N° 2622
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 mars 2015.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
(Renvoyée à la commission des affaires économiques, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par Mesdames et Messieurs
André CHASSAIGNE, François ASENSI, Alain BOCQUET, Marie-George BUFFET, Jean-Jacques CANDELIER, Patrice CARVALHO, Gaby CHARROUX, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE, Nicolas SANSU,
députés.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Malgré des engagements de campagne solennels et une communication énergiques sur le thème du redressement industriel du pays, les dix-huit premiers mois d’actions du Gouvernement ont laissé un goût amer aux salariés du pays. Les salariés de la sidérurgie, de l’automobile, de l’industrie pharmaceutique ou de l’agro-alimentaire ont pris de plein fouet les renoncements du gouvernement à stopper le démantèlement des secteurs d’activités et à procéder à une véritable reconquête industrielle. Leurs appels à un soutien politique sont restés lettre morte.
Dans le même temps, on a beaucoup moins remarqué la stratégie adoptée pour le secteur aéronautique civil, spatial et militaire. Les choix politiques autant qu’économiques menés depuis des années par les grands groupes industriels, le système financier et par le gouvernement dans la filière ont été lourds de conséquences, et les mesures prises tout récemment s’inscrivent dans la même logique, en l’aggravant.
Le 27 mars 2013, une assemblée générale des actionnaires du groupe EADS avalisait une refonte de la gouvernance du groupe. Officialisée le 2 avril, cette nouvelle gouvernance prenait acte d’un nouveau pacte des actionnaires principaux, dont l’État français, l’État espagnol et les principaux actionnaires privés Daimler et Lagardère, et un nouveau venu en tant qu’acteur direct, l’État allemand.
Depuis sa création en 2000, EADS était détenu à environ 22,5 % par des actionnaires français (l’État et le groupe Lagardère), à 22,5 % par le groupe allemand Daimler et à 5,5 % par l’État espagnol. Le capital flottant s’élevait à un peu moins de 50 %.
Dans cette architecture actionnariale, même s’il déléguait ses pouvoirs opérationnels à Lagardère, l’État français conservait un pouvoir sur la stratégie du groupe. Bien que ne disposant que de 15 % du capital du groupe, il gardait le pouvoir de désigner une partie des membres au conseil d’administration et disposait d’un droit de veto sur ses décisions stratégiques. Actionnaire de référence, s’appuyant sur le rôle de premier plan dans le développement de la filière, la France pouvait peser sur les décisions industrielles du groupe.
Avec la renégociation du pacte, le poids de la France dans le groupe s’est considérablement effrité. Elle en sort grande perdante, et, avec elle, une certaine conception du développement basée notamment sur les logiques de coopérations.
Engagée depuis de nombreux mois à l’initiative de l’Allemagne, cette renégociation s’est « appuyée » sur l’intention des groupes Lagardère et Daimler de sortir, totalement pour le premier et partiellement pour le second, du capital d’Airbus Group. Elle a abouti à une refonte complète de la gouvernance du groupe.
Désormais, l’Allemagne est partie prenante de cette gouvernance. Le rachat par la banque publique fédérale allemande KFW des parts (4,5 % du capital Airbus Group) du consortium Dédalus (banques publiques-privées) et d’une partie (7,5 %) de celles de son compatriote Daimler, lui a donné 12 % du capital du groupe.
Mais en plus, son entrée au capital s’est opérée à parité avec la France, qui a entériné une réduction de sa participation de 15 % à 12 %, et l’abandon de ses prérogatives historiques.
L’État français ne dispose ainsi plus de droit de veto sur les décisions stratégiques du groupe, ni de pouvoir de désignation de membres du conseil d’administration.
Une perte de souveraineté de la France sur un outil industriel acceptée sans le moindre débat public, alors même que Berlin a de son côté déjà annoncé ne renoncer en aucune manière à son pouvoir d’influence sur les décisions d’investissement du groupe.
Dans la foulée du capotage de la fusion EADS-BAE systems, Berlin a d’ailleurs suspendu un prêt de 600 millions d’euros destiné au développement de l’A350 d’Airbus pour exiger la localisation outre-Rhin d’activités de production de l’appareil au motif d’une parité des partitions françaises et allemandes dans le capital du groupe. Cette posture intransigeante a été acceptée par la direction du groupe, quand bien même la réalité de la clé de répartition industrielle du groupe, basée sur les coûts réels, plaçait déjà l’Allemagne devant la France (respectivement 39,4 % contre 36,9 %). L’Allemagne détenant déjà la plus grosse part de la production d’Airbus sur son territoire.
Soulignons par ailleurs que, malgré l’augmentation globale du poids des États européens dans le capital du groupe, ils représentent aujourd’hui 28 %, ceux-ci n’obtiennent pas plus de pouvoirs d’intervention directe sur les décisions du groupe. Comme le dit clairement Tom Enders, dirigeant d’EADS : « malgré la hausse d’environ 8 % de la participation cumulée des gouvernements au capital du Groupe, leur influence sera cependant moindre. Le processus décisionnel suprême, c’est-à-dire au-dessus du Comité exécutif, incombera uniquement au Conseil d’administration et à l’Assemblée générale des actionnaires, comme dans n’importe quelle entreprise normale. » « Nous allons mettre l’accent sur la création de valeur pour l’actionnaire ». Il rajoutait : « Les gouvernements n’interviendront plus dans les décisions de EADS ».
Et c’est bien une nouveauté essentielle du nouveau pacte. La montée en puissance de l’actionnariat public d’EADS, qui a cantonné l’État français, s’est accompagnée d’une explosion de l’actionnariat flottant dans le groupe.
La part du capital non détenu par des actionnaires stables et susceptibles à court terme d’être cédée en bourse est passée de 49 % à 72 %.
Or cette prise de pouvoir absolue des marchés financiers n’est pas sans conséquences sur l’avenir du groupe.
Conjuguée à la libre circulation des capitaux dans une économie ouverte, elle ouvre tout d’abord la voie à une prise de contrôle par des capitaux étrangers. Nul doute que les actionnaires importants de Russie, du Qatar, ou le célèbre Lakshmi Mittal, mais encore des USA ou de Chine, que compte ce capital flottant, seront désireux d’accroître leur emprise sur cette entreprise stratégique pour la France, pour l’Europe et pour l’aéronautique mondiale.
Surtout, alors qu’EADS est une entreprise stratégique du transport aérien, des applications spatiales, de la défense et de la sûreté, le fait de la rendre foncièrement tributaire des aléas de court terme des marchés financiers n’est pas neutre. La recherche à tout prix de valeur actionnariale immédiate risque d’amputer rapidement les stratégies industrielles assises sur des investissements lourds et des retours sur investissements à long terme propre à cette industrie. Elle pèse d’ailleurs déjà lourdement sur l’ensemble de la filière.
L’incompatibilité entre les exigences de rentabilité financière à court terme des marchés et le besoin d’investissement en recherche et développement crée une pression permanente sur les entreprises de la filière et ses emplois.
En privilégiant les objectifs de baisse du coût du travail, via les délocalisations, les externalisations, les restructurations justifiées par les « facteurs d’échelle », les principaux responsables de la filière s’alignent sur les oukases des marchés financiers. Les financements sont essentiellement mobilisés à cet effet, au détriment de la recherche ou des secteurs de production.
Alors que cette filière pourrait et devrait jouer un rôle d’entraînement pour le pays (balance commerciale, lutte contre le chômage, emplois formations) et même l’Europe, la pression sur les sous-traitants qui résulte de cette mainmise des marchés sur les grands donneurs d’ordres contribue à privilégier la spécialisation régionale des productions. Elle limite le nombre des bassins d’emplois et des sous-traitants majeurs, à charge pour ces derniers d’assurer leurs commandes aux conditions de coût imposées par les donneurs d’ordre. C’est ainsi par exemple, que parallèlement au renforcement du caractère mono-produit de la région toulousaine, on constate un désengagement industriel en région Île-de-France, avec un risque accru sur la pérennité des sites de Colombes (Hispano-Suiza) ou de Gennevilliers (Snecma), de Meudon (Thales Avionics) et les délocalisations vers Singapour des calculateurs de vol A320 et A350 de Thales et le Mexique (Qerétaro) de la production des pièces moteurs CFM56 du site Snecma de Châtellerault.
Cette situation connue et lisible aujourd’hui directement sur le terrain, illustre les contradictions entre financiarisation de la filière et pérennité de celle-ci sur notre territoire, et qui réactualise le débat sur la nécessaire prégnance des pouvoirs publics sur les gestions des groupes et entreprises de la filière.
On peut donc légitimement s’interroger sur les raisons qui ont conduit le gouvernement français à brader son rôle et son pouvoir d’intervention dans le groupe, à aller à l’encontre des intérêts industriels et patrimoniaux de la nation, à handicaper l’ensemble de l’aéronautique mondiale. Là où au contraire, il aurait dû profiter de l’arrivée de l’État allemand pour augmenter sa propre participation et orienter la gouvernance d’EADS vers la création d’un pôle public européen de l’aéronautique et du spatial, voire, pourquoi pas, à créer des « mix » de participations avec les régions concernées.
Cette interrogation est d’autant plus légitime que cette décision a des effets en chaîne sur la maîtrise par l’État du secteur français de défense.
L’indépendance acquise par EADS rend en effet désormais possible la liquidation de ses titres du groupe Dassault Aviation (46,5 % des parts) dans lequel il a immobilisé beaucoup de moyens financiers, mais ne bénéficie que d’un strapontin dans sa gestion.
Or le groupe Dassault Aviation détient des participations dans le groupe français d’électronique de défense Thalès, qui a lui-même une participation dans le groupe français de construction navale DCNS. Le risque est alors important d’une réaction en chaîne qui fragilise la position de l’État français et ses positions en matière de défense nationale.
Certes, le pacte d’actionnaires signé entre l’État français et Airbus Group concernant Dassault Aviation peut limiter ce risque. Mais s’il prévoit l’engagement d’Airbus Group de consulter l’État français en vue de déterminer une position commune lors des grandes décisions que Dassault Aviation sera amené à prendre et une priorité de rachat des titres détenus dans le constructeur de l’avion de combat Rafale, nul doute que le coût potentiel en sera élevé. Dans un contexte de restriction de la dépense publique, il imposera des sacrifices.
En outre, on peut s’interroger sur l’efficacité de ce pacte d’actionnaires. Incapable de s’opposer aux exigences allemandes, l’État français semble peser peu dans les décisions du groupe Airbus Group. Et son autorité pourrait être amoindrie dans celui de Dassault Aviation, notamment avec l’entrée en lice de Denis Kessler dans le Conseil d’administration, ancien numéro deux du Medef et PDG de la SCOR, réassureur mondial, qualifié par Laurence Parisot elle-même « d’ultralibéral ». Et il est fort probable que les intérêts militaires et de défense de l’État français soient rapidement subordonnés aux objectifs de rentabilité financière de ce Groupe.
En réalité tout laisse à penser qu’il s’agit, derrière ce choix stratégique de l’État français, d’un renforcement de la financiarisation qui touche l’ensemble de la filière aéronautique et aérienne, et qui s’inscrit d’ailleurs assez clairement dans le grand programme d’investissement du gouvernement bâti sur la vente d’actifs publics pourtant stratégiques.
La baisse des parts publiques dans le groupe Safran, de 31 % à 22,4 %, soit en deçà de la minorité de blocage, la vente annoncée des parts de l’État dans le capital d’ADP et dans celui d’Air France, le laisser-faire public devant le rachat des activités aéronautiques de la firme AVIO par le géant américain General Electric, sont autant d’illustrations, parmi d’autres, d’un phénomène engagé dès les débuts des années 2000 et dont les conséquences, sur l’emploi et les investissements de développement propres des entreprises, sont désastreuses.
L’exemple de Safran est révélateur. On sait que la naissance du groupe, issu de la privatisation en 2001 du Groupe SNECMA et de la fusion avec le groupe Sagem, s’est accompagnée d’une campagne médiatique basée sur le rapprochement entre moyens de communications d’avenir, tels que la téléphonie mobile, et le transport aéronautique. On sait aussi que peu de temps après, la téléphonie mobile était cédée à un fonds d’investissement suite au refus des actionnaires de Safran de consacrer les investissements nécessaires à la modernisation de la gamme, jugée trop coûteuse au regard des objectifs de résultats à deux chiffres visés.
Aujourd’hui, la Snecma est une filiale du groupe Safran. Mais une filiale leader au niveau mondial pour le développement et la production de moteurs aéronautiques et spatiaux, qui remonte environ 300 millions d’euros par an à la holding mère, soit près de 50 % de sa masse salariale, la privant de moyens financiers précieux pour le développement de ses nouveaux programmes (LEAP-X, SaM146, …) et l’obligeant à s’endetter. Ce qui a conduit le quotidien Les Échos à titrer, durant l’été 2011 : « CFM, vache à lait de Safran ».
Il en fut de même des projets de regroupement autoritaire décidés par Nicolas Sarkozy des groupes Sagem et Thalès. En s’appuyant sur l’argument selon lequel l’État financerait deux fois des activités analogues de défense dans les deux groupes, notamment les activités optroniques et centrales inertielles, le gouvernement a tenté une restructuration des deux groupes avec un coût social et industriel exorbitant et un coût en capital prohibitif, qui aurait conduit au démantèlement de leurs sites respectifs sans la mobilisation syndicale d’une ampleur insoupçonnée.
Plus récemment, la constitution de la société Héraklès a ouvert un nouveau champ du démantèlement industriel et social. Au nom d’un regroupement des moyens industriels relatifs à la propulsion spatiale à poudre décidé au niveau européen dans le cadre d’objectifs de réduction des coûts de 40 % du lanceur Ariane, ce fût la société SNPE, à capital public, qui fit l’objet d’un démantèlement. Constituée à partir d’une complémentarité industrielle entre la filière dite « à chimie fine » et la production de poudres pour lanceurs spatiaux et missiles balistiques, la SNPE avait pourtant fait ses preuves. En intégrant à marche forcée la partie poudre dans Safran et en vendant « par appartement » et au plus offrant la partie chimie, la disparition de la SNPE a généré des dégâts dont le coût financier et humain est encore incalculable, et cela sans que cette opération génère les gains financiers escomptés. N’oublions pas que les activités de propulsion solide concernent aussi les enjeux liées à la dissuasion nucléaire et aux enjeux de sécurité nationale. L’État est donc obligé de préserver sa capacité opérationnelle. Une question facilement gérable avec une entreprise nationalisée qui devient beaucoup plus complexe dans le cadre d’une filière majoritairement privatisée où les actionnaires et les marchés financiers sont maîtres.
S’il fallait faire un tour d’horizon des grands groupes de la filière en Europe, les constats seraient analogues. La mise en place du Plan Power 8, et de ses ambitions financières visant une marge opérationnelle de 10 %, a conduit à une purge d’emplois, à des filialisations d’entreprises intégrées qui ont introduit des ruptures technologiques dans les entités industrielles, dont pâtissent et risquent encore de pâtir demain les programmes de la filière. Les retards de production sur l’A380 furent l’illustration de ces cassures industrielles et des procédures de mise en sous-traitance d’activités entières. Les retards dans le lancement de l’A350 ou dans le lancement de l’A400M, les difficultés pour mobiliser des équipes sur la conception modernisée des ATR, les atermoiements sur le lancement du NEO, témoignent des priorités financières et de la recherche du low cost du groupe EADS au détriment des logiques industrielles, consécutives à la main mise progressive des marchés sur ces fleurons.
Il est symptomatique que, dans le même temps où la politique de l’emploi est déficiente au regard des besoins, se mène une stratégie d’acquisitions et de restructurations qui peut donner le vertige. Ainsi, Safran, fort des remontées de dividendes à la maison-mère, s’engage dans l’acquisition de sociétés américaines (Homeland Protection, L-one, …), pour un coût annuel avoisinant près de 50 % de la masse salariale ; Airbus Group, qui vient de muer en AIRBUS, s’engage dans l’acquisition de plusieurs sociétés pour une somme également très importante ; ZODIAC s’engage également dans l’acquisition de 2 sociétés américaines…
Cette reconfiguration de l’outil industriel aéronautique à des fins financières se déroule dans un contexte de développement massif des besoins en transport aérien.
Les résultats de l’industrie aéronautique, spatiale, de défense et de sécurité française sont là pour le confirmer. Avec un chiffre d’affaires en croissance de 16 % de 42,5 Mds d’euros, les résultats de l’année 2012 dépassent les bons résultats de 2011. En particulier dans le civil. Les commandes enregistrées en 2012 atteignent 49,7 Mds d’euros, un montant supérieur au chiffre d’affaires de l’année. En témoignent encore les records de commandes enregistrés lors du Salon du Bourget de juin 2013. En l’espace de 6 jours, 43 hélicoptères ont été vendus. Airbus Eurocoptère enregistre seul une commande de 10 Ecureuils livrables d’ici 2015. Concernant les avions commerciaux, ce n’est pas moins de 1 250 aéronefs qui ont été commandés, Airbus ayant par exemple pour objectif en 2013 de produire 611 appareils. Le salon de Farnborough qui s’est tenu en Angleterre, en Juillet 2014 est resté dans la même tonalité avec, notamment, le lancement de versions remotorisées de l’A330 baptisé A330neo, avec ses 125 commandes en quelques jours, et l’accroissement du carnet de commande d’AIBUS Group qui se monte dorénavant à plus de 3 000 avions pour l’A320neo.
Ce dynamisme commercial conforte les estimations des prévisionnistes. Selon la revue Air & Cosmos, ces derniers tablent sur une croissance annuelle du trafic aérien de 5 % d’ici à 2032. Ce qui correspondrait à un besoin de 21 000 nouveaux aéronefs. Dans la même période, 60 % des appareils en circulation devront être remplacés, ce qui nécessitera la production de 14 000 nouveaux avions. Au total, la demande mondiale d’appareils sur les 20 prochaines années est évaluée par le groupe Airbus, qui mise sur le doublement de la flotte d’avions de ligne et de fret d’ici à vingt ans, de 18 500 appareils aujourd’hui, à 37 500 en 2033.
Ce record de demande pose la question de la capacité de la filière à y répondre. Car la recherche permanente d’une marge opérationnelle à deux chiffres, cherchant à satisfaire la remontée de valeur pour l’actionnaire, se fait largement par la compression de la masse salariale, et donc de l’emploi et des qualifications, ainsi que par une hausse de la productivité du travail et une externalisation accrue des activités, y compris chez les sous-traitants de la supply chain, liées à une montée en cadence de la production.
Or si les employeurs de la filière se targuent de contribuer à la création d’emplois sur le territoire national comme européen, avec l’annonce de 15 000 recrutements en 2012 correspondant à 8 000 créations nettes d’emplois réparties sur l’ensemble du territoire national, et avec un effectif total de 310 000 salariés, (170 000 directs et 140 000 indirects), il n’en demeure pas moins que le volume d’emploi actuel ne pourra répondre aux besoins de compétences de la filière sur les dix prochaines années.
En effet, si le retour à l’embauche est positif, il n’efface pas la perte de 23 000 emplois du secteur sur les quinze dernières années. Il ne tient pas davantage compte de la pyramide des âges qui annonce le départ prévisible à la retraite dans les cinq prochaines années de près de 30 % des effectifs de la filière. Sans parler de difficultés de recrutement de plus en plus aigües sur les métiers dits « en tension ». Difficultés qui touchent autant la catégorie des ingénieurs que celles des fonctions de production dont les exigences en termes d’expériences acquises, de poly-compétences et de responsabilités sont plus fortes dans le secteur aéronautique et spatial que dans d’autres secteurs industriels. Les causes sont identifiées : désengagement des grands groupes de l’aéronautique des centres d’apprentissages spécifiques de la filière, dévalorisation dans la reconnaissance des qualifications dans l’entreprise et carence notable de la GPEC et des budgets de formation des entreprises…
Là encore, alors qu’une maîtrise publique de l’outil industriel aurait pu s’articuler légitimement avec une politique active de formation initiale et continue des salariés pour répondre aux besoins d’emplois de la filière, la stratégie financière visant le court terme entre en contradiction avec les exigences de qualifications de la filière et de formations de ses salariés.
L’effet de ciseaux entre la croissance de la production et la croissance des effectifs conduit à un étouffement des capacités productives, que la hausse de productivité ne permet plus de compenser, y compris avec la démultiplication des emplois précaires dans la filière (10 000 intérimaires, selon le Gifas) et l’explosion des heures supplémentaires, rémunérées ou non (cf. Airbus Eurocoptère de Marignane : 300 000 heures supplémentaires en 2012 !).
Cette situation tendue aboutit à une pression supplémentaire sur l’organisation du travail, avec des conséquences importantes pour les salariés (conditions de travail dégradées, hausse des maladies professionnelles) autant que pour l’image de marque de la filière européenne (retards de livraison, défauts de fabrication, pertes de savoir-faire, …).
Au lendemain de la Conférence mondiale de Copenhague sur les questions climatiques et environnementales, les dirigeants des principaux groupes industriels de la filière ont convenu de fixer des objectifs de progrès en termes de réduction de pollution par voie d’émission. Aujourd’hui, l’ensemble des secteurs recherche et développement de la filière vit au rythme de ces objectifs : introduction massive des composites (cellules d’aéronefs, système propulsif), mais aussi architectures innovantes (« open rotor » ou « soufflante non carénées », avionique modulaire reconfigurable). Ces projets, dont l’enjeu est considérable, supposent la mobilisation de moyens financiers considérables, notamment des financements publics.
L’histoire de la filière aérospatiale française a été marquée par une maîtrise nationale. La Caravelle, le Concorde, Ariane ou Airbus sont les fruits des grands programmes publics qui ont structuré cette industrie.
La priorité était clairement donnée à l’intérêt stratégique de la Nation. C’est la raison pour laquelle, dans l’industrie militaire, Dassault a pu donner naissance aux programmes Mirage puis Rafale, tout en réinvestissant les acquis technologiques et les compétences associés à ces programmes dans la production aéronautique civile de type Falcon. C’est une des raisons qui fait aujourd’hui des filières aéronautique, espace et défense des pôles industriels d’excellence, ce qui se traduit économiquement par le fait qu’elles restent le premier poste excédentaire de la balance commerciale nationale.
Néanmoins, avec la privatisation de l’Aérospatiale en 1999, cet avantage technologique, compétitif et stratégique s’est étiolé. Au nom du recentrage sur un cœur de métier de plus en plus restreint pour optimiser sa rentabilité financière, externalisations et délocalisations se sont démultipliées afin de rendre la filière plus compétitive en zone dollar. Ainsi, Airbus s’est mis directement à produire en Europe, puis dans le reste du monde, en Chine ou aux États-Unis, dans une proportion bien supérieure à ce qui devrait découler des programmes de coopération.
La recherche permanente du low-cost, du « moins-disant social » s’est traduite par un éclatement de la production et un maillage de sous-traitants à l’échelle planétaire, dont la fragilité n’apparaît qu’au moment de la rupture de la chaîne productive, avec une perte d’efficacité notoire.
Ce mouvement d’« optimisation financière » de l’activité s’est amplifié au point qu’aujourd’hui, au transfert des emplois, succède le transfert des technologies et de la recherche et développement.
Si on ne peut que se féliciter du développement des partenariats de recherche engagés avec l’Inde et Singapour par exemple, en ce qu’ils ouvrent sur des coopérations potentielles, on ne peut en revanche accepter la fermeture des centres de formation ou de recherche en France entraînant une perte de maîtrise technologique nationale au moment même où, pour l’aéronautique de demain, des ruptures technologiques se confirment ou se dessinent.
La France dispose encore actuellement d’un tissu industriel qui la place à un niveau de responsabilité de premier plan. Le rôle qu’elle a su jouer historiquement, et qu’elle continue toujours de jouer, lui donne une légitimité pour dégager la filière de sa tutelle des marchés financiers où on entend l’enfermer.
Face à la situation très préoccupante de la filière aéronautique française, la question de la maîtrise publique de cette industrie stratégique est posée. Le groupe EADS, devenu AIRBUS Group en janvier 2014, ses sous-traitants, avec l’ensemble des groupes de la filière, gagnerait à se constituer en un pôle public européen de l’aérien et du spatial civil et militaire. La présence publique dans le capital du groupe devrait servir les États, l’Europe et les salariés du groupe pour garantir la vocation industrielle et la qualité des productions, et non livrer le groupe et ses partenaires aux appétits des marchés financiers.
Le 26 mai 2014 s’est tenue dans les locaux de l’Assemblée nationale une initiative importante. Le Président du GIFAS et le ministre des transports se sont exprimés sur les axes stratégiques en vigueur dans la filière et ont répondu aux questions de l’auditoire constitué par des représentants de la quasi-totalité des groupes parlementaires.
Sans négliger l’importance d’une telle rencontre et de ce qui s’y est exprimé, force est de constater qu’elle n’a pas permis d’approfondir les questions soulevées. Il en est ainsi, entre autres, de la politique des lanceurs spatiaux, de l’Aéronautique de défense, mais plus largement de toutes les questions posées aux intervenants, y compris concernant la filière civile.
C’est pourquoi, les parlementaires signataires de la présente proposition de résolution proposent la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur l’avenir de la filière aéronautique et les conséquences des choix stratégiques et financiers de l’État à l’égard de cette filière.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Une commission d’enquête, composée de quinze députés, est instituée en application de l’article 137 du Règlement de l’Assemblée nationale. Cette commission sera chargée de se pencher sur la question de l’avenir de la filière aéronautique au regard des choix stratégiques et financiers opérés par l’État ces dernières années.
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