N° 1793 - Rapport d'information de Mme Chantal Guittet et M. Thierry Mariani déposé en application de l'article 145 du règlement, par la commission des affaires étrangères, en conclusion des travaux d'une mission d'information sur la politique française et européenne vis-à-vis de la Russie




N
° 
1793

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 février 2014

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGÈRES

sur la politique française et européenne vis-à-vis de la Russie

ET PRÉSENTÉ PAR

Mme Chantal GUITTET et M. Thierry MARIANI

Députés

——

SOMMAIRE

___

Pages

INTRODUCTION 9

I. LA RUSSIE : UNE PUISSANCE STABLE, MALGRÉ LES INTERROGATIONS QU’ELLE SUSCITE 11

A. LA PERMANENCE DE SOLIDES FACTEURS DE PUISSANCE 11

1. L’héritage de l’empire des tsars, le territoire 11

2. L’héritage de la superpuissance soviétique 13

a. Le statut international hérité de la victoire de 1945 13

b. La parité de l’armement nucléaire stratégique avec les États-Unis 13

c. La puissance militaire ? 14

3. Les ressources naturelles 17

a. La première puissance énergétique du monde 17

b. Les autres ressources naturelles 19

B. LA NOUVELLE PROSPÉRITÉ RUSSE ET SES LIMITES 19

1. Une situation macro-économique satisfaisante, mais des signes de ralentissement 20

a.Une croissance rapide qui a fait de la Russie une puissance économique significative, dotée d’un revenu par habitant assez élevé 20

b. Le respect des grands équilibres 21

c. Un chômage limité 22

d. L’actualité : une économie en ralentissement 22

2. Un facteur déterminant : la dépendance à la rente énergétique 23

a. Une production d’hydrocarbures qui approche de ses limites ? 23

b. Un contexte énergétique mondial incertain 25

3. Des points forts, mais aussi des faiblesses structurelles 26

a. Les atouts hérités du passé soviétique 27

b. Des exemples convaincants d’intégration à l’économie la plus moderne 28

c. Un système financier assez solide, bien que pas encore « mature » 28

d. Une démographie fragile 29

e. Un taux d’investissement faible pour une économie émergente 31

f. De grands progrès à faire dans la « gouvernance » 31

g. Le problème particulier de la corruption 32

h. Les revers de l’immensité du territoire 32

4. Une interrogation : quelle volonté de réformer l’économie ? 33

C. UN RÉGIME QUI GARDE L’APPUI DE LA MAJORITÉ DES RUSSES 35

1. Une société qui reste en majorité attachée à des valeurs conservatrices et d’ordre 36

a. L’attachement à l’ordre et à un État fort 36

b. Le conservatisme et la relative indifférence aux valeurs démocratiques 37

2. Une contestation forte, mais pas encore d’alternative politique crédible 39

a. Une contestation qui généralement ne vise pas directement le régime 39

b. Les élections de 2011-2012 : le réveil de la contestation politique 40

c. Mais l’absence d’émergence d’une opposition politique crédible 40

3. La réaction à court terme : le durcissement du régime 42

a. La répression des manifestations consécutives aux élections 42

b. Un ensemble de lois discutables 42

c. Les procès d’opposants 44

d. Le harcèlement des défenseurs des droits humains 45

e. La persistance de violations très graves des droits humains, notamment dans le Nord-Caucase 46

f. Mais aussi quelques avancées dans la défense des droits fondamentaux 46

4. Un grand degré d’incertitude sur le moyen terme 47

D. UNE DIPLOMATIE QUI JOUE SUR TOUS LES TABLEAUX 48

1. La relation spécifique avec les États-Unis, élément de statut international 51

2. Le rapprochement avec les autres « émergents » et ses limites 52

a. Le voisinage asiatique 53

b. L’instrumentalisation des « BRICS » 55

3. L’usage politique de la puissance énergétique 57

4. Le voisinage immédiat, priorité constante 59

5. L’Union eurasiatique, une intégration régionale qui reprend partiellement le modèle européen 62

a. Les diverses tentatives d’intégration de l’espace post-soviétique 62

b. La marche vers l’Union eurasiatique 63

c. Une construction manifestement inspirée de la construction européenne 64

d. Mais une construction purement économique et technocratique 65

e. Un processus qui suscite pour le moment des jugements sceptiques 65

6. Quelle priorité à l’Union européenne et aux nations européennes ? 69

II. UNION EUROPÉENNE ET RUSSIE : LA TENTATION DE SE TOURNER LE DOS ? 71

A. LES ANNÉES 1990 ET 2000 : LE GRAND MALENTENDU ? 72

1. Une aide européenne peu efficace et parfois maladroite ? 72

2. L’établissement d’un « partenariat » au contenu ambitieux, mais aux réalisations incertaines 74

3. La persistance du réflexe de « refoulement » de la Russie 75

4. Une difficulté structurelle à établir des relations Union européenne-Russie ? 78

B. UNE RÉALITÉ, L’INTERDÉPENDANCE ÉNERGÉTIQUE 79

1. Une interdépendance inscrite dans les faits 79

a. La Russie, premier fournisseur d’hydrocarbures de l’Union européenne 79

b. L’Union européenne, premier marché d’exportation des hydrocarbures russes 81

c. L’interdépendance commerciale globale qui en résulte 81

d. Le réseau de pipelines : une interdépendance inscrite dans la durée 82

2. Une interdépendance que les deux parties cherchent à réduire 83

a. L’Union européenne à la recherche de sources d’énergie plus diversifiées 84

b. La Russie à la recherche de débouchés à l’est 85

C. AUJOURD’HUI : UNE CONFRONTATION FIGÉE SUR QUELQUES PROBLÈMES BIEN IDENTIFIÉS 86

1. La question du cadre juridique des relations 86

a. Accord global ou accords sectoriels ? 87

b. Une autre difficulté : quel rôle pour l’Union eurasiatique dans la négociation avec l’Union européenne ? 88

2. Les relations économiques au nœud de la confrontation 88

a. Le différend sur l’application du « troisième paquet énergie » de l’Union européenne aux gazoducs de Gazprom 89

b. Les différends commerciaux 90

3. Une rivalité géopolitique qui se poursuit aux confins des deux entités 92

4. Les « valeurs » : une image dégradée de la Russie et un vrai déphasage des opinions 93

a. La dégradation rapide de l’image de la Russie en Europe 93

b. Un décalage croissant quant aux valeurs 95

c. Les engagements pris par la Russie et leurs conséquences 95

5. Un différend moins difficile, dont la résolution dépend de celle des autres points de blocage : la question des visas 96

D. UN PARTENARIAT QUI RÉPOND POURTANT AUX INTÉRÊTS DE LONG TERME DE L’UNION EUROPÉENNE 98

1. Une rivalité qui devrait s’apaiser dans le « voisinage commun » des deux partenaires 98

a. Des perspectives d’élargissement de l’Union qui s’estompent 98

b. Une Russie qui a réduit sa dépendance logistique vis-à-vis des pays du « voisinage commun » 99

2. Des complémentarités indéniables 100

3. Des intérêts de long terme qui convergent 101

III. LA FRANCE ET LA RUSSIE : UN PARTENARIAT POLITIQUE À RELANCER 103

A. UNE RELATION ANCRÉE DANS L’HISTOIRE 103

B. L’ACTUALITÉ : LA MAUVAISE IMAGE DE LA RUSSIE EN FRANCE 103

C. L’INTENSITÉ DE LA CIRCULATION DES HOMMES 105

1. La Russie, premier pays pour les demandes de visas français 105

2. La Russie, première source d’adoption internationale pour la France en 2012 106

D. DES ÉCHANGES ÉDUCATIFS ET CULTURELS TOUJOURS DENSES 107

1. Une langue française toujours attractive en Russie 107

2. Le réseau éducatif et culturel français en Russie 108

3. L’attrait de la France pour les étudiants russes 109

4. Les initiatives communes dans le domaine de la culture 110

E. UNE COOPÉRATION INSTITUTIONNELLE SOLIDE 110

F. DES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES DYNAMIQUES 111

1. Un commerce bilatéral qui s’est rapidement développé 111

2. Des coopérations solides dans les hautes technologies et les domaines de souveraineté 113

3. Des flux d’investissement à rééquilibrer 114

a. La France, troisième investisseur en Russie 114

b. Des investissements russes en France encore faibles, mais en forte croissance 115

c. Des investisseurs russes mal accueillis ? 115

G. DES POINTS DE CONVERGENCE DANS LA CONCEPTION DES RELATIONS INTERNATIONALES, MAIS QUELLE VISION STRATÉGIQUE ? 116

1. Des points de convergence dans la conception des relations internationales 116

2. Des divergences dédramatisées 117

3. Mais quelle priorité à la relation avec la France pour les dirigeants russes ? 119

a. Une « relation spéciale » qui s’étiole 119

b. La priorité actuelle de la Russie en Europe : l’Allemagne 120

4. Et quelle stratégie française vis-à-vis de la Russie ? 121

CONCLUSION 123

PRINCIPALES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION 127

TRAVAUX DE LA COMMISSION 129

ANNEXE : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURS 137

INTRODUCTION

Selon une formule du président russe Vladimir Poutine prononcée en 2005, « l’effondrement de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle ». Ce propos rend compte d’une réalité : il y a vingt ans, la Russie a vécu tout à la fois un effondrement économique – son produit intérieur brut a chuté de 45 % entre 1990 et 1998 – et la fin d’un empire territorial – les frontières de la fédération de Russie sont celles de l’empire russe au XVIIIème, voire parfois au XVIIème siècle, trois siècles d’expansion ont été effacés.

La Russie a fait preuve d’une réelle capacité à surmonter ses difficultés et à retrouver assez rapidement la croissance. Après une période de libéralisation de l’économie et de privatisations conclue par une crise financière sans précédent en 1998, la fédération de Russie a retrouvé le chemin de la croissance dans les années 2000 suite à la dépréciation du rouble et grâce à la hausse des prix du pétrole et à une reprise en main de l’économie par l’État. Vingt ans après la fin de l’URSS, la Russie, assise sur des richesses naturelles qui en font objectivement la première puissance énergétique du monde, connaît une embellie économique et est redevenue une puissance avec laquelle il faut compter.

Le régime politique russe actuel n’est certes pas irréprochable sur le plan du respect des procédures démocratiques et des droits de l’homme, mais semble, pour le moment, garder l’appui de la majorité de la population.

Sa diplomatie est marquée par la volonté de retrouver le statut international perdu, qui implique notamment de disposer d’une sphère d’influence, mais est également pragmatique et sait profiter habilement des atouts et des faiblesses de ses partenaires. Cette politique de puissance, incarnée par le président Vladimir Poutine, trouve son pendant à l’intérieur du pays dans la recentralisation du pouvoir et un large retour à une conception traditionnelle de capitalisme d’État. « Héritière d’une diplomatie redoutée mais affaiblie depuis la chute de l’URSS, la Russie ambitionne de retrouver son rang de grande puissance », résume M. Jacques Lévesque, enseignant à l’université́ du Québec à Montréal (Le Monde diplomatique n° 716).

Aux lendemains de la fin de l’URSS, la politique de la Russie a été totalement tournée vers l’Occident et en particulier l’Europe : la Russie en attendait un soutien financier dont elle avait un besoin vital, mais surtout y voyait un modèle pour son développement économique et politique. Mais l’Union européenne était encore marquée par les réflexes antérieurs de « refoulement » de l’URSS et profondément divisée sur l’attitude à avoir vis-à-vis de la nouvelle Russie.

Les deux entités ne sont donc pas parvenues à établir un partenariat satisfaisant, malgré une interdépendance économique très forte notamment dans le domaine de l’énergie. Leurs relations continuent à connaître des moments de crispation, comme on le voit aujourd’hui avec la crise ukrainienne.

Et pendant ce temps, la diplomatie russe a diversifié ses angles d’attaque, en prenant en compte le déplacement du centre de gravité du monde vers l’Asie -Pacifique et en n’hésitant pas à se montrer parfois offensive. La Russie a également su valoriser son statut d’économie émergente, ainsi que sa puissance énergétique. Pour reprendre les mots du chercheur Thomas Gomart, l’Europe est passée du statut de modèle à celui de concurrent politique de la Russie et, si elle est encore un partenaire nécessaire, la relation avec elle ne semble plus suffire à la Russie.

Malgré cette situation, vos rapporteurs en sont convaincus, l’Union européenne et la Russie sont complémentaires et ont des intérêts convergents dans le long terme, ce qui justifierait un partenariat apaisé.

La France doit jouer un rôle pour apaiser les relations entre l’Union européenne et la Russie. Nous avons la chance d’entretenir avec ce pays une tradition d’amitié ancrée dans l’histoire et la culture. Nous avons aussi des échanges économiques dont le développement est récent mais qui sont très dynamiques et mutuellement profitables, car ils comprennent des partenariats dans des domaines de haute technologie, voire régaliens. Enfin, nous avons avec la Russie un dispositif très dense de coopération institutionnelle au plus haut niveau. Tout cela permet aux deux pays de surmonter sans trop de dommages les désaccords internationaux parfois majeurs qu’ils peuvent avoir – on pense bien sûr à la crise syrienne.

Pour autant, nous devons aussi être conscients que la France a souvent eu une perception peu précise des enjeux de la relation franco-russe. Par ailleurs, l’Allemagne a développé depuis quelques années des relations très fortes avec la Russie, en particulier dans le domaine économique.

Dans ce contexte, le maintien d’une relation politique riche avec la Russie implique de la part de la diplomatie française un effort sérieux de réflexion sur nos intérêts et nos priorités. Cela demande aussi que, sans être complaisants à l’endroit du régime russe, nous prêtions attention à la détérioration de l’image de la Russie en France, et symétriquement de l’image de la France en Russie, car cette tendance ne peut que nuire à la densité et à la qualité des relations bilatérales.

I. LA RUSSIE : UNE PUISSANCE STABLE, MALGRÉ LES INTERROGATIONS QU’ELLE SUSCITE

Avec la dissolution de l’URSS en décembre 1991, la Russie a de fait perdu en grande partie l’immense empire continental édifié par les tsars, puis le régime soviétique. Elle a connu de plus un véritable effondrement économique dans les années 1990. Vingt ans après, la Russie apparaît pourtant comme une « puissance surnageante », selon la formule de M. Hubert Védrine. De son passé impérial et soviétique, elle a conservé quelques attributs de la superpuissance qu’elle n’est plus. Elle a aussi retrouvé une certaine prospérité, qui assure, malgré la contestation montante, la popularité relative du régime en place.

La pérennité de cette prospérité, largement fondée sur la rente pétrolière et gazière, et de ce régime suscitent certes des interrogations. Mais, pour l’heure, la situation de la Russie lui donne les moyens d’une diplomatie de puissance assez classique, que l’on peut juger peu tournée vers l’avenir et peu « constructive », mais qui en fait un partenaire incontournable dans le jeu international.

A. LA PERMANENCE DE SOLIDES FACTEURS DE PUISSANCE

La fin de l’URSS a peut-être été la « plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle », selon la formule précitée de M. Vladimir Poutine, la Russie n’en a pas moins gardé de son passé impérial puis soviétique des atouts de puissance inestimables.

1. L’héritage de l’empire des tsars, le territoire

La Russie a conservé la plus grande part du territoire de l’URSS – 17 millions de km2 sur 22 millions –, même s’il faut bien voir que la fin de l’URSS a ramené la Russie, sur ses frontières occidentales, à sa situation du milieu du XVIIIème siècle, avant le règne de Catherine II, voire parfois à sa situation du XVIIème siècle :

– le rattachement définitif de Kiev (aujourd’hui capitale de l’Ukraine indépendante) à l’empire russe remontait à 1686 ;

– celui des rives de la Baltique, comprenant les territoires actuels de l’Estonie et d’une grande partie de la Lettonie, a été acté en 1721 ;

– c’est dans le dernier tiers du XVIIIème siècle que la Russie, avec les partages successifs de la Pologne et les victoires contre l’empire Ottoman, a pris le contrôle de ce qui allait devenir les territoires de l’Ukraine occidentale et méridionale, du Belarus et de la Lituanie, tout en commençant à coloniser les contreforts septentrionaux du Caucase et à exercer un protectorat sur la Géorgie, qui sera annexée en 1801. La conquête des régions caucasiennes et de l’Asie centrale s’est poursuivie au XIXème siècle.

La Russie actuelle détient plus de 11 % des terres émergées du monde et reste le pays le plus vaste, loin devant le Canada, les États-Unis et la Chine (qui tous les trois approchent les 10 millions de km2).

Cet immense territoire place la Russie aux confins de l’Europe occidentale, mais aussi du Moyen-Orient et de l’Asie orientale. Elle jouxte donc deux des foyers majeurs de l’activité économique – en 2013, l’Union européenne continue à générer près de 19 % du PIB mondial, mesuré en parité de pouvoir d’achat, et l’Asie en génère désormais 35 % (1) –, ainsi que la région du monde qui reste l’épicentre de la plupart des tensions internationales.

Au nord, la Russie est bordée par l’océan Arctique, espace qu’elle considère comme stratégique et dont elle revendique le contrôle en partie. Cet océan va de fait devenir de plus en plus important, compte tenu d’une part des ressources minérales de ses fonds marins, d’autre part des effets du réchauffement climatique.

C’est en effet dans l’Arctique que se trouvent les principales opportunités de développement futur de la production gazière de la Russie, comme on y reviendra. Et, avec la réduction de la calotte polaire, la question de la route maritime du nord, qui relierait plus directement les grands ports de l’Europe du nord à ceux d’Asie orientale, est posée :

– durant l’été 2012, pour en illustrer l’intérêt pour la marine marchande, les Russes ont fait circuler un méthanier sur cet itinéraire logeant leurs côtes septentrionales, qui n’est aujourd’hui pas encore pertinent pour un commerce régulier (l’incertitude reste trop grande sur l’ouverture du passage et sa durée), mais pourrait le devenir – le trafic y est en augmentation constante depuis 1998 et on a décompté 71 passages en 2013, représentant 3,7 millions de tonnes de fret ;

– en septembre 2013, un groupe naval important (une dizaine de bâtiments menés par un croiseur nucléaire) a été déployé pendant près d’un mois dans l’Arctique, ce qui représentait un déploiement militaire exceptionnel pour la zone. Cela n’est évidemment pas anodin…

La carte ci-après rappelle l’insertion de la Russie dans l’espace géographique et les grands axes qui la traversent ou la longent, ou pourraient le faire.

Les projets de réinsertion de la Russie dans la dynamique mondiale

2. L’héritage de la superpuissance soviétique

a. Le statut international hérité de la victoire de 1945

Parmi les attributs de la puissance que la Russie a reçus en héritage de l’Union soviétique, il y a d’abord le statut international tel qu’il a été fixé en 1945 – en particulier, l’appartenance au groupe des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, dotés du droit de veto.

b. La parité de l’armement nucléaire stratégique avec les États-Unis

Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont aussi devenus, on le sait, les cinq puissances nucléaires « traditionnelles », dont deux, les États-Unis et l’Union soviétique, s’étaient lancées dans une course aux armements forcenée qui les a conduites à développer des arsenaux nucléaires énormes et à peu près équivalents.

La Russie, ayant conservé l’arsenal soviétique, a veillé, malgré ses difficultés économiques et budgétaires énormes des années 1990, à maintenir une forme de parité avec les États-Unis dans ce domaine. La modernisation de l’armement nucléaire reste aujourd’hui une priorité. Dans un article récent (2), Mme Isabelle Facon rapporte la satisfaction du président Poutine du fait que la part des nouveaux missiles dans cet arsenal soit passée de 13 % à 25 % de 2008 à 2012 et ses annonces quant à l’équipement d’ici 2020 de dix régiments supplémentaires de nouveaux missiles ; d’ici à 2020, plus de 400 missiles intercontinentaux et huit nouveaux sous-marins stratégiques devraient être mis en service.

Il est évidemment assez difficile de connaître le nombre d’armes nucléaires détenues par les différents pays, mais, si l’on recoupe les évaluations, il apparaît que les États-Unis et la Russie conserveraient chacun plus de 2 000 têtes nucléaires opérationnelles (et environ 10 000 en comptant celles qui ne sont pas directement placées sur des lanceurs), quand ce nombre serait au maximum de 300 pour chacune des autres puissances nucléaires avérées (Chine, France, Royaume-Uni, Inde, Pakistan, Israël et Corée du Nord, qui a tout au plus une poignée d’armes).

Dès les années 1960, les deux superpuissances avaient également développé un dialogue exclusif sur la limitation de ces arsenaux. Ces négociations dites « SALT » puis SALT 2 », puis « START », qui ont débouché sur une série de traités bilatéraux successifs, se sont poursuivies entre les États-Unis et la Russie après 1991, même si elles ont dès lors suscité moins d’attentes et de craintes que n’en suscitaient les discussions américano-soviétiques à l’apogée de la Guerre froide. C’est ainsi avec la Russie que les États-Unis ont signé en 1993 le traité « START 2 », qui n’a jamais été appliqué du fait des divergences des deux puissances sur la défense anti-missile, puis en 2002 le traité « SORT », enfin en avril 2010 le « nouveau traité START », ces traités prévoyant des réductions successives et paritaires des arsenaux stratégiques des deux parties.

Tant pour les moyens disponibles que pour la diplomatie particulière que leur existence entraîne, la Russie s’inscrit donc dans l’exacte continuité de la superpuissance soviétique en ce qui concerne l’armement nucléaire.

c. La puissance militaire ?

L’attachement au nucléaire qui caractérise la Russie répond sans doute à des considérations de statut international, mais aussi à un sentiment de vulnérabilité des forces conventionnelles.

C’est un domaine où, pourtant, la Russie a aussi hérité des moyens gigantesques développés par l’URSS. Mais, après l’échec de l’Union soviétique finissante en Afghanistan dans les années 1980, les premières années de la nouvelle Russie ont été marquées par les guerres de Tchétchénie, qui ont montré les limites de la puissance militaire russe.

On sait que la première de ces guerres (1994-1996), destinée à mettre fin à la volonté d’indépendance de la république de Tchétchénie, s’est terminée par une défaite russe (les Tchétchènes ayant repris leur capitale, Groznyï, et l’accord de paix consécutif consacrant leur indépendance de fait – la question de l’indépendance de droit étant renvoyée à des négociations futures). La seconde guerre, engagée en 1999, a certes donné la victoire militaire aux Russes, mais à un prix très élevé. Les chiffres sont discutés, mais il semble que 12 000 soldats russes environ aient péri dans ces deux guerres et entre 100 000 et 300 000 civils ; la Tchétchénie a été totalement détruite et de multiples crimes de guerre ont été commis. Le modus vivendi qui a été trouvé ensuite repose sur une très large autonomie de la Tchétchénie, où l’ordre est désormais maintenu par les autorités locales, avec les méthodes pour le moins critiquables que l’on sait.

En 2008, la guerre russo-géorgienne, même si elle a débouché sur une victoire facile contre un adversaire qui était faible, a été l’occasion de constater de multiples faiblesses de l’armée russe en action.

Comme on peut le voir sur le tableau et le graphique qui suivent, la Russie, dont l’effort de défense s’était réduit dans les années 1990 faute de ressources budgétaires, s’est engagée depuis 1999, c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir de M. Vladimir Poutine, dans une politique active d’équipement et de modernisation militaires, qui a été amplifiée à partir de 2008.

Les dix premiers budgets militaires du monde et leur évolution

En milliards de dollars constants (de 2011)

1992

2002

2007

2012

Évolution 2012/1992 (en %)

Évolution 2012/2002 (en %)

Évolution 2012/2007 (en %)

États-Unis

489

446

604

669

36,7

49,9

10,7

Chine

25

53

97

158

522,5

198,3

62,6

Russie

72

40

62

91

25,5

126,1

46,6

France

69

63

66

63

- 9

- 0,4

- 4,7

Royaume-Uni

56

53

60

60

7,6

12,4

- 1

Japon

53

61

61

59

12,9

- 2,4

- 2,2

Arabie Saoudite

22

26

45

54

145,7

112,1

19,8

Allemagne

65

50

46

49

- 24,8

- 2,9

5,6

Inde

17

29

37

48

187,5

69,1

31,6

Italie

36

44

40

36

- 1,7

- 17,9

- 10,1

Source : site Internet du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

Sur les dix dernières années (2002-2012), le budget militaire russe a plus que doublé (+ 126 %). Parmi les grands pays militaires, seule la Chine a consenti une augmentation plus forte de son budget, qui a triplé sur la période. Sur les cinq dernières années, le constat est similaire.

Les dépenses militaires annuelles de la Chine, de la Russie, de la France et du Royaume-Uni depuis 20 ans

(en milliards de dollars constants)

Source : graphique élaboré à partir des données du site Internet du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

Ce graphique, qui retrace les dépenses militaires de quatre des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (celles du cinquième membre, les États-Unis, restant sans commune mesure, à plus de 600 milliards de dollars en fin de période), montre bien :

– la croissance exponentielle des dépenses militaires de la Chine, désormais bien supérieures à celles de la Russie ;

– la forte reprise des dépenses militaires de la Russie dans la décennie 2000, avec une accélération ces dernières années ;

– la stagnation sur le moyen terme, voire le déclin tendanciel dans le cas de la France, des dépenses des deux puissances militaires d’Europe occidentale, désormais dépassées – du moins pour le niveau des dépenses – par la Russie.

En termes d’effectifs, les forces armées (et paramilitaires) russes se sont stabilisées aux alentours de 1,5 million de personnels – contre 5 millions au temps de l’URSS –, soit à peu près le niveau des États-Unis, mais nettement moins que la Chine et l’Inde.

La mise en œuvre de budgets militaires en forte croissance a accompagné en Russie une profonde réforme des forces armées à partir de 2008. Cependant, les jugements sont mitigés sur les résultats de cette réforme, dont l’un des objectifs, la professionnalisation totale de ces forces avec l’abandon de la conscription, est pour le moment suspendu (par crainte de problèmes de recrutement et dans un contexte où l’opinion publique reste largement attachée au service militaire, malgré les abus auquel il donne lieu aux dépens des appelés).

Mme Isabelle Facon note à cet égard, dans l’article précité : « de nombreux experts sont néanmoins sceptiques sur le bilan, à ce jour, de la réforme et sur l’efficacité de l’outil militaire en train d’émerger. Ils mettent en avant les écueils sur lesquels la réforme bute objectivement – des blocages au sein de l’industrie d’armement aux problèmes de recrutement en passant par la difficulté à transformer le système de formation et d’éduction militaire… Ce constat est d’ailleurs partagé par Vladimir Poutine qui a admis que "la qualité recherchée n’a pas atteint partout le niveau idéal" ».

Alors que la capacité de projection apparaît de plus en plus comme un critère déterminant de l’appartenance au « club » des grandes puissances militaires, le même auteur observe que la présence internationale de l’armée russe reste limitée : une participation à la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden ; l’appui apporté à l’opération européenne au Tchad en 2008-2009 ; la réalisation d’exercices internationaux (notamment avec la Chine en 2005, le Belarus en 2009, mais aussi la France, le Royaume-Uni et les États-Unis dans le cadre des exercices annuels antiterroristes FRUKUS).

Quant à la présence permanente de troupes russes à l’étranger, elle reste essentiellement centrée sur les anciennes républiques soviétiques. Au-delà, le point d’appui naval de Tartous en Syrie est un peu une exception, la Russie ayant renoncé en 2001 aux bases qu’elle avait héritée de l’URSS au Vietnam et à Cuba.

3. Les ressources naturelles

a. La première puissance énergétique du monde

La Russie peut être qualifiée de première puissance énergétique mondiale.

● Le pétrole

Russie et Arabie Saoudite se disputaient ces dernières années la place de premier producteur mondial de pétrole. Momentanément au premier rang en 2009 et 2010, la Russie s’est à nouveau fait dépasser en 2011 et 2012 par l’Arabie Saoudite. Avec une production de 526 millions de tonnes pour ce dernier exercice, soit 12,8 % de la production mondiale, la Russie vient donc juste derrière l’Arabie Saoudite (qui a fait 13,3 % de la production mondiale) (3).

En termes de réserves, cela dit, l’essentiel semble se trouver toujours au Moyen-Orient : la Russie ne détiendrait que 5 % environ des réserves mondiales prouvées de pétrole, contre 48 % qui seraient localisées au Moyen-Orient.

● Le gaz

Pour ce qui est du gaz, les deux premiers producteurs mondiaux sont depuis longtemps la Russie et les États-Unis, qui se disputent la première place. Depuis 2009, les seconds ont pris l’avantage sur la première, grâce à l’exploitation massive des gaz « non conventionnels » (gaz de schiste, de houille…), qui assurent désormais plus de la moitié de la production américaine. En 2012, cette production a représenté 20,4 % du total mondial, contre 17,6 % pour la production russe, qui approche les 600 milliards de m3.

Pour ce qui est des réserves prouvées de gaz naturel, fin 2012, la Russie serait plus ou moins à égalité avec l’Iran – chacun des deux pays détenant environ 18 % du total mondial –, devant le Qatar (13 % du total) et le Turkménistan (9 %). Cela dit, ces données doivent être envisagées avec prudence, car elles varient fortement d’une année sur l’autre au gré des découvertes et ne tiennent pas compte des réserves « non conventionnelles », qui pourraient être bien plus considérables (mais restent encore plus incertaines tant s’agissant de leur importance que de la possibilité de les exploiter effectivement : tout dépendra de l’évolution des techniques, des coûts et, parfois, de l’opinion publique…).

● Les autres sources d’énergie

La Russie reste également un producteur significatif de charbon, avec une extraction de 168 millions de tonnes en 2012, qui la place au sixième rang mondial (avec 4,4 % de la production mondiale). Surtout, elle détiendrait 18 % des réserves mondiales, juste derrière les États-Unis (28 %).

La Russie est enfin un producteur important d’énergie nucléaire, le troisième au monde (derrière les États-Unis et la France), et d’énergie hydro-électrique, avec le cinquième rang mondial (derrière, dans l’ordre, la Chine, le Brésil, le Canada et les États-Unis). Le potentiel nucléaire de la Russie, qui remonte à l’URSS, est assis sur des gisements qui assurent au pays le cinquième rang mondial dans la production d’uranium (en 2008).

Globalement, selon les statistiques de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur le commerce des « fuels » – mot que l’on peut traduire par « combustibles » ou « carburants » – en 2011, la Russie a exporté pour 341 milliards de dollars de combustibles, soit 10,8 % des exportations mondiales (en valeur). La Russie apparaît ainsi comme le premier exportateur mondial de produits combustibles, devant l’Arabie Saoudite. On peut aussi voir sur cette statistique la dépendance de la Russie au commerce des hydrocarbures, qui représentent les deux tiers de ses exportations.

Les principaux exportateurs mondiaux de combustibles en 2011

 

Part dans les exportations mondiales de combustibles (%)

Part des combustibles dans les exportations du pays (%)

Russie

10,8

65,4

Arabie Saoudite

9,2

80,1

États-Unis

4,1

8,7

Canada

3,7

25,6

Iran

3,4

82,8

Norvège

3,4

67,8

Émirats Arabes Unis

3,2

36

Nigeria

3,2

87,8

Koweït

3,1

93,5

Qatar

2,7

75,9

Source : site Internet de l’OMC, Statistiques du commerce international 2012.

b. Les autres ressources naturelles

La Russie a également d’immenses ressources de minerais métalliques et autres matières premières. En 2012, elle a été le 5ème producteur mondial d’or, avec près de 8 % de la production mondiale, et le 8ème de cuivre, avec un peu plus de 4 % de la production mondiale. D’après des données un peu plus anciennes, la Russie était en 2008 le 1er producteur mondial de vanadium (40 % de la production mondiale), de platine et métaux du même groupe (palladium et rhodium – 28 % de la production mondiale), de diamants (22 % de la production mondiale) et de nickel (19 % de la production mondiale), le 2ème producteur mondial de potasse, d’aluminium et de tungstène (4), etc.

Il faut enfin dire un mot du potentiel agricole et plus généralement végétal, qui est immense. La Russie a ainsi la plus grande superficie forestière du monde et est un acteur majeur du marché mondial : elle était en 2011 le 2ème producteur mondial et 1er exportateur de grumes, le 4ème producteur et 2ème exportateur de produits sciés (5). De même, pour ce qui est des potentialités agricoles, la Russie est le 5ème pays au monde pour la surface arable disponible par habitant (chiffre de 2009) (6).

B. LA NOUVELLE PROSPÉRITÉ RUSSE ET SES LIMITES

Après une décennie 1990 catastrophique, la décennie 2000 a été en Russie une période de forte croissance, qui a permis de rétablir le niveau de vie de la population et d’assurer les grands équilibres macro-économiques. Pour autant, la situation actuelle de ralentissement de l’économie russe conduit à s’interroger sur ses fondamentaux et, en particulier, son degré de dépendance à la rente pétrolière et gazière – donc, à l’inverse, sa capacité à développer des secteurs économiques compétitifs hors hydrocarbures.

1. Une situation macro-économique satisfaisante, mais des signes de ralentissement

a. Une croissance rapide qui a fait de la Russie une puissance économique significative, dotée d’un revenu par habitant assez élevé

Entre 2000 et 2008, le taux annuel de croissance de l’économie russe a été en moyenne de 7 %. Et, si la crise financière de 2008 a été sévèrement ressentie, elle a aussi été surmontée : la récession a été de 7,8 % en 2009, mais ensuite la croissance a repris sur un rythme élevé, bien que ralenti par rapport aux années d’avant la crise : en 2010 et 2011, elle a été supérieure à 4 %. Cette évolution a permis à la Russie de retrouver un statut économique de puissance moyenne. Comme le montre le tableau ci-dessous, le PIB russe global n’était plus que le 23ème au monde, derrière plusieurs petits pays européens, en 1993 ; en 2013, la Russie est la 8ème économie mondiale.

Classement des pays par l’importance de leur PIB au taux de change courant

 

1993

2003

2013

1

États-Unis

États-Unis

États-Unis

2

Japon

Japon

Chine

3

Allemagne

Allemagne

Japon

4

France

Royaume-Uni

Allemagne

5

Italie

France

France

6

Royaume-Uni

Chine

Brésil

7

Chine

Italie

Royaume-Uni

8

Canada

Canada

Russie

9

Espagne

Espagne

Italie

10

Mexique

Mexique

Inde

11

Brésil

Corée du Sud

Canada

12

Corée du Sud

Inde

Australie

13

Pays-Bas

Brésil

Espagne

14

Australie

Pays-Bas

Mexique

15

Inde

Australie

Corée du Sud

16

Suisse

Russie

Indonésie

17

Turquie

Suisse

Turquie

18

Argentine

Suède

Pays-Bas

19

Taïwan

Belgique

Arabie Saoudite

20

Belgique

Taïwan

Suisse

21

Suède

Turquie

Suède

22

Autriche

Autriche

Norvège

23

Russie

Indonésie

Pologne

Source : élaboré à partie de la base de données du FMI (World Economic Outlook Database, édition d’avril 2013).

Cela dit, il convient d’être conscient que cette remontée spectaculaire de la Russie dans le classement des économies semble tenir largement aux fluctuations de la valeur de sa monnaie. Les années 1990 ont été des années d’hyperinflation et de dépréciation constante du rouble, mais il semble, du moins si l’on s’en tient aux statistiques du Fonds monétaire international (FMI), que la réalité de la production russe, évaluée en parité de pouvoir d’achat par rapport à celle des autres pays, ait été moins affectée : dans cette optique, comme on le voit sur le tableau ci-après, la Russie, 6ème économie mondiale aujourd’hui (et devançant notamment la France), aurait déjà occupé ce rang en 1993…

Classement des pays par l’importance de leur PIB en parité de pouvoir d’achat

 

1993

2003

2013

1

États-Unis

États-Unis

États-Unis

2

Japon

Chine

Chine

3

Allemagne

Japon

Inde

4

Chine

Allemagne

Japon

5

France

Inde

Allemagne

6

Russie

Royaume-Uni

Russie

7

Italie

France

Brésil

8

Royaume-Uni

Italie

Royaume-Uni

9

Inde

Russie

France

10

Brésil

Brésil

Mexique

Source : élaboré à partie de la base de données du FMI (World Economic Outlook Database, avril 2013).

Si l’on regarde maintenant le revenu par habitant, on constate que le PIB par habitant en Russie devrait être, selon les statistiques du FMI, proche de 15 000 dollars en 2013. À titre de comparaison, ce montant est estimé à 43 000 dollars pour la France. Ce niveau de PIB classe la Russie dans le haut des pays à revenu intermédiaire ; il est proche de ceux observés dans plusieurs pays de la partie orientale de l’Union européenne (notamment la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Hongrie et la Croatie) ou dans les pays latino-américains les plus avancés, tels que le Chili et l’Uruguay, et très supérieur à celui des pays les plus pauvres de l’Union européenne (avec un PIB par habitant de 8 600 dollars en Roumanie et 7 400 en Bulgarie).

b. Le respect des grands équilibres

La croissance rapide des années 2000, fondée largement, on y reviendra, sur l’essor des exportations d’hydrocarbures, a permis à la Russie de s’assurer une situation enviable d’excédents financiers, car le pays n’a pas dépensé tous les gains accumulés ces dernières années :

– la balance commerciale est structurellement excédentaire, l’excédent ayant atteint 195 milliards de dollars, soit 9,7 % du PIB, en 2012 ; l’excédent du compte des transactions courantes représente quant à lui 4,1 % du PIB ;

– les réserves de change s’établissaient en août 2013 à 510 milliards de dollars, la Russie étant à cet égard au 4ème rang mondial derrière la Chine, le Japon et l’Arabie Saoudite ;

– la dette publique est faible (elle représente 10 % du PIB environ) et le budget fédéral a connu un excédent en 2011 et a été proche de l’équilibre en 2012.

c. Un chômage limité

Le taux de chômage était officiellement en Russie de 6,1 % en 2011 et 5,3 % en 2012. En fait, compte tenu de sa démographie (voir infra), la Russie est devenue une terre d’immigration en masse de travailleurs venus des anciennes républiques soviétiques, en particulier d’Asie centrale. Le chômage est toutefois très variable et reste élevé dans certaines zones.

d. L’actualité : une économie en ralentissement

Alors que l’économie russe, comme on l’a dit, avait bien repris en 2010 et 2011 après la crise financière, un net ralentissement se fait sentir dans la période la plus récente : la croissance, supérieure à 4 % en 2010 et 2011, est tombée à 3,4 % pour 2012 et 1,5 % en 2013.

Cette évolution s’inscrit, comme on y reviendra, dans un contexte de ralentissement de la production d’hydrocarbures, qui a soutenu l’économie dans la dernière décennie. Ce ralentissement serait également lié, selon M. Evgueni Gavrilenkov, économiste en chef à la Sberbank, à une baisse de la production agricole en 2012 (pour des raisons météorologiques), mais ne concernerait pas l’industrie, dont certaines branches ont connu l’an passé une croissance à deux chiffres (7).

Au-delà de ces éléments sectoriels, la croissance russe semble être, de plus en plus, portée par la consommation privée, dont le dynamisme a été lié en 2012 à l’augmentation rapide des salaires réels (en hausse de près de 8 % sur cet exercice), mais aussi à une très forte expansion des crédits aux particuliers (qui ont augmenté de 39 % en 2012 !). Or, ce type de croissance ne pouvait pas durer éternellement, d’autant qu’elle s’est accompagnée d’une inflation qui s’est accélérée depuis l’été 2012 et aura été de l’ordre de 6,5 % pour 2013. Sans surprise, la performance médiocre enregistrée finalement en 2013 pour la croissance est principalement liée à une décélération de l’augmentation des salaires réels et du crédit, entraînant un moindre dynamisme de la consommation. Autre facteur, assez inquiétant : la stagnation de l’investissement, malgré les très gros besoins en matières d’infrastructures.

Il est enfin à observer que le rouble s’est nettement déprécié depuis quelques mois : du 20 mai 2013 au 31 janvier 2014, il a perdu 15 % de sa valeur par rapport à l’euro. Il faut toutefois noter que cette évolution n’est pas propre à la Russie, mais a touché d’autres économies émergentes, dont les devises ont souvent plus perdu de terrain que le rouble : sur la même période et toujours face à l’euro, la roupie indienne a reculé de 16 %, le rand sud-africain et le real brésilien de 19 %, la roupie indonésienne de 20 %, la livre turque de 22 %, sans même parler du peso argentin, qui s’est déprécié de près de 38 %. Même la monnaie chinoise s’est légèrement dépréciée sur la période (de 3 %). Cette crise monétaire, dont le facteur de déclenchement a été une annonce de la Réserve fédérale américaine sur un possible resserrement de sa politique monétaire et qui s’est amplifiée début 2014, traduit la fragilité de la croissance et les déséquilibres de certaines économies émergentes, dont, dans une certaine mesure, celle de la Russie.

2. Un facteur déterminant : la dépendance à la rente énergétique

La croissance rapide de l’économie russe dans les années 2000 a très clairement été permise par les exportations d’hydrocarbures et les performances de cette économie devraient durablement rester liées à ce secteur. Sur les dix plus grandes entreprises russes, on comptait (en 2010) cinq compagnies pétrolières et/ou gazières (les autres étant soit dans l’extraction minière et la métallurgie de première transformation, soit dans les activités de réseau, banque et téléphonie). Les hydrocarbures apportent la moitié ou presque des ressources du budget fédéral et, comme on l’a vu, les deux tiers des recettes à l’export.

Cette situation conduit nécessairement à s’interroger sur la poursuite de cette croissance, d’une part parce que la production russe d’hydrocarbures semble s’approcher d’un palier, d’autre part parce que la possibilité d’exporter à bon prix ces hydrocarbures – en particulier le gaz – pourrait être remise en cause dans un marché mondial dont l’avenir est incertain.

a. Une production d’hydrocarbures qui approche de ses limites ?

La production pétrolière russe a très fortement augmenté au début des années 2000 : elle est ainsi passée de 2001 à 2007 de 348 millions de tonnes à 497 millions (8), soit une croissance annuelle moyenne supérieure à 6 %.

Mais depuis lors, l’évolution est plus lente : après des années 2008 et 2009 de stagnation de la production, ce qui peut s’expliquer par la crise économique, la croissance de celle-ci a repris à un rythme ralenti en 2010, 2011 et 2012, avec un taux moyen de 1,7 % par an.

Quant à la production gazière, également en croissance forte jusqu’au milieu des années 2000, elle a été fortement impactée en 2009 – année de la crise financière, mais aussi de la plus grave crise gazière russo-ukrainienne, accompagnée de coupures d’approvisionnement – et est juste revenue en 2011-2012 aux niveaux de 2007-2008.

Le graphique ci-après montre bien le ralentissement progressif de la production des hydrocarbures par rapport au rythme d’augmentation que l’on constatait au début des années 2000.

Évolution de la production pétrolière et gazière de la Russie

(en millions de tonnes, millions de tonnes équivalent pétrole pour le gaz)

Source : graphique élaboré à partir de données extraite de la BP Statistical Review of World Energy, juin 2013.

Le gouvernement russe a réagi au ralentissement de la production, d’une part en allégeant un peu la fiscalité sur les exportations d’hydrocarbures (en octobre 2011), d’autre part en multipliant les partenariats avec les grandes compagnies pétrolières étrangères pour développer les gisements off-shore.

Mais ces mesures ne peuvent régler les problèmes structurels de la production russe d’hydrocarbures, à savoir l’éloignement grandissant des lieux de production et la difficulté croissante des conditions d’exploitation. L’essentiel de la production pétrolière et plus encore gazière provient désormais de Sibérie occidentale (« Bakou III » et Tioumen). Quant aux réserves inexploitées, elles sont essentiellement off-shore et de plus dans des mers généralement très hostiles (océan Arctique ou mer d’Okhotsk), comme on peut le voir sur la carte ci-après.

La production dans des régions de plus en plus éloignées, dans des conditions climatiques et techniques de plus en plus difficiles, avec des transports sur des distances croissantes, entraîne des coûts financiers importants, qui en limitent la rentabilité, mais aussi des coûts écologiques considérables.

Greenpeace a chiffré à 20 000 par an les fuites dans le réseau russe d’oléoducs, du fait de sa vétusté. Selon une estimation moyenne, ces fuites pourraient répandre dans la nature de l’ordre de 5 millions de tonnes de pétrole par an (1 % de la production russe). En 2011, près de 300 000 tonnes auraient été déversées accidentellement dans l’océan Arctique…

Source : carte extraite de l’Atlas géopolitique de la Russie, éditions Autrement, 2012, avec l’aimable autorisation de M. Pascal Marchand.

b. Un contexte énergétique mondial incertain

Par ailleurs, le contexte général est celui d’un marché mondial assez incertain, du fait de l’explosion de la production de gaz et de pétrole « non conventionnels » dans certaines zones, principalement l’Amérique du Nord.

Alors que les prix du gaz étaient traditionnellement (et normalement) voisins dans les différentes aires géographiques, la situation a complétement changé en moins de cinq ans et le gaz est désormais trois fois moins cher aux États-Unis qu’en Europe. Mais, même si le marché du gaz est moins flexible que celui du pétrole, compte tenu des problèmes de transport et de stockage et du souci de sécurité d’approvisionnement, qui favorise la passation de contrats à moyen terme, ces écarts pourraient se réduire pour plusieurs raisons : il existe des moyens techniques de rendre le commerce du gaz plus flexible (avec la liquéfaction) et l’état du marché du gaz impacte d’autres marchés énergétiques, notamment celui du charbon, que les États-Unis exportent massivement vers l’Europe depuis deux ans et qui remplace le gaz (russe) dans les centrales électriques…

Pour ce qui est du pétrole, une étude toute récente (9) envisage la possibilité que, d’ici 2017, les États-Unis en (re)deviennent le premier producteur mondial, grâce à la valorisation de leurs gisements non conventionnels, et que les cours internationaux soient divisés par deux.

Or, la croissance économique russe et l’équilibre du budget fédéral du pays, dont la moitié des recettes sont fondées sur les hydrocarbures, dépendent des cours des produits énergétiques. Une analyse classique porte d’ailleurs sur le prix du baril du pétrole qui assure l’équilibre budgétaire russe. Il semble que ce prix d’équilibre doive être de plus en plus élevé : il aurait doublé de 2007 à 2012, où il a été évalué à 110 dollars environ, d’où un risque croissant pour les finances publiques russes en cas de retournement du marché des hydrocarbures.

Certes, l’impact potentiel des variations des cours du pétrole et du gaz sur l’équilibre budgétaire russe, et plus généralement la situation économique du pays, serait sans doute atténué, en régime de changes flottants, par les fluctuations du rouble. Comme l’observe M. Evgueni Gavrilenkov, économiste en chef à la Sberbank, une chute des prix internationaux du pétrole (exprimés en dollars) – la même chose valant sans doute pour le gaz – entraînerait une dépréciation du rouble qui en atténuerait l’effet interne. Il en conclut qu’une chute du cours du baril de pétrole aux alentours de 80 dollars n’entraînerait ni effondrement économique, ni grave crise budgétaire (le déficit public serait contenu à 3 % du PIB) (10).

Il n’en demeure pas moins qu’entre une dépendance croissante de l’État russe à un niveau élevé du prix des hydrocarbures et une incertitude croissante quant aux marchés, les risques augmentent.

3. Des points forts, mais aussi des faiblesses structurelles

Outre la puissance énergétique, qui est le principal moteur de l’économie russe, mais aussi, on l’a vu, une source d’interrogations, cette économie peut compter sur de solides atouts structurels, qui n’apparaissent cependant pas suffisants pour garantir son succès si des réformes considérables ne sont pas conduites.

a. Les atouts hérités du passé soviétique

L’économie soviétique était certes très peu efficace et a fini par s’effondrer, mais il reste de cette période quelques atouts dont profite la Russie.

On peut citer le niveau réputé bon du système scolaire, qui s’est maintenu malgré la crise budgétaire des années 1990, et donc le bon niveau de qualification de la main d’œuvre. Dans le fameux classement « PISA » (11) de l’OCDE dans sa version de 2012, les élèves russes obtiennent des scores moyens, un peu en deçà de ceux des jeunes Français sur les différentes compétences testées, mais parfois un peu meilleurs que ceux des jeunes d’autres pays occidentaux, par exemple un peu plus élevés que ceux des jeunes Américains, Suédois ou Israéliens en mathématiques.

Il y a également le maintien de quelques points forts industriels, généralement en lien avec l’ancien complexe militaro-industriel : l’armement, bien sûr, mais aussi le nucléaire civil et l’espace, notamment. Dans ces domaines, l’offre russe est clairement compétitive au niveau mondial.

En matière d’armements, la Russie reste ainsi le deuxième exportateur mondial. Le récent rapport remis par le Gouvernement au Parlement, au titre de l’exercice 2013, sur les exportations françaises d’armements estime à 12 % la part russe du marché mondial sur la période 2006-2011, loin derrière les États-Unis (part de marché estimée à 48 %), mais devant le Royaume-Uni et la France. D’après des déclarations récentes, les livraisons de l’Agence russe d’exportations de matériels militaires devraient représenter plus de 13 milliards de dollars en 2013, ce qui correspond au maintien de cette part de marché.

Dans l’industrie nucléaire civile, l’opérateur russe Rosatom est très présent à l’international. Impliqué dans 28 chantiers de centrales dans le monde (dont 9 en Russie), Rosatom revendique un carnet de commandes de 66,5 milliards de dollars à l’international (12). En 2013, Rosatom a signé un accord avec l’entreprise finlandais Fennovoima sur la conception d’une centrale en Finlande et une éventuelle prise de participation, ainsi qu’un partenariat avec l’entreprise britannique Rolls-Royce en vue de la construction éventuelle d’un réacteur au Royaume-Uni. La capacité de Rosatom à pénétrer les marchés de pays développés engagés depuis longtemps dans l’industrie nucléaire démontre la compétitivité et la sécurité de sa technologie.

Dans le domaine spatial, le maintien d’un très haut niveau de technologie et de compétitivité de l’offre russe est notamment illustré par le succès du lanceur Soyouz, qui est utilisé depuis cinquante ans mais a évidemment connu d’importantes évolutions techniques. Plus de 1 700 Soyouz ont été tirés, avec un taux de réussite de 98 %. Le lanceur est notamment utilisé pour le ravitaillement et la relève des équipages de la Station spatiale internationale. Depuis 2011, il est déployé à Kourou dans le cadre d’un accord avec Arianespace.

b. Des exemples convaincants d’intégration à l’économie la plus moderne

Sans doute du fait de la tradition d’excellence universitaire qui y existe notamment dans les sciences « dures », la Russie a obtenu quelques résultats dans les nouvelles technologies (même s’il reste manifestement beaucoup à faire). Le pays a ainsi développé ses propres outils Internet, tels que le moteur de recherche Iandex et le réseau social VKontakte, qui dominent le marché local, la part des entreprises américaines bien connues dans le secteur étant très minoritaire.

Des clusters sont développés avec un certain succès – dans la continuité des « villes de science » issues de l’époque soviétique. On peut citer le projet Skolkovo, lancé en 2010 pour développer une ville nouvelle dédiée à l’innovation, dont les ambitions sont grandes : cinq clusters dédiés aux diverses technologies de pointe, un « technoparc », une université, une ville qui pourrait accueillir plus de 30 000 personnes… Le fait est cependant que ce projet semble avoir pris du retard et qu’un audit de la Chambre des comptes de Russie à l’automne 2012 a révélé des dysfonctionnements dans la fondation chargée du projet : sous-utilisation des subventions fédérales accordées et détournements.

La région de Kalouga, au sud de Moscou, est un autre exemple souvent cité pour montrer la capacité de la Russie à développer une industrie compétitive, en l’espèce dans des secteurs plus traditionnels. Deux clusters sont consacrés à Kalouga à la pharmacie et à l’automobile. La production automobile de la région dépasse désormais 200 000 véhicules par an ; trois groupes automobiles européens y ont investi (Volkswagen, Volvo et PSA), ainsi que divers équipementiers internationaux.

c. Un système financier assez solide, bien que pas encore « mature »

Dans une publication récente (13), M. Olivier de Boysson, économiste de la Société générale, observe que « le système bancaire russe s’est considérablement renforcé au cours de la dernière décennie [et a] passé sans dommage le test de la crise internationale de 2008 (…). Les banques [russes] ont pu réduire rapidement leurs engagements externes, ce qui les place aujourd’hui dans une position de robustesse relative ».

Ce secteur bancaire affiche effectivement une excellente santé financière, au moins apparente, avec des bénéfices élevés : plus de 32 milliards de dollars en 2012. Il a progressivement été soumis à partir des années 2000 à des règles prudentielles et comptables plus exigeantes, tandis que le nombre d’établissements était divisé par deux et que l’expansion du crédit rendait compte du développement de l’économie financière. C’est ainsi que le ratio des en-cours de crédits au secteur privé rapportés au PIB est passé de 10 % environ jusqu’à la fin des années 1990 à près de 50 % aujourd’hui (48,5 % en 2012 selon les données de la Banque mondiale).

Un ratio à ce niveau rend cependant encore compte d’un degré assez modeste de financiarisation de l’économie : ce ratio dépasse généralement 100 % dans les pays développés (en 2012, 116 % en France, 192 % aux États-Unis…) et même certains pays émergents (132 % en Chine). Le niveau atteint en Russie n’est pas très éloigné de celui constaté dans plusieurs autres grandes économies émergentes, par exemple l’Inde (ratio à 51,5 %), l’Indonésie (35 %) ou le Brésil (68 %).

L’auteur précité relève également, toutefois, plusieurs faiblesses structurelles, outre ce degré encore limité de financiarisation de l’économie : le faible accès des PME au crédit ; corrélativement la forte concentration des crédits sur quelques grands comptes, d’où des risques accrus en cas de défaillance de l’un d’entre eux ; un manque relatif de financements à long terme ; le développement encore plus faible du secteur financier non bancaire ; corrélativement, le fait que les grandes entreprises exportatrices de matières premières préfèrent se financer en devises sur les marchés internationaux (avec le risque de change que cela entraîne si le rouble se déprécie)…

Même s’il connaît une certaine concentration, le secteur bancaire reste également très fragmenté, avec encore près de mille établissements.

d. Une démographie fragile

Avec 143 millions d’habitants, soit 2 % de la population mondiale, la Russie est au neuvième rang des pays les plus peuplés, derrière la Chine, l’Inde, les États-Unis, l’Indonésie, le Brésil, le Pakistan, le Nigeria et le Bangladesh.

Au regard de l’immensité du territoire russe, cette population apparaît cependant assez faible. Elle est en outre très inégalement répartie.

Surtout, son évolution suscite des inquiétudes. Du début des années 1990 à 2008, elle a régulièrement diminué, du fait de la conjonction d’une mortalité très élevée, d’une faible natalité et des mouvements migratoires : dans les années 1990, la Russie a été un pays d’émigration.

Depuis 2008, la population est de nouveau en (très légère) augmentation : la mortalité a un peu reculé, la natalité s’est redressée – l’indice synthétique de fécondité, tombé à 1,16 enfant par femme en 1999 (point bas) étant revenu à près de 1,7 en 2012 – et les Russes ont cessé de quitter en nombre leur pays, tandis qu’en moyenne annuelle 300 000 migrants environ rentrent légalement en Russie, en provenance le plus souvent des anciennes républiques soviétiques.

Même si la mortalité reste anormalement élevée pour un pays ayant le niveau de développement de la Russie (du fait de problèmes bien connus : alcool, drogue, accidents, violence…), les projections démographiques sont donc devenues moins pessimistes et anticipent une certaine stabilité de la population russe à moyen terme.

Le graphique ci-après montre les fortes évolutions connues par la natalité et la mortalité en Russie au cours des dernières décennies. On y voit clairement l’impact du délitement puis de l’effondrement du système soviétique à la fin des années 1980 et au début des années 1990. L’ampleur de cet impact, en particulier sur la natalité, qui a été divisée par deux en quelques années, ne peut sans doute pas être imputée intégralement aux très grandes difficultés économiques de la période et à l’effondrement de l’État-providence soviétique ; cette ampleur atteste que grand nombre de Russes ont sans doute vécu la période comme une sorte de catastrophe morale.

Le redressement de la natalité dans la décennie 2000 s’inscrit dans un contexte de croissance économique forte, on l’a dit, mais a aussi été favorisé par une politique nataliste délibérée, avec en particulier l’instauration de fortes primes à la naissance du deuxième et du troisième enfants dans les familles.

L’évolution des taux de natalité et de mortalité en Russie

Le rétablissement de la natalité en Russie n’est pas suffisant pour assurer une croissance naturelle de la population et a peu de chances de l’être dans les années qui viennent, où les jeunes femmes en âge d’avoir des enfants seront issues des « classes creuses » des années 1990.

L’avenir démographique de la Russie repose donc largement sur l’immigration. Une dizaine de millions d’étrangers vivraient en Russie, dont un tiers seulement en situation régulière. Mais cette immigration qui provient notamment des anciennes républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale suscite de fortes réactions xénophobes, encore illustrées en octobre 2013 par les émeutes violentes qui ont secoué la banlieue moscovite de Birioulevo après le meurtre présumé d’un jeune Russe par un immigré venu du Caucase.

e. Un taux d’investissement faible pour une économie émergente

La Russie n’investit sans doute pas assez pour son avenir : selon les estimations du FMI, l’investissement total ne représenterait en Russie, en 2012, que 24,5 % du PIB, ce qui est certes plus que dans les grands pays développés, où ce taux dépasse rarement 20 %, mais est en deçà des grands pays asiatiques (ce taux étant de 28 % en Corée du Sud, de 35 % en Inde et en Indonésie et de 47 % en Chine).

Des personnalités auditionnées par vos rapporteurs ont de surcroît fait état de la crainte qu’en cas de difficultés budgétaires dues à un amoindrissement des recettes tirées de l’exportation des hydrocarbures, ce ne soient les investissements publics dans les infrastructures et la modernisation de l’économie qui soient les premiers sacrifiés : ils risquent d’apparaître moins prioritaires que les dépenses militaires, dans le contexte actuel de réaffirmation de la puissance russe (voir infra), et que les dépenses sociales, dont le niveau garantit la base électorale du pouvoir en place.

f. De grands progrès à faire dans la « gouvernance »

La « gouvernance » à tous les niveaux, qu’il s’agisse du fonctionnement des administrations ou de la gestion des entreprises, n’est pas encore aux meilleurs standards.

Une longue tradition bureaucratique a manifestement laissé des marques, même s’il faut relever des progrès récents. Dans le classement de la Banque mondiale sur « la facilité de faire des affaires » de 2014, qui s’efforce de mesurer l’adéquation de l’environnement réglementaire des pays à la création et au développement des entreprises à partir d’indicateurs concrets (nombre, durée et coût des procédures administratives, principalement), la Russie ressort ainsi en forte progression : elle est passé en un an du 112ème au 92ème rang (sur 189), ce qui la place toujours derrière certains des autres grands pays émergents (Thaïlande, Afrique du Sud, Mexique, Turquie…), mais devant la Chine (96ème), le Vietnam, le Brésil (116ème), l’Indonésie et l’Inde (134ème).

Il reste cependant du chemin à faire pour atteindre la 50ème place de ce classement en 2015 et la 20ème en 2018, objectifs fixés par le président Vladimir Poutine.

Quant à la gestion des entreprises, celle des plus grandes est sans doute désormais assez proche de celle de leurs homologues occidentales, mais le tissu des entreprises moyennes et PME reste considéré comme assez faible.

g. Le problème particulier de la corruption

La corruption est difficile à mesurer, comme tout comportement illicite. Elle est souvent niée, y compris par les entreprises étrangères présentes en Russie.

Mais le fait est que, dans le classement 2013 de la corruption perçue établi par l’ONG Transparency International, la Russie occupe une médiocre 127ème place sur 177, ce qui la classe loin derrière la plupart des autres grands pays émergents : à titre d’exemple, dans ce classement, le Brésil et l’Afrique du Sud sont ex-aequo à la 72ème place, la Chine est à la 80ème place, l’Inde à la 94ème, la Thaïlande à la 102ème, le Mexique à la 106ème, l’Indonésie à la 114ème et le Vietnam à la 116ème.

La corruption est désormais, sous la pression de l’opinion, une préoccupation ouvertement assumée par le pouvoir, avec récemment quelques affaires retentissantes, telles que le limogeage en novembre 2012 du ministre de la défense Anatoli Serdioukov et de deux vice-ministres, ou encore l’arrestation en avril 2013 d’un ancien vice-ministre de l’agriculture. Cela dit, les condamnations pénales de hauts responsables restent rares ; dans l’affaire du ministère de la défense, elles n’ont concerné pour le moment que des hauts fonctionnaires.

Dans l’autre sens, le pouvoir est classiquement accusé d’instrumentaliser la lutte contre la corruption et les détournements pour faire condamner ses adversaires politiques, comme M. Alexeï Navalny (14).

h. Les revers de l’immensité du territoire

L’immensité de l’espace russe accroît tous les problèmes que l’on pourrait dire d’« aménagement du territoire ». Elle rend plus criantes les conséquences du sous-investissement dans les infrastructures depuis plusieurs décennies. En dépit de l’immensité du territoire, le nombre de kilomètres des routes russes équivaut à celui de la France.

Les circulations restent donc difficiles dans ce territoire, ce qui entretient de fortes inégalités territoriales. La Russie a hérité de l’époque soviétique de nombreuses villes mono-industrielles, ou « mono-villes », initialement développées autour d’un combinat industriel. À l’heure où certaines de ces activités restent très compétitives, mais où d’autres ne le sont plus du tout, cette spécialisation géographique contribue aux inégalités de revenu et de chômage entre les territoires. Quant au développement de la Russie depuis vingt ans, il est centré d’une part sur la capitale et quelques grandes villes, d’autre part sur les zones d’extraction du pétrole et du gaz, laissant largement pour compte les autres espaces.

4. Une interrogation : quelle volonté de réformer l’économie ?

Globalement, la compétitivité de l’économie russe reste insuffisante. Selon l’indice global de compétitivité du Forum économique mondial de Davos, dans sa dernière édition (septembre 2013), la Russie serait la 64ème  économie (sur 148) pour la compétitivité, ce qui la classe en queue des grandes économies émergentes : parmi les BRICS, la Chine occupe la 29ème place de ce classement, suivie par l’Afrique du Sud (53ème), le Brésil (56ème) et l’Inde (60ème), la Russie venant donc après.

La monographie consacrée à la Russie dans le rapport accompagnant ce classement relève plusieurs points forts de l’économie russe : le bon état des finances publiques ; le haut niveau du système éducatif ; son très large marché domestique ; des infrastructures jugées plutôt bonnes. Mais elle pointe aussi plusieurs faiblesses : l’insuffisance de la concurrence (avec une politique inefficace en la matière et des restrictions aux investissements étrangers) et l’inefficacité des marchés ; la médiocrité des institutions publiques ; le manque de confiance dans les institutions financières ; le faible niveau d’adaptation aux évolutions technologiques…

La modernisation de l’économie est affichée comme une priorité majeure des dirigeants actuels. Le 31 janvier 2012, MM. Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev ont exposé un « plan gouvernemental de performance 2018 » comportant des orientations et des objectifs très ambitieux : augmentation du niveau d’investissement, priorité à l’amélioration de la productivité pour créer 25 millions d’emplois « modernes », mesures en faveur des nouvelles technologies, amélioration des infrastructures et accès universel à Internet haut débit d’ici 2018, généralisation de l’« e-administration », ouverture accrue à l’investissement international, lutte contre la corruption, etc. L’objectif affiché était de retrouver durablement un taux de croissance de 5 %.

Mais certains rappellent que, déjà en 2004 et 2008, lors des précédentes échéances électorales, des plans de même nature avaient été présentés solennellement et suivis de peu d’effets…

De manière générale, le scepticisme est grand parmi les économistes quant à la volonté de modernisation économique du pouvoir russe.

Dans les dernières années, celui-ci semble surtout avoir cherché à renforcer son contrôle de l’économie, ce qui n’est sans doute pas le meilleur moyen de la développer. La part du secteur public dans l’économie s’est renforcée depuis dix ans. Dans la production pétrolière, il est passé depuis 2000 de 10 % à 40 % (15) et la Russie a adopté en 2008 une loi qui restreint les investissements étrangers dans les « entreprises stratégiques », situées dans les secteurs de l’extraction, de l’aérospatiale, de la pêche, du nucléaire, etc. : interdiction des prises de participation majoritaires et régime d’autorisation pour les participations minoritaires au-delà d’un certain seuil.

Dans ces conditions, l’impact de l’entrée de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en août 2012 est très discuté. Par exemple, M. Yves Zlotowski met en doute les calculs économiques de la Banque mondiale sur les gains de PIB que cela entraînerait pour la Russie en soulignant les « caractéristiques particulières » de l’économie russe : son caractère rentier, la fragilité du secteur manufacturier et l’absence d’« avancées concrètes en matière de climat des affaires, malgré les discours récurrents sur ce thème de l’ex-président Medvedev » (16).

D’après des calculs de M. Sergueï Gouriev, recteur de la Nouvelle école d’économie de Moscou, certains secteurs de l’économie russe pourraient connaître en conséquence de cette adhésion des gains de production importants, voire très importants : production de métaux non-ferreux et sidérurgie, chimie et pétrochimie… Mais d’autres, comprenant notamment les industries légères, la mécanique ou les transports aérien et maritime, verraient leur activité régresser car non-compétitive (17).

Quant à une éventuelle adhésion de la Russie à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), à laquelle le pays a posé sa candidature dès 1996 et qui est en négociation depuis 2007, elle n’est toujours pas à l’ordre du jour, faute de progrès suffisants sur la libéralisation de l’économie et l’État de droit.

Dans ce contexte général, on ne doit pas s’étonner que lors du dernier Forum économique mondial de Davos, en janvier 2013, les débats sur la Russie aient eu une tonalité assez négative, avec la présentation – par des experts tels que M. Sergueï Gouriev, précité, ou M. Alexeï Koudrine, ancien ministre des finances – de trois scénarios d’avenir peu encourageants pour la Russie :

– l’un mettant l’accent sur l’augmentation probable des inégalités régionales ;

– le second, envisageant une baisse des cours mondiaux des hydrocarbures, dans lequel la réponse la plus probable de l’exécutif russe serait un renforcement de son emprise sur l’économie et le recul des investissements dans les infrastructures et la modernisation ;

– le dernier, envisageant au contraire un prix élevé des hydrocarbures, dans lequel cette situation aurait surtout pour effet de dispenser l’exécutif russe de trop de réformes…

C. UN RÉGIME QUI GARDE L’APPUI DE LA MAJORITÉ DES RUSSES

M. Vladimir Poutine est de fait à la tête de l’exécutif russe depuis 1999, ayant succédé à M. Boris Eltsine. Président durant deux mandats de 2000 à 2008, il s’est, pour se conformer à la Constitution, contenté de 2008 à 2012 du poste de premier ministre, cédant momentanément la place à M. Dmitri Medvedev. En mars 2012, M. Poutine a été réélu président dès le premier tour des élections, avec officiellement plus de 63 % des suffrages, et M. Medvedev est redevenu son premier ministre.

Le professeur Jean-Robert Raviot présente ainsi, dans un article récent (18), la mise en place de ce qu’on peut appeler le « système Poutine » à partir de 1999 : « une démocratie à parti dominant [le parti Russie unie, qui gagne toutes les élections] s’installe. Non compétitive, elle est régie et administrée de la base au sommet par le parti du pouvoir qui monopolise la ressource administrative. La recentralisation prive les féodalités régionales, et leurs chefs, très influents dans les années 1990, de leur autonomie politique. Les barons les plus puissants doivent prêter allégeance au Kremlin. Enfin, au cours du second mandat de V. Poutine [2004-2008], les hauts responsables de l’exécutif – gouvernement et administration présidentielle – font une entrée massive dans les directoires et conseils d’administration des grands groupes russes. L’autonomie politique des principaux dirigeants industriels et financiers, qui a caractérisé les années 1990 dont les "oligarques" furent le symbole, est réduite à néant. Intérêts politiques et économiques sont désormais étroitement imbriqués dans des jeux d’alliance au sein de holdings, corporations d’État et autres structures juridiques complexes. Une nouvelle "korpokratoura" apparaît qui, à la manière de l’ancienne "nomenklatoura" soviétique, est contrôlée par le sommet de l’État et détient collectivement les leviers de commande du pouvoir politique et des prérogatives économiques et financières ».

On le voit, ce tableau peu engageant n’empêche toutefois pas M. Jean-Robert Raviot de qualifier la Russie actuelle de « démocratie administrée » ou de « démocratie non compétitive » : une démocratie, parce qu’il s’y déroule à échéances régulières des élections disputées (dont les résultats ne sont pas écrits d’avance, quelles que soient les fraudes), mais sans que l’alternance y soit pour le moment envisageable. Car, a expliqué M. Raviot devant vos rapporteurs, le parti au pouvoir se définit comme seul apte à exercer ce pouvoir ; il est tout simplement le « parti du pouvoir ».

D’autres interlocuteurs de vos rapporteurs n’ont pas hésité à qualifier le régime actuel de régime autoritaire, mais en soulignant qu’il n’est certainement pas autocratique : même si la personnalité du président Vladimir Poutine le pousse à se mettre en avant et s’il peut s’appuyer sur une réelle popularité (voir infra), il doit en permanence composer avec les différents groupes d’intérêts qui soutiennent et constituent le régime.

Ce régime suscite une contestation persistante, mais celle-ci paraît à court terme hors d’état de le renverser et d’ailleurs la majorité de l’opinion, globalement très conservatrice, semble se satisfaire de la situation présente. C’est dans ce contexte que la Douma peut depuis un an multiplier des lois généralement qualifiées, hors de Russie, de répressives et/ou réactionnaires. Mais à plus long terme, l’incertitude est grande sur l’avenir politique de la Russie.

1. Une société qui reste en majorité attachée à des valeurs conservatrices et d’ordre

M. Jean-Robert Raviot, dans son article précité sur le « système Poutine », emploie pour le définir le terme de « contrat social néo-soviétique », qu’il résume ainsi : grâce à la rente pétrolière et gazière, « l’État garantit la stabilité politique, restaure l’image dégradée de la puissance russe et redistribue les revenus de la rente énergétique ».

Or, il est probable qu’une grande partie, même actuellement une majorité, de l’opinion publique russe adhère à ce « contrat social », car cette opinion est globalement conservatrice, attachée aux valeurs d’ordre et peu mobilisée par la défense des libertés.

a. L’attachement à l’ordre et à un État fort

Des sondages effectués en 2011-2012 par le centre Levada et rapportés dans un article (19) de son directeur Lev Goudkov sont très significatifs quant aux valeurs de la société russe : interrogés sur le meilleur système politique, 35 % des sondés se prononcent (en février 2011) pour le retour au système soviétique, 26 % pour le système politique présent du pays et 20 % seulement pour une démocratie à l’occidentale.

Ce sondage ayant été réitéré annuellement depuis 1996, on constate que la nostalgie du système soviétique a tendanciellement diminué (dans les années 1997-2003, c’était le régime préféré de plus ou moins 45 % des sondés), mais au profit d’une adhésion accrue au système présent « poutinien » (en 1998, à la fin de la « période Eltsine », le système en place ne recueillait que 5 % d’adhésions, taux qui a ensuite constamment augmenté pour atteindre un maximum de 36 % en 2008). L’adhésion à la démocratie occidentale, quant à elle, a plutôt diminué au cours des années 2000…

« Quel est pour vous le meilleur système politique ? Soviétique (celui qui a précédé les années 1990), actuel ou une démocratie sur le modèle occidental ? »

Source : graphique extrait de « Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe », éditions du Cherche-Midi.

S’agissant du système économique le mieux adapté à la Russie, 50 % à 60 % des personnes interrogées – de manière constante dans des sondages effectués par le centre Levada de 2001 à 2012 – optent pour la planification et la gestion étatiques, contre seulement 30 % à 35 % pour le marché et la propriété privée.

b. Le conservatisme et la relative indifférence aux valeurs démocratiques

Interrogés dans le même cadre sur les principales attentes de la population russe, 49 % des sondés mettent en avant le bien-être matériel et 20 % le maintien de l’ordre dans la société, la protection des droits et libertés n’arrivant qu’en troisième position, à 10 %.

Il est de même intéressant d’observer les réponses à la question : « Qu’est-ce qui vous déplaît le plus dans l’action du pouvoir actuel ? ». Ce d’autant plus que ce sondage remonte à octobre 2012 et est donc postérieur aux élections discutées et à la phase de contestation de 2011-2012. Avec la possibilité de réponses multiples, 48 % des sondés mettent en avant la corruption et 45 % les résultats insuffisants dans la lutte contre la pauvreté et l’injustice sociale. Viennent ensuite des préoccupations voisines sur l’économie et le « pillage des biens de l’État », puis – mais avec déjà des scores beaucoup plus faibles – des préoccupations plutôt conservatrices, voire nationalistes et xénophobes (trop de tolérance pour l’afflux de représentants d’autres cultures, trop de soumission du pouvoir aux volontés de l’Occident, un patriotisme insuffisant…). Enfin, la question des libertés démocratiques et de la censure n’est mentionnée que par 8 % des sondés, celle des tendances autoritaires et totalitaires du pouvoir que par 7 %...

D’autres études d’opinion portant sur la confiance dans les institutions mettent en lumière la popularité du Président – qui apparaît intuitu personae comme l’institution qui suscite la plus grande confiance – et le conservatisme de la société, qui place sa confiance dans des institutions telles que l’armée et l’Église, mais se défie beaucoup plus des institutions censées incarner les valeurs démocratique, telles que la Douma et la justice, peut-être, il est vrai, parce que, vu leur fonctionnement, ces institutions ne jouent pas le rôle qui devrait être le leur…

La confiance des Russes dans les différentes institutions

Source : German Marshall Fund, Transatlantic Trends, Key Findings 2012.

Les auditions de vos rapporteurs à Paris et à Moscou ont également confirmé le conservatisme dominant de l’opinion publique russe. Sur les questions sociétales, plusieurs de leurs interlocuteurs ont estimé que l’on devait comparer la Russie à la France d’avant 1968. La rencontre avec des personnalités russes n’a pas infirmé ce jugement. Compte tenu de l’actualité française du début de 2013, à savoir la loi sur le mariage pour tous, vos rapporteurs ont entendu des propos très négatifs sur cette évolution législative, y compris de la part d’un représentant du parti Russie juste (M. Alexandre Romanovitch, vice-président de la commission des affaires étrangères de la Douma), qui se revendique pourtant comme l’opposition légale « de gauche » (Russie juste se présente comme un parti social-démocrate et est membre de l’Internationale socialiste).

Comment peut-on expliquer la contradiction apparente entre ce constat d’une opinion conservatrice, majoritairement assez satisfaite du régime actuel et peu soucieuse de démocratie « à l’occidentale », et le développement réel de mouvements de contestation politique (voir infra) ?

Plusieurs interlocuteurs de vos rapporteurs ont insisté sur la coexistence de plusieurs Russies :

– il y celle des grandes villes, à commencer par Moscou et Saint-Pétersbourg, caractérisée par la montée des classes moyennes supérieures ;

– mais cette Russie moderne et contestataire reste minoritaire face à celle des petites villes et des campagnes ;

– enfin, il y a la Russie des groupes ethniques non-russes qui représentent environ 19 % de la population et disposent d’une reconnaissance administrative dans 32 circonscriptions (de niveaux administratifs divers) officiellement liées à une « nationalité ». Il est à noter que les plus nombreuses de ces nationalités minoritaires sont de religion (ou du moins de tradition) musulmane ; il y aurait 20 millions de musulmans (ou personnes d’origine musulmane) en Russie, principalement dans la moyenne vallée de la Volga (Tatars et Bachkirs) et dans le Nord-Caucase.

2. Une contestation forte, mais pas encore d’alternative politique crédible

L’adhésion d’une grande partie, apparemment majoritaire, de la population au système actuel, voire le regret de l’époque soviétique, n’ont pas empêché l’émergence d’une contestation puissante ces dernières années, qui a pris un tour plus politique lors du cycle électoral de 2011-2012.

a. Une contestation qui généralement ne vise pas directement le régime

Les mouvements de contestation qui se sont développés ces dernières années en Russie n’ont le plus souvent pas été tournés directement contre le pouvoir en place et ses institutions (à l’exception notable de la contestation post-électorale de 2011-2012 : voir infra), même s’ils mettaient en cause son mode de fonctionnement. Les thèmes qui ont mobilisé la société civile dans la dernière décennie étaient plutôt d’ordre environnemental ou sociétal.

Les Russes se mobilisent assez souvent pour la défense de l’environnement, à partir de cas concrets. Par exemple, en 2011, le projet autoroutier dans la banlieue de Moscou qui traversait la forêt protégée de Khimki a suscité une vive protestation, sur fond d’accusations de corruption contre les officiels promoteurs du projet (et la société française Vinci, chargée de le réaliser). Plus récemment (juin 2013), la presse s’est fait l’écho d’une manifestation – accompagnée de la destruction de matériel – dans la région de Voronej contre les installations de prospection d’une mine de nickel.

Des thèmes tels que la lutte contre la corruption, l’impéritie et l’arbitraire de l’administration sont également mobilisateurs. C’est ainsi qu’un mouvement a été lancé, avec une large adhésion, pour critiquer divers aspects du fonctionnement du système routier, allant de l’abus des gyrophares par les officiels de tout genre aux abus de la police de la route, en passant par le mauvais état de la voirie.

b. Les élections de 2011-2012 : le réveil de la contestation politique

Le cycle électoral de 2011-2012 a été accompagné d’une mobilisation à proprement parler politique sans précédent. Ce sont les fraudes ayant, selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (20), caractérisé les élections législatives de décembre 2011 et présidentielles de mars 2012 qui ont entretenu cette contestation nouvelle. Pendant plusieurs mois – jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent en mai 2012 suite aux affrontements entre les manifestants et la police et aux nombreuses arrestations qui en ont résulté –, les manifestations ont été régulières dans les grandes villes. Comme des interlocuteurs de vos rapporteurs l’ont observé, personne, auparavant, ne s’attendait à des manifestations qui réuniraient des dizaines de milliers de personnes.

c. Mais l’absence d’émergence d’une opposition politique crédible

Cette contestation plus politique de 2011-2012 ne semble pourtant pas signer l’émergence d’une opposition capable de représenter à court terme une alternative politique.

Certes on peut imputer en partie le retour au calme qui s’est produit depuis à la répression et au durcissement du régime (voir infra), mais pas seulement.

Le fait est que, de l’avis général, même sans fraudes, les élections auraient été gagnées par le président Vladimir Poutine et son parti Russie unie.

On rappelle que le président Poutine a été élu (ou plutôt réélu) dès le premier tour avec officiellement plus de 63 % des voix, devant MM. Guennadi Ziouganov (communiste, 17 % des voix), Mikhaïl Prokhorov (indépendant, 8 %), Vladimir Jirinovski (« libéral-démocrate », 6 %) et Sergueï Mironov (représentant de Russie juste, 4 %).

S’agissant des élections législatives, le parti Russie unie, qui avait obtenu 64 % des voix en 2007, n’en a obtenu officiellement que 49 % en décembre 2011, ce qui lui a cependant donné la majorité absolue des sièges. Trois autres partis sont représentés à la Douma élue en 2011, comme dans celle de 2007 : le Parti communiste, Russie juste (membre de l’Internationale socialiste) et le Parti « libéral-démocrate » (en fait nationaliste d’extrême droite).

Auditionné par vos rapporteurs, M. Alexis Prokopiev, porte-parole de l’association Russie-Libertés, a estimé que le président Vladimir Poutine avait probablement recueilli dès le premier tour de l’élection présidentielle de 2011 une majorité absolue des « vrais » suffrages, même si cette majorité était beaucoup plus étroite que le résultat officiel. De même, le parti Russie unie est bien arrivé en tête aux législatives, même si la fraude a peut-être gonflé d’une dizaine de points de pourcentage son résultat – d’ailleurs au détriment du Parti communiste plus que de l’opposition démocratique, semble-t-il.

Outre donc le fait que, malgré une certaine érosion électorale, le régime bénéficie sans doute encore d’un soutien majoritaire, la contestation post-électorale s’est étiolée car elle n’a pas trouvé d’autre thème fédérateur que la fraude électorale.

L’opposition politique non représentée à la Douma est très divisée. Plusieurs grandes tendances s’affrontent – libéraux, nationalistes, gauche…– et les partisans de la démocratie à l’occidentale ne sont pas nécessairement les plus nombreux. 70 partis différents ont participé aux élections locales et régionales de septembre 2013. Même les positions des personnalités qui incarnent les revendications démocratiques, comme M. Alexeï Navalny, sont parfois ambiguës, l’intéressé étant également proche des milieux nationalistes. Il faut d’ailleurs bien voir que le régime actuel, tout conservateur qu’il est, craint aussi d’être dépassé sur sa droite par les mouvements nationalistes xénophobes. La vigueur de cette tendance dans le société russe est attestée par les violentes émeutes qui ont secoué le quartier moscovite de Birioulevo en octobre 2013, après le meurtre présumé d’un jeune Russe par un « Caucasien », puis le succès début novembre de l’habituelle « Marche russe », qui aurait réuni une dizaine de milliers de manifestants à Moscou et plusieurs milliers d’autres dans plusieurs villes.

Il y a bien eu une tentative originale d’instaurer une coordination de l’opposition, avec l’élection (sur Internet, avec 80 000 votants) d’un « comité de coordination » en octobre 2012, mais son bilan apparaît assez limité, même s’il a permis un rapprochement des revendications des différents groupes. Des membres très en vue du comité, comme MM. Alexeï Navalny ou Ilia Iachine, ont déclaré qu’ils ne se représenteraient pas lors du renouvellement de l’instance en fin d’année 2013.

Quant à l’opposition parlementaire, elle est peu vigoureuse. Soit elle ne représente par nature pas une alternative envisageable (c’est le cas des communistes et des nationalistes), soit elle maintient des liens ambigus avec le « parti du pouvoir »…

De son côté, le président Vladimir Poutine a engagé une manœuvre assez classique pour redonner une virginité politique à ce parti du pouvoir : la création d’un nouveau mouvement, baptisé Front populaire, qui pourrait prendre la relève du parti Russie unie, discrédité.

3. La réaction à court terme : le durcissement du régime

a. La répression des manifestations consécutives aux élections

Tolérées dans un premier temps, les manifestations de protestation contre les conditions dans lesquelles s’étaient tenues les élections ont été réprimées à partir du 6 mai 2012. Des centaines de manifestants ont été arrêtés, sous l’accusation de violences contre les forces de l’ordre ou d’infractions à la législation en vigueur concernant les manifestations. Certains ont été placés en détention provisoire pour de longs mois et déférés à la justice (voir infra).

b. Un ensemble de lois discutables

Après une phase d’ouverture face à la contestation – marquée notamment par l’adoption d’une loi facilitant la création de partis politiques –, la Douma nouvellement élue a adopté à partir de juin 2012 un ensemble conséquent de lois qui interrogent, car, si l’objet de ces lois n’est pas toujours contestable – qui s’opposerait à la répression de la pédophilie ? –, le flou de leur rédaction en permet éventuellement, selon les défenseurs des droits humains, un usage très contestable.

Cette législation nouvelle mêle des mesures visant clairement à réprimer certaines formes d’opposition à d’autres qui prétendent protéger la société russe contre les influences de l’étranger et la perversion morale. Il ne faut pas voir nécessairement dans cet arsenal la seule expression d’un « serrage de vis » par l’exécutif. Outre qu’il s’agit aussi de satisfaire un électorat très conservateur, il semble y avoir parfois une forme de surenchère parlementaire. En Russie, certains qualifient maintenant la Douma d’« imprimante devenue folle » du fait de cette production forcenée et répétitive de textes législatifs.

Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut donc citer, en à peine plus d’un an, les lois :

– élargissant la définition de la trahison et de l’espionnage ;

– réglementant Internet, avec la mise en place d’un registre fédéral et la possibilité de fermer des sites au contenu illicite ;

– faisant porter sur les organisateurs de manifestations la responsabilité de tout débordement ;

– obligeant les ONG actives dans le domaine politique et recevant des fonds de l’étranger à s’inscrire sur une liste d’« agents de l’étranger » ;

– criminalisant (à nouveau) la calomnie ;

– interdisant l’adoption d’enfants russes aux citoyens américains, ainsi que la participation de ceux-ci à des ONG actives dans le domaine politique (en réaction à plusieurs cas de maltraitance, voire de décès, d’enfants russes adoptés aux États-Unis et à la mise en place de la « liste Magnitski » interdisant d’entrée sur le sol américain les officiels russes impliqués dans la fraude ayant valu à M. Sergueï Magnitski d’être arrêté ou dans son décès en prison) ;

– réprimant la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles » auprès des mineurs ;

– visant à protéger les sentiments religieux des croyants contre les blasphèmes ;

– réservant aux seuls couples hétérosexuels l’adoption d’enfants russes par des ressortissants d’États autorisant le mariage homosexuel.

Un projet non encore examiné prévoit même le retrait de la garde des enfants aux couples dont l’un des membres aurait des « relations sexuelles non traditionnelles ».

Par ailleurs, les Doumas régionales adoptent aussi, à leur niveau, des dispositions de même nature (sont par exemple recensées onze lois régionales contre la propagande de l’homosexualité de 2006 à 2013).

Souvent floues et dotées d’un caractère symbolique, ces lois ne seront pas nécessairement invoquées par la justice, mais visent à diffuser des comportements d’autocensure dans la société civile. Leur flou juridique fait aussi que leur application dépendra de l’attitude du système judiciaire, ce qui n’est pas rassurant vu sa réputation de faible indépendance vis-à-vis du pouvoir et de proximité vis-à-vis de l’accusation.

La loi sur les « agents de l’étranger » impose la transparence du financement des ONG afin que soient bien identifiées celles qui sont financées depuis l’étranger, sans cependant les interdire ou restreindre leur activité. L’application de cette loi fournit un cas d’école intéressant, car on dispose déjà d’éléments de bilan et notre pays est, d’une certaine façon, directement concerné à travers le réseau des Alliances françaises, qui sont autant d’agents potentiels de l’étranger…

Selon ce qui a été expliqué à vos rapporteurs à Moscou, cette loi a surtout été l’occasion d’une campagne généralisée de contrôle des ONG, suite à laquelle même celles n’ayant pas d’activité politique et/ou de financement étranger peuvent être l’objet de poursuites ou de tracasseries pour d’autres motifs découverts à cette occasion, dans le cadre de règlements de comptes locaux. Ainsi, au moins l’une des Alliances françaises de Russie (les Alliances françaises étant des associations de droit local indépendantes), localisée dans une grande ville, se voit-elle poursuivie pour ne pas avoir sollicité de licence locale d’enseignement et avoir confié au maire de la ville la présidence de son conseil d’administration…

Plus généralement, un premier bilan à l’été 2013 fait apparaître les points suivants :

– une petite dizaine d’ONG, dont Golos, qui lutte contre les fraudes électorales, des organisations de défense des droits de l’homme et des organisations de défense des LGBT, ont été renvoyées devant la justice pour avoir refusé de s’enregistrer en tant qu’agents de l’étranger et certaines ont déjà été condamnées pour cela, au moins en première instance, à des amendes (qui peuvent atteindre 500 000 roubles, soit environ 12 000 euros), tandis que dans d’autres cas les tribunaux ont rejeté les accusations ;

– une douzaine, dont notamment Agora et des organisations rattachées à Memorial, ont été prévenues qu’elles enfreignaient la loi et devaient donc s’enregistrer comme « agents de l’étranger » sous peine de poursuites ;

– une quarantaine, dont la moitié agissant dans le domaine des droits de l’homme, ont été prévenues qu’elles étaient susceptibles d’enfreindre la loi.

c. Les procès d’opposants

Les procès tenus en Russie depuis un an et demi qui ont le plus été médiatisés sont d’une part celui des Pussy Riot, d’autre part celui de M. Alexeï Navalny.

On sait que trois membres du groupe Pussy Riot ont été condamnées à deux ans d’emprisonnement pour « vandalisme motivé par la haine religieuse » après avoir exécuté un « Te deum punk » dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou en février 2012 et emprisonnées, avant de bénéficier du décret d’amnistie de décembre 2013. Des actes de cette nature choquent aussi une large part de l’opinion publique en France, mais la lourdeur de la condamnation a également choqué.

M. Alexeï Navalny doit d’abord sa popularité, qui en a fait un leader de l’opposition, à sa dénonciation sur Internet de la corruption et des détournements du « parti des voleurs et des escrocs » qu’est selon lui Russie unie. En juillet 2013, il a été condamné à cinq ans de détention pour des détournements qu’il aurait commis quand il était conseiller du gouverneur de Kirov. Il a toutefois été libéré immédiatement, sur appel de la procurature, ce qui semble tout à fait exceptionnel après une telle condamnation et lui a permis de se présenter aux élections municipales à Moscou en septembre et d’y recueillir 27 % des voix face au maire sortant Sergueï Sobianine (cependant réélu dès le premier tour avec 51 % des voix). Le 16 octobre 2013, en appel, sa peine dans l’affaire Kirovliès susmentionnée a été commuée en sursis. Cependant, il est par ailleurs poursuivi dans une autre affaire, dans laquelle serait concernée une société française : une sur-tarification frauduleuse de services de livraison dont aurait été victime la société Yves Rocher Vostok.

Une autre procédure mérite que l’on s’y attarde car, en visant de simples manifestants et non des leaders d’opinion, elle a sans doute pour objectif de décourager toute contestation dans la rue : c’est celle qui vise les personnes arrêtées suite à la manifestation du 6 mai 2012 et accusées, de manière discutable, de violences contre des policiers. Selon un bilan publié en octobre 2013 par le site Rue89 (21), dix-sept mois après ces événements, quinze de ces personnes se trouvaient en prison, trois étaient retenues à leur domicile, six étaient assignées à résidence et deux déjà condamnées à des peines de deux ans et demi et quatre ans et demi de prison, tandis qu’une autre a été condamnée à suivre un traitement psychiatrique. Certaines de ces personnes ont depuis lors bénéficié du décret d’amnistie de décembre 2013, mais huit d’entre elles ont été condamnées en février 2014 à des peines de deux ans et demi à quatre ans de prison.

Enfin, l’arrestation de trente militants de Greenpeace après l’arraisonnement de l’Arctic Sunrise a appelé l’attention sur les conséquences environnementales de l’exploitation des hydrocarbures dans l’Arctique. Inculpés pour piraterie, puis pour « hooliganisme », ils ont ensuite été libérés et autorises à quitter la Russie dans le cadre de l’amnistie susmentionnée.

d. Le harcèlement des défenseurs des droits humains

Le harcèlement policier, les intimidations et parfois les violences contre les défenseurs des droits humains – membres d’ONG, avocats, journalistes… – qui ne sont certes pas une nouveauté en Russie, se poursuivent.

Dans son rapport 2013 (portant sur l’année 2012), Amnesty International cite plusieurs cas caractéristiques, tels que l’agression étrange, suivie d’une enquête policière peu convaincante, contre la journaliste indépendante Elena Milachina, ou encore la convocation policière et les menaces à l’encontre de M. Igor Kaliapine, directeur de l’ONG « Comité contre la torture », des journalistes qui l’avaient interviewé et des personnes qui avaient envoyé des lettres de soutien…

e. La persistance de violations très graves des droits humains, notamment dans le Nord-Caucase

Bien plus gravement, il faut enfin mentionner la continuation de pratiques criminelles qui concernent principalement les personnes originaires du Nord-Caucase, au prétexte de lutter contre le terrorisme. Dans la seule petite république d’Ingouchie (413 000 habitants), Amnesty International a ainsi documenté (22) plusieurs dizaines de cas d’arrestations arbitraires par des forces de sécurité diverses, passages à tabac, tortures et décès sous la torture, exécutions extra-judiciaires et disparitions forcées, la plupart en 2010 et 2011. Le même type de constat vaut pour des régions voisines comme la Tchétchénie et le Daghestan.

Dans un rapport très récent (23), l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) dresse un tableau d’autant plus accablant que si la situation est particulièrement grave en Tchétchénie selon cette ONG, le reste du pays est également concerné : « en fédération de Russie le phénomène tortionnaire est aujourd’hui banalisé et profondément ancré dans les pratiques institutionnelles. Le recours à la torture et aux mauvais traitements est présent à tous les stades de la chaîne pénale, depuis l’interpellation par la police jusqu’à l’exécution de la peine en colonie pénitentiaire. La torture revêt un caractère systémique au sein de l’institution policière. Elle est largement utilisée en garde à vue [pour] obtenir rapidement des aveux et alimenter l’ensemble d’une chaîne pénale qui cherche à faire du chiffre. En milieu carcéral, le phénomène de la torture est imputable à la fois aux conditions de détention (…) et à des traitements délibérément infligés aux détenus par les autorités (…). Malgré plusieurs réformes récentes les victimes de torture rencontrent de graves difficultés pour obtenir justice auprès des tribunaux russes (…). Les victimes portant plainte sont souvent menacées. Une minorité d’affaires parviennent à être jugées (…) ».

f. Mais aussi quelques avancées dans la défense des droits fondamentaux

Le bilan de la période récente comporte aussi, il faut le dire, quelques avancées en matière d’État de droit.

Plusieurs institutions publiques comme le Conseil présidentiel des droits de l’homme, la Chambre sociale ou le Médiateur des droits de l’homme œuvrent comme relais entre le pouvoir et la société civile.

On peut relever aussi le prolongement du moratoire sur la peine de mort ou encore la ratification en 2010 du protocole n° 14 à la Convention européenne des droits de l’homme (lequel porte sur des questions procédurales, mais doit permettre à la Cour européenne des droits de l’homme de fonctionner plus efficacement, raison pour laquelle la Russie en a bloqué plusieurs années la ratification).

Tout récemment (10 octobre 2013), la Cour constitutionnelle russe a censuré les dispositions de la loi électorale rendant inéligibles à vie les condamnés pour crimes « graves » ou « particulièrement graves », qui avaient pour effet d’écarter définitivement de la vie politique les divers opposants objets de condamnations pénales. Il subsiste toutefois une inéligibilité durant huit ans après la fin de leur peine pour ces condamnés, prévue par le code pénal.

On peut également relever, parmi les évolutions les plus récentes, la décision d’étendre les compétences du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme à la visite des lieux de détention et en matière d’observation électorale, ainsi que le décret d’amnistie de décembre 2013. Ce décret, couvrant la participation à des émeutes et le « hooliganisme », a notamment bénéficié aux deux membres du groupe Pussy Riot qui étaient encore emprisonnées, à certains des manifestants poursuivis à cause des événements de la place Bolotnaïa et aux militants de Greenpeace arrêtés après l’arraisonnement de l’Arctic Sunrise. Par ailleurs, M. Mikhaïl Khodorkovski a été gracié après dix ans de détention.

Plus généralement, il faut noter une certaine retenue – ou habileté tactique ? – dans la répression de l’opposition, dont témoigne en particulier la libération opportune de M. Alexeï Navalny pour lui permettre de subir une défaite honorable et démocratique aux élections municipales à Moscou.

4. Un grand degré d’incertitude sur le moyen terme

Comment peut évoluer le régime russe à moyen terme ? La réponse à cette question est particulièrement incertaine.

Certains interlocuteurs de vos rapporteurs estiment que le président Vladimir Poutine a manifestement pour objectif de gouverner pendant toute une génération et que la question de la transition ne se posera qu’en 2024, quand il aura achevé un quatrième et en principe dernier mandat.

D’autres soulignent au contraire la rapidité de l’évolution de la société russe et soutiennent que même le président Poutine n’est pas en mesure de dire, à ce jour, s’il sera politiquement en position de se présenter à nouveau aux élections présidentielles en 2018. Cette incertitude apparaît d’autant plus grande que, face à une société qui accepte de moins en moins les arguments d’autorité, le régime cherche manifestement de plus en plus son assise dans les succès économiques (qui permettent une large redistribution) et la restauration du prestige international de la Russie (voir infra), plutôt que dans le seul usage de la force. Or, on l’a dit, les interrogations sont grandes quant à l’évolution des marchés pétrolier et gazier, actuellement déterminante pour la Russie, aussi bien que quant à la capacité de l’économie russe à se moderniser suffisamment pour en devenir à terme moins dépendante.

Il y a enfin les rumeurs qui circulent sur l’état de santé de M. Poutine, alimentées par quelques incidents.

D. UNE DIPLOMATIE QUI JOUE SUR TOUS LES TABLEAUX

La Russie est aujourd’hui en mesure de jouer sur plusieurs tableaux et sa diplomatie, qui est pragmatique, ne s’en prive pas :

– elle est une vieille puissance européenne qui entend peser, à sa manière, sur le jeu politique européen, même si celui-ci n’a plus rien à voir avec l’affrontement des puissances qui prévalait aux XVIIIème et XIXème siècles, et incarner certaines valeurs, dans la continuité de l’empire des tsars ;

– elle a gardé quelques attributs de la superpuissance soviétique, en particulier la parité de l’armement nucléaire avec les États-Unis ;

– elle peut valoriser la puissance économique et financière que lui donne son statut actuel de superpuissance des hydrocarbures, même si ce statut est fragile ;

– elle sait enfin jouer habilement du statut d’économie émergente qui lui est reconnu.

Quels sont les ressorts de cette diplomatie ?

Il en est un qui est souligné assez généralement, c’est la volonté de retrouver le « statut » de puissance qui a été perdu à la chute de l’URSS, statut peut-être plus important que la réalité de la puissance. Mme Marie Mendras relève ainsi que « les verbes "redevenir", "reprendre", "retrouver" se rencontrent à l’infini dans les discours et articles russes. Retrouver le statut de grande puissance, reprendre sa place sur le continent, redevenir un État moderne et fort (…). [Il s’agit de] récupérer un statut passé [car les élites russes accordent de l’importance] au statut plus qu’à une réelle stratégie de puissance impliquant volonté, énergie, ressources et visant à la domination. La position de l’URSS avant 1989-1991 est magnifiée et l’action présente vise à "rattraper" des positions perdues (…). La société russe a, dans l’ensemble, très mal vécu les années 1990 et en conçoit une hostilité au changement et à l’internationalisation, et un profond conservatisme (…) » (24).

De même, M. Thomas Gomart considère que la « quête de prestige » est la « véritable obsession intérieure et extérieure du régime » (25). Devant vos rapporteurs, il a aussi observé que le risque inhérent à ce type de politique est le décalage entre les ambitions et les moyens réellement disponibles – la Russie n’étant plus, sur les principaux indicateurs (PIB, population, capacité technologique, capacité militaire utilisable, c’est-à-dire de fait hors nucléaire…), qu’une puissance moyenne. L’énormité des investissements consentis pour les Jeux olympiques de Sotchi, les « plus chers de l’histoire », illustre assez bien cette obsession du prestige.

M. Dominique David, directeur exécutif de l’Institut français des relations internationales (IFRI), a expliqué à vos rapporteurs que l’humiliation vécue à la chute de l’URSS conduit la Russie à vouloir être un acteur incontournable du système international, sans lequel rien ne peut se faire. À défaut de pouvoir jouer un rôle d’entraînement – qu’avait l’URSS grâce à sa force idéologique, militaire et même technologique, mais qui est désormais hors de portée –, la Russie est donc plus souvent cantonnée à un rôle de blocage des initiatives des autres, notamment des trois membres permanents occidentaux du Conseil de sécurité.

Il a cité, comme d’autres interlocuteurs de vos rapporteurs, deux autres ressorts majeurs de l’action de la Russie. Le premier est la volonté, dans le cadre d’une politique de puissance assez classique, de maintenir une sphère d’influence, qui couvrirait la plus grande partie possible de l’ancienne URSS. Les pressions très fortes exercées sur l’Ukraine durant l’automne 2013 pour qu’elle ne signe pas le traité d’association avec l’Union européenne montrent effectivement la priorité donnée par la Russie à cet objectif.

Il y a par ailleurs la préoccupation particulière des Russes quant à l’Islam et leur volonté farouche de combattre l’islamisme extrémiste, nourrie par les guerres de Tchétchénie et la lutte contre le terrorisme sanglant qui s’est ensuite développé, encore illustré tout récemment par les sanglants attentats des 29 et 30 décembre 2013 à Volgograd. La présence en Russie de fortes communautés musulmanes, parmi lesquelles des groupes extrémistes recrutent (comme ailleurs dans le monde) – et ce pas seulement dans le Caucase, mais aussi dans les populations traditionnellement mieux intégrées à la Russie de la moyenne vallée de la Volga – justifie naturellement cette sensibilité particulière. Plus généralement, les Russes revendiquent de leur longue histoire de voisinage et d’interpénétration avec le monde islamique la conviction d’avoir dans ce domaine une forme d’expertise que les autres nations devraient selon eux reconnaître.

La vision plutôt négative que l’on peut avoir d’une diplomatie russe nostalgique et tournée vers des valeurs du passé (la puissance et le statut plutôt que la coopération internationale) doit toutefois être nuancée par le constat de l’habileté et de l’opportunisme de cette diplomatie.

Un exemple flagrant en est fourni par l’initiative prise suite aux bombardements chimiques du 21 août 2013 en Syrie :

– la diplomatie russe a su s’engouffrer instantanément dans la brèche ouverte par les hésitations des pays occidentaux quant aux frappes sur la Syrie. Il aura suffi que le secrétaire d’État John Kerry déclare le 9 septembre que le régime syrien pourrait échapper aux frappes en livrant l’intégralité de son arsenal chimique pour que quelques heures plus tard la Russie fasse une proposition en ce sens ;

– elle a ainsi épargné les frappes à son allié syrien, tout en évitant au monde, de manière générale, une guerre de plus ;

– cela a débouché sur le premier élément (certes très partiel) de règlement diplomatique de la crise syrienne ;

– la négociation principale s’est faite en tête-à-tête avec les États-Unis (avec les conversations de MM. Sergueï Lavrov et John Kerry à Genève), au grand bénéfice du statut international de la Russie.

La carte ci-après nous rappelle l’environnement géopolitique de la Russie, nous permettant de voir ce que sont inévitablement les axes prioritaires de son action extérieure : les États-Unis, l’Union européenne, l’Asie et bien sûr le voisinage immédiat constitué par les anciennes républiques soviétiques.

L’environnement géopolitique de la Russie

1. La relation spécifique avec les États-Unis, élément de statut international

Plusieurs personnalités entendues par vos rapporteurs ont estimé que s’il fallait isoler deux pays prioritaires pour la diplomatie russe, ce seraient, pour des raisons différentes, les États-Unis et l’Allemagne.

Outre que la relation avec la première puissance mondiale est évidemment déterminante pour n’importe quel pays, le maintien d’une relation bilatérale spécifique, qu’elle soit bonne ou mauvaise, avec les États-Unis, comme au temps de l’Union soviétique, est très important pour la diplomatie russe car cela contribue au statut de puissance de la Russie. L’« initiative Lavrov » sur la Syrie, rappelée supra, en est une excellente illustration.

Cependant, les relations américano-russes sont généralement difficiles. Après le rapprochement qui avait eu lieu de manière générale entre la Russie et l’Occident sous la présidence de M. Boris Eltsine, les arrivées au pouvoir respectives de MM. George Bush et Vladimir Poutine se sont accompagnées d’une forte détérioration des relations entre les deux pays, qui avaient pourtant bien commencé avec la manifestation d’une solidarité immédiate de la Russie après les attentats du 11 septembre 2001. Cette détérioration a été telle que ces relations ont atteint « un point bas, jamais connu depuis la Guerre froide » (26), selon le chercheur Thomas Gomart. Cette évolution a été due à des divergences sur de grands dossiers internationaux comme l’intervention américaine en Irak, mais surtout à la politique active de « promotion de la démocratie » des États-Unis dans le voisinage de la Russie : élargissement rapide de l’OTAN à l’est ; soutien à la Révolution des roses en Géorgie en novembre 2003 et à la Révolution orange en Ukraine un an plus tard, qui installent des dirigeants mal disposés envers la Russie ; installation de bases militaires américaines dans plusieurs pays d’Asie centrale (Kirghizstan, Tadjikistan et Ouzbékistan), certes au nom de la guerre contre les talibans afghans, mais non sans arrière-pensées…

Arrivé au pouvoir, le président Barack Obama a souhaité engager une remise à plat des relations américano-russes, le reset. Le contexte géopolitique s’y prêtait : un nouvel élargissement de l’OTAN (notamment à l’Ukraine et à la Géorgie) n’est plus à l’ordre du jour ; les États-Unis ne sont pas intervenus pour soutenir militairement le président géorgien Mikheïl Saakachvili dans sa guerre de l’été 2008 contre la Russie ; les pouvoirs issus des « révolutions de couleur » se sont affaiblis (et ont depuis laissé la place à d’autres) ; les États-Unis se sont retirés d’Irak ; ils n’ont plus qu’une base en Asie centrale, celle de Manas au Kirghizstan, dont la fermeture est prévue en 2014…

Le reset a donné quelques résultats : les autorités russes ont accepté que leur territoire soit utilisé pour le ravitaillement des troupes occidentales en Afghanistan, compte tenu des difficultés croissantes sur la route pakistanaise ; comme on l’a dit, un nouvel accord START sur les armements nucléaires a pu être signé en 2010. Des événements plus fortuits, comme l’attentat sur le marathon de Boston en avril 2013, commis par deux frères d’origine tchétchène, ont aussi permis des moments de solidarité et de coopération entre les deux pays.

Pourtant, la tentative de rapprochement a globalement échoué. D’abord compte tenu de divergences profondes sur plusieurs dossiers internationaux, notamment :

– les suites du Printemps arabe, avec l’intervention occidentale en Libye, puis la crise syrienne ;

– le bouclier anti-missile américain, dont le déploiement se poursuit et que la Russie n’accepte pas, malgré la volonté affichée de l’OTAN de collaborer avec elle sur ce dossier (le bouclier ne vise officiellement pas la Russie). En octobre 2013, l’OTAN et la Russie ont tenu pour la première fois depuis 2011 une rencontre au niveau ministériel, mais sans résultats sur la question. En décembre 2013, les tensions ont été avivées du fait du déploiement de batteries de missiles à courte et moyenne portée Iskander-M dans l’ouest de la Russie, notamment semble-t-il l’enclave de Kaliningrad, déploiement présenté comme une réaction au bouclier anti-missile.

Les relations se sont également dégradées du fait de l’évolution du régime russe et de la vie politique américaine. À l’automne 2012, successivement :

– la Russie a mis fin aux activités de l’agence USAID (United States Agency for International Development) sur son sol ;

– les États-Unis ont adopté la « loi Magnitski », qui prévoit des sanctions (interdiction d’entrée sur le territoire américaine et gel des avoirs) à l’encontre des officiels russes mêlés à l’arrestation et à la mort en 2009 de M. Sergueï Magnitski, avocat qui avait dénoncé le détournement commis par des fonctionnaires russes aux dépens de son employeur américain ;

– la Russie a dénoncé le traité sur l’adoption qui la liait aux États-Unis et mis fin aux adoptions d’enfants russes par des Américains.

Plus fondamentalement, les relations entre les deux pays apparaissent handicapées par leur caractère dissymétrique : la relation avec les États-Unis est une priorité pour les Russes, mais l’inverse n’est plus vrai (la Chine est la priorité américaine), au grand dam du souhait russe d’afficher une relation « égalitaire ».

2. Le rapprochement avec les autres « émergents » et ses limites

La Russie, qui est elle-même reconnue comme une économie émergente, s’efforce de développer ses relations avec les autres grands pays émergents, à commencer par la Chine, naturellement, mais aussi, notamment, les autres membres du groupe des « BRICS ».

Lors du voyage de vos rapporteurs à Moscou, M. Mikhaïl Marguelov, président de la commission des relations internationales du Conseil de la fédération (l’équivalent du Sénat) et représentant spécial du président Vladimir Poutine pour l’Afrique, a expliqué que cette nouvelle orientation de la politique russe ne visait pas à remettre en cause l’ordre international en vigueur et les organisations internationales existantes, mais à les compléter.

De fait, de manière générale, il ne semble pas que ce nouvel axe change réellement les priorités russes. Outre que les réalisations obtenues restent assez limitées (voir infra), l’objectif principal semble surtout de faire contrepoids aux relations, souvent difficiles, avec les États-Unis et l’Europe.

a. Le voisinage asiatique

La Russie partage plusieurs milliers de kilomètres de frontière avec la Chine. Compte tenu de la montée en puissance économique, politique et militaire de ce pays, il devrait logiquement devenir une priorité majeure de la politique extérieure russe.

Pour le moment, de l’avis général des experts rencontrés par vos rapporteurs, ce n’est pas vraiment le cas. D’ailleurs, dans le nouveau « Concept de politique étrangère » de la Russie dévoilé en février 2013, l’Asie continue à passer après les pays de l’ex-URSS, l’Europe et l’Amérique. Cela tient peut-être au fait que la Russie continue à se percevoir plutôt comme un pays européen – et le fait est que, si la Chine et la Russie sont contiguës, l’essentiel de la population russe et la capitale Moscou sont géographiquement très éloignés de la Chine.

Même si elles ne constituent pas une priorité, les deux pays entretiennent depuis la fin de l’Union soviétique des relations généralement qualifiées d’excellentes, fondées sur des échanges économiques très dynamiques, mais aussi sur un certain nombre de convergences et d’intérêts politiques communs :

– l’opposition à la vision jugée unipolaire des États-Unis ;

– l’affirmation du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États et le rejet des conceptions occidentales telles que la « responsabilité de protéger » ;

– la lutte contre le terrorisme mené au nom de l’Islam.

Dès 1996, la Russie et la Chine ont donc conclu un « partenariat stratégique pour le XXIème siècle », puis en 2001 un traité d’amitié et de coopération ; elles ont également réglé leurs vieux différends sur le tracé de leur frontière commune (qui avaient entraîné en 1969 un véritable affrontement militaire dans le contexte de la rupture de Mao avec l’URSS). C’est en Russie que le nouveau président chinois Xi Jinping a effectué son premier déplacement à l’étranger en mars 2013. En 2014 sont programmées une visite du président Vladimir Poutine en Chine et une visite en Russie du premier ministre chinois.

Les échanges commerciaux bilatéraux dépassent déjà 80 milliards de dollars par an et l’année 2013 a également été marquée par la signature de très gros contrats pétroliers et gaziers. Par ailleurs, la coopération est également intense dans le domaine de la défense (achats massifs par la Chine d’armements russes, avec souvent production sous licence de ceux-ci sur le territoire chinois, et exercices militaires communs de grande ampleur).

Pour l’heure, ces aspects positifs l’emportent sur les inquiétudes qui existent en Russie quant à une submersion de l’Extrême-Orient russe, peu peuplé, par les Chinois et sur la rivalité réelle des deux puissances en Asie centrale.

La Russie, sans le dire ouvertement, poursuit une politique de restriction de la pénétration économique chinoise, en particulier en Sibérie, en fermant certains secteurs aux investissements chinois. Une évolution plus libérale se dessine cependant dans le domaine de l’énergie.

La Chine déploie des moyens considérables pour séduire en Asie centrale. En septembre 2013, une longue tournée (dix jours) du président Xi Jinping au Turkménistan, au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Kirghizstan s’est accompagnée de la signature d’énormes contrats, notamment gaziers, de l’annonce de l’ouverture de 20 000 bourses pour étudier en Chine au bénéfice des étudiants de la région, ainsi que d’une initiative régionale chinoise intitulée « Great Silk Road ».

Les relations de la Russie avec l’autre grand pays émergent en Asie, l’Inde, s’inscrivent dans la continuité de la coopération militaire et politique intense qui existait au temps de l’URSS : la Russie reste le fournisseur de la plus grande part de l’armement indien (plus des deux tiers), même si l’Inde diversifie ses partenariats en la matière. Les relations économiques qui existaient avec l’URSS se sont en revanche grandement affaiblies – le commerce bilatéral ne s’est élevé qu’à 11 milliards de dollars en 2012 – et leur développement est une priorité des deux pays. Le premier ministre indien Manmohan Singh a récemment fait état de la volonté de l’Inde de négocier un accord de libre-échange avec l’Union eurasiatique Russie-Belarus-Kazakhstan (voir infra sur cette union).

La Russie coopère aussi avec les autres pays de l’Asie continentale dans un cadre multilatéral, celui de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Créée en 2001 (dans la continuité d’une structure plus informelle, le « groupe de Shanghai », qui remontait à 1996), cette organisation regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. En 2004-2005, la Mongolie, l’Inde, le Pakistan et l’Iran y ont acquis un statut d’observateur.

L’OCS vise en principe à promouvoir la coopération dans divers domaines, mais son objet initial était d’ordre sécuritaire : il s’agissait en particulier de rassurer la Chine après l’indépendance des républiques d’Asie centrale, musulmanes et turcophones, par rapport aux mouvements séparatistes des Ouighours du Xinjiang, également musulmans et turcophones.

L’OCS a mis en place une « structure antiterroriste régionale » à Tachkent (Ouzbékistan) et a permis divers accords de sécurité : réduction des forces armées aux frontières, mesures de confiance entre armées des États membres.

Globalement, les réalisations concrètes et les progrès de l’organisation restent limités. Son dernier sommet, tenu en septembre 2013 à Bichkek, a été l’occasion pour la Russie de rassembler un large soutien à sa politique internationale : hommage à la contribution russe au désarmement chimique de la Syrie, manifestations d’inquiétude à l’encontre des projets américains de défense antimissile… Mais l’intégration de l’organisation ne semble pas avancer, que ce soit sur l’adhésion de certains pays observateurs ou la mise en place d’instruments financiers communs – laquelle est en débat depuis plusieurs années et fait l’objet d’un différend entre la Russie et la Chine (27).

Il faut enfin rappeler que la Russie appartient, comme pratiquement tous les États riverains de l’océan Pacifique, dont la Chine, le Japon et les États-Unis, à l’organisation de Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC).

b. L’instrumentalisation des « BRICS »

La manière dont la diplomatie russe utilise à son profit le concept des « BRICS » illustre son habileté, mais aussi ses limites, car le bénéfice politique qu’elle en tire reste mesuré.

Il faut rappeler que l’acronyme « BRIC » est d’abord apparu, en 2001, sous la plume d’un économiste de la banque Goldman-Sachs pour désigner les quatre plus grandes économies émergentes : Brésil, Russie, Inde et Chine. L’Afrique du Sud a ensuite rejoint le groupe (bien qu’elle soit loin d’être la 5ème économie émergente, mais le continent africain devait être représenté…), complétant l’acronyme par un « S ». Les BRICS regroupent environ 40 % de la population mondiale et leur part dans le PIB mondial est passée, de 1993 à 2013, de 15 % à 28 % (selon les statistiques du FMI en parité de pouvoir d’achat).

La Russie a joué un rôle déterminant dans la transformation de ce qui n’était à l’origine qu’un concept d’économiste en une réalité diplomatique. Ce n’est pas un hasard si le premier sommet des BRICS a eu lieu en Russie (à Iekaterinbourg, en juin 2009). Cette initiative s’inscrivait dans la continuité d’un concept auquel la diplomatie russe s’était attachée dans les années 2000, le « triangle stratégique » Inde-Russie-Chine.

Les pays « BRICS » ont de manière très générale des intérêts et des conceptions communs, tels que le rejet de l’hégémonie américaine et de l’interventionnisme occidental. Assez vite, toutefois, les limites de ces intérêts partagés apparaissent : par exemple, s’agissant de la réforme des organisations internationales, à commencer par celle du Conseil de sécurité des Nations Unies, les positions ne peuvent pas être identiques entre les deux pays du club qui en sont déjà membres de droit et les trois autres qui revendiquent de le devenir… Plus généralement, il subsiste entre eux d’importantes rivalités géopolitiques, notamment entre la Chine et l’Inde.

Dans le domaine économique et financier, les pays « BRICS » partagent le même mécontentement face à la domination du « billet vert » et à la prééminence occidentale dans les grandes institutions comme le FMI ou la Banque mondiale. Cependant, leurs tentatives de proposer une alternative restent embryonnaires, bien qu’en 2013, les circonstances aient été plutôt favorables à ce type d’initiatives : on rappelle que, suite à des déclarations de la Réserve fédérale américaine sur un resserrement potentiel de sa politique monétaire, des capitaux massifs ont été rapatriés aux États-Unis à partir du 20 mai et que les devises de nombreux pays émergents se sont fortement dépréciées, ce qui a généré un ressentiment.

Dans ce contexte, disposer d’instruments financiers internationaux indépendants des grands pays occidentaux apparaît comme une réponse séduisante et les pays » BRICS » ont des projets en la matière. Mais, s’ils ont précisé leur projet de création d’une banque commune d’investissement, dont le capital serait de 50 milliards de dollars, lors de leur sommet de Saint-Pétersbourg les 5 et 6 septembre 2013, ils n’ont pas été en mesure de définir la répartition de ce capital et le lieu du siège de la future institution. De même, pour l’établissement d’un fonds de réserve monétaire commun, plusieurs points tels que sa dotation (100 milliards de dollars) et la répartition des apports (la Chine apporterait 41 milliards de dollars, le Brésil, l’Inde et la Russie, 18 milliards chacun, et l’Afrique du Sud, 5 milliards) ont fait l’objet d’un accord, mais d’autres points restent en suspens, tels que les conditions de déclenchement du soutien du fonds et du remboursement des sommes qu’il avancerait.

Il est vrai que, fondamentalement, derrière l’alliance de façade qu’ils affichent face à l’Occident, les intérêts économiques des « BRICS » ne sont pas vraiment convergents, comme le rappellent Mmes Andrea Goldstein et Françoise Lemoine dans leur récent ouvrage sur l’économie des « BRIC » (28). Certains comme la Chine et dans une moindre mesure la Russie ont structurellement des échanges extérieurs excédentaires, tandis que d’autres sont confrontés à des déficits extérieurs récurrents. Dans le domaine commercial, leurs intérêts divergent : par exemple, le Brésil, grande puissance agricole, souhaite une libéralisation du commerce des produits agricoles, mais l’Inde n’en veut pas ; ce dernier pays, en revanche, promeut l’ouverture des marchés des services d’information et de communication, qui suscite de fortes réticences dans la plupart des autres pays, etc.

La démarche d’institutionnalisation des « BRICS » attend donc encore un contenu concret, même si des progrès ont été réalisés en ce sens.

3. L’usage politique de la puissance énergétique

La Russie n’hésite pas non plus à faire un usage politique de sa puissance énergétique.

Elle cherche à la valoriser dans un cadre multilatéral. Début juillet 2013, par exemple, elle a organisé un sommet des chefs d’État et de gouvernement du Forum des pays exportateurs de gaz, pour accroître la visibilité de cette organisation créée en 2001.

Mais surtout, les gouvernants russes n’ont pas hésité ces dernières années à utiliser les livraisons de gaz comme une arme politique bilatérale, en particulier dans leurs relations avec l’Ukraine, mais aussi avec l’Union européenne.

Les « guerres du gaz » se sont déroulées entre 2006 et 2009, officiellement pour des raisons financières (non-paiement de livraisons, « vols » de gaz), mais sur un fond politique évident : le gouvernement visé en priorité était celui de l’Ukraine, issu de la Révolution orange et mal disposé à l’endroit de la Russie. Par ailleurs, ces conflits, affectant par ricochet l’approvisionnement de l’Europe centrale et occidentale, ont permis à la Russie de démontrer par l’exemple à l’Union européenne sa dépendance vis-à-vis du gaz russe.

En pratique, on le rappelle, Gazprom a coupé plusieurs fois l’approvisionnement en gaz de l’Ukraine afin d’obtenir que celle-ci accepte des augmentations tarifaires, règle des dettes sur des livraisons antérieures et/ou mette fin à des pratiques supposées de prélèvements illicites sur le gaz transitant sur son territoire à destination de l’Union européenne (les Ukrainiens étant accusés de surévaluer leur consommation pour revendre en Europe du gaz acheté en principe à leur propre usage) :

– une première coupure eut lieu début janvier 2006, Gazprom voulant augmenter le prix du gaz livré à l’Ukraine, dont le gouvernement céda très vite ;

– en octobre 2007, un deuxième conflit commença quand Gazprom menaça l’Ukraine en raison du non-paiement d’arriérés, accompagné pendant quelques jours, en mars 2008, d’une forte réduction des livraisons de gaz à l’Ukraine ;

– c’est le 2 janvier 2009 que se déclencha le conflit le plus grave, toujours en raison de différends sur le prix du gaz et le paiement d’arriérés, avec un arrêt des livraisons de gaz à l’Ukraine qui se répercuta sur l’approvisionnement de l’Union européenne, lequel transitait alors pour 80 % par le territoire ukrainien. Au bout de quelques jours, l’approvisionnement en gaz russe a en effet cessé totalement pour un certain nombre de pays d’Europe centrale et balkanique, tels que la Hongrie, la Grèce, la Bulgarie et ceux de l’ex-Yougoslavie, tandis qu’il était très fortement réduit pour la plupart des autres pays d’Europe continentale, jusqu’à l’Italie et la France. Cette crise devait finalement durer trois semaines, ne prenant fin qu’après un sommet entre Mme Ioulia Timochenko, alors premier ministre de l’Ukraine, et M. Vladimir Poutine.

Le gaz est encore, à ce jour, une arme politique de la Russie. La question a évidemment pesé dans la décision de l’Ukraine de ne pas signer de traité d’association avec l’Union européenne en novembre 2013, décision sont elle a été « récompensée » par l’annonce, lors du voyage du président Viktor Ianoukovitch à Moscou le 17 décembre 2013, d’une baisse d’un tiers du prix de livraison du gaz russe à l’Ukraine (et d’un prêt de 15 milliards de dollars).

Plus généralement, la politique tarifaire de Gazprom continue à mêler considérations économiques et politiques. Le graphique qui suit, paru dans la presse il y a quelques mois, le démontre, même s’il faut dire que, selon les responsables de Gazprom rencontrés à Moscou par vos rapporteurs, ces chiffres ne correspondent pas (ou plus) à la réalité.

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Source : site Internet de Courrier international, 11 février 2013.

On voit qu’un pays très lié à la Russie, le Belarus, continue clairement à bénéficier d’un traitement de faveur. Pour le reste, le fait que le gaz russe soit plutôt vendu moins cher en Europe occidentale (Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne, France…) que dans la plupart des pays d’Europe centrale, orientale et méridionale appelle un jugement mesuré. Certes, il peut être surprenant que ce soit dans les pays les plus éloignés, avec donc les coûts maximaux de transport, que les conditions soient tarifaires soient les meilleures ; on peut donc être tenté d’y voir une volonté de favoriser des pays ouest-européens jugés plus amicaux pour la Russie que ne le sont certains des anciens pays du « bloc de l’est ». Mais on doit aussi observer que le marché du gaz est plus concurrentiel en Europe occidentale, en particulier dans des pays maritimes et proches des zones de production de la mer du Nord tels que le Royaume-Uni et les Pays-Bas, qu’en Europe orientale et méridionale. Le fait est d’ailleurs que dans cette zone, des pays réputés politiquement proches de la Russie, tels que la Serbie, la Grèce et la Bulgarie, semblent payer assez cher leur gaz, même si c’est un peu moins que des pays réputés moins bien disposés vis-à-vis de la Russie tels que la Pologne et la République tchèque.

4. Le voisinage immédiat, priorité constante

Sans même rappeler les précédents conflits gaziers entre la Russie et l’Ukraine, le déroulement de la présente crise ukrainienne – avec les fortes pressions économiques exercées par la Russie pour que l’Ukraine ne signe pas de traité d’association avec l’Union européenne, puis le « chèque » russe de 15 milliards de dollars (sous forme de prêts) annoncé le 17 décembre 2013 en contrepartie – confirme que le voisinage immédiat de la Russie, c’est-à-dire les anciennes républiques soviétiques, constitue une priorité de sa politique étrangère, et c’est une priorité majeure et constante.

Cette situation ne tient pas seulement à la nostalgie qu’auraient les Russes de la puissance soviétique ou à une vision stratégique qui serait obsédée par la puissance au sens traditionnel du terme, impliquant le contrôle d’une « sphère d’influence ».

Cette priorité est aussi la conséquence de réalités objectives, qui tiennent au degré d’intégration qui existait dans l’URSS : les migrations intérieures étaient considérables, les frontières administratives n’avaient pas toujours beaucoup de sens et l’économie des différentes républiques était totalement intégrée.

De ce fait, lorsque l’URSS a éclaté, de nombreux Russes, ou du moins russophones, se sont trouvés vivre hors des frontières de la Russie. Les communautés russes (au sens « ethnique ») vivant à l’étranger pourraient représenter 25 à 30 millions de personnes, dont 15 à 20 millions dans les frontières de l’ancienne URSS. La part des russophones dans les ex-républiques soviétiques diminue mais reste souvent élevée : en 2009, ils représentaient encore 32 % de la population en Lettonie, 26 % au Kazakhstan et en Estonie, 17 % en Ukraine (29)

De même, l’intégration des économies s’est réduite depuis 1991, mais reste une réalité.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer les enjeux identitaires, s’agissant en particulier de l’Ukraine, Kiev ayant été la capitale du premier État russe, puissant et prestigieux, au haut moyen-âge.

La capacité d’influence qu’a aujourd’hui la Russie sur chacune des ex-républiques soviétiques dépend de multiples facteurs : l’ancienneté de leur appartenance à l’empire russe, la plus ou moins grande présence de russophones dans leur population, leurs relations économiques avec la Russie, leur éventuelle dépendance au soutien économique et/ou militaire de Moscou, ou au contraire l’existence de graves contentieux avec la Russie.

De manière simplificatrice, on peut ranger ces nouveaux États dans plusieurs « familles » selon leurs relations avec la Russie :

● Le premier cercle

Le Kazakhstan, avec son importante minorité russe, et le Belarus, que beaucoup de Russes considèrent comme une partie de la Russie (la mise au jour d’une identité et d’une langue biélorusses sous l’Union soviétique est souvent présentée comme un artifice), font partie de ce premier cercle.

● Ceux qui ont besoin de la Russie

Les deux plus petites et pauvres républiques d’Asie centrale, le Kirghizstan et le Tadjikistan, dépendent notamment des revenus envoyés de Russie par leurs citoyens qui y ont émigré.

Dans le Caucase, l’Arménie subit toujours le blocus de la Turquie et de l’Azerbaïdjan suite au conflit du Haut-Karabagh. Son économie, fragile, est largement contrôlée par les grandes entreprises russes et très dépendante des transferts financiers des travailleurs émigrés en Russie (ces transferts représenteraient 15 % du PIB arménien) ; par ailleurs, le maintien d’environ 5 000 militaires russes sur son sol constitue une garantie contre une éventuelle ingérence directe de la Turquie dans le conflit avec l’Azerbaïdjan.

● Ceux qui ont les moyens de leur autonomie

Les ressources en hydrocarbures de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan leur donnent les moyens de prendre leurs distances la Russie. L’Ouzbékistan a également pris son autonomie.

● Ceux qui ont un différend politique grave avec la Russie

La Moldavie impute à la Russie son implication dans la proclamation d’indépendance en 1991 de la région séparatiste, à forte population russophone, de Transnistrie et dans la guerre civile qui a eu lieu l’année suivante. La Russie a imposé le cessez-le-feu et maintient depuis lors des troupes en Transnistrie. La population moldave a donc fait son choix, au point que c’est un dirigeant issu de la minorité russe et du Parti communiste, le président Vladimir Voronine, qui, alors qu’il avait été élu en 2001 sur un programme de rapprochement avec la Russie, s’est fait réélire en 2005 sur un programme diamétralement opposé d’adhésion à l'Union européenne, qui depuis lors est une constante de la vie politique moldave.

De même, la Géorgie reproche à la Russie son implication dans les événements qui ont permis en 1992-1993 aux régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud de s’émanciper. Le conflit a de surcroît été réveillé par la guerre russo-géorgienne d’août 2008, suivie par la reconnaissance de l’indépendance des deux régions sécessionnistes par la Russie, qui y déploie des troupes. Le président Mikheïl Saakachvili, issu de la Révolution des roses de 2003, et son parti ont perdu récemment le pouvoir (avec la nomination de M. Bidzina Ivanichvili comme premier ministre en octobre 2012, puis la victoire de M. Guiorgui Margvelachvili aux élections présidentielles en octobre 2013), mais si cette alternance a permis un certain apaisement avec la Russie, accompagné de mesures telles que la levée de l’embargo russe sur les vins, spiritueux et eaux minérales géorgiens, le cœur du conflit reste entier et les nouveaux élus ont clairement réitérés les engagements pro-occidentaux de leurs prédécesseurs.

La Géorgie et la Moldavie viennent de parapher, au sommet du Partenariat oriental à Vilnius, des accords d’association avec l’Union européenne.

● Ceux qui sont définitivement sortis de l’orbite russe

Les trois pays Baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie), ayant rapidement adhéré à l’Union européenne et à l’OTAN (en 2004), sont probablement définitivement sortis de l’orbite de la Russie, malgré la présence de fortes minorités russophones (surtout en Lettonie et Estonie).

● Le cas particulier de l’Ukraine

Une ex-république soviétique n’apparaît pas dans ce classement, c’est l’Ukraine, qui est pourtant la plus importante, avec ses 46 millions d’habitants.

Mais il n’est pas possible de classer l’Ukraine selon les critères développés supra.

Par certains côtés, elle devrait faire partie des États restés très proches de la Russie : les liens historiques sont très anciens, puisque Kiev a été la capitale du premier État russe au haut Moyen-âge ; l’ukrainien est une langue slave et il y a de surcroît une importante minorité russophone ; les économies sont imbriquées et l’Ukraine, qui n’a pas la chance de disposer de gisements d’hydrocarbures et dont l’économie est peu compétitive, a besoin des échanges avec la Russie. La Russie reste en effet le premier débouché des exportations ukrainiennes, constituées principalement de produits métallurgiques et agricoles, et, si l’on se place du point de vue russe, l’Ukraine le troisième fournisseur extérieur de la Russie.

Cependant, l’Ukraine a aussi une vieille tradition nationaliste, qui s’est développée contre l’Empire russe dès le XIXème siècle. De plus, sa partie occidentale (la région de Lviv) a des liens historiques et culturels beaucoup plus ténus avec la Russie, puisque elle a seulement été annexée à l’URSS en 1945, après avoir été polonaise, autrichienne, puis de nouveau polonaise ; la population y est de tradition catholique-uniate.

Il n’est donc pas surprenant que la vie politique de l’Ukraine redevenue indépendante soit dominée par un affrontement, souvent violent, entre pro-russes et pro-occidentaux, avec une dimension géographique très nette (Ukraine de l’ouest contre Ukraine de l’est et du sud – lors des élections de 2004 qui ont suivi la Révolution orange, le candidat « pro-occidental »Viktor Ioutchenko a obtenu plus de 80 % des suffrages dans la plupart des régions de l’ouest du pays, tandis que son adversaire Viktor Ianoukovitch obtenait également plus de 80 % des voix dans plusieurs régions de l’est et du sud), même si cette présentation est nécessairement simplificatrice.

C’est dans ce contexte général de relations inévitablement très différenciées de la Russie avec les ex-républiques soviétiques que se sont développées, difficilement, plusieurs tentatives de nouvelle intégration régionale.

5. L’Union eurasiatique, une intégration régionale qui reprend partiellement le modèle européen

a. Les diverses tentatives d’intégration de l’espace post-soviétique

À l’exception des pays Baltes, qui ont très vite basculé vers l’ouest, les anciennes républiques soviétiques ont cherché après la fin de l’URSS en 1991 à maintenir un minimum d’intégration. Indépendamment de la volonté russe de conserver une influence sur son voisinage, cela correspondait à une réalité : les économies étaient profondément intégrées et les populations imbriquées.

Vu le peu de contenu de la Communauté des États indépendants (CEI), première organisation créée (dès 1991) pour maintenir les liens qui existaient, d’autres tentatives de rapprochement concernant un plus petit nombre – celles qui, pour les raisons que l’on a vues supra, restaient plus dans l’orbite de la Russie – des ex- républiques soviétiques ont rapidement eu lieu :

– la première tentative s’est effectuée entre la Russie et le Belarus, qui ont lancé en 1995 une union douanière et même signé en 1999 un traité prévoyant de constituer un « État commun », mais, même si les deux économies sont effectivement profondément intégrées, cet État commun n’a jamais vu le jour, car il aurait de fait abouti à une absorption du Belarus par la Russie ;

– en 2001 était lancée la Communauté économique eurasiatique, à l’initiative du Kazakhstan, dont l’idée de base était qu’en se limitant à une intégration économique, les anciennes républiques soviétiques obtiendraient plus de résultats qu’avec une construction plus ambitieuse telle que la CEI. La Communauté, constituée initialement de la Russie, du Belarus, du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Tadjikistan, a été rejointe en 2005 par l’Ouzbékistan, qui s’en est toutefois retiré en 2008. L’Ukraine, la Moldavie et l’Arménie ont un statut d’observateur. Les réalisations ont cependant été assez maigres et notamment l’idée d’une union douanière, caressée à la fin des années 1990, n’a pu déboucher dans ce cadre large.

Parallèlement à cette recherche d’intégration économique, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) a été constituée en 2002 pour être une sorte de pendant à l’OTAN. Outre les membres de la Communauté eurasiatique, elle comprend l’Arménie. Cette organisation permet à ses membres d’acheter du matériel militaire russe à un tarif préférentiel et maintient une certaine intégration entre leurs industries de défense (héritées du complexe militaro-industriel soviétique).

b. La marche vers l’Union eurasiatique

Un pas supplémentaire a été franchi, par rapport à la Communauté économique eurasiatique (qui cependant existe toujours), avec la mise en place d’une Union douanière au champ plus limité, faute de succès de la tentative de la réaliser dans l’ensemble de la Communauté.

Cette Union douanière entre la Russie, le Belarus et le Kazakhstan a été décidée dans son principe en 2007 et mise en œuvre progressivement à partir de 2010, suivie de l’instauration d’un Espace économique unique, en vigueur depuis le 1er janvier 2012.

L’objectif maintenant est de parvenir à une Union économique eurasiatique qui entrerait en vigueur début 2015. Ce projet a été proposé en octobre 2011 par M. Vladimir Poutine, alors Premier ministre, dans un article publié dans les Izvestia.

Outre les trois membres fondateurs de l’Union douanière, l’Union eurasiatique pourrait comprendre le Kirghizstan, qui a réitéré le 29 mai 2013 son souhait d’y entrer, et l’Arménie, qui a annoncé le 3 septembre une même intention, bien que cela remette en cause son rapprochement économique avec l’Union européenne. Le Tadjikistan est aussi un adhérent potentiel à terme.

L’Ukraine a obtenu un statut d’observateur et, tout en ne signant pas (à la date d’examen du présent rapport) de traité d’association avec l’Union européenne, n’a pas indiqué non plus qu’elle rejoindrait l’Union eurasiatique : adhérer à celle-ci fermerait définitivement la voie au traité d’association avec l’Union européenne, celui-ci devant comprendre un accord de libre-échange (or, un pays membre d’une union douanière perd sa souveraineté commerciale et ne peut plus passer des accords commerciaux avec des tiers).

c. Une construction manifestement inspirée de la construction européenne

Cette construction en cours se distingue de la Communauté eurasiatique qui l’a précédée par la mise en place d’institutions communes et une assez large intégration des politiques économiques.

Sur ce dernier point, on observe que :

– dans le cadre l’Union douanière, les trois pays fondateurs appliquent un tarif douanier commun depuis le 1er janvier 2010 et un code douanier commun depuis le 1er juillet 2010 ; les contrôles douaniers ont été abolis entre eux le 1er juillet 2011 ;

– l’entrée en vigueur de l’Espace économique unique en 2012 a été précédée de l’adoption de 17 accords portant sur des sujets tels que la coordination des politiques macro-économiques, le droit de la concurrence, celui de la propriété intellectuelle, la réglementation des subventions aux industries, le commerce des services et les investissements, le marché commun des produits pétroliers, etc. Les objectifs poursuivis étaient, d’une part de réaliser quatre libertés de circulation concernant respectivement les biens, les services, les capitaux et les travailleurs, d’autre part d’harmoniser ou unifier les réglementations dans un certain nombre de domaines économiques. Cette démarche est, on le voit, directement inspirée du modèle européen du Marché unique.

Quant aux institutions, elles comportent :

– le Conseil économique eurasiatique suprême, formé des chefs d’État ou de gouvernement ;

– une Cour de justice, qui fonctionne depuis début 2012 (elle est d’ailleurs compétente pour toutes les affaires de la Communauté économique eurasiatique, au-delà de l’Union eurasiatique) ;

– la Commission économique eurasiatique, en place depuis février 2012 (elle avait été précédée par une Commission de l’union douanière).

La Commission est formée de deux organes : le conseil de la Commission, où siège un vice-premier ministre de chacun des États-membres ; le collège, composé de neuf membres (trois par pays fondateur), dont un président, qui est actuellement un ancien ministre russe du commerce et de l’industrie, M. Viktor Khristenko.

Les membres du collège ont rang de ministre, bénéficient d’un statut de fonctionnaire international et sont en pratique des personnalités assez importantes : le Belarus est ainsi représenté notamment par un ancien premier ministre, M. Serguey Sidorskiy.

Chaque « ministre » membre du collège a un portefeuille (commerce, coopération douanière, concurrence, etc.) et peut s’appuyer sur une administration composée de 23 départements, qui emploient environ 1 000 personnes. Par ailleurs, la Commission consulte des groupes de travail spécialisés dans le cadre d’un « business dialogue ».

d. Mais une construction purement économique et technocratique

On le constate, le processus de construction de l’Union eurasiatique est clairement décalqué de celui de construction de l’Union européenne, mais il n’en reprend que certains éléments :

– s’agissant des institutions, il n’existe pas de Parlement de l’Union, ni même d’assemblée parlementaire composée de délégations des parlements nationaux – et il n’est pas envisagé d’en instituer ;

– s’agissant des politiques, c’est uniquement le volet économique de la construction européenne qui est repris. Les autres volets sont absents – du moins pour le moment, car M. Vladimir Poutine, dans son article précité d’octobre 2011, mentionnait aussi la dimension politique de son projet.

Toujours est-il qu’en l’état actuel, l’Union eurasiatique en construction ne prétend pas développer de politique étrangère ou de sécurité commune (ce dernier rôle revenant à l’OTSC précitée). Elle ne se présente pas non plus, à la différence de l’Union européenne, comme un espace garantissant les droits et libertés de ses citoyens et où l’adhésion serait soumise à des conditionnalités politiques.

e. Un processus qui suscite pour le moment des jugements sceptiques

Dans une de ses notes, la société de conseil en stratégie CEIS (30) fait l’analyse suivante des motivations des États fondateurs de l’Union douanière, future Union eurasiatique.

« Pour la Russie, la perspective de pouvoir raffermir son influence sur ses voisins post-soviétiques est déterminante (…). Sur un plan économique, [l’Union] avec la Biélorussie et le Kazakhstan doit permettre à la Russie de réduire l’accès de son marché aux produits européens ou chinois, transitant dans le premier cas via la Biélorussie, dans le second cas via le Kazakhstan. Cette structure donne également la possibilité aux entrepreneurs russes de disposer d’un accès facilité aux marchés biélorusse et kazakh. Si elle est étendue à d’autres pays centrasiatiques (…), [l’Union] peut permettre à la Russie d’avoir de facto un meilleur contrôle des frontières de ces pays (…). Cet enjeu est double. Sur le plan sécuritaire, le développement de l’intégration douanière entre Moscou, Bichkek et Douchanbé peut notamment créer les conditions d’une lutte plus efficace contre le trafic de stupéfiants en provenance d’Afghanistan, transitant via les États d’Asie centrale et à destination de la Russie, premier consommateur d’héroïne au monde en 2010. Par ailleurs, l’intégration des pays d’Asie centrale à [l’Union] peut potentiellement permettre à Moscou de contrebalancer la présence économique et commerciale croissante de Pékin dans cet espace ».

« L’intérêt de la Biélorussie pour [l’Union] s’explique tant par des motifs d’ordre politique, tenant essentiellement à la nature du régime d’Alexandre Loukachenko, que par des considérations d’ordre économique. Au vu du système économique biélorusse, largement basé sur l’importation à bas prix de matières premières russes, l’intégration à [l’Union] paraît logique : elle doit permettre de faciliter d’une part l’accès aux énergies russes, d’autre part l’export des produits biélorusses, non compétitifs sur le marché mondial, vers les autres pays de [l’Union] ».

S’agissant enfin du Kazakhstan, la même source relève l’implication du président Noursoultan Nazarbaïev dans le projet d’union, mais le peu d’enthousiasme des milieux économiques et plus généralement de la population, l’option pour l’union douanière avec la Russie paraissant « peu rationnelle », car impliquant d’augmenter de nombreux tarifs douaniers à l’importation.

Même si l’Union a pour le moment une dimension purement économique, les motivations de ses promoteurs apparaissent tout à la fois économiques et politiques. Pour la Russie, c’est clairement un facteur de statut politique international et d’influence sur ses voisins. Peut-être aussi est-ce, pour les régimes des pays fondateurs, l’occasion d’affirmer un contre-modèle de l’Union européenne, dont on ne reprendrait que la dimension d’intégration économique, mais pas la dimension d’espace de droits et de démocratie.

Pour autant, si l’Union eurasiatique est destinée à se cantonner à la dimension économique, son succès et sa pérennité ne sauraient être fondés sur ce type de considérations politiques : la nouvelle construction devra démontrer qu’elle apporte des « plus » dans le domaine économique.

Or, plusieurs experts (31) expriment des doutes à cet égard, car l’Union eurasiatique constituera un ensemble malgré tout assez petit et très fortement dominé démographiquement et économiquement (sans même évoquer l’aspect politique et les liens de subordination du passé) par un de ses membres, la Russie.

Le fait que l’Union eurasiatique restera un ensemble économique assez modeste, ne représentant qu’environ 170 millions d’habitants avec ses trois membres fondateurs (soit 2,4 % de la population mondiale), limitera sa capacité à peser dans les négociations commerciales internationales, ce qui constitue l’un des intérêts majeurs de ce type de regroupements. L’existence de l’Union européenne permet à l’Europe de parler en égale, dans le champ économique, aux États-Unis ou à la Chine ; ce ne sera pas le cas de l’Union eurasiatique – et l’entrée éventuelle de l’Arménie et du Kirghizstan, voire du Tadjikistan, qui sont des pays petits et plutôt pauvres, ne changerait rien à cela. Seule une éventuelle adhésion de l’Ukraine aurait un certain impact sur le poids global de l’Union, mais cette option ne paraît vraiment plus à l’ordre du jour...

Par ailleurs, la taille modeste de l’Union eurasiatique aura aussi pour conséquence que le commerce entre ses membres reste et restera limité – ce qui limitera nécessairement les gains liés à la libéralisation de ce commerce interne.

Entre 2009 et 2012, le commerce entre les trois pays de l’Union douanière a certes augmenté de 76 %, d’après les données communiquées par la Commission économique eurasiatique, contre 59 % pour leur commerce avec des tiers ; la mise en place de l’Union douanière en 2010-2011 a donc, logiquement, favorisé les échanges internes.

Cependant, ce commerce interne ne représentait encore en 2012 que 12,7 % des flux commerciaux totaux des trois pays de l’Union. Comme on peut l’observer sur le graphique ci-après, c’est moins que dans les autres grandes unions douanières existantes, en particulier que dans l’Union européenne, où le commerce intra-communautaire représente 60 % des flux commerciaux des États membres.

Part du commerce intra-régional dans le commerce extérieur des États membres des principales unions douanières (en 2011)

(en %)

UD : Union douanière Russie-Belarus-Kazakhstan.

Source : « De l’Union douanière à l’Union eurasiatique – État et perspectives d’intégration dans l’espace post-soviétique », par Emmanuel Dreyfus, sous la direction de Bertrand Slaski, CEIS, Les notes stratégiques.

Ce faible poids du commerce avec les autres membres de l’Union est particulièrement net pour la Russie : en 2010, le commerce avec le Belarus et le Kazakhstan réunis a représenté à peine plus de 7 % des flux totaux d’importations et d’exportations de la Russie et, en 2012, à peine plus de 8 %. Pour la Russie, les pays de l’Union européenne, avec lesquels elle fait pratiquement la moitié de son commerce total, restent donc, de ce point de vue, infiniment plus importants.

Il est à noter que, pour les deux autres membres fondateurs de l’Union eurasiatique, le poids du commerce avec leurs partenaires, c’est-à-dire essentiellement la Russie, est en revanche plus important : ce commerce a représenté en 2012 près de 20 % du commerce extérieur kazakh et 48 % du commerce extérieur biélorusse. Cette dissymétrie, qui est la conséquence logique du poids très inégal des économies (auquel s’ajoute l’isolement politique dans le cas du Belarus), contribue aux interrogations sur l’avenir de l’Union, manifestement déséquilibrée : malgré l’égalité affichée de ses membres dans les processus décisionnels – ils désignent chacun trois membres du collège de la Commission –, il est clair que, dans le seul champ commercial, sans même évoquer le champ politique, l’un sera beaucoup plus « égal » que les deux autres, dans la mesure où il est beaucoup moins dépendant du commerce intra-Union.

Cette prépondérance russe s’est d’ailleurs manifestée lors de la mise en place de l’Union douanière qui a précédé l’Union eurasiatique : le tarif douanier extérieur commun de l’Union a, sans surprise, repris pour l’essentiel le tarif douanier russe.

Or, cette situation n’est pas nécessairement avantageuse pour les autres membres de l’Union. Pour le Kazakhstan, en particulier, cela a signifié un quasi-doublement des droits de douane (ce pays tourné vers l’exportation de matières premières était moins soucieux de protéger des industries traditionnelles et taxait donc moins les importations), donc un renchérissement de ses importations – qui s’est traduit par une inflation accrue – au détriment du pouvoir d’achat de ses entreprises et de ses consommateurs. Les flux commerciaux se sont aussi réorientés vers la Russie (puisqu’il n’y a pas de droits de douane entre membres), au bénéfice de celle-ci, mais au détriment des produits chinois et européens, ainsi que des consommateurs et utilisateurs kazakhs, les produits russes étant généralement moins compétitifs que l’offre internationale. Ce phénomène semble toutefois avoir été limité par l’adhésion de la Russie à l’OMC, qui a imposé de toute façon des concessions sur le tarif extérieur de l’Union, empêchant qu’il ne devienne un instrument destiné à réserver des marchés captifs à la Russie.

Un dernier motif du scepticisme ambiant sur l’Union eurasiatique tient à des considérations politiques : si le caractère des régimes de ses États fondateurs a pu contribuer à son émergence en tant qu’alternative au modèle européen d’espace de droits et de libertés, il pourrait aussi limiter son intégration institutionnelle. Accepter de partager une part de souveraineté est sans doute plus difficile pour un régime autoritaire que pour une démocratie. Et dans l’Union européenne, les partages de souveraineté, qui sont d’ailleurs difficiles, ne sont admis que parce qu’ils se font entre démocraties ayant des valeurs communes et au bénéfice d’institutions européennes dont l’action est inscrite dans des règles de droit strictes et effectivement appliquées, grâce à de vieilles traditions de respect du droit et à la confiance dans l’indépendance des juridictions communes…

Le scepticisme des experts est enfin fondé sur l’observation de l’enlisement des tentatives d’intégration, présentées supra, qui ont précédé l’Union eurasiatique.

Quoi qu’il en soit, vos rapporteurs observent quand même que la construction de l’Union eurasiatique paraît, pour le moment, un processus plus sérieux et plus volontariste que les tentatives comparables précédentes dans l’espace post-soviétique : on a, pour la première fois, de véritables institutions communes, confiées à des dirigeants politiques de bon niveau, et une harmonisation des législations.

Le succès politique du processus dépendra de la capacité de la Russie à éviter d’en faire ouvertement un outil et un symbole de sa prépondérance régionale. Quant à son succès économique, il implique que l’Union ne devienne pas pour ses membres un espace où ils se croiraient à l’abri de la compétition internationale – les dispensant de l’obligation de moderniser leurs économies –, d’autant que ce serait un espace très étriqué. L’appartenance de la Russie à l’OMC limite heureusement ce risque.

6. Quelle priorité à l’Union européenne et aux nations européennes ?

Dans ce panorama des priorités de la politique étrangère russe, quelle place pour l’Union européenne ?

Cette place, de l’avis de tous les experts, reste grande, car l’Europe reste le point d’ancrage de la Russie, mais a certainement diminué depuis une décennie.

La Russie du président Boris Eltsine avait un besoin criant du soutien financier de l’Occident et y trouvait son modèle exclusif de modernisation.

Ce n’est plus le cas. La Russie a retrouvé les moyens économiques d’une politique de prestige, sinon de véritable très grande puissance. Elle a développé ses relations tous azimuts, en particulier vers les autres pays émergents. Et elle n’hésite pas à se confronter régulièrement, voire constamment, aux grands pays occidentaux et à l’Union européenne, dont elle combat l’influence dans leur « voisinage commun ». Comme le résume le chercheur Thomas Gomart, l’Europe, « passée du statut de modèle à celui de concurrent politique », « est toujours nécessaire, mais n’est plus suffisante aux yeux de Moscou » (32).

Il faut par ailleurs distinguer, dans cette analyse des priorités russes, l’Union européenne des nations qui la composent.

Il est communément admis que les autorités russes privilégient les relations bilatérales avec les États européens sur celles avec l’Union européenne, pour diverses raisons sur lesquelles on reviendra dans l’analyse des relations entre la Russie et l’Union.

Parmi ces nations avec lesquelles elle préfère traiter directement, la Russie donne clairement la priorité à l’Allemagne, car c’est de loin son principal partenaire économique européen et c’est aussi un pays dont la politique étrangère, très prudente et de plus en plus réticente à toute implication dans les crises internationales, ne lui pose aucun problème.

II. UNION EUROPÉENNE ET RUSSIE : LA TENTATION DE SE TOURNER LE DOS ?

Certaines prises de position des uns et des autres, dans l’actualité la plus récente, laissent penser qu’il existe un fossé politique et surtout culturel entre l’Union européenne et la Russie. Les leaders d’opinion (intellectuels, journalistes) ont en majorité, en Europe occidentale, une position très critique sur la Russie contemporaine. Quant aux dirigeants russes, ils flattent à peu de frais une opinion publique assez nationaliste en opposant les valeurs russes à celles de l’Occident.

Mais cette situation présente ne doit pas occulter la réalité : à bien des égards, et même si son territoire s’étend jusqu’à l’Extrême-Orient, la Russie peut se revendiquer comme « européenne ».

Il faut garder à l’esprit qu’à partir du règne de Pierre le Grand, marqué par une politique déterminée d’« occidentalisation » de la Russie, celle-ci s’est comportée pendant deux siècles – le XVIIIème et le XIXème – comme une puissance européenne, très active dans le grand jeu politique et militaire européen. Et même après la Révolution bolchevique de 1917, qui a dans un premier temps isolé le pays, on peut encore noter une certaine continuité avec la realpolitik de puissance européenne des tsars : quand Staline a retourné ses alliances en 1939 en passant le Pacte germano-soviétique, il s’agissait d’abord pour lui, comme pour Catherine II à la fin du XVIIIème siècle, de se partager le territoire de la Pologne avec la ou les puissances germaniques et, comme pour Alexandre Ier rencontrant Napoléon à Tilsitt en 1807, de délimiter les zones d’influence des empires et d’obtenir notamment les mains libres en Finlande et en Moldavie…

Des XVIIIème et XIXème siècles date aussi l’intégration incontestable de la culture russe à la culture européenne. Les grands romanciers, dramaturges, poètes, musiciens ou peintres russes du XIXème et du début du XXème siècle ont produit des œuvres inspirées par l’« âme russe », mais inscrites dans les formes de la culture européenne de leur temps. Ces œuvres sont devenues une part de la culture européenne.

Ce n’est en fait que pendant la grande époque de la Guerre froide que l’URSS a pu être perçue comme extérieure à l’Europe, par parallélisme avec l’autre superpuissance, les États-Unis : il semblait y avoir deux acteurs majeurs de l’Histoire et, entre eux, un continent, l’Europe, divisé et réduit au statut d’objet de l’Histoire.

Mais une telle vision a tout au plus été exacte durant deux décennies, puisque rapidement certains pays ouest-européens – la France du général De Gaulle, puis l’Allemagne fédérale du chancelier Willy Brandt – ont revendiqué une politique étrangère autonome.

Dans les années 1980 et 1990, les Européens de l’ouest ont assisté avec enthousiasme aux réformes de M. Mikhaïl Gorbatchev, puis à la chute du mur de Berlin, à la fin de l’URSS et au retour sur la scène internationale d’une Russie souveraine dont le modèle politique et économique semblait clairement être l’Occident.

Vingt ans plus tard, le moins que l’on puisse dire est que l’enthousiasme est retombé. Européens de l’ouest et de l’est et Russes n’ont pas su mettre à profit leur attirance mutuelle d’après la fin de la Guerre froide pour construire une relation vraiment détendue, voire aller vers une forme d’intégration du continent. Il reste une relation assez froide, principalement fondée sur l’interdépendance énergétique, et de nombreux sujets de blocage, sinon de conflit ouvert.

Pourtant, vos rapporteurs en sont convaincus, l’Union européenne et la Russie ont, sur le long terme, un intérêt évident à développer un vrai partenariat.

A. LES ANNÉES 1990 ET 2000 : LE GRAND MALENTENDU ?

Plusieurs auteurs considèrent qu’il y a eu, après la fin de l’URSS, un « grand malentendu » entre la Russie et l’Occident en général.

Ce malentendu porte d’abord sur la perception des événements de l’époque. La chute du mur de Berlin, puis la fin de l’URSS, ont été vécus comme des événements miraculeux en Occident et dans les anciens pays du « bloc de l’est », mais la perception n’a pas été la même en Russie. Mme Marie Mendras, dans son article précité, le met en exergue : « il est important de souligner le décalage entre le vécu russe et notre vision occidentale des années gorbatchéviennes et de la fin du communisme. Nous avons observé avec enthousiasme et bonne conscience cette période (…). Ce grand malentendu entre les Russes et nous sur l’épisode fondamental de leur histoire récente marquera pendant encore longtemps notre relation avec eux (…). La société russe a, dans l’ensemble, très mal vécu les années 1990 et en conçoit une hostilité au changement et à l’internationalisation, et un profond conservatisme » (33).

Marquée à la fois par la bonne conscience, la conviction de proposer le meilleur modèle économique et politique et la permanence de réflexes issus du passé récent, l’action des « vainqueurs » de la Guerre froide n’a sans doute pas toujours été très habile.

1. Une aide européenne peu efficace et parfois maladroite ?

Alors que la Russie traversait une crise politique et économique très dure et était dépendante de l’aide occidentale, les montants d’aide occidentale, notamment communautaire, n’ont pas, selon certaines personnalités rencontrées par vos rapporteurs, comme le géographe Pascal Marchand, été à la hauteur – si l’on compare au plan Marshall… –, ni toujours utilisés de la manière la plus pertinente.

Le programme européen TACIS, destiné aux ex-républiques soviétiques, a mobilisé de 1991 à 2006 plus de 7 milliards d’euros, dont environ 40 % au bénéfice de la Russie, qui a donc perçu en moyenne environ 200 millions d’euros par an. Mais ce programme a suscité des jugements assez sévères de la Cour des comptes européenne.

Dans l’un de ses rapports (34), elle pointait ainsi des projets aux délais de planification et de lancement trop longs (plusieurs années), aux objectifs souvent « imprécis » ou « peu réalistes », trop complexes, voire dépourvus d’objectifs identifiables. Elle relevait que ceux de ces projets qu’elle avait étudiés qui visaient l’élaboration de politiques publiques (aux standards de l’Union européenne) avaient généralement échoué. Certains étaient même redondants : un projet pilote avait ainsi été développé autour d’un modèle visant à faciliter la création d’entreprises. Or, un modèle similaire avait déjà été mis en place précédemment en Russie grâce à l’assistance technique du Canada… En conclusion, la Cour estimait qu’un tiers seulement des projets audités avaient pleinement atteint leurs objectifs et qu’un sixième seulement avaient eu des résultats durables.

Dans un autre rapport portant sur la politique de coopération transfrontalière mise en place dans le cadre de TACIS (35), la Cour des comptes a également été pour le moins sévère : l’incidence de cette politique a été jugée « limitée, en raison non seulement de retards de mise en œuvre, mais aussi du très faible volume de fonds disponibles, du fait qu’aucun cadre n’a été mis en place afin de favoriser le dialogue transfrontalier au niveau de la programmation de projets, de l’absence de couplage des financements en faveur des régions de la frontière orientale des pays Phare [programme destiné aux anciens satellites de l’URSS] et de la priorité insuffisante accordée aux projets qui portent sur l’objectif fondamental du programme, à savoir relever le niveau de vie des populations des régions bénéficiaires ». La Cour a observé notamment que le fait d’avoir deux programmes différents, d’une part pour les ex-républiques soviétiques (TACIS), d’autre part pour les ex-États satellites d’Europe centrale et orientale (PHARE), avait eu une conséquence assez affligeante, s’agissant d’une politique visant à développer les coopérations transfrontalières : lorsqu’il fallait par exemple moderniser un poste-frontière à la limite des deux ensembles, les fonds européens n’étaient jamais disponibles en même temps pour faire les travaux des deux côtés de la frontière, car ils s’inscrivaient dans des procédures différentes…

M. Pascal Marchand a cité à vos rapporteurs une autre maladresse de l’Union européenne dans le développement des programmes de coopération transfrontalière. Une « euro-région » de Carélie, rapprochant la Carélie finlandaise et la Carélie russe, a été promue, ce qui a suscité des réactions en Russie : en effet, la fin des années 1990 a été caractérisée par une très large prise d’autonomie par les chefs des républiques et régions de la Russie, ce qui a naturellement irrité le pouvoir central (lequel y a répondu par la célèbre formule de la « verticale du pouvoir ») ; dans ce contexte une initiative européenne exaltant le rôle des régions ne pouvait pas être accueillie très favorablement. De plus, la Carélie russe comprend certains territoires annexés aux dépens de la Finlande suite à la Seconde guerre mondiale, ce qui rendait un projet de rapprochement avec la Carélie finlandaise encore plus délicat. D’autant que, dans le même temps, l’Union européenne n’était pas très coopérative pour faciliter le désenclavement de l’enclave russe de Kaliningrad, entourée de membres de l’Union (Pologne et Lituanie).

2. L’établissement d’un « partenariat » au contenu ambitieux, mais aux réalisations incertaines

L’Union européenne et la Russie ont signé en juin 1994 un accord de partenariat et de coopération (APC), qui est entré en vigueur en décembre 1997, pour une durée de dix ans avec possibilité de reconductions annuelles ensuite – cet accord, on y reviendra, est toujours valide.

L’APC définit en premier lieu un cadre institutionnel et politique. Son préambule met en exergue l’existence d’un socle de valeurs communes. Le dispositif prévoit un dialogue institutionnel : sommets biannuels russo-européens, création d’un conseil permanent se réunissant au moins une fois par an au niveau des ministres compétents et d’une commission parlementaire mixte Parlement européen-Douma.

Sur le plan économique et commercial, l’APC était censé mettre en place les conditions de la création à terme d’une zone de libre-échange. Dans un premier temps, l’APC libéralisait partiellement les échanges, tandis que la Russie prenait des engagements de rapprochement de sa législation économique avec celle de l’Union.

L’APC a été complété en 1999 par l’adoption par l’Union européenne d’une Stratégie commune pour la Russie (36), qui n’ajoutait rien en termes de moyens, mais faisait plus clairement apparaître l’ordre des priorités que se donnaient les Européens. Dans ce document, l’Union se fixait pour objectif stratégique premier d’« établir une démocratie stable, ouverte et pluraliste en Russie, régie par l’État de droit et servant de base à une économie de marché prospère ». L’objectif politique – la « consolidation de la démocratie, de l’État de droit et des institutions publiques en Russie » – occupait la première place, avant ceux d’intégration dans un espace économique commun, de coopération dans le domaine de la sécurité et de coopération sur les « défis communs » du continent européen : sécurité énergétique, sûreté nucléaire, environnement, lutte contre la grande criminalité…

En octobre 1999, la Russie répondait par la définition à son tour d’une Stratégie à moyen terme pour le développement des relations entre la fédération de Russie et l’UE (2000-2010), qui fixait notamment l’objectif de la « construction d’une Europe unie, sans ligne de division », mais laissait de côté la question des « valeurs communes ».

On voit là que les deux parties ne donnaient pas vraiment le même sens à leur coopération, les uns insistant sur les valeurs communes, la démocratie et l’État de droit, les autres mettant en avant une grande Europe réunifiée, mais au contenu indéterminé…

En 2003, lors de leur sommet de Saint-Pétersbourg, l’Union européenne et la Russie se sont toutefois mises d’accord pour définir « quatre espaces communs », c’est-à-dire des domaines de coopération approfondie : l’espace économique commun, l’espace commun de liberté, de sécurité et de justice, l’espace commun de sécurité extérieure, enfin l’espace commun de recherche et d’enseignement. Des « feuilles de route » ont été définies en 2005 pour suivre les progrès. À partir de 2005, ont également été instituées des consultations semestrielles sur les droits de l’homme.

3. La persistance du réflexe de « refoulement » de la Russie

En même temps qu’elle offrait à la Russie un « partenariat stratégique » ambitieux mais parfois nébuleux, l’Union européenne poursuivait son élargissement à l’est. En 1995, elle accueillait l’Autriche et la Finlande, qui étaient précédemment condamnées à la neutralité durant la Guerre froide. En 2004, c’était le tour de la plupart des anciens satellites de l’URSS en Europe centrale et orientale, rejoints en 2007 par la Bulgarie et la Roumanie. Surtout, les trois États baltes, ex-républiques soviétiques, entraient aussi dans l’Union en 2004.

L’Alliance atlantique connaissait dans le même temps la même extension à l’est, avec deux vagues d’adhésions : la Pologne, la Hongrie et la République tchèque en 1999 ; la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et les États baltes en 2004.

Pour certaines des personnalités rencontrées par vos rapporteurs, ces élargissements rendent compte de la permanence des réflexes de la Guerre froide : il fallait contenir et si possible refouler l’URSS ; la même politique a été poursuivie à l’encontre de la Russie.

Source : carte extraite de l’Atlas géopolitique de la Russie, éditions Autrement, 2012, avec l’aimable autorisation de M. Pascal Marchand.

La politique visant au refoulement de la Russie – ou du moins perçue comme telle en Russie, quels qu’aient été les objectifs des Occidentaux – a atteint son point culminant au début des années 2000 : c’est l’époque du soutien occidental aux « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine – qui portaient au pouvoir des personnalités pro-occidentales et hostiles à la Russie – et de l’implantation de bases militaires américaines dans plusieurs ex-républiques soviétiques d’Asie centrale.

Ce n’est qu’en 2008 qu’on peut noter un net infléchissement de ce mouvement, concernant en particulier l’élargissement de l’OTAN : au sommet de cette organisation à Bucarest, en avril, sous la pression de la France et de l’Allemagne, il était décidé de ne pas accorder immédiatement à l’Ukraine et à la Géorgie le statut de candidat qu’elles demandaient. Quelques mois plus tard, la guerre russo-géorgienne d’août 2008 démontrait qu’aucun pays occidental n’était prêt à un affrontement militaire direct avec la Russie pour défendre la Géorgie. De fait, l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie a cessé d’être à l’ordre du jour.

Si cette « politique de refoulement » a sans doute d’abord été le fait des États-Unis dirigés par le président George Bush, de l’OTAN et de certains pays européens, l’Union européenne en tant que telle y a aussi pris part.

Un exemple assez caractéristique en est fourni par le programme communautaire « TRACECA » (Transport Corridor Europe-Caucasus-Asia), qui remonte à 1993. Il s’agit d’un programme d’assistance technique pour le développement d’un couloir de transport entre l’Europe et l’Asie traversant la mer Noire, les pays du Caucase du sud, la mer Caspienne et les pays d’Asie centrale. 62 projets d’assistance technique et 14 projets d’investissement ont été financés à ce titre. Le programme TRACECA peut aussi s’appuyer sur un accord intergouvernemental : en septembre 1998, douze pays (Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizstan, Moldavie, Roumanie, Tadjikistan, Turkménistan, Ouzbékistan et Ukraine), rejoints ensuite par l’Iran, ont signé un Accord multilatéral de base sur le transport international pour le développement du couloir de transport Europe-Caucase-Asie. L’objectif de principe est d’atteindre d’ici à 2015 un « système de transport multimodal durable, efficace et intégré à la fois au niveau de l’UE et de TRACECA » (37).

Mais le programme TRACECA, qui ignore délibérément un pays, la Russie, peut aussi être interprété comme organisant le contournement systématique de celle-ci par les flux économiques. Il suffit pour le voir de regarder la carte ci-après : alors que la route la plus directe entre l’Europe occidentale et l’Asie centrale passe bien sûr par la Russie, le programme TRACECA promeut des routes alternatives qui l’évitent.

Source : carte reproduite avec l’aimable autorisation de M. Pascal Marchand.

4. Une difficulté structurelle à établir des relations Union européenne-Russie ?

Plusieurs des personnalités auditionnées par vos rapporteurs ont enfin évoqué une sorte de difficulté structurelle qui entraverait le développement de relations apaisées et suivies entre la Russie et l’Union européenne.

Il semble que les autorités russes préfèrent en général miser sur les relations bilatérales avec les États européens plutôt que sur les relations avec l’Union européenne. Plusieurs interprétations (qui peuvent être complémentaires) sont données de cet état de fait :

– il pourrait s’agir d’un choix tactique, conformément à l’adage « diviser pour mieux régner » ;

– il s’agirait, toujours dans une optique tactique, de contourner l’hostilité récurrente de certains ex-satellites de l’Union soviétique, voire ex-républiques soviétiques dans le cas des pays Baltes, en privilégiant les relations directes avec les grands pays d’Europe occidentale, tels que l’Allemagne et la France, avec lesquels les Russes savent trouver des convergences ou des intérêts communs, voire avec un pays tel que la Pologne dont les positions vis-à-vis de la Russie ont beaucoup évolué depuis quelques années ;

– plus fondamentalement, la diplomatie russe, attachée à une vision « traditionnelle » de la puissance et appuyée sur un exécutif fort, aurait une difficulté intrinsèque à négocier avec les instances de l’Union, dont les schémas de fonctionnement seraient radicalement différents…

Symétriquement, du côté européen, on doit évidemment relever que les très profondes différences de perception de la Russie qui existent entre les États-membres – pour d’évidentes raisons tenant à l’histoire du XXème siècle – ne facilitent pas la définition de positions communes. Ces divisions sont probablement l’une des causes principales de la situation actuelle de blocage.

Plus généralement, on est en droit de se demander si l’Union européenne, vu son mode de fonctionnement, n’a pas une sorte de difficulté intrinsèque à traiter avec des partenaires qui se comportent comme des « puissances » classiques, soucieuses d’avoir une « sphère d’influence », parfois brutales ou du moins toujours attachées à créer un rapport de force. On observe qu’aux confins européens, une autre puissance émergente pose à l’action diplomatique européenne le même genre de problèmes que la Russie : la Turquie.

B. UNE RÉALITÉ, L’INTERDÉPENDANCE ÉNERGÉTIQUE

1. Une interdépendance inscrite dans les faits

Il existe toutefois un domaine où les relations entre la Russie et l’Union européenne se sont constamment développées depuis deux décennies et ont généré une véritable interdépendance, nonobstant les malentendus et les déceptions dans les autres domaines.

Il s’agit du domaine de l’énergie, ou plus exactement des hydrocarbures.

On peut parler d’interdépendance dans ce domaine, car, si l’Union européenne a besoin du pétrole et surtout du gaz russes, la Russie a sans doute encore plus besoin de ses clients européens.

a. La Russie, premier fournisseur d’hydrocarbures de l’Union européenne

Le tableau et le graphique qui suivent montrent bien la prédominance de la Russie dans l’approvisionnement des pays de l’Union européenne en la matière. Non seulement la Russie est le premier fournisseur d’hydrocarbures de l’Union, mais sa part dans les importations de l’Union a plutôt augmenté dans les années 2000, pour culminer à plus de 31 % en 2010.

Principales provenances des importations de combustibles minéraux, lubrifiants et produits annexes dans l’Union européenne

(en % du total des importations d’origine extra-communautaire)

 

2002

2004

2006

2008

2010

2012

Russie

25,9

27,4

27,7

27,1

31,3

29,9

Norvège

16,6

17,1

13,5

12,3

11,7

10,2

Libye

6,2

7,2

6,9

6,9

7,5

6

Nigéria

2,9

2,5

3

3,3

3,5

5,9

Algérie

7,2

6,1

5,1

4,4

5,3

5,8

Arabie Saoudite

6,4

7,4

5,9

4,1

3,3

5,5

Kazakhstan

2,2

3,2

3,4

3,4

3,7

4,1

États-Unis

1,2

1,4

1,3

2,2

2,6

3,6

Azerbaïdjan

0,9

0,7

1,5

2,3

2,5

2,5

Iran

3,1

3,8

3,7

3,1

3,4

0,8

Source : Eurostat.

Les statistiques tenues par l’Organisation mondiale du commerce confirment cette prédominance de la Russie dans l’approvisionnement de l’Union européenne en hydrocarbures. Elles permettent aussi de comparer les modalités d’approvisionnement des principales économies. Il apparaît clairement que les autres grandes économies développées sont beaucoup moins dépendantes des fournitures russes : en 2011, selon les « Statistiques du commerce mondial 2012 » de l’OMC, la Russie, 1er fournisseur de l’Union européenne en « combustibles » (« fuels »), n’a été que le 4ème de la Chine, fournissant 8,3 % de ses importations, derrière l’Arabie Saoudite, l’Angola et l’Iran, le 6ème des États-Unis (avec 5,6 % de leurs importations de combustibles) et le 7ème du Japon (avec 5,2 % de ses importations de combustibles).

b. L’Union européenne, premier marché d’exportation des hydrocarbures russes

Si l’on se place du point de vue russe, on constate qu’en 2011, selon la même source, près de deux tiers (en valeur) des exportations de combustibles du pays ont eu l’Union européenne comme destination, loin devant les autres grandes économies, notamment asiatiques.

Destination des exportations de combustibles de la Russie en 2011

(en % du total)

Union européenne

64,3

États-Unis

7,7

Chine

6,7

Japon

4,2

Source : élaboré à partir des données de l’OMC, Statistiques du commerce international 2012.

c. L’interdépendance commerciale globale qui en résulte

L’importance des flux d’hydrocarbures de la Russie vers l’Union européenne fait de la Russie la deuxième origine, derrière la Chine, de l’ensemble des importations (d’origine extra-communautaire), tous biens confondus, des pays de l’Union. La Russie est l’origine de près de 12 % du total de ces importations.

En revanche, la Russie, on le voit sur le tableau ci-après, pèse moins dans les exportations de l’Union (elle n’est que le 4ème marché extérieur de l’Union), car les importations russes, diversifiées, ont aussi des origines plus variées (et notamment asiatiques) que les exportations d’hydrocarbures, encore très axées sur l’Europe.

Les dix premiers partenaires commerciaux de l’Union européenne (en part du commerce extra-communautaire en 2012)

Rang

Fournisseurs de l’Union européenne

En % du total des importations de l’UE

Clients de l’Union européenne

En % du total des exportations de l’UE

1

Chine (hors Hong-Kong)

16,2

États-Unis

17,3

2

Russie

11,9

Chine (hors Hong-Kong)

8,5

3

États-Unis

11,5

Suisse

7,9

4

Suisse

5,8

Russie

7,3

5

Norvège

5,6

Turquie

4,5

6

Japon

3,6

Japon

3,3

7

Turquie

2,7

Norvège

3

8

Brésil

2,1

Brésil

2,3

9

Corée du Sud

2,1

Inde

2,3

10

Inde

2,1

Corée du Sud

2,2

Source : Eurostat.

d. Le réseau de pipelines : une interdépendance inscrite dans la durée

Le développement des exportations russes de pétrole et plus encore de gaz vers l’ouest s’est accompagné de la construction de tout un réseau d’oléoducs et de gazoducs, sans oublier les installations de stockage.

Ce réseau a été constitué au prix d’investissements considérables, dont l’amortissement demande du temps : cela inscrit l’interdépendance énergétique de la Russie et de l’Union européenne dans la durée.

La carte ci-après présente ce réseau.

Source : carte extraite de l’Atlas géopolitique de la Russie, éditions Autrement, 2012, avec l’aimable autorisation de M. Pascal Marchand.

Il convient d’observer que le projet de gazoduc Southstream figurant sur la carte est en cours de réalisation, en vue d’un début de mise en service fin 2015 : la construction a commencé en Russie fin 2012 ; en octobre 2013 a eu lieu la cérémonie marquant le début des travaux en Bulgarie ; ces travaux pourraient également débuter fin 2013 en Serbie.

En revanche, le projet concurrent Nabucco, qui visait à importer le gaz iranien et azerbaïdjanais en Europe centrale, semble voué à l’abandon définitif au profit du projet TAP (Trans Adriatic Pipeline) concurrent : le prolongement du TANAP (Trans Anatolian Pipeline) qui traverse la Turquie ne sera pas Nabucco, qui devait aller vers l’Autriche, mais le TAP, qui amènera le gaz vers l’Italie du sud. Ce choix a été fait en juin 2013 par le consortium d’exploitation du gisement gazier azerbaïdjanais de Shah Deniz II, pour des raisons économiques (le gazoduc à construire est plus court et le prix de vente espéré pour le gaz est plus élevé).

Mais ce choix a aussi une incidence politique : Nabucco avait largement été conçu pour réduire la dépendance pratique de l’Europe centrale et balkanique aux importations de gaz russe. Le choix du TAP va certes permettre globalement une réduction de la dépendance européenne au gaz russe, mais, combiné à celui de Southstream, il va en revanche maintenir, voire accroître celle de l’Europe du sud-est à ce gaz…

La carte ci-après montre les tracés concurrents des projets Nabucco et TAP.

Les projets de gazoducs en Europe du sud-est

Source : site Internet de The european Institute.

2. Une interdépendance que les deux parties cherchent à réduire

Aussi bien la Russie que l’Union européenne, pour des raisons symétriques de souveraineté et de sécurité, souhaiteraient réduire leur dépendance réciproque.

a. L’Union européenne à la recherche de sources d’énergie plus diversifiées

L’Union européenne est confrontée à une difficulté majeure dans sa recherche d’indépendance énergétique : l’épuisement progressif des gisements de la mer du Nord.

De 2002 à 2011, d’après les données d’Eurostat, la production de pétrole brut des pays de l’Union européenne (en provenance essentiellement de la mer du Nord) a régressé de 148 à 76 millions de tonnes. La même évolution a concerné la production norvégienne (issue du même bassin), passée de 152 à 86 millions de tonnes.

De même, sur cette période, la production primaire de gaz est passée dans l’Union de 204 à 140 millions en tonnes équivalent pétrole (TEP), baisse qui n’est pas compensée intégralement par l’augmentation concomitante de la production norvégienne de 60 à 90 millions de TEP sur la période. Au demeurant, les importations de gaz de l’Union ont augmenté, toujours sur la même période et selon la même source, de 267 à 352 millions de TEP.

De fait, la réponse effective à cette situation a consisté, jusqu’à présent, à augmenter la dépendance de l’Union aux importations, comme le graphique ci-après le montre.

La part des importations de combustibles fossiles dans la consommation de l’Union européenne

Source : Commission européenne, « Comprendre les politiques de l’Union européenne – Une énergie durable, sûre et abordable pour les Européens ».

Et cette croissance des importations a, dans la dernière décennie, privilégié la Russie, on l’a vu.

Le développement de voies alternatives d’approvisionnement a en effet connu jusqu’à présent des succès inégaux, comme le montre la destinée du projet Nabucco.

Quelles sont les options pour l’avenir, outre la diversification des fournisseurs d’hydrocarbures classiques ?

Le développement de l’exploitation – en Europe – ou de l’importation – de l’Amérique du Nord – des hydrocarbures « non conventionnels » reste une option incertaine : outre les obstacles politiques dans des pays tels que la France, l’incertitude reste grande sur le niveau des réserves, ou plus exactement sur le niveau des réserves exploitables compte tenu de ce que sera l’évolution des technologies et des coûts.

L’accent est donc plutôt mis sur la transition énergétique : développement des énergies renouvelables et sobriété énergétique. Un objectif de tirer un cinquième de l’énergie européenne des énergies renouvelables a été fixé pour 2020 ; il pourrait être porté, selon les dernières propositions de la Commission européenne, à 27 % en 2030, accompagné d’un objectif de 25 % pour les économies d’énergie. Ces orientation suscitent cependant de grands débats dans l’Union et on doit surtout souligner l’ampleur des incertitudes quant à l’évolution des politiques et marchés énergétiques en Europe.

b. La Russie à la recherche de débouchés à l’est

La Russie a fortement accentué, depuis quelques mois, ses efforts pour développer ses débouchés pétroliers et gaziers à l’est. On l’a vu, les marchés asiatiques sont restés jusque récemment beaucoup moins importants pour la Russie que le marché européen. Mais la situation évolue rapidement :

– fin 2012, le deuxième tronçon de l’oléoduc Sibérie-Pacifique, avec une capacité de transport de 30 millions de tonnes par an, a été mis en service ;

– un très gros contrat a été signé avec la Chine au printemps 2013 : il prévoit la livraison annuelle d’environ 15 millions de tonnes de pétrole (en plus des livraisons déjà existantes) pendant 25 ans, pour un montant total estimé à 270 milliards de dollars, par la société Rosneft ;

– en octobre 2013, Rosneft et la compagnie chinoise CNPC (China National Petroleum Corp.) ont fait état d’un accord en vue de créer une joint-venture pour exploiter des gisements de en Sibérie orientale ;

– de plus, CNPC devrait acquérir 20 % de la future usine de liquéfaction de gaz de Iamal de l’entreprise Novatek. Des contrats de fourniture de gaz naturel liquéfié (GNL) à CNPC et des sociétés japonaises ont également été signés, avec pour effet une remise en cause du monopole d’exportation de Gazprom (38), ce qui montre la priorité que les autorités russes accordent à la recherche de clients asiatiques.

Plus généralement, la Russie est engagée dans le développement de ses installations de liquéfaction et d’exportation du GNL, qui, par nature, donnent une plus grande souplesse au marché du gaz, permettant de rechercher les meilleurs débouchés en fonction de l’état des marchés – étant rappelé que c’est en Asie orientale que le prix du gaz est aujourd’hui le plus élevé, suite à la catastrophe de Fukushima et à l’arrêt de la production d’électricité nucléaire au Japon.

C. AUJOURD’HUI : UNE CONFRONTATION FIGÉE SUR QUELQUES PROBLÈMES BIEN IDENTIFIÉS

Vingt ans après la fin de l’URSS, les relations entre l’Union européenne et la Russie apparaissent marquées par un certain nombre de maladresses et d’incompréhensions. On peut avoir le sentiment que l’Union européenne et les pays qui la composent glissent vers une sorte d’indifférence critique vis-à-vis de la Russie, tandis que les dirigeants de celle-ci estiment que leur politique de puissance doit se déployer avant tout contre l’Occident, et notamment l’Union européenne.

Dans les milieux communautaires, les autorités russes sont souvent présentées comme ayant une attitude de blocage. Il leur est reproché de multiplier à l’envi les difficultés : dès qu’un problème paraît réglé, un autre se manifeste dans un champ voisin, voire connexe. Par exemple, la récente décision russe d’adopter un dispositif de recueil des données personnelles des passagers des vols, incompatible avec le droit communautaire, est perçue comme venant parasiter la difficile négociation sur les visas. De même, dans le champ économique, la Russie a pris un certain nombre d’engagements lors de son adhésion à l’OMC, mais ne les applique pas ou se dépêche de remettre en place des dispositions discriminatoires, comme la taxe de recyclage instituée sur les véhicules importés (voir infra pour plus de détail sur ces problèmes).

Pourtant, les deux entités qui se partagent le continent européen et sont liées par une interdépendance énergétique durable ne peuvent pas s’ignorer.

1. La question du cadre juridique des relations

Avant même d’aborder le contenu de leurs relations, la confrontation actuelle entre la Russie et l’Union européenne se cristallise d’abord sur le cadre institutionnel de ces relations.

Comme on l’a dit, ces relations s’inscrivent encore dans l’accord de partenariat et de coopération de 1994, qui est arrivé à échéance en 2007, mais est reconduit tacitement chaque année depuis lors, faute de progrès des négociations sur le nouvel accord censé le remplacer, qui ont pourtant été ouvertes en 2008.

Un arrangement partiel a été trouvé, lors du sommet Russie-Union européenne de Rostov-sur-le-Don de juin 2010, avec la conclusion d’un « partenariat pour la modernisation », qui entend offrir « un cadre souple pour promouvoir les réformes, stimuler la croissance et améliorer la compétitivité ». Les priorités affichées sont à dominante économique : favoriser les investissements, promouvoir l’alignement des normes et réglementations, promouvoir une économie sobre en carbone, améliorer la coopération dans l’innovation, la recherche et l’aéronautique… Les enjeux plus politiques viennent après et sont envisagés en fonction de leur lien avec l’objectif de modernisation économique : « assurer le fonctionnement efficace de l’appareil judiciaire et renforcer la lutte contre la corruption ; encourager les liens entre les citoyens ; améliorer le dialogue avec la société civile pour favoriser la participation des personnes et des entreprises » (39). Manifestation d’une collaboration concrète de terrain et outil de convergence réglementaire – notamment en matière commerciale – et législative, ce dispositif, apprécié de la partie russe, contribue à réduire la visibilité des divergences politiques.

L’apparence de relations excellentes est maintenue : les sommets prévus par l’APC continuent à se tenir deux fois par an et donnent lieu à des déclarations positives ou du moins conciliantes ; cela a encore été le cas pour le dernier sommet réuni le 28 janvier 2014 en pleine crise ukrainienne. En mars 2013, un nouveau format de rencontre de haut niveau a même été inauguré, avec un déplacement de l’ensemble de la Commission européenne à Moscou.

Cependant, la perspective d’un renouvellement de l’APC, qui passerait par la conclusion d’un nouveau partenariat d’ensemble, ne se précise pas. Lors du sommet Russie-Union européenne d’Ekaterinbourg des 3 et 4 juin 2013, les deux partenaires n’ont pas été en mesure de s’entendre sur une déclaration commune sur la reprise de cette négociation.

a.  Accord global ou accords sectoriels ?

Les milieux européens imputent à la Russie les retards pris dans le renouvellement du partenariat : dans le champ économique, la Russie aurait donné la priorité à la constitution de l’Union eurasiatique, d’une part, à l’adhésion à l’OMC, d’autre part. Et elle refuse d’aller au-delà de ce qu’elle a concédé à ce titre. Or, du point de vue de l’Union européenne, un nouvel accord devrait avoir une forte dimension économique et l’un des principaux objectifs des accords commerciaux bilatéraux de l’Union est justement d’obtenir des ouvertures supplémentaires par rapport aux engagements multilatéraux ; ce doivent être des accords « OMC + ». En effet, dans le cadre d’une stratégie dite « Global Europe » présentée par la Commission européenne (40), il a été décidé de rechercher avec les principaux partenaires commerciaux de l’Union des accords économiques « de nouvelle génération » qui porteraient sur l’ensemble des champs commerciaux et dont les engagements iraient plus loin que ceux pris au titre de l’OMC. Avec la Russie en particulier, l’objectif ne serait pas forcément d’obtenir des concessions supplémentaires sur l’accès aux marchés, mais sur des questions telles que la protection de la propriété intellectuelle et les réglementations techniques, plus généralement sur tout ce qui concourrait à améliorer le « climat des affaires ».

L’Union européenne est donc attachée à la recherche d’un accord global ambitieux avec la Russie : découpler les négociations entre les différents secteurs serait préjudiciable à la cohérence de la position européenne – et à sa cohésion interne.

La position russe sur le cadre des relations est différente : la Russie serait favorable à un simple accord-cadre, peu contraignant, dans lequel s’inscriraient des accords sectoriels dans les domaines qui l’intéressent, à commencer par l’énergie ou les visas, mais sans doute pas immédiatement le commerce.

b. Une autre difficulté : quel rôle pour l’Union eurasiatique dans la négociation avec l’Union européenne ?

Une autre difficulté tient au refus, pour le moment, de l’Union européenne d’envisager une négociation dont l’un des acteurs serait l’Union eurasiatique, les motifs invoqués étant l’absence de mandat pour cela et la non-appartenance à l’OMC des deux autres membres (pour le moment) de celle-ci, le Belarus et le Kazakhstan.

Mais, à partir du moment où l’Union eurasiatique a déjà en charge la politique douanière de ses membres et va vers d’autres formes d’intégration des politiques économiques, sera-t-il longtemps possible à l’Union européenne de prétendre négocier sur les questions économiques avec la seule Russie ?

D’après les indications données à vos rapporteurs lors de leur visite à la Commission économique eurasiatique à Moscou, cette dernière commence à bénéficier d’une certaine reconnaissance internationale. Des accords techniques ont notamment été signés avec la Chine et un accord de libre-échange serait en négociation avec le Vietnam.

Ne serait-il pas contradictoire, pour l’Union européenne, de refuser de reconnaître une intégration régionale certes concurrente, mais largement fondée sur son modèle ? L’Union européenne est de manière générale favorable aux intégrations régionales et elle se refuserait à reconnaître l’une d’entre elles ?

2. Les relations économiques au nœud de la confrontation

Les questions économiques, notamment énergétiques et commerciales, occupent une place centrale dans les difficultés présentes entre la Russie et l’Union européenne en tant que telle.

En effet, ces questions forment le cœur des compétences de l’Union, et notamment de ses compétences internationales : l’Union négocie et passe des traités de commerce au nom de tous ses membres ; dans les autres domaines de l’action internationale, ses compétences et son action restent partagées avec les États et sont parfois très limitées. C’est pourquoi les désaccords sur la politique étrangère, par exemple sur la crise syrienne, entre la Russie et les principaux pays européens concernent moins l’Union. Quant aux questions autour des droits de l’homme ou de l’État de droit en Russie, elles sont déterminantes pour les choix de l’Union européenne, mais sont aussi traitées dans d’autres instances, notamment le Conseil de l’Europe.

a. Le différend sur l’application du « troisième paquet énergie » de l’Union européenne aux gazoducs de Gazprom

Le différend sur l’application des règles communautaires à l’opérateur gazier Gazprom envenime les relations de l’Union avec la Russie depuis plusieurs années.

Les conflits gaziers russo-ukrainiens des années 2006-2009, avec leurs répercussions sur l’approvisionnement de l’Union européenne, ont laissé de mauvais souvenirs. Les Européens ne veulent plus être à ce point dépendants d’un seul fournisseur.

Le « troisième paquet énergie », constitué d’un ensemble de règlements et directives, a été adopté en 2009 et est applicable depuis 2011. Il impose notamment, dans le domaine du gaz et celui de l’électricité, la séparation effective entre la gestion des réseaux de transport, d’une part, et les activités de fourniture et de production, d’autre part ; à défaut, il oblige les propriétaires de réseaux de transport, tels que les gazoducs, à réserver une part de leur capacité de transport à des tiers. En pratique, un fournisseur de gaz qui possède des gazoducs doit les vendre, les transférer sous le contrôle d’un opérateur indépendant ou garantir aux autres fournisseurs un accès à 50 % de ses capacités de transit. Ces règles, applicables naturellement aux entreprises de pays tiers qui sont actives dans l’Union, vont à l’encontre du modèle économique de Gazprom, qui est à la fois producteur de gaz et gestionnaire de gazoducs.

Comme vos rapporteurs ont pu le constater en rencontrant à Moscou des dirigeants de cette entreprise, l’application de ces dispositions est vécue en Russie comme une expropriation – Gazprom devant céder certains de ces gazoducs – et/ou une absurdité économique empêchant la rentabilisation des très lourds investissements que représente la construction de gazoducs, si une part des capacités de transit doit être par principe réservée à des tiers qui n’existent pas nécessairement en pratique.

Les textes communautaires prévoient certes la possibilité d’exempter au cas par cas certaines infrastructures de ces règles, notamment dans le cas des gazoducs transfrontaliers et des terminaux permettant le transit du GNL.

Mais la Russie, si elle n’est pas pressée de conclure un nouveau partenariat d’ensemble avec l’Union européenne, souhaiterait en revanche passer un accord sectoriel couvrant le domaine de l’énergie, afin d’obtenir une exemption générale des règles de concurrence pour les grands gazoducs stratégiques, en pratique pour les branches OPAL et NEL qui prolongent le gazoduc Northstream et pour le projet Southstream.

Par ailleurs, la direction générale de la concurrence de la Commission européenne a ouvert, en septembre 2012, une enquête sur Gazprom, pour abus de position dominante et entrave à la concurrence par certaines de ses filiales d’Europe centrale. Le 3 octobre 2013, le commissaire en charge de la concurrence Joaquín Almunia a déclaré à Vilnius que la Commission était en train de préparer un « communiqué de griefs » exposant dans le détail les faits et pratiques reprochés à Gazprom. La presse a fait état de propos du commissaire qui laissaient augurer des conclusions sévères et la perspective d’une mise à l’amende de Gazprom : « nous soupçonnons Gazprom d’avoir entravé la livraison de gaz dans des États membres et la diversification des sources d’approvisionnement [ainsi que] d’avoir imposé des prix injustifiés à ses clients ». Lors d’une réunion tenue à Bruxelles avec le commissaire Joaquín Almunia le 4 décembre 2013, le vice-président de Gazprom, Alexandre Medvedev, a apparemment tenu des propos conciliants qui permettent d’espérer un arrangement. Enfin, lors d’une conférence le 7 février 2014 à Londres, le commissaire Almunia a indiqué que la Commission avait reçu des propositions intéressantes de Gazprom sur deux points litigieux (les restrictions à la réexportation de gaz russe importé et les clauses évinçant ses concurrents dans les contrats de l’entreprise), mais pas sur le mode de fixation des prix, de sorte que la procédure engagée se poursuit pour le moment.

En fait, la seule véritable évolution positive que l’on peut relever dans la période récente est la signature, le 19 avril 2013, d’une « feuille de route de coopération énergétique entre la Russie et l’Union européenne à l’horizon 2050 » par le ministre russe de l’énergie, M. Alexandre Novak, et le commissaire européen chargé de l’énergie, M. Günther Oettinger. Mais si ce document affiche de grandes ambitions de convergence des législations, de libéralisation et d’interconnexions en vue de parvenir à un « espace énergétique paneuropéen », il ne comprend pas d’engagements précis à court terme (l’élimination de toutes les barrières commerciales dans le domaine de l’énergie est promise en principe, mais pour… 2050 !).

b. Les différends commerciaux

La Russie est entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en août 2012. Pourtant, il semble qu’elle mène depuis lors une politique peu conforme aux engagements pris à cette occasion.

Dans un article publié en juin 2013 (41), M. Jean Quatremer relève que « depuis dix mois, la Russie (…) multiplie ainsi les entraves aux exportations européennes. Si bien que, désormais, presque tous les produits importants sont touchés : automobile, agriculture, bois, papier. Le manque à gagner pour les Européens tourne autour de 7 milliards d’euros par an ».

Dans le domaine agricole, notamment, « invoquant des raisons sanitaires ou phytosanitaires totalement imaginaires, [la Russie] bloque tel ou tel produit. (…) C’est le cas pour le bétail sur pieds provenant des pays Baltes (depuis mars 2012), de l’Autriche (depuis octobre) et de la Finlande (depuis novembre), de la viande produite dans trois Länder allemands (depuis février), des porcs, bœufs et volailles allemandes (depuis février), de la viande espagnole (depuis mars), des porcs polonais et danois. Et, à partir du 1er juillet, l’ensemble de la production européenne de pommes de terre sera interdit d’entrée en Russie ».

À l’automne 2013 s’y sont ajoutés les produits laitiers lituaniens. L’invocation des problèmes sanitaires permet en effet de viser spécifiquement les produits en provenance de tel ou tel État membre, ce qui permet des pressions politiques ciblées. Il se trouve que la Lituanie assure actuellement la présidence de l’Union européenne et est très engagée dans le processus du « Partenariat oriental » avec les pays du voisinage commun avec la Russie…

Dans le domaine de l’automobile, la Russie s’est engagée à diminuer ses droits à l’importation à l’occasion de son adhésion à l’OMC, mais a en même temps mis en place une taxe destinée à leur recyclage ne pesant que sur les véhicules importés (avec exemption pour ceux des pays de l’Union douanière eurasiatique), au prétexte que ces véhicules ne pourraient pas être recyclés en Russie. D’après les chiffres de l’Union européenne, cette taxe représenterait de 420 à 17 200 euros par véhicule (selon le type et l’ancienneté).

En juillet 2013, l’Union européenne a porté l’affaire devant l’OMC, demandant l’ouverture de « consultations », puis, en octobre, demandé la constitution d’un panel. Le Japon a également saisi l’OMC. Il semblerait que ces démarches portent leur fruit : la Russie serait, en cette fin d’année 2013, en train de modifier sa taxe de recyclage pour l’étendre à la production domestique, de sorte qu’elle ne discrimine plus les importations.

Il est à noter par ailleurs que la Russie a décidé en juin 2013 d’appliquer des droits antidumping élevés (entre 26 % et 29,6 %) aux véhicules des constructeurs Fiat, Mercedes et Volkswagen.

Les autorités russes ont également fait connaître leur intention d’utiliser les procédures de l’OMC : elles ont menacé récemment de saisir celle-ci sur certains droits de douane européens dans la métallurgie et les engrais.

3. Une rivalité géopolitique qui se poursuit aux confins des deux entités

En 2008, le sommet de l’OTAN à Bucarest et la guerre russo-géorgienne ont de facto écarté la perspective d’une poursuite rapide du processus d’élargissement à l’est de l’OTAN et de l’Union européenne.

Cette dernière a régi en proposant au décembre 2008 le Partenariat oriental aux pays dits du « voisinage commun » avec la Russie : Ukraine, Belarus, Moldavie, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. Selon les termes même de la Commission européenne, il s’agissait de proposer à ces pays, à défaut d’adhésion à l’Union, « un niveau d’engagement politique sensiblement plus élevé, avec la perspective, notamment, d’une nouvelle génération d’accords d’association, un fort degré d’intégration dans l’économie de l’UE, l’assouplissement des formalités pour les citoyens souhaitant se rendre dans l’UE (…), une amélioration des dispositifs relatifs à la sécurité énergétique au profit de l'ensemble des parties concernées, ainsi qu’une aide financière accrue ». La négociation d’accords d’association avec les pays qui le souhaitaient a été lancée, ces accords devant comprendre un volet de libre-échange renforcé, avec l’objectif affiché d’une intégration progressive de leur économie à celle de l’Union.

Ce dispositif ne pouvait pas être perçu très favorablement par la Russie… Dans le même temps, les tentatives de relancer une coopération à proprement parler politique et sécuritaire avec celle-ci, notamment pour résoudre les « conflits gelés » de la zone, ont échoué.

En juin 2010, la chancelière Angela Merkel et le président Dmitri Medvedev ont ainsi signé le « mémorandum de Meseberg », qui envisageait la création d’un comité de politique étrangère et de sécurité qui réunirait l’Union européenne et la Russie, avec pour objectif premier de trouver une solution au conflit entre la Moldavie et la région séparatiste de Transnistrie, certainement le plus facile à régler de ces conflits. Mais ce processus n’a pas débouché sur des résultats concrets.

De même, les conversations engagées en vue d’instituer un cadre conventionnel pour des opérations internationales communes ont échoué.

Enfin, dans l’actualité, les péripéties qui ont précédé le sommet du Partenariat oriental de l’Union européenne à Vilnius, fin novembre 2013, puis la crise politique interne de l’Ukraine confirment la permanence d’une rivalité entre l’Union européenne et la Russie dans la zone.

La question de savoir si l’Ukraine signerait ou non l’accord d’association avec l’Union européenne a été manifestement vécue, à Moscou comme à Bruxelles, dans une optique de rapport de force. Cela n’était pas surprenant du côté russe, mais cela devait-il nécessairement être aussi le cas du côté européen, avant même que la crise politique ukrainienne ne cristallise les positions ?

L’épisode a été précédé de pressions très lourdes, notamment de pressions commerciales de la Russie qui a livré à l’Ukraine, durant l’été 2013, une véritable guerre douanière en interdisant les importations de chocolat ukrainien sous un prétexte sanitaire, puis en bloquant de fait tout le commerce bilatéral pendant plusieurs semaines par des contrôles dissuasifs.

À cet égard, l’actualité s’inscrit donc dans la continuité de la dernière décennie, marquée, comme on l’a expliqué, par les luttes d’influence, le soutien occidental aux « révolutions de couleur », les « guerres du gaz » à titre de rétorsion, l’extension à l’est de l’OTAN et de l’Union européenne (voir supra)…

4. Les « valeurs » : une image dégradée de la Russie et un vrai déphasage des opinions

L’image de la Russie dans les opinions publiques des pays européens s’est fortement dégradée, en particulier depuis deux ans. C’est notamment la conséquence des conditions de la réélection de M. Vladimir Poutine, de la répression des manifestations consécutives et de l’adoption de lois qui sont fortement critiquées en Occident.

Mais nombre d’interlocuteurs de vos rapporteurs ont aussi évoqué l’hostilité spécifique ou du moins les préjugés qui existeraient actuellement à l’encontre de la Russie dans certains organes de presse européens et particulièrement français.

De son côté, il est clair que le régime en place en Russie parvient souvent à retourner à son profit les critiques venues d’Europe en en appelant au patriotisme russe et aux valeurs morales traditionnelles de la société russe contre ces ingérences étrangères.

Deux réalités méritent d’être rappelées :

– le déphasage des opinions publiques est réel quant aux valeurs sociétales ;

– la mauvaise image de la Russie provient aussi du fait qu’à la différence de bien d’autres partenaires de l’Union européenne, elle a pris des engagements sur les questions d’État de droit et de démocratie, ce qui l’expose à des contrôles et, c’est un fait, des condamnations.

a. La dégradation rapide de l’image de la Russie en Europe

Le graphique ci-après, qui rend compte des sondages réalisés à l’initiative d’un think tank, confirme que l’image de la Russie s’est fortement détériorée dans les opinions publiques des pays occidentaux entre 2011 et 2012. Dans les grands pays européens, les taux d’opinions favorables sur la Russie dépassent à peine 30 % en France, Allemagne, Italie et Pologne, et sont au mieux aux alentours de 40 % au Royaume-Uni et en Espagne.

Les opinions favorables sur la Russie dans les pays occidentaux

Source : German Marshall Fund, Transatlantic Trends, Key Findings 2012.

Cette défiance n’est pas réciproque : les Russes ont en majorité une bonne image de l’Union européenne (64 % d’opinions favorables) et plus encore de l’Allemagne (seul État membre à figurer dans le sondage). Cette image reste nettement meilleure que celle qu’ont les Russes des États-Unis.

L’opinion des Russes sur le reste du monde

Source : German Marshall Fund, Transatlantic Trends, Key Findings 2012.

b. Un décalage croissant quant aux valeurs

Comme vos rapporteurs l’ont déjà indiqué, la société russe reste en majorité attachée à des valeurs politiques et sociétales qui sont très conservatrices.

En matière politique, la démocratie n’est pas une préoccupation majoritaire en Russie.

En matière sociétale, le déphasage est encore plus grand entre les opinions publiques majoritaires en Russie et en Europe de l’ouest sur des questions telles que l’égalité des droits des personnes homosexuelles ou l’attitude à avoir vis-à-vis du « blasphème », illustrées par les réactions en Russie au débat français sur le mariage pour tous et par l’affaire des Pussy Riot.

c. Les engagements pris par la Russie et leurs conséquences

La Russie a pris, en concluant l’accord de partenariat et de coopération de 1994 avec l’Union européenne, mais surtout pour entrer au Conseil de l’Europe en 1996, des engagements sur l’État de droit et la démocratie. Les engagements pris vis-à-vis du Conseil de l’Europe étaient même très précis, entrant dans le détail des législations et pratiques à modifier (42).

Il est donc normal que ces engagements aient ensuite été l’objet de contrôles, qui ont mis en lumière les manquements de la Russie. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a donc été amenée à adopter des résolutions très critiques sur « le respect des obligations et engagements de la fédération de Russie » (43).

Le Parlement européen, de même, ne manque pas de rappeler les engagements pris par la Russie dans les résolutions critiques qu’il passe. Par exemple, il a adopté le 23 octobre 2012 une résolution demandant l’application dans l’Union des mêmes sanctions qu’aux États-Unis à l’encontre des officiels russes mêlés à l’« affaire Magnitski » (voir supra), à savoir l’interdiction de visa et le gel de leurs avoirs financiers. Ce texte « souligne que l’engagement des autorités russes à respecter les valeurs fondamentales, comme l’État de droit et les droits de l’homme et les libertés fondamentales, demeure la condition préalable aux relations UE-Russie et au développement d’un partenariat stable et fiable entre les deux parties » (44).

Enfin, la Russie, en ratifiant en 1998 la Convention européenne des droits de l’homme, est entrée dans la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), institution qui n’épargne pas la Russie :

– la Russie est le premier pays d’origine des requêtes devant la CEDH, devant la Turquie. Fin 2012, 22,3 % des requêtes pendantes provenaient de Russie ;

– la Russie est également en tête de palmarès, devant la Turquie, pour le nombre de condamnations (décisions concluant à au moins une violation de la Convention européenne des droits de l’homme). En 2012, sur 899 décisions de cette nature prononcées par la CEDH, 122 (14 %) ont concerné la Russie. De plus, si l’on regarde plus précisément les motifs de ces décisions, on voit que la Russie n’est pas très souvent mise en cause sur les plus bénins, tels que la durée excessive des procédures judicaires, mais plus souvent qu’à son tour pour les plus graves : atteinte à la vie (15 décisions concernant la Russie en 2012 sur un total de 36), usage de la torture (7 décisions à l’encontre de la Russie sur un total de 24) et traitements inhumains ou dégradants (48 décisions à l’encontre de la Russie sur un total de 169), absence d’enquête effective après des crimes (45)

Les manquements et parfois les crimes d’État sanctionnés par la CEDH ne sont évidemment pas excusables. Mais il faut garder à l’esprit que la Russie, en prenant des engagements contraignants dans le domaine des droits de l’homme, a fait un effort que bien d’autres pays n’ont pas fait et est en conséquence exposée, structurellement, à ce que ses manquements soient plus souvent mis au jour et condamnés.

La Russie n’est pas malheureusement le seul pays où des violations parfois gravissimes des droits fondamentaux de l’homme se produisent. Il ne faudrait pas que son acceptation d’être contrôlée et condamnée le cas échéant pour cela conduise à une présentation déséquilibrée, à son détriment, de la situation des droits de l’homme dans les différents pays.

5. Un différend moins difficile, dont la résolution dépend de celle des autres points de blocage : la question des visas

La réglementation des visas de court séjour (jusqu’à trois mois), dits « Schengen », est une compétence communautaire.

En 2006, l’Union européenne et la Russie ont conclu un accord de réadmission et un accord de « facilitation » de la délivrance des visas de court séjour aux ressortissants russes désireux de se rendre dans l’Union et vice-versa : cet accord précisait les documents (justificatifs de voyage) à produire pour obtenir un visa, fixait des délais de réponse, comprenait un régime tarifaire de faveur – 35 euros, au lieu de 60 euros, tarif de droit commun des « visas Schengen », et la gratuité pour certaines catégories de personnes – et prévoyait la délivrance de visas à entrées multiples pour différentes catégories de demandeurs. Cet accord de facilitation est en cours de révision.

Par ailleurs, des arrangements ont été trouvés pour les courts déplacements dans certaines zones frontalières (en Finlande ou encore en Pologne pour les habitants de l’enclave russe de Kaliningrad : un accord frontalier russo-polonais de juillet 2012 permet notamment aux habitants de la zone frontalière de disposer d’une carte de circulation, ce qui serait aujourd’hui le cas de plus de 100 000 Russes et 30 000 Polonais et a généré des flux touristiques et commerciaux importants au niveau local (46)).

L’objectif est maintenant la levée générale de l’obligation de visa pour les voyages de courte durée entre les deux partenaires. Lors du sommet Russie-Union européenne tenu à Bruxelles en décembre 2011, une liste d’« étapes communes » correspondant au règlement de problèmes techniques a été fixée, dont la réalisation doit permettre l’ouverture de la négociation finale sur cette levée, sans cependant que l’ouverture de cette négociation soit automatique du côté européen (il faudra une nouvelle décision du Conseil).

Certains États membres, dont la France, qui délivre de très nombreux visas en Russie (voir infra), sont favorables à une levée rapide de l’obligation de visa. Mais d’autres restent beaucoup plus réservés ou sont simplement hostiles à la Russie.

La négociation a progressé. L’un des obstacles principaux résidait dans les « passeports de service », très nombreux (environ 15 000) en Russie : certains États membres, méfiants, voulaient exclure cette catégorie de passeports de l’exemption de visa. Finalement, en mars 2013, cette exigence a été abandonnée par les négociateurs européens, mais la question a ensuite rebondi quand des membres du Parlement européen ont établi un lien avec « l’affaire Magnitski » susmentionnée (la levée de l’obligation de visa, en particulier pour les porteurs de passeports de service, empêcherait l’application d’une « liste Magnitski » européenne) et menacé de bloquer un éventuel accord. Enfin, en décembre 2013, la Commission européenne a présenté un premier rapport sur la mise en œuvre des « étapes communes » précitées, qui conclut que la Russie a encore de sérieuses réformes à conduire (avant d’être prête pour la levée de l’obligation de visas) dans des domaines tels que la lutte contre l’immigration illégale et la modernisation des postes-frontières, et comprend une liste de recommandations détaillées.

La responsabilité des retards pris n’est sans doute pas qu’européenne. Dans les milieux communautaires, on considère que les autorités russes, malgré un affichage de bonne volonté, multiplient aussi les obstacles en amenant de nouveaux dossiers sur la table. Ainsi ont-elles récemment (47), dans un domaine connexe, adopté une réglementation inspirée de celles en vigueur aux États-Unis sur le recueil et le contrôle des données personnels des passagers des avions, réglementation qui entre en contradiction avec les règles communautaires de protection des données personnelles – on peut rappeler que la négociation par l’Union d’un accord avec les États-Unis suite à leur mise en place d’une législation comparable a duré cinq ans.

Cependant, le motif essentiel pour lequel la négociation sur les visas n’aboutit pas tient probablement au blocage des autres dossiers. Il semble effectivement qu’un certain nombre de représentants de l’Union européenne considèrent que, tactiquement, l’Union aurait tort de conclure avec la Russie un accord sur les visas sans obtenir de contreparties dans d’autres domaines, car c’est une question sur laquelle la Russie est très désireuse d’avancer vite. Cette position est cependant très discutable, car la libéralisation des visas avec la Russie serait aussi très intéressante pour les pays de l’Union (développement des échanges économiques, du tourisme russe dans l’Union, etc.).

D. UN PARTENARIAT QUI RÉPOND POURTANT AUX INTÉRÊTS DE LONG TERME DE L’UNION EUROPÉENNE

Malgré le climat actuel de confrontation, vos rapporteurs estiment qu’un partenariat apaisé et approfondi entre l’Union européenne et la Russie est possible et correspondrait aux intérêts de long terme des deux parties.

1. Une rivalité qui devrait s’apaiser dans le « voisinage commun » des deux partenaires

Une des raisons pour lesquelles on peut espérer à terme un apaisement des relations Union européenne-Russie tient à l’évolution de leurs intérêts respectifs dans les pays du « voisinage commun », qui pourrait réduire leur compétition actuelle dans la zone.

a. Des perspectives d’élargissement de l’Union qui s’estompent

Du côté européen, le Partenariat oriental offre la perspective d’accords d’association aux pays volontaires, mais finalement seuls deux (la Moldavie et la Géorgie) ont paraphé de tels accords au sommet de Vilnius en novembre 2013. Et même pour ces pays, si des accords d’association ont été offerts, c’est à défaut de perspective réelle d’adhésion à l’Union, du moins à court terme.

Cette pause du mouvement d’élargissement à l’est de l’Union a plusieurs explications complémentaires :

– les espoirs placés dans les pays du Partenariat oriental ont été largement déçus. Les performances politiques et économiques des régimes pro-occidentaux issus des « révolutions de couleur » n’ont généralement pas été très convaincantes et d’ailleurs d’autres équipes ont pris le pouvoir depuis lors et parfois changé le cap politique. Au-delà de la grave crise politique actuelle, la situation économique et la gouvernance de l’Ukraine, en particulier, sont structurellement inquiétantes depuis plusieurs années ;

– la crise économique a recentré l’Union sur ses priorités internes ;

– la crise a aussi mis en lumière les difficultés de fonctionnement d’une Union à 28 avec des degrés d’intégration différents (cf. les débats sur la reconnaissance institutionnelle de l’« eurozone », les perspectives éventuelles d’un budget ou d’une représentation parlementaire qui lui seraient propres…), tandis que des voix s’élèvent pour considérer que certains des derniers élargissements ont peut-être été un peu rapides. L’élargissement n’apparaît plus comme une priorité.

Une Union européenne moins allante sur son élargissement à l’est devrait avoir moins d’occasions de confrontation avec la Russie.

b. Une Russie qui a réduit sa dépendance logistique vis-à-vis des pays du « voisinage commun »

Parallèlement, on doit observer que la Russie réduit progressivement son interdépendance logistique par rapport à l’Ukraine ou aux pays Baltes.

La construction des gazoducs Northstream, puis Southstream, vise explicitement à pouvoir exporter vers l’Europe centrale et occidentale sans passage par le territoire de partenaires difficiles comme l’Ukraine ou potentiellement le Belarus.

La même politique a été conduite en matière de capacités portuaires, ainsi que le géographe Pascal Marchand l’a expliqué à vos rapporteurs.

Les grands ports de l’ouest de l’URSS se trouvaient souvent dans les pays Baltes (Klaïpeda, Riga, Tallinn et Ventspils), en Ukraine (Odessa, Nikolaïev, Sébastopol et Kertch) et en Géorgie (Soukhoumi et Batoumi). 56 % de la capacité portuaire de l’URSS sur la mer Baltique était ainsi localisée dans les républiques Baltes.

La Russie a réagi à partir de 2000 en développant très rapidement de nouvelles installations sur son territoire. En quelques années, Saint-Pétersbourg, complété par la création des ports de Primorsk et Oust-Luga, est devenu le premier port de la Baltique orientale : le tonnage de fret a atteint 75 millions de tonnes à Primorsk en 2012, 58 millions de tonnes à Saint-Pétersbourg et 47 millions de tonnes à Oust-Luga – contre 36 millions de tonnes à Tallinn et 34 millions à Riga (en 2011), dans les pays Baltes. Sur la mer Noire, le port russe de Novorossisk est également devenu majeur (117 millions de tonnes de fret) (48).

La carte ci-après montre bien l’essor en vingt ans des ensembles portuaires de Saint-Pétersbourg et Novorossisk, tandis que le trafic a peu évolué dans les ports baltes et ukrainiens.

Les installations portuaires russes en 1990 et 2010

Source : carte extraite de l’Atlas géopolitique de la Russie, éditions Autrement, 2012, avec l’aimable autorisation de M. Pascal Marchand.

Pour le moment, le fait que la Russie réduise sa dépendance du point de vue logistique, pour son commerce, de ses voisins ne semble pas avoir d’incidence sur la manière souvent brutale dont elle conduit ses relations avec eux. Cela tient à la personnalité des dirigeants russes actuels et à leur choix d’une politique de puissance. De plus, il ne faut pas méconnaître la persistance des enjeux identitaires : minorités russes, nostalgie de la puissance soviétique, exaltation de l’histoire russe qui trouve ses sources en Ukraine… Mais à moyen terme, il n’est pas interdit d’espérer que la Russie sera en mesure d’avoir avec ces pays de son voisinage des relations moins conflictuelles et plus égalitaires.

Conjuguée à une moindre appétence de l’Union européenne pour l’élargissement à l’est, cette évolution pourrait contribuer à apaiser la rivalité des deux entités.

2. Des complémentarités indéniables

Par ailleurs, le renforcement du partenariat entre la Russie et l’Union européenne devrait aller de soi eu égard à la complémentarité des deux entités. C’est en particulier ce qu’a expliqué à vos rapporteurs M. Jean-Pierre Thomas, qui avait été chargé par M. Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, d’un rapport sur la mise en place d’un « espace économique commun » avec la Russie.

Outre la continuité de l’espace entre l’Europe et la Russie, on doit en effet souligner de nombreux éléments de complémentarité :

– la Russie a l’espace – une superficie qui représente le quadruple de celle de l’Union européenne, 17 millions de km2 contre 4 millions –, les ressources naturelles et énergétiques et, à ce jour, une situation financière enviable en comparaison de celle de la plupart des États membres de l’Union européenne (on l’a vu, une dette publique faible, un budget équilibré et les 4èmes réserves de change du monde) ;

– l’Union européenne a l’avantage par sa population (505 millions d’habitants, contre 143 millions en Russie), son niveau de développement et le niveau de performance de ses entreprises. Les entreprises européennes (et particulièrement françaises) ont donc des opportunités considérables pour la modernisation de l’économie russe et des infrastructures, la satisfaction des besoins de la nouvelle classe moyenne émergente et, à terme, l’accompagnement de la mutation du pays vers un développement plus durable (cette mutation n’a guère commencé, mais elle est inéluctable en Russie comme ailleurs).

3. Des intérêts de long terme qui convergent

Enfin, comme l’ont confirmé les entretiens menés par vos rapporteurs avec des personnalités telles que M. Thierry de Montbrial, directeur général de l’IFRI, l’Union européenne et la Russie ont des intérêts géopolitiques de long terme communs :

– l’une et l’autre devront se positionner par rapport à la montée de la superpuissance chinoise ;

– l’Union et la Russie ont en commun d’être riveraines de la zone du monde qui reste la plus chargée de crises et de menaces – conflits insolubles, surarmement, risques de prolifération chimique et nucléaire, régimes tyranniques et révolutions, extrémisme religieux, terrorisme : le Moyen-Orient. Cette proximité géographique partagée leur donne une responsabilité particulière et doit les inviter à coopérer dans la région.

Enfin, la dimension culturelle ne peut être négligée, comme l’a magistralement rappelé M. Marek Halter dans une contribution adressée à vos rapporteurs : « j’ai toujours pensé qu’il n’y aurait pas d’Europe, je parle de l’Europe en tant que puissance économique et politique, égale des États-Unis d’Amérique ou de la Chine, sans la Russie. Ce qui lie réellement les Européens entre eux, c’est la culture et certaines valeurs qui, malheureusement, n’ont pas toujours été respectées au cours de l’Histoire. Un jour, devant moi, Jean Monnet, l’un des Pères de l’Europe (…), a affirmé que si c’était à refaire, il commencerait par la culture. Il n’avait pas tort. En effet, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Tchaïkovski, Prokofiev, Diaghilev, Malevitch et Kandinsky font autant partie de cette Europe que nous. Aurions-nous associé la Russie à l’Europe, les problèmes rencontrés avec l’Ukraine aujourd’hui n’existeraient pas ».

III. LA FRANCE ET LA RUSSIE : UN PARTENARIAT POLITIQUE À RELANCER

A. UNE RELATION ANCRÉE DANS L’HISTOIRE

Les Russes aiment à dire que pour eux la relation avec la France a un caractère « spécial » et exalter les grands moments historiques d’alliance entre les deux pays – la période 1892-1917 ; la Seconde guerre mondiale, avec notamment le rôle de l’escadron de chasse Normandie-Niemen –, ainsi que leur proximité culturelle. M. Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial pour la Russie, a souligné devant vos rapporteurs l’importance des références historiques pour les Russes, comme pour nous-mêmes qui n’oublions pas ce nous devons aux soldats russes au cours des deux derniers conflits mondiaux. Ces références placent d’emblée la relation franco-russe dans un cadre de sympathie.

La France a quant à elle une vieille tradition d’oscillation entre russophilie et russophobie.

La première atteignit son paroxysme au temps de l’alliance en vigueur de 1892 à 1917, qui, bien qu’elle ait été conclue pour des raisons purement stratégiques (d’encerclement des « empires centraux ») et ait suscité à l’origine des interrogations (car c’était tout de même l’alliance entre l’un des rares régimes républicains de l’Europe d’alors avec l’une des dernières autocraties), suscita rapidement un large engouement, visible notamment lors des visites d’État que fit alors en France le tsar Nicolas II.

La seconde a notamment été illustrée par le marquis de Custine, qui écrivait en 1843 que « la Sibérie commence à la Vistule », rejetant ainsi la Russie tout à la fois hors de l’Europe et hors de la civilisation. Heureusement, quelques années plus tard, Alexandre Dumas donnait, dans En Russie et Voyage au Caucase, une image beaucoup plus positive de la Russie, pays d’incurie certes, mais aussi terre d’hospitalité, de francophilie et de francophonie alors générale dans les élites (sans oublier l’admiration pour l’auteur, ce qui ne gâchait rien).

B. L’ACTUALITÉ : LA MAUVAISE IMAGE DE LA RUSSIE EN FRANCE

Dans la période la plus récente, l’image de la Russie en France a plutôt été mauvaise et s’est rapidement dégradée. Cela apparaît notamment dans le sondage du Marshall German Fund qui a été reproduit supra : on y voit qu’avec 31 % d’opinions favorables sur la Russie parmi les sondés en 2012, la France arrive parmi les pays occidentaux où a eu lieu cette enquête en deuxième position pour la faiblesse des bonnes opinions de la Russie, derrière la Suède. Il y avait en 2012 plus d’opinions favorables sur la Russie dans un pays tel que la Pologne, malgré l’ampleur du contentieux historique, qu’en France ! De plus, on voit aussi que c’est en France que la chute de popularité de la Russie entre 2011 et 2012 a été la plus forte. D’autres enquêtes d’opinion, relayées par exemple par Mme Anne de Tinguy dans un article récent (49), confirment la détérioration de l’image de la Russie en France et le fait que notre pays est l’un de ceux où elle est la plus marquée.

Mme Anne de Tinguy observe aussi que la Russie est perçue par l’opinion française comme un pays manquant de dynamisme et qui ne doit en aucun cas être une priorité de notre politique étrangère (elle cite un sondage de 2009 selon lequel 1 % seulement des personnes interrogées en France estimaient que les relations avec la Russie devaient être la priorité). Elle relève que cette vision négative s’oppose à une certaine russophilie, ou du moins un pragmatisme positif, des dirigeants politiques français.

La question intéressante n’est pas de savoir pourquoi l’image de la Russie se dégrade dans les opinions publiques occidentales – l’évolution politique de ce pays en donne des raisons objectives –, mais pourquoi cette détérioration est spécialement forte en France.

Cette image défavorable de la Russie dans l’opinion publique française serait en partie due, selon l’auteur précité, à une méconnaissance assez large de ce pays, laquelle conduit à valoriser cet indicateur simpliste mais aisé que sont les classements internationaux, dont on a vu qu’ils ne sont généralement pas très positifs pour la Russie. De son côté, Mme Evguenia Obitchkina rappelle que la Russie est également vue en France comme un « paradis pour les riches », un pays où la richesse, souvent acquise dans des conditions douteuses, s’affiche de façon ostentatoire, ce qui ne peut guère être bien vu depuis un pays marqué par la crise économique (50). Enfin, plusieurs personnalités auditionnées par vos rapporteurs ont considéré que la presse française donnait souvent une image exagérément négative de la Russie.

Comme M. Marek Halter, vieux connaisseur des relations franco-russes pour avoir notamment créé dès 1991 les Collèges universitaires français de Moscou et de Saint-Pétersbourg, vos rapporteurs appellent à dépassionner les relations entre les deux pays, qui doivent s’extraire des préjugés, qu’ils soient positifs ou négatifs.

Ces relations ont connu à bien des égards une évolution positive ces dernières années : la circulation des hommes et les échanges économiques s’intensifient ; la coopération fonctionne très bien dans de nombreux domaines.

Cette densité des relations et des échanges a sans doute atteint un niveau tel qu’elle est en quelque sorte à l’abri des aléas de la relation politique entre les deux pays. Mais cela ne doit pas nous dispenser de nous préoccuper de cette relation politique, car il existe sur ce plan de vraies interrogations sur la priorité que les deux pays lui accordent de fait et devraient lui accorder.

C. L’INTENSITÉ DE LA CIRCULATION DES HOMMES

Le nombre de Français qui résident en Russie n’est pas très élevé : fin 2012, 5 800 étaient inscrits sur les registres consulaires en Russie.

Le nombre précis de Russes vivant en France est certainement plus élevé, mais moins bien connu. Ils étaient, semble-t-il 17 000 en 2004, auxquels on pouvait ajouter 11 000 ex-Russes naturalisés Français (51). Les données sur la communauté d’origine russe en France sont beaucoup plus floues. L’immigration des « Russes blancs » après la Révolution d’octobre a concerné plusieurs centaines de milliers de personnes. L’influence sur leurs descendants est aujourd’hui un enjeu pour les autorités russes, comme le montrent les luttes d’influence qui se livrent pour le contrôle des lieux de culte. Celles-ci ont été illustrées par le procès fait et gagné par l’État russe (en appel en 2011 et en cassation en 2013) contre une association cultuelle locale pour récupérer la propriété et le contrôle de la cathédrale orthodoxe de Nice. Le Patriarcat de Moscou s’efforce aujourd’hui, avec le soutien de la Russie, de réunifier sous son autorité les églises orthodoxes de tradition russe, qui, en France comme dans les autres pays occidentaux, avaient rejeté celle-ci pendant la période soviétique.

On parle enfin d’au moins 12 000 couples mixtes franco-russes.

Dans au moins deux domaines qui touchent à la circulation des personnes, la Russie a une importance particulière pour la France : les visas et les adoptions internationales.

1. La Russie, premier pays pour les demandes de visas français

La Russie est le premier pays pour les demandes de visas français : elles ont été au nombre de 410 000 en 2012, ce qui place la Russie devant la Chine (322 000 demandes en 2012), l’Algérie (280 000) et le Maroc (204 500). Ces demandes en provenance de la Russie apparaissent également en forte progression : + 16 % par rapport à 2011 (où l’on en a décompté 353 000).

Les visas demandés par des citoyens russes sont à 96 % des visas « Schengen » de court séjour (trois mois au plus) et le taux de refus est très faible (1,6 % en 2012), en l’absence de risque migratoire. Il s’agit notamment de visas demandés par les touristes.

Dans une étude récente (52), notre agence de promotion touristique Atout France estime que le nombre de touristes russes et ukrainiens en France pourrait quasiment doubler de 2011 à 2014 (passant de 0,6 à 1,13 million). L’ouverture de nouvelles liaisons aériennes entre la France et la Russie, par les compagnies Aigle Azur et Transaero, est à cet égard un point très positif. L’obligation de visa reste toutefois un obstacle, car la France garde, à tort ou à raison et malgré des progrès récents, une réputation de lenteur pour ses procédures de délivrance.

On comprend donc que la France fasse partie des États membres qui poussent à la suppression de l’obligation de visa pour les courts séjours des citoyens russes dans l’Union européenne.

En attendant, il est nécessaire de poursuivre la politique engagée d’externalisation de la gestion des visas, du moins de la collecte des demandes. Cette politique permet de multiplier les villes où les demandes peuvent être déposées (d’ores et déjà, outre Moscou et Saint-Pétersbourg, il y a Novossibirsk, Rostov-sur-le-Don, Vladivostok, Nijni-Novgorod, Kazan et Ekaterinbourg, et plusieurs nouveaux centres de dépôt devraient être ouverts en 2014) tout en mutualisant les coûts avec d’autres États « Schengen ». Des mesures doivent peut-être aussi être prises spécifiquement s’agissant des visas pour les étudiants, des difficultés particulière étant signalées (voir infra).

2. La Russie, première source d’adoption internationale pour la France en 2012

La Russie figure parmi les premiers pays d’origine des enfants proposés à l’adoption internationale et la France était, en 2012, le quatrième pays d’accueil des enfants russes à ce titre (derrière les États-Unis, l’Italie et l’Espagne). Durant la dernière décennie et en moyenne, plus de 300 jeunes Russes ont été adoptés par an en France. De 2004 à 2012, ce sont 11 % des enfants ayant fait l’objet d’une adoption internationale en France qui provenaient de Russie et ce pays est devenu en 2012 le premier pays d’origine pour l’adoption internationale.

Le poids des enfants d’origine russe dans l’adoption internationale en France

 

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Nombres d’adoptions internationales par des Français

3 769

4 136

3 977

3 162

3 271

3 017

3 504

1 995

1 569

Nombres de ces adoptions effectuées en Russie

445

357

397

402

315

288

301

286

235

Part des enfants russes dans les adoptions internationales (%)

11,8

8,6

10

12,7

9,6

9,5

8,6

14,3

15

Rang de la Russie dans les origines des enfants adoptés

3

5

4

3

3

4

5

2 (ex-aequo)

1er

Source : rapports statistiques du ministère des affaires étrangères sur l’adoption internationale.

Le 18 novembre 2011, la France et la Russie ont signé un traité de coopération dans le domaine de l’adoption, qui est entré en vigueur en décembre 2013 après l’achèvement du processus de ratification en France. En effet, depuis quelques années, la Russie s’efforce d’encadrer conventionnellement les procédures d’’adoption avec ses principaux partenaires en la matière. La France est le troisième pays avec lequel un tel accord est passé, après l’Italie et les États-Unis (mais l’accord avec ces derniers a été dénoncé). La passation et la ratification de cet accord sont importantes, car l’intention des autorités russes semble être de réserver à l’avenir les adoptions internationales aux ressortissants des pays ayant signé un tel accord. Il devrait aussi permettre de mieux encadrer les procédures – en imposant l’intermédiation d’un organisme agréé – et de régler un certain nombre de dossiers individuels aujourd’hui bloqués.

D. DES ÉCHANGES ÉDUCATIFS ET CULTURELS TOUJOURS DENSES

La Russie et la France ont une vieille tradition d’échanges culturels et d’admiration mutuelle. Nous ne sommes plus à l’époque où Denis Diderot était invité par Catherine II, où Alexandre Dumas était reçu avec les plus grands honneurs partout en Russie, où toute l’aristocratie russe était francophone, où les Ballets russes apportaient à Paris une révolution artistique. Mais les échanges éducatifs et culturels restent denses.

1. Une langue française toujours attractive en Russie

L’attrait de la langue française reste réel en Russie, avec environ 800 000 élèves qui l’apprennent (tous niveaux confondus) et 12 000 enseignants. Le français n’arrive toutefois qu’en troisième position parmi les langues étrangères enseignées en Russie, loin derrière l’anglais mais aussi l’allemand, qui aurait plus de 3 millions d’apprenants.

Il existe depuis l’époque soviétique un large réseau d’écoles où l’apprentissage de notre langue est renforcé et qui sont des établissements très recherchés, ainsi que des sections bilingues. L’ambassade de France en Russie sélectionne des établissements d’excellence en la matière, auxquels elle apporte un soutien. Dans l’enseignement universitaire russe, les positions du français sont bonnes dans les sciences humaines, le droit et l’économie, mais plus faibles dans les formations scientifiques et technologiques.

Les positions de la langue russe dans l’enseignement français sont plus faibles, ce qui est une préoccupation souvent avancée par les autorités russes, comme le dénotent les chiffres qui suivent (que l’on ne peut cependant pas vraiment comparer au chiffre de 800 000 francisants en Russie donné supra, car ces chiffres ne couvrent que l’enseignement secondaire). En 2010-2011, 13 700 élèves du secondaire, soit 0,3 % du total, apprenaient le russe, qui était la 7ème langue étrangère enseignée pour ce qui est des effectifs d’élèves, derrière l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, le chinois et le portugais. Le chinois, en forte progression, devance le russe depuis l’année scolaire 2007-2008. L’effectif de russisants a beaucoup diminué depuis deux décennies : ils étaient 27 000 à la rentrée scolaire 1991 et 19 000 à la rentrée 1995 ; depuis la rentrée 2000, cet effectif est à peu près stabilisé, sous réserve de faibles variations, entre 13 000 et 14 000. En 2011-2012, le russe était enseigné dans 261 établissements publics du secondaire. Il est absent de l’offre éducative dans 23 départements (53). On peut comprendre que les autorités russes regrettent cette évolution et, compte tenu de l’effort qui est fait pour maintenir un bon niveau qualitatif et quantitatif d’enseignement du français en Russie, il serait opportun de veiller au maintien d’une offre d’apprentissage du russe sur l’ensemble de notre territoire.

S’agissant de l’enseignement supérieur, le russe est enseigné dans une vingtaine d’universités françaises.

2. Le réseau éducatif et culturel français en Russie

Notre réseau éducatif et culturel est bien présent en Russie :

– le Lycée français Alexandre Dumas de Moscou accueille (de la maternelle au baccalauréat) plus de 500 élèves, dont un peu plus de trois sur cinq de nationalité française ;

– l’Institut français est présent à Moscou et Saint-Pétersbourg ;

– depuis 1991, les Collèges universitaires français de Moscou et Saint-Pétersbourg dispensent des formations en droit et sciences humaines et sociales, qui ont bénéficié en vingt ans à 1 800 étudiants russes de haut niveau. Une trentaine de leurs étudiants continuent chaque année leurs études en master II en France ;

– le réseau des Alliances françaises en Russie compte 11 établissements : Ekaterinbourg, Irkoutsk, Kazan, Nijni-Novgorod, Novossibirsk, Perm, Rostov-sur-le-Don, Samara, Saratov, Togliatti et Vladivostok.

Plusieurs projets d’écoles à scolarité en partie en français, qui sont généralement des projets privés d’établissements « haut de gamme » et très coûteux, initiés par des investisseurs russes, sont à l’étude, par exemple un projet d’« école internationale » dans la ville nouvelle de Skolkovo qui serait gérée par la Mission laïque.

Deux projets éducatifs russes sont envisagés en France : un lycée russe à La Défense et une école à caractère confessionnel dans le cadre du futur centre culturel du quai Branly. Ces projets méritent d’être bien accueillis, de même que les projets culturels et éducatifs français sont bien accueillis en Russie.

La France et la Russie sont actuellement en train de négocier un accord de reconnaissance mutuelle des diplômes, afin de faciliter les échanges scolaires et universitaires.

3. L’attrait de la France pour les étudiants russes

En 2011-2012, d’après les données publiées par Campus France (54), les universités et grandes écoles françaises ont accueilli 4 900 étudiants russes, sur un total de 288 500 étudiants étrangers en France. La Russie était le 11ème pays d’origine de ces étudiants étrangers (derrière le Maroc, la Chine, l’Algérie, la Tunisie, le Sénégal, l’Allemagne, l’Italie, le Cameroun, le Vietnam et l’Espagne). Le nombre des étudiants russes en France est en nette augmentation : ils étaient 3 300 en 2008, et on a donc dans les quatre années suivantes une augmentation de l’ordre de 50 %.

Ces étudiants russes sont principalement inscrits en master (55 %) ; 10 % sont inscrits en doctorat. Les spécialités les plus prisées par eux semblent être celles du champ commerce-finances-gestion, qui attirent environ 30 % d’entre eux, devant les matières littéraires. Environ 400 accords de coopération entre établissements structurent ces mobilités : la moitié des étudiants russes en France viennent dans le cadre d’un accord de ce type.

Il faut toutefois observer que la France n’est que le quatrième pays d’accueil des étudiants russes en mobilité internationale. En 2008, les quelques 3 300 étudiants russes des universités et grandes écoles françaises représentaient seulement 7,6 % des étudiants russes à l’étranger, loin derrière l’Allemagne (9 800 étudiants russes, soit 22,2 % du total), suivie des États-Unis et de l’Ukraine (55). Depuis, le nombre d’étudiants russes a augmenté en France, mais, apparemment, tout autant en Allemagne, où ils seraient 16 000 d’après un chiffre cité devant vos rapporteurs. L’Allemagne continuerait donc à attirer trois fois plus d’étudiants russes que la France – de même qu’elle commerce environ trois fois plus avec la Russie que ne le fait la France.

Il semble que certaines difficultés subsistent pour l’obtention des visas destinés aux étudiants russes, pour lesquels le taux de refus est élevé, même dans un pays dépourvu de réel risque migratoire comme l’est la Russie. Cela renvoie à la problématique plus générale de l’accroissement de l’ouverture de notre pays aux étudiants étrangers, qui est actuellement une priorité, a déjà fait l’objet d’instructions générales aux services et d’une mesure dans la loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche, et sera réexaminée dans le cadre du futur projet de loi sur l’immigration et l’asile. De la même façon, l’obtention de visas pour la participation à des stages rémunérés reste compliquée pour les entreprises, notamment françaises, qui souhaitent former leurs salariés russes en France.

Dans l’autre sens, il y aurait environ 500 étudiants français en Russie.

4. Les initiatives communes dans le domaine de la culture

L’« année croisée France-Russie » en 2010 a été l’occasion de près de 350 manifestations. Les saisons croisées des langues et de la littérature russe et française en 2012 se sont inscrites dans la même ligne, de même que les « rencontres culturelles France-Russie » 2013-2014 dans les domaines du cinéma, du théâtre et des arts plastiques.

E. UNE COOPÉRATION INSTITUTIONNELLE SOLIDE

La France et la Russie ont depuis longtemps mis en place un tissu d’instances de dialogue et de coopérations politiques et administratives. Ce tissu remonte en partie à la période soviétique et souvent, plus précisément, aux débuts de la Vème République, quand le général De Gaulle a inauguré une politique spécifique de rapprochement (relatif) avec l’URSS (dans laquelle il voyait un avatar de la Russie éternelle).

Une commission mixte pour les relations culturelles, scientifiques et techniques a ainsi été créée dès 1957. Un protocole sur la coopération scientifique prévoyant dans divers domaines des échanges d’informations et de chercheurs, voire des programmes communs de recherche, a été signé en avril 1960. En 1965, c’était un accord de coopération dans le domaine de télévision en couleur, en 1966, un accord de coopération spatiale…

Ce fut surtout, en 1966, après la visite du général De Gaulle en URSS, la mise en place d’une commission mixte permanente franco-soviétique, dite « grande commission », qui devait se réunir tous les ans et dont la mission était de chapeauter les différentes coopérations sectorielles.

Aujourd’hui, la coopération intergouvernementale avec la Russie repose sur plusieurs institutions :

– le Conseil économique, financier, industriel et commercial franco-russe (CEFIC) a été institué en 1993. Il réunit au moins une fois par an des ministres « économiques » des deux pays ;

– le Séminaire intergouvernemental se tient tous les ans au niveau des premiers ministres depuis 1996. Il est l’occasion de déclarations communes et de la signature d’accords intergouvernementaux ou de coopération entre diverses institutions, mais aussi de contrats commerciaux ;

– le Conseil de coopération sur les questions de sécurité, institué en 2001, réunit les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays. La coopération de défense fait l’objet de plans annuels qui prévoient des actions telles que des visites de responsables militaires, des stages de formation et des exercices communs.

De bons connaisseurs de ce dispositif exceptionnel de coopération institutionnelle relèvent tout de même une certaine « banalisation » de celui-ci, dans la mesure où, de plus en plus, les autres grands pays occidentaux créent avec la Russie le même genre d’instances. Des critiques sont également émises sur le contenu souvent assez formel des réunions tenues.

Au niveau parlementaire, la Grande commission parlementaire France-Russie a été instituée en 1995. Elle se réunit alternativement en France et en Russie, en principe annuellement ; la dernière réunion a eu lieu les 5 et 6 février 2013 à Paris.

Il convient aussi de souligner le rôle des coopérations décentralisées : la Commission nationale de la coopération décentralisée en recense (56) 110, qui associent 50 collectivités territoriales françaises à 57 collectivités russes. Des rencontres franco-russes de la coopération décentralisée se tiennent annuellement depuis 2008.

Par ailleurs, de nombreuses manifestations ponctuelles sont l’occasion de rencontres entre institutions, professionnels, entreprises : on peut citer dans la période la plus récente un forum franco-russe des entreprises agricoles et agro-alimentaires en septembre 2012, un colloque franco-russe de l’enseignement agricole en décembre 2012, un colloque sur les partenariats public privé en novembre 2012, des assises franco-russes de la santé, ainsi qu’un séminaire franco-russe des industries de défense, en février 2013, etc.

F. DES ÉCHANGES ÉCONOMIQUES DYNAMIQUES

1. Un commerce bilatéral qui s’est rapidement développé

La Russie est devenue un partenaire commercial significatif pour la France : en 2012, elle a occupé la dixième place parmi nos clients comme parmi nos fournisseurs ; hors Union européenne et Espace économique européen, elle est notre troisième partenaire, derrière la Chine et les États-Unis.

Le poids de la Russie dans notre commerce extérieur doit cependant être apprécié à sa juste valeur : en 2012, les flux commerciaux avec la Russie ont représenté un peu plus de 2 % du total du commerce extérieur français (de biens), contre 17 % s’agissant de nos échanges avec l’Allemagne, notre premier partenaire.

Les exportations françaises vers la Russie, qui se sont élevées en 2012 à 9,1 milliards d’euros, ont été multipliées par cinq depuis 2000, ce qui rend compte de l’élévation rapide du niveau de vie en Russie et de l’ouverture croissante de son marché. La part de marché des produits français dans les importations de la Russie a atteint 4,4 % en 2012, loin derrière l’Allemagne mais légèrement devant l’Italie. Le premier pays fournisseur de la Russie est désormais la Chine (16 % de part de marché dans les importations russes en 2011), suivie de l’Allemagne (12 %). L’Ukraine, le Japon et les États-Unis ont également des parts du marché russe un peu supérieures à la nôtre.

Cependant, même si notre déficit bilatéral s’est fortement réduit en 2012 (à 2,8 milliards d’euros contre 6,5 milliards en 2011), nos exportations restent structurellement inférieures à nos importations depuis la Russie, constituées presqu’exclusivement (88 %) de produits énergétiques. Sur les neuf premiers mois de 2013, le déficit bilatéral a continué à se réduire légèrement, mais dans un contexte de baisse des flux commerciaux avec la Russie (– 16 % sur les importations depuis la Russie et – 15 % sur les exportations vers ce pays par rapport à la période similaire de 2012) ; le recul de nos exportations s’explique surtout par le niveau très élevé atteint en 2012 grâce à de gros marchés dans l’aéronautique et le matériel spatial.

En 2012, la Russie a été notre premier fournisseur de pétrole (14 % de nos importations), devant l’Arabie Saoudite, et notre troisième fournisseur de gaz (17 % de nos importations), derrière la Norvège et les Pays-Bas. Il est également à noter que d’autres pays de l’ex-URSS entretenant des liens plus ou moins étroits avec la Russie sont devenus des fournisseurs importants de la France pour les hydrocarbures : le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan. En fournissant environ un sixième de nos approvisionnements en hydrocarbures, la Russie apparaît comme un partenaire majeur dans ce domaine, sans cependant que l’on puisse parler de dépendance de la France à ces approvisionnements.

Nos exportations vers la Russie sont diversifiées, les principaux postes correspondant aux points forts de notre appareil exportateur : matériels de transport ; équipement mécaniques, électriques et électroniques ; produits chimiques, parfums et cosmétiques ; produits pharmaceutiques ; produits agricoles et agro-alimentaires.

La France apparaît particulièrement présente dans les produits de haute technologie, notamment les matériels aéronautiques et spatiaux, où nous avons une position très forte – 67 % de part de marché en 2012 –, et les produits pharmaceutiques (deuxième fournisseur de la Russie en 2012, avec 10 % de part de marché). Cette position privilégiée de la France dans le commerce de certains biens stratégiques est liée à des coopérations établies de longue date et à des choix politiques.

2. Des coopérations solides dans les hautes technologies et les domaines de souveraineté

La relation commerciale franco-russe embrasse des domaines sensibles, voire régaliens.

Le premier lancement de la fusée Soyouz à partir de Kourou, à l’automne 2011, est l’aboutissement d’une longue coopération spatiale inaugurée, on l’a vu, sous la présidence du général De Gaulle. Cette coopération commerciale avec Arianespace s’appuie sur des coopérations dans la recherche : le Centre national des études spatiales (CNES) et Roscomos ont notamment des programmes partagés dans la médecine spatiale et les sciences du vivant, tels que l’expérience « Cardiomed » sur la Station spatiale internationale en 2010.

Dans l’aéronautique, le Superjet 100, avion régional de 100 places, est un programme franco-italo-russe : l’assemblage est effectué en Russie par Sukhoï, mais la part des entreprises françaises est de l’ordre de 40 %. Le premier vol commercial a eu lieu en 2011. Le Superjet a connu quelques déboires et n’est guère exploité que par la compagnie russe Aeroflot, et depuis peu par la mexicaine Interjet. Cependant, le carnet de commandes s’élèverait à 179 appareils (juillet 2013) (57). La loi de finances rectificative de décembre 2012 ayant étendu la garantie « pure et inconditionnelle » à 100 % (au lieu de 95 %) du régime d’assurance-crédit géré par la Coface pour le compte de l’État aux hélicoptères et avions courts et moyen-courriers, le programme Superjet pourra le cas échéant en bénéficier.

La Russie est engagée dans un programme de modernisation de ses matériels militaires doté en principe de 575 milliards d’euros pour la période 2011-2020. Les coopérations franco-russes dans ce domaine étaient très faibles jusqu’à la conclusion en juin 2011 d’un contrat de 1,12 milliard d’euros pour la fourniture de deux BPC (bâtiments de projection et de commandement) par les chantiers STX de Saint-Nazaire. Le premier a été mis à l’eau en octobre 2013 et pourrait être livré fin 2014 (58). D’autres projets sont en discussion à en croire les éléments qui filtrent dans la presse, tels que la vente de VBCI (véhicules blindés de combat d’infanterie) ou la co-fabrication de pétroliers ravitailleurs. Cela dit, la concurrence sera rude dans le domaine de l’équipement militaire, les autres grands pays européens ayant à leur tour proposé leurs matériels.

Dans les années qui viennent, la Russie va également procéder, selon toute vraisemblance, à des investissements civils très importants dans les infrastructures, où les besoins sont immenses. Elle sera également confrontée, à terme, à la question de la transition énergétique, même si ce n’est pour le moment manifestement pas une priorité pour ses dirigeants. La France a une offre très compétitive dans des secteurs tels que la construction d’infrastructures routières, les transports ferroviaires, l’assainissement et les réseaux d’eau et d’énergie, la « ville durable », etc. Les perspectives du marché russe sont donc considérables, sous réserve qu’il y ait une impulsion politique, dont on sait qu’elle est toujours présente (pas seulement en Russie…) pour l’attribution de ce genre de marchés.

3. Des flux d’investissement à rééquilibrer

a. La France, troisième investisseur en Russie

Le stock d’investissements français en Russie est proche de 12 milliards d’euros. La France apparaît, derrière l’Allemagne et la Suède, comme le troisième « vrai » pays d’origine des investissements en Russie (elle n’est formellement qu’à la neuvième position si l’on compte les paradis fiscaux et les Pays-Bas, par lesquels transitent beaucoup d’investissements pour des raisons fiscales). Ces investissements, diversifiés, concernent notamment les secteurs :

– de la finance, où la Société générale possède 82 % de la Rosbank, troisième banque privée russe et ou AXA a pris une participation importante dans l’assureur Reso-Garantia ;

– des hydrocarbures, avec en particulier les participations minoritaires mais significatives prises par Total dans l’entreprise Novatek (15 %) et le consortium d’exploitation du gisement de Iamal (20 %), par GDF Suez dans Northstream (9 %) et par EDF dans Southstream (15 %) ;

– de l’automobile, où les investissements de nos deux constructeurs leur permettent de contrôler environ un tiers du marché russe, et du matériel ferroviaire, où Alstom possède 25 % de Transmashholding, principal constructeur russe ;

– plus généralement des industries manufacturières, où nos principaux champions nationaux sont présents en Russie (Schneider Electric, Lafarge, Danone, Saint-Gobain, Air liquide, etc.) ;

– de la grande distribution où Auchan, avec plus de 50 hypermarchés, occupe la deuxième place en Russie (et est le premier employeur étranger en Russie, avec plus de 20 000 salariés).

Il faut cependant observer, pour relativiser les choses, que, fin 2011, le stock d’investissements français en Russie ne représentait que 0,8 % du total des investissements directs français à l’étranger, la Russie arrivant au 17ème rang des pays d’accueil de ces investissements (59).

b. Des investissements russes en France encore faibles, mais en forte croissance

Les investissements directs russes en France restent encore limités, même si leur valorisation en stock a plus que triplé en 2012, pour dépasser désormais le milliard d’euros, du fait d’une opération très importante : le rachat par les chemins de fer russes RZD de 75 % de GEFCO (qui était la filiale logistique de PSA) pour 800 millions d’euros. Avant cette opération, la Russie n’était pour le stock d’investissements en France que le 35ème pays (60), ce qui ne rendait évidemment pas compte de son poids économique dans le monde (et dans le commerce extérieur français).

Une trentaine d’entreprises russes seraient présentes en France, où elles emploieraient plus de 3 000 personnes. De 2009 à 2012, l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII) a décompté près d’une trentaine de décisions d’investissements russes créateurs (ou repreneurs) d’emplois, avec une accélération régulière du rythme (deux fois plus de décisions en 2012 qu’en 2011) ; sur la période, plus de 900 emplois auraient été créés ou conservés en France grâce à ces investissements. La France apparaît comme le quatrième pays européen de destination des investissements russes (après l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Suisse).

Un très gros projet d’investissement russe semble actuellement en cours de finalisation – le tour de table financier serait bouclé selon ses promoteurs : la construction à la Défense des deux tours Hermitage Plaza, qui seraient hautes de 320 mètres, pour plus de 2 milliards d’euros. Par ailleurs, la presse des derniers jours nous apprend que Gazprom serait intéressé par le rachat de deux centrales thermiques françaises du groupe autrichien Verbund, situées respectivement à Pont-sur-Sambre et à Toul.

c. Des investisseurs russes mal accueillis ?

Les investisseurs russes se plaignent souvent d’être mal accueillis en France, où l’argent russe serait systématiquement associé à une origine douteuse. Les banques françaises seraient particulièrement réticentes à financer des projets russes.

Le fait est que certaines velléités d’investissements, comme celle de Severstal envisageant de racheter Arcelor en 2007, ont été très mal accueillies. Le fait est aussi que le projet Hermitage Plaza susmentionné devrait finalement être financé par une banque russe et une banque allemande, la Caisse des dépôts et consignations ayant refusé d’y contribuer à en croire la presse (61), et ce n’est pas le seul exemple d’investissement russe ayant dû recourir à une banque d’un pays voisin faute d’en trouver une en France.

De plus le service TRACFIN n’a pas jusqu’à présent souhaité conclure avec son homologue russe un accord qui permettrait un contrôle a priori des fonds des investisseurs potentiels.

Certes, le fait que les stocks et flux d’investissements bilatéraux avec la Russie soient actuellement très déséquilibrés tient vraisemblablement en partie à des déterminants généraux. En effet, ce déséquilibre se constate aussi avec les autres grands pays émergents, à des degrés divers : 15 milliards d’euros d’investissements français en Chine, contre 3 milliards d’investissements chinois en France ; 25 milliards d’euros d’investissements français au Brésil, contre 0.1 milliard d’investissements brésiliens en France. Il correspond donc probablement à des caractéristiques structurelles des économies : moindre degré d’internationalisation des entreprises dans les pays émergents que dans les vieux pays développés, différentiels de profitabilité et d’attractivité… Mais on doit tout de même s’interroger sur le retard pris par les investissements russes en France par rapport aux investissements chinois, ce malgré la plus grande proximité géographique de la Russie et alors que les flux globaux d’investissements directs émis par les deux pays sont globalement du même niveau.

G. DES POINTS DE CONVERGENCE DANS LA CONCEPTION DES RELATIONS INTERNATIONALES, MAIS QUELLE VISION STRATÉGIQUE ?

Inscrites dans un cadre d’amitié historique, renouvelées depuis quelques années par le dynamisme des échanges économiques, organisées par un dispositif de coopération institutionnelle particulièrement développé, les relations entre la France et la Russie sont-elles pour autant pleinement satisfaisantes ?

S’agissant des choix de politique internationale, ces relations sont marquées par de nombreuses convergences et une volonté manifeste de dédramatiser les divergences, pourtant profondes dans certains cas. Mais cela ne suffit pas pour envisager un partenariat stratégique. Il faut pour cela s’interroger sur les priorités et les visions stratégiques des deux partenaires.

1. Des points de convergence dans la conception des relations internationales

La France et la Russie ont des conceptions du système international qui sont souvent proches, comme le relève le chercheur Arnaud Dubien : « Paris et Moscou ont des perceptions assez proches de la scène internationale. Le monde multipolaire tel qu’il émerge est vu comme une évolution positive bien que non dénuée de risques en termes de stabilité. Tant la France que la Russie sont favorables au multilatéralisme et notamment à la préservation du rôle central des Nations Unies, où elles disposent d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Ces convergences ont été particulièrement visibles au cours de la présidence de George Bush et ont rendu possible la constitution du "front de refus" avec l’Allemagne sur le dossier irakien en 2003 (62) ».

Il faut admettre que la situation internationale des deux pays présente des parallélismes qui expliquent ces convergences :

– l’un et l’autre doivent à leur statut de vainqueurs de la Seconde guerre mondiale et plus généralement d’anciennes puissances mondiales des positions telles que le rang de membre permanent du Conseil de sécurité ;

– l’un et l’autre ont refusé après la fin de la Guerre froide la vision « néo-conservatrice » d’un monde unipolaire voué à la victoire inéluctable du camp de la démocratie naturellement dirigé par les États-Unis, d’où l’attachement partagé au multilatéralisme ;

– l’un et l’autre sont confrontés au déclin relatif de leur « poids » objectif (économique, démographique, militaire…) face à la montée des puissances émergentes et donc aux revendications par celles-ci d’un nouvel ordre mondial ;

– l’un et l’autre doivent aussi se poser la question des moyens dont ils disposent pour conserver leur rôle international actuel.

Dans ce contexte, les convergences sont également fréquentes dans les situations de crise.

La Russie a par exemple approuvé l’opération Serval au Mali, car elle est conforme à ses conceptions :

– elle respecte la légalité internationale et la souveraineté des États, puisque l’intervention a été demandée par le président malien et peut s’inscrire dans le droit de se défendre prévu à l’article 51 de la Charte des Nations Unies ;

– elle vise à combattre le terrorisme, sans reculer sur l’usage de la force quand il est jugé nécessaire.

2. Des divergences dédramatisées

Dans son article précité, M. Arnaud Dubien observe que « les accrocs observés ces dernières années (intervention de l’OTAN au Kosovo, reconnaissance des indépendances abkhaze et sud-ossète, interprétation de la résolution 1973 sur la Libye) ne paraissent pas devoir remettre en cause ces approches communes ». Effectivement ces événements, dans lesquels les positions françaises et russes ont été opposées, n’ont pourtant pas provoqué de vraies crises entre les deux pays.

Dans l’actualité, l’exemple de la crise syrienne est encore plus caractéristique. Parmi les puissances extérieures à la zone, la France et la Russie sont probablement celles qui sont allées le plus loin, l’une dans le soutien à l’opposition syrienne, l’autre dans le soutien au régime de M. Bachar-el-Assad.

Pourtant, ces positions antagoniques sur la plus grave crise internationale du moment ont certes entraîné des moments de « froideur », mais pas de détérioration de l’ensemble des relations bilatérales : les échanges économiques ont continué à croître ; les coopérations, même dans les domaines sensibles, n’ont pas été remises en cause ; les échéances institutionnelles ont été maintenues – réunion de la Grande commission interparlementaire en février 2013, Séminaire intergouvernemental les 31 octobre et 1er novembre 2013…– et le Président de la République s’est rendu à Moscou en février 2013.

On peut ajouter qu’en cette fin d’année 2013, deux ans et demi après le début des affrontements en Syrie, l’évolution de la situation conduit à un certain rapprochement des positions de la France et de la Russie.

La Russie peut justifier son soutien au régime en place en Syrie par plusieurs motifs que la diplomatie française ne partage pas tous, mais qui sont « honorables » : la fidélité aux alliances, la défense d’une conception du droit international qui refuse toute ingérence dans les affaires intérieures des pays, la nécessité de lutter contre le terrorisme, le souci des minorités religieuses, la préférence pour un régime laïc…

Les deux pays sont en accord sur la nécessité d’une solution négociée (aucun des camps en présence ne pouvant l’emporter militairement), qu’ils soutiennent dans le cadre du processus de Genève. Le fait que la conférence « Genève II » ait pu être organisée, même si elle n’a pas débouché sur des résultats concrets, constitue un facteur d’apaisement des divergences franco-russes sur la Syrie.

Il reste un désaccord sur l’avenir souhaité pour le régime de M. Bachar-el-Assad, ou plutôt un désaccord potentiel, la position française étant claire, mais la position russe l’étant moins : dans plusieurs déclarations, des responsables russes ont envisagé l’éventualité d’un départ de M. Bachar-el-Assad, mais sous conditions. Les diplomates russes font volontiers observer qu’avant le début de la crise en 2011, les liens entre la Russie et le régime syrien étaient assez distendus, en particulier s’agissant des relations personnelles entre dirigeants : le soutien à ce régime ne serait pas une affaire personnelle. Dans l’autre sens, on doit aussi observer que la Russie poursuit son soutien militaire à M. Bachar-el-Assad. On peut penser que la crainte de la contagion djihadiste conduit pour le moment la Russie à souhaiter le maintien du régime syrien en l’absence d’alternative.

3. Mais quelle priorité à la relation avec la France pour les dirigeants russes ?

La crise syrienne confirme que les relations entre la France et la Russie peuvent rester bonnes même dans les moments où les deux pays ont des désaccords profonds – que cette réalité soit l’effet d’une attitude délibérément « positive » résultant de la tradition d’amitié ou que les différents volets de ces relations multiformes (économiques, culturels, institutionnels..) aient acquis une autonomie suffisante pour se développer indépendamment du climat général entre les deux pays.

Mais cette capacité à maintenir des relations satisfaisantes ne suffit pas pour que l’on puisse parler de partenariat. La question des priorités et des stratégies doit nécessairement être posée.

a. Une « relation spéciale » qui s’étiole

Dans son article précité (63), Mme Evguenia Obitchkina revient sur l’histoire des relations franco-soviétiques, puis franco-russes contemporaines. Elle rappelle que la volonté du général De Gaulle d’établir une « relation spéciale » avec l’URSS dans les années 1960, tout en s’émancipant de la tutelle américaine sur le camp occidental, a suscité un grand intérêt à Moscou, où la France est donc devenue un partenaire important.

Cependant, les espoirs soviétiques de voir la France s’écarter du bloc occidental ont vite été déçus, car notre pays est resté systématiquement fidèle à l’alliance américaine dans les moments de crise.

La « relation spéciale » a pourtant été réactivée à partir de la fin des années 1980, quand l’URSS de M. Mikhaïl Gorbatchev a cherché à se réformer, puis que la Russie lui a succédé. Le président François Mitterrand a fait preuve d’une compréhension particulière pour les difficultés de M. Gorbatchev et avancé sur la « grande Europe » des idées assez proches de celles de l’intéressé (il évoquait une « confédération européenne » étendue à la Russie, proposition compatible avec le concept gorbatchévien de « maison commune européenne »).

Cela dit, les positions françaises à l’époque étaient aussi marquées d’une certaine ambiguïté quant à la « grande Europe », comme l’illustre le traité-cadre du 7 février 1992 entre les deux pays : dans son article 4, il est certes fait référence à l’édification d’« une Europe pacifique et solidaire dotée de mécanismes permanents de sécurité et de coopération » et le rôle de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, seule organisation couvrant tout le continent y compris la Russie, est souligné. La conclusion d’un « traité de sécurité européenne » est présentée comme un objectif. Mais le rôle de l’OTAN, de l’Union européenne et de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) est également reconnu…

La présidence de M. Jacques Chirac a été, du moins jusqu’en 1999 selon Mme Obitchkina, une période de relations particulièrement privilégiées entre les deux pays, close avec l’intervention de l’OTAN au Kosovo. Même après, M. Arnaud Dubien, dans son article précité, relève encore une position de la France souvent plus soucieuse que d’autres de ménager les intérêts russes, notamment dans le processus d’élargissement de l’OTAN : forte implication française dans la négociation d’un accord-cadre entre l’alliance et la Russie, opposition à une adhésion rapide à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, lors du sommet de l’alliance à Bucarest en avril 2008, enfin position de réserve quant au déploiement de la défense antimissile en Europe centrale. Le même auteur met plus généralement en valeur la position d’engagement souvent prise par la France à l’endroit de la Russie : la France a été le premier pays à signer, en 2008, un accord visant à la facilitation de la délivrance des visas ; elle a veillé à associer la Russie à l’opération EUFOR au Tchad.

Il est pourtant clair que la France ne présente plus pour la Russie l’intérêt très spécifique qu’elle pouvait avoir pour l’URSS au temps du général De Gaulle.

b. La priorité actuelle de la Russie en Europe : l’Allemagne

Interrogés sur le pays prioritaire pour la diplomatie russe en Europe occidentale, les interlocuteurs de vos rapporteurs ont désigné assez unanimement l’Allemagne.

La densité des échanges germano-russes est beaucoup plus forte que celle des échanges franco-russes, dans tous les domaines :

– la Russie importe presque trois fois plus d’Allemagne que de France ;

– les investissements allemands en Russie représentent le double des investissements français ;

– trois fois plus d’étudiants russes vont en Allemagne qu’en France ;

– l’allemand reste nettement plus enseigné que le français en Russie et, réciproquement, le russe reste parlé en Allemagne par les anciens de la République démocratique allemande (RDA), dont la chancelière Angela Merkel.

Les relations des milieux économiques et politiques allemands avec leurs homologues russes sont décrites comme beaucoup plus développées que celles des mêmes milieux français. On n’imagine effectivement pas en France une situation équivalente à celle de l’ancien chancelier Gerhard Schröder acceptant en 2006, juste après la fin de son mandat, de présider le conseil de surveillance du consortium chargé du gazoduc Northstream ! Mais, après tout, ce gazoduc relie directement les deux pays (c’était son but : ne pas dépendre du passage par le Belarus ou l’Ukraine et la Pologne) et a donc créé un lien matériel fort entre eux.

Par ailleurs, l’Allemagne a aussi le mérite, du point de vue russe, d’avoir une politique étrangère très prudente, très réticente à toute intervention militaire, très rarement en pointe sur les grands dossiers internationaux. Ce n’est pas l’Allemagne qui ira affronter la Russie au Conseil de sécurité sur une crise internationale…

Il n’est donc pas étonnant que les relations entre les deux pays soient très bonnes, le seul « irritant » potentiel entre eux étant – mais comme avec les autres pays occidentaux – la question des droits de l’homme et de la démocratie. En novembre 2012, le Bundestag a ainsi adopté une résolution sévère sur la situation de la Russie qui a entraîné un certain refroidissement des relations, mais sans conséquences durables.

Le paragraphe consacré aux relations avec la Russie dans l’accord de coalition passé en décembre 2013 entre la CDU-CSU et le SPD, qui va dicter la politique allemande des prochaines années, est significatif de la position d’ouverture et d’intérêt de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie. Certes, ce document rappelle que la Russie doit se tenir aux standards d’État de droit et de démocratie, conformément à ses engagements internationaux, et de même respecter les engagements pris pour entrer à l’OMC. Mais, pour le reste, la démarche vis-à-vis de la Russie est positive, avec notamment :

– une prise de position pour la libéralisation des visas pour les hommes d’affaires, chercheurs, étudiants, etc. ;

– un engagement pour une politique européenne plus « cohérente » à l’endroit de la Russie, l’élargissement du Partenariat pour la modernisation et la passation d’un nouvel accord global de partenariat ;

– une volonté de renforcer l’expertise allemande sur la Russie ;

– une volonté de renforcer la coopération avec la Russie en matière de sécurité et de politique étrangère, avec un rappel significatif (pour nous Français) du « trilogue » Allemagne-Pologne-Russie, qui doit jouer un « rôle-clé ».

4. Et quelle stratégie française vis-à-vis de la Russie ?

Sauf à remonter jusqu’à l’alliance d’avant la Première guerre mondiale, la Russie a constamment été un enjeu important pour la diplomatie française, mais pas une priorité majeure.

Pour ce qui concerne la période actuelle, vos rapporteurs ont tiré de leurs auditions deux préoccupations.

La première porte sur la dégradation de l’image de la Russie en France, qui est fondée sur des réalités objectives, mais qui serait, selon plusieurs personnes auditionnées, amplifiée par l’hostilité de certains medias. Il faut d’ailleurs noter que, réciproquement, l’image de la France s’est détériorée en Russie : la loi sur le mariage pour tous y a manifestement été mal perçue ; il arrive aussi aux medias russes de diffuser des reportages tendancieux, notamment pour montrer la France comme un pays submergé par l’immigration. Il est clair que ces effets d’image, outre qu’ils pèsent directement sur certains volets des relations bilatérales – en particulier les investissements croisés –, ne facilitent pas l’approfondissement du partenariat entre la France et la Russie.

La seconde concerne la stratégie française vis-à-vis de la Russie. La France a-t-elle une stratégie claire, élaborée après une analyse de nos intérêts ? Des personnalités telles que MM. Thierry de Montbrial et Dominique David, respectivement directeur général et directeur exécutif de l’IFRI, considèrent que non. Vos rapporteurs ajoutent que ce constat vaut indépendamment des considérations de politique intérieure française, et en particulier de l’alternance survenue en 2012.

Si la France veut compter aux yeux de la Russie, alors qu’elle n’est sans doute plus au centre des priorités diplomatiques de ce pays, elle devra certainement clarifier sa stratégie.

CONCLUSION

Après l’éclipse qui a suivi la fin de l’URSS, la Russie est redevenue une puissance qui compte, même si son avenir est entaché d’incertitudes : comment évolueront les cours des hydrocarbures, dont l’économie et le budget russes restent si dépendants ? L’essor des hydrocarbures « non conventionnels » va-t-il changer la donne ? L’économie russe parviendra-t-elle à conduire sa transition et à être compétitive pour l’« après pétrole » ? Comment va évoluer le régime politique ?

Sur ce dernier point, il faut être raisonnablement optimiste. Comme les autres économies émergentes, la Russie connaît la montée d’une classe moyenne moderne et contestataire. Et l’appartenance de la Russie à la culture européenne devrait faciliter l’adhésion croissante de cette classe montante aux valeurs européennes dominantes, même si aujourd’hui l’opinion publique russe apparaît très traditionnaliste.

La stabilisation démocratique de la Russie n’est pas seulement souhaitable sur le plan des principes. C’est aussi l’intérêt des Européens. Elle devrait permettre de parvenir à un partenariat apaisé qui reposerait sur la valorisation des interdépendances et complémentarités entre l’Union européenne et la Russie et sur la conscience de leurs intérêts communs face à la montée de la Chine et à l’instabilité récurrente du Moyen-Orient.

Pour aller vers cet apaisement, l’Union européenne et la Russie doivent sortir de la rivalité politique anachronique qui les oppose en Ukraine et dans les autres pays du « voisinage commun ».

Compte tenu de la situation intérieure de l’Union européenne aussi bien que de la situation de ces pays, leurs perspectives d’adhésion à l’Union ne sont certainement pas à court terme ; mais l’URSS ne sera pas non plus rebâtie. S’agissant spécifiquement de l’Ukraine, on peut craindre que ce pays ne soit durablement divisé entre deux camps, à peu près égaux en nombre, de « pro-européens » et de « pro-russes », le balancier politique donnant alternativement le pouvoir aux uns et aux autres. Avec la construction de nouveaux ports et de nouveaux gazoducs, le temps des « guerres du gaz » entre la Russie et l’Ukraine avec l’Union européenne comme victime indirecte (mais délibérément ciblée) devrait passer, même si, à ce jour, la plus grande partie du gaz russe continue à transiter par le territoire ukrainien.

C’est pourquoi il serait sans doute possible, s’il y avait une volonté politique, à l’Union européenne et à la Russie de trouver un compromis sur leur équilibre dans la région. Cela impliquerait qu’un ou plusieurs grands pays européens prennent le risque politique de proposer les bases de ce compromis, qui pourrait reposer sur une acceptation du renforcement des liens économiques de l’Ukraine avec l’Union européenne par la Russie en contrepartie d’un abandon explicite, et donc définitif, de la perspective d’adhésion à l’OTAN et de garanties quant au maintien de ses échanges économiques existants avec la Russie. Est-ce l’intérêt de l’Union que de maintenir un climat conflictuel avec la Russie autour de la question ukrainienne ? Est-ce servir la cause de l’Ukraine que de contribuer à y entretenir le climat de tension politique ? Comme ce pays est structurellement divisé entre des populations ayant des liens très forts avec la Russie et d’autres qui sont « pro-européennes » car viscéralement hostiles à la Russie, l’acceptation explicite par l’Union européenne et par la Russie d’une sorte de situation d’« entre-deux » de l’Ukraine constituerait probablement le geste international le plus à même d’apaiser durablement la vie politique ukrainienne.

La voie du compromis passe aussi par la reconnaissance par l’Union européenne de l’Union eurasiatique en tant que partenaire de négociation commerciale et par la suppression de l’obligation réciproque de visa avec la Russie pour les courts séjours : c’est surtout la Russie qui est demandeuse de cette suppression, mais elle est de l’intérêt des deux parties. La France, en particulier, a tout à gagner à faciliter l’entrée des touristes, des étudiants, des hommes d’affaires russes. Elle doit donc prendre l’initiative pour accélérer le processus européen de négociation sur les visas de court séjour et, dans le domaine des visas longs qui restent de la compétence nationale, faire évoluer ses pratiques et ses règles en ayant à l’esprit que c’est une véritable concurrence que se livrent les grands pays pour accueillir les meilleurs étudiants et chercheurs ou les investisseurs.

En contrepartie, la Russie devrait appliquer pleinement et de bonne foi les engagements qu’elle a pris dans le cadre de l’OMC. Elle devrait également accepter de s’engager avec l’Union européenne dans un partenariat global (plutôt que de se contenter d’accords sectoriels) en prenant en compte les complémentarités et les intérêts communs à long terme.

L’élaboration de ce grand compromis à proposer à la Russie pour relancer son partenariat avec l’Union européenne pourrait sans doute être inscrite à l’agenda franco-allemand, car les deux pays ont vraisemblablement des intérêts assez proches pour ce qui concerne les relations avec la Russie, même si la perception de ces intérêts est pour le moment brouillée en France.

En attendant, il faut certes dénoncer les atteintes aux droits de l’homme, mais il faut aussi éviter les présentations abusives. Le durcissement depuis 2012 du régime en place en Russie n’est pas l’annonce d’un retour à l’URSS, mais correspond vraisemblablement à une réaction après la démocratisation désordonnée et corrompue des années 1990 et l’expérience – modérément – « libérale » de la présidence de M. Dmitri Medvedev.

La détérioration de l’image de la Russie, générale dans les pays européens, est particulièrement forte en France. Réciproquement, l’image de notre pays s’est dégradée en Russie. Cette situation peut avoir un impact direct sur la densité de nos échanges : décisions d’investissement, flux de touristes… Si nous la laissons perdurer, elle nuira globalement à la qualité et au degré de priorité de l’ensemble des relations bilatérales, ce qui serait regrettable vu leur niveau et leur dynamisme actuels.

Enfin, en étant consciente que l’Europe occidentale vue de Moscou, c’est maintenant avant tout l’Allemagne, la France doit réfléchir à ses objectifs et à sa stratégie vis-à-vis de la Russie. C’est notamment une nécessité pour des raisons économiques : la Russie a d’énormes besoins de modernisation de ses infrastructures et d’accompagnement de la transition de son économie ; la France a la chance d’avoir déjà pu établir des projets communs dans des domaines stratégiques comme l’aéronautique, l’espace et l’armement ; nous sommes donc bien placés, mais, pour que nos entreprises aient leur part des futurs investissements de la Russie, il faudra une impulsion politique forte.

À court terme, il faut prendre des mesures pour que les investisseurs russes cessent d’avoir le sentiment de ne pas être les bienvenus en France, en particulier du fait de l’attitude de nos banques. Outre que l’investissement étranger doit être favorisé par principe, les relations économiques entre deux pays ne peuvent pas se développer correctement si les hommes d’affaires de l’un considèrent qu’ils ne sont pas bien accueillis dans l’autre.

Plus généralement, la baisse – que l’on espère momentanée – des flux commerciaux bilatéraux que l’on observe en 2013 doit nous servir d’avertissement : les références historiques, la densité des échanges humains et économiques et le niveau des coopérations institutionnelles ne suffiront pas à développer, ni même conserver l’acquis des relations franco-russes si celles-ci ne sont pas l’objet d’une priorité, articulée avec une réflexion stratégique.

PRINCIPALES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION

Préserver la qualité et la densité des relations franco-russes

● S’interroger sur les raisons pour lesquelles c’est semble-t-il en France, parmi les pays occidentaux, que l’image de la Russie s’est le plus dégradée durant les dernières années.

● Faciliter, dans le cadre des règles nationales et européennes (et dans l’attente de leur évolution), la délivrance de visas aux Russes en accentuant la politique de multiplication des sites de dépose des demandes et d’amélioration de l’accueil des demandeurs, grâce à l’externalisation.

● Dans le contexte actuel de concurrence internationale de plus en plus vive pour attirer les meilleurs étudiants, porter une attention particulière à la question des visas étudiants, compte tenu des difficultés qui sont signalées (taux de refus élevé malgré un risque migratoire faible).

● Poursuivre le développement du réseau éducatif et culturel français en Russie, y compris dans les grandes villes de province à travers les Alliances françaises, et soutenir l’enseignement d’excellence de la langue française dans les écoles russes.

● Dans un souci de réciprocité et compte tenu des positions de la langue française dans l’enseignement en Russie, veiller à conserver une offre d’apprentissage scolaire de la langue russe sur l’ensemble du territoire français ; accueillir positivement les projets culturels et éducatifs russes en France.

● Rechercher un rééquilibrage des flux d’investissements croisés entre les deux pays, en particulier en menant une analyse sur la réalité du comportement de réticence de principe qu’auraient les établissements financiers français à l’endroit des investisseurs russes.

● S’efforcer de passer un accord au niveau administratif approprié, probablement celui de TRACFIN et de l’organisme russe homologue, pour faciliter la vérification de l’origine des fonds proposés à l’investissement.

● Se positionner pour conserver les positions acquises grâce aux coopérations établies dans les secteurs de haute technologie (défense, espace, aéronautique…) et faire en sorte que les entreprises françaises bénéficient des investissements considérables que la Russie devra encore faire dans ses infrastructures ; être conscient que cela implique une impulsion politique forte et une vision stratégique, donc aussi une action au niveau de l’Union européenne.

Pour ce faire, prendre l’initiative pour relancer et finaliser le partenariat global entre l’Union européenne et la Russie

● Prendre en compte une triple réalité :

– la position de l’Allemagne sur les développements politiques en Russie a évolué à partir de 2012 et est devenue plus exigeante, ce qui devrait rapprocher ses positions sur la Russie de celles de ses partenaires européens ;

– l’Allemagne a une politique claire vis-à-vis de la Russie, formalisée dans le contrat de coalition qui guide son gouvernement actuel ; c’est une politique d’ouverture et de priorité à la Russie ;

– la France et l’Allemagne ont de fait des intérêts assez proches s’agissant de la relation avec la Russie, ce dans une Union européenne qui reste profondément divisée sur ce point.

En conséquence, inscrire la question des relations avec la Russie à l’agenda franco-allemand et prendre des initiatives communes.

● Définir une stratégie européenne unifiée et claire sur la Russie : conserver l’objectif d’un partenariat global et exigeant (comprenant notamment les questions de droits de l’homme) entre l’Union européenne et la Russie, en faisant valoir – aussi bien à nos partenaires communautaires réticents qu’à la partie russe, qui préfère les arrangements sectoriels – la puissance des complémentarités et des intérêts communs de long terme entre les deux entités.

● Engager une réflexion stratégique sur l’énergie entre l’Union et la Russie.

● Promouvoir la reconnaissance de l’Union eurasiatique comme partenaire de négociation de l’Union européenne dans les champs où elle est compétente (commerce, plus généralement économie).

● Promouvoir dans les instances européennes la suppression progressive de l’obligation de visa « Schengen » pour les courts séjours des Russes dans l’Union (et réciproquement).

● Prendre également des initiatives dans le champ strictement politique :

– relancer les tentatives de dialogue euro-russe dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité, telles que le processus dit de Meseberg ;

– chercher à formaliser les conditions d’un compromis géopolitique sur les pays du « voisinage commun », car l’instrumentalisation politique de cette zone crée des tensions inutiles et nous avons intérêt à inclure la Russie dans les discussions concernant le partenariat oriental aussi bien que les perspectives de l’OTAN. L’Union européenne ne peut pas ignorer l’importance économique et stratégique de la fédération de Russie.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

La commission examine le présent rapport d’information au cours de sa séance du mercredi 12 février 2014.

Après les exposés des co-rapporteurs, un débat a lieu.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie pour votre rapport. Je voudrais vous poser quelques questions. Tout d’abord, j’ai relevé que Laurent Fabius a dit à plusieurs reprises, dont une ici même, qu’il existait au niveau international un prix du pétrole qui assurait l’équilibre du budget en Russie. Pourriez-vous nous le préciser ? Quelle analyse faites-vous des relations entre la Russie et la Pologne ? S’agissant de la suppression des visas, quels sont les pays de l’Union qui bloquent les discussions ? Enfin, pourquoi TRACFIN ne veut-il apparemment pas signer d’accord de coopération avec les autorités russes ?

M. Jean Paul Bacquet. Chantal Guittet disait à l’instant que la Russie avait hérité de certains points forts de l’ex-URSS. Mais le domaine de la santé publique n’a pas été évoqué. L’URSS était le pays qui avait le meilleur taux de couverture vaccinale au monde, qu’en est-il aujourd’hui ? Quid de l’évolution de la démographie, de la durée de vie ? Malgré l’alcoolisme qui est un problème fort connu, il semble que l’espérance de vie augmente en Russie.

Le rapport évoque par ailleurs le « grand malentendu » entre l’Union européenne et la Russie, et c’est le moins qu’on puisse dire. Cependant, certains ont bien tiré leur épingle du jeu dans ce contexte – je pense évidemment à l’Allemagne – pendant que d’autres ont été relativement marginalisés – en l’occurrence la France. Pour le commerce, domaine où la Russie offre des opportunités très fortes, nous partons donc avec un train de retard.

Il y a enfin le problème de la « Russie mal-aimée ». Je suis persuadé que sur les 65 % où 70 % des français qui disent ne pas aimer la Russie, 95 % ne savent pas pourquoi. En fait, à travers le personnage de Vladimir Poutine, c’est encore le procès de l’URSS que l’on fait a posteriori. L’opinion publique française analyse toujours les événements avec une certaine latence. Le grand malentendu reste l’épisode Gorbatchev. La France, qui avait été si prompte à dénoncer le régime communiste, est restée passive et indifférente face à l’immense bouleversement qui se produisait. Elle n’a apporté aucune aide particulière à ceux qui cherchaient la liberté et cela n’est pas sans conséquence aujourd’hui sur notre commerce extérieur.

M. Pierre Lellouche. Effectivement, le désamour français pour la Russie devient préoccupant politiquement. Alors que nous sommes massivement supplantés par l’Allemagne, qui pour des raisons historiques a toujours eu une place très forte en Russie, le discours « anti-poutinien » ambiant ne facilite pas les choses. La France devrait être en mesure d’avoir de bonnes relations avec les États pour lesquels elle n’a pas d’affinités spécifiques : si nous ne devions discuter qu’avec les partenaires que l’on aime, le cercle serait bien restreint. Sur au moins deux affaires lourdes, le non-dialogue avec Moscou pose un problème : la Syrie et maintenant l’Ukraine. On ne trouvera pas de sortie de crise en Ukraine sans avoir de dialogue avec Moscou. L’Ukraine a droit à l’indépendance et nous devons aider les gens qui se battent sur la place Maidan. Les ministres des affaires étrangères de l’Union européenne ont enfin émis, lundi dernier, un communiqué dans lequel il est enfin fait référence au traitement épouvantable des prisonniers politiques en ce moment. Mais je regrette que dans ce communiqué, à aucun moment, il ne soit fait référence à la Russie. Nous avons un pays qui n’aime pas la Russie, en même temps nous n’avons aucun dialogue avec elle et sur l’Ukraine la France ne dit rien. Il faut infléchir cette politique.

Mme Danielle Auroi. Quelle que soit la situation des droits de l’homme en Russie, ce n’est pas pire qu’en Chine. Nous avons en France, je le crains, un tropisme un peu trop développé envers la Chine. Il est normal de chercher à avoir de bons rapports avec les grands pays, mais cela ne justifie pas tout.

Dans un tout autre domaine, j’insiste sur le fait que la Russie refuse de respecter les dispositions du 3ème paquet énergie-climat de l’Union européenne. C’est une affaire européenne et c’est à l’Union d’en discuter avec la Russie, dont rien ne justifie qu’elle puisse imposer unilatéralement sa volonté, mais nous devons faire office de facilitateur dans ce dialogue.

Sur l’Ukraine, nous devons veiller à ne pas rompre le dialogue avec la Russie, mais sans oblitérer le fait qu’il y a de réels problèmes de droits de l’homme en Russie. Il y a des situations scandaleuses. Les pistes à Sotchi ont parfois été construites par de véritables esclaves modernes. Il y a aussi le traitement réservé aux personnes LGBT. On doit pouvoir être dans un dialogue exigeant et équilibré sur ces questions, même si c’est difficile au niveau européen en l’absence d’un véritable ministre européen des affaires étrangères, ce que n’est pas la Haute représentante Catherine Ashton.

Enfin, sur l’adoption, une des exigences de la partie russe, évoquée lorsque nous avons discuté du traité, était le suivi des enfants jusqu'à la majorité : où en sommes-nous sur cette question ?

M. Alain Marsaud. Ma première question, qui a déjà été évoquée, porte elle aussi sur le prix du pétrole. Que se passerait-il aujourd’hui en matière économique si le prix du baril de pétrole était très différent ? La Russie pourrait-elle encore conserver les illusions qu’elle entretient sur son économie, continuer à se targuer d’une balance commerciale excédentaire ?

Vous nous avez décrit les succès économiques et diplomatique que l’Allemagne a engrangés par rapport à la France. Est-ce qu’ils ne viennent pas tout simplement du fait que les Allemands développent une realpolitik à l’égard des Russes tandis que notre politique ne porte que sur les droits de l’homme ?

M. Paul Giacobbi. Mes collègues ont souligné le paradoxe de nos relations avec la Russie. Je rappelle que la Russie est sur le plan politique un allié très ancien. Nous avons ouvert nos relations diplomatiques en 1717 et nous avons été alliés pendant les deux Guerres mondiales. La culture française en Russie est incroyablement développée : les premiers mots de Guerre et Paix, le monument mondial de la littérature russe, sont en français et c’est un Marseillais, Marius Petipa, qui a fait la grandeur des balais russes. Or, il y a malgré tout une haine stupéfiante vis-à-vis de la Russie et de son gouvernement actuel. Si on fait le parallèle entre la Chine et la Russie, on se doit de reconnaître qu’il y a au moins en Russie des élections et des lois, bien qu’elles soient perfectibles, alors qu’en Chine il n’y a pas d’élections, ni de lois ou de tribunaux au sens où nous l’entendons. Nous passons beaucoup plus de temps à critiquer la Russie que la Chine alors qu’aucune comparaison n’est possible, car s’il y a des problèmes juridiques identifiés en Russie, la Chine reste un État de non-droit total.

Ma question porte sur la criminalité organisée russe et les risques qu’elle présente sur notre sol, notamment sur la Côte d’Azur. Fait-elle l’objet d’une coopération ?

M. Philippe Cochet. J’aimerais savoir, vu de Russie, quelle est le jugement porté sur la politique de la France. Par ailleurs, quels sont aujourd’hui les partenaires prioritaires de la Russie ? Enfin, quel est l’état de l’Armée rouge ?

M. Jacques Myard. La Russie fait partie intégrante du système européen. À ce titre, je déplore que l’on conduise notre politique étrangère en fonction de débats internes. Les Allemands ont bien compris que c’était la pire façon de faire en politique étrangère. Et souvent ils mettent avant tout la volonté de faire du commerce. Il est clair que nos intérêts sont d’avoir la meilleure relation possible avec la Russie en l’associant aux négociations conduites pour la résolution de la crise ukrainienne. On a intérêt à conserver la Russie dans notre système de relations extérieures.

M. Pierre-Yves Le Borgn’. Ma question porte sur le détail de la politique de voisinage qui unit l’Europe à la Russie et sur les crédits engagés dans cette perspective, en particulier concernant l’enclave de Kaliningrad.

Je voudrais par ailleurs revenir sur mon expérience de membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Nous avons reçu en septembre le président de la Douma à Strasbourg. J’ai été surpris par l’extrême rudesse des échanges avec nos collègues russes sur les droits de la communauté LGBT. Ce n’est pourtant pas un sujet mineur, et ce non seulement à l’occasion des Jeux olympiques de Sotchi, mais parce que la Russie appartient au Conseil de l’Europe et est liée par la Convention européenne des droits de l’homme. La Russie a du chemin à accomplir pour assurer le respect des droits des minorités sexuelles et ce n’est pas critiquer ce pays que de le rappeler.

Mme Chantal Guittet, co-rapporteure. Le prix du pétrole qui équilibre le budget fédéral russe est d’environ 110 dollars. Ce prix a doublé de 2007 à 2012 et la dépendance de l’économie russe à la balance énergétique pose évidemment question en cas de retournement des prix des hydrocarbures.

Concernant les droits de l’homme, il faut en parler avec les autorités russes. Une des qualités des Russes est ce que l’un de vous a qualifié de « rudesse », c’est-à-dire le fait qu’ils disent ce qu’ils pensent sans détour. Ils aiment le dialogue franc et direct et acceptent que l’on puisse ne pas être d’accord avec eux. Ils disent qu’en matière de droits de l’homme, ils ont une conception différente de la démocratie. C’est certes une façon de détourner le sujet, mais cela nous rappelle qu’un partenariat signifie avoir des objectifs communs, mais aussi des divergences à dépasser.

Concernant la population, la démographie russe a été longtemps inquiétante, avec une mortalité élevée et une natalité faible. L’indice synthétique de fécondité s’est relevé à 1,7 enfant par femme et 300 000 migrants arrivent en Russie chaque année, surtout en provenance du Caucase et d’Asie centrale – plusieurs millions d’étrangers vivent en Russie –, tandis que les Russes sont beaucoup moins nombreux qu’avant à quitter leur pays. Il ne fait pas de doute que la Russie ne peut pas faire autrement que d’être une terre d’immigration.

Le système de santé a connu des évolutions. Les Russes étaient très forts dans certaines spécialités, comme l’oto-rhino-laryngologie (ORL), mais la santé est devenue moins prioritaire que le réarmement et le service public de santé s’est dégradé. L’Organisation mondiale de la santé relève aussi des manques dans le traitement du sida et de la tuberculose, ce qui a un lien avec l’attitude vis-à-vis des homosexuels en Russie.

L’adoption d’enfants russes en France demeure un vrai sujet. Il semble que beaucoup de dossiers se débloquent et je reçois de nombreuses lettres de remerciements adressées à notre commission pour avoir accéléré le processus. Ce qui ne se débloquera pas, c’est que les célibataires ne pourront plus adopter : j’ai été informée d’enfants déjà « apparentés » avec des célibataires qui ont été ré-attribués à une nouvelle famille, russe cette fois, avec une incitation financière. Mme Mizoulina, la présidente de la commission des affaires sociales de la Douma, m’a indiqué que la politique russe consistait désormais à limiter l’adoption d’enfants russes hors des frontières pour que ces enfants restent en Russie, ce qui est tout à fait compréhensible. Pour ce qui est du suivi, l’inquiétude des Russes est qu’un enfant abandonné puisse être confié ensuite à des homosexuels. J’ai expliqué la procédure de placement des enfants en France, le rôle des institutions, du juge des enfants, de sorte que ce genre de situations n’arrivera pas, mais qu’un suivi jusqu’à la majorité est ingérable et risque d’entraîner un rejet par les enfants de leur pays d’origine. Mme Mizoulina m’a dit que le souhait était que ce suivi soit limité à des cas de figure très exceptionnels au-delà des trois premières années. Qu’est-ce qu’il faut entendre par là ? Nous sommes convenus de nous revoir dans un an à ce sujet et il est important que cette nouvelle rencontre ait lieu.

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Les relations russo-polonaises se sont améliorées à partir de l’accident d’avion du président polonais à Smolensk. Il y a depuis peu un accord entre les deux pays qui permet, avec un système de cartes de circulation, à 100 000 Russes et à 30 000 Polonais de passer librement la frontière, ce qui permet le développement des échanges économiques.

Qui bloque au niveau européen ? À l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il est intéressant de voir l’attitude des Baltes et de certains pays de l’ex-glacis soviétique, lesquels, dès que l’on parle de la Russie, bloquent. Quand on évoque les droits des personnes LGBT en Russie, on ne doit pas oublier que de l’autre côté des citoyens de l’Union européenne sont privés du droit de vote : c’est le cas en Lettonie de plusieurs centaines de milliers de non-lettons, sur la base d’une conception quasiment raciale. Ces personnes n’ont même pas de passeport. On doit être exigeant envers la Russie, mais on devrait aussi être plus exigeant envers certains États européens.

Mme Danielle Auroi. Et les Roms ?

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Dans le cas de la Lettonie, les personnes concernées sont privées de passeport !

En ce qui concerne TRACFIN, je ne sais pas pourquoi il n’y pas d’accord. Plus généralement, dès qu’on parle de capitaux russes, il y a blocage. Regardez le principal projet d’investissement russe en France : les tours Hermitage. Il semble que les banques françaises ne veuillent pas le financer et ce sont les banques allemandes qui sont plus actives sur ce projet.

Comme l’a dit Chantal Guillet, la démographie russe repart. Je vous invite à aller sur le blog d’Alexandre Latsa où il y a une très bonne étude sur ce sujet.

La presse est libre en Russie. On peut écrire ce qu’on veut même si, c’est vrai, il peut y avoir des conséquences ensuite. En tout cas, on ne peut pas comparer la Russie et la Chine. En Russie, il n’y a aucune censure préalable, aucun filtrage sur Internet, alors qu’en Chine, je suis obligé d’utiliser un dispositif « VPN » pour accéder librement au réseau. Il y a une hiérarchie à faire entre les pays sur ces questions de libertés.

La criminalité russe en France est essentiellement caucasienne, hormis peut-être les investissements immobiliers sur la Côte d’azur.

L’augmentation du budget militaire est beaucoup plus rapide en Chine qu’en Russie et ce pays n’est donc plus qu’au troisième rang mondial à cet égard. Quant à la valeur de l’armée russe, les chercheurs sont dubitatifs et le président Poutine lui-même a déclaré que « la qualité recherchée n’a pas atteint partout le niveau idéal ». En 2008, contre la Géorgie, l’armée russe n’a pas été d’une efficacité rêvée. De nombreuses réformes ont été engagées concernant l’armée et l’industrie d’armement.

Mme Chantal Guittet, co-rapporteure. J’ai récemment rencontré l’amiral Rogel, chef d’état-major de notre marine. Il m’a fait part de la qualité croissante des rapports entre les armées des deux pays. Les réflexes de la guerre froide commencent à disparaître entre la France et la Russie. Lors des opérations de contrôle entre navires français et russes au large de la Syrie, ces derniers tournent systématiquement leurs canons de l’autre côté en signe de confiance, ce qui est un comportement nouveau. L’amiral m’a donc fait part de son optimisme. Les Russes commencent à envisager de participer à des opérations extérieures à nos côtés, pour autant que cela se passe dans un cadre conforme à leur conception de la non-ingérence dans les affaires des États.

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Pour ce qui est de l’image de la France en Russie, il se trouve que je vais en URSS depuis 1976, ce une dizaine de fois par an ; nous y bénéficions toujours d’un capital de sympathie, mais notre image commence à dater et donc s’érode. C’est un peu la sympathie que l’on a pour un vieil amant, mais la fougue de la jeunesse s’est émoussée… Il y a toujours une affection naturelle, mais pas forcément suivie d’effet, malgré les efforts de certaines entreprises françaises, et l’on est derrière les Allemands. Pour dire les choses simplement, les Russes font du business avec l’Allemagne et viennent en vacances en France, s’ils réussissent à obtenir un visa.

Sur l’Ukraine, l’UE a totalement raté le coche. Elle a proposé 700 millions quand la Russie a mis sur la table 15 milliards. Notre réponse n’est pas à la hauteur des enjeux, aussi bien politiques qu’économiques. C’est ainsi qu’en décembre dernier, le président Barroso a refusé la suggestion russe d’un dialogue à trois, Europe, Russie et Ukraine. En outre, s’il y a des pressions russes sur l’Ukraine, qui sont dénoncées à juste titre, il ne faut pas oublier qu’il y en a aussi d’autres. Je vous renvoie aux propos de cette diplomate américaine rapportés il y a quelques jours : on en a principalement retenu la grossièreté vis-à-vis de l’Union européenne, mais il faut surtout écouter le reste, où cette personne explique quels responsables de l’opposition devraient ou non participer au futur gouvernement ukrainien : quelle ingérence !

Mme la présidente Elisabeth Guigou. L’intéressée, qui est une partisane de l’ancienne administration du président Bush, a été démentie par le Département d’État et il sera intéressant de voir ce qui s’ensuivra pour elle.

Cela étant, je partage l’idée que l’Union européenne a tout faux. Y a-t-il en Europe des États membres qui souhaitent toujours l’adhésion de l’Ukraine à l’Union ? Je me souviens que lors de la Révolution orange, certains disaient qu’elle devait adhérer toutes affaires cessantes. Qu’en est-il aujourd’hui, en particulier s’agissant de la Pologne ?

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Tout le monde est d’accord sur la vocation européenne de l’Ukraine. Pour voir quels sont ceux qui poussent en faveur de son adhésion, regardez ceux qui se montrent sur la place Maidan : des Polonais, des Suédois, des Baltes. C’est-à-dire ceux qui sont dans l’environnement géographique proche et y ont donc tout intérêt, car l’adhésion de l’Ukraine éloignerait un peu la Russie. De même, au Conseil de l’Europe, ceux qui ont été en faveur du Partenariat oriental rajoutent aujourd’hui de l’huile sur le feu sur le dossier ukrainien. À Bruxelles, lorsque nous avons demandé pourquoi l’accord de partenariat avec la Russie n’était pas relancé, alors que l’accord précédent est expiré depuis plusieurs années, on nous a fait sentir que notre question était incongrue. Clairement, le dossier n’est pas à l’ordre du jour de l’Union européenne.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Lors de la prochaine audition de Laurent Fabius, il faudra que nous abordions la question de l’Ukraine.

La commission autorise la publication du rapport d’information.

ANNEXE :
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURS

1/ À Paris :

(par ordre chronologique)

– M. Jean-Robert Raviot, professeur à l’université Paris-Nanterre, ancien directeur des collèges universitaires français de Saint-Pétersbourg puis de Moscou

– M. Julien Vercueuil, maître de conférence à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)

 M. Alexandre Kateb, consultant et enseignant à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris

– M. Pascal Marchand, professeur à l’université Lyon II,

– Mme Anne de Tinguy, enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), enseignante à l’INALCO et l’IEP de Paris

– M. Alexis Prokopiev, porte-parole de Russie-Libertés, Mme Anne Nerdrum, coordinatrice pour la Russie d’Amnesty International France, et Mme Hortense Gautier, représentant Human Right Watch

 M. Arnaud Dubien, directeur de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe et directeur de l’Observatoire franco-russe

– M. Andreas Gross, membre du Conseil de l’Europe, rapporteur sur le respect de ses engagements par la Russie (session d’octobre 2012)

– M. Eric Fournier, directeur de l’Europe continentale au ministère des affaires étrangères

 M. Jean-Pierre Thomas, chargé de mission auprès du Président Nicolas Sarkozy pour le développement des relations économiques entre la France et la Russie, auteur du rapport « Pour un espace économique eurorusse »

– M. François Zimeray, ambassadeur aux droits de l’homme, accompagné de Mlle Emeline Laurens et de M. Thomas Mal

– Son Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie, accompagné de M. Alexis Kovalski

– Mme Isabelle Facon, maître de recherche la Fondation pour la recherche stratégique

 M. Marek Halter, écrivain, président du Collège universitaire français de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg

 Mme Eleonora Mitrofanova, déléguée permanente de la Russie auprès de l’Organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), accompagnée de  M. Konstantin Volkov

– M. Arnaud Kalika, chargé de conférences à l’université Paris II

 M. Jean-Pierre Chevènement, sénateur, représentant spécial de la France en Russie

 M. Thomas Gomart, directeur du centre Russie/NEI et directeur du développement stratégique à l’Institut français de relations internationales (IFRI)

 Son Exc. Tomasz Orlowski, ambassadeur de Pologne à Paris

 Son Exc. Oleksandr Kupchyshyn, ambassadeur d’Ukraine à Paris

 Direction des relations européennes et internationales et de la coopération (DREIC) du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et du ministère de l’éducation nationale : M. Jean-Luc Clément, conseiller pour la recherche, M. Hervé Tilly, sous-directeur des affaires européennes et multilatérales, Mme Florentine Petit, chef du département des affaires européennes bilatérales, et Mme Elisabeth Legrand, chargée de mission sur la recherche

 M. Thierry de Montbrial, directeur général de l’Institut français des relations internationales (IFRI), et M. Dominique David, directeur exécutif

2/ À Bruxelles (mars 2013) :

● Représentation de la France auprès de l’Union européenne : Son Exc. Philippe Etienne, représentant permanent, et Mme Caroline Vinot, conseillère chargée de l’Europe orientale et de l’Asie centrale

● Parlement européen : M. Hannes Swoboda, président du groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates, rapporteur sur la recommandation au Conseil et à la Commission européenne sur le nouvel accord Union européenne-Russie (décembre 2012)

● Commission européenne – direction générale en charge des affaires intérieures : M. Diederik Paalman, chef adjoint de l’unité chargée des visas, et Mme Gabriela Szmidt, chargée de mission

3/ À Moscou (juillet 2013) :

● Ambassade de France : Son Exc. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France, et ses collaborateurs

● Douma :

– M. Alexeï Pouchkov, président de la commission des relations internationales

– MM. Alexandre Romanovitch, vice-président de la commission des relations internationales, membre du parti Russie juste, et Boris Guseletov, conseiller

– M. Leonid Sloutski, président du groupe d’amitié fédération de Russie-France

● Conseil de la fédération :

– MM. Mikhaïl Marguelov, président de la commission des relations internationales et du groupe d’amitié fédération de Russie-France, représentant spécial du président Vladimir Poutine pour l’Afrique, et Igor Morozov, membre du conseil

– MM. Andreï Klimov, membre du Conseil et du présidium du parti Russie unie, et Konstantin Petrichenko

● Gazprom : MM. Pavel Oderov, chef du département des affaires internationales, Dmitri Khandoga, son adjoint, et Ivan Goudkov, chargé des relations avec l’Union européenne

● Chambre de commerce et d’industrie franco-russe : la communauté française à Moscou

● Ministère de l’énergie : M. Ilia Galkine, directeur de la coopération internationale, et ses collaborateurs

● Ministère des affaires étrangères : M. Iouri Mechkov, vice-ministre

● Délégation de l’Union européenne : Son Exc. Fernando Valenzuela, chef de délégation

● Commission économique eurasiatique : M. Viktor Spasski, directeur du département du développement de l’intégration, et ses collaborateurs

1 () Selon les données de la World Economic Outlook Database du FMI, octobre 2013.

2 () « Sécurité, souveraineté, autorité internationale : la politique militaire de la Russie », par Isabelle Facon, Questions internationales n° 57, septembre-octobre 2012, La documentation française.

3 () Les données de ce paragraphe et des suivants sont extraites de « BP Statistical Review of World Energy », juin 2013.

4 () Source de ces données : « Mineral informations and statistics for the BRIC countries, 1999-2008 », British Geological Survey.

5 () Source de ces données : Annuaire 2011 de la FAO, Produits forestiers.

6 () Source : Annuaire 2013 de la FAO.

7 () Source : « L’économie russe en 2012 et au-delà », par Evgueni Gavrilenlov, in Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe, éditions du Cherche-Midi.

8 () Source : BP Statistical Review of World Energy.

9 () Étude du cabinet Alphavalue, citée notamment par « Le parisien » le 20 janvier 2014.

10 () Source : « L’économie russe en 2012 et au-delà », par Evgueni Gavrilenkov, in Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe, éditions du Cherche-Midi.

11 () « Programme for International Student Assessment ».

12 () Source : Les Échos (site Internet), Benjamin Quenelle, 6 septembre 2013.

13 () Source : « Le système financier russe », par Olivier de Boysson, in Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe, éditions du Cherche-Midi.

14 () Né en 1976, M. Navalny s’est d’abord fait connaître, à partir de 2009, en dénonçant sur Internet la corruption en Russie. Il a ensuite activement participé à la contestation contre les fraudes qui auraient caractérisé les élections législatives en 2011, qualifiant le parti Russie unie, de « parti des voleurs et des escrocs », et a été brièvement emprisonné à ce moment. En juillet 2013, il a été condamné à cinq ans d’emprisonnement pour des détournements de fonds qu’il aurait commis lorsqu’il était conseiller du gouverneur de Kirov, mais une opportune libération immédiate lui a ensuite permis de se présenter en septembre 2013 aux élections municipales à Moscou contre le maire sortant Sergueï Sobianine, qui é été réélu. En appel, la peine de M. Navalny a été commuée en sursis.

15 () Source : « L’économie russe : préparer l’avenir ? », par Yves Zlotowski, Questions internationales n° 57, septembre-octobre 2012, La documentation française.

16 () Idem citation précédente.

17 () Source : « Organisation mondiale du commerce : quelles conséquences pour la Russie ? », par Sergueï Gouriev, in Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe, éditions du Cherche-Midi.

18 () Source : « Poutine, acte II », par Jean-Robert Raviot, Questions internationales n° 57, septembre-octobre 2012, La documentation française.

19 () Source « Orientations sociopolitiques et attentes de la société russe en 2012 », par Lev Goudkov, in Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe, éditions du Cherche-Midi.

20 () Dans son rapport consacré aux élections de mars 2012, l’OSCE souligne : « le vote était bien organisé, mais la qualité du processus s’est détériorée considérablement durant le décompte, qui a été caractérisé par des violations fréquentes de la procédure, notamment avec de sérieuses indications de bourrage d’urnes ».

21 () Source : Rue89, 16 octobre 2013, « En Russie, une parodie de justice pour coincer des manifestants », par Natalia Morozova.

22 () Amnesty International, « Le cercle de l’injustice – Opérations de sécurité et violations des droits humains en Ingouchie », juin 2012.

23 () ACAT, « Les multiples visages de la torture – Étude du phénomène tortionnaire en Russie », novembre 2013.

24 () Source : « Vingt ans après – La Russie et la quête de puissance », par Marie Mendras, Commentaire n° 136, hiver 2011-2012.

25 () Source : « Russie : Obama à l’épreuve de l’héritage Bush », par Thomas Gomart, in Russie.Nei.Visions n° 39, avril 2009.

26 () Idem citation précédente.

27 () La Chine propose depuis 2009 la création d’une banque de développement pour financer des projets d’investissement dans les États-membres, notamment ceux d’Asie centrale. Mais la Russie refuse ce projet, car la Chine, compte tenu de sa puissance financière, en serait nécessairement la puissance dominante.

28 () Andrea Goldstein et Françoise Lemoine, « L’économie des BRIC », collection Repères, La Découverte.

29 () Données extraites de l’ « Atlas géopolitique de la Russie », par Pascal Marchand, éditions Autrement.

30 () « De l’Union douanière à l’Union eurasiatique – État et perspectives d’intégration dans l’espace post-soviétique », par Emmanuel Dreyfus, sous la direction de Bertrand Slaski, CEIS, Les notes stratégiques.

31 () Voir notamment, outre la note précitée de CEIS : « L’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan : peut-elle réussir là où les précédents projets d’intégration ont échoué ? », par David G. Tarr, in Russie 2013, Regards de l’observatoire franco-russe, éditions du Cherche-Midi ; « Les structures d’intégration économique dans l’espace post-soviétique », in « L’énigme russe, pouvoir, économie et société », Septentrion-Presses universitaires, avril 2012.

32 () Source : « L’Europe dans la politique étrangère russe : nécessaire, mais plus suffisante », par Thomas Gomart, mai 2010, in Russie.Nei.Visions n° 50, IFRI.

33 () Source : « Vingt ans après – La Russie et la quête de puissance », par Marie Mendras, Commentaire n° 136, hiver 2011-2012.

34 () Rapport spécial n° 2/2006 relatif à la performance des projets financés dans le cadre de TACIS dans la fédération de Russie, Journal officiel de l’Union européenne, 19 mai 2006.

35 () Rapport spécial n° 11/2001 relatif au programme TACIS de coopération transfrontalière, Journal officiel des Communautés européennes, 23 novembre 2001.

36 () 1999/414/PESC: Stratégie commune de l'Union européenne, du 4 juin 1999, à l’égard de la Russie.

37 () Source : site de la Commission européenne.

38 () Le monopole légal d’exportation du gaz de Gazprom a formellement été aboli pour le GNL (et seulement pour certains gisements) par une loi fédérale applicable à compter du 1er décembre 2013.

39 () Source : Déclaration commune sur le partenariat pour la modernisation, sommet UE-Russie, 31 mai-1er juin 2010.

40 () « Une Europe compétitive dans une économie mondialisée », communication de la Commission européenne, COM (2006) 567 final, 4 octobre 2006.

41 () Source : « Europe-Russie, l’export de l’angoisse », par Jean Quatremer, Libération (site Internet), 12 juin 2013.

42 () Voir : avis n° 193 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe : « Demande d’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe », 1996.

43 () Voir : résolutions n° 1455 (2005) et 1896 (2012) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

44 () Résolution du PE, 23 octobre 2012 : « Restrictions communes à l’octroi de visas aux fonctionnaires russes impliqués dans l’affaire Sergueï Magnitsky ».

45 () Source : site Internet de la CEDH.

46 () Voir l’article de Jagienka Wilczak dans Polityka, cité dans Courrier international, n° 1212, janvier 2014.

47 () Par un décret de juillet 2012 entrant en vigueur au 1er juillet 2013.

48 () La plupart de ces données sont extraites d’une note de la direction générale du Trésor, de juin 2013, sur « le secteur naval en Russie ».

49 () Source : « Ambivalence et distanciation – Perceptions de la Russie en France », par Anne de Tinguy, in « Russia in Global Affairs, France-Russie », n° spécial 2013, Observatoire franco-russe.

50 () Source : « Vu de Moscou – Les relations franco-russes, hier et demain », par Evguenia Obitchkina, in « Russia in Global Affairs, France-Russie », n° spécial 2013, Observatoire franco-russe.

51 () « Migrations russes post-soviétiques en France : nouvelle période, nouveaux enjeux ? », par Olga Brunnikova, in Accueillir n° 247.

52 () « Analyse du potentiel touristique des classes moyennes russes et ukrainiennes », décembre 2012, Atout France.

53 () La plupart de ces données sont extraites de la thèse de Lyudmyla Afanas’yeva : « L’enseignement du russe en France dans le système éducatif public (lycées) : état des lieux et perspectives », Université Paul Valéry-Montpellier III.

54 () Source : L’essentiel des chiffres clés 7, juin 2013, Campus France.

55 () « La mobilité des étudiants de la zone géographique Russie-Caucase-Europe orientale », les notes de Campus France, hors-série n° 1, avril 2011.

56 () Site Internet de la Commission nationale de la coopération décentralisée, novembre 2013.

57 () Source : données extraites notamment du site Internet de La tribune, Michel Cabirol, 12 juillet 2013.

58 () Source : données extraites notamment du site Internet de La tribune, Michel Cabirol, 14 octobre 2013.

59 () Source : Banque de France (site Internet), « Stock d’investissements directs français à l’étranger au 31 décembre 2011 ».

60 () Source : rapport 2012 de l’Agence française pour les investissements internationaux.

61 () Source : « Pas d’argent public pour les tours de Poutine à la Défense », Jean-Michel Thénard, Le canard enchaîné, 9 octobre 2013.

62 () Source : « France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique », par Arnaud Dubien, Note de l’Observatoire franco-russe, n° 1, octobre 2012.

63 () « Vu de Moscou – Les relations franco-russes, hier et demain », par Evguenia Obitchkina, in « Russia in Global Affairs, France-Russie », n° spécial 2013, Observatoire franco-russe.


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