COLLOQUE « MIEUX LÉGIFÉRER »
Hôtel de Lassay
Vendredi 28 novembre 2014
Ce compte-rendu a fait l’objet d’une publication au sein de la revue La Semaine juridique
Ouverture du colloque :
M. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale.
Intervenants :
M. David Assouline, sénateur, ancien président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois ;
Mme Pascale Deumier, professeur à l’université Jean Moulin (Lyon 3) ;
M. Michael Gibbons, président du Comité de la politique réglementaire du Royaume-Uni (Regulatory Policy Committee – RPC) ;
M. Régis Juanico, député, rapporteur de la mission d’information sur la simplification législative et du rapport Faire progresser le travail parlementaire d’évaluation de l’action publique ;
Mme Laure de La Raudière, députée, présidente de la mission d’information sur la simplification législative ;
M. Johannes Ludewig, président du Conseil national de contrôle des normes d’Allemagne (Nationaler Normenkontrollrat – NKR) ;
M. Thierry Mandon, secrétaire d’État à la réforme de l’État et à la simplification ;
M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État.
Modérateur : M. Nicolas Molfessis, professeur de droit à l’université Panthéon-Assas (Paris II), secrétaire général du Club des juristes, président de la Commission ad hoc « Insécurité juridique et initiative économique ».
Clôture du colloque :
M. Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel.
Ouverture du colloque
Le colloque débute à neuf heures dix.
M. Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale. Monsieur le vice-président du Conseil d’État, monsieur le secrétaire d’État à la réforme de l’État et à la simplification, mesdames, messieurs les parlementaires, monsieur le président du Comité de la politique réglementaire du Royaume-Uni, monsieur le président du Conseil national de contrôle des normes d’Allemagne, mesdames, messieurs les professeurs, mesdames, messieurs, je suis très heureux de vous accueillir aujourd’hui à l’Assemblée nationale dans le cadre de ce colloque intitulé « Mieux légiférer ».
Je tiens à remercier les intervenants, tout particulièrement les intervenants étrangers, qui nous font le plaisir d’être parmi nous aujourd’hui. Cher Michael Gibbons, cher Johannes Ludewig, je vous sais gré d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Votre présence est en elle-même une forme d’encouragement. Elle nous prouve que la France n’est pas le seul pays à être confronté à la question de la qualité de la norme. Elle nous prouve surtout qu’il n’est pas de fatalité en la matière et qu’il est possible d’obtenir des résultats concrets, pourvu que l’on repense véritablement ce qu’il est convenu d’appeler la « fabrique de la loi ». C’est la raison pour laquelle nous avons réuni aujourd’hui les principaux acteurs de la procédure législative.
La question qui nous est posée est d’autant plus importante à mes yeux qu’elle concerne directement le rôle de l’Assemblée nationale et, plus largement, du Parlement. Je suis en effet convaincu que l’autorité et la crédibilité de ce dernier dépendent largement de l’autorité et de la crédibilité de la loi, surtout dans la perspective du non-cumul des mandats. On le sait, l’un des objectifs de la réforme qui entrera en vigueur en 2017 est de faire en sorte que les députés et les sénateurs soient, demain, encore plus actifs qu’ils ne le sont aujourd’hui. Qui pourrait s’en plaindre ? C’est une excellente nouvelle pour notre démocratie. Encore faut-il savoir dans quel dessein : pour voter davantage de lois ? pour amender davantage de textes ? pour déposer davantage de propositions de loi ? Je ne l’espère pas, mais le risque existe.
C’est pourquoi il est d’autant plus urgent de penser la fabrique de la loi : la chaîne législative, la conception, la fabrication, le contrôle et l’évaluation de la loi. À chacun de ces stades, les députés doivent intervenir ou être associés aux procédures. Le rôle du parlementaire ne doit pas se limiter à voter des textes ou à les amender. C’est une des raisons qui m’ont incité à créer, en novembre 2013, une mission d’information parlementaire sur la simplification législative. Cette mission a duré près de neuf mois, au terme desquels un rapport a été adopté à l’unanimité, et donc au-delà des sensibilités politiques. Ce rapport comporte quinze propositions particulièrement innovantes qui seront aujourd’hui, je l’espère, au cœur de nos débats. Je tiens à remercier la présidente de la mission, Laure de La Raudière, ainsi que son rapporteur, Régis Juanico, pour la qualité du travail qu’ils ont accompli. Je veux remercier également Thierry Mandon, secrétaire d’État à la réforme de l’État et à la simplification, qui fut, avant d’intégrer le Gouvernement, rapporteur de cette mission dont il avait suggéré la création.
Mesdames, messieurs, ce colloque est l’expression d’un paradoxe. Il prouve que nous sommes parfaitement conscients que l’instabilité juridique et le trop-plein législatif qui caractérisent notre système juridique pèsent sur la vie de nos concitoyens et sur l’économie de notre pays. Cela fait pourtant près de vingt ans que nous dressons le même constat. Ce paradoxe est d’autant plus criant que la situation actuelle est loin d’être de nature à nous rassurer. Car, si l’on ne vote pas plus de lois aujourd’hui qu’hier, le volume des lois, lui, ne cesse de s’accroître. À cet égard, l’année 2013 restera dans les annales : jamais depuis dix ans, les lois promulguées sur une année n’auront représenté un tel volume – plus de 3,8 millions de caractères, soit deux fois plus qu’en 2002. En vérité, tout se passe comme si le flot législatif était devenu un raz-de-marée que nulle digue ne parvient à contenir.
Notre responsabilité collective, notre responsabilité de citoyens et d’acteurs de la société est engagée, car si, d’un côté, nous nous plaignons de l’inflation législative, de l’autre, nous exigeons bien souvent l’intervention du législateur. Nous nous désolons du nombre des lois, mais nous ne cessons d’exiger de nouvelles règles.
La responsabilité de cette situation incombe également aux hommes et aux femmes politiques, qui, trop souvent, cèdent à l’urgence et à l’hystérie médiatique en proposant un nouveau texte, de sorte que, comme l’a écrit le regretté Guy Carcassonne, « la loi est devenue une réponse à défaut d’être une solution.
La responsabilité de cette situation incombe enfin aux administrations. On se souvient des critiques formulées déjà, en son temps, par le doyen Carbonnier, qui dénonçait « l’invasion du droit bureaucratique » : « Les préoccupations des bureaux, écrivait-il, deviennent par symbiose les préoccupations du ministre. De là découle un reproche plus grave : c’est que chaque compartiment légifère sur les problèmes de sa spécialité sans les intégrer dans une vision d’ensemble du système juridique. » Près de trente plus tard, il n’y a pas grand-chose à ajouter, si ce n’est peut-être que ces phénomènes tendent à s’aggraver, en raison tout d’abord de l’accélération du temps politique et donc législatif. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le recours croissant à la procédure accélérée : le Gouvernement y a recouru 27 fois entre 2002 et 2004, 59 fois entre 2007 et 2009 et 115 fois entre 2012 et 2014. On peut certes invoquer les effets de l’alternance et l’urgence économique, mais nous ne pouvons pas nous résigner à cette situation.
Ensuite, nous constatons que les textes déposés sur le bureau des assemblées sont non seulement plus nombreux, mais aussi de plus en plus longs et de moins en moins préparés et pensés en amont. J’en veux pour preuve le nombre des dispositions ajoutées après le dépôt du projet de loi par le Gouvernement lui-même. Là encore, nous avons atteint un record : entre juin 2012 et septembre 2014, le Gouvernement a fait adopter 1 767 amendements, un nombre jamais atteint depuis plus de dix ans. Je n’ignore pas la responsabilité du Parlement qui, par son droit d’amendement, peut faire sensiblement varier le volume d’un texte – et c’est un euphémisme.
Il ne s’agit nullement de pointer du doigt telle ou telle institution ; je le répète : notre responsabilité est collective. Mais ne soyons pas naïfs ! Il n’y a aucune raison que le comportement des acteurs se mette soudainement à changer simplement parce que nous dressons ce constat. Les dernières décennies ont même prouvé l’inverse. Bien sûr, nous pouvons continuer à mener à bien des travaux de simplification du droit existant ; c’est même essentiel – et je tiens à saluer, à ce propos, le travail considérable accompli par Thierry Mandon et ses équipes. Mais si nous ne réformons pas la procédure, si cette logorrhée législative se poursuit, alors nos successeurs pourront, dans dix ans, organiser le même colloque que celui qui nous rassemble aujourd’hui. Nous ne pouvons pas, d’un côté, simplifier le droit en vigueur et, de l’autre, continuer à le complexifier.
Nous devons donc réformer la fabrique de la loi afin que l’objectif de simplification soit pris en compte au stade même de la confection de la norme. Tel est l’objet des deux tables rondes de cette matinée. De nombreuses propositions seront débattues. Pour ma part, j’aimerais simplement, à ce stade, insister sur le fait qu’une bonne procédure législative est nécessairement une procédure qui garantit l’existence d’un débat éclairé.
Oui, un débat éclairé ! Sur ce point, nous avons incontestablement accompli des progrès. Ainsi, depuis la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique du 15 avril 2009, tout projet de loi est accompagné d’une étude d’impact. En invitant le Gouvernement et les parlementaires à se soucier davantage des conséquences pratiques, notamment financières, du texte proposé, l’instauration de cette obligation a eu, c’est incontestable, des effets positifs. Pour autant, les études d’impact n’ont pas permis de simplifier sensiblement notre droit. Cela tient tout d’abord aux items qu’elles doivent comprendre aux termes de la loi de 2009 et, ensuite et surtout, au fait que ces études sont rédigées par les mêmes administrations que celles qui ont rédigé le projet de loi. Or, en l’absence de toute contre-expertise, on voit mal l’auteur d’un texte expliquer de lui-même que ce qu’il propose va dans le mauvais sens…
Fort de ce constat, je suis convaincu, à l’instar des auteurs du rapport, qu’il est indispensable d’enrichir les études d’impact. Celles-ci pourraient ainsi avoir pour obligation de préciser les charges administratives créées par le texte proposé et les charges supprimées en contrepartie, selon la règle suivante : une charge supprimée pour une charge créée.
Par ailleurs, il serait utile aux parlementaires que l’étude d’impact fasse l’objet, avant son dépôt au Parlement, d’une contre-expertise réalisée par une autorité administrative indépendante. Les députés et les sénateurs auraient ainsi la garantie de disposer de tous les éléments nécessaires pour pouvoir se prononcer en toute connaissance de cause sur le texte qui leur est soumis. À cet égard, j’écouterai avec beaucoup d’intérêt les deux intervenants étrangers, qui pourront nous apporter des précisions sur la manière dont ce mécanisme fonctionne concrètement dans leurs pays respectifs.
Parce que le débat doit être clair, notamment au regard des enjeux juridiques, je souhaite également que soit rendu public l’avis du Conseil d’État sur tout projet de loi déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale et du Sénat. Sur ce point, je vais donc plus loin que les auteurs du rapport d’information, qui proposent de ne rendre publique que la partie de l’avis relative aux études d’impact. Je crois pour ma part qu’il serait utile, pour le Parlement et pour le débat, que l’avis soit rendu public dans son intégralité dès lors que le projet est soumis au vote des parlementaires. Aujourd’hui, ces avis sont connus du seul Gouvernement. Pourtant, le Conseil d’État porte un regard juridique de grande qualité sur les textes qui nous sont soumis et ses avis permettent d’identifier les éventuels risques d’inconstitutionnalité. Certes, je connais les arguments qui s’opposent à cette publicité, et je les entends. Mais est-il sain de soumettre au vote des députés les articles d’un projet de loi dont le Conseil d’État lui-même a estimé qu’ils présentaient des risques d’inconstitutionnalité, sans les en informer ? Honnêtement, je ne le crois pas.
Telles sont les quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous en guise d’introduction. Elles n’épuisent pas le vaste sujet qui est le nôtre aujourd’hui ; bien d’autres questions devront être évoquées. Une chose est sûre : nous ne pourrons pas en rester au stade de la réflexion. À l’Assemblée nationale, trois chantiers sont en cours qui se font écho : la réforme du règlement – que je n’ai pas souhaité évoquer ce matin en présence de membres du Conseil constitutionnel, car celui-ci en sera sans doute saisi –, la mission sur l’avenir des institutions, dont, avec Michel Winock, je coprésidais hier la première réunion, et l’amélioration de la fabrique de la loi sur laquelle nous nous penchons ce matin. C’est la démonstration que, contrairement aux règles de la géométrie, à l’Assemblée nationale, une ligne droite peut passer par trois points non alignés.
Première table ronde : « Penser et voter la loi »
M. Nicolas Molfessis, professeur de droit à l’université Paris II Panthéon-Assas, secrétaire général du Club des juristes, modérateur. Mesdames, messieurs, nous sommes invités par le président de l’Assemblée nationale à débattre de la rationalisation de la production législative, c’est-à-dire des solutions qui pourraient être proposées pour remédier à l’inflation normative, dont on sait qu’elle produit une insécurité juridique telle qu’elle gangrène notre système de droit. À cet égard, nous vivons actuellement une période charnière. En effet, les plus hauts responsables de l’État non seulement prennent conscience du mal que causent l’inflation et les dérèglements normatifs, mais s’accordent, au-delà des clivages politiques, sur la nécessité de mettre fin à une situation dénoncée depuis plus de vingt ans, si je me réfère au rapport fondateur du Conseil d’État de 1991. Nous jouons tous notre réputation, et au premier chef les plus hauts responsables de l’État. En effet, dès lors qu’ils dénoncent cette situation et promettent d’y remédier, il ne leur est pas possible de manquer l’objectif qu’ils se sont fixé, d’échouer à endiguer le flot normatif, à rationaliser – le terme revient souvent dans l’excellent rapport de Mme de La Raudière et M. Juanico – la production législative.
Outre Mme de La Raudière, présidente de la mission d’information sur la simplification législative, participeront à cette première table ronde M. Thierry Mandon, secrétaire d’État à la simplification – à ma connaissance, c’est la première fois qu’un gouvernement comprend un tel secrétariat d’État ; c’est dire l’importance accordée à cette question –, M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, institution dont la mission est notamment de conseiller le Gouvernement afin d’améliorer la législation, et M. Michael Gibbons, qui nous fera part de l’expérience britannique en la matière, notamment des solutions mises en œuvre en Grande-Bretagne pour contrôler les études d’impact.
Il revient à Mme de La Raudière d’ouvrir la discussion en nous indiquant quelles sont les principales conclusions du rapport de la mission d’information qu’elle a présidée. Avant de lui donner la parole, je précise, car c’est suffisamment exceptionnel pour être souligné, que les travaux menés dans le cadre de cette mission dépassent les clivages politiques : c’est unis que les députés ont cherché des solutions pour améliorer la législation, et je les en remercie.
Mme Laure de La Raudière, députée, présidente de la mission d’information sur la simplification législative. La simplification normative est un enjeu majeur pour la France et les Français, car si ces derniers rejettent la classe politique, c’est en partie à cause de cette « logorrhée législative » : trop de lois rendent la société trop complexe pour chacun de nos concitoyens. En la matière, nos réflexions, cela a été souligné, sont transpartisanes. Cela fait du reste plusieurs années que nous travaillons à la simplification du droit. Ainsi faut-il rappeler l’œuvre accomplie sous la précédente législature, notamment sur l’initiative de Jean-Luc Warsmann lorsqu’il était président de la commission des lois de l’Assemblée.
Avec les rapporteurs de la mission d’information – Thierry Mandon, avant qu’il soit nommé secrétaire d’État, puis Régis Juanico –, nous avons privilégié une approche très concrète et choisi de nous inspirer avant tout des expériences menées avec succès à l’étranger. Il se trouve en effet que les Britanniques et les Allemands, qui se sont dotés d’une autorité administrative chargée d’analyser les études d’impact des textes de loi, se sont penchés sur le problème bien avant nous. En France, nous n’avons pas la même culture : non seulement l’obligation d’adjoindre une étude d’impact à un projet de loi est récente – elle date de la réforme constitutionnelle de 2008 –, mais ces études d’impact sont réalisées par l’administration elle-même qui, étant ainsi à la fois juge et partie, les rédige très souvent après avoir écrit le texte. Il semble donc sage, pour améliorer la qualité des études d’impact et renforcer leur rôle dans la fabrique de la loi, de confier à une autorité indépendante, ouverte à des membres de la société civile, statisticiens ou économistes, le soin de les évaluer. L’étude est-elle complète ? Prend-elle en compte tous les secteurs de la société qui peuvent être concernés par le projet de loi ? Quelles sont les charges administratives nouvelles créées par le texte ?
Régis Juanico et moi-même tenons beaucoup à la création d’une telle autorité indépendante, mais nous ne pouvons, en tant que parlementaires, en prendre l’initiative. C’est pourquoi nous demandons au Gouvernement de mettre en place cette instance, qui pourrait regrouper l’ensemble des organismes évaluateurs relevant actuellement de différents ministères et être chargée d’évaluer non seulement les textes relatifs aux entreprises, mais aussi – je le dis à l’attention de Thierry Mandon – ceux concernant les citoyens et les collectivités. Nous souhaiterions également que cette autorité dispose quasiment d’un pouvoir de veto, à l’instar du RPC britannique, qui rend, sous la forme de feux verts, orange ou rouges, des avis très fermes sur la qualité des études d’impact.
Par ailleurs, il nous paraît très utile que les dispositions des textes législatifs soient soumises à des tests grandeur nature – « tests entreprises », « tests usagers de l’administration », « tests collectivités territoriales » – afin d’étudier la manière dont elles s’appliqueraient sur le terrain. Prenons l’exemple du compte pénibilité, instauré par la dernière loi sur les retraites. Cette mesure partait d’un bon sentiment ; nous sommes tous d’accord pour que la pénibilité du travail soit prise en compte dans le calcul de la retraite. Mais force est de constater que, si nous avions testé l’application de cette mesure dans les PME, notamment celles du bâtiment, nous n’aurions peut-être pas adopté le dispositif tel qu’il a été voté. De même, l’impact de la loi « Handicap » de 2005, qui a rendu obligatoire l’accessibilité aux personnes handicapées de l’ensemble des bâtiments publics ou des bâtiments recevant du public, n’a pas été évalué. Or, si tel avait été le cas, nous aurions pu adapter cet objectif louable et nécessaire aux contraintes propres, par exemple, aux petites communes comme la mienne, qui compte 138 habitants et dont l’hôtel de ville est isolé et ancien. En l’espèce, la mise aux normes peut être très coûteuse sans être forcément utile, dès lors que les personnes handicapées peuvent être accueillies dans la salle des fêtes jouxtant la mairie.
Mais les mesures que nous préconisons ne seraient pas suffisantes si elles s’appliquaient aux seuls projets de loi, d’autant que la réforme de 2008 a renforcé l’initiative parlementaire. C’est pourquoi nous proposons que non seulement les propositions de loi inscrites à l’ordre du jour de l’Assemblée, mais aussi les amendements « substantiels » déposés sur un texte, qu’ils soient d’origine gouvernementale ou parlementaire, puissent également être assortis d’une étude d’impact soumise à évaluation. Nous avons en effet pu constater à de multiples reprises que des amendements pouvaient modifier profondément l’équilibre du texte examiné. Dans ce cas, il est naturel qu’ils soient assortis d’une étude d’impact. Il nous paraît également utile que, dans le cadre de la navette parlementaire, l’étude d’impact du projet de loi puisse être à nouveau évaluée par l’autorité administrative indépendante avant l’examen de celui-ci par le Sénat. Ainsi, nos collègues sénateurs pourront examiner le texte modifié et adopté par l’Assemblée à la lumière d’une étude d’impact prenant en compte ces modifications.
En tout état de cause, l’amélioration de la fabrique de la loi suppose que les parlementaires s’intéressent davantage qu’aujourd’hui à ces études. Ainsi la réforme du règlement en cours d’examen pourrait-elle prévoir que la commission saisie au fond d’un texte nomme, outre le rapporteur du texte, un député issu de l’opposition chargé de rendre un avis sur l’étude d’impact.
Enfin, notre objectif étant de réduire la charge administrative qui pèse sur notre pays, nous souhaitons que l’étude d’impact contrôle le respect de la règle selon laquelle toute augmentation des charges administratives, qu’elles pèsent sur les entreprises, les collectivités ou les citoyens, doit être compensée par une baisse équivalente de ces charges.
En conclusion, Régis Juanico et moi-même sommes très motivés pour faire aboutir nos propositions. Permettez-moi de vous faire part d’un sentiment personnel : venant du monde de l’entreprise, je m’étonne encore, après sept années de mandat, de la façon dont nous votons la loi. Nous nous devons de faire un effort de professionnalisation au stade de son élaboration, afin de connaître les conséquences des dispositions que nous votons pour chaque entreprise, chaque collectivité.
M. Nicolas Molfessis. Je tiens à préciser que le rapport de la mission d’information ne porte pas exclusivement sur les études d’impact, même si celles-ci y occupent une place substantielle. Bien d’autres sujets y sont évoqués, notamment les amendements et la transposition des directives européennes. S’agissant de ces études, la question qui se pose est celle de savoir si elles sont la panacée. Permettront-elles, une fois améliorées et contrôlées par une autorité indépendante, de remédier à l’inflation législative ? La création d’une autorité administrative indépendante ne risque-t-elle pas, au contraire, d’ajouter de la complexité à la complexité ? Nous y reviendrons, car il convient d’évaluer également l’impact des mesures que vous proposez dans ce rapport, notamment leur coût.
À ce propos, vous avez indiqué que l’expérience britannique vous avait été très utile, dans la mesure où elle enseigne qu’un tel organisme permet d’améliorer la qualité de la législation à un coût qui n’est pas considérable, et qui est du reste encore moindre en Allemagne. Je donne donc la parole à M. Gibbons, qui va nous expliquer la façon dont les choses se passent en Grande-Bretagne.
M. Michael Gibbons. C’est pour moi un privilège et un plaisir d’être parmi vous pour évoquer le rôle du UK Regulatory Policy Committee (RPC), que je préside, dans le processus réglementaire britannique. J’espère que notre expérience vous sera utile.
Le RPC a été créé en 2009, sous le gouvernement Brown, afin de fournir en temps réel des conseils d’experts indépendants sur les études d’impact, lesquelles sont au cœur de nos travaux. Son rôle a ensuite été étendu par le gouvernement actuel au contrôle du respect de la règle « one in, one out, two in, two out » et à la validation des tests portant sur l’impact de la réglementation sur les petites entreprises.
Le RPC contribue ainsi à modifier la culture gouvernementale. En effet, pour que la réglementation soit plus intelligente et plus simple, elle doit faire l’objet d’une analyse dont la qualité soit garantie. En résumé, je dirais que nous fournissons une expertise indépendante des projets de réglementation ou de déréglementation des ministères, notamment en évaluant leurs études d’impact. Nous analysons ainsi le coût pour la société civile, notamment les PME, des mesures proposées – nous parlons ici du coût net, car la règle « one in, one out » mesure à la fois les avantages et les coûts ; j’y reviendrai.
Le Gouvernement a clairement indiqué que ses projets devaient être validés par le RPC. Je précise que celui-ci transmet ses avis aux ministres concernés avant qu’ils ne tranchent. Le principe démocratique selon lequel les politiques décident et choisissent entre plusieurs options est donc respecté, mais leurs décisions sont prises sur le fondement de nos avis. Le RPC est donc un organisme indépendant qui évalue la qualité des études d’impact sans commenter les politiques menées.
Il est actuellement composé de huit membres indépendants, dont deux économistes de métier, qui travaillent à temps partiel. Leur nomination obéit à un processus transparent – notre dernier appel à candidatures a d’ailleurs suscité 180 réponses venant du monde entier, mais aucune de France – et ils sont épaulés par quinze fonctionnaires.
Le RPC analyse environ 500 études d’impact chaque année. En amont, c’est-à-dire avant que le ministre ne procède à des consultations sur un projet, il lui transmet les conclusions de son avis sur l’étude d’impact, négatives ou positives. Ensuite, si le ministre décide de poursuivre, nous publions cet avis au moment des consultations. Enfin, nous analysons l’étude d’impact définitive, c’est-à-dire celle qui sera transmise au Parlement.
Si j’insiste sur notre indépendance, c’est parce que j’estime qu’un organisme indépendant présente de nombreux avantages. Cette indépendance s’exerce en premier lieu vis-à-vis de l’exécutif, même si un tel organisme a besoin d’être soutenu au plus haut niveau gouvernemental. Dans notre cas, ce soutien se manifeste de deux manières. Les ministres ont en effet indiqué non seulement qu’ils souhaitaient que tout projet du Gouvernement soit validé par le RPC, mais aussi que, en cas de divergence entre les administrations et le RPC sur l’application de la règle « one in, one out », ils suivraient l’avis de ce dernier. De fait, un organisme indépendant proposera des choix a priori plus satisfaisants, car il ne cherchera pas à tirer la couverture à droite ou à gauche ou à surévaluer les avantages d’un projet de loi. En améliorant la qualité des études d’impact, le RPC a favorisé un changement de culture au sein des différents ministères. En outre, il contribue à renforcer la crédibilité de la parole ou des propositions du Gouvernement. Au Royaume-Uni, en effet – en France, les choses sont, à n’en pas douter, différentes de ce point de vue –, tout ce qui vient du Gouvernement n’est pas considéré a priori comme vrai.
Cependant, une telle instance présente également des inconvénients pour un gouvernement. Tout d’abord, nous tenons, plus que ce dernier, à renforcer la transparence. Ainsi avons-nous publié, ces trois ou quatre dernières années, tous les avis que nous avons rendus – ce qui n’était pas le cas au départ –, de sorte que le grand public y a accès. Si le Gouvernement décide d’avancer malgré un avis négatif du RPC, cet avis est immédiatement publié. Ensuite, nous établissons un classement des ministères selon leurs performances ; les fonctionnaires s’en satisfont, et j’en suis très heureux.
Par ailleurs, nos évaluations neutres et indépendantes facilitent, je l’espère, les débats qui ont lieu entre les différents partis politiques au Parlement. Nous n’avons pas de point de vue politique – c’est le rôle des parlementaires –, nous fournissons une analyse neutre.
J’en viens maintenant à nos réalisations. Nous sommes parvenus à améliorer la qualité des études d’impact, puisque le taux d’études jugées satisfaisantes est passé de 66 % à 80 %. Dans douze cas seulement sur 2 000 études d’impact évaluées ces dernières années, soit dans moins de 1 % des cas, le Gouvernement a passé outre un avis négatif du RPC. Il a donc, dans la plupart des cas, tenu compte de nos avis négatifs, décidant soit de modifier l’étude d’impact soit de renoncer à son projet.
Quant à la règle « one in, one out » – qui n’a rien à voir avec la politique de David Cameron vis-à-vis de l’Union européenne (Sourires) –, elle s’applique non pas, comme on pourrait le croire, au nombre des mesures, mais à leur coût net. On pourrait donc parler plutôt de la règle « one pound in, one pound out ». Il s’agit en fait de contrôler le flux de réglementation. Cette règle est très efficace, puisqu’elle permet de réduire les coûts d’environ 1,5 milliard de livres par an. Ainsi l’objectif du gouvernement actuel, qui est d’être le premier à réduire le fardeau de la réglementation, est atteint. J’ajoute que nous bénéficions du soutien clair et explicite des grandes organisations commerciales et économiques du pays, qu’il s’agisse des entreprises, grandes et petites, ou des syndicats, de sorte que notre rôle est sur le point d’être reconnu officiellement.
De manière générale, on constate qu’un certain nombre d’États membres de l’Union européenne définissent des cadres contraignants afin d’alléger le fardeau de la législation pour le monde de l’entreprise. À cet égard, des analyses indépendantes telles que celles que réalise le RPC peuvent jouer un rôle très important, notamment en matière de validation des coûts et bénéfices. Ce faisant, elles permettent de renforcer la crédibilité du système auprès des entreprises et de la société. Mais, pour cela, ces autorités indépendantes doivent bénéficier d’un soutien politique fort : les ministres doivent tenir compte des avis qu’elles émettent. Des garde-fous de ce type ont été installés non seulement au Royaume-Uni, mais aussi en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, en Norvège, en République tchèque, et bientôt en Islande ainsi qu’en France, semble-t-il. Il s’agit donc d’une tendance lourde en Europe. Aussi ma conclusion, qui peut être discutée, sera-t-elle la suivante : le moment est peut-être venu de réfléchir à la création d’un organisme indépendant de ce type à l’échelle de l’Union européenne.
M. Nicolas Molfessis. Je retiens notamment de votre intervention que, en France, nous devrions être beaucoup plus critiques à l’égard de la politique gouvernementale. Vous avez également indiqué que le fait de confier l’évaluation des études d’impact à un organisme indépendant contribuait à améliorer leur qualité. En effet, ainsi que l’a dit Mme de La Raudière, il y a une forme de conflit d’intérêts à être à la fois l’auteur d’un texte et de l’étude d’impact qui l’accompagne. D’où l’augmentation du nombre de pays qui recourent à des organismes indépendants composés le plus souvent de personnes issues de la société civile, qui ne consacrent du reste qu’une partie de leur temps à cette activité – une journée par semaine au Royaume-Uni.
Une telle évolution soulève la question de savoir quel serait le rôle du Conseil d’État si, en France, l’on confiait à un organisme indépendant l’évaluation des études d’impact accompagnant les projets et les propositions de loi. M. le président Sauvé a en effet souligné, lors de son audition par la mission d’information, que le Conseil d’État était lui-même chargé de contrôler la qualité des études d’impact, mission ardue lorsque l’urgence le contraint à examiner un texte en moins d’un mois. Un organisme spécifiquement chargé de rendre un avis éclairé sur la qualité des études d’impact aurait-il sa place dans la configuration institutionnelle française ?
M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État. Avant de répondre à vos questions, monsieur le professeur, je voudrais décrire ce que représente l’inflation normative. Alors que le Parlement votait en moyenne quarante lois par an – hors lois de ratification de conventions internationales –, il en était à quarante-six lois lors de la dernière législature et, l’année dernière, à soixante-six.
Parallèlement à cette augmentation très rapide, on assiste à une explosion de la législation déléguée, c’est-à-dire du recours aux ordonnances. Avant l’année 2000, environ dix ordonnances étaient prises chaque année. Le rythme est aujourd’hui compris entre trente et quarante.
Ajoutons à cela l’augmentation du volume des lois. Selon des mesures effectuées juste après 2010, le nombre d’articles et le nombre de mots par loi se sont accrus respectivement de 8 % et 6 % par an. À titre d’exemple, le projet de loi portant engagement national pour l’environnement comptait 104 articles au moment de son dépôt, la loi du 2 juillet 2010 qui en résulte en compte 257. Avec le projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, on est passé de 84 articles et 154 pages à 177 articles et 257 pages !
Cette inflation des textes n’épargne pas nos voisins. Dans une interview récente, Lord Neuberger, président de la Cour suprême britannique, regrettait lui aussi l’inflation législative au Royaume-Uni.
Si nous souhaitons contenir cette évolution, ce n’est pas qu’une question de statistiques, c’est aussi parce que ces statistiques entraînent des problèmes lourds sur le plan économique – l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a estimé le coût de la complexité normative à trois ou quatre points de PIB – et une instabilité juridique très dommageable.
Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont cependant conjugué leurs efforts au cours de la dernière décennie pour renforce la sécurité juridique. De ce point de vue, la conscience du public est en retard par rapport aux avancées de la loi en matière de protection des droits acquis, de protection contre la rétroactivité des lois, des actes administratifs ou même des décisions de justice, de développement des mesures transitoires, lesquelles peuvent être exigées lorsque de nouvelles règles sont adoptées, par exemple lorsque se pose la question du droit applicable à des contrats en cours. La jurisprudence a progressé sur ce point : désormais, le Conseil d’État comme le Conseil constitutionnel consacrent des garanties de confiance légitime très substantielles. Le Conseil d’État parle des « espérances légitimes » des administrés et le Conseil constitutionnel, dans une décision de censure de décembre 2013 au sujet des contrats d’assurance-vie, de l’« effet légitimement attendu » de « situations légalement acquises ».
Du point de vue social, enfin, l’inflation normative pose des problèmes d’accès au droit et d’acceptabilité des normes.
Sur ce sujet, le Conseil d’État a rendu deux rapports en 1991 et en 2006, dans lesquels il fait à la fois une analyse, un diagnostic et des propositions. Dans le rapport de 2006, il recommandait en particulier que les études d’impact, qui jusqu’alors ne résultaient que de circulaires du Premier ministre, c’est-à-dire de simples recommandations, soient rendues obligatoires. Cette idée, reprise par le comité Balladur en 2007, ne faisait pas partie du projet initial de révision de la Constitution en 2008 : c’est au cours du débat parlementaire que l’on a modifié l’article 39 de la Constitution, et la loi organique du 16 avril 2009 consécutive à cette révision fait des études d’impact un élément obligatoire du processus normatif.
La mise en œuvre de cette loi organique par le Conseil d’État n’est guère visible dans la mesure où nos avis ne sont pas rendus publics. En tout et pour tout, nous n’avons jusqu’à présent rejeté qu’un seul texte pour absence ou quasi-absence d’étude d’impact. Beaucoup plus souvent – sur presque chaque texte, à dire vrai –, le Conseil d’État soulève l’insuffisance de l’étude d’impact sur telle ou telle mesure et demande qu’elle soit complétée avant le dépôt du projet de loi sur le bureau de l’une ou l’autre assemblée, et le Gouvernement en tient plutôt bien compte.
Nous nous préoccupons des procédures non seulement pour garantir la qualité de la loi – ce qui est déjà un objectif essentiel –, mais aussi pour assurer sa régularité. Quand un projet de loi établit des différences de situation et de potentielles discriminations entre des groupes d’administrés, le Gouvernement peut invoquer un motif d’intérêt général. Dans ce cas, il faut que l’étude d’impact documente et justifie la mesure. Très souvent, notre avis négatif en droit sur telle ou telle disposition repose sur le fait que l’étude d’impact ne démontre pas ce motif d’intérêt général.
Tous ces acquis constituent une bonne base pour progresser. À cet égard, j’apporte un soutien très large aux propositions que la mission d’information sur la simplification législative formule dans son rapport, notamment l’approfondissement des études d’impact et l’extension de leur périmètre. Il est en effet proposé que l’obligation de réaliser une étude d’impact soit étendue aux propositions de loi déposées par les parlementaires, aux amendements substantiels d’origine gouvernementale ou parlementaire, ainsi qu’aux ordonnances. La mission d’information souhaite également que les études d’impact précisent les mesures provisoires d’application de règles nouvelles, les dates d’entrée en vigueur, et comportent des « tests entreprises, collectivités locales et usagers de l’administration ». Toutes ces propositions me semblent aller dans le bon sens, et le Conseil d’État n’a aucune réserve ou restriction à formuler à leur sujet.
Il faut également renforcer le contrôle des études d’impact, soit que l’on crée, sur le modèle français, une autorité administrative indépendante, soit que l’on institue une commission indépendante sur le modèle du Regulatory Policy Committee britannique. Mon point de vue est cependant nuancé. Je considère en effet qu’un ministère qui propose de modifier la norme est le plus à même de justifier le premier la nécessité de le faire, le plus à même aussi de porter le premier une appréciation sur les conséquences de toutes natures de cette modification. Ce dont nous avons besoin, c’est une expertise sur ces productions ministérielles.
Au niveau de chaque département ministériel, il serait souhaitable de disposer d’instances à même de mener une évaluation critique des propositions de modification émanant des directions et des bureaux. Au niveau gouvernemental, ensuite, il est nécessaire qu’une instance indépendante évalue la qualité des études d’impact. Enfin, il faut renforcer l’information du Parlement en lui communiquant non seulement l’ensemble des études d’impact réalisées, comme c’est déjà le cas, mais aussi, le cas échéant, les avis rendus sur la qualité de ces études.
Je me garderai d’ouvrir un débat sur la publicité des avis du Conseil d’État en présence d’un membre du Gouvernement. Du reste, mon propos n’a jamais varié depuis huit ans : l’absence de publicité des avis du Conseil d’État procédant de la loi, il appartient au Gouvernement et au Parlement de se prononcer sur cette question. Nous donnons des avis sur la préparation de la loi, nous ne la faisons pas. Les arrêts du Conseil d’État sont rendus publics depuis plus de deux siècles et nous n’en sommes pas morts ! Je pense même que l’État de droit a pu substantiellement progresser de la sorte.
Au-delà de ces mesures qui concernent le « flux », nous devons également nous occuper du « stock » et procéder à une mise à plat dans le but de simplifier les codes les plus imparfaits et les plus obsolètes. Pour y parvenir, évitons de commencer par des sujets qui divisent nos compatriotes et la représentation nationale : ciblons en priorité les matières où la simplification bénéficie du plus large consensus politique et établissons, selon ce consensus, un cahier des charges circonstancié et exigeant.
L’enjeu de la simplification est collectif. Il concerne le Gouvernement, le Parlement, mais aussi le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, qui ont leur propre rôle à jouer. Conjuguons nos efforts pour parvenir à de meilleurs résultats et, surtout, évitons de rejeter la faute sur tel ou tel élément de la chaîne législative. Tout le monde peut et doit progresser dans ce domaine.
M. Nicolas Molfessis. Je vous remercie, monsieur le président Sauvé, d’avoir rappelé l’apport du Conseil d’État et de l’ensemble des institutions qui œuvrent à l’amélioration de la loi. Vous avez souligné à juste titre que l’effort doit porter à la fois sur le flux et sur le stock.
Je vais maintenant donner la parole à M. Thierry Mandon, qui intervient dans notre discussion à un double titre : comme ancien rapporteur d’une mission d’information aux travaux de laquelle il a apporté sa marque, et comme membre du Gouvernement chargé de la simplification. Pensez-vous notamment, monsieur le secrétaire d’État, que la création d’une autorité administrative ou d’une commission indépendante améliorerait le contrôle des études d’impact et le travail législatif ?
M. Thierry Mandon, secrétaire d’État à la réforme de l’État et à la simplification. Je veux remercier le président Claude Bartolone pour son accueil, bien sûr, mais surtout pour avoir entrepris, dans une période où la défiance des Français à l’égard de leur système institutionnel est extrême – les enquêtes internationales en attestent –, un travail d’une importance politique vitale. Dans ce moment démocratique qu’est la fabrique de la loi, nous pouvons trouver les germes d’une revitalisation de la démocratie, donc de la confiance dans notre système de décision collective. La réflexion que nous menons ici même, le groupe de travail sur l’avenir des institutions que vous avez installé hier, monsieur le président, et que vous coprésidez avec M. Michel Winock, la modification en cours du règlement de l’Assemblée nationale : tout cela constitue un moment vital au sens premier du terme. À titre d’exemple, les manifestations du monde patronal qui se dérouleront la semaine prochaine sont en réalité une protestation contre le processus de production de normes souvent mal comprises et acceptées.
Je veux aussi souligner l’importance du travail accompli par Laure de La Raudière, Régis Juanico et les membres de la mission d’information sur la simplification législative. Leur rapport sera la pierre angulaire des décisions – dont certaines à caractère législatif – que nous prendrons bientôt en étroite concertation avec l’Assemblée nationale et le Sénat.
Je salue également la présence de David Assouline, qui, le premier, a de nouveau posé au Sénat la question de l’amélioration et de l’évaluation de la fabrique de la loi.
Les planètes sont désormais alignées : le Gouvernement, qui comprend que l’on ne peut plus continuer à préparer des projets de loi de cette façon ; l’Assemblée, qui comprend que la chute de la confiance dans la République et dans le système institutionnel implique un sursaut qui aura lieu, comme tous les grands moments de la République, dans ses murs ; et le Sénat.
Le diagnostic ayant été clairement posé, je vais essayer de vous exposer l’état d’avancement de la réflexion du Gouvernement et les points sur lesquels il est possible de faire évoluer la fabrique de la loi. Beaucoup de propositions se construisent autour de l’étude d’impact, mais nous allons un peu au-delà afin de parvenir à réguler ce flux qui, selon le mot du président Bartolone, est devenu un flot législatif et qui risque de dénaturer le travail de simplification. Si nous commençons à simplifier le stock, ce que nous faisons, tout en continuant à arroser nos codes de réglementations nouvelles, nous n’en finirons jamais ! Et, comme l’a également souligné le président Bartolone, le Gouvernement et le Parlement n’ont pas à s’accuser mutuellement de complexifier les choses : chacun a sa part de responsabilité.
Nous avons donc analysé le process comme des ingénieurs l’auraient fait, en le décomposant et en examinant comment on peut le bonifier.
La première étape du cheminement d’un texte est sa discussion en réunion interministérielle. Il est à noter qu’il existe peu de débats entre ministres – sauf depuis quelques mois, puisque le Premier ministre organise désormais une réunion bimensuelle à cet effet – sur le contenu d’un futur projet de loi : c’est le ministre compétent qui prépare le texte, en s’appuyant évidemment sur les orientations du Président de la République et du Premier ministre, mais sans véritable discussion collective en amont.
Dans cette phase de validation en réunion interministérielle, le Parlement n’a aucun rôle. L’étude d’impact, quant à elle, est réalisée à peu près à ce moment, c’est-à-dire lorsque le projet existe déjà. Il arrive parfois, comme le signalait Laure de La Raudière, que certains ministères peu outillés l’élaborent nuitamment et la livrent à la dernière minute.
Avant d’arriver en Conseil des ministres, le texte est soumis à des procédures consultatives. La première, de création récente, est l’analyse de ses impacts sur les collectivités territoriales. Elle est menée par le Conseil national de l’évaluation des normes (CNEN) et ne concerne que les textes applicables aux collectivités territoriales. La seconde est l’avis du Conseil d’État. Les avis rendus par ces autorités sont confidentiels, même s’il arrive que l’on puisse se faire une idée de celui du Conseil d’État – je ne sais par quel biais – en lisant Les Échos ou les pages saumon du Figaro.
Le projet est ensuite adopté en Conseil des ministres puis déposé sur le bureau de l’une ou l’autre assemblée. La procédure parlementaire s’engage, avec des navettes éventuelles. Tout au long de ce processus, l’étude d’impact demeure inchangée, même en cas de modifications significatives votées par le Parlement.
Après le vote et la promulgation intervient une phase d’évaluation menée par le Parlement ou par le Conseil d’État. Force est de constater que ces évaluations se traduisent très rarement par la correction de textes adoptés. Nous commençons à avoir beaucoup de rapports d’évaluation, mais nous avons très peu de conséquences concrètes.
Le processus législatif étant ainsi retracé, il est aisé d’identifier les phases où la qualité d’élaboration peut être grandement améliorée.
En premier lieu, les futurs projets de loi pourraient être soumis à une discussion politique interministérielle plus riche. D’ores et déjà, les principaux textes figurant à l’ordre du jour du Parlement auront fait l’objet d’un débat d’orientation de deux heures réunissant tout le Gouvernement autour du Premier ministre. C’est le cas, par exemple, du projet de loi de santé ou du texte sur la ruralité. Cet examen politique et transversal permet de mieux faire ressortir les grands enjeux des projets. En systématisant cette démarche qui ne relève pas de la loi, mais de la bonne pratique gouvernementale, on pourrait imaginer qu’une première version de l’étude d’impact soit réalisée sur la base des orientations politiques, avant même la rédaction définitive du projet de loi, et qu’un débat d’orientation législative, ou débat « pré-législatif », se tienne au sein de la commission compétente de l’Assemblée nationale et de celle du Sénat.
Nous n’inventons rien, d’ailleurs : cette procédure est en usage dans certains pays européens comme l’Allemagne, le Royaume-Uni ou le Danemark. Elle est intéressante à double titre. D’abord, elle permet de déterminer rapidement s’il y a nécessité absolue de fabriquer une loi nouvelle, puisque le débat ne porte que sur les orientations principales et sur l’opportunité de légiférer. Ensuite, elle donne aux parlementaires un rôle qu’ils n’ont pas actuellement dans la fabrique de la loi : même s’il s’agit d’un débat sans vote – dans notre idée, il pourrait se tenir trois mois avant l’inscription du texte à l’ordre du jour –, sa teneur pèsera sur la main de celui qui écrira le projet de loi.
Telles sont nos propositions pour la première phase : une systématisation du débat politique préalable au sein du Gouvernement et, pour certains textes, la tenue d’un débat pré-législatif.
En deuxième lieu, nous souhaitons compléter les procédures consultatives en amont du texte par la saisine de la future « autorité indépendante » mentionnée dans le rapport de Mme de La Raudière et de M. Juanico. Je vous indique que cette autorité sera créée au 1er janvier 2015 et que lui seront désormais soumis tous les projets de loi et projets de décret créant des charges nouvelles pour les entreprises. Elle sera composée de neuf chefs d’entreprise et procédera à la contre-expertise des études d’impact suivant une méthodologie intermédiaire entre celle du Regulatory Policy Committee et celle du Normenkontrollrat. Les avis de cette instance seront publics. Ils ne porteront pas sur l’opportunité de la législation – ce comité n’a pas vocation à se substituer au Gouvernement ou au législateur –, mais sur les conséquences concrètes des modifications envisagées.
J’ai bien entendu la proposition d’élargir l’intervention de cette instance aux textes ayant trait aux collectivités territoriales, voire aux études de l’impact de certains textes sur la société. Il n’y a pas de refus de principe de ma part : je crains seulement que nous ne puissions tout faire en même temps. En ce qui concerne les collectivités territoriales, nous avons déjà le CNEN et nous devons donc examiner comment les deux organismes pourraient éventuellement se rapprocher. S’agissant des textes ayant un impact important sur la société, un travail complémentaire est nécessaire.
Comme le président Bartolone, nous pensons que les avis que le Conseil d’État remet au Gouvernement gagneraient à devenir publics. Nous ne voyons aucune objection à cette proposition, qui pourrait trouver une traduction législative d’ici à la fin de 2015.
Ainsi, nous renforçons les débats en amont des projets de loi en instaurant un débat qui renforce le pouvoir des parlementaires, en faisant procéder à une évaluation indépendante des études d’impact qui nous fournira de nouvelles données, et en donnant une plus grande transparence aux motivations juridiques et économiques du Gouvernement.
En troisième lieu, il nous semble important de procéder à l’actualisation des études d’impact après l’adoption du texte en Conseil des ministres et tout au long du processus législatif, selon des modalités qu’il conviendra de discuter entre le Gouvernement et le Parlement. Sans doute serait-il logique, dans cette phase de débat législatif, que les assemblées améliorent elles-mêmes ces études d’impact au regard des modifications qu’elles apportent. Quoi qu’il en soit, il est indispensable que ces études vivent avec le projet de loi.
En quatrième lieu, des modifications doivent intervenir au stade de l’évaluation ex post des textes. Je ne m’y attarderai pas, car je sais qu’il en sera question dans la suite de la discussion. Au Royaume-Uni, la clause de caducité – sunset clause – prive d’effet certains textes si le Parlement n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur leur efficacité dans un délai de sept ans.
Venons-en pour conclure à des propositions concrètes. Sur des sujets aussi lourds de conséquences, aussi importants pour la vie de notre République, il faut non seulement avoir de bonnes idées, mais encore vérifier qu’elles seront efficaces. Même si certaines fonctionnent à l’étranger, nous devons être sûrs qu’elles sont compatibles avec notre culture.
Nous nous proposons donc, en liaison étroite avec les assemblées, d’expérimenter un dispositif de ce type à l’occasion du prochain texte consacré au numérique. La réunion interministérielle politique a déjà eu lieu et le Premier ministre, le Gouvernement et la secrétaire d’État chargée du numérique, Axelle Lemaire, ont validé la proposition. Mme Lemaire est tout à fait prête à réaliser dès à présent une étude d’impact prévisionnelle, à se soumettre à un débat pré-législatif en commission à l’Assemblée nationale et au Sénat, et à publier les avis que rendront la future instance indépendante et le Conseil d’État.
Cette expérimentation se prolongera par la mise en place d’un comité de suivi qui pourrait, selon des modalités à débattre, réunir le Gouvernement et le Parlement.
Enfin, dans le respect des prérogatives du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, nous pourrions engager un travail qui nous permette d’envisager pour la fin de l’année 2015 une rénovation, notamment législative, du processus de fabrication de la loi.
Je crois ce travail de modernisation possible, partageable politiquement et salutaire pour notre démocratie.
M. Nicolas Molfessis. Nous vous remercions à la fois pour cet exposé très pédagogique et pour les propositions importantes que vous avez formulées.
La question de la fusion ou de la cohabitation entre la nouvelle autorité administrative indépendante et le CNEN reste ouverte, avez-vous indiqué. Nous n’y insisterons donc pas.
Jusqu’à présent, nous nous sommes tous montrés très « politiquement corrects » et avons insisté sur notre volonté d’améliorer la qualité du travail législatif. Il ne fait aucun doute que toutes les hautes personnalités ici présentes sont animées des meilleures intentions. C’est d’ailleurs le propre des travaux menés depuis plus de vingt ans en France, souvent par des institutions officielles. D’où une certaine inquiétude : les bonnes intentions donnent-elles nécessairement de bons résultats ? C’est pourquoi je voudrais revenir sur quelques sujets pour ouvrir le débat.
Comme le souligne le président Sauvé, l’accroissement du nombre d’ordonnances est considérable. Nous comprenons que le projet de loi du ministre de l’économie Emmanuel Macron, déjà très avancé, ne puisse faire l’objet de l’expérimentation que vous proposez. En revanche, qu’en est-il de cette législation déléguée qui engendre un flux normatif de plus en plus abondant ? Le travail de rationalisation que vous engagez lui sera-t-il appliqué ? Fera-t-elle l’objet d’un contrôle au même titre que les lois ordinaires ?
En outre, le renforcement du rôle du Parlement n’aura-t-il pas pour effet pervers d’inciter le Gouvernement à recourir plus massivement aux ordonnances, le travail législatif se trouvant, par hypothèse, ralenti ?
Pouvez-vous nous dire également si les études d’impact et le contrôle dont elles feront l’objet seront de même qualité pour les ordonnances et pour les lois ordinaires, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ? Plus généralement, la rationalisation et la régulation que vous prévoyez porteront-elles également sur les ordonnances ?
Mme Laure de La Raudière. Avant d’aborder cet excellent sujet, je veux moi aussi remercier le président Bartolone de tout faire pour que nous parvenions à améliorer la fabrique de la loi et saluer le travail effectué par le Gouvernement en matière de simplification. J’ai eu la chance de travailler avec Thierry Mandon et je le sais extrêmement volontaire. Et pourtant, un travail considérable reste à faire pour arriver à un changement de culture. Puisse la bonne volonté dont Régis Juanico et moi-même sommes animés essaimer dans tous les ministères !
Un exemple : la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt ne prévoit pas moins de vingt-six habilitations à légiférer par ordonnance. Certaines concernent des rectifications techniques ponctuelles et sont tout à fait légitimes. Mais d’autres sont beaucoup plus politiques, ce qui est très gênant. Lorsque l’article portant habilitation arrive en discussion, les parlementaires ne peuvent en débattre, ne disposant ni des projets d’ordonnance ni d’études d’impact. Parfois même, un amendement relatif à l’habilitation est déposé par le Gouvernement pour l’examen en séance publique – c’est arrivé très récemment lors de la discussion du projet de loi relatif à la simplification de la vie des entreprises, en l’occurrence pour encadrer le secteur de l’économie collaborative de type Airbnb –, tout simplement parce qu’un ministre se dit tout à coup qu’il doit avancer sur un sujet et se raccroche à un véhicule législatif qui lui semble acceptable !
De tels procédés ne sont pas acceptables sur le fond, puisque les parlementaires ne se voient communiquer aucun élément de la part du Gouvernement ; ils ne sont pas acceptables non plus d’un point de vue politique, qu’il s’agisse du respect du travail du Parlement ou du respect de la majorité comme de l’opposition.
C’est pourquoi, s’agissant des ordonnances, la mission d’information recommande que le Gouvernement communique aux assemblées des études d’impact approfondies – et non pas des études simplifiées – jointes soit au projet de loi prévoyant des habilitations, soit aux amendements déposés en ce sens. On peut comprendre que des urgences se présentent et qu’un ministère utilise à un moment donné tel ou tel véhicule législatif parce qu’il ne pourra pas présenter d’autre texte avant longtemps ; en revanche, nous devons disposer de l’étude d’impact de l’ordonnance de manière à pouvoir en débattre et voter le texte de façon éclairée, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ce n’était d’ailleurs pas non plus le cas lors de la précédente législature : il n’y a rien de politique dans mon propos !
M. Nicolas Molfessis. Ce souhait trouvera-t-il une traduction concrète dans les évolutions que le Gouvernement envisage pour 2015 ?
M. Thierry Mandon. J’entends bien que votre propos n’est pas polémique, madame de La Raudière. Nous cherchons à réfléchir collectivement à un système qui est à bout de souffle. Entre le développement des ordonnances et la multiplication des procédures d’urgence, on voit bien que le process de base, pour filer la métaphore de la fabrique de la loi, à savoir la présentation du projet de loi, la double lecture, la prise de décrets ultérieurement, ne fonctionne pas. La réforme est rendue indispensable dans la mesure où tout le monde cherche à le court-circuiter. Les gouvernements successifs ont une grande part de responsabilité, mais nous sommes tous coresponsables. Ces symptômes nous indiquent qu’il faut que cela change.
À titre personnel, je pense même que, si l’on pousse jusqu’au bout la logique des mesures que je viens d’exposer, on peut se poser la question des navettes. Si, sur un texte important, on a déjà un débat d’orientation législative permettant aux chambres de peser sur l’élaboration même du texte de loi, je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de maintenir le système des navettes multiples. Sans qu’il y ait à déclarer la procédure d’urgence, il me semble que le débat pré-législatif joue dans une certaine mesure le rôle que jouent les navettes.
On peut comprendre que le Gouvernement, surtout dans le cadre du quinquennat, ne souhaite pas que les procédures législatives s’étendent sur une période de dix-huit mois ou plus, mais il est exclu de sacrifier l’exigence de qualité de la loi et de respect du débat parlementaire.
M. Nicolas Molfessis. Je ne sais si ces propos sont de nature à nous rassurer, monsieur le secrétaire d’État. Ils montrent en tout cas que le problème est parfaitement perçu et qu’il est entre de bonnes mains.
Je ne suis pas sûr d’avoir compris ce qui sera décidé s’agissant des ordonnances. Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est une augmentation exponentielle du recours à cette procédure. Quelles mesures sont-elles envisagées ou envisageables pour éviter que, d’un côté, on améliore le process de base, pour reprendre vos termes, et que, de l’autre, on continue un travail de sape en multipliant ces voies de délestage que sont les ordonnances ?
M. Thierry Mandon. Je ne peux m’engager pour le Gouvernement sur ce point. Les discussions auront lieu en 2015 et il n’est pas niable qu’il y a matière à travailler !
L’exemple choisi par Laure de La Raudière est excellent. Comment demander au Parlement d’accepter d’habiliter le Gouvernement à prendre des ordonnances si, en plus, celui-ci introduit ou élargit ces habilitations par amendement en séance, sans aucune étude d’impact ? Rappelons que la procédure des ordonnances consiste déjà, pour le Parlement, à consentir par la loi à se dessaisir de certaines de ses prérogatives.
M. Jean-Marc Sauvé. Nous ne pourrons faire l’économie d’un travail sur les ordonnances. Si, dans certains cas, le recours aux ordonnances est justifié, il est néanmoins très préoccupant de constater que, depuis dix ans, des pans essentiels de notre droit civil, par exemple, ont été refondus ou modifiés par ordonnances. Il y a là une vraie question politique qui intéresse le Conseil d’État, certes, mais aussi la représentation nationale. Au demeurant, c’est l’occasion pour moi d’affirmer que, contrairement à une légende entretenue depuis des décennies, le Conseil d’État n’est pas favorable à l’usage qui est actuellement fait des ordonnances.
Il faudra donc que la nouvelle discipline que l’on souhaite appliquer à l’élaboration de la loi soit très exactement transposée aux ordonnances, avec même un pouvoir de sanction supérieur. Si l’on établit des règles pour l’élaboration des ordonnances, notamment en matière d’évaluation de leur impact, on établit une sorte de justice immanente : en cas de non-respect des règles, l’ordonnance aura été adoptée au terme d’une procédure illégale et sera donc annulable et annulée.
Reste à savoir comment traiter cet « angle mort » que constituent les articles d’habilitation. Je pense que, lorsque le Gouvernement soumet au Parlement un tel article, il convient qu’il lui communique le projet d’ordonnance si celui-ci est entièrement rédigé. Mais ce n’est pas toujours le cas. Demander communication au Parlement, à ce stade, de l’étude d’impact d’une ordonnance à venir…
Mme Laure de La Raudière. L’étude d’impact approfondie, qui plus est.
M. Jean-Marc Sauvé. Cela peut se révéler difficile. Pour que votre proposition puisse prospérer, madame la présidente de La Raudière, il faudrait que les textes soient toujours prêts au moment de la demande d’habilitation. Je le répète, ce n’est pas toujours le cas.
M. Nicolas Molfessis. Nous allons maintenant prendre des questions dans la salle.
M. Jean-Philippe Derosier, professeur de droit à l’université de Rouen. Au-delà de la qualité des propositions, il me paraît un peu surprenant de vouloir simplifier et mieux légiférer en ajoutant de nouvelles règles. Ce que l’on prévoit, c’est d’encadrer davantage les études d’impact pour en renforcer la qualité et d’ajouter des dispositions aux dispositions adoptées en 2008. Ces dernières avaient déjà vocation à améliorer et à simplifier la procédure législative en encadrant la procédure accélérée, en imposant des études d’impacts, etc., mais, incontestablement, elles ne fonctionnent pas.
À mon sens, une amélioration ne passe pas nécessairement par ce type de règles, ni même par de bonnes volontés individuelles, aussi louables soient-elles, mais par un profond changement d’esprit et par des accords transpartisans permettant d’éviter que la loi ne soit qu’une réponse au lieu d’être une solution, pour reprendre la formule de Guy Carcassonne citée par le président Bartolone. Se donner le temps de la réflexion est la condition fondamentale d’une meilleure législation.
Enfin, si l’idée d’un débat pré-législatif me semble excellente, il n’apparaît pas que le Parlement soit à ce point dépourvu de travail qu’il lui reste du temps de libre pour ce type de discussion – à moins qu’on ne rationalise davantage le travail parlementaire, non pas en posant de nouvelles règles, mais en se demandant si, sur chacun des sujets abordés, un projet de loi est vraiment nécessaire.
M. Nicolas Molfessis. Nous sommes tous partisans d’un monde meilleur…
Mme Laure de La Raudière. La première question que le Gouvernement doit se poser avant de commencer la rédaction d’un texte, c’est : « Ai-je réellement besoin de cette loi ? » L’étude d’impact sert à cela. De temps en temps, on a l’impression que le Gouvernement pourrait répondre par la négative, mais qu’il ne le fait pas, tant la loi est, en France, un outil de communication politique. Mieux légiférer suppose un changement de culture qui prendra forcément du temps et pour lequel les bonnes volontés ne seront pas de trop !
Je me rappelle avoir dit au président Bartolone, sans qu’il y ait rien de politique dans mon propos, que, si nous nous arrêtions de légiférer pendant un an – en exceptant les lois de finances et de financement de la sécurité sociale –, la France s’en porterait mieux. Peut-être est-ce pour cela qu’il m’a choisie pour présider la mission d’information !
M. Nicolas Molfessis. L’auriez-vous dit sous un gouvernement de droite ?
Mme Laure de La Raudière. Je le crois.
Mme Nadine Rey, avocate. Je vous remercie pour cette réflexion qui me paraît essentielle et urgente.
Comme vous le savez, les avocats sont visés par la réforme des professions dites réglementées, vaste fourre-tout législatif qui, sauf erreur de ma part, n’est assorti d’aucune étude d’impact et qui n’a fait l’objet d’aucune concertation avec les professionnels. On va bouleverser, sinon détruire, une partie de nos métiers par voie d’ordonnances. C’est extrêmement grave.
J’espère que vous mesurez comme nous la profonde désaffection des citoyens vis-à-vis des politiques, du processus législatif, du Parlement et du Gouvernement. Penser que ce dernier pourra continuer à faire ce qu’il veut dans son coin sans solliciter le moins du monde les citoyens me paraît extrêmement dangereux. Nous savons tous où cela va nous conduire !
Les citoyens demandent qu’on veuille bien les entendre, qu’on ne les laisse pas de côté pour faire les choses entre soi et qu’on introduise à la base une véritable démocratie participative et collaborative, sans quoi la remise en cause politique risque d’être considérable.
Que l’on consulte les entreprises au sujet des études d’impact, j’en suis ravie, mais ne pourriez-vous cesser de ne penser qu’aux entreprises ? Ne pourriez-vous vous mettre à penser aussi aux citoyens en créant une instance qui leur permettrait de s’exprimer sur des lois ayant des conséquences sur leur vie ?
M. Nicolas Molfessis. Cette proposition rejoint une de celles du rapport de Mme de La Raudière et de M. Juanico, qui préconise des modalités de consultation des citoyens, ainsi que des « tests citoyens ».
Cela dit, il me semble que le texte que vous évoquez fait l’objet d’une étude d’impact et d’une consultation très large auprès des professionnels.
M. Thierry Mandon. En effet. Au surplus, les modifications concernant les professions réglementées ne se feront pas par ordonnances, mais bien à l’occasion d’un débat législatif classique.
Vous avez raison, madame, de souligner la nécessité de la participation et de la consultation des citoyens sur des projets de loi importants. Les dispositifs mis en place au Royaume-Uni sont très intéressants à cet égard et cette idée est sous-jacente dans le débat pré-législatif. Dans la période de trois mois qui s’écoule entre ce débat public et le début du débat législatif stricto sensu, les parties prenantes ont le temps de se prononcer. On peut tout à fait imaginer, comme cela se pratique au Royaume-Uni, l’organisation d’une consultation citoyenne lorsque l’objet du texte le justifie. Ce point fait partie de notre matrice de réflexion. Nous mettons les méthodes participatives et collaboratives au cœur de la fabrique de simplification.
M. Michael Gibbons. Dès lors qu’il y a étude d’impact, il doit y avoir une large consultation. Nous portons une attention particulière à l’étude par le Gouvernement des alternatives à la réglementation qu’il propose. S’il n’apparaît pas clairement qu’il a examiné toutes les possibilités, nous sortons le carton rouge. Un renforcement des procédures de checks and balances concomitant à une diminution de la réglementation est sans doute une bonne réponse à l’inflation législative.
Depuis l’application du principe « one in, one out », la moitié environ des mesures adoptées ne viennent pas s’ajouter au fardeau réglementaire. Un tel dispositif n’existait pas auparavant.
Enfin, la procédure britannique prévoit une procédure accélérée pour les mesures dérogatoires ou qui n’ont que peu d’impact sur les entreprises et la société civile. Il en résulte une réglementation moins abondante et de meilleure qualité.
Deuxième table ronde : « Contrôler et évaluer la loi »
M. Nicolas Molfessis. La première table ronde a porté sur l’amont de la loi, la seconde traitera de l’aval, étant entendu qu’il existe des liens évidents entre les deux. Ainsi, l’évaluation de la législation, qui se situe en aval, est tributaire du travail mené en amont en matière d’appréciation de l’opportunité de la loi, notamment à travers les études d’impact.
Monsieur Ludewig, vous présidez le Conseil national de contrôle des normes – Nationaler Normenkontrollrat – en Allemagne. Nous appelons de nos vœux la création d’un organisme indépendant de cette nature en France. Thierry Mandon a indiqué qu’elle interviendrait probablement en janvier 2015.
M. Johannes Ludewig, président du Conseil national de contrôle des normes (Allemagne). Il est intéressant que le présent colloque se tienne au Parlement. En Allemagne, le sujet dont nous discutons aujourd’hui est traité non pas par le Parlement, mais par le Gouvernement. Pour être franc, le Parlement allemand lui accorde un intérêt assez limité, voire fait preuve d’une certaine indifférence à son endroit. La raison en est, selon moi, que les candidats aux législatives souhaitent être élus au Parlement pour changer la législation et produire de nouvelles règles. Leur tendance naturelle n’est donc pas de réduire le nombre des lois ni l’influence de l’État.
En Allemagne, la question d’un contrôle des normes s’est posée à partir du début des années 2000. L’idée de départ était d’instaurer la transparence sur les conséquences et sur les coûts induits par les projets de loi, de telle manière que les ministres, le conseil des ministres et le Parlement soient vraiment conscients des décisions qu’ils prennent. Nous nous sommes inspirés de l’exemple des Pays-Bas, premier pays d’Europe à avoir mis en place des procédures de ce type. Auparavant, si j’en juge par mes quelque vingt années d’expérience au sein de l’appareil gouvernemental allemand, à la Chancellerie et au ministère de l’économie, personne ne s’interrogeait vraiment sur l’ensemble des conséquences et ces coûts induits par un projet de loi pour les citoyens ou pour les entreprises. Nous cherchions, certes, à atteindre des objectifs politiques, mais la question des coûts n’était guère à l’ordre du jour.
L’instrument auquel nous avons eu recours pour instaurer cette transparence est l’étude d’impact. Celle-ci était déjà utilisée pour les règlements internes, mais elle ne jouait pas de rôle important. Depuis 2006, chaque projet de loi doit être accompagné d’une étude d’impact, qui comprend notamment une estimation des coûts induits, en distinguant les coûts uniques et les coûts récurrents pour trois catégories d’acteurs : les entreprises, les citoyens et l’administration. Ainsi, à la fin de chaque projet de loi figurent toujours six chiffres.
L’exercice s’est parfois révélé délicat. Récemment, le Gouvernement a présenté un projet de loi visant à instaurer un salaire minimum, sujet très sensible, dans la mesure où il n’en existait pas jusque-là en Allemagne. La ministre compétente était réticente à publier le coût induit par ce projet de loi pour les entreprises. Lorsque le texte a été présenté au conseil des ministres, il n’était accompagné d’aucun chiffre. Le Conseil national du contrôle des normes a donc émis un avis négatif, en rappelant que ces informations devaient figurer dans le projet de loi. Cette décision a causé un certain émoi à l’intérieur du Gouvernement ainsi que dans la presse – les avis du Conseil sont transmis au Parlement en même temps que les projets de loi et sont rendus publics au bout de deux ou trois jours. En définitive, la ministre a été contrainte de présenter les chiffres quelques jours plus tard. Le coût estimé pour les entreprises atteignait tout de même 10 milliards d’euros ! Le Conseil a ensuite été invité devant la commission compétente du Parlement pour évoquer la question. L’instauration d’un salaire minimum étant un objectif politique, le contenu de la loi n’a pas été modifié, mais les parlementaires ont pris leur décision en connaissance de cause.
Cet exemple montre qu’un chiffre peut parfois poser problème à un ministre ou à un gouvernement. D’où, parfois, une certaine réticence politique : avec l’étude d’impact, nous introduisons un critère supplémentaire dans le débat politique, celui des coûts induits par un projet de loi pour différents acteurs de la société. Un député ou un ministre qui prend une initiative doit donc, le cas échéant, argumenter contre les chiffres qui sont mis sur la table, ce qui peut rendre la discussion plus difficile.
Dans un autre cas, le ministère des finances souhaitait modifier la structure du bilan des entreprises, notamment la liste des charges activables. Ce changement devait concerner trois millions d’entreprises en Allemagne. À la demande du Conseil, le ministère des finances a estimé le coût de la mesure : il a avancé le chiffre de 50 millions d’euros. Le Conseil a répondu que ce chiffre ne lui semblait pas crédible, dans la mesure où trois millions d’entreprises seraient amenées à changer les outils, notamment informatiques, qui leur servaient à élaborer leur bilan. Il a alors demandé à l’Office fédéral de la statistique – Statistisches Bundesamt – de calculer le coût de la mesure, et celui-ci l’a estimé à 1,5 milliard d’euros. Une fois ce chiffre mis sur la table, le ministère des finances a retiré son projet et n’en a plus jamais parlé. L’expérience montre donc que les chiffres peuvent changer les termes d’une discussion. Telle est d’ailleurs l’idée sous-jacente lorsque l’on instaure la transparence.
Le Conseil national de contrôle des normes a été créé en 2006, en même temps que l’étude d’impact a été introduite pour les projets de loi. Il s’agit d’un organisme indépendant, dont les membres sont nommés par le Président de la République sur proposition du Gouvernement, le président du Conseil étant choisi par le Chancelier. Afin de garantir l’indépendance du Conseil, le mandat des membres est de cinq ans, contre quatre ans seulement pour le Gouvernement fédéral. Les bureaux du Conseil sont situés à l’intérieur du bâtiment de la Chancellerie, ce qui souligne son importance et la pertinence de son travail pour l’ensemble du Gouvernement.
En 2006, nous avons non seulement instauré une exigence de transparence, mais nous avons aussi fixé, à l’instar de ce qui s’était fait aux Pays-Bas, un objectif de réduction des coûts administratifs de 25 %, soit 12 milliards d’euros. Ces coûts sont ceux qui découlent des obligations faites aux entreprises et aux citoyens de fournir un certain nombre d’informations aux administrations et aux institutions publiques. Notre travail devait porter sur le stock des normes existantes. Nous avons donc identifié un certain nombre de mesures visant à réduire les obligations d’information imposées, notamment, aux entreprises. Par exemple, nous avons simplifié de manière radicale les exigences en matière de comptabilité, en particulier pour les PME. Nous avons ainsi réduit de 2 milliards d’euros la charge administrative pesant sur les entreprises. Grâce à cette mesure et à d’autres, nous avons atteint l’objectif de réduction des coûts de 25 % au bout de six ans. À ce stade, le Gouvernement n’a pas fixé de nouvel objectif en la matière.
La Chancelière, le vice-chancelier et l’ensemble du Gouvernement ont l’intention d’introduire, au cours de l’année 2015, la règle d’inspiration britannique du « one in, one out » – toute création d’une nouvelle charge administrative pour les entreprises doit être compensée par la suppression d’une charge équivalente. Cependant, la règle envisagée en Allemagne serait encore plus rigoureuse. En effet, au Royaume-Uni, on réalise d’abord un calcul des coûts et des bénéfices résultant de la mesure projetée, et le ministre compétent n’est tenu de proposer la suppression d’une charge équivalente que si les coûts excèdent les bénéfices. En Allemagne, on ne procédera pas au calcul coûts-bénéfices, car, au vu de notre expérience, il est beaucoup plus difficile d’évaluer les bénéfices que les coûts. Par exemple, dans le domaine de la santé, comment établir la valeur d’une année de vie supplémentaire ? D’où certaines réticences en Allemagne à l’égard de ces calculs.
En tout cas, la règle « one in, one out » jouera, selon moi, un rôle très important. En effet, imposer la transparence est une chose, mais exercer une pression à l’intérieur de l’appareil gouvernemental afin de réduire autant que possible les coûts induits par les projets de loi en est une autre. Car la transparence présente un inconvénient : au bout de quelques années, tout le monde finit par être accoutumé à l’annonce de coûts élevés. Pour progresser, il convient donc de fixer des objectifs ambitieux en matière de réduction des coûts.
J’en viens au contrôle des normes au niveau européen. Selon nos estimations, 50 à 60 % des coûts induits pour les entreprises allemandes proviennent désormais de la législation – directives et règlements – adoptée par les institutions européennes. La procédure législative européenne revêt donc une grande importance. À l’instar de Michael Gibbons, je suis très favorable à la création, au niveau européen, d’un organisme indépendant qui serait chargé de vérifier les études d’impact, en particulier le calcul des coûts induits par certaines propositions de la Commission européenne. Pour sa part, l’administration à Bruxelles y est tout à fait opposée, parce qu’elle n’y a guère intérêt, selon moi. En effet, il lui faudra dorénavant démontrer que les chiffres qu’elle avance sont non pas fantaisistes, mais fondés. Or, ainsi que nous l’avons vu dans le cas de l’Allemagne, les chiffres peuvent changer les termes du débat.
À cet égard, le groupe de haut niveau sur les charges administratives présidé par M. Stoiber, dont Michael Gibbons et moi-même étions membres, a formulé un certain nombre de propositions. M. Stoiber mène actuellement des discussions avec MM. Juncker et Timmermans, qui déboucheront, je l’espère, sur la mise en place d’un système plus transparent et plus efficace que l’actuel au niveau européen. Il s’agit d’une question essentielle, car les efforts que nous faisons en Allemagne et que vous entreprenez en France ne portent, de toute façon, que sur 50 % des coûts induits pour la société et pour les entreprises. Du point de vue allemand, c’est donc une très bonne chose que la France ait lancé un débat interne sur le contrôle et l’évaluation des normes. Car, si la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni demandent ensemble à la Commission de modifier le système existant au niveau européen dans le sens souhaité, nous aurons alors, pour la première fois, une chance réaliste de parvenir à des résultats concrets.
M. Nicolas Molfessis. Merci beaucoup, monsieur le président, de votre exposé très clair et instructif. Vous avez posé très directement une question essentielle : la législation peut-elle être entièrement analysée en termes de coût ? La logique de rationalisation selon des considérations financières, qui procède souvent d’une vision scientiste, domine en matière d’études d’impact et d’évaluation. Permet-elle de faire le tour des questions qui se posent concernant le nombre et la qualité des lois ? Nous reviendrons sur ce point tout à l’heure.
Auparavant, je donne la parole à M. Juanico pour qu’il nous présente la partie de son rapport relative à l’aval de la loi, ainsi que les propositions qu’il a formulées avec Laure de La Raudière en matière d’évaluation législative.
M. Régis Juanico, député, rapporteur de la mission d’information sur la simplification législative. Je m’exprimerai à la fois en ma qualité de rapporteur de la mission d’information sur la simplification législative et de vice-président du Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) de l’Assemblée nationale. En tant que rapporteur de la mission d’information, j’ai succédé à Thierry Mandon, ce qui explique pourquoi nous travaillons en si bonne intelligence aujourd’hui : il a été au courant, dès l’origine, des travaux que nous avons menés avec Laure de La Raudière.
Je commencerai par rappeler, sous le contrôle du président du Conseil constitutionnel, le premier alinéa de l’article 24 de la Constitution : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. » Les deux dernières phrases ont été ajoutées lors de la révision constitutionnelle de 2008. L’évaluation des politiques publiques consiste à apprécier l’efficacité d’une politique publique en comparant ses résultats à ses objectifs de départ, en tenant compte des moyens mis en œuvre. Les questions que l’on se pose sont, de manière schématique, les suivantes : cette politique publique fonctionne-t-elle ? Peut-on la rectifier en s’appuyant sur l’évaluation réalisée ? À quel coût financier ?
« Le Parlement vote la loi. » En réalité, le Parlement vote trop de lois. Je ne reviens pas, à cet égard, sur les chiffres mentionnés au cours de la première table ronde. Les lois s’empilent ; les normes s’accumulent. Et cette inflation législative affecte la qualité de la loi pour deux raisons. Premièrement, l’évaluation préalable du texte de loi qui nous est adressée en tant que législateurs reste trop imprécise – cela a déjà été relevé tout à l’heure. Deuxièmement, même si une culture de l’évaluation se développe actuellement dans notre pays, l’évaluation ex post des politiques publiques reste insuffisante, trop dispersée et trop peu méthodique. Nous reviendrons en détail sur ce dernier point.
L’évaluation préalable des textes de loi est une étape très importante. Ainsi que nous l’avons évoqué au cours de la première table ronde, il convient d’enrichir le contenu des études d’impact. En particulier, nous devrions être capables d’évaluer précisément les conséquences des dates d’entrée en vigueur que nous fixons dans les lois. Outre les exemples mentionnés tout à l’heure, nous citons dans notre rapport le cas très symbolique de la loi de 2005 sur l’accessibilité aux personnes handicapées. D’autre part, nous devrions organiser, dans le cadre de l’étude d’impact, la consultation citoyenne la plus large possible. Actuellement, un mécanisme permet déjà de consulter les citoyens sur les études d’impact des projets de loi via le site internet de l’Assemblée nationale. Nous avons aussi mis en évidence, dans notre rapport, la pratique des ateliers législatifs citoyens, sorte de laboratoires qui permettent de discuter avec les citoyens et de les associer avant le vote de la loi. Cécile Untermaier, membre de notre mission d’information, l’expérimente régulièrement dans sa circonscription en Saône-et-Loire. Enfin, si nous voulons que l’évaluation ex post soit efficace, il faut penser, dès le stade de l’étude d’impact, à la manière dont on évaluera la loi après son entrée en vigueur, et définir, à cette fin, des critères d’évaluation et des indicateurs.
Ainsi que l’a rappelé le président Bartolone, l’Assemblée examine cette semaine une proposition de résolution tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale. Elle comporte des dispositions qui visent à mettre l’étude d’impact au cœur du débat parlementaire, conformément à ce que Laure de La Raudière et moi-même souhaitions. Ainsi, le co-rapporteur ou « contre-rapporteur » de l’opposition chargé du contrôle de l’application de la loi six mois après son entrée en vigueur pourra être désigné par la commission dès qu’un projet ou une proposition de loi sera renvoyé à son examen, et il pourra rédiger une contribution portant notamment sur la qualité de l’étude d’impact, qui sera annexée au rapport. En outre, lors de la présentation du texte en séance publique, il interviendra après le rapporteur de la commission saisie au fond et avant les rapporteurs pour avis des autres commissions. À cette occasion, il pourra également évoquer l’étude d’impact et sa qualité. Il s’agit d’un progrès considérable.
D’autre part, en tant que membre de la commission des finances, j’estime que nous devons aussi revoir nos modalités d’organisation du débat budgétaire. Le président Bartolone réfléchit d’ailleurs à des modifications profondes à cet égard. Actuellement, le marathon budgétaire occupe l’Assemblée près de trois mois complets, d’octobre à décembre, du dépôt du projet de loi de finances à la décision rendue par le Conseil constitutionnel. Or, chacun le sait, une loi de finances initiale est un texte d’intentions et d’affichage. Par comparaison, nous discutons à peine quelques heures de la loi de règlement, en juin ou en juillet. Pourtant, elle constitue une étape décisive de nos débats budgétaires : dans la mesure où elle porte sur l’exécution budgétaire de l’année passée, elle est la « loi de la vérité ». Nous devrions consacrer beaucoup plus de temps à son examen, entre mai et juillet, et en faire un moment fort de l’évaluation des politiques publiques. Nous passons trop de temps sur la loi de finances initiales, pour répéter d’ailleurs souvent les mêmes choses en commission élargie et en séance publique. Mais il s’agit là d’un autre problème.
Comment mieux organiser et mieux valoriser les activités de contrôle et d’évaluation ? J’évoquerai à cet égard mon expérience au sein du CEC. Il s’agit d’une instance récente, dont le mode de fonctionnement est très intéressant. D’une part, il permet d’étudier des politiques publiques transversales, et non seulement celles qui entrent dans le champ de compétence d’une commission permanente. D’autre part, nous y travaillons dans un esprit pluraliste et bipartisan : deux rapporteurs sont désignés, l’un de la majorité, l’autre de l’opposition. Ils sont obligés de se mettre d’accord non seulement sur le constat, mais aussi sur les préconisations, même s’il arrive qu’ils formulent des recommandations différentes – tel a été le cas, par exemple, dans le rapport sur la lutte contre l’usage de substances illicites, adopté la semaine dernière. Le CEC est donc un lieu où se fabrique le consensus, ce qui confère généralement une légitimité supplémentaire à ses rapports.
De plus, les rapporteurs ont le temps de réaliser un travail approfondi : leur mission durant plus d’un an, ils ne se contentent pas d’auditionner des experts et peuvent développer une approche comparative avec les politiques menées à l’étranger, notamment dans les autres pays européens. Les rapports sont présentés au cours de réunions organisées à l’Assemblée et sont rendus publics. Enfin, le CEC peut exercer un droit de suivi : six mois ou un an après la remise de leur rapport, les rapporteurs peuvent demander aux administrations ce qu’elles ont fait de leurs préconisations. D’ailleurs, contrairement à ce que l’on pourrait penser, celles-ci sont souvent reprises. Ce droit de suivi est une véritable prérogative parlementaire, qui permet d’enrichir encore le travail d’évaluation.
Ainsi que je l’ai indiqué, une culture de l’évaluation commence à se développer en France, notamment à l’Assemblée nationale. Cependant, les acteurs de l’évaluation des politiques publiques sont très nombreux, sans doute un peu trop. Pour autant, la suppression de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, qu’évoquera mon collègue sénateur David Assouline, n’est pas un bon signal. À l’Assemblée nationale, nous ne manquons pas d’outils pour évaluer les politiques publiques : outre le CEC, nous disposons de la mission d’évaluation et de contrôle (MEC), de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS), des offices parlementaires, des délégations, des commissions d’enquête et des missions d’information. En dehors du Parlement, on trouve également de nombreux évaluateurs : la Cour des comptes – qui est très prolixe –, le Conseil économique, social et environnemental, les différents corps d’inspection des ministères. À quoi s’ajoutent les évaluations réalisées par le Gouvernement dans le cadre de la modernisation de l’action publique (MAP).
Nous disposons donc aujourd’hui d’une somme considérable de travaux d’évaluation des politiques publiques. Il convient de mieux les programmer, de mieux les coordonner et de les rendre plus méthodiques. À cet égard, nous avons proposé, dans notre rapport, l’organisation d’une conférence des évaluateurs, dont le président de l’Assemblée nationale pourrait prendre l’initiative. Celle-ci coordonnerait l’ensemble des acteurs qui produisent des évaluations et programmerait les travaux sur plusieurs années. Il me paraît indispensable de mettre de la cohérence dans le système actuel.
Nous allons également faire ce travail au sein de l’Assemblée nationale. Dans le cadre de la réforme du règlement, nous avons prévu de modifier la composition du CEC. Nous allons supprimer les membres de droit, qui n’étaient pas nécessairement très assidus, en raison des fonctions prenantes qu’ils exerçaient par ailleurs – je pense notamment aux présidents des groupes et aux présidents des commissions permanentes. En contrepartie, nous allons renforcer le nombre de membres issus des groupes politiques, ce qui devrait permettre une meilleure participation des députés aux travaux du CEC. D’autre part, nous allons confier le rôle de coordination des travaux de contrôle et d’évaluation à la Conférence des présidents. Une nouvelle impulsion sera donc donnée en la matière.
Enfin, toujours dans le cadre de la modification du règlement, nous allons examiner cet après-midi une disposition très importante, qui prévoit une évaluation systématique de l’impact de la loi trois ans après son entrée en vigueur, par un binôme de députés, dont l’un sera issu de la majorité et l’autre de l’opposition. Ce binôme pourra être le même que celui qui aura été chargé du contrôle de l’application de la loi six mois après son entrée en vigueur, c’est-à-dire le rapporteur de la commission saisie au fond et le « contre-rapporteur » qui travaillera sur l’étude d’impact. Il s’agit d’un réel progrès, qui rendra l’évaluation des politiques publiques plus méthodique et plus rationnelle.
De nombreuses mesures ont donc déjà été intégrées dans la réforme du règlement que nous examinons actuellement. Dans notre rapport, nous évoquons, en outre, la question des clauses de révision – pratique qui s’est beaucoup développée à l’étranger, en particulier en Allemagne – et le renforcement du contrôle parlementaire sur la publication des décrets d’application.
M. Nicolas Molfessis. Vous avez très bien rappelé, monsieur le député, que de nombreux organismes font de l’évaluation législative sous une forme ou sous une autre. On envisage d’ailleurs d’en créer de nouveaux.
Vous avez évoqué, au fond, deux types d’évaluation : le contrôle de l’application des règles, dont nous reparlerons tout à l’heure avec David Assouline, et une évaluation plus substantielle, qui porte sur le fond et nécessite des travaux poussés de la part d’un ou plusieurs parlementaires. Vous mentionnez, dans votre rapport, l’évaluation des lois de bioéthique. En 1994, il avait été décidé que ces lois feraient l’objet d’une évaluation et d’un réexamen dans les cinq ans. Or il a fallu dix ans pour que le rapport soit établi et qu’une nouvelle législation voie le jour. Et, pour réviser cette dernière, il en a fallu sept. Cet exemple éloquent montre que les bonnes intentions ne sont pas toujours suivies d’effet.
Pascale Deumier va maintenant évoquer, entre autres, le lien qui peut être fait entre l’évaluation ex post et l’analyse ex ante, c’est-à-dire les études d’impact qui précèdent l’adoption de la législation.
Mme Pascale Deumier, professeur de droit à l’université Jean-Moulin Lyon III. Du point de vue d’un professeur de droit, la publication d’un rapport intitulé « Mieux légiférer » ne peut être qu’une bonne nouvelle. Certes, ce n’est pas le premier rapport sur le sujet, et l’on peut se demander s’il ne subira pas le même sort que les précédents, qui n’ont pas souvent été suivis d’effet. Néanmoins, nous ne sommes certains que d’une chose : si nous ne continuons pas à essayer, rien n’avancera. Il est toujours positif de voir que la réflexion continue, et tout ce que j’ai entendu au cours de la matinée témoigne d’une volonté réelle de ne pas s’en tenir à des vœux pieux.
Le présent rapport est, à mon avis, remarquable à deux égards. D’une part, ses auteurs ont eu recours au droit comparé, c’est-à-dire qu’ils se sont inspirés des expériences et des succès étrangers afin d’identifier des clés de réussite pertinentes pour le droit français. Il est d’ailleurs assez cohérent de procéder de la sorte : l’étude comparative est une forme d’expérimentation grandeur nature, qui permet de révéler les avantages et les inconvénients de telle ou telle politique. Néanmoins, des adaptations peuvent être nécessaires pour transposer ces expériences dans un autre cadre culturel, mais cet aspect n’a pas été oublié dans le rapport. Autre caractéristique fondamentale du rapport : le réalisme et le caractère pratique des propositions qui y sont formulées. Les auteurs ne se contentent pas de décrire des objectifs idéaux : ils envisagent la façon dont nous pourrions les atteindre dans le cadre des institutions existantes. Ce sont là des motifs d’optimisme.
Les auteurs du rapport considèrent, à juste titre selon moi, que l’étude d’impact est au cœur de la question de l’évaluation ex ante comme ex post. Il s’agit en effet, par hypothèse, d’un outil qui permet de rationaliser tant l’élaboration que l’évaluation de la loi. Lorsque l’on évalue ex post, il est nécessaire de savoir, dès le début, quels étaient les objectifs poursuivis et quels sont les indicateurs qui permettant d’apprécier si ces objectifs ont été atteints ou non. L’étude d’impact est aussi, à mon avis, un outil de rationalisation des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif : elle suscite un débat entre eux et permet d’établir un lien entre l’initiative prise par l’un et le contrôle exercé par l’autre.
Je ferai trois observations générales. Premièrement, dans le cas de l’évaluation ex ante comme dans celui de l’évaluation ex post, il faut se préoccuper bien évidemment de la qualité de l’évaluation, mais aussi de la manière dont ce travail est reçu. Or le rapport met davantage l’accent sur l’élaboration que sur la réception de l’évaluation. S’agissant de l’évaluation ex ante, ni les parlementaires ni les professeurs de droit ne se sont vraiment saisis des études d’impact. Dès lors, ils n’ont guère exercé de pression dans le sens d’une meilleure confection ou d’une meilleure utilisation de ces études, alors qu’elles mériteraient d’être encouragées l’une et l’autre. À ce stade, la réception des études d’impact demeure donc très générale. À cet égard, l’idée d’organiser un débat d’orientation préalable, qui est proposée dans le rapport et a été évoquée tout à l’heure par Thierry Mandon, me paraît excellente. Un tel débat bouleverserait notre approche de la loi, bien au-delà de la question de sa qualité technique.
Quant à la réception et à l’utilisation de l’évaluation ex post, elles n’ont pas été abordées dans le rapport. Celui-ci met bien en évidence la boucle entre l’évaluation ex ante et l’évaluation ex post, cette dernière devant s’appuyer sur l’étude d’impact. En revanche, il n’évoque guère la boucle qu’il convient également de faire entre les résultats de l’évaluation ex post d’une politique publique et l’évaluation des mesures qui pourraient être prises ou restent à prendre au titre de cette politique, c’est-à-dire, de manière schématique, l’évaluation ex ante de la prochaine loi qui interviendra dans la même matière. Il s’agit d’un processus continu, dans lequel il faut mettre de la cohérence.
Deuxièmement, afin de garantir le succès des propositions qui sont faites dans le rapport, il me paraît nécessaire de réfléchir à une gradation de l’évaluation ex ante. En effet, les projets et propositions de loi n’ont pas tous vocation à être évalués de manière approfondie ; on peut sans doute se contenter d’une évaluation allégée pour certains d’entre eux. Si nous voulons que l’évaluation ex ante soit un succès, il ne faut pas qu’elle soit trop lourde ou trop complexe ni qu’elle soit un facteur de ralentissement. Cela implique de déterminer le plus en amont possible à quel type d’évaluation, plus ou moins poussée, les textes de loi doivent être soumis, par exemple d’établir s’il est nécessaire de tester la réforme auprès des entreprises ou des citoyens. En d’autres termes, il s’agit d’adapter l’outil de l’évaluation à l’ambition de la réforme projetée. À cet égard, le critère doit être non pas la nature du texte – projet de loi ou ordonnance –, mais bien son contenu. Ce raisonnement vaut aussi pour l’évaluation ex post : est-il nécessaire dans tous les cas d’évaluer l’impact de la loi au bout de trois ans ? Convient-il ou non de fixer une clause de revoyure ?
Comme tous les autres rapports consacrés à la qualité de la loi, celui-ci évoque un outil particulier : l’expérimentation législative. Il est parfois très difficile, voire impossible, d’évaluer ex ante l’impact réel d’un projet de loi, même en faisant appel à des experts et à des statisticiens. Dans ce cas, il est souvent rationnel de recourir à l’expérimentation législative. Cela implique, là encore, de se poser la question à l’avance. L’expérimentation législative est, en somme, la fusion la plus totale qui soit entre l’évaluation ex ante et l’évaluation ex post : avant de généraliser ou non une réforme, on la teste in vivo. On atteint là le sommet des techniques de rationalisation dans l’élaboration de la loi.
Cependant, l’expérimentation législative révèle aussi les limites de ces techniques. Le rapport évoque, à cet égard, l’introduction des citoyens assesseurs au sein des juridictions correctionnelles. L’expérimentation de cette réforme a montré qu’elle était lourde à mettre en œuvre et qu’elle coûtait trop cher, en conséquence de quoi elle n’a pas été généralisée. À première vue, l’expérimentation a donc joué son rôle d’outil de rationalisation. Cependant, il est troublant de constater que l’étude d’impact de la loi avait déjà mis en lumière les coûts très élevés induits par la réforme, du fait du recrutement de magistrats et de greffiers supplémentaires, de l’utilisation de nouveaux locaux ou encore de l’allongement de la durée des audiences. Il s’agit donc d’un exemple d’application réussie de l’expérimentation législative, ainsi que le relèvent les auteurs du rapport, mais aussi d’un cas d’utilisation insuffisante de l’étude d’impact : celle-ci avait déjà diagnostiqué la lourdeur qui a finalement conduit à l’abandon de la réforme.
Troisièmement, cet exemple montre aussi qu’il peut être difficile d’articuler la mise en œuvre des techniques de rationalisation, notamment de l’évaluation, avec le temps politique. Il peut même y avoir une incompatibilité entre les deux. Ce point, que nous avons évoqué au cours de la première table ronde, a été mentionné dans beaucoup d’auditions et repris dans le rapport. Une fois que le lancement d’une réforme a été annoncé, il est très difficile de retarder son entrée en vigueur. Or le recours aux outils de rationalisation exige un certain temps. Ainsi que l’a relevé David Assouline lors de son audition, les citoyens se plaignent d’un manque d’efficacité lorsqu’une réforme attendue prend trop de temps à leurs yeux, mais ils se plaignent aussi de ne pas avoir été consultés si une mesure est appliquée trop rapidement. Le temps de la rationalisation de la technique juridique correspondra-t-il parfaitement, un jour, au temps du choix politique ? Il n’est guère réaliste de le penser. En tout cas, il est nécessaire de mener une réflexion approfondie sur ce point.
Quoi qu’il en soit, nous avons une marge de progression. Et, comme cela a été relevé au cours de la première table ronde, les progrès passent par un changement de notre culture, de notre état d’esprit et de nos pratiques. Cela implique-t-il aussi de mettre en place de nouvelles règles, de nouvelles procédures, de nouveaux organismes ? Compte tenu de notre culture, je pense que oui. Nous l’avons bien vu en ce qui concerne l’étude d’impact : des années de discours persuasifs sur les vertus de l’étude d’impact n’ont abouti à aucune évolution notable, alors que la constitutionnalisation de l’étude d’impact a entraîné, elle, certains progrès, même s’il en reste encore à faire. En tout cas, il ne pourra pas y avoir de changement sans volonté politique forte. Tant le rapport de la mission d’information que les propos échangés au cours de ce colloque témoignent qu’une telle volonté existe aujourd’hui.
M. Nicolas Molfessis. Merci beaucoup, chère collègue, de votre exposé très clair. L’exemple de l’introduction à titre expérimental des jurés populaires au sein des tribunaux correctionnels, que vous avez très bien évoqué, me semble instructif à un autre égard : il montre que la décision politique passe assez souvent outre aux coûts révélés par une étude d’impact. En l’espèce, il a fallu aller jusqu’au stade de l’expérimentation pour que la réforme soit abandonnée. Les choix politiques ne sont donc pas purement rationnels et ne dépendent pas que des évaluations financières. Nous reviendrons tout à l’heure sur la question de la focalisation sur les coûts en matière de lutte contre l’inflation législative.
Monsieur Assouline, en tant qu’universitaires, Pascale Deumier et moi-même avons prêté une grande attention aux travaux de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, que vous avez présidée. Ils nous ont toujours paru instructifs et utiles, tant du point de vue du fonctionnement de la démocratie que de celui de la fabrication de la loi. Je dois avouer que la disparition subite de la commission m’avait échappé : par quel tsunami a-t-elle donc été engloutie ? En tout cas, je vous remercie d’être présent pour évoquer le travail qu’elle a accompli.
M. David Assouline, sénateur, ancien président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois. Je remercie le président Bartolone d’avoir pris l’initiative, d’une part, d’organiser ce colloque et, d’autre part, de lancer un groupe de travail sur les institutions, qui a commencé ses travaux hier. Il existe en effet un lien très fort entre les deux thèmes : nous réfléchissons à la manière de mieux légiférer dans un cadre institutionnel donné ; or celui-ci impose de nombreuses contraintes, et il conviendrait de le faire évoluer afin que les bonnes intentions que nous affichons de manière consensuelle ce matin soient toutes suivies d’effet.
En 2011, le Sénat a décidé d’instituer une commission pour le contrôle de l’application des lois. Il s’agissait d’un pas supplémentaire en la matière : au Sénat, la tradition du contrôle de l’application des lois remontait aux années 1970 ; elle était donc bien antérieure à la révision constitutionnelle de 2008 qui a fait du contrôle de l’action du Gouvernement et de l’évaluation des politiques publiques un impératif pour le législateur. L’objectif était aussi de moderniser le Sénat et de faire la preuve de son utilité. Le travail de la commission a été apprécié, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Sénat. L’ensemble des forces politiques qui y ont participé – la commission étant composée, comme toutes les autres, à la représentation proportionnelle des groupes – ont reconnu, de manière constante, tant au moment de sa création que pendant ses trois ans d’activité, qu’elle représentait un progrès et faisait honneur au Sénat.
Par quelle opération a-t-elle disparu ? Je connaissais l’intention du nouveau président et de la nouvelle majorité sénatoriale de la supprimer, mais j’ignorais leurs raisons. J’ai attendu que la décision soit officielle pour m’exprimer, faisant preuve d’une modération qui ne m’est guère coutumière. J’ai pensé que le président du Sénat souhaiterait, le cas échéant, évoquer la question avec moi, afin d’évaluer le travail accompli et d’envisager telle ou telle modification ou, à tout le moins, de m’exposer les motifs de sa décision. Mais il n’en a rien été : j’ai appris un beau jour que la commission venait d’être dissoute par une délibération du Bureau. Ma personne n’était pas en jeu : il était évident qu’un autre président, issu de la nouvelle majorité, serait désigné. Quoi qu’il en soit, la commission – qui a rendu quelque vingt rapports de contrôle d’application des lois, ainsi que trois rapports annuels de 200 à 300 pages, lesquels ont mobilisé de nombreux acteurs et rayonné en dehors de l’institution – a été rayée de la carte sans même une justification, ni d’indications sur ce qui prendra sa suite.
Le sujet que nous traitons aujourd’hui ne concerne pas que les juristes et les législateurs : il touche au rapport même des citoyens à la politique et à l’action publique. Nous nous posons, au fond, une question majeure : comment conforter ou plutôt réhabiliter notre système démocratique auprès de nos concitoyens ?
Or, dans ce débat, le Parlement est pris en otage. Lorsque l’on a conçu les institutions de la Ve République, on a cherché à régler un problème d’inefficacité du Parlement, auquel on reprochait de tourner en rond et de s’enfermer dans des mécanismes politiciens. Au nom de la rapidité et de l’efficacité des décisions, ainsi que de l’autorité nécessaire à leur application, on a alors renforcé de manière marquée – abusive, selon moi – le pouvoir exécutif par rapport au législatif. La pratique n’a fait que confirmer ce schéma. En somme, le Parlement a été dessaisi d’un certain pouvoir, celui de peser sur les décisions, et s’est vu attribuer celui de la parole, c’est-à-dire du bla-bla peu suivi d’effet. Et il s’en est saisi à fond ! Nous en arrivons à une situation paradoxale : le Parlement est accusé dans une certaine mesure de ne pas jouer son rôle, d’être inefficace et peu crédible, alors qu’il est en fait prisonnier d’un fonctionnement institutionnel.
Il est tout à fait normal que les parlementaires, qui ne sont pas consultés en amont et qui examinent des textes de loi à 80 % d’initiative gouvernementale, débattent de ces textes, les amendent et veuillent y imprimer leur marque. Au bout du compte, la loi a doublé de volume lorsqu’elle ressort du Parlement, et on en fait le reproche au législateur ! Mais ces dysfonctionnements et ces insuffisances trouvent aussi leur source dans la position que l’on a donnée au Parlement. C’est pourquoi je plaide, à l’instar du président Bartolone, pour une réforme des institutions qui accorde davantage de place et de pouvoirs au Parlement dans ses rapports avec l’exécutif. Selon moi, le Parlement et les institutions dans leur ensemble gagneraient alors en efficacité : en élaborant la loi de manière coordonnée – dans le respect de la séparation des pouvoirs – et en y consacrant le temps nécessaire, elles mobiliseraient la société plus aisément, et les lois seraient mieux appliquées au quotidien.
La commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois a travaillé de façon très précise sur les textes réglementaires qui doivent être publiés une fois la loi promulguée. À cet égard, une culture commune est en train de se développer, dont les effets sont très nets : selon les évaluations de la commission, jusqu’en 2010, le taux d’application des lois six mois après leur promulgation se situait entre 10 et 35 %, contre environ 65 % pour les années 2011-2012 et 2012-2013, soit le double. Un effort particulier – je le souligne – a été fait au cours de la dernière année de la précédente législature, sous le gouvernement de M. Fillon. Et il a été amplifié par la suite : si l’on s’en tient aux lois qui ont été adoptées au cours de la législature actuelle et qui ont été promulguées il y a plus de six mois, le taux d’application s’établit à 80 %. Un processus positif a donc été engagé tant au niveau du Gouvernement, des ministères et du Secrétariat général du Gouvernement qu’au niveau du Parlement.
Je constate toutefois que le taux d’application n’est pas le même pour les textes d’initiative parlementaire, qu’il s’agisse de propositions de loi ou d’amendements déposés sur des projets de loi. Il est de 48 % pour les amendements de l’Assemblée nationale et de 24 % pour ceux du Sénat, alors qu’il se monte à 67 % pour les amendements du Gouvernement. On publie les décrets d’application pour des lois ou les amendements du Gouvernement avec deux fois plus de diligence que pour ceux du Parlement, dont l’initiative est déjà bridée, puisqu’il ne produit qu’un texte sur cinq.
Le nombre de lois publiées avant 2007 et n’ayant pas trouvé de décrets d’application reste stable, ce qui accrédite l’idée que la loi a suffisamment peu d’importance pour qu’il ne soit pas gênant de ne pas l’appliquer et pour qu’il ne soit pas utile de l’abroger si on ne l’applique pas.
Si un consensus se dégage pour rendre la loi plus efficace, et réhabiliter ainsi la démocratie, un discours se répand, qui n’est pas sans danger. Au cours d’un colloque que j’ai organisé au Sénat avec l’OCDE, plusieurs intervenants ont évoqué l’objectif de « mieux légiférer » en parlant de la « rentabilité de la loi », notion parfois pondérée par celle de « réalisme ».
Comment appliquer ces notions sur le texte instaurant le salaire minimum, cité par M. Ludewig ? La connaissance du coût global du dispositif – 10 milliards d’euros – pouvait peser sur le vote, mais les études d’impact calculaient le coût financier de la décision, non son coût humain et social. En outre, elles ne tenaient pas compte du regain de la consommation ou de l’augmentation des recettes fiscales qu’elle pouvait induire. Les finances ne doivent pas constituer l’alpha et l’oméga de la réflexion du législateur.
Je crains que, demain, au nom d’une certaine rationalité, on ne bride une partie essentielle de la fonction de parlementaire : le débat politique, dans lequel la volonté de faire bouger les lignes peut s’affranchir des chiffres, et créer des dynamiques financières non prévues. Si tel était le cas, notre capacité d’élaboration, de proposition et de réforme se trouverait réduite, ce qui constituerait un hold-up de la volonté démocratique.
J’ajoute que les pays de l’OCDE, qui partagent la culture de l’efficacité, de la simplification et de la compréhension de la loi, s’en éloignent chaque jour dans les faits. La Commission européenne contribue à la complexification et à l’empilement des normes. Le citoyen n’y comprend rien, pas plus que les spécialistes, ce qui laisse beaucoup de pouvoir aux lobbys, qui sont les seuls à disposer d’une armée de juristes et de techniciens à même d’appréhender toutes les conséquences des décisions.
Quant au législateur, que la Constitution charge de contrôler l’application de la loi, il n’a pour moyens que ceux que lui laissent l’administration et le Gouvernement. Aux États-Unis, chaque parlementaire a la possibilité financière de solliciter des organismes extérieurs, tandis qu’il possède en interne des procédés d’expertise et de contrôle qui lui permettent de rivaliser avec l’administration et d’exercer un contrôle autonome. En dépit de certaines améliorations, le législateur français ne dispose pas de ressources personnelles et collectives lui permettant de s’acquitter réellement de sa mission, dans le respect de la séparation des pouvoirs. Quand bien même nos concitoyens décrient la démocratie parlementaire ou la montrent du doigt, nous devons leur expliquer qu’il nous faut des moyens si nous voulons réhabiliter le système de représentation.
M. Nicolas Molfessis. Merci pour ce propos clair, limpide et j’ose dire honnête.
Les différentes interventions nous ont beaucoup apporté. Elles nous ont appris qu’un organisme permettra dès janvier 2015 d’assurer la qualité des études d’impact. Elles ont rappelé l’importance de celles-ci, sans cacher le risque d’une emprise trop forte de la logique financière ou purement quantitative sur le travail législatif. Elles ont montré, exemple à l’appui, que l’évaluation des coûts ne mène pas systématiquement à la bonne décision et, parfois, n’a pas à être prise en compte. Quel sens a une étude d’impact quand on réfléchit à la fin de vie ou à l’euthanasie, ou plus simplement quand on cherche à réformer le droit des contrats ?
Vous avez évoqué, monsieur Juanico, le besoin de rationaliser l’évaluation de la loi, sur laquelle se penchent nombre d’organismes, et de dresser dans ce domaine un bilan triennal. Ne craignez-vous pas que ces réformes imposent aux parlementaires une lourde charge de travail ?
M. Régis Juanico. Notre but doit être de revaloriser le travail parlementaire et de préparer celui de la XVe législature. À partir de 2017, le non-cumul des fonctions exécutives locales et du mandat de parlementaire nous permettra de mieux répondre à nos missions de contrôle et d’évaluation, que nous assumons pour l’heure de manière molle, désordonnée et erratique. Certes, le règlement de l’Assemblée nationale réaffirme le principe introduit lors de la révision constitutionnelle de 2008, selon lequel l’ordre du jour prévoit, toutes les quatre semaines, une semaine de contrôle, mais celle-ci mérite-t-elle toujours ce nom ?
Nous devons travailler sur les modalités du contrôle et sur l’ordre du jour de cette semaine, qui relève parfois d’un jeu de rôle entre l’exécutif et le législatif. Certaines modalités, en œuvre à l’étranger, sont plus interactives. Lors de la prochaine législature, le contrôle parlementaire sera plus efficace si nous y consacrons toute la journée du jeudi. Dès le début de la procédure législative, il existera un rapporteur au fond et un co-rapporteur, qui rapportera sur l’étude d’impact. Ils rendront au bout de six mois un rapport sur l’application du texte et auront rendez-vous, trois ans plus tard, pour évaluer son impact.
Comme David Assouline, je pense que nous devons expliquer à nos concitoyens, que le Parlement a besoin de moyens supplémentaires pour exercer convenablement ses prérogatives, d’autant que l’on peut sans doute dégager d’importantes économies en rationalisant notre travail.
M. Nicolas Molfessis. J’aimerais vous faire réagir à trois cas pratiques.
La loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) – M. Sauvé l’a souligné – comportait 84 articles, quand le projet de loi a été déposé ; le texte final en comprend 177. Le premier couvrait 150 pages ; le second 257. Une meilleure évaluation de la loi en amont ou en aval évitera-t-elle qu’une loi ne double de volume durant son examen ?
Un amendement gouvernemental avait introduit la référence aux fichiers positifs, censurée par le Conseil constitutionnel, comme l’a été la référence à l’action de groupe simplifiée, que le Gouvernement a également introduite par amendement pour échapper aux reproches éventuels du Conseil d’État. Est-il normal qu’on s’affranchisse ainsi de l’avis de cette instance, quitte à encourir plus tard la sanction du Conseil constitutionnel ? Une disposition est-elle prévue à cet égard ?
Le projet de loi d’avenir pour l’agriculture ne prévoit pas moins de vingt-six habilitations par voie d’ordonnance. Selon M. Sauvé, 357 ordonnances ont été prises entre 2004 et 2013. Faut-il réagir contre cette inflation ou peut-on espérer que les études d’impact, qui viseront aussi les ordonnances, permettront à celles-ci de respecter l’épure d’une législation qualitative ?
M. Régis Juanico. Je ne suis pas favorable à ce qu’on inscrive une date d’entrée en vigueur dans la loi. Pour mesurer l’impact des décisions sur le terrain, mieux vaut recourir à l’expérimentation dans un temps et un espace déterminés, pourvu que la durée du dispositif s’inscrive dans le temps politique et ne retarde pas trop l’adoption des procédures. Une expérimentation en six ou huit mois du compte pénibilité ou du droit d’information préalable pour les salariés, en cas de cession d’entreprise, aurait permis certaines simplifications. On aurait pu procéder de la même manière pour la loi ALUR.
À la différence de Thierry Mandon, nous souhaitons, Laure de La Raudière et moi-même, que la contre-expertise de l’étude d’impact s’applique à tous les textes de loi, et pas seulement à ceux qui auront des répercussions sur la vie de l’entreprise.
Enfin, nous devons réfléchir au rôle de l’autorité administrative indépendante qui sera mise en place le 1er janvier 2015. Celle-ci devra regrouper et mutualiser certains moyens d’expertise, comme le Conseil national d’évaluation des normes, le Haut Conseil à la vie associative ou le Conseil de la simplification pour les entreprises, ce qui permettra d’exercer une contre-expertise sur tous les textes. C’est un point sur lequel nous devons avancer durant les prochaines semaines.
M. David Assouline. La loi ALUR, évoquée par M. Molfessis, pose deux questions. Certains la remettent en cause sur le plan politique, parce qu’ils s’opposent à l’encadrement des loyers. D’autres la jugent complexe et pléthorique. Mais les premiers invoquent parfois les mêmes arguments que les seconds.
J’appelle votre attention sur un autre point. Dans un souci d’efficacité, nous recourons de plus en plus souvent aux procédures accélérées, qui font souffrir aussi bien la majorité que l’opposition. Nous pourrions nous résigner, sachant qu’il faut aller vite quand la société attend des résultats. Hélas, alors même que le Gouvernement nous contraint au silence, il est toujours aussi lent à publier les décrets d’application !
Sait-on que la procédure de promulgation comprend treize étapes ? Il faut d’abord identifier les décrets nécessaires. Il faut ensuite que le ministère chef de file rédige un projet, puis qu’il consulte les autres ministères concernés. En quatrième lieu, il doit vérifier les accords et, le cas échéant, demander un arbitrage au cabinet du Premier ministre, ainsi que l’organisation d’une réunion interministérielle. Cinquièmement, il saisit les instances consultatives obligatoirement consultées. Sixièmement, il saisit le Conseil d’État, le cas échéant, parallèlement à l’étape précédente. Septièmement, le Conseil d’État délivre son avis au ministère porteur. Huitièmement, le Gouvernement détermine s’il retient la version du Conseil d’État ou le projet initial. En cas de désaccord, ce sont le secrétaire général du Gouvernement et le cabinet du Premier ministre qui tranchent. Neuvièmement, le ministère pilote présente le projet de décret au contreseing du ministre chargé de son exécution. Il adresse ensuite le dossier au secrétaire général du Gouvernement en vue d’une présentation à la signature du Premier ministre et d’une publication au Journal officiel. La onzième étape consiste à recueillir l’accord juridique du chargé de mission du secrétaire général du Gouvernement et le visa politique des ministres compétents. Enfin, le décret est présenté à la signature du Premier ministre, puis publié au Journal officiel.
Dans le même ordre d’idées, je rappelle que les nominations, qui pourraient être le fait des administrations, exigent toujours le blanc-seing de l’Élysée. Si nous faisons l’effort de rendre la loi intelligible, efficace et simple, pourquoi ne pas interroger aussi le fonctionnement de l’administration et l’organisation verticale de nos institutions, qui produisent embouteillages et doublons ?
L’exemple de la loi ALUR doit nous amener à agir autrement, en réfléchissant autant sur le Parlement et sa manière de légiférer, que sur l’exécutif et l’organisation administrative. Le citoyen doit avoir la conviction que nous travaillons pour son bien-être, en essayant de traduire dans les faits ses choix politiques. Si nous conservons cet objectif, nous contribuerons au respect de la démocratie, tout en ménageant le temps de l’élaboration, celui du débat et les rôles respectifs de l’exécutif et du législatif – impératifs qui ne se confondent pas avec le souci de la rentabilité immédiate. Le fait que le président du Sénat ait dissous la commission que je présidais pour créer une délégation aux entreprises – qui était probablement nécessaire – en dit long sur sa conception du contrôle de l’application des lois.
M. Nicolas Molfessis. Avant de donner la parole au président du Conseil constitutionnel, qui conclura le colloque, je rappelle combien les initiatives du président de l’Assemblée nationale sont importantes pour les juristes et les citoyens. Sa démarche, à laquelle le président du Conseil constitutionnel et celui du Conseil d’État se sont associés, constitue une avancée symbolique et concrète.
Clôture du colloque
M. Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel. Il en est des sujets de colloque comme des saisons ou des fleurs : ils reviennent avec régularité. Celle-ci est heureuse s’il s’agit de voir réapparaître les bourgeons ; elle est plus lassante quand il s’agit de réfléchir à la médiocrité de la loi. Au sentiment de déjà-vu, s’ajoute celui qu’on peut difficilement remédier à la situation.
Les causes de la mauvaise législation sont internes au Parlement. Elles tiennent à son organisation, à l’implication des parlementaires, qui doivent représenter la nation, et aux relations que le Parlement doit entretenir avec les autorités de contrôle indépendantes. Elles sont également internes au Gouvernement. Sur les cent décrets nécessaires à la mise en œuvre de la loi sur le logement, votée il y a sept mois, sept seulement ont été pris.
J’ai hésité à participer à ce colloque, car le Conseil constitutionnel n’a pas vocation à se prononcer sur la qualité de loi ni sur les moyens qui permettraient de l’améliorer. Le juge de la conformité des lois à la Constitution – c’est-à-dire aux droits et aux libertés garantis par celle-ci – n’est pas l’arbitre des choix législatifs.
Mieux légiférer est toutefois un bel objectif, qui doit naturellement être encouragé.
Je me risquerai après d’autres à établir mon diagnostic sur la médiocrité de la législation, avant de rappeler que, sur ces questions qui possèdent un caractère faiblement constitutionnel, le conseil que je préside n’est pas totalement désarmé pour tenter à son niveau – de manière secondaire et accessoire – d’améliorer la situation.
Faire un diagnostic ne consiste pas à se prononcer sur le fond de la loi. La médiocrité de la législation est malheureusement commune à toutes les législatures que j’ai connues, même en tant que président de l’Assemblée nationale.
Quelques chiffres relatifs aux textes de loi promulgués en un an et aux résolutions adoptées par l’Assemblée nationale aident à mesurer l’inflation législative. Ces textes représentent un total de 1,87 million de caractères en 2002, pour 3,82 millions de caractères en 2013. Le volume des lois a plus que doublé en dix ans. La loi, qui s’étendait sur 1 152 pages en 2002, en occupe 2 440 en 2013.
Ce constat quantitatif vaut aussi pour les amendements. Qu’on ne me prête pas, cependant, des propos que je ne tiens pas : il n’est pas question de remettre en cause le droit d’amendement, qui est constitutionnel. À l’Assemblée nationale, 32 545 amendements ont été déposés lors de la session de 2012-2013 ; lors de la session de 2013-2014, 21 051 amendements déposés, dont 3 896 adoptés. On en avait déposé 7 000 en 2000-2001, et 11 000 en 1999-2000. L’étude d’impact doit-elle porter sur ces amendements ? Aboutira-t-elle à priver les parlementaires d’un droit constitutionnel ? Ne retirons pas la loi aux politiques pour la remettre aux mains des technocrates.
Pour parer à toute accusation, j’illustrerai ces considérations par deux exemples empruntés à des législatures différentes.
Sous la précédente législature, le projet de loi « Grenelle 2 », du 12 juillet 2010, dont la rédaction initiale comportait 104 articles, en contenait 257 à l’issue des travaux parlementaires, qui l’ont enrichi de 153 articles additionnels.
Sous la législature actuelle, la première rédaction du projet de loi ALUR du 24 mars 2014 comportait 177 articles. En l’espèce, l’inflation a été l’œuvre tant du projet de loi initial, qui a ajouté 84 articles à la première rédaction, que des amendements, qui ont encore ajouté 93 articles, de sorte que ceux-ci sont plus nombreux que ceux du projet initial.
Cette loi nécessitait plus d’une centaine de mesures réglementaires d’application, dont seulement dix ont été prises. Pourtant, sa modification est déjà en chantier, ce qui m’amène à formuler un deuxième constat : celui de la modification trop fréquente de la loi.
Le jeu démocratique veut que chaque alternance politique aboutisse à une évolution de la législation. Ainsi, les alternances politiques régulières qu’a connues notre pays depuis 1981 ont contribué à la modification récurrente des lois et règlements. En revanche, quand une nouvelle majorité s’installe, elle ne devrait changer la norme de référence qu’après réflexion, en veillant à conserver sa stabilité. J’en citerai deux exemples.
Le crédit d’impôt en faveur du développement durable allège l’impôt sur le revenu des propriétaires, locataires ou occupants à titre gratuit qui ont engagé des dépenses pour améliorer la qualité environnementale de leur résidence principale. Ce mécanisme créé par la loi du 30 décembre 1999 – c’est-à-dire la loi de finances pour 2000 – a été profondément modifié par la loi de finances pour 2005, puis modifié, dans son assiette et dans son taux, par la loi de finances pour 2006, puis, dans son assiette, par la loi sur l’eau du 30 décembre 2006, puis, dans son assiette et dans son taux, par la loi du 27 décembre 2008, puis, dans son assiette et dans son taux, par la loi du 29 décembre 2010, puis, dans son assiette et dans son taux, par la loi du 28 décembre 2011, puis, dans son assiette et dans son taux, par la loi du 29 décembre 2013. Il semble que l’actuel projet de loi de finances pour 2015 en réforme à nouveau le taux et l’assiette, en prenant – pour le dire pudiquement – une nouvelle orientation.
Ainsi, d’année en année, l’avantage a été accordé ou retiré aux propriétaires bailleurs, étendu à l’isolation des murs, supprimé pour les parois opaques ou pour les changements de fenêtres, et étendu aux chaudières à micro-cogénération gazeuse. Le taux est passé à 40 % pour certaines chaudières et à 50 % pour d’autres. Pour certains panneaux solaires, il est passé de 40 % à 50 %, puis, en cas de réalisation d’un bouquet de travaux, il a été réduit à 15 %, avant de remonter à 25 %. Comment le citoyen pourrait-il s’y retrouver ? Ces changements permanents interdisent aux agents économiques de prévoir leur retour sur investissement et ruinent la confiance nécessaire à chaque entreprise. Les particuliers ne sont pas capables de suivre l’imagination des parlementaires ni de comprendre une réglementation qui, à force de varier, perd tout pouvoir incitatif.
J’en viens à mon second exemple : l’imposition des plus-values immobilières de terrains à bâtir. La loi de finances pour 2011 a allongé de deux à trente ans la durée de détention ouvrant droit à une exonération totale. L’abattement était de 2 % pendant dix-sept ans. Puis il est passé à 4 % pendant sept ans, avant d’être fixé à 8 % pendant six ans. La loi de finances pour 2012 a modifié l’imposition des plus-values sur les terrains à bâtir pour les soumettre au barème de l’impôt sur le revenu. Ce choix, joint à toutes les autres impositions, avait pour conséquence de pousser à 82 % l’imposition marginale de ces plus-values. On avait voté une loi sans regarder les autres, ce qui aboutissait à une absurdité. Le Conseil constitutionnel a censuré le texte, qui faisait peser sur les contribuables une charge excessive au regard de leur capacité contributive, ce qui est contraire au principe d’égalité devant les charges publiques.
La loi de finances rectificative du 29 décembre 2012 a instauré une nouvelle taxe sur les plus-values de cession immobilière pour les immeubles bâtis dont la plus-value imposable est supérieure à 50 000 euros, mais la loi de finances pour 2014 a ajouté une complexité supplémentaire en créant un régime d’abattement différent pour les prélèvements sociaux et les prélèvements forfaitaires libératoires de l’impôt sur le revenu. En outre, elle a institué un abattement exceptionnel de 25 % pour les immeubles bâtis. Enfin, elle réforme l’imposition des plus-values immobilières en supprimant tout abattement sur les cessions de terrain à bâtir. Où en est-on ? L’étude d’impact va-t-elle supprimer ces mesures qui proviennent pour la plupart d’amendements ? J’apprends que la loi de finances pour 2015 réforme à nouveau le dispositif…
Il ne m’appartient pas de définir le juste niveau auquel il faut taxer les plus-values immobilières, mais il est certain que les modifications récurrentes de la fiscalité ont contribué à geler les anticipations économiques dans le secteur du logement.
Je me suis borné à citer deux exemples. Il serait facile de les multiplier. Je tiens des listes à votre disposition. L’augmentation de la masse des dispositions législatives n’est pas le seul symptôme du mal légiférer. Le rythme de modification de certaines dispositions en est un autre. Le scepticisme à l’égard de la loi vient moins de son volume que des changements incessants qui créent une insécurité juridique.
Le Conseil constitutionnel a essayé d’intervenir – modestement – pour tenter d’améliorer la loi. Il a souvent à connaître de lois aussi longues qu’imparfaitement travaillées. Il est saisi de dispositions incohérentes et mal coordonnées. Il examine des textes gonflés d’amendements préparés hâtivement et peu cohérents les uns avec les autres. Chaque année, il voit revenir en droit fiscal des modifications récurrentes. Bref, il subit les bégaiements et les malfaçons législatives. J’ai eu l’occasion de le dire au Président de la République en lui présentant mes vœux.
Le Conseil constitutionnel ne parvient pas à endiguer le phénomène. Le contrôle de constitutionnalité vise à faire respecter les règles institutionnelles figurant dans la Constitution, ainsi que l’ensemble des droits et libertés constitutionnellement garantis. Le Conseil a cependant développé une jurisprudence relative à la clarté, à l’accessibilité et à l’intelligibilité de la loi.
Dans un premier temps, il a pu juger inconstitutionnelle une disposition législative ne répondant pas à l’exigence de clarté qui découle de l’article 34 de la Constitution. Une disposition législative incompréhensible, donc inapplicable, est entachée d’incompétence négative. Le Conseil a jugé ainsi qu’une disposition fiscale susceptible de deux interprétations entre lesquelles les travaux préparatoires ne permettaient pas de trancher ne fixait pas les règles concernant l’assiette de l’impôt. Il a considéré qu’une mesure d’urbanisme commercial apportant à la liberté d’entreprendre des limitations qui n’étaient ni claires ni précises était contraire à l’article 34 de la Constitution.
Dans un second temps, il a dégagé un objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, en se fondant sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il a jugé que l’égalité devant la loi énoncée par l’article 6 de la Déclaration et la garantie des droits requise par son article 16 pouvaient ne pas être effectives si le citoyen ne disposait pas d’une connaissance suffisante des normes applicables. Sur cette base, il a censuré une disposition relative au libellé de certains bulletins de vote, tant la loi était défectueuse : incertitude sur la portée normative d’une partie du texte, enchaînement incohérent des alinéas, vocabulaire imprécis, insertion d’une disposition visant les sénateurs dans une partie du texte qui ne leur est pas applicable.
Nous avons censuré l’intégralité de l’article 78 de la loi de finances pour 2006, dont la complexité était excessive au regard de sa finalité. Aux termes du texte, qui créait un plafonnement global des niches fiscales, les contribuables devaient calculer par avance le montant de leur impôt afin d’évaluer les conséquences des nouvelles règles sur leur choix. La longueur de l’article – neuf pages de la petite loi et 14 801 caractères – témoigne de la complexité du calcul. Ces dispositions incompréhensibles au profane étaient une manne pour les spécialistes. Elles renvoyaient en outre à une multitude d’autres dispositions de la loi, ce qui empêchait d’en saisir l’ensemble.
Le législateur entendait ouvrir aux entités adjudicatrices la possibilité de recourir de plein droit à la procédure négociée pour la passation de leur marché. À cet effet, il avait défini deux procédures supposées alternatives en dessous et au-dessus d’un seuil fixé par décret, mais le dernier alinéa qui fixait la procédure employait l’adjectif « supérieur » au lieu de « inférieur », ce qui rendait le dispositif inapplicable. Nous avons sanctionné ce texte.
L’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi ne peut être soulevé dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité. Nous avons fait pourtant une exception en 2012, car une loi se référait à un texte qui n’était pas rédigé en français, langue de la République, et qui n’avait jamais été traduit. Comment le législateur avait-il pu laisser passer cette inadvertance ? Encore un exemple de la mauvaise fabrication législative.
À notre place, nous cherchons à améliorer la qualité de la loi. Espérons que les parlementaires parviendront à se détacher de la tyrannie de l’instantané. Souhaitons qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas élus d’une circonscription, mais de la nation, et que la loi n’est pas un moyen de communication politique. Elle vise à établir des normes, non à adopter des pétitions de principe. Comme vous, j’ai été effaré par ce que je viens d’entendre : si l’on doit justifier la loi par son faible coût financier, autant fermer l’Assemblée nationale comme le Sénat, et remettre tous les pouvoirs à Bercy. Le ministère des finances rédigera des lois qui ne coûteront rien, mais ce sera la fin du politique, dont la loi est l’expression.
Le colloque s’achève à treize heures vingt.