Présentation de Bibia Pavard

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Madame Bibia Pavard

Un manifeste historique

 

Bibia Pavard

Université Paris 2-Panthéon-Assas

Institut universitaire de France

 

 

Le 5 avril 1971 la « une » du Nouvel Observateur annonce en couleurs sur fond noir le scoop qui se trouve dans ses pages : la liste des 343 femmes qui « ont le courage de signer le manifeste "je me suis fait avorter" ».

L’acte est en effet courageux car ces femmes avouent un crime puni par la loi du 31 juillet 1920 « relative à la provocation à l’avortement et la propagande anti-conceptionnelle ». Elles risquent jusqu’à trois ans de prison et 5 000 francs d’amende. À cet interdit légal s’ajoute un interdit moral. L’avortement est réprouvé par l’Église catholique comme l’a rappelé le pape dans son encyclique Humanae Vitae en 1968, qui rejette également la contraception moderne. Avec ce geste qui transgresse un tabou, les signataires s’exposent donc à la fois à des poursuites judiciaires et à l’opprobre.

Pour comprendre les motivations qui les poussent à le faire, il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Leur démarche est profondément politique et découle de l’émergence du Mouvement de libération des femmes (MLF), déclinaison française d’une mobilisation féministe transnationale qui déferle depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970 des États-Unis à l’Australie en passant par l’Europe. Le MLF porte la question de la libéralisation de l’avortement et d’un véritable accès aux contraceptifs, qui a certes été rendu légalement possible par la loi Neuwirth de 1967, mais qui est entravé par la publication tardive des décrets d’application et la nécessaire autorisation parentale pour les mineures de moins de 21 ans. Les militantes féministes font de la libre disposition de leur corps par les femmes un enjeu central de leur émancipation : « ni le juge, ni le pape, ni le fric ne décideront pour nous », clament-elles.

L’idée du manifeste vient du Nouvel Observateur.  Le journal qui a couvert les premières publications et actions du MLF, depuis 1970, veut marquer le coup. Le manifeste est un mode d’action classique pour les intellectuels engagés depuis l’affaire Dreyfus, mais il s’agit ici d’en renouveler la forme en proposant un texte uniquement signé par des femmes. Les militantes du MLF contactées, malgré des désaccords politiques dans le mouvement, acceptent de se lancer dans la collecte des signatures, en commençant par Simone de Beauvoir et Christiane Rochefort qui ouvrent leur carnet d’adresse. Les journalistes veulent des noms célèbres, les militantes du MLF imposent aussi des « anonymes », montrant ainsi que toutes les femmes sont concernées. Les signatures sont recueillies de la main à la main, dans le secret. Toutes n’ont pas avorté, mais elles souhaitent toutes participer à une lutte qui leur semble juste : dénoncer les affres des avortements clandestins et réclamer un changement législatif.

Le texte est percutant : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l'une d'elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l'avortement libre. » Les militantes du MLF ajoutent vouloir l’avortement libre et gratuit à l’aide d’un petit astérisque.

La sortie du manifeste fait événement. L’éditorial du journal Le Monde le soir même parle d’une « date » et la couverture médiatique dans les jours qui suivent est très large en France et à l’étranger. La célébrité de nombreuses signataires femmes de lettres (Marguerite Duras, Françoise Sagan…) ou femmes de cinéma (Agnès Varda, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve...) amplifie son retentissement. Charlie Hebdo, avec l’irrévérence qu’on lui connaît, demande en couverture « qui a engrossé les 343 salopes du manifeste ? », ce à quoi répond une caricature de Michel Debré, connu pour ses positions natalistes : « c’était pour la France ». L’expression « manifeste des 343 salopes » reste. Des hommes signent un manifeste de soutien publié dans des journaux d’extrême gauche. Le manifeste des 343 se transforme aussi en pétition, recueillant des signatures de femmes ordinaires partout en France. Quelques mois plus tard, le 6 juin 1971, un manifeste sur le même modèle est publié par le magazine allemand Stern.

Par l’accumulation des témoignages à la première personne de femmes de toutes les générations, il s’agit de lever le voile sur une expérience largement partagée. Sans que l’on puisse avoir de chiffres exacts, car les avortements sont réalisés clandestinement, on estime à l’époque qu’il y a environ un avortement pour une naissance. Avec ce geste les militantes féministes souhaitent affirmer que « le privé est politique » et que l’avortement n’est pas une question individuelle mais bien un problème structurel révélateur de l’oppression subie par les femmes. Les débats sur l’avortement en sont transformés. Ils étaient déjà vifs depuis 1970 autour de l’opportunité d’élargir l’avortement thérapeutique jusque-là uniquement autorisé pour les futures mères risquant la mort. Avec le manifeste, les femmes se font une place aux côtés des experts. Elles avancent un nouvel argument : l’avortement concerne avant tout les femmes qui le vivent dans leur chair et elles seules peuvent décider.

Le manifeste des 343 déclenche une série d’autres manifestes qui lui répondent soit pour s’opposer à l’avortement libre et appeler au « respect de la vie » soit pour aller dans le même sens et réclamer une réforme de la loi. Il ouvre aussi la voie à d’autres modes d’action. Gisèle Halimi, qui l’a signé, décide de créer l’association « choisir » pour défendre ses camarades qui devraient subir les conséquences pénales de leur acte.  C’est dans ce contexte qu’elle reçoit la lettre déchirante de Michelle Chevalier ayant aidé sa fille Marie-Claire à avorter et qui se retrouve mise en accusation avec ses « complices ». L’avocate féministe les défend lors des procès de Bobigny et saisit l’occasion d’attaquer publiquement la loi de 1920. Dans ces procès politiques de l’avortement, elle insiste sur le fait que les femmes des classes populaires sont davantage exposées aux risques médicaux et à la condamnation en justice.

Les mobilisations pour l’avortement libre et gratuit prennent ensuite de l’ampleur, notamment avec les actions de nombreux groupes de femmes, du Mouvement français du planning familial et la création du Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception (MLAC) en 1973, qui pratique des avortements partout en France et organise des voyages dans des pays voisins où la législation est plus permissive. C’est bien l’ensemble de ces actions qui conduit aux lois Veil de 1974 et 1975 libéralisant respectivement la contraception et l’avortement.

Au fil des ans, le manifeste des 343 devient un « lieu de mémoire » féministe. Il est cité par de nouvelles actions qui visent à approfondir les droits des femmes comme le manifeste des 343 mamans des cités lancé par « Ni putes, ni soumises » en 2007, le manifeste des 313 victimes de viol lancé par Clémentine Autain en 2012 ou encore le « nouveau manifeste des 343 » en 2021 qui appelle à l’allongement des délais pour l’IVG.

 

Pour aller plus loin

Adeline Laffitte et Valérie Jourdan, « Manifeste des 343, dans les coulisses d’un scandale », documentaire, 60 min, Camera Lucida, 2021.

Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020.

Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.