Contenu de l'article
Robespierre : Le suffrage universel (11 août 1791)
Robespierre, député de l’Artois, intervient à nouveau en faveur du suffrage universel, au moment où l’Assemblée achève de rédiger la Constitution. Dans ce discours, il tente de montrer la contradiction entre les principes démocratiques énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et la discrimination que les députés souhaitent introduire entre les citoyens. |
M. Robespierre : Le projet de vos comités tend à changer l'esprit de votre Constitution ; jamais question, du moins, ne mérita, de la part de l'Assemblée nationale, une attention plus sérieuse. Les comités vous proposent de supprimer le marc d'argent à une condition qui me paraît infiniment plus injuste et plus onéreuse à la Nation. Les motifs qui déterminent les comités à proposer de supprimer ce décret du marc d'argent relativement aux députés, s'appliqueront encore d'une manière bien plus forte aux électeurs. Un de ces principaux motifs est qu'il ne faut point gêner la confiance du peuple dans le choix de ses représentants. Or, le peuple est-il libre de choisir ses représentants lorsqu'il n'est pas même libre dans le choix des intermédiaires qu'il est obligé de commettre pour choisir ces mêmes représentants ; ou plutôt n'est-il pas évident que sa liberté est gênée d'une manière encore plus dangereuse, puisque, non seulement, il ne peut pas atteindre tout de suite le but, mais qu'il ne peut pas même arriver librement à l'intermédiaire qui doit ensuite le porter vers le but ?
Un autre motif qui a déterminé les réclamations élevées de toutes parts contre le décret du marc d'argent, c'est qu'il ne faut point violer l'égalité ni concentrer les dignités dans la classe la plus riche de la Nation et il est évident que ce motif s'applique aux corps électoraux, et qu'il n'est pas moins important pour la Nation que les assemblées électorales soient ouvertes à tous les citoyens sans distinction de fortune aussi bien que le Corps législatif lui-même, puisque, encore un coup, ils ne peuvent envoyer leurs députés à la législature qu'en passant par l'intermédiaire des corps électoraux.
Les comités, Messieurs, me paraissent être continuellement en contradiction avec eux-mêmes dans ce système. Vous avez, sur leur proposition, reconnu que la Constitution devait garantir, et vous avez dit, en effet, qu'elle garantissait que tout citoyen français était admissible à tous les emplois sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; or, je prie les auteurs du système que je combats, de dire si la commission donnée à des citoyens de choisir pour eux des représentants au Corps législatif n'est pas aussi un emploi ? Il en résulte donc que la garantie promise au nom de la Constitution est violée par le système des comités. (Applaudissements à l'extrême gauche et dans les tribunes).
Messieurs, on conçoit les plus heureuses espérances lorsqu'on lit le début de notre Constitution et qu'on voit le scrupule avec lequel vous vous êtes appliqués à arracher les racines mêmes de toutes les distinctions de la noblesse et de tous les autres préjugés qui mettaient une classe de citoyens au-dessus de toutes les autres : mais que nous importe, Messieurs, qu'il ne nous reste plus de noblesse féodale si à ces préjugés absurdes, si à ces distinctions humiliantes pour les autres citoyens vous substituez une nouvelle distinction plus réelle, qui a beaucoup plus d'influence sur le sort et sur les droits des citoyens, puisqu'on y attache un droit politique, celui de décider du mérite des membres qui doivent représenter la Nation et, par conséquent, le bonheur du peuple.
Que m'importe à moi citoyen, qu'il n'y ait plus de nobles, qu'il n'y ait plus de tous ces titres ridicules sur lesquels s'appuyait l'orgueil de quelques hommes, s'il faut que je voie succéder à ces privilégiés une autre classe à laquelle je serai obligé de donner exclusivement mon suffrage, afin qu'ils puissent discuter mes plus chers intérêts ! Qu'importe au citoyen, qu'il n'y ait plus d'armoiries, s'il voit partout la distinction de l'or. Il est évident qu'il est impossible d'imaginer une contradiction plus formelle et plus injuste que celle-là ; il est évident que si vous adoptiez le système des comités, cette garantie tant vantée, ne serait qu'un vain appât présenté à la Nation, et que vous tomberiez en contradiction avec vous-mêmes, contradiction qui lui permettrait de douter de votre bonne foi et de votre loyauté dans la défense de ses droits... (Murmures au centre. Applaudissements à l'extrême gauche.) N'est-il pas évident encore, que ce prétendu bienfait de la suppression du marc d'argent est illusoire, puisque l'usage sera établi et durera toujours, de choisir tous les députés dans les corps électoraux dès qu'une fois vous aurez reporté sur les électeurs la charge du décret du marc d'argent ? (M.)
Quels sont les motifs que le comité oppose à ces principes et à ces contradictions ? Le comité dit : « Il faut une garantie de l'indépendance et de la pureté des intentions de ceux qui devront choisir les représentants de la Nation... » D'abord, Messieurs, je conviens qu'il faut une garantie ; mais cette garantie est-ce la contribution, est-ce la fortune qui la donne ? Est-il vrai que la probité, que les talents se mesurent réellement sur la fortune ? Je dis que l'indépendance, la véritable indépendance est relative, non pas à la fortune, mais aux besoins, mais aux passions des hommes ; et je dis qu'un artisan, qu'un laboureur qui paye les 10 journées de travail exigées par vos précédents décrets est plus indépendant qu'un homme riche, parce que ses désirs et ses besoins sont encore plus bornés que sa fortune, parce qu'il n'est point accablé de toutes ces passions ruineuses, enfants de l'opulence. Ces idées sont morales, sans doute ; mais elles n'en sont pas moins dignes d'être présentées à l'Assemblée nationale.
Un membre : C'est trop fort, Monsieur Robespierre !
M. Robespierre : Ce ne sont pas là des surfaces sans profondeur et des lignes sans largeur. (Rires) J'examine donc avant tout si vous avez le profit d'exiger que les électeurs payent une contribution plus forte que celle que vous avez décrétée, et je dis que non ; pourquoi ? Parce que vous ne pouvez pas porter atteinte vous-mêmes à la garantie de la liberté, de la justice, de la Constitution, parce que vous ne pouvez pas, de la manière la plus formelle et la plus évidente, effacer ces principes fondamentaux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, que vous avez reconnue comme la base de votre Constitution.
On nous parle de garantie, mais chez quel peuple libre a-t-on exigé cette garantie ? Je ne parle point de l'Angleterre ni même de l'Amérique...(Rires.) Avant de censurer cette idée et de l'improuver, il aurait fallu la prévoir, et donner le temps d'en faire le développement ; il serait trop facile de prouver que l'Amérique se trouve dans des circonstances infiniment différentes, et que ce que je regarde comme un vice est compensé par d'autres lois que nous n'avons pas chez nous.
Je reviens à ce que je disais ; je dis que les peuples libres ont dédaigné, ont méprisé cette garantie ; que les plus grands législateurs de l'Antiquité l'ont regardée comme une injuste absurdité ; car les plus grands législateurs sont ceux qui ont fondé la législation sur la morale. Aristide subjugua seul par sa vertu les suffrages, non seulement de sa patrie, mais de la Grèce entière... (Murmures) Quel eût été le résultat du système du comité ? C'est que le fils de ce grand homme, précisément parce que son père, après avoir administré les deniers publics, serait mort sans avoir laissé de quoi se faire enterrer, n'aurait seulement pas pu être électeur...
Un membre : Il aurait été élu.
M. Robespierre : Quelle serait la garantie de Rousseau ? Il ne lui eût pas été possible de trouver accès dans une assemblée électorale ! Cependant, il a éclairé l'humanité, et son génie puissant et vertueux a préparé vos travaux : d'après les principes des comités, nous devrions rougir d'avoir élevé une statue à un homme qui ne payait pas un marc d'argent.
Je dis que tout homme, que tout citoyen français a une garantie suffisante de son aptitude à recevoir toutes les marques possibles de la confiance de ses concitoyens dans la qualité d'homme et de citoyen ; je dis qu'il n'est pas vrai qu'il faille être riche pour tenir à sa patrie ; je dis qu'il est pour les hommes des intérêts sacrés et touchants qui attachent à ses semblables et à la société, des intérêts absolument indépendants de la fortune et de tel ou tel degré de richesse ou de contribution ; ces intérêts primitifs de l'homme : c'est la liberté individuelle, ce sont les jouissance de l'âme, c'est l'intérêt qu'on attache à la propriété la plus petite ; car l'intérêt à la conservation de sa chose est proportionné à la modicité de sa fortune, et l'artisan qui ne paye que 10 journées de travail tient à son salaire, tient à des petites épargnes, tient aux moyens qui le mettent en état de vivre avec sa famille autant que le riche tient à d'immenses domaines ; et ces propriétés sont d'autant plus sacrées qu'elles touchent de plus près aux besoins et à la subsistance nécessaire de l'homme ; elles n'en sont que plus sacrées aux yeux de la loi. Par conséquent, bien loin d'éloigner ceux qui ont ce degré de fortune des droits que leur donne la nature, il faut les leur continuer, afin qu'ils puissent influer le plus qu'il est possible sur la conservation de la chose publique et sur les lois qui doivent protéger tous les citoyens.
Et n'est-ce pas une contradiction dans l'ordre social que, les lois étant faites pour protéger les plus faibles, les plus faibles étant ceux qui ont le plus besoin de la protection des lois, les hommes puissants, les hommes riches étant ceux qui peuvent les éluder plus facilement, et se passer, par leur crédit et leurs ressources personnelles, de la protection des lois ; n'est-il pas injuste que de tels hommes aient plus d'influence sur les lois que la partie qui en a le plus besoin !
Ces idées me paraissent établir d'une manière irrésistible et invariable l'intérêt social et celui de la justice, qui ne peuvent jamais être séparés ; car pour décider une question, il suffit de se rappeler ce seul principe, que rien n'est utile que ce qui est honnête et juste ; or, pouvez-vous dire qu'il est juste, qu'il est honnête d'ôter à une si grande multitude de citoyens le droit de donner leurs suffrages à ceux qui leur en paraîtront dignes, sans distinction de fortune, et à tous les citoyens de recevoir les preuves de la confiance de leurs concitoyens ? Non, et pour vous convaincre tous que ce serait la plus grande des injustices, rappelez-vous à vous-mêmes quel est votre caractère et votre titre ; quels sont ceux qui vous ont envoyés dans cette Assemblée ? Sont-ce des électeurs calculés sur un demi-marc, sur un marc d'argent ? (Non ! non !)
Messieurs, ce sont ceux qui ont été nommés par le peuple que j'atteste sur ce fait ; je les rappelle au titre de leur convocation, qui portait que : « Tout Français ou naturalisé Français, payant une imposition quelconque, serait admis à concourir à la nomination des députés » ; et je leur rappelle que nulle loi n'a éloigné des assemblées un seul homme pour raison de fortune et de contribution. Je demande maintenant si vous, qui êtes arrivés ici sans titre, et qui tenez vos pouvoirs de ces hommes-là, dont une grande partie n'atteignait pas la condition que vous leur imposez ; je vous demande si vous pouvez vous servir des pouvoirs qu'ils vous ont confiés, et si vous pouvez leur dire : le jour où vous nous avez investis du pouvoir de défendre et de garder vos droits, ce jour-là vous les avez perdus ; vous ne rentrerez plus dans ces assemblées où vous nous avez donné votre confiance ; nous n'avons point de garantie de votre indépendance et de votre probité... : nous-mêmes, nous ne sommes donc pas purs, puisqu'enfin nous avons été choisis et nommés par des électeurs qui ne payaient plus (Applaudissements).
Je conclus de tout ce que je viens de dire, que d'après les principes de la morale, par conséquent de la politique des législateurs de la France, l'intérêt du peuple exige que vous révoquiez, non seulement le décret du marc d'argent, mais aussi les conditions d'éligibilité prescrites pour les électeurs.