Cahier d’un retour au pays natal
Un document exceptionnel conservé à la biblothèque de l'Assemblée nationale
Le Cahier d’un retour au pays natal est l’œuvre d’Aimé Césaire la plus lue et la plus traduite dans le monde. On a longtemps cru qu’il ne subsistait rien de la version originelle, celle qu’Aimé Césaire avait adressée en 1939 à son premier éditeur. Or, en 1992, l’Assemblée nationale acquiert le tapuscrit, découvert chez un libraire. Ce document exceptionnel, qui révèle la genèse de l’œuvre et qui s’accompagne d’une lettre inédite du jeune Césaire à l’éditeur, est conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale sous la cote Ms 1825 bis.
Parmi ses nombreuses richesses, l’Assemblée nationale possède aussi le manuscrit autographe de la préface d’Aimé Césaire à l’anthologie de textes de Victor Schœlcher, Esclavage et colonisation, publiée en janvier 1948 par les Presses universitaires de France (cote Ms 1825).
Présentation
C’est en 1935 qu’Aimé Césaire commence la rédaction du Cahier d’un retour au pays natal. Après une année épuisante à préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure, Césaire est invité par son ami Petar Guberina à passer ses vacances en Yougoslavie :
« J’habitais à la Cité universitaire, boulevard Jourdan, à Paris. C’était l’été. Et l’été est dur à Paris. Quand on voit fondre l’asphalte sur le boulevard, on regrette la Martinique. Il faisait horriblement chaud et nous étions seuls. Il n’y avait plus de Français. Il y avait beaucoup d’étrangers. Il y en a un qui est venu vers moi avec qui j’ai très vite sympathisé. C’était Petar Guberina, un Croate. Il était venu à Paris passer sa thèse. On a lu ensemble, on a parlé ensemble. Je lui parlais de la Martinique. Il m’a parlé de la Yougoslavie. Il m’a parlé de la Croatie. On n’était pas très riches et on se dépouillait pour acheter des livres, chez Gibert en particulier. Et puis un beau jour, il dit : “Je vais rentrer chez moi. Tu es seul à Paris. Viens me voir. Ma mère possède une ferme en Dalmatie, à Sibenik.” Il a tellement insisté que j’ai fini par dire oui. J’ai passé deux bons mois en plein cœur de la Dalmatie. C’était un pays magnifique. Sous certains aspects il me rappelait la Martinique. En moins verdoyant. Et, chose très curieuse, j’ai eu un choc. Le matin, en me réveillant, je regarde le paysage et je vois juste en face de moi, une île.
– Comment s’appelle cette île ?
– Martinska.
– Si on traduit en français, ça signifie Martinique ! C’est l’île de Saint-Martin !
Et c’est ainsi que j’ai écrit, en Yougoslavie, avec Martinska dans ma perspective, plusieurs pages du Cahier d’un retour au pays natal. »
L’été suivant, Aimé Césaire retourne passer ses vacances en Martinique et retrouve sa famille après cinq ans d’absence. Il est probable qu’à cette occasion, de nouveaux chapitres du Cahier aient été rédigés où retravaillés. En septembre, à son retour en métropole, Césaire fait la lecture de son poème à ses amis Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas – futurs députés du Sénégal et de la Guyane – au cours de leurs réunions littéraires, et y ajoute des éléments biographiques. En 1937 ou en 1938, Aimé Césaire envoie le manuscrit de son poème à un éditeur parisien qui le refuse. C’est finalement Petitbon, son professeur à l’École normale supérieure, qui va deviner la vocation poétique d’Aimé Césaire. Depuis quelque temps déjà, ce professeur avait remarqué l’originalité des dissertations de son élève. Césaire lui montre alors son poème et Petitbon lui conseille de l’envoyer à Georges Pellorson, le directeur de la revue Volontés. Le jeune Martiniquais rencontre le directeur de la revue au début de 1939, qui lui demande quelques modifications. Le 28 mai 1939, Aimé Césaire lui envoie le tapuscrit de son poème.
Le Cahier d’un retour au pays natal est publié en août 1939, dans le n° 20 de la revue Volontés. Le contexte politique de ce mois d’août et le retour d’Aimé Césaire en Martinique à la même époque ne faciliteront pas sa diffusion. Le poème sombre dans l’indifférence générale à la veille du deuxième conflit mondial. C’est finalement le poète surréaliste André Breton, lors de son escale à Fort-de-France en 1941, qui « découvrira », presque par hasard, l’existence du Cahier d’un retour au pays natal, et en assurera la postérité. C’est sous son impulsion qu’une première édition bilingue du Cahier est publiée par Brentano’s, à New York en 1947, sensiblement différente de la version de 1939. Après la guerre, Aimé Césaire, devenu entre-temps député-maire de Fort-de-France, commence à éditer ses poèmes auprès d’éditeurs parisiens. En 1947 encore, le Cahier d’un retour au pays natal est publié pour la première fois en volume et en France par les éditions Pierre Bordas, dans une édition profondément remaniée et préfacée par André Breton. Mais il faudra attendre quelques années pour que ce poème s’impose dans le paysage littéraire. En 1956 est publiée par les éditions Présence Africaine une nouvelle édition du Cahier d’un retour au pays natal, qui subira quelques modifications jusqu’à l’édition dite « définitive » de 1983.
Jusqu’à présent, la version la plus ancienne de ce poème restait celle de la revue Volontés, en 1939. Tout le monde pensait que les manuscrits ou les tapuscrits du Cahier avaient disparu dans les bouleversements du deuxième conflit mondial. Or, en juin 1992, la bibliothèque de l’Assemblée nationale retrouve le tapuscrit chez un libraire. Aimé Césaire a toujours été un homme de paradoxes. Tandis que son œuvre est étudiée de par le monde, le secret de son poème majeur réside au cœur de l’Assemblée nationale, cette institution où il siégea sans discontinuer de 1945 à 1993.
Ce tapuscrit du Cahier d’un retour au pays natal est riche d’enseignements. On peut y découvrir des passages retranchés et inédits. On peut y lire des ajouts manuscrits et étudier les variantes. En comparant avec les éditions postérieures, on peut aussi découvrir la genèse de certains extraits célèbres du Cahier. Ainsi ce passage du tapuscrit :
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des misères qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui pourissent [sic] au cachot du désespoir. »
deviendra dans l’édition imprimée :
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »
Enfin, les pages 41 à 43 du tapuscrit sont entièrement manuscrites, ce qui laisse penser qu’il s’agit de la conclusion réécrite par Aimé Césaire sur les conseils de Georges Pellorson. Les dernières pages du Cahier seront également remaniées dans l’édition Bordas de 1947. Grâce au tapuscrit, on peut suivre le fil de la pensée créatrice d’Aimé Césaire. On touche au mystère de la poésie. On le voit hésiter, raturer, rajouter, modifier son texte. Le lecteur peut vivre la genèse d’une œuvre. C’est un plaisir assez rare.
Aujourd’hui, les poèmes d’Aimé Césaire sont universellement connus, et le Cahier d’un retour au pays natal est l’œuvre « nègre » la plus traduite et lue dans le monde. Les recherches littéraires concernant Aimé Césaire n’en sont qu’à leur début. Nul doute que cette publication contribuera à une meilleure compréhension de son œuvre. C’est un très bel hommage qui est fait à la mémoire d’Aimé Césaire de livrer à la curiosité du public cette version première du plus universel de ses poèmes. C’est également tout à l’honneur de l’Assemblée nationale d’assurer la publication du « terreau primordial » du plus fascinant de nos poètes contemporains.
David Alliot