N° 2801 - Rapport de M. Gérard Bapt et Mme Catherine Procaccia, établi au nom de cet office, sur le numérique au service de la santé



N° 2801

 

N° 465

ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2014 - 2015

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 26 mai 2015

 

le 26 mai 2015

LE NUMÉRIQUE AU SERVICE DE LA SANTÉ

Compte rendu de l’audition publique du 15 mai 2014
et de la présentation des conclusions du 20 mai 2015

par

M. Gérard BAPT, député, et Mme Catherine PROCACCIA, sénateur


Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Jean-Yves LE DÉAUT,

Président de l'Office

 


Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Bruno SIDO,

Premier vice-président de l’Office

Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques

Président

M. Jean-Yves LE DÉAUT, député

Premier Vice-président

M. Bruno SIDO, sénateur

Vice-présidents

M. Christian BATAILLE, député M. Roland COURTEAU, sénateur

Mme Anne-Yvonne LE DAIN, députée M. Christian NAMY, sénateur

M. Jean-Sébastien VIALATTE, député Mme Catherine PROCACCIA, sénatrice

DÉputés

SÉnateurs

M. Gérard BAPT

M. Christian BATAILLE

M. Denis BAUPIN

M. Alain CLAEYS

M. Claude de GANAY

Mme Françoise GUEGOT

M. Patrick HETZEL

M. Laurent KALINOWSKI

M. Jacques LAMBLIN

Mme Anne-Yvonne LE DAIN

M. Jean-Yves LE DÉAUT

M. Alain MARTY

M. Philippe NAUCHE

Mme Maud OLIVIER

Mme Dominique ORLIAC

M. Bertrand PANCHER

M. Jean-Louis TOURAINE

M. Jean-Sébastien VIALATTE

M. Patrick ABATE

M. Gilbert BARBIER

Mme Delphine BATAILLE

M. Michel BERSON

Mme Marie-Christine BLANDIN

M. François COMMEINHES

M. Roland COURTEAU

Mme Dominique GILLOT

M. Alain HOUPERT

Mme Fabienne KELLER

M. Jean-Pierre LELEUX

M. Gérard LONGUET

M. Jean-Pierre MASSERET

M. Pierre MÉDEVIELLE

M. Christian NAMY

Mme Catherine PROCACCIA

M. Daniel RAOUL

M. Bruno SIDO

SOMMAIRE

___

Pages

PROPOS INTRODUCTIFS 7

PREMIÈRE TABLE RONDE : MUTATION INDUSTRIELLE 11

A. NUMÉRIQUE, UNE MUTATION INDUSTRIELLE S’AVANCE 11

B. NUMÉRIQUE, UNE VISION PROSPECTIVE GLOBALE 14

C. TECHNOLOGIES DIGITALES AVANCÉES ET RECHERCHE MÉDICALE 19

D. SAVOIR DES USAGERS ET NOUVELLES TECHNOLOGIES : UN GISEMENT DE VALEUR INEXPLOITÉE 22

E. DÉBAT 25

DEUXIÈME TABLE RONDE : RETOURS D’EXPÉRIENCE 29

A. LE DOSSIER MÉDICAL PERSONNEL (DMP) : CONSTATS… 30

B. LE NUMÉRIQUE COMMUNAUTAIRE À L’HÔPITAL 31

C. DES PARCOURS DE SOIN AUX CHEMINS CLINIQUES 34

D. LES PATIENTS ACTEURS DE LEUR SANTÉ ET LA PLACE DU NUMÉRIQUE 36

E. DÉBAT 38

TROISIÈME TABLE RONDE : DROIT DES PATIENTS, QUALITÉ, SÉCURITÉ, CONFIDENTIALITÉ 41

A. SANTÉ PUBLIQUE ET DONNÉES DE SANTÉ : BÉNÉFICES DE LA MUTATION NUMÉRIQUE ET IMPORTANCE D’UNE RÉGULATION FORTE FACE AUX RISQUES 41

B. EXPÉRIENCES TECHNOLOGIQUES ET CAPITALISATION SUR LA COOPÉRATION, GAGE DE SUCCÈS 43

C. LE NUMÉRIQUE AU SERVICE DE LA SÉCURITÉ DU PATIENT 45

D. DONNÉES HÉBERGÉES : UN TRÉSOR À PROTÉGER ET À VALORISER 47

E. DÉBAT 49

QUATRIÈME TABLE RONDE : PERSPECTIVES 53

A. LE PROJET DU PAYS BASQUE ESPAGNOL 53

B. HOSPITALISATION À DOMICILE, NUMÉRIQUE, SANTÉ DE PROXIMITÉ, GAGE D’EFFICACITÉ 56

C. HÔPITAL COMMUNIQUANT, UN ATOUT POUR LA COORDINATION DES SOINS 59

D. STRATÉGIE NUMÉRIQUE DE SANTÉ : PERSPECTIVES 61

E. DÉBAT 65

CONCLUSION 69

EXTRAIT DE LA RÉUNION DE L’OPECST DU 20 MAI 2015 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE 71

PROPOS INTRODUCTIFS

M. Bruno SIDO, sénateur, président de l’OPECST. Permettez au président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques et au sénateur que je suis de vous dire tout le plaisir qu’il a à vous accueillir aujourd’hui, au Palais du Luxembourg, dans la salle Médicis, pour la présente audition publique sur le numérique au service de la santé.

Comme vous le savez l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, plus connu sous le nom d’OPECST, a été créé il y a une trentaine d’années, en 1983. Composé de dix-huit députés et de dix-huit sénateurs, il a réalisé près de 170 rapports incluant des auditions publiques.

En février 2014, la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale a saisi l’Office du thème du numérique au service de la santé ce qui a entraîné la désignation de M. Gérard Bapt, député, et de Mme Catherine Procaccia, sénateur, comme rapporteurs, respectant ainsi la triple parité, chère à nos travaux, à savoir : Assemblée nationale et Sénat, majorité et opposition, femme et homme.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’audition publique de ce jour dont l’initiative revient au Premier vice-président, M. Jean-Yves Le Déaut et à moi-même, et dont l’organisation a incombé à M. Gérard Bapt, député, et à Mme Catherine Procaccia, sénateur, que je remercie vivement.

L’OPECST a toujours inscrit dans son programme de travail les sujets liés à la santé, tandis que le numérique fait de plus en plus partie de ses préoccupations.

Ces deux thèmes ont d’ailleurs été récemment traités dans le très passionnant rapport de M. Alain Claeys et M. Jean-Sébastien Vialatte, députés, intitulé « Les progrès de la génétique : vers une médecine de précision ? » et, par ailleurs, de nombreuses structures parlementaires ont travaillé ou travaillent actuellement sur le numérique.

Dans le passé, l’Office a réalisé des rapports sur les technologies de l’information et le système de santé, en 2004, sur le dossier médical personnel (DMP), en 2009, sur les maladies monogéniques, et, également, sur les enjeux des nouvelles technologies d’exploration et de thérapie du cerveau, en 2012, puis, en 2013, sur les greffes d’organes.

Actuellement, avec Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l’OPECST, je suis en train de conduire des auditions sur le risque numérique, et plus particulièrement sur la sécurité des réseaux.

Vous avez vu, à la lecture du programme de cette journée, que nombre d’aspects vont être balayés mais qu’il était évidemment impossible, en une seule audition, de traiter toutes les questions liant le numérique à la santé.

Les aspects numériques touchant de près ou de loin la santé sont souvent désignés par le terme d’« e-santé » ou santé électronique. De manière plus générale, on trouve également ce terme pour désigner l’application des technologies de l’information et de la communication (TIC), à l’ensemble des activités distantes en rapport avec la santé dans son acception la plus large.

Cela concerne des domaines comme la télémédecine (avec la téléconsultation, la télésurveillance et la télé-radiologie, …), la prévention, le maintien à domicile, le suivi d’une maladie chronique à distance (diabète, hypertension, insuffisance cardiaque, …), les dossiers médicaux électroniques ainsi que leurs applications et la domotique, en passant par la création de textiles intelligents. On parle également de « mHealth », ou santé mobile, pour les applications de santé sur téléphone portable.

Le numérique au service de la santé pourrait-il constituer une des solutions, ou un élément de solution, pour pallier les difficultés du système de soins ?

Faut-il rappeler que celui-ci est confronté à plusieurs défis majeurs parmi lesquels :

- l’explosion des maladies chroniques,

- l’accès universel à une prise en charge de qualité,

- le vieillissement de la population,

- la gestion de la dépendance,

- l’accroissement significatif des dépenses de santé,

- l’évolution de la démographie médicale qui influe sur l’égalité de l’accès aux soins sur le territoire national.

Les applications numériques au service de la santé se multiplient au sein de l’hôpital, avec le programme « Hôpital numérique ». Les enjeux sont fondamentaux en termes de décloisonnement entre la ville et l’hôpital, mais aussi entre les établissements de santé eux-mêmes et les établissements médicaux-sociaux.

Ces applications numériques se développent aussi en dehors de l’hôpital, avec le dossier médical personnel (DMP), et, au plus près des patients, à leur domicile, en particulier pour :

- les patients atteints de maladies chroniques (diabète, insuffisance cardiaque…),

- les personnes âgées ou celles nécessitant une assistance spécifique à domicile.

Permettez-moi de relever au passage que les simulations liées au déploiement de la télésanté : le rapport Syntec numérique – télémédecine 2020, le rapport, du député Pierre Lasbordes, sur la télésanté de 2009 et le rapport « Three million lives » du National Health Service britannique sont divergents quant aux avantages respectifs des diverses technologies de la santé.

Par ailleurs, je rappellerais, pour lancer déjà le débat, que, par exemple, de nombreuses techniques médicales d’investigation et de recherche ont effectué des progrès considérables au cours des dernières années grâce au numérique.

La possibilité de traiter des données en très grand nombre a révolutionné les investigations médicales. Les notions de données massives et de données ouvertes, aussi connues sous le nom de « big data » et « open data », n’en sont qu’à leurs premières applications.

Je suis certain que plusieurs d’entre vous ne manqueront pas d’y revenir au cours de la journée.

Pour lancer les débats, il est de mon devoir de vous faire part de quelques-unes des réflexions tirées de mes investigations actuelles sur la sécurité des réseaux numériques, en soulignant d’abord que, depuis l’émergence, voire même l’avènement du numérique, il est impossible de considérer à part telle ou telle discipline, tel ou tel secteur de la société.

C’est ainsi que la séparation entre domaine civil et domaine militaire n’a plus guère de pertinence au regard du numérique et que, de même, les données individuelles et les données professionnelles sont désormais loin d’être étanches.

En effet, la priorité donnée à la vitesse d’accès à l’information par rapport à la vérification de celle-ci ou à sa confidentialité ont remis en cause jusqu’à la notion de vie privée.

Cette remarque prend encore davantage de relief dans le domaine de la santé où le recueil de données les plus intimes peut se heurter à la confidentialité nécessaire de celles-ci et au désir de chacun de ne pas s’exposer.

Dès lors, se pose la question des protocoles à mettre en œuvre pour anonymiser certaines données de santé ou, à l’inverse, pour accélérer la collecte et l’exploitation de celles-ci afin, par exemple, et cela est d’actualité, de contenir la propagation d’une épidémie.

Au terme de ces propos, je voudrais attirer votre attention sur l’intitulé même de la présente audition publique : « Le numérique au service de la santé ».

S’agit-il d’une constatation, d’un objectif à atteindre ou d’une incantation rassurante ?

Dans tous les cas, je voudrais souligner que, aussi désirable que cela soit de mettre les possibilités considérables du numérique au service de la santé, cela peut s’avérer difficile dans l’espace comme dans le temps car le numérique n’est pas un instrument facile à dominer, vu les recoupements complexes et instantanés qu’il permet de réaliser entre une multitude de données dont toutes n’ont pas été conçues pour être divulguées ou utilisées.

Dès lors, mettre le numérique au service de la santé est un bel objectif qu’il ne faut pas considérer comme atteint avant d’avoir mis à son service toute l’énergie et la technicité nécessaires pour assurer vraiment la prééminence d’une volonté altruiste sur toutes autres considérations.

En vous souhaitant des travaux fructueux, que je ne manquerai pas de suivre, çà et là, au cours de ma journée, de manière à rester présent parmi vous – car cela est possible grâce au numérique.

Dans l’immédiat, mon emploi du temps est dicté par des engagements antérieurs dont je n’ai pas voulu tirer prétexte pour renoncer à l’organisation de cette journée et à l’envie de vous saluer par ces quelques mots de bienvenue.

M. Gérard Bapt et Mme Catherine Procaccia sauront tirer tout le profit possible de vos apports pour la suite des travaux de l’OPECST, dont le rôle est, rappelons-le, d’éclairer nos collègues, députés comme sénateurs, sur des sujets scientifiques et techniques d’une grande complexité, avant que ne viennent en débat des projets de loi sur ces questions.

Vos travaux vont maintenant s’organiser autour de quatre tables rondes : mutation industrielle et numérique ; retour d’expérience ; droit des patients, qualité, sécurité, confidentialité ; et, enfin, perspectives.

Très bonne journée à tous !

PREMIÈRE TABLE RONDE :
MUTATION INDUSTRIELLE

Ont participé à cette table ronde :

M. Gilles BABINET, responsable des enjeux de l’économie numérique pour la France (French Digital Champion), Commission Européenne

Mme Isabelle FLORY, directrice « Entreprise Solutions », Intel Western Europe

M. Christian SAGUEZ, membre de l’Académie des technologies, commission TIC

M. Antoine VIAL, co-président, Forum Living Labs Autonomie

La table ronde est animée par M. Gérard BAPT, député, rapporteur de l’OPECST

A. NUMÉRIQUE, UNE MUTATION INDUSTRIELLE S’AVANCE

M. Gérard BAPT, député, rapporteur. Comme vient de l’évoquer monsieur le président dans son propos, une immensité des champs s’ouvre désormais devant nous grâce à l’avènement du numérique connecté, en passe de bouleverser nos modèles. Ce changement est parfois comparé à l’invention de la machine à vapeur en Angleterre, qui a donné lieu à la première révolution industrielle au XIXsiècle. Cependant, l’évolution technologique pénètre aujourd’hui la vie quotidienne beaucoup plus rapidement qu’à l’époque. Les responsables politiques que nous sommes, et les responsables de la haute administration ont-ils saisi toute l’ampleur et la vitesse de propagation du numérique ? C’est la question que nous allons vous poser, l’objectif étant que nos structures pyramidales laissent la place à des modèles participatifs comme le préconisent les principes de la « démocratie numérique neuronale ». Gilles Babinet nous expliquera plus précisément ce dont il s’agit au cours de son intervention. Tous les secteurs de l’activité humaine qui bénéficieront de la dématérialisation des données sont impactés. Nous sommes en train de passer d’un monde de l’avoir à un monde de l’accès.

Ces nouvelles possibilités nous offrent le meilleur comme le pire. Il est donc de notre devoir d’accompagner ce mouvement, de l’encadrer et de l’orienter vers des usages utiles qui répondent à nos problématiques d’emploi, qui améliorent la qualité des soins et y garantissent un meilleur accès. La vague déferlante du numérique nous réserve des surprises, en espérant qu’elles soient les plus belles possibles. Monsieur Gilles Babinet, entrepreneur et autodidacte dans le domaine du numérique, s’apprête à nous en parler plus précisément. Les sociétés qu’il a fondées couvrent des domaines aussi variés que le conseil avec la société Absolute Design, le bâtiment avec la société Escalade Industrie, ou encore la musique mobile (Musiwave), la co-création (Eyeka), et les outils décisionnels (Captain Dash). Il a été le premier président du Conseil national du numérique entre 2011 et 2012. Il a été nommé « digital champion » en 2012, et représente depuis lors la France auprès de la Commission européenne pour les enjeux numériques. Son premier ouvrage, intitulé L'Ère numérique, un nouvel âge de l'humanité, est paru tout récemment en janvier 2014. C’est de ce nouvel âge dont il va s’agir au cours de l’intervention qui suit.

M. Gilles BABINET. Je souhaite au préalable vous remercier et vous féliciter qu’un tel débat ait lieu dans le contexte actuel d’économies des pouvoirs publics. Il est primordial que l’on puisse encore discuter de la santé, un secteur pour lequel beaucoup d’argent est dépensé. Les dépenses consacrées de santé, qui s’élèvent à 270 milliards d’euros par an, sont presque comparables au budget de l’État d’un montant d’environ 350 milliards. Tous les pays de l’OCDE, qui font face au même phénomène de vieillissement de population, se situent à peu près tous dans la même fourchette de dépenses en matière de santé, soit entre 9 et 15 points de PIB. En France, la population passe en moyenne les quatorze dernières années de sa vie malade, augmentant sans cesse les dépenses de la Sécurité sociale. Ces paramètres ne sont pas irrémédiables et peuvent être améliorés de façon considérable. Je me suis intéressé à la santé car c’est précisément l’un des domaines dans lequel le numérique peut proposer des changements structurels.

En effet, notre système de santé actuel est massivement
post-traumatique : on attend généralement que les gens soient malades avant d’intervenir. Ce principe génère un coût hautement supérieur à celui qui consiste à pratiquer une santé préventive. Par ailleurs, nos protocoles de santé reposent principalement sur l’achat de molécules, pour lequel 70 milliards d’euros sont dépensés chaque année. La France affiche à ce titre une posture assez particulière en remboursant 2 700 molécules tandis que la moyenne OCDE se situe aux alentours de 600, et que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande une moyenne d’environ 350 molécules. Les études d’ampleur réalisées aux États-Unis et dans plusieurs pays européens montrent qu’une fois sur trois, les molécules que l’on ingère ont des effets secondaires à court, moyen ou long terme nécessitant d’autres traitements. À titre d’exemple, certaines études interrogent actuellement les effets des antidépresseurs sur l’apparition d’Alzheimer, maladie qui pourrait coûter jusqu’à 2,5 points de PIB si aucun progrès n’est réalisé à l’horizon 2015. Le coût de la dépendance pourrait aller jusqu’à six points de PIB supplémentaires à ce que l’on dépense aujourd’hui.

Ces quelques chiffres, que je vous invite à garder à l’esprit, illustrent l’ampleur du défi que nous devons relever. Tandis que le budget de l’État augmente d’environ 0,6 % par an, les dépenses de santé ont augmenté cette année de 4 % et rien n’indique que ce rythme puisse ralentir dans les prochaines années. En cela, la perspective que peut offrir le numérique pour faire évoluer notre modèle de santé est tout à fait impressionnante. Malheureusement, nous disposons de peu d’exemples de pays ayant opté pour une santé massivement numérique. Les cas du Royaume-Uni, de la Suède et du Grand Shanghai sont toutefois intéressants.

La région de Shanghai, peuplée de 46 millions d’habitants, a récemment rejoint l’OCDE, ce qui nous permet d’obtenir des statistiques relativement fiables. Bien que les études actuellement conduites soient encore à valider, cette région se dirige a priori vers une réduction progressive de ses dépenses de santé parallèlement à une amélioration de la qualité des soins, et ce dans un contexte d’accélération du vieillissement de la population. Ce modèle rejoint celui de la Chine antique, largement préventif, puisqu’il repose sur une « cantonnalisation » des patients. Ceux-ci sont en effet tous rattachés à un médecin ayant le devoir de les maintenir en bonne santé. Ce système fonctionne tout d’abord grâce à l’historicité des données médicales qui améliore la qualité de diagnostic.

Lorsque les patients se rendent chez le médecin en France, l’analyse médicale repose principalement sur les données récoltées in situ de façon instantanée, réduisant ainsi la capacité d’établir un diagnostic complet. On estime que dans 12 % à 15 % des cas, les diagnostics émis sont totalement faux. Des antibiotiques sont prescrits pour des grippes, des chimiothérapies sont programmées pour des nodules non cancéreux. Ce pourcentage de coût supplémentaire et injustifié pourrait être réduit par la mise en place d’une historicité des données de santé. En effet, les protocoles mis en place permettent non seulement de réduire la part de faux diagnostics mais également d’améliorer la qualité des soins en promouvant une santé personnalisée. Par exemple, les molécules sont dosées en fonction de chaque patient et les protocoles de soin sont adaptés de manière à réduire la probabilité d’effets secondaires.

Au-delà de l’historicité des données de santé, ce système repose également sur l’épidémiologie, c’est-à-dire l’étude des facteurs influant sur la santé et les maladies d’un grand nombre d’individus, et sur de nouvelles perspectives comme l’ADN. En effet, le coût de séquençage de l’ADN s’effondre à une vitesse supérieure à celle de Moore. Si cette opération coûtait un milliard de dollars lorsqu’elle a été réalisée pour la première fois le 23 décembre 1999, elle ne coûte plus aujourd’hui que 1 000 dollars. Les machines commerciales pourraient peut-être faire encore baisser ce coût en dessous des 150 dollars en 2015.

Cette notion pourrait devenir intrinsèque à notre système de soin, à condition qu’elle soit corrélée à d’autres données de santé. Les autorités doivent promouvoir une révolution copernicienne consistant à sensibiliser toutes les parties prenantes au potentiel de la donnée, certainement supérieur à beaucoup d’autres champs d’investigation. Des efforts doivent pour cela être réalisés rapidement, car on ne peut plus se permettre de gaspiller des sommes importantes dans la création de nouvelles pathologies – notre système de soin n’étant évidemment pas neutre dans la façon dont il nous soigne. Je vous remercie.

B. NUMÉRIQUE, UNE VISION PROSPECTIVE GLOBALE

M. Gérard BAPT. Gilles Babinet, vous nous avez lancé le défi de maîtriser à la fois les coûts de santé tout poursuivant la révolution industrielle et culturelle entamée par cet avènement du numérique. Madame Isabelle Flory, lors de votre impressionnant parcours professionnel vous avez été tout autant intéressée par les révolutions technologiques que par les usages et les transformations sociétales qui en découlent. Vous êtes impliquée depuis dix ans dans l’accompagnement des agendas numériques français en matière d’éducation, de santé et d’entreprenariat. Jusqu’en 2012, vous avez été directeur Relations institutionnelles et Initiatives stratégiques d’Intel France. Vous avez entrepris un investissement au sein de l’écosystème de l’innovation français des entreprises conduisant à l’implantation de laboratoires de recherche ainsi qu’à la mise en place de collaborations industrielles majeures.

Mme Isabelle FLORY. L’objectif de vous transmettre en quelques minutes notre vision complète des enjeux technologiques majeurs semble peu réaliste. Je serai donc amenée à opérer quelques raccourcis pour me concentrer sur les ruptures technologiques en cours, sur leurs enjeux et les choix possibles qu’elles impliquent. L’exercice que vous menez est loin d’être aisé, mais je reste convaincue de la pertinence de votre méthode. Elle permet d’enrichir le débat en croisant les points de vue tant technologiques qu’économiques, éthiques ou politiques. Mon rôle dans ce débat consistera à vous décrire les technologies et les usages du numériques qui comportent une capacité de rupture, plutôt que ceux que vous maîtrisez déjà.

Les technologies sont neutres par nature, elles ouvrent un champ d’opportunités positives et de risques potentiels. Elles peuvent aussi bouleverser nos modèles organisationnels et économiques. Votre mission de législateur nécessite de comprendre ces implications suffisamment tôt voire même de les anticiper, afin de faire des choix avertis en cohérence avec vos objectifs et vos valeurs pour notre futur à tous.

Certains d’entre vous se demandent peut-être quelle est la légitimité d’Intel, fondeur de silicium, à établir cette cartographie des ruptures technologiques. Il convient en effet de rappeler que les puces électroniques sont le moteur de l’innovation numérique ; elles sont un surcroît d’intelligence à notre disposition. La loi de Moore, à caractère empirique, indique que la concentration des transistors sur les puces double tous les dix-huit mois. La capacité grandissante des ordinateurs et des outils numériques entraîne donc une accélération exponentielle de ce que les technologies rendent possible. Les coûts diminuant, celles-ci deviennent accessibles au plus grand nombre. Maintenir le rythme de la loi de Moore est la responsabilité qu’Intel s’est auto-attribuée. Depuis mon entrée dans l’entreprise il y a dix-sept ans, on ne cesse d’annoncer la fin d’Intel, alors même qu’en interne notre espérance de vie est sans cesse repoussée à dix ans en avant.

La loi de Moore nous oblige à constamment anticiper sur la science dure (physique, mathématiques) mais aussi sur les usages qui découlent des puces, par exemple le logiciel. En effet, nous avons constaté que les utilisateurs de nos technologies sont beaucoup plus imaginatifs que nous-mêmes. Cette imagination est un moteur positif de création de valeur pour eux, pour nous, pour tous. L’intelligence collective, le partage de valeur et l’interopérabilité sont dans notre ADN, depuis notre création en 1968. Lorsque notre direction nous donne comme objectif pour cette décennie de « créer et étendre la technologie numérique pour connecter et enrichir la vie de chaque personne sur terre », cela n’est pas qu’un souhait abstrait. Cette vision engendre des applications pratiques dans notre travail de tous les jours. Elle explique aussi notre engagement premier dans les domaines de l’éducation et de la santé, donc ma présence aujourd’hui.

J’ai déjà eu l’occasion de rencontrer certain d’entre vous environ cinq ans auparavant à l’occasion d’un exercice similaire. À l’époque, les ruptures technologiques structurantes étaient portées par la généralisation des mobiles et l’émergence du cloud. Ces technologies permettaient d’envisager de nouveaux modèles de suivi pour les malades chroniques et les personnes en perte d’autonomie, notamment à travers la télémédecine. Nous vivons dans un pays mature, au cœur de l’Union européenne, dont les priorités portent sur le vieillissement et sur les solutions de financement de nos politiques de santé de très haute qualité. Si nous étions en Afrique, nous aurions utilisé ces mêmes technologies pour répondre à des problématiques différentes autour de l’accès au soin, de la natalité, des épidémies ou encore des prothèses.

Les défis associés à ces ruptures technologiques concernaient déjà la nécessaire interopérabilité et la sécurisation des données de santé. Nous avions anticipé ce besoin d’interopérabilité en soutenant l’alliance Continua, un accord volontaire à présent devenu un standard IEEE permettant d’interconnecter beaucoup de dispositifs de santé. De plus, l’impact potentiel de ces nouveautés technologiques sur nos organisations impliquait une continuité du parcours de soin, ou le circuit du médicament. Nous sommes satisfaits de constater les nombreux progrès effectués dans ces deux domaines sous l’égide de l’Agence des systèmes d’information partagés de santé (ASIP-santé) et de l’Agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP). La création des agences régionales de santé (ARS) a également permis la mise en place de territoires de santé. Bien que certaines mesures telles que le DMP demeurent inabouties et nécessitent des efforts supplémentaires, les enjeux ont été globalement bien compris. La Commission européenne vient par exemple de publier un livre vert sur la santé mobile (mHealth).

Qu’en est-il de la situation actuelle ? Quelles sont les grandes révolutions technologiques qui nécessiteraient de revoir notre modèle ? J’aborderai tout d’abord la prolifération des données numériques. Leur nombre serait passé de 1,2 zettaoctet (1) par an en 2010 à 1,8 zettaoctet en 2011 puis 2,8 zettaoctets en 2012. Selon les prévisions, 40 zettaoctets de données numériques seront produites en 2021. Elles sont issues de sources très variées, structurées et non structurées. Nos machines et nos objets communiquant en produisent à chaque instant. Nous en produisons même à notre insu, à travers nos publications sur internet. Ces données savent tout de nous, et font ainsi l’objet de convoitises puisqu’il est désormais possible de les traiter statistiquement. Elles créent de la valeur, analysent mieux les risques, et pourraient se monétiser. C’est pourquoi les fournisseurs comme Amazon web services (AWS) ou Google font aujourd’hui la course à l’agrégation de grands réservoirs de données. Tous les domaines de la santé sont susceptibles de produire des données utiles : l’imagerie, le diagnostic, les outils thérapeutiques, les données de condition physique et les outils de la pratique médicale. Les technologies qui s’intéressent à ce déluge de données sont regroupées sous le terme « Big data », auquel est généralement associée la notion des trois V : volume, variété, vélocité. Chez Intel, nous souhaitons ajouter un quatrième V, celui de la valeur. En effet, il s’agit non seulement de la plus importante rupture technologique à aborder, mais également d’une opportunité formidable pour le domaine de la santé.

Le big data est un concept relativement large, aux acceptations variées. Il convient donc de le segmenter afin d’isoler des pistes utiles à notre raisonnement. La première tendance permettant d’illustrer ce concept est celle de l’intelligence des objets, ou internet of things. Ces objets peuvent communiquer entre eux automatiquement, en envoyant par exemple des alertes ou en mettant en œuvre des actions en fonction de règles pré-assignées et cela sans intervention humaine. La nouveauté par rapport aux technologies de l’embarqué est la capacité de nos ordinateurs, ou ceux de nos fournisseurs de services, à traiter et analyser les données des capteurs. Nous avons ainsi pu constater l’émergence sur le marché de montres qui mesurent tout de nos comportements, de la quantité des pas que nous effectuons jusqu’à la qualité de notre sommeil. Les initiés qualifient déjà cette pratique de « quantified-self ». Par exemple, lorsqu’une personne âgée n’ouvre pas son réfrigérateur pendant un certain laps de temps, une alarme peut alors s’enclencher pour solliciter une aide. Le gadget withings, conçu en France, inclut parmi ses divers usages la surveillance des nourrissons. Pour nos inventeurs et entrepreneurs, ce domaine constitue l’opportunité de rendre l’accès au numérique plus intuitif et naturel.

De plus, des solutions technologiques sont déjà conçues ou étudiées pour répondre aux exigences d’interopérabilité et de protection des données privées. La combinaison de l’internet des objets et du big data est un enjeu plus radical, parce que la possibilité d’un monde massivement interconnecté, communiquant et auto-entreprenant, est envisageable au cours de notre génération, à l’horizon 2020. Il est toutefois impératif de travailler dès à présent sur la sécurité d’un bout à l’autre de ces systèmes afin que l’individu puisse comprendre et garder le contrôle de ses données et de son environnement. Sans pour autant agiter les vieilles peurs de « big brother », nous avons la responsabilité d’anticiper les dérives possibles. La France s’empare déjà du sujet des robots militaires, ce bien avant qu’ils ne soient opérationnels. Les éventuelles dérives des produits implantables ou visant à interagir avec nos ondes cérébrales doivent aussi être sérieusement étudiées. Je vous invite à prendre connaissance du très sérieux avertissement lancé par Stephan Hawkins à ce sujet.

L’unique moyen de rendre le big data pertinent est de développer la simulation numérique, c’est-à-dire les compétences de calcul intensif, statistiques, analytiques, algorithmiques. Cela sollicite notre capacité à créer des programmes de modélisation, des algorithmes qui assistent nos chercheurs en simulant en parallèle une multitude de manipulations, en identifiant plus vite les corrélations statistiques. Ces algorithmes permettront d’analyser plus rapidement et plus efficacement cette masse de données en produisant une réponse adaptée, le bénéfice se mesurant ensuite en termes de bien-être mais aussi de coût de santé publique. Ils permettront aussi de prévenir et d’agir avant que la pathologie ne soit déclarée. Ce sont ces technologies qui séquencent notre génome, à des coûts de plus en plus abordables et en une durée résolument plus courte (environ vingt minutes). Les opportunités de médecine personnalisée s’en trouvent décuplées, et l’éventualité d’une bibliothèque de nos génomes humains en devient peut-être envisageable.

L’industrie pharmaceutique utilise massivement ces technologies pour la simulation des essais cliniques, principalement pour gagner du temps et diminuer les coûts mais aussi pour mieux identifier et anticiper les facteurs de risques. L’Union européenne s’est également saisie de la question en investissant un milliard d’euros sur dix ans pour l’un des plus grands projets de recherche européens, le human brain project. Le big data constitue réellement un domaine d’excellence français et européen, susceptible d’enrichir la recherche et d’apporter des solutions aux maladies rares. Citons aussi en exemple la réécriture du code de simulation GEANT5, issu de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) et de la physique des particules mais également utilisé en recherche médicale, totalement open source.

Ce dernier exemple me conduit enfin à aborder une autre grande tendance, aussi bien technologique que sociétale, qui impacte déjà profondément nos organisations. Il s’agit de la collaboration ouverte, dont l’open source ou le crowdfunding ne sont que des expressions. Je vous invite par exemple à visiter le premier forum « Maker Faire » qui se tiendra les 21 et 22 juin 2014 au CENTQUATRE à Paris, pour réunir une grande diversité de « makers », ou amateurs de « Do It Yourself » qui fabriquent et partagent eux-mêmes leurs créations. Vous découvrirez par vous-même ce que la jeune génération est capable d’inventer, non seulement en termes de logiciel de service mais aussi au niveau hardware. Pour saisir l’ampleur de cette tendance, vous pouvez également visionner le reportage sur la création d’une prothèse pour un jeune Soudanais amputé des deux bras, sur le site « www.nothingisimpossible.com ». Les plans de la prothèse sont en accès libre à tous, à des coûts de réalisation compatibles avec le pouvoir d’achat local, et peuvent être adaptés et modifiés en ligne.

Ces jeunes font preuve de plus de créativité que la plupart des grandes entreprises. Aucune d’entre elles, y compris Intel, ne peut ignorer ce développement communautaire, car aucun d’entre nous n’a la même capacité d’accélération et d’optimisation qu’une communauté open source. Cela ne relève pas seulement de la technique. Des médecins sont ainsi parfois étonnés de l’étendue des connaissances que certains de leurs patients atteints de maladies rares ont de leur propre pathologie, grâce aux forums. Ce savoir ne se substitue en rien au rôle du médecin, mais la nature de la relation et du dialogue entre soignant et patient s’en trouve tout de même changée. Bien que ces forums ne soient évidemment pas tous fiables, la collaboration ouverte dans le domaine de la santé offre la possibilité aux patients de s’approprier davantage leurs pathologies et de les habiliter à faire des choix plus éclairés et plus conscients. D’un autre côté, le risque majeur concerne l’impact de ce partage de données sur notre cadre réglementaire de propriété intellectuelle. L’entreprise Gartner estime que l’impression 3D fera perdre plus de cent milliards de dollars par an en propriété intellectuelle à l’échelle mondiale.

En conclusion, nous sommes aux prémices d’une évolution fondamentale dans le domaine de la médecine, qui nous conduira à une médecine personnalisée. Les priorités demeurent les mêmes :

- améliorer la qualité des soins ;

- réduire les risques et les erreurs médicales ;

- garantir une conformité plus systématique aux réglementations en vigueur ;

- mettre en place des politiques de santé publique plus efficaces (par exemple pour mieux gérer les incitations et les dérives) ;

- garantir la confidentialité ;

- personnaliser les traitements et adapter les services médicaux en fonction de chaque patient, dans le respect de son individualité.

La France a été une grande nation médicale. Quels sont donc nos atouts et nos freins pour maintenir notre niveau d’excellence et relever ce défi plus vite et mieux que d’autres pays ? Nos atouts sont indéniablement notre créativité, notre culture technique et scientifique, notre crédit impôt recherche (CIR), notre pôle de compétitivité mais aussi notre culture réglementaire. L’Union européenne nous offre en cela l’opportunité de négocier des accords de partage de valeur. Cependant, nos rigidités et nos peurs constituent des freins non négligeables. Prenons garde à ne pas développer une mauvaise interprétation du principe de précaution. En effet, repousser un changement ne l’empêchera pas de se produire pour autant. Cette attitude ne peut que garantir aux plus mal intentionnés un accès libre à la technologie, leur assurer une longueur d’avance au lieu de nous permettre d’anticiper et d’embrasser le progrès pour le meilleur. De plus, le système français souffre également d’un sens de la hiérarchie exacerbé et d’un excès d’importance accordé au diplôme. Par exemple, le directeur général (CEO) d’Intel a récemment embauché un jeune de dix-sept ans rencontré lors d’une maker-faire, et lui a rapidement confié la responsabilité d’une équipe. Ce cas de figure est difficilement imaginable dans une entreprise française.

Par où devons-nous donc commencer ? D’un point de vue technologique nous disposons déjà de sérieuses compétences dans le domaine de l’open source, et nous formons actuellement des datas scientists, experts de l’analyse de données. Nous identifions où résident nos données, et créons nos propres réservoirs de données. Nous comptons donc sur vous pour créer les cadres réglementaires et nous aider à trouver des parades technologiques afin de lutter contre les dérives, en particulier pour préserver la gestion des données privées. Nous devrions probablement commencer à anticiper de nouveaux modes de remboursement pour organiser la médecine personnalisée. Il est pour cela nécessaire de faire évoluer nos modèles organisationnels et repenser notre équilibre des pouvoirs. La France est un pays créatif et regorge de capacités, il serait dommage de continuer à être ralenti par les freins et lourdeurs intrinsèques à notre système hiérarchique.

C. TECHNOLOGIES DIGITALES AVANCÉES ET RECHERCHE MÉDICALE

M. Gérard BAPT, rapporteur. Notre prochain intervenant à cette table ronde, Christian Saguez, est un ingénieur diplômé de l’École centrale de Paris, où il a notamment enseigné. Il est également membre de la commission des technologies de l’information et de la communication de l’Académie des technologies.

M. Christian SAGUEZ. Je vous remercie d’ouvrir ce débat sur les technologies du numérique et de la santé. Ces deux notions recouvrent une très large palette de secteurs et de domaines. Mes collègues ont déjà abordé les aspects génétiques, génomiques, et les traitements qui y sont associés. Les nouvelles techniques d’imagerie, les connaissances croissantes du fonctionnement du cerveau, et les nouveaux matériaux utilisés sont autant de progrès remarquable. Comme Isabelle Flory l’a relevé, ces innovations impliquent de nouveaux outils de simulation ainsi que de nouvelles capacités de traitement de calculs. Fort heureusement, ces aspects de calculs ont été pris en compte dans l’un des 34 plans industriels qui ont été lancés par le gouvernement. Dans le cadre du plan « Supercalculateurs » pour une nouvelle France industrielle, dirigé par Gérard Roucairol, président de l’Académie des technologies et de l’association Teratec, la santé fait partie des axes sectoriels fondamentaux pour l’usage de ces technologies. Ce plan a été présenté la semaine dernière à l’Élysée et a été validé par les pouvoirs publics, ce dont nous pouvons nous réjouir pour l’avenir du numérique au service de la santé.

Je souhaite aujourd’hui me concentrer sur un autre champ, celui de la télémédecine. Avec mes collègues de l’Académie des technologies François Guinot et Francis Levi, nous avions réalisé en 2009 des publications sur la domo-médecine. Nous avons conçu et introduit cette notion de médecine, totalement complémentaire à la médecine d’hôpital, en raison d’un contexte médical et technologique particulier. Sur le plan médical, cette nouvelle conception de la médecine permettrait de résoudre un certain nombre de problèmes posés par le vieillissement de la population. L’évolution démographique de notre société est accompagnée d’une augmentation des maladies chroniques bien souvent multi-pathologiques. Ce caractère doit entraîner une approche plurielle et non uni-sectorielle qui induit des redondances et des coûts importants. Enfin, la population considérée a besoin d’autonomie et souhaite généralement qu’un maximum de soins soit fait à domicile. Sur le plan technologique, les capacités des capteurs, des injecteurs et de miniaturisation sont aujourd’hui tout à fait remarquables. Les techniques de traitement de l’information se sont aussi énormément améliorées pour mettre en place les outils de détection, d’aide à la décision. De plus, nous maîtrisons aujourd’hui des outils de communication. Les problèmes d’accessibilité et de sécurité ne sont certes pas anodins, mais la mise en place de procédures spécifiques permettra d’y remédier.

En analysant l’association de ces deux contextes, médical et technologique, nous sommes parvenus au constat suivant : il est nécessaire d’adopter une approche globale et non plus sectorielle de notre système de santé. Celui-ci devrait par exemple inclure la notion de système d’information. Tous les acteurs du secteur médical, paramédical ainsi que toutes les sociétés et organismes prestataires de services et de suivi à domicile, ainsi que les professionnels des technologies de l’information, doivent être inclus dans ce système. Cette vision bouleverse l’actuel paradigme du système de santé, puisqu’elle est à la fois globale et centrée autour de l’usager des soins, à savoir le patient. La domo-médecine recouvre ainsi l’ensemble des soins dispensés au domicile du patient, comparables en qualité et en quantité à ceux de l’hôpital, et constituant un levier important du progrès médical. À titre d’exemple, la domo-médecine peut participer à l’avènement des chronothérapies, qui consistent à administrer des médicaments à domicile en tenant compte de l’horloge biologique du patient. Par ailleurs, les phénomènes de télésanté et d’« e-santé » évoqués en introduction de cette journée sont des composantes à part entière de la domo-médecine.

Depuis environ 2009, des initiatives importantes ont déjà été inaugurées. L’enjeu crucial est aujourd’hui d’accompagner ces techniques et de les intégrer dans un système de santé cohérent. Je souhaite citer deux exemples illustrant notre maturité à mettre en place un tel projet. Le premier est un projet de pôle de compétitivité intitulé PICADO, lancé par les régions Champagne-Ardenne et Ile-de-France qui jouent un rôle de pionniers dans ce domaine. Elles ont réuni autour d’un même projet à la fois des acteurs technologiques, des sociétés de service dont le leader est Altran, des producteurs de capteurs et l’ensemble du personnel de santé. Nous sommes ainsi parvenus à élaborer de nouveaux capteurs des multi-pathologies et des comportements du patient. Ces données sont centralisées par un collecteur, envoyées sur un serveur et classées en fonction des normes établies par les sociétés partenaires. Les techniques d’intervention ont été mises au point tandis que les dispositifs de déploiement ont été validés par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). De nouveaux protocoles médicaux ont finalement été testés. L’ensemble des acteurs capables de présenter une offre française dans le domaine de la domo-médecine sont donc actuellement réunis au sein de ce consortium.

Le deuxième exemple que je souhaite vous signaler est le projet de l’Union Européenne nommé « inCasa », mis en place par l’Italie, le Royaume-Uni, la Grèce, l’Espagne, l’Allemagne et la Suède. En prenant en charge plus de 200 patients à travers ces pays, ce projet a déjà concrétisé un certain nombre de mesures en faveur de l’autonomie des patients et de la médecine à domicile.

Nous disposons donc de savoir-faire pour répondre aux enjeux actuels en matière de santé, en développant une approche globale et systémique notamment par le biais du système d’information. Plusieurs expériences ont démontré que nous savons utiliser ces technologies et les combiner. L’étape suivante consiste à expérimenter ces techniques à plus grande échelle, en suivant 10 000 patients sur une durée de quatre ans. Cette expérimentation, qui débutera en 2015 avec le soutien des régions Champagne-Ardenne et Ile-de-France, permettra de valider le fonctionnement et la pertinence de la domo-médecine sur une échelle plus pertinente. Quelques principaux bénéfices se dégagent de ces nouvelles pratiques :

- un degré supérieur de connaissance du comportement du patient dans son environnement et de sa réaction par rapport à la thérapie ; il s’agit ici très clairement d’un progrès médical ;

- une augmentation du nombre de données récoltées, que la discipline de l’épidémiologie pourra analyser ;

- une amélioration de la qualité de vie des patients et du lien social entre eux et le personnel médical ;

- une économie du système global et une réduction des dépenses consacrées à la santé, grâce à davantage de cohérence entre toutes les étapes et les dispositifs du système ; ces techniques devraient en effet agir en prévention des maladies de manière à éviter l’hospitalisation ou le développement de la pathologie, ce qui représente une source considérable d’économies ;

- enfin, ce nouveau secteur comporte un fort potentiel économique, de création de valeur ajoutée et de création d’emplois. des sociétés proposent aujourd’hui des capteurs, des injecteurs, des systèmes d’information, des équipements. De plus, les sociétés de services à domicile sont en plein essor. À l’Académie des technologies, nous estimons qu’au moins 200 000 emplois pourraient être créés par le développement de ces domaines d’activité.

La généralisation de ces technologies à un niveau national associée à une réorganisation du système de santé autour du principe de médecine à domicile constitue ainsi les clés d’une future domo-médecine qui répondra directement aux besoins des patients. C’est pourquoi l’Académie des technologies considère la domo-médecine comme une opportunité à saisir absolument et rapidement.

D. SAVOIR DES USAGERS ET NOUVELLES TECHNOLOGIES : UN GISEMENT DE VALEUR INEXPLOITÉE

M. Gérard BAPT, rapporteur. Je vous remercie, Monsieur Saguez, pour votre intervention qui présente des perspectives encourageantes pour le développement de notre économie et de notre emploi. Ces propositions doivent maintenant entrer dans les usages. C’est le sujet que nous allons aborder avec M. Antoine Vial, médecin et enseignant en santé publique au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), à l’École nationale d’administration (ENA), à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et à la faculté de médecine de Saint-Antoine. Il est aussi membre du conseil d’administration de la revue Prescrire. Son ouvrage le plus récent, intitulé Big Pharma, est paru en 2013 aux éditions des Arènes. Il occupe depuis 2008 la fonction d’expert médical auprès du Référent santé au Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies CGEIET (ministère de l’Économie et des finances). Enfin, il a fondé en 2013 un regroupement des « Living labs » (laboratoires d’innovation ouverte) dédiés à la santé et l’autonomie, inspirés de son précédent ouvrage (Des Living Labs pour la santé et l’autonomie, 2011).

M. Antoine VIAL. J’ajoute à votre présentation une information fondamentale pour éclairer mes propos à venir. Je suis certes professionnel de santé mais j’ai surtout été père d’un fils très lourdement handicapé. À la suite d’un accident, mon fils Matthieu a vécu pendant douze ans quadraplégique, mutique, mais avec toute sa conscience. Jusqu’à son décès survenu il y a deux mois, il a vécu la souffrance et la solitude malgré une présence familiale quasi quotidienne. J’insiste aujourd’hui sur cette double casquette personnelle et professionnelle, car c’est véritablement l’histoire de mon fils qui m’a montré la réalité du handicap. J’ai notamment découvert l’abandon ressenti par les handicapés – les moyens de communication avec le monde extérieur demeurent obsolètes –, dont la capacité à contrôler leur environnement est très limitée. Après l’étonnement, puis la colère, j’ai tenté de comprendre et d’agir.

L’objectif de ce propos est de vous démontrer qu’en additionnant le savoir des usagers aux nouvelles technologies, on obtient un gisement de valeur inexploitée. L’intérêt des usagers est souvent pris comme prétexte pour légitimer une démarche, mais dans la vraie vie les besoins sont vitaux, innombrables et universels. Les solutions technologiques sont prêtes à satisfaire ces besoins, et s’avèrent peu coûteuses. De plus, les usagers sont souvent eux-mêmes porteurs de solutions. Grâce à internet, il est de plus en plus facile de faire le lien entre ces besoins et ces solutions.

Dans les domaines de la téléphonie ou de l’automobile, d’extraordinaires progrès techniques ont été réalisés au cours du siècle dernier. Paradoxalement, les fauteuils roulants de 2014 sont presque similaires à ceux de 1914. Moins de 10 % des fauteuils roulants sont électrisés et autonomisés en France, contre 90 % en Belgique. Par ailleurs, certains matériels pourraient être produits pour beaucoup moins cher qu’actuellement. Par exemple, les rails de transfert utilisés à l’hôpital coûtent 1 521 euros à l’unité, prix excessivement cher pour les patients qui souhaiteraient en acheter pour une utilisation à domicile. Le mécanisme est pourtant le même que celui des palans manuels utilisés comme supports de levage dans les étables. Mes amis agriculteurs m’ont ainsi aidé à en confectionner un, qui n’a coûté que 144 euros au total. Une composante numérique aurait tout à fait pu être intégrée à ce rail artisanal, pour en faire un objet intelligent.

Mon fils disposait de toutes ses capacités cognitives, mais était incapable de communiquer. Des contrôleurs d’environnement et aides à la communication sont désormais disponibles sur le marché pour les personnes dans son cas. Leur prix à l’unité s’élève à 3 801 euros, remboursé à hauteur de 1 900 euros, alors même que cet outil n’est pas adaptable. En effet, il ne remplit pas sa fonction initiale, qui est de permettre aux usagers de communiquer et d’interagir avec leur environnement. Mon fils a ainsi participé au développement d’un boîtier de communication avec le laboratoire toulousain IRIT. Actuellement testé par quatre patients à titre expérimental, son industrialisation débutera dans les mois prochains. Il sera mis sur le marché à moins de 150 euros. Les pratiques du marché pour la commercialisation des outils de domotique, de numérique et d’informatique dans le domaine de la santé, s’apparentent parfois à du racket, ce qui est intolérable.

Les désirs et les savoirs des usagers demeurent malheureusement inexploités. Par exemple, les fauteuils roulants que nous utilisons actuellement sont totalement inadaptés. Un simple strapontin installé sur le flanc latéral du fauteuil permettrait par exemple à l’accompagnateur de s’asseoir à côté de son proche. Les personnes âgées ou désorientées, hébergées dans des établissements spécialisés sont souvent interdites de sortie. L’élaboration d’un GPS muni d’un système d’alerte serait pourtant envisageable d’un point de vue technique, et leur permettrait de garder une certaine autonomie. Le troisième exemple que je citerai part d’un constat : les personnes handicapées circulant en fauteuil mécanique sont parfois contraintes à ne pas sortir, quand bien même leurs proches aimeraient les pousser. En effet, les trottoirs de nos villes sont presque tous inclinés pour laisser s’écouler l’eau de pluie, ce qui alourdit fortement le poids à pousser pour l’accompagnant. Cette difficulté pourrait être amoindrie par des solutions techniques. Lorsque l’on expose ces exemples aux ingénieurs, ceux-ci regrettent de ne pas avoir été informés plus tôt de ces besoins. S’il existe des solutions à ces besoins, où résident donc les dysfonctionnements du système ? Mes recherches m’ont permis de dégager trois facteurs de dysfonctionnement :

- une étanchéité absolue entre l’environnement des usagers et celui des ingénieurs ;

- un enfermement des personnes âgées ou handicapées dans la sphère médicale ;

- les formations archaïques dispensées en France. À ce titre, toutes les suggestions que nous énoncerons au cours de la journée ne serviront à rien tant que la formation des ergothérapeutes n’est pas réformée. Ce sont eux qui devront gérer l’utilisation de ces machines et outils numériques, pourtant leur formation en France ne prévoit que quelques heures sur ordinateur ;

- les normes et le principe de précaution qui se retournent parfois contre les usagers. En effet, le coût élevé de certains outils comme les rails de transfert s’explique en partie par les normes imposées à la vente. Le marché utilise parfois ce prétexte pour fixer des prix excessivement élevés, en expliquant qu’il s’agit d’un marché limité. Pourtant, le vieillissement actuel de la société offre un large marché à ces machines, notamment si l’hospitalisation à domicile en vient à se répandre ;

- le racket généralisé : les fournisseurs profitent autant de la vulnérabilité des usagers que du remboursement financé par la manne publique. Certains n’hésitent pas à augmenter le prix d’un dispositif lorsqu’ils savent que les usagers bénéficient d’une bonne complémentaire ;

- une segmentation extrême et non pertinente des populations et de leurs besoins. Aussi bien un rail de transfert qu’un dispositif de communication ou un GPS individuel pourraient être utilisés à la fois par des personnes handicapées et des personnes valides. Rappelons-nous que les télécommandes que nous utilisons aujourd’hui quotidiennement avaient initialement été conçues plus particulièrement pour les personnes âgées qui ne pouvaient plus se déplacer.

La démarche des Living labs déjà utilisée dans d’autres industries nous est ainsi apparue comme une possible solution à ces dysfonctionnements. Pendant trois ans, nous avons travaillé à l’adaptation de cette démarche au domaine de la santé. Les finalités d’un Living lab sont de créer des solutions, des dispositifs, des organisations pour l’amélioration de notre système de santé. Ces solutions doivent être désirables, c’est-à-dire répondre à un véritable besoin, tout en étant rentables et pérennes. L’idée est de réunir tous les acteurs concernés par un dispositif, et de les faire travailler ensemble tout au long du processus d’élaboration. L’utilisateur n’est pas au centre de dispositif mais il est présent à chaque étape de la création d’un outil, et ce dès sa conception. Il ne s’agit pas uniquement de lui faire tester l’outil juste avant sa commercialisation, mais de prendre en compte son avis tout autant que celui du médecin pour concevoir l’outil.

Les avantages de ces Living labs sont multiples. Ils permettent à l’utilisateur de s’approprier les objets plus facilement et plus rapidement puisqu’ils ont participé à leur conception. Pour les offreurs, qu’ils soient industriels, sociétés de service ou chercheurs, les Living labs réduisent le temps d’élaboration, le délai de mise sur le marché et donc le coût de total de conception. Les outils conçus en Living labs pénètrent plus facilement le marché puisqu’ils sont déjà connus et validés par les utilisateurs. Enfin, l’ensemble des organismes financeurs (assurance-maladie, régime obligatoire et complémentaire) bénéficieront d’une réduction drastique des montants remboursables. Une vingtaine de Living labs pour le domaine de la santé ont été mis en place en France, et sont désormais réunis dans un forum doté d’une charte. Celle-ci engage ses membres sur des principes éthiques particulièrement rigoureux, en raison des potentielles dérives de cette démarche. Un des risques majeur serait par exemple que les offreurs profitent d’utilisateurs « alibis » ou d’utilisateurs « cobayes ».

E. DÉBAT

M. Gilles BABINET. À première vue, le lien entre toutes nos interventions n’est pas forcément évident. Mais elles mettent toutes en avant deux avantages du numérique : le pouvoir de la donnée, et la force de la multitude qui permet la co-création. Ces deux forces sont complémentaires, et sont toutes deux mues par la capacité du réseau qui réunit les créateurs et rend possible l’émergence d’une intelligence collective. Nous avons souligné l’objectif de mise en place d’une médecine réellement préventive, et la nécessité impérative de faire intervenir le patient comme acteur de sa cure. L’amélioration de nos protocoles de soin doit désormais passer par la construction d’une pyramide de consensus. En demandant non seulement aux spécialistes mais également aux malades de se prononcer, il est possible d’aboutir à une prescription unique d’une qualité nettement supérieure à nos prescriptions actuelles. Je pense notamment à l’exemple d’un Italien atteint d’un cancer du cerveau qui a posté sur internet l’intégralité des informations dont il disposait sur son cancer. Il a ainsi recueilli 8 000 avis et réalisé une pyramide de consensus grâce à une plate-forme numérique. Huit ans plus tard, ce patient est désormais guéri. Bien que radical et spectaculaire, cet exemple devrait être systématisé. Nous devons pour cela questionner la structure anthropologique de nos sociétés. Cette ambition s’annonce très audacieuse, mais votre instance parlementaire représente le lieu idéal d’échanges et de suggestions pour la faire aboutir.

M. Gérard BAPT, rapporteur. Une récente étude montre que seul un médecin sur trois se dit prêt à exercer une délégation de tâches aux infirmières. Il reste donc d’énormes progrès à réaliser.

M. Christophe CLEMENT-COTTUZ, consultant en cabinet de conseil. Les technologies ne peuvent se mettre en place que par le biais de compétences, et dans le cadre d’une organisation cohérente. L’exploitation de données fait appel aux compétences de nombreux statisticiens et mathématiciens, or nous constatons un réel déficit de formation dans ces disciplines. Nous manquons déjà de moyens pour mettre en œuvre les technologies existantes, ce qui révèle un problème organisationnel. Le développement d’une interopérabilité entre les réseaux nécessitera plus d’investissement et de collaboration de la part des différents secteurs d’activité. Les systèmes d’information dans les hôpitaux ne pourront être correctement gérés qu’avec une équipe significative d’informaticiens. La technologie dépend largement des compétences et des ressources que l’on y consacre.

M. Jérôme PERRIN, directeur de SIE. J’ai apprécié l’importance qu’ont accordée les intervenants à la relation entre patient et médecin. Celle-ci pourrait nous aider à soigner mieux pour moins d’argent. Ma question s’adresse davantage aux élus : peut-on imaginer une évolution de législation pour favoriser le séquençage du génome et sa vulgarisation dans l’ensemble de la population ?

M. Gérard BAPT, rapporteur. Un rapport de l’OPECST sur les enjeux scientifiques, technologiques, sociaux et éthiques de la médecine personnalisé a été récemment présenté par MM. Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte, députés. La question du séquençage du génome y est plus précisément abordée, je vous invite donc à le consulter.

M. Jean-Marc POCARD, infirmier et intervenant à l’École centrale d’électronique de Paris. En tant qu’infirmer, j’accorde une grande importance à l’optimisation des soins. Pourquoi le « data » n’est-il pas utilisé pour suivre et sécuriser l’administration de médicaments ? Selon les estimations, ces technologies simples et peu coûteuses permettraient de sauver environs 10 000 vies et d’économiser 133 000 journées d’hospitalisation par an.

M. Dominique GOUGEROT, groupe Berger LEVRAULT, secrétaire général de la fédération LESSIS. Les enjeux évoqués lors de la table ronde soulèvent tous un problème fondamental. En France, nous ne disposons toujours pas d’un dictionnaire officiel des données médicales. Un tel dictionnaire permettrait pourtant aux industriels et aux systèmes d’information de se référer aux mêmes codes. L’interopérabilité ne pourra pas se développer sans un tel ouvrage de référence officiel.

M. Denis ABRAHAM, Institut Mines Télécom. Le lien entre technologie et compétences, précédemment évoqué dans ce débat, n’est souvent utilisé que dans l’intérêt d’une relation entre client et fournisseur. Le marché dont nous parlons aujourd’hui demeure toutefois peu structuré, sans business model spécifique. De plus, comme l’a démontré M. Vial, nos objectifs ne peuvent être atteints en se référant uniquement à cette relation entre client et fournisseur. Nous manquons à mon avis d’une interface multiculturelle pour mettre en lien la culture du patient, du médecin, de l’industriel, etc. Le Living lab pourrait jouer un rôle essentiel dans cet effort d’interconnexion, et remplacer la référence fournisseurs/clients par celle des compétences. Ainsi, les académiques pourraient notamment représenter un tiers de confiance et apporter leur pierre à l’édifice.

M. Eric THIBAULT, directeur de B-COM. Les industriels pourraient traiter les données médicales, mais les hôpitaux s’apparentent à de vraies forteresses difficiles à pénétrer. Le dernier rapport du COCIR indique que l’informatique dans les hôpitaux ne génère que 2 % d’investissement. L’open data semble donc inenvisageable à ce stade. Ma deuxième observation portera sur le domaine de la télémédecine, sans lequel j’évolue depuis quinze ans. Nous avons probablement été trop rapides dans le lancement de technologies du pousser (push technologies), en oubliant les besoins premiers des patients. J’ai par exemple assisté à des réunions où l’on doutait de la possibilité d’administrer certains soins aux personnes âgées non munies de terminaux de poche (smartphones), ce qui est absurde. Je doute très honnêtement de la possibilité de réaliser des économies grâce à ces technologies. Cependant, ce mouvement du numérique représente une formidable opportunité de démocratisation, et pourra permettre aux patients de s’approprier leur système de santé.

Je vous invite à lire le rapport du COCIR qui fait notamment le constat d’un blocage institutionnel dans ce domaine, ainsi que l’étude d’Oxford sur les expériences de télémédecine réalisées sur les trois dernières années. Celle-ci attire l’attention sur capteurs, qui peuvent engendrer une accumulation excessive de données et coûter plus cher que prévu. Il faut prendre conscience que la médecine numérique n’est pas seulement l’addition de la médecine et du numérique. Le numérique relève du virtuel, tandis que la médecine repose sur le contact humain. La rencontre de ces deux univers peut se solder par un échec total, ou au contraire générer un gisement fabuleux d’innovations. Il faut cependant relever le niveau d’exigence. Notre industrie utilise les meilleures technologies possibles pour le nucléaire, il est anormal que cette excellence ne soit pas exigée de la même manière pour les capteurs que nous utilisons pour nos patients.

M. Gérard CORNET, gérontologue. La question centrale est de savoir qui financera les projets évoqués aujourd’hui. Les modèles qui réussissent en Europe sont fondés sur un mode de financement mixte. Les technologies en elles-mêmes sont moins coûteuses que le service et le suivi à assurer pour leur utilisation. Les modèles économiques ne parviennent malheureusement pas à évaluer ce coût de manière fiable.

M. Christian SAGUEZ. La formation au bon usage des technologies numériques est très importante, notamment pour les métiers médicaux et paramédicaux. Les projets de domo-médecine dont je vous ai parlé incluent tous des mesures significatives pour la formation de l’ensemble du personnel de santé aux bons usages à adopter. L’approche d’une technologie du pousser n’est effectivement pas pertinente, tandis qu’une approche systémique centrée sur les usages semble plus appropriée. Le principe coopératif, qui est à la source même des systèmes d’information, est un concept riche qui doit être réengagé en faveur d’une médecine numérique.

Mme Isabelle FLORY. Les innovations de la société civile sont également une source d’inspiration pour la médecine numérique. Je vous invite à consulter le site internet www.notimpossible.com où sont conçues des prothèses en ligne. Les utilisateurs peuvent s’approprier le processus de fabrication et l’améliorer, à des coûts abordables. Bien que ces nouveaux usages soient pour l’instant exclus de tout cadre normatif, il ne faut pas pour autant s’en désintéresser. Le système de santé devrait au contraire accompagner et s’approprier ces nouveautés, comme le fait la société civile.

M. Gilles BABINET. Il est important d’éduquer les populations sur les enjeux de santé. Le risque est tout de même d’assister au développement d’une médecine parallèle sur les moteurs de recherche, et d’un recours systématique à l’autodiagnostic par les patients. Une étude audacieuse doit être menée sur la libération des données de santé, et les moyens pour favoriser et normaliser l’interconnexion entre les systèmes d’information.

DEUXIÈME TABLE RONDE :
RETOURS D’EXPÉRIENCE

Ont participé à cette table ronde :

Mme Michèle SEREZAT, présidente d’Ysthme (assistance à maîtrise d’ouvrage)

M. Serge BERNARD, directeur général, hôpital Annecy Genevois

Mme Cécile DOLLA, chef de projet, direction des systèmes d’information, Hospices civils de Lyon (HCL)

M. Nicolas BRUN, président d’honneur, Collectif inter-associatif sur la santé (CISS)

La table ronde est animée par Mme Catherine PROCACCIA, sénateur, rapporteur de l’OPECST

Mme Catherine PROCACCIA, sénateur, rapporteur. L’expérience montre qu’en matière de santé, les meilleures initiatives peuvent être détournées de leurs finalités premières. Des garde-fous sont donc absolument nécessaires. En France, les institutions qui remplissent cette fonction sont principalement la Commission nationale de l’informatique et des libertés (la CNIL), la Délégation stratégique des systèmes d’information de santé (DSSIS) du ministère des Affaires sociales, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et enfin le Parlement. Des missions d’études sont régulièrement attribuées aux élus parlementaires, qui doivent ensuite les présenter au sein de différentes commissions, comme le fait l’OPECST aujourd’hui.

Le numérique doit permettre de renforcer la sécurité et la sûreté des patients par une information indépendante certifiée qui à ce jour n’est pas encore assurée. La loi, si elle définit le cadre, doit également permettre de mesurer l’usage qui en fait, au plan opérationnel et pratique. Rien ne sert de sécuriser une architecture informatique si elle ne permet pas une prise en charge optimale des patients. L’objectif n’est pas le numérique mais son usage toujours au service des patients. Dans un contexte économique peu favorable, la coopération fondée sur une expérience pratique contribuera à une amélioration de la qualité et à de probables économies de ressources.

Nos agences et nos structures de santé, toutes très compétentes, doivent veiller à définir des référentiels praticables et adaptés à la réalité. Chaque établissement a la responsabilité d’évaluer ses réalisations de façon indépendante, à l’aune de leur performance et de leur coût. Je pense ici au dossier médical personnel (DMP) ou encore aux systèmes d’information de l’AP-HP et de l’AP-HM. Nous en apprendrons davantage lors de cette deuxième table ronde grâce aux retours d’expérience que vont nous présenter nos intervenants.

A. LE DOSSIER MÉDICAL PERSONNEL (DMP) : CONSTATS…

Mme Michèle SEREZAT. Le retour d’expérience sur le dossier médical personnel (DMP) a été relativement difficile. En effet, ce projet technologique a été décidé par une loi à caractère général et impersonnel qui semble lui avoir été assez défavorable dès le départ. En neuf ans, seuls 459 000 dossiers ont été ouverts dans le cadre du projet DMP, qui était initialement censé être déployé rapidement. Son budget, dont le montant diffère en fonction des méthodes de calcul employées, serait compris entre 187 millions et 500 millions d’euros. Si l’on additionnait toutes les dépenses faites par l’ensemble des parties prenantes, la somme serait sûrement bien plus considérable.

L’ambition initiale était indéniablement noble et louable. L’objectif était alors de favoriser la coordination, la qualité et la continuité, or tous nos projets actuels visent encore à remplir cette exigence. Au-delà de la technologie, l’élément qui donnerait véritablement du sens serait notre capacité collective à concevoir une révolution numérique pour la continuité des soins. Selon un proverbe chinois, l’échec est le fondement de la réussite. En 2004, nous avons lancé un projet qui avait vocation à réunir l’information, et pas seulement des données. Je fais partie de ceux qui considèrent que trop de données tuent l’information. Créer un entrepôt de données incluant toutes les prescriptions, de la naissance au tombeau – et ce sur tous les processus de santé – était une ambition démesurée et utopique. L’une des erreurs majeures que nous avons commises a été de consacrer trop d’attention à l’aspect technologique du projet, en négligeant ainsi deux autres questions fondamentales : « À quoi sert le DMP ? » et « Comment s’organiser pour le mettre en place ? ».

Bien que médecin et juriste de formation, j’ai acquis une longue expérience en matière de système d’information et de la télémédecine. Ma vie quotidienne est composée de technologie. Nous devons donc définir clairement les finalités de notre usage du numérique, le cadre juridique qui le réglemente, et la valeur ajoutée qu’il peut potentiellement apporter. Certains sujets comme le masquage ou l’utilisation du NIR ont dominé et faussé le débat sur le DMP. Nous avons confondu l’objectif d’identifier les personnes avec l’objet, l’identifiant. Par exemple, des discussions ésotériques se sont tenues à propos de la gestion du DMP des enfants ou des majeures incapables, et de l’accès des deux parents au DMP de leurs enfants en cas de divorce ou séparation. Il est absurde de remettre en cause le code civil, le code de la famille, et l’ensemble des cadres de loi sous prétexte que l’on utilise du numérique. Il faut être extrêmement attentif au sens que l’on souhaite donner à la transformation numérique. J’en appelle donc à un choc de simplification sur le plan juridique. Cela passe par la création de droits qui fiabilisent les processus numériques en clarifiant le consentement à adopter dans des situations précises. Parmi les 500 000 textes de lois qui réglementent la médecine, peu ont été révisés en cours de route. Au cours de travaux sur la transfusion sanguine, j’avais par exemple soumis l’idée d’une « compil », document résumant l’ensemble des textes en ne gardant que les plus pertinents et explicites.

J’estime également qu’en santé numérique, nous devons impérativement construire un espace de confiance pour les patients. Les affaires de Saint-Malo ou de Marseille nous ont montré que la libération des données ne peut être enclenchée sans s’assurer d’un respect fondamental de la vie. Une fois ces technologies mises en place, nous en seront la première génération de bénéficiaires. Lors de chaque débat, posons-nous donc systématiquement une question simple : « accepterions-nous tel ou tel dispositif pour nous-même ? ».

Les données accessibles sont toutes potentiellement modifiables, et toute modification peut induire des erreurs de diagnostic et de soin. Cette création d’un espace de données nécessite d’inclure l’ensemble des acteurs de santé dans une stratégie globale, et pas seulement les quatorze métiers définis dans le code de la santé publique. Pour chaque donnée, nous devons préciser dans un cadre juridique clair quel est le niveau de preuve à apporter, quels sont les personnels inclus dans le partage d’information et quel est l’engagement du professionnel. Le débat s’est posé pour les secrétaires médicales, mais comment envisager le fonctionnement correct d’une vie médicale sans le partage de données de santé entre un médecin et sa secrétaire ? L’introduction du numérique ne doit pas bouleverser des organisations qui fonctionnaient correctement. Elle doit nous permettre au contraire de fiabiliser les processus, et de travailler en toute sécurité pour l’amélioration de notre système de santé collectif. Pour cela, nous devons entreprendre un tri juridique et la création d’une loi de confiance sur la santé numérique.

B. LE NUMÉRIQUE COMMUNAUTAIRE À L’HÔPITAL

Mme Catherine PROCACCIA, rapporteur. En charge de la Communauté hospitalière de territoire (CHT) récemment créée en Haute-Savoie, Serge Bernard a géré la fusion entre les hôpitaux d'Annecy et de Saint Julien en Genevois. Cette fusion s’est traduite par la création du Centre hospitalier Annecy Genevois le 1er janvier 2014. Attaché à des méthodes de « team management » (gestion du travail en équipe), il exerce également des fonctions au sein des instances de concertations régionales, Conférence régionale de la santé et de l’autonomie (CRSA) et Commission spécialisées de l’organisation des soins (CSOS). En tant qu’observateur et acteur engagé du monde hospitalier, Serge Bernard s’attache particulièrement à concilier les nouveaux usages (distribution robotisée du médicament, formation en ligne–e-learning, etc.) et l'action des professionnels au sein d’une médecine connectée. Son expérience peut ainsi illustrer les concepts que nous évoquons depuis ce matin par des exemples précis de leurs applications sur le terrain.

M. Serge BERNARD. Le projet de Centre hospitalier Annecy Genevois a été jalonné par trois étapes. La construction de l’hôpital d’Annecy ouvert en 2008 nous a d’abord occupés de 2006 à 2012, la phase de conception d’un projet étant essentielle à sa future maturation. La période 2010-2012 a ensuite été dédiée à une deuxième étape d’ouverture sur l’extérieur. Enfin, l’étape finale entamée en 2013 consiste à compléter le maillage avec les politiques de santé et les politiques régionales en vigueur, autour de nouvelles orientations sur les systèmes d’information.

En plus d’une enveloppe fonctionnelle et conséquente, notre atout a été d’intégrer progressivement les nouvelles innovations technologiques à l’architecture initiale du projet, qui partait pourtant d’une feuille blanche dans ce domaine en 2006. L’hôpital numérique d’Annecy repose donc sur un système connecté aux différents opérateurs de santé, par le biais de plusieurs dispositifs :

- un centre technique et logistique ;

- des processus (process) systématisant la robotisation et l’automatisation de la pharmacie ; cet élément s’est notamment avéré être très judicieux et exemplaire sur le plan de la sécurité et de la sûreté ;

- une architecture et une infrastructure numérique, l’un des premières en France.

Au-delà des aspects financiers, l’enjeu était aussi d’élaborer un travail collaboratif qui serait un moteur pour développer le lien avec les usagers. L’hypothèse de création d’une Communauté hospitalière de territoire (CHT) a émergé au cours de la deuxième étape. Nous avons ainsi refusé les cadres de gouvernance classiques, et préféré réunir tous les acteurs au sein d’un dialogue de gestion et de réflexion ouvert, dans lequel les élus ont d’ailleurs joué un rôle important. Ce choix a permis d’éviter les clivages qui existent encore aujourd’hui entre les établissements imposants et ceux à taille plus modeste.

En définitive, cette CHT s’est fixé deux objectifs simples. Le premier était de tendre à la convergence avec les préoccupations des usagers et des acteurs de santé territoriaux, ainsi qu’avec les politiques de ville. Dans un souci de pertinence, nous sommes passés d’un projet hospitalier à un projet médical de communauté hospitalière territoriale. Le deuxième objectif était d’accélérer la mise en commun des richesses, des apprentissages et des initiatives afin de mutualiser certaines prestations et ainsi gommer les clivages entre établissements. Parallèlement, une réflexion sur le domicile a été menée en fédérant l’ensemble des hospitalisations à domicile (HAD) publics dans le département de Haute-Savoie, toujours dans le respect des spécificités territoriales. Les uns étaient plus urbains et occupés par la sphère publique, tandis que d’autres étaient davantage ruraux et animés par des praticiens libéraux. Cette convergence s’est ainsi faite dans le respect des particularités de ces professionnels qui partageaient pour autant les mêmes préoccupations.

La troisième étape que nous vivions actuellement s’inscrit également dans une logique territoriale, mais cette fois-ci élargie aux grands espaces et à la région Rhône-Alpes. Il s’agit d’intégrer les politiques régionales et de s’ouvrir à des perspectives plus performantes d’articulation, notamment par le biais d’un service d’information régional en santé. Cette vision plus globale et stratégique s’est traduite par la mise en place d’une plate-forme numérique commune aux pompiers, urgentistes, médecins généralistes et usagers. Ces professionnels qui n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble coopèrent ainsi depuis près de trois ans pour améliorer la gestion des risques et mieux répondre aux exigences départementales pour les missions d’urgence et de secours.

Je citerai également un exemple de télémédecine d’envergure plus régionale au sein de l’Arc alpin, dont la phase de test vient d’être validée pour le département Haute-Savoie. Ce projet de télémédecine-AVC (accident vasculaire cérébral) a été initié par une contribution ascendante des cliniciens et des opérateurs. Ces derniers ont identifié un besoin particulier de rapidité d’intervention, critère absolument déterminant pour la réussite de cette activité médicale très difficile. Cette activité commence ainsi à prendre forme grâce au regroupement de tous les acteurs intervenant dans la chaîne d’intervention. Je terminerai enfin par l’exemple d’Handiconsult, une expérimentation de consultations spécialisées pour des patients lourdement handicapés. Nous devons ce projet aux professionnels de santé libéraux qui, d’eux-mêmes, nous ont fait part de leur inquiétude quant à la difficulté des personnes handicapées à bénéficier du système de soins en milieu ordinaire. Cette plate-forme répond aujourd’hui à cette difficulté grâce à un financement expérimental dont nous espérons la pérennité.

Ainsi, le numérique s’avère très bénéfique lorsqu’il bénéficie d’un investissement massif. Cependant, il n’est pas nécessaire d’attendre la construction d’un nouvel hôpital pour envisager des projets collaboratifs d’envergure. J’insiste également sur l’émulation que notre projet a générée entre les différents métiers impliqués, aiguisant ainsi nos compétences respectives. Le terme de « smart hospital » (hôpital intelligent) prend ici tout son sens. Nous avons évidemment rencontré des difficultés, qui n’ont pas pour autant atteint notre envie de poursuivre et d’approfondir le projet. À ce titre, deux contrats locaux de santé (CLS) sont en cours d’élaboration, dans l’objectif d’estomper les disparités existantes sur certains territoires. La population de Haute-Savoie inclut chaque année 10 000 nouveaux habitants, ce qui nous convainc à poursuivre les efforts entamés. La porte du changement s’ouvre souvent de l’intérieur, il revient donc au personnel de santé de démontrer sa capacité d’innovation.

C. DES PARCOURS DE SOIN AUX CHEMINS CLINIQUES

Mme Catherine PROCACCIA, rapporteur. Il est rassurant d’entendre que le développement du numérique ne nécessite pas forcément la construction d’établissements neufs, mais qu’il peut s’intégrer aux espaces de santé existants. Nous avons ainsi l’opportunité de comparer l’expérience d’Annecy avec celle de Lyon, grâce à l’intervention de Mme Dolla, ingénieur de formation, notre prochaine intervenante. Elle est actuellement responsable de l’unité « Projets démarche clientèle » au sein de la direction du système d’information et de l’informatique des Hospices civils de Lyon (HCL).

Mme Cécile DOLLA. Je souhaite vous présenter l’expérience que nous mettons en place depuis trois ans aux Hospices civils de Lyon et en région Rhône-Alpes, pour la mise en place de parcours de soin coordonnés. L’idée a commencé à germer en 2010, sous l’impulsion de plusieurs services de soin qui ont sollicité les compétences de la direction informatique.

Les services d’endocrinologie des HCL suivent ainsi environ 2 500 patients diabétiques porteurs d’une pompe à insuline sous-cutanée. Ce système fonctionne tellement bien que les médecins ne rencontrent plus assez leurs patients pour effectuer les vérifications périodiques nécessaires au bon fonctionnement de la pompe. Ils nous ont donc demandé d’élaborer un dispositif facilitant la surveillance des patients traités à domicile.

Le développement de la chirurgie ambulatoire, ou chirurgie à récupération rapide, amène les services à se réorganiser pour être plus performants. Un oubli d’analyse en phase préopératoire conduit par exemple à annuler une intervention le jour même de sa programmation, mobilisant ainsi un bloc et une équipe de soin pour rien. Au-delà du gaspillage engendré, ces épisodes ont également un impact psychologique sur le patient qui s’était préparé à subir une intervention.

Le suivi des grossesses, qui concernent environ 10 000 patientes par an, se décline en une série de dispositifs bien définis. Pourtant, les femmes enceintes doivent encore prendre leurs rendez-vous et effectuer leurs démarches toutes seules, une seule annulation ayant un effet de cascade sur toutes les consultations programmées ultérieurement. Les sages-femmes nous ont ainsi commandé un système de prise de rendez-vous coordonné, qui leur faciliterait le suivi de ces grossesses.

Ces exemples révèlent tous le manque d’un outil qui permette de sécuriser et faciliter la prise en charge de ces parcours de soin, et ainsi de rassurer l’ensemble des professionnels et des patients concernés. C’est ainsi qu’est né le « Moteur d’organisation et de coordination des actes de santé » (MOCA) que nous avons mis en place à l’HCL et dont l’homologue OSCAR est également développé à l’échelle de région Rhône-Alpes. Cet outil MOCA repose tout d’abord sur un module de conception du parcours de soin, en lien avec des référentiels d’actes. En effet, un parcours est défini comme une liste d’actes organisés dans le temps, précisant quels acteurs interviendront et à quel moment. Grâce à un moteur de coordination, l’outil MOCA permet ensuite de déclencher un parcours de soin personnalisé pour le patient, et de rythmer son suivi. Des alertes sont par exemple envoyées aux différents acteurs si une étape a été oubliée. Un ensemble de tableaux de bords rend ainsi possible le suivi d’un grand nombre de patients soignés à domicile.

Cette année d’expérimentation des outils MOCA à Lyon et OSCAR en Rhône-Alpes au sein de quatre services pilotes a été riche en enseignements. Il est cependant encore trop tôt pour en mesurer très précisément les impacts sur la qualité des parcours de soin et l’efficience de l’établissement. Le projet manque en effet de maturité pour trois raisons différentes.

Tout d’abord, les parcours reposent sur des référentiels d’actes qui n’existent pas tous. Certes des référentiels américains et internationaux sont disponibles, que nos professionnels n’arrivent toutefois pas encore à s’approprier. Par exemple, le chemin clinique de prostatectomie radicale est encore en attente d’un référentiel infirmier, à ce jour pas assez fourni pour en faire une description précise dans l’outil.

Le deuxième constat est que les acteurs de processus ne consultent pas systématiquement le moteur. Il convient donc de disperser le système d’alerte du MOCA sur l’ensemble des outils utilisés par les professionnels. Les alertes de consultations devraient ainsi être directement transférées sur l’outil de gestion des rendez-vous, tandis que la check-list d’une intervention chirurgicale devrait apparaître sur l’outil de gestion du bloc opératoire. Cette nouvelle exigence implique la modification de chaque outil des soignants, dossier médical des patients, etc.

Enfin, le dernier axe d’amélioration nous vient des patients eux-mêmes. Lors d’expériences tests réalisées sur des parcours de soins fictifs, les patients se sont montrés très enthousiastes par rapport au concept du MOCA, mais ont relevé des défauts de forme qui nécessitent des efforts supplémentaires. Par exemple, certains remarquent que l’outil leur dispense désormais de consulter leur médecin en personne, et attendent d’être plus rigoureusement cadré. D’autres estiment qu’un parcours de soin programmé de manière trop rigide va à l’encontre de leur libre-arbitre, et revendique une marge de manœuvre et de décision personnelle dans le déroulement de leur traitement. Enfin, certains patients sont en attente d’explications exhaustives pour réellement s’approprier et comprendre le contenu de leur parcours, tandis que d’autres souhaitent aller droit au but en consultant uniquement les principales indications dictées par leur médecin.

Pour répondre aux deux objectifs de sécurisation et de fiabilité accrue des parcours de soin, nous devons donc adapter davantage les contenus des dossiers aux profils et aux attentes des patients. Ce projet nous inspire également une nouvelle conception de l’hôpital, dans lequel l’équipe soignante doit non seulement se coordonner en interne mais également collaborer avec les acteurs externes pour que le chemin clinique du patient se déroule le mieux possible. Nous espérons que le MOCA sera à l’avenir une plate-forme de lien entre les différents acteurs qu’il contribue ainsi au développement de l’interopérabilité, indispensable à l’amélioration des parcours de soin.

D. LES PATIENTS ACTEURS DE LEUR SANTÉ ET LA PLACE DU NUMÉRIQUE

Mme Catherine PROCACCIA, rapporteur. La dernière intervention de cette table ronde sera enfin assurée par M. Brun, coordonnateur du pôle protection sociale/santé de l'Union nationale des associations familiales (UNAF), ainsi que co-fondateur et président d’honneur du Collectif inter-associatif sur la santé (CISS). M. Brun a également été membre de la Commission présidée par Étienne Caniard sur « La place des usagers dans le système de santé » (1999-2000). Il connaît bien le Sénat puisqu’il a aussi fait partie de la Commission de concertation présidée par Gérard Larcher sur les missions de l'hôpital (2007-2008), et du Comité d'évaluation de la mise en œuvre des dispositions relatives à la modernisation des établissements de santé présidé par Jean-Pierre Fourcade (2010-2011).

M. Nicolas BRUN. Comme l’a évoqué Antoine Vial, ces associations d’usagers sont extrêmement intéressées par les potentialités du numérique dans le domaine de la santé et dans la gestion de leur vie quotidienne. Ils se sont très tôt approprié les applications et outils numériques, en cherchant l’information et en échangeant entre pairs notamment par le biais d’internet. Certains blogs de personnes malades sont même devenus des porte-parole de patients. En revanche, les professionnels de santé se sont montrés plus longtemps restés réticents face à ces technologies, qu’ils soupçonnaient de remettre en cause leurs compétences techniques. En tant qu’association, nous considérons que le numérique doit au contraire participer à la relation entre le patient et l’équipe de soin. Plus les technologies seront interconnectées, plus cette nécessité de contact humain sera impérative. Les patients ne doivent pas être au centre de l’équipe de soin, mais doivent être considérés comme des membres à part entière et comme les premiers acteurs de l’amélioration de leur qualité de vie. Nous attendons ainsi du numérique qu’il participe au maintien des patients dans la société.

Notre activité associative nous permet de collecter un certain nombre d’observations et de remarques que nous formulent régulièrement les usagers. Le discours dominant nous indique que ces technologies doivent permettre de faire des économies et remédier au problème des déserts médicaux. Cependant certains patients interprètent la télémédecine comme une médecine de deuxième zone. Ils craignent que le numérique se substitue totalement au contact humain avec le médecin, et les isole définitivement du système de soin. Peut-être faudrait-il désormais éduquer les populations à la potentielle valeur ajoutée du numérique. Au lieu de se concentrer sur les économies, le débat devrait davantage porter sur le champ de la santé auquel les patients auraient accès grâce au numérique.

Par ailleurs, nous attirons l’attention des parties prenantes sur le risque d’une désincarnation du patient, qui doit à tout prix être informé, rassuré sur la sécurité de ses données personnelles, et habilité à s’exprimer sur son traitement. L’expérience qu’a le patient de sa propre maladie doit ainsi être considérée comme un facteur d’enrichissement de son dossier et de son parcours de soin, au même titre que les compétences du médecin.

Nous avons participé au Living lab organisé par M. Vial. Dans toutes les expériences présentées au cours de cette journée, les utilisateurs semblaient découvrir totalement les technologies qui leur étaient présentées. L’apprentissage des usages est certes nécessaire, mais l’outil doit avant tout être conçu et construit en fonction des besoins des personnes et des utilisations qu’elles pourraient en avoir. Par ailleurs, il nous semble indispensable de développer la confiance aux produits et applications destinées à être mis sur le marché. Les participants au Living lab avaient ainsi exprimé une réticence à ce que leurs moindres allées et venues soient en permanence contrôlées par des capteurs. Une jeune femme atteinte de diabète était notamment favorable à la transmission numérisée de son taux de glycémie, et à son utilisation pour des enquêtes épidémiologiques, mais ne voulait pas pour autant que son médecin traitant puisse être informé de tous ses écarts.

La crainte que ces outils exercent une intrusion dans la vie privée est donc bien palpable chez les potentiels utilisateurs. La mesure de l’apnée du sommeil par pression positive constitue également un réel progrès, mais son utilisation doit aujourd’hui suivre des règles très précises et contraignantes sous peine de ne pas être remboursée. L’aspect positif de la télésurveillance s’en trouve ainsi amoindri par un contrôle excessif des usages. L’élaboration de ces outils devrait donc être considérée de manière plus collective, en incluant par exemple les associations de malade.

Enfin, il me semble essentiel de construire cet environnement de confiance en proposant des outils à l’usage et au coût adapté au public. Des groupes de travail se réunissent actuellement pour envisager comment restaurer la confiance aux médicaments. Il serait dommage que nous devions nous réunir à nouveau dans quelques années pour en faire de même vis-à-vis du numérique.

E. DÉBAT

Mme Catherine PROCACCIA, rapporteur. Les interventions à cette table ronde posent une question importante : les attentes et désirs des patients sont-ils toujours compatibles avec les besoins médicaux ? La possibilité de satisfaire toutes les volontés individuelles et spécifiques de patients quant au contenu de leur DMP me semble difficilement réalisable.

Mme Michèle SÉRÉZAT. Il est du devoir de la médecine d’affronter la diversité, qui fait la force de la biologique. Prendre en compte la volonté des patients est une réelle difficulté, qui se pose bien au-delà du numérique. La décision d’un patient atteint d’un cancer d’accepter ou non la chimiothérapie proposée par son médecin implique des enjeux relativement plus importants que le partage de son dossier médical. À titre d’exemple, nous utilisons tous nos téléphones mobiles de façons très différentes, pour autant tout le monde y trouve son compte. Le milieu de la médecine rencontre souvent des difficultés lorsque la technostructure administrative et financière tente de définir les bons comportements à adopter. En matière de télémédecine, la crainte du caractère inflationniste va jusqu’à ralentir la mise en place de nomenclature de remboursement pour les organismes de prise en charge. Cette question d’ordre financière est pourtant tout à fait indépendante de l’intérêt et la pertinence de la télémédecine pour l’accès aux soins. Nous sommes confrontés à des obstacles de validation médico-économique de l’acte pour obtenir un statut de sécurité sociale, là où nous aurions besoin de débats sur l’acceptabilité, l’utilité et l’organisation de ces dispositifs. Le droit de la santé est trop réglementariste, et ne légifère pas assez. Nous manquons malheureusement de lieux pour débattre de ces questions.

M. Bruno DIOT, président du directoire d’Informatique De Sécurité (IDS). Le débat sur la télé-observance me semble faussé par des raccourcis simplificateurs. Par sa décision en date du 14 février 2014, le Conseil d’État a suspendu en référé l’exécution de l’arrêté du 22 octobre 2013 instituant la télé-observance pour la prise en charge des dispositifs de traitement de l’apnée du sommeil par pression positive continue (PPC). Cet arrêté prévoyait un seuil minimum de trois heures d’utilisation par jour pendant vingt jours pour être éligible au remboursement. En analysant cette ordonnance du Conseil d’État, on identifie deux justifications principales. Cette décision interroge tout d’abord la capacité de l’État à décréter sur ce sujet, et avance l’idée qu’un problème de santé publique se poserait si les gens n’étaient bientôt plus remboursés. Il est par ailleurs difficilement compréhensible que la CNIL n’ait pas été invitée à se prononcer sur la question. Les débats n’ont pas fait une seule fois mention de l’intérêt des usagers à obtenir les informations délivrées par l’appareillage. Si le Conseil d’État réaffirme que l’État n’a pas la compétence d’émettre un décret sur la télé-observance, les parlementaires devront à mon avis se saisir de la question le plus rapidement possible. Enfin, les pouvoirs publics doivent urgemment se prononcer sur la constitutionnalité de la notion de remboursement conditionné.

M. Vincent LEROUX, École centrale de Paris. Ma question s’adresse à M. Bernard. Aux États-Unis, certains dossiers médicaux peuvent être directement transmis par le médecin à ses patients sur un site interne. Comment pourrait-on inclure la rapidité des évolutions technologiques à la fois dans les pratiques médicales et dans les usages des patients ?

M. Serge BERNARD. L’intégration de ces technologies à nos pratiques quotidiennes nécessite que l’ensemble des professionnels manifeste un intérêt particulier pour ce sujet, et pas seulement une poignée de médecins. Cela requiert aussi de réunir ces acteurs simultanément. En ce sens, la maison des usagers et le travail avec les associations ont été pour nous des expériences très riches en enseignements. Si une volonté originale et pionnière de réaliser la transplantation cardiaque ne s’était pas clairement exprimée de chaque côté, nous n’aurions pas réalisé tous ces progrès. En revanche, il faut se méfier des fausses bonnes idées. La complexité est accentuée par le foisonnement des idées et l’enthousiasme collectif face à certains nouveaux outils ou machines aux vertus soi-disant miraculeuses.

M. Guillaume LANCE, Lance médical. Rappelons que les personnes âgées représentent une part conséquence des effectifs des patients en France. Beaucoup n’utilisent pas d’ordinateurs, et accordent une grande importance au contact humain avec leur pharmacien, médecin, infirmière. Le numérique doit leur faciliter la vie, et ne pas devenir une source de complications dans la gestion de leur vie quotidienne. Dans les déserts médicaux, le numérique est parfois vécu comme une charge supplémentaire par les professionnels de santé qui ne manient pas bien l’outil. Il convient donc d’envisager des modalités d’apprentissage des usages du numérique dès le début du cursus de formation des professionnels de santé. Certains hôpitaux sont dotés de très bons systèmes d’information, mais ceux-ci diffèrent en fonction des établissements. Le personnel doit donc sans cesse réapprendre à manier de nouveaux outils. La mise en place d’un système d’information unique et commun à tous les établissements faciliterait grandement cette utilisation du numérique. De plus, les documents médicaux tels que les radiographies et IRM ne pourraient-ils pas être numérisés afin d’éviter les pertes et les redondances d’examen ? Enfin, le milieu pharmaceutique est confronté à un vide juridique total concernant les « pilules numériques » (micro-puces robotisées dans l’estomac), et notamment leur date de validité. Le législateur envisage-t-il de remédier à ce vide juridique ?

Mme Cécile DOLLA. L’accès à un objet numérique ne doit être limité sous prétexte que tout le monde ne sait pas s’en servir. Le premier patient à avoir rempli un dossier en ligne dans le cadre de notre expérience avait 85 ans. Peut-être qu’il s’est fait aider, mais ce service lui a été bénéfique. De même, le paiement des factures en ligne n’est qu’un dispositif supplémentaire qui s’ajoute au paiement par chèque, par téléphone, etc. Il serait absurde de se passer d’un outil qui élargit le champ des services disponibles pour les patients.

Mme Carole AVRIL, Fédération française des diabétiques. Je représente la Fédération française des diabétiques. Nous sommes évidemment favorables à tous les progrès susceptibles d’améliorer la qualité de vie, tout en restant et attentifs aux risques encourus. L’important est de donner le bon outil au bon patient, au bon moment. Gandhi disait très justement « tout ce qui se fait sans moi se fait contre moi ». Cette citation me semble être pertinente dans le contexte que nous évoquons aujourd’hui. Notre fédération reçoit régulièrement des industriels qui viennent demander notre opinion sur le dernier outil qu’ils ont construit, censé révolutionner la vie quotidienne des diabétiques. Cette démarche est louable, mais nous leur faisons remarquer qu’il aurait été plus judicieux de nous consulter dès le début de la conception pour améliorer ensemble cet outil.

Mme Michèle SEREZAT. Le débat de la mise à disposition des données à la personne qu’elles concernent se pose aussi pour Linky : ce compteur communicant identifie précisément et en temps réel la consommation énergétique d’un foyer, d’un bâtiment ou d’une entreprise, et la transmet ensuite par téléphone au gestionnaire des données de comptage. En effet, nous n’avons toujours pas l’assurance que ces données soient d’abord confiées à l’utilisateur et ensuite au fournisseur. Dans le domaine de la santé, nous devons absolument garantir l’accessibilité du patient à ses propres donnés médicales. Ces derniers ne devraient pas avoir le sentiment d’être exclu d’un partage d’informations qui le concernent. Nous devons traiter ces données dans l’intérêt du parcours de soin, et pas dans celui de l’industriel, des moteurs de recherches ou des organismes d’assurance-maladie.

M. Christian HUART, ARS Picardie. Les propos assimilant la télémédecine à de la médecine de seconde zone ou low cost me semblent caricaturaux. Le numérique n’a-t-il pas amélioré la prise en charge des soins et la qualité du diagnostic ces dernières années ?

Par ailleurs, j’insiste sur une nuance fondamentale. Un patient peut en effet bénéficier d’outils numériques sans pour autant les manier lui-même. Par exemple, une personne prise en charge dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) peut ainsi éviter un déplacement pour une consultation post-opératoire grâce à la télémédecine, sans pour autant être elle-même confrontée à l’utilisation du numérique. De plus, les téléconsultations en dermatologie pour des plaies complexes mettent en relations directes le médecin et le patient. J’ai ainsi vu un patient relativement âgé s’emparer d’une tablette numérique pour montrer lui-même au docteur l’étendue de sa plaie et recueillir ses conseils. Ainsi, le numérique au service de la santé n’implique pas forcément que le patient utilise lui-même les outils en question.

TROISIÈME TABLE RONDE :
DROIT DES PATIENTS, QUALITÉ, SÉCURITÉ, CONFIDENTIALITÉ

Ont participé à cette table ronde :

M. Thierry ZYLBERBERG, directeur général, Orange Healthcare

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN, présidente, Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)

M. Alain-Michel CERETTI, fondateur et président d’honneur de l’association LE LIEN

M. Bruno DIOT, président du directoire d’Informatique De Sécurité (IDS)

La table ronde est animée par M. Gérard BAPT, député, rapporteur de l’OPECST

A. SANTÉ PUBLIQUE ET DONNÉES DE SANTÉ : BÉNÉFICES DE LA MUTATION NUMÉRIQUE ET IMPORTANCE D’UNE RÉGULATION FORTE FACE AUX RISQUES

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN. Je vous remercie de me laisser m’exprimer sur une question centrale. Pour résumer la position de la CNIL sur l’entrée du numérique dans le système de santé, je dirais que nous souhaitons accompagner cette innovation dans le respect des droits des personnes. Nous voulons pour cela mobiliser tous les outils à notre disposition, à la fois les outils classiques et ceux sur lesquels nous sommes en train de travailler. Nous pensons qu’aucun des acteurs, ni même le régulateur, ne peut prétendre détenir l’ensemble des réponses. Nous souhaitons travailler en collaboration avec les acteurs concernés, à la fois les usagers, les professionnels de santé et les industriels.

La « e-santé », tout comme l’ensemble des technologies numériques, offre aux individus des capacités d’action inédites de maîtrise de leur santé et de leur bien-être. Le sondage « Les Français et la prévention grâce au numérique », publié le 13 mai 2014 dernier par Acteurs publics indique que 62 % des Français font confiance aux outils numériques pour prévenir leurs risques de santé. La tendance technologique ainsi que l’opinion publique s’expriment toutes deux en faveur d’une responsabilisation accrue des acteurs en faveur de leur santé. En tant que régulateur, nous devons nous abstenir de tout jugement au regard de ces évolutions sociologiques, tout en veillant à les accompagner. Les utilisateurs doivent par exemple être informés de la manière dont fonctionnent les applications mobiles en constant développement, et des flux de données qui y circulent. Le 13 mai 2014, lors d’une journée intitulée « Sweep day », la CNIL a ainsi contrôlé une centaine d’applications en collaboration avec une vingtaine d’autorités de protection des données dans le monde. L’objectif était notamment de mesurer si les utilisateurs de ces interfaces étaient suffisamment informés du service proposé. La responsabilisation des usagers suppose que l’on mette à leur disposition les moyens de s’informer.

Comme l’illustre parfaitement la diversité de cette salle, le phénomène d’« e-santé » entraîne la constitution d’un écosystème assez complexe, dans lesquels les acteurs traditionnels de la santé en côtoient de nouveaux. Qu’ils soient industriels, opérateurs de télécommunication, gestionnaires de plate-forme, développeurs, ces nouveaux acteurs intègrent désormais les débats concernant la sécurité et la confidentialité des données personnelles. Cependant, ils ne sont pas tous suffisamment conscients des responsabilités qui leur incombent au titre de leur appartenance à cet écosystème. Le régulateur doit donc exercer ses compétences de manière rigoureuse, en mobilisant les outils classiques de contrôle et de sanction, mais également des outils plus souples à destination des nouveaux acteurs. Nous avons récemment rendu publiques les mises en demeure d’hébergeurs de santé ou d’établissements hospitaliers pour attirer l’attention de façon vigoureuse sur le nécessaire respect de la confidentialité des données médicales.

Concernant les nouveaux outils, la CNIL a par exemple la possibilité de développer des labels. La création d’un label en matière d’« e-santé » apparaît alors comme une éventualité envisageable. Les événements comme le « Sweep day » peuvent représenter des occasions d’identifier les bonnes pratiques que nous souhaitons voir respecter. Au-delà de la sanction, le label apporte un cadre général au développement de services numériques. Nous essayons également de développer un « Privacy by design », pour que les acteurs intègrent le plus en amont possible la préoccupation informatique et liberté. L’idée est de prévenir l’atteinte à la vie privée et au respect de la confidentialité, et non de la sanctionner uniquement. La CNIL souhaite appliquer ce concept très rapidement, et proposera notamment son aide au ministère de la santé pour l’accompagnement des projets sélectionnés dans le cadre du programme gouvernemental « territoires de soins numériques ».

Dans ces débats, il est évident que personne ne peut prétendre détenir la vérité absolue. Un équilibre doit être recherché pour mettre en œuvre l’ergonomie des services. Un dialogue continu et productif doit s’établir entre le régulateur et les partenaires. Le 28 mai 2014, nous rendrons public un cahier Internet et Prospective qui concerne les nouvelles applications de bien-être, le corps connecté ou « quantified-self ». J’invite d’ores et déjà ceux d’entre vous intéressés par cette initiative à venir prendre part à la matinée de rencontres que nous organiserons pour réunir toutes les parties prenantes à l’occasion du lancement du projet. Nous avons également organisé une consultation publique autour de la messagerie de santé, qui permettra l’élaboration d’un standard correspondant aux réalités du terrain. Le concept d’« e-santé » représente une opportunité formidable, à condition qu’elle soit accompagnée d’un cadre de confiance, dont la protection des données est un élément déterminant. L’objectif poursuivi par la CNIL, à travers les différents outils et méthodes qu’elle déploie, est ainsi de participer activement à la construction collective de ce cadre de confiance.

B. EXPÉRIENCES TECHNOLOGIQUES ET CAPITALISATION SUR LA COOPÉRATION, GAGE DE SUCCÈS

M. Gérard BAPT, rapporteur. La presse relate régulièrement des épisodes d’intrusions et d’incidents en matière de protection des données. La construction d’un cadre de confiance évoquée par Mme Falque-Pierrotin représente à ce titre un gros chantier. L’intervention de M. Thierry Zylberberg vice-président d’Orange Healthcare, nous fournira déjà des pistes de réflexion intéressantes en ce sens.

M. Thierry ZYLBERBERG. La santé numérique est à l’intersection entre deux mondes, l’écosystème médical d’une part et l’écosystème de la technologie de l’information d’autre part. Chacun est régi par des réglementations bien spécifiques, dont la compatibilité n’est pas évidente. Une question légitime se pose alors : un plus un font ils deux ou trois ? L’addition des contraintes réglementaires de ces deux écosystèmes peut en effet engendrer de nouvelles contraintes, au lieu de favoriser les bénéfices attendus. Le décret d’hébergement des données de santé représente pour nous un vrai socle à partir duquel il est possible de créer de la confiance. En revanche, un certain nombre d’opérateurs échappent à ce décret et continuent encore à héberger des données de santé. Dans ce cas, la possibilité de sanction ou d’avertissement devient légitimement envisageable.

La seconde difficulté que j’identifie est l’absence d’un modèle économique régissant le fonctionnement de cet écosystème. Les modèles économiques de notre système de santé et des technologies de l’information sont clairement définis, mais l’interférence entre ces deux domaines donne lieu à fonctionnement économique encore imprécis. Le remboursement des actes de télémédecine constitue par exemple un sujet encore inexploré, tout comme le remboursement des dispositifs médicaux communicants. La mise en perspective de ces deux faisceaux de modèles économiques en crée un troisième qui n’est pas forcément très clair.

Le manque de clarté quant à la répartition des rôles et des responsabilités pose également problème. Il existe encore des zones grises dans le domaine de la télémédecine. Enfin, l’enjeu de l’interopérabilité replace le problème des normes au centre du débat. Malgré la multitude de normes dans la santé et dans le numérique, nous manquons encore de normes en santé numérique qui permettent l’émergence d’un véritable marché autour ce nouvel écosystème.

La donnée est certes au cœur de système de santé, mais la chaîne de soins qui entoure le patient n’est pas numérique, elle est avant tout humaine. En ce qui concerne Orange, notre métier consiste à collecter, transporter, stocker, mettre à disposition et analyser la donnée. Nous sommes donc particulièrement enclins à devenir le partenaire de tous les acteurs de la santé numérique. Nos activités se déclinent en trois domaines différents : les services aux professionnels de santé et plus particulièrement l’hébergement de données (« cloud computing » appliqué à la santé), la santé à distance et les services de prévention.

Concernant la mise en œuvre du « cloud computing », nous avons concrétisé en Ile-de-France un projet intitulé « Région sans film », pour lequel 38 établissements de santé sont désormais interconnectés. Ce projet rend ainsi possible le partage d’informations entre les établissements, à condition que la donnée soit préalablement autorisée à sortir d’un établissement. Plus de 4,5 millions d’examens sont aujourd’hui stockés grâce à ce dispositif. Nous souhaiterions ensuite nous appuyer sur cette réussite pour continuer à développer des initiatives similaires. Le deuxième exemple à citer dans ce domaine est celle du CHU de Montpellier, dont l’ensemble des données et programmes ont été externalisés sur nos serveurs hébergés à Toulouse. Ces dispositifs s’appuient tous sur des solutions agréées d’hébergement de données de santé.

Nous travaillons également à l’élaboration d’objets médicaux connectés, et au développement d’une solution de télé-cardiologie avec le groupe Sorin. Aujourd’hui déployée dans dix pays, elle repose sur une collecte de données via un boîtier et sur la mise à disposition de ces dernières pour les médecins qui en ont besoin. Nos technologies se sont également intéressées au traitement de l’apnée du sommeil ou encore du diabète. Une autre expérience de télésurveillance a été mise en place avec le CHU de Clermont-Ferrand pour le suivi des personnes atteintes d’insuffisance cardiaque. Enfin, le Ministère de la santé camerounais et Orange Healthcare ont lancé la semaine dernière le premier projet « Healthline », permanence téléphonique assurée par des experts médicaux à destination des patients. Cette solution s’avère particulièrement pertinente dans les pays dont le système de soins primaires est quasiment inexistant ou défaillant.

Sur le plan des financements, le projet « Région sans film » a été conçu comme un partenariat public/privé. Le consortium a d’abord investi, puis nous facturons les hôpitaux à l’image, à l’unité d’examen stocké. Nous prenons ainsi le risque de devoir payer la différence si la quantité d’informations stockées est finalement insuffisante. Les industriels n’ont aucune réticence à investir dans ce domaine, à condition que les rôles soient au préalable clairement définis. Le modèle de contrat-cadre pour lequel nous avons opté dans le cas de « Région sans film » nécessitait pour chaque établissement la signature d’un contrat subséquent, ce qui ralentit considérablement le risque de diffusion.

Dans le cas d’un modèle de l’appel à projet, les potentiels investisseurs privés tentent systématiquement de mesurer le potentiel de généralisation et de pérennisation du projet à l’étude. Si ce potentiel est inexistant, l’industriel se montrera souvent peu enthousiaste à investir une somme conséquente pour un retour sur investissement finalement aléatoire.

Enfin, je souhaite évoquer le phénomène des objets connectés, qui échappe presque entièrement aux réglementations. Leur coût unitaire généralement compris entre 100 et 200 euros, ce qui représente une somme non négligeable pour un usage principalement préventif. Il faut en effet souligner que les données émanant de ces objets ne sont pas des données de santé, puisqu’elles ne sont ni liées à une prescription, ni à un protocole ou au diagnostic d’une maladie. Dès lors, la question du modèle économique à appliquer pour la commercialisation de ces objets connectés à l’ensemble de l’écosystème de santé numérique se pose.

C. LE NUMÉRIQUE AU SERVICE DE LA SÉCURITÉ DU PATIENT

M. Alain CERETTI. Je n’interviens pas en tant qu’expert des données médicales informatisées mais en tant qu’observateur et acteur de ces évolutions. Mon premier constat est tout d’abord celui d’un gouffre entre la réalité des politiques, des industriels et le quotidien des patients. Ces deniers reçoivent encore la plupart de leurs documents en format papier, non numérisés, qu’ils doivent transporter à chaque nouvelle consultation. La majorité des patients en France ne ressentent pas vraiment les effets de cette dématérialisation des données médicales qui fait actuellement débat. Ils sont trop peu inquiets de la confidentialité de leurs données, qui leur semblent dénuées d’intérêt particulier pour les personnes extérieures à leur parcours de soin. La société civile et les patients ne semblent pas particulièrement conscients de la possible valeur ajoutée d’une santé numérique, ni de ses risques. Leurs médecins leur prescrivent encore des ordonnances papiers, souvent encore manuscrites. En revanche, le premier réflexe des malades est aujourd’hui d’effectuer une recherche de leurs symptômes sur internet. Les moteurs de recherche ont l’avantage d’être gratuits et de fournir des informations nombreuses et précises. Lors de ma présidence du groupe d’un des groupes des « Assises du Médicament », j’ai eu l’occasion de rencontrer quelques patrons de sites tels que Doctissimo, qui génère actuellement quinze millions de clics par mois.

Les patients sont donc clairement en attente d’information sur leur santé. Cependant, l’hypothèse d’un label me semble difficilement transposable aux sites internet. La qualité des informations qui y sont publiées chaque jour ne fait l’objet d’absolument aucun contrôle en France. Les chiffres indiquent qu’environ 80 % des entrées sur ces sites sont précédées d’une recherche sur un moteur comme Google. Cela signifie donc que les utilisateurs ne se connectent pas à ces sites pour leur pertinence, mais parce qu’ils y ont été redirigés. Seule leur importe la pertinence de leur question.

Par ailleurs, l’importance actuelle des forums est particulièrement révélatrice d’une méfiance des populations vis-à-vis de l’information officielle. Même quand elles sont faciles d’accès et lisible, les informations officielles dans le domaine de la santé sont généralement considérées comme suspectes. Les forums permettent de dialoguer, lire des réponses alternatives à des questions que se posent régulièrement les patients, notamment à propos des médicaments. La vision qu’ont les patients de la santé numérique renvoie davantage à leur facilité d’accès à l’information qu’aux questions de protections des données. Le dossier médical ne doit pas pour autant devenir un casier médical informatisé. Un quadragénaire ayant fait une tentative de suicide à vingt ans ne souhaite probablement pas que cet épisode soit systématiquement évoqué dans son dossier, et consultable par tous ses soignants. Pourtant, le droit à l’oubli existe aussi dans le domaine de la santé.

Sur le plan de la sécurité, les récentes intrusions dans les systèmes informatiques d’Orange font écho à nos débats sur la protection des données. Les vols en question ne concernaient que les états civils et contact des clients, mais qu’en sera-t-il de nos données médicales si leur dématérialisation et numérisation en viennent à se généraliser ? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je souhaite poser une question à M. Zylberberg. Les clients dont les données personnelles ont été subtilisées en ont-ils été informés un à un par l’entreprise ?

M. Thierry ZYLBERBERG. Je vous confirme effectivement que chacun des clients lésés par ce vol de données en a été informé par un avis nominatif. J’ajoute également que les données de santé ne sont pas hébergées aux mêmes endroits que les données du secteur Télécom.

M. Alain CERETTI. Malgré leur amélioration constante, les mesures de sécurité qu’emploient les hébergeurs de données finissent toujours par devenir vulnérables. Si les données de santé sont demain victimes d’épisodes similaires d’intrusion, de piratage ou d’altération, le législateur devra garantir une information spécifique aux patients concernés. Ceux-ci doivent être rassurés sur la transparence totale dont feront preuve les autorités et les professionnels en cas d’incident. L’« e-santé » est un progrès formidable pour la qualité des soins. Cependant la perte ou la confusion des données sont de dangereux facteurs d’erreurs médicales. Les objets connectés peuvent améliorer la qualité de vie des malades chroniques de façon spectaculaire, en leur permettant de conserver un certain degré d’autonomie au quotidien. Nous disposons d’une technologie très performante, d’une CNIL en charge de réguler cet écosystème, mais nous affichons du retard en termes d’interopérabilité et d’éducation aux usages et à la valeur ajoutée du numérique auprès du grand public. Il paraît invraisemblable que la dématérialisation des données médicales et leur transfert vers des systèmes d’information ne se soient pas généralisés d’ici une dizaine d’années. Il est de notre responsabilité de mettre en place les règles pour que cette évolution soit positive. La sécurisation des données financières atteint un haut niveau de performance, aussi est-il impératif que les mêmes objectifs d’excellence soient poursuivis dans le domaine de la santé.

D. DONNÉES HÉBERGÉES : UN TRÉSOR À PROTÉGER ET À VALORISER

M. Bruno DIOT. La protection des données de santé est un sujet que je maîtrise relativement bien grâce à ma fonction de président du directoire d’Informatique De Sécurité (IDS). Je m’exprimerai d’ailleurs au nom de cette institution tout au long de mon intervention. Nous sommes originaires de la Saône-et-Loire, et avons été le premier organisme à déposer un dossier d’hébergeur des données de santé.

En analysant l’activité d’hébergement des données médicales, nous constatons indéniablement une série de dysfonctionnements. L’Association française des hébergeurs agréés de données de santé à caractère personnel (AFHADS) publiera prochainement un Livre blanc des hébergements de données de santé, que je vous invite à lire pour percevoir la vision associative de ces enjeux. L’ensemble des organismes membres de l’AFHADS partage un même attachement à la protection des données. Cependant, au-delà du stockage de données pour lequel nous sommes reconnus, nous exerçons aussi des activités d’exploitation et de valorisation de ces données. Ce champ de nos compétences inspire souvent une grande méfiance en raison de l’intérêt marchand qu’il incarne. Pourtant, l’exploitation des données est un complément indispensable à leur stockage, car elle en assure l’accompagnement. Par exemple, il est difficilement concevable qu’un hébergeur de données de santé puisse exercer son activité correctement sans être muni de son serveur propre. L’intitulé même de notre profession pose problème : notre métier consiste principalement à accompagner les données que nous stockons, c’est-à-dire identifier les besoins, trouver des solutions techniques, mais également contractuelles.

Hormis le manque de gouvernance et de consultation auquel nous sommes confrontés, un problème de fond se dégage aussi concernant la mise en place et le suivi de notre activité. On répète souvent que l’information est le pétrole du XXIe siècle. Le rapport entre les bénéfices et les risques doit tout de même être mesuré pour éviter les dérives. Nos données concernent des pathologies et des traitements thérapeutiques, il faut reconnaître qu’elles seront toujours vulnérables quand bien même les technologies sont performantes et fiables. Plus nous aurons identifié les risques en amont, mieux notre activité se portera. Encore faut-il que les décisions prises soient réellement appliquées sur le terrain.

Sur le plan des réalisations, nous rencontrons des difficultés lorsqu’après avoir remporté un appel d’offres, nous héritons d’anciens portails et applications anciennes totalement dépassées. Dans ce contexte de vide juridique, nous portons ensuite la responsabilité de la démarche à adopter. Une clarification du cadre légal s’avérerait bénéfique, surtout pour des projets d’applications dans des organismes publics tels que les ARH, ARS ou les établissements numériques régionaux de santé dans lesquels il nous arrive très souvent de devoir entreprendre une mise à jour globale.

Je citerai un autre exemple de l’isolement que nous pouvons parfois ressentir dans l’exercice de notre activité. Serge Bernard évoquait tout à l’heure les initiatives du Conseil général de Haute-Savoie dans le domaine de la téléassistance plutôt orienté vers l’hospitalisation à domicile. Si l’on applique strictement la loi, il est strictement interdit aux opérateurs de communiquer certaines informations sensibles du dossier des patients. Alors même que certaines de ces informations seraient utiles et même vitales en cas d’urgence, nous sommes dans l’obligation légale de ne pas les divulguer aux ambulanciers et au personnel de santé. Dans l’attente d’une jurisprudence claire à ce sujet, nous nous retrouvons régulièrement dans des situations absurdes où nous devons faire un choix entre la santé des patients et le respect des réglementations. La responsabilité liée à cette prise de décision ne devrait pas reposer sur le seul opérateur.

Je relèverai enfin une dernière anomalie concernant les sites de ventes pharmaceutiques, qui sont presque à 100 % non conformes puisque leur hébergement de santé n’est pas sécurisé. On constate ainsi une inadéquation entre certaines règles et la réalité du terrain. Les opérateurs ont, pour leur part, dû faire face pendant plusieurs mois à un vide juridique absolu concernant le renouvellement des hébergements. Des contentieux sont maintenant engagés contre les ARS parce que certains actes, notamment pharmaceutiques, ont été engagés sans les autorisations nécessaires. Malgré la multiplication des litiges, aucune réunion n’est organisée pour que les acteurs concernés s’entendent. Dans ces conditions, il me paraît compliqué d’inspirer la confiance du patient. En nous concertant davantage, nous éviterions par exemple aux urgentistes d’envoyer le SAMU chez une personne âgée hospitalisée à domicile en ignorant qu’elle est équipée d’une porte blindée. Ces exemples semblent anecdotiques, mais illustrent des situations auxquelles nous sommes régulièrement confrontés.

J’ai personnellement vécu un piratage de mon dossier de santé. À la suite d’un accident grave, j’ai été surpris d’apprendre au cours d’une phase précontentieuse que la partie adverse avait eu connaissance de certaines données de mon dossier médical. Ce simple exemple montre que les données de santé ne circulent pas seulement dans le milieu hospitalier, elles sont potentiellement présentes partout. Un cadre de confiance plus fiable doit donc être construit autour de leur gestion. Le métier d’hébergeur de données de santé a par exemple été défini alors même que nous ne disposons d’aucune définition officielle de la donnée de santé. Enfin, l’échelle nationale me semble peu pertinente pour l’élaboration d’un label « e-santé ». De tels enjeux nécessitent d’être traités à l’échelle européenne, ce qui augmente évidemment la difficulté du combat à mener.

E. DÉBAT

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN. L’idée d’un « e-label » ne concerne pas le domaine de l’information médicale, pour laquelle des projets sont depuis longtemps en cours d’élaboration. Les compétences de la CNIL concernent davantage la vérification du respect des données de santé manipulées par les applications et outils actuels. Il s’agit plus d’informer les utilisateurs que de certifier la qualification d’intervention des acteurs de la santé numérique.

Par ailleurs, Bruno Diot a parfaitement raison à propos d’une nécessaire européanisation des labels et standards en santé numérique. De plus, la CNIL ressent également cette distance entre le rêvé et le réel évoquée dans son intervention. Nous sommes souvent critiqués pour notre non-intervention sur des sujets qui, en réalité, ne dépendent pas de notre compétence. La complexification des acteurs et des enjeux appellent à une simplification sécurisée de la circulation des informations de santé.

M. Isaac AZANCOT, cardiologue, hôpital Lariboisière. Si la sécurité informatique et les processus sont clairement balisés, la sécurité de l’information l’est beaucoup moins. Dans ce contexte de flou juridique, nous sommes parfois amenés à faire des choix difficiles. Je considère la transparence et la traçabilité comme deux guides qui permettent de s’extraire de ces flous juridiques. Le patient ne se confie pas à un médecin, mais à une équipe de soin dans son ensemble. À l’hôpital Lariboisière, nous avons fait le choix d’une totale transparence en créant des profils d’utilisateurs pour chaque membre de l’équipe de soins d’un patient. Si un membre du personnel hospitalier souhaite accéder aux informations de son dossier alors qu’il ne fait pas partie de l’équipe soignante, il doit en formuler expressément la demande et la justifier. Contrairement aux craintes que nous avions, cette procédure de traçabilité renforcée a finalement réduit la fréquence des recours grâce à une confiance accrue.

M. Philippe COURNELOUP, directeur France Imprivata. L’enjeu de la sécurité de systèmes d’information dans le domaine de la santé dépasse le seul sujet du dossier médical. En 2009, la quasi-totalité des hôpitaux de France a été infectée par le virus informatique Conficker, qui sévit toujours actuellement. De nombreux dysfonctionnements du numérique dans le secteur de la santé se produisent quotidiennement. Paradoxalement, les acteurs ne déploient aucune communication pour relater ces problèmes. Aux États-Unis, deux amendes de plusieurs millions de dollars ont récemment été attribuées pour non-respect de la confidentialité de données médicales. Cette mesure radicale a le mérite d’être dissuasive. Enfin, concernant la disponibilité et l’intégrité de la donnée, on remarque que les protocoles de sécurité et la nécessaire analyse des risques ne sont presque jamais déployés par les fournisseurs d’objets connectés.

M. Dominique GOUGEREAUD, secrétaire général de la fédération LESSIS. L’identification des patients est un enjeu éminemment important pour les systèmes d’information. La CNIL a-t-elle l’intention d’assouplir voire d’abandonner l’utilisation du numéro d'inscription au répertoire (NIR), communément appelé « numéro de sécurité sociale », comme on l’entend parfois dans les actualités ? Quand est-ce que le régulateur entend mettre en œuvre cette réforme ?

De plus, l’idée d’un label élaboré par la CNIL m’inquiète un peu puisque la LESSIS est elle-même en train de concevoir son propre label. Les éditeurs préféreraient coordonner les initiatives pour la mise en place d’un guichet unique qui assurerait la cohérence globale du système.

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN. Nous sommes favorables à une évolution de l’utilisation du NIR dans les pratiques de santé. Ce numéro est toutefois propre au dispositif de santé, sa réforme devrait donc nécessairement être impulsée par les acteurs et autorités concernés. J’ai déjà écrit à la ministre des Affaires sociales et de la Santé, Mme Marisol Touraine, pour lui signifier que le régulateur ne serait pas hostile à une telle évolution.

Par ailleurs, je rappelle que la notification des failles de sécurité est obligatoire en France depuis 2011 pour tous les opérateurs de télécommunications. Les opérateurs sont obligés de notifier à la fois la CNIL et la personne concernée si la faille est susceptible de porter préjudice. Cette règle sera étendue au secteur de la santé en 2015-2016 à travers le projet de règlement européen.

M. Antoine VIAL. À propos de l’information médicale, je voudrais rappeler que le site Doctissimo n’est toujours soumis à aucun règlement et que son modèle économique soi-disant gratuit repose sur la vente de ses espaces et des données des personnes qui consultent le site, en toute impunité et sans même que cela se sache. Au sujet des labels, nous avons nous-mêmes été en échec pour le projet d’accréditation des sites de santé que le législateur nous avait demandé de mettre en place. Cette idée s’est révélée être impossible à concrétiser. Malheureusement, nous nous sommes exécutés en utilisant le label HOL, avant de nous rendre compte que cela n’avait aucun sens. Je rappelle que HOL est une association suisse qui s’est en quelque sorte érigée en OMS du net.

M. Gérard BAPT, rapporteur. Malgré tous les garde-fous que nous pouvons mettre en œuvre, le risque demeure en termes de sécurité. Dans le cas de Saint-Malo que nous avons précédemment évoqué, une entreprise faisait le travail du département d'information médicale (DIM) à la place de l’hôpital afin de rentabiliser cette activité. Des dizaines d’autres hôpitaux feraient ainsi appel à ces sociétés de service, qui n’ont pourtant pas les accréditations nécessaires pour manipuler des données médicales.

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN. Rappelons également que tous les actions et contrôles de la CNIL ne sont pas rendus publics. Bien que nous prenions toutes nos responsabilités en tant que régulateur des données personnelles, notre seule action ne suffira pas à épuiser le sujet. L’externalisation de certaines fonctions par les hôpitaux est un sujet compliqué, que les pouvoirs publics doivent s’approprier.

Mme Michèle SEREZAT. Nous devons être convaincus que la transparence est essentielle à l’amélioration de la gestion des données. À ce titre, la responsabilité des DIM est primordiale pour garantir la qualité des processus et la sécurité des informations.

M. Philippe COURNELOUP, Directeur France Imprivata. Des recherches de pré-industrialisation ont été conduites pour la pharmacovigilance. L’étude PRISME a par exemple recherché et identifié les échanges d’informations et les interactions des parties prenantes pharmaceutiques sur les réseaux sociaux. Cette question est assez pointue en termes de technicité informatique et juridique.

Mme Carole AVRIL, Fédération française des diabétiques. Je souhaite poser une question d’ordre sémantique. À partir de quel moment considère-t-on une donnée comme une donnée de santé ?

M. Bruno DIOT. L’article 4 du futur règlement européen a le mérite d’apporter une clarification quant à la nature d’une donnée de santé. Cependant, pour l’instant, les interprétations diffèrent sensiblement d’un acteur à un autre. Certains considèrent l’âge comme une donnée de santé, d’autres ont une vision plus restrictive. En matière de santé numérique, l’Union européenne semble être un échelon de réformes et d’actions particulièrement approprié.

Nous parlions de l’avantage des objets connectés. À quel moment bascule-t-on dans la vente d’information ? À la lecture des conditions de vente, force est de constater que les clients perdent au bout d’un moment la propriété des données qui les concernent. Le leader mondial des objets connectés admet que toutes leurs applications sont surveillées, et ce de façon très pragmatique sans remettre en cause ce modèle économique.

QUATRIÈME TABLE RONDE :
PERSPECTIVES

Ont participé à cette table ronde :

Mme Olga RIVERA HERNAEZ, ancien vice-ministre de la santé du Pays Basque espagnol, professeur de compétitivité et innovation, université Deusto de San Sebastian

Mme Elisabeth HUBERT, ancienne ministre de la Santé, présidente de la Fédération nationale des établissements de l’hospitalisation à domicile (FNEHAD)

M. Isaac AZANCOT, professeur de médecine, cardiologue, président de la commission du système d’information du groupe hospitalier Saint-Louis Lariboisière Fernand-Widal

M. Philippe BURNEL, directeur, Délégation stratégique des systèmes d’information de santé (DSSIS), ministère des Affaires sociales

La table ronde est animée par Mme Catherine PROCACCIA, Sénateur, rapporteur de l’OPECST

Mme Catherine PROCACCIA. Avant d’entrer dans le cœur du débat, je souhaite vous livrer une impression que m’ont inspirée vos échanges. Je suis en effet assez effarée par le fait que la proposition de loi relative à la consommation qui nous a été présentée au Sénat impose des contraintes et sanctions à n'importe quel voyagiste ou vendeur en ligne, alors même que le domaine de la santé numérique demeure si peu encadré légalement.

Nous allons terminer cette journée d’échanges par une dernière table ronde sur les perspectives dans les années et décennies à venir, pour l’évolution du numérique au service de la santé.

A. LE PROJET DU PAYS BASQUE ESPAGNOL

Mme Olga RIVERA HERNAEZ. Le numérique représente l’un des plus grands défis auxquels s’est confronté notre système de santé depuis sa mise en place. J’aimerais tout d’abord réaffirmer la qualité de ce système. Son succès se mesure aujourd’hui par une espérance de vie moyenne de 87 ans en Espagne. C’est une preuve que notre système a été bien conçu pour retarder le plus possible la mort et améliorer la qualité de la vie. Cependant, 80 % de la population de plus de 65 ans commencent à accumuler des maladies chroniques. Ainsi, la majorité de la population passe aujourd’hui les vingt dernières années de sa vie malade, et consomme pendant toute cette période une grande quantité de soins. Environ 15 % du PIB français est consacré aux dépenses de santé, ce pourcentage étant similaire en Espagne. Par ailleurs de nombreuses structures sanitaires sont utilisées pour guérir des patients. Aux États-Unis, cette part représente 20 % du PIB, pour une qualité de soins pourtant bien inférieure à celles dont nous bénéficions en Europe.

La conclusion de ces observations est facile à dégager : au regard des caractéristiques de notre société, notre système de santé n’est plus soutenable. Nous avons le devoir de formuler des réponses et émettre des propositions pour répondre à cette pandémie de maladies chroniques. En plus d’offrir une qualité de soins discutable à ces malades chroniques, notre système actuel de santé n’est économiquement pas viable sur le long terme.

Dans ce contexte, le numérique apparaît comme un espoir de réformer ce système en le rendant plus soutenable, plus adapté aux besoins de nos populations, proactif, préventif. Tout en étant personnalisé, le système de soins vers lequel nous devons tendre doit aussi demeurer universel. Il doit considérer la santé comme un capital partagé et rendre le patient acteur de ses soins.

C’est en tout cas la vision que nous avons adoptée et tentée de concrétiser au Pays Basque espagnol. Nous ne voulions pas seulement intégrer du numérique dans la santé, mais en faire un outil et un moteur pour tendre vers les principes que je vous ai évoqués. Cinq ans plus tard, notre objectif est de couvrir 15 % d’interventions supplémentaires, et même de faire de la prévention alors que cette possibilité était inenvisageable quelques années auparavant. Si le système de santé publique ne prend pas en charge cette réforme, d’autres acteurs privés s’en préoccuperont rapidement et s’approprieront ces enjeux. Notre expérience basque nous a permis de mesurer toute la difficulté et la complexité de cette ambition, et la résistance au changement dont font preuve certains acteurs. Cependant, le système soutenable que je vous ai décrit est le plus à même de répondre aux besoins du patient et de satisfaire les exigences des managers et professionnels de santé.

Nous avons utilisé plusieurs leviers pour mettre en œuvre cette réforme, dont le numérique. Tous sont aussi importants les uns que les autres. Le numérique doit s’intégrer dans une vision globale. Nous avons mis en place quelques structures telles que des hôpitaux de longue durée, qui sont moins technicisés et spécialisés que les hôpitaux traditionnels, mais plus concentrés sur le parcours du patient sur le long terme. Nous avons également fondé des organismes de recherche et d’innovation organisationnelle. En effet, le système de santé a toujours absorbé les technologies de son temps. Mais les technologies numériques se distinguent parce qu’elles changent véritablement les processus de soins et les modèles de prévisions. Cela explique qu’elles soient plus difficiles à intégrer que des nouveaux médicaments. Nous avons aussi œuvré pour l’instauration d’une méthode collaborative réunissant l’ensemble des pouvoirs publics concernés. Par exemple, le ministère de l’Industrie nous a apporté un soutien considérable sur les plans institutionnel et financier. Notre projet leur ouvrait en effet des opportunités exceptionnelles dans les domaines de l’informatique, de la gestion, de l’industrie, de la communication. Nous avons aussi beaucoup travaillé avec le ministère de la Communication, ainsi qu’avec la communauté autonome de Madrid qui est absolument décentralisée dans le domaine de la santé.

Nos réalisations sur le plan du numérique prouvent la faisabilité de certaines initiatives, malgré les difficultés que nous avons identifiées aujourd’hui. Les 2,5 millions habitants de la communauté autonome basque sont désormais munis de dossiers médicaux personnalisés. Ces dossiers incluent des données médicales de toute sorte, qu’elles soient issues de la médecine générale ou de l’assistance hospitalière. Les DMP peuvent être transmis au patient sous n’importe quel format, et être partagés par les différents soignants d’un même patient. Toute notre population est déjà en prescription électronique pleine. Lorsqu’un patient se rend en pharmacie, il présente donc tout simplement sa carte électronique sans devoir fournir une prescription sur papier. Le pharmacien peut ainsi consulter lui-même les médicaments et doses prescrites par le médecin.

De plus, nous avons mis en place un e-Health service (« e-santé ») pour limiter la nécessité présentielle dans la relation entre patients et médecins. Des services de télémédecine ont été instaurés, tandis que des expériences de télésurveillance ont été conduites en coopération avec le ministère des Affaires sociales. Enfin, des lieux d’interactions entre les différents métiers de la profession de santé, et entre les patients eux-mêmes, ont été créés. Ces derniers peuvent ainsi partager leurs expériences personnelles avec des individus ayant les mêmes préoccupations, au sein d’un espace d’échanges dédiés. Toujours dans une optique collaborative, nous avons créé un espace de coopération avec le secteur industriel qui est aujourd’hui devenu un moteur du marché de la santé publique et numérique.

Que devons-nous conclure de ces expériences réussies ? Gardons-nous de toute vision idéaliste qui consisterait à penser que nous avons mené la politique la plus intelligente et volontariste possible. Nous faisons encore face à de nombreuses difficultés, et continuons à nous poser les mêmes questions qui ont été évoquées aujourd’hui. L’enjeu sécuritaire constitue d’ailleurs l’un des principaux points de vigilance nécessitant des axes d’amélioration. En effet, nous avons pris le parti délibéré de nous lancer dans ce marché de la santé numérique, et de régler les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présenteraient. Nous avons préféré nous approprier ce marché plutôt que d’adopter une position attentiste et réserver, tout en étant conscients que tout ne serait pas parfait dès le début.

Le dialogue instauré aujourd’hui par l’OPECST a donc pour nous un intérêt considérable, puisqu’il questionne des pratiques qui sont aujourd’hui au cœur de notre vie quotidienne. Cette rencontre nous donne également la possibilité de partager nos expériences et de croiser les regards. L’expérience de numérique communautaire présenté par Serge Bernard fait ainsi écho à un projet de collaboration similaire que la communauté autonome basque est en train de monter avec la région Aquitaine. Des fonds européens sont spécifiquement alloués à la coopération transfrontalière. Ainsi, la région est une échelle territoriale tout à fait propice à ce type d’expérimentations qui nécessitent d’être proche du terrain, et d’afficher une souplesse « à la basque espagnole ».

B. HOSPITALISATION À DOMICILE, NUMÉRIQUE, SANTÉ DE PROXIMITÉ, GAGE D’EFFICACITÉ

Mme Catherine PROCACCIA. Je me réjouis d’accueillir maintenant Mme Elisabeth Hubert, qui a occupé les fonctions de ministre de la Santé et de l’assurance-maladie en 1995. Médecin de formation, Elisabeth Hubert est actuellement présidente d’HaD France, société privée de gestion des établissements d’hospitalisation à domicile qu’elle a créée en avril 2007, et présidente bénévole de la Fédération nationale des établissements d’hospitalisation à domicile (FNEHAD). Elle est également l’auteure d’un rapport sur la médecine de proximité, rédigé dans le cadre d’une mission qui lui avait été confiée en 2010 par le Président de la République, Nicolas Sarkozy.

Mme Elisabeth HUBERT. Il me semble intéressant d’aborder ce sujet de l’hospitalisation à domicile (HAD) après celui de la communauté autonome basque. Son projet affiche déjà un certain nombre de réussites, tandis que le nôtre n’en est qu’au stade de conception. Il est toutefois intéressant de comparer les logiques poursuivies. En effet, l’intervention de Mme Olga Rivera Hernaez nous a fourni un exemple de projet à dimension territoriale, tandis que l’hospitalisation à domicile est conçue selon une approche transversale.

Nous ne soignons plus aujourd’hui comme nous le faisions quelques décennies auparavant. Les progrès techniques réalisés ces dernières années sont tels que l’hébergement et la prise en charge en établissement hospitalier ne sont plus une nécessité systématique. Le vieillissement de la population et le développement des maladies chroniques constituent le second motif justifiant la pertinence de l’hospitalisation à domicile. Enfin, l’économie de dix milliards d’euros que nous devons réaliser sur l’Assurance-maladie nous pousse à la recherche d’idées et de solutions rapidement applicables. L’idée de dissocier les concepts d’hospitalisation et d’hébergement paraît tout à fait nécessaire. Il suffirait de s’inspirer des réalisations des autres pays de l’OCDE. En France, 37 % des dépenses de l’Assurance-maladie sont consacrées à l’hospitalisation avec hébergement, tandis que la moyenne OCDE se situe à 29 %. Une fois ramenée au budget de l’Assurance-maladie en valeur, on comprend qu’il s’agit d’une différence non négligeable.

Dans ce contexte, l’hospitalisation à domicile n’est qu’un élément de solution. Je ne prétends pas que toutes les pathologies n’ayant pas vocation à entraîner un hébergement à l’hôpital doivent forcément donner lieu à une hospitalisation à domicile. Cette notion a une définition exigeante. Elle désigne le processus de prise en charge de population ayant des problèmes de santé – ce n’est donc pas une solution de prise en charge des personnes âgées – et dont la maladie engage le besoin de soins techniques, chronophages, quasiment pluridisciplinaires, et d’une durée courte ou longue. Certains cas de maladies neurologiques peuvent nécessiter des soins perdurant sur plusieurs semaines voire plusieurs mois. Ce dispositif affiche donc une double dimension à la fois sanitaire et sociale, puisque les soins sont administrés à domicile. Nous disposons du statut officiel d’établissement de santé, qui nous astreint à de nombreuses obligations auxquelles nous souscrivons pleinement en matière de qualité des soins et de sécurité. Notre respect de ses exigences est validé par la Haute Autorité de santé (HAS).

Après avoir résumé le cadre général de notre activité, abordons maintenant son contenu et son organisation même. Nous employons des équipes de salariés qui relèvent de différents métiers. On y trouve tout d’abord des gestionnaires responsables d’établissement, des médecins coordinateurs qui sont des salariés à temps variable selon les patients, et des infirmières coordinatrices. Ces dernières sont responsables de l’évaluation et font le lien avec les équipes soignantes qui interviennent à domicile, mais également avec les équipes hospitalières qui sont souvent à l’origine de la prescription de l’hospitalisation à domicile. De plus, nos équipes incluent bien évidemment des aides-soignantes, le personnel administratif qui s’y rattache, et des assistantes sociales en raison de la dimension sociale du dispositif. Nous évoluons donc dans un contexte de pluridisciplinarité prononcée, où le statut d’établissement de santé requiert de facto un niveau d’exigence élevé. Selon les dispositions légales, notre intervention à domicile doit s’effectuer dans le cadre d’une collaboration avec le médecin traitant, qui demeure le prescripteur. Dans de nombreux cas, nous travaillons avec des infirmières libérales qui mènent ainsi sous notre responsabilité des missions aux périmètres clairement établis. Malgré son cadre d’activité très structuré et institutionnalisé, l’HAD suppose une étroite collaboration avec les institutions libérales.

Pour satisfaire toutes ces exigences, le schéma de collaboration et de communication entre tous les professionnels impliqués doit faire preuve d’une fluidité absolue. Chacun a besoin d’être informé le plus rapidement possible des soins administrés quelques minutes ou quelques heures auparavant par un autre intervenant. Chacun doit être informé presque en temps réel de toute aggravation de la situation du patient nécessitant une intervention d’urgence. Sans oublier que ces interventions de secours sont plus compliquées à déclencher et à réaliser à domicile qu’à l’hôpital en raison du délai de déplacement au domicile, et des moyens humains et matériels plus limités.

Est-ce à dire que nous remplissons déjà toutes ces exigences ? Malheureusement non, car en France les systèmes d’informations des libéraux, des hospitaliers avec hébergement et des hospitaliers sans hébergement ne communiquent pas entre eux. L’interopérabilité qui pourrait faciliter ce travail n’existe pas encore entre tous ces acteurs, ni même entre établissements hospitaliers d’une même ville. Les besoins en termes d’information sont donc considérables. Les 300 établissements d’HAD sont dédiés aux territoires qui exercent une activité en plein développement. Par exemple, 120 000 nouveaux patients ont été hospitalisés à domicile en 2013. Environ 13 000 patients sont pris en charge aujourd’hui dans un établissement d’HAD en France. Notre structure modeste nous rend suffisamment souples et agiles pour pouvoir tester et adopter de nouvelles méthodes et outils, démarche à laquelle nous aspirons. Chacun d’entre nous est doté de systèmes d’information qui facilitent la communication interne, mais nous ne pouvons pas communiquer avec les acteurs qui interviennent en amont, en aval ou en parallèle.

Cette situation est particulièrement handicapante par rapport aux exigences requises par notre statut d’établissement de santé. Nous avons par exemple des obligations auxquelles nous sommes prêts à souscrire en ce qui concerne le circuit du médicament. Mais il est difficile de satisfaire ces critères de traçabilité lorsque tous les acteurs impliqués dans une hospitalisation à domicile ne disposent pas du même outil. Une alternative pourrait certes être envisagée par le biais d’une plate-forme internet. Mais cette solution peu attrayante comporte le risque que les libéraux s’en désintéressent si son utilisation est compliquée, d’autant plus que le haut débit n’est pas systématiquement mis en place dans les territoires où nous intervenons.

Malgré ces contraintes, comment assurer un meilleur suivi des patients tout en répondant aux enjeux d’inégalités territoriales et de disparités de la démographie médicale ? Nous considérons que les initiatives de télésanté offrent des opportunités de taille. Nous commençons à la pratiquer, en instaurant par exemple des téléconsultations pour le suivi des plaies, en version fixe grâce à des photographies ou en version dynamique par le biais d’une vidéo ou visioconférence. Cependant, nous voulons approfondir cette logique en proposant des téléconsultations sur des sujets plus compliqués, afin d’éviter des pré-hospitalisations. Les objets connectés représentent à ce titre une opportunité fabuleuse.

Pour illustrer ces propos, je prendrais l’exemple d’une patiente tétraplégique sous ventilation assistée que nous avons prise à domicile pour mettre fin à un éloignement de 200 kilomètres avec sa famille alors qu’elle était de toute évidence en fin de vie. Elle s’est éteinte quinze jours plus tard, dans des conditions qui respectaient ses volontés et celles de sa famille. Cette démarche constituait une prise de risques, que l’utilisation d’objets connectés aurait pu diminuer grâce à des systèmes d’alerte. Par le biais d’une connexion avec l’objet connecté, une infirmière pourrait par exemple activer à distance une pompe à morphine en cas d’urgence. Notre secteur d’activité comporte un large champ d’intervention potentielle du numérique, qui demeure inexploité malgré les technologies existantes. L’introduction de ces technologies sécuriserait les prises en charge, et lèverait les réticences qui perdurent à l’égard de l’HAD. Ces réticences s’expriment non seulement chez les patients, mais aussi chez certains praticiens hospitaliers qui craignent que le délai d’intervention ne mette en danger le patient, ce qui est une crainte tout à fait légitime et compréhensible.

Notre culture de la coordination et de l’anticipation pourrait ainsi être améliorée par de nouveaux dispositifs d’alerte. Cette ambition est réaliste puisque les techniques existent. Ceux qui en ont le plus besoin sont bien souvent les plus âgés, les plus défavorisés, ceux qui ont le moins accès à l’information médicale. Nous sommes toutefois en manque de financements. Comme tout établissement de santé, nous sommes éligibles au programme Hôpital numérique. Les HAD sont toutefois des structures modestes qui gèrent en moyenne 50 patients par jour, et ne représentent que 850 millions d’euros soit moins de 20 % du budget destiné à l’hôpital. Nous n’avons malheureusement pas la capacité d’autofinancer des projets de télésurveillance, et sommes prêts à respecter tous les engagements conditionnant un accompagnement des HAD par les pouvoirs publics. La Fédération nationale des établissements de l’hospitalisation à domicile (FNEHAD) représente selon nous un excellent terrain d’expérimentation puisqu’elle réunit des HAD privés ou publics, et affiche une capacité de transversalité qui permettrait de faire un premier pas dans l’ambulatoire. Gardons à l’esprit que les soins ambulatoires administrés dans d’autres pays n’existent pas encore en France.

C. HÔPITAL COMMUNIQUANT, UN ATOUT POUR LA COORDINATION DES SOINS

M. Isaac AZANCOT. Mon intervention s’inscrira totalement dans le prolongement des propos de Mme Hubert, puisqu’elle soulignera l’absence d’interopérabilité entre les acteurs qui participent à la coordination des soins.

L’hôpital représente la première et la principale source d’informations médicales susceptible d’intervenir. Malheureusement, moins de 15 % des hôpitaux sont en mesure d’alimenter le DMP de manière sécurisée, interopérable et automatisée alors que ces conditions sont absolument indispensables. Pour être communicant, l’hôpital doit être producteur d’informations. La majorité des hôpitaux ne le sont pas pour des raisons principalement organisationnelles, car ils produisent encore bien souvent leurs documentations sur un mode bureautique particulièrement lent. Ainsi, le compte-rendu est dicté par un médecin, retranscrit par une secrétaire, et toutes les modifications ultérieures du document donneront lieu à des allers et retours de sa version papier. En France, moins de 40 % des établissements de santé sont en mesure de produire un document d’hospitalisation dans les huit jours suivant la sortie du patient, ce qui à notre sens est inacceptable.

L’alternative repose sur un modèle structuré. Le médecin mène l’observation en temps réel, au moyen d’un support agile (portable ou tablette), en cliquant sur des champs de formulaire qui génèrent automatiquement du texte, et parfois en dictant quelques phrases retranscrites grâce à des logiciels de reconnaissance vocale. Le compte-rendu est donc produit et structuré en temps réel. Ce progrès génère trois avantages :

Le document est directement exploitable, par exemple pour l’élaboration de tableaux de bord, de statistiques et pour la recherche clinique.

C’est un document de qualité qui intègre automatiquement les indicateurs empêchant par exemple de créer un document hospitalier sans traitement de sortie, sans conclusion de sortie, ou sans avoir effectué certains examens préalables.

Le délai de production et de transmission du dossier au patient est réduit de façon exponentielle, grâce à un circuit de correction très court. Le médecin qui consultera ce document sur son ordinateur pourra ensuite, en un clic de validation, enclencher tout un processus robotisé de publipostage électronique. Le patient demeure en tout cas au centre de la procédure.

En fervent défenseur de la dématérialisation des données de santé, j’accorde pour autant une grande importance au papier. Il semble absolument indispensable que tout patient quitte l’hôpital muni des documents réglementaires. Impliquer le patient en le mettant au centre du processus permet de participer au processus de sécurité, en lui délivrant au bon moment les informations pertinentes. La dématérialisation des données demeure un objectif majeur à condition qu’elle soit automatisée et même robotisée, mais le papier reste utile au contact avec le patient.

Dans notre établissement de santé, chaque patient est associé à l’annuaire de professionnels qui le prennent en charge, et la signature électronique est un processus entièrement automatisé. Si le patient possède un DMP, tout nouveau document y sera automatiquement ajouté, ou envoyé par la poste le cas échéant.

La perspective est donc de rendre l’hôpital communicant, mais intégré dans un écosystème global. À ce titre, nous avons déposé un projet dans le cadre de l’horizon 2020 avec plusieurs partenaires européens, dont la faisabilité est envisageable dès 2014.

Un portail d’établissement existe déjà. Dans notre groupe hospitalier Saint-Louis Lariboisière Fernand-Widal, nous y publions annuellement 600 000 documents, consultables par d’autres hôpitaux de l’AP-HP. Pour autant, cela ne suffit pas : ces documents devraient pouvoir être consultés par d’autres hôpitaux, par des centres médico-sociaux et par le médecin traitant lui-même. Cette possibilité serait réalisable grâce à la mise en place d’une plate-forme de communication connectée au dossier médical personnel du patient, et avec le dossier pharmaceutique. Sur le plan technique, cet outil serait construit grâce à des connecteurs de transcodage. Tout intervenant faisant partie de l’écosystème contractualisera avec la plate-forme, qui assurera elle-même le transcodage de l’information conformément au cadre de l’interopérabilité défini par les textes. Cette plate-forme d’échange est associée à une plate-forme de services dans le domaine médico-social, dans l’information thérapeutique, ou dans l’éducation aux dispositifs connectés.

L’un des six scénarios cliniques envisagés dans ce projet concerne le traitement des cas d’insuffisance cardiaque par une prise en charge concertée. L’enjeu majeur est de prévenir la décompensation cardiaque et prendre en charge le patient dès que possible. Nous considérons que les objets connectés détiennent un énorme potentiel pour nous aider à relever ce défi. Nous avons constaté que la phase de décompensation se caractérise par une diminution de l’activité que l’on peut détecter grâce à un chronomètre, une prise de poids que l’on peut noter par une balance connectée, ou une déstabilisation de la tension mesurable par un tensiomètre connecté. Tous ces appareils existent, mais nous manquons encore d’interconnexion entre tous ces appareils à l’intérieur d’un écosystème communicant et médicalisée. Dans notre projet, lorsque ces informations seront réceptionnées sur le terminal de poche (smartphone) d’un patient, elles seront ensuite transférées vers la plate-forme d’échange à travers la plate-forme de service, puis intégrées au dossier hospitalier. Une série d’algorithmes peut ensuite déclencher une alarme pour indiquer à l’auxiliaire de santé de se rendre chez le patient, dans le cadre d’une HAD. Cet auxiliaire de santé, muni d’une tablette, pourrait communiquer directement avec l’établissement de référence pour prendre une série de mesures dans le cadre du processus de soin.

Nous estimons que ce scénario ne relève pas du tout de la science-fiction, mais qu’il pourrait au contraire être d’ores et déjà opérationnel. De tels dispositifs peuvent améliorer la qualité et l’efficience du système de santé, et entraîner de ce fait une réduction considérable des dépenses de santé.

D. STRATÉGIE NUMÉRIQUE DE SANTÉ : PERSPECTIVES

M. Philippe BURNEL. L’objectif de mon intervention est de vous présenter les orientations de la politique nationale sur les systèmes d’information. La Délégation stratégique des systèmes d’information de santé (DSSIS) du ministère des Affaires sociales a ainsi schématisé l’écosystème de la santé numérique en une cartographie à trois étages :

- l’infrastructure, mise à disposition par la puissance publique, sur laquelle repose l’ensemble de l’écosystème ;

- les systèmes de gestion de la production de soins, qui représentent le cadre légal du système, et dont la plupart des producteurs sont des acteurs privés ;

- les services, qui figurent au sommet de la pyramide et dont les prestataires peuvent être publics ou privés.

Cette cartographie synthétique de l’écosystème constitue ainsi une base de travail pour la DSSIS. Après cette définition du cadre général, quelles sont les priorités de la DSSIS ? Nous dégageons quatre axes d’intervention principaux.

Le premier axe concerne l’étage intermédiaire de notre cartographie. Il consiste en un ensemble de mesures incitant les professionnels à s’équiper de système d’information. On ne peut transmettre une information sur format numérique que si on la produit. Cela suppose que la totalité des établissements de santé et des professionnels de santé soient informatisés. Deux outils sont utilisés en ce sens : le programme hôpital numérique, et la formation dans le champ libéral.

Le second axe d’intervention porte ensuite sur les services, et se décline en deux mesures importantes inscrites dans les priorités de la stratégie nationale de santé. Une forte demande d’information s’exprime chez les patients, il s’agit donc de développer cette démarche informative, composante intégrale du service public de santé. Un monopole public de la parole sur les questions de santé est évidemment inconcevable, mais les études et sondages révèlent une réelle attente des citoyens que les pouvoirs publics s’expriment sur ce sujet primordial. Les patients français exigent des garanties de l’État sur la qualité de nos hôpitaux, des médicaments mis sur le marché, sur les compétences des professionnels de santé, sur les droits des patients, etc. Nous identifions donc une information à structurer et à livrer aux citoyens.

Notre troisième priorité porte sur l’ouverture des données de santé. En effet, les progrès informatiques dans le domaine de la gestion ont permis une croissance exponentielle des données de santé. Initialement produites dans une optique d’amélioration de la gestion de l’Assurance-maladie, ces données exhaustives et de bonne qualité ont aujourd’hui un intérêt majeur pour les chercheurs, pour les patients et les industriels. Il convient donc d’en faciliter l’accès pour en permettre l’exploitation. Nous relevons toutefois une forte contrainte à ce processus : si la plupart des données sont anonymes, d’autres sont partiellement nominatives, c’est-à-dire tellement précises qu’elles permettent d’identifier la personne concernée. La DSSIS souhaite donc concevoir une organisation structurée pour réguler les accès aux données de santé afin d’en garantir la sécurité et la confidentialité. Une commission spécifique a été mise en place pour émettre des propositions en la matière.

Enfin, la quatrième préoccupation de la DSSIS concerne un enjeu majeur que nous avons beaucoup évoqué aujourd’hui, à savoir le parcours de soin. Comment peut-on favoriser une meilleure coordination des soins ? Celle-ci suppose une organisation fondée sur le partage et l’échange d’informations entre les acteurs. Dès lors qu’il s’agit de circulation de données, les systèmes d’information sont forcément amenés à intervenir. Cette coordination représente pour nous un axe d’action crucial puisqu’elle est transversale à tous les étages de l’écosystème. Contrairement aux trois autres champs d’action évoqués plus haut, qui ne posent pas de difficulté majeure sur le plan technique, la coordination des soins constitue un réel défi. Elle requiert à la fois une informatisation structurée des professionnels, un centre d’action comme cadre légal et réglementaire, ce qui nécessite davantage d’investissements.

Le système de santé n’est pas une administration unifiée et dirigée par un acteur clairement identifié. Il est au contraire composé d’opérateurs autonomes. Cette caractéristique a forcément un impact sur les modalités d’action qu’envisage la DSSIS.

Tout d’abord, le premier outil sera une mise à disposition directe de services à destination des utilisateurs tels que le DMP. À ce titre, l’écart entre les ambitions initiales et les réalisations concrètes nous montre que la manière de procéder n’était pas appropriée. Ces initiatives fonctionnent mieux lorsqu’elles sont déployées à l’échelle régionale. Les objectifs ne sont donc pas irréalistes, mais nécessitent simplement une méthode efficace et cohérente.

De plus, le ministère de la Santé doit avoir la priorité de construire un cadre légal de normes et référentiels. Ce cadre est indispensable pour protéger les informations de santé et doit définir clairement leurs conditions de circulation, dont le consentement des patients. Nous pourrons également nous appuyer sur ce cadre légal pour rendre certains référentiels opposables, notamment sur le plan de sécurité pour laquelle des normes ont été conçues, mais pas mises en œuvre. Nous travaillons ainsi depuis un an avec les professionnels de santé, les industriels et la CNIL pour développer une politique général de sécurité des systèmes d’information. Nous avons dégagé un certain nombre de champs d’utilisation des technologies informatiques dans le domaine de la santé, et revu pour chacun les conditions d’utilisation et les mesures à adopter pour améliorer la sécurité. En fonction du degré de sensibilité, il convient de faire le tri entre les préconisations qui doivent rester de simples recommandations, et celles ayant vocation à devenir des normes juridiques. Nous avons par exemple publié un guide d’utilisation des systèmes d’information en profession libérale, que les professionnels sont simplement invités à suivre dans leur propre intérêt. En revanche, les dispositifs de messageries personnalisées ou les systèmes d’information hospitaliers engagent tellement d’acteurs et de données sensibles qu’il est indispensable de définir des obligations minimales. La définition de référentiels d’interopérabilité fait également partie de la stratégie de la DSSIS pour encadrer l’écosystème de la santé numérique.

Enfin, différents outils peuvent être créés pour inciter les professionnels à se conformer aux principes de l’écosystème. Le programme Hôpital numérique ou la convention médicale de 2011 sur le secteur libéral en sont des exemples. Les appels à projets entrent aussi dans la liste des politiques incitatives envisageables. Citons en exemple le projet « CardiAuvergne » qui a été porté par les appels à projets du grand emprunt, ou encore les territoires de santé numérique.

Le troisième outil que nous identifions pour inciter les professionnels à respecter le cadre de l’écosystème repose sur la labellisation. Cette piste consiste simplement à définir un référentiel de qualités sans caractère obligatoire, tout en suggérant aux industriels l’intérêt qu’ils pourraient avoir à y souscrire. Ces labels seraient notamment un critère de différenciation dans le cadre d’appels d’offres hospitaliers. Nous sommes ainsi en cours d’élaboration d’un référentiel de labellisation sur les systèmes d’information hospitaliers qui se décline en deux labels. Le premier label relatif à la qualité des pratiques et à la coopération entre l’industriel et le personnel hospitalier est aujourd’hui achevé et sera prochainement proposé par l’État. Le second label portera sur les caractéristiques de l’offre, c’est-à-dire la qualité du logiciel utilisé (présence de fonctionnalités minimales, interopérabilité, sécurité des informations.)

L’écosystème des systèmes d’information dans le domaine de la santé demeure peut lisible et nécessiterait davantage de gouvernance pour que les utilisateurs sachent à qui s’adresser. Nous nous positionnons comme une mission d’expression de la stratégie et de coordination des acteurs. Cependant, nous n’avons pas vocation à piloter directement la mise en œuvre de projets informatiques. L’informatique ne peut être développée « hors-sol » : elle se greffe sur les organisations au service de politiques globales. Les actions doivent donc être mises en œuvre par les acteurs publics intéressés. C’est pourquoi la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère des Affaires sociales est elle-même en charge du projet « hôpital numérique », tandis que la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) pilote le processus d’informatisation des professionnels libéraux, et que la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) du ministère des Affaires sociales met en œuvre les politiques d’informatisation dans le champ médico-social. Cette stratégie évite de développer des approches purement stratégiques qui ne peuvent garantir à elles seules la réussite des projets. Il appartient à chaque administration responsable de porter les projets en faveur des politiques dont elle est responsable. La DSSIS doit quant à elle assurer la cohérence de toutes ces mesures, non seulement en termes de calendrier, mais aussi sur le plan technique et conceptuel.

E. DÉBAT

Mme Elisabeth HUBERT. En France, nous avons la fâcheuse tendance à vouloir absolument peaufiner et encadrer parfaitement tout projet avant son lancement. L’exemple du Pays Basque espagnol nous démontre qu’il est possible d’avancer progressivement, en partant du principe réaliste que tout ne sera pas parfait au début et qu’il est impossible d’anticiper ainsi que de régler tous les problèmes avant même qu’ils ne se posent. Je suis de plus en plus persuadée qu’un système idéal n’existe pas parce que nous sommes face à des techniques qui évoluent plus vite que nos schémas de pensée. À ma connaissance, tous les cas de violation de la confidentialité de données personnelles sont imputables non pas à des dysfonctionnements de systèmes d’information, mais à des individus qui n’ont pas respecté le secret médical. Il est évidemment nécessaire d’exercer un haut niveau de vigilance sur la sécurité, mais essayons d’être plus pragmatiques et d’avancer progressivement. Bien qu’un dispositif nationalement unifié soit impossible, il ne faudrait pas que l’État en vienne à se réfugier derrière les initiatives régionales, au risque que les différents systèmes locaux ne soient pas suffisamment communicants et interopérables.

Mme Michèle SEREZAT. Je souhaite rappeler que sécurité ne signifie pas toujours confidentialité. La sécurité repose d’abord sur une accessibilité aux informations. L’audit, la transparence et l’intégrité sont tout aussi essentiels que la sécurité pour garantir la confidentialité des données. De plus, la méthode proposée par Mme Olga Rivera Hernaez qui consiste à « avancer en marchant » est intéressante, à condition que nous soyons assez rapides pour remédier aux dysfonctionnements et instaurer des améliorations.

M. Isaac AZANCOT. J’ai essayé, au cours de ces interventions passionnantes, de tisser le lien entre vos différents propos afin de dresser une synthèse de nos échanges. À mon avis, vos interventions s’accordent sur un point : pour mettre en place un système de santé communicant et cohérent permettant la coordination des soins, l’enjeu essentiel sera d’inverser le paradigme opérationnel. Il faudra passer de systèmes pyramidaux descendants à des systèmes ascendants partant des usagers (patients, acteurs de santé) et remontant vers les systèmes d’information. En optant pour ce postulat, toutes les technologies suivront puisque les usagers doivent communiquer entre eux. Ils se muniront donc de composants interopérables. C’est véritablement le cadre d’interopérabilité qui sera la clé de voûte du changement. Les services internet en seront peut-être à la base puisque c’est à travers eux que nous communiquons aujourd’hui, et non par le biais des systèmes propriétaires. Dans ce cas de figure, nous aboutirons à des systèmes beaucoup moins chers, et risquons de nous heurter ensuite à des groupes de pression industriels qui casseront la dynamique. La mise en place d’une nouvelle architecture des systèmes d’information ne s’avère pas difficile techniquement, mais politiquement.

M. Gérard BAPT. Vous nous avez expliqué qu’à l’hôpital Lariboisière, des portails vous permettent de communiquer avec les médecins libéraux. Quelle est la part de ceux avec lesquels cette communication n’est pas possible ?

M. Isaac AZANCOT. Nous communiquons désormais avec les médecins libéraux essentiellement par la messagerie personnalisée. Environ 20 % des professionnels de santé sont aujourd’hui équipés d’une messagerie sécurisée. La messagerie n’est qu’un outil dans l’écosystème. Tant que celui-ci n’évolue pas globalement, il est difficilement imaginable qu’un médecin libéral prenne du temps pour aller consulter un DMP s’il y a de grandes chances pour qu’il soit vide. Les gros producteurs d’information, à savoir les établissements de santé, les laboratoires de biologie ou d’imagerie, doivent être les premiers à impulser un cercle vertueux d’écosystème pour que les autres acteurs suivent.

M. Bruno DIOT. Si nous attendons que le projet de réforme soit parfaitement ciselé, nous n’avancerons jamais. Sur le plan de la confidentialité, la DSSIS et la CNIL semblent ne pas avoir pris en compte les conséquences de leurs approches sur les hébergeurs de données de santé. La majorité des fuites viennent de l’intérieur des établissements, sur lesquels nous n’avons aucun droit de regard. Par ailleurs, les systèmes resteront administrés par les éditeurs de logiciels ou promoteurs. Il convient de leur imposer une transparence et une traçabilité absolues, mais ils construisent eux-mêmes leurs applications. Si on ne les contraint pas à expliquer et tracer ce qu’ils produisent, nous risquons d’être de nouveau confrontés à des cas de fuite causés par des malveillances humaines. Malgré les alertes de vigilance à ce sujet, ce problème n’est malheureusement pas traité par les autorités compétentes.

M. Olga RIVERA HERNAEZ. Deux tendances paradoxales me semblent se dégager des propos que nous avons échangés. Nous hésitons entre une globalité des solutions durables et réalistes, et un besoin d’adaptabilité aux situations locales qui affichent parfois des particularités très prononcées. Le global et le local doivent se parler. L’écosystème peut être géré selon une logique top-down ou selon une approche bottom-up. La première serait trop lente, trop complexe et d’envergure trop importante pour être rapidement efficace. La seconde fait peur et comporte le risque de doublons, mais serait utile. Aucune branche de cette alternative n’est parfaite, notre seule solution est d’agir. Afin de garantir la sécurité, des expérimentations de terrain doivent d’abord être lancées par les pouvoirs publics concernés pour ensuite envisager des améliorations. Le meilleur étant l’ennemi du bien, peut-être pourrons-nous, dans quelques années, tendre vers un modèle satisfaisant.

M. Dominique GOUGEROT. J’adhère à l’idée de M. Isaac Azancot selon laquelle un système réseau bottom-up et communiquant ne pourra être mis en place que par le biais d’une interopérabilité. Cependant, sans une structure commune, l’interopérabilité n’a pas d’intérêt. L’un des écueils du DMP est par exemple d’avoir sous-estimé la nécessité d’identifier le patient, d’où l’importance du NIR. Nous avons besoin d’un thésaurus, d’un référentiel commun pour travailler ensemble.

M. Denis ABRAHAM, Institut Mines Télécom. L’Institut des Télécom n’est pas un acteur direct du mouvement que l’on évoque aujourd’hui. Nous avons pourtant formé dans nos établissements la majorité des acteurs qui interviennent dans ce domaine. Si les acteurs du marché sont demain confrontés à une problématique particulière, je mettrai un point d’honneur à chercher le spécialiste dans ce domaine de compétence qui pourra apporter son expertise. Au-delà de l’aspect technique, il est nécessaire de faire sauter les verrous entre les acteurs. Nous aurions tous besoin d’un Living lab spécialement dédié à l’interopérabilité, afin de figer des références et de converger sur les points encore problématiques et gommer les freins que nous rencontrerons au fur et à mesure.

M. Philippe BURNEL. Pour qu’un canal de communication fonctionne, il faut qu’une information circule dedans. Les établissements hospitaliers et professionnels de santé libéraux réclament souvent les uns des autres des informations qu’ils estiment ne pas avoir. La mise en place d’une réelle circulation d’information est d’abord un problème de bonne pratique médicale. Il convient de créer des incitations pour que l’architecture numérique soit alimentée d’informations produites dans un délai rapide. Un travail de structuration sémantique s’impose également. Il est aisé de transférer un résultat de laboratoire, mais celui-ci doit être structuré pour être compris. Nous passons trop de temps à nous préoccuper de l’architecture technique et des standards, sans investir sur des sujets de bonnes pratiques professionnelles et médicales. La politique incitative mise en place par l’Assurance-maladie sur l’informatisation du poste de travail et la communication d’informations a entraîné une spectaculaire hausse du taux d’usage du numérique. Contrairement aux idées reçues, certaines politiques publiques dans ce domaine génèrent encore des progrès non négligeables.

CONCLUSION

Mme Catherine PROCACCIA, sénateur, rapporteur de l’OPECST. Nous avons beaucoup évoqué ce manque de communication dont s’accusent les uns les autres. Peut-être faut-il y voir une conséquence liée à l’histoire même de la construction de notre système de soins, au sein duquel l’hôpital et les professionnels libéraux ont chacun leurs problématiques et fonctionnements spécifiques.

Bien que nous ayons peu évoqué ce sujet, la formation de ces professionnels de santé à l’usage du numérique me semble également être un enjeu majeur pour l’avenir. Le potentiel des technologies actuelles, désormais nombreuses et complexes, n'est probablement pas exploité à son maximum par certaines générations de professionnels. La formation au numérique doit devenir une priorité.

L’expérience du Pays Basque est très intéressante, mais est-elle transposable à un pays de 65 millions d’habitants ? Le passé et l’histoire des systèmes de santé sont des éléments qui influent très certainement sur leur capacité de réforme. Le numérique doit évidemment être mis au service de la santé et surtout des patients, mais chacun d’entre nous devra, à son échelle, trouver les moyens pour concrétiser cette ambition. L’OPECST reste évidemment à l’écoute d’éventuelles propositions ou pistes d’action qui pourraient s’inscrire dans cette démarche et enrichir nos travaux. Je vous remercie

EXTRAIT DE LA RÉUNION DE L’OPECST DU 20 MAI 2015 PRÉSENTANT LES CONCLUSIONS DE L’AUDITION PUBLIQUE

M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. – Nous abordons maintenant la présentation des conclusions relatives à l’audition publique du 15 mai 2014 sur « Le numérique au service de la santé » par M. Gérard Bapt, député, et Mme Catherine Procaccia, sénateur.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. – L’Office a toujours inscrit dans son programme de travail des sujets liés à la santé. Le numérique est par ailleurs une de ses préoccupations grandissantes. L’avènement du numérique connecté est parfois comparé à l’invention de la machine à vapeur en Angleterre, qui a donné lieu à la première révolution industrielle au XIXe siècle.

Sur une saisine de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, en date du 28 février 2014, l’OPECST a désigné M. Gérard Bapt et moi-même comme rapporteurs pour une étude sur « Le numérique au service de la santé ». Une audition publique s’est tenue le 15 mai 2014 sur ce sujet. Il en ressort les principaux éléments suivants.

– « E-santé », une véritable révolution

Les aspects numériques de l’application des technologies de l’information et de la communication (TIC) à la santé sont souvent désignés par le terme d’« e-santé », ou télésanté. Cela concerne la télémédecine (téléconsultation, télé-expertise, télésurveillance médicale, téléassistance médicale et réponse médicale apportée dans le cadre de la régulation médicale), la domomédecine, les dossiers médicaux électroniques (dossier médical personnel-DMP, dossier hospitalier…) ou encore l’exploitation des données de santé (« big data »). La « mHealth », ou santé mobile, concerne les applications de santé sur téléphone portable, de plus en plus nombreuses, qu’elles soient grand public ou médicales.

Lors de l’audition, ont été décrites deux expériences : une de télécardiologie, qui a permis la collecte de données via un boitier, puis leur mise à disposition pour les médecins qui en ont besoin ; une autre, de télésurveillance, qui a permis le suivi des personnes atteintes d’insuffisance cardiaque. La créativité technologique en matière d’e-santé paraît sans limites : ont ainsi été citées des pilules numériques ou des robots miniatures entrant dans le cerveau...

Dans un contexte de vieillissement de la population (maladies chroniques, maintien à domicile, dépendance…), d’accès aux soins sur l’ensemble du territoire et de contraintes croissantes sur les budgets, l’e-santé sera forcément porteuse de modifications en profondeur de notre système de santé. Le numérique de santé favorisera la prévention, le maintien à domicile et le suivi à distance des maladies chroniques (diabète, hypertension, insuffisance cardiaque…). Il apparaît comme un moyen de réformer notre système de santé, de le rendre plus proactif et préventif. Notre système de santé ne peut donc qu’évoluer avec le développement du numérique

– La santé partagée : parcours de soins, DMP, hôpital numérique

Lorsque les patients se rendent chez leur médecin, l’analyse médicale repose principalement sur les données récoltées in situ de façon instantanée, réduisant ainsi la capacité d’établir un diagnostic complet. On estime que, dans 12 % à 15 % des cas, les diagnostics émis pourraient être faux. L’historicité des données médicales pourrait réduire les redondances et les faux diagnostics, elle permettrait une plus grande coordination dans le parcours de soins, elle accroîtrait la qualité des soins en diminuant les coûts.

Mais force est de constater l’échec en France du dossier médical personnel (DMP), car vécu comme une charge inutile par les praticiens et comme une surveillance excessive par les patients. Au moment de l’audition publique, seuls 400 000 dossiers avaient été créés, la plupart restant inutilisés, pour un coût évalué par la Cour des comptes à plus de 500 millions d’euros. Au jour de l’examen des conclusions, le nombre de dossiers créés est d’environ 520 000, dont 290 000 ont été alimentés par 1,6 million de documents. Gérard Bapt est spécialiste du DMP, il complètera sans doute ce résumé. Il est certain que notre système de santé devra adopter une approche globale, et non plus sectorielle, et inclure la notion de système d’information. C’est l’objectif de l’hôpital numérique.

– L’hôpital numérique

On estime que moins de 15 % des hôpitaux sont en mesure d’alimenter le DMP de manière sécurisée, interopérable et automatisée. Les comptes rendus des médecins sont encore très souvent dictés à une secrétaire et diffusés sur support papier. Moins de 40 % des hôpitaux sont capables de fournir un document d’hospitalisation dans les huit jours suivant la sortie du patient. L’informatisation de ces comptes rendus permettrait une information de meilleure qualité à destination de tous les autres personnels de santé, urgentistes, médecins généralistes… et, en particulier, de ceux qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble : pompiers et usagers professionnels.

Le programme « Hôpital numérique » vise à gommer les clivages entre les établissements, mais aussi avec les centres d’hospitalisation à domicile (HAD). Quelque 120 000 nouveaux patients ont ainsi été « hospitalisés » en 2013 ; mais ce développement, souhaité par tous, se heurte encore aux systèmes d’information des médecins et des hôpitaux qui ne communiquent pas entre eux et à l’Internet haut-débit qui n’existe pas encore partout en France. Un outil informatique commun permettrait de planifier le parcours de soins (grossesse, chirurgie ambulatoire…), avec production d’alertes si une étape a été oubliée, sans oublier la surveillance centralisée par des dispositifs de mesure installés au domicile des patients.

L’évolution des technologies permet d’envisager de façon opérationnelle la télémédecine et la domomédecine, sans que le patient se rende à l’hôpital. Sur le plan technologique, les capacités des capteurs, des objets connectés (balance, tensiomètre…), des injecteurs et de la miniaturisation sont aujourd’hui remarquables. Les mesures de ces objets connectés sont ensuite centralisées et analysées.

Éviter l’hospitalisation et prévenir la maladie constituent des potentialités importantes d’économies budgétaires et une source de confort accru pour les patients qui seraient ainsi traités à domicile. Dans le contexte de vieillissement de la population, cette évolution est particulièrement utile. Il faudra cependant veiller à ce que la télémédecine ne soit pas considérée comme une médecine de seconde zone. Une phase d’appropriation par les patients, avec des garanties en termes de sécurité et de fiabilité, est donc un préalable. Ce qui nous amène au « Big data ».

– « Big data » ou traitement massif de données

La prolifération des données numériques est communément dénommé big data. Leur nombre serait passé de 1,2 zettaoctets par an en 2010 à 2,8 zettaoctets en 2012, avec une prévision de 40 zettaoctets en 2021. Elles sont issues de sources très variées, structurées ou non. Tous les domaines de la santé sont susceptibles de produire des données : l’imagerie, le diagnostic, les outils thérapeutiques, les données de condition physique et les outils de la pratique médicale.

Les outils connectés se développent et produisent des données à chaque instant : bracelets, montres, terminaux de bord (smartphones)… la frontière entre jeu et santé s’estompe. Ces outils savent tout de nous et le transmettent, on parle de « quantified self » (« quantification de soi »). D’où l’inquiétude des patients concernant l’intrusion de ces outils dans leur vie privée. Car nous produisons des données à notre insu, à travers ce que nous écrivons ou consultons chaque jour sur Internet. Ces données sont traitées très souvent également à notre insu et sont monétisables. Certains services Internet (Google Fit, Apple Health…) se sont spécialisés dans la santé, avec les mêmes objectifs.

Cette prolifération entraîne des comportements nouveaux. Les patients s’approprient leur santé par ce suivi, mais aussi en consultant les forums Internet sur les maladies et les médicaments ; la relation avec le médecin s’en trouve profondément modifiée. Cependant, la qualité des informations médicales qui sont publiées sur les sites Internet commerciaux (Doctissimo…) ne fait l’objet d’aucun contrôle en France. Un réel « service public d’information de santé » fiable est encore à construire.

Les capacités de traitement, d’analyse et de simulation de ces données numériques continueront à croître. L’analyse de ces données connectées permettra une amélioration de l’épistémologie, rendant ainsi possible de prévenir et d’agir avant que la pathologie ne soit déclarée. Mais il reste encore à assurer le bon équilibre entre exploitation des données et préservation de l’anonymat.

– Protection des données

Le besoin de protection des données médicales personnelles est à la hauteur de leur multiplication et de leur circulation croissante. Il constitue un véritable enjeu. Le patient exige une information complète et veut, à juste titre, être rassuré sur la sécurité de la conservation, de l’accès et de la circulation de ces données. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a récemment attiré l’attention des hébergeurs de données de santé et des établissements hospitaliers sur le respect de la confidentialité des données médicales. Au moment de l’audition publique, elle réfléchissait cependant à la possibilité de faire évoluer sa position sur l’interdiction de l’utilisation du numéro de sécurité sociale (NIR) pour les données de santé. Comme le dira très certainement Gérard Bapt, depuis l’audition, le projet de loi de modernisation de notre système de santé, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, a autorisé l’utilisation du NIR comme identifiant national de santé (INS).

Les récentes intrusions dans les systèmes informatiques des opérateurs téléphoniques (cas d’Orange pendant l’audition) confirment que les risques de piratage et de virus informatiques sont réels et peuvent concerner les systèmes informatiques de santé. D’ailleurs, aucun site Internet de vente pharmaceutique ne serait conforme à la règlementation, puisque leur hébergement ne serait pas sécurisé. Au niveau européen, la proposition de règlement du Conseil sur la protection des données (COM [2012] 11 final), en cours de discussion, définit ce que l’on entend par « données de santé » et étend à ce secteur l’obligation de notification des failles de sécurité (violations de données à caractère personnel), actuellement limitée aux opérateurs de télécommunication.

L’« e-santé » représente une opportunité formidable, à condition qu’elle soit accompagnée d’un cadre de confiance, dont la protection des données est un élément déterminant. Il est impératif de travailler dès à présent sur la sécurité, d’un bout à l’autre de ces systèmes, afin que l’individu puisse comprendre et garder le contrôle de ses données et de son environnement. Un haut niveau de sécurité des données de santé doit prévaloir, avec une transparence totale des règles en la matière.

– Filière industrielle

L’application de ces technologies à la santé pourrait, selon certains, engendrer la création de 200 000 emplois en France. Toutefois, le marché demeure peu structuré. Le foisonnement actuel de l’offre s’apparente à un émiettement. L’impératif absolu d’interopérabilité des systèmes engendre un besoin de normes, de référentiels et de certification, essentiellement à la charge de l’administration.

La « collaboration ouverte », avec l’« open source » et le « crowdfunding », permet des réalisations étonnantes à des prix défiant toute concurrence, comme par exemple l’impression en 3D au Soudan d’une prothèse dont les plans sont en accès libre sur Internet. Jouant le rôle d’interface multiculturelle, les « Living Labs » (une vingtaine en France dans le domaine de la santé) permettent le développement de nouveaux outils par les industriels et les médecins, en intégrant dès la conception les besoins des usagers. Le prix des dispositifs médicaux peut être divisé par dix. Le foisonnement des idées et l’enthousiasme collectif engendré par les nouvelles machines ne doit pas cependant nous empêcher de nous méfier des fausses bonnes idées.

– Un cadre juridique est indispensable

Dans tous ces domaines nouveaux, le besoin de règlementation est indispensable. Ce fut le cas du DMP, qui bute encore sur son cadrage juridique, c’est celui des « pilules numériques », qui sont dans un vide juridique total. On peut citer encore les besoins de règlementation en matière d’hébergement des données, de remboursement des actes de télémédecine, de HAD, de nouveaux dispositifs médicaux connectés… Un environnement de confiance doit être construit, pour éviter que ne se reproduise, pour le numérique de santé, la défiance récente envers notre système de supervision des médicaments...

Il ne s’agit cependant pas de multiplier les processus de labélisation : CNIL, DSSIS (Délégation à la stratégie des systèmes d'information de santé), Union européenne, industriels (Les entreprises des systèmes d’information sanitaires et sociaux – LESISS)… ni aller à l’encontre de la souplesse nécessaire à l’émergence de technologies nouvelles, avec le principe selon lequel « on avance en marchant ». Une mauvaise interprétation du principe de précaution ne doit pas devenir à un frein cette inventivité.

Et il faudra aussi trouver comment financer les infrastructures et investissements en numérique de santé (partenariats public-privé ?).

Apparaissent enfin les besoins de formation des praticiens et d’éducation des patients. Il s’agit d’éviter le risque du développement d’une médecine parallèle sur les moteurs de recherche et d’un recours systématique à l’autodiagnostic par les patients.

M. Gérard Bapt, député. – Cette journée d’audition, menée il y a déjà un an, avait été particulièrement riche et de qualité. Le compte rendu qui vient d’en être fait montre bien que les questions soulevées par le développement du numérique en santé avaient bien été posées. Le domaine de la santé n’échappe pas à la révolution du numérique, c’est une opportunité mais qui n’est pas sans dangers. La loi de modernisation de notre système de santé, adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale, et maintenant transmise au Sénat, traite de nombre de sujets très polémiques. Mais, sur le plan du numérique de santé, elle constitue un socle sur lequel, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, vous pourrez très largement vous appuyer. Le résultat du travail a été largement consensuel à l’Assemblée nationale. Avec l’apport des amendements correcteurs par rapport au projet de loi initial, il présente maintenant un certain nombre de garanties.

S’agissant du DMP, sorte monstre du Loch Ness, une preuve supplémentaire de son échec réside dans la note que nous avons reçue de l’Agence des systèmes d’information partagés de santé (ASIP-Santé) : « À la fin du mois de mars 2015, on dénombre, sur l’ensemble du territoire national, 534 000 dossiers créés avec l’accord ou à la demande des patients par les établissements de santé ou les professionnels de santé. Dans l’ensemble de ces DMP créés, on note qu’il y a eu 154 877 consultations de leur DMP par les patients […] ». On voit donc que moins d’un patient sur trois a consulté son dossier depuis son ouverture. On ne nous fournit cependant pas le nombre de médecins qui ont consulté, alors que c’était l’objectif principal ; on ne nous le fournit pas parce qu’il est ridicule, je le sais par ailleurs. Souvent ces dossiers sont vides ou quasiment vides ; ce sont les établissements qui les créent, mais les médecins ne les remplissent pas et les hôpitaux n’ont souvent pas de système intranet intégré permettant de verser automatiquement des documents dans ces dossiers.

Nous avons finalement trouvé une issue au DMP en le confiant à l’assurance maladie, qui a une longue expérience en informatique de santé, avec la conservation et l’exploitation des données : système national d'informations inter-régions d'assurance maladie (SNIRAM) et programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI). L’assurance maladie pourra ainsi déployer un DMP redéfini : il ne sera plus un dossier médical « personnel », mais un dossier médical « partagé ». Ce dossier sera ainsi partagé entre le praticien et le patient, de même qu’entre équipes de soins. Il le sera aussi, avec un cadre formalisé, après avis de la CNIL, dans un parcours de soins coordonné qui intègrera les acteurs médico-sociaux et sociaux, ce qui est une grande novation. L’accès à un certain nombre de données de santé deviendra donc ainsi possible, avec un certain nombre de précautions et un droit d’opposition, en demandant le consentement exprès du patient lorsqu’il s’agit de sortir de la sphère de l’équipe de soins.

La seconde question qui s’est posée, avec un énorme retard, est celle de la messagerie sécurisée. Lorsque l’ASIP-Santé avait été créée, elle avait deux missions fondamentales : le DMP, avec l’échec que l’on constate, et la messagerie sécurisée. On a vu que le pilotage du DMP allait être confié à la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Or, très certainement pour ne pas concurrencer le déploiement poussif de ce DMP de première génération, la messagerie sécurisée n’avait toujours pas vu le jour. Le projet de loi confie le pilotage du système de messagerie sécurisée conjointement à l’ASIP-Santé et à la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Les missions de l’ASIP-Santé rétrécissent donc considérablement. Cette messagerie sécurisée deviendra un système d’interconnexion des différentes messageries sécurisées qui existent déjà par ailleurs. Des centres hospitaliers universitaires (CHU), des unions régionales des professionnels de santé (URPS), des agences régionales de santé (ARS) ont souvent déjà développé leur propre système de messagerie. Il s’agit maintenant de les mettre en relation pour qu’elles puissent correspondre.

La troisième question traitée par le projet de loi, abordée par Catherine Procaccia, est celle de la sécurité et de la confidentialité. Elle est très importante pour les patients. En l’état du texte, le projet de loi permet l’opposition du patient à ce que les données soient transmises, ce qui gêne le suivi du parcours de soins. La sécurité est un problème important, car très peu de grands CHU disposent de délégués à la sécurité capable d’intervenir en cas d’effraction des systèmes. L’exemple pouvant être cité en est l’IRM de M. Michael Schumacher, qui a, parait-il, été consulté quatre-vingt-trois fois, sans possibilité de traçabilité des personnes de l’établissement qui l’ont consulté… J’ai été à l’origine d’un amendement disposant que tout défaut ou accident de sécurité des systèmes d’information hospitaliers ou publics doit être signalé. Jusqu’à présent, chacun « met son mouchoir dessus », personne ne sait ce qui s’est passé chez son voisin. Il s’agit de prévenir, de tirer les conséquences de ces défauts ou accidents. On cite l’exemple de cet hôpital de la Gironde qui a pratiquement arrêté de fonctionner pendant trois jours, l’ensemble de son système informatique ayant bogué.

Le projet de loi présente une avancée notable sur la question de l’identifiant de santé, une base législative devant permettre l’utilisation du NIR, comme l’a rappelé Catherine Procaccia. Il aborde aussi la question des hébergeurs, qui étaient autrefois soumis à un agrément du comité français d’accréditation (COFRAC). Ils devraient désormais ressortir simplement à une procédure de certification, en accord avec la règlementation européenne. Là aussi, les problèmes de sécurité n’avaient pas été résolus. J’ai été à l’origine de l’adoption d’un amendement fixant des conditions de maintien en sécurité des données de santé par les hébergeurs ainsi certifiés.

Le big data avait entraîné une levée de boucliers, à mon sens justifiée, dans le projet de loi initial, l’ancien président du Collectif inter-associatif sur la santé (Le CISS), M. Christian Saut, l’ayant qualifié de « close data » en lieu et place d’un « open data ». Alors que tout le monde était stupéfait du monstre technocratique qui résultait de la rédaction initiale, les dispositions relatives à l’accès aux données de santé ont totalement été réécrites, faisant maintenant l’unanimité des acteurs : Institut des données de santé (IDS), patients, équipes de recherche, entreprises…

Le déploiement des systèmes d’information dans les hôpitaux, dans le cadre des groupements hospitaliers de territoire (GHT), qui est un élément important du projet de loi, doit répondre à des conditions d’interopérabilité et non plus d’unicité du système, comme cela était prévu dans le projet initial. Pourquoi aurait-il fallu constituer un système d’information unique pour les hôpitaux se réunissant dans un même GHT ? Comme ils disposent déjà de systèmes propres qui fonctionnent, il suffit de les mettre en relation. Actuellement, les plateformes d’interopérabilité sont peu onéreuses et vont être certifiées dans le cadre de la messagerie sécurisée.

J’ai interrogé en vain la ministre de la santé sur le devenir de l’ASIP-Santé. Le projet de loi comporte déjà des dispositions relatives au regroupement de certaines structures et agences. Ainsi l’Institut de veille sanitaire (InVS), l’Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) se regrouperont dans un organisme unique : l’Institut pour la prévention, la veille et l’intervention en santé publique. J’estime que l’ASIP-Santé, qui a perdu ses fonctions de base sur le DMP et la messagerie sécurisée, devrait également pouvoir être regroupée, soit avec l’Agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP), soit avec l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH), soit au sein du secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales, où existe déjà une délégation à la stratégie des systèmes d’information de santé (DSSIS). L’ASIP-Santé verra son budget et ses effectifs rétrécir, mais conserverait une existence juridique, avec une direction générale et un conseil d’administration. Il reste donc au Sénat à prendre des initiatives…

Le projet de loi de modernisation de notre système de santé présente donc des avancées importantes en matière de numérique de santé. Il reste à les faire financer et expertiser, dans des formes assurant la sécurité. Ce n’est pas évident, car, le plus souvent, nous manquons d’experts et d’expertise, les agents de sécurité dépendant quelquefois de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI).

M. Bruno Sido, sénateur, premier vice-président. – Je vous remercie. Anne-Yvonne Le Dain et moi-même avons rédigé un rapport sur la sécurité numérique et conclu que la sécurité absolue n’existe pas, en particulier sur Internet. En sait-on plus sur les supposées quatre-vingt-trois consultations de l’IRM de M. Schumacher ?

M. Gérard Bapt. – Ce nombre élevé d’accès serait normal si ces consultations émanaient de personnes appartenant à l’équipe de soins, mais il n’y a pas malheureusement pas de traçabilité de ces consultations. En outre, les cartes professionnelles circulent, surtout dans les grands hôpitaux. Cela peut aussi être le fait de pirates informatiques (hackers). On m’a fait récemment une démonstration concernant un ministre hospitalisé ; un technicien a pénétré dans le système de l’hôpital et a accédé à son dossier.

M. Bruno Sido. – Le problème persistera tant qu’on n’a pas résolu cette question.

Mme Dominique Gillot, sénatrice. – J’ai écouté avec attention votre présentation. Ces analyses, ces témoignages recueillis lors d’auditions, ces préconisations sont chaque jour dépassées par des pratiques individuelles de personnes qui ne se rendent pas compte des conséquences de leurs actes, voire de personnes qui mesurent ces conséquences, mais qui considèrent que l’avantage de passer outre est plus important que l’inconvénient. Ces personnes recherchent l’analyse de leurs données médicales personnelles sur Internet à travers des sites existants.

Mme Catherine Procaccia. – On peut citer l’exemple des podomètres connectés.

Mme Dominique Gillot. – C’est exact, mais il existe aussi des dispositifs beaucoup plus précis aujourd’hui. Les développeurs sont prêts à les mettre sur le marché. Pour l’instant, les considérations d’éthique constituent une protection. Mais ne croyez-vous pas que, un jour, la pression du client sera plus forte et que des personnes, qui voudront bénéficier d’un contrat d’assurance d’abord plafonné, et ensuite amélioré, seront prêtes à communiquer leurs données de santé, voire à s’inscrire dans un programme de prévention qui garantira à l’assureur qu’ils adoptent un comportement favorable à leur bonne santé ? Aujourd’hui aux États-Unis, des laboratoires sont prêts à envahir le marché avec des produits intelligents, connectés, implantés, qui permettront de contrôler la santé, l’évolution et la diffusion des thérapies, en fonction des besoins des personnes malades. Notre système d’éthique, de précaution, de prévention et de protection des données personnelles est toujours en retard par rapport au progrès technologique, qui nous dépasse. C’est une des raisons pour lesquelles je pense qu’il convient de se pencher sur la question de l’intelligence artificielle, de l’homme augmenté. Nous travaillons sur des aspects pragmatiques qui correspondent à notre démarche éthique, mais, à côté, se développent des pratiques qui peuvent séduire le consommateur, le patient ou l’usager. La question est la suivante : comment être en phase avec les évolutions technologiques ?

Mme Catherine Procaccia. – On ne le sera jamais, parce qu’une multitude d’individus ou d’entreprises, en démarrage (start-up) ou établies, réfléchissent. Les missions de nos institutions ne sont pas adaptées à l’évolution. Le projet de loi de santé répond aux questions qui se posaient il y a un an. La règlementation est toujours en retard. On peut aussi citer le rapport d'information n° 589 (2013-2014) de Mme Corinne Bouchoux, fait le 5 juin 2014, au nom de la mission commune d’information du Sénat, sur l'accès aux documents administratifs. Je ne voyais pas à l’époque ce que l’Office pouvait ajouter dans un rapport pour faire progresser les choses, tout le monde pouvant exercer un droit d’alerte en ce domaine.

Mme Dominique Gillot. – Dans le même domaine, les chercheurs expriment une demande relative au suivi des fièvres de type Ébola dans les pays émergents. Aujourd’hui, avec un téléphone basique, on peut assurer un suivi d’épidémiologie très large, même si cette solution n’est pas exempte de risques, car elle n’est ni contrôlée ni contingentée. Cela permettrait de juguler une épidémie beaucoup plus rapidement que ce que l’on est capable de faire aujourd’hui. C’est une question que l’on doit se poser.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice. – Sur ce dernier point, une application est utilisée par l’armée française en Guyane, avec une liste de dix symptômes, pour ne pas retomber sur des diagnostics classiques de dysenterie ou de paludisme, c’est-à-dire de maladies connues. Elle fait apparaître un nouveau faisceau convergent de symptômes synchrones, qui déterminent une nouvelle pathologie.

Sur le traitement du big data, aux États-Unis, avant la création du système de santé de base, seules existaient les mutuelles choisies par l’employeur. Nous nous en rapprochons d’ailleurs, dans une certaine mesure. Dans ce système, tout est sous contrôle : le médecin, le pharmacien, la prescription de médicaments et la livraison de ces médicaments par porteur ; aucune place n’est laissée à l’intimité de la personne. En revanche, les énormes ordinateurs de ces mutuelles traitent « bêtement » les données qu’ils hébergent. Ils ont ainsi fait apparaître, trois ans avant nous, le lien entre Médiator et hypertension pulmonaire, ce qui a permis de retirer le médicament du marché. Comment pourrait-on disposer simultanément de l’avantage du traitement des données et l’avantage de la protection de l’intimité et de l’anonymat des données ?

M. Bruno Sido. – Je remercie les rapporteurs et je demande l’avis de nos collègues sur les conclusions présentées.

L’OPECST a approuvé à l’unanimité les conclusions et a autorisé la publication du rapport.

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