OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES ________________________ COMPTE RENDU DE L'AUDITION PUBLIQUE du 8 décembre 2005 sur La gouvernance mondiale de l'Internet
_______________________________________________________________________ Composition de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques Président M. Henri REVOL Premier Vice-Président M. Claude BIRRAUX Vice-Présidents M. Claude GATIGNOL, député M. Jean-Claude ÉTIENNE, sénateur M. Pierre LASBORDES, député M. Pierre LAFFITTE, sénateur M. Jean-Yves LE DÉAUT, député M. Claude SAUNIER, sénateur
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ______________ « La gouvernance mondiale de l'Internet » _____________ Compte rendu de l'audition publique du Jeudi 8 décembre 2005 Assemblée nationale - salle Lamartine Table des matières La gouvernance de l'internet Présidence de M. Claude BIRRAUX, Député de Haute-Savoie, Premier Vice-Président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et M. Jean-Yves LE DÉAUT, Député de Meurthe-et-Moselle, Vice-Président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques 99 Ouverture par M. Claude BIRRAUX et M. Jean-Yves LE DÉAUT Députés 1111 Ouverture par M. Claude BIRRAUX, Député de Haute-Savoie, Premier Vice-Président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques 1313 M. Jean-Yves LE DÉAUT, Député de Meurthe-et-Moselle, Vice-Président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques 1515 Table ronde n° 1 : Autorités publiques, sous la présidence de M. Pierre COHEN, Député de Haute-Garonne, membre de l'OPECST 1717 M. Joël THORAVAL, Président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) 1919 Mme Marie LAJUS, Commissaire principal de police, Chef par intérim de l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) 2121 Mme Marie GEORGES, Conseiller du Président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) 2424 M. François LIONS, Directeur général adjoint de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) 2828 Table ronde n°2 : Aspects scientifiques et techniques, sous la présidence de M. Claude BIRRAUX, député de Haute-Savoie, Premier Vice-Président de l'OPECST 3131 M. Michel PETIT, Président de la section scientifique et technique du Conseil général des technologies de l'information, membre du Conseil scientifique de l'OPECST 3131 Mme Sabine JAUME-RAJAONIA, Chargée des relations extérieures du GIP Renater 3333 M. Mathieu WEILL, Directeur général de l'Association française pour le nommage Internet en coopération (AFNIC) 3535 M. Louis POUZIN, Directeur des projets, Eurolinc France 3737 M. Dominique WOLTON, Directeur de recherche au CNRS UPS 2262 Information, communication et enjeux scientifiques, membre du conseil scientifique de l'OPECST 3838 Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN, Conseiller d'Etat, Déléguée générale du Forum des droits sur l'Internet 4343 M. Peter ZANGL, Directeur général adjoint pour la société de l'information et les médias de la Commission européenne, représentant Mme la Commissaire Viviane Reding 4444 Allocution de M. Jean-Michel HUBERT, Ambassadeur délégué pour le sommet mondial de la société de l'information 4747 Table ronde n° 3 : Secteur privé, sous la présidence de M. Pierre LASBORDES, député de l'Essonne, membre de l'OPECST 5353 Mme Catherine GABAY, Directeur Innovation, Recherche, Nouvelles technologies du MEDEF 5353 M. Olivier MURON, Directeur gouvernance et pôle de compétitivité au sein de la division recherche et développement de France Telecom 5454 M. Stéphane MARCOVITCH, Délégué général de l'Association des Fournisseurs d'accès et de services Internet 5757 Mme Nicole HILL, Local Authorities & Governements Vertical Market Director d'Alcatel 5959 M. Jean-Paul FIGER, Chief Technology Officer, Capgemini 6161 M. Xavier FILLOL, Vice-Président Business Development de Mist Technologies 6262 M. Youval ECHED, Administrateur AFNeT et E-PME, Président du Cabinet YeMA Consultants 6464 M. Jean BRANGÉ, Directeur de l'Association francophone des utilisateurs du net, du e-business et de la société en réseau (AFNeT) 6565 M. Pierre OUEDRAOGO, Membre de l'Institut francophone des nouvelles technologies de l'information et de la formation 6666 Mme Françoise MASSIT-FOLLEA, Enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication 6767 Table ronde n° 4 : Société civile, sous la présidence de M. Jean-Yves Le DÉaut, Vice-Président de l'OPECST 7070 Mme Frédérique PFRUNDER, Chargée de mission à l'Association consommation, logement et cadre de vie (CLCV) 7070 M. Jean-Pierre QUIGNAUX, Chargé de la prospective et des médias à l'UNAF 7272 M. Gérard KERFORN, membre du mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) 7474 M. Patrick SINZ, membre de l'Association francophone des utilisateurs de Linux et des logiciels libres (AFUL) 7676 M. Daniel KAPLAN, Délégué général de l'Association pour la « Fondation Internet nouvelle génération » (FING) 7979 M. Sébastien BACHOLLET, Président du Chapitre français de l'Internet Society 8181 M. Francis MUGUET, Chercheur-enseignant à l'Ecole Nationale Supérieure des Techniques Avancées (ENSTA) 8383 Conclusion par M. Joël de ROSNAY, Conseiller auprès du Président de la Cité des Sciences, membre du Conseil scientifique de l'OPECST 8787 La gouvernance de l'internet Ouverture par Ouverture par M. Claude BIRRAUX, Député de Haute-Savoie, M. Claude BIRRAUX, Président : J'ai le plaisir de vous accueillir aujourd'hui au nom de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, dont je suis le premier vice-président. L'Office, institution commune à l'Assemblée nationale et au Sénat, est composé à parité de 18 sénateurs et de 18 députés, désignés à la proportionnelle des groupes politiques. Il a été créé voici plus de vingt ans pour donner au Parlement les moyens d'une expertise indépendante et pour éclairer en amont les décisions appelées à intervenir dans les domaines des sciences et techniques. Il publie des rapports, élaborés avec des méthodes de travail innovantes. Surtout, à la différence d'autres organismes dits « parlementaires », il l'est totalement : c'est lui seul qui prend en charge les rapports, conduit les auditions et endosse la responsabilité politique de ses préconisations. En dehors de ces rapports, qui nous sont commandés par les Bureaux des Assemblées, par les commissions permanentes et par les groupes politiques, et qui nous demandent entre huit et dix-huit mois de travail, nous avons commencé il y a quelques années à organiser des auditions sur des sujets d'actualité comme la vache folle ou la légionellose. Je vous remercie donc d'être venus débattre aujourd'hui des enjeux de la « gouvernance mondiale de l'Internet ». Après le sommet mondial, nous avons ainsi notre petit sommet à nous, qui nous permettra de faire le point Je ne m'attarderai pas sur la difficulté de donner un contenu précis à ces mots. Ils recouvrent au moins trois idées essentielles qui méritaient d'être approfondies. Tout d'abord, bien entendu, la dimension planétaire du réseau des réseaux, qui traverse les frontières des États et relie les continents, mais dont l'extension reste encore déséquilibrée et dont l'utilisation croissante est de plus en plus diversifiée, pose la question de l'adaptation de ses capacités à la demande. Ensuite, la nécessité d'une régulation qui tienne compte de cette dimension planétaire et dont l'objet est lui-même multidimensionnel, à la fois technique, économique, culturel, éthique et politique, alors que les intérêts, les priorités et les valeurs demeurent encore largement divergents. Enfin, le besoin d'associer « toutes les parties prenantes », États, communauté scientifique et technique, entreprises et utilisateurs à cette régulation, ou du moins à une réflexion prospective. A ce titre, le thème de la gouvernance mondiale de l'Internet reprend des problématiques examinées déjà à l'échelle nationale, mais aussi européenne. Cette audition se situe dans le prolongement des précédents travaux de l'Office, qui, dès l'émergence des nouvelles technologies de l'information et de la communication, a engagé plusieurs études pour essayer d'en mesurer les conséquences et a proposé diverses orientations au plan national. A la lecture de ces rapports et du compte rendu de la journée d'étude organisée en 1997 au Sénat à l'initiative de M. Pierre Laffitte, et destinée à donner la parole aux parlementaires en associant à leurs réflexions des industriels et des opérateurs, on mesure le chemin parcouru dans l'évolution des techniques, leur déploiement, leur diffusion dans la société, et aussi au plan législatif. Mais la vision retenue voici déjà une décennie restait, il faut le reconnaître, très hexagonale ; il faut dire que le « retard » de la France constituait alors une préoccupation importante et qu'il le demeure encore largement. C'est une démarche analogue qui a guidé l'Office pour l'audition d'aujourd'hui : informer le Parlement des débats en cours relatifs à la gouvernance mondiale de l'Internet, l'y impliquer, et donner la parole à divers acteurs français. L'organisation de la deuxième phase du sommet mondial de la société de l'information, qui a eu lieu à Tunis en novembre dernier, en a fourni l'occasion, puisqu'en son sein, un groupe de travail a été constitué précisément sur ce thème. La variété des questions posées dans ce cadre a constitué la trame sur laquelle cette audition a été organisée. Force est pourtant de constater - mais les intervenants me démentiront peut-être - que les débats du Sommet mondial, en tout cas tels qu'ils ont été relatés par la presse française -même si elle s'est plutôt concentrée sur le président Ben Ali que sur les résultats du sommet -, se sont focalisés sur l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) et le mode de gestion du DNS (Domain Name System). Cela a permis de mettre à jour une problématique encore inconnue du grand public, de montrer, de façon un peu paradoxale dans la mesure où l'on pensait que l'Internet était difficilement « gouvernable », que le système restait techniquement très centralisé, voire verrouillé par un seul État. Cependant, ces débats ont, à mon sens, donné une vision appauvrie des enjeux sociétaux, économiques, technologiques et politiques du thème choisi et des débats qu'ils suscitent. La réduction de la fracture numérique, la diversité culturelle, la liberté d'expression, le développement de l'économie numérique, la nécessité de préserver le caractère universel d'Internet, mais aussi la protection des mineurs, la lutte contre le racisme, contre la criminalité, le terrorisme, le piratage dans le cyberespace, la sécurité des transactions, ou la protection des données personnelles constituent des sujets au moins aussi intéressants. D'autant plus intéressants pour nous qu'ils ont fait, pour la plupart, l'objet d'un examen par le Parlement français et que les options que celui-ci a retenues méritaient d'être promues ou à tout le moins présentées à une plus grande échelle. L'audition de ce jour devrait donc sur ce point permettre d'y voir un peu plus clair, et ce n'est pas le moindre de ses avantages. Par ailleurs, si les questions liées à l'utilisation de l'Internet et aux contenus ne peuvent à mon sens être évacuées, celles relatives à la gestion technique de l'Internet ne me paraissent pas non plus se résumer au DNS. L'adressage et les protocoles Internet constituent des enjeux technologiques aussi importants : comment éviter l'épuisement des adresses IP, comment parvenir à une gestion plus équilibrée, comment faciliter l'acheminement du trafic, comment garantir l'interopérabilité universelle ? La gouvernance mondiale de l'Internet soulève encore toute une série d'autres questions liées à la libéralisation de l'économie, aux marchés, à la concurrence. L'audition d'aujourd'hui ne permettra pas de toutes les aborder, mais au moins présentera-t-elle l'intérêt de prendre conscience de leur diversité, de la difficulté de concilier des objectifs parfois contradictoires et donc de faire des choix. Elle permettra finalement peut-être d'identifier plus clairement les lieux et les procédures les plus adaptés pour en décider. M. Jean-Yves LE DÉAUT, Député de Meurthe-et-Moselle, Au Parlement comme dans l'ensemble de la population, les débats sur la société mondiale de l'information sont longtemps restés confidentiels. Il n'empêche que l'Internet a envahi une partie des vies du milliard d'habitants de cette planète aujourd'hui concernés, et que les questions relatives à ce sujet vont véritablement exploser dans les prochaines années. En effet, c'est un secteur qui souffre à l'évidence d'un déficit de lois fondatrices. Or, à chaque fois que de telles lois ont fait défaut, comme pour le nucléaire ou les biotechnologies, nous avons été confrontés à de grandes difficultés. Il en sera donc de même pour la société de l'information. De telles réunions sont fort utiles, même au niveau national, pour que le Parlement se saisisse de ces questions et pour qu'on puisse ensuite adopter ces lois fondatrices. Aujourd'hui, on a un peu « soulevé le capot de la voiture » pour regarder comment tout cela fonctionnait. Ce fantastique outil de communication qu'est l'Internet est apprécié de façon différente : la personne qui nous a servi le café me disait tout à l'heure que la société de l'information allait tuer les relations humaines... Si le réseau est unifié sur la planète, c'est parce qu'un certain nombre d'ingénieurs ont mis au point des normes communes et parce que des instances se sont peu à peu mises en place. Avec l'ICANN, société américaine à but non lucratif qui gère les noms de domaine et qui donne les adresses, l'Internet society et le W3C (World Wide Web Consortium), une organisation sous contrôle américain s'est constituée petit à petit sans qu'il y ait véritablement de coopération entre les pays. Le phénomène est analogue avec les routeurs, les navigateurs, les moteurs de recherche, les systèmes de téléphonie par l'Internet. Faut-il rester dans ce système ou le faire évoluer ? Telle était la question posée à Genève en 2003 comme à Tunis. Est-il encore possible de coordonner tout cela au niveau international comme le font l'OMC pour le commerce, la FAO pour l'alimentation, l'OMS pour la santé et l'UNESCO pour la culture ? La lutte contre la fracture numérique mondiale est un autre sujet important. Si, comme je l'ai dit, un milliard d'êtres humains ont accès à Internet, la plus grande partie du monde n'est pas concernée - 98 % seulement de la population en Afrique. Nous devons donc nous préoccuper fortement des transferts de technologie vers les pays en développement. Il me semble que nous devrons aussi aborder un certain nombre de sujets techniques, économiques et éthiques : administration des fichiers du système de la zone racine ; attribution des noms de domaine générique de premier niveau ; attribution des adresses IP ; frais d'interconnexion, notamment pour les pays éloignés des dorsales du réseau mondial ; participation à l'élaboration de la politique mondiale ; renforcement des capacités des pays en développement ; droits de propriété intellectuelle ; pollupostage ; stabilité et sécurité de l'Internet et cyberdélinquance ; multilinguisme ; filtrage et censure, un certain nombre de pays ayant été montrés du doigt à ce sujet lors du sommet de Tunis ; protection de la vie privée et des libertés individuelles ; droits du consommateur. Tout cela a évolué très vite. Je me souviens d'un sommet de parlementaires qui suivaient les questions scientifiques et techniques, organisé en 1990 par un sénateur du Tennessee, Al Gore, qui est devenu vice-président des États-Unis, qui a été le premier à poser la question sur un plan politique, et qui a été l'inspirateur de la politique du président Clinton en la matière. Il nous disait déjà que le réseau allait se développer et nous ne comprenions pas bien ce qu'il voulait nous dire. Eh bien, il a eu raison, puisqu'il y a eu ce formidable développement, qui va continuer. Je ne peux donc que me réjouir que cette audition permette d'enrichir au niveau national un débat qui est loin d'être clos en Europe et dans le monde. Table ronde n° 1 : Autorités publiques, sous la présidence de M. Pierre COHEN, Député de Haute-Garonne, membre de l'OPECST M. Pierre COHEN, Président : Jean-Yves Le Déaut a déjà largement indiqué les thèmes sur lesquels vous allez intervenir aujourd'hui et je vais donc immédiatement donner la parole aux représentants des autorités publiques, avant que nous en venions aux aspects scientifiques et techniques. Je vous informe que Mme Isabelle Falque-Pierrotin, retardée, interviendra lors de la deuxième table ronde de la matinée. M. Raymond COINTE, Secrétaire général adjoint du Secrétariat Général des Affaires Européennes (SGAE) : Le secrétariat général des affaires européennes est la nouvelle dénomination de l'ancien SGCI, Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne. Je me réjouis que vous m'ayez invité car il convient toujours, quand on est confronté aux questions de gouvernance mondiale, de s'interroger aussi sur le rôle de l'Europe, l'approche européenne étant sans doute celle qui permettra le plus facilement de réguler et de trouver des solutions. On peut légitimement se demander si l'Europe peut intervenir lorsque cela n'est pas fait au niveau mondial ou national. Mais on a bien vu, par exemple en matière de sécurité maritime, après les catastrophes de l'Erika et du Prestige, qu'il était possible d'agir sans attendre le niveau européen. Autres questions : que peut faire l'Union européenne en tant que telle dans les négociations mondiales ? Quel est l'intérêt de coordonner les positions des 25 ? Différents exemples le montrent. Ainsi, s'étant posé la question de l'effet de serre depuis les années 1980, la France a rapidement fait le choix de l'approche communautaire, et elle est pour partie à l'origine de la convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques qui a conduit à l'adoption du Protocole de Kyoto. De même, avant d'en arriver à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l'UNESCO, de fortes divergences se sont manifestées entre les pays très allants, comme le nôtre, et d'autres. Dans ce cas également, le parti a été pris de se coordonner d'abord à 25. Il convenait donc de convaincre nos partenaires avant d'aborder l'étape de l'UNESCO. Ce choix était le bon et si cette coordination n'avait pas eu lieu, la Convention n'aurait pas abouti. On pouvait donc se demander quoi faire au niveau communautaire à propos de l'Internet. Je tiens à votre disposition le bilan de l'acquis communautaire à ce sujet, et vous savez que s'est ouvert hier le registre «.eu » qui marque de manière symbolique l'arrivée de l'Europe sur la scène des noms de domaines. C'est que, depuis la fin des années 1990 et la création de I'ICANN, l'Union européenne a fait le choix de la coordination communautaire. A la Commission, elle est confiée au commissaire chargé de la société de l'information et des médias et, au niveau des ministres, au Conseil « télécommunications ». Nous avons tenu à ce que la question ne soit pas traitée seulement par des experts mais aussi au niveau politique, et nous sommes intervenus en ce sens. Pour ce qui est du Sommet mondial sur la société de l'information, nous avons défendu à Tunis, comme auparavant à Genève, l'internationalisation de la gouvernance de l'Internet. Les résultats du Sommet de Tunis sont en demi-teinte, mais au moins a-t-il permis que l'on parle de processus qui devront se poursuivre. En dépit d'une préparation communautaire importante, puisque le sujet avait été évoqué par les ministres en juin et le mandat de l'Union précisé juste avant la tenue du Sommet, nous avons le sentiment que la coordination a manqué pendant le Sommet lui-même et que l'Union aurait pu faire mieux si elle s'était mieux coordonnée. On se félicitera que le Sommet ait au moins permis que le processus multilatéral se poursuive. L'Union européenne devra continuer de défendre une position concertée dans toutes les instances concernées. M. Pierre COHEN, Président : Nous souhaitons que le Conseil des ministres des Télécommunications assure le suivi de ce dossier, suivi politique qui fait souvent défaut. Le problème tient aussi au calendrier de ses réunions, qui ne sont pas obligatoirement prévues avant toutes les négociations importantes. Aussi souhaitons-nous que le sujet soit systématiquement débattu tous les semestres, lors de tous les Conseils des télécommunications, pour garantir la meilleure coordination des positions de l'Union, qu'il s'agisse des très importants processus engagés à Tunis ou de la Conférence mondiale de développement des télécommunications qui se tiendra en mars 2006. M. Joël THORAVAL, Président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) Je prendrai la parole en ma qualité de président du groupe de travail sur la protection de l'enfant et les usages de l'Internet, créé par le ministre chargé de la famille, et en tant que président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, qui a émis un avis sur cette question. Les pouvoirs publics, conscients d'un problème très important, ont créé le groupe de travail début 2005 pour préparer la conférence de la famille. L'intérêt de cette démarche est triple. En premier lieu, elle a permis de centrer le débat sur la famille et la protection des jeunes face à l'Internet, conformément au mandat qui nous a été confié. Ensuite, la méthode de travail a été très concertée, de par la composition d'un groupe de 70 membres dont 30 à 40 ont participé aux travaux une après-midi par semaine pendant deux mois et demi. Nous avons dans ce cadre procédé à trente-cinq auditions, dans un spectre très large. Enfin, le suivi de nos travaux est assuré par les deux groupes de travail constitués à l'issue de la conférence de la famille et dont le ministre a confié les présidences respectives à Mme Falque-Pierrotin et à moi-même. A quel constat sommes-nous parvenus ? De par la diversité des membres du groupe et la recherche raisonnée d'un consensus, les travaux étaient inscrits dans une perspective ouverte. Le groupe a souligné l'essor considérable des outils immatériels que constitue l'Internet, et leur exceptionnelle richesse ; de manière concomitante, il a affirmé que les risques sont à la mesure des potentialités, c'est-à-dire considérables. Il a donc affirmé la nécessité de prendre des mesures nouvelles pour la famille et de les conforter par des partenariats externes puissants. Pourquoi ce recentrage sur la famille ? Parce que, le plus souvent, les risques liés à l'Internet mettent en cause la responsabilité des parents, et parce que les risques, nombreux, interrogent sur le rôle et la place des parents auprès de leurs enfants. Le groupe de travail a formulé treize constats regroupés en trois volets : les risques, les relations entre parents et enfants et une interrogation sur l'efficacité des mesures déjà prises. S'agissant des risques, le groupe a mis en évidence le risque de pornographie, de pédophilie, de violence, d'atteinte à la dignité humaine - délit auquel la CNCDH est particulièrement attentive. Il a aussi souligné les risques d'un « cyber-marketing » agressif tendant à collecter des données personnelles auprès de mineurs très jeunes à l'occasion de jeux en ligne. Il a enfin mis l'accent sur le volet sanitaire de cette activité, les psychiatres soulignant le risque de comportements d'addiction. Que dire des relations entre les parents et les enfants dans ce contexte ? Trop souvent, les enfants surfent seuls dans leur chambre - c'est le cas de 83 % des 8-18 ans. On a également observé qu'enfants et parents ne font pas le même usage de l'Internet, ces derniers le connaissant peu ou mal. De plus, les outils de contrôle existants sont d'une fiabilité inégale. Les parents doivent donc s'impliquer davantage mais, en cette matière, ils ignorent souvent leurs responsabilités éducatives et pénales, au mépris de l'article 371-1 du code civil, qui définit l'autorité parentale comme « un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l'intérêt de l'enfant », précisant qu'« elle appartient aux père et mère jusqu'à la majorité ou l'émancipation de l'enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne ». Mais le groupe de travail a aussi constaté que les parents ressentent un fort besoin d'accompagnement. Selon Eurobaromètre, 55 % des parents français souhaitent disposer de plus d'informations sur les moyens de sécuriser l'utilisation de l'Internet par leur enfant. Le groupe a ensuite cherché à évaluer l'efficacité des mesures décidées par les autorités publiques et privées. Il est apparu que si de nombreuses actions ponctuelles ont été prises, fréquemment en partenariat, elles ne se prolongent pas dans la durée et, surtout, que les moyens manquent. De plus, la législation n'est ni assez connue ni assez appliquée, les études fiables sont pratiquement inexistantes ou leurs conclusions sont divergentes, et si des instances de concertation existent, la question globale de la protection de l'enfance au regard de l'Internet n'est pas prise en charge de manière globale. Pourtant, des expériences réussies ont eu lieu à l'étranger, notamment au Canada. Le groupe de travail a formulé une série de propositions consistant à sensibiliser et informer les parents, à définir un label « qualité famille », à protéger les enfants en rendant les modérateurs obligatoires, à pérenniser les actions françaises et européennes de protection de la famille par un appel à projets. Après que ces propositions ont été faites, le Gouvernement a annoncé, lors de la conférence de la famille du 22 septembre dernier, l'élaboration d'un label « Famille » et le lancement d'une campagne de sensibilisation. Deux groupes de suivi ont été créés. C'est donc une démarche concertée qui a été choisie pour parvenir à l'approche la plus consensuelle possible d'un problème de société majeur, qui ne cessera de s'aggraver. Mme Marie LAJUS, Commissaire principal de police, Chef par intérim de l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) Avant de traiter de l'action des services de police dans la régulation de l'espace cybernétique et de l'application du droit pénal dans cet espace, je citerai un message affiché sur une quinzaine de blogs le 8 novembre dernier : « Dés ce soir à Grigny qu'on ne voit que nous à la télé, faut cramer la caserne des pompiers qui est collée à la Grande Borne, montrez que vous êtes armés et que vous avez pas que de la grenaille, faut tuer des flics, l'enfer va commencer pour les condés et tous ceux qui voudront nous arrêter »... Aussitôt repéré, ce message a été supprimé, et son auteur arrêté par mes services quelques jours plus tard. Si je vous en ai donné lecture, c'est pour bien faire comprendre que l'Internet n'est pas un monde virtuel coupé du monde réel, mais qu'il fait partie du monde réel et que les actes qui y sont commis ont un impact qui implique une responsabilité. Au-delà des violences urbaines, les exemples foisonnent d'actes de pédophilie, de proxénétisme, d'atteintes à la vie privée ou d'escroqueries commises par le biais de l'Internet. Le droit et la loi doivent donc s'appliquer à cet espace social nouveau pour en faire un espace de citoyenneté. Voilà pourquoi j'ai intitulé mon exposé « Pour un Internet policé ». Pour les services de police, l'enjeu de la gouvernance de l'Internet est d'assurer l'application du droit à cet espace. Or, face à une pratique internationale, le droit pénal est le droit le plus national qui soit puisqu'il n'y a pratiquement pas de droit pénal international, et moins encore en matière de procédure pénale. Dans ce contexte, deux questions se posent : comment appliquer la loi française dans cet espace ? Quelles règles minimales, notamment en matière de conservation de données, garantissent l'application du droit à l'Internet ? Pour tenter de répondre à la première interrogation, il faut commencer par définir ce qu'est une « scène de crime » sur l'Internet ou, plus exactement, comment poursuivre une enquête en passant par la Russie, la Californie, la Chine... Qu'en est-il du « lieu constaté » d'une infraction ? S'agissant de l'Internet, l'infraction est caractérisée en tout lieu de diffusion où elle est constatée. L'enquête part d'une constatation d'infraction et vise à remonter vers les auteurs, en recherchant des éléments d'identification qui sont, ici, les traces ou les données techniques qui pointent vers des lieux, des dates ou des personnes bien réelles. On pense souvent que notre action est déconnectée du monde réel. Il n'en est rien ! Notre objectif est bien de passer les menottes à l'auteur de l'infraction. Or, certains éléments d'identification sont publiquement accessibles mais l'essentiel de ce qui nous est utile est constitué de données confidentielles stockées chez des fournisseurs d'accès français ou étrangers. Si l'on prend l'exemple d'un site dont il n'est pas souhaitable que le nom figure au compte rendu, qui diffuse en France de la pornographie infantile, on s'aperçoit qu'il est hébergé en Chine et que le nom de domaine a été acheté en Californie par un Russe. Si je veux obtenir ses coordonnées bancaires, il faut que je dépose une requête judiciaire, qu'elle soit acceptée par les autorités californiennes, c'est-à-dire qu'elle respecte à la fois le droit français et le droit californien. Les choses seront bien sûr encore plus compliquées pour obtenir les éléments d'identification auprès du serveur chinois et pour se procurer les renseignements bancaires auprès d'une banque russe. Je reviens à l'incitation à commettre un crime sur la personne d'un policier. Elle était affichée publiquement, pendant les violences urbaines, sur un blog hébergé, comme la quasi-totalité, chez Skyrock. Pour obtenir l'adresse IP de son auteur, il n'a fallu qu'une heure compte tenu de la collaboration efficace que nous avons avec les fournisseurs de services français. Quelques heures de plus pour obtenir l'identité de la personne ayant souscrit l'abonnement, et nous pouvions intervenir. Si le même message avait été diffusé sur un groupe de discussions Yahoo en français, les choses auraient été bien plus compliquées : il aurait fallu récupérer l'information chez Yahoo Etats-Unis, c'est-à-dire, au lieu de se contenter d'une enquête préliminaire, faire ouvrir une information judiciaire avec une commission rogatoire internationale transmise via l'attaché de sécurité intérieure en poste aux États-Unis. Cela aurait pris des semaines, et peut-être n'aurais-je jamais obtenu de réponse. Voilà qui illustre l'importance de disposer d'un secteur industriel fort dans notre pays, qui réponde à la législation française, ou du moins que les prestataires extérieurs disposent en France de bureaux répondant à la législation française. Cela montre aussi l'importance de règles de coopération judiciaire développées ainsi qu'en matière de conservation et de communication de données et d'éléments techniques d'identification, les règles nationales et internationales devant assurer aux autorités publiques la capacité d'obtenir ces informations. J'en viens aux règles importantes pour pouvoir travailler et aboutir dans le cadre des enquêtes de police. La conservation et l'accessibilité des données sont les deux piliers d'un Internet soumis au droit. Les données techniques - adresses IP, identités déclarées par les internautes, heures et lieux de connexion, éléments de facturation - sont celles qui permettent de faire le lien entre l'Internet et le monde réel et d'appliquer le droit. Sans accès des forces de l'ordre à ces données, il est impossible de garantir les personnes contre les usurpations d'identité, qui se développent, de retrouver les auteurs d'escroqueries de grande ampleur telles que le phishing et le farming, d'identifier des pédophiles qui échangent des images de viols d'enfant ou recrutent leurs victimes dans des chats sur l'Internet. Les initiatives législatives européennes sont très importantes pour l'application de la loi. Les débats sur la conservation des données porte trop souvent sur la problématique économique, le lobbying des opérateurs étant très important. Ils réussissent très bien à faire passer le message que la conservation des données représente un coût, une contrainte et un risque d'atteinte à la vie privée. Certes, les règles d'accès à ces données doivent être strictes, mais nous avons besoin d'une durée de conservation minimale. Nous sommes donc insatisfaits de la directive européenne adoptée la semaine dernière qui limite aux crimes graves la conservation et l'accès. Or, il est vraisemblable que l'échange d'images pédophiles ne serait pas considéré comme tel, puisque c'est un délit puni de trois ans d'emprisonnement. De même, l'usurpation d'identité aurait peu de chances d'être retenue comme un crime grave. Il faut savoir de quelle gouvernance on parle. Les débats sur la directive ont essentiellement porté sur la gouvernance économique. Quant aux débats sur les noms de domaine et l'ICANN, ils relevaient surtout de la gouvernance technique. Or ce dont nous avons aujourd'hui besoin, c'est d'une gouvernance citoyenne, qui ne croise pas nécessairement les deux autres. En effet, l'attribution des noms de domaine et des adresses IP, pour importante qu'elle soit, n'exonère pas d'une réflexion sur cette gouvernance citoyenne en faveur de laquelle de nombreuses initiatives locales peuvent encore être prises. Je reviens encore à ce message typique des contenus illégaux sur lesquels je travaille chaque jour. Comme je l'ai dit, s'il était apparu sur un groupe de discussions Yahoo, il m'aurait fallu plusieurs mois pour identifier son auteur et je n'y serais peut-être jamais arrivée. Mais les choses auraient été différentes s'il avait été sur un groupe de discussions Google, société américaine qui diffuse beaucoup en France et qui a fait le choix de rendre les adresses IP accessibles à tous. C'est chez eux une obligation contractuelle : quand vous vous inscrivez, vous savez que votre adresse IP sera accessible. Pour un service de police, le résultat est formidable : je peux immédiatement savoir s'il s'agit d'un Français et, en cas de nécessité, aller jusqu'à l'interpellation. Mais en fait, les messages délictuels ou attentatoires à la dignité humaine sont extrêmement rares sur Google, dont la politique entraîne une autorégulation de fait. J'en tire la conclusion que les modalités de régulation de l'Internet sont aussi le fait de conventions, d'accords et de pratiques locales, encore largement ouvertes et évolutives, dans un univers dans lequel nombre d'acteurs sont encore nationaux. Ainsi la majorité des fournisseurs d'accès et de services utilisés par les internautes français sont eux-mêmes français. Nous avons matière à établir avec eux des régulations citoyennes. Nous avons un large champ d'action pour une gouvernance citoyenne locale, et des régulations coopératives public-privé, un travail coopératif que mènent les services de police. Par exemple, nous arrivons à faire mettre en place par les fournisseurs de services et d'accès des points de contact que les policiers peuvent joindre à tout moment s'ils ont besoin de leur coopération. Nous recherchons aussi un engagement des fournisseurs d'accès en faveur de la protection de l'enfance. Nous travaillons à un dispositif de signalement des contenus illégaux, sur un« certificat citoyen » qui permette d'évaluer l'engagement dans la coopération avec les autorités publiques. Vous vous êtes demandé au début de la séance, Monsieur Jean-Yves Le Déaut, pourquoi nous faisions cette réunion en France. Je dirai tout simplement parce que la problématique globale de la gouvernance de l'Internet n'exonère pas d'un engagement local pour la citoyenneté de l'Internet, pour un Internet policé, dont les modes de régulation doivent parfois échapper aux schémas traditionnels de la régulation légale et réglementaire et s'engager dans la voie d'une régulation coopérative. M. Pierre COHEN, Président : Merci beaucoup. Je crois que si nous ouvrons un débat sur une loi en faveur de l'Internet policé, nous aurons énormément de réactions en raison de la vigilance permanente autour de la citoyenneté. C'est certainement pour parvenir à la gouvernance citoyenne que vous appelez de vos vœux qu'il y aura le plus de difficultés. Mme Marie GEORGES, Conseiller du Président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) M. Jean-Yves Le Déaut a souligné tout à l'heure le besoin de lois fondatrices. Eh bien nous pouvons être fiers d'avoir une telle loi en faveur de la protection des données personnelles, c'est la loi informatique et libertés. Quel a été son impact sur les questions que nous nous posons à propos de la sécurité et de la confidentialité de l'Internet ? La loi date de 1978 et nous avons eu une vague technologique sans aucun précédent pour les possibilités de traitement des données personnelles. À tous les étages du réseau, on tombe sur les traitements des données personnelles, à commencer par les adresses IP. Vous ne pouvez pas communiquer sur Internet sans être tracé. Vous avez une adresse IP, on sait tout ce que vous faites. Vous allez consulter le site du ministère des finances pour avoir une information banale sur le paiement d'impôt, il y a une adresse IP derrière... Il s'agit donc d'une technologie qui est sans doute très bien pour certains usages, mais qui n'était pas tout à fait appropriée à d'autres. Il est vrai qu'elle est d'origine militaire, mais c'est une difficulté de base, qui se retrouve d'ailleurs dans le débat sur les données de connexion. L'Internet s'est développé extrêmement vite : l'ouverture commerciale ne date que de 1993, et douze ans après, nous communiquons tous d'un bout à l'autre de la Terre, à des coûts très faibles, avec des logiciels d'application géniaux comme les sites Web. Mais tout cela entraîne un traitement de données personnelles, tout comme les sites commerciaux, mais aussi souvent les diffusions d'informations. Il y a d'ailleurs eu un débat en France sur la diffusion des décisions de justice sur l'Internet, avec le nom des parties, qui pourrait, si l'on n'y prend pas garde, se retourner contre les individus. Car l'Internet est une mémoire mondiale où tout reste sans contrôle. L'infrastructure des adresses IP, le développement de traitements de données personnelles de type relationnel et la diffusion de l'information sont les trois aspects les plus caractéristiques et les plus intéressants du point de vue de la loi informatique et libertés. Nous avons en Europe depuis 1995, grâce à la directive relative à la protection des données, un cadre juridique extrêmement adapté, qui consacre d'ailleurs la politique française initiée par la CNIL en son temps afin de se donner les moyens juridiques d'assurer la poursuite de la protection lors du transfert de données vers l'étranger. Dans les années 1993-1995, les acteurs de ce domaine se sont posé la question de savoir si la loi informatique et liberté lui était applicable. La CNIL a bien montré qu'il y avait là des données personnelles, comme l'adresse IP, et les acteurs ont rapidement vu l'intérêt de l'application très stricte de certains principes. La CNIL a développé une politique d'information, et les choses ne se passent pas trop mal avec les responsables du secteur, la question essentielle restant la conservation des données de connexion. La loi française a fixé le délai maximum à un an, mais le décret d'application n'est toujours pas paru. Nous sommes aussi dans une démarche européenne engagée il y a huit ans sur le thème de la cybercriminalité et qui se poursuit aujourd'hui autour du terrorisme. On comprend toute la difficulté d'arbitrer entre la liberté d'information et la protection de la vie privée : bascule-t-on dans une société de surveillance si on garde systématiquement toutes les données très longtemps, comme en Chine ? Doit-on prévoir des délais plus courts avec des moyens beaucoup plus importants pour les forces chargées de la répression au niveau international ? La Convention sur la cybercriminalité de 2001 du Conseil de l'Europe prévoit la possibilité de conserver les données à titre conservatoire. Avec une commission rogatoire, il est possible de demander à un FAI de conserver les données pendant trois mois. Il faut continuer à réfléchir à ces questions. Mais, si nous sommes plutôt bien le pied en Europe, tel n'est pas le cas au plan mondial et c'est là que se situe le problème. En 1995, s'est déroulé à Bruxelles un G7 dont la déclaration finale affirmait la nécessité « d'assurer de manière effective la protection de la vie privée des personnes ». Or que trouve-t-on dans les conclusions du dernier SMSI ? « Nous exhortons toutes les parties prenantes à garantir le respect de la vie privée et la protection des informations et données personnelles, et ce par différents moyens : adoption de législations, mise en œuvre de cadres de coopération, élaboration de meilleures pratiques et mise au point de mesures techniques et d'autoréglementation par les entreprises et les utilisateurs ». En réalité, il n'y a aucun cadre au plan mondial et c'est aujourd'hui le principal enjeu. Dès 1998, dans un rapport sur l'Internet et les réseaux numériques, la CNIL a réclamé une convention internationale. Quarante-trois pays ont des législations adaptées, mais tel n'est pas le cas des États-Unis, même si le concept d'autorité indépendante est d'origine américaine. Les commissaires à la protection des données de ces pays, réunis à Montreux en septembre dernier, ont adopté une déclaration demandant également une telle convention. En 1980, les États-Unis ont quitté la réunion du Conseil de l'Europe qui élaborait la convention sur la protection des données, qu'ils jugeaient trop contraignante, pour rejoindre l'OCDE qui préparait simplement des « lignes directrices ». Bien sûr, ces instruments sont compatibles, mais les lignes directrices ne sont pas contraignantes. Or nous avons besoin absolument d'un instrument adapté, avec un mécanisme d'application afin que les autorités de protection des données jouent un rôle au plan mondial. La question essentielle est celle des moyens. Notre conférence internationale est organisée chaque année par un pays différent, nous n'avons aucun secrétariat permanent. Ainsi, nous ne pouvons pas suivre les décisions prises par les instances internationales, y compris dans les organisations internationales spécialisées émanant de l'ONU : je pense par exemple au passeport biométrique et à la carte biométrique d'identité des marins. Il faudrait que nous puissions apporter une assistance aux pays qui cherchent à traiter ces questions. Cela passe pour nous par une institutionnalisation de la conférence internationale des commissaires à la protection des données. La CNIL et son homologue espagnol ont pris des initiatives passionnantes au plan mondial. Dans le cadre du sommet ibéro-américain de 2003, nos collègues ont obtenu que tous les États d'Amérique latine s'engagent à développer les règles de protection des données. En 2004, la CNIL a mené une action analogue lors du sommet de Ouagadougou, et la déclaration finale comporte un engagement des chefs d'État à développer également ces règles et à soutenir les actions de coopération entre les autorités de contrôle. Un programme de coopération a été lancé au sein de la francophonie. On le voit, dans ces questions de gouvernance, il faut compter avec l'Europe et avec sa sphère d'influence linguistique. Nous sommes confrontés à de grandes difficultés dans un certain nombre de nos domaines d'intervention. Ainsi, nous n'arrivons absolument pas à obtenir une généralisation des règles applicables en France en ce qui concerne les annuaires qui donnent les identités des sites Internet. En quatre ans, nous n'avons obtenu aucun progrès de l'ICANN. De même, en Europe, nous disposons des règles juridiques permettant de définir le Spam comme une sollicitation non souhaitée : le principe est le consentement préalable à la collecte des adresses e-mail à des fins de prospection, avec des dérogations qui reposent sur l'information de la personne et son droit de s'y opposer dans le cadre des relations contractuelles. Avant même l'adoption de ces règles, dès 1999, la CNIL avait donné des indications similaires en vertu de son pouvoir d'interprétation. En 2002, nous avons ouvert une « boîte à spams » pour recueillir les réclamations. Nous ne l'avons maintenue que pendant trois ans, car nous ne disposions pas des moyens nécessaires pour indexer les spams et rechercher leur origine. Mais nous avons eu le temps de constater que plus de 80 % de ces messages, quelle que soit leur origine géographique, étaient au bénéfice de sociétés américaines. Cela signifie tout simplement que chacun doit faire le ménage chez soi pour que nous soyons tous tranquilles. Des accords de coopération ont été passés en Europe à ce sujet en 2004, et il est fort dommage que les conclusions du Sommet de Tunis n'y fassent pas référence. De mon point de vue, parler de coopération internationale signifie faire pression sans relâche sur les Etats au bénéfice desquels ces messages sont envoyés. Quant aux normes techniques, elles ne sont pas neutres au regard de la loi Informatique et libertés. Prenons l'exemple des « cookies » : ils ne comportent aucune zone descriptive expliquant leur finalité. Comment pouvons-nous nous organiser pour influer sur les normes, alors que nous n'avons aucun moyen de le faire ? M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Vous avez démontré qu'en dépit de l'existence d'une loi sur la protection des données personnelles, des problèmes considérables doivent encore être résolus. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'une loi existe, antérieure à l'apparition de ces techniques, que les problèmes sont réglés. Ce n'est donc pas par une approche nationale que l'on réglera cette question mais par une démarche globale, pour traiter la question dans tous ses aspects : politiques, sociaux et éthiques. Si l'on procède autrement, on ne parviendra pas à prendre une position politique. M. Nicolas CURIEN : L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes est le nouveau nom donné à l'Autorité de régulation des télécommunications pour signifier l'extension de ses missions. L'ARCEP, qui ne s'occupe que des « tuyaux », n'a aucune compétence sur la régulation des contenus. Elle a pour mission la gestion et l'attribution des ressources rares que sont les fréquences radioélectriques et les numéros de télécommunication nécessaires aux opérateurs pour établir des réseaux mais elle n'a pas d'emprise directe sur les adresses IP. Pour autant, l'ARCEP ne se désintéresse pas de la question car la convergence est prévisible entre l'attribution de numéros de télécommunications et celle d'adresses électroniques. M. François LIONS, Directeur général adjoint de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) L'ARCEP est impliquée dans la téléphonie traditionnelle, secteur dans lequel les Etats se sont dès l'origine préoccupés d'assurer l'interopérabilité et l'universalité des services par l'adoption de règles visant à garantir une allocation efficace des ressources de numérotation ainsi que le respect des exigences de transparence, d'objectivité et de non-discrimination, afin que l'accès aux ressources de numérotation ne constitue pas une barrière injustifiée à l'entrée sur le marché, ni un frein au développement de nouveaux services. Comme l'a souligné M. Curien, l'ARCEP n'a pas de compétence en matière d'adressage IP. Celui-ci présente des caractéristiques comparables à celles de la numérotation téléphonique, mais sa portée est beaucoup plus large. En effet, alors que les numéros téléphoniques sont essentiellement utilisés pour des communications interpersonnelles, les numéros IP sont attribués à des machines, ce qui conditionne l'industrie ou, en tout cas, les opérateurs et les fournisseurs d'accès que nous régulons. Le dispositif de gestion de ressources, dérivé des procédures ICANN, ne semble pas poser de problème particulier aux acteurs français de l'Internet. L'attribution des noms de domaine est également hors de notre champ de compétence, mais l'on comprend que la désignation en clair d'un site puis sa traduction en adresse IP ont des conséquences dans différents domaines : propriété industrielle, noms de marque, considérations de politique générale... La gestion des noms de domaine est déléguée par l'ICANN à l'AFNIC pour le suffixe ".fr" Un pont a été créé entre « téléphonistes » et « internetistes » via ENUM - tElephone NUmber Mapping - et le débat a été ainsi lancé sur l'adoption de principes communs pour l'allocation des différentes ressources d'adressage. Si l'ARCEP est éloignée de la gouvernance mondiale de l'Internet sur le plan opérationnel, elle ne s'en désintéresse pas, tant s'en faut. En premier lieu, en tant qu'autorité de régulation sectorielle, l'ARCEP a une activité soutenue pour le développement de l'Internet en France dans des conditions de concurrence et de juste prix pour le consommateur. On l'a vu pour l'Internet à bas débit ; les mesures de régulation prises par l'Autorité ont permis l'émergence de fournisseurs d'accès français et des offres à des prix facilitant l'entrée de la France dans la société de l'information, si bien que l'on comptait près de 7,5 millions d'abonnés à l'Internet fin 2002. Cela est encore plus visible aujourd'hui avec le développement exemplaire de l'Internet à haut débit, largement issu des conditions de concurrence imposées par l'Autorité et qui vaut à la France des commentaires élogieux et parfois surpris. Cette action a permis la constitution d'un secteur de l'Internet français relativement fort et structuré, ce qui devrait aller dans le sens souhaité par Mme Lajus. En second lieu, l'évolution technologique du secteur laisse présager une interaction entre le monde de l'Internet et celui des télécommunications traditionnelles. Une manifestation apparente de cette évolution est « la voix sur IP » ou, plus précisément, la « voix sur large bande ». On s'oriente manifestement vers une infrastructure « tout-IP », tendance qui aura des effets bénéfiques car elle facilitera la diversité des offres, mais qui exigera une attention vigilante pour veiller au maintien de l'interopérabilité et de la qualité des réseaux. Je conclurai en soulignant que, d'une certaine façon, les téléphonistes historiques et les « internetistes » se retrouvent sur des valeurs d'universalité. Notre expérience en matière de téléphonie nous montre que la gestion des ressources d'adressage suppose la reconnaissance de principes communs. C'est d'autant plus important que la technologie IP est en passe de devenir la technologie maîtresse de support des nouveaux services et des services traditionnels de communications interpersonnelles. Je rends donc hommage à la perspicacité et à la pertinence dont fait preuve votre Office en organisant ce colloque. M. Nicolas CURIEN : Notre souci est de garantir l'égalité d'accès à la ressource et d'empêcher l'organisation d'une pénurie artificielle. M. Ibrahim DUFRICHE-SOILIHI : Qu'a changé le passage d'IPv4 à IPv6 ? M. François LIONS : L'espace d'adressage a été considérablement amplifié par le passage d'un système numérique basé sur des nombres d'une longueur de 32 bits à la nouvelle génération d'adresses IPv6 sur des nombres de 128 bits. M. Georges PARISOT : Ce qui ressort des différentes interventions, c'est l'importance capitale de ce qui se passe hors de France. M. Claude BIRRAUX : Ne peut-on craindre que le renforcement de la protection des données ne rende plus difficile le travail de Mme Lajus ? M. Pierre COHEN, Président : II y a deux visions de l'espace d'échanges qu'est l'Internet : un espace de liberté, avec toute la perversité qui peut s'y glisser, ou un espace à réguler. Mme Marie LAJUS : Pour moi, un espace de liberté ne se conçoit pas sans responsabilité. C'est l'enjeu d'une régulation bien tempérée que de protéger. S'agissant de l'accès aux données personnelles, il faut parvenir à un équilibre tel que l'on garantisse une conservation qui a des implications industrielles - par exemple, la facturation - tout en assurant le respect du droit. Je souligne que les données collectées ne peuvent être communiquées que dans des cadres délimités. Mme Marie GEORGES : Nous sommes en phase : je pense également qu'un réseau numérique permet le meilleur ou le pire. En cette matière, on peut faire le meilleur en Europe, où des lois existent, mais l'Europe n'est pas seule. S'agissant de la sécurité et de la liberté, une tradition d'équilibre et de conciliation a été créée en France, qui doit être préservée. Mais l'allongement de la durée de stockage des données risque de nous faire entrer dans une société de surveillance. Le risque existe aussi qu'un jour on fasse autre chose des données collectées que ce pourquoi elles ont été recueillies. Tout l'enjeu tient à la durée de conservation : c'est là que se joue l'équilibre. Cela ne veut pas dire que si l'on a mis un problème à jour on ne pourra pas continuer de surveiller la personne suspecte. Mme Marie LAJUS : II a été fait mention du caractère international de l'Internet. Je rappelle cependant que la grande majorité des opérateurs, des fournisseurs et des éditeurs de contenus sont français. Il y a là un champ gigantesque à investir et il est malheureux de se focaliser sur la technique en négligeant l'immense travail déjà accompli et celui qui reste à accomplir avec l'industrie. La France est très en avance dans la régulation citoyenne de l'Internet. M. Bertrand de LA CHAPELLE : Le besoin d'un cadre juridique international a été débattu lors du Sommet de Tunis, mais des difficultés existent. La première est l'absence de cohérence des décisions prises au sein des différentes organisations internationales : l'OMC, l'UNESCO et l'OMPI n'adoptent pas toujours des positions identiques car elles représentent des ministères différents. Ensuite, si l'expression « régulation coopérative » est très prometteuse, sa mise en œuvre demande de nouveaux instruments pour réguler les gouvernements, la société civile et les opérateurs privés. Enfin, il faut un cadre de discussion international où tous les acteurs sont sur un pied d'égalité, ce qui est un obstacle conceptuel majeur pour beaucoup. Si la France a une expérience à faire valoir en matière de corégulation, c'est bien celle-là, et la création du forum sur la gouvernance de l'Internet devrait valoriser l'expérience française. M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Vous avez dit, Monsieur Curien, qu'il ne faudrait pas que le passage de la norme IPv4 à IPv6 crée une rareté artificielle. Mais comment pourrait-on offrir moins de possibilités alors qu'il y en aura immensément plus ? M. Nicolas CURIEN : II y aura en effet très vraisemblablement suffisamment de ressources pour satisfaire tout le monde. Mais l'expérience d'IPv4 nous a montré que c'est par la façon dont les choses sont gérées qu'on peut créer la rareté. M. François LIONS : Avec IPv4, 80 % des adresses étaient aux États-Unis. M. CLAUDE BIRRAUX, Président : Nous abordons le second thème de cette matinée, et je donne sans plus tarder la parole à M. Michel Petit. Table ronde n°2 : Aspects scientifiques et techniques, M. Michel PETIT, Président de la section scientifique et technique du Conseil général des technologies de l'information, M. Michel PETIT : Je me propose dans cette intervention d'essayer de dégager, dans les caractéristiques du réseau Internet, ce qui est important pour sa gouvernance mondiale. Lors du sommet mondial et de sa préparation, le débat sur la gouvernance de l'Internet a tourné essentiellement autour de la gestion des adresses permettant à un utilisateur de se connecter à un correspondant situé éventuellement aux antipodes. On a parlé essentiellement de l'organisme de droit privé ICANN - Internet Corporation for Assigned Names and Numbers - situé à Los Angeles, soumis à la loi californienne et placé sous le contrôle du Department of Commerce des Etats Unis. Je rappelle qu'une adresse Internet est composée de deux parties de part et d'autre de l'arobase. La partie après l'arobase se termine par un identifiant du premier niveau. Ces identifiants sont au nombre d'un peu plus de 250 et correspondent à des pays, comme .fr qui nous est familier, .de (Deutschland), .us (USA) ou .uk (United Kingdom) et quelques extensions comme .com ou .org. Récemment est apparu .eu pour l'Europe. Chaque gestionnaire de premier niveau, comme l'Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (AFNIC) qui gère .fr et dont nous allons entendre dans quelques instants le directeur, Mathieu Weill, attribue à chaque fournisseur d'accès Internet un nom de domaine qui précédera immédiatement l'identifiant de premier niveau. ICANN est chargée de gérer l'adresse des gestionnaires de premier niveau, c'est-à-dire essentiellement l'identifiant et le numéro de son serveur. Même si l'intention était louable, le veto du gouvernement américain à l'introduction d'un nom de domaine .xxx réservé à des sites pornographiques montre bien son influence sur le système. La mise à jour au quotidien de la table des identifiants des fournisseurs d'accès n'est pas faite par l'ICANN, mais par l'IANA (Internet Assigned Numbers Authority), aujourd'hui encore abritée par l'ICANN. La fiche de modification est validée par le département du Commerce, puis entrée dans le serveur de la société VeriSign qui est sous contrat de ce dernier. L'information est ensuite dupliquée dans douze serveurs de premier niveau, dont trois seulement sont situés hors des États-Unis. Des copies partielles peuvent être faites par les fournisseurs d'accès, pour leur commodité, à charge pour eux de remettre à jour ces copies régulièrement. L'IANA ne gère pas directement elle-même les adresses numériques affectées à chaque ordinateur et nécessaires au fonctionnement technique du réseau. Elle affecte des paquets d'adresses à 5 RIR (Régional Internet Registries), qui répartissent, selon d'obscurs critères, cette dotation en paquets plus petits confiés aux fournisseurs de service Internet qui finalement donnent une adresse à chaque ordinateur. Souvent cette adresse n'est affectée à un client donné que pendant le temps de sa connexion au réseau Internet, le serveur du fournisseur d'accès l'affectant à un autre client à cause de la pénurie de numéros dont souffre IPv4. Cette structure technique fait apparaître que la gouvernance d'Internet ne se réduit pas à la gestion de ICANN. L'IANA, Verisign et les RIR mériteraient également une certaine attention. Notre indépendance est également menacée au niveau des dispositifs électroniques qui aiguillent les paquets vers leur destinataire. Ces routeurs sont le monopole de fait du seul fournisseur compétitif Cisco qui le partage depuis peu avec la société chinoise Huawei dans le cadre d'un accord mettant fin à un conflit relatif à la propriété industrielle. L'existence de portes de service fournissant des renseignements à ceux qui y ont accès n'est pas exclue. L'avenir va être marqué par une explosion du nombre des objets ou documents auxquels sera attachée une adresse Internet. De nombreux appareils domestiques pourront être actionnés à distance par le réseau Internet. L'armée américaine, qui avait perdu un certain nombre d'obus non tirés lors de la première guerre du Golfe, pourra résoudre un problème de cette nature par une interrogation depuis un satellite. Les objets vendus dans les supermarchés auront une radioétiquette assurant leur traçabilité et la facturation automatique du contenu du caddie sans qu'il soit nécessaire d'en sortir les objets un par un. Pour permettre cette multiplication du nombre des adresses, on l'a dit, le protocole IPv6 avec ses adresses à 128 bits se substituera au protocole IPv4 à 32 bits. La gestion du système d'adressage posera des problèmes d'une dimension nouvelle. L'évolution technique permet de penser que l'avenir est à la transmission sous forme de paquets numériques de tous les types d'information : voix, images fixes ou mobiles, données. L'UIT est en train de définir la structure du réseau de nouvelle génération NGN (Next Génération Network). Il s'agit pour l'essentiel d'une intégration commode pour les opérateurs de télécommunications de tous les services existants comme le réseau téléphonique commuté et l'Internet. Ce nouveau réseau devrait assurer la qualité de service et garantir que le message sera délivré à la bonne adresse dans des délais garantis. Il permettrait d'assurer le flux dans le cadre d'une liaison unique des sons, des images fixes ou mobiles, des données. Bien que ce système soit conçu au départ comme un outil au service de l'Internet, je ne suis pas certain que sa souplesse n'aura pas d'influence sur l'évolution d'Internet et sur sa gouvernance. M. Claude BIRRAUX, Président : On parlait jadis de l'œil de Moscou, aujourd'hui c'est plutôt la main de l'Oncle Sam... Mme Sabine JAUME-RAJAONIA, Le GIP RENATER assure la maîtrise d'ouvrage du Réseau National de télécommunications pour la Technologie, l'Enseignement et la Recherche. En tant qu'organisme public, il suit les discussions sur la mise en œuvre des politiques publiques mais il est aussi lui-même un utilisateur important des ressources internet que sont les noms de domaine, les adresses IPv4 et IPv6, l'AS (Autonomous System), c'est-à-dire les numéros de systèmes autonomes permettant d'identifier les réseaux. Nous déployons aussi des copies des serveurs racine des noms de domaines, étant observé qu'en termes géopolitiques, il nous semble très important de multiplier les copies anycast des serveurs racine existants afin d'optimiser leur accès et de consolider l'architecture Internet mondiale. Il est donc de notre intérêt de nous assurer que ces ressources sont correctement attribuées, et c'est pourquoi nous sommes impliqués dans la thématique des noms de domaines non commerciaux. Je suis ainsi un des trois membres européens élus de l'Address Council d'ICANN. On compte aujourd'hui 250 noms de domaines de pays, qui se sont beaucoup développés entre 1985 et 1999, de même que les noms de domaines dits génériques (.org, .com, .net), dont l'essor a entraîné en 1992 la signature d'un contrat de cinq ans avec la société Network Solutions Inc (NSI). J'en viens aux numéros, aussi appelés ressources IP. Les adresses IPv4 sont codées sur 32 bits et les IPv6 sur 128 bits. Les premières ont été utilisées à partir de 1983 et le déploiement du protocole IPv6 a commencé en 1999. Le modèle d'adressage est dit classful : une partie de l'adresse sert à identifier le réseau, et l'autre permet d'identifier l'hôte. La nécessité d'une instance pour gérer ces adresses IP est apparue avec l'essor du réseau Internet et l'IANA (Internet Assigned Numbers Authority) a été créée. Mais, en 1992, on a estimé que l'adressage classful aboutirait à une pénurie, et a été développé un système de « redécoupage » dit classless avec la création de CIDR (Classless Inter-Domain Routing). Avec l'agrégation, il est apparu que la centralisation de l'attribution des adresses par l'IANA n'était pas assez évolutive et qu'il convenait de se rapprocher de l'utilisateur. L'Internet Engineering Task Force (IETF) a publié en 1992 un Request for Comment (RFC) qui insistait sur la nécessité de la présence d'un registre dans chaque région géographique du monde. C'est ainsi que sont nés les RIRs (Régional Internet Registries), responsables de l'attribution des adresses IP sur leur territoire. Il y en a aujourd'hui cinq : AfriNIC (Afrique), APNIC (Asie Pacifique), ARIN (Amérique du Nord), RIPE NCC (Europe, Moyen Orient, partie de l'Asie), et LACNIC (Amérique latine et Caraïbes). Ces organismes à but non lucratif ont pour vocation d'attribuer les adresses de façon transparente et équitable, les statistiques d'attribution étant disponibles. L'espace d'adressage est distribué de façon hiérarchique : IANA alloue des blocs d'adresses aux registres régionaux, qui les distribuent à des LIR (Local Internet Registries), lesquels les attribuent à leurs utilisateurs finaux. C'est ce que fait par exemple le GIP RENATER, qui est un LIR. Puisqu'on parle de gouvernance, il est intéressant de voir qu'il existe des politiques d'adressage régionales et des politiques globales. Le rôle de l'ASO Address Council est de veiller à une gestion équitable, donc globale, comme pour IPv4. Pour IPv6 les discussions sont en cours. En effet, les politiques d'adressage font l'objet de discussions au sein de la communauté et les décisions sont prises de manière consensuelle, la notion de bottom up, c'est-à-dire l'écoute des utilisateurs, étant essentielle. Dans la « région Europe », la communauté intéressée par l'adressage se réunit deux fois par an. La création de la Number Ressource Organisation (NRO) a permis d'améliorer la coopération entre quatre RIR, le NRO Council et l' ASO Address Council ayant fusionné. Les Registres régionaux et le processus de « bottom up » sont très importants pour une gestion transparente et optimale de l'adressage et la stabilité de l'Internet. Restent, au cœur de l'Internet, les treize serveurs racine, c'est-à-dire les serveurs de noms qui sont à la racine de tout l'Internet, très centrés sur les Etats-Unis comme on l'a dit. Certains gestionnaires ont pris l'initiative de faire des copies pour que les demandes de noms de domaine puissent être faites au plus près des communautés nationales. Quant à l'ICANN, elle a été créée en 1998, à l'initiative du gouvernement des Etats-Unis pour confier au secteur privé la gestion de l'Internet. Ses missions sont définies dans un Memorandum of Understanding (MoU), dont le dernier a été signé en septembre 2003, pour trois années. Cet organisme a été vivement critiqué, si bien qu'une réforme a été engagée en 2002 par son président, Dr Lynn, lequel a clarifié ses missions et réorganisé ses structures. L'activité principale de l'ICANN concerne l'espace générique, gTLD ; l'ICANN assure aussi la fonction de l'IANA concernant la distribution des blocs d'adresses aux registres régionaux. Son conseil d'administration est composé de quinze membres - le président et quatorze directeurs, désignés en respectant la notion de diversité géographique. L'ICANN comprend également trois organismes de support - ASO/NRO,ccNSO et GNSO - ainsi que des comités consultatifs, dont le Governmental Advisory Committee (GAC) où siègent les représentants des gouvernements, théoriquement réunis là pour peser sur les orientations et les choix. Mais quatre-vingt gouvernements seulement y sont représentés ; autant dire que l'on peut encore nettement améliorer le processus de consultation. M. Mathieu WEILL, Directeur général de l'Association française pour le nommage Internet en coopération (AFNIC) L'Association française pour le nommage Internet en coopération (AFNIC) est une association à but non lucratif, qui réunit toutes les parties prenantes au nommage. Son rôle est de gérer l'annuaire du registre .fr. Mais l'AFNIC est aussi un acteur de la gouvernance par le biais de la technique, et c'est sur ce dernier point que mon intervention peut éclairer le débat. Mon intervention sera donc axée sur le nommage, ce qui est une vision parcellaire; cela ne signifie pas que l'AFNIC se désintéresse des autres aspects de la gouvernance d'Internet, dont elle sait toute l'importance. Le nommage est l'un des fondements des services de l'Internet, car c'est un support pour eux. Si l'on donne un nom de domaine, c'est que toute adresse IP est une adresse technique volatile. En revanche, le nom de domaine est stable et intelligible par tous. C'est pourquoi les entreprises l'utilisent très souvent dans leurs actions de marketing, si bien que cela a des implications sur la propriété intellectuelle des marques et en matière de concurrence. Le nom de domaine est donc une « couche supplémentaire » de l'Internet, visant à développer les services et à offrir une forme de portabilité. Quand on change de fournisseur d'accès, on change d'adresse électronique, contrainte qui peut restreindre la liberté de choix du fournisseur d'accès. Le nommage permet de s'abstraire de ces considérations. Il s'appuie sur la norme DNS, c'est-à-dire sur les tables de base opérées par VeriSign, mais les décisions techniques sont du ressort de IANA, et, de ce fait, soumises à l'accord préalable du département du commerce américain. Ensuite, le système est distribué vers les serveurs racines, qui sont de tout petits serveurs ; c'est ce qui fait une partie de la robustesse du système. Il convient donc de porter sur le DNS une vision technique objective : c'est un système qui fonctionne bien et qui n'a jamais failli en dépit des attaques multiples dont il est l'objet. Toutefois, le système présente des limites qui touchent à la gouvernance et qui vont sans doute conduire à la création de nouveaux systèmes d'identification. Le système actuel est d'un abord assez simple mais sans plus, puisqu'il faut quand même taper http://www... ; c'est pour pallier cet inconvénient que les moteurs de recherche ont été mis au point. Ensuite, le système utilise les caractères de l'alphabet latin, sans accents ni espaces, ce qui le situe très nettement dans le monde anglo-saxon. La question se pose alors du multilinguisme et de l'accès à l'Internet de toutes les populations du monde. La possibilité commence à émerger - mais pas sous l'impulsion d'ICANN - d'intégrer, par exemple, les caractères chinois et les accents français. Enfin, l'Internet est aujourd'hui axé sur le web et le courrier électronique, mais il le sera sans doute à l'avenir sur les communications entre machines et entre objets. Si les étiquettes RFID se généralisent, il faudra développer un système de nommage. C'est ce qui explique la création de l'Object Naming System (ONS), dont la gouvernance devra être au moins autant surveillée que celle du DNS aujourd'hui. Cela dit, à ce jour les moteurs de recherche s'appuient tous sur le DNS et l'on trouve malgré cela une solution pour le multilinguisme. J'appelle l'attention sur le fait que l'approche ONS consistera à créer un espace spécifique pour les objets dans le DNS. Les enjeux majeurs sont la neutralité et la répartition équilibrée des pouvoirs à la tête de l'arbre de nommage. Or, le flou est complet, qu'il s'agisse d'ICANN, d' IANA ou de VeriSign. Tout cet édifice doit être clarifié, comme doit l'être le rôle du département américain du commerce. Un autre enjeu tient à ce que tout en préservant l'universalité du dispositif, il faut mettre au point des procédures transparentes pour savoir qui crée des extensions de l'Internet. A cet égard, que pensent par exemple les gouvernements de «cat» pour la communauté catalane, ou de «asia» ? D'autre part, la gestion des serveurs racines suscitent de nombreuses interrogations sans réponses : comment y accède-t-on ? Le nommage est une suite d'espaces imbriqués hiérarchiquement. De ce fait, des espaces locaux sont possibles, comme on le voit avec « .fr». Nos règles spécifiques rejoignent les préoccupations citoyennes qui ont été exprimées, qu'il s'agisse de la politique d'identification, de la protection des données personnelles ou de la protection des communes. En conclusion, il faut travailler à la tête du système de nommage, continuer d'appliquer l'approche équilibrée que nous avons de notre espace et la promouvoir à l'international. M. Louis POUZIN, Directeur des projets, Eurolinc France Nous apprécions l'initiative prise par l'Office de porter le débat au Parlement, hors des milieux techniques où nous sommes généralement confinés. Pour nous, l'Internet n'est pas seulement un outil technique, mais est fait pour les hommes et les sociétés; ses aspects sociétaux et son impact social sont donc ce qu'il y a de plus important. Cependant, les techniciens peuvent apporter leur pierre à l'édifice commun. Les adresses sont attribuées par des organismes satellites des Etats-Unis. A ce jour, on compte 4,2 adresses électroniques par habitant aux Etats-Unis, 2 au Canada, 0,6 en France et en Allemagne. Les autres données sont exprimées en pourcentages : 6 % au Brésil, 2 % en Chine, 0,5 % en Indonésie et seulement 0,3 % en Inde. Autrement dit, l'allocation d'adresses par les Etats-Unis est extrêmement inéquitable. De surcroît, elle a toujours un sens politique ou économique : on favorise les riches au détriment des pauvres puisque actuellement les RiRs attribuent les adresses à partir de besoins « documentés », et le système est structurellement conçu pour éliminer toute influence des gouvernements, excepté celle du gouvernement américain. Les noms de domaines sont à ce jour gérés à 68 % par des sociétés américaines, ce qui induit à la fois une certaine domination de leurs méthodes de gestion et une certaine domination de ce que j'appellerai la tirelire ; chaque nom de domaine attribué rapportant 10 dollars par an, il suffit de multiplier ce montant par 55 millions pour se rendre compte que les sommes en jeu ne sont pas négligeables. M. Weill a souligné à juste titre l'omniprésence de l'anglais dans l'architecture de l'Internet. Cette langue n'étant pas familière à tous, une évolution est indispensable, d'autant plus nécessaire que seule la régionalisation de l'usage permettra que l'outil devienne véritablement un outil « grand public », au lieu qu'il soit comme aujourd'hui un outil pour initiés. Le principe de la régionalisation a d'ailleurs été adopté lors du Sommet de Genève, en 2003, et figure dans la déclaration finale. C'est dire que le monde entier y invite. La recherche est foisonnante mais l'innovation est orientée vers la création de gadgets ou la lutte contre le piratage. On s'interdit en revanche de remettre en cause l'architecture proprement dite, à savoir ce qui a trait à l'adressage, au routage, au nommage et au DNS, sortes de nouveaux tabous dont on parle sans les critiquer. Il y aurait pourtant bien d'autres manières d'organiser un système qui présente de nombreuses anomalies : problèmes de mobilité, une génération de retard par rapport au GMS, fonctionnement mystérieux, instruments statistiques lacunaires, sécurité nulle, traçabilité correcte uniquement si l'on a affaire à des gens honnêtes mais inexploitable quand on est face à des gangsters, absence d'analyse des conséquences sociétales de l'utilisation d'objets communicants ... Sécurité et certification sont pourtant indispensables, puisque les décisions prises ont une incidence pour les individus. En bref, aucune synthèse globale n'est faite des implications de l'Internet et, en pratique, les normes américaines se sont imposées. Il faut les analyser. Le remède, c'est la recherche, mais une recherche qui doit avoir des retombées industrielles. Je l'ai dit, ce n'est pas le cas aujourd'hui pour l'architecture de l'Internet, alors que c'est indispensable. Des contrats européens de systèmes pilotes sont donc nécessaires. J'observe que le registre .eu aurait pu être conçu comme un outil multilingue, ce qui n'est pas le cas, et comme un espace de confiance, ce qui n'est pas le cas non plus. Nous sommes loin de ce que nous attendions. Le rapport Vox Internet 2005, publié sous l'égide de la Fondation Maison des sciences de l'homme, fournit des précisions complémentaires sur la stratégie européenne et la manière dont les institutions de l'Union européenne ont jugé bon de passer contrat avec différentes sociétés américaines du secteur. Il y a sans aucun doute matière à se poser des questions sur la cohérence de cette politique. M. Dominique WOLTON, Directeur de recherche au CNRS UPS 2262 Information, communication et enjeux scientifiques, Je traiterai essentiellement des aspects politiques. Quand j'ai publié Internet et après, en 1999, on était au maximum de la bulle Internet et on m'a traité de fieffé réactionnaire, ne croyant pas au progrès technique, alors que cela fait vingt-cinq ans que j'écris à ce sujet. Je n'ai pas changé d'analyse et les événements me donnent plutôt raison. Je répète inlassablement que l'Internet est un système d'information et non pas de communication. Il est fondamental de préserver la différence entre les deux : l'information est un message, quel qu'il soit, son, voix, donnée, image ; la communication, c'est la relation. Et tout devient compliqué quand on passe du message à la relation, d'un cerveau à l'autre. Quelle que soit la performance des systèmes techniques, tant qu'ils restent centrés sur la production et la diffusion, ils n'abordent pas la question centrale qui est qu'on ne met pas des ordinateurs mais des êtres humains au bout des réseaux. Ce que met en jeu la communication est tout simple, c'est l'intelligence des récepteurs. Le récepteur, c'est vous, c'est moi ; nous sommes tordus, compliqués, nous n'écoutons pas, nous ne répondons pas, nous décodons, nous recodons, nous mentons, nous trichons... c'est vrai pour la radio, c'est vrai pour l'écrit, c'est vrai pour la télévision, c'est évidemment vrai pour l'Internet. C'est d'ailleurs pour cela que l'Internet n'a pas rendu les hommes meilleurs : la cybercriminalité augmente proportionnellement au nombre des internautes. Je le répète, il faut avoir toujours en tête que l'Internet n'est qu'un système d'information et que la question sociétale, politique, culturelle ne se pose que quand on sort du système d'information et qu'on arrive à la communication. Or, dans l'idéologie occidentale, le mot information est noble tandis que le mot communication est « bougnoule ». Quand on travaille sur une théorie de l'information, on est noble, si on travaille sur une théorie de la communication, on est bullshit ! Eh bien, c'est exactement l'inverse : si l'information a autant de faveur et la communication autant de défaveur, c'est bien parce que la première est simple et la seconde compliquée. Vous le voyez d'ailleurs très bien dans votre vie privée, sexuelle, affective, professionnelle ainsi que dans votre vie politique : la communication, ça ne marche jamais. Et c'est bien pour cela qu'on court comme des fous après des systèmes d'information. M. Claude BIRRAUX, Président : Mais la communication pervertit le système politique... M. Dominique WOLTON - Eh bien voilà, vous dites comme tout le monde ! Je devrais publier un bréviaire des idées reçues... Ce n'est pas la communication : vous autres, hommes politiques, passez votre vie à ne faire que de la communication, ce qui est la plus noble des choses, puisque vous essayez de dire aux gens des choses raisonnables qu'ils ne veulent pas entendre, de vous faire élire sur un malentendu, de faire quelque chose que vous ne pouvez pas faire. Ce ne sont donc ni la communication ni les paillettes qui vous empêchent d'agir, mais le fait que vous avez une vision du monde et que les gens qui sont en face de vous s'en fichent ou en ont une autre. Vous savez donc très bien que, quand vous transmettez un message, ça ne marche pas, et c'est bien ce que vous mesurez d'ailleurs quand vous vous faites battre à une élection : vous pouvez avoir le meilleur message du monde, s'il n'a pas été reçu par ce fameux récepteur, vous êtes battus ! La question politique la plus importante, c'est donc la communication, jamais l'information. Mais comme l'information, c'est plus simple, on suppose que le récepteur est en ligne avec l'émetteur, on suppose que si on a un bon message et une bonne émission de ce message, on aura une bonne réception. Eh bien non ! La distorsion est de plus en plus grande au fur et à mesure qu'on va vers les systèmes d'information. Toute théorie de la communication est plus importante que la théorie de l'information. De cette importance de la communication, je tire la conclusion que le discours de l'ingénieur sur les sociétés de l'information ne vaut pas grand-chose. Si on veut poser la question politique des systèmes d'information, la radio, la télévision, la presse écrite, le livre, il faut évidemment parler de société de la communication et jamais de société de l'information, qui relève d'un vocabulaire d'ingénieur. Je rappelle que j'ai commencé à travailler sur les techniques d'information en 1972, c'est dire si j'ai entendu des idées à ce propos... Deux événements qui se déroulent au dernier trimestre de cette année montrent bien la complexité de ces affaires. D'abord, le vote à l'Unesco le 21 octobre, par 154 voix contre 148, en faveur de la reconnaissance de la diversité culturelle, les Etats-Unis et Israël ayant voté contre parce qu'ils n'ont aucun problème de diversité culturelle à l'intérieur comme à l'extérieur. Cela va tout changer, car cette date marque le début de la pagaille : il va falloir respecter les langues, les cultures, les philosophies, les religions. Naturellement, les systèmes d'information vont être de plus en plus compliqués. Ainsi, s'il faut bien sûr chercher à réduire la fracture numérique, les allers-retours dans la diversité culturelle vont prendre une grande importance. En particulier, les pays riches seront obligés d'entendre la qualité culturelle, esthétique, religieuse, philosophique des pays du Sud, alors que nous n'avons bien sûr nullement envie de les entendre, sauf quand nous nous y rendons, pour passer quelques jours d'hiver en été et réciproquement, et que nous les visitons comme des zoos. Je pense que cette convention est fondamentale car c'est ainsi qu'on rééquilibrera la mondialisation économique. C'est donc un des événements les plus favorables qu'on ait vécus. Le second événement est le deuxième Sommet mondial de la société de l'information, du 16 au 18 novembre, à Tunis, que les Occidentaux, dans un accès de naïveté, ont failli boycotter parce qu'il se déroulait dans un pays dont le régime n'était pas totalement propre. C'est vrai, mais il avait été décidé dès l'origine que cela se tiendrait dans un pays du Sud, il y a quand même 30 000 personnes qui sont venues, et on a commencé à parler, non plus de la fracture numérique, mais de la gouvernance de l'Internet. On est ainsi passé de la technique à l'économie, de l'économie à la politique. En moins de deux ans, on est donc sorti de l'idéologie technique qui dominait à Genève pour parvenir à la politique, c'est-à-dire à se demander : « des réseaux pour quoi faire, pour qui, pour quels projets ? » Ces deux dates sont fondamentales pour ce qui m'intéresse, c'est-à-dire sortir l'Internet de la problématique technique et économique et mettre en avant ce qui doit l'être : les questions politiques. D'abord le livre, ensuite la radio, la télévision, les télécommunications, maintenant l'informatique : tout cela relève bien des questions politiques. La mondialisation va encore compliquer les choses. Au début des années 1980 avec le débat sur le NOMIC - le Nouvel Ordre Mondial de la Communication et de l'Information - l'Union soviétique et les pays du tiers-monde affirmaient que la liberté de l'information occidentale traduisait un impérialisme culturel. Nous avons gagné à l'époque, mais nous ne sommes plus dans le même contexte, et la bataille autour du rééquilibrage Nord-Sud va repartir car il n'y a pas d'information universelle. Il n'y a pas de technique d'information sans projet politique. On sait quel fut celui du livre, on sait quel est celui de la radio, on sait quel est le projet politique de la télévision, on ne sait pas quel est celui de l'Internet. Deux visions s'opposent : celle des utopistes qui l'ont lancé et qui allaient vers une anarchie sympathique, et celle des réalistes qui ont plutôt gagné. Moi, ce qui m'intéresse dans l'Internet, c'est que c'est un système d'information extrêmement performant, avec une interactivité pour l'instant moyenne en ce qui concerne la diversité culturelle. Il n'y a pas de système cognitif universel : les êtres humains ne pensent pas de la même manière en tous points de la Terre. Il va donc bien falloir introduire cette diversité dans les systèmes d'information. S'il y a évidemment un certain nombre de bases communes à la connaissance, sinon les êtres humains n'arriveraient pas à communiquer un minimum, on va bien être obligé de tenir compte de la diversité cognitive. Il y a actuellement moins d'un milliard d'internautes ; quand il y en aura trois milliards, il faudra bien se poser la question de la diversité des modèles cognitifs. Il est essentiel de rappeler, car on entend un nombre considérable de billevesées, que, dans l'histoire de la communication, aucune technique n'en a jamais remplacé une autre : le livre n'a pas été tué par la radio, qui n'a pas été tuée par le cinéma, qui n'a pas été tué par la télévision, qui ne sera pas tuée par l'Internet. En effet, les êtres humains ont un besoin infini d'information et de communication, mais ça ne marche jamais et ils répètent cet échec de la communication dans l'ensemble des techniques qu'ils peuvent inventer. En revanche, ce qui est intéressant dans l'histoire des techniques de communication, c'est qu'elles sont toutes porteuses d'une philosophie. C'est cela qu'il faut parvenir à trouver pour l'Internet. À défaut, on n'aura pas de projet politique, et l'Internet se recasera dans une architecture combinatoire de l'ensemble des systèmes d'information et de communication. Un des enjeux fondamentaux est qu'il faudra un jour sortir des solitudes interactives : le problème central du système d'information, c'est qu'il faut en sortir, c'est-à-dire parvenir à parler, à vivre en société avec l'autre alors qu'il est beaucoup plus facile de passer des heures devant une machine. Plus le système d'information est interactif, plus la question anthropologique se pose : que fait l'homme là-dedans ? La question centrale posée par l'Internet est celle de l'altérité. Dans la fascination pour les réseaux que nous avons depuis une quarantaine d'années, nous oublions simplement qu'un réseau, quel qu'il soit, c'est une logique du même : ce sont des hommes qui ont des points communs qu'on met en réseau. La définition de la société, c'est exactement l'inverse : quelle qu'elle soit, elle gère de l'altérité. Comment fait-on cohabiter des gens qui ne pensent pas la même chose ? Cette question est à la base des sciences sociales. Ainsi, plus vous avez des réseaux performants, plus il faut se demander ce qu'on fait de ce qui n'est pas dans le réseau. Dans la presse, la radio, la télévision, on construit arbitrairement une offre en fonction de l'idée qu'on se fait de la demande. Dans un système d'information, c'est l'inverse. C'est pour cela que le système d'information est plus efficace dans la communication du même et moins efficace dans la communication de l'altérité. Comment sortir du même et aborder la question de l'autre ? La grandeur de la politique, c'est d'essayer sans cesse d'organiser la cohabitation de points de vue contradictoires. C'est pour cela que les systèmes d'information devront toujours déboucher sur des problématiques de communication. Nous ne sommes hélas pas encore sortis de l'idéologie technique qui domine l'Internet depuis une vingtaine d'années. Nous n'en sortirons, comme toujours, que par des conflits politiques, c'est inévitable. Et sur l'Internet, ce qui fait défaut pour l'instant, ce ne sont pas les régulations mais la volonté politique. On y parviendra, après quelques échecs et quelques tragédies, mais il faudra parvenir à gérer deux logiques simultanées, celle de l'OMC et celle de l'UNESCO. Car ce qui est intéressant dans l'Internet, c'est que ça gère à la fois de la culture et de l'économie. Or la première est bien plus compliquée que la seconde : pour l'économie, les hommes sont toujours prêts à négocier, pas pour la culture. Pour Dieu, la liberté, la démocratie on est toujours prêt à mourir, pour du business on négocie toujours. Quand il s'agit des hommes face à un système technique de communication, deux philosophies, antagoniques, dominent toujours : une, majoritaire et qui rebondit sans cesse grâce aux progrès, qui affirme que, grâce à la technique, les hommes vont mieux se comprendre ; l'autre qui considère que le fondement de la communication est toujours politique dans la mesure où son enjeu est de faire cohabiter les hommes qui n'ont pas d'intérêt commun. J'appartiens évidemment à la seconde qui, historiquement, a toujours eu raison, puisque les hommes ont plus de plaisir à se dominer, à se combattre et à s'éliminer qu'ils n'en ont à coopérer. S'ils avaient eu envie de coopérer, ils l'auraient fait avant l'Internet... M. Claude BIRRAUX, Président : Merci de nous avoir dit autant de choses en si peu de temps, illustrant ainsi ce que pouvait être le haut débit... de la pensée. Je me félicite que Mme Isabelle Falque-Pierrotin ait pu nous rejoindre. Madame, je vous donne la parole.
Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN, Conseiller d'Etat, De quoi parle-t-on quand on traite de « gouvernance mondiale de l'Internet » ? Non pas seulement de l'enjeu que constitue le contrôle de l'infrastructure technique, mais de quelque chose de plus profond puisqu'il s'agit en réalité de déterminer si l'Internet suscite de nouveaux modes de traitement et de résolution d'une série de sujets concernant la vie privée, la propriété intellectuelle, la cybercriminalité. Il y a une ambiguïté fondamentale dans ce terme qui recouvre deux sujets distincts. La gouvernance technique reste à ce jour, au travers de l'ICANN, sous le contrôle des Etats-Unis. De fait, le gouvernement américain est le seul pays qui a un droit de veto au sein du GAC, les autres n'ayant qu'une voix consultative. C'est ainsi que le processus de validation du suffixe .xxx a été ajourné mais c'est aussi pourquoi la création du registre .eu a pris si longtemps - les Etats-Unis ne voyant pas d'un bon œil l'apparition d'un concurrent du domaine générique .com. Les enjeux du Sommet de Tunis étaient multiples. Le premier était de déterminer s'il fallait rééquilibrer le pouvoir entre les Etats-Unis et les autres Etats. Le deuxième était de définir le rôle de la société civile dans l'élaboration de la gouvernance, car ICANN a bien essayé de s'ouvrir à des élections directes, mais sans réel succès. La question de la participation de la société civile à ce type d'instance se trouve aujourd'hui posée. Le troisième point à l'ordre du jour portait sur le rôle des instances internationales, puisque l'UIT, l'UNESCO et l'OMC sont sur les rangs. La question n'a rien de théorique, puisqu'un article intitulé « L'ONU et Internet » est paru dans la presse française un mois avant le Sommet de Tunis, dans lequel le Secrétaire général des Nations unies estimait utile de préciser qu'il n'est pas question d'un contrôle de l'Internet par l'ONU. C'est, en soi, la preuve que des questions se posent sur la gestion de cet espace. Le Sommet de Tunis s'est conclu sur un bilan mitigé. Rien n'a été modifié du fonctionnement de l'ICANN mais un forum sur la gouvernance de l'Internet a été créé, qui doit se réunir à Athènes pour parler « de tout sauf de technique ». Qu'est-ce donc, alors, que ce « tout sauf la technique » ? La gouvernance consiste à tenter de comprendre quels sont les processus de pilotage de systèmes complexes et avec Internet, on est clairement dans une problématique de même nature car s'il est très difficile de faire prévaloir des normes nationales dans un système international, comme on le voit avec le spam, il est tout aussi difficile, faute de consensus, de mettre au point des normes internationales - on voit bien le fossé qui existe entre les Etats-Unis et l'Europe s'agissant de l'attitude à adopter à l'égard de l'expression du racisme et de l'antisémitisme sur l'Internet. De plus, l'Internet est un espace où la loi ne peut pas tout faire, car nous sommes face à des sujets pervasifs tels que la capacité d'échappement de l'individu est très forte. Dans ce contexte, faut-il ne rien faire ? Faut-il trouver un accord sur la gouvernance technique et pour le reste laisser les acteurs privés s'autoréguler ? Ne faut-il pas, plutôt, privilégier une approche volontariste et considérer l'Internet comme un nouvel espace de socialisation ? Essayons de trouver de nouveaux outils ; c'est ce que nous avons fait, en France, en créant le Forum des doits de l'Internet, et posant le principe de la responsabilité partagée entre l'Etat, les entreprises et les utilisateurs. Pour réintroduire de la gouvernabilité, il fallait instaurer le dialogue, la concertation entre les trois types d'acteurs. C'est ce qui a été fait en France et cela nous a permis de définir des normes. Que faire au plan mondial ? Notre approche bottom up fait école. Début 2004, un réseau européen a été créé. En lui donnant chair, nous pouvons espérer l'élargir au monde. Voilà pourquoi nous avons proposé à l'Union européenne qu'un Forum équivalent au nôtre se créé dans chaque Etat-membre. Forte de l'expérience ainsi acquise, l'Union européenne pourrait se faire, à Athènes, le champion de cette approche. M. Claude BIRRAUX, Président : Pour clore cette matinée, je donne la parole à M. Peter Zangl, Directeur général adjoint pour la société de l'information et les médias de la Commission européenne, qui représente Mme la commissaire Viviane Reding. M. Peter ZANGL, Directeur général adjoint pour la société de l'information et les médias de la Commission européenne, représentant Mme la Commissaire Viviane Reding Il a été souligné qu'en matière de gouvernance mondiale de l'Internet, nommage et adressage ne sont pas, et de loin, les problèmes essentiels. N'oublions pas que, dès l'origine, l'Union européenne a considéré les questions de sécurité, de stabilité et de lutte contre la criminalité comme des éléments clefs de la gouvernance du système. De même, l'Union est l'ardent défenseur du respect des libertés fondamentales dans la gouvernance de l'Internet. Elle fait preuve d'une grande vigilance à ce sujet et s'attache en particulier à défendre le multilinguisme. Si le débat s'est engagé au niveau mondial, c'est que l'instrument qu'est l'Internet a un rôle tellement central dans toutes activités de notre société qu'il serait inconcevable que les gouvernements ne s'en préoccupent pas et que les règles d'une gouvernance rassemblant tous les acteurs ne soient pas mises au point. Voilà ce qui explique la tenue du Sommet de Tunis, Sommet qui n'est toutefois qu'une étape dans un long processus. Si rien n'a changé quant au rôle de l'ICANN, c'est que rien ne pouvait changer le jour du Sommet. En revanche, deux processus différents et complémentaires ont été créés : le Forum et la coopération renforcée. L'Internet a mûri et grandi, il est source de beaucoup de satisfactions mais il est aussi facteur d'insatisfactions. La gouvernance doit viser à conserver les premières et à corriger les secondes, sachant que l'évolution technologique est si rapide - voyez ONS - que l'on court le risque d'être dépassés au moment où l'on parle. L'objectif principal du Sommet était d'élever le débat sur l'Internet au niveau de la sensibilité politique. On y est parvenu, et la réunion d'aujourd'hui montre qu'il est lancé dans toutes les instances. Quelques mots sur la préparation du Sommet. Ce qui l'a caractérisée, c'est la continuité de la position de l'Union européenne, continuité qui, contrairement à ce qu'affirment certains, n'a pas commencé à être pensée en septembre 2005 mais qui a démarré lorsque nous avons collaboré à la mise en place d'ICANN. Nous sommes d'ailleurs de ceux qui soutenons ICANN dans son rôle de gestionnaire de fonctions essentielles de l'Internet, et dans ces fonctions-là seulement. ICANN est cela et rien de plus, et le problème de l'internationalisation de la gouvernance va bien au-delà, ne serait-ce que parce qu'ICANN ne remplit pas toutes les fonctions centrales techniques du fonctionnement de l'Internet et aussi parce qu'il y a beaucoup d'autres problématiques tout à fait fondamentales. L'Union européenne défend donc depuis 1998 une position continue qui est l'internationalisation, que Madame Viviane Reding a résumée d'une phrase dans le rapport de la Commission préparatoire au Sommet : « Il n'est pas vraiment acceptable qu'un gouvernement ait des rôles spécifiques ». On trouve cette position exprimée dans différents paragraphes de la Déclaration de Tunis. C'est un acquis important ; il reste à travailler pour que le principe trouve sa traduction dans la réalité. La position de l'Union européenne est définie dans un groupe de directeurs généraux que j'ai le plaisir de présider. J'insiste sur le mot « plaisir », car c'est l'un des groupes les plus consensuels qu'il m'ait été donné de connaître au cours de ma vie bruxelloise, déjà longue. Chacun y apporte une contribution importante et je tiens à remercier particulièrement M. Jean-Michel Hubert, qui a été l'une des chevilles ouvrières du groupe et l'un des grands acteurs de la réussite de la définition d'une position européenne. Je tiens aussi à souligner le rôle remarquable joué par la présidence britannique dans la défense, la présentation et l'articulation de la position communautaire, notamment à Tunis. Au-delà des résultats ponctuels, nous avons en effet gagné en crédibilité, qui nous permettra de jouer un rôle catalyseur sur la scène mondiale, sur la base de cette position établie, que l'on trouve dans les conclusions du Conseil et dans les documents du COREPER du 9 novembre. Quels ont été les résultats de Tunis ? Nous avons obtenu un accord au niveau mondial pour que les principes agréés au sein de l'OCDE sur ce qu'il faut faire pour corriger les faiblesses de l'Internet soient désormais entérinés au niveau planétaire, ce qui permet une coopération globale. J'insiste sur le fait qu'il s'agit de parler de principes et non de techniques de gestion quotidienne de l'Internet. Cinq priorités ont été identifiées : distribution équitable et efficace des adresses IP ; principes et procédures d'application pour les modifications des fichiers racines ; plans de secours pour assurer la sécurité et la continuité du service ; procédures d'arbitrage ; règles à appliquer au nommage. Le Sommet de Tunis a donc permis plusieurs acquis. En premier lieu, qu'aucun gouvernement ne peut interférer dans la gestion responsable d'un nom de domaine d'un pays qui n'est pas de sa compétence. Ensuite, que tous les gouvernements doivent avoir un rôle équitable dans la gouvernance de l'Internet ; enfin, tout ce qui a été décidé à Tunis l'a été dans le strict respect de l'article 29 de la Déclaration de principe de Genève, qui consacre le principe du multipartenariat dans une dimension « multilatérale, transparente et démocratique » - et chaque mot a son importance. Des progrès significatifs ont donc été obtenus s'agissant des principes de la reconnaissance de souveraineté et de non-ingérence et de la nécessité de définir des principes relatifs à l'attribution des noms de domaines génériques - et ceux qui ont suivi le débat sur le registre .xxx savent qu'il est besoin de règles - comme du besoin d'internationalisation. Deux processus ont été lancés : le Forum, dont le mandat est défini de manière assez détaillée dans les articles 71 et 72 des conclusions de Tunis, et le processus de coopération renforcée qui doit identifier les tâches essentielles de la gouvernance mondiale sur lesquelles il faut se mettre d'accord. Un double travail nous attend donc, qui consiste d'abord à se mettre d'accord sur la substance de ce que l'on veut discuter, au-delà des configurations techniques. Ces deux processus sont également importants, étant entendu que le rôle des gouvernements est nettement plus ciblé dans le processus de coopération renforcée que dans le forum comme le montrent les articles 69, 70 et 71 du plan d'action de Tunis. Le suivi du Sommet de Tunis est à présent dans les mains du Secrétaire général des Nations unies, qui doit lancer les deux processus : la coopération renforcée le 31 mars au plus tard, l'organisation du Forum pour qu'il se réunisse avant la fin de l'année à Athènes. En conclusion, je ne dirai jamais assez que la capacité que nous avons démontrée à parler d'une seule voix a fortement établi notre crédibilité. Je vous remercie déjà de l'aide que vous nous apporterez pour maintenir cette unité et contribuer ainsi à développer le rôle de l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet. M. Claude BIRRAUX, Président : Je vous remercie d'avoir magnifiquement conclu cette matinée de travaux par un exposé d'une parfaite clarté. M. Pierre LASBORDES, Député de l'Essonne, membre de l'OPECST : J'ai le plaisir d'accueillir maintenant M. Jean-Michel Hubert, Ambassadeur délégué au sommet mondial de la société de l'information. Allocution de M. Jean-Michel HUBERT, Ambassadeur délégué pour le sommet mondial de la société de l'information Je vous remercie de m'avoir invité à vous apporter un éclairage sur ce qui s'est passé jusqu'à Tunis et à Tunis même, ainsi que sur ce que nous allons devoir faire maintenant. Je rappelle que m'avait été confié le rôle de préparer les positions françaises au sommet de Tunis, et de les exprimer à l'occasion des multiples séances préparatoires qui se sont tenues jusqu'à la nuit précédant l'ouverture du sommet. La gouvernance mondiale de l'Internet est assurément un thème qui a marqué les derniers temps du sommet, et on a vu avec quelle force se sont exprimées les différentes positions parfois divergentes, sur ce thème, et d'abord sur ce qu'est la gouvernance. Le groupe de travail sur la gouvernance de l'Internet, présidé par M. Nitin Desai, a donné de la gouvernance la définition suivante : « la gouvernance est le développement et la mise en œuvre par les gouvernements, le secteur privé et la société civile, dans leur rôle respectif, de principes, normes, règles et procédures de décision partagés, et des programmes qui déterminent l'évolution et l'utilisation de l'Internet ». On peut bien sûr se demander si cette phrase suffit à expliquer que les chefs d'État s'engagent, que le secteur économique se mobilise, que la société civile affirme ses attentes et que les organisations internationales prennent position. En fait, tous ces acteurs ont compris que la gouvernance de l'Internet n'est pas une fin en soi, mais qu'elle est porteuse d'enjeux considérables. Le premier est celui de la modernisation économique et des transformations culturelles et sociales, y compris pour les pays industrialisés. Les technologies de l'information et de la communication, portées par la pénétration de l'Internet, sont le premier facteur de croissance, de compétitivité et donc d'emploi dans nos économies. Je ne rappellerai pas la corrélation désormais bien établie entre les investissements du secteur productif dans ces technologies d'une part, la croissance et les gains de compétitivité dans le secteur des services, d'autre part. Le deuxième enjeu est la connaissance et la maîtrise des réseaux, recouvrant plusieurs dimensions : la dimension stratégique, en relation avec l'action internationale des États et notamment le dialogue Nord-Sud ; la dimension économique, en relation avec les exportations de biens et services ; l'intelligence économique, qui va de la capacité de prise de décision jusqu'au renseignement ; la sécurité, qu'il s'agisse de la cybercriminalité ou du terrorisme, ce dernier étant explicitement mentionné dans l'engagement de Tunis ; la liberté d'accès à l'information et au savoir. Le troisième enjeu est celui du développement. Après avoir compris l'usage qui pouvait être fait du téléphone mobile, les pays en développement voient à quel point l'Internet peut être un outil de modernisation. Ils affirment leur volonté de participer et de ne pas subir, de créer des compétences et ainsi de ne pas se laisser imposer un modèle, même s'ils souhaitent bénéficier du témoignage de ceux qui disposent d'une expérience antérieure. Tous ces éléments font partie des motivations, implicites ou explicites, qu'on retrouve dans les débats sur la gouvernance, notamment au SMSI. Les deux phases du sommet se retrouvent désormais dans un certain nombre de documents : une déclaration de principes et un plan d'action sont issus de Genève, tandis que Tunis a débouché sur un engagement et sur un agenda. Il faut y ajouter le rapport produit au début de 2005 par la task force sur les financements et la fracture numérique et celui, en juillet, du groupe de travail sur la gouvernance de l'Internet. La France a apporté son soutien à la création du Fonds de solidarité numérique. Elle est pratiquement le seul pays industrialisé à avoir fait ce choix. Elle a aussi été le plus présent des pays européens dans les événements associés au Sommet, qu'il s'agisse des conférences thématiques ou de l'exposition. En ce qui concerne la gouvernance, on peut se féliciter qu'un accord ait été trouvé, si ce n'est pour apporter des solutions à tous les problèmes, du moins pour laisser la porte ouverte au dialogue, avec le Forum, et pour tracer un chemin vers l'objectif d'une coopération renforcée. Au cours des deux années qui viennent de s'écouler, la France et l'Europe ont intensément travaillé ensemble pour définir une position et apporter une contribution au débat. Notre réflexion s'est particulièrement focalisée sur l'internationalisation de la gouvernance, sur le rôle des différents acteurs, notamment des gouvernements, sur un nouveau modèle de coopération. Ces idées ont fondé les dernières propositions de l'Union européenne avant le Sommet, et on les retrouve dans l'agenda de Tunis. Je souhaite revenir sur les principes qui ont fondé ces prises de position, d'une part parce qu'elles demeureront importantes dans la suite de débats qui sont loin d'être clos, Tunis n'étant qu'une étape, d'autre part parce que le dernier conseil « télécommunications », qui s'est tenu à Bruxelles le 1er décembre dernier, a explicitement confirmé que les deux textes adoptés au cours de l'année - conclusion du Conseil du 27 juin et décision du Coreper du 9 novembre - vont demeurer la référence de la position européenne pour les échanges qui vont se poursuivre aussi bien dans le cadre du SMSI que de l'ICANN et que d'autres organisations internationales, telles que l'UIT. Quatre principes ont été clairement posés. Premièrement, le nouveau modèle de coopération ne doit pas remplacer les mécanismes existants mais construire la gouvernance sur les structures existantes, en mettant en avant la complémentarité de tous les acteurs, secteur privé, société civile et organisations internationales. Deuxièmement, il doit contribuer à la stabilité et à la sécurité de l'Internet en déterminant les enjeux des politiques publiques associées aux éléments fondamentaux de gouvernance. Troisièmement, le rôle des gouvernements doit être principalement tourné vers les principes associés aux politiques publiques, ce qui écarte tout engagement dans la gestion opérationnelle quotidienne. Quatrièmement, le nouveau modèle doit respecter les principes de l'architecture de l'Internet, interopérabilité, transparence et « end to end ». Cela signifie tout d'abord qu'il n'est pas question de fragiliser la structure actuelle de l'Internet ni de faire prendre des risques à la sécurité et à la stabilité de son fonctionnement, l'efficacité de celui-ci étant indispensable à tous. Le rôle de l'ICANN comme coordonnateur technique compétent pour la gestion des adresses IP et du système DNS n'est pas remis en cause. Les principes d'architecture qui ont fondé la construction du réseau et le développement des usages doivent être maintenus. Une discussion doit toutefois s'ouvrir, en particulier en France, pour clarifier le principe du « end to end », c'est-à-dire de l'intelligence décentralisée, et s'intéresser aux réseaux dits de nouvelle génération. Où se localise l'intelligence ? Où gît le dynamisme ? Telles sont les questions qui sont derrière cela. Ces principes se fondent sur une approche respectueuse de ce qui a déjà été réalisé et de ceux qui en ont été les acteurs. Elle est réaliste, car il ne s'agit pas de casser ce qui fonctionne bien, mais de construire à partir de ce qui existe. Mais ces principes mettent aussi l'accent sur le caractère inclusif du processus, c'est-à-dire sur la participation complémentaire de tous les acteurs : secteur privé, société civile, organisations internationales, gouvernements, ce qui suppose la reconnaissance du rôle respectif et de la légitimité de chacun. La coopération internationale sur la gouvernance doit maintenir le rôle privilégié du secteur privé, qui n'est pas en cause, et s'appuyer sur un dispositif qui encourage l'innovation, l'investissement et la croissance. Mais elle doit aussi reconnaître le rôle essentiel et la responsabilité des pouvoirs publics dans la définition des principes de politique publique. J'ai perçu une appréhension certaine quant à l'intervention des gouvernements, vue comme une menace pour la pérennité et le développement des systèmes existants. Je répondrai que s'il leur appartient de décider et d'agir sur un certain nombre de sujets, c'est d'abord dans un esprit de concertation avec les acteurs économiques, le secteur privé, la société civile. En outre, l'innovation et l'investissement sont des objectifs partagés par tous, qui font assurément partie des priorités de toute politique publique, notamment en France et en Europe, on l'a bien vu depuis dix ans sur le marché des télécommunications. En tout état de cause, la coopération internationale pour la gouvernance de l'Internet ne saurait conduire à la régulation des contenus. Au contraire, la proposition européenne s'appuie sur un objectif de libre circulation et de libre accès à l'information. Pour préciser la position de la France, je me contenterai de rappeler qu'à Genève, en décembre 2003, le Premier ministre a ciblé l'intervention des pouvoirs publics sur la protection des données personnelles et de la vie privée, sur la protection des droits de propriété intellectuelle, sur la protection des mineurs. Plus récemment, à Tunis, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie soulignait dans son intervention que les technologies de l'information et de la communication doivent être placées sous le signe de la diversité culturelle et du multilinguisme, du renforcement du savoir et de la diffusion de la connaissance. Ces notions trouvent acuité et modernité dans le développement de l'Internet. La liberté de l'information est le moteur essentiel du développement fulgurant de l'Internet. Il faut bien admettre que nous sommes dans un mouvement d'une dynamique extraordinaire et que notre objectif à tous est de comprendre ce qui se passe et de l'anticiper. N'oublions pas que l'Internet s'est développé dans un phénomène de « bottom up », de génération par la base, totalement différent de celui qui a marqué le développement des télécommunications, qui est parti de la décision de libéraliser les marchés. La compréhension plus lente des pouvoirs publics de cette transformation économique, sociale, culturelle, éthique parfois, qui accompagne le développement spontané des réseaux et des usages, fait place aujourd'hui à une compréhension plus forte des enjeux. Je crois que les positions françaises telles qu'elles ont été exprimées à Genève et à Tunis traduisent bien cette évolution. C'est ce qui justifie la définition, pour chacun des sujets, de cadres de référence internationaux prenant en compte les principes établis par le sommet mondial. La semaine dernière, lors de la réunion de l'ICANN à Vancouver, on a évoqué la création d'un nom de domaine .xxx. Mais ce dossier a été retiré de l'ordre du jour quand on a compris à quelles difficultés on allait se heurter et quand on a réalisé qu'on n'avait peut-être pas assez pris en compte les préoccupations liées à l'intérêt général. Sur un tel sujet, le rôle des pouvoirs publics n'est pas uniquement d'accompagner les décisions prises au coup par coup, mais bien de tracer un cadre de références. La deuxième composante du changement est celle de l'internationalisation. Le sommet a montré les résultats remarquables obtenus ces dernières années, notamment par l'action des États-Unis, il ne saurait être question de l'oublier. Mais le développement de l'Internet est désormais un phénomène mondial, et si l'Europe veut faire entendre sa voix, tous les autres États souhaitent être davantage associés. Une forme d'internationalisation est donc nécessaire, aucun État ne devant à l'avenir avoir un rôle privilégié. Mais, si l'objectif est simple, il n'est pas facile de trouver des solutions. Le meilleur moyen d'y parvenir est de se mettre autour d'une table et d'en parler. Le progrès technique lui-même est la troisième composante du changement. On parle beaucoup de l'ICANN et des DNS, des serveurs racine, de VeriSign, mais bien d'autres choses se préparent. Nous savons par exemple que le gouvernement américain a engagé des études sur une nouvelle génération de DNS, qu'on ira bientôt vers l'ONS (Object Name System), qui s'appuiera sur les technologies du RFID (Radio Frequency Identification) Il s'agira d'un outil non seulement de connaissance, mais aussi de maîtrise potentielle des informations associées au commerce mondial. Tout ceci aura un impact économique considérable, auquel il faut se préparer. Je prends le pari que, dès l'an prochain, on parlera moins des DNS que des ONS. Aujourd'hui, dix grands groupes de distribution travaillent sur ce système dans le cadre d'un autre MoU (Memorandum of Understanding). On y trouve le département de la défense américain, parce qu'il s'agit, m'a-t-on dit, d'un grand acheteur. Il a passé ce MoU avec la société VeriSign, qui est déjà dans une position très forte sur la gestion du .com et du .net. Il faut que nous ayons clairement conscience de tout ceci et que nous mesurions la nécessité de nous préparer aux prochaines étapes, car elles sont imminentes. Au-delà de ces principes, l'agenda de Tunis prévoit la définition de tâches essentielles qui doivent être conduites dans des conditions ouvertes, transparentes, non discriminatoires, qu'il s'agisse de l'allocation des adresses IP, de la coordination opérationnelle des serveurs racine, de l'attribution des nouveaux noms de domaines de premier niveau, de l'élaboration des mécanismes de résolution des conflits fondés sur le droit international. Un dialogue va donc s'ouvrir entre les différents partenaires, qui mettra peut-être l'accent sur la coopération intergouvernementale. La semaine dernière, lors de la réunion du groupe consultatif gouvernemental de l'ICANN, le GAC (Governmental Advisory Committee), au sein duquel je représente la France, nous avons été amenés à poser clairement la question de la relation qui doit exister entre l'expression des pouvoirs publics et l'ICANN, qui se veut une communauté mais qui est aussi une entreprise. Nous avons dit qu'il fallait préciser quel pouvait être le spectre de l'intervention des pouvoirs publics et distinguer les domaines pour lesquels des règles doivent être fixées, ceux qui nécessitent des éclaircissements et ceux pour lesquels les pouvoirs publics n'ont pas à intervenir. C'est ainsi que nous parviendrons à définir au mieux les compétences de chacun. L'année 2006 sera chargée car nous avons devant nous trois processus : le suivi du sommet mondial et la mise en place du forum, avant le printemps, et du mécanisme de coopération renforcée, avant l'été ; les discussions, au sein de l'ICANN, sur le sort du MoU actuel, sur la signification de la remise en concurrence par le gouvernement des États-Unis de la fonction IANA, sur l'évolution des relations entre l'entreprise ICANN et l'intervention des gouvernements qui ne saurait être uniquement consultative à la demande ; le renouvellement, à la fin de l'année, de l'équipe dirigeante de l'Union Internationale des Télécommunications (UIT), avec la question du positionnement de l'institution parmi les autres organisations internationales, telles que l'UNESCO, l'OMPI, l'OMC, le PNUD. Vous l'aurez constaté, j'ai peu parlé de technique, d'autres le feront mieux que moi. J'ai surtout voulu vous indiquer la ligne de pensée que la France, en parfaite harmonie avec l'Union européenne, s'est attachée à mettre en avant ces derniers mois et que nous continuerons à exprimer dans les mois à venir. Sur toutes ces questions, il faut savoir faire preuve d'humilité : qui pourrait prétendre disposer aujourd'hui de toutes les réponses aux questions qui se posent ? Les solutions doivent mûrir par le dialogue, au sein de chaque État comme au niveau européen et international. C'est dans cet esprit que nous poursuivrons, non seulement pour faire valoir l'intérêt public, mais aussi pour qu'on prenne en considération les enjeux économiques et industriels car le discours politique est affaibli s'il ne s'appuie pas sur une crédibilité industrielle dans le dialogue international. M. Pierre LASBORDES, Député de l'Essonne, membre de l'OPECST : Merci pour cette intervention très riche. J'espère que les décisions nécessaires seront prises en respectant un calendrier précis et qu'elles seront soumises à une évaluation permanente. Je sais que nous pouvons vous faire confiance pour défendre les intérêts de la France. Table ronde n° 3 : Secteur privé, sous la présidence de M. Pierre LASBORDES, député de l'Essonne, membre de l'OPECST M. Pierre LASBORDES, Président : Nous en venons au thème des acteurs privés et je donne immédiatement la parole à la première intervenante, Mme Catherine Gabay. Mme Catherine GABAY, Directeur Innovation, Recherche, Nouvelles technologies du MEDEF Je remercie l'ambassadeur Jean-Michel Hubert de cette présentation très claire des résultats du SMSI, qui montre qu'il reste encore un travail important à faire pour définir ce que seront le forum et la coopération renforcée. Le MEDEF s'intéresse à la gouvernance de l'Internet depuis un certain nombre d'années. Il s'est beaucoup impliqué, depuis six ans, dans le nom de domaine .eu. Il mesure les implications de cette gouvernance pour les grandes comme pour les petites entreprises, ces dernières constituant 95 % des 750 000 entreprises que représente le MEDEF. Nous nous préoccupons particulièrement de la sécurité et de la stabilité de l'Internet, outil de communication et de commerce. Nous participons au sein de l'ICANN à la Business Constituency. Je siège aussi au Nominating Committee, qui élit un certain nombre de personnalités au Board. Le MEDEF considère qu'il faut être à l'intérieur de ces instances pour pouvoir les faire évoluer. L'ICANN, qui existe depuis 1998, doit s'adapter aux évolutions de l'Internet, mais nous souhaitons qu'il continue à jouer son rôle, car il s'agit d'une structure public-privé unique, à laquelle participent la société civile, les entreprises, les gouvernements. Nous nous réjouissons donc des résultats du SMSI. La décision du SMSI de créer un forum mondial de la gouvernance de l'Internet en dehors des questions relevant de l'ICANN, va nous obliger à définir ce forum, à choisir les sujets, à désigner son président. Il faut que chacun puisse s'exprimer avant l'ouverture de l'appel à consultation, début mars, afin que le forum traite véritablement de sujets d'envergure internationale et qui puissent aboutir. La lutte contre la cybercriminalité me paraît un thème particulièrement intéressant pour la coopération de tous les pays. Le MEDEF se préoccupe beaucoup de la sécurité des systèmes d'information. Il a lui-même édité un guide en ligne, car il considère que la pédagogie est très importante, mais il faut là aussi une coopération internationale. Sur la place de l'Europe et de la France dans la gouvernance de l'Internet, nous avons été, aux côtés de l'ISOC (Internet SOCiety), de la Chambre de commerce de Paris et du CIGREF (Club Informatique des GRandes Entreprises Françaises), à l'origine d'une journée européenne, car il est très important de débattre de ces sujets, comme nous le faisons aussi aujourd'hui, pour arriver à une position européenne de toutes les parties prenantes. Le SMSI va également faire encore plus prendre conscience de l'importance de ces sujets. Je m'en réjouis, car on a besoin d'une plus grande implication des entreprises, d'un dialogue avec le gouvernement et d'une position européenne forte. Le Sommet a montré que cette position existait. Sans doute n'a-t-elle pas été tout à fait assez ferme pour éviter un certain flou dont des pays comme l'Iran ou Cuba pourraient être tentés de profiter. Il est donc important de bien interpréter les conclusions du SMSI. S'agissant de l'amélioration des positions des gouvernements au sein de l'ICANN, il y a eu la semaine dernière à Vancouver des discussions entre le GAC et le Board afin d'améliorer le dialogue et d'ouvrir un groupe de travail spécifique sur ces questions. Les choses évoluent ; aucune décision prise par le GAC n'a jusqu'ici été contestée par l'ICANN ; pour notre part, je le répète, nous sommes favorables à faire bouger les choses de l'intérieur. J'insiste pour que les discussions se poursuivent, afin que nous aboutissions à une position coordonnée, d'abord française puis européenne. M. Olivier MURON, Directeur gouvernance et pôle de compétitivité au sein de la division recherche et développement France Télécom est une entreprise très impliquée dans l'Internet, présente dans 220 pays ou territoires sur les cinq continents, à travers différentes marques. Tant pour ses besoins propres que pour ceux de ses clients, le groupe gère aujourd'hui plus de dix millions d'adresses IP. Nous ne sommes donc pas indifférents du tout au processus de répartition de ces adresses. Après plusieurs tentatives de l'Union européenne pour remettre en question la toute-puissance américaine, en juillet 1998, s'est tenue à Genève une conférence qui a marqué le début de la constitution de l'ICANN. Un certain nombre d'États étaient présents, dont la France, ainsi que des grandes entreprises, parmi lesquelles France Télécom, et des acteurs historiques de l'Internet comme Jon Postel, qui portait à lui seul à l'époque une bonne partie de la gouvernance de l'Internet. A cette occasion, Ira Magaziner, conseiller du Président des États-Unis, a affirmé clairement la volonté de son pays de se retirer progressivement de la gestion de l'Internet mondial au profit d'une nouvelle structure internationale. Par la suite, nous avons participé à plusieurs réunions internationales et nous nous sommes exprimés, soit directement soit via l'European Telecommunications Network Operators Association (ETNO), sur la nécessité du caractère international de la nouvelle organisation et d'une bonne représentation au sein de l'ICANN des acteurs techniques, FAI et opérateurs de connectivité. En effet, on avait l'impression qu'il y avait beaucoup de spécialistes de la propriété intellectuelle dans ces réunions mais que ceux qui faisaient tourner l'Internet y étaient assez peu représentés. Grâce à nos interventions a été créé le groupe ISPCP (Internet Service Providers & Connectivity Providers), qui demeure très influent. Nous nous sommes ensuite impliqués dans le travail important réalisé par l'ICANN : mise en place des organisations support, mise en concurrence pour les enregistrements des noms de domaine .net, .org, .com, relations avec les organismes régionaux chargés de l'adressage (RIR's) et harmonisation des règles, relations avec les organisations de normalisation et de standardisation. Notre filiale Oléane a ainsi été sélectionnée parmi cinq acteurs mondiaux, pour tester le nouveau modèle technique registre bureau d'enregistrement qui a permis d'ouvrir à la concurrence l'enregistrement des noms de domaine. Quand le SMSI a été lancé, nous nous sommes aussi exprimés de manière constructive à plusieurs reprises lors des discussions, qui ont permis des avancées significatives sur des sujets importants : une compréhension partagée entre les différents acteurs des mécanismes de fonctionnement d'Internet, de ses structures, de ses acteurs, en particulier concernant la gestion des adresses IP et du DNS ; une meilleure compréhension du rôle de l'ICANN et de ses limites ; la création du forum international de gouvernance ; le lancement du processus de coopération renforcée. Aujourd'hui, le bilan de l'ICANN est contrasté, mais nous considérons comme positifs les progrès enregistrés sur les aspects opérationnels. Ainsi, le processus de concertation entre tous les acteurs a fonctionné convenablement et a permis des avancées. Des résultats très significatifs ont été obtenus en ce qui concerne l'adressage, avec un renforcement des structures régionales. On a su gérer le processus de transition vers IPv6. Globalement, la répartition des adresses répond aux objectifs : garantie de l'unicité globale, économie d'usage, recherche d'une meilleure agrégation des adresses car, avec 10 millions d'adresses dans 220 pays, nous avons besoin de systèmes globaux de répartition qui nous permettent d'être compétitifs. On parle souvent d'une répartition déséquilibrée des adresses IPv4, mais, depuis la création des registres régionaux en 1994, on observe le contraire entre les grandes régions du monde. En ce qui concerne les noms de domaine, des résultats positifs sont aussi à mettre au crédit de l'ICANN, en particulier la mise en concurrence dans l'enregistrement des noms de domaines génériques. Ainsi, la délégation de la nouvelle extension .eu pour l'Europe n'a pas rencontré de difficulté majeure. Deux problèmes importants subsistent toutefois. Il convient surtout de faire évoluer le statut institutionnel de l'ICANNafin que le contrôle ne soit plus exercé par le seul gouvernement américain. Une véritable internationalisation de la structure est indispensable. L'ICANN a atteint une certaine maturité : elle sait définir ses orientations stratégiques et ses priorités. On peut donc imaginer que ses missions puissent être décrites dans un document de référence qui pourrait faire l'objet d'un accord entre les acteurs. On doit ainsi lui fixer un mandat. L'analyse des différentes options juridiques reste cependant à mener. L'échéance du MoU actuel, en septembre 2006, sera une étape importante. Le groupe de coopération renforcée devra jouer alors tout son rôle. La seconde difficulté est de modifier le rôle du GAC, afin de faire en sorte que le point de vue des politiques publiques soit pris en considération au sein de l'ICANN. L'exemple du .xxx a montré qu'il n'avait pas fonctionné parfaitement. Il faut que les acteurs de l'ICANN apprennent à travailler avec les représentants des gouvernements, de même que les gouvernements doivent s'adapter à la spécificité et au rythme de l'Internet sous peine d'être absents du débat ou de risquer de le bloquer. La décision prise à Vancouver de mettre en place au sein de l'ICANN un groupe de travail entre des représentants du Board de l'ICANN et le GAC paraît de nature à faire évoluer les choses. France Télécom, avec le plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécommunications) présentée par Didier Lombard le 29 juin dernier, s'est donné les moyens de devenir le fournisseur de services de télécommunication de référence en Europe. La transformation de l'entreprise au service de cette stratégie doit lui permettre de prendre toute sa responsabilité « sociétale ». Nous souhaitons en particulier participer à la réflexion globale sur les enjeux de société liés au développement de l'Internet. France Télécom se félicite donc de la création du Forum pour la gouvernance globale, qui, sans se substituer aux organisations existantes, fournira un cadre de dialogue international et d'échanges entre les acteurs, permettant d'aborder des questions-clés de l'évolution du Réseau, comme le spam ou la sécurité. M. Stéphane MARCOVITCH, Délégué général de l'Association des Fournisseurs d'accès et de services Internet Je ne parlerai ni des adresses IP, ni du nommage, mais d'un autre sujet qui intéresse également la gouvernance de l'Internet, c'est-à-dire de la façon de mettre en œuvre les mesures permettant de lutter contre un certain nombre de comportements néfastes pour l'ordre public et pour les citoyens. Notre association regroupe à la fois des FAI, des hébergeurs et d'autres acteurs des technologies de l'Internet. Nous représentons ainsi 80 % de l'accès résidentiel à l'Internet. Sur la façon dont doivent être élaborées les normes, on a évoqué ce matin la régulation législative, l'autorégulation, la corégulation. Nous croyons davantage à la corégulation, c'est-à-dire à des mesures prises par les acteurs privés, mais en coopération avec les pouvoirs publics et avec la société civile. Nous pensons en effet que personne n'a raison tout seul et que, si la norme législative peut être utile pour un certain nombre de sujets, elle est parfois un peu brutale et ne tient pas assez compte des spécificités de l'évolution technologique. À l'opposé, l'autorégulation n'est véritablement efficace que si elle fait suite à des échanges permettant de comprendre les attentes des autres acteurs. Notre démarche vise d'abord à mettre l'utilisateur en mesure de se protéger face à des contenus qui peuvent être dangereux ou illégaux. Cette protection passe d'abord par l'éducation du grand public, par les campagnes de sensibilisation, par la délivrance de messages. Elle suppose aussi de fournir ou de recommander des outils, comme le contrôle parental ou les antivirus, permettant à chacun de protéger son environnement personnel. Il est très important que chacun puisse se protéger contre ce qu'il ressent comme une menace et non pas qu'on décide pour lui. Le deuxième axe de notre réflexion est qu'il faut se garder de l'illusion technologique : il ne faut pas croire qu'on arrivera uniquement par des outils à protéger le grand public contre l'ensemble des menaces, telles que les spams, les contenus illégaux, etc. Ce n'est pas par des filtrages généralisés, par la création d'une ligne Maginot, qu'on protègera l'ensemble du public français, c'est bien davantage en le sensibilisant et en incitant chacun à se prémunir. On sait par exemple que les industries culturelles sont extrêmement mobilisées contre le peer to peer. Mais ce n'est pas en le supprimant qu'on parviendra à l'éliminer. En revanche, si les gens considèrent qu'il est dangereux ou qu'il n'est pas souhaitable, il faut leur donner les moyens de s'en protéger. C'est tout aussi vrai pour les contenus illégaux, pédopornographie et racisme : autant il faut combattre les auteurs de ces contenus, autant il serait illusoire d'imaginer les bloquer par une sorte d'outil invisible efficace pour l'ensemble du pays. Il existe des contrôles pour chacun, comme les logiciels de contrôle parental. Je le répète, s'imaginer qu'en allant voir le fournisseur d'accès on pourra protéger toute la population est illusoire. Comment avons-nous mis en œuvre l'esprit de corégulation qui nous anime ? En ce qui concerne la lutte contre la cybercriminalité, nous avons créé le « point de contact », service de signalement en ligne qui permet aux internautes de nous signaler les contenus pornographiques ou incitant à la haine raciale qu'ils peuvent rencontrer. Nous recevons plusieurs milliers de signalements chaque année et nous travaillons en étroite collaboration avec des associations comme le MRAP et la LICRA, ainsi bien évidemment qu'avec les services de police. Nous bénéficions du soutien financier de la Commission européenne. Dans le domaine de la lutte contre la cybercriminalité, nous avons ainsi pu avoir une action efficace grâce à des partenariats intelligents. S'agissant de la protection de l'enfance, nous avons mis en place un certain nombre de mécanismes. Nous attribuons ainsi depuis l'année dernière, en collaboration avec le gouvernement, le label « Net plus sûr » aux fournisseurs d'accès qui proposent un système de contrôle parental. Bon nombre de prestataires ont désormais reçu ce label. Nous avons aussi, depuis plusieurs années, une tradition de coopération avec les associations familiales, en particulier l'UNAF. Nous avons passé, il y a trois semaines, un nouvel accord avec le Gouvernement pour aller plus loin dans le contrôle parental en proposant gratuitement un outil aux familles. Nous travaillons encore à la mise en œuvre de cet engagement, et nous avons bon espoir que notre partenariat avec les éditeurs de logiciels de contrôle permettra à chaque famille, si elle le souhaite, de protéger ses enfants. Enfin, pour la lutte contre les spams, nous venons de lancer une coopération avec le Gouvernement, mais aussi avec les organisations du marketing direct, pour créer une sorte de « boîte à spams », dans laquelle chacun pourrait déposer ces messages qui encombrent nos boîtes aux lettres électroniques et les signaler ainsi aux autorités publiques mais aussi aux opérateurs, afin que des mesures efficaces puissent être prises. Vous le voyez, toute notre démarche est fondée sur la concertation. Nous souhaitons qu'elle soit poursuivie et amplifiée, en particulier avec les pouvoirs publics car il est important que les législations soient élaborées en concertation avec les industriels et avec la société civile, et que leur impact soit évalué. Cela vaut notamment pour des sujets comme la conservation des données dans la lutte contre le terrorisme et la délinquance, et la protection de la vie privée. C'est aussi cette démarche qui doit prévaloir pour le texte sur les droits d'auteur qui viendra bientôt devant le Parlement. M. Pierre LASBORDES, Président : Pour notre part, nous sommes tout à fait prêts à ce travail en coopération. Mme Nicole HILL, Local Authorities & Governements Vertical Market Director d'Alcatel Je vais, avec un diaporama Powerpoint, utiliser les outils des technologies de l'information... Je vous remercie de votre invitation, car il nous paraît bienvenu d'associer le secteur privé à de tels travaux. Je crois moi aussi aux vertus de la coopération, et je suis persuadée qu'une communication structurée ne peut que contribuer à l'avènement d'une société de l'information plus juste et inclusive pour tous. Je ne présenterai pas Alcatel, qui, présent dans 130 pays, est un acteur très important des télécommunications et qui a joué un rôle majeur et moteur dans le développement de l'Internet, en particulier avec l'ADSL, qui compte plus de 100 millions d'utilisateurs dans le monde. Nous sommes aussi très impliqués dans le haut débit et l'IP, ainsi que dans les nouvelles technologies comme la télévision sur l'IP, c'est-à-dire l'Internet qui vient sur la télévision mais aussi la télévision qui vient sur l'Internet. Il nous semble donc que nous sommes un interlocuteur légitime et crédible sur tous les aspects liés à l'Internet, non pas tant sur sa régulation et tout ce qui a trait à l'ICANN que sur l'outil qu'il représente, dans la mesure où nous servons, directement ou indirectement, le grand public, les entreprises, le secteur public et les opérateurs pour leurs propres besoins. Sur les questions liées à l'Internet et à sa diffusion en confiance, nous apportons l'outil et nous sommes pro-actifs sur les aspects liés à la coopération et la réduction de la fracture numérique, c'est-à-dire l'accès de tous aux technologies d'information. Nous avons été un partenaire majeur du SMSI de Tunis, ainsi que du sommet des acteurs locaux, qui s'est tenu une semaine plus tôt à Bilbao. Nous appuyons les conclusions du sommet, qui permettent de stabiliser l'Internet tout en établissant avec tous ses acteurs, en particulier le secteur privé, les pays industrialisés mais aussi les pays émergents, un forum de discussion pour travailler à réduire la fracture numérique et les obstacles à la diffusion de l'Internet. Notre priorité est la coopération et le développement. Il reste beaucoup à faire pour assurer à tous l'accès à Internet et pour garantir sa sécurité et le respect de la vie privée. On peut dire qu'il y a aujourd'hui consensus sur l'apport des technologies de l'information et de la communication à une amélioration de la qualité de la vie. Il faut particulièrement tenir compte de la convergence numérique et de l'impact qu'elle a sur l'économie. L'Internet est un produit hybride, c'est-à-dire qu'il est fabriqué par des acteurs privés pour des services privés et publics : e-commerce, e-santé et e-éducation. L'évolution de certaines technologies est structurante : on a évoqué le RFID, mais il faut aussi parler du développement de la voix et de la télévision sur IP. Je reviens sur la fracture numérique, dont on a beaucoup parlé à Tunis : les données montrent que le flux entre les pays du Sud est considérablement inférieur à celui entre les pays du Nord. Nous travaillons au développement de modèles durables afin de bâtir l'accès de tous à l'ensemble des services Internet. Cela suppose une interaction entre les contenus, la volonté politique, l'information, les coûts et l'accessibilité des infrastructures à un prix abordable. L'Internet est très important pour le grand public comme pour la stimulation des PME. Les technologies sont disponibles, elles sont robustes. Certaines sont prometteuses, en particulier le WiMax qui, avec une grande portée, bénéficiera en particulier aux utilisateurs des zones isolées. Nous avons mené au Sénégal une expérience en télé-santé, qui montre bien ce que peuvent apporter ces technologies. A partir des besoins et des acteurs locaux nous travaillons, dans le cadre des Objectifs du Millénaire, avec l'initiative Digital Bridge, à bâtir des modèles durables pour réduire la pauvreté, qui est source d'isolement et d'analphabétisme. Les enjeux sont de faire en sorte que les contenus soient vraiment utilisés et de faciliter l'accès au financement. Nous travaillons sur les infrastructures et sur les plates-formes et nous cherchons à être des catalyseurs du travail avec les partenaires locaux et les organisations multilatérales. Nous participons, en France comme à l'étranger, à l'élaboration de ces technologies et à leur diffusion. Je pense en particulier au développement en Inde du WiMax, technologie à bas coût, aux initiatives Digital Bridge et Connect the world, ainsi qu'au partenariat dans le cadre de Global contact, avec l'agence UNITAR (United Nations Institute for Training and Research), avec laquelle nous menons des actions de développement des capacités des acteurs locaux en Europe centrale, en Chine et en Afrique australe. Nous allons continuer dans cette voie. Je souhaite enfin insister sur quelques messages clés : les partenariats public-privé sont un outil important de coopération pour réduire la fracture numérique ; chaque acteur doit et peut jouer son rôle mais nous avons intérêt à travailler tous ensemble ; beaucoup reste à faire ; la coopération, décentralisée comme au niveau des gouvernements, la promotion de modèles durables, l'accès au financement sont indispensables pour progresser. M. Pierre LASBORDES, Président : Monsieur Figer, vous avez neuf minutes pour nous démontrer que l'Europe peut prendre des initiatives et que nous ne sommes pas totalement dans les mains des Américains... M. Jean-Paul FIGER, Chief Technology Officer, Capgemini J'entends dire tout et n'importe quoi sur la gouvernance de l'Internet, et la presse le relaie abondamment. L'Internet lui-même n'est pas bien compris ; il faut bien distinguer entre l'Internet en tant que tel et ses usages. Je n'ai rien trouvé de mieux pour le décrire que ce qu'en a dit son inventeur, Vinton Cerf, dans une lettre envoyée à des parlementaires du Congrès pour s'excuser de ne pouvoir participer à une commission : l'impact social remarquable et le succès économique de l'Internet sont directement attribuables aux caractéristiques de son architecture. L'Internet a été conçu pour être un système sans garde-barrière sur les nouveaux contenus ou les nouveaux services. L'Internet est basé sur des couches et sur un modèle « N to M », autrement dit peer to peer : à chaque niveau du réseau, les gens sont libres d'innover sans aucun contrôle central. Et c'est précisément le fait d'avoir mis l'intelligence au bord du réseau au lieu d'installer un contrôle au milieu qui en a fait une plate-forme pour l'innovation et qui explique le remarquable développement de l'Internet. Il n'y a rien à contrôler. Si on n'a pas compris cela, on est un peu à côté de la plaque. Regardons un peu plus loin. L'Internet a réussi tout simplement parce qu'il nous donne plus de choix. Dans l'ancienne économie, dans l'ancien monde, les produits et les services étaient distribués par des canaux de distribution et l'important était de contrôler son canal : l'opérateur téléphonique tenait ses clients par le fil, l'éditeur de musique cherchait à avoir un monopole des CD et les organes de presse et d'information un moyen de diffuser l'information par des moyens que les autres n'avaient pas, etc ... Sur l'Internet, les règles ont totalement changé. Comme vous avez l'entière liberté de manœuvre en vous mettant d'accord avec quelqu'un d'en face, c'est le meilleur qui gagne. Si tout le monde utilise Google, ce n'est pas parce que quelqu'un l'a imposé, mais tout simplement parce que c'est le meilleur moteur de recherche. Et si demain il en arrive un encore meilleur, tout le monde prendra le nouveau. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, les décisions ne sont plus prises par des organismes qui cherchent à contrôler ou à se répartir les canaux de distribution : tout se fait selon une évolution darwinienne. Les bonnes innovations vivent, les moins bonnes disparaissent. Dans un tel contexte, peut-on gouverner l'Internet ? On peut évidemment passer du temps à discuter avec l'ICANN pour savoir s'ils nous feront une place autour de la table, s'ils accepteront au bout de six ans de nous accorder le .eu, etc. Ce n'est pas une méthode très efficace. Inventons plutôt en Europe un système meilleur que le système PMS (Pertinence Meta Search) américain : les gens choisiront. Si on est capable de faire un autre système, faisons-le. J'ai été assez content d'entendre les propos de Stéphane Marcovitch : les fournisseurs d'accès Internet me semblent avoir une position très saine dans ce domaine. Ils ont compris que ce n'est pas en refaisant une ligne Maginot ou en contrôlant des canaux de distribution que l'on arrivera à quelque chose, mais en agissant aux deux bouts, entre l'utilisateur et le fournisseur, et non au milieu du réseau. La gouvernance de l'Internet n'aura pas de sens si l'on n'agit pas. C'est en inventant de nouvelles réalisations, de nouvelles manières de faire que nous démontrerons notre capacité à apporter quelque chose à cette merveilleuse plate-forme pour l'innovation et certainement pas en empilant les réglementations et en allant à contresens de l'évolution, en voulant réguler les moyens de distribution des canaux. M. Xavier FILLOL, Vice-Président Business Development Je viens devant vous assez librement, n'étant plus un utilisateur-exploitant du réseau depuis 1998 ni un membre du Groupement des éditeurs de services en ligne, que j'ai quitté pour voler vers d'autres horizons. Reste que nous nous sommes intéressés très tôt - nous avions lancé le site mp3.fr avant la société Musiwave - à ces questions de réseaux et de contrôle des contenus dont on parle depuis tant d'années. Le constat est assez simple : l'Internet est grosso modo une innovation du CERN, récupérée et, surtout, développée par les États-Unis. Leur maîtrise technologique leur a donné une place centrale pour créer l'ICANN, VeriSign et aligner un certain nombre d'éléments. Cela dit, je partage l'avis de M. Figer : si nous voulons rééquilibrer un jour la répartition des rôles en faveur de nos États et surtout de l'Union européenne, il faut que nous soyons une force de proposition. Nous avons laissé l'Internet aux Américains ; l'Europe en est encore à des réflexions sur la propriété intellectuelle qui auraient dû être conclues depuis longtemps, comme c'est le cas aux États-Unis. Sans prétendre à aucune compétence technologique ni administrative, je me permettrai de tracer quelques pistes de réflexion. Avec la société Musiwave, nous avons utilisé d'autres réseaux, notamment ceux de la téléphonie mobile. Le passage d'un réseau effectivement fermé comme le GSM au 3G, qui migre vers de l'IP, autrement dit vers un réseau Internet, nous en a fait comprendre les facettes, les architectures et surtout les avancées. Ma première piste de réflexion est d'ordre technologique. Le rééquilibrage suppose que nous apportions un véritable soutien à l'innovation - c'est ce qui nous a fait défaut durant toutes ces années. L'IPv6 a été lancé au Japon, pas en Europe. Mais tout n'est pas perdu : les sociétés ici présentes peuvent être véritablement une force de proposition, et le continent européen pourrait nous servir de champ d'expérimentation pour faire pièce à la toute-puissance américaine. Pour ce qui est de l'infrastructure, mon avis diverge de celui de M. Figer : les serveurs racines constituent tout de même l'épine dorsale du réseau... Certes, rien n'empêcherait, avec un réseau encore plus innovant, de les décentraliser. Le développement du très haut débit est évidemment un point fondamental et les FAI ne peuvent qu'y être particulièrement sensibles. On a parlé du réseau unique dit IMS (Internet Multimedia Subsystem), qui regrouperait la télévision, la téléphonie et l'IP, suffisamment en tout cas pour s'apercevoir que ce regroupement pourrait être un élément de cette force de proposition européenne. Deuxième piste, administrative : on a parlé du .eu. Mais qu'est-ce qui nous empêche de développer d'autres extensions ? À partir du moment où le .eu a été « autorisé », et au-delà du .xxx, il est permis d'être créatif ... Il est en revanche un point sur lequel il faut rester très vigilant : le respect de la vie privée et des données personnelles doit être compatible avec un niveau de sécurité élevé. Loin de moi l'idée de nous poser en donneurs de leçons, mais notre sensibilité européenne n'est pas forcément la même qu'ailleurs et elle mérite d'être défendue. Troisième piste, un peu plus commerciale. On a parlé des recettes presque exagérées que dégage une société comme VeriSign spécialisée dans la gestion des noms de domaine. Dans le cas d'une ressource aussi essentielle que l'Internet, il pourrait être intéressant de prévoir un mécanisme de réinvestissement de cet argent qui pourrait servir à financer des programmes de coopération dans la mesure où il y va pratiquement de l'intérêt général. La partie sera probablement difficile, mais l'objectif devrait pouvoir être compris et partagé par tous. M. Youval ECHED, Administrateur AFNeT et E-PME, Jean Brangé et moi-même représentons ici l'AFNeT (Association francophone des utilisateurs du net, du e-business et de la société en réseau) et le point de vue des PMI-PME à la recherche d'une meilleure intégration numérique dans l'échelle des grands donneurs d'ordres, eux-mêmes soucieux d'associer les territoires et les réseaux denses de ces PMI-PME à la recherche d'une compétitivité croissante. Notre vision de la régulation portera donc beaucoup sur les usages. Une bonne gouvernance devrait premièrement aider nos entreprises à protéger leur patrimoine, surtout pour les plus innovantes, deuxièmement sécuriser et organiser la responsabilité dans le domaine électronique, troisièmement mettre en œuvre la traçabilité, dans le respect des souverainetés nationales et de nos propres valeurs économiques, et tout cela en assurant l'intelligibilité et la continuité des repères : le succès des nouvelles technologies dépend pour beaucoup de leur capacité à s'adapter et à se transposer dans notre quotidien. Il est établi que le taux d'équipement de nos PME est en rapport quasiment linéaire avec la croissance du PIB. Reste à conjurer l'incertitude que suscite le nouveau contexte d'échanges, en préservant la capacité d'imputabilité - qui échange ? - et d'auditabilité - quoi et quand ? -, autant de questions fondamentales dont dépend la continuité juridique de ce tout que nous connaissions en dehors des canaux électroniques. La capacité à fournir la preuve est une fonction essentielle à la sécurité juridique dont nos entreprises ont besoin pour adopter les nouvelles technologies qui leur restent souvent terriblement opaques. Protéger le patrimoine, c'est surtout protéger la recherche et l'innovation et s'assurer que les équipements de nos PMI-PME ne font pas l'objet de transferts outre-Atlantique à l'occasion d'échanges sur des sujets touchant à la création ou à des secrets de recherche. De la même façon, nos entreprises réclament des systèmes de back-office avec des serveurs racines adaptés à la protection de leur souveraineté, afin que la puissance publique soit à même de garantir, au besoin en la régulant, la protection de leur créativité et de leurs secrets de fabrication dans le domaine électronique. Qu'il y ait lieu de le faire ou pas est une autre question ; c'est en tout cas le souhait exprimé par les entreprises. Sécuriser la responsabilité suppose de passer par un système d'identification. Nous avons conduit depuis cinq ans de nombreux travaux sur la signature électronique et la confiance ; le problème fondamental est d'identifier qui échange, d'une part pour éviter toute fraude à l'identité, d'autre part pour protéger le citoyen qui désire échanger. Il appartient à la puissance publique d'accélérer les recherches en cours afin que nos entreprises disposent rapidement d'un système normatif. Organiser la traçabilité signifie réguler les domaines et les normes d'archivage, et désigner enfin les autorités garantes de la conservation du contenu : comment ? Qui ? Qui a autorité et l'éthique pour le faire ? Tout cela est encore en cours de travail ; ce n'est guère sécurisant sur le plan juridique pour les entreprises qui souhaiteraient pouvoir ainsi entreposer une partie de ce qui constitue patrimoine et, du coup, détermine la valeur de la société. Assurer l'adhésion enfin, c'est faire simple, sans chercher un optimum sécuritaire comme on en a trop fait depuis bientôt cinq ans. Innover suppose de prendre sa part de risque : une culture excessive de la sécurité ne peut que dissuader bon nombre de petites entreprises d'épouser les nouvelles technologies. Celles-ci doivent autant que possible préserver les repères acquis, en évitant que de nouvelles procédures ne viennent casser des organisations trop fortement en place ou à tout le moins empêcher de comprendre la continuité entre processus physiques et processus électroniques. La signature électronique, par exemple, a rencontré quelques problèmes d'adhésion, notamment parmi les entreprises les plus petites. M. Jean BRANGÉ, Directeur de l'Association francophone des utilisateurs du net, du e-business et de la société en réseau (AFNeT) Réfléchir, c'est bien, mais agir c'est mieux. C'est ce qu'a fait l'AFNeT en réunissant par exemple toute la filière aérospatiale autour du programme Boost-Aero qui a permis de mettre en place une collaboration internationale dans un domaine très concurrentiel. Les pôles de compétitivité initiés par le CIADT en 2004 devraient se plier au jeu de la production de normes et de standards susceptibles d'organiser notre propre cadre de gouvernance. Le moment est venu d'avoir des modèles de référence opérationnels, si possible européens ; c'est dans ces conditions que nous pourrons négocier avec nos partenaires du monde entier des points évoqués aujourd'hui. Ces actions doivent être menées de front, et non par séquences. La France a les compétences ; il ne tient qu'à nous de reprendre l'initiative. M. Youval ECHED : L'AFNeT a fait sienne cette conclusion prononcée au sommet de Tunis : le grand problème, c'est que l'ICANN fait des choses qu'elle doit faire, mais également des choses qu'elle ne devrait pas faire... Il lui faudrait probablement revenir à un périmètre plus strict, dans le respect des règles minimales de la souveraineté. Pour ce qui est de l'e-commerce, nous pensons nous aussi qu'il doit se réguler par l'OMC sans qu'il y ait lieu de chercher une régulation électronique du commerce, au-delà de ce qui se fait naturellement - sauf évidemment pour ce qui touche à la protection des échanges. Enfin, une régulation ne peut se concevoir que dans le respect de notre culture nationale du bien commun, ce qui n'est pas aisé à définir. D'où la nécessité d'initiatives au niveau européen pour avoir des choses à échanger autour de la table... M. Pierre LASBORDES, Président : Je remercie les intervenants d'avoir strictement respecté leur temps de parole et de nous permettre ainsi dix minutes d'échanges. M. Sébastien BACHOLLET : Il y a deux façons de considérer les serveurs racines. On peut calculer qu'il y en a treize répartis dans quatre pays, et crier haro sur les États-Unis qui en comptent dix ; mais on peut également prendre en compte les cent serveurs, copies de ces treize serveurs, disséminés dans trente-cinq pays, et en déduire que les États-Unis ont beaucoup moins de pouvoir qu'il y paraît, puisque cette ressource est plus largement répartie. M. Jean-Paul FIGER : À quoi sert un serveur racine, si ce n'est à gérer 119 kilo-octets qu'il charge une fois par an ? C'est une erreur historique : il suffirait de le mettre dans chaque PC et de laisser à Windows Update le soin de la mise à jour... C'est un faux problème. M. Pierre OUEDRAOGO, Membre de l'Institut francophone des nouvelles technologies de l'information et de la formation J'ai participé aux travaux du groupe de travail sur la gouvernance de l'Internet au château de Bossey. Les quarante experts alors réunis avaient unanimement reconnu que le problème posé par ces serveurs racines ne se situait pas au niveau de leur nombre, mais bien au niveau du contrôle du fichier : actuellement la responsabilité de sa mise à jour n'appartient qu'à une seule autorité. L'histoire de l'humanité nous a maintes fois appris que celui qui détenait à lui seul une ressource essentielle l'utilise toujours, à un moment ou à un autre, au service de sa stratégie propre. D'autres exemples, plus confidentiels, laissent à penser que les modifications en question ne sont pas aussi faciles qu'il y paraît, et qu'elles suivent quelque peu les évolutions de la politique étrangère de ceux qui en ont le contrôle... Cela pose un problème de fond qu'il faudra aborder tôt ou tard. Je veux profiter de l'occasion pour saluer l'action efficace que la France a déployée à l'occasion du SMSI, en la personne notamment de l'ambassadeur Hubert. Elle a su, par sa force de proposition, manifester une réelle présence que j'ai également retrouvée dans le cadre du GAC à Vancouver. Je veux également saluer le fait que les travaux ont pris en compte les conclusions auxquelles étaient parvenus les ministres francophones lors de la conférence préparatoire de Rabat en 2003. Le groupe de travail sur la gouvernance de l'Internet a pratiquement repris la définition de Rabat qui se retrouve ainsi dans la déclaration finale, grâce à l'action de la France et des experts de la francophonie. Il faut maintenant que nous soyons une force d'implantation des acquis : tout ce que nous avons déjà gagné, nous devons pouvoir le mettre en œuvre. Dans le secteur de l'IDN (Internationalized Domain Name), par exemple, il a été très difficile de faire admettre aux Américains que l'on puisse se servir de tous les caractères du monde. Le besoin n'était peut-être pas des plus criants dans le cas du français - on imagine le cas de pays comme la Chine -, mais n'est-il pas important de ne plus avoir à prévenir les gens de ne pas mettre d'accent sur www.assemblee-nationale.fr ? C'était déshabiller notre langue... Maintenant que la chose est possible, autant le faire le plus rapidement possible. Quelqu'un a parlé ce matin d'un forum européen. Pourquoi ne pas commencer par un forum pour la France ? Il faut enfin déplorer la prédominance excessive de l'anglais dans les textes et titres, très pénalisante pour les francophones impliqués dans la démarche, qui disposent de beaucoup moins de sources que les anglophones. Je veux espérer que l'intérêt que portent désormais l'Assemblée nationale et le Sénat à cette question se traduira également au niveau de la quantité de documents en français mis à disposition : travailler à partir de documents en anglais est immédiatement source de déformations très difficiles à corriger par la suite. Mme Françoise MASSIT-FOLLEA, Enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication Je vous remercie d'avoir organisé cette journée en regrettant seulement de ne pas voir davantage d'étudiants y assister. Mais nous nous en ferons l'écho dans nos propres enseignements et laboratoires. Je plaiderai pour le nécessaire investissement des chercheurs, et particulièrement des chercheurs français et francophones, dans l'espace européen et international. Notre monde, devenu complexe et largement imprévisible du fait du développement continu de l'innovation et de l'internationalisation des pratiques et des usages, a désormais pour colonne vertébrale l'Internet et plus généralement les technologies de l'information et de la communication. L'interdisciplinarité, désormais indispensable pour éclairer ces questions, tant du point de vue économique que du point de vue des usages citoyens et de la lutte contre les utilisations répréhensibles, exige de croiser les recherches en sciences et technologies, d'une part, et en sciences humaines et sociales, d'autre part. L'Internet n'est pas seulement un instrument : c'est ce que j'appelle un système « socio-technique », et cette interpénétration de la technique et du social doit devenir un point focal pour le milieu de la recherche, en particulier dans la francophonie et en Europe. Cette recherche ne peut se développer qu'en associant étroitement recherche fondamentale et recherche appliquée. Tout d'abord parce que les fondamentaux des questions aujourd'hui débattues - nous l'avons encore vu lors de l'intervention passionnée de Dominique Wolton - sont par essence asynchrones, achronologiques : tous ces problèmes se posent depuis la nuit des temps en matière de communication humaine et de relation entre les individus et les sociétés. Ils ne peuvent donc être travaillés qu'à partir de données de recherche académique. Mais dans le même temps, la recherche appliquée est extrêmement sollicitée par la vivacité de l'innovation technologique, mais également par sa dispersion. Force en effet est de reconnaître - M. Le Déaut le regrettait en ouvrant nos travaux - la dispersion généralisée des points de vue comme de leur construction entre les disciplines, les établissements et organismes de recherche, les experts et les chercheurs des laboratoires publics et privés. D'où le besoin de soutien, de capitalisation et d'articulation systématique des résultats obtenus dans le monde des sciences et techniques et dans celui des sciences économiques et sociales, par le biais d'instruments appropriés. Or malgré certains efforts conjoints et de longue haleine, la France ne dispose toujours pas des instruments permettant cette démarche interdisciplinaire et l'articulation entre les fondamentaux et la recherche appliquée dans le but de faire progresser la science, mais également d'éclairer la décision publique. J'ai animé pour ce faire un début de réseau, Vox Internet, dont le premier rapport est paru récemment sous le titre : « Gouvernance de l'Internet : l'état de fait et l'état de droit ». Mais il faudrait le faire grossir, passer du réseau à la plate-forme, sans rester dans un domaine franco-français, et avoir beaucoup d'ambitions dans les recherches en la matière. On a beaucoup parlé depuis ce matin de l'organisation pour laquelle je travaille, sans jamais la nommer : GS1 France, anciennement GENCOD EAN France, est un organisme paritaire entre l'industrie et le commerce qui diffuse des standards internationaux d'identification et de communication le long de la chaîne d'approvisionnement : concrètement, c'est le code à barres, le catalogue électronique, et demain la RFID. Nous appartenons à une organisation internationale, avec une centaine d'homologues dans le monde. En 1999, quelques grandes entreprises du secteur de la distribution se sont demandé ce que serait le futur du code à barres et ont pour ce faire confié un programme de recherche-développement au MIT. Celui-ci a abouti en 2003 à des propositions en termes de standards qui allaient donner naissance à ce que l'on continue d'appeler « l'Internet des objets ». Cet effort de recherche a contribué à faire émerger une initiative dite EPCglobal visant à remplacer l'identification visuelle par code à barres par un système plus automatique d'accès à l'information, avec au-dessus une couche réseau permettant de mettre en œuvre des processus de traçabilité en temps réel. Un des standards imaginés par le MIT met en œuvre un processus de nommage dit ONS : Object Naming System, qui n'est finalement, pour schématiser, qu'une forme d'extension du DNS. Cette technologie est le résultat d'un effort de recherche que notre organisation contribuera demain à déployer dans les entreprises françaises. Si vous estimez, comme M. Hubert l'a laissé entendre, qu'elle puisse être un sujet d'étude, nous serions heureux de vous apporter toute notre capacité d'expertise sur ce sujet. Et s'il devait donner lieu à des innovations technologiques françaises ou européennes, GS1 France serait tout à fait disposé, à l'instar de ses homologues américains, à les porter au plan international. M. Pierre LASBORDES, Président : Encore faut-il que nous soyons bien protégés, et pas totalement entre les mains des Américains. Je vous propose dix minutes de pause, avant de reprendre avec les représentants de la société civile. Table ronde n° 4 : Société civile, sous la présidence de M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Je ferai respecter la règle posée par Pierre LASBORDES : neuf minutes pour chaque orateur. L'Internet, pourquoi, pour quoi faire ? a demandé Dominique Wolton. Qui est mieux placé que le citoyen pour indiquer pour quoi faire, autrement dit ce que l'on doit faire de ce fantastique outil, mais qui nécessite des garde-fous ? Mme Frédérique PFRUNDER, Chargée de mission à l'Association consommation, logement et cadre de vie (CLCV) La CLCV est une association de consommateurs qui, depuis cinquante ans, s'est fixée pour mission de défendre et d'accompagner les consommateurs au quotidien dans l'évolution de leur mode de vie et de consommation, en restant au plus près de leurs préoccupations. Nous sommes présents à travers près de 400 associations locales réparties sur tout le territoire. C'est donc tout naturellement que nous nous sommes investis sur les questions liées à Internet depuis plusieurs années, dans les démarches de corégulation, puisque nous sommes membres du forum des droits sur l'Internet, mais également en participant à des instances telles que la mission pour l'économie numérique et à des discussions internationales où nous échangeons sur des préoccupations souvent communes des deux côtés de l'Atlantique. Si le réseau a si rapidement séduit des millions de consommateurs, c'est d'abord en raison de ses immenses possibilités en termes d'échange, de diversité et d'accès à l'information. Il est à nos yeux primordial de préserver ses principes fondateurs en évitant que l'accès à l'Internet et la diffusion des contenus qui y circulent ne soient plus envisagés que d'un point de vue strictement commercial ; et cela est d'autant plus important que l'Internet devient un élément structurant de notre société, en particulier, et de plus en plus, dans les relations entre l'administration et les administrés, et naturellement dans l'accès de chacun aux informations indispensables pour sa vie quotidienne. L'Internet est un réseau libre, chacun y fait ce qu'il veut et c'est bien normal ; mais le fait qu'il devienne un élément structurant de notre société justifie que l'on se préoccupe de sa gouvernance et de l'implication de toutes les parties prenantes dans ses orientations - les pouvoirs publics, le secteur privé naturellement, mais également les utilisateurs, les consommateurs au sens large, mais également les utilisateurs plus avertis et bien évidemment les associations de défense des droits de l'homme et autres. À propos de l'ICANN, l'organisation internationale des consommateurs, dont nous sommes membre, demande depuis très longtemps que les dossiers de l'ICANN soient plus largement ouverts à la consultation du public et de ceux qui le représentent. Elle souhaite également que son mandat soit strictement limité afin qu'elle n'ait pas plus de pouvoir que nécessaire sur une ressource devenue essentielle. Nous sommes enfin totalement favorables à une internationalisation de la gestion de l'ICANN afin que toutes les potentialités en termes d'innovation et de développement ne restent pas entre les mains d'un seul pays - ne serait-ce que pour préserver la diversité culturelle. Les consommateurs attachent également une extrême importance à la sécurité, qui est un point de gouvernance essentiel. Ils doivent être informés et éduqués sur ces questions et doivent avoir accès à des outils de protection efficace contre les virus, les logiciels espions et les sites susceptibles de poser problème dans leur environnement familial. Des actions d'éducation sont menées dans ce domaine au niveau français et européen comme au niveau international ; tous les acteurs, associations de consommateurs, éducateurs, fournisseurs d'accès, fabricants de logiciels et de matériels, y ont un rôle à jouer. Mais l'éducation ne saurait suffire ; les pouvoirs publics et les parties prenantes doivent s'engager dans une démarche de coopération forte au niveau international pour lutter contre la cybercriminalité, les spams, etc. Nous nous félicitons à cet égard des avancées faites au SMSI, tout en souhaitant que ce forum ne reste pas un simple lieu de discussion, mais qu'il devienne un outil de coopération réellement efficace, y compris sur le plan judiciaire. La protection des données personnelles est également une question très importante. L'Europe l'a abordée avec une sensibilité qui lui est propre et que nous nous devons de préserver. Les consommateurs n'ont pas encore suffisamment conscience des risques que peut comporter Internet pour la sécurité de leurs données personnelles ; il est indispensable qu'ils en soient informés, mais également que les pouvoirs publics s'emploient eux aussi à réduire la menace. L'accès aux contenus et leur diversité sont des facteurs essentiels de l'attrait des consommateurs. Mais l'objectif de diversité et de pluralité - et donc de démocratie - que nous défendons peut être menacé si nous multiplions exagérément les systèmes de protection conduisant à limiter fortement les possibilités d'accès en les liant à des choix technologiques ou commerciaux dont les consommateurs ne seraient pas maîtres. Ainsi, dans le domaine de la musique en ligne, certains dispositifs ont été mis en place, qui conduisent à limiter les droits des consommateurs et du même coup leurs possibilités d'accès en raison de problèmes d'interopérabilité. Il est essentiel que le modèle de l'Internet reste celui d'une plate-forme interopérable utilisant des standards ouverts. Il revient évidemment à la société civile de s'en inquiéter, mais également aux pouvoirs publics d'empêcher l'Internet de devenir le lieu de batailles de formats et de standards conduisant à la constitution d'oligopoles restreignant autant les choix des consommateurs que la capacité d'innovation et de développement propre au réseau. M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Ces questions d'interopérabilité et de standards seront au coeur du débat sur le projet de loi relatif aux droits d'auteur. Nous les avions déjà abordées à l'occasion de la loi sur l'économie numérique ; il faut vraiment faire avancer les choses dans ce domaine. M. Jean-Pierre QUIGNAUX, Chargé de la prospective L'UNAF regroupe 8 000 associations en France. Je partage les positions que vient de défendre la représentante de la CLCV. L'Internet donne désormais aux familles la possibilité de collecter, de traiter et de diffuser l'information avec une autonomie qu'elles n'avaient jamais eue jusque-là, en leur rendant le pouvoir de choisir demain le menu médiatique de leur enfant et par là même de travailler à leur éducation et à leur socialisation. La gouvernance de l'Internet doit-elle se réduire à la gestion des ressources techniques, comme le pensent certains ? L'UNAF n'a pas d'avis définitif là-dessus. Une chose est sûre : si elle doit exister demain, cette gouvernance doit à l'évidence être internationalisée et faire l'objet d'une cogestion avec l'ensemble des acteurs. De la limpidité, de la transparence, de l'intelligibilité et de l'équité des principes mis en œuvre au niveau international pour garantir cette dynamique cogestionnaire de l'Internet et des ressources techniques de base découleront l'ensemble de principes appelés à jouer dans le champ collectif. Encore conviendra-t-il de respecter une condition sine qua non : développer une pédagogie de la société de l'information. Pour l'instant, Internet reste encore un objet technico-politique ou socio-technique non identifié, non compris par les familles. De la même façon que l'Internet aide tout un chacun, pris individuellement, à discerner et à revisiter ce qui, pour lui, fait droit et devoir, nous devons en faire autant et revisiter ce qui fait bien commun au niveau de chaque communauté, de chaque famille, mais également de chaque État, comme au niveau global et mondial. En tant qu'extension, « prothèse » de nos capacités physiques d'informer et de communiquer, l'Internet apparaît bien comme un fait combinant intelligences individuelles et collectives, un fait simultanément global et local. Ce « fait Internet » exige un saut qualitatif dans la compréhension que nous pouvons en avoir et c'est cette capacité de compréhension qu'il nous faut promouvoir. En fait, nous nous retrouvons une nouvelle fois face au mythe de Babel, à ceci près que l'humanité n'a pas décidé de construire une tour ; elle a choisi d'inscrire son devenir non pas dans un empilement vertical de données, mais dans une sorte de surface et dans un travail de compréhension qui procède du réseau bien plus que de la verticalité. L'UNAF n'a eu de cesse depuis 2000 de répéter que la construction de la civilité de la société de l'information suppose la maîtrise culturelle et technique de ses enjeux par toutes les familles - et l'adjectif « culturelle » est mis à dessein en premier. Nous étions depuis très longtemps convaincus que cet outil allait connaître un développement fulgurant auprès des familles, mais nous avions conscience que la fracture numérique serait d'abord et avant tout culturelle. Cela nous a conduits à promouvoir quantité d'actions auprès des pouvoirs publics, et tout récemment encore dans le cadre de la conférence de la famille 2005 qui portait notamment sur le thème de l'Internet et de la parentalité. Dans le même esprit, nous nous sommes également employés à réunir les associations de parents d'élèves, d'enseignants, de familles et d'éducateurs spécialisés autour d'un collectif inter-associatif « Enfance et médias » pour réfléchir ensemble à la problématique de la parentalité et de l'usage des médias, sachant que ceux-ci formeront bientôt un tout avec la convergence numérique. Cette construction de la civilité de la société de l'information suppose enfin de nouveaux comportements individuels et collectifs et une nouvelle confiance. Mais la confiance ne se décrète pas ; nous devons obligatoirement passer par des processus de corégulation qui permettront aux différents acteurs de se reconnaître, de partager et d'élaborer de nouveaux modes de communication et de réflexion pour demain. Or nous avançons dans la société de l'information sans culture de l'information, dans la société de la communication sans éducation à la communication, et dans une dimension multimédia du monde sans aucune initiation à l'image et au multimédia. Michel Serres écrivait en juillet 2001 dans Le Monde que, de tout temps, c'étaient les fils qui avaient apporté les technologies aux pères et les pères qui avaient apporté la science aux fils... Le grand problème contemporain, ajoutait-il, c'est que les fils sont bien aux télécommandes mais que les pères n'ont plus grand-chose à dire, parce que la science et les techniques ont évolué très rapidement. Parents, adultes et éducateurs ont été pris de vitesse alors même que la culture scientifique et technique en France a fait l'objet de fort peu d'investissements au cours des dernières décennies. Élever le débat au niveau des instances supérieures, jusqu'aux sommets de Tunis ou de Genève, est effectivement important, comme l'est également notre réunion d'aujourd'hui. Mais nous nous en méfions un peu dans la mesure où élever le débat sans avoir commencé par l'élever à la base nous paraît extrêmement dangereux. La loi ne vaut pas sans explications, sans être connue et reconnue par le plus grand nombre ; nous regrettons à cet égard que les efforts entrepris par la CNIL, le forum des droits sur l'Internet, la délégation aux usages de l'Internet, et l'ensemble des acteurs concernés par la question de l'éducation à ce nouvel outil et par la prévention des dangers n'aient pas été soutenus par les grands médias du service public de l'audiovisuel, contrairement à ce que prévoit leur cahier des charges. Pour avoir participé à quelque 70 conférences en quatre ans dans les UDAF, je peux témoigner que les familles n'attendent pas de recettes ni de lois, mais des explications et des repères afin de pouvoir exercer leur parentalité, socialiser leurs enfants et les insérer dans la société. Or la société de demain, c'est cette société numérique à laquelle nous devons travailler. M. Gérard KERFORN, membre du mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) Si l'on peut espérer des convergences autour de pratiques communes internationales sur les terrains économique et technique, la chose devient beaucoup plus difficile sur celui des droits de l'homme compte tenu de la disparité des législations nationales. C'est pourtant un problème majeur auxquels sont soumis tant les associations comme le MRAP que, bien évidemment, les États. Comment une association comme la nôtre en est-elle venue à s'occuper de l'Internet ? Tout simplement parce que le modeste site que nous avions ouvert à l'origine a été largement sollicité par les internautes qui nous soumettaient force contenus illicites et racistes. Nous avons donc été, par la force des choses, amenés à nous y pencher et surtout, dans un premier temps, à les évaluer au plus près pour en déterminer la nocivité - et ne pas faire n'importe quoi. Parallèlement, nous sommes entrés en contact avec l'INACH (International Network Against CyberHate), un réseau international basé aux Pays-Bas et qui permet à des associations de s'échanger des informations et des évaluations de sites. Les conférences organisées sous l'égide des ministères des affaires étrangères à Vienne, Varsovie, Berlin, Paris ont du reste largement favorisé ces convergences. Nous nous efforçons par ailleurs de fournir des rapports sur l'état du racisme sur l'Internet - la partie du rapport de la CNCDH consacrée au racisme sur l'Internet a été élaborée par notre mouvement - et de constituer une base de données des contenus illicites. Mais avant d'envisager la moindre action contre les contenus illicites, encore faut-il en avoir une connaissance précise, et sans doute passer par-dessus les premières impressions pour comprendre la réalité du racisme sur Internet. Les plus nocifs ne sont pas forcément les sites - il est facile de retrouver les propos et les sigles qui permettent de rapidement les identifier et de les mettre hors la loi -, mais bien davantage les forums et les newsgroups, véritables arrière-boutiques de la haine, où s'établissent les convergences entre les racistes. C'est dans les newsgroups que se sont rencontrés des individus qui n'avaient aucun lien entre eux dans la sphère réelle et qui ont constitué dans les années 2000-2003 une nébuleuse de sites racistes agrégés autour de « SOS-racaille ». On en a compté jusqu'à une trentaine et le forum enregistrait jusqu'à cinq cents messages racistes par jour. Il faut donc passer le premier stade, celui du choc face à un site et des images, pour s'intéresser plus précisément aux contenus qui s'échangent dans ces arrière-boutiques où l'on voit des prédateurs chevronnés de la haine raciste manipuler des jeunes de quatorze ou quinze ans. Les sites anglophones, basés pour l'essentiel aux États-Unis, se caractérisent par une violence extrême, parce que protégés par le premier amendement : ce qui, chez nous, est considéré comme une délinquance relève chez eux de la liberté d'expression... Dans l'espace francophone, les contenus sont relativement plus feutrés, tout au moins dans le domaine de l'antisémitisme : les acquis de notre législation à cet égard incitent les éditeurs à une certaine autocensure. L'antisionisme sert fréquemment de maquillage, de véhicule à l'antisémitisme sur Internet. Le discours est beaucoup plus clair dans les sites anti-arabes et anti-musulmans, dont la nébuleuse SOS-racaille. À la suite de plusieurs rapports et des nombreuses plaintes dont nous avons été à l'origine, un certain infléchissement a été constaté vers la fin 2003, mais rapidement suivi d'une renaissance sous d'autres formes. Il faut à ce propos relever que les sites dans l'espace francophone sont beaucoup plus mobiles, du fait des risques de sanction, que les sites anglophones protégés par la pseudo-liberté d'expression. Certains remontent jusqu'à 1998, alors que les sites français ou belges ne dépassent jamais deux ou trois ans d'âge - preuve du poids de la législation et de la sanction dans l'expression raciste sur Internet. Toutefois, dans la période récente est apparue une corrélation entre les événements sociaux, politiques et internationaux, particulièrement les attentats du 11 septembre 2001, et l'explosion des sites violemment anti-arabes et anti-musulmans. De surcroît, les mouvements tout récents ont vu une certaine sémantique se banaliser dans le discours quotidien de la presse, voire du monde politique, alimentant la résurgence de ces sites racistes qui trouvent finalement une sorte de légitimité dans les discours officiels : ainsi, lorsque le monde politique parle de l'islamisation de la France, l'impact est immédiat sur l'expression des sites racistes qui y trouvent l'occasion d'un véritable bain de jouvence. Face à ce phénomène, nous avons assez peu de solutions, mais néanmoins quelques interrogations. Bon nombre de contenus illicites transitent par le biais de l'anonymat. Je ne parle pas d'interdire le droit au « pseudo » sur l'Internet, qui permet aux journalistes de faire leur travail, mais toute voiture a une plaque d'immatriculation, le téléphone laisse des traces... Ne devrait-on pas s'interroger sur l'anonymat intégral ? Peut-être pourrait-on également s'inspirer de ce qui se fait aux États-Unis concernant le piratage et les virus et introduire l'interdiction de l'utilisation de l'outil informatique dans l'éventail des sanctions, qui devront être alourdies en cas de récidive. Il faudrait enfin consacrer peut-être davantage de moyens à l'identification des auteurs, bien que de gros efforts aient déjà été faits sur ce plan, et surtout renforcer les processus de pédagogie où le déficit est criant. On a doté de nombreux jeunes d'outils informatiques sans donner les moyens pédagogiques nécessaires aux enseignants chargés de les encadrer. Leurs élèves en savent souvent beaucoup plus qu'eux et ce n'est pas le moindre des problèmes. M. Patrick SINZ, membre de l'Association francophone des utilisateurs de Linux et des logiciels libres (AFUL) Je suis membre tout à la fois de l'APRIL (Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre) et de l'ADULLACT (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l'Administration et les Collectivités Territoriales) qui travaille à promouvoir l'utilisation des logiciels libres dans le secteur public. Il n'existe pas d'objet mythique Internet, mais un ensemble de citoyens qui souhaitent communiquer, partager, travailler et se distraire ensemble et l'Internet est un des outils qui le leur permet. Le cadre qui permet de fixer l'ensemble de règles à même d'assurer une bonne coexistence des usagers de l'Internet relève de la gouvernance ; cela s'apparente à une Constitution qui régit le domaine politique. L'Internet est devenu la route de la connaissance et des échanges dans notre nouvelle société. Il nous a fallu deux millénaires pour apprendre à partager les voies fluviales et les voies maritimes, et partager l'Internet entre tous n'a rien d'évident... À défaut d'apporter des solutions, je vous ferai part de mes inquiétudes sur la poursuite d'une concurrence libre et non faussée, sur l'infrastructure de l'Internet. Il y a quelques semaines, le patron de ce qui va redevenir AT & T expliquait que les acteurs majeurs de l'Internet devraient payer pour utiliser les liens de l'opérateur vers les usagers, ou accepter un flux réduit. Ce serait logique si l'on oubliait que tout fournisseur de contenu sur l'Internet paie déjà, directement ou indirectement, sa bande passante. L'opérateur sera naturellement tenté d'imposer des règles d'usage et d'accès aux sites les plus populaires, mais c'est surtout l'équivalent d'un boulanger décidant de faire payer 10 euros son pain aux restaurants au motif que lui-même vend des sandwiches... Ce n'est plus user de son infrastructure, mais bien en abuser. Ce n'est du reste pas l'intérêt des opérateurs à long terme : la même erreur avait été faite avec le Minitel, invention géniale qui n'est plus qu'un vague souvenir. Je voudrais également vous alerter sur les dérives auxquelles peut donner le filtrage des contenus par les opérateurs. Ce filtrage peut obéir à d'excellentes raisons, mais peut également fausser la concurrence entre les prestataires européens et non européens dans un pays étranger. Tout ce qui rend le réseau trop intelligent au centre joue au détriment de la périphérie ; or nous sommes à la périphérie ... C'est également une tentation naturelle pour les opérateurs de détruire les réseaux de pair à pair. Après tout, les usagers de l'Internet paient l'accès à l'Internet, mais également quelque chose qu'ils n'utilisent généralement pas : une bande montante, autrement dit une capacité d'émettre vers leurs pairs. Cette ressource disponible, énorme, concurrence évidemment les produits des opérateurs. Il serait dommage de bloquer à tout hasard le peer to peer sous prétexte de lutter contre la contrefaçon : ce serait surtout empêcher le développement d'une technologie extrêmement démocratique par le fait que la capacité d'émettre croît avec le nombre d'usagers. Peut-être avez-vous vu StarWreck - in the Pirkinning : c'est le film finlandais le plus distribué de l'histoire du cinéma, une parodie très amusante de Star Treck réalisée presque pour rien, par des amateurs, avec des sous-titres en français, téléchargeable par des technologies de pair à pair. Je vous recommande vivement de le regarder : il montre ce qu'il est désormais possible de créer avec des moyens extrêmement réduits. Empêcher les dérives susceptibles de changer la nature du réseau, c'est suivre les recommandations du SMSI : garder ce qui marche et ne pas casser quelque chose qui marche. Il se pose déjà un problème de concurrence libre et non faussée sur les usages. Sans doute avez-vous pu vous apercevoir de l'extraordinaire popularité des systèmes de messagerie instantanée chez les jeunes. Ils ne s'échangent plus leurs numéros de téléphone en boîte, mais leur MSN, le service de messagerie instantanée qu'ils utilisent. Mais reléguer ce mécanisme au rang d'un truc d'adolescents serait une grave erreur : ce qui est en train de se passer, c'est une mise en concurrence globale et brutale de la messagerie instantanée et de tous les produits dérivés : visiophonie et téléphonie sur IP. Le numéro de téléphone des jeunes adultes d'ici trois à cinq ans a toutes chances d'être leur pseudo de messagerie instantanée. La réaction du département de la justice américain au procès anti-trust que la Corée a intenté à un acteur majeur de ce domaine est tout à fait significative : qu'un pays ait l'outrecuidance de souhaiter une concurrence libre dans ce domaine est parfaitement vexant... Nous avons toutes raisons d'empêcher qu'il n'y ait qu'un seul acteur sur ce marché dont l'opacité crée une incertitude juridique sur la nature même de l'échange par messagerie instantanée et donc, à terme par visiophonie et téléphonie sur IP : à qui demandera-t-on de gérer ce flux, quelle pourra être la marge d'influence nationale d'un pays, comment seront définies les règles de protection de la vie privée, et selon quelle législation, comment enfin sera régulée la concurrence entre les opérateurs ? On consacre actuellement des sommes phénoménales à créer des délégations de services publics en régions, les opérateurs de leur côté dépensent beaucoup d'argent pour créer une infrastructure : si la communication, c'est-à-dire ce qui fait le principal attrait de l'opération, est faite par d'autres, autant ne pas perdre de temps et leur donner l'argent tout de suite ! Autre souci, sur le respect de la vie privée. L'identification des usagers est une des clés des usages ; rappelons que VeriSign à l'origine ne gérait que des certificats. Sous prétexte de protéger les artistes - en fait, tous les acteurs des médias : il faudra bien songer à l'avenir du vendeur de CD de la Fnac lorsqu'il n'y aura plus de CD... - on crée des mesures de contrôle technique opaques. L'exemple de ce qu'a fait Sony BNG est très significatif : des spywares ont été installés sur plus de 500 000 machines pour savoir comment les gens utilisent leur musique. Il ne s'agit pas de protéger contre le piratage, mais bien de savoir ce que font les clients « légitimes » ! La tentation de surveiller l'usager est immense, et la seule manière de la combattre est d'insister pour que les logiciels qui gèrent l'accès au contenu soient totalement transparents, qu'il soit possible de les écrire avec des technologies libres et qu'il soit interdit de les rendre opaques - tous les gens qui passent leur temps à charger des antivirus, des spywares, des anti-spywares savent ce qu'il en coûte. Si les fournisseurs de contenus et les ayants droit voulaient réellement respecter l'usager, ils trouveraient des solutions. Mais ils ne le font pas. Cela m'amène au problème de la propriété intellectuelle. Il est de la responsabilité de l'Europe d'aider les pays en voie de développement à ne pas être pris au piège de règles trop restrictives et de leur donner une chance de développer leurs propres capacités d'innovation et de devenir de véritables partenaires ; faute de quoi, leurs élites intellectuelles n'éprouveront que désespoir et haine à notre encontre. Benjamin Constant écrivait : « Une Constitution étant la garantie de la liberté d'un peuple, tout ce qui tenait à la liberté était constitutionnel, mais que rien n'était constitutionnel de ce qui n'y tenait pas : qu'étendre une constitution à tout, c'était faire de tout des dangers pour elle, et créer des écueils pour l'en entourer ». J'espère que vous prendrez le temps de vous connecter au site d'ucd.Info et de signer la pétition contre la transposition de la directive « Droits d'Auteurs et Droits Voisins dans la Société de l'Information ». M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Ces sujets techniques sont au cœur du débat sur le projet de loi dont vous venez de parler. Les avis sur ce sujet sont loin d'être les mêmes au Parlement et même au sein de chacune des formations politiques. Raison de plus pour ouvrir des espaces de débat sur ces questions majeures. En tout cas, la transparence des logiciels gérant l'accès aux contenus me paraît effectivement une nécessité fondamentale. M. Daniel KAPLAN va maintenant nous expliquer ce que sont la FING et « l'intelligence ambiante »... M. Daniel KAPLAN, Délégué général de l'Association pour la « Fondation Internet nouvelle génération » (FING) Il y a beaucoup d'intelligence dans cette salle, par exemple... Je mets de côté la question de la fracture numérique, sur laquelle nous venons de coordonner le rapport d'un groupe de travail réuni par la Commission dans le cadre du comité d'expert « e-Europe ». Rédigé en anglais, il sera exceptionnellement traduit en français et en allemand dès janvier. Ce sera peut-être l'occasion d'en reparler. On peut difficilement me suspecter d'être un adversaire de la régulation : j'ai fait partie, avec Christian Paul, de la petite équipe qui a notamment conçu le principe du forum des droits sur l'Internet et a rappelé l'importance de la régulation publique et d'un dialogue construit avec la société. J'ai également été de ceux qui ont participé aux premiers travaux menant à l'ICANN, avant de les quitter, considérant que le fonctionnement de l'ICANN était une excellente illustration de l'utilité des organismes internationaux traditionnels. Pour autant, à la question qui nous est posée aujourd'hui - la régulation mondiale de l'Internet doit-elle se concentrer fondamentalement sur la question des ressources techniques ? -, j'ai plutôt tendance à répondre oui, pour deux raisons. Premièrement, parce que le reste ne relève pas de la régulation de l'Internet, de la même façon que l'interdiction de transporter de la drogue sur les routes de France n'est pas inscrite dans le code de la route ; deuxièmement, parce que les choses bougeant extraordinairement vite, notre attention sera bientôt attirée par des questions radicalement nouvelles et probablement beaucoup plus importantes. L'Internet est incontestablement un support de l'innovation, c'est même une de ses caractéristiques les plus frappantes. L'innovation dans tous les domaines y reste depuis le départ extraordinairement vivace, et du reste totalement indifférente aux bulles financières qui peuvent survenir. Or pas une seule de ces innovations d'usage n'est provenue des grandes entreprises du secteur ni des laboratoires de recherche spécialisés. Toutes sont venues « d'en dessous du radar », soit de toutes petites entreprises créées pour l'occasion, éventuellement rachetées ou fusionnées par la suite, soit directement des utilisateurs eux-mêmes, par détournement, construction collective, etc. Il est peu fréquent de rencontrer de grands dispositifs d'infrastructure aussi ouverts à l'innovation - et d'une innovation qui de surcroît arrive d'endroits totalement imprévus. M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Exception faite de la cryptologie. C'est bien pour cela que je parle d'usage, et non de technologie. Combien d'utilisateurs utilisent intensivement et sérieusement la cryptologie ? Je ne suis pas sûr que ce soit une révolution d'usage. Du reste, dans la multitude de systèmes de sécurisation des paiements qui avaient émergé sous l'impulsion des grands acteurs, dont certains avaient des qualités techniques, juridiques et commerciales incontestables, celui qui a gagné est le premier - SSL - mais également le moins sûr ... Les grandes innovations adoptées par les usagers ne sont jamais venues de ces grands acteurs. Un réseau qui accepte a priori tout, sans demander patte blanche à une innovation, est un formidable vecteur auquel on ne doit toucher qu'avec la plus grande prudence. Parce que la seule chose que l'on sache, c'est justement que l'on ne sait pas ce que les gens feront dedans, ni les usages qu'ils inventeront. Dans des économies où la compétitivité repose essentiellement sur la capacité d'innovation, mieux vaut rester prudent sur cette question. Quels sont les enjeux de l'Internet de demain ? Aujourd'hui, l'Internet se cantonne, pour simplifier, au monde de l'information, des échanges, des symboles - on a volontiers tendance à parler de cyber-espace, de monde à part, de monde virtuel, autrement dit de quelque chose qui n'appartient pas au monde réel. Cette ère-là est finie ou tout au moins en train de s'achever : on trouve désormais des puces dans chacun des 95 000 arbres de Paris, dans les estomacs des vaches, dans les casques des soldats, dans les automobiles, dans les murs et les portes des bâtiments, etc. Tout objet, tout espace, toute machine et bientôt tout corps aura une dimension numérique et sera équipé d'une ou plusieurs puces - qui n'y ressembleront du reste plus forcément. Qu'on le veuille ou non, le mouvement est engagé, et l'ajout d'une dimension numérique à pratiquement tout ce qui est physique aboutit inévitablement à faire converger ces deux dimensions. D'ailleurs, à quoi sert IP v6, si ce n'est à fournir une adresse à pratiquement tous les atomes possibles ? Le numérique influe sur le physique, mais l'inverse est également vrai. Du coup, cette convergence se répercute dans l'élaboration de nouvelles formes de production - nouveaux matériaux, nanotechnologies -, l'ingénierie du corps et de la production, les biotechnologies, l'ingénierie des relations, des formes de coopérations, les sciences cognitives. Le mouvement vers ce que les Américains appellent « NBC » - nano, bio, cogno - et dans lequel ils déversent, comme les Japonais, les Coréens et dans une moindre mesure les Européens, des milliards de dollars, est aujourd'hui engagé. Nous en voyons déjà les premières applications et nous y trouverons demain un formidable potentiel pour répondre à nombre de nos grands problèmes contemporains : pénurie énergétique, gestion du vieillissement de la population et son accès à l'autonomie, réchauffement planétaire, etc. De l'autre côté, les risques sont évidemment à la mesure des potentialités de transformation et les questions liées à la régulation mondiale doivent le plus rapidement possible susciter l'intérêt de la représentation nationale, qu'il s'agisse des enjeux économiques, des actions collectives, de l'environnement et de la santé publique, de la vie privée et de la protection de l'individu, ou encore des limites que nous donnons à notre capacité à nous transformer nous-mêmes. Ces questions de régulation sont en train de se renouveler considérablement et méritent d'être examinées de très près. C'est précisément le rôle de la FING de travailler sur l'innovation dans les services et les usages et sur la prospective technologique. Se pose enfin la question de l'Internet en tant que support de nouvelles formes de gouvernance mondiale. Jusqu'à présent, les Américains, lorsqu'ils regardaient l'avenir à dix ans, listaient les problèmes, et mettaient en regard les nouvelles technologies et connaissances propres à y remédier. Cette année, le discours a changé : à les entendre, nous nous acheminons vers un certain nombre de catastrophes, avec une probabilité de biodésastre, par exemple, de 100 % ; nous disposons dans la plupart des cas des connaissances scientifiques et des capacités techniques pour y répondre, mais leur mise en oeuvre dépendra de nos capacités de coopération et d'action collectives. De la même façon, ce n'est pas parce que nous savons maîtriser la progression du sida que nous sauverons quelques dizaines de millions d'Africains. Toute la question est de savoir comment les gens - et pas seulement les États, car elle ne se résoudra pas seulement par la collaboration interétatique ou multilatérale - utiliseront ces formes d'auto-organisation au travers du réseau pour commencer à répondre ensemble, à très petite ou grande échelle, aux grands problèmes globaux qui sont devenus les vrais problèmes de la régulation mondiale. M. Sébastien BACHOLLET, Président Je veux remercier l'OPECST d'avoir organisé cette réunion. Il est essentiel que le débat se poursuive avec l'ensemble des parties prenantes et particulièrement les parlementaires. L'Internet Society, dont je préside le chapitre français, a pour leitmotiv « Internet pour tous ». J'ai, avec d'autres, commis un travail de comparaison de la gestion des ressources rares de l'Internet et de celle des télécommunications, accessible sur le site de l'ISOC-France. S'agissant de la gouvernance mondiale de l'Internet, bon nombre de discussions ont tourné autour des relations avec les Américains et avec l'ICANN. Celles-ci doivent être regardées sous quatre angles : le rôle politique et historique de supervision de l'ICANN exercé par le Département du commerce ; l'aspect juridique et législatif, lié à l'incorporation de l'ICANN en Californie ; le rôle industriel avec le poids des fournisseurs américains dans les domaines de l'informatique, des télécoms et de l'Internet ; le rôle d'influence enfin avec une coordination de toutes les organisations américaines leur permettant un lobbying sur le long terme. Je crois donc que les Français et les Européens doivent se préoccuper non seulement des relations entre l'ICANN et le DOC, mais aussi des autres questions qui viennent d'être énumérées. Sur le premier point, il y a trois possibilités sur la table : remplacer le gouvernement américain dans son rôle de supervision par un groupe de gouvernements ou par une organisation internationale ; renouveler le contrat liant l'ICANN et le Département du commerce ; laisser le processus, décidé en 1998, en particulier par les gouvernements américain et européens, aller à son terme, autrement dit la fin du Memorandum of Understanding dans le cadre d'une participation multi-partenaires : c'est cette dernière solution qui a notre préférence. Toutefois, je voudrais vous proposer une quatrième solution qui ne règlera certes pas tous les problèmes mais qui, j'espère, permet de sortir du cadre convenu et de réfléchir autrement. Prenons l'exemple du système global de distribution Amadeus créé par quatre sociétés aériennes, SAS, Lufthansa, Iberia et Air France. Un Suédois était président du conseil d'administration, l'Espagne accueillait le siége de l'entreprise, l'Allemagne le centre de calcul et la France la partie marketing et développement. D'autres exemples d'organisations similaires existent en Europe. Appliquons-le à l'ICANN : les USA superviseraient en tant que président du Governmental Advisory Committee ; le PDG serait sud-américain ; le siège de l'organisation serait en Europe ; le président du conseil serait africain... Cela permettrait au moins de sortir de l'alternative du tout-américain ou du tout-ailleurs. S'agissant du RFID, la question est de savoir qui a en charge le nommage mondial de l'ONS : si j'ai bien compris, c'est VeriSign, société qui gère également le .com et le .net ! Je trouve cela d'autant plus dommage que cette technologie repose sur les cartes à puces inventées il y a déjà longtemps en France par Roland Moreno... Autre sujet : le Forum de la gouvernance de l'Internet, puisqu'il existe, doit être préparé au niveau national et européen. L'Internet Society France, l'AFNIC et d'autres organisations pourraient jouer un rôle dans la mise en place d'un forum national, qui permettrait d'engager le débat au niveau de la France. De la même façon, la coordination des chapitres européens de l'Internet Society et EURID, le gérant du .eu lancé hier, pourraient jouer, avec bien d'autres organisations, un rôle au niveau européen. Cela permettrait une mobilisation et une expression collective des Européens - et pas seulement des gouvernements - dans le cadre du Forum. L'année 2006 sera importante à plus d'un titre. L'accord entre l'ICANN et le DOC arrivera à échéance - deux réunions de l'ICANN sont prévues d'ici là, en mars à Wellington, en juin à Marrakech ; il y aura les réunions de l'UIT, dont la plénipotentiaire qui se tient tous les quatre ans et qui aura lieu en Turquie. L'année 2006 verra également le dixième anniversaire du chapitre français de l'Internet Society et la cinquième édition d'EGENI qui réunit à Paris tous les ans de nombreux spécialistes européens, voire mondiaux, avec une participation active de non-spécialistes pour rendre le débat public et ouvert. Nous vous invitons tous à y participer le 22 juin 2006. Enfin, le Forum de la gouvernance de l'Internet se tiendra à Athènes ; il nous paraît préférable qu'il se déroule plutôt en fin d'année, après toutes les manifestations que je viens de citer. M. Francis MUGUET, Chercheur-enseignant à l'Ecole Nationale Supérieure des Techniques Avancées (ENSTA) Je suis le coordinateur du groupe de travail sur l'information scientifique et le co-coordinateur sur le groupe de travail sur les brevets et les droits d'auteurs - j'ai eu l'occasion d'intervenir à ce titre en séance plénière à Genève comme à Tunis. Il ne faudrait surtout pas appliquer les concepts d'une gouvernance du XIXe siècle à un monde, en gestation, du XXIe siècle. Sur l'interopérabilité, l'Internet s'est construit à l'aide des logiciels libres et sans logiciels totalement interopérables, sa dynamique de croissance sera freinée. S'agissant du P2P, je suis l'auteur d'une recommandation sur l'échange de données entre scientifiques, que le SMSI a adoptée. Gardons-nous de tout amalgame entre une technologie par essence libératrice et participative et l'utilisation qui en est faite contre certaines industries de contenu qui n'ont pas su s'adapter à l'évolution technologique. Or elles doivent s'y adapter, et non la freiner. On sait comment ont fini les soyeux de Lyon ... S'agissant des structures juridiques à mettre en œuvre pour une nouvelle gouvernance de l'Internet, le problème est que nous allons vers un monde de partenariats multi-acteurs ; or il n'existe aucune structure juridique adaptée aux partenariats multi-acteurs. Nous avons présenté, conjointement avec le président du PrepCom de la phase I du SMSI, une proposition à même de donner à ces partenariats une structure de droit international public, ce qui permettra de donner aux instances de gouvernance la structure juridique adaptée. Le capitalisme n'aurait jamais pu exister sans la société en commandite simple, puis la société par actions ; nous sommes dans le même schéma, conduits à inventer de nouvelles structures juridiques au lieu de reproduire les anciennes. N'oublions pas que celui qui crée la technologie se crée son propre domaine de gouvernance. C'est particulièrement clair dans le P2P développé par Bram Cohen : avec BitTorrent, développé par Bram Cohen, c'est l'initiateur de la technique du P2P qui définit sur son domaine les normes qui s'appliquent. Signalons rapidement une initiative très concrète. Personne ne parle du Web sémantique, la seconde phase de l'Internet, proposé par Tim Berners-Lee. On en est resté au niveau du Telnet et du FTP, c'est-à-dire à un niveau très bas, sans parler des couches et niveaux supérieurs. L'idée est de transformer, grâce aux méta-données, le Web en une gigantesque base de données. Cela n'a pas été possible jusqu'à présent, des pollueurs ayant compromis l'intégrité de ces méta-données. Nous proposons une nouvelle génération de noms de domaines où ceux qui les achèteront s'engageront à souscrire à une base selon un schéma XML ou, mieux, RDF, sous peine de se voir retirer leur nom de domaine. Autrement dit, il s'agit de construire la confiance ; malheureusement, l'ICANN, en sous-traitant à des sociétés privées qui ne cherchaient qu'à vendre des noms de domaine, n'a pas construit la confiance. Nous en revenons au débat que j'avais essayé d'initier au WGIG - Working Group on Internet Gouvernance - celui d'une combinaison avec le DOI, le Digital Object Identifier. Malheureusement, le WGIG n'ayant pas voulu incorporer les représentants de la communauté scientifique et des logiciels libres accrédités au SMSI, a totalement perdu la perspective de l'évolution nouvelle et n'en a pas tenu compte. Mais maintenant, cela vient ... J'ai l'impression d'avoir joué les Cassandre. Par ailleurs, pour permettre la participation de tous sans se heurter au problème de la bande passante, ce nouveau type de Digital Identifier s'appuiera sur la technologie BitTorrent : un site n'aura pas besoin d'une très grande bande passante pour être connu dans toutes ces extensions. Voilà des propositions très constructives, à l'opposé des discours creux ; je suis d'accord pour que l'on entende tout le monde, mais il ne faudrait pas pour autant oublier de donner la parole aux technologues. M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Merci pour ce discours dense, mais peut-être un peu trop technique ... L'essentiel sur ces sujets est de savoir les rendre compréhensibles par tout un chacun afin que l'on puisse voir les solutions à y apporter. M. Claude BIRRAUX, Président : Nous avons eu une journée effectivement très dense, avec énormément d'intelligence ambiante et des orateurs s'exprimant avec passion sur des sujets très techniques ! J'en conclus que nous avons eu raison d'organiser une discussion au Parlement après le Sommet mondial de Tunis, mais également que les choses vont continuer à évoluer, et très rapidement. Ainsi que l'a dit M. Muguet, évitons de travailler avec des outils du siècle dernier, voire de celui d'avant, pour préparer ce qui se passera durant le XXIe siècle. Nous, les politiques, sommes précisément à cette interface qui permet d'élaborer les réglementations et les législations. J'ai bien compris qu'elles ne devaient pas être trop contraignantes sous peine de compromettre le développement, tout en assurant une certaine organisation. Je proposerai au président et au Bureau de l'OPECST que le Parlement puisse suivre l'évolution de ces discussions au niveau international afin que le Parlement puisse être informé en temps réel. Soyez en tout cas remerciés de nous avoir fait partager votre intelligence collective ... M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président : Je veux également vous remercier de cette journée que nous avons présidée en quatuor - deux députés de droite et deux de gauche. Cette « première » au Parlement, qui fait toutefois suite à plusieurs initiatives individuelles, propositions de lois et forums, visait à répondre à notre besoin de comprendre. J'ai appris beaucoup de choses durant cette journée, et des parlementaires qui comprennent mieux n'en seront peut-être que plus efficaces lors de discussions sur des sujets certes très techniques, mais lourds de conséquences économiques, sociales et politiques. Pourquoi avoir tenu à discuter, alors que notre rôle est de faire le droit national, d'un sujet qui relève d'un contexte éminemment international ? Non seulement nous pouvons peser au niveau international, mais comment pouvons-nous traiter de ces questions au niveau national si nous ne nous les approprions pas ? La protection de la sphère privée est une nécessité et Mme Lajus a plaidé à juste titre ce matin pour un Internet policé. Votre exemple des routes et du trafic de drogue, Monsieur Kaplan, n'est pas exactement transposable. L'Internet n'est pas qu'un système de routes : un domaine peut être en Californie, l'hébergeur dans un autre endroit du monde, l'exploitant de l'adresse dans un autre pays encore et la banque où est viré l'argent de la prestation offerte dans un autre pays encore. On a intérêt à bien comprendre le système si l'on veut pouvoir le contrôler efficacement ... Le contrôle est à cet égard assez lié à la gouvernance ; même si celle-ci reste technique, le fait est que nous avons été amenés à aborder des problèmes tant politiques qu'économiques, socio-culturels ou éthiques. Nous n'avons pas sombré dans l'anti-américanisme, quoi qu'aient pu en penser certains. Il ne fallait pas y voir de réflexes nationaux - nous avons du reste parlé davantage d'Europe que de nations -, mais davantage une recherche d'un équilibre au niveau international, condition majeure si nous voulons parvenir à une gouvernance du monde basée sur la coopération. Nous allons aux États-Unis pratiquement à chaque rapport de l'Office, nous avons noué des contacts très étroits avec des parlementaires américains et nous travaillons avec eux. Mais il ne faut pas pour autant être naïf et oublier que certains choix technologiques sont fonction de considérations économiques, mais également d'intérêts propres à chaque pays. J'ai bien entendu l'idée d'un forum lancé par M. Ouédraogo. Mais qu'y a-t-il de plus représentatif dans un pays que sa représentation nationale, pour peu qu'elle ne travaille pas seule et qu'elle revienne vers le citoyen et les acteurs d'une politique ? Il me paraît essentiel que le Parlement assure le suivi de ces questions et prenne des initiatives sans que l'on ait besoin de rajouter des forums au niveau national. J'approuve et je partage à cet égard la proposition que vient de formuler Claude Birraux. Conclusion par M. Joël de ROSNAY : Je veux d'abord rendre hommage à l'OPECST pour le choix du thème et la diversité des participants. Nous sommes aujourd'hui confrontés à un double phénomène : une grande menace mondiale et une très grande chance internationale. La menace, c'est celle de l'Internet sauvage, l'Internet des virus, des spams, des hackers, des pirates, des crackers, l'Internet des casinos, de la drogue, du terrorisme, l'Internet de la manipulation par les blogs, l'Internet également de la censure, des pays ou des entreprises qui lisent les e-mails, l'Internet de l'espionnage et maintenant l'Internet de l'ONS, capable de suivre les objets, d'en assurer une traçabilité, de surveiller l'entrée des gens dans les bâtiments lorsque les digicodes communiqueront les uns avec les autres, un Internet non contrôlé soumis à quelque puissance militaire, politique ou industrielle. Heureusement pour nous, il y a l'Internet citoyen, c'est-à-dire la montée, à côté des mass media, des médias des masses, la réappropriation citoyenne de l'Internet par ses propres usagers. Les internautes savent ce qu'est le « web to 0 » et tous ces termes nouveaux et surprenants : les blogs, les glogs, les encyclopédies collaboratives dites « wiki », le P2P pour la musique et maintenant pour la télévision, le pointcasting ... Tous ces éléments sont en train de constituer progressivement une réponse transversale, citoyenne, communiquant par des téléphones gratuits de type Skype et autres, qui se développeront de plus en plus. Cet Internet réapproprié par les usagers conduit à une créativité exubérante de musiques, de textes, de logiciels collaboratifs, voire de programmes éducatifs et joue un rôle très important dans les mouvements associatifs à l'échelle internationale. Entre cet Internet sauvage et cet Internet citoyen, il y a évidemment nécessité d'une gouvernance internationale. Mais de qui parlons-nous ? Des autorités ? Des citoyens ? Des deux à la fois ? Viennent aussitôt à l'esprit les deux modèles classiques : le premier est le modèle top-down dont parlait M. l'ambassadeur, pyramidal, le modèle de la réglementation, rejeté par les internautes et les usagers qui le jugent non démocratique ; le second, encore utopique, c'est le modèle bottom-up, la régulation par les usagers eux-mêmes, solidaires mais plutôt égoïstes, car encore insuffisamment informés. Et entre les deux, cet espoir né ici et ailleurs d'une « corégulation citoyenne » capable d'agir en tant que complémentarité entre le top-down et le bottom-up. Mais comment peut-elle s'établir, sinon dans la diversité ? Or la diversité est ici, où politiques, sociologues, ingénieurs, consommateurs, société civile, organismes publics, organismes privés, entreprises sont représentés. Reste que la corégulation citoyenne ne suffira pas : on le verra encore plus avec l'ONS qui représente la plus grande menace qui ait jamais régné sur Internet, puisqu'il suffira à une grande puissance militaire, politique ou industrielle d'avoir quelques très gros ordinateurs pour voir où vont les flux - objets, gens, achats - et connaître la localisation des personnes et objets mobiles, repérer l'endroit où ils entrent et sortent - bâtiment, pays, etc ... La corégulation citoyenne que nous appelons de nos vœux ne suffira pas : il lui faut des outils puissants de mise en réseau. On ne peut pas, à ce stade, ne pas parler des technologies. Les trois grandes qui montent actuellement - le haut débit, le multimédia et le sans-fil, WiFi, WiMax et PDA reliés les uns aux autres - ne suffisent pas pour prendre en compte la remontée massive des informations venant de l'Internet. En 1975, il y a trente ans, dans Le Macroscope, je parlais pour la première fois de « rétroaction sociétale - en anglais citizen feedback - en temps réel », pressentant que cette réponse massive des individus à la société, en complément du bulletin dans l'urne, représenterait un extraordinaire outil d'expression citoyenne globale, l'avènement d'une véritable démocratie participative. Le grand Jim Clark, pionnier de Netscape, ne disait-il pas que le grand défi de l'Internet n'était pas d'envoyer de l'information aux gens, mais d'intégrer et de prendre en compte l'information remontante ? Cette information remontante fait qu'Internet n'a jamais été un média, une TIC, mais une TR, une technologie de la relation, inventée par les gens - messagerie électronique, forums, chat -, non par les entreprises, même si ce sont elles qui ont mis au point les logiciels... Le grand défi de la gouvernance de l'Internet mondial, c'est de prendre en compte cette remontée d'information, de la rendre pertinente, de la valoriser afin qu'elle ne soit pas seulement de l'écume à la surface de la mer, mais bien quelque chose de cohérent et de réutilisable. C'est le grand défi de « l'intelligence collaborative » ou « intelligence collective » : on n'est plus dans le un-vers-tous - la télé - ou le tous-vers-un - l'élection du Président de la République au suffrage universel -, mais dans le tous-vers-tous. Et pour que celui-ci soit pertinent, encore faut-il que l'information soit classée, réutilisée, re-conduite vers des applications importantes. Un espoir est en train de naître, celui d'une démocratie participative réalisable, je dirais presque : une utopie réalisable. On a longtemps entendu parler de participation ou de cogestion. Cette fois-ci, nous sommes en présence d'une participation démocratique créative collaborative possible grâce au réseau et à l'intelligence collective. Mais la gouvernance de l'Internet, tout comme la démocratie, est fragile : elle doit être en permanence vivante, maintenue, entretenue, vérifiée, évaluée, partagée. Elle est comme à la pointe d'un triangle à la base duquel, à droite et à gauche, se trouveraient la dérive totalitaire ou bureaucratique, et la dérive anarchique qui ne crée pas de sens. La démocratie est un équilibre instable entre le totalitarisme et l'anarchie ; elle ne peut se maintenir que par la référence à l'histoire et par la projection vers le futur, c'est-à-dire par la participation de chaque citoyen coopérant. Trois mots me paraissent fondamentaux pour comprendre comment nous pouvons créer notre avenir plutôt que le subir : variété, valeurs et éthique. La variété, parce que l'on ne peut pas remettre entre les mains de quelque pouvoir que ce soit, financier, politique ou militaire, le droit ou le devoir auto-administré de gérer une telle complexité. La diversité, je l'ai dit, est essentielle et bien représentée ici - il manque peut-être aujourd'hui un peu de Nord-Sud et d'Est-Ouest... - par des instances et institutions caractéristiques tant de la société civile que des organismes publics et du monde politique. Les valeurs, parce que les vraies valeurs restent celles d'une technologie humaniste, qui se préoccupe d'abord de l'homme, de ses libertés, de ses droits, du développement des ressources humaines. Une éthique enfin, que je qualifierai « d'info-éthique » et qui, s'appuyant sur l'exemple des garde-fous posés par la bioéthique, doit s'employer à éviter que la vie privée de chacun soit jetée aux orties, que la liberté individuelle soit entravée, que la réelle démocratie ne puisse se développer. Grâce à ces trois éléments, nous pouvons construire ensemble, solidairement, l'Internet du futur. Je terminerai par une crainte personnelle et peut-être un espoir. Cette crainte, peut-être la partagez-vous, tourne autour du mot « intelligence » et surtout de la différence de signification entre le mot anglais et le mot français. En anglais, intelligence gathering renvoie à la collecte de renseignements, d'où ma crainte d'un Internet secret, élitiste, réservé à quelques-uns qui y passent leur temps, grâce à des outils nouveaux, depuis les pauvres petits cookies jusqu'aux spywares. Cet Internet de l'intelligence gathering, tous en ont besoin, et particulièrement les pouvoirs politiques. Cet Internet-là va se développer, quoi qu'on fasse. Mon espoir, c'est l'Internet de l'intelligence « à la française », au sens de intelligere, relier ensemble, l'Internet de l'intelligence collective, collaborative dont j'ai parlé, un Internet ouvert, participatif, créatif, donnant sa chance à chacun. Mon rêve - utopique, mais il faut de l'utopie dans tout cela - serait que la gouvernance internationale de l'Internet ne soit pas seulement fondée sur la collecte de l'information ou sur le partage des connaissances, mais sur l'émergence de la sagesse ; autrement dit, qu'elle soit le lieu où s'exprimerait la sagesse des hommes, et que nous nous transformions tous en un comité des sages international... Ce ne serait déjà pas mal. M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président - Merci à tous et bonne soirée. ------- N° 2891 - Compte rendu de l'audition publique du 8 décembre 2005 sur la gouvernance mondiale de l'Internet (Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques) |