N° 2829 _______ ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 DOUZIÈME LÉGISLATURE Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 25 janvier 2006 RAPPORT D'INFORMATION DÉPOSÉ PAR LA DÉLÉGATION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE POUR L'UNION EUROPÉENNE (1), sur les conséquences de l'arrêt de la Cour de justice sur les compétences pénales de la Communauté européenne ET PRÉSENTÉ par M. Christian PHILIP, Député. ________________________________________________________________ (1) La composition de cette Délégation figure au verso de la présente page. La Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne est composée de : M. Pierre Lequiller, président ; MM. Jean-Pierre Abelin, René André, Mme Elisabeth Guigou, M. Christian Philip, vice-présidents ; MM. François Guillaume, Jean-Claude Lefort, secrétaires ; MM. Alfred Almont, François Calvet, Mme Anne-Marie Comparini, MM. Bernard Deflesselles, Michel Delebarre, Bernard Derosier, Nicolas Dupont-Aignan, Jacques Floch, Pierre Forgues, Mme Arlette Franco, MM. Daniel Garrigue, Michel Herbillon, Marc Laffineur, Jérôme Lambert, Edouard Landrain, Robert Lecou, Pierre Lellouche, Guy Lengagne, Louis-Joseph Manscour, Thierry Mariani, Philippe-Armand Martin, Jacques Myard, Christian Paul, Didier Quentin, André Schneider, Jean-Marie Sermier, Mme Irène Tharin, MM. René-Paul Victoria, Gérard Voisin. SOMMAIRE _____ Pages INTRODUCTION 5 I. L'ARRET DE LA COUR DU 13 SEPTEMBRE 2005 ETEND LES COMPETENCES PENALES DE LA COMMUNAUTE EUROPEENNE 7 A. Genèse et enjeux institutionnels du litige 7 B. Le raisonnement de la Cour 9 C. La portée incertaine de l'arrêt 10 1) Cet arrêt s'applique-t-il à d'autres matières que la protection de l'environnement ? 10 2) Le caractère « nécessaire » et « indispensable » des sanctions pénales 11 3) La portée du libre choix des sanctions laissé aux Etats membres 11 II. L'INTERPRETATION QU'EN FAIT LA COMMISSION APPARAÎT CEPENDANT EXCESSIVE 13 A. Une interprétation allant au-delà de la lettre de l'arrêt 13 1) Une application à toutes les politiques communes et aux quatre libertés de circulation 13 2) L'omission du caractère indispensable des sanctions 14 3) La négation du libre choix des sanctions par les Etats membres 14 4) La remise en cause de huit décisions-cadres 14 B. Cette interprétation risque de porter atteinte à la cohérence du droit pénal 15 III. L'USAGE DE LA « CLAUSE PASSERELLE » PREVUE A L'ARTICLE 42 DU TRAITE SUR L'UNION EUROPÉENNE PERMETTRAIT DE CLARIFIER LA SITUATION 17 A. La « communautarisation » de la coopération judiciaire en matière pénale permettrait de donner un nouvel élan à l'Europe de la justice. 17 1) L'article 42 du traité sur l'Union européenne autorise la « communautarisation » de la coopération judiciaire en matière pénale 17 2) Le maintien d'un droit d'appel au Conseil européen permettrait de surmonter les réticences de certains de nos partenaires 18 B. Cette réforme ambitieuse nécessiterait une nouvelle révision constitutionnelle en France. 20 CONCLUSION 23 ANNEXE : Liste des textes affectés selon la Commission par l'arrêt de la CJCE du 13 septembre 2005 29 Mesdames, Messieurs, La Cour de justice a rendu, le 13 septembre 2005, un arrêt important sur la répartition des compétences entre la Communauté européenne et les Etats membres en matière de droit pénal. La grande chambre de la Cour a jugé que la Communauté européenne est compétente pour obliger les Etats membres à prévoir des sanctions pénales afin de protéger l'environnement. Elle a, en conséquence, annulé la décision-cadre du Conseil relative à la protection de l'environnement par le droit pénal, parce qu'elle a été adoptée sur le fondement du « troisième pilier » de l'Union européenne (relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale), et non du premier pilier communautaire. Cet arrêt bouleverse la répartition des compétences entre le premier et le troisième pilier de l'Union européenne, et revêt dès lors une envergure « constitutionnelle » qui lui permettra sans doute de figurer au « panthéon des grands arrêts de la Cour de justice »(1). Son importance, mais aussi les nombreuses interrogations qu'il soulève, ont conduit la Commission européenne à présenter, le 23 novembre dernier, une communication sur les conséquences de cette décision(2). La Commission y précise l'interprétation extensive qu'elle donne de cette jurisprudence, en n'hésitant pas à aller au-delà de la lettre de l'arrêt. Elle estime, en particulier, que huit autres décisions-cadres ont été adoptées - et, pour certaines, transposées en droit français - en application de bases juridiques erronées et qu'elles devraient être remplacées par des directives. C'est pourquoi le Gouvernement a décidé de transmettre cette communication au Parlement en application de la clause facultative de l'article 88-4 de la Constitution, conformément à sa volonté de renforcer le rôle du Parlement en matière européenne, concrétisée par la nouvelle circulaire d'application de l'article 88-4 du Premier ministre du 22 novembre 2005. L'arrêt de la Cour de justice du 13 septembre 2005 étend effectivement les compétences pénales de la Communauté européenne (I), mais l'interprétation qu'en fait la Commission apparaît excessive (II). Le recours à la « clause passerelle » prévue à l'article 42 du traité sur l'Union européenne permettrait de donner un nouvel élan à l'Europe de la justice et de clarifier la situation (III). I. L'ARRET DE LA COUR DU 13 SEPTEMBRE 2005 ETEND LES COMPETENCES PENALES DE LA COMMUNAUTE EUROPEENNE L'influence du droit communautaire sur le droit pénal des Etats membres n'est pas nouvelle. Le droit communautaire peut, depuis longtemps, « neutraliser » le droit pénal interne en cas de conflit, si la prohibition sanctionnée par le droit national est incompatible avec les règles du traité(3). Le droit communautaire peut également imposer au législateur national d'adopter des sanctions équivalentes à celles applicables en droit interne à une infraction de nature et d'importance comparable, et présentant un caractère effectif, proportionné et dissuasif(4). Une compétence pénale directe n'avait cependant pas été reconnue au législateur communautaire. En matière pénale, l'Union européenne ne pouvait, jusqu'ici, intervenir que sur le fondement du titre VI du traité sur l'Union européenne (TUE), consacré aux « dispositions relatives à la coopération policière et judiciaire en matière pénale », dans le cadre du « troisième pilier » de l'Union européenne. Cette compétence exclusive du Conseil « Justice et affaires intérieures » pour légiférer en matière pénale est remise en cause par la décision du 13 septembre 2005. La décision-cadre 2003/80/JAI du 27 janvier 2003 relative à la protection de l'environnement par le droit pénal incrimine certains comportements particulièrement graves portant atteinte à l'environnement. Elle laisse aux Etats membres le choix des sanctions pénales applicables, lesquelles doivent cependant être effectives, proportionnées et dissuasives. L'adoption de ce texte avait été envisagée initialement sous la forme d'une directive communautaire(5) fondée sur l'article 175 du traité instituant la Communauté européenne (TCE). La proposition déposée en ce sens par la Commission n'avait cependant pu aboutir, en raison de l'opposition d'une majorité d'Etats membres qui estimaient que les mesures proposées relevaient du troisième pilier (titre VI du traité sur l'Union européenne). C'est donc sous la forme d'une décision-cadre que ces dispositions ont été adoptées par le Conseil. Cette controverse a entraîné un recours contentieux de la Commission, soutenue par le Parlement européen, contre le Conseil, lui-même défendu par onze Etats membres dont la France. Le choix de la base juridique (premier ou troisième pilier) entraîne des conséquences institutionnelles importantes qui expliquent ce recours. Le troisième pilier est en effet marqué par une logique intergouvernementale dont découlent plusieurs particularités : - la Commission partage son droit d'initiative avec les Etats membres ; - le Conseil statue à l'unanimité et le Parlement européen n'est que consulté ; - les instruments juridiques adoptés (décisions-cadres et décisions) sont dépourvus d'effet direct ; - la Commission ne peut déclencher une action en manquement si un Etat membre ne remplit pas ses obligations ; - les compétences de la Cour de justice sont limitées ; sa compétence préjudicielle est, en particulier, subordonnée à une déclaration de chaque Etat membre. A l'inverse, le choix de l'article 175 al. 1er TCE comme base juridique entraînerait le Conseil à statuer à la majorité qualifiée en codécision avec le Parlement européen et permettrait à la Commission et à la Cour de disposer de leur pleine compétence. La Cour a donné suite au recours de la Commission, et a annulé la décision-cadre au motif que sa finalité et son contenu relèvent des compétences de la Communauté européenne prévues par le traité CE dans le domaine de l'environnement. La Cour rappelle qu'en vertu des articles 29 et 47 TUE, aucune des dispositions du traité CE ne saurait être affectée par une disposition du traité sur l'Union européenne. Il lui incombe par conséquent de veiller à ce que les actes du Conseil adoptés dans le cadre du troisième pilier n'empiètent pas sur les compétences de la Communauté (CJCE, 12 mai 1998, Commission c. Conseil). La Cour relève que la protection de l'environnement constitue un des objectifs essentiels de la Communauté. L'article 2 TCE fait ainsi figurer la promotion d'un « niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement » parmi les missions de la CE, et l'article 3 TCE prévoit, à cette fin, la mise en place d'une « politique dans le domaine de l'environnement ». L'article 6 TCE souligne, selon la Cour, le « caractère transversal et fondamental de cet objectif », car il comporte une clause transversale imposant d'intégrer les exigences de la protection de l'environnement dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté. La Cour de Luxembourg reconnaît qu'« en principe, la législation pénale tout comme les règles de la procédure pénale ne relèvent pas de la compétence de la Communauté » (CJCE, 11 novembre 1981, Casati ; CJCE, 16 juin 1998, Lemmens). Mais c'est pour mieux souligner, dans le considérant de principe suivant, que « cette dernière constatation ne saurait empêcher le législateur communautaire, lorsque l'application de sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives par les autorités nationales compétentes constitue une mesure indispensable pour lutter contre les atteintes graves à l'environnement, de prendre des mesures en relation avec le droit pénal des Etats membres et qu'il estime nécessaires pour garantir la pleine effectivité des normes qu'il édicte en matière de protection de l'environnement »(6). L'objet principal des dispositions de la décision-cadre étant la protection de l'environnement, elles auraient dû être adoptées sur le fondement de l'article 175 TCE. La décision-cadre est donc annulée. La portée exacte de cet arrêt est difficile à évaluer. La Cour a en effet prévu des limites importantes aux compétences pénales de la Communauté, dont la définition soulève des interrogations. 1) Cet arrêt s'applique-t-il à d'autres matières que la protection de l'environnement ? La première de ces interrogations concerne la portée matérielle de cette jurisprudence, c'est-à-dire son application à d'autres domaines que la protection de l'environnement. La Cour a clairement rappelé que le principe reste que « la législation pénale tout comme les règles de la procédure pénale ne relèvent pas de la compétence de la Communauté », la compétence communautaire restant l'exception. Elle a, à ce titre, insisté sur les particularités de la protection de l'environnement, qui constitue un « objectif essentiel », « transversal et fondamental ». Ce caractère découle de sa mention aux articles 2 et 3 du TCE et de la « clause transversale » de l'article 6 TCE. Ce sont ces spécificités qui autorisent la Communauté européenne à intervenir selon les modalités prévues à l'article 175 dans des domaines tels que la politique fiscale, la politique de l'énergie ou la politique d'aménagement du territoire, dans lesquels soit la Communauté européenne ne dispose pas de compétence législative, soit l'unanimité au Conseil est requise (point 44 de l'arrêt). Peu d'objectifs de la Communauté réunissent ces caractéristiques et bénéficient, en particulier, d'une clause transversale similaire (on peut citer l'égalité entre les femmes et les hommes). La politique des transports, ou la politique agricole commune, par exemple, ne saurait être considérée comme répondant à des objectifs transversaux. En d'autres termes, il ne suffit pas qu'un objectif de la Communauté européenne figure dans la liste, très large, des articles 2 et 3 pour que la Communauté européenne puisse imposer aux Etats membres de prévoir des sanctions pénales dans ce domaine. 2) Le caractère « nécessaire » et « indispensable » des sanctions pénales La deuxième interrogation soulevée porte sur le caractère « nécessaire » et « indispensable » de l'imposition de sanctions pénales pour assurer la pleine effectivité des normes édictées. La définition de cette limite importante aux compétences communautaires posée par la Cour est délicate. Elle suscitera sans aucun doute des contentieux et « de rudes empoignades » entre la Commission et les Etats membres(7). 3) La portée du libre choix des sanctions laissé aux Etats membres La troisième interrogation concerne la portée du libre choix laissé aux Etats membres des sanctions pénales applicables. La Cour souligne que les Etats membres conservent ce libre choix, sous réserve que les sanctions prévues soient effectives, proportionnées et dissuasives. Cette affirmation semble cependant en contradiction avec l'article 5 § 1 de la décision-cadre précitée, qui impose aux Etats membres de prévoir, dans le cas les plus graves, des peines privatives de liberté pouvant donner lieu à extradition. Ces incertitudes rendent une clarification du cadre juridique applicable en matière pénale indispensable. L'insécurité juridique découlant de ces ambiguïtés ne saurait perdurer, en particulier dans un domaine aussi sensible pour les libertés publiques et la sécurité de nos concitoyens. La Commission, consciente des interrogations soulevées par cette décision, a présenté une communication pour préciser son interprétation de l'arrêt. Cette interprétation est extensive et vise, sans surprise, à accroître les compétences pénales de la Communauté au-delà de la lettre de l'arrêt. Elle est contestable à plusieurs titres et risque de porter atteinte à la cohérence du droit pénal. Le Conseil « Justice et affaires intérieures » informel qui s'est tenu à Vienne du 12 au 14 janvier 2006 a retenu une interprétation différente de l'arrêt, beaucoup plus restrictive, et s'est montré critique à l'égard de la communication de la Commission. 1) Une application à toutes les politiques communes et aux quatre libertés de circulation La Commission considère, en premier lieu, que la portée de l'arrêt dépasse largement la matière en cause, et que le raisonnement de la Cour peut s'appliquer intégralement aux autres politiques communes et aux quatre libertés (liberté de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux). En d'autres termes, la Communauté pourrait imposer des sanctions pénales en matière de transports, de politique agricole ou de pêche, par exemple. Cette lecture de l'arrêt de la Cour est contestable, car elle ne tient aucun compte du caractère essentiel, fondamental et transversal de la protection de l'environnement, qui distingue clairement cet objectif des politiques communes précitées. 2) L'omission du caractère indispensable des sanctions La Commission omet, en deuxième lieu, l'une des limites posées par la Cour à l'intervention communautaire. La Commission rappelle que cette intervention est subordonnée à la seule nécessité de sanctions pénales, alors que la Cour exige que l'imposition de ces sanctions soit non seulement « nécessaire » mais « indispensable ». Ces deux conditions sont, dans l'arrêt de la Cour, cumulatives. 3) La négation du libre choix des sanctions par les Etats membres La Commission considère que le législateur communautaire pourra non seulement poser le principe du recours à des sanctions pénales, mais aussi déterminer la définition de l'incrimination, c'est-à-dire des éléments constitutifs de l'infraction et la nature et le niveau des sanctions applicables. Sur ce point également, la Commission va au-delà de la lettre de l'arrêt, qui préserve le libre choix des Etats membres des sanctions pénales applicables. 4) La remise en cause de huit décisions-cadres La Commission déduit de ce raisonnement que huit autres décisions-cadres ont été entièrement ou en partie adoptées sur des bases juridiques incorrectes(8). Elle a introduit un recours en annulation contre celle d'entre elles - la décision-cadre 2005/667/JAI du Conseil du 12 juillet 2005 visant à renforcer le cadre pénal pour la répression de la pollution causée par les navires - pour laquelle le délai de recours n'était pas expiré. Elle suggère de remplacer les autres par des instruments de droit communautaire (directive ou règlement), sans en modifier le contenu. Elle propose également de reprendre les discussions, actuellement gelées en raison des controverses liées à la base juridique, sur sa proposition de directive relative à la protection des intérêts financiers de la Communauté et envisage d'apporter des modifications à sa proposition de décision-cadre sur la répression des atteintes à la propriété intellectuelle. La liste des décisions-cadres donnée par la Commission est très large (cf. annexe) et inclut des domaines qui ne correspondent clairement pas un « objectif essentiel, fondamental et transversal » de la Communauté. Il en est ainsi, par exemple, des décisions-cadres relatives à la répression de l'aide à l'entrée, au transit et au séjour irréguliers ou à la lutte contre la fraude et la contrefaçon des moyens de paiement autres que les espèces. De plus, certains des textes visés fixent des niveaux précis et obligatoires pour les peines privatives de libertés, ce qu'une directive ne pourrait faire. L'inclusion de la proposition de directive relative à la protection pénale des intérêts financiers est, en outre, surprenante compte tenu du libellé de l'article 280 § 4 TCE, qui exclut clairement l'application du droit pénal national. En tout état de cause, la « communautarisation » de ces décisions-cadres à contenu inchangé requerrait un accord préalable du Parlement européen et du Conseil, qui semble à ce stade peu probable. L'Assemblée de Strasbourg, en particulier, souhaiterait sans doute rouvrir le débat sur le contenu de ces textes à cette occasion. Cette interprétation extensive risque en outre de porter atteinte à la cohérence du droit pénal. En permettant à d'autres formations du Conseil (le Conseil environnement, en l'espèce) que le Conseil « Justice et affaires intérieures » de légiférer en matière pénale, la jurisprudence de la Cour ouvre la voie à l'éclatement et à un éparpillement de la matière pénale au sein des instances du Conseil. A terme, la cohérence du droit pénal des Etats membres pourrait s'en trouver affectée. Les ministres de la justice des Vingt-cinq ont évoqué, lors du Conseil « JAI » informel qui s'est tenu à Vienne du 12 au 14 janvier 2006, plusieurs pistes pour préserver cette cohérence. Le Conseil « JAI » serait, par exemple, systématiquement informé, voire consulté sur les textes communautaires prévoyant des sanctions pénales. III. L'USAGE DE LA « CLAUSE PASSERELLE » PREVUE A L'ARTICLE 42 DU TRAITE SUR L'UNION EUROPÉENNE PERMETTRAIT DE CLARIFIER LA SITUATION La situation résultant de l'arrêt de la Cour est pour le moins confuse. Cette jurisprudence a initié un transfert progressif, aux contours mal définis, de certaines matières pénales du troisième vers le premier pilier communautaire. Cette « communautarisation » présente des avantages certains (majorité qualifiée et codécision, compétences accrues de la Cour et de la Commission en tant que gardienne des traités), de nature à assurer une plus grande effectivité des normes adoptées. Mais elle va au-delà des intentions des auteurs du traité, s'opère par voie prétorienne, et s'accompagne d'incertitudes qui nuisent à la sécurité juridique. Il serait préférable de substituer à cette « communautarisation rampante », arbitrée au cas par cas par le juge dans un climat de conflit interinstitutionnel, un véritable choix politique effectué par les Etats membres, qui restent les « maîtres des traités ». Le recours à la « clause passerelle » de l'article 42 TUE le permettrait et offre ainsi la possibilité de donner un nouvel élan à l'Europe de la justice. A. La « communautarisation » de la coopération judiciaire en matière pénale permettrait de donner un nouvel élan à l'Europe de la justice. 1) L'article 42 du traité sur l'Union européenne autorise la « communautarisation » de la coopération judiciaire en matière pénale A la suite de l'échec des référendums français et néerlandais sur le traité constitutionnel, il est envisagé, par la France notamment, de présenter des propositions institutionnelles ambitieuses qui permettrait à l'Europe politique de continuer à avancer « à traité constant ». Le Président de la République, M. Jacques Chirac, a ainsi souhaité, lors de ses vœux au corps diplomatique le 10 janvier dernier, que le Conseil européen de juin prochain prennent « les décisions nécessaires pour améliorer le fonctionnement des institutions en partant du cadre des traités existants », notamment dans le domaine de la « sécurité intérieure et la justice, où de grands progrès peuvent être faits ». Parmi les pistes envisageables, figure la possibilité de faire usage de la « clause passerelle » prévue à l'article 42 du traité sur l'Union européenne. C'est d'ailleurs ce qu'a préconisé le Parlement européen dans la résolution qu'il a adoptée le 19 janvier 2006, à la suite du rapport de MM. Andrew Duff et Johanannes Voggenhubber au nom de la commission des affaires constitutionnelles. L'article 42 TUE autorise le Conseil, statuant à l'unanimité sur l'initiative de la Commission ou d'un Etat membre et après consultation du Parlement européen, à décider de « communautariser » (c'est-à-dire de transférer dans le premier pilier communautaire, au titre IV du traité instituant la Communauté européenne) tout ou partie de la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Sa décision doit ensuite être ratifiée par tous les Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Cette « communautarisation » permettrait de continuer à progresser sur des sujets, tels que la lutte contre le terrorisme ou le trafic de drogue, sur lesquels les attentes de nos concitoyens à l'égard de l'Europe sont fortes. Ce serait une action concrète de relance de l'Europe politique et un signal politique démontrant que l'Union a conservé toute sa capacité d'impulsion et d'action. 2) Le maintien d'un droit d'appel au Conseil européen permettrait de surmonter les réticences de certains de nos partenaires L'article 42 TUE précise que le Conseil peut choisir les modalités de vote qui seront applicables, et ainsi préserver l'unanimité s'il le souhaite, voire une simple consultation du Parlement européen à la place de la codécision. Une « communautarisation » maintenant la règle de l'unanimité et la procédure de consultation n'aurait cependant guère de sens. Elle limiterait le progrès apporté au changement de nature des instruments (les instruments communautaires - directives et règlements, dotés d'effet direct - se substituant aux actes du troisième pilier) et aux compétences accrues de la Cour et de la Commission (monopole de l'initiative et action en manquement). Le Royaume-Uni et l'Irlande bénéficieraient, en cas de transfert vers le titre IV du traité CE, de l'opting out qui leur a été accordé pour l'ensemble de ce titre lors de la communautarisation des politiques de visa, d'asile et d'immigration opéré par le traité d'Amsterdam(9). Ces deux pays ne devraient donc pas s'opposer à l'utilisation de l'article 42 TUE. Il est cependant probable que d'autres Etats membres s'opposent à un passage à la majorité qualifiée et à la codécision dans ces matières. Le maintien d'une forme de veto dans le domaine pénal figurait en effet parmi les « lignes rouges » fixées par certains gouvernements, outre celui de Londres, lors de la Conférence intergouvernementale. Le passage à la majorité qualifiée irait au-delà de ce qu'ils ont accepté lors de la signature du traité constitutionnel. Celui-ci préserve en effet un droit d'appel au Conseil européen (aussi appelée « clause de frein »), qui statue par consensus, sur demande de tout Etat membre qui estimerait qu'une proposition porterait atteinte aux principes fondamentaux de son système juridique (art. III-270 et 271 du traité constitutionnel). Il serait judicieux pour le Conseil, lorsqu'il déterminerait les modalités de vote applicables à la coopération pénale « communautarisée », de reprendre ce compromis. Cette « clause de frein » ne serait, certes, pas compensée par une « clause d'accélérateur » comme dans le traité constitutionnel (qui assouplit le recours aux coopérations renforcées en cas de rejet d'une proposition à la suite de ce droit d'appel), mais le progrès par rapport à la situation actuelle serait sensible. Les conflits liés à la base juridique ne disparaîtraient probablement pas, mais seraient atténués. La capacité décisionnelle de l'Union en matière pénale et policière serait accrue, le recours à la clause d'appel au Conseil européen ayant vocation à rester limité. Il ne semble en revanche pas possible de préserver le droit d'initiative que détiennent les Etats membres dans le cadre du troisième pilier. De ce point de vue, le recours à l'article 42 TUE conduirait à aller au-delà de ce que prévoit le traité constitutionnel, qui maintenait le droit d'initiative des Etats membres, tout en l'encadrant par le recours à un seuil d'un quart des Etats membres. La mise en œuvre de l'article 42 TUE nécessiterait cependant vraisemblablement une révision constitutionnelle en France. La « communautarisation » de la coopération policière et judiciaire en matière pénale entraînerait en effet une atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale, en application de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (déc. n° 97-394 DC du 31 décembre 1997, Traité d'Amsterdam ; déc. n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l'Europe). Le Conseil juge qu'appelle une révision de la Constitution toute disposition d'un traité « qui, dans une matière inhérente à l'exercice de la souveraineté nationale mais relevant déjà des compétences de l'Union ou de la Communauté, modifie les règles de décision applicables, soit en substituant la règle de la majorité qualifiée à celle de l'unanimité au sein du Conseil, privant ainsi la France de tout pouvoir d'opposition, soit en conférant une fonction décisionnelle au Parlement européen, lequel n'est pas l'émanation de la souveraineté nationale, soit en privant la France de tout pouvoir propre d'initiative » (déc. n° 2004-505 DC, préc., cons. 29). Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé que les Cette nouvelle révision constitutionnelle pourrait être adoptée en même temps que celle envisagée pour autoriser la ratification du deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort, adopté à New York le 15 décembre 1989, déclaré contraire à la Constitution (déc. n° 2005-524/525 DC du 13 octobre 2005). Cet arrêt conduit à s'interroger sur le rôle de la Cour de justice dans l'Union européenne. Le chancelier autrichien, M. Wolfgang Schüssel, qui exerce actuellement la présidence de l'Union européenne, a accusé la Cour d'avoir outrepassé ses compétences et estimé que son rôle devait être repensé. Le premier ministre danois, M. Andres Fogh Rasmussen, a relayé ces critiques, qui reflètent l'inquiétude de plusieurs Etats membres. La Cour a toujours joué un rôle moteur de la construction européenne, et sa jurisprudence a bien souvent pallié les crises institutionnelles que traversaient l'Europe. L'affirmation des principes d'effet direct (CJCE, 1963, Van Gend en Loos) et de primauté (CJCE, 1964, Costa c. Enel) est ainsi intervenue dans un contexte difficile, marqué par le rejet des plans Fouchet et le premier veto gaullien à la candidature britannique. De même, le principe de reconnaissance mutuelle a été consacré par la Cour pour favoriser la libre circulation des marchandises (CJCE, 1979, Rewe Central dit « Cassis de Dijon »), alors que la construction du marché intérieur rencontrait de grandes difficultés. Cette forme de « fédéralisme judiciaire » a permis de faire progresser l'intégration européenne, mais elle ne doit pas conduire à un « gouvernement des juges ». Cet arrêt ne marque-t-il pas, sur ce point, une tendance de la Cour à s'ériger en constituant, pour pallier l'échec du traité constitutionnel ? C'est pour cette raison que le pouvoir politique devrait « reprendre la main » et clarifier la situation en faisant usage des possibilités offertes par l'article 42 du traité sur l'Union européenne.
La Délégation s'est réunie le 25 janvier 2006, sous la présidence de M. Pierre Lequiller, Président, pour examiner le présent rapport d'information. Un débat a suivi l'exposé du rapporteur. Le Président Pierre Lequiller a déclaré que la solution raisonnable proposée par le rapporteur a ses faveurs. Il est indispensable que les Etats membres prennent leurs responsabilités. M. Pierre Forgues a fait part de sa circonspection sur ce sujet. Il s'est montré sceptique à l'égard de la capacité des Etats membres à limiter les pouvoirs de la Cour. En suivant le raisonnement de cet arrêt, même pour le seul domaine de l'environnement, et en constatant, par ailleurs, que la Commission « en rajoute », on ne peut qu'éprouver le sentiment que la boîte de Pandore est ouverte. M. Pierre Forgues a précisé que sa position ne va pas à l'encontre de la construction européenne. Il s'est déclaré favorable à ce que l'on fasse une Europe politique et une Europe de la justice. D'autre part, il a soutenu les démarches visant à harmoniser les sanctions pénales, dont la définition relève des Etats membres. En revanche, il a déclaré avoir le sentiment d'être mis devant le fait accompli, ce qu'il a jugé « intolérable ». A cet égard, comment accepter une harmonisation pénale qui tombe ainsi du ciel lorsque l'Europe peine à commencer son harmonisation fiscale, notamment dans le domaine de la TVA ? M. Pierre Forgues a estimé que les solutions préconisées par la proposition de résolution ne constituent pas, à ses yeux, une garantie suffisante pour nous protéger contre des dérives impulsées par la Cour et la Commission. Le rapporteur a jugé qu'une réponse « défensive » ne lui paraît pas être la plus appropriée. Les Etats membres ne se rendraient pas service en optant pour l'inertie, car alors la Commission pourrait choisir la voie contentieuse pour obtenir la condamnation des Etats. De plus, en cas de recours à la clause passerelle, il serait difficile d'envisager que la Commission conteste une décision fondée sur la « communautarisation » d'un domaine particulier. De surcroît, la démarche préconisée permettrait aux Etats membres de contrôler les modalités de vote d'une matière ainsi « communautarisée ». Sur ce dernier point, on peut s'attendre à ce que la Commission tente de s'assurer que les modalités de transfert soient les plus flexibles pour elle. Le rapporteur a ajouté que les questions pénales sont importantes pour les Etats membres et qu'à ce stade on peut penser que chacun voudra clarifier la situation complexe qui résulte de l'arrêt de la Cour. Il a jugé que l'initiative proposée à la Délégation permettrait de sortir d'une posture défensive, de rendre plus lisible le droit et d'opérer un choix résolu en faveur d'une solution européenne. Il serait raisonnable d'utiliser la clause passerelle pour basculer dans le premier pilier certains sujets aux conditions que les Etats membres, et eux seuls, définiraient. En outre, les solutions que ces derniers choisiraient ne revêtiraient pas un caractère définitif. Après que M. Pierre Forgues ait déclaré ne pas avoir de sympathie particulière pour les solutions défensives, la Délégation a adopté la proposition de résolution dont le texte figure ci-après. L'Assemblée nationale, ANNEXE :
Source : Communication de la Commission sur les conséquences de l'arrêt de la Cour de justice du 13.9.05 (C-176/03 Commission contre Conseil), COM (2005) 583 final. 1 () Denys Simon, « Compétences en matière pénale », Europe, novembre 2005, p. 11. 2 () Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur les conséquences de l'arrêt de la Cour de justice du 13.9.05 (C-176/03 Commission contre Conseil), COM [2005] 583 final / n° E 3022. 3 () CJCE, 7 juillet 1976, Watson et Belmann ; CJCE, 12 décembre 1989, Messner ; CJCE, 29 février 1996, Skanavi et Chryssanthakopoulos ; CJCE, 14 décembre 1995, Banchero. 4 () CJCE, 21 septembre 1989, Commission c. Grèce. 5 () Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la protection de l'environnement par le droit pénal, JO C 180 du 26 juin 2001, p. 238. 6 () Souligné par nous. 7 () Henri Labayle, « Architecte ou spectatrice ? La Cour de justice de l'Union européenne dans l'Espace de liberté, sécurité et justice », RTDE 2006, n° 1 (à paraître). 8 () Certaines de ces décisions-cadres ont déjà été transposées en droit français par la loi du 4 juillet 2005 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la justice. 9 () Article 69 TUE et protocole sur la position du Royaume-Uni et de l'Irlande. 10 () L'article 88-1 alinéa 2 de la Constitution, introduit par la révision constitutionnelle du 1er mars 2005, ne semble pas de nature à lever l'obstacle constitutionnel. Il n'autorise de nouveaux transferts de souveraineté que dans les conditions prévues par le traité établissant une Constitution pour l'Europe. 11 () Sur cette base juridique, la Commission avait déposé une proposition de directive relative à la protection de l'environnement par le droit pénal COM (2001) 139 du 13 mars 2001 JO C 180 E 26 juin 2001 et une proposition modifiée COM (2002) 544. 12 () Pour mémoire: - Proposition de décision-cadre du Conseil concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie (proposition COM du 29/11/01, JO C 75 E, 23/06/2002, p. 269) : le texte de la décision-cadre proposé est conforme à la répartition des compétences entre piliers telle qu'elle résulte de l'arrêt de la Cour du 13 09 2005. Si néanmoins on devait envisager des sanctions pénales en vue de combattre les discriminations, une directive basée sur l'article 13 TCE serait nécessaire. - Initiative de la République hellénique relative à la lutte contre trafic d'organes et de tissus d'origine humaine (JO C 100, 26.4.2003, p. 27), actuellement en sommeil, ainsi que l'initiative de la République d'Allemagne relative à la poursuite pénale des pratiques trompeuses ou autres pratiques déloyales faussant la concurrence dans la passation des marchés publics au sein du marché intérieur (JO C 253 du 4 septembre 2000, p. 3). 13 () La situation diffère ici en ce que les conventions relatives à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes ne sont pas directement remises en cause à la suite de l'arrêt. Ceci dit, aucun des instruments (ni la convention, ni les trois protocoles) n'a été ratifié par tous les 25 Etats membres. |