N° 3491 - Proposition de résolution de M. Alain Bocquet tendant à la création d’une commission d’enquête sur la place et le rôle des fonds d’investissement dans l’économie, sur leurs méthodes d’acquisition d’entreprises par effet de levier appelées LBO, sur les conséquences de telles pratiques pour l’emploi, les salaires et les conditions de travail ainsi que sur les solutions alternatives qui pourraient être mises en œuvre à partir de la constitution d’un pôle financier public.



Document

mis en distribution

le 15 décembre 2006


N° 3491

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 5 décembre 2006.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d’une commission d’enquête sur la place et le rôle des fonds d’investissement dans l’économie, sur leurs méthodes d’acquisition d’entreprises par effet de levier appelées LBO, sur les conséquences de telles pratiques pour l’emploi, les salaires et les conditions de travail ainsi que sur les solutions alternatives qui pourraient être mises en œuvre à partir de la constitution d’un pôle financier public,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du Plan,
à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais
prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

PRÉSENTÉE

PAR MM. Alain BOCQUET, François ASENSI, Gilbert BIESSY, Patrick BRAOUEZEC, Jean-Pierre BRARD, Jacques BRUNHES, Mme Marie-George BUFFET, MM. André CHASSAIGNE, Jacques DESALLANGRE, Frédéric DUTOIT, Mme Jacqueline FRAYSSE, MM. André GERIN, Pierre GOLDBERG, Maxime GREMETZ, Georges HAGE, Mmes Muguette JACQUAINT, Janine JAMBU, MM. Jean-Claude LEFORT, François LIBERTI, Daniel PAUL, Jean-Claude SANDRIER et Michel VAXÈS (1),

députés.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La financiarisation de l’économie, amorcée dès les années soixante quand l’État commença à rompre les liens tissés entre le Trésor et les entreprises, amplifiée par le mouvement de déréglementation et de privatisations de la fin des années quatre-vingt, a accouché de fonds « de capital investissement » qui exercent une pression croissante sur les collectifs de travail et mettent l’emploi sous tension. Ces fonds participent en effet activement aux vagues de fusions-acquisitions, en recourant la plupart du temps à l’endettement pour financer à moindre coût leurs prises de participations grâce à l’effet de levier, autrement dit en utilisant les techniques dénommées LBO (leverage buy-out).

Érigé en véritable industrie outre-atlantique, le métier de private equity, ainsi que les Américains l’ont baptisé, a permis de lever 300 milliards de dollars de fonds dans le monde au cours des trois premiers trimestres de 2006 et de réaliser 300 milliards de dollars de transactions en 2005, soit une force de frappe multipliée par deux en quatre ans. Aux États-Unis, Blakstone et KKR, deux des principaux fonds existants, ont lancé, cette année, des OPA à plus de 30 milliards de dollars. Une étude a recensé 1 700 fonds spécialisés dans l’achat et la revente de capital de société. En accélérant les rotations de leurs portefeuilles et en multipliant les raids opportunistes, ces véhicules financiers ont rapporté 430 milliards de dollars de gains à leurs actionnaires entre 1991 et 2004, les gérants de fonds recevant quant à eux 76 milliards de dollars en rétribution de leurs services.

Il y a tout lieu de s’interroger sur le prix payé par les salariés et les territoires pour accumuler autant de profits, une addition socialement amère qui se chiffre en restructurations, licenciements, délocalisations, abandons d’activités et de capacités, pressions sur les rémunérations et dégradations des conditions d’embauche. Comme le souligne le quotidien La Tribune dans son édition du 27 novembre 2006, « il ne faut pas se voiler la face : les fonds sont des gestionnaires rigoureux et exigeants, d’abord motivés par la plus-value qu’ils réaliseront lors de la revente (d’ailleurs de plus en plus rapide) de leurs participations. Et loin des statistiques de la profession qui font état d’un développement de l’emploi sous leur gestion, la perception des salariés et du management intermédiaire, auxquels on demande des performances accrues et parfois des sacrifices, est tout autre. Pour eux, les fonds ne sont pas des créateurs de valeur mais d’abord une nouvelle richesse dont ils se sentent exclus. »

Les représentants politiques sont directement interpellés à l’heure où le phénomène gagne l’Europe et, singulièrement, la France. Sur 47 milliards d’euros investis en Europe par des fonds en 2005, 8 milliards l’ont été dans notre pays qui conserve la tête au classement des nations du vieux continent avec 4,7 milliards d’euros investis pour le seul premier semestre 2006. La plupart du temps, dans 83 % des cas, ces opérations touchent des PME. Mais la tendance est à la prédation de proies plus importantes. Selon l’Association française des investisseurs en capital (AFIC), les montants consacrés aux investissements supérieurs à 100 millions d’euros (fonds propres uniquement) ont doublé en valeur l’an dernier, passant de 1,7 milliard en 2004 à 3,5 milliards l’an dernier.

Depuis 2002, nombre de grandes entreprises ou de groupes, tels TDF, Cegelec, Europcar, Elior, Matéris, le câblo-opérateur UPC-Noos, les surgelés Picard ou encore Pages Jaunes, ont été la cible de ces chasseurs de placements à fort rendement, pour des transactions dépassant à chaque fois le milliard d’euros. Chaque semaine, une nouvelle opération est sur les rails. En ce début décembre 2006, c’est la branche toiture du groupe Lafarge qui est reprise par PAI Partners pour 2,4 milliards d’euros. Au total, l’AFIC estime que ces fonds détiennent, en totalité ou partie, 4 852 entreprises employant 1,5 million de salariés, soit 9 % des effectifs du secteur privé. À côté d’acteurs d’origine française comme PAI Partners, Axa Private Equity, Natexis Industries, filiale du groupe Natixis ou encore la Caisse des dépôts et consignations (CDC) à travers CDC Capital investissement ou CDC Entreprise, ce sont surtout des méga-fonds anglo-saxons, américains pour l’essentiel, à l’image de Carlyle, Texas Pacific Group, KKR, Clayton ou encore Blackstone, qui dominent un secteur où les acheteurs n’hésitent plus à se réunir en consortium lorsque la taille de l’entreprise convoitée l’exige.

Pour offrir le maximum de valeur à leurs actionnaires, les fonds visent une rentabilité optimale pour un minimum de capitaux investis. Le TRI (taux de retour sur investissement) est l’indicateur de référence de la profession. Aussi, dans un contexte de taux d’intérêt relativement bas, les rachats d’entreprise par endettement sont privilégiés dans le but de dégager une marge entre le coût de la dette et la rentabilité des actifs gérés. Les montages par LBO sont devenus monnaie courante.

À l’origine du LBO, il y a la constitution d’une société holding. Celle-ci va permettre de s’assurer le contrôle d’une entreprise en multipliant le nombre d’actionnaires minoritaires à chaque étage. Elle sert aussi de support pour réaliser l’achat par endettement, les flux de trésorerie dégagés par la société cible devant ensuite être régulièrement reversés à la holding sous forme de dividendes qui sont affectés au remboursement de la dette et au paiement des intérêts. La remontée de dividendes est réalisée à faible coût fiscal, grâce au régime privilégié dit de « mère-fille ». Au total, les fonds ne règlent qu’une partie du prix de la participation au capital grâce à cet effet de levier.

Le cas de Cegelec est révélateur des mécanismes et des conséquences de tels procédés spéculatifs. Il figure sur la liste des entreprises victimes du « pillage industriel et financier » dénoncé par le collectif LBO, une structure créée, en riposte à ces dérives, par des syndicalistes de la CGT. Cegelec, groupe d’ingénierie électrique, a été cédé le 20 juillet 2001 pour 796,4 millions d’euros, à deux fonds, le français CDC Entreprise et le britannique Chaterhouse. Chacun possédait ainsi 45 % de la nouvelle entité créée pour le LBO, les 10 % restants étant entre les mains de l’équipe dirigeante de Cegelec (4 %) et de 7 400 salariés (6 %). Les investisseurs n’ont déboursé que 82,5 millions d’euros, soit guère plus de 10 % du prix. L’essentiel a été financé par obligations et emprunts qui pesèrent in fine sur Cegelec. Pour assurer les remboursements, les ponctions auront été sévères : 43 millions d’euros sont transférés à la holding sur l’exercice 2001-2002, 25 millions l’année suivante, 340 millions en 2004 et 148 millions en 2005.

Après cinq ans de ce régime, Cegelec a été revendue en mars 2006 à un autre fonds, LBO France, pour 700 millions d’euros (1,15 milliard dette incluse). Les actionnaires du premier LBO réalisent ainsi une plus-value équivalente à environ huit fois leur mise initiale. Mais l’entreprise se retrouve, pour la deuxième fois, sous la pression d’un endettement de 750 millions d’euros à résorber et, à l’arrivée, les dégâts sociaux sont lourds. Selon des représentants du personnel, le LBO s’est traduit par la suppression de 3 000 emplois dans le groupe, une compression des salaires et une remise en cause des conditions de travail. Pour améliorer brutalement la profitabilité, une stratégie de tension a été organisée afin de multiplier les démissions et les licenciements individuels. La direction de Cegelec France admet, de son côté, une réduction de 580 emplois sur 12 700 entre juillet 2001 et le printemps 2006. Interrogé, le 11 avril 2006, sur ce bilan déplorable par Alain Bocquet, président du groupe communiste et républicain de l’Assemblée nationale, le ministre de l’économie et des finances s’est contenté de rappeler qu’un « montage en LBO, s’il a pour conséquence de modifier l’actionnariat de l’entreprise, ne l’exonère en aucune manière du respect des lois et règlements en vigueur pour protéger l’emploi et les salaires ». Le contraire eut été scandaleux !

Le Gouvernement ne peut se cantonner dans une position aussi complaisante et cautionner des agissements qui fragilisent un peu plus les capacités industrielles et technologiques de notre pays, déstabilisent les collectifs productifs, compriment l’emploi et participent à une accentuation de la mise en concurrence des travailleurs en France et en Europe. Comment les dirigeants de l’État tolèrent-ils que des établissements parapublics et mutualistes, en charge de missions d’intérêt général, à l’instar de la Caisse des dépôts et consignations ou des Caisses d’Épargne et des Banques Populaires, qui contrôlent Natixis, se comportent comme de vulgaires rentiers uniquement préoccupés de servir de la plus-value aux actionnaires ?

Le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, a bien été lui-même forcé de reconnaître l’acuité du problème lorsqu’il a proposé, dans un discours tenu à Saint-Étienne le 9 novembre 2006, que « l’État se dote d’un outil financier adossé à la Caisse des dépôts permettant de prendre temporairement et de façon ciblée des participations pour aider les entreprises stratégiques à passer une phase difficile alors qu’on les accule à mettre la clé sous la porte ou à aller se vendre à des fonds étrangers qui n’ont d’autre but que de s’emparer de leur technologie ».

Or, justement, les déboires de Cegelec, tout comme les restructurations mises en œuvre chez TDF au cours de deux LBO successifs, engagent la responsabilité directe de la CDC et donc impliquent le Parlement qui assure la surveillance de la Caisse. Le ministère de l’économie et des finances, les députés, les élus régionaux et locaux sont également interpellés quant deux grandes banques mutualistes, les Caisses d’Épargne et les Banques Populaires, valident la stratégie de leur filiale Natexis Industrie, dont l’alliance avec un fonds d’investissement conduit à détruire 149 emplois chez Textiles Well et à envisager la fermeture de son usine gardoise d’ici à 2008, en délocalisant et en supprimant 300 postes supplémentaires.

Il est temps que le Gouvernement et la représentation nationale prennent des mesures incisives pour mettre un terme à ces pratiques spéculatives et prédatrices. Il faut notamment dissuader le recours au LBO par une réforme de la fiscalité actuellement favorable à de tels montages, en modifiant par exemple l’article 209 du code général des impôts qui prévoit la déductibilité d’impôt pour les frais liés à l’acquisition de titres de participation. Il convient également que la France intervienne au niveau de l’Union européenne afin d’inciter la Banque centrale européenne (BCE) à pénaliser les établissements bancaires qui conduisent ou soutiennent des opérations de LBO.

Le Gouvernement se félicite d’avoir doté la France d’un outil de développement économique prometteur avec OSEO, société née du regroupement de l’ANVAR, de la BDPME et de Sofaris. Mais si les critères d’investissements et de gestion demeurent alignés sur ceux du marché, si aucun contrôle démocratique de l’action de ses fonds n’est effectué, OSEO ne fera qu’accompagner le mouvement de financiarisation contre l’emploi et les salaires.

Le Président de la République, Jacques Chirac, a pourtant cru bon d’afficher d’autres ambitions, le 8 novembre 2006, à l’occasion du 190e anniversaire de la CDC, jugeant qu’ : « avec l’essor du capitalisme financier, marqué par la recherche du profit rapide et spéculatif, le monde où nous vivons est trop souvent dominé par la tyrannie du court terme. Dans ce monde, la responsabilité de l’État, c’est de préparer l’avenir. C’est de le faire en entraînant et en catalysant les efforts du secteur privé. Située au confluent de l’intérêt général et des logiques de marché, au cœur du modèle économique et social français, la Caisse des dépôts est le vecteur principal de cette exigence. »

Comment refuser, dès lors, d’examiner la proposition formulée de longue date par les députés communistes et républicains de constitution d’un pôle financier public, autour de La Poste, de la CDC, des Caisses d’Épargne et maintenant d’OSEO ? Cet ensemble pourrait mettre en œuvre des orientations alternatives à la toute puissance des actionnaires, à partir d’une politique de crédit et d’investissement sélective, privilégiant, via des taux d’intérêts bonifiés, l’emploi, les salaires, la formation et la recherche-développement. Le pôle public servirait également de support au fonctionnement de fonds régionaux et territoriaux, gérés conjointement par l’État, les élus locaux et les représentants des salariés.

En tout état de cause, il est urgent de prendre à bras le corps le problème du poids des fonds d’investissement et de la multiplication des LBO afin de trouver des modes de financement différents, propres à soutenir durablement le développement industriel, à favoriser l’emploi et à assurer le progrès social.

C’est pourquoi le groupe des députés communistes et républicains demande à l’Assemblée nationale de se saisir de ces questions et d’adopter la présente résolution tendant à la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la place et le rôle des fonds d’investissement dans l’économie, sur leurs méthodes d’acquisition d’entreprises par effet de levier appelées LBO, sur les conséquences de telles pratiques pour l’emploi, les salaires et les conditions de travail ainsi que sur les solutions alternatives qui pourraient être mises en œuvre à partir de la constitution d’un pôle financier public.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application des articles 140 et suivants du Règlement, est créée une commission d’enquête de trente membres chargée d’investiguer sur la place et le rôle des fonds d’investissement dans l’économie, sur leurs méthodes d’acquisition d’entreprises par effet de levier appelées LBO, sur les conséquences de telles pratiques pour l’emploi, les salaires et les conditions de travail ainsi que sur les solutions alternatives qui pourraient être mises en œuvre à partir de la constitution d’un pôle financier public.

1 () constituant le groupe des député-e-s communistes et républicains.


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