Conférence sur l'OMC, rapport Jean Bizet, 7 décembre 2018

Partager

Contenu de l'article

Session 2018 de la Conférence parlementaire sur l’OMC
vendredi 7 décembre 2018, 9h30

L’OMC en 2030 ?

Rapport de Jean BIZET, sénateur, président de la commission des affaires européennes du Sénat (France)

Attaquée par les États-Unis, contournée par la Chine, déchirée par les intérêts contradictoires des groupes de pays émergents ou en voie de développement, bloquée dans sa fonction de juge, dépassée par les guerres commerciales en cours, prise en otage par la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, enlisée dans le cycle de négociation ouvert à Doha, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) voit sa crédibilité et son avenir frappés d’incertitude.

Or c’est de l’OMC et d’elle seule que peuvent naître les règles universelles indispensables non seulement pour réguler les échanges commerciaux, mais aussi pour que ces échanges participent aux enjeux centraux du développement durable, d’une concurrence maitrisée, du progrès social et de l’environnement.

Les leçons à tirer de l’échec de la 11e conférence ministérielle

La dernière conférence ministérielle de l’OMC, tenue à Buenos Aires du 10 au 13 décembre 2017, s’est soldée par un triple échec.

Un échec sur l’agriculture : tant sur l’enjeu de la réforme des subventions publiques qui faussent la concurrence, que sur la recherche d’une solution pour encadrer les programmes de détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire des pays en développement, aucun accord n’a été possible. Il y a toujours eu une divergence entre les États-Unis et l’Europe, les uns calculant les subventions par producteur - par farmer - et les autres globalement. L’Inde, elle, joue parfois un jeu personnel, y compris sur les stocks alimentaires, au détriment, dans ce cas, des pays les moins avancés, en profitant de cette approche globale pour faire du dumping.

Un échec sur la nouvelle économie : les propositions visant à donner à l’OMC un agenda en matière de commerce électronique, d’investissement et de petites et moyennes entreprises, n’ont pas avancé, en particulier à cause du blocage de l’Inde qui veut rattraper la Chine.

Un échec enfin sur le développement durable : il a été impossible d’adopter un accord pour l’élimination des subventions à la pêche illégale ou pour des disciplines en matière de surpêche. Et des Membres importants jugent à présent illégitime d’introduire une dimension environnementale, conforme à l’Accord de Paris de 2015 sur les changements climatiques, dans le contenu des accords commerciaux.

Derrière ce constat, il y a une réalité plus profonde, celle des fractures entre les États sur le rôle des règles commerciales multilatérales. Trois grands groupes s’affrontent sur ce front.

Il y a tout d’abord ceux qui pensent que les règles multilatérales ne sont pas bonnes parce qu’elles entravent leur stratégie de développement : l’Inde et l’Afrique du Sud mènent le combat. Ces pays refusent presque toute discussion dans de nouveaux domaines. Le groupe des pays en développement, le G90, qui les suivent, en particulier les Africains et les « Bolivariens », se bornent à réclamer des dérogations très larges au titre du traitement spécial et différencié.

Il y a ensuite ceux qui pensent que les règles multilatérales sont bonnes, mais surtout pour les autres : il s’agit des États-Unis et de la Chine. Les premiers veulent s’affranchir des règles quand elles sont supposées avoir des conséquences nuisibles pour eux comme en matière de délocalisation. La Chine, tout en se disant attachée à la lettre des règles, n’en respecte pas l’esprit. Entrée dans l’OMC en 2001, elle a dans un premier temps respecté les règles à la lettre, puis doucement s’en est affranchie. Elle utilise son classement comme pays en voie de développement, qui permet un traitement spécial et différencié, pour gagner du temps, un temps qui se compte en décennies ; elle réclame un fonctionnement plus démocratique de l’OMC sans notifier ses aides d’États, que l’on est réduit à évaluer en recherchant des informations sur Internet.

Enfin, il y a les Membres qui pensent que les règles sont bonnes en soi et qu’il en faudrait davantage. Soit parce que les règles sont, selon eux, par nature une bonne chose, c’est le cas de l’Union européenne, soit parce qu’elles formeraient un cadre contraignant pour les politiques agricoles des grands pays industrialisés, comme le veulent le Groupe de Cairns et les pays d’Amérique latine.

Les raisons de rester optimiste après l’échec de Buenos Aires

L’échec de la 11e conférence ministérielle ne signifie pas la mort de l’OMC. Il n’a pas été le fruit d’une volonté de détruire ou d’abandonner le système multilatéral. Au contraire, il y a eu à Buenos Aires les bases d’un consensus politique sur la nécessité de préserver l’institution.

Les États-Unis ont eux-mêmes réaffirmé l’importance qu’ils accordent à l’Organisation, tout en exposant très clairement les besoins de réforme, sans pour autant indiquer lesquels. L’administration américaine, et notamment ses représentants à Genève auprès de l’OMC, est résiliente et moins protectionniste que ce que les tweets du Président Donald Trump peuvent laisser penser. Le reste du monde a, lui, unanimement affirmé son attachement au système, en tant que producteur de bien public par la stabilité qu’engendrent ses règles et son mécanisme de règlement des différends.

Force est d’ailleurs de reconnaître que, au-delà d’un positionnement menaçant, les États-Unis posent de bonnes questions sur l’OMC : sur l’absence de mise en œuvre effective des disciplines de transparence comme les notifications de subventions, sur la remise en chantier de l’approche du développement par une différenciation, sur la clôture de l’agenda de Doha ou sur la simplification du fonctionnement des organes de négociation. Il en est de même pour le fonctionnement de l’organe d’appel du mécanisme de règlement des différends qui - il faut le reconnaître - s’autorise souvent une surinterprétation des textes dans les décisions qu’il rend. Il ne faut pas sous-estimer les critiques des États-Unis à ce sujet : les juges de l’Organe de règlement des différends vont souvent au-delà de la mission qui est la leur, ils font durer dans le temps les litiges, ce qui perturbe les États-Unis. La solution que ces derniers ont trouvée pour contrer cet organe d’appel est de ne pas participer au renouvellement des juges, dont le mandat de quatre ans est renouvelable une fois. Sur sept juges, il n’en restera plus que trois à la fin de l’année 2019. En dessous de ce quorum, plus de décision n’est possible, ce qui paralyserait l’OMC.

Vers un plurilatéralisme faute d’unanimité au sein de l’OMC ?

L’OMC réunit 164  membres ; ses décisions se prennent par consensus. Mais l’unanimité n’est presque jamais atteinte dans les négociations en cours. Les Américains laissent venir les propositions de réforme sans en formuler eux-mêmes. Seuls les Européens et les Canadiens avancent des propositions pour sortir de l’impasse.

Faute de s’entendre sur de grands accords internationaux, le multilatéralisme cède la place à des accords bilatéraux ou plurilatéraux. Certains de ces accords peuvent d’ailleurs être innovants et inspirer l’OMC. Deux exemples : les dispositions environnementales du CETA ; la disposition du nouvel Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) permettant d’imposer que 40 % de la valeur d’un véhicule provienne de centres de production où les salaires sont d’au moins 16 dollars de l’heure. Dans le même ordre d’idée, il serait temps que l’OMC commence à intégrer les normes sociales édictées par l’Organisation internationale du travail (OIT).

Avec cette situation, on assiste un peu au renouveau du plurilatéralisme car les coalitions rassemblent des pays développés, des pays en développement ou des pays émergents. Ce pourrait être le début d’une Organisation « à géométrie variable », sur le modèle européen des coopérations renforcées. C’est une des options pour réformer l’OMC : faire du plurilatéral sur des sujet spécifiques, comme l’e-commerce, par exemple, en laissant l’accord ouvert aux autres.

Le développement durable peut-il devenir un sujet de consensus ? L’effort actuel de l’OMC sur les enjeux environnementaux constitue un peu un retour aux sources. En effet le développement durable est, dans ses statuts, l’objectif central de l’Organisation alors que le libre-échange n’y est pas mentionné. Cet enjeu est aussi un facteur de légitimation aux yeux des opinions publiques et la source d’un agenda de négociation important pour l’avenir, comme l’initiative, soutenue par la France, en faveur de l’élimination des énergies fossiles.

Les défis à relever immédiatement afin de pouvoir réformer l’OMC

Parmi les questions à résoudre immédiatement pour envisager une réforme de l’OMC figure d’abord le mécanisme de règlement des différends, objet de l’attaque la plus efficace des États-Unis qui procèdent à son étranglement par le non-renouvellement des membres de l’organe d’appel.

Le second défi serait de parvenir à normaliser l’économie chinoise. Ce processus est déjà engagé ; l’Union européenne et les États-Unis sont en phase sur cette question. Cette normalisation se conduira sur trois fronts. Le front contentieux : devant l’OMC, le différend a été engagé en 2017 par la Chine contre l’Union européenne, il porte sur le nouveau mode de calcul de la « valeur normale » pour l’application de droits antidumping. Il faut saluer à cet égard le travail de la Commission européenne et du député européen français Franck Proust qui œuvrent pour trouver un équilibre acceptable par tous.

Le front politique ensuite : l’alliance entre le Japon, les États-Unis et l’Union européenne pour forcer la Chine à s’acquitter de ses obligations de notification de subventions - même si une notification est enfin parvenue en 2018 - et discuter des surcapacités industrielles devra se traduire en actes à l’OMC. Sur ce point, les Américaines ont raison de dénoncer le défaut de notification des subventions d’État chinoises et leur solution technique est une bonne idée.

Le front de la régulation enfin : les États-Unis et l’Union Européenne ont fait des propositions pour que l’OMC établisse des mécanismes d’incitation ou de sanction afin de contraindre les Membres à s’acquitter de leurs obligations de transparence en matière de subventions publiques.

Le débat devra aussi s’engager sur le statut et les enjeux des pays en développement à l’OMC, au vu de leur situation statutaire devenue souvent anachronique. Les États-Unis font de la différenciation des pays en développement une priorité. Ils n’ont pas tort, mais la difficulté tient à ce que les pays entrés dans l’OMC avec ce statut il y a quinze ans ou plus sont parfois devenus des pays commercialement puissants, voire dominants.

Enfin, l’environnement devra être un axe central de réflexion pour l’OMC. Les subventions à la pêche sont un dossier-test pour démontrer la capacité de l’Organisation à contribuer aux objectifs de la communauté mondiale. La possible réactivation de l’accord sur les biens environnementaux pourrait y contribuer dans l’avenir. L’engagement pris à Buenos Aires en décembre 2017 d’une réflexion sur les subventions aux énergies fossiles est un signe positif.

Conclusion

À l’examen, on s’aperçoit que les problèmes les plus graves auxquels l’OMC est aujourd’hui confrontée sont liés à la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis. La première préoccupation de ces derniers est la réforme totale de l’organe d’appel, qu’ils refuseront toujours de considérer comme un tribunal. L’Union européenne doit agir avec doigté, tant à l’égard des États-Unis que des pays en développement, ces derniers, dans leur majorité, ne voulant en effet rien modifier d’essentiel de l’OMC actuelle. Les propositions présentées par la Commission européenne le 18 septembre dernier sont, en ce sens, constructives.

Le multilatéralisme représenté par l’OMC est la seule réponse permettant d’éviter une guerre commerciale généralisée, destructrice de valeurs et d’emplois. Il est cependant urgent de sortir de la paralysie qui saisit l’OMC dès lors qu’une décision doit être prise par consensus. D’autre part, si les règles de l’OMC doivent être réformées ou actualisées, il conviendrait de faire appliquer toutes les règles commerciales en vigueur.

Des appels à la réforme ou à la transformation de l’OMC ont été lancés, notamment par le Président de la République française Emmanuel Macron lors de la réunion annuelle de l’OCDE en mai 2018 et par la Commissaire européenne Cecilia Malmström en novembre dernier à Paris (avec des propositions innovantes à l’appui présentées le 18 septembre 2018). Cette question est à l’ordre du jour du sommet du G20 de Buenos Aires. Les critiques virulentes des États-Unis doivent être comprises comme un appel au changement.

Si rien n’est fait, les grands blocs – États-Unis, Chine, Union européenne – définiront leurs propres règles de commerce international. Même l’Union européenne s’est lancée dans le mouvement en initiant 70 accords bilatéraux de libre-échange sur la centaine qu’elle envisage de conclure. Toutefois la volonté européenne est que ces accords de nouvelle génération intègrent des normes pouvant être ensuite mondialisées.