M. Jean-Louis Touraine présente le Pr. François Damas comme « un grand témoin de l’euthanasie ». Il est chef du service des soins intensifs et membre du comité d’éthique du centre hospitalier régional Citadelle à Liège. Il est également professeur de clinique au centre hospitalier universitaire de Liège et auteur de l’ouvrage La Mort choisie : l’euthanasie et ses enjeux – qui a reçu en 2015 le prix du livre de la revue médicale Prescrire. Enfin, il a participé au film Les mots de la fin, qui va bientôt sortir en Belgique. Cette expérience est très précieuse pour ceux qui souhaitent mieux comprendre la législation belge et améliorer celle de notre pays. Le Pr François Damas pourrait-il résumer son expérience d’accompagnement à l’euthanasie et nous livrer son analyse concernant la lenteur de la France à légiférer sur cette question ? Comment la Belgique vit-elle cette situation de devoir suppléer aux insuffisances françaises ?
Le Pr François Damas remercie le président Touraine de l’inviter à faire part de son expérience et à donner un avis sur la situation française. En guise d’introduction, il cite le titre de l’ouvrage de Véronique Fournier : « Puisqu’il faut bien mourir ». Il faut mourir, c’est l’évidence, mais le problème c’est que la mort est mal vécue par un pourcentage élevé de patients. Pendant longtemps, les médecins ne se sont pas occupés de la mort, raison pour laquelle le mouvement des soins palliatifs a émergé dans les années 1970, en France et en Belgique, sous l’impulsion du personnel paramédical et un peu contre la volonté des médecins. Pourtant, réduire le mal mourir fait partie des missions fondamentales du médecin. Nous avons des moyens pour lutter contre le mal mourir, mais il y a eu des résistances importantes : pendant des décennies, nous avons ralenti l’utilisation de la morphine ; aujourd’hui, les médecins sont aussi réticents au recours à la sédation profonde et continue. Pourquoi les réticences du corps médical sont-elles aussi importantes même lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi ? Il faut regarder du côté des instances médicales qui sont, comme en Belgique, très conservatrices, et freinent l’implication des médecins.
Quoi qu’il en soit, la sédation profonde et continue jusqu’au décès n’est pas la panacée, elle consacre toujours l’autorité médicale, tandis que les patients voudraient devenir véritablement acteurs de leur fin de vie. C’est notamment à cela qu’a servi la loi belge : rééquilibrer la position des deux protagonistes, patient et médecin. Contrairement à ce que l’on pense, la loi sur l’euthanasie donne du pouvoir au malade et non au médecin. Pour autant, il ne s’agit pas d’un droit-créance : ce n’est pas un droit à l’euthanasie, c’est un droit à demander l’euthanasie ; c’est le droit d’exprimer sa volonté, laquelle est examinée par le médecin. La loi permet ainsi un accompagnement vrai, libre, dégagé de tous les interdits légaux qui empêchaient l’écoute et/ou les gestes. C’est donc la construction d’un chemin commun entre médecin et malade, qui aboutit ou non à l’idée que l’euthanasie est la meilleure solution. L’euthanasie n’est pas seulement un geste, une injection létale ; c’est une procédure, c’est un accompagnement qui peut prendre des jours, des semaines… C’est la possibilité pour le patient d’être apaisé car il sait qu’il pourra éviter la souffrance qu’il redoute. Et pourtant la majorité des demandes d’euthanasie n’aboutissent pas à l’acte d’euthanasie : c’est seulement 2 à 3 % des décès, 5 à 6 % des décès par cancer. Mais le fait d’en parler est déjà un accompagnement.
Si l’euthanasie arrive, c’est qu’on a convenu avec le patient que la demande est raisonnable, acceptable, et l’on se donne alors un dernier rendez-vous, aussi avec les proches, l’entourage et l’équipe soignante. Le malade ne meurt pas seul comme d’habitude, mais entouré de sa famille.
L’expérience de l’euthanasie est singulière. Aussi bien les médecins que les infirmiers sont souvent impressionnés par le calme des patients qui actent cette volonté et par la qualité des derniers moments qui sont assurés au patient, dans le cadre d’une cérémonie d’adieu. On peut apporter un accompagnement de qualité avec des soins palliatifs ou d’autres soins, qui permettent au patient de s’endormir paisiblement, mais ce qui est remarquable avec l’euthanasie c’est que c’est programmé et que cela permet la réunion de tous ceux qui veulent être présents pour dire adieu au patient. Le plus souvent, c’est une expérience positive.
L’euthanasie permet de rendre la mort opportune pour les patients. C’est la mort qui réintègre la vie, qui réintègre nos sociétés. Les résultats sont assez impressionnants. Le plus souvent, ces procédures n’aboutissent pas à l’acte d’euthanasie mais permettent une prise en charge de qualité car le dialogue est sans tabou et toutes les éventualités sont envisagées. Une euthanasie bien conduite est un soin palliatif réussi. En fait, il n’y a pas de contradiction entre les deux concepts puisque l’euthanasie, c’est le médecin qui écoute la voix du malade. Cela fait bientôt vingt ans que l’euthanasie est pratiquée en Belgique, mais ce n’est pas une boîte de Pandore. Elle n’a pas abîmé l’image du médecin, au contraire : c’est le malade qui décide et le médecin qui consent, avec des balises données par la loi. Cet acte qui est programmé est sous contrôle social, par les équipes soignantes et les familles, en amont de l’acte. Elle est sous contrôle social parce qu’elle est l’aboutissement d’un dialogue entre le médecin et le patient.
Quant à la question de savoir pourquoi la France est en retard, le Pr François Damas répond simplement que toutes les sociétés marchent à leur rythme. La communauté wallonne est pionnière sur les questions de bioéthique mais à la traîne sur beaucoup d’autres sujets. Chaque société a ses difficultés.
M. Jean-Louis Touraine salue les capacités de synthèse du Pr Damas, qui a délivré beaucoup de messages très importants. D’abord, le professeur a évoqué le droit des malades, qui n’est que la reconquête d’un droit qui n’aurait jamais dû être enlevé : le droit de chacun à avoir la maîtrise de son destin. Le paternalisme médical a culminé au XXème siècle, à une époque où l’acharnement thérapeutique n’était pas encore prohibé. Les médecins, dont il faisait partie, considéraient tous la mort comme un échec et avaient donc tous tendance à vouloir repousser l’échéance, même au prix d’une longue agonie. Heureusement, l’acharnement thérapeutique est désormais prohibé, même si de nombreux cancéreux reçoivent encore une chimiothérapie dans les quinze derniers jours de leur vie. Il est donc très important de dire que le droit des malades doit être l’équilibre : le patient demande, réitère sa demande, et le médecin décide s’il remplit les conditions pour bénéficier de l’euthanasie. D’ailleurs, dans son film, le professeur Damas montre des demandes d’euthanasie parfaitement justifiées et d’autres qui ne correspondent pas à ce pour quoi l’euthanasie a été développée ou qui sont prématurées. Ce sont des cas réels et donc tout à fait poignants pour le spectateur.
Le président Touraine retient la phrase du professeur selon laquelle l’euthanasie est un soin palliatif comme un autre. En effet, en France, à la différence de la Belgique, les soins palliatifs n’ont pas cheminé de pair avec l’euthanasie. Ils ont été créés essentiellement avec comme objectif d’inhiber les demandes des malades qui veulent recourir à une aide active à mourir. Si les malades en soins palliatifs finissent souvent par renoncer à leur demande d’euthanasie, ce n’est pas parce que la prise en charge les satisfait, mais plutôt par découragement après s’être vu opposer plusieurs refus. Il y a donc toute une culture à développer pour réconcilier soins palliatifs et aide active à mourir.
La programmation de l’euthanasie, le professeur l’a dit, s’opère de façon sereine, et cela rejoint le témoignage des autres médecins auditionnés précédemment, comme le Dr Corinne Van Oost. C’est ce que dit aussi le Père Gabriel Ringlet, qui accompagne sur le plan spirituel des malades bénéficiant de l’euthanasie. Tous disent le calme et la sérénité qu’introduit cette programmation.
Il faut parler aussi de l’expérience canadienne, où l’euthanasie est autorisée : les études montrent que seuls 40 % des malades qui sont autorisés à recourir à l’euthanasie le font, tandis que les autres laissent la solution létale dans leur table de nuit et finissent par mourir de mort naturelle. Ce qui est intéressant, c’est que les psychologues qui ont suivi ces patients disent qu’ils sont tous rassérénés par le fait de savoir que la solution existe.
Mme Michèle Victory demande si tous types de maladies peuvent ouvrir droit à la demande d’euthanasie en Belgique ou bien si le degré de conscience ou de difficulté psychique du malade rentre en en ligne de compte.
Pour le professeur François Damas, c’est une question très importante. Effectivement, une partie des malades échappe à la demande d’euthanasie, car la loi impose que la demande soit faite par un malade compétent. La démarche doit être volontaire, lucide, déterminée. Si le patient perd cette lucidité ou cette faculté d’exprimer sa volonté, il perd la possibilité de faire une demande d’euthanasie. Les patients atteints d’Alzheimer, par exemple, finissent par perdre cette faculté à un certain moment de leur maladie. S’ils ont rédigé des directives anticipées, ils pourront bénéficier d’une euthanasie mais seulement une fois qu’ils seront tombés dans un état d’inconscience irréversible, donc à la toute fin de leur maladie. Certains voudraient que l’on modifie la loi pour permettre aux équipes soignantes d’agir malgré la perte de capacité des personnes, mais c’est un terrain dangereux car les médecins décideraient à la place du malade.
M. Jean-Louis Touraine constate que si certains veulent aller plus loin désormais, il n’y a en tout cas pas de mouvement important pour revenir à la situation antérieure, alors même que la loi belge existe désormais depuis vingt ans.
Le Professeur François Damas acquiesce : la loi a été globalement acceptée puisque douze ans plus tard, en 2014, l’extension aux mineurs a été adoptée, à une grande majorité.
Mme Cécile Rilhac revient justement sur la question des mineurs : y a-t-il une tranche d’âge définie par la loi belge pour l’accès à l’euthanasie ? Comment les mineurs peuvent-ils demander à en bénéficier ?
Le Professeur François Damas indique qu’il n’existe pas d’âge plancher, mais une exigence quant à la capacité de l’enfant à discerner. Cette capacité de discernement a été très longuement discutée par le Parlement belge. Au final, cinq personnes doivent attester par écrit que l’enfant a une capacité de discernement suffisante : le médecin qui reçoit la demande de l’enfant, un deuxième médecin référencé, un pédopsychiatre, et les deux parents. Si ces cinq personnes sont d’accord, l’acte d’euthanasie pourra peut-être être réalisé. C’est donc une éthique de la concertation, de la discussion… Depuis l’adoption de cette loi, seuls cinq enfants ont été euthanasiés. Néanmoins, le professeur déconseille aux députés d’évoquer d’emblée la question de l’euthanasie pour les mineurs en France, car la question est trop sensible.
Mme Camille Galliard-Minier souhaite connaître le nombre d’euthanasies effectuées depuis l’entrée en vigueur de la loi et savoir si certaines affaires ont donné lieu à contentieux.
Le Pr François Damas indique que le recours à l’euthanasie a été progressif en Belgique. En 2002, suite à l’adoption de la loi, il n’y a pas eu plus de dix cas. À partir de 2003, les demandes se sont accentuées, avec dix à quinze euthanasies par mois. En 2019, on a comptabilisé 2 600 décès par euthanasie, sur 110 000 décès annuels, ce qui signifie que les décès par euthanasie représentent 2 % des décès annuels (même si les demandes d’euthanasie concernent elles jusqu’à 15 % des décès annuels). Quant aux affaires judiciaires, ce n’est évidemment pas parce que la procédure est respectée que les dépôts de plainte ne sont pas possibles. Deux affaires ont défrayé la chronique en Belgique : une plainte déposée par le fils d’une personne euthanasiée laquelle avait explicitement demandé à ce qu’il ne soit pas prévenu (affaire Mortier) et une autre plainte déposée par la famille d’une jeune femme souffrance de troubles psychiques qui avait été associée puis a finalement regretté (affaire Nys). Les familles peuvent réagir de manière assez diverse, mais généralement, lorsque la procédure est bien menée, quand le médecin a expliqué aux familles pourquoi il adhère à la demande, les familles sont reconnaissantes et apaisées. C’est lorsqu’il les ignore que les répercussions peuvent être négatives.
Le président Jean-Louis Touraine compare la stagnation du nombre d’euthanasies en Belgique – à 2 % – à celle qu’a connu le nombre des IVG en France après une hausse progressive consécutive à sa légalisation. Il interroge le professeur Damas sur la part des euthanasies à domicile.
Le Pr François Damas indique que ces euthanasies ont lieu majoritairement à domicile désormais, plutôt qu’à l’hôpital. Ce n’est pas un phénomène étonnant, puisque cela va avec le fait pour les gens de reprendre la maîtrise de leur fin de vie. La majorité des personnes préfèrent mourir chez elles plutôt qu’à l’hôpital.
Le président Jean-Louis Touraine revient aussi sur l’ordre dans lequel les membres de la famille devraient être consultés. Le droit français ne consacre pas d’ordre de priorité entre les membres de la famille, par exemple dans le cas où doit se prendre une décision d’arrêt ou de limitation des traitements. Or, beaucoup d’affaires en souffrent, comme l’affaire Lambert qui a vu les parents et l’épouse du patient se déchirer pendant des années. Il serait peut-être opportun de donner la priorité à la parole du conjoint, qui partage la vie du malade au quotidien tandis que les liens avec les parents ont pu être distendus au cours de la vie.
Le Professeur François Damas indique que la loi belge consacre une hiérarchie dans les interlocuteurs. La volonté du malade doit être recherchée auprès des proches : d’abord le mandataire de santé s’il a été désigné, ensuite le gestionnaire désigné par le juge de paix (souvent un juriste), puis le conjoint légal ou de fait, enfin les enfants majeurs, les parents, et enfin les frères et sœurs majeurs. S’il n’y a pas d’interlocuteur, alors c’est le médecin qui décide, après s’être concerté avec un confrère.
Le président Jean-Louis Touraine remercie le professeur Damas pour ses éclaircissements. Il constate que le système belge fonctionne bien, qu’il donne satisfaction, et s’en réjouit. Au XXème siècle, on a voulu oublier la condition de mortels des êtres humains : allègement des rites funéraires, enfants écartés des funérailles… Petit à petit, la mort était devenue tabou. Ce n’est pas une bonne évolution. Il est bien préférable de l’intégrer à notre réflexion, puisque c’est notre fin inéluctable. Pourquoi en parler davantage aujourd’hui ? A vrai dire, il y a cinquante ans, les agonies étaient plus courtes, et les personnes atteintes d’une maladie grave savaient qu’elles ne vivraient plus longtemps, les cancéreux n’atteignant le plus souvent pas le stade de la métastase. Les progrès de la médecine ont paradoxalement créé un mal mourir.
Le Professeur François Damas partage ce constat, mais il pense aussi qu’auparavant la société refusait de voir le mal mourir, tandis qu’il était majoritaire dans les années 1950/1960 et que les euthanasies se déroulaient en catimini. La loi belge a libéré la parole et les oreilles des médecins, des patients et de son entourage.
Le président Jean-Louis Touraine se souvient de cette époque où le chef de service se tournait vers les infirmières en leur demandant d’administrer le « cocktail lytique » (la solution létale). Le patient ne comprenait pas de quoi il s’agissait et les jeunes infirmières ne se sentaient pas en position de refuser. C’est un grand progrès que cela se fasse dans la transparence, le dialogue et le respect.