N° 1360
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 17 septembre 2013.
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES ET À L’ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel
PAR Mme Maud OLIVIER
Députée.
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La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes est composée de :
Mme Catherine Coutelle, présidente ; Mme Conchita Lacuey, Mme Monique Orphé, M. Christophe Sirugue, Mme Marie-Jo Zimmermann, vice-présidents ; Mme Edith Gueugneau ; Mme Cécile Untermaier, secrétaires ; Mme Huguette Bello ; M. Jean-Louis Borloo ; Mme Brigitte Bourguignon ; M. Malek Boutih ; Mme Marie-George Buffet ; Mme Pascale Crozon ; M. Sébastien Denaja ; Mme Sophie Dessus ; Mme Marianne Dubois ; Mme Virginie Duby-Muller ; Mme Martine Faure ; M. Guy Geoffroy ; Mme Claude Greff ; Mme Françoise Guégot ; M. Guénhaël Huet ; Mme Valérie Lacroute ; Mme Sonia Lagarde ; M. Serge Letchimy ; Mme Geneviève Levy ; Mme Martine Lignières-Cassou ; M. Jacques Moignard ; Mme Dominique Nachury ; Mme Ségolène Neuville ; Mme Maud Olivier ; Mme Barbara Pompili ; Mme Josette Pons ; Mme Catherine Quéré ; Mme Barbara Romagnan ; M. Philippe Vitel
SOMMAIRE
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Pages
INTRODUCTION 11
PREMIÈRE PARTIE : LA PROSTITUTION EST AUJOURD’HUI UNE VIOLENCE AUX EFFETS DIRECTS ET INDIRECTS 15
I.– LE SYSTÈME PROSTITUTIONNEL 15
A. ESTIMATION DU NOMBRE DE PERSONNES PROSTITUÉES EN FRANCE 15
B. QUI SONT LES PERSONNES PROSTITUÉES ? 16
C. COMMENT EST ORGANISÉE LA PROSTITUTION ? 18
II.– LES EFFETS DESTRUCTEURS DE LA PROSTITUTION SUR SES VICTIMES 21
A. DES RISQUES SANITAIRES IMPORTANTS EN MATIÈRE DE SANTÉ SEXUELLE 21
B. DES CONSÉQUENCES PHYSIOLOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES SOUVENT IRRÉMÉDIABLES 23
C. UN UNIVERS DE VIOLENCE 23
III.– DES EFFETS INDIRECTS SUR LA SOCIÉTÉ 24
IV.– FACE À CES VIOLENCES, DIFFÉRENTES RÉPONSES SONT APPORTÉES EN EUROPE ET DANS LE MONDE 27
A. RÉAFFIRMER LA POSITION ABOLITIONNISTE DE LA FRANCE 27
B. L’ENVIRONNEMENT EUROPÉEN : L’OBSTACLE DES LÉGISLATIONS DIVERGENTES S’OPPOSE À UNE POLITIQUE EFFICACE 29
1. La divergence des législations européennes, source de difficultés 29
a. L’exploitation des établissements de prostitution est autorisée ou tolérée dans plusieurs États membres 30
b. Plusieurs pays sanctionnent encore le racolage 32
c. L’achat d’acte sexuel sanctionné dans plusieurs pays 32
2. L’exemple suédois : une interdiction de l’achat de services sexuels, aux effets positifs sur la lutte contre la prostitution et la traite 33
DEUXIÈME PARTIE : LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME PROSTITUTIONNEL 37
I.– RENFORCER LES MOYENS DE LUTTE CONTRE LE PROXÉNÉTISME ET LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS 37
A. L’EXPLOITATION SEXUELLE EST L’UNE DES PRINCIPALES SOURCES DE PROFIT DU CRIME ORGANISÉ 38
B. L’ACTION MENÉE AU PLAN NATIONAL CONTRE LE PROXÉNÉTISME ET LA TRAITE 39
1. L’incrimination de traite insuffisamment prononcée en France 41
2. Le démantèlement des réseaux de traite et de proxénétisme 42
3. Faciliter la saisie des avoirs criminels 43
C. INTERNET AU SERVICE DES PROXÉNÈTES : MIEUX FAIRE RESPECTER LA LOI FRANÇAISE 44
D. RENFORCER LA COOPÉRATION INTERNATIONALE CONTRE LA TRAITE 47
E. RENFORCER LA PROTECTION DES VICTIMES DE LA TRAITE ET DU PROXÉNÉTISME 49
1. Appliquer sur tout le territoire les dispositions relatives à la protection des personnes victimes de la traite et du proxénétisme 50
2. L’admission des associations à exercer les droits reconnus à la partie civile 51
3. Améliorer l’accès des victimes de la traite et du proxénétisme à une indemnisation du préjudice subi 52
F. INSTAURER UNE COORDINATION DE L’ACTION DE L’ENSEMBLE DES SERVICES DE L’ÉTAT ET DES ASSOCIATIONS 53
1. Le rôle de coordination nationale récemment confié à la MIPROF 53
2. Établir une coordination au plan départemental pour suivre les dossiers des personnes victimes de la traite et de la prostitution 55
II.– INSTITUER UN ACCOMPAGNEMENT DES PERSONNES PROSTITUÉES 58
A. L’ACCÈS AU DROIT DES PERSONNES PROSTITUÉES 59
1. L’accès à la protection sociale 59
2. La prise en compte volontariste des enjeux sanitaires de la prostitution 61
3. Le droit de déposer plainte 63
B. ACCOMPAGNER LES PERSONNES DÉSIREUSES DE QUITTER LA PROSTITUTION 64
1. Faciliter l’accès des personnes étrangères victimes du proxénétisme et de la traite à une régularisation de leur séjour 64
a. Le droit au séjour au titre de l’article 316-1 du CESEDA peu mis en œuvre 65
b. Pour les victimes qui déposent plainte ou témoignent : réformer le dispositif existant 67
c. Pour les autres victimes de la traite et du proxénétisme : l’ouverture d’un parcours social de sortie de la prostitution 68
2. Ouvrir l’accès à une allocation de soutien et de transition 71
a. Les personnes prostituées victimes du proxénétisme ou de la traite s’engageant dans un parcours de sortie 72
b. Le cas des jeunes majeurs prostitués 74
3. Le dispositif national d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains 75
4. L’action en faveur des personnes prostituées et en sortie de la prostitution repose aujourd’hui sur les associations 76
5. L’hébergement et l’accès au logement : renforcer les moyens des associations 79
a. Faire un état des lieux des capacités d’accueil pour les personnes en sortie de la prostitution 80
b. Considérer les personnes en sortie de la prostitution comme un public prioritaire 81
c. Admettre les associations d’accompagnement au bénéfice de l’allocation de logement temporaire 81
6. Faciliter l’insertion par l’accord de modalités particulières fiscales, lorsque cela est nécessaire 82
C. ABOLIR LE DÉLIT DE RACOLAGE 83
1. L’incrimination de racolage : peu de poursuites conduites jusqu’à leur terme et peu de condamnations 83
a. Les éléments constitutifs du racolage sont rarement considérés comme réunis par le juge 84
b. Une infraction qui se traduit aujourd’hui par peu de déferrements et de condamnations 86
c. Les statistiques du racolage : illustration des origines de la traite en vue de la prostitution de rue 89
d. L’infraction de racolage : beaucoup de travail pour les services d’autorité, un bilan peu convaincant en matière de tranquillité publique 90
e. L’incrimination du racolage stigmatise les personnes prostituées et en fait des délinquantes 92
2. La lutte contre les troubles à l’ordre public doit se fonder sur d’autres bases juridiques 95
3. L’abrogation du délit de racolage ne nuira pas aux enquêtes sur les affaires de proxénétisme et de traite 96
III.– ÉLABORER UNE POLITIQUE PRÉVENTIVE POUR CHANGER LES REPRÉSENTATIONS ET LES COMPORTEMENTS 97
1. Comment faire évoluer les représentations dans la société ? 100
2. L’éducation à la sexualité et la prévention de la prostitution auprès des jeunes 101
a. L’impact de la prostitution sur les adolescent-e-s 101
b. Renforcer la mise en œuvre de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire 103
c. Former les professionnels à la prévention de la prostitution des mineurs 106
IV.– SANCTIONNER LE RECOURS À LA PROSTITUTION 107
A. LA RESPONSABILITÉ DES CLIENTS DES VICTIMES DE LA PROSTITUTION APPARAÎT DANS LE DROIT INTERNATIONAL 108
B. RESPONSABILISER LE CLIENT : UN OUTIL EFFICACE À PLUSIEURS NIVEAUX 110
1. La pénalisation des clients de la prostitution : mettre en cohérence notre droit avec notre conception de la prostitution 110
2. La pénalisation des clients, un outil efficace de réduction de la prostitution, de la traite et du proxénétisme 111
3. La pénalisation des clients permet un réel changement des représentations et des comportements 112
C. ÉLARGIR LE DÉLIT DE RECOURS À LA PROSTITUTION EXISTANT DANS LE DROIT FRANÇAIS 112
1. La définition de l’infraction et la question du niveau de sanction 113
a. L’option contraventionnelle 114
b. L’option délictuelle 114
c. L’option mixte : contravention de 5e classe dont la récidive constitue un délit 115
2. Une peine complémentaire : le stage de sensibilisation 116
3. L’exemple suédois : interpeller le client n’est pas plus compliqué qu’interpeller la personne prostituée 117
4. Existe-t-il des risques pour les personnes prostituées si le client est pénalisé ? 119
a. Il n’est pas constaté de développement de la prostitution cachée dans les pays sanctionnant le client 120
b. Élargir et développer les points d’entrée en contact entre les associations et les personnes prostituées 121
TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION 123
RECOMMANDATIONS ADOPTÉES 135
ANNEXE 1 : LE BILAN DE LA LOI ALLEMANDE DU 20 DÉCEMBRE 2001 RÉGLEMENTANT LA SITUATION JURIDIQUE DES PROSTITUÉS 141
ANNEXE 2 : L’UNITÉ DE PROSTITUTION DE LA VILLE DE STOCKHOLM 143
ANNEXE 3 : SYNTHÈSE DE L’ÉTUDE " PRÉCARITÉ ÉTUDIANTE EN ESSONNE ET ÉCHANGE D’ACTES SEXUELS " 145
ANNEXE 4 : LA RESPONSABILISATION DES AUTEURS D’ACTES DE RECOURS À LA PROSTITUTION : la possibilité d’adapter les stages de citoyenneté destinés aux auteurs de violences conjugales au traitement observations de l’Association pour le contrôle judiciaire en essonne (ACJE) 149
PERSONNES ENTENDUES PAR LE GROUPE DE TRAVAIL 153
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA DÉLÉGATION 157
TEXTES DE RÉFÉRENCE 221
« La prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté », est-il énoncé dans la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, approuvée par son Assemblée générale le 2 décembre 1949 et ratifiée par la France le 19 novembre 1960.
La question de la prostitution en France a mobilisé le Parlement à plusieurs reprises ces dernières années.
À l’Assemblée nationale, la mission d’information sur la prostitution en France, constituée au sein de notre commission des lois, a rendu, au mois d’avril 2011, un rapport intitulé « Prostitution : l’exigence de responsabilité. Pour en finir avec le plus vieux métier du monde. » Cette mission, dont la présidente était Mme Danielle Bousquet et le rapporteur M. Guy Geoffroy, a dressé un bilan approfondi de la connaissance que l’on peut avoir sur ce phénomène dans notre pays et des politiques publiques mises en œuvre. La mission présentait en conclusion 30 propositions de mesures à prendre dans différents domaines.
Ces travaux se sont conclus par le dépôt, le 7 décembre 2011, d’une proposition de loi (n°4057), ainsi que d’une proposition de résolution (n°3522). Si la première n’a pas pu être inscrite à l’ordre du jour de notre Assemblée, la seconde fut examinée et adoptée à l’unanimité le 6 décembre 2011.
Cette résolution s’est appuyée sur plusieurs constats établis par la mission d’information :
• les personnes prostituées seraient, en France, au nombre de 20 000 environ, dont 85 % de femmes. Par contre, 99 % des clients sont des hommes. La prostitution est donc un phénomène sexué ;
• un renversement historique s’est produit en l’espace de dix ans : alors que seulement 20 % des personnes prostituées dans l’espace public étaient de nationalité étrangère en 1990, elles en représentent aujourd’hui, et depuis les années 2000, près de 90 %. Les pays d’origine sont bien connus (Roumanie, Bulgarie, Nigeria et Chine principalement) et démontrent l’emprise croissante des réseaux de traite sur la prostitution ;
• toutes les études s’accordent sur le fait que les personnes prostituées sont victimes de violences particulièrement graves qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique.
La résolution rappelle que ces constats heurtent les principes fondamentaux de notre société. Ainsi, la non patrimonialité du corps humain, un des principes cardinaux de notre droit, fait obstacle à ce que le corps humain soit considéré comme une source de profit. Les agressions sexuelles, physiques et psychologiques qui accompagnent souvent la prostitution, et la répétition fréquente d’actes sexuels non désirés, portent atteinte à l’intégrité du corps des personnes prostituées. Enfin, ce phénomène contrevient au principe d’égalité entre les sexes. En effet, même s’il existe une prostitution masculine, les clients sont en quasi-totalité des hommes.
Ce sont ces principes qui ont fondé la décision de la France d’adopter une approche abolitionniste quant à la prostitution depuis la fin de la seconde guerre mondiale et sa ratification, en 1960, de la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Cette approche implique la suppression de toute mesure législative pouvant encourager l’activité prostitutionnelle, sans pour autant l’interdire.
La résolution réaffirme la position abolitionniste de la France, qui implique également la protection des personnes prostituées notamment par la répression de l’exploitation sexuelle d’autrui et du proxénétisme, la prévention de l’entrée dans la prostitution et l’aide à la réinsertion des personnes prostituées.
L’adoption à l’unanimité de cette résolution illustre l’engagement transpartisan dont fait l’objet l’approche abolitionniste de notre pays et a permis à la France de prendre une position claire quant à trois enjeux : l’importance de renforcer le volet social de réinsertion des personnes prostituées, l’impératif de prévention et d’éducation aux réalités de la prostitution, et la nécessité de responsabiliser les clients de la prostitution.
Plus récemment, au Sénat, une proposition de loi a été déposée, le 2 octobre 2012, « visant à l’abrogation du délit de racolage public ». Cette proposition a été examinée par le Sénat et adoptée en séance publique le 28 mars 2013. Elle procède à l’abrogation de l’article 225-10-1 du code pénal, qui permet de sanctionner de deux mois d’emprisonnement et de 3750 euros d’amende « le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération ». Cette proposition a été transmise à l’Assemblée nationale le 29 mars 2013.
Lors de l’examen de cette proposition de loi en séance publique au Sénat, la plupart des intervenants ont appelé de leurs vœux une prise en considération globale du phénomène prostitutionnel. C’est pourquoi votre Rapporteure porte l’ambition d’une proposition de loi intervenant dans les différents aspects éducatifs, juridiques, sociaux, sanitaires et répressifs de la question de la prostitution, du proxénétisme mais aussi de l’achat d’acte sexuel.
Dans la continuité de ces travaux, la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale a décidé de se saisir de cette question pour actualiser et enrichir le bilan qui avait déjà été dressé dans le cadre de ces travaux parlementaires précédents. Elle a ainsi mis en place, en son sein, un groupe de travail réunissant Mme Marie Georges Buffet, M. Sergio Coronado (non membre de la Délégation mais associé au groupe de travail), Mme Catherine Coutelle, M. Guy Geoffroy, Mme Edith Gueugneau, M. Jacques Moignard et Mme Ségolène Neuville. Animé par votre Rapporteure, ce groupe a commencé ses travaux au mois de novembre dernier.
Les membres de ce groupe de travail ont souhaité privilégier une approche concrète du sujet, par des contacts directs avec des personnes prostituées, avec les acteurs concourant à la prise en charge et l’accompagnement de ces personnes, mais aussi avec les autorités publiques chargées de lutter contre la prostitution et ses formes organisées. Ils se sont également appuyés sur les enseignements tirés des nombreuses auditions conduites en 2011 par la mission d’information de la commission des Lois.
Le groupe de travail a ainsi mené un grand nombre d’auditions, dont on trouvera la liste en annexe, et a effectué cinq déplacements, se rendant à Rennes, à Strasbourg, dans le 18ème arrondissement de Paris, à Poitiers ; des réunions de travail ont également eu lieu à Évry avec le Conseil général de l'Essonne, à l’initiative de l’une des auteures de la présente proposition de loi. Dans ces différentes régions, des tables rondes ont été organisées, réunissant tous les intervenants locaux associés à la lutte contre la prostitution. Enfin, un déplacement a été effectué en Suède pour mieux connaître le bilan de la loi du 4 juin 1998 et son impact sur le recours à la prostitution comme sur la situation des personnes prostituées.
À la lumière des propos qui ont été tenus devant eux, les membres du groupe de travail ont été renforcés dans leur conviction que le combat contre la prostitution ne saurait se limiter au seul volet pénal si souvent mis en avant - suppression du délit de racolage, pénalisation du client. Pour votre Rapporteure, d’autres mesures doivent être prises par ailleurs, afin de contribuer à améliorer la situation des personnes prostituées, à donner aux autorités des moyens renforcés de lutter contre les activités criminelles qui aboutissent à l’exploitation sexuelle des personnes et à prévenir les pratiques prostitutionnelles par l’éducation à la sexualité par exemple.
L’exercice de la prostitution dans notre pays constitue donc une forte préoccupation : les personnes prostituées sont, dans l’immense majorité des cas, étrangères, originaires de pays où sévissent des réseaux de traite des êtres humains, vendus à ces réseaux, ou tombant entre leurs mains car trompées par des promesses fallacieuses. Dans tous les cas, c’est le besoin économique et l’attrait d’une vie meilleure qui a entraîné leur départ. Les études consacrées à ce phénomène, comme par exemple le rapport effectué par l’Inspection générale des affaires sociales en 2012 (1), montrent la situation physique et psychique dégradée des personnes prostituées, parmi lesquelles on trouve des mineur-e-s. Ces études soulignent aussi les difficultés sociales et sanitaires rencontrées par ces personnes pour sortir de la prostitution.
Se basant sur le respect de la dignité de la personne, le présent rapport d’information entend participer à la politique de lutte contre les violences faites aux femmes et d’égalité entre les femmes et les hommes. Il a pour objet de faire prendre conscience que la prostitution est dans l’immense majorité des cas une violence à l’égard de personnes démunies et une exploitation des plus faibles par des proxénètes, qu’ils agissent de manière individuelle ou dans des réseaux réalisant des profits très élevés, la traite se cumulant souvent avec d’autres trafics.
La pratique dénommée « le plus vieux métier du monde » est devenue, avec l’ouverture des frontières en Europe et la mondialisation, un trafic international de grande ampleur et très lucratif, dont les victimes sont essentiellement des femmes (d’Europe de l’est, d’Afrique, de Chine, notamment).
Votre Rapporteure entend inscrire ce rapport dans la réflexion collective initiée en 2011 pour le travail mené par Danièle Bousquet et Guy Geoffroy. Il se traduira par le dépôt d’une proposition de loi visant à renforcer les moyens d’enquête et de poursuite de ces délits ou crimes, à améliorer la prise en charge globale et des personnes prostituées et la protection dont peuvent bénéficier les victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme, et donc à abolir le délit de racolage public – lequel a pour effet inacceptable de conduire à qualifier la personne prostituée de délinquante. Elle pourrait également viser à mettre en place une prévention plus importante des pratiques prostitutionnelles et du recours à la prostitution.
Cette proposition de loi viserait, enfin, à responsabiliser le client qui, par son action, permet la pérennité du système prostitutionnel.
Le client, c'est celui dont on ne parle jamais. Pourtant, sans lui, « la prostitution et la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle n'existeraient pas », souligne le rapport d'information « Bousquet-Geoffroy » sur la prostitution.
Le présent rapport a donc également pour objectif de fournir des éléments d’analyse et de réflexion en vue de trouver des solutions de nature à rendre notre territoire dissuasif pour les réseaux de proxénétisme et de traite, dissuader le client de pérenniser les situations de violence que son comportement crée et entretient, d’offrir à la personne victime une alternative crédible, de souligner enfin combien l’éducation des jeunes générations est importante pour faire reculer significativement, à terme, le système prostitutionnel.
PREMIÈRE PARTIE : LA PROSTITUTION EST AUJOURD’HUI UNE VIOLENCE AUX EFFETS DIRECTS ET INDIRECTS
Le groupe de travail a souhaité, au cours des auditions qu’il a conduites et s’appuyant sur le rapport Bousquet-Geoffroy, établir un état des lieux de la prostitution aujourd’hui : comprendre notamment qui sont les personnes prostituées, quel est leur nombre, quelles sont les difficultés qu’elles doivent affronter dans leur vie quotidienne, ainsi que les obstacles rencontrés lorsqu’elles veulent sortir de la prostitution. Le groupe a également pris connaissance des données complètes et précises issues des travaux de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), présentés en décembre 2012, sur les enjeux sanitaires de la prostitution.
Cet ensemble d’auditions et de travaux conduit votre Rapporteure à évoquer un « système prostitutionnel », plutôt que ne parler que de la prostitution, qui tend à dissimuler les acteurs autres que la personne prostituée, à savoir les clients de la prostitution et les réseaux de proxénètes et de traite. Ce système est en effet entretenu par les proxénètes et les auteurs de traite des êtres humains pour qui il est extrêmement rémunérateur : ces trafiquants font venir, dans des conditions de grande violence, des jeunes femmes, principalement si non exclusivement, en provenance de différents pays, afin de les soumettre à une exploitation sexuelle dans les pays d’Europe occidentale.
I.– LE SYSTÈME PROSTITUTIONNEL
A. ESTIMATION DU NOMBRE DE PERSONNES PROSTITUÉES EN FRANCE
Les auditions menées par le groupe de travail sur la prostitution permettent de conforter le constat dressé en avril 2011 par le rapport de Mme Bousquet et M. Geoffroy sur ce même thème : il est difficile de mesurer avec exactitude l’ampleur du phénomène, en constante évolution et en partie caché, avec le développement de la prostitution sur Internet.
Les chiffres dont on dispose proviennent de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), seul organisme public procédant à une évaluation quantitative. Dans son rapport annuel de 2010, l’Office évalue entre 20 000 et 40 000 le nombre de personnes prostituées en France. Ces chiffres sont issus de données diverses : nombre de personnes mises en cause pour racolage par la police nationale, nombre de victimes de la traite des êtres humains ou de proxénétisme identifiées dans des procédures judiciaires. Ces données sont complétées par des estimations relatives à la prostitution par Internet, mais qui reste difficile d’appréhender.
Ces chiffres sont validés par les associations travaillant auprès des personnes prostituées. C’est aussi l’ordre de grandeur retenu par le Conseil national du Sida. Seul le Syndicat du travail sexuel (STRASS) considère que la réalité s’approcherait plutôt de 400 000 personnes prostituées, soit un écart de 1 à 20.
Les lacunes concernant la prostitution « invisible » notamment par Internet permettent d’alimenter les polémiques sur la réalité du phénomène et donnent l’impression d’un manque de données objectives. Ce constat est aussi celui dressé par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) dans son rapport de décembre 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution.
On notera que s’il est difficile de quantifier la prostitution, il n’existe pas de définition juridique ou officielle de la prostitution. Le décret du 5 novembre 1947, abrogé, la définissait comme « le fait de consentir habituellement et moyennant rémunération à des contacts sexuels avec autrui ». Selon la jurisprudence « la prostitution consiste à se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu’ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d’autrui ».
B. QUI SONT LES PERSONNES PROSTITUÉES ?
La prostitution n’est pas un phénomène uniforme et pour les rapporteurs de l’IGAS, il faudrait parler de prostitutions au pluriel.
On distingue généralement la prostitution dite « traditionnelle » qui concerne plutôt des femmes françaises, plus âgées que les personnes étrangères et qui revendiquent une certaine autonomie dans leur activité (indépendantes ou sous la coupe d’un souteneur), par opposition aux réseaux. Il s’agit principalement d’une prostitution de rue qui est en déclin face à la prostitution organisée par les réseaux.
La prostitution étrangère est en forte progression. Les années 1990 ont marqué un tournant, l’ouverture des frontières s’accompagnant de l’arrivée de femmes en provenance de l’Europe de l’Est et des Balkans. Par la suite, on a constaté l’arrivée des personnes africaines puis chinoises. La plupart de ces personnes sont en situation irrégulière.
En 2012, les statistiques dressées par l’OCRTEH montraient que 92 % des personnes mises en cause pour racolage sont étrangères. Cette proportion, qui augmente d’année en année, est corroborée par les associations qui travaillent sur le terrain. Au sein des victimes de proxénétisme, les femmes non européennes de l’ouest représentent 81 % du total en 2012, contre 74 % en 2010.
Les victimes du proxénétisme sont essentiellement des femmes : 742 femmes et 9 hommes figurent dans les statistiques de l’OCRTEH pour l’année 2012.
Il existe une prostitution masculine qui représenterait entre 10 et 20 % de la prostitution de rue. D’après les inspecteurs de l’IGAS cette prostitution masculine est moins visible mais réelle et présente divers visages : la prostitution auprès d’une clientèle d’homosexuels masculins constitue un moyen de survie pour certains jeunes étrangers (notamment dans la population de mineurs étrangers isolés) ; un autre cas de figure est celui de jeunes garçons dont l’homosexualité révélée se heurte au rejet de la famille entraînant une situation d’errance et la recherche de moyens d’existence.
Enfin, il faut mentionner la prostitution des personnes transgenres qu’il est difficile d’évaluer.
Les personnes qui se prostituent peuvent être de tous âges. Le tableau par âge des personnes accompagnées par l’Amicale du Nid en 2010 est le suivant :
– 43 % de moins de 30 ans
– 30 % de 30 à 39 ans
– 17 % de 40 à 49 ans
– 8 % de 50 à 59 ans
– 1 % de 60 à 70 ans
La question particulière de la prostitution des mineur-e-s fait l’objet de divergences de chiffres entre les services de police et les associations.
Ainsi, l’OCRTEH fait état de six mises en cause de personnes mineures pour racolage, soit 0,44 % du total des mis en cause, pour racolage en France en 2010. Le phénomène serait donc marginal selon l’Office. Pourtant, les associations qui œuvrent sur le terrain parlent au contraire d’une augmentation alarmante des personnes prostituées mineures. L’Association contre la prostitution des enfants avance le chiffre de 10 000 mineurs livrés à la prostitution en France. La différence entre les quelques cas identifiés par les services de police et les chiffres annoncés par les associations est donc considérable.
La question de la prostitution étudiante semble émerger également avec de plus en plus d’acuité. Mais comme le constatait déjà le rapport Bousquet Geoffroy, les chiffres font ici aussi largement défaut. Cette prostitution existe en lien avec la précarité économique mais on ne sait pas dans quelle proportion. Seules des enquêtes ponctuelles peuvent apporter des éclairages. Ainsi, l’Amicale du Nid de Montpellier a interrogé en 2010 des étudiants de l’université Montpellier III. Sur 651 étudiants interrogés, 13 ont accepté de l’argent ou autre chose en contrepartie d’un acte sexuel soit 2 % des répondants. L’Université de Poitiers et l’Association fédérative des étudiants de Poitiers ont ainsi constaté l’existence de la prostitution étudiante et mis en place des actions de prévention et d’aide, comme la campagne « Osons en parler ».
Votre Rapporteure a également engagé à la fin du mois d’avril 2013 une enquête dans l’Essonne avec le Conseil général, visant à mesurer l’ampleur du phénomène prostitutionnel dans les deux universités de ce département.
Un questionnaire a été envoyé aux 34 334 étudiants inscrits dans les universités d’Évry et de Paris XI (Orsay). Le questionnaire a été rempli par 1 039 personnes. Le nombre de réponses exploitables (843) correspond à 2,5 % de l’effectif des deux universités.
Il ressort de cette enquête que 2,7 % des répondants déclarent avoir déjà eu un rapport sexuel contre argent, biens ou services. La quasi-totalité des personnes, déclarant avoir recours à des pratiques prostitutionnelles, rencontre des difficultés financières, le plus souvent chroniques : 91 % contre seulement 52 % des étudiants n’ayant pas de telles pratiques.
La majorité de la population cible adopte des pratiques prostitutionnelles de manière occasionnelle ; une minorité de manière régulière.
Parmi les personnes interrogées, 7,9 % ont déjà envisagé de recourir à ces pratiques ou pourraient y avoir recours. Si l’on cumule les personnes qui pratiquent l’échange d’actes sexuels et celles qui envisagent de le faire, on comptabilise un total de 10,6 % des étudiants.
Cette étude menée par l’Observatoire essonnien de lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, démontre qu’il existe un lien entre la précarité financière des étudiants et les comportements prostitutionnels, compte tenu du poids des difficultés financières au sein de l’échantillon cible.
C. COMMENT EST ORGANISÉE LA PROSTITUTION ?
Les bouleversements géopolitiques des années 1990 – effondrement de l’Union soviétique, conflits dans les Balkans et crises politiques en Afrique – ont conduit de fait à un développement des trafics transfrontaliers et en particulier à la multiplication des réseaux de traite et d’exploitation sexuelle à destination des pays d’Europe de l’Ouest.
L’ouverture des frontières et l’élargissement de l’espace Schengen ont grandement facilité les mouvements migratoires et l’arrivée de personnes étrangères dans le cadre de ces trafics. Les chiffres relatifs aux réseaux internationaux de traite des êtres humains démantelés en 2012 indiquent que 32 réseaux (soit la majorité), sont issus de pays d’Europe de l’Est dont les ressortissants entrent sans visa dans l’espace Schengen (Roumanie, Bulgarie, Hongrie). Á cela, il faut ajouter les dispositions communautaires relatives au court séjour dans l’espace Schengen, qui permettent aux citoyens de nombreux pays non membres de l’Union d’entrer sans visa sur le territoire Schengen pour une durée de moins de 90 jours, ou pour une succession de séjours dont la durée cumulée est inférieure à 90 jours par période de six mois. Ainsi que le souligne la direction de la Police aux frontières du ministère de l’Intérieur, les ressortissants de plusieurs pays d’où sont issus des réseaux de traite et de criminalité – Albanie ou pays d’ex-Yougoslavie – bénéficient d’un droit de court séjour sans visa, sous réserve qu’ils soient titulaires de passeports biométriques.
Le marché unique européen assurant la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux s’est révélé être une aubaine pour tous les réseaux criminels.
Or, comme il a été dit plus haut, la prostitution est de fait aujourd’hui majoritairement pratiquée par des personnes étrangères. Les arrivées importantes de personnes soumises à cette exploitation résultent de l’activité accrue des réseaux de traite et d’exploitation sexuelle.
Il convient de rappeler que l’infraction de traite est constituée par « le fait, en échange d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage, de recruter une personne, de la transporter, de l’héberger et de l’accueillir, pour la mettre à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin de permettre la commission contre cette personne des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre cette personne à commettre tout crime ou délit » (article 225-4-1 du code pénal). La traite est punie de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende.
Ces réseaux, très organisés, pratiquent, outre la traite, un proxénétisme qualifié d’aggravé par les tribunaux, sur le fondement des dispositions du code pénal (article 225-7).
Le proxénétisme est, selon l’article 225-5 du code pénal, « le fait, par quiconque, de quelle manière que ce soit, d’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d’autrui ». Il est puni de 7 ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Lorsque le proxénétisme est commis à l’égard de plusieurs personnes, ou à l’égard d’une personne qui a été incitée à se livrer à la prostitution à son arrivée sur le territoire de la République, ou avec l’emploi de la contrainte, de violences ou de manœuvres dolosives, notamment, il est qualifié d’aggravé et puni de dix ans d’emprisonnement et de 1,5 million d’euros d’amende.
C’est bien le cas lorsque le chef du réseau est entouré de « lieutenants » qui assurent le fonctionnement de la traite : recrutement ou embrigadement des personnes prostituées, hébergement, transfert vers la France, mise en état de prostitution et ramassage des fonds. En France, les principaux réseaux fonctionnent à partir de la Bulgarie et la Roumanie pour l’Europe de l’Est, le Nigéria et le Cameroun pour l’Afrique et la Chine pour l’Asie.
D’après le rapport d’activité de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) pour 2012, 52 réseaux internationaux de prostitution ont été démantelés, contre 45 en 2011 et 39 en 2010. Les bilans d’activité font état d’une augmentation constante du nombre de réseaux démantelés depuis 2008.
Le fonctionnement des réseaux est bien rôdé. Tout commence souvent avec la contraction d’une dette de passage pour l’arrivée en France qui peut aller jusqu’à 50 000 euros pour les personnes en provenance d’Afrique. Les réseaux peuvent assurer eux-mêmes le passage ou bien « récupérer » les personnes migrantes à leur arrivée.
Les victimes de la traite sont presque toujours contraintes de se prostituer pour rembourser leur dette. Les ressorts de la contrainte peuvent varier : envoûtement, soumission filiale, violences physiques et psychologiques pour les réseaux de l’Europe de l’Est qui ont mis au point un parcours de dressage (enfermement, viols collectifs, privation de nourriture…), chantage opéré sur les familles.
Les réseaux fonctionnent grâce à une hiérarchie interne. Parfois, en permettant aux personnes prostituées de devenir proxénètes un jour, elle offre une « promotion sociale » qui permet le maintien du réseau.
Comme par ailleurs, les réseaux rançonnent véritablement les personnes prostituées en récupérant leurs gains, leur dette n’est pas près de s’éteindre et les personnes prostituées sont ainsi captives du système.
La réalité prostitutionnelle, on le voit, c’est la contrainte et la violence parfois extrême, l’exploitation sexuelle et la confiscation des gains, une réalité sordide dérangeante que certains voudraient masquer derrière une façade « glamour ».
Si l’on considère maintenant les vecteurs utilisés par les réseaux prostitutionnels, on constate une évolution. La part de la prostitution de rue tend à diminuer au profit de la prostitution via Internet dont la discrétion et le faible coût constituent des atouts. Cette nouvelle forme peut être identiquement propice aux réseaux et proxénètes.
Internet facilite la mise en relation avec le client et en favorisant la discrétion et l’anonymat, peut aussi faciliter le passage à l’acte pour le client comme pour la personne prostituée. Internet permet aussi l’existence d’une prostitution dite occasionnelle.
La prostitution a vu émerger un nouveau mot, « l’escorting » qui désigne l’offre de services sexuels « de luxe » hautement tarifés, une sorte de prostitution « haut de gamme ». Elle ne concernerait qu’un très faible pourcentage des personnes qui se prostituent, selon les évaluations de l’OCRTEH. Le changement de gamme, de tarifs ou de vocabulaire ne suffit pas à dissimuler la réalité prostitutionnelle.
Il existerait des « escortes » indépendantes, motivées par le besoin d’argent et l’aspect plus « glamour » de cette forme de prostitution.
Mais aux côtés des « escortes » indépendantes, Internet est aussi le lieu de l’activité de réseaux de prostitution qui, sous le nom « d’agences d’escortes », exploitent des personnes prostituées.
La pratique des « sex tours » tend à se développer. Il s’agit de programmer le séjour de personnes prostituées étrangères dans différentes villes européennes pour quelques jours ou une semaine. Cette tournée assure la mobilité et donc l’invulnérabilité des réseaux organisateurs. Les jeunes femmes sont souvent recrutées par des annonces trompeuses quant à la nature de l’emploi proposé. Les tournées sont très organisées, le réseau assurant un contrôle très étroit et constant des personnes prostituées. Cette organisation, qui déjoue la surveillance de la police et de la gendarmerie, rend extrêmement difficile la prise de contact des associations avec les personnes et ainsi quasi-impossible toute sortie de la prostitution.
Lorsqu’il s’agit de réseaux de traite et de proxénétisme, les sites Internet qui permettent d’annoncer les prestations sexuelles et d’organiser la rencontre avec le client sont pour la plupart basés dans d’autres pays de l’Union européenne où la définition du proxénétisme est plus restrictive, comme l’Allemagne par exemple. Ainsi, les proxénètes utilisant Internet ne courent pas le risque de poursuites ou d’interpellation, pas plus que les gestionnaires de sites web. Votre Rapporteure examinera plus loin comment notre pays pourrait se doter de dispositifs juridiques renforcés pour bloquer l’accès du public à de tels sites qui pratiquent de manière ouverte et sans risque un vrai proxénétisme.
En plus d’Internet, il faut aussi mentionner la prostitution discrète qui se déroule dans les bars à hôtesses et les salons de massage, où la preuve de l’activité de prostitution est parfois difficile à apporter en raison d’une apparence légale de l’activité.
II.– LES EFFETS DESTRUCTEURS DE LA PROSTITUTION SUR SES VICTIMES
A. DES RISQUES SANITAIRES IMPORTANTS EN MATIÈRE DE SANTÉ SEXUELLE
Le rapport déjà cité de l’IGAS, portant sur les enjeux sanitaires de la prostitution et présenté en décembre 2012, apporte une analyse très approfondie et récente en la matière.
L’un des risques lié à l’activité prostitutionnelle a trait, bien entendu, à la santé sexuelle. Le rapport rappelle que, historiquement, les risques sanitaires liés à la prostitution ont été appréhendés à l’aune du « péril vénérien » et à son impact sur la santé publique. L’épidémie récente par le virus du sida n’a fait que renforcer cette approche et la prévention nécessaire a mis l’accent sur l’utilisation du préservatif.
De fait, le sida et les autres infections sexuellement transmissibles ainsi que les grossesses non désirées, concernent au premier chef la prostitution.
Selon les dernières études internationales signalées par les rapporteurs de l’IGAS, la prévalence du VIH est très variable et n’augmente de manière significative que pour certaines catégories de personnes prostituées : femmes originaires d’Afrique subsaharienne, femmes consommant des drogues injectables, hommes et personnes transgenre.
La prévalence des infections sexuellement transmissibles (IST) apparaît dans son ensemble supérieure à la population générale.
Selon une enquête de Médecins du monde, plus d’un tiers des femmes qui se prostituent rencontrées à Paris disent avoir déjà eu des IST.
Il est à noter que ces risques concernent les personnes prostituées mais aussi leurs clients.
La prévalence des IST est problématique car témoignant d’un risque accru de contracter le VIH, les IST étant des indicateurs de pratiques sexuelles à risque et engendrant des lésions génitales qui facilitent la transmission du virus. Ces infections mal traitées peuvent également entraîner stérilité, douleurs pelviennes chroniques ou grossesses extra-utérines.
D’autre part, plusieurs études conduites auprès de femmes prostituées en Europe occidentale font apparaître une prévalence de papillomavirus à haut risque très supérieure à la population générale de même âge, associée à un risque accru de lésions précancéreuses.
Les inspecteurs de l’IGAS se sont interrogés sur l’influence des modes d’exercice de la prostitution sur le niveau de risque sanitaire. Mais selon eux, ce lien est particulièrement difficile à établir faute de données. Les conclusions des études divergent autant que les positions des acteurs.
La vulnérabilité des personnes prostituées au VIH et aux IST est directement corrélée au niveau d’utilisation du préservatif, très variable selon les pratiques et les publics. On peut constater aussi un niveau très inégal d’appropriation des messages et pratiques de prévention parmi les personnes prostituées.
B. DES CONSÉQUENCES PHYSIOLOGIQUES ET PSYCHOLOGIQUES SOUVENT IRRÉMÉDIABLES
Si la plupart des études s’intéressent à la santé sexuelle des personnes prostituées, quelques autres mettent en évidence l’existence de troubles chroniques en lien avec les conditions de vie et la précarité.
Les inspecteurs de l’IGAS notent plusieurs pathologies observées dans le cadre de la prostitution de rue : risque de tuberculose, dermatoses, pathologies hépatiques, troubles digestifs liés au stress, troubles musculo-squelettiques, perturbations des conduites alimentaires.
Les troubles psychiques sont fréquemment signalés, voire les problèmes de santé mentale. Mais le niveau de prévalence des troubles psychiques et la question de leur imputabilité plus ou moins directe à l’exercice de la prostitution ne font pas consensus, ainsi que le constate le rapport de l’IGAS.
L’usage de l’alcool et des drogues est fréquent dans le monde de la prostitution. Selon une étude de l’Observatoire des drogues et de la toxicomanie publiée en 2004 sur la consommation de drogues dans les milieux de la prostitution, 42 % des femmes et 79 % des hommes en consomment régulièrement.
Les prévalences de l’usage de drogues illicites autres que le cannabis retrouvées dans les études étrangères varient de 20 à 75 %, avec des prévalences le plus souvent comprises entre 30 et 50 %.
La question de savoir si cette consommation de drogues est directement liée à l’activité prostitutionnelle ou aux conditions de vie et à la précarité fait débat. L’IGAS fait observer qu’en effet, une grande partie des pathologies mentionnées plus haut se retrouve chez les personnes en situation de précarité, qu’elles se prostituent ou non.
Le constat dressé par le rapport de l’IGAS vient conforter celui déjà fait par le « rapport Bousquet Geoffroy » : la violence est indissociable de l’univers prostitutionnel. Il s’agit souvent de la violence exercée par les clients eux-mêmes et dans ce cas, les victimes ne portent pas plainte. Les violences peuvent aussi venir des proxénètes et des réseaux, parfois des personnes prostituées entre elles pour des raisons de concurrence et de conflits de territoires, de voleurs qui s’intéressent à leur argent liquide, des passants et des riverains.
Ces violences sont physiques (coups, blessures, violences sexuelles) ou verbales et psychologiques (insultes, humiliations, stigmatisation). L’Igas cite une étude américaine parlante : les violences contribuent principalement, avec l’usage de drogues, à un taux de mortalité deux fois plus important chez les femmes prostituées dans la rue par rapport à une population d’âge, de sexe et d’origine ethnique comparable.
De nombreuses personnes prostituées ont déclaré avoir subi un traitement humiliant de la part des forces de l’ordre.
Enfin, la stigmatisation sociale liée à cette activité est si forte, que souvent ces personnes tendent à s’isoler de leur entourage familial. Quelquefois, les personnes prostituées sont abandonnées par leur entourage parce qu’elles ne rapportent plus assez d’argent (personnes prostituées âgées notamment).
Le groupe de travail sur le système prostitutionnel a souhaité recueillir le témoignage de personnes « survivantes de la prostitution », ainsi qu’elles se sont elles-mêmes nommées. Leur témoignage veut contribuer à faire reconnaître cette violence dont la société dans son ensemble n’a pas conscience et qui n’est pas encore reconnue comme telle, à la différence d’autres formes de violences envers les femmes et les enfants, qui elles, ont été reconnues par la loi : « La prostitution est une honte pour les personnes qui la vivent, pourtant elle n’est pas reconnue comme une violence. Moi qui ai eu un parcours d’inceste, de maltraitance et de prostitution, je suis plus facilement reconnue lorsque je dis que j’ai connu l’inceste que lorsque je dis que j’ai vécu la prostitution. Notre société doit faire un énorme travail pour reconnaître que la prostitution est une violence ». (Audition de Mmes Rosen Hicher et Laurence Noëlle par le groupe de travail, le 29 mai 2013).
III.– DES EFFETS INDIRECTS SUR LA SOCIÉTÉ
Dans le cadre de ses travaux, la Délégation aux droits des femmes a eu connaissance des travaux de Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues et de Mme Lise Jacquez, doctorante, qui ont mené, à la demande du Conseil général des Pyrénées-Orientales, une étude sur le phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier. Cette étude prend en considération l’impact du phénomène sur la vie des femmes et, plus généralement, de la population vivant sur ce territoire, d’un côté et de l’autre de la frontière.
L’enquête a été réalisée à la frontière franco-espagnole, sur une période d’un an et elle inclut l’analyse des discours médiatiques locaux sur le phénomène.
La Jonquera, village frontalier, connaît une activité prostitutionnelle importante, tant dans la rue qu’en club. Cette activité est ancienne puisque l’un des clubs existe depuis trente ans. Les Français frontaliers sont les principaux clients de la prostitution mais profitent souvent aussi du passage de la frontière pour acheter des biens de consommation courante tels l’alcool, les cigarettes et l’essence.
Deux formes de prostitution cohabitent : la prostitution de rue et la prostitution en club, l’une et l’autre concernant essentiellement des femmes migrantes – roumaines, bulgares, nigérianes – âgées de 18 à 30 ans.
Globalement, la prostitution de rue est perçue par la population comme indésirable et gênante, sans hygiène, sans sécurité et sans consentement, un phénomène que les pouvoirs publics devraient éradiquer. Au contraire, la prostitution en club est perçue de manière positive, comme une prostitution libre, volontaire et indépendante, s’exerçant dans des conditions sanitaires satisfaisantes où l’usage du préservatif serait obligatoire, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Mme Ségolène Neuville, députée des Pyrénées-Orientales et médecin spécialisée dans les maladies sexuellement transmissibles, a pu constater que les personnes prostituées travaillant dans les clubs de La Jonquera ne faisaient l’objet d’aucun suivi sanitaire. Les clients inquiets se précipitent d’ailleurs aux urgences de l’hôpital de Perpignan le lundi pour y effectuer des tests de contrôle.
Les effets de cette activité prostitutionnelle, connue de tous les habitants, sont perceptibles à plusieurs niveaux selon cette enquête : dans les rapports sociaux, dans les représentations collectives, dans le vécu des hommes et des femmes des Pyrénées-Orientales, dans les rapports de genre.
Le phénomène prostitutionnel entérine l’idée d’une pulsion sexuelle propre aux hommes et celle d’une solidarité masculine participant à la cohésion du groupe masculin, étant entendu que les clubs sont interdits aux femmes. Cette exclusion renforce l’idée que les clubs sont les derniers bastions réservés aux hommes. Cette image de la « classe des hommes » serait tellement forte qu’elle minimiserait leur appartenance à une classe sociale.
Plus largement, les « clubs » renforcent la distinction et l’inégalité sexuelles entre les hommes et les femmes. Les hommes interrogés mettent en avant leurs besoins, voire leurs pulsions sexuelles, alors qu’aucune des jeunes femmes interrogées n’a parlé de désir ou de besoin sexuel.
Il faut aussi évoquer les incidences du phénomène prostitutionnel sur les femmes. Celui-ci engendre la « souffrance d’être femme », rarement prise en compte dans les études réalisées sur la prostitution et qui se traduit par un sentiment contradictoire. Plus la figure de la personne prostituée est présente dans le paysage culturel, plus les jeunes femmes ressentent le besoin de s’en distinguer. Certaines développent un sentiment d’infériorité car elles ont l’impression, en se comparant aux personnes prostituées, de ne pas être à la hauteur sur le plan sexuel. D’autres déprécient leur corps par rapport à celui des personnes prostituées, si belles aux dires des garçons. D’autres enfin, subissent, et parfois anticipent, une forme de chantage sexuel exercé par leur mari ou compagnon, en les menaçant d’aller à La Jonquera si elles refusent de satisfaire leur désir.
Cette fatalité trouve son prolongement dans l’impuissance que ressentent les jeunes femmes face au risque d’infections sexuellement transmissibles.
La présence de la prostitution induit aussi une logique d’appropriation du territoire pour les habitantes. En effet, alors même que l’espace public est mixte, nombre d’entre elles désertent certains lieux à certaines heures, non par peur d’être agressées mais par peur d’être prises pour des personnes prostituées, ce qui leur arrive si elles restent trop longtemps sur un trottoir, par exemple avant de traverser la nationale. Cet effet a également été signalé dans le 18ème arrondissement de Paris où on constate une forte prostitution de rue de femmes étrangères. Dans ces quartiers où les personnes prostituées ont des tenues « normales », les femmes d’origine étrangère sont régulièrement assimilées à des personnes prostituées, ce qui conduit à leur stigmatisation.
En conclusion de l’étude réalisée par les sociologues sur La Jonquera, la perception qu’ont les jeunes de la prostitution correspond parfaitement à l’attitude consumériste propre à cette zone transfrontalière, où tout se vend à des prix très attractifs. Les « clubs » prolongent l’industrialisation et la marchandisation du sexe au-delà de l’industrie pornographique, nourrissant le même imaginaire de domination des femmes.
Les sociologues ont également analysé, dans leur étude, le discours des médias sur le phénomène prostitutionnel. Celui-ci est marqué par l’ambiguïté. Les médias évoquent les lieux de prostitution comme des lieux à part, un monde où tout est permis, où ne s’appliquent pas les mêmes règles qu’en France. Mais les médias abordent aussi la thématique des trafics et des violences, d’où un discours tendu entre valorisation des lieux et critique des trafics, entre logique consumériste libérale et exploitation des femmes. Enfin, les organes de presse écrite de la région admettent dans leurs colonnes des publicités pour ces lieux comme s’il s’agissait de lieux de loisirs et de détente ordinaires.
Si la figure de la personne prostituée oscille entre objet de désir et victime, la figure du client n’est absolument pas critiquée, le recours à une sexualité tarifée n’apparaissant pas comme un acte problématique.
IV.– FACE À CES VIOLENCES, DIFFÉRENTES RÉPONSES SONT APPORTÉES EN EUROPE ET DANS LE MONDE
La réflexion sur l’évolution du cadre juridique de la prostitution, ouverte en 2011 en France, a pris place également dans d’autres pays, et des évolutions importantes ont eu lieu au cours des quinze dernières années, soit pour encadrer et tenter de contrôler la prostitution, soit au contraire pour réduire ce phénomène et protéger les personnes qui ont dû la pratiquer.
Après avoir rappelé les principes que notre pays s’est forgé, votre Rapporteure présentera brièvement les conceptions de la prostitution qui coexistent en Europe. Cette comparaison est importante, car si certains modèles ont eu des impacts positifs sur la diminution du phénomène et l’amélioration de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées, et doivent à ce titre nous inspirer, au contraire le cadre juridique adopté par d’autres pays a eu des effets néfastes dont notre pays subit les répercussions.
C’est pourquoi votre Rapporteure considère que le modèle dont la France se dotera sera observé par les autres États membres de l’Union européenne ; elle souhaite qu’il puisse les inspirer à leur tour pour une remise en question du modèle réglementariste, dont on verra qu’il a des conséquences très lourdes en termes de situation sanitaire et sociale des personnes prostituées, en termes de criminalité, ainsi qu’en termes d’immigration illégale.
En outre, si chacun des pays de destination reconnaît la nécessité de lutter contre la traite et le proxénétisme, la divergence des législations européennes limite l’impact de l’action des pays les plus déterminés à endiguer ces phénomènes : l’adoption d’une nouvelle législation visant à lutter contre le système prostitutionnel ne pourra donc porter ses pleins effets qu’avec un renforcement de la coopération européenne, tant bilatérale qu’au sein des institutions européennes.
A. RÉAFFIRMER LA POSITION ABOLITIONNISTE DE LA FRANCE
L’abolitionnisme vise à abolir toute forme de réglementation de la prostitution, dans le but de ne pas encourager celle-ci par une reconnaissance juridique.
L’abolitionnisme poursuit un objectif de protection des personnes prostituées, considérées comme des victimes, et un objectif de répression de l’exploitation sexuelle d’autrui, du proxénétisme et de la traite. Elle entend prévenir l’entrée dans la prostitution et favoriser la réinsertion des personnes qui souhaitent en sortir.
La France a adopté de fait une position abolitionniste après la seconde guerre mondiale, avec le vote de la loi n°46-685 du 13 avril 1946, dite loi « Marthe Richard » qui pose l’interdiction, et donc la fermeture, des maisons de tolérance sur le territoire national, en même temps qu’elle réprime plus sévèrement le proxénétisme. Le vote de cette loi n’a pas suscité de débat passionné, les tenanciers de « maisons closes » ayant fréquemment collaboré avec l’armée d’occupation.
Pour autant, les mesures de contrôle sanitaires ont été conservées avec le vote de la loi du 24 avril 1946 sur la prophylaxie des maladies vénériennes. On instaure un fichier sanitaire et social. D’autre part, le système réglementariste antérieur continue à s’appliquer dans les anciens territoires coloniaux et l’outre-mer.
Ce n’est en réalité qu’en 1960 que la France devient officiellement abolitionniste, en ratifiant la Convention internationale des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949. C’est à cette date qu’est supprimé, par ordonnance, le fichier sanitaire et social des personnes prostituées qui recensait quelque 30 000 personnes.
Ce dispositif est conforme à l’article 6 de la Convention qui dispose que « chacune des Parties à la présente convention convient de prendre toutes les mesures nécessaires pour abroger ou abolir toute loi, tout règlement et toute pratique administrative selon lesquels les personnes qui se livrent ou sont soupçonnées de se livrer à la prostitution doivent se faire inscrire sur des registres spéciaux, posséder des papiers spéciaux, ou se conformer à des conditions exceptionnelles de surveillance ou de déclaration ». Les obligations de contrôle auxquelles étaient soumises les personnes prostituées sont supprimées par les ordonnances n° 60-1245 et n° 60-1246 du 25 novembre 1960.
L’objectif ultime de l’abolitionnisme est de décourager la prostitution, voire, autant que possible, la voir disparaître. Car, ainsi que le rappelle le préambule de la convention des Nations unies de 1949, « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté ». Toutefois, l’exercice de la prostitution demeure licite et est toléré par l’État lorsqu’elle n’est pas exercée sur la voie publique.
Dans ce système abolitionniste, la prostitution n’est donc pas une infraction pénale, elle n’est ni interdite, ni contrôlée car les personnes prostituées ne sont pas considérées comme des coupables, mais comme des personnes à protéger. Néanmoins, toute forme d’exploitation de cette activité est condamnée. En matière civile, le corps est inaliénable, les contrats entre une prostituée et son client ne sont donc pas valables et sont frappés de nullité. Selon l’article 16 -5 du code civil « les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ».
La position abolitionniste vise à réprimer l’exploitation sexuelle d’autrui, comme on l’a expliqué plus haut. La Convention de 1949 comporte plusieurs dispositions en ce sens. L’article 1er prévoit ainsi de « punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui : 1) embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante ; 2) exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante ». L’article 3 vise aussi « toute personne qui : 1) tient, dirige ou, sciemment, finance ou contribue à financer une maison de prostitution ; 2) donne ou prend sciemment en location, en tout ou en partie, un immeuble ou un autre lieu aux fins de la prostitution d’autrui ».
Le volet pénal de la répression de l’exploitation sexuelle sous toutes ses formes se double, dans la conception abolitionniste, d’un volet social tendant à favoriser la réinsertion des victimes. Ces deux volets feront l’objet de développements ultérieurs dans ce rapport.
B. L’ENVIRONNEMENT EUROPÉEN : L’OBSTACLE DES LÉGISLATIONS DIVERGENTES S’OPPOSE À UNE POLITIQUE EFFICACE
Comme votre Rapporteure l’a rappelé plus haut, la France a adopté une position abolitionniste qui ne rend pas la prostitution illégale, mais qui vise cependant à sa disparition en abolissant toutes les règles juridiques spécifiques qui pourraient l’encourager et en interdisant son exploitation. Le proxénétisme hôtelier, notamment, y est interdit.
Notre modèle est évidemment confronté à d’autres systèmes.
Certains pays à travers le monde ont choisi la prohibition de la prostitution : la prostitution y est interdite et fait l’objet d’une incrimination. C’est le cas de la Chine et de la quasi-totalité des États-Unis ou encore, en Europe, de la Bulgarie. D’autres pays ont fait le choix du réglementarisme, où la prostitution fait l’objet d’un encadrement sanitaire et social par les autorités et où le proxénétisme est autorisé. Les personnes prostituées et les « maisons closes » doivent être enregistrées : l’activité prostitutionnelle y est reconnue comme un métier.
1. La divergence des législations européennes, source de difficultés
Le Sénat a réalisé en mars 2013 une étude de législation comparée sur la pénalisation de la prostitution et du racolage dans huit pays européens : l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède, qui témoigne de la variété des dispositifs adoptés.
a. L’exploitation des établissements de prostitution est autorisée ou tolérée dans plusieurs États membres
Trois systèmes juridiques relatifs à l’exploitation des établissements de prostitution peuvent être observés.
Certains États ayant choisi le réglementarisme permettent le libre fonctionnement des établissements de prostitution comme l’Espagne et les Pays-Bas. D’autres États sanctionnent pénalement les personnes qui exploitent les établissements de prostitution comme le Royaume-Uni (au plus 3 mois de prison et dans les cas les plus graves un emprisonnement d’au plus 7 ans), le Danemark et la Suède (jusqu’à 4 ans de prison) ainsi que l’Italie (2 à 6 ans de prison) sans préjudice des amendes pénales qui peuvent être infligées de surcroît.
L’Allemagne constitue un cas un peu particulier puisque depuis la légalisation de la prostitution par la loi relative à la situation juridique des prostitués du 21 décembre 2001, les exploitants de maisons closes ne sont pas sanctionnés dès lors que les personnes prostituées n’y sont pas maintenues dans un « état de dépendance personnelle ou économique ».
Cette loi, dont l’un des objectifs affichés était une meilleure situation sociale des personnes prostituées, avec l’ouverture de la possibilité de cotiser aux régimes d’assurance santé, chômage et retraite, est aujourd’hui très controversée. En effet, l’évaluation de l’impact de la loi, réalisée par le ministère de la Famille dès 2006, a montré que les objectifs sociaux et de santé n’étaient pas atteints. Les associations de citoyens se constituent au plan local pour lutter contre l’ouverture d’établissements, et des médias dénoncent régulièrement l’explosion de la demande, du nombre des établissements, la dégradation de la situation des personnes prostituées sous l’effet de leur nombre croissant et de la concurrence entre les établissements, dont la gestion est de fait un business comme un autre. Les excès des offres des établissements, qui veulent offrir à leurs clients des sensations inédites, sont dénoncés. Un extrait d’un article très critique paru à ce sujet, le 26 mai 2013, dans le quotidien allemand Der Spiegel, figure en annexe au présent rapport.
La loi a eu pour conséquence l’accroissement du nombre d’établissements de prostitution et de personnes prostituées, et créé un phénomène de concurrence entre « entrepreneurs du sexe », conduisant à la diminution progressive du prix du service sexuel offert, et engendrant l’augmentation du nombre de femmes qui se prostituent, d’où de nouvelles baisses de prix, et ainsi de suite.
Cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi de 2001, le ministère des Familles a constaté qu’elle n’a «apporté aucune amélioration réelle mesurable de la sécurité sociale des prostituées». Ni leurs conditions de travail, ni la capacité de quitter la profession ne se sont améliorées. Enfin, il n'existe «aucune preuve solide à ce jour» que la loi ait réduit la criminalité.
Les conséquences de la libéralisation préoccupent aussi un certain nombre de communes allemandes, qui ont vu la demande augmenter ainsi que l’offre, avec une explosion des nuisances sur la voie publique. La conférence des ministres de l’Intérieur lançait en 2010 un appel au gouvernement fédéral demandant la réforme de la loi.
La Belgique sanctionne pénalement l’exploitation de ces établissements mais les tolère en pratique.
Aucun de ces huit États ne sanctionne pénalement la prostitution individuelle et libre d’une personne majeure.
Lorsqu’il n’entre pas dans ce cadre réglementé, le proxénétisme est sanctionné par des peines de prison dans les huit pays étudiés. Si les peines applicables – sans préjudice de la sanction supplémentaire de circonstances aggravantes et de l’existence d’amendes – ne peuvent dépasser 7 ans de prison en Angleterre, 4 ans au Danemark et en Suède, la fourchette où elles se situent s’établit entre 6 mois et 5 ans en Allemagne, 1 et 5 ans en Belgique, 2 et 4 ans en Espagne, 2 et 6 ans en Italie et au plus 8 ans d’emprisonnement aux Pays-Bas.
Concernant les Pays-Bas, il est à noter que le pays s’interroge aujourd’hui sur son modèle, plusieurs études ayant ébranlé le pays. La chercheuse Karin Werkman souligne dans une analyse récente qu’en 2006, 50 % des femmes prostituées de la ville portuaire de Rotterdam travaillaient illégalement : elles étaient forcées de se prostituer, donc victimes de violences, n’avaient pas le statut de résidente légale, avaient moins de 18 ans ou encore évoluaient dans des établissements non autorisés (2). Toujours en 2006, une étude a montré que seulement 6 % des villes proposaient des programmes de sortie de la prostitution, pourtant très sollicités. En 2010, seules 17 % des publicités pour de la prostitution dans les journaux et sur Internet renvoyaient à un établissement du secteur légal. En 2011, le maire adjoint d’Amsterdam, Lodewijk Asscher, a déclaré que la dépénalisation du proxénétisme était une « erreur nationale » et que le gouvernement avait été « gravement naïf ».
b. Plusieurs pays sanctionnent encore le racolage
Certains États sanctionnent pénalement le racolage, d’autres ont ajouté des dispositions administratives permettant, au niveau local, de le prévenir. Sur les huit pays étudiés, la Belgique, le Danemark et l’Italie sanctionnent pénalement le racolage de 8 jours à 3 mois d’emprisonnement et d’une amende pour la première, d’au plus un an d’emprisonnement ou d’une amende pour le second et d’une amende pour la troisième. Le Royaume-Uni a instauré une amende équivalant à au plus 579 euros, et en cas de récidive, une amende équivalent à au plus 1 158 euros. Après la première infraction, le juge britannique peut obliger le coupable à assister à trois réunions en vue de l’aider à sortir de la prostitution.
Dans certains pays, la possibilité est également ouverte aux collectivités territoriales de prendre des mesures réglementaires afin de limiter le racolage. C’est le cas en Allemagne, en Belgique, en Espagne et aux Pays-Bas, l’Italie ayant vu cette possibilité contestée devant les tribunaux.
c. L’achat d’acte sexuel sanctionné dans plusieurs pays
Certains États ont fait le choix de sanctionner pénalement les clients de la prostitution.
La Suède a adopté en 1998 une loi prévoyant que quiconque tente d’obtenir des rapports sexuels occasionnels, moyennant rétribution, est passible d’une peine d’emprisonnement d’au maximum six mois. Cette peine a été augmentée à un an en 2010. Comme votre Rapporteure va le décrire plus loin, l’adoption de cette loi a constitué un élément parmi d’autres d’un ensemble de réformes visant à lutter contre les violences faites aux femmes, réformes appelées Kvinnofrid (« la paix des femmes »).
À la suite de la Suède, d’autre pays ont adopté une législation sanctionnant l’achat d’acte sexuel. Ainsi, au Royaume-Uni, le client qui recourt à l’achat d’un acte sexuel auprès d’une personne prostituée soumise à la contrainte, est passible d’une amende maximale équivalente à 1 158 euros. Le juge fait application de cette peine de manière automatique sans obligation de vérifier si le client est, ou aurait dû, être conscient que la personne prostituée est exploitée par un tiers.
La Finlande, la Norvège, l’Islande ont adopté des lois pénalisant selon les cas, les clients de manière générale ou les clients de personnes prostituées victimes de la traite. D’autre pays – l’Irlande et les Pays-Bas, examinent l’opportunité d’adopter une loi en ce sens.
Cette brève présentation de systèmes juridiques voisins ou proches permet de souligner que d’autres modèles sont possibles et qu’une réflexion est à l’œuvre dans plusieurs pays sur l’opportunité d’un changement de cadre juridique, afin de mieux protéger les personnes prostituées et lutter plus efficacement contre la traite internationale des êtres humains et le proxénétisme. La comparaison a aussi pour objet de montrer la difficulté rencontrée par la France face à la position réglementariste adoptée par plusieurs pays voisins : l’Espagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, auxquels il faut ajouter la tolérance en vigueur en Belgique.
Votre Rapporteure a décrit les conséquences sociales néfastes, le manque de respect des droits des femmes et de l’égalité entre les sexes qui s’ensuivent de l’existence des « supermarchés du sexe » de La Jonquera en Espagne. Ces conséquences sont des effets transfrontaliers du réglementarisme en vigueur outre- Pyrénées. Le manque d’harmonisation européenne a d’autres conséquences : la présence de proxénètes installés dans les pays voisins, comme en Allemagne, qui opèrent sur le territoire français y envoyant des jeunes femmes s’y prostituer. Ce sont donc des personnes prostituées dont des personnes tirent profit, ce qui est illégal en France, mais légal en Allemagne à conditions qu’elles ne soient pas maintenues dans un « état de dépendance personnelle ou économique ».
La sanction de l’achat d’acte sexuel, que votre Rapporteure appelle de ses vœux, se heurtera à cet effet frontalier, le client pouvant se rendre de l’autre côté de la frontière, et les réseaux de proxénétisme et de traite pouvant continuer leur activité sur notre territoire, lequel pourrait toutefois, si le modèle suédois entrait en vigueur, leur devenir moins profitable.
La recherche d’une harmonisation minimale des différentes législations européennes constituerait donc un objectif important pour progresser vers une égalité juridique, économique et sociale réelle entre les sexes.
C’est un sujet qui préoccupe d’ailleurs le Parlement européen puisque le 6 février 2013, ses membres ont adopté une résolution incluant la prostitution dans la liste des violences et violations des droits humains devant être combattues. La commission « Droits des femmes » du Parlement européen s'est aussi saisie du sujet en lançant un Rapport d'initiative sur « Prostitution, exploitation sexuelle, et leur impact sur l'égalité femmes-hommes ». Enfin, le 5 juin 2013, cinq eurodéputé-e-s représentant les cinq principaux groupes politiques au Parlement européen ont déposé une question écrite visant à interpeller la Commission européenne sur les liens entre prostitution et traite des êtres humains et sur l'application de la Convention abolitionniste des Nations Unies du 2 décembre 1949.
2. L’exemple suédois : une interdiction de l’achat de services sexuels, aux effets positifs sur la lutte contre la prostitution et la traite
La loi suédoise posant le principe d’une interdiction de l’achat d’acte sexuel a été adoptée le 4 juin 1998, dans le cadre d’un vaste programme de réformes visant à lutter contre les violences faites aux femmes et à instaurer une réelle égalité entre les hommes et les femmes. Ces réformes devaient conduire, pour leurs auteurs, à un certain nombre de remises en cause, parmi lesquelles celle du « droit » des hommes d’acheter l’accès au corps des femmes.
La Suède adoptait ainsi une norme juridique claire, à savoir l’interdiction d’acheter le corps d’autrui, même avec son consentement : le corps des femmes n’est pas à vendre.
La loi suédoise a ensuite servi de modèle à deux autres pays nordiques, l’Islande et la Norvège.
La loi suédoise, entrée en vigueur le 1er janvier 1999, établit qu’« Une personne qui obtient des relations sexuelles occasionnelles en échange d’un paiement sera condamnée – sauf dans le cas où l’acte est déjà par ailleurs condamnable par le code pénal suédois - pour achat de services sexuels - à une amende ou à une peine de prison d’un maximum de 6 mois ». Elle prévoit aussi que « Toute tentative d’acheter des services sexuels est condamnable dans les conditions prévues au chapitre 23 du présent code ».
En revanche la vente ou proposition de services sexuels n’est pas illégale, car les personnes prostituées sont considérées comme des personnes à protéger et non comme des délinquantes, auxquelles on ne doit donc pas faire subir de « double peine ». La Suède considère en effet que la prostitution constitue dans tous les cas de figure une violence infligée aux femmes, que sa disparition est souhaitable en accord avec les efforts réalisés dans le pays pour mettre en œuvre une réelle égalité entre les sexes. Le proxénétisme est interdit, quelle qu’en soit la forme. Il est donc interdit de tenir un établissement où se pratiquerait la prostitution.
L’acheteur de services sexuels, selon la terminologie en vigueur, encourt une peine maximale de six mois d’emprisonnement et une amende. Il lui est possible de voir sa peine diminuée s’il coopère avec la police, notamment en aidant à identifier un réseau de proxénétisme. La loi s’est fondée sur l’idée qu’en supprimant la demande, on supprimera progressivement l’offre.
La peine maximale a été alourdie et portée à un an d’emprisonnement par une loi adoptée le 12 mai 2011 et entrée en vigueur le 1er juillet de la même année.
Cette réforme a suivi les préconisations du rapport d’évaluation sur l’impact de la loi établi par le ministère de la Justice suédois et présenté le 2 juillet 2010. Ce rapport soulignait en particulier que « La peine maximum pour achat de services sexuels devrait être augmentée. Á notre avis, les variations entre les différents crimes d’achat de sexe sont loin d’être prises en compte quand on décide d’une peine. Il est clair que dans certains cas il faille un examen plus sérieux du crime qu’il n’a été fait dans la pratique. Des exemples de ces cas incluent l’exploitation d’une personne à problème psychiatrique, le contact pris par un tiers ou par un prestataire de service, l’exploitation d’une personne pendant des heures par plusieurs acheteurs ou l’exploitation d’une personne jeune ou droguée. À notre avis, le niveau actuel des peines pour certains crimes d’achat sexuel n’est pas proportionné à l’ampleur du crime. Il faut pouvoir nuancer davantage l’estimation de plus de cas sérieux de crime d’achat de services sexuels qu’il soit possible dans la gamme de peines actuelle. Nous proposons donc que la peine maximum pour l’achat de services sexuels soit relevée de six mois d’emprisonnement à un an » (3).
Selon les estimations du ministère de la Justice, il y avait 2 500 personnes prostituées en Suède en 1999 contre 1 500 en 2002. Il ne reste aujourd’hui que quelques centaines de personnes prostituées dans les rues. Le phénomène de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle connaîtrait un développement considérablement moindre que dans d’autres pays comparables, toujours selon le rapport d’évaluation du ministère de la Justice.
Si les personnes prostituées bénéficient de l’ensemble des droits sociaux et d’accès à la santé, elles ne peuvent en revanche cotiser au titre de leur activité pour la retraite, ni bénéficier d’indemnités de maladie ou d’allocations chômage. Elles peuvent accéder aux « job centers » et à une formation professionnelle. Celles qui veulent sortir de la prostitution bénéficient de l’appui de centres d’accueil spécialisés qui les aident à réunir les conditions nécessaires à la vie hors de la prostitution.
La Norvège, depuis 2009, interdit et sanctionne, tout comme la Suède, l'achat de services sexuels. La législation y est plus stricte encore car elle sanctionne également le tourisme sexuel, c’est-à-dire le recours à la prostitution dans d'autres pays.
Cette loi n’a pas été accompagnée d’actions spécifiques menées en direction des personnes prostituées, suscitant de ce fait les critiques des opposants à la loi.
En Islande, l’achat de services sexuels est devenu, depuis avril 2009, une infraction punie d’une amende ou d’un emprisonnement d’un an au plus.
DEUXIÈME PARTIE : LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME PROSTITUTIONNEL
I.– RENFORCER LES MOYENS DE LUTTE CONTRE LE PROXÉNÉTISME ET LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS
La traite des êtres humains se caractérise par son aspect international : si l’activité des trafiquants prend place sur notre territoire comme sur celui d’autres pays européens, les victimes comme les auteurs de traite sont le plus souvent étrangers. La lutte contre ce phénomène exige donc la coopération de tous les services concernés à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières.
Notre pays est un pays de destination mais également un pays de transit pour toutes les formes d'exploitation dans le cadre de la traite des êtres humains. En France, celle-ci s’exerce dans 80 % des cas aux fins d’exploitation sexuelle, selon les constatations de l’Office central de répression de la traite des êtres humains comme de la Direction générale de la Gendarmerie nationale.
La lutte contre la traite des êtres humains a fait l’objet de plusieurs instruments juridiques internationaux, auxquels la France a souscrit. Le Protocole de Palerme du 15 novembre 2000 (4), signé sous l’égide des Nations unies, seul instrument juridique contraignant de lutte contre la traite des êtres humains, a été transposé dans notre législation. La France a ratifié la convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains, dite « convention de Varsovie », entrée en vigueur en France le 1er mai 2008.
Cette dernière convention poursuivait trois objectifs symbolisés par l’expression des « trois P » : protéger les victimes, prévenir les violences et punir les auteurs, actions auxquelles on tendrait aujourd’hui à ajouter le partenariat, comme l’a expliqué Mme Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, entendue par la Délégation (5).
Enfin, la directive du 5 avril 2011 de l’Union européenne sur la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène a été transposée en droit interne par le Parlement le 25 juillet dernier.
Si la France a ratifié et transposé en droit interne ces instruments, elle n’en a pas toujours mis en œuvre l’ensemble des dispositions.
Ainsi, la convention de Varsovie soulignait que la traite des êtres humains est une forme de criminalité organisée transnationale pour laquelle la coordination est essentielle, et enjoignait à chaque État membre du Conseil de l’Europe de mettre en place une stratégie nationale pour lutter contre ce phénomène, avec la création obligatoire d’une instance de coordination.
Votre Rapporteure observe que les organisations européennes, Conseil de l’Europe et Union européenne, adoptent des instruments de lutte contre la traite et affichent des ambitions très volontaristes en ce domaine, comme la Stratégie de lutte contre la traite des êtres humains 2011-2013 de l’Union européenne. Cependant, la répartition des compétences entre l’Union et les États membres autorise une grande divergence des législations, comme il a été souligné plus haut : les engagements communs peuvent apparaître comme des vœux pieux, alors que l’exploitation des victimes de la traite, lorsqu’elles sont arrivées sur le territoire de l’Union, est pleinement possible dans plusieurs États.
A. L’EXPLOITATION SEXUELLE EST L’UNE DES PRINCIPALES SOURCES DE PROFIT DU CRIME ORGANISÉ
L’activité criminelle de traite en vue de l’exploitation sexuelle est, en termes de montants financiers, l’une des principales sources de profit du crime organisé, après le trafic de stupéfiants, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. Cette donnée montre l’importance du volet patrimonial des enquêtes et des condamnations portant sur les faits de proxénétisme et de traite.
En matière de crime organisé, et notamment de traite des êtres humains, il est difficile de collecter des données précises permettant d’évaluer le nombre de victimes d’exploitation sexuelle et les profits générés par cette activité.
Plusieurs organisations internationales, dont les Nations Unies et l’Organisation internationale du travail, ont tenté de rassembler l’intégralité des informations disponibles afin d’évaluer l’ampleur de l’exploitation sexuelle d’êtres humains dans le monde.
Toutes ces institutions s’accordent sur un point : l’exploitation sexuelle est de loin la forme de traite des êtres humains la plus répandue, en concentrant 79 % des victimes. En Europe centrale et orientale, la part des victimes de la traite exploitées à des fins sexuelles atteint 84 % (6).
L’Organisation internationale du travail estimait, dans un rapport de 2008, que le trafic des êtres humains au niveau mondial génère un profit annuel de 32 milliards d’euros (7). Si les données datent de 2005, elles permettent tout de même de saisir l’ampleur des profits qui peuvent résulter de l’exploitation sexuelle.
L’OIT évaluait, en juin 2012, à 21 millions le nombre de victimes de la traite des êtres humains à travers le monde, dont plus de 5 millions d’enfants. Les femmes sont les principales victimes de la traite, puisqu’elles représentent 60 % du total. Dans les États membres de l’Union européenne, on estime à 76 % les victimes de la traite exploitées à des fins sexuelles.
L’Organisation des Nations unies estime à 140 000 le nombre de victimes d’exploitation sexuelle en Europe, avec une période d’exploitation moyenne de deux ans. Cela signifie que 70 000 nouvelles personnes doivent être exploitées chaque année pour satisfaire la demande en services sexuels.
Dans une étude datant de 2010, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a utilisé l’ensemble de ces données pour calculer que l’exploitation sexuelle en Europe représente potentiellement un marché de 3 milliards de dollars (8).
Combien une personne prostituée rapporte-t-elle à son proxénète ? L’agence Interpol considérait, dans une étude datant de 2001, que le revenu moyen d’un proxénète provenant d’une seule personne prostituée pouvait être chiffré à 110 000 euros par an.
M. Yves Charpenel, président de la Fondation Scelles et avocat général à la Cour de cassation, entendu par le groupe de travail de notre Délégation, a souligné, de même, que la marchandisation du corps génère des profits considérables pour un investissement minime. Une prostituée rapporterait annuellement entre 100 000 et 150 000 euros net d'impôts, et la prostitution génèrerait en France un chiffre d'affaires annuel de 3 milliards d'euros.
B. L’ACTION MENÉE AU PLAN NATIONAL CONTRE LE PROXÉNÉTISME ET LA TRAITE
La France est principalement un pays de destination des victimes de la traite mais elle serait aussi devenue un pays de transit, selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Il est difficile d’appréhender l’ampleur de cette criminalité sur le territoire français. Le projet de plan d’action national contre la traite 2011-2013, non entré en application, faisait état de plusieurs milliers de victimes de la traite par an en France (9). Nous disposons de données statistiques établies par l’Office, qui portent sur les victimes de la traite aux fins d’exploitation sexuelle mais incluent aussi les victimes du proxénétisme : selon l’OCRTEH, le nombre de victimes identifiées dans les procédures judiciaires établies s’élève à 654 pour l’année 2011 et 751 pour l’année 2012.
Le tableau suivant fait apparaître les origines géographiques des victimes de la traite et du proxénétisme. Il confirme que la grande majorité des victimes est étrangère : 82 % en 2012. Les victimes de nationalité française (138 personnes en 2012) sont essentiellement des victimes du proxénétisme, mais elles peuvent, dans certains cas, avoir été recrutées par un réseau de traite.
NOMBRE DE VICTIMES DU PROXÉNÉTISME IDENTIFIÉES | |||
Hommes |
Femmes |
Total | |
Nombre |
9 (15) |
742 (639) |
751 (654) |
Europe de l'Est |
288 |
288 | |
dont Roumanie |
207 (2 mineurs) |
207 | |
Bulgarie |
44 |
44 | |
Europe de l'Ouest |
4 |
137 |
141 |
dont France |
4 |
134 (7 mineurs) |
138 |
Afrique |
161 |
161 | |
dont Nigeria |
70 |
70 | |
Cameroun |
48 |
48 | |
Amérique centrale/du Sud |
4 |
80 |
84 |
dont Brésil |
3 |
43 |
46 |
République dominicaine |
22 |
22 | |
Asie |
58 |
58 | |
dont Chine |
49 |
49 | |
Maghreb |
1 |
17 |
18 |
dont Maroc |
11 |
11 | |
Proche et Moyen Orient |
1 |
1 |
Source : Direction centrale de la police judiciaire, 2013
Ce tableau ne permet donc pas d’appréhender l’ampleur du phénomène, puisque n’y figurent que les personnes identifiées par une procédure judiciaire.
Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains du Conseil de l’Europe (GRETA) déplore le caractère insuffisamment précis des données disponibles en France sur le nombre de victimes de la traite, car il est difficile d’examiner la part et les caractéristiques des autres formes de traite (aux fins de travail forcé, d’esclavage et de servitude notamment). Les informations collectées par les autorités et les associations conduisent à penser que la majorité des victimes de la traite l’est dans le cadre de réseaux de prostitution, essentiellement en provenance d’Europe de l’est, d’Afrique subsaharienne (Nigéria), du Brésil, du Maghreb et de la Chine.
Recommandation n°1 : Développer les recherches universitaires et les études qualitatives et quantitatives permettant d’évaluer l’évolution de la prostitution et de l’exploitation sexuelle en France.
1. L’incrimination de traite insuffisamment prononcée en France
La France dispose d’une législation complète pour réprimer le proxénétisme, et comparativement très répressive par rapport aux autres pays européens, car elle inclut toutes les formes d'exploitation sexuelle, allant du proxénète qui incite une personne à se prostituer aux établissements qui hébergent les trafics ; le proxénétisme sur Internet est également pris en considération.
Le fait « d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui de quelque manière que ce soit, d'en tirer profit (...), d'entraîner une personne en vue de la prostitution (...) » est puni de 7 ans d’emprisonnement en application de l’article 225-5 du code pénal. Les peines peuvent aller jusqu'à la réclusion criminelle à perpétuité si le proxénétisme s'accompagne d'actes de torture ou de barbarie.
Selon Mme Véronique Degermann, vice-procureur au tribunal de grande instance de Paris, entendue par le groupe de travail de votre Délégation, l’arsenal législatif français est à l’avant-garde de l’Europe.
Les faits de proxénétisme font régulièrement l’objet de poursuites et les condamnations sont nombreuses, ainsi que le montre le tableau suivant.
NOMBRE DE CONDAMNATIONS ANNUELLES PRONONCÉES
POUR PROXÉNÉTISME ET PROXÉNÉTISME AGGRAVÉ DE 2000 À 2011
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
2004 |
2005 |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 | |
Total proxénétisme simple |
501 |
436 |
370 |
373 |
388 |
371 |
395 |
423 |
457 |
434 |
250 |
194 |
Total proxénétisme aggravé |
319 |
225 |
305 |
711 |
592 |
627 |
705 |
669 |
512 |
498 |
225 |
220 |
Totaux |
820 |
661 |
675 |
1084 |
980 |
998 |
1100 |
1092 |
969 |
932 |
475 |
414 |
Source : Direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice.
Si les poursuites sur la base d’une incrimination de proxénétisme sont fréquentes et efficaces, celles sur la base de la traite sont moins mises en œuvre ; les condamnations pour traite sont très peu nombreuses, inférieures à une dizaine chaque année. Les magistrats font état de difficultés à caractériser la traite : difficulté de prouver les faits de recrutement, de transport ou d’hébergement, difficulté de mettre en avant la preuve de la rémunération. Réunir ces éléments de preuve exige une très bonne coopération internationale. Celle-ci est facilitée par le recours à l’incrimination de la traite, qui existe dans la plupart des États, au contraire de celle du proxénétisme, mais elle exige des moyens d’enquête importants de part et d’autre.
Le ministère de la Justice a fait de la lutte contre la traite une des priorités de sa politique pénale à partir de 2009, ce qui s’est traduit par la progression du nombre des enquêtes ouvertes pour traite. Cette évolution est positive, dans la mesure où la reconnaissance pour une personne de sa qualité de victime de la traite lui ouvre des droits accrus de protection et d’accompagnement.
2. Le démantèlement des réseaux de traite et de proxénétisme
Le traitement des affaires de traite est confié à l’Office central de répression de la traite des êtres humains (OCRTEH).
L’action des services de justice et de police s’est, depuis plusieurs années, concentrée sur des formes de proxénétisme et de traite violents, exercés par des réseaux albanais, bulgares et roumains installés en France.
Sur les quelque 1 000 condamnations pour proxénétisme qui sont prononcées chaque année, 600 affaires sont reliées au crime organisé. Cette criminalité procède par le recrutement, dans des pays de l'Est de l'Europe, de femmes que l'on trompe en leur faisant espérer un emploi rémunéré en France. Ces manœuvres s'accompagnent de représailles sur leur famille pour le paiement du voyage, de menaces ou d'actes de violence physique sur les femmes, et se prolongent par un contrôle rigoureux de leur travail et de leurs ressources. Celles-ci leur sont prélevées par les membres de l'organisation chargés, sur place, de recueillir l'argent et de le reverser aux proxénètes.
Au cours des dernières années, de nombreux réseaux ont été démantelés et leurs responsables condamnés à de très lourdes peines, allant de 8 à 10 années d’emprisonnement, ce qui correspond à l’infraction de proxénétisme aggravé (article 225-7 du code pénal). Ces condamnations ont eu un effet dissuasif, selon Mme Véronique Degermann, vice-procureure au tribunal de grande instance de Paris. Une bonne partie de ces réseaux se serait tournée vers d'autres pays européens pour exercer leurs activités.
Le tableau suivant présente les statistiques relatives aux réseaux de traite démantelés en France en 2011 et 2012.
RÉSEAUX INTERNATIONAUX DE TRAITE DES ÊTRES HUMAINS DÉMANTELÉS
Année |
2011 |
2012 |
Total |
45 |
52 |
Europe de l’Est |
14 |
32 |
Roumanie |
8 |
23 |
Bulgarie |
3 |
5 |
Hongrie |
1 |
3 |
Serbie |
1 |
1 |
Afrique |
14 |
8 |
Nigeria |
9 |
5 |
Cameroun |
1 |
3 |
Amérique centrale et du sud |
14 |
7 |
Brésil |
9 |
4 |
République dominicaine |
1 |
1 |
Saint-Domingue |
1 |
1 |
Venezuela |
1 | |
Europe de l’Ouest |
3 | |
Espagne |
2 | |
Angleterre |
1 | |
Asie |
4 |
1 |
Chine |
4 |
1 |
Océan indien |
1 | |
Île Maurice |
1 | |
Maghreb |
3 |
|
Algérie |
2 |
|
Maroc |
1 |
Source : Direction centrale de la police judiciaire, statistiques de l’activité judiciaire en 2012.
3. Faciliter la saisie des avoirs criminels
La confiscation des avoirs criminels est une mesure efficace de dissuasion des réseaux de traite ou de proxénétisme. En effet, si une peine de prison peut faire partie du « business plan » des membres d’un réseau, la confiscation de leurs biens mal acquis du fait de leur activité criminelle les touche tout particulièrement. C’est donc sur ce volet de la peine que nous souhaitons nous pencher.
Plusieurs dispositifs de renforcement des outils répressifs dans le domaine de la confiscation des avoirs criminels ont été adoptés récemment.
La direction centrale de la police judiciaire a mis en place une plateforme d’identification des avoirs criminels : les agents y sont chargés des enquêtes sur les patrimoines lors d’affaires judiciaires touchant la criminalité organisée. La police aux frontières (PAF) a créé en janvier 2011 une unité spécialisée dans la recherche et la confiscation des avoirs criminels issus de la traite. Le montant des avoirs saisis par la PAF en 2011 s’est élevé à 1,66 million d’euros, soit huit fois plus qu’en 2010, ce qui montre l’efficacité des nouveaux dispositifs.
Enfin, depuis la loi du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, les avoirs confisqués peuvent être utilisés pour indemniser les victimes de la traite.
Cette loi a élargi le champ des biens susceptibles d’être confisqués et a institué une procédure pénale spéciale aux fins de confiscation. Un bureau de recouvrement des avoirs a été créé en 2011, l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC). Cette agence est en charge de la gestion des biens saisis et confisqués, et doit veiller à l’indemnisation prioritaire des parties civiles sur les biens confisqués à la personne condamnée.
Ce renforcement des possibilités de saisie et confiscation est approprié et peut s’avérer dissuasif pour les trafiquants. Il conviendra de vérifier que les autorités judiciaires en font pleinement usage.
Au plan de l’Union européenne, on soulignera qu’une proposition de directive, présentée en mars 2012, concernant le gel et la confiscation des produits du crime est en cours d’examen : elle a pour objet d’adopter des règles minimales relatives au gel de biens en vue de leur éventuelle confiscation ultérieure et à la confiscation de biens en matière pénale. Sont concernées la confiscation directe, la confiscation en valeur, la confiscation élargie, la confiscation en l'absence de condamnation et la confiscation des avoirs de tiers. Comme l’indique la rapporteure du Parlement européen Monica Luisa Macovei dans les amendements proposés, « les avoirs d’origine criminelle qui sont recouvrés dans l’Union paraissent extrêmement faibles par rapport aux estimations des produits du crime. Les procédures de confiscation, bien qu’elles soient régies par la législation de l’Union et les législations nationales, ne sont pas appliquées autant qu’elles pourraient l’être et les législations nationales sont inégales et nécessitent donc une harmonisation appropriée, ne serait-ce que pour garantir la pleine et entière exécution de la confiscation. »
Votre Rapporteure approuve ce renforcement de l’espace pénal européen, qui est de toute évidence la dimension géographique et politique adaptée pour lutter contre la traite qui sévit au sein même de l’Union européenne.
C. INTERNET AU SERVICE DES PROXÉNÈTES : MIEUX FAIRE RESPECTER LA LOI FRANÇAISE
L’exploitation sexuelle, sur le territoire français, des personnes victimes des réseaux de traite s’exerce de plus en plus à la faveur d’Internet, qui permet aux proxénètes de proposer les services sexuels sur des sites dédiés aux annonces.
L’action des services de police et de gendarmerie contre le proxénétisme peut évidemment se prolonger sur Internet, avec l’identification des sites offrant des services sexuels en France, de leurs responsables et de leur lieu d’hébergement. Cependant les services se heurtent vite à des difficultés lorsque les sites sont hébergés à l’étranger, dans des pays où le proxénétisme n’est pas interdit. Les moyens d’action sont alors classiques : envoi d’une commission rogatoire par le juge s’il a été saisi par le parquet, ou, si la justice n’est pas saisie, envoi d’un signalement à l’Office européen de police Europol.
Votre Rapporteure s’est rendue à la Division de lutte contre la cybercriminalité (DLCC) du Service technique de recherches judiciaires et de documentation, organisme central de police judiciaire de la Gendarmerie nationale. Ce service, très actif contre la pédopornographie, conduit une mission de surveillance et d’enquête dans le but de faire fermer les sites coupables de l’infraction de pédopornographie, du proxénétisme ou encore de la vente frauduleuse de médicaments.
L’hébergement des sites à l’étranger est un obstacle considérable au respect de l’interdiction du proxénétisme sur notre territoire. Pour faire respecter notre droit, nous devons nous doter des outils appropriés pour intervenir à l’encontre des sites, c’est-à-dire obtenir un blocage de l’accès du public à ces sites.
Pour agir à l’encontre des sites auteurs d’infractions hébergés en France ou à l’étranger, deux dispositifs existent déjà, l’un adopté à l’encontre des activités illégales de jeux d'argent en ligne, l’autre pour la diffusion des images ou des représentations de mineurs à caractère pornographique.
Le blocage de l’accès aux sites illégaux de jeux en ligne est ordonné par le juge, sur une requête formulée par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL). Ce dispositif ne paraît pas le meilleur pour le cas du proxénétisme sur Internet : le temps d’enquête est long, de même que la procédure : cela donne le temps aux gestionnaires de sites de faire disparaître le site délictueux et de le reconstituer sous un autre nom. Ce système fonctionne en pratique pour les jeux d’argent car il y a peu d’affaires : la demande de blocage porte sur une dizaine de sites par an.
L’autre dispositif concerne le blocage de l’accès aux sites contrevenant aux dispositions de l’article 227-23 du code pénal, c'est-à-dire diffusant des images pédopornographiques.
Il a été adopté dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (article 4 de la loi LOPPSI 2). L’article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique a été modifié afin d’y intégrer la faculté, pour l’autorité administrative, de bloquer des sites diffusant des images pédopornographiques.
L’autorité administrative, c'est-à-dire le ministère de l’Intérieur, peut notifier aux fournisseurs d’accès Internet (FAI) les adresses électroniques des sites contrevenant aux articles 227-23 et suivants du code pénal : le blocage du nom de domaine ou de l’URL doit être effectué sans délai.
Un tel dispositif paraît approprié pour le cas du proxénétisme sur Internet, permettant d’agir de manière plus rapide et plus efficace que si le blocage est demandé par l’autorité judiciaire. L’immédiateté de l’intervention est ici primordiale. Cela s’accompagne évidemment de la possibilité du recours administratif comme celle du recours contentieux auprès du juge administratif à l’encontre de la décision de blocage.
L’application de la loi de 2004 suppose un travail important de la part des FAI : les sites proposant des images pédopornographiques sont hébergés à l’étranger, ils sont nombreux (environ 3000 sites estimés en stock et 800 en flux annuel) et mobiles. Le ministère de l’Intérieur a estimé la capacité de blocage nécessaire à hauteur de 3000 sites. Cela suppose une veille juridique permanente de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), qui doit transmettre le signalement des adresses à bloquer. Cela conduit surtout à demander aux FAI un travail quotidien de mise à jour du blocage, pour un nombre d’adresses à bloquer important.
Votre Rapporteure considère qu’un dispositif législatif équivalent doit être adopté pour permettre le blocage de l’accès du public aux sites Internet proposant des services sexuels tarifés, pouvant être considérés comme relevant du proxénétisme, et qui sont le plus souvent fondés sur un réseau de traite. Les officiers de police judiciaire dresseraient, à l’issue de la surveillance, une liste des sites « cibles », qui serait transmise par l’autorité administrative aux principaux fournisseurs d’accès installés en France, qui sont au nombre de cinq. Ceux-ci devront en réponse bloquer immédiatement l’accès du public aux sites concernés ; à défaut, ils pourraient être mis en cause pour complicité de proxénétisme. Les décisions de blocage pourront être contestées par un recours dans les conditions de droit commun.
Les sites proposant des services sexuels, comme ceux diffusant des images pédopornographiques, font preuve d’une grande capacité d’adaptation s’ils sont l’objet d’une interdiction, en changeant de nom et d’hébergeur très rapidement. Par ailleurs, la tenue à jour de la liste des sites auteurs d’infraction nécessite des moyens humains, de même que les interventions de blocage exigent du temps et du personnel du côté des FAI.
Ces inconvénients sont réels, mais ils ne doivent pas dissuader d’adopter les mesures législatives utiles pour donner une base juridique à l’intervention des autorités contre le proxénétisme et la traite.
On indiquera qu’en Allemagne, lorsque des groupes de citoyens signalent à l’hébergeur un site à contenu pédopornographique, la mesure prise entraîne la suppression de l’accès au site mais également son contenu, ce qui est plus dissuasif.
Votre Rapporteure engage le Gouvernement à rechercher, éventuellement sur le plan interministériel, le moyen de faire face au financement de la mise en œuvre de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. L’enjeu est celui de la lutte contre les sites diffusant des images pédopornographiques, mais il est surtout celui de la lutte contre le proxénétisme et la traite. Les moyens mis en œuvre seraient les mêmes, et permettraient une action répressive et dissuasive contre les deux formes de criminalité.
Il conviendrait également que soit rappelé régulièrement aux sociétés hébergeurs des sites Internet que leur responsabilité peut être engagée pour complicité de proxénétisme.
Recommandation n°2 : Demander aux fournisseurs d’accès Internet le blocage de l’accès aux sites qui portent à la connaissance du public des activités prostitutionnelles organisées par un proxénète ou rendues possibles par l’activité d’un réseau de traite. Permettre le recours contre la décision de blocage dans les conditions du droit commun.
D. RENFORCER LA COOPÉRATION INTERNATIONALE CONTRE LA TRAITE
La lutte contre la traite des êtres humains a fait l’objet de plusieurs instruments juridiques internationaux.
Dans le cadre des Nations unies, la convention contre la criminalité transnationale organisée, dite convention de Palerme, signée en décembre 2000, a été le premier instrument de droit pénal destiné à lutter contre les phénomènes de criminalité transnationale organisée, établissant le cadre universel pour la mise en œuvre d’une coopération policière et judiciaire internationale. L’un de ses protocoles additionnels, dit protocole de Palerme, concerne plus particulièrement la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants : il a été ratifié par la France en 2001.
Ce protocole est le premier instrument universel portant sur tous les aspects de la traite des personnes. Il s'agit avant tout d'un instrument de droit pénal, mais il comprend également des mesures de prévention et de protection des victimes, recherchant un équilibre entre, d'une part, l'objectif répressif de lutte contre la traite des personnes et les organisations criminelles qui s'y livrent et, d'autre part, la protection des victimes de la traite (article 2).
Dans le cadre de l’Union européenne, la traite des êtres humains fait l’objet de la directive 2011/36/UE du 5 avril 2011, qui succède, en intégrant ses dispositions, à la décision-cadre du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains.
La décision-cadre de 2002 imposait aux États membres d’incriminer la traite des êtres humains à des fins d’exploitation de leur travail ou de leurs services ou à des fins de prostitution et d’autres formes d’exploitation sexuelle, ainsi que l’instigation, la participation, la complicité et la tentative. Étaient visées aussi bien les personnes physiques que morales. Elle imposait également aux États membres de prévoir que ces infractions soient passibles de sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives, en particulier une peine privative de liberté d’au moins huit ans lorsque l’infraction principale a été commise dans certaines circonstances aggravantes (mise en danger de la vie de la victime, victime particulièrement vulnérable, recours à des violences graves ou ayant causé un préjudice particulièrement grave à la victime, organisation criminelle). La protection des victimes était également prévue.
La Commission européenne a jugé les transpositions nationales de cette décision cadre insuffisantes. Il convient de rappeler, que jusqu’au traité de Lisbonne, les politiques « justice et affaires intérieures » étaient soumises à la coopération intergouvernementale et donc beaucoup moins fortement coordonnées qu’elles ne devraient l’être aujourd’hui.
La directive de 2011 devait être transposée par les États membres avant le 6 avril 2013.
La section centrale de coopération opérationnelle de police (SCCOPoL)est chargée de mettre en œuvre le dispositif de coopération internationale le plus adapté dès lors que les faits constatés comportent des éléments étrangers (auteur ou victime étrangère, faits commis hors du territoire). Cette section est composée de policiers, gendarmes, magistrats éloignés, qui constituent le point de contact unique entre les services répressifs français et leurs partenaires étrangers, dépendant de la direction centrale de la police judiciaire.
Les enquêtes et poursuites relatives à la traite et au proxénétisme s’insèrent dans le cadre juridique de l’entraide pénale internationale. Pour la plupart des États européens, cette entraide s’effectue sur la base de la convention européenne d’entraide judiciaire de 1959, signée sous l’égide du Conseil de l’Europe, qui reste, selon les praticiens, un bon outil de coopération. La coopération repose sur les deux moyens habituels : les commissions rogatoires internationales et les demandes d’extradition, ces dernières supposant l’incrimination des faits également dans le pays requis.
La coopération progresse au sein de l’Union européenne, en particulier avec la Roumanie et la Bulgarie, États membres principalement concernés. Elle donne souvent lieu à la mise en place d’équipes d’enquête communes.
Dans ce cadre, la coopération est beaucoup facilitée par l’existence du mandat d’arrêt européen qui permet l’extradition sans que l’infraction poursuivie fasse obligatoirement l’objet d’une incrimination aussi dans le pays requis.
La base juridique de l’entraide est différente pour les pays africains d’où sont originaires certains auteurs de traite et un grand nombre de victimes. La coopération avec le Nigeria par exemple repose sur la convention de Palerme relative à la lutte contre la criminalité organisée de 2000 ; celle-ci n’est complétée par aucun accord bilatéral d’entraide pénale. Pour le Cameroun, un accord bilatéral d’entraide a été signé en 1974, complétant le dispositif de base établi par la convention de Palerme.
La France et la Chine ont signé en 2005 un traité d'entraide judiciaire en matière pénale, ce qui rend possible le traitement des commissions rogatoires. Cependant, la mise en œuvre de ce traité est encore faible, et intervient surtout pour des infractions relevant du droit pénal économique. Un traité bilatéral d'extradition, signé en 2007, est en cours de ratification par le Parlement, et se substituera à une pratique de courtoisie non contraignante. Ce nouvel instrument devrait permettre de dépasser les obstacles à la coopération résultant de la disparité des systèmes juridiques et judiciaires et de faire progresser cette coopération.
La coopération reste donc plus difficile avec les États hors d’Europe. Il convient de souligner que la Russie et le Nigeria par exemple, ne répondent pas aux demandes d’entraide de la France.
Il ressort de ces éléments que certains pays parmi les plus pourvoyeurs de trafiquants et de victimes, comme le Nigeria, se prêtent peu à la signature d’accords bilatéraux d’entraide pénale. Il convient de renforcer les négociations envers leurs représentants politiques et diplomatiques, dans la mesure où d’autres types de coopération économique ou fiscale, par exemple, sont opérationnels avec ces pays.
Ce renforcement de l’action diplomatique doit s’accompagner d’une exigence similaire au niveau de l’Union européenne. Votre Rapporteure reprendra la proposition du « rapport Bousquet-Geoffroy » (proposition 22) sur ce point.
Recommandation n° 3 : Renforcer l’action diplomatique de la France en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains.
Au plan de l’Union européenne, prévoir d’intégrer la coopération en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains dans tous les accords de partenariat conclus avec des pays tiers.
E. RENFORCER LA PROTECTION DES VICTIMES DE LA TRAITE ET DU PROXÉNÉTISME
Parmi les instruments internationaux relatifs au statut des victimes de la traite des êtres humains, doit être à nouveau mentionné le protocole de Palerme signé par les États parties le 12 décembre 2000. Ce protocole, dans ses articles 6 et 7, contient des mesures d'assistance et de protection pour les victimes de la traite.
Il oblige les États à fournir aux victimes une assistance appropriée pour leur permettre de faire valoir leurs vues au cours de la procédure pénale, ainsi que la possibilité d'obtenir réparation de leur préjudice.
Il encourage les États à fournir aux victimes un logement convenable, une assistance médicale, psychologique et matérielle, des possibilités d'emploi, d'éducation et de formation, ainsi que la possibilité de rester sur le territoire.
Ces mesures d'assistance et de protection, il faut le souligner, s'appliquent à l'ensemble des victimes de la traite, même si celle-ci n'a pas été perpétrée par des organisations criminelles (article 4 relatif au champ d'application).
Il consacre, pour la première fois dans le cadre d'un traité international, l'engagement des États à reprendre leurs nationaux et résidents permanents victimes de la traite, afin de favoriser le retour, de préférence volontaire, des victimes dans leur pays d'origine (article 8).
Ce protocole emporte donc des conséquences sur le cadre juridique national consacré aux victimes de la traite.
1. Appliquer sur tout le territoire les dispositions relatives à la protection des personnes victimes de la traite et du proxénétisme
Le cadre juridique de la protection des victimes de la traite et du proxénétisme sera décrit dans la deuxième partie du présent rapport, notamment pour présenter les dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) et du code de l’action sociale et des familles (CASF) destinées à aider ces personnes victimes.
Plusieurs dispositions législatives prévoient encore la protection des personnes victimes de la traite. Il en est ainsi du dispositif d’accueil sécurisant (Ac.Sé), sur le fondement de l’article 42 de la loi pour la sécurité intérieure, qui énonce que « toute personne victime de l'exploitation de la prostitution doit bénéficier d'un système de protection et d'assistance, assuré et coordonné par l'administration en collaboration active avec les divers services d'interventions sociales. »
La victime de la traite peut bénéficier d’un accompagnement et de l’admission au séjour, sous la condition, comme on l’a vu, qu’elle porte plainte ou témoigne dans une enquête. Elle peut témoigner de manière protégée, sans que son identité ne soit révélée, sans donner d’adresse, et l’audition peut être faite à distance. En outre, en fonction des circonstances, la mise en place d’un dispositif de protection de l’intégrité physique de la personne peut être décidée par les forces de l’ordre, le cas échéant sollicitées par le parquet ou le juge, au bénéfice de témoins, de victimes ou de leurs proches, à l’instar des personnes faisant l’objet de menaces.
Ces dispositions protectrices sont rarement mises en œuvre. Aussi, comme les associations et les élu-e-s peuvent souvent en faire la constatation au plan local, c’est plutôt, l’application des textes qui fait défaut, comme l’a également confirmé Mme Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission de protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, entendue par la Délégation.
Un élément pourrait cependant être ajouté au dispositif juridique de protection.
Le huis clos pendant la procédure judiciaire n’est pas de droit pour les victimes de la traite. Il ne l’est, en matière criminelle, qu’à la demande des victimes de viols ou de torture et d’actes de barbarie accompagnées d’agressions sexuelles mais peut être également ordonné si la publicité est « dangereuse pour l’ordre ou les mœurs », comme le prévoit l’article 306 du code de procédure pénale. En matière correctionnelle, le huis clos peut être ordonné si le tribunal constate « que la publicité est dangereuse pour l'ordre, la sérénité des débats, la dignité de la personne ou les intérêts d'un tiers » (article 400 du code de procédure pénale).
En pratique, le huis clos est rarement imposé dans les affaires de traite et de proxénétisme. Il serait donc souhaitable de le rendre de droit à la demande des victimes de traite et de proxénétisme aggravé, compte tenu du caractère pesant et du risque de « victimisation secondaire » qu’elles peuvent encourir avec la médiatisation des procès, rendue possible par la publicité des débats.
Recommandation n° 4 : rendre de droit le huis clos au procès, sur la demande des victimes de traite et de proxénétisme aggravé.
Enfin, votre Rapporteure tire la conclusion, des nombreuses auditions réalisées, que le manque de coordination des différents services de l’État intervenants entre eux, mais également avec les services sociaux des villes, et avec les associations d’aide et d’accompagnement, nuit fortement à une protection correcte des victimes de la traite.
Certaines collectivités, comme les villes de Bordeaux ou Lyon, ont réussi à mettre en place une coordination satisfaisante, permettant un accompagnement efficace de la victime, mais ces réussites sont rares. Il sera consacré un développement à cette question ci-dessous.
2. L’admission des associations à exercer les droits reconnus à la partie civile
L’article unique de la loi n°75-229 du 9 avril 1975 habilitant les associations constituées pour la lutte contre le proxénétisme à exercer l’action civile dispose précisément que « Toute association reconnue d’utilité publique ayant pour objet statutaire la lutte contre le proxénétisme et l’action sociale en faveur des personnes en danger de prostitution ou des personnes se livrant à la prostitution en vue de les aider à y renoncer, peut exercer l’action civile devant toutes les juridictions où cette action est recevable, en ce qui concerne les infractions de proxénétisme prévues par le code pénal ainsi que celles se rattachant directement ou indirectement au proxénétisme, qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit ».
La présence des associations aux procès est souvent d’une aide précieuse pour les victimes de proxénétisme et de traite des êtres humains, qui ne souhaitent pas endurer un procès pénal long et risquer de surcroît des représailles. Or la loi de 1975 ne visait que les infractions de proxénétisme : il convient donc de l’actualiser pour intégrer le délit de traite des êtres humains introduit dans le droit français par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.
Recommandation n° 5 : abroger la loi de 1975 et insérer un nouvel article dans le code de procédure pénale qui permettra aux associations ayant pour objet la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains d’exercer l’action civile.
3. Améliorer l’accès des victimes de la traite et du proxénétisme à une indemnisation du préjudice subi
La réparation du préjudice subi par les victimes est en principe obtenue au moment de la condamnation de l’auteur des faits par le juge pénal ou le juge civil. Les victimes peuvent également saisir la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) indépendamment de toute action publique, ce qui permet de demander réparation lorsque l’auteur des faits est introuvable ou insolvable.
Avant d’aborder les lacunes de ce dispositif en ce qui concerne les victimes de la traite et du proxénétisme, il convient de rappeler que ce droit à réparation est mentionné par différents instruments juridiques internationaux.
Le protocole de Palerme de 2000, dans son article 6-6, prévoit pour les victimes de la traite la possibilité d'obtenir réparation de leur préjudice.
La convention d’Istanbul, signée sous l’égide du Conseil de l’Europe, sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, qui a fait l’objet d’une transposition récente par le Parlement, prévoit, dans son article 30, l’indemnisation des victimes de toute infraction entrant dans son champ d’application.
Également, la directive du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, déjà évoquée plus haut, prévoit, dans son article 17, que les États membres veillent à ce que les victimes de la traite des êtres humains aient accès aux régimes existants en matière d’indemnisation des victimes de la criminalité internationale violente.
Dans les faits, l’indemnisation des victimes par les commissions d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) se heurte à différentes exigences qui rendent très souvent cette possibilité inopérante.
L’article 706-3, 2°, du code de procédure pénale ouvre le droit à l’indemnisation du préjudice subi aux personnes victimes de la traite, sans qu’elles aient besoin de justifier d’une incapacité totale de travail (ITT) égale ou supérieure à un mois, exigée de manière générale pour les victimes.
Cette disposition prévoit l’exigence selon laquelle la personne lésée est :
– de nationalité française
– ou, pour des faits commis sur le territoire national, ressortissante d'un État membre de l’Union européenne ou en séjour régulier au jour des faits ou de la demande.
On soulignera que la condition de régularité du séjour devrait être supprimée par la loi, adoptée au mois de juillet, adaptant notre droit aux dispositions de la convention d’Istanbul de 2011 sur la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène.
Néanmoins, la différence de traitement qui résulte de cette disposition entre les victimes de la traite et celles du proxénétisme n’apparaît pas justifiée ; elle a en outre des conséquences importantes sur l’accès à l’indemnisation, dans la mesure où les poursuites sur le fondement de la traite sont beaucoup moins nombreuses que celles sur le fondement du proxénétisme.
Les dommages physiques et psychologiques de l’activité de prostitution sont décrits et connus, aussi n’apparaît-il pas nécessaire qu’ils soient quantifiés par le biais de l’ITT.
C’est pourquoi il serait souhaitable d’aligner le régime juridique applicable à l’indemnisation des victimes du proxénétisme sur celui des victimes de la traite, en n’exigeant pas la preuve d’une incapacité totale de travail.
Recommandation n° 6 : Améliorer l’indemnisation du préjudice subi par les victimes du proxénétisme dans l’accès à la réparation des dommages subis du fait de cette infraction.
F. INSTAURER UNE COORDINATION DE L’ACTION DE L’ENSEMBLE DES SERVICES DE L’ÉTAT ET DES ASSOCIATIONS
Le groupe de travail de notre Délégation a organisé, à Paris et en régions, quatre tables rondes réunissant, à chaque fois, les acteurs de la lutte contre la prostitution et de l’accompagnement des personnes prostituées. Il lui est apparu que si chacun des acteurs – Justice, Police, Gendarmerie, services sociaux des villes, déléguée régionale aux droits des femmes et déléguées départementales, direction départementale de la Cohésion sociale, acteurs associatifs locaux, Agence régionale de santé – remplissait pleinement sa mission en fonction des moyens humains et matériels disponibles, en revanche, la coordination entre tous ces acteurs était lacunaire, voire inexistante.
Le constat du manque de coordination des services de l’État est également dressé, de manière assez sévère, par l’IGAS dans son rapport déjà mentionné sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées.
1. Le rôle de coordination nationale récemment confié à la MIPROF
Face à ce constat, l’initiative prise par le Gouvernement au début de cette année, de créer la MIPROF - Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains – traduit la prise de conscience, par les autorités françaises, de la fragilité du dispositif existant et de la déperdition d’efficacité qui en découle.
Selon les termes de la secrétaire générale de la MIPROF, Mme Moirond-Braud, entendue par la Délégation, « la mission doit jouer un rôle de coordination et contribuer à mettre en place une stratégie nationale pour la lutte contre la traite des êtres humains, stratégie nécessitant une mobilisation interministérielle et un partenariat actif avec les acteurs associatifs et territoriaux ».
Cette évolution répond aux préconisations du GRETA, le groupement d’experts du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains, dont la mission est l’expertise des dispositions mises en place par les États membres du Conseil de l’Europe pour l’application de la convention de Varsovie. Le GRETA a en effet procédé à l’expertise du système français de lutte contre la traite : ses conclusions ont appelé à la mise en place d’une coordination nationale et d’un plan d’action.
La MIPROF a donc pour tâche d’élaborer un plan national de lutte contre la traite et de coordonner entre eux les différents services de l’État impliqués. On rappellera, à cet égard, qu’un projet de plan d’action national avait été élaboré entre 2008 et 2010 par un groupe de travail réunissant des représentants des ministères concernés par la lutte contre la traite, piloté par le ministère de la Justice et le ministère de l’Intérieur. Mais aucune suite n’a été donnée à ce plan, qui a donc été « remis sur le métier » par la MIPROF.
Ce plan devrait aussi, selon Mme Moiron-Braud, secrétaire générale de la mission, prévoir la formation des policiers et des gendarmes, qui sont les premiers contacts de la victime. Plus largement, la formation devra concerner aussi la police aux frontières, les magistrats, les avocats et les personnels de santé. Elle portera notamment sur l’identification des victimes de la traite : cette identification est en pratique difficile, car il s’agit le plus souvent de personnes en situation irrégulière, très vulnérables et isolées, en grande détresse, sans contacts, perçues comme « auteurs » d’un délit et qui ne parlent pas spontanément.
Or la reconnaissance de la qualité de victime de la traite est importante afin de faire bénéficier les personnes du dispositif législatif et réglementaire spécifique de protection, d’hébergement et d’admission au séjour.
Cependant, votre Rapporteure attire l’attention sur le fait qu’un travail interministériel sur la traite ne suffit pas. Il faut mettre en place une coordination des services pour lutter plus globalement contre la prostitution. Si notre pays considère effectivement que la prostitution est une violence, alors ce sont toutes les victimes de cette violence qui doivent pouvoir être protégées et accompagnées quand elles le souhaitent, qu’elles aient été ou non victime de la traite.
Recommandation n° 7 : Élargir la mission de la MIPROF à la coordination des services pour lutter globalement contre la prostitution.
2. Établir une coordination au plan départemental pour suivre les dossiers des personnes victimes de la traite et de la prostitution
La coordination locale entre les différents services est en effet indispensable.
Votre Rapporteure, comme plusieurs de ses collègues, considère que la commission départementale contre les violences faites aux femmes, instance préfectorale, devrait être le lieu de la coordination de toutes les actions menées dans le domaine de la prostitution. Plus particulièrement, une sous-commission chargée de la lutte contre la prostitution pourrait suivre les dossiers des personnes victimes de la traite ou issues de la prostitution, notamment dans le cadre du « parcours social » qui sera proposé ci-dessous.
Les commissions départementales d’action contre les violences faites aux femmes avaient été créées en 1989, placées sous la présidence des préfets de département et animées par les déléguées régionales et les chargées de mission départementales aux droits des femmes et à l’égalité. Ces commissions ont été fondues au sein des Conseils départementaux de prévention de la délinquance, d’aide aux victimes et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes (CDPD) par la loi de simplification du droit du 2 juillet 2003. Cependant, les commissions peuvent poursuivre leur travail au sein d’une formation restreinte des CDPD, ce qui est le cas dans un certain nombre de départements.
Il est regrettable que ces commissions ne se réunissent plus dans tous les départements ; en outre, lorsque c’est le cas, il faut bien constater que la fréquence des réunions est trop faible : une fois par an en général. Ce fonctionnement ne permet pas d'engager un travail de collaboration pérenne.
Pourtant, le rôle des commissions départementales sur les violences est essentiel dans le traitement de la question prostitutionnelle au plan local. C’est pourquoi il faut préserver ou rétablir leur action, et leur confier une mission d’animation et d’information de tous les acteurs de la lutte contre la prostitution, mais aussi d’accompagnement des personnes prostituées qui suivent un parcours de sortie.
Cette coordination devrait associer le Procureur de la République ou son représentant, les services de l’État (services de police et de gendarmerie, services des étrangers, services des droits des femmes), les conseils généraux, le service public de l’emploi local, les CPAM, les Urssaf, les administrations des finances publiques et les élu-e-s locaux.
Cette action au plan départemental est tout à fait envisageable sans préjudice de la mission de la MIPROF. La secrétaire générale de la mission prévoit, de fait, la nomination de référents dans chaque préfecture afin qu’ils puissent prendre en charge des dossiers tels ceux des personnes qui veulent sortir de la prostitution.
Votre Rapporteure observe enfin qu’une réelle action coordonnée de lutte contre le système prostitutionnel va demander des moyens, notamment en termes d’hébergement. Une volonté politique forte devra donc soutenir la mise en œuvre du plan.
Recommandation n° 8 : Réunir dans chaque département une commission de lutte contre les violences faites aux femmes et instituer une sous-commission de lutte contre la prostitution ; leur assurer un rythme de réunion régulier.
Confier à cette sous-commission une mission d’animation et d’information réciproque des acteurs dans le domaine des actions de lutte contre la prostitution et le proxénétisme, comme de l’accompagnement des personnes prostituées.
Mettre en place une coordination au niveau local pour suivre la mise en place de parcours de sortie pour chaque personne prostituée impliquée.
Confier au/à la chargé-e de mission départementale aux droits des femmes et à l’égalité un rôle d’impulsion et d’animation de ce travail de coordination.
Confier à la commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes la coordination de la formation des acteurs intervenant dans le domaine de la prostitution.
Les lacunes de l’information disponible, la nécessité d’une meilleure coordination entre les intervenants Table ronde tenue à Poitiers le 13 juin 2013 Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation aux droits des femmes et membre du groupe de travail sur la prostitution, s’est entretenue à Poitiers avec les acteurs départementaux et régionaux de la lutte contre le proxénétisme et la traite, ainsi que les acteurs de l’accompagnement aux personnes prostituées. Cette table ronde a permis d’évoquer un certain nombre de sujets. Comment mieux cerner la réalité des prostitutions à l'échelle régionale ? Les déléguées départementales aux droits des femmes de la région Poitou-Charentes font état de l’absence de données sur la question, soit parce que la circulation de l’information est insuffisante pour qu’elles en aient connaissance, soit parce que la prostitution est inexistante dans leur département. Dans la Vienne, le phénomène de prostitution de rue est essentiellement concentré à Poitiers depuis 2002. Cette prostitution visible est bien appréhendée. Ce phénomène peut être considéré comme faible, quelques dizaines de femmes en seraient victimes, toutes majeures. Aucune information n'est toutefois disponible sur les autres formes de prostitution Ni la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) ni la Justice ne disposent de données quant à la prostitution individuelle dans la sphère privée, estudiantine ou organisée via les réseaux Internet. Ces prostitutions concernent vraisemblablement des femmes et des hommes en nombre plus important mais les services sont démunis pour les dénombrer et les identifier. La mobilisation des crédits régionaux pour la lutte contre la prostitution, au titre du programme budgétaire Égalité des chances entre les hommes et les femmes, se concentre sur la ville de Poitiers. Quelle coordination entre les acteurs ? Dans les quatre départements, la commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes existe mais ne remplit pas le rôle d'une véritable coordination. Elle traite des violences faites aux femmes sans qu'une prise en compte spécifique ne soit consacrée au système prostitutionnel. Peu d'informations sont disponibles, qui circulent mal entre les services intéressés. L’action répressive : quelques poursuites pour proxénétisme, aucune pour racolage Dans les cinq dernières années, les services de gendarmerie ont traité trois affaires de proxénétisme, mais aucun fait de racolage dans les dix dernières années. L'analyse de la DDSP conduit à constater que malgré les mouvements résultant des mesures d'éloignement administratif, de l'interpellation des proxénètes ou de départs volontaires voire de déplacement dans d'autres agglomérations, le système prostitutionnel perdure. Désormais, les jeunes femmes qui en sont victimes sont originaires pour la plupart du Nigeria. Leur arrivée en France a été facilitée par des réseaux organisés depuis l'Afrique via des relais situés en Espagne. Leur activité est localement contrôlée par certaines de leurs compatriotes, elles-mêmes prostituées qui les chaperonnent, organisent ou assurent leur hébergement et recueillent le produit de leur activité. Les femmes circulent entre Paris et Poitiers de sorte qu'un lien de confiance entre elles et les associations de prévention ne puissent pas s'établir durablement. L'organisation du proxénétisme tenu par ces personnes prostituées a donné lieu à deux comparutions immédiates respectivement en 2011 et 2012. La DDSP et les services de gendarmerie précisent qu'il n'y a pas d'investigation dès lors qu'aucun fait ne constitue un trouble de l'ordre public. Là où la DDSP considère le délit de racolage passif comme un moyen d'entrer en dialogue avec les personnes prostituées, de collecter des informations sur leurs parcours ; les associations estiment qu'il fait obstruction à leurs interventions et qu'ils placent les personnes prostituées comme auteures et non victimes de violence. Le délit de racolage est reconnu comme une nécessité pour les uns et un obstacle à l'action préventive pour les autres. |
II.– INSTITUER UN ACCOMPAGNEMENT DES PERSONNES PROSTITUÉES
L’approche abolitionniste vise à ce que les personnes victimes de la prostitution et du proxénétisme qui le souhaitent puissent sortir de cette situation de violence et entreprendre leur réinsertion et accéder à la vie qu’elles souhaitent. Mais pour cela, nous nous devons de l’accompagner vers des alternatives crédibles.
Notre pays a déjà mis en place quelques dispositifs permettant de venir en aide aux victimes de la traite, d’une part, aux victimes du proxénétisme qui acceptent de témoigner contre leur proxénète dans le cadre d’une enquête, d’autre part. Des crédits budgétaires sont disponibles chaque année pour permettre l’accompagnement social des personnes prostituées : cette action repose essentiellement sur les associations.
Pourtant, ces dispositifs sont morcelés et ne sont accessibles que d’une manière assez limitée, ce qui fait que la plupart des victimes de la prostitution, de la traite et du proxénétisme n’y ont, en pratique, pas accès.
L’une des faiblesses actuelles majeures de la politique française en matière de prostitution consiste dans les lacunes des politiques sociales menées en direction des personnes prostituées.
La France dispose d’un réseau associatif très compétent, qui, s’il n’existe pas partout sur le territoire, est cependant présent dans de nombreuses villes. Il peut servir d’appui pour mettre en place une réelle politique d’accompagnement globale : ce volet social est aussi important que le volet que votre Rapporteure exposera plus loin, celui de la responsabilisation du client.
Sera d’abord évoqué l’accès au droit des personnes prostituées. Pour nombre de celles s’engageant dans une démarche de sortie de la prostitution, leur situation sociale est marquée par une grande précarité – elles ne disposent d’aucun revenu et bien souvent, ne bénéficient que de titres de séjour très temporaires qui ne permettent pas d’envisager une formation professionnelle.
Chacun des aspects de leur situation sera ici décrit, et votre Rapporteure proposera un certain nombre de mesures qui, toutes réunies, pourraient constituer une alternative crédible à la situation de violence que vivent ces personnes. Proposer un parcours de sortie de la prostitution aux personnes qui le souhaitent constitue selon votre Rapporteure un enjeu décisif : il implique d’apporter une réponse durable en termes de soins, de sécurité, de revenus, de logement, de formation et d’accompagnement vers l’emploi.
De telles mesures répondraient aux dispositions de la directive du Parlement européen et du conseil du 5 avril 2011 (10) concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes, laquelle, dans son article 11, fait obligation aux États membres de « prévoir des mesures d’aide et d’assistance aux victimes qui leur assurent au moins un niveau de vie leur permettant de subvenir à leurs besoins en leur fournissant notamment un hébergement adapté et sûr, une assistance matérielle, les soins médicaux nécessaires, y compris une assistance psychologique, des conseils et des informations, ainsi que des services de traduction et d’interprétation, le cas échéant ».
A. L’ACCÈS AU DROIT DES PERSONNES PROSTITUÉES
En cohérence avec son positionnement abolitionniste, la France ne reconnaît pas de statut juridique spécifique aux personnes prostituées mais elles peuvent accéder aux dispositifs de droit commun.
1. L’accès à la protection sociale
Les personnes prostituées ont théoriquement accès à la protection sociale, garantie à tous les citoyens. Plus précisément, elles peuvent bénéficier de la couverture maladie universelle (CMU), sans condition de ressources. Créée par la loi n° 99-641 du 27 juillet 1999, la CMU permet le rattachement au régime général d’assurance maladie de toutes les personnes non affiliées à un autre régime à titre personnel ou d’ayant droit et résidant légalement et régulièrement en France. S’il dépasse un certain revenu, le bénéficiaire doit payer une cotisation.
En dessous d’un certain plafond de ressources, les personnes prostituées peuvent bénéficier de la CMU complémentaire (CMUc) et de l’aide au paiement d’une complémentaire santé (ACS).
Les personnes prostituées de nationalité étrangère en situation irrégulière bénéficient, à condition de ne pas dépasser un plafond de ressources, de l’aide médicale d’État (AME), si elles résident de manière ininterrompue depuis au moins trois mois en France. Les personnes non éligibles à l’AME peuvent bénéficier de la prise en charge par l’État des « soins urgents dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne » selon les dispositions de l’article L. 254-1 du code de l’action sociale et des familles.
Les personnes prostituées peuvent accéder, si elles sont en situation de précarité, aux permanences d’accès aux soins de santé (PASS) mises en place par les établissements participant au service public hospitalier. Ce sont des cellules de prise en charge médico-sociale qui doivent faciliter l’accès des personnes démunies non seulement au système hospitalier mais aussi aux réseaux institutionnels ou associatifs de soins, d’accueil et d’accompagnement social.
En matière d’assurance vieillesse, les personnes prostituées ont évidemment accès au droit commun : elles peuvent percevoir l’allocation de solidarité aux personnes âgées, assurant un minimum de ressources aux personnes de plus de 65 ans. Celle-ci est néanmoins soumise à une condition de résidence régulière en France. Par ailleurs, le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation adulte handicapé (AAH) et l’allocation parent isolé (API) leur sont ouverts.
Dans la pratique, il s’avère que les personnes prostituées connaissent des difficultés particulières d’accès aux droits et aux soins. Les conditions souvent restrictives apparaissent peu adaptées au parcours des personnes prostituées et surtout celles-ci, notamment étrangères, connaissent très peu les droits auxquels elles peuvent prétendre.
Ainsi, la plupart des dispositifs évoqués, l’AME, la CMU, la CMU complémentaire et l’ACS nécessitent d’établir une domiciliation alors même que les prostituées de rue sont souvent très mobiles. L’obstacle de la langue est également un frein considérable à l’accès aux soins. Il faut ajouter à cela la crainte des services de police et, plus généralement, envers les institutions et les services publics, spécialement pour les personnes en situation irrégulière.
La crainte des jugements de valeur et de la discrimination est également présente et des cas de discrimination par le personnel médical ont effectivement été rapportés, en particulier pour les personnes transgenres.
L’implication des personnels gérant les dispositifs de droit commun est donc déterminante, et elle est pleinement légitime puisque les personnes prostituées doivent bénéficier des prestations de droit commun lorsqu’elles remplissent les conditions d’accès (RSA, ATA, CMU, aide personnalisée de retour à l’emploi, notamment).
L’accès aux droits constitue un enjeu fort puisque la simple reconnaissance des droits sociaux ne suffit pas à garantir l’amélioration de la protection sociale des personnes prostituées : il faut mettre en vigueur une réelle stratégie d’information et d’orientation.
Recommandation n° 9 : Soutenir les associations dans leur action de diffusion auprès des personnes prostituées d’une meilleure information sur l’ensemble de leurs droits.
Recommandation n° 10 : Inclure les personnes prostituées parmi les bénéficiaires de la politique nationale de lutte contre le non-recours, prévu par le Plan de lutte contre la pauvreté et pour l’insertion, de manière à ce qu’elles soient informées et orientées sur les droits et conditions d’accès aux prestations sociales.
Cette situation pourra s’améliorer avec la mise en place de la coordination entre les différents services de l’État évoqué plus haut. Si des référents sont nommés dans chaque préfecture afin de prendre en charge les dossiers des personnes victimes de la traite et du proxénétisme, ainsi que la secrétaire générale de la MIPROF, Mme Moirond-Braud, l’a indiqué, les démarches individuelles devraient en être facilitées. La désignation de référents informés des particularités de la situation de ces personnes pourrait aussi intervenir dans chacune des administrations.
Afin d’éviter la stigmatisation des personnes prostituées, une formation spécifique à l’accueil des personnes prostituées des personnels de santé et sociaux devrait être dispensée.
Les professionnels de santé, du droit et de l’aide sociale qui sont au contact des personnes prostituées ne sont pas formés à l’orientation de ce public vers des dispositifs adaptés. Beaucoup de portes se ferment devant les personnes prostituées, alors que la réussite d’un parcours de sortie de la prostitution repose sur la capacité de la victime de trouver une porte ouverte, susceptible de l’éloigner de la prostitution.
Recommandation n°11 : Mettre en place un plan national de formation des professionnels concernés à l’orientation des personnes prostituées en matière de santé, de droit et d’accompagnement social.
2. La prise en compte volontariste des enjeux sanitaires de la prostitution
Votre Rapporteure voudrait ici rappeler et faire siennes un certain nombre de recommandations issues du rapport de l’IGAS déjà mentionné, afin de mieux prendre en considération les enjeux sanitaires liés à l’exercice de la prostitution. Ainsi, en plus d’une meilleure connaissance d’ensemble des différentes formes d’activité prostitutionnelle, il apparaît particulièrement souhaitable de développer des actions prioritaires en direction des mineurs, notamment en s’attaquant résolument à la prostitution des mineurs, en traitant plus précocement les situations de fragilité et en sensibilisant les plus jeunes aux notions de respect et d’égalité de genre. La dernière partie de ce rapport présentera de manière plus approfondie les actions à mener dans le milieu scolaire.
De même, il conviendrait d’accroître l’effort de prévention en développant les outils et moyens confiés aux associations : un nombre accru de passages sur le terrain, une meilleure couverture géographique des besoins, la mise au point de nouveaux modes d’intervention adaptés aux nouvelles formes de prostitution, la prévention des risques sanitaires, l’adaptation des conditions d’intervention des services administratifs, principalement.
Enfin, il est nécessaire d’améliorer l’accès aux dispositifs de droit commun, en relais des interventions associatives en :
– favorisant les passerelles entre les associations et les services de droit commun ;
– tenant compte des spécificités de l’activité prostitutionnelle dans le travail et l’organisation des services de droit commun ;
– faisant connaître le recours aux services d’interprétariat dans les établissements de santé ;
– sensibilisant aux problématiques prostitutionnelles les professionnels au contact de ces populations.
Il convient en outre d’apporter aux victimes de la prostitution les soins proposés à toutes les victimes de violences sexuelles. Les consultations de psycho-traumatologie ouvertes aux femmes victimes de violences dans le cadre de la mise en œuvre du 4e plan triennal de lutte contre les violences faites aux femmes doivent être ouvertes aux victimes de la prostitution.
Il a déjà été souligné dans la première partie que les victimes de la prostitution sont souvent sujettes à l’alcoolisme et à la consommation de drogue, ce qui appelle une réponse thérapeutique. Les personnes prostituées devraient pouvoir accéder en priorité aux dispositifs de lutte contre l’addiction et à ceux du plan national mis en place par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), comme les consultations d’addictologie prises en charge.
Par ailleurs, le VIH/SIDA étant l’un des risques sanitaires liés à la prostitution, les personnes prostituées font partie des populations devant bénéficier des actions de prévention. Les associations ont mis en place de telles actions, en particulier dans leurs visites régulières sur les lieux de prostitution. Cependant, l’importance croissante de la prostitution dont le point de rencontre est Internet au sein du phénomène prostitutionnel conduit votre Rapporteure à s’interroger sur les approches préventives, adaptées à ce média, qui pourraient être développées. AIDES, association française de lutte contre le SIDA auditionnée par le groupe de travail, a expliqué comment ses équipes étaient aujourd’hui formées à la prévention sur Internet.
Votre Rapporteure salue également initiative menée pour la Direction générale de la santé (DGS) par l’association Grisélidis, association toulousaine accompagnant les personnes prostituées, dans le cadre du Plan national de lutte contre le VIH/SIDA et les IST 2010-2014. Ainsi, une recherche-action est en cours de réalisation sur les modalités de prostitution sur Internet, afin d’élaborer des approches préventives adaptées à ce média. Ces initiatives devraient permettre de mieux cerner ce phénomène, documenter ces nouvelles pratiques, et élaborer sur ces bases des stratégies de prévention adaptées.
Recommandation n° 12 : adopter une prise en compte volontariste des enjeux sanitaires de la prostitution en matière de prévention et de soins.
Assurer l’accès des personnes prostituées aux soins, dans le cadre du droit commun, et veiller en particulier à leur assurer l’accès à des soins psychologiques et de lutte contre les addictions.
3. Le droit de déposer plainte
Un autre aspect essentiel de l’accès aux droits pour les personnes prostituées est la possibilité de porter plainte. On l’a dit, les personnes prostituées sont très souvent victimes de violences, parfois très graves. Et pourtant, le dépôt de plainte est fréquemment pour elles un obstacle de taille.
Ainsi, souvent en situation de séjour irrégulier, elles craignent d’être arrêtées lors du dépôt de plainte. Les pressions exercées par le proxénète se révèlent aussi très dissuasives. Enfin, considérées comme auteurs du délit de racolage passif, bien plus que comme victimes, elles hésitent à porter plainte devant les forces de l’ordre, qui ne sont pas toujours envisagées comme des alliées.
Laurence Noëlle, anciennement prostituée, qui a accepté d’être auditionnée par le groupe de travail, a témoigné de la peur d’être arrêtée qui habite les personnes prostituées et les fait fuir alors qu’elles pourraient, au contraire, réclamer de l’aide : « Dans la rue Saint-Denis, qui est une rue à sens unique, lorsque les policiers arrivaient, les prostituées faisaient circuler l’information. Moi, je courais comme une folle car j’avais peur d’aller en prison. À l’époque, je ne savais pas que je pouvais être protégée. Il y a un gros travail à faire en matière de prévention car il n’est pas normal que des personnes qui sont des victimes se retrouvent en prison ». Ce témoignage est d’autant plus poignant que Laurence Noëlle était mineure à l’époque, entre les mains de proxénètes, et ne s’est jamais adressée à la police qui aurait pourtant pu l’aider.
Les témoignages reçus par les associations indiquent que les plaintes sont fréquemment écartées sans instruction.
L’accueil qui est fait aux personnes prostituées appelle très certainement un effort de formation important des agents des services de police et de gendarmerie pour la réception des plaintes, en particulier lorsqu’il s’agit de victimes de la traite des êtres humains, signalement qui ne peut être fait que si l’agent qui rencontre la personne a reçu une formation adéquate. Des personnels référents dans les gendarmeries et commissariats de police seraient ici bienvenus.
Recommandation n° 13 : Faire bénéficier les agents des services de police et de gendarmerie d’une formation à la réception des plaintes des personnes prostituées et des victimes de la traite des êtres humains.
B. ACCOMPAGNER LES PERSONNES DÉSIREUSES DE QUITTER LA PROSTITUTION
Les politiques françaises en matière de prostitution ont trop longtemps mis de côté le volet social permettant d’accompagner les personnes prostituées vers une réinsertion sociale et professionnelle. Dans la démarche de votre Rapporteure, visant à augmenter la lutte contre les réseaux et globalement à faire diminuer le recours à la prostitution, il nous paraît indispensable de nous donner les moyens de proposer des alternatives crédibles aux personnes désireuses de quitter la prostitution.
La réinsertion des personnes prostituées se heurte à de nombreux obstacles : elles n’ont pas de revenu de substitution, doivent parfois trouver un logement d’urgence, elles doivent pouvoir accéder à un accompagnement spécifique, et les démarches de réinsertion professionnelle sont souvent rendues difficiles du fait de leur état de santé et de la difficulté à justifier de temps d’inactivité. Par ailleurs, les personnes étrangères sont très souvent en situation irrégulière sur le territoire français.
1. Faciliter l’accès des personnes étrangères victimes du proxénétisme et de la traite à une régularisation de leur séjour
Comme il a été souligné dans la première partie du présent rapport, la grande majorité des personnes prostituées est à présent étrangère ; parmi elles, beaucoup se trouvent sur le territoire français avec un visa de tourisme expiré ou ne disposant d’aucun titre de séjour. Il peut s’agir de personnes arrivées en France par un réseau de traite, mais il peut s’agir aussi de personnes qui, ayant choisi la migration et se trouvant dans une situation précaire, basculent dans la prostitution pour survivre.
Les victimes de la traite peuvent se voir accorder un titre de séjour, sous réserve de leur coopération avec la justice ; elles peuvent aussi être intégrées dans le dispositif national d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains : l’Ac.Sé (Accueil Sécurisant). Elles peuvent en principe être indemnisées par l’État dans le cadre de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) dans les conditions prévues à l’article 706-3 du code de procédure pénale, mais les conditions cumulatives assez restrictives posées donnent un caractère exceptionnel à cette indemnisation, surtout lorsque la personne est étrangère11.
En pratique, ces victimes bénéficient peu de l’ensemble de ces droits ; en particulier, le droit au séjour, qui conditionne l’insertion sociale de la personne et sa reconstruction psychologique, est peu accordé. Il est à cet égard regrettable que la politique mise en œuvre par les préfectures soit très différente d’un département à l’autre, avec pour conséquence une réelle inégalité de l’accès au droit pour les personnes victimes.
a. Le droit au séjour au titre de l’article 316-1 du CESEDA peu mis en œuvre
L’article L. 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dispose que « sauf si sa présence constitue une menace à l’ordre public, une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » peut être délivrée à l’étranger qui dépose plainte contre une personne qu’il accuse d’avoir commis à son encontre les infractions visées aux articles 225-4-1 à 225-4-6 et 225-5 à 225-10 du code pénal ou témoigne dans une procédure pénale concernant une personne poursuivie pour ces mêmes infractions ».
Il s’agit ici de déposer plainte ou témoigner à l’encontre d’auteurs de traite des êtres humains et d’infraction de proxénétisme simple ou aggravé. La délivrance du titre de séjour peut être suivie de celle d’une carte de résident lorsque le proxénète ou l’auteur de la traite a été définitivement condamné.
L’application de cette disposition, extrêmement limitée au début, semble progresser : si une vingtaine seulement de cartes de séjour « vie privée et familiale » était délivrée en 2008, ce nombre était d’environ 200 en 2012. Ce chiffre représente 27 % des victimes de la traite, qui seraient au nombre de 750 identifiées dans les procédures judiciaires, selon les données de la Direction centrale de la police judiciaire.
Le tableau suivant montre l’évolution du nombre de personnes admises au séjour sur la base de l’article L. 316-1 du CESEDA.
LE DROIT AU SÉJOUR DANS LE CADRE DE L’ARTICLE L. 316-1 DU CESEDA
Type de titre détaillé |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
Carte de résident créations (premiers titres) |
1 |
5 |
1 | |||
Carte de résident renouvellements |
1 |
4 |
14 |
8 |
2 | |
Carte de séjour temporaire créations (premiers titres) < 1 an 1 an |
2 20 |
2 55 |
11 58 |
32 |
33 |
12 |
Carte de séjour temporaire renouvellements < 1 an 1 an |
7 29 |
43 102 |
91 165 |
134 183 |
134 184 |
40 58 |
Les associations d’aide aux personnes prostituées, qui présentent fréquemment les dossiers à la préfecture, dénoncent des différences de traitement importantes en matière de délivrance de titres selon les départements. Le préfet dispose en la matière d’un pouvoir discrétionnaire, et ses services apprécient la situation de la personne en fonction d’un faisceau d’indices.
L’application de cette disposition législative est complexe pour les services administratifs, à plusieurs égards.
Le lien entre déroulement de l’enquête judiciaire et délivrance ou renouvellement du titre oblige les services préfectoraux à interroger le procureur pour savoir si l’enquête progresse et si les responsables du réseau ont été mis en accusation.
Il impose aussi d’interroger les services enquêteurs, qui apportent des éléments au dossier et doivent empêcher les détournements de procédure.
Des difficultés peuvent intervenir quand les victimes se présentent sans passeport et sans demande de passeport consulaire, ou avec de faux papiers.
Enfin, il arrive que le proxénète ne puisse être condamné, ce qui empêche la victime qui a témoigné d’obtenir une carte de résident, puisque cette obtention est liée au prononcé d’une condamnation définitive.
La délivrance d’un titre de séjour est aussi possible sur le fondement de l’article L. 313-14 du même code, pour motifs humanitaires. Cette délivrance est laissée à la discrétion du préfet, et les cas sont également assez rares, en dépit des dispositions de la circulaire du 5 février 2009 relative aux conditions d’admission au séjour des étrangers victimes de la traite ou du proxénétisme coopérant avec les autorités judiciaires : « Vous avez toujours la possibilité d’envisager la délivrance à ces victimes d’un titre de séjour en dérogeant à l’obligation de témoignage ou de dépôt de plainte, en tenant compte des éléments permettant de caractériser leur situation de victime et des efforts de réinsertion consentis (inscription à une formation linguistique, professionnelle, exercice d’une activité professionnelle...) ».
Les entretiens conduits en région par votre Rapporteure et les autres membres du groupe de travail ont permis de relever que les services préfectoraux, comme les services sociaux et les associations, se trouvent parfois soumis à des injonctions contradictoires, oscillant entre lutte contre l'immigration clandestine d’un côté et la protection des victimes de l’autre. Ainsi par exemple, une association ou un service qui a vocation à accompagner une femme victime de la prostitution l’adresse à la Préfecture pour demander une régularisation, démarche qui peut se traduire par le prononcé d’une OQTF par les services.
Il conviendrait donc de clarifier les règles d’action des administrations.
L’ensemble de ces difficultés fait qu’il est souvent plus aisé pour une victime d’obtenir une protection par le biais de la demande d’asile. S’il est possible à la personne requérante de prouver qu’elle ne peut retourner dans son pays en toute sécurité, elle peut obtenir une protection subsidiaire de l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (OFPRA).
Votre Rapporteure estime que les conditions de la délivrance de la carte de séjour sur la base de l’article L. 316-1 sont trop restrictives. Nombre de victimes ont peur de porter plainte ou de témoigner dans l’immédiat, et ont besoin de temps et de stabilité pour reprendre confiance en elles. En outre, le pouvoir d’appréciation discrétionnaire donné au préfet ne permet pas, de fait, une application uniforme de la loi sur tout le territoire.
C’est pourquoi elle propose de modifier les modalités d’accès à un titre de séjour pour les personnes étrangères victimes d’un réseau de traite puis du proxénétisme ; elle propose également de créer un autre dispositif d’accès à une régularisation, qui profiterait aux personnes qui ne peuvent coopérer avec la justice.
Deux situations peuvent donc être distinguées.
b. Pour les victimes qui déposent plainte ou témoignent : réformer le dispositif existant
Tout d’abord, avant que la victime ne prenne la décision de dénoncer son proxénète ou son réseau, elle dispose d’un délai dit de rétablissement et de réflexion de trente jours, prévu par l’article R. 316-1 du CESEDA. Les associations venant en aide aux personnes victimes considèrent de manière assez unanime que ce délai est trop court au regard de la situation psychologique de la victime.
Le premier élément de réforme du dispositif devrait prévoir de porter ce délai à trois mois. Cette durée, il faut le souligner, correspondrait à l’exigence posée par la convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, dite convention de Varsovie, signée le 16 mai 2005.
La réforme préconisée prévoirait ensuite que la carte de séjour délivrée en application du premier alinéa de l’article L. 316-1 du CESEDA soit renouvelée de plein droit et sans interruption tant que la procédure judiciaire n’est pas terminée.
Cela éviterait que les nécessités de l’enquête priment sur les droits des victimes : éviter, par exemple, que le renouvellement ne soit pas accordé si l’enquête n’avance pas ou si au contraire les principaux responsables du réseau sont déjà démasqués (le témoignage de la victime devient alors inutile et la délivrance du titre de séjour ne peut plus se justifier).
Elle devrait également prévoir que la délivrance d’une carte de résident intervienne dès la condamnation en première instance de l’auteur des faits, en supprimant la condition de sa condamnation définitive.
Recommandation n° 14 : Permettre la protection effective des victimes étrangères de traite et d’exploitation sexuelle en améliorant les conditions dans lesquelles elles peuvent avoir accès à un titre de séjour :
– porter d’un à trois mois le délai de réflexion et de rétablissement ;
– renouveler automatiquement le titre de séjour obtenu sur le fondement de l’article L. 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile tant que des poursuites pénales sont en cours ;
– prévoir une délivrance de plein droit d’une carte de résident en cas de condamnation de l’auteur de traite ou d’exploitation sexuelle, sans lier cette délivrance à la condamnation définitive.
Pour les autres personnes victimes de la traite et du proxénétisme se trouvant sur le territoire français, devrait être instaurée une autre procédure permettant d’accorder un titre de séjour.
c. Pour les autres victimes de la traite et du proxénétisme : l’ouverture d’un parcours social de sortie de la prostitution
Comme les instruments internationaux adoptés par la France nous y incitent, il convient d’ouvrir une autre possibilité de délivrer un titre de séjour à la personne prostituée afin de lui permettre de se réhabiliter, même lorsqu’elle craint de porter plainte ou de participer à l’enquête sur le réseau de traite ou sur son proxénète, car elle craint des représailles sur elle-même ou sa famille.
Cette possibilité, qui ferait l’objet, dans le CESEDA, d’un nouvel article L. 316-1-1, consisterait en un parcours social (et non plus seulement judiciaire) par lequel la personne intégrerait un programme d’accompagnement et d’insertion mis en place par une association d’aide aux personnes prostituées, ou aux victimes de la traite, habilitée par l’État à le conduire, en lien étroit avec la Préfecture. Il conviendrait que le Procureur de la République soit consulté lors de la décision ouvrant le dispositif à la personne prostituée.
Ce dispositif pourrait alors s’ouvrir plus largement à la personne étrangère qui veut se soustraire à un réseau de proxénétisme ou de traite en entrant en contact avec une association habilitée. L’association évaluerait la situation et lui ferait des propositions en fonction des objectifs qui peuvent être établis.
Le parcours pourrait être d’une durée limitée, soit un à deux ans. Le modèle qui pourrait être retenu serait inspiré du programme d’aide élaboré par l’association ALC (Accompagnement, Lieux d’accueil, Carrefour éducatif), en charge du programme Ac.Sé, déjà évoqué.
Dans une première phase, il s’agit d’éloigner la personne du lieu où elle a été exploitée et de l’accueillir dans un centre d’hébergement géré par le dispositif, de lui offrir un logement ou de lui donner une aide financière pour les démarches administratives. Dans un second temps, la personne accède aux actions d’insertion, à l’inscription à Pôle Emploi, aux études et à l’apprentissage du français, aux dispositifs d’aide de droit commun enfin.
La personne prostituée s’engagerait, dans le cadre d’un contrat « tripartite » signé avec l’association et l’autorité administrative (le représentant du préfet) à suivre les obligations établies par le parcours d’accompagnement établi en sa faveur.
Pourrait alors lui être délivré un titre de séjour temporaire mention « vie privée et familiale » d’une durée de trois mois, renouvelable jusqu’à un an. La sous-commission départementale de lutte contre la prostitution déjà mentionnée pourrait suivre les parcours et proposer le renouvellement du titre de séjour. Réunissant le Parquet, les services de police et de gendarmerie, les services préfectoraux et les associations, cette sous-commission paraît être l’instance la plus adéquate pour assurer le suivi du parcours des victimes.
Ce dispositif permettrait ainsi de faire primer le droit des victimes, indépendamment de la dénonciation des réseaux de traite et de proxénétisme, sans pour autant permettre son détournement au bénéfice des réseaux de traite et de proxénétisme comme cela peut être le cas pour les demandes d’asile. L’exemple italien dont il s’inspire montre d’ailleurs qu’en réalité, si les personnes bénéficiaires du parcours social n’ont pas souhaité, dans un premier temps, dénoncer leurs trafiquants ou proxénètes, elles le font souvent par la suite, après avoir été rassurées et protégées par la collectivité locale ou l’association agrée qui les a prises en charge.
Recommandation n° 15 : permettre la délivrance d’un titre de séjour temporaire mention « vie privée et familiale » d’une durée de trois mois, renouvelable jusqu’à un an, aux personnes prostituées victimes de proxénétisme ou de traite engagées dans un processus de sortie de la prostitution, dans le cadre d’un contrat lui ouvrant l’accès à un dispositif d’accompagnement mené par une association habilitée à cette fin par l’autorité administrative.
Votre Rapporteure tient à mentionner ici l’exemple italien du parcours social proposé par les autorités locales aux victimes de la traite. La Belgique, bien que dans un cadre législatif différent, a également institué un dispositif d’accès au titre de séjour, à une assistante et à une aide globale, pour la victime d’exploitation sexuelle se liant par contrat avec l’autorité responsable.
L’exemple italien : le parcours social créé par le Programme d’assistance et d’intégration sociale.
La loi sur la répression de la traite des êtres humains (loi 228/2003 « Mesures contre la traite des personnes ») a été adoptée en 2003 et s’applique à toutes les formes de traite, d’esclavage et de servitude. Cependant, un dispositif avait été mis en place dès 1998, considéré comme très efficace pour lutter contre ce phénomène par le décret législatif 286/1998.
L’article 18 de ce décret législatif permet d’assister les victimes, de reconnaître leur statut, de leur garantir une protection et un permis de séjour provisoire à titre humanitaire, d’étudier le phénomène et de condamner les trafiquants. Un Programme d’assistance et d’intégration sociale a été mis en place par la loi ainsi qu’une série d’actions à mener sous la coordination du Comité interministériel pour l’application de l’article 18.
Cette disposition permet la délivrance d’un titre de séjour aux étrangers en situation d’abus ou d’exploitation grave lorsque leur sécurité est mise en danger à la suite de tentatives de fuite d’une organisation criminelle ou à leur coopération dans une procédure judiciaire contre les trafiquants. Le permis de séjour a une durée de six mois renouvelable.
Deux parcours sont prévus pour obtenir le permis de séjour :
– le parcours judiciaire, qui nécessite la collaboration de la victime avec la police et la justice. Celle-ci doit dénoncer le trafiquant/proxénète ;
– le parcours social, qui ne requiert pas la dénonciation de la victime auprès de la police, mais une déclaration de la collectivité locale ou de l’association agréée, contenant des informations pertinentes sur la situation de la personne. Il est considéré que certaines victimes ne peuvent pas fournir de réelles preuves sur l’organisation criminelle, ou les trafiquants ont déjà été poursuivis, ou que les victimes craignent de dénoncer le réseau. Toutefois, ces facteurs n’affectent pas la condition de victime et son besoin de recevoir assistance et soutien.
Les personnes bénéficiant de l’article 18 doivent intégrer un programme d’insertion et d’assistance sociale mis en place par une collectivité locale ou une association agréée auprès du Comité interministériel pour l’application de l’article 18. Elles ont également accès aux services sociaux et aux établissements d’enseignement, à l’office de l’emploi et elles peuvent occuper un emploi.
Enfin, les victimes de la traite et du proxénétisme doivent disposer d’une adresse personnelle pour solliciter un titre de séjour. Cette exigence n’existe pas pour les demandeurs d’asile qui peuvent se domicilier auprès d’une association agréée. Il serait souhaitable donc d’autoriser également les demandeurs de titre de séjour sur le fondement de la traite et de l’exploitation à choisir une domiciliation auprès d’une association agréée, voire de leur avocat, comme le préconisait le plan d’action national contre la traite 2011-2013, non mis en œuvre.
Recommandation n° 16 : permettre aux victimes de la traite et du proxénétisme de se domicilier auprès d’une association ou de leur avocat pour leurs démarches administratives.
Pour les personnes engagées dans une démarche de sortie de la prostitution, on pourra prévoir une remise gracieuse des sommes dues soit à l’URSSAF ou aux services fiscaux.
Votre Rapporteure souligne enfin que les frais de l’établissement de la carte de séjour à l’Office français de l’immigration et de l’intégration sont assez élevés : le montant de droit commun de la taxe de primo délivrance d’un titre s’élève à 241 euros. Le droit de visa de régularisation préalable à l’obtention d’un premier titre est fixé à 340 euros, dont, il est vrai, une partie seulement est exigée lors du dépôt de la demande. Ces tarifs devraient être abaissés et s’aligner sur le coût minimal de première délivrance de la carte de séjour soit un droit de timbre de 19 euros seulement.
Recommandation n° 17 : Abaisser le coût de la première demande de délivrance de la carte de séjour temporaire pour les victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme au droit de timbre minimal soit 19 euros.
2. Ouvrir l’accès à une allocation de soutien et de transition
La sortie de la prostitution pose également la question d’un soutien financier de transition permettant de faire face à la période d’inactivité avant l’insertion dans un parcours professionnel.
Actuellement, les personnes prostituées peuvent, en théorie, bénéficier du revenu de solidarité active (RSA) si elles sont de nationalité française ou bien si, de nationalité étrangère, elles disposent d’un titre de séjour depuis plus de cinq ans les autorisant à travailler, d’une protection subsidiaire ou d’une carte de résident. Il a déjà été souligné les difficultés auxquelles elles se heurtent en pratique pour voir reconnaître ce droit.
L’allocation temporaire d’attente (ATA) est allouée, aux termes de l’article L 5423-8 du code du travail à plusieurs catégories de ressortissants étrangers : demandeurs d’asile ayant sollicité le statut de réfugié, personnes bénéficiaires de la protection temporaire, personnes bénéficiant de la protection subsidiaire ou apatrides. S’y ajoute la catégorie des personnes qui a été évoquée plus haut : les ressortissants étrangers auxquels une carte de séjour temporaire a été délivrée en application de l’article L.316-1 du code de l’entrée et du séjour (12), c'est-à-dire qui ont accepté de dénoncer le réseau de traite ou leur proxénète et de prendre part à la procédure judiciaire.
Pour mémoire, l’ATA est versée par Pôle emploi ; le montant de l’allocation est, en 2012, de 11,20 euros par jour, soit 336 euros pour un mois de 30 jours.
Ces différents cas d’ouverture de droits laissent un certain nombre de personnes à l’écart de tout soutien financier pendant la période de sortie de la prostitution.
Deux catégories de personnes se trouvent à l’écart de tout dispositif de soutien financier : les jeunes adultes de moins de 25 ans qui n’ont pas accès au RSA, d’une part, et, d’autre part, les personnes prostituées étrangères qui n’auront pas voulu porter plainte contre le réseau de traite ou le proxénète, et qui de ce fait n’auront pas accès à l’ATA (sauf si elles sont également demandeurs d’asile).
Votre Rapporteure propose de faire bénéficier de l’allocation temporaire d’attente, les personnes étrangères victimes d’exploitation sexuelle ou victimes de la prostitution s’engageant dans le parcours de sortie de la prostitution.
Les deux catégories de personnes se trouvant à l’écart de tout dispositif de soutien seront distinguées ci-dessous.
a. Les personnes prostituées victimes du proxénétisme ou de la traite s’engageant dans un parcours de sortie
Votre Rapporteure a présenté le parcours social qui pourrait être proposé à la personne prostituée étrangère victime de la traite ou du proxénétisme qui décide d’arrêter la prostitution et s’engage par contrat dans le dispositif d’accompagnement, et qui se verrait accorder un titre de séjour provisoire dans ce cadre.
Dans cette logique, serait ouvert un droit à l’ATA, dans le cadre de la procédure déjà décrite liant le bénéficiaire, l’autorité administrative et l’association habilitée par l’État à accompagner ce bénéficiaire.
Il faut prendre garde aux effets pervers d’une telle ouverture. Plusieurs associations ont souligné les abus des réseaux proxénètes et de traite déjà constatés à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) pour l’obtention de l’ATA. En effet, des dossiers de demande d’asile sont déposés aux noms de personnes prostituées sous la coupe de réseaux pour que les personnes bénéficient d’un droit de séjour pendant la durée de la procédure d’asile, de droits sociaux et de l’allocation temporaire d’attente. Les dossiers n’aboutissent évidemment pas, car volontairement mal constitués. L’objectif n’est pas d’obtenir le droit d’asile pour la personne prostituée, mais de faciliter le travail du réseau pendant un an.
C’est pourquoi votre Rapporteure propose que le Procureur de la République ou son représentant soit impliqué dans le dispositif alternatif à la dénonciation du réseau. La personne prostituée doit être reçue, entendue, pour que l’on puisse s’assurer qu’elle n’est pas en capacité de dénoncer son réseau, réseau dont elle souhaite être mise à l’abri. La signature ensuite du contrat tripartite déjà décrit plus haut impliquant la personne prostituée, l’État et l’association habilitée, est un deuxième obstacle au détournement du dispositif. Enfin, la commission départementale dédiée à la lutte contre la prostitution doit suivre les parcours individuels.
Le parcours social proposé dans le présent rapport permettrait à la personne victime du proxénétisme ou de la traite de sortir de la situation de violence dans laquelle elle se trouve avec l’accompagnement de l’association agréée avec l’objectif d’une reconstruction personnelle, et la perspective éventuelle d’une formation et d’une insertion professionnelle, sans exclure l’éventualité d’un retour dans son pays d’origine si ce retour est possible dans des conditions de sécurité et souhaité.
Votre Rapporteure considère que la question de la perte de revenus liée à l’arrêt de la prostitution est un élément déterminant, qui peut constituer un frein à la sortie de la prostitution.
C’est pourquoi elle souhaiterait que, au-delà du bénéfice de l’ATA, soit expérimenté un dispositif spécifique associant formation professionnelle et octroi d’une bourse conditionnée au suivi de la formation. Le versement serait assuré sur la base d’un cahier des charges par des associations agréées de telle sorte qu’une évaluation et un contrôle de la situation de la personne puissent être réalisés rigoureusement, et que la personne bénéficie d’un accompagnement social.
Votre Rapporteure souligne par ailleurs que l’effort d’accompagnement des personnes prostituées repose notamment sur leur accès à une formation et à leur insertion professionnelle, or les personnes sortant de la prostitution se heurtent toujours au tabou que représente ce phénomène, de telle sorte que celles qui sont à la recherche d’un emploi sont amenées à présenter un CV partiel et difficilement compréhensible par les recruteurs.
C’est pourquoi la formation des agents qui seront en contact avec ces personnes doit inclure une sensibilisation des agents de Pôle emploi et des services d’insertion quant aux difficultés des parcours d’insertion des personnes prostituées.
Recommandation n° 18 : Admettre au bénéfice de l’allocation temporaire d’attente les étrangers/ères victimes du proxénétisme ou de la traite qui s’engagent par contrat tripartite dans le « parcours de sortie » de la prostitution et bénéficient d’un titre de séjour dans ce cadre ;
Recommandation n° 19 : Expérimenter un dispositif associant formation professionnelle et octroi d’une bourse pour les personnes engagées dans le parcours de sortie et dans un processus d’insertion professionnelle.
Recommandation n°20 ; Sensibiliser les agents de Pôle emploi et les services d’insertion quant aux difficultés des parcours d’insertion des personnes prostituées.
b. Le cas des jeunes majeurs prostitués
Le cas des jeunes majeurs (moins de 25 ans) qui ne sont pas victimes de la traite ou du proxénétisme et qui ne disposent d’aucun revenu est problématique, puisqu’ils ne peuvent bénéficier d’aucune allocation. Le rapport « Geoffroy Bousquet », déjà cité, faisait le constat qu’il est difficile de déroger à cette règle pour les personnes prostituées sans créer de facto une inégalité voire une incitation à la prostitution.
Les rapporteurs avaient donc proposé de renforcer, dans ce cas, une approche intégrée (accès gratuit à une formation, à un logement…) complétée par un appui financier des associations spécialisées, plutôt que de leur ouvrir le droit au RSA.
Néanmoins, le dispositif « Garantie jeunes », annoncé par le Gouvernement le 6 juin 2013, pourrait venir combler cette carence. Cette allocation d’environ 450 euros mensuels, qui entrera en vigueur ce mois de septembre de manière expérimentale sur dix territoires pilotes, bénéficiera aux 18-25 ans précaires : 10 000 jeunes seront concernés pendant cette phase d’expérimentation. Versée pour une durée d’un an, cette allocation connaîtrait une montée en charge progressive sur le territoire national d’ici 2016, pour bénéficier, à terme, à 100 000 jeunes. Le dispositif serait centré sur les « jeunes qui ne sont ni à l’école, ni en formation, ni en emploi, en situation de grande précarité, pour la plupart en rupture familiale, et ayant trop souvent perdu l’espoir de s’en sortir. Ce sont souvent parmi ces publics que les pratiques prostitutionnelles peuvent se développer.
L’instauration de cette allocation destinée aux jeunes est une avancée mais il faut la compléter par une prise en charge de ces jeunes souvent en situation de détresse par une structure permettant d’offrir des formations : les missions locales pour l’emploi constitueraient un bon cadre pour les accueillir et les orienter.
À titre d’exemple, dans l’Essonne, la mission locale des Ulis a mis en place avec succès des sessions intitulées « Jeunes et femmes : des outils pour construire sa vie » à destination de publics défavorisés.
Recommandation n° 21 : Impliquer les missions locales dans les commissions départementales de lutte contre les violences et les sous-commissions de lutte contre la prostitution, et leur permettre ainsi d’y participer et de porter des actions entrant dans le cadre de cette thématique, dans l’objectif de permettre un suivi et une prévention des pratiques prostitutionnelles chez les jeunes.
Recommandation 22 : Développer le dispositif « Garantie jeunes »et prévoir une sensibilisation des bénéficiaires à l’éducation à l'égalité de genre et à la sexualité, incluant la question de la prévention de la prostitution (pratique et recours).
Afin de lutter contre la prostitution des étudiant-e-s, il conviendrait de revaloriser le montant des bourses qui leur sont allouées.
Le 16 juillet dernier, Mme Geneviève Fioraso, ministre de la Recherche et de l’enseignement supérieur a annoncé une réforme des bourses étudiantes comprenant quatre mesures phares qui prendront effet dès septembre 2013 :
– la revalorisation de 15% (soit + 800 euros par an) des bourses des 30.000 étudiants issus de familles aux revenus les plus faibles ;
– la création de 55.000 bourses annuelles de 1.000 euros pour les étudiants des classes moyennes aux revenus modestes, boursiers échelon 0, ne bénéficiant d’aucune aide aujourd’hui ;
– la création de 1.000 allocations nouvelles comprises entre 4.000 euros et 5.500 euros pour des jeunes en situation d’autonomie avérée, soit dès la rentrée 2013, 7.000 aides versées indépendamment des revenus des parents ;
– la revalorisation de toutes les bourses à compter de septembre 2013 pour tenir compte de l’inflation et ainsi préserver le pouvoir d’achat de tous les étudiants boursiers.
3. Le dispositif national d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains
Le dispositif national Ac.Sé a été créé en 2001 par l’association ALC. Il s’adresse aux personnes majeures, victimes de la traite des êtres humains aux fins d’exploitation ou de mariages forcés, en danger localement ou en situation de grande vulnérabilité, sans distinction de genre, français-e-s ou étranger-ères, en situation régulière ou non, accompagnées ou non de leur enfant et nécessitant un éloignement géographique en vue d’assurer leur protection.
Le dispositif repose sur un réseau de près de 70 partenaires : associations spécialisées dans l’accompagnement et le soutien des personnes victimes de traite des êtres humains et lieux d’accueil et d’hébergement répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain. L’association ALC en assure la coordination. Le fonctionnement de ce réseau repose sur un financement public.
Tout intervenant institutionnel ou associatif en contact avec le public concerné peut solliciter la coordination du dispositif national Ac.Sé quelle que soit sa localisation géographique : pour des demandes d’orientation en vue d’une mise à l’abri d’une personne victime, pour des conseils juridiques, administratifs, sociaux, aide à l’évaluation.
Selon les données publiées dans le rapport d’activité 2012 de l’Ac.Sé, les personnes orientées et accueillies qui ont été exploitées dans la prostitution représentent le groupe majoritaire (près de 90 %), les victimes d’esclavage domestique et de mendicité forcée sont très peu représentées (4 %). Par ailleurs, depuis 2009, suite à un avenant à la convention avec la Direction générale de l’action sociale (DGAS), le dispositif national Ac.Sé accueille les personnes victimes de mariages forcés et/ou en danger de crime d’honneur. En 2012, les victimes de mariages forcés constituent le deuxième groupe en termes numéraires de personnes prises en charge (7 %).
En 2012, l’AcSé a été sollicité pour 76 demandes d’orientation. Les personnes orientées représentent 14 nationalités différentes : 9 % sont roumaines et 15 % ont la nationalité française. La proportion de femmes nigérianes orientées est passée de 46 % en 2011 à 53 % en 2012. De plus, 24 % des femmes orientées en 2012 étaient accompagnées de leur(s) enfant(s) au moment de l’orientation, un pourcentage en progression.
Selon l’association ALC, aujourd’hui, les demandes n’excèdent pas l’aide que le réseau est en mesure de fournir.
Recommandation n° 23 : Étendre le dispositif de l’Ac.Sé, destiné aux victimes de la traite des êtres humains, aux personnes victimes de proxénétisme.
4. L’action en faveur des personnes prostituées et en sortie de la prostitution repose aujourd’hui sur les associations
L’essentiel de l’action sociale en direction des personnes prostituées est aujourd’hui le fait des associations, l’action sociale des pouvoirs publics se limitant principalement à une intervention financière. Les associations bénéficient au niveau national et déconcentré de subventions de l’État et des collectivités territoriales pour conduire leurs actions de prévention et de réinsertion.
Les « actions en faveur des personnes qui se prostituent ou en situation de risque » sont gérées par le service des Droits des femmes et de l’égalité (SDFE) au niveau national, et par les déléguées départementales et régionales aux droits des femmes et à l’égalité au niveau déconcentré. Ces actions étaient budgétairement inscrites jusqu’en 2011 dans les actions de lutte contre l’exclusion et sont désormais inscrites parmi les actions de promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Elles ont donc été transférées du programme 177 Prévention de l’exclusion et insertion des personnes vulnérables au programme 137 Égalité entre les hommes et les femmes, à l’action 12 dénommée « Promotion des droits, prévention et lutte contre les violences sexistes ».
En 2012, le ministère des Droits des femmes a consacré 1,7 million d’euros au financement d’actions en direction des personnes prostituées, hors crédits d’hébergement. Huit régions ont consommé 90 % des crédits délégués : Alsace, Aquitaine, Île-de-France, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, PACA et Rhône-Alpes).
La loi de finances pour 2013 a inscrit, au sein de la mission Solidarité, insertion et égalité des chances, et dans le programme Égalité entre les femmes et les hommes, un montant de 1,87 million d’euros pour l’action 12 de lutte, au niveau déconcentré, contre la prostitution et d’aide aux femmes qui en sont victimes. Les actions menées à ce titre développent et systématisent l’accompagnement global des personnes prostituées. Ce montant est en baisse par rapport à celui voté pour 2012, qui était de 1,94 million d’euros, bien que de manière globale les crédits du programme Égalité entre les femmes et les hommes aient progressé pour 2013.
Selon les données figurant dans le rapport de l’IGAS de décembre 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution, les crédits consommés en 2011 s’élevaient à 2, 28 millions d’euros dont 331 274 euros attribués au niveau national et 1,95 million d’euros au niveau des services déconcentrés. La répartition des subventions attribuées au niveau national a peu évolué au cours des cinq dernières années, ainsi que le constate le rapport.
ALC-Nice se voit attribuer plus de la moitié du budget distribué au niveau national en raison de son rôle spécifique dans l’animation du réseau Ac.Sé qui assure l’accueil, l’hébergement et la protection des victimes de la traite la protection des victimes de la traite des êtres humains, de l’esclavage domestique ou menacées de mariage forcé. Trois autres associations se répartissent le reste du budget : le Mouvement du nid, l’Amicale du nid et le Comité contre l’esclavage moderne. De nouvelles conventions pluriannuelles d’objectifs ont été conclues en 2013 avec les principales associations du secteur afin de renforcer sinon stabiliser leurs moyens (Amicale du nid, Mouvement du nid, ALC Nice et Comité contre l’esclavage moderne).
D’autres associations reçoivent des subventions à d’autres titres, comme par exemple dans le cadre d’appels à projet de la Direction générale de la santé, pour des projets en direction des personnes prostituées (Griselidis, Cabiria, par exemple).
Sur la base d’une étude statistique commandée par le ministère et réalisée à la mi-2013, 17 894 personnes ont bénéficié en 2012 d’actions de rencontre, d’accueil et d’accompagnement, réalisées par 48 structures. L’Amicale du nid (4000 personnes rencontrées par an), ALC Nice, le Bus des femmes, le Mouvement du nid (6000 personnes rencontrées par an), comptent parmi les principaux acteurs engagés dans l’accompagnement des victimes de la prostitution qui s’inscrivent dans un parcours de sortie. Chacun s’accorde à constater que leur présence sur le terrain est très insuffisante, lorsque l’on confronte leurs statistiques au nombre estimé de personnes prostituées en France.
Votre Rapporteure se réjouit du fait que le ministère des Droits des femmes ait entrepris un recensement des actions menées par les associations et qui pourraient constituer des « parcours de sortie de la prostitution ». Ce recensement doit s’effectuer au cours de ce second semestre 2013 afin d’établir une programmation et une planification des actions à conduire.
De manière générale, les associations dénoncent une tendance globale à la baisse des crédits alloués.
Selon le rapport de l’IGAS, les crédits disponibles pour les dépenses d’action sociale, alloués aux associations de prévention et de réinsertion s’intéressant aux personnes prostituées, ont beaucoup diminué au cours des cinq dernières années : le montant des crédits dédiés à ces actions a été divisé par trois, passant de 6,7 millions d’euros consommés en 2006 à 2,215 consommés en 2011.
Cette baisse est d’autant plus problématique que les associations voient leur coût de fonctionnement augmenter. Les facteurs expliquant notamment l’augmentation des frais sont par exemple la mise en place de dispositifs mobiles pour pouvoir rencontrer les personnes prostituées là où elles travaillent, ou encore la présence plus massive de personnes étrangères qui oblige à recourir à des interprètes et médiateurs culturels rémunérés. Comme le constatait en 2011 le « rapport Geoffroy-Bousquet » : « le financement public variable et non pérenne nuit aux actions entreprises par les associations, qui assument pourtant une mission qu’il revient, en principe, aux pouvoirs publics d’assurer ».
Le ministère des Droits des femmes souhaite que soit identifiée, à partir du projet de loi de finances pour 2014, une action nouvelle relative à la prévention et à la lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains, au sein du programme 137 Égalité entre les femmes et les hommes. Cette inscription plus claire des crédits au sein du programme Solidarité permettrait en effet une meilleure vision des crédits consacrés à ce public et renforcerait le pilotage des moyens dédiés à son accompagnement social.
La prévision de crédits pour 2014 est de 2,4 millions d’euros, soit en progression de près de 23 % en comparaison des crédits inscrits dans le PLF 2012 à périmètre constant. Ces crédits doivent être complétés pour tendre vers l’objectif d’une file active cumulée des associations équivalentes au nombre de personnes se prostituant en France.
Il est à ce titre proposé de mettre en place un fonds de concours qui pourrait recevoir une partie du produit des saisies réalisées sur les avoirs des personnes condamnées pour proxénétisme ou traite.
Ce dispositif dérogatoire à la règle de non affectation des recettes serait inspiré du fonds de concours « drogue » géré par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT). Ce fonds, créé en 1995, a vu ses recettes croître pour atteindre 23 millions d’euros en 2011. Les sommes qu’il recueille sont réaffectées à la police, à la gendarmerie, au ministère de la Justice, aux douanes et pour 10 % des fonds, aux actions de prévention du ministère de la Santé.
Recommandation n° 24 : Consacrer les crédits accrus aux associations pour soutenir durablement les actions d’accompagnement et à la mise en œuvre du parcours de sortie de la prostitution d’une part, et aux actions de formations des services de l’État d’autre part.
Recommandation n° 25 : Définir avec les associations des actions « parcours de sortie de la prostitution » et renforcer leur présence sur les lieux de prostitution (aussi bien les lieux traditionnels que les sites Internet susceptibles d’abriter une activité prostitutionnelle) pour tendre vers l’objectif d’une file active cumulée des associations équivalentes au nombre de personnes se prostituant en France.
Recommandation n° 26 : Créer un fonds de concours ou une attribution de produits recevant une partie du produit des saisies réalisées sur les avoirs des personnes condamnées pour traite et proxénétisme, afin de contribuer au financement des actions d’accompagnement des personnes issues de la prostitution.
5. L’hébergement et l’accès au logement : renforcer les moyens des associations
Les personnes prostituées désireuses de sortir de la prostitution ne bénéficient d’aucune aide particulière sur le plan du logement. Elles ne sont pas aujourd’hui considérées comme un public prioritaire pour l’accès à un logement social.
Aujourd’hui, seuls les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) sont susceptibles d’accueillir les personnes prostituées souhaitant sortir de la prostitution. Le nombre de places est évidemment limité et pas toujours adapté aux besoins. Selon le rapport « Geoffroy-Bousquet », une dizaine de CHRS seulement sur 224 accueillent spécifiquement des personnes prostituées, en leur proposant un hébergement ou une structure de jour visant à leur réinsertion.
Pour certaines associations, le caractère collectif de l’hébergement en CHRS ne répond pas au besoin d’anonymat des personnes prostituées ou des victimes de la traite. Pour d’autres associations comme l’ALC, qui ont animé des lieux d’hébergement spécifiquement réservés aux personnes victimes de la traite, il est apparu préférable de ne pas confiner ces personnes au même vécu douloureux dans des structures d’accueil dédiées. Le choix a été fait par la suite de mêler les publics dans les structures d’hébergement.
Concernant les jeunes mineurs, il n’existe pas d’établissements spécifiquement dédiés à l’accueil des mineurs en situation de prostitution et les structures traditionnelles de l’aide sociale à l’enfance sont souvent inadaptées à leur prise en charge.
a. Faire un état des lieux des capacités d’accueil pour les personnes en sortie de la prostitution
Une dizaine de CHRS spécifiques sont spécifiquement ouverts aux victimes de la prostitution. L’Amicale du Nid, par exemple, gère huit structures de contact, d’hébergement, d’accompagnement, de suivi et d’insertion professionnelle accueillant des personnes prostituées. Cette association travaille également en réseau avec les partenaires spécialisés (logement, insertion professionnelle, santé) pour accompagner les personnes dans leurs démarches.
ALC-Nice pilote le dispositif national d’accueil sécurisant (Ac-Sé) qui propose une mise à l’abri et une prise en charge globale aux personnes victimes de du proxénétisme, de la traite des êtres humains et de l’esclavage domestique, considérées comme en danger là où elles se trouvent ou en situation de grande vulnérabilité, et nécessitant un éloignement géographique. Ce dispositif comprend une coordination nationale au sein de l'association ALC-Nice, un réseau de 47 structures d'hébergement pouvant accueillir chacune de 1 à 3 personnes, réparties dans 37 départements, et 17 associations ou services spécialisés dans l’aide et l’accompagnement des personnes prostituées.
Les structures d'hébergement qui font partie du dispositif accueillent habituellement des personnes en difficulté sociale, principalement des femmes. Ces structures sont volontaires pour accueillir chacune quelques victimes du proxénétisme ou de la traite. Implantées en divers lieux du territoire national, elles assurent l'éloignement de la personne et une confidentialité dans son lieu d'accueil. Les demandes d'hébergement sont centralisées par l'équipe de coordination qui reçoit les signalements des jeunes femmes ayant besoin d'être mises à l'abri, évalue rapidement la situation et recherche dans le réseau la structure adaptée ayant une place disponible.
La capacité de ces dispositifs est très insuffisante. Il conviendra en particulier d’ouvrir plus systématiquement aux victimes de la prostitution les centres d’hébergements destinés aux victimes de violences faites aux femmes. Une progression des places d’accueil disponibles sera donc bienvenue, ainsi qu’une inscription dans les dispositifs de droit commun.
Il conviendrait également de faire bénéficier les personnes prostituées de la priorité d’accès au contingent d’un tiers des places d’hébergement réservé aux femmes victimes de violences, selon l’engagement pris par le Président de la République.
Recommandation n° 27 : Assurer aux personnes prostituées des places d’hébergement dans le cadre de l’engagement pris par le Président de la République de réserver aux femmes victimes de violences un tiers des nouvelles places d’hébergement d’urgence d’ici 2017.
b. Considérer les personnes en sortie de la prostitution comme un public prioritaire
L’article L. 441-1 du code de la construction et de l’habitation fixe la liste des publics prioritaires pour l’accès au logement social et mentionne notamment les « personnes mal logées, défavorisées ou rencontrant des difficultés particulières de logement pour des raisons d’ordre financier ou tenant à leurs conditions d’existence ». Cet alinéa devrait pouvoir conférer aux personnes prostituées souhaitant sortir de la prostitution le caractère de public prioritaire. Cette population doit être prise en compte dans le cadre de la programmation pluriannuelle et territorialisée de l’offre en matière d’hébergement et de logement mise en place à la suite de la loi n° 2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion.
Votre Rapporteure reprend ici une demande déjà formulée par le « rapport Geoffroy Bousquet », tendant à ce qu’une circulaire soit adressée aux bailleurs sociaux, afin de considérer les personnes sorties de la prostitution comme faisant partie des publics prioritaires.
Recommandation n° 28 : Améliorer le dispositif d’hébergement et de logement des personnes prostituées et des victimes de la traite en indiquant que ces personnes font partie des publics prioritaires pour l’accession au logement social.
c. Admettre les associations d’accompagnement au bénéfice de l’allocation de logement temporaire
Un moyen de contribuer à stabiliser quelque peu les moyens d’interventions des associations serait de leur permettre de conclure une convention avec l’État pour bénéficier d’une aide pour loger, à titre transitoire, les personnes prostituées qui bénéficient de leur accompagnement.
Les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), gérés par des associations, peuvent être destinataires de l’allocation de logement temporaire (il s’agit ici de l’ALT 1). Ainsi que le prévoit l’article L. 851-1 du code de la sécurité sociale, « les associations à but non lucratif dont l’un des objets est l’insertion ou le logement des personnes défavorisées ainsi que les centres communaux d’action sociale, qui ont conclu une convention avec l’État, bénéficient d’une aide pour loger, à titre transitoire, des personnes défavorisées ; lorsque celles-ci sont étrangères, elles doivent justifier de la régularité de leur séjour en France ».
Les gestionnaires de ces structures transmettent à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales et à la Caisse d’allocations familiales un bilan d’occupation indiquant le nombre et les caractéristiques des « ménages » accueillis ainsi que la durée moyenne de leur séjour. Il peut s’agir naturellement de personnes isolées avec ou sans enfant.
Il conviendrait d’élargir le champ des structures bénéficiaires de l’ALT afin d’y inclure les associations agréées (dont le rôle a déjà été évoqué) afin que, dans la mesure où elles participent au logement des personnes prostituées en sortie de la prostitution, elles bénéficient de cette source de financement complémentaire. Le montant de l’ALT est variable suivant la région et le logement occupé ; il est en moyenne de 350 euros.
Recommandation n° 29 : admettre les associations constituées pour l’aide et l’accompagnement des personnes prostituées, habilitées par l’autorité administrative, à conclure une convention avec l’État pour bénéficier d’une aide pour loger, à titre transitoire, les personnes prostituées qui bénéficient de leur accompagnement.
6. Faciliter l’insertion par l’accord de modalités particulières fiscales, lorsque cela est nécessaire
Les personnes souhaitant sortir de la prostitution doivent parfois se confronter à la problématique fiscale, puisque l’impôt sur le revenu est payé avec un an de décalage. L’arrêt de la prostitution entraîne une perte de revenus parfois importante et le paiement des impôts l’année suivante peut constituer un obstacle à l’abandon de cette activité. Il conviendrait donc de prévoir des modalités particulières pour les personnes qui souhaitent débuter une insertion professionnelle et qui ne peuvent s’acquitter des sommes exigibles. Actuellement, des remises peuvent leur être accordées à la triple condition qu’elles aient abandonné la prostitution, qu’elles aient retrouvé une activité professionnelle et qu’elles n’aient pas conservé le produit de la prostitution.
Mais, selon les associations d’accompagnement, ces remises sont parfois difficiles à obtenir.
En 1999, la ministre de l'Emploi et de la solidarité avait invité les URSSAF à ne plus engager de procédures de mise en recouvrement des cotisations à l'encontre des personnes se livrant à la prostitution en voie de réinsertion. De la même façon, une instruction pourrait être donnée aux services fiscaux pour qu’ils acceptent un aménagement du paiement de l’impôt exigible et n’exigent plus d’une personne sortant de la prostitution un impôt sur le revenu calculé sur la base de l’activité de prostitution de l’année antérieure.
En 2011, le rapport « Geoffroy-Bousquet » avait proposé de prendre en compte l’engagement d’une formation professionnelle pour accorder des remises fiscales gracieuses, sous réserve de l’arrêt de la prostitution, et de mieux coordonner les décisions de remise avec les autres acteurs publics et les acteurs associatifs. Votre Rapporteure reprendra ici cette proposition.
Recommandation n° 30: Prendre en compte l’engagement d’une sortie de la prostitution pour accorder des remises fiscales gracieuses et mieux coordonner les décisions de remise avec les autres acteurs publics et les acteurs associatifs.
C. ABOLIR LE DÉLIT DE RACOLAGE
L’incrimination de racolage, dont l’objet est de permettre aux forces de l’ordre d’intervenir en cas de troubles à l’ordre et à la tranquillité publics, existe dans notre droit depuis le décret-loi du 29 novembre 1939. La nature de cette infraction et la peine encourue ont varié assez souvent depuis cette date, montrant l’embarras de la puissance publique, comme enserrée dans une contradiction insoluble entre d’une part, la volonté de démontrer une capacité d’intervention face aux troubles à l’ordre public vécus par les riverains des lieux de prostitution et, d’autre part, un certain malaise pour faire porter sur ces personnes la sanction découlant d’un phénomène plus large.
Cette infraction a d’abord été de nature contraventionnelle, puis délictuelle à partir de la loi du 13 avril 1946, et alors sanctionnée de 6 mois à 5 ans d’emprisonnement et de 5 000 à 50 000 francs d’amende. Elle redevient passible d’une contravention par le décret du 23 décembre 1958 ; ce dernier décret instaure une différence entre racolage actif, sanctionné par une contravention de 5ème classe, et racolage passif, sanctionné par une contravention de 1ère classe.
Depuis la loi pour la sécurité intérieure n° 2003-239 du 18 mars 2003, le racolage est à nouveau un délit, et la différence entre racolage actif et racolage passif n’existe plus.
1. L’incrimination de racolage : peu de poursuites conduites jusqu’à leur terme et peu de condamnations
L’article 50 de la loi pour l’orientation et la programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) a introduit dans le code pénal un article 225-10-1 prévoyant que « le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. »
Ainsi que l’a rappelé Mme Virginie Klès, sénatrice, dans son rapport sur la proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public le 28 mars 2013, l’objectif poursuivi par le législateur était surtout d’ouvrir aux services de police et de gendarmerie la possibilité d’interpeller et de maintenir sous la contrainte au commissariat une personne prostituée. Cette garde à vue devait, d’abord, dresser des obstacles à l’activité prostitutionnelle, tant pour la personne prostituée que pour le proxénète qui l’exploite ; elle devait aussi permettre d’interroger la personne prostituée sur ses proxénètes ou le réseau de traite qui l’a conduite en France pour y être exploitée. Enfin, cette interpellation peut introduire une procédure de reconduction dans le pays d’origine pour une personne étrangère en situation irrégulière, et participe ainsi à la lutte contre l’immigration illégale.
Depuis la loi du 14 avril 2011 relative à la garde à vue, celle-ci n’est possible qu’à l’encontre d’une personne soupçonnée d’avoir commis ou d’avoir tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement (article 62-2 du code de procédure pénale).
Les responsables de police ou de gendarmerie rencontrés par votre Rapporteure lors des tables rondes organisées en région ont indiqué que les interrogatoires menés lors de la garde à vue des personnes prostituées devaient leur permettre de progresser dans les enquêtes de proxénétisme ou de démantèlement de réseaux de traite.
De même, M. Yann Sourisseau, chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH), entendu par votre Rapporteure, a confirmé que la mesure de garde à vue devait permettre d’instaurer un contact direct entre l’officier de police judiciaire et la personne prostituée, sans que les proxénètes ne puissent s’en prendre à elle pour avoir délibérément livré des informations aux forces de sécurité. En pratique, l’interpellation peut concerner plusieurs personnes dans le même quartier, pour la même raison.
Tant à Paris qu’en région, la perspective de la suppression du délit de racolage suscite donc des interrogations dans les services de maintien de l’ordre et d’enquête, interrogations auxquelles le législateur se doit de répondre.
a. Les éléments constitutifs du racolage sont rarement considérés comme réunis par le juge
L’infraction de racolage repose sur trois éléments constitutifs : un moyen, un caractère de publicité et une incitation à la prostitution.
Selon la circulaire d’application du 24 mars 2003 relative à la loi pour la sécurité intérieure, « le délit intègre toutes les formes de racolage, active ou passive. Une attitude même passive pourra constituer le délit, dès lors qu’il y aura incitation à des relations sexuelles en contrepartie d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération. »
Cependant, l’analyse de la pratique jurisprudentielle, depuis l’entrée en vigueur de la LOPPSI, montre que les tribunaux font une application restrictive du délit, constatant très souvent que l’un ou l’autre des éléments constitutifs est absent. Avant l’entrée en vigueur de la LOPPSI, l’infraction était déjà difficile à caractériser.
Ainsi par exemple, le Tribunal de police de Paris a jugé, le 23 janvier 1997, que « la seule attitude de nature à provoquer la débauche n’est pas suffisante ; ainsi, dès lors que la tenue vestimentaire de la prévenue apparaît, au vu de la date des faits, normale, que par ailleurs, les agents verbalisateurs n’ont retenu aucune parole de cette dernière de nature à inciter quiconque à des relations sexuelles, et que le seul fait de déambuler sur la chaussée et de s’adresser à des automobilistes et à des piétons qui se sont arrêtés à sa hauteur sans y être invités ne peut constituer, à lui seul, de la part de la prévenue, l’infraction de racolage actif ».
Cependant, le juge répressif a eu une interprétation très restrictive de cette composante passive du délit. Ainsi « un prévenu travesti qui stationne sur un trottoir pour s’adonner à la prostitution et qui, après un bref échange avec un automobiliste, est parti avec lui, doit être relaxé du chef de racolage » (arrêt de la cour d’appel de Rouen, 10 mars 2004). « La personne qui se tient légèrement vêtue au bord du trottoir, dans un endroit connu pour la prostitution, alors que c’est le client qui a pris l’initiative de l’aborder, ne commet pas le délit de racolage passif » (Cour de cassation, 25 mai 2005).
Ces exemples montrent à quel point le déferrement d’une personne prostituée est un dossier délicat pour l’officier de police judiciaire. Les discussions que votre Rapporteure a eues avec les représentants des services de police l’ont convaincue de l’extrême difficulté de recourir à cette disposition du code pénal aux fins d’obtenir une condamnation. Dans certains lieux de prostitution, les réseaux de proxénétisme et de traite se sont adaptés à la jurisprudence et il est rare que les tenues vestimentaires et les comportements sur la voie publique soient « racoleurs ». Les personnes prostituées prennent en général soin de ne pas procéder de manière ostentatoire au racolage, et leur tenue vestimentaire ne peut caractériser leur activité.
Les spécialistes du droit pénal ayant analysé la jurisprudence relative au racolage mettent en évidence le caractère quelque peu erratique des décisions rendues à travers le territoire national.
La difficulté de faire confirmer par le juge la matérialité de l’infraction ne prévient pas, malheureusement, les interpellations par les services de police, souvent appelés à utiliser cette infraction pour répondre aux demandes de respect de la tranquillité publique.
Une enquête réalisée entre 2010 et 2012 par l’association Médecins du monde (13) auprès des personnes prostituées chinoises rencontrées sur le terrain à Paris montre à quel point les arrestations interviennent dans les circonstances les plus diverses : durant des courses, lors de déplacements en voiture avec un ami, de discussions avec une connaissance dans la rue ou sur le chemin du retour au domicile. Les personnes prostituées soulignent que bien souvent, lors des interpellations, il n’y a pas d’actes qui pourraient être qualifiés d’actes de racolage ; elles affirment que les fonctionnaires de police les connaissent et les interpellent pour cette raison, hors des temps de prostitution. Les arrestations fréquentes, dont le but serait de dissuader l’activité prostitutionnelle dans une commune ou dans un quartier, sont vécues comme un harcèlement.
Ces pratiques sont peu efficaces et stigmatisent les personnes prostituées : de nombreuses interpellations sur la base du racolage, contraires à la jurisprudence, pourraient être considérées comme entachées d’irrégularité. L’ordre public n’est pas durablement rétabli et, considération également importante, le coût des procédures en temps de travail pour les agents est considérable.
Depuis une décision de la cour d’appel de Reims, intervenue le 14 janvier 2010, Internet est également un espace considéré comme accessible au public dans le cadre de l’infraction de racolage. Le juge, dans cette affaire, a condamné à 500 euros d’amende une personne qui diffusait des annonces proposant des services sexuels sur son site.
Les services de police développent leurs recherches et poursuites sur Internet, même si la part de ces poursuites dans le total est encore faible.
Le rôle d’Internet devient cependant de plus en plus important dans la rencontre entre personnes prostituées et clients : nous avons évoqué plus haut les améliorations qui pourraient être apportées au droit existant pour y prolonger l’action de lutte contre le proxénétisme et la traite.
b. Une infraction qui se traduit aujourd’hui par peu de déferrements et de condamnations
Le délit de racolage a été fréquemment utilisé comme moyen de répression des troubles à l’ordre public les deux ou trois premières années qui ont suivi l’adoption de la loi de 2003. Une politique pénale résolue a été mise en œuvre, conduisant à interpeller plus de 5 000 personnes sur le territoire métropolitain en 2004, première année d’application.
Les personnes interpellées pour racolage sont alors, pour 90 % d’entre elles, placées en garde à vue, un cinquième est déféré devant le procureur de la République.
Comme le montre le tableau suivant, le nombre d’interpellations s’est ensuite érodé d’année en année : en 2012, le taux de constatation des faits par les services de police et de gendarmerie n’est plus que de la moitié environ de celui de 2004. Le nombre des gardes à vue et des déferrements a suivi la même courbe descendante. En particulier, le taux de déferrement est devenu insignifiant pendant les années 2007 à 2010, pour remonter quelque peu ces deux dernières années.
MISE EN œUVRE DU DÉLIT DE RACOLAGE PAR LES SERVICES DE SÉCURITÉ
(EN FRANCE MÉTROPOLITAINE)
2004 |
2005 |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 | |
Faits constatés |
5 152 |
4 333 |
3 080 |
2 730 |
2 657 |
2 315 |
2 130 |
2 473 |
2 679 |
Mis en cause |
5 310 |
4 403 |
3 267 |
2 966 |
2 763 |
2 301 |
2 124 |
2 527 |
2 694 |
Gardes à vue |
4 712 |
3 803 |
2 752 |
2 519 |
2 186 |
1 726 |
1 553 |
1 595 |
1 668 |
Personnes déférées |
1 081 |
672 |
223 |
89 |
76 |
40 |
61 |
396 |
694 |
Source : ministère de l’Intérieur
À Paris, par exemple, l’évolution a été la même qu’au plan national : les faits constatés ont été de 3.734 en 2004, et de 1.342 en 2012, soit environ un tiers du nombre de départ. Les gardes à vue ont représenté également un tiers de celles de 2004 ; les déferrements ont été au nombre de 678, contre 1.150 en 2004.
Pour 2012, parmi les gardés à vue pour racolage, 92 % des personnes étaient de nationalité étrangère, dont 78 % de femmes et 22 % d’hommes. Les mineurs étaient au nombre de 14.
Les tables rondes organisées en région à l’initiative du groupe de travail ont permis de constater que l’usage fait de l’infraction de racolage est très différent selon les lieux.
À Strasbourg, 121 procédures pour racolage ont été menées pendant l’année 2011, et 77 en 2012. Le particularisme de la région frontalière explique qu’en 2012, seules cinq procédures pour proxénétisme ont été établies par la Direction départementale de la sécurité publique (les mis en cause étaient des « julots casse-croûte », c'est-à-dire des proxénètes exploitant leur amie ou quelques personnes de leur entourage). Les affaires y sont presque toujours transfrontalières, appelant l’intervention de la Direction de la Police aux frontières et de la Direction centrale de la police judiciaire pour lutter contre les filières d’immigration clandestine et de faux documents.
À Rennes, aucune procédure sur la base de l’infraction de racolage n’a donné lieu à condamnation en 2012. En l’absence de trouble à l’ordre public en ville, ce qui semble être le cas, le parquet n’engage pas de poursuite. Toutefois, les responsables des services de gendarmerie considèrent que l’existence de l’infraction permet en cas de violences ou de troubles à l’ordre public, ou dans le cas d’une suspicion de proxénétisme, d’entendre la personne prostituée, des clients et le suspect. Cette base juridique leur apparaît donc utile.
Aucun fait de racolage n’a été instruit au cours des dix dernières années dans le département de la Vienne, selon la Direction départementale de la sécurité publique.
Lorsqu’une procédure est menée à bien, il est rare qu’elle se traduise par une condamnation. À titre d’exemple, le tableau suivant présente le sort réservé aux procédures de racolage depuis 2005 dans la région parisienne.
SORT RÉSERVÉ AUX PROCÉDURES POUR RACOLAGE DANS LES JURIDICTIONS DE LA RÉGION PARISIENNE (LOGICIEL NOUVELLE CHAÎNE PÉNALE)
2003 |
2004 |
2005 |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 | |
Affaires poursuivables |
1 030 |
3 226 |
3 074 |
1 527 |
1 071 |
949 |
977 |
824 |
815 |
Alternatives aux poursuites |
432 (41,9%) |
2 011 (62,3%) |
2 362 (76,8%) |
1 100 (72%) |
844 (78,8%) |
864 (91%) |
922 (94,4%) |
760 (92,2%) |
756 (92,8%) |
- dont rappel à la loi |
382 (37,1%) |
1 637 (50,7%) |
2 040 (66,4%) |
929 (60,8%) |
698 (65,2%) |
744 (78,4%) |
814 (83,3%) |
690 (83,7%) |
648 (79,5%) |
Poursuites |
568 (55,1%) |
1 154 (35,8%) |
655 (21,3%) |
353 (23,1%) |
181 (16,9%) |
51 (5,4%) |
18 (1,8%) |
46 (5,6%) |
29 (3,6%) |
L’évolution de la politique pénale montre que les alternatives aux poursuites ont rapidement été privilégiées : la circulaire de politique pénale adressée aux parquets le 3 juin 2003 engageait les procureurs à être particulièrement circonspects pour engager des poursuites à l’encontre des personnes prostituées ayant fait l’objet d’une procédure pour racolage public, rappelant que « la situation particulière de la personne se livrant à la prostitution et commettant des faits de racolage public, qui est le plus souvent à la fois victime et auteur d’une infraction, justifie une application modérée de la loi pénale ».
Quant aux condamnations, les chiffres du casier judiciaire national donnent les indications suivantes pour l’année 2011 :
– les infractions ayant donné lieu à condamnation sont au nombre de 194 ;
– les condamnations à une peine d’emprisonnement sont au nombre de 47, dont 41 avec sursis ;
– le quantum d’emprisonnement ferme (pour les 6 cas) s’élève à 1,2 mois ;
– les peines d’amende sont au nombre de 117, dont 96 amendes fermes ;
– le montant moyen de l’amende ferme s’élève à 320 euros.
Ces chiffres mettent en évidence le faible nombre des condamnations et, de ce fait, le caractère peu dissuasif de l’activité policière et judiciaire générée par l’infraction de racolage. Cette activité est visiblement sujette à une forte contradiction : tenter d’endiguer l’activité prostitutionnelle dans les zones où les riverains en souffrent, mais ne pas aggraver les difficultés d’existence des personnes prostituées. Votre Rapporteure en déduit que la protection de l’ordre et la tranquillité publique comme la protection des personnes victimes de l’exploitation sexuelle doivent impérativement trouver d’autres moyens d’action, d’autres outils.
La table ronde réunissant les acteurs locaux dans le 18ème arrondissement de Paris, organisée par votre Rapporteure, a mis en évidence la difficulté de bâtir des procédures judiciaires pour racolage jugées recevables par le parquet : elles doivent être étayées par un ensemble d’éléments objectifs tels la prise de photographies, les témoignages des riverains et du client, qui exigent beaucoup de temps pour les fonctionnaires de police. Comme il a déjà été souligné, le juge ne peut considérer comme suffisant de retenir le lieu de stationnement, la tenue vestimentaire ou l’activité habituelle de prostitution de la personne prévenue. Ces éléments sont en général insuffisants pour permettre de caractériser l’infraction.
En outre, le traitement des délits de racolage coûte cher en personnels et en temps : surveillance de la personne prostituée, recueil de témoignages, interpellation, nécessité souvent de faire venir un interprète au commissariat, présence d’un médecin, saisine du procureur enfin.
c. Les statistiques du racolage : illustration des origines de la traite en vue de la prostitution de rue
En réalité, les statistiques nationales portant sur le racolage permettent d’appréhender la réalité humaine et géographique des phénomènes de traite et de proxénétisme, du moins pour exercer la prostitution de rue, car la prostitution organisée en « tour » d’une ville à l’autre et exercée en hôtel est beaucoup plus difficile à connaître. Ainsi que l’ont indiqué les officiers de gendarmerie rencontrés lors des tables rondes organisées par votre Rapporteure en région, le caractère mouvant de cette forme de proxénétisme, dans lequel les personnes prostituées ne restent qu’une ou deux semaines dans une ville, ne permet guère de recueillir les éléments nécessaires à la mise en cause des proxénètes, et rend même difficile l’établissement d’une surveillance ou d’un accompagnement des personnes prostituées par les associations.
Le tableau suivant présente les chiffres des mises en cause pour racolage en 2012, par sexe et par nationalité.
LES MISES EN CAUSE POUR RACOLAGE EN 2012
Hommes |
Femmes |
Total | |
Nombre total |
236 (125 en 2011) |
1 340 (1 146 en 2011) |
1 576 (1 271 en 2011) |
Europe Est |
4 |
570 |
574 |
Roumanie |
- |
367 |
367 |
Bulgarie |
4 |
166 |
170 |
Afrique |
6 |
456 |
462 |
Nigeria |
2 |
351 |
353 |
Amérique du sud |
163 |
52 |
215 |
Pérou |
68 |
4 |
72 |
Europe Ouest |
43 |
113 |
156 |
France |
35 |
95 |
130 |
Asie |
1 |
116 |
117 |
Chine |
- |
115 |
115 |
Maghreb |
18 |
32 |
50 |
Algérie |
16 |
14 |
30 |
Moyen-Orient |
1 |
1 |
2 |
Source : Direction centrale de la police judiciaire, ministère de l’Intérieur.
d. L’infraction de racolage : beaucoup de travail pour les services d’autorité, un bilan peu convaincant en matière de tranquillité publique
Le groupe de travail a souhaité mener une table ronde dans le 18e arrondissement de Paris, où le phénomène prostitutionnel est très important.
Cet arrondissement est l’exemple de la mise en œuvre d’une politique volontariste de lutte contre la traite et le proxénétisme, et contre le phénomène prostitutionnel dans son ensemble.
Cette politique volontariste s’exerce dans un cadre institutionnel privilégiant la coordination entre les différents acteurs, le groupement local de traitement de la délinquance. Le témoignage des membres de ce groupement quant à l’infraction de racolage, recueilli par votre Rapporteure, fait apparaître qu’il s’agit d’une procédure policière lourde, qui a un coût élevé en effectifs de police et en temps, pour n’apporter qu’une réponse très partielle à la situation. Les interpellations pour racolage sont nombreuses, elles supposent une surveillance, le montage de la procédure au commissariat (impliquant médecin, interprète, avocat), le déferrement au palais de justice, le traitement judiciaire qui mobilise également un interprète.
Lors d’une première infraction, un simple rappel à la loi est prononcé ; s’il y a réitération, une interdiction de se trouver dans le 18ème arrondissement peut être délivrée. Le faible nombre de réitérations montre que les réseaux de traite et de proxénétisme organisent le turn over des personnes prostituées afin qu’elles n’exercent plus sur le même lieu.
Le 18e arrondissement de Paris : la création d’un groupement local de traitement de la délinquance, pour lutter en priorité contre le proxénétisme et la prostitution
Table ronde tenue à la Mairie du 18e arrondissement le 28 janvier 2013
Le phénomène prostitutionnel à Paris
Ainsi que l’ont décrit M. Daniel Vaillant, maire du 18e arrondissement, et Mme Myriam El Khomri, adjointe au Maire de Paris et conseillère du 18e arrondissement, la prostitution à Paris se concentre par quartier. La traite des femmes nigérianes prédomine dans les 18e et 19e arrondissements (Maréchaux, rue Saint-Denis et bois de Vincennes), la traite des femmes des pays de l’Est (Bulgarie, Roumanie) est importante dans les bois de Boulogne, Vincennes et dans le 18e, la traite des femmes chinoises est très présente à Belleville et Strasbourg-Saint-Denis, le proxénétisme brésilien se développe en appartement, les réseaux d’escort-girls dans les grands hôtels, le proxénétisme hôtelier, dans le nord de la capitale. Dans le 18e, se développe un proxénétisme féminin abusant d’une immigration familiale. Les bars à hôtesses et les salons de massage se multiplient et concernent essentiellement la population asiatique. Enfin, l’Amicale du Nid a reçu des mineurs rom travaillant dans le Bois de Boulogne.
Comme le souligne le Maire, le 18e arrondissement fait face à une recrudescence du phénomène, mis en place par des réseaux migratoires sans scrupules, très bien organisés très différents les uns des autres.
Le quartier et les riverains subissent des situations de violence et une stigmatisation des femmes, assimilées à des personnes prostituées : la violence faite aux femmes est manifeste.
Le cadre de la lutte contre la prostitution dans le 18e arrondissement
Le cadre d’intervention est la zone de sécurité prioritaire (ZSP) Goutte d’Or Château d’eau et le groupement local de traitement de la délinquance mis en place par le parquet de paris en 2007 et étendu à l’ensemble de l’arrondissement en 2011. Les intervenants se réunissent tous les deux mois pour faire le point des actions de lutte contre la traite et la prostitution mises en œuvre. Un outil intitulé « coordination prostitution du 18e » a été mis en place afin d’améliorer le travail commun entre les associations, la police, la justice et l’ensemble des partenaires œuvrant avec les personnes prostituées.
La Mairie élabore, avec le parquet de Paris et les associations, un guide à l’intention des professionnels acteurs de terrains pour expliquer le phénomène de la traite des femmes, afin de mobiliser les professionnels sur les enjeux sanitaires.
La politique « pro-active » par le biais de l’interpellation pour racolage : l’outil est-il efficace et suffisant ?
Une politique « pro-active » d’inculpation au titre du racolage actif est menée dans la zone de sécurité prioritaire. Cette méthode permet de « mettre des bâtons dans les roues » de l’activité des proxénètes, d’affaiblir temporairement les réseaux.
La police intervient sur la base du racolage, qui est cependant une procédure difficile à établir et exigeante en moyens humains et en temps, dont le résultat judiciaire n’est souvent qu’un rappel à la loi. Le parquet de Paris privilégie l’accompagnement socio-sanitaire des victimes interpellées en les orientant vers un délégué du procureur et une association. En cas de réitération, la personne prostituée est convoquée par le procureur et le juge de la détention prononce une interdiction de revenir dans le 18e, ainsi que des mesures de contrôle judiciaire. Si elle est à nouveau interpellée dans le secteur, elle peut être incarcérée.
La position des personnes prostituées est « hybride », puisqu’elles sont considérées à la fois comme victimes des réseaux et auteurs d’infraction pénale. Leur soumission au proxénète et leur situation irrégulière font que la sanction pénale leur paraît moins dure que le rapatriement.
Malgré une activité très importante des services de police et le suivi des procédures par le parquet, le phénomène perdure et se développe, ce qui tendrait à montrer qu’une politique fondée principalement sur la répression des personnes prostituées ne fait pas preuve de son efficacité.
Le besoin d’accompagnement et d’aide pour les personnes prostituées est constaté par tous.
La prise en charge des personnes prostituées est une priorité de la politique partenariale de prévention. Le besoin d’accompagnement est reconnu par tous les acteurs : besoin d’hébergement, de prise en charge sanitaire et sociale, notamment. Les associations ont vu leurs moyens baisser et éprouvent le besoin d’actions de formation. Des critères objectifs d’identification des difficultés rencontrées par les personnes et des places d’hébergement supplémentaires sont nécessaires.
e. L’incrimination du racolage stigmatise les personnes prostituées et en fait des délinquantes
L’incrimination du racolage fait de la personne prostituée une délinquante, ce qui n’est pas cohérent avec l’approche abolitionniste de la France en matière de prostitution.
Les associations qui travaillent auprès des personnes prostituées sont favorables à sa suppression, quel que soit leur positionnement quant aux autres politiques publiques à mettre en place.
Une enquête auprès de personnes prostituées chinoises à Paris, réalisée en 2010 et 2011 par le Lotus Bus pour l’association Médecins du monde, met en évidence les nombreuses interpellations subies par ces personnes, vécues comme une stigmatisation et un harcèlement, sans que par ailleurs les aspects positifs de ces procédures ne soient démontrés.
Cette enquête a été suivie de l’organisation d’auditions par la commission nationale Citoyens-justice-police, composée de la Ligue des droits de l’Homme, du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature.
Les auditions de personnes prostituées chinoises témoignent du fait que les interpellations surviennent dans les circonstances diverses, non obligatoirement liées à l’activité prostitutionnelle, donnant le sentiment de contrôles « au faciès », pratiqués de manière harcelante, peut-être pour entraîner le déplacement de l’activité dans une commune voisine (de Vincennes vers Paris, par exemple).
Cette enquête dénonce de nombreuses violations des droits, comme par exemple des fouilles pratiquées dans des conditions de légalité ne répondant pas aux garanties procédurales prévues par l’article 56 du code de procédure pénale, ne faisant pas l’objet d’un procès-verbal de garde à vue. Le recours au port de menottes est fréquent au commissariat, pourtant non justifié par la dangerosité de la personne prévenue. Les conditions de la garde à vue y sont dénoncées comme attentatoires à la dignité humaine. Les personnes prostituées disent subir des pressions pour signer le procès-verbal, alors qu’elles sont quasiment toujours en désaccord avec les faits relatés : le désaccord peut porter sur l’existence ou non d’actes pouvant être qualifiés de racoleurs. Enfin, beaucoup font état de difficultés avec l’interprétariat, la qualité de la traduction étant variable et les interprètes faisant parfois, eux aussi, pression pour que la prévenue signe le procès-verbal.
Ces témoignages montrent aussi bien les difficultés vécues par les personnes prostituées déjà vulnérables par leur situation économique, que les écueils rencontrés par les fonctionnaires de police dans la mise en application de l’infraction.
L’argument selon lequel l’infraction de racolage permet aux services de police d’interroger les personnes prostituées afin de recueillir des informations sur leur proxénète ou le réseau qui les fait travailler est quelque peu mis en question par cette enquête : en effet, les femmes qui ont répondu aux questions ont indiqué n’être jamais interrogées en garde à vue sur leurs éventuels proxénètes, et aucune n’aurait été interrogée par un juge d’instruction dans le cadre d’une instruction judiciaire après sa garde à vue.
Il semble donc en fait, que l’infraction de racolage soit utile à un enquêteur lorsqu’il soupçonne une personne de proxénétisme et souhaite auditionner des témoins. Elle n’est pourtant pas indispensable car la personne prostituée pourra de toute façon être entendue en cette qualité.
Le racolage est également un angle d’attaque pour les enquêtes relatives au proxénétisme utilisant le support de l’Internet : il permet de partir d’une annonce en ligne offrant des prestations pour enquêter sur un réseau de proxénétisme et de traite. Le dispositif qui sera proposé plus loin prend cet élément en considération à travers la possibilité de surveiller les offres de services sexuels sur Internet pour interpeller un client, et par lui comme par la personne prostituée, enquêter sur le proxénète, voire le réseau.
On constate par ailleurs combien ce délit peut avoir des effets contre-productifs quant à l’objectif de réinsertion des personnes prostituées. Pour celles ayant été condamnées, leur casier judiciaire non vierge ne leur permet pas d’accéder à certaines professions, plusieurs années après qu’elles aient quitté la prostitution. C’est un frein important et un outil non indispensable.
Par ailleurs, comme l’indique la directive européenne du 5 avril 2011 sur la traite, transposée dans notre droit interne pour une grande partie de ses dispositions en juillet 2013, les victimes devraient être protégées contre les poursuites ou les sanctions concernant des infractions sur la prostitution, dans le but de leur garantir les bénéfices des droits de l’Homme, de leur éviter une nouvelle victimisation et un traumatisme supplémentaire, de les inciter enfin à intervenir comme témoins dans le cadre des procédures pénales engagées contre les auteurs des infractions.
C’est pour toutes ces raisons que votre Rapporteure considère qu’il y a lieu d’abroger le délit de racolage public prévu par l’article 225-10-1 du code pénal qui sanctionne les personnes prostituées, qu’il convient de protéger plutôt que d’interpeller sur la base d’une infraction difficile à qualifier de manière générale par les juridictions.
La proposition de loi, adoptée par le Sénat le 28 mars 2013, vise à l’abrogation du délit de racolage public. Si votre Rapporteure, comme elle l’a déjà indiqué plus haut, est en plein accord avec cette proposition, elle estime néanmoins qu’il ne faut pas s’en contenter, et que d’autres mesures doivent être prises par ailleurs, afin de contribuer à améliorer la situation des personnes prostituées exploitées comme à donner aux autorités des moyens renforcés de lutter contre les activités criminelles qui aboutissent à l’exploitation sexuelle des personnes. L’objectif de votre Rapporteure est de travailler à l’élaboration d’une proposition de loi globale, prenant en compte tous les aspects du phénomène prostitutionnel et ses conséquences sur les personnes concernées.
Recommandation n° 31 : Transposer les dispositions de la directive européenne du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes qui n’ont pas à ce jour été introduites dans notre droit et demandant de supprimer toute victimisation supplémentaire des victimes de la traite et de la prostitution. Abroger le délit de racolage prévu par l’article 225-10-1 du code pénal qui sanctionne les personnes prostituées, qu’il convient de protéger plutôt que d’interpeller.
L’abrogation de ce délit aurait en outre pour effet positif de mettre fin aux procédures en cours, la loi pénale nouvelle étant moins sévère que l’ancienne. Les personnes dont le casier judiciaire porte la trace de condamnation pour faits de racolage pourront en demander l’effacement.
2. La lutte contre les troubles à l’ordre public doit se fonder sur d’autres bases juridiques
Si l’on supprime l’incrimination du racolage, de quel autre moyen dispose-t-on pour mener les enquêtes sur les affaires de proxénétisme et de traite ?
La situation des quartiers où s’exerce la prostitution a été évoquée : on y constate un turn over important des personnes prostituées manipulées par les réseaux de traite organisée. Les changements de personnes mises « sur le trottoir » peuvent susciter des difficultés d’identification des victimes par la police.
Si l’infraction de racolage était supprimée, les services de police et de gendarmerie ne seraient pas démunis : ils pourraient recourir à d’autres dispositifs législatifs et réglementaires pour assurer l’ordre et la tranquillité publics.
L’ordre public comprend en droit français trois éléments : la sécurité, la salubrité, et la tranquillité publiques. L’activité de prostitution, si elle est exercée publiquement, peut y porter atteinte. C’est la raison pour laquelle le droit confère aux autorités locales divers moyens visant à limiter les effets de la prostitution dans l’espace public.
Le droit administratif confère certains pouvoirs aux autorités locales qui peuvent, le cas échéant, les utiliser en matière de prostitution. Ainsi, en vertu des pouvoirs de police municipale octroyés par l’article 2212-1 du code général des collectivités territoriales, le maire peut prendre des arrêtés interdisant la circulation et le stationnement des personnes prostituées et des clients de la prostitution. Le préfet, en tant qu’autorité de police administrative générale au niveau départemental, a également ce pouvoir. Cette possibilité, ouverte par la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale, a, de fait, permis aux maires et aux préfets de limiter les lieux où le racolage peut être pratiqué.
Ce pouvoir n’est pas sans limite, puisque le juge administratif a déjà sanctionné des interdictions générales et absolues. Les arrêtés pris dans de nombreuses villes doivent donc être circonscrits dans le temps et dans l’espace pour être valides.
Les arrêtés de police administrative ne visent pas seulement les personnes prostituées mais concernent aussi la circulation ou le stationnement des véhicules des clients dans lesquels se déroulent des actes de prostitution.
À cet égard, il convient de noter que l’outrage à la pudeur de l’ancien code pénal est maintenant réprimé à l’article 222-32 du nouveau code pénal qui dispose que « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». L’activité de prostitution, si elle n’est pas ici spécifiquement visée, peut se voir appliquer cette qualification pénale si elle est exercée en public.
L’infraction d’exhibition sexuelle suppose de voir réunis plusieurs éléments. L’exhibition est un acte impudique qui peut consister en des actes suggestifs ou bien directement sexuels. Cet acte doit être susceptible de porter atteinte à la sensibilité du public, qu’il y ait ou non des témoins. Enfin, l’intention coupable est caractérisée par la volonté de l’auteur d’imposer cet acte à la vue d’autrui.
Les clients de la prostitution et les personnes prostituées, comme tout citoyen, peuvent se rendre coupables d’exhibition sexuelle dès lors que cet acte peut être vu par un tiers (bois, hall d’immeuble, terrains vagues, véhicules).
3. L’abrogation du délit de racolage ne nuira pas aux enquêtes sur les affaires de proxénétisme et de traite
Comme votre Rapporteure l’a souligné dès l’introduction du présent rapport, le nouvel équilibre à instaurer face au phénomène prostitutionnel est de responsabiliser le client, qui participe à la perpétuation de ce phénomène en achetant des services sexuels et en pratiquant de manière plus ou moins consciente l’exploitation du corps d’une personne.
Il convient d’indiquer dès à présent que, pour les services de police et de gendarmerie, s’adresser au client permettra aussi d’obtenir des informations relatives à l’existence d’un proxénète ou à une activité prostitutionnelle exercée dans le cadre d’un réseau. Le client pourra être entendu comme contrevenant ; il n’est actuellement que témoin.
L’exemple suédois montre que l’interpellation du client de la personne prostituée, l’« acheteur de services sexuels » selon la terminologie anglo-saxonne en vigueur en Suède et en Norvège également, permet de recueillir des éléments sur les conditions d’exercice de la prostitution par la personne, si elle semble exercer de manière indépendante ou au contraire dans le cadre d’une exploitation par un proxénète ou un réseau, si elle exerce seule ou avec d’autres victimes.
La personne prostituée pourra toujours, comme aujourd’hui, être entendue comme simple témoin, et à ce titre faire l’objet d’une garde à vue de quatre heures.
III.– ÉLABORER UNE POLITIQUE PRÉVENTIVE POUR CHANGER LES REPRÉSENTATIONS ET LES COMPORTEMENTS
Nous avons évoqué dans la première partie du présent rapport la lutte contre les réseaux de traite et de proxénétisme et l’accompagnement des personnes prostituées. Dans le système prostitutionnel, il existe un autre acteur majeur, à savoir celui qui crée la demande : le client de la prostitution, et plus généralement, la société qui tolère ces situations.
La tolérance de notre société quant à l’achat d’acte sexuel tient à nos représentations de la sexualité qui sont encore très empruntes d’inégalités entre les femmes et les hommes (dans la conception du désir sexuel, du plaisir féminin), et de violences – en témoigne l’influence de la pornographie violente sur la construction des représentations de la sexualité des jeunes, et le peu de cas fait du consentement des femmes dans ces représentations.
Aussi ce ne sont pas les clients de la prostitution qui sont culpabilisés, stigmatisés, mais les personnes prostituées, que l’on voit tantôt comme des dépravées tentant les hommes, tantôt comme des marginales ou des marginaux en dehors de la société.
Les développements de la première partie mettent en évidence que dans l’extrême majorité des cas, les personnes prostituées sont des victimes d’exploitation sexuelle, sous le coup de réseaux de traite ou de proxénètes ; et que lorsque ce n’est pas le cas, c’est la précarité économique qui pousse les personnes à proposer des actes de nature sexuelle contre rémunération. Avec ces informations, comment penser que la société n’a pas à prendre ses responsabilités pour inverser cette culpabilité ? Les associations féministes ont récemment scandé contre le viol : « La honte doit changer de camp ». De la même façon, en matière de prostitution, nous devons faire en sorte que ce ne soient plus les personnes prostituées qui soient stigmatisées pour leur situation, mais bien ceux qui en profitent, à savoir les proxénètes et les clients de la prostitution.
C’est donc toute la société française qui doit être informée, sensibilisée aux réalités de la prostitution. Pour cesser cette stigmatisation, mais aussi prévenir les pratiques prostitutionnelles, notamment auprès des jeunes. On peut penser, que forte de cette information, une partie des clients de la prostitution cessera par ailleurs de solliciter des services sexuels rémunérés.
Mais la prévention ne suffit pas. Pour être cohérent avec la conception française de la prostitution, en tant que violence, il faut poser un interdit dans la loi. Comme nous avons légiféré pour interdire le harcèlement sexuel ou le viol, nous devons interdire l’achat d’un acte sexuel pour soustraire la sexualité à la violence. C’est aussi ainsi que nous rendrons notre pays plus dissuasif pour les réseaux de traite et de proxénétisme.
Le cadre juridique et social institué en Suède a été brièvement décrit dans la première partie du présent rapport : il sera à nouveau évoqué ici car il fait ses preuves en matière de pénalisation des clients de la prostitution.
A. LA PROSTITUTION REPRODUIT DES RAPPORTS DE DOMINATION
De fait, avec le système prostitutionnel, nous nous trouvons face à la problématique suivante, bien mise en lumière par Rhéa Jean dans ses travaux sur la prostitution (14) : les défenseurs de la prostitution mettent en avant la liberté des actes de la personne prostituée et du client.
Certaines personnes qui se prostituent de manière dite « traditionnelle » militent pour la reconnaissance des « travailleurs du sexe » et insistent sur le droit à disposer de son corps. Elles revendiquent une indépendance dans l’exercice de cette activité dont elles perçoivent les revenus sans les reverser à une tierce personne. Elles parlent d’une prostitution « libre » qui peut être régulière ou occasionnelle, par exemple pour boucler des fins de mois difficiles.
Cette question de l’existence d’une prostitution libre est éminemment sujette à controverse. La « liberté » de se prostituer doit-elle être réellement considérée comme une expression de liberté ou comme une contrainte économique sans autre choix ? Peut-on analyser la prostitution comme un simple consentement à un contrat établi, en faisant abstraction des rapports de domination entre le client et la personne prostituée ?
Mme Rhéa Jean, met en évidence les postulats contradictoires sur lesquels s’appuient les défenseurs de la prostitution : d’un côté, la prostitution est acceptée car elle se situe dans le continuum de la libération sexuelle, suite logique de l’acceptation de l’homosexualité et de la sexualité sans attaches sentimentales ; de l’autre côté, la prostitution est un travail « mécanique », pas plus différent, finalement, que le travail à l’usine, et il n’aurait pas d’impact sur la vie intime de la personne dont c’est le « métier ».
Les travaux de la philosophe Geneviève Fraisse permettent de s’interroger sur la possibilité d’un consentement en situation d’exploitation : « le terme « consentement » n’est pas aussi positif qu’on le perçoit (y compris chez les féministes qui le rejettent précisément parce qu’il apparaît positif). Le consentement n’est pas un choix, mais bien une réponse à autrui. Cette réponse s’effectue en vertu des alternatives offertes à la personne. Le consentement ne serait pas nécessairement rationnel ou réfléchi et ne serait pas non plus une preuve éminente de la liberté du sujet : il serait dans le flou, quelque part entre la volonté et la soumission ».
Les témoignages de personnes prostituées mettent en évidence la dureté de cette activité, sa dangerosité mais aussi son caractère stressant : le stress avant chaque rencontre avec un nouveau client est souvent évoqué. S’y ajoute le stress post-traumatique, lié aux fréquentes situations de violence subies par ces personnes ou à la succession de rapports non désirés.
Comme votre Rapporteure l’a déjà souligné, le groupe de travail a souhaité recueillir le témoignage de personnes « survivantes » de la prostitution, ainsi qu’elles se sont elles-mêmes nommées.
Elles ont insisté sur la violence subie par la personne prostituée : « la rencontre avec une prostituée est un « dégazage » sauvage. Le client s’autorise avec elle ce qu’il ne peut pas faire ailleurs, à savoir la violence verbale ou les coups. Il peut le faire avec une prostituée puisqu’elle est un objet » (audition de Mmes Rosen Hicher et Laurence Noëlle par le groupe de travail, le 29 mai 2013).
Aussi, si l’on reconnaît que la prostitution est source de violence et d’un impact fortement négatif sinon destructeur pour la personne qui l’exerce, pourquoi s’opposer à abolir cette pratique ?
Les propos tenus par Mme Laurence Noëlle, personne sortie de la prostitution, devant le groupe de travail illustrent parfaitement cette notion faussée de consentement, qui fait que les personnes prostituées n’osent pas toujours se confier sur leur situation et leurs souffrances : « Il nous arrive rarement de parler de notre souffrance à un travailleur social. Il nous faudra bien un jour raconter en détail notre humiliation et dire comment les clients traitent les prostituées. Ces femmes ne sont plus des personnes humaines et n’ont plus de dignité, car la prostitution est une forme d’esclavagisme qui a fait d’elles des objets ».
Un geste aussi attentatoire à la dignité humaine serait-il permis du simple fait que la victime y aurait « consenti » ?
La prostitution reproduit des rapports de domination sociaux, économiques, symboliques. Elle fait collaborer des femmes à leur propre oppression. Nous devons avoir l’ambition de réduire cette exploitation. Nous devons aussi changer les représentations et les comportements quant à ce phénomène et donner aux personnes prostituées qui le souhaitent les possibilités d’en sortir.
B. ÉLABORER UNE POLITIQUE PRÉVENTIVE
Des mesures de sensibilisation et d’éducation sont naturellement nécessaires pour prévenir à la fois le recours à la prostitution, mais aussi les pratiques prostitutionnelles, occasionnelles ou régulières. Ces mesures devraient se faire en direction, aussi bien des jeunes que de la société tout entière.
Des mesures sont tout d’abord nécessaires pour éviter à des publics fragiles de basculer dans la prostitution. Certains publics jeunes, voire des enfants, se trouvent dans des situations de précarité économique, ou dans des situations de violence familiale par exemple, qui les rendent particulièrement vulnérables. L’article 18 de la directive du 5 avril 2011 enjoint ainsi aux États membres d’engager des campagnes d’information et de sensibilisation, des programmes de recherche et d’éducation, éventuellement en coopération avec les organisations (associations), afin de sensibiliser l’opinion et réduire le risque de voir les personnes, en particulier les enfants, devenir victimes de la traite.
La directive souligne également avec insistance la nécessité, pour les États membres, de prendre des mesures d’éducation et de formation afin de décourager et réduire la demande qui favorise l’exploitation des personnes prostituées.
Enfin, les professions en contact avec les jeunes en situation de risque doivent être formées à repérer les situations critiques, afin de savoir détecter ces situations, à travers les « signaux » qui peuvent être adressés par les jeunes. Ces professions doivent disposer d’un protocole d’action.
1. Comment faire évoluer les représentations dans la société ?
Plusieurs idées reçues entourent la prostitution. Le fait que ce soit un mal nécessaire répondant à des pulsions sexuelles irrépressibles, que les personnes prostituées le veulent bien, voire aiment leur activité, que c’est de l’argent facilement gagné.
De nombreux médias jouent un rôle important dans la diffusion de cette image fantasmée de la prostitution. Certains médias locaux vont jusqu’à faire de la publicité pour les bordels tels qu’à La Jonquera, ce qui pourrait être assimilé à du proxénétisme. Il faut davantage prévenir la promotion de la prostitution, comme le suggérait déjà le rapport Geoffroy-Bousquet.
Recommandation n° 32 : Adresser une circulaire aux parquets généraux afin qu’ils informent les directeurs de publication que leur responsabilité pénale est susceptible d’être engagée en cas de publication d’annonces à caractère prostitutionnel et que des poursuites soient, le cas échéant, engagées.
Recommandation n° 33 : Informer les hébergeurs de sites Internet de leur responsabilité pénale au regard des annonces à caractère prostitutionnel qu’ils publient et développer un partenariat avec ces derniers afin de limiter cette pratique.
La perception de la prostitution par les citoyens ne peut évoluer que dans la durée. Un effort de sensibilisation et d’éducation est nécessaire pour faire comprendre au public ce qui se cache derrière la prostitution, en termes d’exploitation, de violence et d’atteinte à l’intégrité de la personne qui la subit. Cette sensibilisation est aussi l’occasion d’engager une réflexion sur l’achat des services sexuels, c’est-à-dire, en fait, l’achat du corps humain.
Il faudrait donc que des campagnes nationales d’information et de sensibilisation sur le phénomène prostitutionnel soient menées, ainsi que cela a pu être fait précédemment avec succès pour les violences faites aux femmes. L’Espagne a d’ailleurs déjà procédé à une telle campagne sur le thème-choc : « aimeriez-vous que ce soit la profession exercée par votre fille ? » Un temps d’antenne informatif sur les radios et télévisions publiques sur les dangers de la prostitution et ses réalités pour à la fois prévenir les pratiques, mêmes occasionnelles et dissuader les clients potentiels serait important pour cela.
À cet égard, la pénalisation du client nécessitant un travail préalable d’explicitation et d’information avant d’entrer en vigueur, il est cohérent que celle-ci soit différée dans le temps. La pénalisation du client doit en effet être précédée d’une période de sensibilisation et d’information sur la réalité de la prostitution ; comme l’avait aussi préconisé le « rapport Bousquet-Geoffroy » en 2011.
Recommandation n° 34 : Prévoir un délai de six mois entre la promulgation de la loi pénalisant le recours à la prostitution et l’entrée en vigueur de la loi, afin de mener une campagne nationale d’information et de sensibilisation sur la violence inhérente à la prostitution et au proxénétisme, et leur lien avec la traite des êtres humains.
Recommandation n° 35 : Prévoir des temps de publicité sur les chaînes et radios publiques après la promulgation de la loi pour informer sur les réalités de la prostitution et déconstruire les idées reçues.
Cet environnement de banalisation de la prostitution a un effet évident sur les jeunes en âge de construire leurs représentations de la sexualité. C’est pourquoi des actions en direction des jeunes sont à favoriser.
2. L’éducation à la sexualité et la prévention de la prostitution auprès des jeunes
a. L’impact de la prostitution sur les adolescent-e-s
L’étude menée en 2012 au village de La Jonquera (15) a travaillé sur l’impact du phénomène prostitutionnel chez les jeunes des Pyrénées-Orientales, département frontalier du village. Ainsi, les sociologues expliquent que pour les jeunes rencontrés, « la prostitution à La Jonquera fait partie intégrante de leur vie, de leurs connaissances, de leurs échanges avec les copains et de leurs mentalités. L’ensemble des jeunes a une connaissance précise de la prostitution à la frontière, de son organisation et des pratiques ». Les entretiens font ressortir un discours totalement libéré et sans tabou sur la prostitution, exempt de tout sentiment de clandestinité ou de culpabilité. « Parler de la prostitution est presque aussi évident que de parler des pleins d’essence ou des achats de tabac et d’alcool. »
La prostitution fait partie intégrante de leur discours sur la sexualité et la frontière : elle apparaît comme visible, fait partie du folklore local et est parfois présentée comme une fierté locale.
Même chez les plus jeunes n’étant jamais allés à la Jonquera, la prostitution est fantasmée : « Les collégiens, entre 12 et 15 ans ont déjà une connaissance très précise des clubs et en parlent librement. Certes, ils ne sont pas clients, ils n’ont ni vu, ni expérimenté ce qui se passe dans les clubs, mais ils fantasment sur ceux-ci. La connaissance de la prostitution nourrit ainsi leurs fantasmes, leur construction des rapports hommes-femmes et de leur sexualité. »
Quelles sont les incidences du phénomène prostitutionnel sur l’imaginaire et la sexualité de ces jeunes ? En fait, il apparaît que la prostitution entretient un clivage et une hiérarchie entre les hommes et les femmes. Chez les jeunes hommes, elle nourrit l’idéal d’une virilité hétérosexuelle triomphante ainsi que l’ont rapporté les sociologues entendues en audition.
Approfondissant le travail sur l’impact sur leur construction de la sexualité et de leur conception des rapports sociaux de sexe, les sociologues soulignent que pour les garçons, la prostitution « contribue à une représentation très virilisée de leur rôle : « Les garçons souscrivent largement à la prostitution dans la société marchande hypermoderne nourrie par la publicité et plus encore la pornographie. Ils évitent ainsi les interrogations politiques sur les rapports de domination nord/sud, est-ouest, riches/pauvres et sur les rapports de domination hommes/femmes ». Pour les filles, la prostitution « induit des comportements et des souffrances qui favorisent leur acceptation de la représentation masculine des genres. »
Cette étude souligne donc comment la prostitution renforce l’inégalité des sexes dans le domaine de la sexualité, en créant une souffrance spécifique chez les jeunes femmes du département et un sentiment de puissance chez les jeunes hommes.
Afin d’appréhender les connaissances des jeunes sur la prostitution et plus généralement l’information sur la sexualité, le Mouvement du Nid a lancé une enquête nationale, en 2011et 2012, sur les jeunes et la prostitution, qui fait suite à une précédente enquête en 1990 comportant des questions similaires. L’échantillon (5 447 réponses au questionnaire exploitées) est représentatif des différents publics jeunes (14-25 ans) rencontrés par le Mouvement du Nid.
Il est intéressant de noter, en lien avec les développements précédents, que 90 % disent avoir eu de l’information sur la sexualité, 75 % sur les relations filles garçons et 51 % sur la prostitution. Et pour la majorité d’entre eux, cette information a été reçue en collège (82 %) et/ou au lycée (45 %), de la part d’enseignants, infirmières scolaires ou d’associations mais aussi avec les parents ou sur Internet.
La majorité a trouvé cette information utile (75 %), mais beaucoup expriment un besoin d’information plus complète, notamment sur les violences sexuelles, les MST et le risque prostitutionnel.
Concernant la prostitution, 40 % des jeunes ayant répondu considèrent qu’un acte sexuel en échange d’un objet ou d’un service n’est pas de la prostitution. Un nombre significatif pense que la prostitution masculine ou des mineurs n’existe pas en France (15 et 23 %). 28 % pensent que les personnes prostituées gagnent beaucoup d’argent et 12 % qu’elles en gardent beaucoup pour elles. Même si les réponses montrent que les jeunes sont conscients des difficultés qu’amène la prostitution, il y a besoin de leur faire découvrir les réalités de la prostitution, et les conduites qui peuvent mener à la prostitution.
Par ailleurs, 85 % des jeunes pensent que les clients sont plutôt satisfaits et 8 % des jeunes disent pouvoir acheter un jour un acte sexuel, mais avec un écart très fort entre les filles (3 %) et les garçons (14 %). Ce pourcentage monte à 31 % pour ceux qui regardent régulièrement de la pornographie, suggérant un lien fort entre pornographie et consommation d’actes sexuels tarifés. À ce sujet, la moitié des jeunes disent voir occasionnellement ou régulièrement de la pornographie, notamment les garçons (70 %). L’enquête permet de montrer que beaucoup de jeunes ont de fausses idées sur les clients de la prostitution. Il y a un lien fort entre la possibilité d’acheter un acte sexuel, et les avis sur le visionnage de la pornographie, les avis positifs sur la prostitution et la connaissance d’une personne qui se livre à la prostitution.
Interrogés sur l’avenir, une majorité des jeunes pensent que la prostitution est un frein à l’égalité femmes-hommes, et que le système qui produit la prostitution doit être aboli. Cet avis est plus fort chez les filles (2/3), mais 1/3 des garçons pensent que la prostitution n’est pas un frein à l’égalité femmes – hommes et ne doit pas être abolie. Pour ceux qui pensent qu’il faut abolir la prostitution, la moitié préconise des mesures répressives (interdire, contrôler...), mais certains proposent l’information, la prévention, la recherche d’alternatives... Peu de jeunes parlent de réouverture de maisons closes.
L’impact de la pornographie et de l’environnement prostitutionnel joue donc un rôle sur la construction des représentations de la sexualité : méconnaissance des réalités de la prostitution, banalisation des pratiques. Mais aussi incapacité de plus de la moitié des répondants à mettre un mot sur la pratique d’échange de service sexuel contre un cadeau ou un service. On voit bien là l’importance de prévenir les pratiques prostitutionnelles en expliquant à la fois les réalités de la prostitution et ses effets sur l’individu et la société toute entière.
b. Renforcer la mise en œuvre de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire
En matière d’éducation, les établissements scolaires et l’Éducation nationale peuvent jouer un rôle important lorsqu’il s’agit de dispenser des informations et des mises en garde concernant la prostitution. Le cadre juridique de cette action de pédagogie existe déjà, et les établissements scolaires sont tenus depuis plus de dix ans de dispenser une éducation à la sexualité.
En effet, l’article 22 de la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception a complété le code de l’éducation par un article L. 312-16 aux termes duquel « Une information et une éducation à la sexualité sont dispensées dans les écoles, les collèges et les lycées à raison d’au moins trois séances annuelles et par groupe d’âge homogène. Ces séances pourront associer les personnels contribuant à la mission de santé scolaire et des personnels des établissements mentionnés au premier alinéa de l’article L. 2212-4 du code de la santé publique ainsi que d’autres intervenants extérieurs conformément à l’article 9 du décret n 85-924 du 30 août 1985 relatif aux établissements publics locaux d’enseignement ».
La circulaire du 17 février 2003 relative à l’éducation à la sexualité dans les écoles, les collèges et les lycées rappelle les objectifs assignés à cette éducation à la sexualité dans le cadre scolaire. Ainsi, celle-ci « vise principalement à apporter aux élèves, en partant de leurs représentations et de leurs acquis, les informations objectives et les connaissances scientifiques qui permettent de connaître et de comprendre les différentes dimensions de la sexualité ; elle doit également susciter leur réflexion à partir de ces informations et les aider à développer des attitudes de responsabilité individuelle, familiale et sociale ».
La circulaire de 2003 précise également les modalités de prise en charge de cet enseignement : « A l’école primaire, c’est aux maîtres chargés de classe qu’incombe la mise en œuvre de l’éducation à la sexualité dans le cadre des enseignements…Le cas échéant, les maîtres pourront solliciter conseils et assistance auprès de l’infirmière ou du médecin scolaire formés à cet effet ».
Au collège et au lycée, les séances doivent être assurées par une équipe plurielle et volontaire associant enseignants et personnels d’éducation, sociaux et de santé, formés à cet effet. Il peut être fait appel à des intervenants extérieurs, dans le respect des procédures d’agrément en vigueur.
Les interventions s’inscrivent dans le cadre du projet d’école ou d’établissement.
La circulaire de 2003 prévoit également que chaque académie se dote d’un projet d’éducation à la sexualité intégré dans le projet académique de santé des élèves. Elle met aussi l’accent sur la politique de formation des personnels.
Une seconde circulaire, du 2 décembre 2011, relative à la politique de santé dans les territoires académiques fixe les orientations en la matière, et définit un programme d’actions construit autour de sept priorités. L’une d’entre elles est de généraliser l’éducation à la sexualité, faciliter l’accès à la contraception et maintenir un bon niveau d’information sur le VIH/sida et les principales IST. Il est précisé que « les trois séances annuelles d’éducation à la sexualité doivent être résolument mises en œuvre »….
Il est intéressant de noter qu’aux termes de cette circulaire, l’éducation à la sexualité « intègre, en particulier, l’apprentissage du respect mutuel, l’égalité entre les garçons et les filles et l’acceptation des différences. D’autres thématiques peuvent également être abordées comme par exemple les violences faites aux femmes, en cohérence avec les plans de lutte interministériels traitant de cette problématique (parmi les thèmes innovants du futur plan figurent notamment les mariages forcés, les mutilations sexuelles et la prostitution) ».
L’Éducation nationale met à la disposition des enseignants un certain nombre de ressources pour dispenser l’éducation à la sexualité : guide ressources pour l’école primaire dont le contenu est ancré dans les programmes d’enseignement ; guide du formateur en éducation à la sexualité pour le second degré ; guide d’intervention pour les collèges et lycées « L’éducation à la sexualité » ; brochure interministérielle : comportements sexistes et violences sexuelles : prévenir, repérer, agir, disponible en ligne sur le site Eduscol.
« Sur le papier », le cadre d’enseignement existe donc, et les outils aussi : il pourrait ainsi être envisagé d’inclure dans l’enseignement dispensé, au niveau du lycée, un volet de mise en garde et d’explication sur la prostitution et les conduites qui peuvent y être apparentées, et de même sur la notion de proxénétisme. Ainsi qu’en ont témoigné les inspecteurs de l’Igas, entendus par la Délégation, le comportement de certains jeunes, conduisant leurs amies à avoir des relations sexuelles tarifées en échange d’argent ou de cadeaux, s’apparente à un début de proxénétisme, même si ces faits ne sont qu’occasionnels.
La prévention des relations sexuelles tarifées est donc une dimension indispensable de l’éducation apportée en milieu scolaire.
Recommandation n° 36 : Inclure, dans l’éducation à la sexualité obligatoirement dispensée dans les établissements scolaires, un volet sur la prévention de la prostitution.
Une étude quantitative et qualitative sur la politique éducative de santé dans les établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) a été réalisée par le ministère de l’Éducation nationale sur un échantillon représentatif de collèges, lycées et lycées professionnels. Selon cette étude, l’éducation à la sexualité est organisée selon différentes modalités dans 94 % des établissements. Ce chiffre très optimiste ne recoupe pas les observations faites dans un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) publié en février 2010 selon lequel « Au total, il semble que l’obligation légale soit très inégalement et partiellement appliquée », les initiatives se heurtant à « d’importantes difficultés matérielles ».
La Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif pour 2013-2018 confirme cette impression d’une mise en œuvre parcellaire de l’éducation à la sexualité, puisque l’un des chantiers prioritaires retenus pour cette période, porte sur le renforcement de l’éducation au respect mutuel et à l’égalité.
Plus précisément, le texte de la convention retient comme objectif : « Lever les obstacles, quand ils existent, à l’effectivité des séances d’éducation à la sexualité en :
– réaffirmant l’obligation de plusieurs séances annuelles, comme le prévoit le code de l’éducation ;
– renforçant dans ces formations ce qui concerne la prévention et la responsabilité partagée entre les filles et les garçons, l’analyse critique des stéréotypes, le respect mutuel ;
– développant des actions expérimentales pour renforcer l’éducation à la sexualité. »
Il convient d’ajouter que dans le cadre de cette convention interministérielle, le ministère de l’Éducation nationale a mis en place un groupe de travail sur l’éducation à la sexualité en milieu scolaire qui, « À partir de l’existant, devra déterminer les conditions nécessaires à la mise en œuvre effective des séances dans les établissements et proposer des solutions innovantes ». Ce qui montre bien que l’effectivité des séances est actuellement un problème mais laisse espérer que les choses évoluent favorablement dans l’avenir, compte tenu de la forte volonté affichée.
Le Comité interministériel aux droits des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui s’est tenu le 30 novembre 2012, annonçait également que la formation à l’égalité filles-garçons sera inscrite dans le cahier des charges des futures Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE).
La sensibilisation et l’éducation sont fondamentales dans la prévention des pratiques prostitutionnelles et la réduction du recours à la prostitution. Mais nous manquerions de cohérence si nous n’intégrions pas dans la loi la même exigence quant à la responsabilisation des clients de la prostitution. La sanction en la matière a donc une double visée de cohérence et de pédagogie. Elle est par ailleurs l’outil le plus efficace à ce jour pour dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme et ainsi réduire l’exploitation des êtres humains à des fins sexuelles.
c. Former les professionnels à la prévention de la prostitution des mineurs
S’il n’existe aucune donnée incontestable portant sur l’âge moyen d’entrée dans la prostitution, les acteurs associatifs impliqués constatent un nombre élevé de jeunes.
Dans son rapport de 2012, l’IGAS met en avant le fait que la prostitution des mineurs est un enjeu mal appréhendé par les pouvoirs publics. L’IGAS constate un faible investissement sur ce sujet, « qui n’est pas traité en tant que tel mais occasionnellement abordé dans le cadre d’actions sur la prostitution en général, ou sur les mineurs étrangers isolés, par exemple ».
L’IGAS constate que l’accueil de mineurs victimes de prostitution ne semble pas repéré, sans doute par méconnaissance du sujet, comme une problématique spécifique pour les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Les situations de prostitution ne constitueraient jamais le motif d’entrée des jeunes dans les dispositifs d’accompagnement.
La mobilisation pour lutter contre la prostitution des mineurs semble limitée à quelques acteurs associatifs de terrain.
Nous avons besoin de mieux connaître les pratiques prostitutionnelles, diverses, des mineurs. Pour cela, votre Rapporteure s’associe à l’IGAS pour demander le lancement d’une mission devant apprécier l’ampleur et les caractéristiques du phénomène et évaluer la pertinence et le fonctionnement des dispositifs existants, notamment dans le cadre de l’ASE, pour traiter des situations de ce type.
Et pour prévenir les conduites prostitutionnelles, il nous faut développer des outils d’intervention précoce, notamment en direction des enfants ayant subi des situations d’abus sexuels ou de violences pour prévenir le développement d’une vulnérabilité pouvant ultérieurement conduire à des conduites à risque, y compris la prostitution.
Recommandation n° 37 : Entreprendre une enquête sur l’ampleur de la prostitution impliquant des mineurs et sur l’efficacité des dispositifs de prise en charge de ces mineurs.
Recommandation n° 38 : Former les acteurs éducatifs et sociaux aux réalités de la prostitution, à l’identification des pratiques prostitutionnelles, à la prévention de celles-ci et au recours à la prostitution.
IV.– SANCTIONNER LE RECOURS À LA PROSTITUTION
Après l’adoption par plusieurs pays de lois pénalisant l’achat d’acte sexuel, une prise de conscience est apparue au plan international, stimulée par le développement à grande échelle des réseaux criminels de traite et de proxénétisme à partir des années 1990. La responsabilité des clients dans la perpétuation des trafics, comme le montre bien l’enquête sociologique effectuée à La Jonquera, commence à être reconnue. On voit également que cette mesure est à ce jour la plus efficace pour dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s’implanter sur les territoires.
Des instruments internationaux ont été adoptés, qui ouvrent la voie, au plan national, à admettre la responsabilité et la sanction des clients. La France est signataire de ces instruments et les met en œuvre.
A. LA RESPONSABILITÉ DES CLIENTS DES VICTIMES DE LA PROSTITUTION APPARAÎT DANS LE DROIT INTERNATIONAL
Le protocole de Palerme, signé en 2000 sous l’égide des Nations unies (16), est le premier instrument international visant à lutter contre la traite des êtres humains et à dissuader la demande de prestations sexuelles tarifées. Le cinquième alinéa de son article 10 prévoit en effet que « les États parties adoptent ou renforcent des mesures législatives ou autres, telles que des mesures d’ordre éducatif, social ou culturel, notamment par le biais d’une coopération bilatérale et multilatérale, pour décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite ».
Par la suite, la Convention de Varsovie, signée le 16 mai 2005 dans le cadre du Conseil de l’Europe, encourage les États signataires à adopter des mesures législatives ou autres « pour décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite ». Cette convention, qui reprend ainsi les termes du protocole de Palerme, préconise, dans son article 6, que soient menées des recherches, des campagnes d’information ciblées et des actions d’éducation à l’égalité de genre.
Dans le cadre de l’Union européenne, la directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène, enjoint, dans son article 18, les États membres à « prendre les mesures appropriées, telles que l’éducation et la formation, pour décourager et réduire la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation liées à la traite des êtres humains ». Cette directive est en cours de transposition en droit interne par la loi portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la Justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France, adoptée le 25 juillet 2013.
L’éventualité de la pénalisation de l’achat de services sexuels auprès de personnes exploitées par un réseau de traite est prévue par cette disposition : « les États membres envisagent d’adopter les mesures nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale au fait d’utiliser les services qui font l’objet de l’exploitation visée à l’article 2 (la traite) en sachant que la personne concernée est victime d’une infraction visée audit article ».
Cette rédaction reflète évidemment la difficulté de faire accepter par la majorité des États membres la pénalisation du client de la prostitution, ce qui est explicable, vu la divergence des législations en Europe, évoquée dans la première partie de ce rapport.
C’est ce dispositif qu’a choisi d’appliquer le Royaume-Uni : ainsi qu’il a été expliqué plus haut, le client y est pénalisé s’il a recours à une personne sous contrainte. Cependant, les bilans réalisés récemment sur cette législation montrent l’inefficacité des dispositions visant à différencier les personnes prostituées sous contrainte de celles qui ne le seraient pas.
Ainsi qu’il a déjà été souligné dans la première partie de ce rapport, plusieurs pays européens ont adopté des législations sanctionnant les clients de la prostitution.
Le tableau suivant, issu du « rapport Geoffroy-Bousquet », indique le quantum de peine applicable selon les pays.
DISPOSITIONS CONCERNANT LES CLIENTS DANS QUELQUES PAYS EUROPÉENS
Pays pénalisant les clients de manière générale | ||
Suède |
1999 |
Délit puni d’une amende et de 6 mois d’emprisonnement |
Norvège |
2009 |
Délit puni d’une amende et de 6 mois d’emprisonnement |
Islande |
2009 |
Délit puni d’une amende et d’un an d’emprisonnement |
Irlande |
Réflexion en cours | |
Pays pénalisant les clients des personnes prostituées victimes d’exploitation | ||
Finlande |
2006 |
Clients d’une personne prostituée victime de la traite ou d’exploitation |
Royaume-Uni |
2009 |
Clients d’une personne prostituée exerçant cette activité sous la contrainte |
Pays-Bas |
Réflexion en cours sur l’opportunité de sanctionner les clients des personnes prostituées qui ne seront pas enregistrées auprès des autorités | |
Pays pénalisant les clients des personnes prostituées vulnérables | ||
France |
2002 et 2003 |
Clients d’une personne prostituée mineure ou présentant une particulière vulnérabilité |
Source : Rapport d’information (n° 3334) sur la prostitution en France, présenté par Mme Danielle Bousquet et M. Guy Geoffroy, députés - 2011.
Il est intéressant de noter que l’Irlande examine actuellement l’opportunité de créer un délit d’achat de services sexuels, comme en fait état un rapport de juin 2013 de la commission de la Justice, de la défense et de l’égalité composée de députés et sénateurs irlandais. Le rapport réalisé suite à une demande du ministre de la Justice propose d’édicter le principe selon lequel la personne qui vend des services sexuels ne se rend pas coupable d’un délit, tandis que seul l’achat d’un tel service constitue un délit.
Cette position est très proche de celle préconisée par votre Rapporteure.
La commission de la Justice irlandaise recommande par ailleurs d’alourdir les peines visant le trafic et l’exploitation sexuelle, ainsi que le proxénétisme. Elle propose également que les sites web qui font la publicité de la prostitution soient traités de la même façon que les sites qui font de la publicité ou proposent de la pédopornographie.
B. RESPONSABILISER LE CLIENT : UN OUTIL EFFICACE À PLUSIEURS NIVEAUX
1. La pénalisation des clients de la prostitution : mettre en cohérence notre droit avec notre conception de la prostitution
Comme nous l’avons rappelé, la France a ratifié les traités internationaux reconnaissant que la prostitution est une violence et qu’elle est incompatible avec la dignité humaine. La directive européenne de l’Union européenne du 5 avril 2011, transposée par la France en juillet 2013, préconise le découragement de la demande par la création d’une infraction pénale.
Le client de la prostitution a été pris en compte par la législation pénale française à partir de 2002, avec l’incrimination du recours à la prostitution d’un mineur, puis en 2003 avec l’incrimination du recours à la prostitution de personnes présentant une particulière vulnérabilité. Ce délit est, en application de l’article 225-12-1 du code pénal, puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Les condamnations pénales prononcées pour ces faits sont peu nombreuses : si une centaine de dossiers sont transmis au parquet chaque année, les condamnations de clients ne s’élèvent qu’à une dizaine. La faiblesse du nombre de condamnations s’explique par la nécessité et la difficulté de prouver que le client avait connaissance de la minorité ou de la particulière vulnérabilité de la personne prostituée. La généralisation du délit de recours à la prostitution devrait permettre de protéger davantage les mineurs.
Notre droit a érigé le viol en crime, le harcèlement en infraction correctionnelle. Pénaliser l’acte de recours à la prostitution, c’est se placer dans la continuité de ces législations : l’objectif est toujours de soustraire la sexualité à la violence et à la domination masculine.
Il est donc temps de mettre notre droit en cohérence avec notre conception de la prostitution et de pénaliser ceux qui y ont recours.
2. La pénalisation des clients, un outil efficace de réduction de la prostitution, de la traite et du proxénétisme
Au cours de son déplacement en Suède, votre Rapporteure a noté que, dix ans après l’adoption de la loi sanctionnant le recours à la prostitution, les pouvoirs publics suédois considèrent que les résultats sont très encourageants.
Le ministère de la justice suédois procède régulièrement à l’évaluation de l’impact de la loi ; le dernier rapport d’évaluation a été présenté en juillet 2010.
Le bilan de la loi comporte plusieurs aspects.
Le premier aspect est l’impact sur le phénomène de la prostitution. Au moment du vote de la loi, le nombre des acheteurs de services sexuels était évalué à 125 000 hommes, et le nombre de personnes prostituées à 2 500, dont 800 dans la prostitution de rue. En 2010, le nombre de personnes prostituées s’est réduit de moitié, tombant à 1500 personnes environ. La prostitution de rue a été divisée par deux, passant de 800 à 400 personnes environ. À Stockholm, la prostitution de rue a également baissé, mais de façon moindre que dans le reste du pays – elle avoisinerait 200 personnes (ces données sont établies par l’évaluation faite par le ministère de la Justice suédois en 2010).
Ces chiffres sont contestés par les détracteurs du système suédois, qui soutiennent que si la prostitution de rue a diminué, la prostitution par Internet aurait augmenté, conduisant globalement au développement d’une prostitution plus cachée qu’auparavant. Cependant, comme le rapport gouvernemental de 2010 l’indique, et comme il a été confirmé à votre Rapporteure, les enquêtes policières menées sur les crimes liés à la prostitution et à la traite n’étayent en rien ces affirmations.
En fait, de manière générale, les autorités suédoises se félicitent du fait que le territoire national est devenu comparativement moins attirant pour les proxénètes et les auteurs de traite : les annonces de services sexuels sur Internet ne sont pas plus nombreuses que dans les pays voisins, les réseaux du crime organisé évitent les opérations en Suède. Enfin, les proxénètes et les trafiquants évitent de faire venir des femmes en Suède, car les « affaires » y sont moins rémunératrices, étant donné que les clients y sont moins nombreux et que les possibles poursuites contre le client contraignent à changer souvent le lieu de l’activité, afin que la police n’y intervienne pas.
Si la prostitution n’a pas disparu du paysage suédois, les comparaisons avec la situation dans les pays voisins montrent qu’en Suède, le phénomène n’a pas connu la même progression au cours des dix dernières années. Au Danemark, le nombre des personnes prostituées est évalué à 5500 ; la prostitution a augmenté à Copenhague, du fait, surtout, de la présence accrue de personnes prostituées de nationalité étrangère.
Ces évolutions favorables sont établies par plusieurs études : celle du ministère de la justice, mais aussi par l’étude comparative de Charlotta Holström réalisée en 2008 (17) comme par l’étude de Max Waltman de 2011 (18).
3. La pénalisation des clients permet un réel changement des représentations et des comportements
Au-delà de son efficacité pour réduire le recours à la prostitution, et pour lutter contre l’exploitation sexuelle, la pénalisation des clients a eu un autre effet très important, sur les esprits : la mentalité de la population suédoise a évolué pour considérer la prostitution comme inacceptable. Le pourcentage des hommes reconnaissant avoir eu recours à une personne prostituée s’est réduit de 40 %, tombant à 7,8 % seulement. Les facteurs dissuasifs sont l’interdiction posée par la loi et la crainte d’être mis dans l’embarras par l’envoi d’une contravention au domicile, où d’être déféré au commissariat de police.
Les dispositifs mis en place pour accompagner les clients de la prostitution qui souhaitent arrêter cette pratique, mais ne s’en sentent pas capables seuls, sont utilisés. Ainsi, depuis environ dix ans, les services sociaux des grandes villes suédoises – Stockholm, Göteborg et Malmö – ont créé des groupes d’accompagnement sur la base du volontariat appelés « KAST » pour encourager les clients de prostitution potentiels ou actifs à changer leur comportement. Cette démarche volontaire d’hommes acceptant d’eux-mêmes que cette pratique n’est pas « normale » est un des éléments démontrant les changements de mentalités suite à la loi.
La loi suédoise, qui avait soulevé quelques controverses lors de son adoption, bénéficie aujourd’hui d’un réel soutien populaire. Le dernier sondage réalisé, en 2011 a mis en évidence que 79 % des femmes et 60 % des hommes étaient favorables à l’interdiction de l’achat de services sexuels, alors que seuls 33 % des Suédois y étaient favorables avant l’adoption de la loi. Les partis politiques qui ne l’avaient pas soutenue en 1999, comme le parti modéré, ne la remettent nullement en question aujourd’hui.
C. ÉLARGIR LE DÉLIT DE RECOURS À LA PROSTITUTION EXISTANT DANS LE DROIT FRANÇAIS
Nous le disions plus haut : le délit de recours à la prostitution existe déjà dans le droit pénal français, depuis 2002 pour les personnes ayant recours à recours à la prostitution d’un mineur, et depuis 2003 pour les personnes ayant recours à la prostitution de personnes présentant une particulière vulnérabilité. Ce délit est, en application de l’article 225-12-1 du code pénal, puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Pour tous les arguments détaillés plus haut, il semble pertinent à votre Rapporteure d’élargir ce délit de recours à la prostitution de toute personne.
L’ambition de voir régresser la traite des êtres humains et le proxénétisme, tout comme de voir disparaître l’exploitation des personnes les plus vulnérables impose d’inscrire dans la loi un interdit : celui de l’achat d’acte sexuel, en tant qu’acte participant à l’exploitation d’autrui.
Une fois actée la recommandation de poser un interdit dans la loi, il faut mesurer la sanction qui doit y être liée. Si l’on considère qu’acheter un acte sexuel constitue une violence faite à autrui, cela suppose d’accorder une certaine gravité à cet acte et donc à sa sanction. Nous le situons parmi les actes de violences faites aux femmes puisque, nous l’avons vu, il s’agit d’un phénomène sexué.
Notre société est encore aujourd’hui particulièrement tolérante quant au fait d’acheter un acte sexuel. Il s’agit d’introduire un nouvel interdit, pour un acte considéré par beaucoup de nos concitoyens comme banal. Ainsi, on sait qu’environ un homme sur huit (12,6 %) a déjà acheté un acte sexuel, un pourcentage se situant dans la moyenne des pays européens. Plus des deux tiers vivent ou ont vécu en couple, et plus de 50 % sont pères de famille (19). Les clients sont pour 99 % des hommes.
Les expériences suédoises en matière d’achat d’acte sexuel et les expériences françaises locales en matière de violences conjugales laissent à penser que les sanctions pédagogiques sont efficaces pour éviter les récidives. On peut également penser que dans le cas d’un nouvel interdit, l’explication et la responsabilisation sont des voies cohérentes pour élaborer les sanctions. Il faut cependant que cette peine soit dissuasive pour diminuer significativement la demande d’actes sexuels tarifés
1. La définition de l’infraction et la question du niveau de sanction
Le recours à la prostitution que votre Rapporteure propose de sanctionner pourrait être défini comme suit : « le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de l’utilisation d’un bien immobilier, de l’acquisition ou de l’utilisation d’un bien mobilier, ou de la promesse d’un tel avantage. »
La rédaction proposée a pour effet d’incriminer plus largement des conduites d’achat du corps humain qui n’impliqueraient pas uniquement une rémunération pécuniaire. En effet, lors des auditions réalisées par le groupe de travail, les associations ont souvent décrit des « clients » proposant ou promettant l’accès à un logement ; cette incrimination vise aussi à inclure les rémunérations sous la forme de biens proposés en tant que « cadeaux ».
La responsabilisation des clients de la prostitution doit être instaurée dans le code pénal, en élargissant le délit de recours à la prostitution existant. Pour cela, plusieurs choix s’offrent au législateur : l’option délictuelle avec ou sans peine de prison, l’option contraventionnelle ou l’option mixte d’une contravention devenant un délit en cas de récidive.
a. L’option contraventionnelle
L’option contraventionnelle permettrait de sanctionner la tolérance de notre société quant à l’achat d’acte sexuel. Mais elle ne place pas l’achat d’acte sexuel au niveau des conséquences constatées pour les victimes de prostitution, ni du principe de non marchandisation du corps humain. Elle ne tient donc pas compte de la gravité de l’acte.
Cette option est peu dissuasive et le type d’infractions habituellement sanctionnées par les contraventions est éloigné des violences lourdes aux personnes, ce qui pourrait être contre-productif avec notre objectif de normativité de la loi.
Par ailleurs, elle offre un éventail de peines principales assez limité et relativement peu adapté à l'infraction que l'on cherche à saisir : le choix est entre l'amende, au demeurant peu élevée et la sanction-réparation qui est une modalité d'indemnisation pécuniaire ou en nature. On peut cependant prévoir des peines complémentaires, parmi lesquelles le stage de citoyenneté ou, s'agissant des contraventions de 5è classe, les travaux d'intérêt général.
La création d'un délit de recours à la prostitution a l’avantage de prendre en compte la gravité de l’acte et de l’inscrire dès aujourd’hui de façon cohérente dans l’échelle des peines de notre Code pénal. Cependant, à l’avis de plusieurs acteurs auditionnés, cette option pourrait paraître lourde dans l’immédiat, pour l’inscription d’une infraction nouvelle dans le Code pénal.
La création d’un délit est généralement assortie de peines de prison, et donc de garde à vue. C'est d'ailleurs le cas dans plusieurs pays qui pénalisent les clients de la prostitution (six mois en Finlande et en Norvège). Mais ce n’est pas toujours le cas. En effet, la loi peut choisir de rendre le délit passible d’amende, de stage de citoyenneté ou de travaux d’intérêt général.
Peuvent en outre être prononcées à la place de l'amende dont est punie un délit une série de peines privatives ou restrictives de droits parmi lesquelles, notamment, l'interdiction, pour une durée de trois ans au plus, de paraître dans certains lieux ou catégories de lieux déterminés par la juridiction et dans lesquels l'infraction a été commise, ce qui pourrait s'avérer utile pour les lieux de prostitution.
Enfin, l'accomplissement par l'auteur des faits, à ses frais, d'un stage ou d'une formation dans un service ou un organisme sanitaire, social ou professionnel, et notamment d'un stage de citoyenneté peuvent être prononcés à titre d'alternative aux poursuites.
c. L’option mixte : contravention de 5e classe dont la récidive constitue un délit
Une dernière option consisterait à faire du recours à la prostitution une contravention de 5è classe dont la récidive serait constitutive d’un délit. Cette solution présente plusieurs avantages. En effet, si elle présente un caractère progressif et donc pédagogique, elle a aussi un caractère dissuasif, permettant de mobiliser un large éventail de peines.
On pourrait ainsi privilégier le dispositif suivant :
Une contravention de cinquième classe serait prévue dans le code pénal, punissant « le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de l’utilisation d’un bien immobilier, de l’acquisition ou de l’utilisation d’un bien mobilier, ou de la promesse d’un tel avantage. »
En application de l’article 131-13 du code pénal, les contraventions de cinquième classe sont punies d’une amende de 1 500 euros au plus. Il peut être prévu une amende forfaitaire, payable immédiatement par le client lors de la contestation de l’infraction. Cette incrimination permettrait en outre au juge de prononcer à titre de peine complémentaire l’obligation d’accomplir un stage de sensibilisation, dont votre Rapporteure suggère la création (cf infra), ou une peine de travail d’intérêt général (article 131-17 du code pénal).
La loi prévoirait aussi que la récidive de la contravention constitue un délit, puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. L’échelle de peine proposée permettrait de recourir, si besoin est, à la garde à vue du prévenu pour les besoins d’une enquête pour proxénétisme.
Le dispositif proposé ici ne modifie pas l’actuel délit de recours à la prostitution sur une personne mineure ou particulièrement vulnérable. Dans ces deux hypothèses, figurant à l’article 225-12-1, l’auteur des faits est passible de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende, échelle de peine en rapport avec celle proposée pour la récidive du recours à la prostitution à l’encontre d’une personne majeure.
D’une manière générale, la démarche du groupe de travail de votre délégation a consisté à dessiner un dispositif pédagogique mais aussi dissuasif.
L’équilibre ici proposé nous paraît poser l’interdit social de l’acte d’achat du corps humain qu’est le recours à la prostitution, tout en s’intégrant dans l’échelle des peines prévue par le code pénal pour les atteintes aux personnes.
2. Une peine complémentaire : le stage de sensibilisation
Votre Rapporteure considère que ce dispositif doit être accompagné par la création d’une peine complémentaire de la peine principale. Elle consisterait en un stage de sensibilisation aux risques d’exercice de la prostitution, sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière ou aux dangers de l’usage des produits stupéfiants.
La possibilité de contraindre le client à suivre un stage de sensibilisation répond à l’ambition d’informer et de faire réfléchir les « acheteurs de services sexuels » sur les conséquences de leurs actes, afin de faire évoluer leur regard sur leurs propres comportements.
À titre d’exemple, le juge devrait pouvoir condamner le client à une obligation de fréquenter une structure associative, afin de lui faire prendre conscience des conditions de vie des personnes prostituées, de la réalité du phénomène du proxénétisme et de la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, ainsi que de son rôle en tant qu’acheteur dans ce système prostitutionnel.
La création d’une telle obligation à la charge des clients se justifie par le rôle important de la prévention, de la communication et de l’éducation dans l’objectif de lutte contre la prostitution et le proxénétisme. À titre d’exemple, les stages de citoyenneté imposés aux hommes auteurs de violences conjugales ont démontré l’absence de prise de conscience du caractère délictueux de leurs actes. Or, il y a fort à penser qu’en matière de prostitution, les constats puissent être les mêmes ; d’où la nécessité d’intégrer à la répression pénale du recours à la prostitution, un discours de prévention et de sensibilisation suffisamment appuyée et cohérente.
Aux États-Unis, l’information des clients de la prostitution est réalisée par le biais des « John’s schools » ou école des clients. Ces infrastructures, composées d’intervenants, notamment d’anciennes personnes prostituées, sont chargées de rappeler aux clients la loi, de les sensibiliser à la santé et aux relations de genre et de leur délivrer une information sur la traite des êtres humains et les conditions d’exercice de la prostitution.
En Suède, comme il a déjà été mentionné, il est toujours proposé au client pris en flagrant délit de rencontrer une association d’accompagnement pour une prise en charge psychologique.
Recommandation n° 39 : Créer une contravention de cinquième classe sanctionnant le recours à la prostitution.
Prévoir que la récidive de la contravention constitue un délit, puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.
Prévoir la création d’une peine complémentaire consistant en un stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution, sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière ou aux dangers de l’usage des produits stupéfiants.
3. L’exemple suédois : interpeller le client n’est pas plus compliqué qu’interpeller la personne prostituée
Votre Rapporteure revient ici sur la manière dont la loi est appliquée en Suède.
Le National Police Board suédois considère que la loi sanctionnant l’achat de services sexuels a prouvé son efficacité non seulement pour poursuivre les trafiquants d’êtres humains et les proxénètes, mais aussi pour repérer et identifier les victimes.
Les recherches et les poursuites s’effectuent autant dans la rue que sur Internet, à travers l’analyse des annonces proposant des services sexuels. Les fonctionnaires de police effectuent ensuite une surveillance dans l’hôtel ou dans l’immeuble où a été donné le rendez-vous. Elle procède généralement à l’interpellation du client lorsqu’il quitte la chambre ou l’appartement où il a rencontré la personne prostituée. Il est procédé à la confiscation de son téléphone portable. Le client est alors interrogé sur place : s’il admet son infraction, il paye l’amende qui lui est infligée. S’il ne reconnaît pas son infraction, il est susceptible d’être convoqué au tribunal.
Il a été précisé à votre Rapporteure, lors de ses entretiens avec la police et avec les associations d’accompagnement, que le fonctionnaire de police procédant à ce genre d’interpellations est toujours accompagné d’un travailleur social spécialisé des services sociaux de la ville de Stockholm. Il est ainsi proposé à la personne prostituée de venir rencontrer les travailleurs sociaux dans les lieux d’accueil ; il est également proposé au client de rencontrer un psychologue.
Il a été précisé que la durée d’une procédure de surveillance est d’environ deux heures, ce qui est bien inférieur au temps exigé pour une surveillance en vue d’une interpellation suivie de la préparation du dossier pour obtenir une incrimination pour racolage.
L’enquête sur les affaires de proxénétisme et de traite ne semble pas pâtir de l’absence d’infraction de racolage. L’interpellation des clients permettrait à la police, grâce au témoignage du client mais aussi de la personne prostituée entendue en qualité de victime ou de simple témoin, de recueillir les informations nécessaires.
Le tableau suivant fait apparaître le nombre de rapports de police établis par le Conseil national suédois pour la prévention de la criminalité. Il porte sur les quatre dernières années disponibles.
STATISTIQUES RELATIVES À L’ACHAT DE SERVICES SEXUELS À STOCKHOLM
Année |
Rapports de police |
Condamnations |
2008 |
187 |
88 |
2009 |
352 |
127 |
2010 |
1 277 |
400 |
2011 |
765 |
585 |
Total |
2 581 |
1 200 |
Source : Swedish national council for crime prevention
Il convient de préciser qu’à Stockholm, seuls deux officiers de police sont chargés de la surveillance des personnes prostituées afin d’interpeller les clients. Un effectif beaucoup plus nombreux se consacre à la lutte contre la traite des êtres humains et contre les autres réseaux criminels.
Le tableau suivant reproduit les éléments d’un flyer délivré par le travailleur social au client d’une personne prostituée, lors de son interpellation, par exemple. Il illustre l’offre d’aide et de prise en charge du service social offerte au client, sachant que bien sûr les personnes prostituées sont également contactées par les travailleurs sociaux, que ce soit dans la rue ou par le biais d’Internet.
« FLYER » MIS À LA DISPOSITION DES CLIENTS PAR LA VILLE DE STOCKHOLM
« Est-ce que vous achetez des services sexuels ? » Tél 020-220 440 Proposé par la ville de Stockholm « Est-ce que vous achetez des services sexuels ? » La ville de Stockholm a développé JETER, une activité orientée vers les acheteurs de services sexuels. On y vient lorsqu’on cherche à modifier sa conduite d’acheteur de ces services. On y offre des conseils anonymes, des consultations de soutien par téléphone, par courriel ou encore en entretien sur rendez-vous. La structure a de nombreuses années d’expérience dans la rencontre avec des Personnes qui achètent des services sexuels. Elle a su développer une écoute sérieuse dans une atmosphère détendue. Chacun y est le bienvenu, indépendamment de son sexe ou de son identité sexuelle. Les contacts y sont anonymes et gratuits. N’hésitez pas à nous contacter : Tel : 020-220 440 Email : KASTMAIL.saf@stockholm.se JETER – Les acheteurs de services sexuels – dépend du Service social de la Ville de Stockholm |
Le préservatif – la meilleure protection contre le sida et les maladies sexuellement transmissibles Il existe une foule de bonnes raisons pour utiliser le préservatif, la première étant qu’il diminue le risque de contracter ou de transmettre une MST comme le SIDA. Quel que soit le type de rapports que vous pratiquez, le préservatif évite la transmission d’éventuelles maladies. En cas de rapport non protégé, il est très important de faire une prise de sang. Les prélèvements et les éventuels traitements sont gratuits. Conseils et prélèvements dans les consultations de dermatologie-vénérologie Suivent les numéros d’appel de cinq hôpitaux à Stockholm, de cinq autres organismes ou associations. Des questions sur le sida ? Association « l’arche de Noé » Tel 020-78 44 40 Sur la Toile Rfsl.se rfsu.se hivportalen.sesmittskyddstockholm.se Sexosam.info noaksark.org |
4. Existe-t-il des risques pour les personnes prostituées si le client est pénalisé ?
Un argument est souvent opposé à l’hypothèse de la sanction du client : celle-ci conduirait les personnes prostituées à devoir exercer dans des conditions plus difficiles, plus dangereuses. Le client, dans la crainte d’être interpellé, exigerait de rencontrer la personne prostituée dans des lieux de rendez-vous plus éloignés du centre-ville ou déserts (bois, forêts), ou encore dans des lieux clos ; dans les deux cas, elle se verrait privée de secours en cas de nécessité.
Les personnes seraient, en outre, moins accessibles à l’offre d’aide et d’accompagnement des travailleurs sociaux et des associations. Leurs représentants ont attiré l’attention du groupe de travail de notre Délégation sur cette éventualité.
a. Il n’est pas constaté de développement de la prostitution cachée dans les pays sanctionnant le client
La situation des personnes prostituées dans les pays qui ont adopté la pénalisation du client montre qu’il n’en est rien.
Il convient d’abord de souligner que le déplacement de la prostitution de la rue vers les chambres d’hôtel ou les appartements privés est une évolution qui se produit même en l’absence de pénalisation du client, ainsi que le groupe de travail a pu le constater d’après les informations données par la Gendarmerie et les acteurs sociaux en Bretagne et en Poitou-Charentes, par exemple. La rencontre entre le client et la personne s’effectue alors beaucoup moins dans la rue que par téléphone ou par Internet. Il ne s’agit cependant pas d’une prostitution cachée.
Votre Rapporteure a interrogé, sur ce point, les autorités comme les responsables des structures d’accompagnement aux personnes prostituées suédoises. Leur réponse va dans le même sens que les conclusions de l’étude d’évaluation conduite à échéance régulière à la demande du Gouvernement : la prostitution cachée n’a pas augmenté en Suède après le vote de la loi de 1999. Il n’a pas été constaté d’augmentation d’une prostitution qui ne s’exercerait ni en salons de massage, ni dans les sex clubs ni, encore, dans les hôtels, ou qui ne serait pas visible sur Internet ou via des annonces dans les journaux et magazines.
Ni les autorités ni les acteurs sociaux travaillant « sur le terrain » ne constatent d’indices d’augmentation d’une prostitution cachée depuis l’introduction de l’interdiction ; ils soulignent que les personnes impliquées dans les activités de prostitution ayant un absolu besoin de se faire connaître pour entrer en contact avec les clients, il est improbable que la prostitution puisse à la fois exister sur une grande échelle et demeurer réellement cachée.
Le déplacement de l’espace public vers l’espace privé a deux conséquences.
La première, qui a été évoquée ci-dessus, est le développement des enquêtes et des poursuites sur les affaires de proxénétisme et de traite vers le téléphone et l’Internet. De même, l’interpellation du client suppose une surveillance de l’Internet.
La seconde doit conduire les associations à développer leur action d’information vers les adresses Internet ou les numéros de téléphone des personnes prostituées.
b. Élargir et développer les points d’entrée en contact entre les associations et les personnes prostituées
Un argument est opposé à la suppression de l’infraction de racolage : la mesure de garde à vue de la personne prostituée, comme le déferrement au parquet qui peut s’ensuivre, est l’occasion d’une mise en contact avec une association de soutien, favorisant l’accès aux soins et le commencement d’une démarche de réinsertion de la personne.
Cet élément ne doit pas être déterminant : les associations ont l’habitude d’une démarche active d’entrée en contact avec les personnes prostituées, en les abordant dans les lieux de prostitution. L’approche par Internet existe aussi, et elle devra se développer, car l’offre en ligne de services sexuels, se développe aujourd’hui. En outre, il pourrait être préconisé, sur le modèle de la procédure suédoise, que lors de l’interpellation d’un client, un travailleur social membre d’une association de soutien accompagne le fonctionnaire de police afin de proposer un rendez-vous de prise de contact à la personne prostituée dans les locaux de l’association, afin d’engager une démarche d’aide et de soutien.
Recommandation n° 40 : Instaurer une coordination entre les services de police et les associations afin de lier responsabilisation du client et offre d’aide et d’information à la personne prostituée.
TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION
La délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes s’est réunie le mardi 17 septembre 2013 pour examiner le rapport d’information.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous parvenons aujourd’hui à la conclusion de notre travail, commencé en novembre 2012, sur la question de la prostitution et sur les moyens de renforcer la lutte contre ce que nous appelons le système prostitutionnel, afin de mieux accompagner et aider celles et ceux qui en sont les victimes.
Je vous rappelle que la logique du travail décidé par la Délégation aux droits des femmes a été de s’inscrire dans le prolongement de la mission d’information conduite en 2010 et 2011 par Mme Danielle Bousquet, présidente, et M. Guy Geoffroy, rapporteur, au sein de la commission des Lois de l’Assemblée nationale. Cette mission d’information avait abouti à un rapport très complet présenté en 2011, dont nous avons d’ailleurs demandé la réimpression car il était épuisé : il demeure en effet un élément d’information et de réflexion essentiel sur cette question.
À la suite de la mission d’information, une résolution avait été adoptée à l’unanimité, en décembre 2011, par l’Assemblée nationale, qui rappelait la position abolitionniste de notre pays.
Enfin, je rappelle aussi qu’une proposition de loi avait été déposée par les auteurs du rapport mais n’avait pas pu être inscrite à l’ordre du jour, car la législature touchait à sa fin.
Le travail que nous avons conduit depuis novembre dernier a été mené à la fois en Délégation, avec six réunions consacrées à ce sujet, et au sein du groupe de travail que nous avons constitué à cet effet, qui a été animé par Mme Maud Olivier en sa qualité de rapporteure. Le groupe de travail a ainsi tenu dix-huit réunions et auditions sur les différents aspects du système prostitutionnel. Nous arrivons aujourd’hui au terme de ce travail avec ce rapport qui vous sera présenté par Maud Olivier.
Je soulignerai que la rapporteure et les membres du groupe de travail ont souhaité privilégier une approche concrète du sujet, par des contacts directs avec des personnes prostituées, avec les acteurs concourant à la prise en charge et l’accompagnement de ces personnes, mais aussi avec les autorités publiques chargées de lutter contre la prostitution et ses formes organisées. Notre but a été que les personnes prostituées victimes de traite et de proxénétisme puissent être accompagnées pour sortir de la prostitution et se réinsérer.
Le groupe de travail a en outre effectué cinq déplacements, se rendant à Rennes, à Strasbourg, dans le 18ème arrondissement de Paris, à Poitiers. Des réunions de travail ont également eu lieu à Évry avec le Conseil général de l'Essonne, à l’initiative de Mme Maud Olivier. Dans ces différents lieux, des tables rondes ont été organisées, réunissant tous les intervenants locaux associés à la lutte contre la prostitution. Nous avons constaté lors de ces échanges un manque de coordination entre les différents acteurs impliqués
Enfin, la rapporteure s’est rendue en Suède, à Stockholm, pour mieux connaître le bilan de la loi relative à la prostitution en vigueur dans ce pays. Les autorités ont un recul suffisant sur cette loi adoptée en 1998 pour en apprécier les conséquences tant pour la situation des personnes prostituées que sur la criminalité organisée.
Je donne la parole à Mme Maud Olivier qui va nous présenter ses principales constatations et les conclusions de son rapport assorti de quarante recommandations. Nous souhaitons que ce travail soit complété par le dépôt prochain d’une proposition de loi complète, et non limitée à la seule abrogation du délit de racolage. Lorsqu’elle sera déposée, je soutiendrai la demande de constitution d’une commission spéciale au sein de l’Assemblée nationale pour l’examiner, afin que des députés de différentes commissions puissent participer à ce travail.
Mme Maud Olivier. Je vous présente aujourd’hui la conclusion d’un travail qui s’est déroulé sur une année et pour lequel j’ai souhaité dès le début qu’il s’inscrive dans le prolongement de celui accompli par Danielle Bousquet et Guy Geoffroy en 2010 et 2011, afin d’en être en quelque sorte la concrétisation, avec le dépôt et l’examen d’une proposition de loi globale comportant de nombreuses mesures répondant aux différents aspects du phénomène prostitutionnel.
Je vous donne quelques statistiques qui fixent le cadre dans lequel se situe notre débat. Si dans les années 1990, 20 % seulement des personnes prostituées étaient étrangères, cette proportion est aujourd’hui de 90 %, Le phénomène prostitutionnel est donc en très grande partie la conséquence de l’activité de réseaux de traite des êtres humains bien organisée, qui font venir les personnes prostituées sur notre territoire comme dans d’autres pays européens pour les exploiter.
Il faut s’ôter de la tête les merveilleux articles de presse et interviews présentant la prostituée de 23 ans riche et heureuse, car cette situation si elle existe concerne 0,02% des personnes prostituées.
Nous mettons en évidence, dans le rapport, les constats très défavorables qui sont dressés dans les pays qui ont règlementé l’exercice de la prostitution : l’exemple de l’Allemagne y figure, qui compte aujourd’hui 3 500 maisons closes. On y constate que la gestion de ces établissements est devenue un « business » comme un autre, que l’excès de l’offre génère une concurrence entre les établissements et une surenchère de « sensations inédites » auprès du client et, en fin de compte, des conditions de travail et des conditions sanitaires dégradées pour les personnes prostituées. En outre, la prostitution de mineurs y a explosé.
La loi française actuelle protège les mineurs en prévoyant que le recours à la prostitution sur un mineur ou une personne vulnérable est sanctionné de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, ce qui représente un message très clair, Nous devons aller au-delà en énonçant aussi clairement que tout achat d’acte sexuel même sur une personne majeure est un acte répréhensible à pénaliser.
Notre rapport d’information comporte quatre axes : mieux lutter contre les réseaux de traite et de proxénétisme, accompagner globalement les personnes prostituées, notamment en les aidant à sortir de la prostitution, renforcer l’éducation à la sexualité et la prévention, et, enfin, responsabiliser les clients et pénaliser l’achat d’actes sexuels. Il est suivi de quarante recommandations pour des actions dans ces différents domaines.
Le premier axe est le renforcement de la lutte contre la traite et le proxénétisme. L’exploitation sexuelle, sur le territoire français, des personnes victimes des réseaux de traite, s’exerce de plus en plus à la faveur d’Internet. L’action des services de police et de gendarmerie contre le proxénétisme peut évidemment se prolonger sur Internet, avec l’identification des sites offrant des services sexuels et de leur lieu d’hébergement et la poursuite de leurs responsables. Cependant les services se heurtent vite à des difficultés lorsque les sites sont hébergés à l’étranger, dans des pays où le proxénétisme n’est pas interdit.
Or nous devons faire respecter notre droit, et pour cela nous doter des outils appropriés pour intervenir à l’encontre de ces sites, c'est-à-dire en pratique obtenir des fournisseurs d’accès Internet le blocage de l’accès du public aux sites qui portent à la connaissance du public des activités prostitutionnelles organisées par un proxénète ou rendues possible par un réseau de traite. De telles dispositions existent déjà pour les sites illégaux de jeux en ligne et pour les sites diffusant des images pédopornographiques.
Il conviendrait ensuite de renforcer l’action diplomatique de notre pays en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains, en obtenant des pays d’origine des victimes et des auteurs de traite la signature d’accords d’entraide bilatérale et l’application de ces accords quand ils existent. Au plan de l’Union européenne, la coopération en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains devrait être prévue dans le cadre de tous les accords de partenariat conclus avec des pays tiers.
J’aborderai ensuite l’axe de notre travail relatif à la politique préventive, car notre ambition est de changer les représentations tant chez les adultes que chez les jeunes, et, à terme, changer les comportements.
Nous estimons nécessaire de mener une campagne nationale d’information et de sensibilisation sur la violence inhérente à la prostitution et au proxénétisme, et leur lien avec la traite des êtres humains. C’est pourquoi nous proposons qu’un délai de six mois soit laissé entre la promulgation de la loi pénalisant le recours à la prostitution et l’entrée en vigueur, pour des actions de pédagogie. C’est ainsi que des temps d’information sur les chaînes et radios publiques pourraient être prévus après la promulgation de la loi pour informer les citoyens sur les réalités de la prostitution et déconstruire les idées reçues.
L’autre forme de prévention à instaurer est celle à destination des jeunes. Notre connaissance de l’ampleur de la prostitution impliquant des mineurs est très faible : il y a donc lieu de conduire une enquête sur ce phénomène comme sur l’efficacité des dispositifs de prise en charge de ces mineurs.
Je veux citer une enquête conduite à ma demande en avril 2013 par le Conseil général de l’Essonne, visant à mesurer l’ampleur du phénomène prostitutionnel dans les deux universités de ce département. Un questionnaire a été envoyé aux étudiants inscrits dans les universités d’Évry et de Paris XI (Orsay). Le nombre de réponses exploitables (843) correspondait à 2,5 % de l’effectif des deux universités. Il est ressorti de cette enquête que 2,7 % des répondants déclarent avoir déjà eu un rapport sexuel contre argent, biens ou services. La quasi-totalité des personnes déclarant avoir recours à des pratiques prostitutionnelles rencontre des difficultés financières, le plus souvent chroniques.
L’éducation à la sexualité obligatoirement dispensée dans les établissements scolaires, qui fait d’ailleurs l’objet d’une mise en œuvre inégale, doit inclure au niveau du lycée un volet de mise en garde et d’explication sur la prostitution et les conduites qui peuvent y être apparentées, et de même sur la notion de proxénétisme. Ainsi qu’en ont témoigné les inspecteurs de l’Inspection générale des affaires sociales, entendus par la Délégation, le comportement de certains jeunes, conduisant leurs amies à avoir des relations sexuelles tarifées en échange d’argent ou de cadeaux, s’apparente à un début de proxénétisme, même si ces faits ne sont qu’occasionnels. Il y a donc lieu d’être très vigilant sur les représentations qu’ont les jeunes de la prostitution. La prévention des relations sexuelles tarifées est donc une dimension indispensable de l’éducation apportée en milieu scolaire.
J’attire votre attention sur le fait que sur 40 recommandations, 25 touchent à l’accompagnement global que nous voulons mettre en place pour aider les personnes prostituées à se réinsérer dans une vie normale.
Lors de nos déplacements en région, nous avons constaté, comme l’IGAS l’a fait aussi d’ailleurs, un défaut de coordination entre les services de l’État pour les actions de lutte contre le proxénétisme et la traite et l’aide aux personnes prostituées. C’est pourquoi nous préconisons la mise en place d’une sous-commission chargée de la lutte contre la prostitution au niveau départemental, au sein du comité de prévention de la délinquance ou de la commission de lutte contre les violences faites aux femmes. Cette sous-commission suivrait la mise en place de parcours de sortie pour les personnes prostituées désireuses de sortir de la prostitution.
Pour ces personnes, nous proposons un parcours social de sortie de la prostitution, dans le cadre d’un contrat entre la personne prostituée, l’association habilitée à l’accueillir dans ce parcours et le représentant du préfet. La sous-commission que je viens de mentionner aurait un rôle important dans l’ouverture des différentes aides qui seraient attribuées à la personne bénéficiaire.
Dans le cadre de cet accompagnement global que nous proposons, seraient prévus, selon les besoins, l’attribution d’un titre de séjour, l’attribution de l’allocation temporaire d’attente, l’accès à la formation, l’accès à un hébergement d’urgence ou au logement social en tant que public prioritaire. Pour que cet accompagnement soit mis en œuvre suffisamment longtemps, il faut stabiliser les crédits alloués aux associations afin de leur permettre de bâtir ces parcours de sortie et renforcer leur présence et leur intervention. Cette intervention en direction des personnes prostituées devra se faire de plus en plus à la suite d’une entrée en contact via Internet, où les sites d’annonces se sont multipliés comme point de contact entre la personne prostituée et le client.
J’en viens à la responsabilisation des clients, qui nous paraît être la suite logique des législations que nous avons déjà adoptées au cours des dernières années, comme celle relative au harcèlement sexuel par exemple.
La prostitution contrevient au principe d’égalité entre les sexes, car les clients sont à 99 % des hommes. Elle heurte les principes fondamentaux de notre société, comme la non patrimonialité du corps humain qui fait obstacle à ce que le corps humain soit considéré comme une source de profit. En outre, les agressions sexuelles, physiques et psychologiques qui accompagnent souvent la prostitution, et la répétition fréquente d’actes sexuels non désirés, portent atteinte à l’intégrité du corps des personnes prostituées.
Notre dispositif admet donc la pénalisation, dans le sens d’une pédagogie : ce n’est pas respecter les droits de l’être humain que d’acheter un acte sexuel.
L’achat d’acte sexuel serait puni d’une contravention de 5ème classe. Cette condamnation pourra être accompagnée d’une peine complémentaire consistant en un stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution, sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière ou aux dangers de l’usage des produits stupéfiants. S’il y a récidive, la contravention deviendrait un délit puni au maximum de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende.
J’insiste sur le fait que notre objectif n’est pas de mettre les gens en prison, mais de faire avancer la prise de conscience qu’acheter un acte sexuel n’est pas respectueux des droits humain et de la dignité de la personne humaine. Les clients ne mesurent pas à quel point la vie des personnes prostituées est difficile et côtoie bien souvent la violence, et il est souhaitable qu’ils commencent à en prendre conscience.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous avez donc à votre disposition ce travail important et complet réalisé par la rapporteure, ainsi que le rapport de la mission « Geoffroy-Bousquet » de 2011 ; j’insiste sur le fait que ces travaux sont complémentaires.
M. Guy Geoffroy. Le travail de Mme Maud Olivier est excellent à la fois parce qu’il constitue un approfondissement de la réflexion qui a été menée, sous la précédente législature, dans le cadre de la mission d’information sur la prostitution en France, dont j’ai été le rapporteur, et aussi parce qu’il constitue en lui-même un apport qui s’inscrit dans la parfaite continuité de ce qui a été fait.
Sous la précédente législature, un consensus positif, et pas seulement a minima, avait animé nos travaux. Je constate avec satisfaction et sans surprise que cette même dynamique continue, sous la présente législature, à caractériser notre réflexion. Je me réjouis de ce que ce rapport comporte des compléments et des éléments d’actualisation que j’approuve et qui permettent de préciser certaines des propositions qui avaient été formulées dans mon rapport de 2011. Le groupe UMP, que je représente ici avec ma collègue Marie-Jo Zimmermann, continuera à aller dans la même direction.
Je tiens cependant à vous alerter sur le risque auquel nous faisons face de voir les médias rendre la présentation du travail de Mme Maud Olivier biaisée, parce que raccourcie. La seule question qui va nous être posée, c’est : « Alors, vous voulez punir le client ? ». Oui, mais la pénalisation de la prostitution n’est pas une fin en soi et ce n’est pas la seule conclusion du travail mené par Mme Maud Olivier. Ce travail d’ensemble prend à bras-le-corps l’ensemble des problématiques liées à la prostitution, en l’envisageant sous tous les angles, pour tenter d’apporter des réponses dans la durée, à travers toutes les politiques publiques possibles, et pour tenter de susciter des modifications dans l’état d’esprit de nos concitoyens, en particulier du sexe masculin.
Je suis sensible au fait que les propositions de Mme Maud Olivier sur la responsabilisation des clients soient graduées, proposant d’abord une contravention avec éventuellement une peine complémentaire pouvant consister en un stage de responsabilisation, puis un délit en cas de récidive du client.
Toutefois, je tiens à souligner qu’il n’y a aucun sens à ce que la pénalisation du client soit envisagée sans l’ensemble des autres recommandations de ce rapport. Je ne voudrais pas qu’une certaine presse et tous ceux qui, à ses côtés, ont un intérêt objectif à le faire, regardent le travail de Mme Maud Olivier par le petit bout de la lorgnette. Ce serait inconvenant et injuste au regard de l’ampleur du travail effectué, et cela ne permettrait pas d’avancer sur la voie de l’abolition de la prostitution.
Les « modernes » sont du côté de l’abolition de la prostitution. Ils ne sont pas du côté de ceux qui pensent que la modernité est celle d’une liberté sublimée permettant à toute personne de jouir de son corps comme elle l’entend, y compris en vendant des services liés à son corps. La prostitution est un drame qui touche des êtres humains dont 90 % font l’objet d’une véritable traite et de violences. Il faut lutter avec toujours plus de vigueur contre ceux qui sont à la tête de ces réseaux de traite des êtres humains et contre tous ceux qui font, d’une manière ou d’une autre, œuvre de proxénétisme. Il faut également avancer dans le sens de la responsabilisation de tous les acteurs de la société, et aussi protéger et accompagner les prostituées.
Je vote en faveur de l’adoption de ce rapport avec toute ma conviction, et je salue une nouvelle fois son excellente qualité.
Plus tard, dans le cadre de la commission spéciale qui va se constituer pour examiner une proposition de loi sur la prostitution, nous avons une belle œuvre à accomplir. Nous devons affirmer que la modernité et la liberté sont du côté de ceux qui prônent l’abolition de la prostitution. La modernité n’est pas du côté de ceux qui veulent faire croire que la prostitution serait une liberté qu’il faudrait défendre. Je n’ai jamais entendu de prostitué qui soit heureux, car la prostitution constitue, en soi, une violation absolue des fondamentaux de la dignité humaine.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie pour cette prise de position. Nous avons eu, au sein du groupe de travail, une discussion sur la recommandation n° 31 de ce rapport qui préconise d’abroger le délit de racolage public prévu par l’article 225-10-1 du code pénal, délit qui sanctionne et stigmatise les personnes prostituées. Pourriez-vous, M. Guy Geoffroy, m’indiquer quelle est votre position et quelle pourrait-être celle du groupe UMP sur cette recommandation ?
M. Guy Geoffroy. Compte tenu de l’évolution des normes européennes et, en particulier, des orientations de la directive européenne de 2011 sur la traite des êtres humains que nous venons de transposer en droit interne il y a quelques semaines, toute pénalisation des personnes en situation de prostitution deviendrait obsolète. Afin de maintenir et de garantir le consensus républicain qui nous avait réunis au cours de la précédente législature, il nous semble préférable d’attendre qu’une loi pénalisant les clients de la prostitution soit adoptée et qu’elle produise ses premiers effets avant d’envisager l’abolition des délits de racolage, et notamment le délit de racolage passif. Il serait regrettable que la question de l’abolition des délits de racolage soit une source de difficultés entre la majorité et l’opposition.
Il faudra écrire une proposition de loi sur la prostitution de telle façon qu’elle soit une déclinaison de la transposition de la directive européenne sur la traite des êtres humains. Ainsi, de manière ouverte et transparente, nous serons en totale cohérence avec ce que nous nous sommes dit jusqu’ici.
Il faut que notre réflexion chemine sans posture dogmatique. Le contexte de la transposition de la directive européenne sur la traite des êtres humains devrait nous permettre d’aller en douceur et en cohérence jusqu’au bout de notre démarche.
Jamais il n’a été question de stigmatiser les personnes prostituées. Dans le passé, on n’a jamais osé poser la vraie question : « Messieurs les clients, quelle est votre responsabilité dans tout cela ? » Le faire me semble aller de pair avec l’abolition du délit de racolage public et la suppression de la pénalisation des personnes prostituées.
Il serait vraiment dommage qu’il y ait quelques grains de sable qui, au cours de l’examen d’une prochaine proposition de loi sur la prostitution, du fait de la crispation de certains, gênent le travail parlementaire allant dans le sens de l’abolition de cette pratique. C’est à nous d’écrire un texte de loi de qualité qui montre qu’une fois la prostitution abolie, la pénalisation du racolage deviendra obsolète.
Mme Marie-Jo Zimmermann. Je voterai ce rapport sans aucune hésitation, y compris sa recommandation n° 31. Chacun d’entre vous connaît l’esprit d’indépendance qui m’anime ; l’abolition du délit de racolage est, pour moi, une nécessité. Je tiens par ailleurs à remercier la rapporteure pour l’acte de courage dont elle vient de faire preuve ici, à l’Assemblée nationale. Ce n’est pas une question qui se traite avec facilité, et vous l’avez fait avec beaucoup de dignité. Je tiens à le souligner et à vous en remercier.
En outre, en ce qui concerne l’éducation, point auquel je suis très sensible, il est absolument indispensable que les questions relatives à l’égalité entre les hommes et les femmes soient abordées très tôt. Tous les rapports qui concernent ces questions devraient comporter de telles recommandations. C’est trop souvent une notion que l’on estime entrée dans les mœurs. Or tel n’est pas le cas, comme en témoigne ce que vous avez relaté aujourd’hui.
Mme Édith Gueugneau. La prostitution est un sujet difficile. Je me satisfais de ce que la rapporteure préfère le terme de « responsabilisation » à celui de « pénalisation ». En effet, la pénalisation ne fera pas disparaître la prostitution, mais accentuera sa clandestinité. La pénalisation des clients, mise en œuvre dans d’autres pays, ressort parfois de la politique de l’autruche…
Pour reprendre les conclusions du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, il existe bel et bien des prostitutions, aux réalités contrastées. Nous le constatons d’ailleurs dans nos territoires.
Protéger ces femmes est une nécessité. Néanmoins, il faut que les pouvoirs publics définissent une stratégie pour assurer le pilotage et la cohérence de cette politique. Un réel cadre pour l’action éducative dans ce domaine se révèle nécessaire aujourd’hui. La politique en matière de prostitution, comme en matière de violences faites aux femmes, ne peut se faire sans moyens financiers. L’accompagnement vers la sortie de la prostitution, comme la formation de l’ensemble des acteurs, me semblent intéressants, à condition que des moyens y soient affectés par le Gouvernement.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je constate, pour la regretter, notre méconnaissance de l’ampleur du phénomène prostitutionnel et des différentes prostitutions. Nous demandons que des études y soient consacrées, notamment à l’université, et que des statistiques soient réalisées. La question des moyens est importante, il faudra la suivre dans le cadre du projet de loi de finances.
Mme Maud Olivier. Nous espérons que le budget 2014 prévoira une progression de ces crédits pour mener à bien des actions efficaces contre la prostitution. Comme vous le verrez, le rapport comporte 25 recommandations consacrées à l’accompagnement social, sous différents aspects, des personnes qui veulent sortir de la prostitution. La sous-commission que je propose de réunir régulièrement au niveau du département serait le lieu du suivi des cas particuliers de ces personnes accompagnées vers la sortie de la prostitution.
Mais ce travail d’accompagnement suppose aussi de tarir la demande ou de la réduire : évoquer la responsabilisation, faire ce travail de pédagogie, doivent aider à une prise de conscience. Même si la prostitution ne s’arrêtera pas, il faut poser un interdit et donc créer une sanction.
Je m’oppose totalement à cette allégation du risque de développement d’une prostitution cachée et plus précarisée si la pénalisation du client est instituée. Ce n’est constaté dans aucun des pays, Suède, Norvège, Islande, qui ont instauré la pénalisation du client.
Je suis allée en Suède pour interroger les autorités et les associations à ce sujet. Les rapports d’évaluation successifs indiquent clairement qu’aucune augmentation de la prostitution clandestine n’est constatée. La loi est en application depuis quatorze ans dans ce pays, ce qui donne aux constats un recul suffisant.
Au contraire, le fait que ce ne soit plus la personne prostituée qui soit pénalisée mais le client donne à la personne prostituée plus de force pour porter plainte en cas d’agression ou de violences, pour refuser plus facilement au client des pratiques qu’elle ne souhaite pas ou l’absence de préservatif par exemple. La prostitution est toujours cachée dans une certaine mesure. Aucune violence n’est rapportée en Suède.
Les associations pourront accéder de la même façon aux personnes prostituées. La pratique suédoise est intéressante. Lorsque la police intervient pour interpeller le client, elle se fait accompagner par un travailleur social, qui prend contact à cette occasion avec la personne prostituée pour lui proposer une aide sociale ou sanitaire. Il faut souligner que le travailleur social propose de même une aide, à caractère psychologique, au client.
Mme Marie-George Buffet. Je veux d’abord saluer l’excellent travail réalisé. C’est un acte de courage que de s’attaquer à la question de la prostitution et d’oser porter la question de la liberté et de la dignité des femmes et des hommes victimes de ce fléau.
Je pense que la réunion d’une commission spéciale pour travailler sur cette proposition de loi est la bonne méthode en la matière. J’ai un souvenir extrêmement positif des travaux que la commission spéciale constituée dans le cadre du projet de loi sur les violences faites aux femmes avait conduits. Cela nous avait permis de parvenir à un vote fort et de donner un véritable sens politique et une réelle autorité à la loi en question. Cela n’aurait peut-être pas été le cas sans la réunion d’une commission spéciale.
Je pense par ailleurs que les observatoires ou commissions contre les violences faites aux femmes sont d’une grande importance. Il y en a un depuis des années en Seine-Saint-Denis, qui a permis de faire connaître à un très large public la réalité de ce qu’est la prostitution. Il y a par exemple eu une enquête tout à fait utile sur les violences faites aux filles au sein de leur famille. Ces éléments d’information sont nécessaires pour casser l’image véhiculée par certains médias, selon laquelle la prostitution pourrait être un métier « épanouissant ».
Il conviendrait aussi de répondre au texte portant sur le lien entre pénalisation de la prostitution et sida que nous avons reçu de la part d’un certain nombre de structures associatives – Act Up, AIDES, Médecins du monde…
Il faut penser aussi à l’information des personnes prostituées. Il y a de toutes jeunes prostituées qui, parfois, ne parlent pas français et n’évoluent que dans l’entourage de proxénètes. Comment leur faire parvenir l’information sur le contenu des mesures susceptibles d’être adoptées ?
Il faut répéter sans relâche le fait que 90 % des prostituées étrangères sont victimes de traite des êtres humains. Il est évident que la délivrance de cartes de séjour et la mise en place d’un accompagnement efficace au bénéfice de ces personnes vont jouer un rôle fondamental dans le processus que nous engageons. Nous nous étions d’ailleurs heurtés à des réticences sur ce point lorsque nous avions débattu de la loi sur les violences faites aux femmes. Il me semble qu’il faut passer le cap de l’accompagnement par la délivrance de titres de séjour.
Je suis d’accord sur la question de la responsabilisation des clients et la pénalisation telle qu’elle est envisagée dans la recommandation n° 39. Je pense aussi qu’il faut aller vers l’abrogation du délit de racolage.
La question des moyens doit être posée. Il faut attirer l’attention du Gouvernement sur ce point. Il est de la responsabilité publique de mettre les moyens adéquats au service de notre ambition. Nous ne pouvons pas décevoir. On se heurte d’ailleurs à la question des moyens dans le cadre de l’application de la loi sur les violences faites aux femmes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il faudra effectivement des moyens car ce que nous proposons constitue un changement culturel important.
Mme Ségolène Neuville. Bien entendu, je voudrais saluer ce travail et dire que je suis entièrement d’accord avec les conclusions et recommandations du rapport. Je souhaiterais apporter des précisions qui ne sont pas d’ordre idéologique mais bien pragmatiques et concrètes. Pour ce faire, je m’appuierai sur mon point de vue de médecin spécialiste du VIH.
Je suis extrêmement surprise que des associations et des structures aussi sérieuses que le Conseil national du sida (CNS), l’association Élus locaux contre le sida, AIDES ou Act Up, tentent de nous dissuader de légiférer au moyen d’un argumentaire pauvre, sans chiffres pertinents, et truffé de contradictions flagrantes. Je voudrais d’ailleurs souligner qu’il n’y a, à l’heure actuelle, aucune étude dans le monde démontrant qu’il y aurait plus de risques, pour les prostituées, d’être contaminées par le VIH dans un pays abolitionniste que dans un pays réglementariste. Il n’y a aucune étude comparant la prévalence de la séropositivité VIH des prostituées dans les établissements ou dans la rue dans les pays réglementaristes (par exemple les Pays-Bas, l’Allemagne ou l’Espagne). Nous n’avons aucune donnée sur ce sujet. Le rapport de 2010 du CNS en est une illustration : s’il y a bien quelques chiffres sur la prostitution en France, il n’y en a aucun sur la séroprévalence des prostituées dans quelque pays que ce soit, et il n’y a pas non plus de comparaisons chiffrées sur le taux de séroprévalence en fonction du lieu de travail. Je ne vois donc pas comment on peut imaginer qu’en légiférant, il y aura une augmentation ou une diminution de la séroprévalence.
Je veux terminer en soulignant que dans une étude récente réalisée par des sociologues à La Jonquera – village situé à la frontière espagnole –, il n’y a aucune trace d’un quelconque suivi sanitaire des prostituées officiant dans les établissements de la ville. Cela montre que l’idée selon laquelle il y aurait un suivi sanitaire dans les pays réglementaristes abritant des établissements spécialisés n’est pas fondée. Je pense qu’il est de notre rôle de répondre à ce genre d’idées reçues et d’allégations.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je propose que Ségolène Neuville rédige un argumentaire que nous enverrons aux organismes et associations nous ayant fait parvenir le document en question. Nous le communiquerons à l’ensemble des membres de notre délégation ainsi qu’aux groupes politiques. Je signale tout de même que les membres du Planning familial sont très divisés sur le sujet.
Mme Conchita Lacuey. Je veux féliciter la rapporteure pour le travail réalisé ; c’est un acte de courage. Les vingt-cinq recommandations sur l’accompagnement social des prostituées sont porteuses de progrès. Je trouve en particulier que la recommandation n° 8 est très pertinente : raccrocher une sous-commission à la commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes permettra de lever certains tabous. On n’aborde par exemple jamais la question de la violence lorsque l’on parle de prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous propose d’adopter le rapport de Mme Maud Olivier et d’autoriser sa publication.
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La Délégation adopte le rapport d’information de Mme Maud Olivier et autorise sa publication.
Recommandation n° 1 : Développer les recherches universitaires et les études qualitatives et quantitatives permettant d’évaluer l’évolution de la prostitution et de l’exploitation sexuelle en France.
Recommandation n°2 : Demander aux fournisseurs d’accès Internet le blocage de l’accès aux sites qui portent à la connaissance du public des activités prostitutionnelles organisées par un proxénète ou rendues possibles par l’activité d’un réseau de traite. Permettre le recours contre une décision de blocage dans les conditions du droit commun.
Recommandation n° 3 : Renforcer l’action diplomatique de la France en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains.
Au plan de l’Union européenne, prévoir d’intégrer la coopération en matière de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains dans tous les accords de partenariat conclus avec des pays tiers.
Recommandation n° 4 : Rendre de droit le huis clos au procès, sur la demande des victimes de traite et de proxénétisme aggravé.
Recommandation n° 5 : Abroger la loi de 1975 et insérer un nouvel article dans le code de procédure pénale qui permettra aux associations ayant pour objet la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains d’exercer l’action civile.
Recommandation n° 6 : Améliorer l’indemnisation du préjudice subi par les victimes du proxénétisme dans l’accès à la réparation des dommages subis du fait de cette infraction.
Recommandation n°7 : Élargir la mission de la MIPROF à la coordination des services pour lutter globalement contre la prostitution.
Recommandation n° 8 : Réunir dans chaque département une commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes et instituer une sous-commission de lutte contre la prostitution ; leur assurer un rythme de réunion régulier.
Confier à cette sous-commission une mission d’animation et d’information réciproque des acteurs dans le domaine des actions de lutte contre la prostitution et le proxénétisme, comme de l’accompagnement des personnes prostituées.
Mettre en place une coordination au niveau local pour suivre la mise en place de parcours de sortie pour chaque personne prostituée impliquée.
Confier au/à la chargé-e de mission départemental-e aux droits des femmes et à l’égalité un rôle d’impulsion et d’animation de ce travail de coordination.
Confier à la commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes la coordination de la formation des acteurs intervenant dans le domaine de la prostitution.
Recommandation n° 9 : Soutenir les associations dans leur action de diffusion auprès des personnes prostituées d’une meilleure information sur l’ensemble de leurs droits.
Recommandation n° 10 : Inclure les personnes prostituées parmi les bénéficiaires de la politique nationale de lutte contre le non-recours, prévu par le Plan de lutte contre la pauvreté et pour l’insertion, de manière à ce qu’elles soient informées et orientées sur les droits et conditions d’accès aux prestations sociales.
Recommandation n°11 : Mettre en place un plan national de formation des professionnels concernés à l’orientation des personnes prostituées en matière de santé, de droit et d’accompagnement social.
Recommandation n° 12 : Adopter une prise en compte volontariste des enjeux sanitaires de la prostitution en matière de prévention et de soins.
Assurer l’accès des personnes prostituées aux soins, dans le cadre du droit commun, et veiller en particulier à leur assurer l’accès à des soins psychologiques et de lutte contre les addictions.
Recommandation n° 13 : Faire bénéficier les agents des services de police et de gendarmerie d’une formation à la réception des plaintes des personnes prostituées et des victimes de la traite des êtres humains.
Recommandation n° 14 : Permettre la protection effective des victimes étrangères de traite et d’exploitation sexuelle en améliorant les conditions dans lesquelles elles peuvent avoir accès à un titre de séjour :
– porter d’un à trois mois le délai de réflexion et de rétablissement ;
– renouveler automatiquement le titre de séjour obtenu sur le fondement de l’article L. 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile tant que des poursuites pénales sont en cours ;
– prévoir une délivrance de plein droit d’une carte de résident en cas de condamnation de l’auteur de traite ou d’exploitation sexuelle, sans lier cette délivrance à la condamnation définitive.
Recommandation n° 15 : Permettre la délivrance d’un titre de séjour temporaire mention « vie privée et familiale » d’une durée de trois mois, renouvelable jusqu’à un an, aux personnes prostituées victimes de la traite ou du proxénétisme engagées dans un processus de sortie de la prostitution, dans le cadre d’un contrat lui ouvrant l’accès à un dispositif d’accompagnement mené par une association habilitée à cette fin par l’autorité administrative.
Recommandation n° 16 : Permettre aux victimes de la traite et du proxénétisme de se domicilier auprès d’une association ou de leur avocat pour leurs démarches administratives.
Recommandation n° 17 : Abaisser le coût de la première demande de délivrance de la carte de séjour temporaire pour les victimes de la traite des êtres humains au droit de timbre minimal soit 19 euros.
Recommandation n° 18 : Admettre au bénéfice de l’allocation temporaire d’attente les étrangers/ères victimes du proxénétisme ou de la traite qui s’engagent par contrat tripartite dans le « parcours de sortie » de la prostitution et bénéficient d’un titre de séjour dans ce cadre ;
Recommandation n° 19 : Expérimenter un dispositif associant formation professionnelle et octroi d’une bourse pour les personnes engagées dans le parcours de sortie et dans un processus d’insertion professionnelle.
Recommandation n° 20 : Sensibiliser les agents de Pôle emploi et les services d’insertion quant aux difficultés des parcours d’insertion des personnes prostituées.
Recommandation n° 21 : Impliquer les missions locales dans les commissions départementales de lutte contre les violences et les sous-commissions de lutte contre la prostitution, et leur permettre ainsi d’y participer et de porter des actions entrant dans le cadre de cette thématique, dans l’objectif de permettre un suivi et une prévention des pratiques prostitutionnelles chez les jeunes.
Recommandation n° 22° : Développer le dispositif « Garantie jeunes »et prévoir une sensibilisation des bénéficiaires à l’éducation à l'égalité de genre et à la sexualité, incluant la question de la prévention de la prostitution (pratique et recours).
Recommandation n° 23: Étendre le dispositif de l’Ac.Sé, destiné aux victimes de la traite des êtres humains, aux personnes victimes de proxénétisme.
Recommandation n° 24 : Consacrer les crédits accrus aux associations pour soutenir durablement les actions d’accompagnement et à la mise en œuvre du parcours de sortie de la prostitution d’une part, et aux actions de formations des services de l’État d’autre part.
Recommandation n°25 : Définir avec les associations des actions « parcours de sortie de la prostitution » et renforcer leur présence sur les lieux de prostitution (aussi bien les lieux traditionnels que les sites Internet susceptibles d’abriter une activité prostitutionnelle) pour tendre vers l’objectif d’une file active cumulée des associations équivalentes au nombre de personnes se prostituant en France.
Recommandation n°26 : Créer un fonds de concours ou une attribution de produits recevant une partie du produit des saisies réalisées sur les avoirs des personnes condamnées pour traite et proxénétisme, afin de contribuer au financement des actions d’accompagnement des personnes issues de la prostitution.
Recommandation n° 27 : Assurer aux personnes prostituées des places d’hébergement dans le cadre de l’engagement pris par le Président de la République de réserver aux femmes victimes de violences un tiers des nouvelles places d’hébergement d’urgence d’ici 2017.
Recommandation n° 28 : Améliorer le dispositif d’hébergement et de logement des personnes prostituées et des victimes de la traite en indiquant que ces personnes font partie des publics prioritaires pour l’accession au logement social.
Recommandation n° 29 : Admettre les associations constituées pour l’aide et l’accompagnement des personnes prostituées, habilitées par l’autorité administrative, à conclure une convention avec l’État pour bénéficier d’une aide pour loger, à titre transitoire, les personnes prostituées qui bénéficient de leur accompagnement.
Recommandation n° 30 : Prendre en compte l’engagement de sortie de la prostitution pour accorder des remises fiscales gracieuses et mieux coordonner les décisions de remise avec les autres acteurs publics et les acteurs associatifs.
Recommandation n° 31 : Transposer les dispositions de la directive européenne du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes qui n’ont pas à ce jour été introduites dans notre droit et demandant de supprimer toute victimisation supplémentaire des victimes de la traite et de la prostitution. Abroger le délit de racolage prévu par l’article 225-10-1 du code pénal qui sanctionne les personnes prostituées, qu’il convient de protéger plutôt que d’interpeller.
Recommandation n° 32 : Adresser une circulaire aux parquets généraux afin qu’ils informent les directeurs de publication que leur responsabilité pénale est susceptible d’être engagée en cas de publication d’annonces à caractère prostitutionnel et que des poursuites soient, le cas échéant, engagées.
Recommandation n° 33: Informer les hébergeurs de sites Internet de leur responsabilité pénale au regard des annonces à caractère prostitutionnel qu’ils publient et développer un partenariat avec ces derniers afin de limiter cette pratique.
Recommandation n° 34 : Prévoir un délai de six mois entre la promulgation de la loi pénalisant le recours à la prostitution et l’entrée en vigueur de la loi, afin de mener une campagne nationale d’information et de sensibilisation sur la violence inhérente à la prostitution et au proxénétisme, et leur lien avec la traite des êtres humains.
Recommandation n° 35 : Prévoir des temps de publicité sur les chaînes et radios publiques après la promulgation de la loi pour informer sur les réalités de la prostitution et déconstruire les idées reçues.
Recommandation n° 36 : Inclure, dans l’éducation à la sexualité obligatoirement dispensée dans les établissements scolaires, un volet sur la prévention de la prostitution.
Recommandation n° 37 : Entreprendre une enquête sur l’ampleur de la prostitution impliquant des mineurs et sur l’efficacité des dispositifs de prise en charge de ces mineurs.
Recommandation n°38 : Former les acteurs éducatifs et sociaux aux réalités de la prostitution, à l’identification des pratiques prostitutionnelles, à la prévention de celles-ci et au recours à la prostitution.
Recommandation n° 39 : Créer une contravention de cinquième classe sanctionnant le recours à la prostitution.
Prévoir que la récidive de la contravention constitue un délit, puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.
Prévoir la création d’une peine complémentaire consistant en un stage de sensibilisation aux conditions d’exercice de la prostitution, sur le modèle des stages de sensibilisation à la sécurité routière ou aux dangers de l’usage des produits stupéfiants.
Recommandation n° 40 : Instaurer une coordination entre les services de police et les associations afin de lier responsabilisation du client et offre d’aide et d’information à la personne prostituée.
ANNEXE 1 : LE BILAN DE LA LOI ALLEMANDE DU 20 DÉCEMBRE 2001 RÉGLEMENTANT LA SITUATION JURIDIQUE DES PROSTITUÉS
Article du Der Spiegel, paru le 26 mai 2013 (extrait)
L’Allemagne a fait le choix de la légalisation de la prostitution : en 2001, le Parlement a adopté une loi sur la prostitution visant à améliorer les conditions de travail des personnes prostituées ; celles-ci peuvent contribuer aux régimes d’assurance santé, de chômage et de retraite, et peuvent par exemple intenter des poursuites pour obtenir versement de leur salaire.
La définition du proxénétisme a été modifiée : alors que l’ancien dispositif sanctionnait la « promotion de la prostitution », la loi exige désormais que soit démontré le caractère « abusif » ou « dirigiste » de l’« exploitation de la prostitution ». Or, il apparaît, dans les faits, qu’il soit difficile d’apporter la preuve de ces circonstances. Ainsi, si en 2000, 151 personnes avaient été reconnues coupables de proxénétisme ; en 2011 les condamnations n’ont plus concerné que 32 personnes seulement.
Dès lors, le cadre légal dans lequel s’exerce la prostitution donne lieu à un bilan alarmant. Avec près de 3 500 maisons closes, l'Allemagne est devenue « le plus grand bordel » d'Europe. La légalisation de la prostitution a pour première conséquence la diminution du risque de descente de policiers dans les bordelle. Ce qui avantage les proxénètes qui ont tout le loisir de mener des politiques de promotion de leur entreprise. De nombreux bordelle offrent ainsi à leurs clients des services à des tarifs forfaitaires, affichant comme formule « Du sexe avec toutes nos femmes, aussi longtemps que vous voulez, aussi souvent que vous le voulez et de toutes les façons que vous voulez ».
Parallèlement, le nombre de prostituées augmente car l’Allemagne, en légalisant la prostitution, attire des femmes venant de pays voisins. Si certaines émigrent en Allemagne de leur propre gré, d’autres y sont amenées par des proxénètes poussés par la volonté de développer leur chiffre d’affaires.
L’accroissement du nombre de bordelle et de prostitués, en créant un phénomène de concurrence entre « entrepreneurs du sexe », entraîne la diminution progressive du prix du service sexuel offert, et engendre inévitablement un cercle vicieux : augmentation du nombre de femmes qui se prostituent, baisse du prix ; baisse du prix, augmentation du nombre de prostitués et ainsi de suite. En conséquence, les clients sont de plus en plus nombreux, la demande s’accroît mais les conditions de travail des prostitués se dégradent.
Cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi, un rapport du gouvernement fédéral effectué sur l’initiative du ministère de la Famille, a évalué l’impact de la « ProstGé » : ce rapport n’a été publié qu’en 2007, indiquant que les objectifs n’ont été que «partiellement atteints», et la déréglementation n’a «apporté aucune amélioration réelle mesurable de la situation sociale des prostituées ou de leur sécurité». Ni leurs conditions de travail, ni la capacité de quitter la profession ne se sont améliorées. Enfin, il n'existe «aucune preuve solide à ce jour» que la loi ait réduit la criminalité.
Devant un tel constat, Madame Thekla Walker, présidente de l’organisation des Verts à Stuttgart, a présenté en avril 2013 une motion lors d’une convention du parti, déclarant expressément que « les lois actuelles ne protègent pas les femmes de l’exploitation, mais leur accordent simplement la liberté de se laisser exploiter ».
ANNEXE 2 :
L’UNITÉ DE PROSTITUTION DE LA VILLE DE STOCKHOLM
L’unité de prostitution de la ville de Stockholm (« Prostitutionsenheten ») est un service spécialisé au sein de l’administration d’emploi et affaires sociales de la ville de Stockholm.
Le conseil général de la ville de Stockholm a décidé que la ville doit mener un travail pour diminuer la prostitution, la demande d’achat des services sexuels ainsi que le trafic d’êtres humains destinés à être exploités sexuellement. Au sein de l’unité de prostitution il existe également une unité de service médical appelée « Spiralen », financée par le conseil régional de Stockholm.
Il existe deux autres unités de prostitution au niveau communal en Suède, à Göteborg et Malmö (2ème et 3ème ville en Suède.)
Cette unité accueille les personnes qui ont plus de 18 ans et qui:
- vendent ou ont vendu des services sexuels
- ont eu n’importe quel genre d’expérience avec la prostitution
- ont acheté des services sexuels
- sont ou ont été victimes de traite à des fins sexuelles
Les clients viennent de leur propre volonté, il n’y a aucune obligation. L’objectif global du travail est d’aider des personnes qui souhaitent arrêter de vendre ou d’acheter des services sexuels.
Ses activités sont divisées en cinq branches :
- Le travail sur le terrain - depuis plus de 10 ans le personnel de l’unité se rend deux fois par semaine sur les lieux connus pour la prostitution pour prendre contact avec des personnes qui se prostituent et les informer sur la possibilité de contacter l’unité. Des contacts sont également pris via l’internet – l’unité envoie des mails aux personnes qui vendent des services sexuels par annonce, également avec des informations sur les services de l’unité.
- La consultation et la thérapie par le dialogue sont offertes à toutes les personnes qui contactent l’unité, et si la personne l’accepte, les consultations seront focalisées sur le traitement psychologique des expériences de la personne, et sur la possibilité de cesser de vendre des services sexuels.
- Le service médical, « Spiralen », offre des contrôles et examens médicaux ainsi que des consultations. Des personnes qui ont des problèmes de drogue et/ou sont séropositives sont également accueillies.
- Le travail de soutien des victimes du trafic d’êtres humains destinés à être exploités sexuellement.
- Consultation et soutien pour des personnes qui achètent des services sexuels et qui souhaitent arrêter de le faire (le projet « KAST »).
Les employés de l’unité sont des travailleurs sociaux, des thérapeutes, une sage-femme, des gynécologues et d’autres médecins.
ANNEXE 3 :
SYNTHÈSE DE L’ÉTUDE « PRÉCARITÉ ÉTUDIANTE EN ESSONNE ET ÉCHANGE D’ACTES SEXUELS »
ANNEXE 4 :
LA RESPONSABILISATION DES AUTEURS D’ACTES DE RECOURS À LA PROSTITUTION : la possibilité d’adapter les stages de citoyenneté destinés aux auteurs de violences conjugales au traitement
Observations de l’Association pour le contrôle judiciaire en Essonne (ACJE)
• L’Amicale du nid
— Mme Marie-Claude Richet, administratrice, présidente du comité territorial de l’Amicale du Nid-Paris
–– M. Jean-Christophe Tête, directeur de l’Amicale du Nid-Paris et directeur de l’Amicale du Nid des Hauts-de-Seine
• Association AIDES
— Mme Adeline Toullier, responsable du secteur juridique et social
— Mme Frédérique Bladou, chargée de mission actions communautaire
• Association Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA)
— Mme Maudy Piot, présidente
• Association Médecins du monde
— Mme Audrey Kartner
— Mme Maiwenn Henriquet
— M. Tim Leicester
• Fédération nationale solidarités femmes (FNSF)
— Mme Nicole Crépeau, présidente
• Fondation Jean et Jeanne Scelles
— M. Yves Charpenel, président
• Mouvement du Nid
— M. Grégoire Théry, secrétaire général
• Osez le féminisme
— Mme Anne-Cécile Mailfert, porte-parole
— Mme Lucie Sabau, membre du conseil d’administration
• Personnes sorties de la prostitution
— Mme Rosen Hicher
— Mme Laurence Noëlle
• Ministère des Droits des femmes
— Mme Nathalie Tournyol-du-Clos, cheffe du service des Droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes,
— Mme Martine Salgon, du bureau Égalité dans la vie personnelle et sociale
— Mme Mélissa Fort, chargée de mission
• Ministère de l’Éducation nationale
— Mme Judith Klein, chargée de mission à la direction générale de l’Enseignement scolaire du ministère de l’Éducation nationale
• Ministère de l’Intérieur
— M. Yann Sourisseau, chef de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH)
— M. François Lucas, préfet, directeur de l’Immigration
• Ministère de la Justice
— M. François Capin-Dulhoste, sous-directeur de la justice pénale générale
• Inspection générale des affaires sociales (IGAS)
— Mme Claire Aubin et le Docteur Julien Emmanuelli, membres de l’IGAS
• Service technique de recherches judiciaires et de documentation (STRJD)
— Capitaine Karine BEGUIN, Division de lutte contre la cybercriminalité (DLCC)
TABLES RONDES À PARIS ET EN RÉGION
• 18e arrondissement de Paris, groupement local de traitement de la délinquance (GLTD) du secteur Château Rouge-Goutte d’Or (table ronde organisée à la mairie du 18ème arrondissement le lundi 28 janvier 2013)
— M. Daniel Vaillant, député-maire
— Mme Myriam El-Khomri, adjointe au Maire de Paris, conseillère déléguée du maire du 18e, chargée de la prévention et de la tranquillité publique,
— Mme Véronique Degermann, vice-procureure de la République au TGI de Paris, M. Christian Kalck, chef de la brigade de répression du proxénétisme de Paris, MM. David Le Bars et Jean-Philippe Lenormand (ministère de l’Intérieur), M. Abdel-Akim Mahi, Mme Aurélia Gandrey et M. Jean-Julien Xavier-Rolai (Ministère de la Justice), l’Association Bus-des-femmes ; Mme Marchetti et M. Auguin (association Amicale du nid – 75 et ADN 92) ; M. Nelson Bouard, préfecture de police de Paris
• Strasbourg, en préfecture (jeudi 21 février 2013)
— M. Armand Jung, député, M Éric Elkouby, maire-adjoint de Strasbourg, Mme Mine Gunbai, conseillère municipale,
— Mme Elvira Donbronski-Weiss, députée (SPD) au Bundestag,
— M. Bernard Rault, Président du TGI de Strasbourg, M Michel Senthille, procureur de la République, M. Jean-François Illy, directeur départemental de la sécurité publique,
— Mme Françoise Hemmendinger, déléguée régionale aux droits des femmes d’Alsace,
— Mme Isabelle Collot, directrice du Mouvement du Nid ; Père Stenger, Mouvement du Nid, l’association Femmes de parole; l’association SOS Femmes ; Médecins du Monde ; Mme Monique Magard, CIDF
• Poitiers, en Préfecture de région (jeudi 13 juin 2013)
— Mme Marjorie Pascault, ARS Poitou-Charentes
–– M. Hervé Auvitu, lieutenant-colonel, groupement de gendarmerie départementale de la Vienne
–– Mme Christelle Romanyck, direction départementale de la cohésion sociale de la Vienne
–– Mme Leïla Belaouchet, coordinatrice politique Vienne ?? DDCS 86
–– Mme Marie Lamacuae, DRDFE (adjointe)
–– Mme Monique Pizzini, déléguée régionale aux droits des femmes et à l’égalité
— Mme Anne Montanola, attachée parlementaire Catherine Coutelle
–– M. François Casassus-Builhé, procureur adjoint Poitiers
–– M. Tony Constant, directeur de cabinet
–– Mme Chantal Luque, Association Toit du monde
–– M. Popineau, DDSP
–– Mme Chantal Navarret état-major DDSP
–– Mme Éliane Rousseau, adjoint au maire de Poitiers
–– M. André Nèble, mairie de Poitiers, chargé de mission
–– Mme Emma Crens, Mme Martine Couturier, M. Gérard Voyer de l’association l’Abri
–– Docteur Philippe Aubry
–– Docteur Marie Pluzarski CHU relais Georges Charbonnier PASS service de médecine universitaire
• Rennes, en Préfecture (jeudi 4 avril 2013)
— Mme Françoise Kieffer, déléguée régionale aux droits des femmes et à l’égalité
— Mme Delphine Dewailly, Procureure adjointe au Tribunal de grande instance
— M. le Lieutenant-Colonel Fabrice Bouillié, du Groupement de gendarmerie d’Ille-et-Vilaine
— M. Stéphane Petit, capitaine de police à la sûreté départementale de Rennes (Direction Départementale de la Sécurité Publique d’Ille-et-Vilaine), accompagné d’un responsable de la brigade des mœurs
— Mme Marie-Line Pujazon, directrice adjointe (DDCSPP 35)
— Mme Sonia Magalhaes, chargée de mission aux droits des femmes et à l’égalité (DDCSPP 35)
— Mme Jocelyne Bougeard, adjointe au maire de Rennes, déléguée aux droits des femmes
— Docteur Catherine Yver, directrice du Service Interuniversitaire de médecine préventive et de promotion de la santé (SIMMPPS) de l’Université de Rennes 1et 2
— Mme Marie Halbert, coordinatrice du Mouvement du Nid Délégation d’Ille-et-Vilaine
— Mme Myriam Besse, coordinatrice du Pôle Coordination Pour Prévention Sida (P.C.P.P.S)
— Mme Brigitte Rocher, directrice du Mouvement Français pour le Planning Familial AD 35
— Mme Régine Lepinay, directrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) d’Ille-et-Vilaine
— Mme Marie-Noëlle Kermarrec, éducatrice correspondante sur la thématique prostitution à l’Asfad
— M. Philippe Sage, responsable du pôle environnement social de la Mission locale du bassin d’emploi de Rennes
— Mme Joëlle Plumevaux, directrice de Réseau Ville Hôpital
— Mme Isabelle Stephant, directrice de Aides Délégation Ille-et-Vilaine
— Mme Samira GHARAFFI – chargée du pôle social de l’Union des associations interculturelles de Rennes (UAIR)
MISSION À STOCKHOLM, SUÈDE (lundi 10 juin 2013)
— Unité de soutien aux personnes prostituées de la ville de Stockholm : Mme Helena Örn, directrice du service et Mme Antoinette Kinnander, infirmière et sage-femme
— M. Anti Avsan, député, membre de la Commission de la justice
— M. Patrik Cederlöf, coordonnateur national en charge de la lutte contre la prostitution et le trafic d’êtres humains, et un représentant de la police suédoise
— Association « 1000 possibilités » (accueil téléphonique et Internet de jeunes victimes ou de jeunes ayant été en contact avec des réseaux de prostitution) : Mme Zandra Kanakaris, représentante de l’association
— M. Jean-Pierre Lacroix, Ambassadeur de France en Suède
— M. Fabrice Perrin, conseiller pour les affaires sociales et la santé
— Mme Suzanna Nytell, assistante du conseiller pour les affaires sociales et la santé
Audition de Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, et de M. Guy Geoffroy, député, auteurs du rapport d’information Prostitution : l’exigence de responsabilité ; en finir avec le mythe du « plus vieux métier du monde », présenté au nom de la commission des Lois le 13 avril 2011 158
Audition de Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan et de Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, sur leur étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier – vécu, usages sociaux et représentations 168
Audition de Mme Claire Aubin et du docteur Julien Emmanuelli, membres de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), à l’occasion de la remise au Gouvernement de leur rapport « Prostitutions : les enjeux sanitaires » 183
Audition de M. Pierre Tatarkowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme, accompagné de Mme Nicole Savy, déléguée du groupe de travail Femmes/genre/égalité et ancienne vice-présidente de la LDH, sur le thème de la prostitution 192
Audition de Mme Elisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) 200
Audition de Mmes Rosen Hicher et Laurence Noëlle sur le processus de sortie de la prostitution, la prévention et l’éducation, des jeunes en particulier 207
Audition de Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, et de M. Guy Geoffroy, député, auteurs du rapport d’information Prostitution : l’exigence de responsabilité ; en finir avec le mythe du « plus vieux métier du monde », présenté au nom de la commission des Lois le 13 avril 2011
Compte rendu de l’audition du mardi 20 novembre 2012
Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Nous accueillons Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes et chargée de la mission de préfiguration du nouvel observatoire de la parité, et notre collègue Guy Geoffroy. Ils sont les auteurs d’un rapport d’information sur la prostitution en France, rapport réalisé sous la précédente législature et qui avait recueilli le soutien unanime des membres de la commission des Lois. Ce rapport était le fruit de plusieurs mois de travaux de la mission d’information sur la prostitution en France, qui réunissait sept députés de la commission des Lois et de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale. Ce travail avait également abouti à une résolution, adoptée à l’unanimité par notre Assemblée le 6 décembre 2011, qui réaffirmait la position abolitionniste de la France en matière de prostitution.
Nous allons poursuivre ce travail, interrompu par la fin de la précédente législature, avec pour objectif de préparer une nouvelle proposition de loi que nous envisageons de déposer au premier semestre 2013.
Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale sur l’Observatoire de la parité, auteur du rapport d’information. Je me félicite de voir la Délégation aux droits des femmes poursuivre le travail que nous avons effectué.
Il est important que le Parlement s’empare de cette question qui détermine le type de société dans lequel nous voulons vivre et traduit notre conception de l’émancipation des êtres humains et la place que nous accordons au respect de soi et des autres dans la hiérarchie des valeurs qui fondent notre République.
Notre rapport est le fruit d’un important travail de documentation. Huit mois durant, nous avons rencontré plus de 200 personnes, dont une quinzaine qui se prostituaient ou s’étaient prostituées au cours de leur vie. Nos déplacements en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède et en Espagne nous ont confrontés aux formes multiples que prend la prostitution en Europe et nous ont permis de constater la diversité des réponses utilisées pour lutter contre ce fléau.
Nous nous sommes rendus dans la zone de la Jonquera, située à la frontière espagnole, où se concentrent les bordels parmi les plus grands d’Europe, dans les rues de Stockholm, dans les quartiers rouges de Bruxelles où les femmes sont exposées dans des vitrines, à La Haye et dans les bars à prostituées de Madrid. Il est arrivé qu’une visite se fasse sans moi car certains établissements ne laissent entrer les femmes que si elles sont prostituées. À Paris, dans les locaux de l’Amicale du Nid, ou à Madrid dans ceux de l’APRAMP, une association pour la prévention, la réinsertion et l’aide aux femmes prostituées, nous avons été confrontés à des situations de détresse absolue, celles de « survivantes » et de « survivants » qui ont évoqué devant nous les conditions dans lesquelles ils pratiquent la prostitution.
Nous avons fait le choix d’entendre tous les acteurs du système prostitutionnel : personnes prostituées et associations de tous ceux qui leur viennent en aide, infirmiers, médecins, policiers, magistrats. Nous avons auditionné des sociologues, des philosophes et des juristes ainsi que les ministres français de la cohésion sociale, de la justice et de l’intérieur. Nous avons écouté ces personnes sans le moindre a priori et sans privilégier tel ou tel courant philosophique ou idéologique.
Cette mission a été pour nous une véritable aventure humaine qui nous a donné à voir les cas les plus extrêmes d’exploitation de l’homme par l’homme. Mais nous avons aussi été témoins de la capacité de résilience de certaines personnes et de l’engagement passionné des associations, qu’elles soient abolitionnistes ou réglementaristes.
J’en viens au cadre législatif en vigueur en France. La France est un pays abolitionniste, qui a signé les conventions internationales et aboli toutes les règles juridiques susceptibles d’inciter à la prostitution. À terme, la France vise naturellement la disparition de la prostitution – et non son éradication, terme que je me refuse à utiliser – étant entendu que notre pays n’est pas prohibitionniste. Il n’est pas interdit en France de se prostituer.
En 1946, la loi de Marthe Richard a interdit les maisons closes. En 1960, notre pays a ratifié la Convention, adoptée par l’ONU en 1949, pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.
Depuis 1960, la traite des êtres humains et le proxénétisme constituent dans notre pays des crimes punis de 7 à 10 ans d’emprisonnement, qu’il s’agisse de l’assistance à la prostitution d’autrui, de son exploitation ou de la mise en contact de personnes prostituées et de clients. Cette définition m’amène à évoquer la revendication de quelques associations qui demandent le droit pour les handicapés de recourir à des « aidants sexuels ». Or cette démarche, qui consiste à mettre en contact des personnes prostituées et des clients relève du proxénétisme.
La prostitution est donc licite en France, mais depuis 2003 la loi pour la sécurité intérieure adoptée à l’initiative de M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, punit le racolage d’une peine d’amende et de deux mois d’emprisonnement. Dans la pratique, aucune sanction n’a jamais été prononcée pour racolage – sauf peut-être une ou deux – mais les personnes prostituées sont régulièrement placées en garde à vue.
Quant aux clients, ils ne sont passibles d’aucune sanction pénale – sauf, naturellement, s’ils s’adressent à des personnes mineures ou qui présentent une vulnérabilité particulière comme les femmes enceintes ou les personnes handicapées.
La lutte contre la prostitution présente différentes lacunes dont la plus importante est d’ordre social. Depuis plusieurs années, en effet, les pouvoirs publics se sont progressivement désinvestis de l’aide aux personnes qui souhaitent sortir de la prostitution, qu’il s’agisse de l’hébergement, du logement, de la formation professionnelle, de l’accès aux soins, voire de l’accès aux droits. Ce sont les associations qui tentent de mener à bien ces missions, souvent avec des moyens réduits, du fait de la baisse régulière des subventions qu’elles perçoivent, et sans aucune coordination puisque les commissions départementales qui devraient en être chargées ne sont pas mises en place.
Permettez-moi de vous livrer quelques informations susceptibles de faire évoluer l’opinion publique.
Aujourd’hui, en Europe occidentale, la plus grande part de la prostitution provient de la traite des êtres humains. On estime à 20 000 le nombre de personnes prostituées en France – mais ce chiffre, selon certaines associations, serait sous-estimé – dont 85 % sont des femmes, 90 % d’entre elles étant étrangères et généralement en situation irrégulière. Cette réalité est très différente de celle des années 1980 puisqu’à l’époque 80 % des personnes prostituées étaient françaises.
Ces chiffres illustrent le changement de visage de la prostitution en vingt ans. Ce changement est lié pour l’essentiel aux évolutions géostratégiques de l’Europe de l’Est et à la chute du Mur de Berlin. Les femmes qui se prostituent actuellement dans notre pays viennent essentiellement d’Europe de l’Est, de la région sub-saharienne, en particulier du Nigeria, et de Chine ; ces personnes se concentrent sur Paris et la région parisienne. Cette réalité vaut pour tous les pays européens : en Espagne, les prostituées prétendument espagnoles sont roumaines, bulgares ou sud-américaines ; en Italie, elles ne sont jamais italiennes et en Allemagne, elles ne sont jamais allemandes... ce qui signifie que les personnes prostituées, pour l’immense majorité d’entre elles, se trouvent désormais entre les mains de mafias et de réseaux de prostitution.
Elles arrivent en Europe occidentale, généralement sans savoir ce qui les attend. Les femmes s’attendent à travailler comme serveuses, femmes de ménage, danseuses et éventuellement à se prostituer, mais elles n’ont aucune idée de ce qui les attend sur les trottoirs de nos grandes villes. D’autres sont vendues par leur famille à des réseaux et subissent ce que l’on appelle des parcours de dressage – viols collectifs, mutilations. Quant aux personnes qui viennent d’Afrique sub-saharienne, elles sont soumises à un rite vaudou qui les persuade qu’elles ne doivent pas trahir leur groupe sous peine de voir mourir leur famille restée en Afrique.
Ces personnes se prostituent, éventuellement pour obtenir des papiers d’identité et, surtout, pour rembourser leur dette de passage. Or celle-ci ne cesse d’augmenter, passant de 5 000 euros à 50 000 euros après plusieurs années. Ne pouvant la rembourser, ces personnes restent dans la prostitution. Selon l’Office de police criminelle intergouvernemental Europol, une personne prostituée rapporterait en moyenne 1 000 euros par jour à la mafia.
Mais l’entrée dans la prostitution dépend aussi d’autres facteurs : la rupture familiale, la précarité économique et la vulnérabilité psychologique.
La rupture familiale et l’exclusion sociale concernent des personnes jeunes, âgées de 14 à 16 ans, qui ne sont pas entre les mains des mafias.
La précarité économique explique partiellement la prostitution des étudiants et des personnes âgées ainsi que la prostitution dite de fin de semaine ou de fin de mois. Les toxicomanes ont également recours à la prostitution pour payer les substances dont ils sont dépendants.
Quant à la vulnérabilité psychologique, elle concerne des personnes qui, après avoir subi de graves violences au cours de leur enfance, ont perdu l’estime de soi. Nous avons même rencontré quelques femmes qui se prostituent par amour, pour satisfaire un compagnon violent.
Nous constatons enfin le développement de la prostitution via Internet, ce que l’on appelle l’escorting. Cette forme de prostitution est également le fait de réseaux qui, souvent situés en Moldavie ou en Ukraine, organisent des sex tours dans les villes européennes où ils proposent à leurs clients de rencontrer des femmes dans les hôtels. Ce type de prostitution, qui répond le plus souvent à une motivation financière, comporte un risque pour les femmes concernées car les messages de prévention, en particulier contre le sida, les atteignent difficilement.
Je dirai pour conclure que nous n’avons jamais rencontré une seule personne pour qui la prostitution était un choix. Nous avons observé en revanche que ces personnes avaient besoin de la solidarité et du soutien de la société. Celle-ci doit donc mettre en place un arsenal législatif pour lutter contre la prostitution.
M. Guy Geoffroy, député, auteur du rapport d’information. Le Parlement s’est déjà mis au travail sur la question de la prostitution, en particulier notre assemblée qui, en décembre dernier, a voté à l’unanimité une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution.
Les principes fondamentaux qui ont guidé la rédaction de ce rapport s’inscrivent résolument dans la continuité des engagements internationaux de la France.
On ne cesse de nous rappeler, avec beaucoup d’hypocrisie, que la prostitution est le plus vieux métier du monde, qu’elle est l’un des besoins ordinaires de toute civilisation, que certains besoins sexuels réputés irrépressibles sont tels que, sans la prostitution, les viols seraient courants et nos jeunes, filles et garçons, seraient en danger permanent, enfin qu’il convient que la société s’organise et laisse s’organiser le système prostitutionnel.
Toutes les questions que pose la prostitution ont trouvé réponse en 1949 dans la Convention internationale de l’ONU. En ratifiant cette convention en 1960, la France a choisi de mener une politique abolitionniste.
Notre rapport réaffirme la position abolitionniste de la France et explique à nos concitoyens ce qu’est la position abolitionniste. Cette position, qui est majoritaire sur le plan international, consiste à dire que la prostitution est nuisible au fonctionnement naturel d’une société et qu’il convient d’extirper une pratique réputée millénaire dont nous estimons qu’elle n’est pas incontournable.
Dans notre pays, le volume de la prostitution – entre 20 et 30 000 personnes – est dix fois inférieur à celui des pays voisins qui, sous prétexte de défendre certaines libertés ou d’assurer une sécurité sanitaire aux personnes prostituées, ont adopté une position réglementariste et légalisé l’exercice de la prostitution. Je doute que les Français qui ont besoin de recourir à la prostitution soient naturellement dix fois moins nombreux que les Espagnols, les Allemands ou les Hollandais…
À entendre certains, il existerait un gène de la prostitution – qui pourrait être bulgare, roumain, albanais, nigérian, chinois ou brésilien –, les personnes étrangères qui se prostituent dans notre pays ne seraient pas victimes de la traite des êtres humains et exerceraient librement le « métier » de prostituée. J’attends de ceux qui défendent cette thèse qu’ils m’en apportent la preuve.
Nous avons inscrit notre démarche dans la continuité des travaux du Parlement, en 2005 puis en 2010, sur les violences de genre, les violences intrafamiliales et les violences faites aux femmes. C’est après avoir fait voter la proposition de loi qui a abouti à la loi du 9 juillet 2010 que nous avons décidé, Danielle Bousquet et moi, de nous engager dans la lutte contre la prostitution, convaincus que celle-ci n’est pas l’exercice sublimé d’une liberté mais une souffrance et un drame humain.
Aucune des personnes prostituées que nous avons entendues ne nous a dit qu’il s’agissait d’un acte volontaire, qui correspondait à sa conception philosophique de la liberté.
Pour justifier notre démarche abolitionniste, nous sommes partis d’un postulat très simple, qui figure dans notre code civil, selon lequel le corps humain n’est pas un bien marchand et ne saurait se négocier.
Nous avons entendu bon nombre de lieux communs, dont le plus répandu est que la prostitution réduirait le nombre des viols. Cet argument n’est pas valide car il se trouve que le nombre des viols est dix fois supérieur dans les milieux prostitutionnels.
Les autorités espagnoles que nous avons rencontrées nous ont clairement indiqué que l’église espagnole était favorable à la prostitution au motif que celle-ci protège la famille. C’est certainement la tradition catholique qui explique que la prostitution soit dix fois plus développée en Espagne qu’en France. Nos interlocuteurs espagnols ont reconnu l’urgence de mettre fin à cette hypocrisie d’État qui consiste à laisser se prostituer dans les bordels infâmes de la Jonquera des personnes dont aucune n’est de nationalité espagnole.
La prostitution est une violence. Et que l’on ne vienne pas nous expliquer qu’elle respecte la liberté individuelle et protège la société contre un ensemble de fléaux. Ce n’est pas parce que la prostitution est le plus vieux métier du monde qu’elle doit continuer à exister. Nous avons longtemps considéré que la sphère publique n’avait pas à se mêler des violences intrafamiliales, mais le Parlement en a décidé autrement. Il y a encore dix ans, le viol entre époux n’existait pas. Aujourd’hui il est reconnu et, depuis la loi de 2005, il est devenu une circonstance aggravante. Aucune violence n’est inéluctable.
Pour abolir la prostitution, nous ne nous sommes pas limités, contrairement à ce que la presse a tenté de faire croire, à pénaliser le client – ce raccourci est intellectuellement malhonnête. Nous avons considéré qu’il fallait agir sur trois leviers.
Le premier consiste à mener une lutte acharnée contre la traite des êtres humains, sachant que la grande majorité des personnes prostituées en France le sont dans le cadre du crime organisé. Cette lutte doit être renforcée à l’échelle européenne. Nous avons noté l’intérêt, y compris dans les pays réglementaristes, que portent les policiers et les magistrats d’Europol et d’Eurojust à l’initiative du Parlement français. Tous estiment que la France, si elle va jusqu’au bout de sa démarche, pèsera de façon décisive sur les décisions que prendront les autres pays. Il est clair que la lutte contre la prostitution, qui est un considérable « réservoir à fric », va de pair avec la lutte contre le trafic d’armes et le trafic de stupéfiants. Nous avons rencontré des jeunes femmes qui se prostituaient dans un bordel de luxe : elles nous ont expliqué qu’elles avaient besoin de drogues dures pour tenir et supporter, car elles travaillaient de 17 heures à 5 heures du matin.
Le deuxième levier, qui engage la responsabilité des acteurs publics, à l’échelle nationale et locale, est l’accompagnement des personnes en situation de prostitution. Nous avons constaté une grande disparité entre les territoires en fonction de leur histoire, de leur culture et de l’existence de partenariats. La seule constante est que les associations, qu’elles soient abolitionnistes – le Cri, le Mouvement du Nid, la fondation Scelles – ou réglementaristes – comme Cabiria à Lyon – souffrent du caractère incertain des moyens mis à leur disposition. Il manque dans notre pays une prise en charge globale et cohérente de ces personnes, qu’il s’agisse de leur fournir un accompagnement sanitaire ou de les aider à sortir de la prostitution. Certes, les associations font un travail formidable, mais l’État doit mettre en place cette prise en charge, en partenariat avec les instances régionales, départementales et locales.
Le troisième levier consiste à responsabiliser le client de la prostitution. Les trafiquants ne feraient pas venir dans notre pays des milliers de personnes étrangères s’ils n’y avaient pas un intérêt financier majeur. Or 100 % des recettes de la prostitution proviennent des clients. Si les clients n’étaient pas aussi nombreux, la prostitution resterait une pratique artisanale et ne serait pas devenue un problème de société.
Nous avons été frappés au cours de nos déplacements par le caractère ordinaire des clients de la prostitution, dont les détraqués ne représentent qu’une part infime. Les clients sont souvent des « monsieur tout-le-monde » et dans leur immense majorité des hommes, que la personne prostituée soit une femme, un homme, un bisexuel ou un transsexuel. Le recours à la prostitution va de sa forme la plus traditionnelle, à savoir le petit détour en rentrant du travail, à toutes les demandes qui peuvent exister dans le domaine de la sexualité.
Le jour même de la publication de notre rapport, la presse écrivait : « Ces députés qui veulent punir les clients de la prostitution ». Les personnes prostituées que nous avons rencontrées ultérieurement nous ont indiqué que cette annonce avait entraîné une diminution de 20 à 30 % de leur clientèle.
La responsabilisation du client de la prostitution nous paraît incontournable car sans elle nous ne pourrions agir sur les deux autres leviers. Comment faire prendre conscience au client de la prostitution qu’il contribue à un système qui relève de la traite des êtres humains ?
Lors de notre visite au Mouvement du Nid, nous avons rencontré des personnes sorties de la prostitution qui nous ont livré des témoignages objectivement épouvantables. Parmi ces témoignages, j’ai à l’esprit celui d’un jeune homme d’une trentaine d’années qui est entré dans la prostitution à l’âge de 17 ans après avoir été exclu du domicile familial par sa mère, elle-même ancienne prostituée, à qui il venait de révéler son homosexualité. Ce jeune homme, qui gagne près de 8 000 euros par mois, somme qu’il dépense instantanément pour ne pas conserver de l’argent qui ne lui appartient pas, a évoqué devant nous la satisfaction de son premier client s’apercevant que le jeune homme était de la viande fraîche. Ainsi les personnes prostituées, si elles veulent conserver le même niveau de vie, doivent se livrer à de l’abattage puisque l’intérêt que leur porte un certain type de clients s’émousse de jour en jour. Cette réalité incontestable justifie que nous consacrions beaucoup d’énergie à la sensibilisation des clients.
Nous avons choisi de responsabiliser les clients à travers un ensemble de dispositions, dont des procédures judiciaires et des sanctions pénales. À cet égard, j’ai entendu dire que le modèle suédois, en place depuis dix ans, était un échec. Je le considère pour ma part comme une réussite.
Nous sommes d’autant plus fondés à parler de la responsabilisation du client que les pays réglementaristes se dirigent aussi dans cette voie. Ainsi les Hollandais – qui au passage nous ont expliqué que l’une des justifications de la prostitution provenait des rentrées fiscales qu’elle procurait – s’apprêtent à voter une loi visant à mettre en carte les personnes prostituées afin d’assurer leur suivi sanitaire. Nous leur avons naturellement demandé ce qu’il adviendrait d’une personne dont le contrôle sanitaire ne serait pas satisfaisant : ils ont répondu qu’elle conserverait sa carte – naturellement, le client n’en sera pas informé.
Nous leur avons également demandé ce qui se passerait au cas où des personnes prostituées ou des réseaux refuseraient d’entrer dans un système qui les oblige à payer des impôts. Pour éviter cela, les autorités hollandaises envisagent de pénaliser les clients des personnes prostituées qui ne seraient pas enregistrées ou exerceraient dans un établissement qui n’a pas qualité à le faire. Mais il leur faudra démontrer que le client savait pertinemment à qui il avait affaire.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il est aujourd’hui possible de connaître la prostitution sur Internet puisque les personnes prostituées, pour des raisons de sécurité, refusent les appels anonymes et demandent leur numéro au client.
Les Suédois que nous avons rencontrés lors de notre visite nous ont indiqué que la loi suédoise avait fait évoluer les comportements : depuis que les clients de la prostitution sont passibles d’une amende, ils sont deux fois moins nombreux qu’auparavant et les mafias ont fui la Suède. Mais les Suédois sont depuis peu confrontés à la prostitution de jeunes, voire de très jeunes personnes. Ils en auraient recensé près de 22 000, dont un nombre plus important de garçons.
Les autorités suédoises ne comptent pas revenir sur la loi en vigueur, d’autant qu’elle est désormais approuvée par 70 % de la population. Elle avait été adoptée en 1999 par un gouvernement social-démocrate et avec le soutien de mouvements féministes très puissants. Avec le gouvernement conservateur qui est le leur aujourd’hui, les Suédois auraient eu, semble-t-il, plus de mal à la faire accepter.
Mme Maud Olivier. On a récemment évoqué l’hypothèse de la suppression du délit de racolage passif. On peut se demander si conserver le délit de racolage ne permettrait pas aux services de police d’intervenir en direction des clients.
Mme Édith Gueugneau. Certaines personnes se livrent à la prostitution de leur propre gré, en dehors de tout réseau. Disposez-vous d’une étude sur cette forme de prostitution ?
Mme Ségolène Neuville. J’ai rencontré à Perpignan un jeune prostitué qui redoute de perdre ses clients au profit des bordels de la Jonquera. Il m’a demandé si le fait de pénaliser les clients français lorsqu’ils achètent des services sexuels sur le territoire français – et non, comme le prévoit la loi norvégienne, partout dans le monde – n’allait pas les inciter à passer les frontières, ce qui développerait le tourisme sexuel, notamment à la frontière espagnole.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cette attractivité différente d’un pays à l’autre est la conséquence de la pénalisation. Ce n’est pas un hasard si le nombre de personnes prostituées est dix fois plus important en Allemagne et si les mafias évitent au contraire la Suède.
M. Guy Geoffroy. Les Norvégiens, après avoir analysé la situation en Suède, ont intégré dans leur dispositif législatif l’extraterritorialité de la pénalisation en cas de tourisme sexuel auprès de mineurs. Je n’imagine pas que nous puissions faire autrement compte tenu de la dimension internationale de la prostitution. Il est très difficile, chère collègue, de répondre à la question que vous a posée ce jeune homme, sinon que la lutte contre la prostitution ne saurait être limitée au territoire national et que les principes de la Convention de l’ONU sont des principes universels.
La pénalisation de la personne prostituée est un sujet éminemment politique. Nous avons décidé, dans notre rapport, non pas de l’occulter mais de la mettre en relief. La loi ayant instauré en 2003 la pénalisation du racolage passif – le racolage actif étant depuis longtemps pénalisé – a eu peu d’effets. Cependant, elle facilitait la tâche des services de police car il est très difficile de déterminer devant la justice le caractère actif ou passif d’un acte de racolage. Cette disposition répondait à un souci d’ordre public car de nombreux maires, toutes tendances politiques confondues, attendaient que la loi les aide à faire face à certaines difficultés, en particulier les embouteillages générés par les véhicules en stationnement aux abords des villes. Nous savons que la suppression de cette disposition pénale est aujourd’hui une revendication, mais elle ne saurait à elle seule améliorer la situation des personnes en situation de prostitution.
Nous pensons, nous, que la disposition de 2003 et les dispositions antérieures mourront de leur belle mort lorsque la France transposera dans le droit français la directive de l’Union européenne sur la traite des êtres humains, qui énonce clairement que les pays de l’Union sont dans l’obligation de renoncer à toute pénalisation de victimes de la traite des êtres humains. Nous avons exprimé dans notre rapport le souhait qu’un an après l’adoption de la loi instaurant la responsabilisation du client, l’Assemblée nationale établisse un premier rapport passant au crible la situation en matière de délit de racolage afin que nous sachions s’il est nécessaire d’y mettre un terme par le biais d’un texte législatif. Ce procédé rendrait plus intelligente la démarche du Parlement car même si la disposition de la loi de 2003 est vidée de sa substance, agiter un « chiffon rouge » devant certains de nos collègues risquerait de briser l’unanimité que l’Assemblée nationale a réussi à forger sur cette question.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je pense que les choses évolueront de façon plus rapide encore puisqu’une proposition de loi visant à supprimer le racolage passif a été déposée au Sénat et que ce délit fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. La Délégation aux droits des femmes a désigné Mme Maud Olivier rapporteure sur le système prostitutionnel, et a constitué un groupe de travail composé de représentants de presque tous les groupes politiques pour participer à cette réflexion et la relayer au sein des groupes politiques et des commissions. À la suite des travaux et consultations, nous déposerons une proposition de loi. Je pense, pour ma part, que ce nouveau texte devra abroger le délit de racolage passif.
Mme Danielle Bousquet. Il convient de supprimer toutes les formes de racolage.
M. Guy Geoffroy. Je vous ai fait part d’une réflexion politique. Si notre objectif est d’avancer sur cette question, évitons de commettre des erreurs de stratégie. Je ne doute pas que certains de nos collègues, quel que soit leur groupe, profiteront de ce débat pour se différencier. Quant à moi, je resterai fidèle à notre démarche.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Si nous adoptons la dépénalisation du racolage, nous tenterons de définir avec le ministère de l’Intérieur les modalités d’intervention sur la voie publique.
Mme Danielle Bousquet. Je reviens sur les craintes du jeune prostitué de Perpignan. La loi ne vise pas les cas particuliers mais les pratiques largement répandues. En l’occurrence, la loi vise à changer les comportements et à éduquer une société tout entière pour la persuader que nul ne peut acheter le corps d’une autre personne et payer pour avoir un rapport sexuel.
Mme Ségolène Neuville. Nous ne pourrons faire l’impasse sur la lutte contre la pornographie.
Mme Danielle Bousquet. Vous avez raison, d’autant que la pornographie et la prostitution sont souvent liées.
Mme Édith Gueugneau. N’oublions pas le volet éducation. La lutte contre la prostitution, au même titre que la discrimination et les violences faites aux femmes, nécessite des actions de prévention.
Mme Danielle Bousquet. Il me paraît totalement improbable que des personnes se prostituent de leur plein gré, sans y être contraintes par un système mafieux.
M. Guy Geoffroy. En ce qui concerne la prostitution des jeunes, il semble que les associations étudiantes aient beaucoup de mal à décrire précisément la prostitution étudiante dans notre pays. Toutes ont reconnu son existence, mais elles ne disposent que d’informations parcellaires. Il y a là un sujet d’investigation d’une très grande importance.
Nous ne devrons en aucun cas aborder la prostitution sous l’angle de la morale. Ceux qui contestent nos travaux nous reprochant d’être réactionnaires, il nous faudra rester dans le champ de l’éthique républicaine.
Ce que nous dit le chanteur Antoine dans son nouvel album est très intéressant car il dénonce les dogmes. Or, en la matière, le dogme consiste à dire que la prostitution est le plus vieux métier du monde et c’est contre cela que nous luttons.
Mme Danielle Bousquet. Il serait utile de rencontrer l’association AIDeS au moment d’élaborer les plans d’actions pour accompagner les personnes prostituées.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Notre proposition de loi ne doit pas mettre « à feu et à sang » la société française, qui a suffisamment de sujets de conflits. Nous souhaitons conduire notre travail parallèlement à celui qu’entreprendra le Sénat en maintenant une information réciproque afin de présenter des travaux reflétant une démarche commune. Le groupe de travail, présidé par Maud Olivier, est représentatif ne presque tous les groupes politiques, un groupe cependant ne souhaite pas y participer.
S’agissant de l’architecture de la proposition de loi, je propose de présenter successivement les quatre leviers d’action : le volet éducatif, la lutte contre le crime organisé et les mafias, l’aide aux victimes de violences, pour en terminer avec la pénalisation et sensibilisation du client. Quant à son titre, je souhaite qu’il inscrive le texte dans le cadre de la lutte contre les violences.
Mme Maud Olivier. Nous auditionnerons des associations que nous n’avons pas encore entendues, comme la Ligue des droits de l’homme et Médecins du monde. Nous nous rendrons ensuite en région afin de rencontrer les associations et les acteurs de terrain, en présence du ou des parlementaires de la circonscription où l’association exerce son activité.
Il est important de rendre publique la position abolitionniste de la France car il suffit que les gens comprennent ce qu’est réellement la prostitution pour que leur point de vue évolue dans le bon sens.
Nous élaborerons des propositions complémentaires à celles contenues dans la proposition de loi Bousquet-Geoffroy déposée le 7 décembre 2011. En septembre, une table ronde pourrait être organisée afin de rapprocher l’ensemble des associations et des experts qui ont participé à notre réflexion. Nous espérons que la ou les propositions de loi qui seront issues de ces travaux pourront être examinées par les Assemblées au deuxième semestre 2013.
M. Guy Geoffroy. Je ne conteste pas le bien-fondé de faire apparaître dans le titre de la proposition de loi la notion de lutte contre les violences, mais il faut conserver le terme de « prostitution ».
Nul doute que des dispositions pénales prises à l’encontre des clients donneront lieu, si la proposition de loi n’est pas soumise à l’examen du Conseil constitutionnel, à des questions prioritaires de constitutionnalité. Ne courons pas le risque de la voir rejetée au motif qu’elle contiendrait des éléments inconstitutionnels. Car rien ne serait pire, après tout le travail que nous avons effectué. Je suis en revanche favorable à la réalisation d’une étude d’impact dont les résultats pourraient être présentés dans l’exposé des motifs.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je remercie les deux rapporteurs d’être venus devant la Délégation présenter cette excellente synthèse de leur travail.
Audition de Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan et de Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, sur leur étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier – vécu, usages sociaux et représentations
Compte rendu de l’audition du mercredi 5 décembre 2012
Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Nous avons, le 20 novembre dernier, commencé nos travaux sur le système prostitutionnel avec l’audition de Danielle Bousquet et de Guy Geoffroy, dont les travaux sur la prostitution en France avaient abouti en 2011 à l’adoption à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, d’une résolution rappelant la position abolitionniste de la France, et au dépôt d’une proposition de loi qui, du fait du changement de législature, n’avait pu être examinée par le Parlement.
Nous donnons suite à ces travaux et c’est à ce titre que nous avons souhaité entendre aujourd’hui Mmes Sophie Avarguez et Aude Harlé, sociologues, maîtresses de conférences à l’Université de Perpignan, et Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication, auteures d’une très récente étude consacrée au phénomène prostitutionnel dans l’espace catalan transfrontalier.
Cette étude, financée par le Conseil général des Pyrénées-Orientales, ne porte pas directement sur la prostitution. Elle est basée sur une approche périphérique du phénomène et prend en considération son impact sur la vie des femmes, des hommes et des enfants vivant sur ce territoire ainsi que la spécificité de cette zone frontalière qui présente des disparités importantes entre notre pays et l’Espagne sur le plan administratif, législatif et politique.
Vous avez rencontré de fortes résistantes sur votre terrain d’étude, jusqu’à vous voir interdire l’accès à certains lieux, pour la raison que vous êtes des femmes. Vous avez dû surmonter beaucoup de difficultés sans parler de la fatigue psychique liée aux situations dont vous avez été témoins.
Je vous remercie de vous être déplacées pour nous informer et je remercie Mme Ségolène Neuville, conseillère générale du département des Pyrénées-Orientales, qui est à l’initiative de cette étude.
Mme Ségolène Neuville. L’étude a été en effet réalisée à la demande du Conseil général des Pyrénées-Orientales et du Conseil régional du Languedoc-Roussillon.
Elle porte sur le phénomène prostitutionnel dans l’espace transfrontalier catalan. On peut effectivement se demander, l’activité prostitutionnelle se trouvant essentiellement de l’autre côté de la frontière, pourquoi ce sont deux collectivités locales françaises qui s’y intéressent et investissent du temps et de l’argent dans une étude sur le phénomène. La raison est qu’en tant que conseillère générale en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, j’avais été alertée à plusieurs reprises par des professionnels de l’éducation à la sexualité qui, sachant que beaucoup de jeunes du département sont clients des prostituées, craignent que le premier regard aperçu de ces jeunes sur la sexualité ait des conséquences sur les relations entre les filles et les garçons aujourd’hui et plus tard.
J’ai été d’autant plus sensibilisée par cette question qu’étant médecin, spécialisée dans les maladies sexuellement transmissibles et leur dépistage, j’avais constaté l’augmentation du nombre de personnes venant en consultation après un rapport sexuel potentiellement à risque.
La jeunesse étant la priorité du conseil général comme du conseil régional, nous avons considéré qu’il serait intéressant pour nous de disposer d’informations plus précises et à ce titre nous avons demandé à l’Institut catalan de recherche en sciences sociales (ICRESS) de l’Université de Perpignan d’engager une étude sur ce thème. Cette étude est basée sur des enquêtes réalisées dans la municipalité de la Jonquera ainsi que sur des entretiens menés auprès des jeunes du département et des professionnels intervenant en matière d’éducation à la sexualité. Au vu des résultats de cette étude, les collectivités locales travaillent avec l’ensemble des partenaires du département à la mise en œuvre d’actions concrètes de prévention, de sensibilisation et de communication.
Mme Sophie Avarguez, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Perpignan. Nous sommes très heureuses d’être parmi vous et vous en remercions.
Comme vous l’avez précisé, madame la présidente, nous avons abordé le phénomène prostitutionnel de manière indirecte et périphérique afin de faire émerger les représentations de la prostitution et les pratiques qui en découlent, ainsi que les effets que produit la frontière dans l’espace catalan.
Nous avons réalisé notre étude à la frontière franco-espagnole, sur une zone qui englobe le département des Pyrénées-Orientales et la comarca de Gérone. Elle s’est déroulée sur une période d’un an et s’appuie sur une enquête de type ethnographique, par observation directe, complétée par des entretiens semi-directifs auprès des habitants de la ville de la Jonquera et des jeunes des Pyrénées-Orientales. Nous avons visé la significativité et non la représentativité et avons privilégié une démarche socio-clinique qui prend en compte la subjectivité des personnes interviewées ainsi que celle des chercheurs.
Afin d’évaluer le poids du phénomène dans les discours sociaux, nous avons analysé les discours médiatiques locaux sous trois angles : à travers le vécu des habitants de la Jonquera, celui des jeunes des Pyrénées-Orientales, et dans les discours médiatiques.
Je vous présenterai pour ma part les résultats de nos travaux consacrés au vécu des habitants de la Jonquera, qui ont été réalisés de l’autre côté de la frontière, en territoire sud catalan.
La Jonquera est une ville frontalière d’une superficie de moins de 60 km2 qui comptait environ 3 000 habitants en 2010. Elle est connue au nord pour son activité commerciale dense, au même titre que la ville du Perthus, dont une moitié est française et l’autre catalane, qui dépend de la municipalité de la Jonquera.
La Jonquera se différencie du Perthus par la présence sur son territoire d’une activité prostitutionnelle importante, tant dans la rue qu’en club. Son paysage urbain et sa localisation lui assignent l’identité particulière d’une ville de transit, caractérisée par un flux important de biens et de personnes, d’un pôle de circulation articulant des zones périphériques de commerces et de services autour d’un centre-ville historique, où se concentrent les lieux de sociabilité.
Nos entretiens avec les habitants de ce village frontalier nous ont permis d’en retracer l’histoire et de comprendre sur quel tissu économique, social et culturel a pu s’implanter la prostitution.
L’économie locale de la Jonquera a toujours été construite sur l’effet frontière, mais la levée des frontières en 1992 fait basculer la situation, du point de vue géographique, d’une part, du fait du remaniement de l’espace, et du point de vue économique et social, d’autre part, du fait de l’uniformisation des normes et réglementations douanières et transitaires. Ce changement a coûté leur emploi à 800 personnes. Les pouvoirs publics et la municipalité de la Jonquera ont alors fait le choix de miser sur l’effet frontière et la particularité géographique du village en privilégiant deux axes très pourvoyeurs d’emploi, à savoir le développement d’activités commerciales à destination des frontaliers et des Français et de services à destination des camionneurs.
La prostitution n’est pas un phénomène récent à la Jonquera puisque l’un de ses clubs, le Desire, existe depuis une trentaine d’années. Les personnes que nous avons interviewées considèrent que la prostitution est un changement parmi les autres, le plus souvent lié, selon elles, à la levée de la frontière, au développement des activités de service et à la montée de l’immigration, essentiellement extracommunautaire – Maghreb, Afrique Subsaharienne, Amérique latine et Europe de l’Est.
Les français frontaliers sont les principaux clients de la prostitution et des biens de consommation courante tels que l’alcool, les cigarettes et l’essence. L’activité prostitutionnelle apparaît à la population comme un service formaté à la demande française. D’ailleurs, les habitants de la Jonquera et des environs ne fréquentent pas plus les clubs et les prostituées que les magasins et les restaurants de la zone.
L’attractivité de l’"offre prostitutionnelle" s’explique par des services sexuels à des coûts plus attractifs que ceux pratiqués en France et dans le reste de l’Europe : les puticlubs, qui sont de véritables hypermarchés du sexe, pratiquent des prix discount et cela dans une ambiance récréative et festive. Les gens se rendent dans ces clubs pour faire la fête et s’amuser – nous sommes très loin d’une pratique clandestine et individuelle de la prostitution.
Dans ce paysage, deux formes d’activité prostitutionnelle cohabitent : la prostitution de rue et la prostitution en club – il existe deux clubs sur le territoire de la Jonquera, quatre sur l’ensemble de la zone. L’une et l’autre concernant essentiellement des femmes migrantes – roumaines, bulgares, nigérianes – âgées de 18 à 30 ans.
Les habitants de la Jonquera entretiennent un rapport ambigu avec le phénomène prostitutionnel. Cette ambiguité, qui apparaît comme une caractéristique saillante, trace les contours de l’acceptabilité du phénomène. Ainsi, s’ils déplorent la prostitution en termes d’image, ils reconnaissent qu’elle représente une véritable manne économique. La Jonquera ne compte pas moins d’une dizaine de salons de coiffure et d’esthétique, sans compter qu’un certain nombre de professions bénéficient indirectement de l’activité prostitutionnelle
– chauffeurs de taxi, pharmaciens, acteurs de la presse locale – et que les clients potentiels fréquentent les bars et les restaurants de cette zone.
Les entretiens menés auprès des habitantes et des habitants de la ville font ressortir une tendance : globalement, la prostitution de rue est considérée comme un phénomène indésirable et gênant, que les pouvoirs publics se doivent d’éradiquer. Mais plus la prostitution de rue est dotée d’une charge négative, plus la prostitution en club, elle, est dotée d’une charge positive. Autrement dit, la dépréciation de la prostitution de rue alimente la valorisation de la prostitution en club et participe pleinement à sa légitimation.
Le principal argument en faveur de la prostitution en club est son invisibilité. Car bien que les clubs soient facilement repérables, ils ne présentent qu’une façade. L’activité prostitutionnelle se déroule à l’abri des regards et suppose, pour être vue, une démarche active.
Émerge alors un registre d’appréciations binaires pour penser le phénomène prostitutionnel. Les habitants ont tendance à considérer la prostitution en club comme une prostitution majoritairement libre, volontaire et indépendante – en faisant toutefois allusion au proxénétisme indirect lié au rôle des hôteliers – qui s’exerce dans de bonnes conditions sanitaires et sélectionne uniquement des filles « belles et soignées ». Selon eux, l’usage du préservatif étant strictement obligatoire, les prostituées ne prennent aucun risque, ni dans les pratiques sexuelles, ni dans leurs rapports avec les clients puisque les clubs disposent d’un dispositif de sécurité, à l’entrée et dans les chambres.
Au contraire, la prostitution de rue nous a été décrite comme étant sans hygiène, sans sécurité et sans consentement.
Ces oppositions montrent que le phénomène prostitutionnel est perçu comme un problème sociétal et politique épineux qu’il conviendrait de soumettre, au même titre que les autres activités économiques, à une réglementation appropriée. Cela pose la question du rôle des responsables politiques et des pouvoirs publics. Nos entretiens convergent tous vers la nécessité d’une réglementation de l’activité prostitutionnelle en vue de mettre fin à ce qui est perçu comme un flou juridique en la matière. Cette nécessité de réglementation contient en creux l’éradication de la prostitution de rue en vue de restaurer l’ordre dans l’espace public et de redorer l’image de la ville. Cette tendance dresse les contours de l’attribution d’une identité sociale aux personnes prostituées et d’une réglementation de l’activité, tant sur le plan fiscal, afin d’apporter aux prostituées une reconnaissance juridique et sociale, que sur le plan médical et sanitaire.
Faute de temps, je n’évoquerai ni la question du vivre ensemble, à savoir la place que les habitants assignent aux prostituées, ni les incidences de l’activité prostitutionnelle sur ces habitants, notamment les femmes et les adolescentes, mais je me tiens à votre disposition pour tout développement ultérieur.
Notre travail de terrain a révélé les difficultés d’engager des politiques publiques pour encadrer un phénomène qui transcende la frontière en rapprochant des clients majoritairement français et une activité prostitutionnelle située de l’autre côté de la frontière.
Les entretiens que nous avons recueillis au sud de la zone font apparaître que le phénomène prostitutionnel se déroule dans une unité de lieu et de temps, dans l’espace et la temporalité que représente la consommation de services sexuels. En d’autres termes, les clients, se déplacent vers un ailleurs où les transgressions sont possibles. Mais cette unité de lieu et de temps est illusoire, que l’on soit consommateur ou non, homme ou femme, car la présence de la prostitution de l’autre côté de la frontière a des effets différés et périphériques.
Ces effets sont perceptibles à différents niveaux : dans les rapports sociaux, dans les représentations collectives, dans le monde vécu des hommes et des femmes des Pyrénées-Orientales, et agit comme marqueur spécifique des rapports de genre et de sexe.
Mme Aude Harlé, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Perpignan. Pour cerner les représentations et les incidences du phénomène prostitutionnel chez les jeunes des Pyrénées-Orientales, nous avons interviewé une quarantaine de jeunes, hommes et femmes, de 17 à 35 ans, sans cibler spécifiquement les clients ou les personnes se sentant directement concernées par le phénomène prostitutionnel, ainsi que les deux animatrices du Planning familial des Pyrénées-Orientales.
Il ressort de ces entretiens que les jeunes tiennent un discours sur la prostitution totalement libéré, nullement tabou, exempt de tout sentiment de clandestinité et de culpabilité.
Les jeunes connaissent parfaitement les clubs situés sur le territoire de la Jonquera : ils peuvent citer leur nom, leur localisation, leur fonctionnement, l’ambiance qui les caractérise, les tarifs, le type et le nombre des filles qui y travaillent. Tous connaissent l’existence du kit d’hygiène et évoquent la présence de miroirs dans les chambres. Même ceux qui n’y sont pas allés sont imprégnés des lieux. Les clubs sont présentés comme une spécificité locale, voire une fierté, un privilège. Quelques jeunes se sont vantés auprès de nous d’avoir à la Jonquera « la mer, la montagne et les putes ». Les jeunes n’évoquent la prostitution de rue que pour valoriser la prostitution en club. Le fait que les médias nationaux, notamment la télévision, se soient emparés de ce phénomène local les rend fiers.
Cette imprégnation culturelle de la prostitution à la Jonquera est le produit de deux canaux d’information. La première source d’information reste ce que l’on appelle trivialement le « bouche à oreille », au sein des familles, dans les collèges et les lycées, et dans le monde professionnel.
L’autre source d’information, ce sont les médias. Je citerai la publicité pour les clubs dans les journaux d’information locaux, les tracts et les prospectus qui circulent à l’entrée et à la sortie des matchs de l’USAP – l’équipe locale de rugby – les affiches sur les camionnettes qui circulent dans la ville, sans oublier la publicité diffusée sur les radios destinées aux jeunes. Je citerai enfin la publicité présentée lors des festivités locales – comme ce petit village de montagne qui avait pris pour thématique du carnaval le club Paradise ou la chanson du groupe local Al Chemist, intitulée Le Dallas, du nom d’un club de prostitution, qui avait été reprise en chœur par le public au pied du Castillet après une victoire de l’USAP.
J’en viens aux incidences du phénomène prostitutionnel sur l’imaginaire et la sexualité des jeunes ainsi que sur les rapports sociaux de genre. Il apparaît que la prostitution entretient un clivage et une hiérarchie entre les hommes et les femmes. Chez les jeunes hommes, elle nourrit l’idéal d’une virilité hétérosexuelle triomphante. Elle entérine l’idée naturaliste de pulsion sexuelle propre aux hommes et celle de solidarité masculine et participe à la cohésion de la classe des hommes, étant entendu que les femmes ne peuvent pénétrer dans les clubs – il faut entendre « les femmes non prostituées ». Cette exclusion des femmes, à l’heure où elles ont accès à des sports et des métiers traditionnellement masculins, renforce l’idée que les clubs sont les derniers bastions réservés aux hommes.
Cette image de la classe des hommes est tellement forte qu’elle minimise leur appartenance à une classe sociale. Tous les hommes en font partie, qu’ils soient homme politique, sportif, chômeur, chef d’entreprise.
Plus largement, les clubs renforcent la distinction et l’inégalité sexuelle entre les hommes et les femmes. Les hommes mettent en avant leurs besoins, voire leurs pulsions sexuelles, alors qu’aucune des jeunes femmes que nous avons entendues n’a parlé de désir, encore moins de besoin sexuel.
J’en viens aux incidences du phénomène prostitutionnel sur les femmes. Celui-ci engendre la « souffrance d’être femme », rarement prise en compte dans les études réalisées sur la prostitution et qui se traduit par un sentiment contradictoire. Plus la figure de la prostituée est présente dans le paysage culturel, plus les jeunes femmes ressentent le besoin, voire l’injonction de s’en distinguer. Beaucoup font en sorte de ne pas ressembler aux prostituées dont parlent tant les garçons en étant plus vertueuses, plus pures, plus vierges. Certaines développent un sentiment d’infériorité qui les pousse à la performance sexuelle normative car elles ont l’impression, en comparaison avec les prostituées, de ne pas être à la hauteur sur le plan sexuel. D’autres ont tendance à déprécier leur propre corps par rapport à celui des prostituées qui, aux dires des garçons, sont belles comme des actrices de films pornos. D’autres enfin nous ont confié qu’elles subissaient et parfois anticipaient une forme de chantage sexuel que leur compagnon ou leur mari exerce sur elles, en les menaçant d’aller à la Jonquera si elles refusent de satisfaire leur désir.
Cette fatalité trouve son prolongement dans l’impuissance que ressentent les jeunes femmes face au risque d’infections sexuellement transmissibles.
En conclusion, la perception qu’ont les jeunes de la prostitution correspond parfaitement à l’attitude consumériste propre à cette zone transfrontalière, où tout se vend à des prix très attractifs. Les clubs prolongent l’industrialisation et la marchandisation du sexe au-delà de l’industrie pornographique. Ils nourrissent le même imaginaire – sexualité hétérosexuelle, domination des femmes – en plus glamour. Dans l’esprit des jeunes, l’image du petit bordel bourgeois a laissé place à celle du grand club de Las Vegas, avec ses lumières et ses palmiers, comme en témoignent les noms des clubs de la Jonquera : Moonlight, Paradise, Dallas…
Je voudrais, pour vous décrire le phénomène, m’appuyer sur le concept d’hétérotopie de Michel Foucault – les hétérotopies étant une localisation physique de l’utopie. Ainsi les cimetières sont des hétérotopies pour les personnes qui voient la mort comme une utopie, et le sociologue canadien Charles Perraton parle d’hétérotopie « disneyienne » lorsque les enfants abreuvés de dessins animés se rendent à Eurodisney. De la même manière, à la Jonquera, les clubs sont une hétérotopie sexuelle, une sorte de parc d’attraction où les adultes peuvent concrétiser l’"utopie pornographique".
Mme Lise Jacquez, doctorante en sciences de l’information et de la communication. Basant notre étude sur les médias de proximité, nous avons sélectionné le quotidien L’Indépendant, l’hebdomadaire La Semaine du Roussillon et la Clau, média transfrontalier en ligne qui cible l’actualité en Catalogne nord et sud. Souhaitant analyser l’information la plus accessible aux jeunes, nous avons également étudié les reportages télévisuels puisque taper « La Jonquera » sur Internet donne accès à des extraits d’émissions diffusées par M6, Direct 8 ou TF1.
Le phénomène prostitutionnel est plus souvent abordé par les chaînes nationales que par les médias locaux. Le journal L’Indépendant lui a consacré près de 70 articles entre 2010 et 2012. Si 35 de ces articles s’intéressent à la Jonquera, tous sont liés à l’ouverture du Paradise, le plus grand des clubs de la ville. Paradoxalement, les médias locaux donnent moins de détails sur le fonctionnement de ces clubs, et L’Indépendant est le seul à avoir adopté un point de vue distancié en laissant la parole aux militants abolitionnistes et féministes. Cela dit, tous les médias ont une attitude ambiguë face au phénomène prostitutionnel.
En ce qui concerne les médias télévisés, M6 a consacré deux reportages à la Jonquera, dans l’émission Enquête exclusive et dans un reportage sur la prostitution en 2011 et 2012 ; la chaîne Direct 8 a présenté une émission en 2011. France 4, dans le cadre de l’émission Génération reporter, a présenté un reportage sur les jeunes et la prostitution, sous un angle que l’on pourrait presque qualifier de sociologique.
Les médias évoquent les lieux de prostitution comme des lieux à part, en donnant à la frontière une fonction narrative fondamentale. Il s’agit pour les clients d’entrer dans un monde où tout est permis, un monde où ne s’appliquent pas les mêmes règles qu’en France, un monde traversé par des flux, un monde anarchique et symptomatique de la mondialisation et potentiellement un monde de violence. C’est toute l’ambiguïté du discours médiatique, surtout de la télévision, qui présente les aspects festifs de ces lieux à travers le point de vue des clients et des images fournies par le directeur du club, ravi de cette action de communication. La caméra suit donc le client dans la chambre et les femmes sont présentées de façon sensationnaliste. Selon un journaliste que nous avons rencontré, les numéros les plus vendus de La Semaine du Roussillon sont ceux qui contiennent un article sur la prostitution à la frontière et présentent en couverture la photo d’une prostituée.
Les médias abordent également la thématique des trafics et des violences, d’où un discours tendu entre valorisation des lieux et critique des trafics, entre logique libérale et consumériste et exploitation des femmes.
Je voudrais pour conclure vous présenter les différentes figures abordées dans les médias, en commençant par les pouvoirs publics. Ceux-ci sont quasiment absents dans les journaux français, ce qui peut se comprendre puisque le phénomène se déroule de l’autre côté de la frontière. Les journalistes de la télévision, en montrant ce qui se passe ailleurs – en particulier en Belgique et en Espagne – alimentent le débat public sur la réglementation de la prostitution. Quant aux pouvoirs publics espagnols, les médias français les présentent comme des organes démunis et impuissants face à ce phénomène endémique qu’est la prostitution de rue.
Les médias concentrent leurs articles sur la prostitution en club. Pour eux, les prostituées de rue n’existent pas. Le seul point de vue que nous ayons obtenu sur ces personnes est celui de la police. Les prostituées de rue ne sont pas considérées comme des victimes mais comme des parasites, assimilées aux vendeurs à la sauvette, tandis que les prostituées en club sont soit des objets de désir, soit des victimes. Seule la chaîne M6, car Bernard de la Villardière est un militant abolitionniste, ose évoquer la culpabilité des pouvoirs publics – accusés de s’enrichir sur le dos des prostituées.
Si la figure de la prostituée oscille entre objet de désir et victime, la figure du client, en revanche, n’est absolument pas critiquée. Les médias français critiquent la réglementation de la prostitution et déplorent le statut de victime des prostituées, leur discours s’apparentant alors au discours abolitionniste, mais ils ne critiquent jamais le client et ne présentent jamais le recours à une sexualité tarifée comme un acte problématique.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelles dispositions relèvent de la législation espagnole et de la région autonome de Catalogne ? Y a-t-il un vide législatif ?
Mme Sophie Avarguez. En Espagne, la prostitution n’est ni interdite ni réglementée. Le dicton selon lequel l’État est le plus grand des proxénètes ne s’applique pas directement en Espagne. La prostitution est dite « alegal », ce qui signifie qu’il y a un vide juridique en la matière. En revanche, la région autonome de Catalogne réglemente les clubs de prostitution mais pas l’activité prostitutionnelle. L’ouverture d’un club y est autorisée. Les municipalités aussi ont leur rôle à jouer puisque ce sont elles qui dispensent les licences d’exploitation. Elles peuvent par exemple imposer une distance de quelques kilomètres entre deux clubs. C’est un système peu fiable que les personnes du sud de la zone, du côté catalan, souhaitent voir réglementé.
M. Jacques Moignard. Je vous remercie pour cet exposé émouvant. Il me semble que la prostitution est la conjonction de trois facteurs : sociétal, politique et commercial.
Je déplore l’absence de loi en Espagne. Je pense que la destruction du Barrio Chino à Barcelone au début des années 1970 et celle du quartier Mériadeck à Bordeaux ont reporté la clientèle sur la Jonquera. Souvenez-vous : dans les années 1970, les Espagnols passaient la frontière pour voir des films érotiques à Perpignan. Selon moi, les raisons de la prostitution à la Jonquera sont essentiellement commerciales.
Mme Maud Olivier. Quelle est la position des centres de Planning familial sur cette situation ?
Mme Aude Harlé. Nous avons interviewé les deux animatrices du Planning, qui nous ont appris une chose intéressante : les élèves des collèges et lycées du département des Pyrénées-Atlantiques dans lesquels elles interviennent abordent plus systématiquement le thème de la prostitution que les élèves des autres régions, qui évoquent prioritairement la contraception, la virginité, le sida et les MST.
Mme Maud Olivier. Quel est le discours des élèves sur la prostitution ?
Mme Aude Harlé. Les animatrices du Planning dénoncent la prostitution en club en ce qu’elle véhicule une image de femme soumise. Elles nous ont dit avoir rencontré des femmes plus âgées, notamment dans les maisons sociales de proximité. Celles-ci leur ont fait part de leur souffrance en voyant que leur mari ou leur compagnon se rend dans les clubs. Elles craignent d’attraper une MST et se sentent laides, nulles, vieilles… Les animatrices du Planning nous ont également parlé de la violence des propos que tiennent les jeunes garçons à l’égard des prostituées et du sentiment d’impuissance des jeunes filles face à ces discours.
Mme Maud Olivier. Vous a-t-on parlé des violences subies par les prostituées ? Les femmes remettent-elles en question l’institution de la prostitution ou considèrent-elles qu’elle est incontournable ? Quant à la violence évoquée par les jeunes garçons, s’agit-il de celle qu’ils infligent aux prostituées ?
Mme Aude Harlé. Quelques collégiens, qui naturellement n’étaient jamais allés dans les clubs, nous ont dit se réjouir de pouvoir maltraiter les prostituées.
Mme Lise Jacquez. Cette dimension de la violence n’apparaît quasiment pas dans les médias, ce qui montre que la distinction entre prostitution libre et prostitution forcée masque beaucoup de violences. À ce titre, seul le reportage de France 4, Génération reporter, présente un intérêt puisque la journaliste le termine en disant que les personnes qui se prostituent sont des êtres humains et méritent d’être traitées correctement.
Mme Maud Olivier. Les jeunes sont-ils sensibilisés au fait que les personnes ne se prostituent pas par choix mais pour des raisons économiques ?
Mme Aude Harlé. Pas tous, et sur ce point nous avons recueilli des appréciations très contradictoires. Certains savent que les prostituées de rue sont victimes de réseaux et de la traite. Concernant la prostitution en club, si une minorité de jeunes doute que les femmes soient totalement libres, les autres les culpabilisent, arguant que ce sont des femmes vénales, des étrangères qui veulent gagner de l’argent, et que si elles sont tombées entre les mains de réseaux de proxénétisme, c’est parce qu’elles sont faibles et « manipulables ». Voilà ce que nous avons entendu. D’autres jeunes considèrent qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Des comparaisons ont été faites entre les systèmes prostitutionnels en Europe, en Suède, en Belgique et aux Pays-Bas. Nous pouvons en déduire que les législations en vigueur, si elles n’arrivent pas à éliminer la prostitution, ont une énorme influence sur les mentalités et les comportements.
Les jeunes hommes semblent n’avoir aucune honte à se rendre dans les clubs. Les apparentent-ils à des bordels ?
Mme Aude Harlé. Les jeunes parlent uniquement de « clubs ». Ils emploient le mot « putes » pour les prostituées de rue, mais celui de « filles » pour celles des clubs.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Y a-t-il des hommes prostitués à la Jonquera ? Existe-t-il un club d’hommes ?
Mme Aude Harlé. Non. Les clubs sont clairement dédiés à l’ordre hétérosexuel. Les femmes sont prostituées et les hommes sont clients. D’ailleurs ils s’y rendent en groupe, et l’on voit des entraîneurs sportifs, des éducateurs, des grands-pères y accompagner les jeunes.
Mme Ségolène Neuville. À vous écouter, j’ai l’impression que les Pyrénées-Orientales ont un microclimat et que les jeunes y sont différents. Ce n’est pas le cas. Les clubs sont fréquentés par des jeunes provenant d’autres départements du Languedoc-Roussillon et de toute la France, y compris de Paris. Cette étude pourrait être généralisée à l’ensemble du territoire. Il ne faudrait pas stigmatiser la jeunesse de mon département.
Mme Sophie Avarguez. Nous avons rencontré sur le parking du Dallas un groupe d’une dizaine de jeunes lyonnais qui viennent chaque année assister à un tournoi de football et à cette occasion s’arrêtent au club. D’ailleurs la moitié du groupe, refusant d’entrer, attendait les autres à l’extérieur. Il est clair que les résultats de cette étude sont exacerbés dans le département des Pyrénées-Orientales du fait de la proximité de la frontière.
Mme Lise Jacquez. Nous n’avons pas rencontré en Espagne de travailleur social pour évoquer la question de la prostitution. Il semble que les prostituées qui travaillent en club soient considérées comme des personnes libres, qu’il n’est donc pas nécessaire d’interroger. Le fait qu’elles n’existent ni socialement ni fiscalement et ne soient pas citoyennes réduit encore leur identité et amène les jeunes à les considérer comme des étrangères, sans papiers et sans droits.
M. Jacques Moignard. Ces personnes n’existent pas et sont considérées comme un produit de consommation. L’absence de loi en la matière me révolte.
Mme la présidente Catherine Coutelle. La prostitution de rue porte atteinte à l’ordre public et à la tranquillité, c’est pourquoi certains préfèrent voir les prostituées dans les clubs où, disent-ils, elles sont protégées et contrôlées. Cette position me choque. Les prostituées de rue dépendent-elles des mêmes réseaux que les prostituées en club ?
Au vu de la manière dont les hommes traitent les prostituées, les violences faites aux femmes sont-elles plus nombreuses dans le département des Pyrénées-Orientales ?
Les réglementaristes prétendent que la prostitution éviterait les viols. Que pensez-vous de cet argument ?
Mme Édith Gueugneau. Dans le département dont je suis élue, la Saône-et-Loire, je sais que des voyages en groupe sont organisés pour aller à la Jonquera.
Les collectivités, comme le conseil général, ont-elles les moyens d’engager des actions de prévention en direction de la jeunesse ?
Le fait que les femmes se déprécient du fait de la présence de la prostitution sur ce territoire est effectivement une véritable problématique qu’il convient de traiter.
Mme Ségolène Neuville. C’est pourquoi nous avons souhaité disposer d’une étude solide en la matière.
L’étude souligne que peu de personnalités publiques s’expriment sur la prostitution. Soit, mais je suis la première élue des Pyrénées-Orientales, voire de la région Languedoc-Roussillon, à avoir pris publiquement position sur cette question. Considérant que la prostitution n’est pas un sujet festif, j’avais notamment exprimé mon désaccord suite à la décision d’un village de montagne d’organiser son carnaval sur le thème du Paradise. Je n’ai pas reçu que des félicitations. Le village tout entier m’a exprimé son mécontentement, et les femmes du village ont créé un collectif pour me signifier que je ferais mieux de m’occuper de ce qui me regarde. J’ai aussi, dans une interview sur Internet, expliqué clairement mon point de vue sur la prostitution, ce qui, là encore, ne m’a pas valu que les compliments.
Parmi les élus du conseil général et du conseil régional, il existe désormais un consensus autour de la question de la prostitution. Nous sommes tous préoccupés par son impact sur la jeunesse. Nous n’avons pas attendu les résultats de cette étude pour développer l’éducation à la sexualité dans le département et pour augmenter les moyens du Planning familial, mais cet effort est probablement insuffisant. Nous avons mis en place au conseil général une plateforme sur la prostitution regroupant l’ensemble des acteurs : l’État, la région, la Generalitat de Catalunya, le conseil général, ainsi que les associations, dont AiDES et la Maison de vie du Roussillon – qui prend en charge des malades du VIH et œuvre pour la prévention des maladies sexuellement transmissibles.
Suite à cette étude, nous allons mettre en place des outils de communication et de sensibilisation. Je me réjouis que le Languedoc-Roussillon soit l’une des trois régions expérimentales en matière d’éducation à la sexualité dans les écoles. Cela dit, même si le Planning familial est prêt à le faire et dispose des moyens nécessaires, il appartient aux conseils d’administration des établissements de se prononcer, or il arrive que les parents fassent pression pour que leurs enfants ne reçoivent pas d’éducation à la sexualité dans le cadre de l’école.
Mme Maud Olivier. L’Espagne est allée plus loin que la France en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Pourquoi ne nous serait-il pas possible, en tant que membres de l’Assemblée nationale, de susciter des campagnes de prévention communes avec la région indépendante de la Catalogne ?
Mme Sophie Avarguez. Le proxénétisme est pénalisé en Espagne, mais faute de moyens, il n’est pas sanctionné.
Mme Maud Olivier. Sachant la souffrance que la prostitution représente pour les femmes, les associations féministes du département des Pyrénées-Orientales ont-elles entrepris de lutter contre cette pratique ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous n’évoquez à aucun moment la traite des êtres humains. La prostitution en Europe a changé de visage dans les années 1990, avec la chute du Mur de Berlin et l’ouverture des frontières. Désormais, plus de 80 % des personnes prostituées sont victimes de la traite. Les personnes que vous avez rencontrées sont-elles conscientes du fait que les femmes prostituées ne sont pas là de leur plein gré ?
Mme Maud Olivier. Le sentiment de dévalorisation dont souffrent les jeunes filles a-t-il un retentissement sur les études qu’elles entreprennent et le rôle qu’elles jouent dans la société ?
Mme Sophie Avarguez. En ce qui concerne les stéréotypes, nous avons effectivement entendu, quel que soit l’âge, le pays et le sexe de notre interlocuteur, que la prostitution est le plus vieux métier du monde, qu’elle permet de réduire les violences envers les femmes, ou encore que les hommes ont des pulsions qu’ils doivent nécessairement assouvir…
Certaines des personnes que nous avons interrogées considèrent que la prostitution est un mal pour un bien, puisqu’elle leur permet de survivre économiquement et qu’en outre elle diminue les chiffres des violences faites aux femmes.
La présence de la prostitution induit une logique particulière d’appropriation du territoire pour les habitantes de la localité. En effet, alors même que l’espace public est mixte, nombre d’entre elles désertent certains lieux à certaines heures, non par peur d’être agressées mais par peur d’être prises pour des prostituées, ce qui leur arrive si elles restent trop longtemps sur un trottoir, par exemple avant de traverser la nationale. La patronne d’un cabinet d’esthétique m’a raconté que plusieurs clients sont entrés dans son salon pour lui demander si elle proposait des massages et si elle faisait « les finitions », et les serveuses sont confrontées aux mêmes demandes. Pour se préserver, les femmes mettent en place des stratégies visant à se distinguer des prostituées – elles évitent de porter certaines marques de vêtements – et tentent de passer inaperçues en gommant les attributs de la féminité.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Sachant que les femmes n’ont pas accès aux clubs et que les prostituées de rue sont peu nombreuses, de quelle image souhaitent-elles se différencier ?
Mme Sophie Avarguez. Si la prostitution de rue se limite à la périphérie de la ville et, par une sorte de pacte implicite, épargne le centre historique, certaines des filles habitent dans le centre et peuvent être vues en dehors de leur activité, or elles portent les stigmates de la putain que sont la peau bronzée et une tenue sexy…
Mme Maud Olivier. Quel est le nombre des prostituées exerçant à la Jonquera ?
Mme Sophie Avarguez. Il est difficile de répondre à cette question car beaucoup ne sont pas enregistrées auprès de la municipalité et n’ont pas de papiers. On pourrait sans doute évaluer le nombre de celles qui pratiquent dans les clubs, mais certaines se prostituent dans la rue pendant la journée et rejoignent un club le soir. En tout état de cause, elles sont probablement plusieurs centaines.
Mme la présidente Catherine Coutelle. J’ai entendu dire que de jeunes femmes arrivent régulièrement pour remplacer celles plus âgées. Est-ce la réalité ?
Mme Sophie Avarguez. Dans la mesure où il nous a été interdit de pénétrer dans les clubs, nous n’en savons rien.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelle est, selon vous, la raison d’une telle interdiction ?
Mme Aude Harlé. Que nous nous soyons présentées comme des femmes désirant entrer dans le club ou comme des chercheuses, nous avons essuyé un refus catégorique de la part des tenanciers et des personnels qui tous ont évoqué la nécessité de préserver le secret. En effet, nous a-t-on expliqué, un homme ne dénoncera jamais un autre homme, tandis qu’une femme n’entre que pour observer ce qui se passe et le dénoncer. On nous a également opposé le risque de concurrence déloyale, d’une part parce que nous aurions pu « coucher gratuitement », et d’autre part parce que n’ayant pas loué de chambre, le tenancier aurait pu être accusé de recourir au travail au noir.
Mme Maud Olivier. Savez-vous combien paient les prostituées pour la location de la chambre ?
Mme Lise Jacquez. Elles versent environ 70 euros par jour au tenancier, mais les sommes qu’elles gagnent sont d’abord versées sur le compte de leur patron, qui leur reverse ce qu’elles ont gagné – non sans avoir soustrait, le cas échéant, des pénalités. L’électricité leur coûte 4 euros par jour. Dans ces conditions, où se situe la frontière entre prostitution libre et prostitution sous contrainte ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Que deviennent ces femmes lorsqu’elles ont plus de 30 ans ?
Mme Sophie Avarguez. Nous n’avons pas pu poser cette question, mais au Dallas, notamment, les femmes étaient très jeunes.
Mme Aude Harlé. Nous n’avons pas eu de réel entretien sociologique avec les prostituées, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nos échanges étaient très brefs et le cadre n’était pas celui d’un dispositif de recherche. Par exemple, lorsque nous nous sommes rendues au Desire, le club le plus petit et le plus traditionnel de la Jonquera, une prostituée d’origine roumaine est venue spontanément nous parler. Après lui avoir expliqué les raisons de ma présence, je lui ai dit que je souhaitais la revoir le lendemain dans un cadre plus neutre. Elle a répondu qu’elle ne pouvait pas. Sans doute ne pouvait-elle pas prendre ce risque, mais nous ne pouvons pas l’affirmer.
Le fait pour un chercheur ou une chercheuse de monter avec une prostituée relève d’une décision déontologique. Au Dallas, nous souhaitions interroger une prostituée ouverte à toutes les formes de sexualité – ce qui signifie qu’elle accepte de recevoir des couples. Il n’était pas envisageable, pour nous, de monter et de lui avouer au dernier moment que nous étions là pour lui poser des questions. Nous avons décidé de ne pas marchander nos entretiens de recherche, d’autant que, selon la tradition clinique, ils doivent se distinguer d’un interrogatoire réalisé dans le cadre d’une enquête sociale ou policière. Nous avons estimé que le fait d’annoncer notre statut était une contrainte et que l’entretien aurait été réalisé sans le consentement de la personne. Nous aurions pu choisir de payer, mais cela induit un rapport marchand qui peut être nuisible à la spontanéité de l’entretien.
Mme la présidente Catherine Coutelle. La publicité du Paradise ne précise pas qu’il s’agit d’un club réservé aux hommes.
Mme Sophie Avarguez. En réalité, les clubs n’ont pas le droit de refuser l’entrée aux femmes, d’ailleurs selon la commissaire de police, le club qui nous l’a refusée avait été épinglé quelques mois auparavant pour discrimination.
Mme Aude Harlé. L’argument invoqué ressemblait à une menace : on ne pouvait pas garantir notre sécurité.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cela contredit les arguments des réglementaristes, à savoir que la prostitution dans les clubs garantit la sécurité, la santé et la protection des femmes.
Mme Sophie Avarguez. Concernant le suivi médical, il est communément admis que les hommes prennent moins de risques en rencontrant des prostituées dans les clubs. Nous avons tenté de savoir qui assurait le suivi sanitaire, mais sans succès. La maire de la Jonquera elle-même, qui milite pour l’éradication de la prostitution de rue et la réglementation de la prostitution en club, n’a pu nous répondre.
Mme Lise Jacquez. J’ai été frappée par l’absence totale d’interlocuteur de type travailleur social et médical du côté espagnol. D’ailleurs la chaîne M6, pour réaliser son enquête sur la Jonquera, est allée jusqu’au pays basque pour trouver une association d’aide aux prostituées.
Mme Sophie Avarguez. L’association Genera de Barcelone intervient ponctuellement, un ou deux jours par mois, à la Jonquera.
Conscients que les prostituées ne fréquentent pas les services sociaux, quelques personnalités de la Jonquera – travailleurs sociaux, élus de la municipalité, commissaires de police – ont constitué un groupe de réflexion en vue d’apporter une aide pratique aux prostituées.
Mme Maud Olivier. Les femmes prostituées ont-elles des enfants, et sont-ils déclarés aux services sociaux ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Les associations entrent-elles en contact avec les prostituées de rue ? Les femmes qui voudraient sortir de la prostitution sont-elles aidées ? Les personnes prostituées doivent entre 4 000 et 40 000 euros au réseau qui a organisé leur passage. D’autres, comme les Africaines que nous avons rencontrées, nous ont dit se prostituer pour payer les études de leurs enfants restés au pays.
En France, il existe des associations comme le Mouvement du Nid qui ont des accueils locaux, mais il semble qu’il n’en existerait pas en Espagne.
Mme Sophie Avarguez. Une travailleuse sociale m’a indiqué le cas d’une seule prostituée qui a voulu sortir de la prostitution, mais en dépit de l’aide des services sociaux elle a été revue par la suite sur le trottoir. Il n’existe pas d’action coordonnée en matière d’accompagnement et de suivi.
Il est vrai qu’il n’y a pas d’association travaillant à proximité de la Jonquera, mais il existe des associations à Barcelone.
Mme Lise Jacquez. On ne peut faire de parallèle entre la prostitution des personnes en situation d’extrême pauvreté et des toxicomanes, qui peuvent être sensibles aux actions de réintégration sociale, et la prostitution de personnes étrangères qui veulent avant tout gagner de l’argent pour le ramener dans leur pays.
Mme Aude Harlé. Les jeunes comparent la Jonquera à une zone de duty free qui se trouve ni en Espagne, ni en France.
Mme Maud Olivier. Qui, selon vous, pourrait se charger de sensibiliser les jeunes des Pyrénées-Orientales ? L’Éducation nationale est-elle prête à entreprendre cette démarche ?
Mme Aude Harlé. Seules les structures scolaires et associatives, en développant l’éducation à la sexualité, pourraient permettre de faire évoluer les mentalités des jeunes, car à l’heure actuelle certains parents considèrent que fréquenter les clubs est une chose normale.
Mme Ségolène Neuville. Le conseil général et l’Éducation nationale travaillent à la sensibilisation des jeunes mais, comme vous le savez, l’éducation nationale ne peut tenir compte des particularités locales. L’association Zéromacho, par exemple, s’attache à valoriser les garçons et les hommes qui s’abstiennent de fréquenter les clubs. C’est la voie que nous devons suivre.
Dans mon service de l’hôpital de Perpignan, nous préférons penser que les filles des clubs de la Jonquera sont surveillées sur le plan sanitaire, pourtant nous recevons beaucoup de jeunes hommes inquiets après avoir eu un rapport sexuel dans l’un des clubs de la zone. Et nous savons que les services en charge de la détection des maladies infectieuses, au sud de la zone, n’ont prévu aucune surveillance spéciale. J’attendais de votre étude qu’elle nous informe de l’existence d’un laboratoire d’analyses médicales, mais il n’en est rien.
Au conseil général, nous avons entendu le responsable de la Generalitat de Catalunya dans le cadre de la plateforme sur la prostitution : il est clair que la prévention n’est pas leur priorité.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Y a-t-il des médecins à la Jonquera ?
Mme Sophie Avarguez. Oui, nous avons d’ailleurs rencontré une femme médecin qui y exerce depuis près de 40 ans. Elle nous a indiqué qu’il y a quelques années, les filles des clubs venaient en consultation pour la prévention du VIH, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, d’ailleurs elles ne mentionnent plus leur activité de prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je précise qu’en l’absence de couverture sociale, elles paient la consultation.
Connaissez-vous le pourcentage de prostituées sans papiers ?
Mme Lise Jacquez. Non, mais il est certain que celles qui se font passer pour des Roumaines alors qu’elles sont Ukrainiennes sont en situation irrégulière, tout comme celles qui viennent des pays d’Amérique latine depuis l’exigence par l’Espagne en 2006 d’un visa pour les ressortissants de ces pays.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelle est l’origine de ces personnes ?
Mme Sophie Avarguez. S’agissant de la prostitution de rue, je peux vous citer quelques chiffres obtenus par la police locale de la municipalité. Parmi les femmes qui se prostituent pendant la journée, on compte 25 Roumaines, 4 Bulgares et une Polonaise ; pour celles qui se prostituent la nuit : 3 Roumaines, 3 Sénégalaises et 5 Nigérianes ; et parmi celles qui exercent le matin et le soir, avec une pause l’après-midi, on compte 18 Roumaines et une Bulgare, ce qui confirme l’absence de prostituées chinoises et de prostitués hommes.
Mme Maud Olivier. Quelle est l’origine géographique des clients ?
Mme Sophie Avarguez. 80 % des clients viennent des Pyrénées-Orientales.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie chaleureusement pour le travail que vous avez accompli et la façon dont vous nous l’avez présenté. Comment a-t-il été reçu par vos collègues universitaires ? Sera-t-il valorisé ? Pourquoi avez-vous choisi un tel sujet et pourquoi n’y a-t-il aucun homme dans votre équipe ?
Mme Aude Harlé. Cette absence est due au fait que nous n’avons pas de sociologue masculin dans notre laboratoire de recherche. Certes, le fait de ne pouvoir pénétrer dans les clubs fut un réel handicap, mais devions-nous recréer une ségrégation de sexe en laissant des chercheurs masculins réaliser l’étude à notre place ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie de nous avoir apporté ces informations et témoignages très intéressants.
Audition de Mme Claire Aubin et du Docteur Julien Emmanuelli, membres de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), à l’occasion de la remise au Gouvernement de leur rapport « Prostitutions : les enjeux sanitaires »
Compte rendu de l’audition du mercredi 19 décembre 2012
Mme Maud Olivier, présidente. Dans le cadre de notre Délégation, nous avons mis en place un groupe de travail sur la prostitution. Les enjeux sanitaires de ce phénomène constituent un volet important de notre réflexion sur le sujet. C’est pourquoi nous avons souhaité vous entendre sur le rapport que vous avez remis hier à la ministre des Affaires sociales et de la santé. Le travail que nous entreprenons s’inscrit dans le prolongement du rapport sur le système prostitutionnel présenté en 2011 par notre ancienne collègue Danielle Bousquet et notre collègue Guy Geoffroy, rapport qui comportait diverses préconisations et avait été suivi du dépôt d’une proposition de loi. Une résolution relative à la prostitution, réaffirmant la position abolitionniste de la France, avait été alors adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Aucun texte législatif n’a néanmoins suivi, aussi nous reprenons le travail là où il avait été laissé, dans l’espoir d’aboutir à une proposition de loi prenant en considération l’ensemble des aspects du problème.
Mme Claire Aubin, membre de l’Inspection générale des affaires sociales. Merci de nous auditionner à l’occasion de la remise de notre rapport sur la santé des personnes prostituées, qui vient d’être rendu public.
En 2011, l’IGAS a inscrit le sujet de la prostitution à son programme de travail pour 2012, sa préoccupation rejoignant donc celle de la représentation nationale. Une fois cette orientation acceptée par les ministres de l’époque, nous avons été très rapidement missionnés, le Dr Emmanuelli, Mme Jourdain-Menninger, qui n’a pu être présente aujourd’hui, et moi-même, pour mener à bien cette étude. Nous avons pris contact avec Mme Bousquet et M. Geoffroy, auteurs d’un rapport d’information circonstancié sur les questions liées à la prostitution.
En accord avec eux, nous avons décidé de nous concentrer sur les enjeux sanitaires. Leur rapport d’information dressait en effet un bilan pour le moins nuancé, notamment pour ce qui est de l’accès aux soins. C’était de surcroît un domaine dans lequel on ne disposait que de très peu de données épidémiologiques. Même si le sujet est partout délicat à traiter, il existe un retard spécifique de la France en ce domaine. On peut d’ailleurs se demander pourquoi.
Vu la pénurie de données en France, le Dr Emmanuelli a procédé à une revue de la littérature scientifique internationale sur le sujet. Puis nous avons croisé les conclusions tirées des travaux menés à l’étranger avec les données concrètes dont nous disposions au travers des rapports d’activité des associations ou que nous avions pu recueillir au cours de nos nombreuses auditions et de nos nombreux déplacements sur le terrain à Paris et en région parisienne, mais aussi à Lyon, Marseille, Nice, Toulouse, Nantes et Lille. Au total, nous avons rencontré quelque 250 personnes.
Au terme de ce travail, notre premier constat est qu’il n’existe pas une prostitution, mais des prostitutions, dont les réalités sont très diverses, très contrastées. Les personnes prostituées ne constituent pas une catégorie homogène. Leurs profils sont très variés. Il y a bien sûr une grande majorité de femmes, mais il y a aussi des hommes. Les âges, les statuts aussi sont très divers, de même que le mode d’exercice : l’activité prostitutionnelle peut être exercée de manière régulière ou tout à fait occasionnelle, plus ou moins contrainte ou autonome. D’où la difficulté de concevoir une politique publique unique traitant de la prostitution. L’ensemble des politiques devrait prendre en compte de manière transversale les problématiques liées à l’activité prostitutionnelle.
On en connaît très mal les réalités, comme le soulignait déjà le rapport de la mission d’information parlementaire. L’estimation du nombre de personnes prostituées varie de un à vingt entre les autorités de police et certaines associations ! Selon les sources, elles seraient de 20 000 à 400 000. Le retard observé en France dans la connaissance du phénomène n’est sans doute pas sans lien avec l’acuité du débat, proprement idéologique, qui y a cours sur le sujet.
De l’acuité de ce débat, je veux pour preuve la difficulté d’élaborer un guide des droits des personnes prostituées. Cette initiative, lancée par l’Institut national de prévention et d’éducation sanitaire (INPES), achoppe sur la sémantique même : comment désigner dans le guide les personnes qui se prostituent ? Aucun accord ne peut être trouvé sur ce point même. De même, lors de la vaste étude « Pro Santé 2010 » que la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale) a conduite, avec le soutien de la Direction générale de la santé et l’Institut national de veille sanitaire, il lui a été quasiment impossible de faire travailler ensemble les acteurs associatifs ne partageant pas les mêmes orientations sur le sujet de la prostitution. Cette étude, qui avait l’ambition de rattraper le retard français en matière de connaissance du phénomène, n’a pu concerner que certains publics.
Les enjeux sanitaires reflètent la diversité des réalités de l’activité prostitutionnelle. Il existe des risques sanitaires directement liés à cette activité, comme les infections sexuellement transmissibles et les violences – auxquelles les personnes prostituées sont exposées quel que soit le type de prostitution et les conditions de son exercice. Il existe d’autres risques associés à l’activité prostitutionnelle dans la rue – il n’y a que sur ce type de prostitution qu’on parvient à rassembler quelques données épidémiologiques – sans lui être nécessairement imputables, comme des pathologies pulmonaires, des troubles alimentaires, des troubles psychologiques ou des addictions. Ces problèmes-là, qui se retrouvent chez beaucoup de personnes qui vivent dans la rue, sont plutôt liés à la précarité.
La gravité des problèmes de santé chez les personnes qui se prostituent est très variable selon les individus. Elle est fonction de leur capacité, elle-même très variable, à se prémunir contre les risques liés à leur activité. Au nombre des facteurs de risque supplémentaires, figurent l’isolement, la clandestinité avec la nécessité, réelle ou ressentie, de se cacher pour exercer son activité, et bien sûr la contrainte. Une personne sous l’emprise d’un réseau aura beaucoup plus de mal à se protéger, à refuser par exemple des rapports non protégés, et à accéder aux services de soins.
Quelle que soit leur orientation idéologique, toutes les associations sont unanimes : la loi de 2003 interdisant le racolage passif a conduit les personnes qui se prostituent à le faire dans des lieux plus reculés, ce qui rend plus difficile aux acteurs de la prévention de les rencontrer et de les aider à se soigner.
Si en théorie il existe presque toujours une solution, dans la réalité, l’accès effectif aux soins est souvent problématique. Aux difficultés qui se rencontrent chez tous les publics précaires, notamment les étrangers sans papiers, très nombreux dans la prostitution, s’ajoutent des difficultés plus spécifiquement liées à l’activité prostitutionnelle. Les personnes qui se prostituent sont méfiantes à l’égard des institutions. Elles craignent par exemple d’être mal accueillies et discriminées dans les services sociaux ou de soins. Cette crainte n’est pas totalement infondée, comme nous l’avons constaté sur le terrain. Les personnes transsexuelles, pour la plupart étrangères sans papiers, sont confrontées à une triple discrimination, en tant qu’étranger sans papiers, en tant que prostitué et en tant que transsexuel. La difficulté pour elles est donc triple lorsque les personnels des services sociaux et de santé n’ont pas été préparés et formés à recevoir ce type de public.
Face à ces difficultés, le schéma d’intervention des associations est à peu près toujours le même, quelle que soit la nature de l’association. Elles vont vers les personnes qui se prostituent au travers d’unités mobiles, complétées la plupart du temps par un accès fixe dit « à bas seuil », c’est-à-dire où les personnes peuvent être accueillies sans rendez-vous, sans condition préalable, dans le respect si nécessaire de l’anonymat. Hélas, les moyens alloués, déjà modestes au départ, ont encore diminué. En cinq ans, les crédits d’action sociale – les seuls repérables car il n’est pas possible par exemple d’identifier dans la masse des crédits sanitaires ceux qui visent spécifiquement l’activité prostitutionnelle – ont été divisés par trois, passant de 6,7 à 2,2 millions d’euros. Une autre difficulté tient au fait que ce schéma d’intervention ne concerne que la prostitution de rue. Il faudrait essayer de l’adapter à ce que nous qualifions dans notre rapport de « face cachée de la prostitution » – celle qui se déploie par Internet et se pratique dans les hôtels, les appartements, les salons de massage – afin d’atteindre les personnes les plus exclues des actions de prévention.
Comme le relevait déjà la mission d’information parlementaire, et comme nous ne pouvons que le confirmer, la stratégie des pouvoirs publics manque de cohérence et de pilotage. Certains acteurs de terrain dans l’administration nous ont dit manquer d’une feuille de route.
Face à cette situation, quelles sont nos recommandations, étant entendu que nous nous plaçons sous l’angle exclusif des enjeux sanitaires de la prostitution ? Nous n’avons pas souhaité aborder la question de son statut juridique ni celle de la pénalisation, questions éminemment politiques qui ne relèvent pas d’une expertise technique comme la nôtre, même si nous pouvons fournir des éléments de réflexion au législateur. Nous avons avant tout voulu être pragmatiques et tenté de dépasser les querelles idéologiques.
Il est absolument nécessaire d’améliorer la connaissance de l’activité prostitutionnelle et de disposer de données objectives et étayées. À défaut, les pouvoirs publics manquent de boussole. Comment déterminer une politique dans un champ donné puis en évaluer les résultats sans connaître ce champ ? Tant qu’il n’y aura pas de corpus commun de connaissances, l’idéologie prévaudra. Sur la base d’un diagnostic étayé et partagé, il serait possible de dépassionner le débat.
Il faut privilégier une approche transversale. Ainsi les préoccupations sanitaires doivent rejoindre les préoccupations de sécurité. C’était l’une des orientations du rapport de 2010 du Conseil national du SIDA sur la lutte contre le VIH, qui n’a pas été mise en œuvre. Une concertation serait nécessaire entre le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Santé.
Il faut également cibler l’action en direction des publics les plus fragiles. La prostitution des mineurs, largement occultée, est encore plus mal connue que le reste. Le premier objectif devrait être de mieux connaître le phénomène pour en apprécier l’ampleur et voir d’urgence comment les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) pourraient réagir lorsque leur est signalé un mineur qui se prostitue car ce sont souvent des mineurs qui font déjà l’objet d’un suivi au titre de l’enfance en danger. Aujourd’hui, ces services, sans feuille de route, sont désemparés face à ces situations et manquent de moyens.
Il faudrait aussi renforcer les moyens de prévention des risques sanitaires de la prostitution, mais aussi du risque de prostitution lui-même, par le biais de l’éducation des jeunes. La loi de 2001 qui a rendu obligatoire l’éducation à la sexualité demeure très largement inappliquée. Il est d’ailleurs préoccupant que les clients de la prostitution soient de plus en plus nombreux dans les tranches d’âge jeunes.
Enfin, les pouvoirs publics devraient penser des modes d’intervention plus adaptés. Pour être utile, une action de prévention doit atteindre une certaine masse critique. Vu la restriction de leurs crédits, les associations sont obligées d’espacer leurs tournées sur le terrain, ce qui les empêche de mener un travail de fond auprès des personnes. Elles en sont réduites à des expédients ponctuels comme des distributions de matériel. L’éparpillement des moyens est la pire des solutions : mieux vaut des interventions plus ciblées intensives. Il est important aussi que les associations puissent avoir une idée de leurs moyens à horizon de quelques années. Avec des moyens pluriannuels, elles pourraient mieux programmer leurs actions.
Il faudrait enfin développer la culture de terrain des administrations responsables. Accompagner les associations dans leurs tournées de nuit est le meilleur moyen d’appréhender le phénomène prostitutionnel dans sa réalité que ne peuvent traduire les formulaires standardisés renvoyés par les acteurs associatifs à l’appui de leurs demandes de financement.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous vous remercions de cette présentation passionnante d’un phénomène au sujet duquel nous possédons en effet peu de données chiffrées certaines et peu de diagnostics partagés. Nos collègues vont maintenant vous poser leurs questions.
Mme Maud Olivier. Nous avons déjà auditionné plusieurs associations. De ces auditions, il semble ressortir qu’il ne serait pas possible d’être en bonne santé quand on exerce l’un des métiers de la prostitution. Est-ce aussi votre avis ?
M. le Dr Julien Emmanuelli, membre de l’Inspection générale des affaires sociales. Pour pouvoir le dire avec certitude, il faudrait pouvoir s’appuyer sur des études épidémiologiques. Il en existe dans les pays voisins – ces dix dernières années, une dizaine d’études sur les personnes qui se prostituent ont été conduites en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, sachant que des études sont aussi conduites sur les clients. Mais, comme cela a déjà été dit, nous ne disposons de rien de tout cela en France.
Certaines des personnes qui se prostituent sont plus exposées aux risques sanitaires que d’autres. Dans la rue, les vulnérabilités se cumulent, pour elles comme pour toutes les populations exclues. De même, les addictions constituent un facteur de aggravant. Des études menées à l’étranger montrent que l’état de santé des personnes qui se prostituent dans la rue est plus dégradé que celui des personnes qui se prostituent indoor. Cela ne signifie pas que cette dernière forme de prostitution est sans danger. Elle expose même sans doute davantage aux violences et les personnes qui s’y livrent sont moins soucieuses de leur santé, acceptant notamment davantage des rapports non protégés. D’autres études montrent que les troubles psychiques sont fréquents chez les personnes qui se prostituent dans la rue ; ils le seraient moins chez celles qui se prostituent dans un environnement privé. D’un autre côté, certaines des personnes qui se prostituent ne présenteraient aucun problème de santé particulier. Les situations sont donc très diverses. L’état de santé est largement lié aux conditions de l’exercice de la prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourquoi ne dispose-t-on pas d’études dans notre pays ? Ce champ de recherches a-t-il été abandonné ou n’a-t-il même jamais fait l’objet d’investigations ? Est-il plus facile de conduire des études dans les pays où la prostitution est réglementée ?
Sortir de l’idéologie pour se concentrer sur une approche pragmatique de la prostitution, ce phénomène dramatique de traite, de maltraitance et de violences faites aux femmes – lesquelles constituent la grande majorité des personnes qui se prostituent –, tel est aussi notre souhait. Pensez-vous que la prostitution ait besoin d’une loi ? Une loi aiderait-elle à régler les problèmes que vous avez mis en lumière ?
Quant à une approche transversale, nous en mesurons bien l’intérêt. Notre crainte cependant est qu’il n’y ait alors pas de pilote de la politique publique et que l’effort soit dilué.
Mme Maud Olivier. Il est aujourd’hui question de responsabiliser les clients. Cela aiderait-il à réduire les demandes de rapports non protégés ? D’une façon plus générale, ne pourrait-on pas en quelque sorte décourager les clients en alertant davantage sur les risques sanitaires de la prostitution ?
Mme Claire Aubin. Il est vrai que le mode de fonctionnement de l’administration ne favorise pas l’approche transversale. Mais, je l’ai dit, l’extrême diversité de l’exercice de la prostitution interdit d’avoir une politique publique unique de la prostitution. Pour répondre à votre crainte, madame la présidente, il est tout à fait possible de conduire une politique transversale – ou, disons, de viser dans l’idéal à cette transversalité – avec un acteur principal pour l’animer. Aujourd’hui, il n’y a pas de coordination entre les différents départements ministériels qui s’intéressent à la question de la prostitution. Il faudrait au niveau local, en collaboration entre les préfectures et les élus, établir des diagnostics de terrain précis et concrets des problématiques prostitutionnelles afin d’arrêter des objectifs transversaux aussi consensuels que possible et fixer à chacun une feuille de route.
Faut-il une loi ? Il est très difficile de répondre à cette question. L’important en tout cas est que le cadre juridique ne conduise pas les personnes à se prostituer dans une quasi-clandestinité, toujours préjudiciable sur le plan sanitaire. On ne peut pas se soigner correctement quand on est obligé de cacher son activité. Alors même que la prostitution n’est pas aujourd’hui illégale, certaines personnes qui se présentent à l’hôpital après une rupture de préservatif n’osent pas dire au praticien dans quel contexte cela est arrivé – au risque que le médecin ne puisse pas évaluer le risque réel. Si elles disent « c’était avec mon ami », tout est faussé et le médecin leur dira « ce n’est pas grave, revenez avec lui ». Et bien entendu, la personne qui se prostitue ne revient jamais…
Dans le système prostitutionnel actuel, le client est beaucoup trop ignoré. On parle de la personne qui se prostitue, éventuellement du proxénète, jamais du client. Pourtant, sur le plan sanitaire, celui-ci, tout autant que la personne qui se prostitue, peut propager des infections sexuellement transmissibles. Ce problème de santé publique n’est jamais évoqué.
À Lille, l’association Entractes a essayé de s’appuyer sur les prostituées pour faire passer des messages de prévention sanitaire auprès des clients. Elles distribuaient par exemple des cartes portant les tampons de diverses autorités reconnues, dont celui du ministère de la Santé, indiquant qu’en toutes circonstances, le préservatif était indispensable. Faute de moyens financiers, l’association n’a malheureusement pas pu répéter ce type d’action. Elle a eu le sentiment que ses crédits n’ont pas été reconduits parce qu’il y avait l’action s’adressait aussi au client.
Mme la présidente Catherine Coutelle. C’est en effet une interprétation car dans notre esprit, au contraire, s’il y a responsabilisation et pénalisation du client, il doit y avoir parallèlement information et sensibilisation. Avez-vous rencontré beaucoup d’associations passant par les clients pour faire de la prévention ?
Mme Claire Aubin. Nous n’avons eu connaissance que de ce seul exemple.
Mme Ségolène Neuville. Lorsque les personnes prostituées insistent pour que le client mette un préservatif, ou qu’elles distribuent des documents d’autorités reconnues, les clients peuvent penser que si elles insistent à ce point, c’est qu’elles ne sont pas sûres.
Médecin spécialiste du VIH à l’hôpital de Perpignan, j’ai l’habitude de recevoir tous les lundis les clients qui sont allés le week-end voir des prostituées à la frontière espagnole et dont « la capote a craqué ». Lorsque je suis arrivée dans le service, mes collègues m’ont dit qu’il n’y avait pas d’indication à prescrire de traitement antiviral dans ces cas car dans les établissements de La Jonquera, toutes les filles étaient surveillées sur le plan sanitaire. En réalité, elles ne font l’objet d’aucun suivi médical particulier. Lorsque les clients me demandent si les filles sont « surveillées », je réponds toujours que je n’en sais rien mais qu’en tout cas, les clients, eux, ne le sont pas et que tout dépend donc de qui est passé avant eux… Ils ont tendance à penser que la prostitution en maison close est moins risquée et qu’il est moins indispensable de mettre un préservatif. Il existe beaucoup de préjugés sur la contamination des personnes prostituées. Que l’activité de prostitution soit autorisée et affichée les multiplie, mais n’enlève rien au risque. C’est à double tranchant.
Mme Claire Aubin. Je me suis sans doute mal exprimée. La protection des rapports doit être systématique. Dans leur très grande majorité, les personnes qui se prostituent ont bien conscience du risque et utilisent le préservatif. Mais il y en a un infime pourcentage qui ne le fait pas, et c’est dans cet interstice que se propagent les infections sexuellement transmissibles. On ne peut se fier à une apparence de salubrité. Le préservatif doit être un outil non négociable.
M. Julien Emmanuelli. Certains pensent qu’il y aurait moins de risques avec une personne qui se prostitue dans un environnement privé. Il faut combattre ces idées reçues.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la prostitution des mineurs ? Nous revenons avec la ministre des Droits des femmes d’une mission en Suède où a été adoptée il y a dix ans une loi intégrant la responsabilisation voire la sanction du client, laquelle, aux dires des autorités, aurait fait diminuer de moitié la prostitution de rue. Pour autant, on compterait dans le pays 22 000 mineurs se prostituant, à tel point que des alertes spécifiques ont été lancées en direction des jeunes.
Mme Dominique Nachury. Les services de l’aide sociale à l’enfance des conseils généraux ne sont pas aujourd’hui sensibilisés ni formés à la question de la prostitution des mineurs dont ils sont chargés d’assurer la protection.
Mme Claire Aubin. Alors que les statistiques de la police ne font état que de quelques cas par an de mineurs se prostituant, ceux-ci seraient en réalité incomparablement plus nombreux. Dans n’importe quelle métropole régionale, les associations en connaissent déjà nommément davantage qu’il n’en est officiellement recensé au niveau national !
À côté de la prostitution proprement dite, se développent aussi des conduites péri-prostitutionnelles, par lesquelles des jeunes filles échangent des rapports sexuels contre des cadeaux divers ou des gratifications dérisoires. Ces jeunes filles n’ont pas le sentiment de se prostituer, et n’ont pas conscience du risque, ce qui les empêche de s’en prémunir.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Ces jeunes filles sont-elles mises dans la rue ?
Mme Claire Aubin. Je pense à un exemple précis de jeunes filles françaises qui nous ont dit avoir 18 ans, mais dont il était évident qu’elles avaient nettement moins, et avaient été conduites par un « ami » de Toulon à Nice où nous les avons rencontrées dans la rue – il était d’ailleurs à leurs côtés. Elles n’appartenaient peut-être pas à un réseau, mais leur « ami » était clairement un proxénète. L’une d’elles a eu un malaise durant notre entretien : il s’est révélé qu’elle venait de subir une IVG. C’est dire leur situation dramatique.
Les jeunes filles qui se prostituent dans ces conditions font souvent déjà l’objet d’une mesure de protection de l’enfance, mais leurs habitudes de vie font qu’elles fuguent de toutes les familles et tous les établissements de l’aide sociale à l’enfance dans lesquels elles peuvent être placées. Les services sont démunis pour faire face à de tels cas. Ces jeunes se fondent dans la masse des enfants de l’ASE et ne sont pas repérés en tant que tels.
Il y a aussi le cas de jeunes garçons homosexuels, mis à la porte par leurs parents qui ne supportent pas leur homosexualité, et qui se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Il y a aussi le cas des jeunes mineurs étrangers.
M. Julien Emmanuelli. Dans certains cas, les activités péri-prostitutionnelles participent d’une stratégie de survie. S’il est difficile de repérer les personnes qui s’y livrent, il l’est encore plus de leur faire comprendre que leurs actes s’apparentent à de la prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Avez-vous pu rencontrer des étudiantes se prostituant ? Se protègent-elles mieux que les autres contre les infections ?
Mme Claire Aubin. Nous avons rencontré des étudiantes qui nous ont clairement dit qu’elles se prostituaient pour des raisons économiques, cette activité étant plus rémunératrice, moins consommatrice de temps et plus compatible avec la poursuite de leurs études qu’un emploi de 25 heures par semaine dans un fast-food !
La relation avec leurs clients est souvent ambiguë. Quand le client est ressenti comme un « ami » ou un « pseudo-ami », la protection est moins systématique que dans le cadre d’une relation sexuelle commerciale, clairement tarifée. Elles prennent donc des risques.
Mme Édith Gueugneau. Pour réduire la prostitution, des mineurs notamment, la prévention et l’éducation à la sexualité sont des enjeux essentiels. Il faut des moyens financiers. Ce doit être, comme l’éducation en général et la prévention des violences faites aux femmes, une priorité.
Mme la présidente Catherine Coutelle. À cet égard, qu’il y ait toujours autant, voire de plus en plus de clients jeunes est inquiétant !
Avez-vous constaté des tensions entre associations n’ayant pas la même approche idéologique du phénomène de la prostitution, qui les empêcheraient de travailler ensemble ?
Mme Claire Aubin. Ces tensions sont avérées au niveau national, même si au niveau local peuvent exister des collaborations ponctuelles, toutes étant animées d’un même souci sincère de venir en aide aux personnes. Le contexte est peu favorable au rapprochement des différents acteurs.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous espérons quand même y parvenir. Cela sera difficile tant qu’on ne disposera pas d’un diagnostic partagé. Un tel diagnostic permettrait-il de dépasser ces clivages idéologiques ? Il faut aller sur le terrain, faire par exemple avec une association une maraude de nuit auprès des prostituées pour savoir vraiment de quoi on parle.
M. Julien Emmanuelli. Sur le terrain, heureusement le bon sens l’emporte parfois et chacun agit au mieux avec ses moyens pour aider les personnes. Mais à l’évidence un socle partagé de connaissances et une mutualisation des pratiques aideraient beaucoup.
Mme la présidente Catherine Coutelle. À quoi imputez-vous le retard constaté en France pour les études sur la prostitution ?
M. Julien Emmanuelli. Pour avoir longtemps travaillé sur les usagers de drogues, je sais qu’on a longtemps considéré, à tort, qu’il était impossible de travailler avec de tels publics en marge de la société, se livrant à des activités clandestines puisque l’usage de drogue est illégal. En réalité, c’est possible mais cela suppose de réfléchir en amont à la façon d’approcher et d’interroger ces publics. Sur ce point, chacun a une expertise, un savoir-faire qu’il importe de prendre en compte pour élaborer des questionnaires, mettre en place des protocoles. Je pense que c’est la même chose avec les personnes qui se prostituent.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Combien de temps a duré votre enquête ? Vous êtes-vous heurtés à des refus de répondre ?
Mme Claire Aubin. Notre enquête a duré près de cinq mois. D’une manière générale, nous avons reçu un très bon accueil. Nous avons bien expliqué notre approche et montré que nous n’avions pas de parti pris.
Il y a place pour toutes les associations. Certaines sont très compétentes en matière de prévention sanitaire, d’autres plutôt en matière de réinsertion sociale. Il faudrait sur le terrain coordonner l’action en faisant appel à chacune dans le domaine où elle est la plus compétente. Hélas, on constate plutôt une concurrence préjudiciable.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Madame, monsieur, nous vous remercions. Nous ne manquerons pas d’utiliser votre très intéressant rapport et pourrons être amenés, selon les besoins, à vous entendre de nouveau dans le cadre de la préparation de la future loi.
Mme Claire Aubin. Nous sommes à votre disposition.
Audition de M. Pierre Tatarkowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme, accompagné de Mme Nicole Savy, déléguée du groupe de travail Femmes/genre/égalité et ancienne vice-présidente de la LDH, sur le thème de la prostitution
Compte rendu de l’audition du mercredi 22 mai 2013.
Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Nous allons évoquer aujourd’hui le phénomène de la prostitution, qui est l’un des thèmes de travail actuels de la Délégation. Nous souhaitons connaître la position de la Ligue des droits de l’Homme sur notre législation et notre politique concernant cette question, et sur les moyens qui selon vous, devraient être mis en œuvre pour mieux lutter contre le proxénétisme et la traite, et mieux aider les personnes qui veulent sortir de la prostitution. Vous évoquerez sans doute le rapport de Médecins du Monde sur les prostituées chinoises et le délit de racolage public à Paris, à la suite duquel la LDH a réalisé une mission d’enquête.
Notre collègue Maud Olivier, que la Délégation a chargée d’animer le groupe de travail sur le système prostitutionnel, présentera dans quelques semaines ses conclusions et recommandations dans le prolongement des travaux effectués en 2011 par nos collègues Guy Geoffroy et Danièle Bousquet. Une proposition de loi devrait ensuite être déposée.
M. Pierre Tatarkowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme. L’Assemblée nationale ayant déjà accompli un important travail sur le thème de la prostitution, en particulier dans le cadre du rapport établi par vos collègues Guy Geoffroy et Danièle Bousquet, je centrerai mon propos sur quelques points qui nous paraissent particulièrement importants.
En matière de prostitution, comme vous le savez, la Ligue des droits de l’Homme se situe dans le courant abolitionniste – nous ne sommes favorables ni à sa légalisation ni à son interdiction. Sa légalisation constituerait une validation et une légitimation, créerait un appel d’air et encouragerait les acteurs de la prostitution, déjà extrêmement offensifs à l’encontre de la légalité. Quant à son interdiction, d’une part, en tant qu’association de défense des libertés, nous n’y sommes pas prédisposés, mais surtout, comme la prostitution est un système global qui s’inscrit dans le cadre des violences patriarcales, l’expérience nous montre qu’en la matière la répression peut être une option mais n’est jamais la panacée.
Nous sommes partisans d’un processus global d’éducation qui irait de l’école au débat public par le biais de ses acteurs les plus importants, à savoir les médias et les grandes agences de publicité. J’insiste sur le caractère global de ce processus car nous parlons souvent et avec beaucoup d’émotion des enjeux liés à la prostitution et à la traite des êtres humains, mais en réalité nous savons peu de choses sur ces phénomènes et surtout sur leur diversité. Nous parlons de « prostitution », or il conviendrait de mettre le mot au pluriel car le phénomène existe sous différentes formes qui n’appellent ni les mêmes politiques ni les mêmes prophylaxies.
Cette diversité doit être prise au sérieux, et l’enquête menée par la mission Lotus-bus de Médecins du monde sur les prostituées chinoises à Paris est à cet égard très intéressante car il s’agit d’une forme spécifique de prostitution.
En ce qui concerne la traite des êtres humains, je constate avec regret que dix ans après le vote de la loi de sécurité intérieure de 2003, ce texte n’a fait l’objet d’aucun bilan public. Cette absence d’information est dommageable car elle ne nous permet pas d’estimer l’efficacité des politiques publiques engagées dans ce domaine. Permettez-moi toutefois, en l’absence de bilan, de vous livrer mon opinion : la lutte contre la traite souffre d’un certain nombre de maux qui participent tous, de près ou de loin, d’un paradigme pervers car les pouvoirs publics considèrent la prostitution comme un mal relevant de la politique des migrations et non de la défense des droits de l’homme. La délivrance du titre de séjour nous paraît extrêmement arbitraire, et l’application qui est faite de la loi ne semble pas rendre plus facile la lutte contre les proxénètes.
L’obtention du droit d’asile relève du parcours du combattant, mais la difficulté s’aggrave pour les femmes concernées par la traite des êtres humains : les trafiquants ont mis au point une stratégie consistant à présenter une demande fictive de droit d’asile pour leurs victimes, mais cette demande est si mal formulée qu’elle n’aboutit pas. Lorsque les femmes présentent ensuite une seconde demande, celle-ci n’est pas prise au sérieux et aboutit au mieux à l’octroi d’une protection subsidiaire, mais en aucun cas au statut, beaucoup plus protecteur, de réfugié.
La protection, l’accueil et l’hébergement sont très largement abandonnés au secteur associatif. Les associations font ce qu’elles peuvent avec les moyens dont elles disposent, mais la protection, l’accueil et l’hébergement passent par des locaux, des personnels et du savoir-faire, ce qui exige du temps, des formations et des moyens financiers – or ceux-ci, au lieu d’augmenter, se réduisent comme une peau de chagrin.
Ce qui rend les choses compliquées, c’est que le délit de racolage passif est toujours en vigueur – même si, comme nous l’espérons, ce ne sera plus le cas dans quelques mois – or il renforce les approches répressives de l’ensemble du phénomène, y compris de celles qui en sont les premières victimes. Il va de soi que l’on ne protège pas les victimes en les mettant en prison.
Vous l’aurez compris, la reconnaissance de la prostitution comme un métier ouvrant des droits en tant que tel, même si elle s’accompagne de revendications sociales en matière de sécurité, de santé et de carrière, ne nous semble ni raisonnable ni digne. Nous restons profondément attachés à l’idée que le corps n’est pas une marchandise et que laisser un individu le vendre pour survivre constitue une indignité sociale. Nous ne sommes pas non plus favorables à la répression, car pour nous l’idée selon laquelle elle suffirait à contenir le problème dans des limites acceptables, voire à le supprimer, n’est qu’une illusion politique.
En ce qui concerne les moyens de lutter contre la prostitution et la traite des êtres humains, je suis d’accord avec vous : le cadre législatif de notre pays est suffisant pour que nous ayons les moyens de lutter contre ces fléaux. Mais ces moyens ne sont pas mis en œuvre ; il convient donc de veiller à leur effectivité.
Sur ce point, je me dois d’insister sur le caractère extraordinairement dispersé des outils administratifs qui existent sur notre territoire. Je ne suis pas convaincu qu’il faille créer un ministère pour chaque problème, mais il faut bien reconnaître qu’en la matière, la dispersion ministérielle ne joue pas en faveur de la résolution des problèmes posés.
Mme Maud Olivier. Nous travaillons à la rédaction d’une proposition de loi globale dont l’éducation sera l’un des piliers. Car parmi les personnes que nous avons rencontrées, nombreuses sont celles qui ont déploré l’accès des jeunes à la pornographie qui présente le corps des femmes comme un objet. Il y a en effet beaucoup à faire en matière d’éducation et à tous les niveaux.
Il semble que 90 % des personnes prostituées soient des victimes de la traite des êtres humains. C’est pourquoi il est indispensable d’accompagner celles qui souhaitent sortir de la prostitution. Il faut pour cela améliorer les dispositifs d’intégration, mais aussi donner à ces personnes la possibilité de se soigner et de légaliser leur situation.
En matière de prostitution, la France a adopté une position abolitionniste : faisons en sorte que cette position devienne une réalité. Nous disposons du cadre législatif pour lutter contre la traite des êtres humains, mais la lutte contre la prostitution via internet appelle de nouvelles mesures. Il faudra donner aux enquêteurs les moyens de remonter les filières et de démasquer les réseaux. Il faudra en outre signer des conventions avec les pays d’origine des personnes victimes de la traite. C’est ce que nous avons fait avec la Roumanie et la coopération fonctionne, mais nous avons sur notre territoire des prostituées d’origine bulgare, nigériane, chinoise et sud-américaine. La France doit signer des accords avec tous ces pays, mais également avec nos voisins européens dont les législations sont très différentes, en attendant que tous les pays d’Europe s’accordent sur des principes communs.
Faut-il pénaliser le client ? Je suggère pour ma part de le responsabiliser et de l’amener à comprendre qu’il est responsable des actes qu’il commet et qu’il est indigne d’acheter un service sexuel. La loi, actuellement, ne le concerne pas du tout, pourtant il est l’un des acteurs de la prostitution. Nous devons prendre des mesures visant à responsabiliser le client par le biais de l’éducation et de la pédagogie, mais si celles-ci ne suffisent pas, nous en viendrons à la sanction.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Le phénomène est effectivement mal connu, ce que soulignait le rapport de l’IGAS de décembre 2012 sur les enjeux sanitaires liés à la prostitution. Il nous faut améliorer cette connaissance. Lorsque j’ai demandé à la préfète de la région Poitou-Charentes de dresser un état des lieux de la prostitution dans la région, elle s’est trouvée démunie devant le peu d’informations dont nous disposons. Il est absolument indispensable de pouvoir croiser les informations et de les tenir à la disposition de tous les acteurs de terrain, police, gendarmerie, associations, universités, médecins…
Nous ne disposons en effet d’aucun bilan de la loi de 2003. Cependant, aujourd’hui aucune femme n’est en prison pour délit de racolage passif.
Quant aux moyens d’action sur le terrain, c’est vrai, la loi existe, il faut simplement qu’elle soit appliquée.
Nous sommes favorables à la suppression du délit de racolage passif. Les autorités ont sans doute les moyens d’enquêter sur les filières du proxénétisme, mais cela implique qu’elles rencontrent les prostituées. Certains proposent que toutes les femmes qui se rendent au commissariat pour déclarer leur activité se voient remettre des papiers, même si elles ne dénoncent pas leur proxénète. Nous pensons, nous, que cette disposition serait de nature à encourager la traite. C’est pourquoi il est préférable que seules les femmes qui dénoncent leur proxénète ou leur réseau de traite se voient délivrer des papiers. Il faut tenir compte du fait que les réseaux mafieux sont très puissants et très adaptables. Qu’en pensez-vous ?
M. Pierre Tatarkowsky. La délinquance est toujours extrêmement imaginative… Si le sujet prêtait à sourire, je sourirais en imaginant l’administration accordant le droit d’asile ou délivrant des papiers à toutes les prostituées venant se dénoncer. Il existe des zones de gestion intermédiaire que nos administrations connaissent très bien…
Il ne faut nourrir aucune illusion quant à l’efficacité d’un chantage d’État. L’idée d’accorder des papiers aux femmes qui dénoncent leur proxénète est une façon particulièrement vertueuse de dire que l’on ne délivrera de papiers à personne.
De ce point de vue, nous pouvons nous inspirer d’une expérience menée depuis fort longtemps par l’appareil gouvernemental français et singulièrement l’administration des douanes : les personnes que l’on appelle des « mules », qui arrivent de Colombie chargées de drogue, sont maintenues en prison au-delà de la durée de leur condamnation pour trafic de drogue par l’administration des douanes au titre des sommes qu’elles doivent au fisc, calculées sur les montants fabuleux que représente la drogue qu’elles transportaient. Les douanes proposent à ces « mules » d’oublier leur dette vis-à-vis du fisc et de les libérer en échange d’informations qui permettraient de remonter la filière. Ce chantage est indigne, et surtout il ne fonctionne pas car les trafiquants exercent de leur côté un autre chantage qui, lui, porte sur la sécurité de la famille des mules, et ils savent se montrer violents. Les femmes prostituées savent très bien que si elles entraient dans cette négociation, elles condamneraient à mort leur père, leur mère, leurs enfants, voire leur village tout entier.
Ne nous engageons pas dans cette impasse. Je n’ai pas de panacée à vous proposer, mais je pense que le mieux serait de combiner plusieurs approches. En nous enfermant dans un choix binaire entre corruption et répression, nous nous condamnons à l’impuissance et ne créons pas les conditions idéales pour entreprendre une démarche d’éducation populaire.
L’éducation ne résoudra pas les problèmes immédiats, mais elle contribuera à les résoudre à l’avenir. Face à un représentant de la machine gouvernementale qui fait preuve de bienveillance, qui dispose de certains moyens et ouvre des perspectives en termes de professionnalisation et d’intégration sociale et humaine, les prostituées seront plus réceptives car elles auront le sentiment d’être traitées comme des êtres humains et non comme des indics.
Mme la présidente Catherine Coutelle. J’ai été frappée d’entendre François Ozon, au Festival de Cannes, dire à propos de son film Jeune et jolie que la prostitution était le fantasme de toutes les femmes – et d’être applaudi pour cela ! Il y a beaucoup à faire en matière d’éducation, en commençant par l’influence que peuvent avoir les médias.
Mme Maud Olivier. La méconnaissance de la prostitution touche aussi les personnes qui se prostituent. Nous avons, dans le département de l’Essonne, mené une enquête sur la prostitution étudiante. Il en ressort que les personnes qui se livrent à la prostitution en échange d’un logement ou de telle ou telle aide n’ont pas du tout l’impression de se livrer à un acte de prostitution.
Mme Florence Delaunay. La diversité du phénomène de la prostitution – personnes victimes de la traite, mères de famille voulant arrondir leurs fins de mois, étudiants – implique des politiques publiques différentes allant de la prévention à la répression. Cette diversité est-elle l’une des causes de la dispersion des outils administratifs ? Ces outils ne pourraient-ils être concentrés au sein d’un unique ministère ?
Je suis députée des Landes. Dans mon département, les prostituées viennent d’Espagne pour rencontrer les routiers sur les aires d’autoroute de l’A63. Si nous optons pour la répression, il faudra instaurer des coopérations avec les pays frontaliers.
Mme Nicole Savy, déléguée du groupe de travail Femmes/genre/égalité de la LDH. Le Festival de Cannes illustre parfaitement le fait qu’il existe autant d’inégalités sociales dans le monde de la prostitution que dans l’ensemble de la société : on y rencontre à la fois des filles qui se vendent plusieurs milliers d’euros la nuit et de pauvres victimes de la traite. En disant cela, je ne défends pas la liberté de se prostituer, qui traduit un certain individualisme et la volonté de gagner rapidement beaucoup d’argent.
Lorsque nous parlons de prostitution, il ne s’agit que de la prostitution visible car nous n’en connaissons pas la partie invisible, celle qui passe par Internet et par les téléphones portables. C’est pourquoi il est indispensable de faire appel aux universitaires afin qu’ils décrivent le phénomène et établissent des statistiques. Nous ne connaissons même pas le nombre de prostituées présentes sur notre territoire. Et ce déficit de connaissance vaut pour tous les pays : concernant la situation en Suède, par exemple, les bilans sont très contradictoires.
Je ne crois pas, pour ma part, que le fait de prendre des dispositions en faveur de l’accueil des victimes de la traite créerait un appel d’air pour l’immigration en France. Cette crainte est un fantasme. Les femmes originaires d’Albanie ou de Roumanie arrivent en France dans un état épouvantable après avoir été vendues, violées, battues. La première chose à faire est de les soigner, de leur apprendre le français et de les aider à régler leur situation. Il existe des centres d’accueil spécifiques pour les victimes de la traite en Italie, mais pas en France, où elles sont reçues dans les centres dédiés aux victimes des violences faites aux femmes. C’est un grave problème. Si nous supprimons le délit de racolage passif, ces femmes ne seront plus considérées a priori comme des délinquantes mais comme des victimes. La première chose à faire sera de créer des centres de soins. Je parle naturellement des victimes de la traite, ce qui n’est pas le cas des prostituées chinoises de Paris qui font l’objet de notre rapport, car elles ont pris seules la décision de se prostituer pour résoudre des difficultés économiques.
Confier la mise en œuvre des mesures législatives et administratives qui existent à une seule autorité traduirait en effet l’existence d’une véritable volonté politique.
Mme Édith Gueugneau. Monsieur le président, vous n’êtes favorable ni à la répression ni à la légalisation. Je suis pour ma part opposée à la pénalisation du client.
En Belgique, un texte sur le statut des travailleuses du sexe reconnaît que la prostitution peut être exercée de manière volontaire. Quelle est la position de la LDH française sur ce point ? Quelle est la cohérence de la Ligue au niveau européen et international ?
La prostitution relève d’enjeux fondamentaux comme le droit des femmes à disposer de leur corps et l’éducation à la sexualité. Les mesures que nous prenons à son sujet relèvent d’un choix de société. Nous devons avoir la volonté politique d’investir dans l’éducation. Mais là nous nous attaquons à une citadelle. Nous nous engageons dans un projet législatif, mais nous manquons de données sur la réalité du phénomène de la prostitution. Le Gouvernement, en particulier le ministère des Droits des femmes, entend renforcer la prévention et l’éducation pour faire en sorte que les jeunes femmes ne tombent pas dans la prostitution : il lui faut pour cela agir sur les causes de la précarité. Quelle est votre position sur ce point ?
Mme Ségolène Neuville. Je suis élue du département des Pyrénées Orientales, proche de l’Espagne et de la commune espagnole frontalière de La Jonquera.
Le problème que pose la prostitution n’est pas seulement lié à notre société de consommation mais au rôle que jouent les hommes et les femmes. L’immense majorité des clients de la prostitution sont des hommes. Si nous voulons diminuer les chiffres de la prostitution, nous devons mettre à mal l’éducation actuelle qui explique aux garçons que pour être virils, ils doivent être des prédateurs sexuels, et aux filles que si elles veulent réussir dans la vie, elles doivent être « jeunes et belles » et plaire aux hommes. Tant que nous conserverons ce schéma, certaines jeunes filles rêveront de se prostituer pour se mettre en lumière et user de leur séduction vis-à-vis des hommes.
Des sociologues de la faculté de Perpignan ont étudié les répercussions de la prostitution sur la jeunesse des Pyrénées Orientales. Dans mon département, les jeunes garçons trouvent normal de passer la frontière pour aller voir les prostituées. Dès le collège, ils connaissent les lieux et les pratiques de la prostitution, et même le nom des prostituées. Quant aux jeunes filles, elles se sentent en concurrence avec les femmes prostituées.
Les proxénètes savent parfaitement comment présenter les choses : leurs établissements s’apparentent moins à des bordels qu’à des hôtels de luxe. Les clients choisissent les filles – c’est ainsi qu’ils nomment les prostituées – selon leur goût pour tel ou tel type physique.
Il existe aussi à La Jonquera une prostitution de rue, mais elle est beaucoup plus difficile à identifier, pourtant ce sont les mêmes filles et les mêmes proxénètes.
Quant à l’argument selon lequel il faut réglementer la prostitution pour des raisons sanitaires, il est totalement faux, je l’ai moi-même vérifié en tant que médecin spécialisé dans le dépistage du VIH. Les femmes prostituées ne vérifient jamais leur sérologie VIH, sauf celles qui le souhaitent et passent à leurs frais le test dans un laboratoire privé.
Les interlocuteurs espagnols que j’ai rencontrés, à Madrid comme en Catalogne, attendent beaucoup de la proposition de loi française car ils ne savent plus quelle attitude adopter face à ce phénomène. Ce qu’ils savent, c’est que leur législation n’est pas adaptée et qu’il leur sera plus facile d’agir, la clientèle de la Jonquera étant exclusivement française, si la France s’engage dans la voie de la responsabilisation du client.
Depuis des milliers d’années, la faute repose sur les personnes qui se prostituent alors qu’elles sont totalement innocentes puisqu’elles se prostituent pour survivre. Il ne s’agit pas d’interdire, mais d’inverser la faute. Si vous avez des suggestions pour y parvenir, Monsieur le président, nous sommes preneurs…
M. Pierre Tatarkowsky. Si vous vouliez me mettre en difficulté, Madame la députée, en invoquant la position de la Ligue belge, vous avez réussi… En l’absence de législation européenne, chaque pays adopte une législation conforme à sa propre approche du phénomène. Il serait intéressant de demander à l’Association européenne pour la défense des droits de l’Homme (AEDH) de travailler sur ce thème. Je m’engage à le lui suggérer sans tarder.
La prostitution est clairement une manifestation du patriarcat, à laquelle se mêlent des rapports de force économiques et sociaux. De toute évidence, les hommes jouent un rôle majeur et peu élogieux.
Sur un plan philosophique, je ne peux être opposé à la responsabilisation du client car je suis attaché à la citoyenneté, qui sous-entend une responsabilité et des devoirs – même si je suis plus proche des droits que des devoirs – mais toute la difficulté est de responsabiliser sans pénaliser. Dénoncer ceux qui s’en prennent aux victimes est juste, mais dire que les femmes qui se prostituent pour vivre ne sont pas responsables est beaucoup moins juste car elles ont leur part de responsabilité. Partout où il y a un individu, il y a une responsabilité. La question est de savoir si la personne qui se prostitue a eu la possibilité de diriger sa vie. Quant à ceux qui consomment, on peut dire qu’ils le font pour jouir, et après tout la jouissance est une chose importante dans la vie. Nous entrons là dans un débat qui se retourne en tous sens et ne nous mène nulle part.
La notion de responsabilisation est intéressante et nous serions prêts à la développer. Les campagnes internationales contre la pédophilie, qui certes étaient adossées à un important volet répressif, rappelaient in fine que ce crime était puni de plusieurs années de prison : nous pourrions envisager pour la prostitution des campagnes du même ordre qui contribueraient à déstabiliser la norme de fait qui nous étouffe. En attendant, il faut sans aucun doute remobiliser les pédagogues sociaux – les enseignants, une grande partie du mouvement associatif, les politiques, les médias…
Il nous appartient de construire une autre norme, basée sur le partage de valeurs morales comme l’égalité entre hommes et femmes ou le refus de la marchandisation et de la banalisation des corps – je pense en effet que la mondialisation des marchés n’est pas de nature à exalter la différence sexuelle et que l’homme marchandise perd sa dimension sexuée. Il s’agit d’un travail considérable. Sur la notion de responsabilisation, nous pourrions être votre partenaire mais nous n’irons pas plus loin.
Mme Nicole Savy. Les instruments pour lutter contre le proxénétisme existent, mais ceux de lutte contre la traite des êtres humains ne sont pas utilisés. Très peu de condamnations sont prononcées alors même que nous connaissons les réseaux.
La réglementation de la prostitution provoque non seulement un appel d’air, mais, en outre, elle favorise la création d’infrastructures. Les réseaux empruntent des chemins internationaux que les polices connaissent. Ce qu’il faut mettre en place, ce sont des coopérations policières internationales et des commissions ad hoc qui puissent adapter leur action aux évolutions et suivre les réseaux.
M. Pierre Tatarkowsky. Nous aurions d’autant plus d’intérêt à le faire que le revenu du souteneur – que l’on appelle vulgairement le « pain de fesse » – contribue, au même titre que la drogue, au financement du grand banditisme. C’est pourquoi il est indispensable de développer la coopération entre les services de répression, de police et de contrôle.
Mme la présidente Catherine Coutelle. La lutte contre la prostitution rejoint notre combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes, mais force est de constater que tous les combats que nous menons à ce titre nous obligent à recourir à la sanction et à la répression. Les entreprises n’ont pas dans l’ensemble avancé sur le plan de l’égalité professionnelle et les sanctions vont jouer leur rôle, il a fallu pénaliser les partis politiques pour qu’ils s’engagent dans la voie de la parité. Et il en va de même dans le domaine de la pédophilie et de l’insécurité routière. La sanction n’est pas notre choix, mais elle est nécessaire. S’agissant de la lutte contre la prostitution, je crains que nous soyons contraints de prévoir des sanctions.
Mme Florence Delaunay. Parmi les pédagogues sociaux que vous souhaitez mobiliser, j’ajouterai la police.
M. Pierre Tatarkowsky. Je ne l’ai pas nommée mais pour moi la police figure en bonne place parmi les pédagogues sociaux.
Mme Maud Olivier. L’égalité entre hommes et femmes est pour nous un combat majeur et la prostitution est une inégalité de fait puisque 99 % des clients sont des hommes et que l’immense majorité des femmes qui se prostituent le font pour des raisons économiques. Les quelque 0,002 % de jeunes personnes qui s’y livrent par plaisir n’entrent pas dans le champ de notre travail.
Nous ne sommes pas prohibitionnistes. Les femmes feront ce qu’elles voudront : nous, nous voulons protéger celles qui sont des victimes. Nous ne sommes pas opposés à la responsabilisation, qui pourrait passer par un simple rappel à la loi ou par un stage dans une association d’aide comme le Lotus Bus, Médecins du Monde, les Amis du Bus des Femmes. Mais nous ne pourrons rien mettre en œuvre tant que l’interdiction ne sera pas mise en place.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous nous intéressons également au contexte européen dans lequel le phénomène prend place et aux mesures qui pourraient être prises à ce niveau.
M. Pierre Tatarkowsky. L’Europe est un animal à sang lent, y compris en ce qui concerne les droits de l’Homme, mais nous ferons ce que nous pourrons pour faire avancer nos idées.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à nos questions.
Audition de Mme Elisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF)
Compte rendu de l’audition du mercredi 12 juin 2013.
Mme Maud Olivier. Merci, Madame, d’avoir répondu à notre invitation. La délégation, à travers le groupe de travail sur le système prostitutionnel dont je suis la rapporteure, a le projet de présenter une proposition de loi sur la prostitution, qui permettra de traduire concrètement la position abolitionniste de la France. Afin d’entendre toutes les parties concernées de près ou de loin par cette question, et de ne rien laisser de côté dans la proposition de loi, nous avons souhaité entendre la MIPROF, dont la création récente nous a semblé particulièrement intéressante.
Mme Elisabeth Moiron-Braud. La MIPROF est une très jeune mission interministérielle, puisqu’elle a été créée par un décret du 3 janvier 2013. Il est donc trop tôt pour faire un bilan de son activité, mais je vais tout de même rappeler les objectifs poursuivis.
Premièrement, cette mission vise à la création d’un observatoire national des violences faites aux femmes, à l’image de celui mis en place en Seine Saint-Denis. Il s’agit de mettre en commun les données des différentes enquêtes menées sur le sujet et de les harmoniser au niveau national, ce qui permettra à notre pays de respecter l’article 11 de la Convention d’Istanbul, convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, laquelle engage les parties à collecter les données et à les agréger. Il y a un réel manque de cohérence nationale en ce qui concerne le recueil des données.
Deuxièmement, il s’agit d’identifier les bonnes pratiques locales de lutte contre les violences faites aux femmes et la traite des êtres humains, afin de les encourager et de les étendre au niveau national, comme par exemple le téléphone d’alerte « femme en très grand danger ». Il est important que chaque victime puisse avoir les mêmes droits sur tout le territoire national. Afin de saisir l’ampleur de ces violences et d’améliorer les réponses qui y sont apportées, notre mission s’attache à établir un état des lieux des outils utilisés au niveau local, et à encourager la création d’observatoires locaux.
Développer la formation pour tous les professionnels concernés par les violences faites aux femmes constitue également un objectif majeur pour la mission. À cet effet, la mission doit réaliser un cahier des charges et proposer des outils communs qui pourront être repris dans chaque module de formation pour les professionnels qui doivent accueillir les femmes victimes de violences. Ce travail de formation s’inscrit dans la réponse du ministère des Droits des femmes à un appel à propositions du programme communautaire européen pour l’emploi et la solidarité sociale dit PROGRESS.
Cet objectif implique une grande coordination entre les différents acteurs concernés par les violences faites aux femmes : c’est pourquoi le comité d’orientation de la mission inclut tous les principaux ministères, institutions, associations, personnalités qualifiées et représentants des collectivités territoriales concernées. La mission envisage enfin de lancer une campagne de communication en direction du grand public.
Enfin, la mission interministérielle a également pour objectif d’assurer la coordination nationale de la lutte contre la traite des êtres humains (article 2, alinéa 4 du décret du 3 janvier 2013). La traite des êtres humains désigne l’exploitation d’une personne par un réseau ou un individu. Cette exploitation peut être faite par le travail, la mendicité, ou être sexuelle. C’est la traite des êtres humains qui rend notamment possibles les infractions de proxénétisme et d’atteinte sexuelle. Selon les estimations, environ 60 % des prostitués sont victimes d’une forme de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle mais il est très difficile d’obtenir des chiffres précis en matière de traite des êtres humains, de manière générale. Ces victimes sont recrutées, transportées ou hébergées pour être exploitées dans les conditions sanctionnées par la nouvelle rédaction de l’article 225-4-1 du code pénal, actuellement en cours d’adoption dans le cadre de la transposition de la dernière directive européenne sur la traite des êtres humains du 5 avril 2011, étant rappelé que la définition de la traite des êtres humains figurant à l’article 225-4-1 n’était jusqu’ici pas conforme aux textes internationaux, notamment à la convention du Conseil de de Varsovie, signée dans le cadre du Conseil de l’Europe et à la directive susvisée.
Je souhaite maintenant donner quelques éléments sur les victimes de la traite pour exploitation sexuelle. La plupart des prostituées en France sont exploitées dans le cadre de réseaux et sont originaires de l’Europe de l’Est, mais aussi de l’Afrique subsaharienne (du Nigéria en particulier), du Brésil, du Maghreb et de la Chine. Des femmes et des enfants originaires du Surinam sont exploités en Guyane. En France, les responsables de ces réseaux sont souvent roumains ou bulgares, ou nigérians. Un rapport du Département d’État américain a montré que 75 % des 20 000 personnes qui travaillent aujourd’hui sur le « marché du sexe » en France sont d’origine étrangère et contraintes à la prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il s’agit d’un rapport américain qui comporte des données sur la prostitution en France ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Oui, c’est un rapport annuel qui est réalisé pour tous les pays. Les chiffres viennent cependant du ministère de la Justice. Je peux aussi vous donner d’autres chiffres, comme ceux de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) : en juin 2012, à travers le monde on évalue à 21 millions le nombre de victimes de la traite des êtres humains dont plus de 5 millions d’enfants. Les femmes sont les principales victimes de la traite, puisqu’elles représentent 60 % du total. Dans les États membres de l’Union européenne, on estime à 76 % les victimes de la traite qui sont exploitées à des fins sexuelles selon des chiffres de 2010. Les autres victimes d’exploitation non sexuelle, notamment les enfants qui constitueraient 27 % des victimes, se répartissent selon les autres catégories, c’est-à-dire le travail forcé, la mendicité et la servitude domestique.
Mme Maud Olivier. Sur le nombre estimé d’enfants exploités, avez-vous des données pour la France? Ces 27 % de mineurs ne sont pas tous victimes de l’exploitation sexuelle ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Non, je n’ai de données qu’au niveau de l’Union européenne. Les femmes représentent 60 % des victimes, les mineurs 27 %.
Je vous adresserai davantage d’informations sur les chiffres disponibles. En ce qui concerne les mineurs, le nombre de victimes de la traite est en progression extrêmement forte et pour la majorité d’entre elles, elles sont contraintes à commettre un délit, par exemple les vols, notamment dans le métro. En 2010, un réseau de traite d’enfants avait été démantelé : il s’agissait de jeunes filles de Bosnie-Herzégovine qui étaient exploitées afin de voler dans la région parisienne, certaines auraient été également sexuellement exploitées à partir de 15 ans. En France, la majorité des mineurs se retrouve dans les catégories mendicité, délit et un peu dans le travail forcé. Pour l’exploitation par le travail, il semblerait qu’il y ait plus d’hommes que de femmes. Les femmes sont en majorité concernées par l’exploitation sexuelle et la servitude domestique.
Actuellement, un phénomène préoccupant se manifeste: l’exploitation sexuelle se pratique beaucoup à l’intérieur, c’est-à-dire dans des lieux fermés, dans des salons de massages notamment avec beaucoup de victimes chinoises. Ces circonstances rendent les modalités de l’enquête beaucoup difficile, le travail de démantèlement de ces réseaux très cachés est complexe et les associations ont un travail d’accès plus difficile aussi pour entrer en contact avec ces victimes.
Je reviendrai sur les objectifs de la MIPROF. La mission doit jouer un rôle de coordination et contribuer à mettre en place une stratégie nationale pour la lutte contre la traite des êtres humains, stratégie nécessitant une mobilisation interministérielle et un partenariat actif avec les acteurs associatifs et territoriaux.
La France a souscrit toutes les grandes conventions ou directives au niveau européen ou international, et nous avons transposé dans notre législation le protocole de Palerme du 15 novembre 2000 et la directive européenne du 29 avril 2004 du Conseil de l’Union européenne. Elle a également ratifié le 9 janvier 2008 la convention du Conseil de l’Europe dite convention de Varsovie, entrée en vigueur en France le 1er mai 2008. Cette convention a trois objectifs à travers l’expression des « trois P » : protéger les victimes, prévenir et punir les auteurs, on tendrait aujourd’hui à ajouter le partenariat. Enfin la directive du 5 avril 2011 de l’Union européenne sur la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène va bientôt être transposée dans notre droit interne.
Je voudrais rappeler que la mise en place d’une instance de coordination nationale était une obligation de la Convention de Varsovie. La France a mis beaucoup de temps à y répondre. L’instance de coordination a donc été mise en place, selon les préconisations de la convention de Varsovie, qui soulignait que la traite des êtres humains est une forme de criminalité organisée transnationale pour laquelle la coordination est essentielle : chaque État membre doit absolument mettre en place une stratégie nationale pour lutter contre ce phénomène. C’est ce que nous avons l’intention de faire.
Pour cela, nous procèderons d’abord à la révision du projet de plan d’action national qui avait été élaboré entre 2008 et 2010 par un groupe de travail piloté par le ministère de la Justice et le ministère de l’Intérieur, et composé de représentants des ministères concernés et d’associations spécialisées. Ce groupe a travaillé pendant deux ans, et a élaboré en 2010 un projet de plan, certainement perfectible mais qui avait fait l’objet d’un consensus. Ce plan n’a pas connu de traduction concrète, il n’a jamais été vraiment examiné, aucune réunion interministérielle n’a été convoquée.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quels moyens prévoyait-il ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Ce n’était pas une question de moyens, car il s’agissait plutôt de grandes orientations mais il est certain que l’hébergement, la formation, l’information nécessitent des moyens. Je pense que pour lutter contre la traite il faut une réelle volonté politique et l’Union européenne l’a puisque c’est une de ses priorités depuis 2008 et chaque présidence tournante a toujours confirmé que la traite des êtres humains était une priorité. L’Union européenne a d’ailleurs adopté une stratégie de lutte contre la traite des êtres humains qui porte sur trois ans, de 2012 à 2013. La volonté, constatée au niveau européen, l’est moins au niveau national.
Mme Maud Olivier. J’ai un peu de mal à comprendre qu’il y ait une vraie volonté au niveau européen et que certains pays européens permettent que des proxénètes fassent venir des personnes pour les faire travailler dans des établissements spécialisés connus de tous. Il paraît illogique de lutter contre la traite, d’un côté, mais d’un autre côté, une fois que les personnes sont arrivées sur le territoire européen par les réseaux, elles se retrouvent en situation de prostitution, et leur exploitation est tolérée.
Mme Elisabeth Moiron-Braud : Vous posez des questions sur la stratégie européenne ?
Mme Maud Olivier. Oui, car si l’Europe prend des décisions communes pour lutter contre la traite, il faudrait aussi prendre des positions pour empêcher ou en tout cas lutter contre l’exploitation des personnes victimes de la traite, installées dans des Éros center comme en Allemagne, par exemple. La cohérence de tout cela m’échappe.
Mme la présidente Catherine Coutelle : Il n’y a pas de politique cohérente en Europe : il y a des actions de lutte contre la traite et de coopération mais il n’y a pas d’action cohérente quant à l’accueil ou non des personnes victimes.
Mme Maud Olivier. Les réseaux gagnent beaucoup d’argent grâce à la législation allemande, en Belgique, aux Pays-Bas, et sûrement en Espagne aussi, pays qui admettent l’exploitation sexuelle dans des lieux consacrés à cela qui ne sont pas inquiétés par les autorités. Ces vœux pieux de l’Union européenne mettent mal à l’aise et il est permis de se demander si tous les États membres les ont signés.
Mme Elisabeth Moiron-Braud. La stratégie européenne comporte seulement de grandes orientations, que tous les États ont acceptées. Cela étant, vous avez raison, dans les réunions à Bruxelles, il est dit qu’il ne faut pas oublier que la traite des êtres humains est une exploitation, de forme différente, cela explique peut-être qu’on ait souvent des belles paroles et des beaux documents mais qu’on n’arrive pas à éradiquer le phénomène. En effet, mettre les prostituées dans des endroits fermés ne va pas permettre de mettre en œuvre la politique des « trois P » ou de protéger les victimes.
En France, le plan d’action national n’a pas été considéré comme une priorité, ce qui a frustré les associations qui avaient participé pendant deux ans à ces travaux et avaient beaucoup d’espoir dans la mise en place d’une stratégie nationale ; elles ont donc été déçues qu’il n’y ait aucun aboutissement.
Lorsque la MIPROF a été créée, la volonté du Gouvernement a été de répondre aux sollicitations du GRETA, le groupement d’experts du Conseil de l’Europe pour la traite des êtres humains, qui expertise les pays pour l’application de la convention de Varsovie. Le GRETA a procédé à l’expertise du système français de lutte contre la traite en deux étapes. Un questionnaire a été envoyé et rempli par tous les ministères concernés, puis les associations, les institutions, etc. Ce questionnaire a ensuite été étudié par les experts. Dans un second temps, les experts viennent dans le pays, en France ils sont venus en avril 2012, afin d’expertiser sur place, pour voir si la Convention est correctement appliquée. C’est à l’issue de cette évaluation que le GRETA a déposé un rapport appelant de ses vœux une coordination nationale et un plan d’action national.
Le nouveau plan d’action auquel nous allons travailler reprendra le projet de plan d’action national de 2010, abandonné en route, pour le réviser et l’actualiser, ceci dans une volonté de consensus. Cette action va demander des moyens, notamment en termes d’hébergement. Nous allons définir les grandes orientations et faire montre de cette volonté politique.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Avez-vous pris des contacts avec les ministères ? Sont-ils coopératifs ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Oui nous avons pris les contacts et il n’y a pas de blocage. Plusieurs ministères sont concernés : la Justice, l’Intérieur, les Affaires sociales et la santé, les Droits des femmes et l’Éducation nationale, dont les représentants sont rarement venus au groupe de travail hélas.
La difficulté de prendre en charge les victimes de la traite des êtres humains ou les personnes prostituées est liée au fait qu’elles entrent dans le dispositif prévu pour elles par la porte « auteur d’un délit ». C’est leur premier contact avec les institutions, ce qui ne facilite pas les choses, car elles n’ont aucune envie de coopérer et ne se pensent jamais comme victimes ayant des droits et bénéficiaires d’un statut. Le ministère de l’Intérieur soutient que ce délit permet l’identification des personnes et d’avoir un contact qui ouvre sur une prise en charge.
Mme Maud Olivier. L’abolition du délit de racolage passif leur permettrait de porter plainte et d’être considérées comme de victimes. Ce plan prévoit-il par ailleurs d’octroyer à la police et à la gendarmerie des moyens supplémentaires pour leurs recherches alors que les réseaux se développent sur internet ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Dans le plan précédent, il n’était pas prévu de moyens supplémentaires mais les outils évoluent très vite, il faudra donc s’y adapter. La mesure principale du plan consiste dans la formation de la police et des gendarmes qui sont les premiers contacts de la victime. Bien sûr, cette formation concerne aussi plus largement la police aux frontières, les magistrats, les avocats et les personnels de santé. La formation doit porter principalement sur l’identification des victimes de la traite des êtres humains. Le plus souvent, il s’agit de personnes en situation irrégulière, très vulnérables et isolées, en grande détresse, sans contacts, perçues comme « auteurs » d’un délit et qui ne parlent pas spontanément.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cette formation existe-t-elle déjà ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Oui, elle existe déjà, il faut la développer. Dans le plan élaboré en 2008-2010, il y avait 33 mesures avec 7 priorités : la coordination de la lutte contre la traite des êtres humains, la protection des victimes, la prévention de l’infraction, l’identification des victimes, la répression des auteurs, la coopération internationale, le contrôle et l’évaluation.
La formation des acteurs est importante pour l’identification des victimes et pour permettre de les faire bénéficier du dispositif législatif et réglementaire spécifique de protection, d’hébergement et d’admission au séjour.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Le travail des associations sur le terrain a lieu même s’il n’est pas toujours organisé. En revanche, les inspecteurs de l’IGAS, dans leur rapport récent, font état d’une désorganisation complète des services de l’État, dans lesquels il n’y a pas de coordination pour la prise en charge des femmes victimes des réseaux. Il n’y a pas non plus d’accompagnement. La méconnaissance des droits est un vrai problème.
Les victimes ont des droits et personne ne coordonne l’action des administrations et des associations. Le constat de l’IGAS est sévère. Peut-être faudrait-il envisager de rétablir les commissions départementales sur la prostitution pour que la coordination s’y organise ?
Je suis favorable à ce qu’on inscrive dans la loi cette obligation de coordination des services de l’État. Il faut que dans ce domaine comme dans d’autres, l’efficacité et le traitement humain des personnes ne dépendent pas seulement des bonnes relations personnelles qui peuvent d’établir entre les fonctionnaires des services impliqués et les associations qui prennent en charge les victimes de la traite.
Mme Elisabeth Moiron-Braud. C’est bien le cœur du problème. Cela fait partie de l’objectif de la MIPROF, dans la continuité du plan auquel il n’a pas été donné suite. La coordination entre les différents services est en effet indispensable. Nous demanderons que des référents soient nommés dans chaque préfecture afin qu’ils puissent prendre en charge ce genre de dossiers.
Nous disposons des outils juridiques nécessaires pour la protection des victimes, avec les dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) et du code de l’action sociale et des familles (CASF).
C’est plutôt, vous avez raison, l’application des textes qui fait défaut. C’est le fonctionnement des services entre eux et les échanges sur les cas particuliers qu’il faut améliorer. Il y a de bonnes coordinations à certains moments dans certaines villes, comme à Bordeaux ou à Lyon. Dans ces villes, un véritable accompagnement de la victime a été mis en place.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cette protection est-elle liée au dépôt de plainte ? Les enquêtes que j’ai lues montrent que lorsque la police interpelle une personne prostituée, elle ne l’adresse pas vers une procédure d’accompagnement, elle l’interroge sur le proxénète qui la fait travailler. Les services des étrangers des préfectures sont souvent très réticents, voire opposés, à délivrer les titres de séjour auxquels peuvent prétendre ces victimes : elles courent plutôt le risque d’être envoyées en centre de rétention. Comment faire appliquer la loi dans toutes les préfectures ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Il faut souligner que la victime de la traite peut, actuellement, bénéficier d’un accompagnement et de l’admission au séjour, si elle porte plainte ou témoigne dans une enquête bien sûr. Les personnes peuvent témoigner de manière protégée, sans que leur identité soit révélée, sans donner d’adresse, l’audition peut être faite à distance, notamment. Cela peut donc tout de même être une solution.
Mme Maud Olivier. Nous voulons aller vers une sanction du client. Comment différencier l’exploitation pour des raisons de travail et l’exploitation sexuelle, c’est-à-dire la prostitution ? Si on arrive à réduire la demande d’achat d’acte sexuel, on réduira le phénomène de la prostitution. Par ailleurs, comment les services peuvent-ils se coordonner pour agir de manière plus efficace pour accompagner les victimes ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. À mon sens, il faut réaliser une campagne d’information à destination du grand public sur ce qu’est la traite des êtres humains, car cela n’est pas vraiment compris du public. Il faut alerter les personnes qui recherchent le service sexuel sur la réalité des phénomènes pour les en décourager.
Mme Maud Olivier. Je pense que notre future législation aidera à lutter contre l’immigration clandestine, dès lors qu’elle découragera les réseaux de traite aux fins d’exploitation sexuelle d’amener des jeunes femmes sur le territoire français. La sanction du client pourra être un élément dissuasif, parmi d’autres.
La coopération policière et judiciaire avec les pays d’origine est-elle assez approfondie ? Votre travail englobera-t-il cet aspect ?
Mme Elisabeth Moiron-Braud. Notre futur plan d’action comportera un chapitre consacré à la coopération internationale. Ce sera un rôle d’impulsion, et chaque ministère aura en quelque sorte sa « feuille de route ». Ce sera un socle, qui devra être décliné au niveau départemental en impliquant les services au niveau du département.
Mme Catherine Coutelle. Nous vous remercions pour votre présentation et espérons que vous pourrez rendre concrète la coordination et la cohérence des services qui sont indispensables tant sur le plan national que pour la prise en charge des victimes de la traite au plan local, dans les départements.
Audition de Mmes Rosen Hicher et Laurence Noëlle sur le processus de sortie de la prostitution, la prévention et l’éducation, des jeunes en particulier
Compte rendu de l’audition du mercredi 29 mai 2013.
Mme Maud Olivier. La Délégation aux droits des femmes a créé un groupe de travail sur le système prostitutionnel dans le but de poursuivre le travail accompli par nos collègues Danièle Bousquet et Guy Geoffroy, auteurs en 2011 d’un rapport sur le système prostitutionnel. Si, pour des raisons de calendrier législatif, la proposition de loi issue de ce travail n’a pu être examinée, il a tout de même donné lieu à une résolution, votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en décembre 2011.
Ce groupe de travail, dont je suis la rapporteure, devrait déposer une proposition de loi à la fin de l’année 2013. Notre proposition de loi s’appuiera sur quatre piliers principaux : renforcer la lutte contre la traite et le proxénétisme, développer l’éducation en matière de prostitution, accompagner les personnes qui souhaitent sortir de la prostitution et trouver les moyens d’approcher celles qui n’envisagent pas d’en sortir, et enfin organiser la responsabilisation du client.
Il nous a semblé particulièrement important d’entendre des personnes qui ont vécu personnellement cette situation et de les laisser s’exprimer librement. Je vous remercie donc d’avoir accepté de témoigner devant nous. Je vous remercie tout particulièrement, madame Noëlle, pour le livre Renaître de ses hontes que vous venez de publier et qui porte témoignage de ce que vous avez vécu.
Je commencerai par la question de l’accompagnement des personnes qui souhaitent sortir de la prostitution. De quels recours disposent-elles ?
Mme Rosen Hicher. Il est effectivement très difficile d’aider les personnes à sortir de la prostitution, mais cette difficulté est encore plus grande s’agissant des jeunes filles d’origine étrangère, qui sont de plus en plus nombreuses. Il faut leur offrir une aide immédiate, dès leur premier appel à l’aide, car elles envoient des signaux d’appels à l’aide qu’il faut entendre. Sans papiers, elles n’ont pas de solution puisqu’en France, une personne sans papiers ne reçoit aucune aide. N’ayant pas de revenus, elles n’ont pas les moyens de vivre seules. Il faut commencer par leur donner des papiers, et immédiatement, sans attendre plusieurs mois. Une gamine qui lance un appel au secours ne peut pas attendre.
Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Auprès de qui lancent-elles ces appels au secours, et comment les détecter ?
Mme Rosen Hicher. Lorsqu’elles demandent des titres de séjour ou viennent mettre à jour leur demande de droit d’asile. Parfois elles se marient. Mais à leur arrivée en France, elles ne reçoivent aucune aide des services sociaux ni de la préfecture. Comme vous le savez, elles n’ont droit ni à l’aide personnalisée au logement ni au revenu de solidarité active. Elles n’ont aucun droit ! Comment font-elles ? Celles qui ont des enfants perçoivent environ 100 euros par enfant. Il leur est impossible, avec une telle somme, de subvenir à leurs besoins, elles lancent donc des appels au secours. Il est important, dans chaque région, de sensibiliser le personnel des administrations à leur situation.
Mme Maud Olivier. Vous préconisez donc une meilleure formation du personnel. Les personnes que vous évoquez sont-elles victimes des réseaux de traite ?
Mme Rosen Hicher. Certaines sont victimes des réseaux, d’autres de leur vie de famille. Je connais des femmes mariées et mères de famille qui attendent la régularisation de leur situation et n’ont pas d’autre solution que la prostitution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Le problème est complexe car il existe de nombreuses formes de prostitution, dont la plus courante est liée à la traite des êtres humains. Emmenées de force ou attirées en Europe par de fausses promesses, les jeunes filles sont livrées à la prostitution. Mais si nous régularisions leur situation dès leur arrivée en France, cela risquerait de provoquer un formidable appel d’air, aussi important que si notre pays avait accepté la prostitution. C’est pourquoi nous devons nous interroger sur l’opportunité de cette disposition.
Mme Laurence Noëlle. Qu’entendez-vous par « appel d’air » ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. En Espagne, dans la région du village frontalier de la Jonquera, les prostituées sont en situation régulière et exercent dans des établissements consacrés à cette activité. Cette organisation alimente les réseaux de prostitution dans toute l’Europe.
Mme Bérengère Poletti. Je ne pense pas qu’une jeune femme qui arrive sur le territoire national aille se plaindre auprès des autorités de sa situation de prostituée. Car comment celles-ci pourraient-elles faire la différence entre une personne émigrée et une autre qui serait victime de la prostitution ? Pensez-vous que ces femmes disent d’emblée qu’elles ont été ou sont prostituées ?
Mme Rosen Hicher. Elles ne le disent pas. Mais lorsqu’une femme pousse la porte des services sociaux, il faut mettre en place très vite un plan d’aide ou au moins, si on ne régularise pas sa situation, lui laisser le temps de s’organiser et lui donner des moyens équivalents au RSA ou à l’APL, afin qu’elle se dégage de l’emprise du réseau ou du proxénète dont elle dépend.
Être sous l’emprise d’un proxénète relève de l’horreur. Ces jeunes femmes, en plus de la violence et des coups qu’elles reçoivent, se sont vues retirer leurs enfants et leurs papiers. Elles n’ont plus aucune dignité. Elles sont violées tous les jours par un homme qui leur prend leur argent ; elles n’ont plus un centime à elles. À quoi a servi la loi Marthe Richard si on continue à laisser faire ce genre de choses ?
Mme Maud Olivier. La question est comment les accompagner au mieux sans que les proxénètes ne se servent de la loi pour recruter un plus grand nombre de jeunes femmes. Nous devons y réfléchir.
Mme Laurence Noëlle. Je voudrais vous parler de mon vécu. Mon parcours et certains discours que j’ai pu entendre m’ont convaincue de deux choses : d’une part, il faut prévoir un accompagnement dans le temps ; d’autre part, il faut former les travailleurs sociaux.
La prostitution est une honte pour les personnes qui la vivent, pourtant elle n’est pas reconnue comme une violence. Moi qui ai eu un parcours d’inceste, de maltraitance et de prostitution, je suis plus facilement reconnue lorsque je dis que j’ai connu l’inceste que lorsque je dis que j’ai vécu la prostitution. Notre société doit faire un énorme travail pour reconnaître que la prostitution est une violence.
Aujourd’hui est un grand jour pour moi car je suis restée 28 ans dans le silence. J’ai connu la prostitution à l’âge de 16 ans et j’en suis sortie un peu avant 18 ans. Ensuite, pendant 28 ans, je suis restée silencieuse. Et je sais que toutes les femmes prostituées font de même car elles ont honte et elles savent qu’une personne qui avoue qu’elle se prostitue prend le risque d’être rejetée.
Ce n’est pas le cas des alcooliques, car aujourd’hui l’alcoolisme est reconnu et ne constitue plus un handicap pour trouver un emploi. Aux États-Unis, une personne peut dire qu’elle est alcoolique et se faire aider par les Alcooliques anonymes sans que cela ait de conséquences sur sa vie. La prostitution, elle, reste un handicap. Je fais beaucoup de conférences à l’usage des travailleurs sociaux : je me suis rendue compte que la prostitution faisait l’objet de nombreux fantasmes et a priori.
Pour bien cibler les conséquences de la prostitution, je voudrais vous raconter une anecdote. Je travaille actuellement sur les hontes collectives. Au cours de mes recherches, je suis tombée par hasard sur cette prison, en Irak, où les soldats américains avaient pratiqué la torture. Dans le domaine de la prostitution, personne n’ose dire ce qui se passe parce que c’est trop dérangeant. Si je vous racontais ce que j’ai vécu, beaucoup d’entre vous auraient envie de sortir, d’autres auraient un malaise. Dans mon livre, je consacre un chapitre à mon vécu, mais la réalité est beaucoup plus dérangeante… Les prostituées subissent tellement d’humiliations qu’elles n’en parlent pas, pourtant en parler serait pour elles une porte de sortie. Ce silence est tout aussi pesant dans les prisons où il se passe des choses dramatiques. Voilà ce qu’il faudrait dire, mais comment le dire ?
La première phase de votre travail, Mesdames les députées, doit être de reconnaître que la prostitution est une souffrance. Tant qu’elle ne sera pas reconnue comme telle, les travailleurs sociaux ne comprendront pas. Nombre de femmes qui ont vécu la prostitution se taisent, comme je l’ai fait pendant 28 ans avant de devenir formatrice en relations humaines et conférencière. Pour prendre ma place dans la société, il fallait que je me taise : avouez qu’il y a là quelque chose d’anormal.
Il nous arrive rarement de parler de notre souffrance à un travailleur social. Il nous faudra bien un jour raconter en détail notre humiliation et dire comment les clients traitent les prostituées. Ces femmes ne sont plus des personnes humaines et n’ont plus de dignité, car la prostitution est une forme d’esclavagisme qui a fait d’elles des objets. C’est pourquoi il faut donner la priorité à la formation des travailleurs sociaux.
L’accompagnement doit se faire dans le temps car d’une part, la prostitution génère beaucoup de souffrances, en particulier le mépris de soi qui pousse les personnes à s’alcooliser ou à se droguer, et d’autre part parce que la prostitution comporte de nombreuses facettes. Nous ne demandons pas que chaque prostituée reçoive une visite hebdomadaire, mais simplement qu’elles ne soient pas abandonnées.
Mme Maud Olivier. Comment régissent les travailleurs sociaux ? Avez-vous l’impression qu’ils comprennent ce message ? Ont-ils envie de s’investir auprès des prostituées ?
Mme Rosen Hicher. Je les ai rencontrés à maintes reprises tout au long de mon parcours de vie. Car lorsqu’on tombe dans la prostitution on ne gère plus rien, ni sa vie ni ses finances. On a un sentiment de surpuissance, mais en fait on est totalement anéantie… La première fois que j’ai frappé à la porte des travailleurs sociaux, c’était en tant que femme en détresse. Je ne trouvais pas les mots pour dire ce qui m’arrivait. Plus tard, je leur ai dit carrément : « Je suis prostituée, il faut trouver une solution ». Les personnes qui se trouvaient face à moi se sont demandé ce que je racontais…
Un jour, dans les bureaux de l’office HLM, mon interlocutrice m’a dit « mais vous avez de l’argent ! ». Si j’avais eu de l’argent, je n’aurais pas eu un an de retard de loyer ! Elle a été remerciée quelques mois plus tard car j’ai fait bouger les choses, mais voilà comment est reçue une prostituée ! Il y a une méconnaissance totale de ce qu’est la prostitution. La société nous considère comme des femmes riches, tandis que nos clients nous voient comme de pauvres filles qui font cela parce qu’elles ont besoin d’argent.
Mme Laurence Noëlle. Je suis tombée dans un réseau de prostitution. Je suis française, mais pour sauver ma peau j’ai été obligée de partir à l’étranger. J’aurais tellement voulu rester en France et vous savoir à mes côtés pour me protéger, mais j’étais en danger de mort. C’est le Mouvement du Nid qui m’a sortie de là. Sans eux, je serais morte. Il est terrible de devoir fuir son propre pays pour sauver sa peau.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie, Mesdames, de nous avoir livré votre témoignage. Il nous sera très utile.
Vous dites avoir appelé au secours. Comment avez-vous fait ? Nous sommes convaincues ici que la prostitution est une violence faite aux femmes, qu’elle traduit un mépris du corps et un manque de respect pour la personne humaine, et c’est à ce titre que nous voulons que la loi intervienne. Mais je réside dans une ville moyenne où exercent un certain nombre de prostituées, majoritairement originaires d’Afrique : seulement deux d’entre elles ont demandé de l’aide aux associations. Savez-vous pour quelles raisons ? Est-ce parce qu’elles sont sous la domination totale des proxénètes, qu’elles subissent-elles des pressions visant leur famille, ou tout simplement qu’elles n’osent pas ? Comment faire en sorte que toutes les prostituées aient accès à une protection, qu’elles l’aient demandée ou non ?
Mme Rosen Hicher. Je me suis prostituée volontairement et n’ayant jamais eu de proxénète, je ne suis pas la mieux placée pour répondre à votre question.
Mme Laurence Noëlle. Tout d’abord, nous avons peur. Nous sommes menacées. Nous vivons dans la violence. Un jour, on a vu arriver une nouvelle prostituée. Elle a été battue et n’a plus rien dit pendant trois jours. Nous n’avons pas eu besoin de mots, il suffisait simplement de la regarder pour savoir ce qu’elle était devenue.
J’ai eu besoin de vingt ans de psychothérapie pour bien comprendre ce qui s’est passé et prendre de la distance. Vous m’auriez invitée il y a cinq ans, je n’aurais pas répondu à votre invitation.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourquoi ?
Mme Laurence Noëlle. Parce que j’avais encore honte, et la honte pousse à se taire. J’ai continuellement l’impression de porter un fardeau, d’être soumise à un grave danger. En me permettant de m’exprimer devant vous, en mon nom et au nom de toutes les femmes qui ne parlent pas, vous me faites un cadeau.
S’agissant du mépris de soi, j’ai entendu de nombreux témoignages de prostituées disant : « Je n’étais bonne qu’à ça ». Il y a quelques jours, une journaliste m’a demandé pourquoi les femmes entraient dans la prostitution. Je lui ai répondu que cela dépendait de plusieurs facteurs, comme pour les plantes. Pour qu’elles poussent, il faut du terreau, de l’eau, des oligo-éléments et du soleil – sauf que dans le cas de la prostitution, il ne s’agit pas d’aider les plantes à pousser mais de les détruire. Parmi ces facteurs qui poussent à entrer dans la prostitution, on trouve la pauvreté, le mépris de soi, les abus sexuels vécus dans l’enfance… On n’entre pas dans la prostitution par hasard. Lorsqu’on demande à de très jeunes filles ce qu’elles veulent faire comme métier plus tard, aucune n’exprime le souhait de devenir prostituée.
Enfin, si les femmes ne sortent pas de la prostitution, c’est simplement qu’elles se demandent pourquoi elles devraient changer de vie. S’ajoute à cela une certaine fatalité. Je travaille en milieu carcéral, où j’ai entendu des phrases comme celles-ci : « Je ne vois pas pourquoi je m’en sortirais car depuis que je suis enfant, je ne vis que des choses difficiles, pourquoi en serait-il autrement ? », « Le bonheur, ce n’est pas pour moi ». Certains se mettent dans des situations terribles pour se punir eux-mêmes. La première fois que j’ai rencontré un membre de l’association Le Mouvement du Nid, j’ai été très étonnée que quelqu’un s’intéresse à moi. Il faut que les femmes, sur le terrain, puissent trouver des gens qui aient ce courage.
Mme Bérengère Poletti. Je dois vous quitter pour rejoindre la commission dont je suis membre, mais je tenais à m’en excuser auprès de vous, Mesdames. Je vous remercie sincèrement d’avoir eu le courage de venir vous exprimer devant nous. Je regrette que cette démarche n’ait pu être faite plus tôt, ce qui vous aurait épargné beaucoup de souffrances.
Il faut que nous parlions de la prostitution plus souvent et différemment – et non comme le film qui vient d’être présenté à Cannes et qui a un impact pédagogique très négatif.
Mme Maud Olivier. Vous avez parlé de la honte. Le client, dont on ne parle jamais, a-t-il honte d’avoir recours à un acte sexuel rémunéré ? Comment se comporte-t-il ?
Pour élaborer notre proposition de loi, nous allons devoir expliquer notre position à tous les élus et lutter contre certaines idées reçues selon lesquelles le client est toujours gentil, que si les femmes se prostituent, c’est qu’elles le veulent bien et qu’il n’y a aucun mal à cela. Comment, selon vous, responsabiliser le client et lui faire comprendre que ce qu’il fait est contraire à notre conception du respect de la personne humaine ?
Mme Rosen Hicher. Je suis sortie de la prostitution il y a quatre ans, mais auparavant, pendant dix années, j’ai posé aux clients toutes sortes de questions. Je leur demandais par exemple quelle était la réaction de leur femme ou ce qu’ils pensaient du fait de donner de l’argent en échange d’un service sexuel. Ils me répondaient que j’avais, moi, besoin de cet argent. Lorsque je refusais certaines prestations comme un rapport sans préservatif ou une pénétration anale, certains me menaçaient d’appeler la police, ce qui montre qu’à leurs yeux j’étais coupable de ne pas accepter.
Mme Maud Olivier. Les clients sont dans leur bon droit…
Mme Rosen Hicher. Absolument ! Alors imaginez ce que subissent les filles qui sont sur le trottoir, sans papiers : elles sont victimes à la fois des proxénètes et des clients !
Il est grand temps pour la société de prendre ses responsabilités, de dire « stop », de responsabiliser le client et de faire de la prévention dans les collèges et les lycées. Il faut dire aux jeunes que l’on ne peut acheter un corps et les sensibiliser à la grande violence qu‘est la prostitution. Savez-vous ce que c’est que se faire pénétrer dix fois par jour, de sentir des mains dégueulasses sur vous ? Je discutais il y a quelques jours avec de jeunes prostituées en Belgique. L’une d’entre elles m’a dit : « Je me sens sale. Depuis sept ans, je me sens sale. Je me lave, mais je ne suis jamais propre ». Cette jeune fille est balafrée, elle a été frappée, violée… mais après tout, ce n’est pas grave puisque ce n’est qu’une prostituée…
Il faut responsabiliser les hommes. Certains sont conscients de ce qu’ils font. Parmi mes clients, deux ont exprimé leurs doutes, mais seulement après avoir utilisé le matériel – c’est ainsi qu’ils nous considèrent – et m’avoir donné l’argent. Leur sentiment de culpabilité fut très bref car ensuite ils sont revenus et se sont comportés exactement de la même façon.
Mme Laurence Noëlle. Le client, comme la prostituée, est en manque d’amour, mais il adopte un comportement opposé : il n’est pas sûr de lui, il souffre d’un manque de communication, donc il achète de l’amour. Certains vont jusqu’à se croire le « chouchou » de la prostituée. Voilà pour un certain type d’hommes.
La rencontre avec une prostituée est un « dégazage » sauvage. Le client s’autorise avec elle ce qu’il ne peut pas faire ailleurs, à savoir la violence verbale ou les coups. Il peut le faire avec une prostituée puisqu’elle est un objet. Quant au manque de communication, il est le fait d’époux qui ne savent pas exprimer leurs besoins. C’est un élément important.
Oui à la pénalisation du client, mais elle doit s’accompagner d’une campagne de prévention, faute de quoi les « pauvres » clients, lorsqu’ils seront pénalisés, se présenteront comme des victimes.
Il faut savoir que les clients ont honte d’aller voir une prostituée. Quelques hommes qui ont lu mon livre m’ont avoué être des clients de la prostitution mais ne l’avoir jamais dit à personne.
Mme Rosen Hicher. Lorsqu’ils nous croisent dans la rue, nos clients nous ignorent, c’est bien la preuve qu’ils ont honte.
Mme Maud Olivier. Je salue l’arrivée de Mme Ségolène Neuville, députée socialiste des Pyrénées Orientales, département frontalier, où en particulier, la région proche du village de la Jonquera connaît des effets sociologiques négatifs du fait des visites des hommes et des jeunes gens aux établissements de sexe de l’autre côté de la frontière.
La honte n’est pas un sentiment partagé par tous les clients puisque là-bas on considère qu’un jeune homme doit se rendre dans un bordel pour devenir un homme. Loin d’engendrer de la honte, la prostitution suscite même une certaine vantardise, qui change leur regard sur les femmes et les jeunes filles et donne à leur sexualité un caractère violent. C’est pourquoi nous devons réussir à faire passer notre message auprès des jeunes. Quand et comment le diffuser dans le cadre de leur parcours éducatif ?
Mme Laurence Noëlle. Le jeune homme qui vient d’avoir un rapport sexuel avec une prostituée se sent piteux. Il a honte. Il arrive en tremblant devant elle pour se faire dépuceler, mais cela ne dure que cinq minutes, sans le moindre bisou, sans caresse, sans rien qui ressemble à de l’amour. Il doit se dire : « C’est donc ça l’amour ? C’est ça jouir ? ». Que peut-il retirer d’un rapport sexuel de cinq minutes avec une prostituée ? Quant aux familles qui encouragent leur fils à aller voir une prostituée… Je me demande comment, au vingtième siècle, nous en sommes encore là.
Mme Rosen Hicher. Il faut remettre les choses à leur place : ceux qui emmènent leur fils voir une prostituée ont dans la tête quelque chose qui ne va pas bien. J’ai eu des clients qui venaient me voir de père en fils. Celui qui envoie son fils au bordel y va lui aussi. Il faut briser cette continuité.
Mme Laurence Noëlle. Il y a un énorme travail à accomplir pour faire évoluer la mentalité des clients. Pourquoi l’homme qui n’a jamais de rapports sexuels devrait-il s’autoriser à vider ses testicules alors que nous, les femmes, savons nous retenir ? C’est un élément de notre culture qu’il faut faire évoluer. Il faut déplacer le regard de l’homme et briser ses a priori, que nous n’avons pas le temps d’énumérer sauf à organiser une autre réunion de travail. Depuis combien de siècles vivons-nous avec des a priori, sur la prostitution comme sur l’esclavage ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. La prostitution est bien une forme d’esclavage.
Nous sommes convaincues de la nécessité de mener des campagnes de prévention, à condition toutefois de former les travailleurs sociaux. À quelle campagne, selon vous, les jeunes seraient-ils sensibles ? Sur quel point devons-nous insister ?
Quelles sont les solutions qui permettraient d’accompagner la sortie de la prostitution, en particulier en termes d’accès au logement ? Qu’est-ce qui vous a aidé, mesdames, à ne pas retomber dans la prostitution ? Quel type d’accompagnement serait le plus efficace ?
Mme Laurence Noëlle. Sincèrement, ce sont les associations qui m’ont sortie de la prostitution. Et lorsque j’ai eu de graves problèmes avec l’alcool, ce sont les Alcooliques anonymes qui m’ont aidée à m’en sortir, ainsi que le Mouvement du Nid. Je ne me suis jamais tournée vers un travailleur social.
Mme Rosen Hicher. Quant à moi, j’ai mis deux ans à m’en sortir matériellement et, quatre ans plus tard, ma vie est toujours difficile. Je commence seulement à voir le bout du tunnel. Je me suis retrouvée sans électricité, sans gaz, et j’ai été expulsée de mon logement. J’étais incapable de gérer mon argent. Lorsque j’avais dix euros dans mon porte-monnaie, c’était l’apocalypse. Ces 22 ans m’ont traînée dans un gouffre infernal car n’étant plus un être humain, j’achetais tout le monde en distribuant mon argent – sans jamais dire qui j’étais et ce que je pratiquais. Les deux dernières années, j’ai triché avec le RSI (régime social des indépendants), mais au bout du compte je considère que j’ai eu de la chance.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Votre activité était donc déclarée, donc vous payiez des impôts ?
Mme Rosen Hicher. Oui. Aujourd’hui je milite pour aider les gamines qui sont sur le trottoir, car pour moi qui avais conservé un cadre, cela a été déjà très compliqué. Mais une gamine ne peut pas s’en sortir si elle ne trouve pas sur son chemin une personne, qui a été formée pour cela, qui l’écoute et la prend tout de suite en charge car c’est une personne blessée et détruite qu’il faut reconstruire.
Mme Laurence Noëlle. Un jour, devant une maison magnifique, j’ai pensé qu’il faudrait accueillir ces femmes et ces enfants dans une maison où elles pourraient se ressourcer, où elles seraient protégées, entourées d’un psychologue, d’un psychiatre, d’une assistante sociale et d’un médecin. Elles y feraient une cure, comme celles que l’on propose aux alcooliques.
Si nous ne sommes que deux qui osons parler de la prostitution, c’est que les autres ont encore de graves problèmes psychologiques. Ce n’est pas étonnant, tant la prostitution provoque la destruction de la personne.
Mme Rosen Hicher. Les dégâts sont considérables pour les filles, mêmes celles qui ont abordé la prostitution de manière volontaire. Quant aux 200 prostituées qui s’obstinent à dire que c’est un métier formidable, je ne suis pas d’accord avec elles. Sur cinq femmes autour de moi qui ont choisi librement d’exercer ce métier, je suis la seule à me tenir debout. Les autres sont détruites, et n’ont plus de vie ni d’espoir. Elles se taisent, car une femme qui dit qu’elle est prostituée est considérée comme une délinquante. Il faut en finir avec ce schéma : la prostitution est une violence ; la prostituée n’est pas une délinquante, mais le client, lui, est un délinquant et un prédateur.
Un jour, je me promenais dans les rues de Saintes avec ma fille de 13 ans. L’un de mes clients me téléphone pour me proposer, en échange de 1 000 euros, de prostituer ma fille. J’ai eu envie de le tuer. Mais les autres ? Quand ils trouvent une gamine dans la rue, ces hommes se comportent comme des prédateurs, nous devons en être conscients !
Mme Maud Olivier. Pour vous, les femmes se livrent à la prostitution pour des raisons économiques, et l’idée selon laquelle elles le veulent bien et se prostituent par plaisir est fausse.
Mme Laurence Noëlle. Cette idée arrange tout le monde…
Mme Rosen Hicher. Les femmes se prostituent toujours pour des raisons économiques. Elles commencent parce qu’elles n’ont plus d’argent pour nourrir leurs enfants, et par la suite elles continuent parce qu’elles sont détruites. Les femmes que je connais qui sont sorties de la prostitution ont toutes perdu la garde de leurs enfants. Je suis la seule à avoir réussi, même si cela a été compliqué, à conserver la garde de mes enfants.
Mme Laurence Noëlle. La prostitution est bien un traumatisme, je m’en suis rendue compte en écrivant mon livre et en me retrouvant devant vous. Pourtant j’ai vécu dans une salle de bain, j’ai eu une mère maltraitante, mais la prostitution est un tel traumatisme que je pourrais vivre sur une île déserte. Je suis frigide, j’ai encore envie de boire. En osant parler en public, je prends le risque de recevoir des menaces alors que je suis sortie de la prostitution il y a 28 ans ! Trente ans plus tard, je dois encore faire attention à mes enfants, à ma famille, pour parler au nom des femmes qui restent dans le silence. Où va-t-on ? Pour moi, la prostitution est un traumatisme et rien d’autre. Ce n’est pas un viol, ce sont des viols, et des viols pervers – j’aimerais vous en parler en détail, mais il me faudrait du cran et je pense que vous quitteriez tous la pièce. Ce n’est pas un viol simple mais un acte immonde. Il faut le dire.
Mme Rosen Hicher. L’abrogation de la loi sur le racolage passif doit absolument être votée. Par ailleurs, il faut remettre les choses à leur place, c’est-à-dire cesser de dire que la prostituée est une délinquante et le client une pauvre victime de la société en manque d’affection parce que sa femme ne veut plus. Nous, les prostituées, nous voulons bien puisqu’il nous paie, mais lorsque nous rentrons chez nous, la réalité est plus compliquée. J’ai mis au courant mes six enfants, préférant qu’ils l’apprennent de ma bouche plutôt que de celle de quelqu’un d’autre. Cela a été difficile pour mes quatre fils, mais ils ont pris le problème à bras le corps et ont proposé de m’aider. Quant à ma mère, elle était très aimante et ne m’a pas jugée. J’ai eu beaucoup de chance dans mon malheur, mais pour ces pauvres petites filles, ces jeunes femmes qui sont victimes de réseaux, la vie est épouvantable. Il faut faire quelque chose pour elles. La prostituée, je le répète, n’est pas une délinquante mais une victime.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous en sommes convaincues, et nous considérons que la loi de 2003 sur le racolage allait à l’encontre de ce qu’il convenait de faire. Si nous n’avons pas encore supprimé le délit de racolage, c’est que nous souhaitions présenter une proposition de loi la plus complète et la plus protectrice possible pour les victimes de la prostitution.
Puis-je vous demander, madame Noëlle, de nous raconter comment vous êtes tombée, alors que vous étiez mineure, entre les mains d’un réseau ?
Mme Laurence Noëlle. Les réseaux sont très organisés. Ils chargent des rabatteurs de trouver des filles paumées, à savoir seules ou pauvres. Et cela se passe encore ainsi en Roumanie et dans d’autres pays pour celles qui viennent en France. Ils les enlèvent de force ou menacent de tuer leurs enfants. Moi, lorsque les rabatteurs m’ont trouvée, j’étais à la rue – ma mère m’avait jetée dehors. Comme par hasard, j’ai rencontré un homme qui m’a demandé de venir avec lui. Il était beau et je l’ai suivi.
Je ne cesse de parler d’amour, mais le client est en manque d’amour, la prostituée est en manque d’amour, la société tout entière est en manque d’amour… C’est comme cela qu’il faut poser le problème car si nous nous aimions un peu plus nous-mêmes, nous serions capables d’aimer l’autre et d’entendre ce qu’il a à dire.
Ensuite le rabatteur m’a fait rencontrer des hommes sans, naturellement, me dire qu’il s’agissait de proxénètes. Puis est intervenue une femme d’une quarantaine d’années, que j’admirais énormément et qui est devenue comme une mère pour moi.
Je voudrais insister sur ce point que je n’ai pas mentionné dans mon livre car je ne voulais pas donner matière à débats, mais les proxénètes sont de fins psychologues. Ils savent parfaitement exploiter la vulnérabilité des jeunes filles. Ils sont partout où il y a une vulnérabilité et une fragilité, quelles qu’elles soient, et ils s’en servent. Aujourd’hui ils utilisent une technique très tendance en faisant intervenir des loverboys.
Petit à petit, le piège s’est refermé sur moi. Cette femme qui m’avait prise sous son aile me faisait de nombreux cadeaux. J’étais si contente, je ne savais pas que c’était une maquerelle. Nous étions rue Saint-Denis, où les prostituées font les 3/8. Un jour, cette femme me dit : « Il y a un client qui veut voir tes seins. Allez, ne fais pas ta chochotte ». Cela a été un choc pour moi, mais j’avais déjà été un objet pendant mon enfance, j’ai donc choisi de montrer mes seins pour garder son amour et surtout ne pas me retrouver seule à la rue.
Vous avez raison d’insister sur l’éducation et la prévention. Dans la rue Saint-Denis, qui est une rue à sens unique, lorsque les policiers arrivaient, les prostituées faisaient circuler l’information. Moi, je courais comme une folle car j’avais peur d’aller en prison. À l’époque, je ne savais pas que je pouvais être protégée. Il y a un gros travail à faire en matière de prévention car il n’est pas normal que des personnes qui sont des victimes se retrouvent en prison. Le triangle dramatique de Karpmann – victime, persécuteur et sauveur – s’applique parfaitement à la prostitution. En bref, les réseaux, y compris ceux qui utilisent Internet, sont très organisés.
Mme Rosen Hicher. Ils le sont tellement qu’ils vont jusqu’à préparer les jeunes femmes aux « tournantes ». Ils récupèrent une jeune fugueuse dans la rue et la préparent à se prostituer. Cela commence par des sentiments, puis on lui achète un tas de choses, et un jour on lui demande de faire l’amour avec un copain ou de le faire à trois. Cette préparation dure parfois moins de quinze jours, ensuite la fille est mise sur le trottoir et vendue.
Mme Laurence Noëlle. Les plus fragiles sont ces femmes qui viennent de l’étranger, à qui les réseaux de prostitution ont fait miroiter les charmes de l’occident. Ils font passer une annonce pour une hôtesse : la jeune fille, qui vit dans la pauvreté, veut aider ses frères et sœurs et tombe dans le piège. Les réseaux exploitent la vulnérabilité partout où elle existe.
Mme Maud Olivier. Vous intervenez dans les établissements scolaires pour des actions de prévention. Quels sont les arguments qui fonctionnent auprès des jeunes ? Comment réagissent-ils par rapport à ce que vous leur racontez ?
Mme Laurence Noëlle. Je ne stigmatise pas. Je présente actuellement une exposition de photographies prises par un photographe social et Bernard Lemaître, ex-président du Mouvement du Nid. Dans cette exposition, nous présentons le témoignage de personnes ayant subi différents types de violence. C’est sous cet angle que nous abordons la prostitution.
Parmi les jeunes que nous rencontrons, certains nous disent que les femmes aiment ça ou qu’elles le veulent bien. Cette image est ancrée dans les mentalités depuis de nombreux siècles. Il y a un énorme travail à faire en matière de prévention. J’invite les gens qui pensent que les femmes aiment ça à exercer le métier de prostituée pendant 24 heures. Les bouddhistes disent que pour expliquer le goût de la fraise, il faut manger une fraise. Il en va de même de la prostitution : pour la comprendre, il faut aller sur le trottoir. On dit qu’une épine d’expérience vaut une jungle de conseils, c’est pourquoi j’invite les personnes qui trouvent que la prostitution est géniale à la pratiquer. Et j’invite le réalisateur de cinéma qui disait récemment que se prostituer était le fantasme de toutes les femmes à passer ne serait-ce que 24 heures dans la peau d’une prostituée.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous dites que lorsque vous étiez mineure, vous aviez peur de la police et vous ignoriez que vous aviez droit à une protection. Comment délivrer cette information aux jeunes femmes qui sont enfermées dans la prostitution ?
Mme Rosen Hicher. Je vous répondrai brutalement que c’est en supprimant la notion de culpabilité des prostituées. Le jour où on dira, pendant les informations télévisées ou dans un documentaire, qu’il faut cesser de prendre les prostituées pour des délinquantes et qu’elles ne sont pas des coupables mais des victimes, ce jour-là, les filles qui seront dans la rue ne partiront plus en courant lorsqu’elles verront un képi. Il faudra aussi sensibiliser les personnels de police et de gendarmerie. Je me trouvais récemment à la gendarmerie de Saint-Jean-d’Angély en tant que témoin d’une femme prostituée qui avait été attaquée. J’ai été étonnée d’entendre les gendarmes dire qu’elle était victime et non coupable.
Si demain une loi est votée et que le client est sanctionné, cela aura obligatoirement un effet médiatique et nous arrêterons de prendre les gamines qui sont sur le trottoir pour des délinquantes. Elles seront enfin perçues comme des victimes et les rôles seront inversés. J’ai été cambriolée et j’ai été violée, et les policiers sont arrivés avec le sourire. Pour eux, c’était moi la coupable et non les auteurs des délits.
L’un de mes clients, âgé de plus de 60 ans, m’a confié qu’il se promenait près des lycées et des collèges avec un billet de 100 euros pour acheter des gamines et que cela marchait ! Le jour où nous condamnerons de tels comportements, nous diminuerons de 95 % le nombre des agressions sexuelles et nous empêcherons tous les prédateurs qui traînent dans les rues de faire du mal à nos enfants.
Mme Catherine Quéré. Je connais bien Rosen Hicher pour l’avoir rencontrée à plusieurs reprises. Son expérience m’a émue en tant que femme. Dans le cadre de l’Assemblée des femmes, dont je suis membre, j’ai rencontré Nicole Castioni. Cette jeune femme, qui est devenue députée socialiste franco-suisse, est une ancienne prostituée. Elle nous a expliqué qu’elle était tombée dans la prostitution puis dans la drogue après avoir été violée dans sa jeunesse.
Nous avions déjà beaucoup réfléchi, durant la dernière législature, à la manière d’aider les prostituées. Il en ressort qu’il faut agir sur le client. Contrairement à ce que disent certains, les hommes qui ont recours à la prostitution sont des hommes pervers et brutaux et non le gentil jeune homme qui veut se faire dépuceler ou l’homme qui a réussi sa vie mais dont la femme fait chambre à part. Il faut que les gens le comprennent. J’ai lu comme vous la réflexion de ce cinéaste à propos du fantasme des femmes et je ne peux pas l’accepter.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous avons rédigé un communiqué pour dénoncer de tels propos.
Mme Catherine Quéré. Il faut que la loi sanctionne le client car dès lors qu’il courra le risque d’être sanctionné, les filles seront sauvées.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il nous est fréquemment objecté que dès lors que le client sera pénalisé, la prostitution sera davantage pratiquée en cachette et les filles devront exercer dans des lieux plus difficiles à détecter où la police ne pourra pas prendre les clients en flagrant délit. Cependant, rien ne démontre ces hypothèses, et la Suède, qui a instauré il y a quinze ans la sanction de l’acheteur de services sexuels, constate une diminution de 50 % de la prostitution, mais aussi que les réseaux de traite opèrent moins sur son territoire. Par contre, rien n’y laisse supposer une augmentation de la prostitution en d’autres lieux.
Mme Laurence Noëlle. Soyons cohérents : si nous reconnaissons que la prostitution est une violence, nous devons accepter qu’elle soit interdite. Or c’est bien une violence, au même titre que l’esclavage. Entasser dix jeunes femmes dans une pièce, ce n’est pas une violence ? Récemment on a démantelé un réseau exploitant des jeunes chinoises : comment ne pas interdire une telle pratique ?
Concernant la pénalisation du client, si la prostitution est une violence, il suffit d’étendre aux adultes l’application de l’article 225-12-1 du code pénal qui punit de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait d’obtenir des relations de nature sexuelle de la part d’un mineur en échange d’une rémunération. Si c’est une violence pour les enfants, c’en est une pour les adultes. J’ai abordé le sujet avec des membres de l’Association de lutte contre la prostitution des enfants, plus réservés. Je comprends leur position car j’ai connu cette situation lorsque j’étais adolescente, mais la prostitution est une violence et une atteinte à la dignité de la personne humaine, que l’on ait 15 ans ou 30 ans. Il suffirait d’étendre cette disposition du code pénal aux personnes de plus de 18 ans.
Mme Rosen Hicher. Pour aider et protéger les prostituées, il faut pénaliser les clients, afin d’en réduire le nombre, et accorder aux prostituées le statut de victime. De la même manière que pour protéger les femmes battues, il a fallu condamner les maris violents. Dès lors que nous aurons mis en place la pénalisation du client, nous ne verrons plus ces prédateurs roder autour des écoles ni ces hommes qui nous accostent dans la rue pour nous proposer de l’argent.
Dès lors que les clients seront pénalisés, les jeunes adolescents grandiront avec l’idée qu’on ne peut acheter un corps, et les filles sauront que si on leur propose de se prostituer, elles doivent refuser. Cette évolution des mentalités ne se fera pas en un ou deux ans, mais au fil des années. J’ai expliqué à mes fils que la prostitution était une violence, et je vous garantis qu’ils n’iront jamais voir une prostituée. Après la pénalisation, tout le reste se mettra en place de façon automatique, comme cela s’est produit pour les femmes battues.
Mme Laurence Noëlle. La loi n’empêche pas certains hommes de battre leur femme, mais désormais leur situation est reconnue et des dispositifs ont été mis en place pour leur venir en aide, et il en va de même pour la maltraitance et la pédophilie.
Mme Maud Olivier. Hélas, il y aura toujours des prédateurs, mais je crois profondément que l’interdiction permettra de diminuer le nombre des recours à un acte sexuel rémunéré. Il nous reste à déterminer le degré de pénalisation, qui doit permettre à la police et à la justice de faire leur travail. Pour évoquer ce point, nous recevrons bientôt des représentants de la police.
Nous n’interdirons pas la prostitution mais le fait d’acheter un acte sexuel, ce qui rendra le client responsable de son acte alors que jusqu’à présent il n’avait rien à craindre.
Notre collègue Catherine Quéré a évoqué Nicole Castioni. Son parcours a inspiré une pièce de théâtre, actuellement diffusée dans les lycées, qui montre la façon dont un homme l’a séduite pour la conduire à la prostitution.
Et vous, Madame Noëlle, avez-vous des projets après l’écriture de votre livre ? Envisagez-vous d’en parler dans les milieux éducatifs ?
Mme Laurence Noëlle. Il y a une phrase que je trouve extraordinaire : « Et si c’était la vie qui attendait quelque chose de nous ? » Je ne m’attendais pas du tout à me trouver ici près de vous. Aujourd’hui, j’ai posé une petite pierre pour faire évoluer le monde. Nous ne gagnerons pas sur tous les plans, mais nous devons avancer sur la question du respect de l’être humain.
J’ai « lâché les mains du toboggan » en écrivant ce livre, qui m’a apporté tant de belles choses. Maintenant que j’ai pris ce risque, je poursuis mon combat et je ne ferai pas machine arrière.
Mme Maud Olivier. Je suis très émue de la confiance que vous nous avez témoignée. Vous menez un combat difficile. Nous, membres du groupe de travail, avons une grande responsabilité, celle de ne pas vous décevoir. Ce ne sera pas simple, même face aux bien-pensants qui, même s’ils n’ont jamais eu recours à la prostitution, ont des idées reçues sur cette question. Je vous remercie pour votre courage.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie, Mesdames, d’avoir accepté de témoigner devant nous. Il était essentiel que nous entendions aussi, dans le cadre de ce travail parlementaire, la parole des personnes qui ont été victimes de cet engrenage.
• Protocole additionnel de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants :
https://www.unodc.org/unodc/fr/treaties/CTOC/index.html
• « Convention de Varsovie », entrée en vigueur en France le 1er mai 2008 :
http://conventions.coe.int/Treaty/fr/treaties/Html/197.htm
• Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique signée le 11 mai 2011
http://www.conventions.coe.int/Treaty/FR/Treaties/Html/210.htm
• Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui :
http://www2.ohchr.org/french/law/exploitation.htm
• Directive 2011/36/UE du parlement européen et du conseil, du 5 avril 2011, concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes :
• Résolution du Parlement européen du 6 février 2013 sur l'élimination et la prévention de toutes les formes de violence à l'égard des femmes et des filles en vue de la 57e session de la commission de la condition de la femme des Nations unies :
http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P7-TA-2013-0045+0+DOC+XML+V0//FR
• Résolution de Mme Danielle Bousquet et de M. Guy Geoffroy réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution :
http://www.assemblee-nationale.fr/13/ta/ta0782.asp
• Précarité étudiante en Essonne et échange d’actes sexuels, enquête menée par l’observatoire essonnien de lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes, 2013 :
http://www.essonne.fr/fileadmin/egalite/EFH/Resultats_enquete_prostitution.pdf
• Question parlementaire posée au Parlement européen : Convention des Nations unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui :
http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+WQ+E-2013-006332+0+DOC+XML+V0//FR
• Réponse donnée par Mme Malmström au nom de la Commission européenne :
http://www.europarl.europa.eu/sides/getAllAnswers.do?reference=E-2013-006332&language=FR
1 () Prostitutions : les enjeux sanitaires, rapport établi par Claire Aubin, Danielle Jourdain-Menninger et le Dr Julien Emmanuelli au nom de l’Inspection générale des affaires sanitaires et sociales, décembre 2012.
2 () Karin Werkman : The regulation of prostitution in The Nederlands – analysis, novembre 2012.
3 () Évaluation de l’interdiction de l’achat de services sexuels, publication de presse du ministère de la Justice, 2 juillet 2010, traduction par Mme Florence PAILLARD pour l’Association Mémoire traumatique et Victimologie, octobre 2010.
4 () Protocole additionnel de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants.
5 () Audition par la Délégation le 12 juin 2013, compte rendu joint en annexe au présent rapport.
6 () UNODC, Global report on trafficking in persons, 2009.
7 () International Labor Organization, Action against trafficking in human beings, 2008.
8 () UNODC, The Globalization of Crime. A transnational Organized Crime Threat Assessment, 2010.
9 () Projet de plan d’action national de lutte contre la traite 2011-2013, juillet 2010, cité par le Rapport du GRETA concernant la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains par la France, Strasbourg, 28 janvier 2013.
10 () Directive 011/36/UE du Parlement européen et du conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil.
11 Cet article prévoit notamment que la victime peut obtenir réparation des dommages résultant des atteintes à la personne lorsque les faits « soit ont entraîné une incapacité permanente ou une incapacité totale de travail supérieure à un mois ». Une condition de nationalité française est posée. Une personne étrangère peut être admise au bénéfice de l’indemnisation si « elle est ressortissante d’un État membre de la Communauté économique européenne » ou « en séjour régulier au jour des faits et de la demande. »
12 () L’article L 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit qu’une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » peut être délivrée à l’étranger qui dépose plainte contre une personne qu’il accuse d’avoir commis à son encontre les infractions de traite des êtres humains, et de proxénétisme ou témoigne dans une procédure pénale concernant une personne poursuivie pour ces mêmes infractions, sauf si la présence de cet étranger constitue une menace à l’ordre public.
13 () Mission d’enquête « Un harcèlement institutionnalisé – Les prostituées chinoises et le délit de racolage public – Secrétariat de la commission nationale Citoyen-Justice-Police de la Ligue des droits de l’Homme, mars 2012.
14 () Rhéa Jean : Prostitution : les limites du consentement, publié dans Médiane, magazine philosophique québécois (volume 2, numéro 1, automne 2007), également publié sur Sysiphe.org, octobre 2007.
15 () AVARGUEZ S., Du visible à l’invisible : prostitution et effets-frontières. Vécus, usages sociaux et représentations dans l’Espace Catalan Transfrontalier, Balzac Editeur, Baixac, 2013
16 () Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, signé le 15 novembre 2000.
17 () Charlotta Holmström et May-Len Skilbrei, Prostitution in the Nordic Countries, conference report, Stockholm, octobre 2008.
18 () Max Waltman, « Prohibiting sex purchasing and ending trafficking : the Swedish prostitution law », dans Michigan journal of international law, 2011.
19 () Ces données sont issues d’une enquête menée en 2004 par le Mouvement du Nid sur un échantillon de clients de la prostitution, dont les résultats sont analysés par Claudine Legardinier et Saïd Bouamama dans les clients de la prostitution. L’enquête, Paris, 2006.
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