Contenu de l'article
M. Brahim Hammouche, président, a remercié M. Dominique Gros, président de l’association Au-delà des frontières, d’avoir accepté d’échanger avec les membres du groupe d’amitié sur le sujet de la compensation financière entre la France et le Luxembourg.
M. Dominique Gros a tout d’abord rappelé que cette question l’occupait depuis de nombreuses années, non seulement pendant les douze années de son mandat en tant que maire mais encore maintenant. Le phénomène est considérable mais non visible depuis Paris. Si l’Europe est synonyme d’autonomie sociale et fiscale, certaines frontières sont utilisées comme un moyen d’obtenir une prospérité un peu « parasitique ».
Depuis 1985, la France rétrocède 300 millions d’euros par an (4,5 % des salaires bruts des frontaliers) pour soutenir le niveau de vie des communes suisses dont la main-d’œuvre frontalière française est imposée en France. A l’inverse, le canton de Genève qui lève l’impôt à la source sur les frontaliers français, tout comme le fait le Luxembourg, rétrocède à la France 3,5 % de la masse salariale des frontaliers français qui vont travailler à Genève et dans les environs. Il y a trois ans, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe a réalisé une étude sur ce sujet dont les principales recommandations sont de promouvoir le codéveloppement en vue de répartir équitablement les recettes fiscales et d’homogénéiser les dépenses. Porté par le rapporteur belge Karl Heinz Lambertz, le rapport a donné lieu à une recommandation au Conseil de l’Europe.
Or le constat avec le Luxembourg est sévère. D’après les dernières statistiques publiées sur le portail luxembourgeois[1], au quatrième trimestre 2020, sur 450 000 emplois d’actifs, 242 000 étaient occupés par des résidents au Luxembourg dont seulement 119 000 ressortissants luxembourgeois et 123 000 actifs résidents étrangers. Il y avait par ailleurs 208 000 travailleurs frontaliers, dont 49 000 Belges, 49 000 Allemands et 110 000 Français. L’évolution est permanente et les chiffres témoignent d’un phénomène massif et en augmentation qui démontre que le Luxembourg dépend de plus en plus des étrangers pour assurer sa prospérité, soit qu’ils résident sur son territoire, soit qu’ils soient transfrontaliers. Ainsi, au quatrième trimestre 2020, 2 445 emplois supplémentaires ont été pourvus par 395 actifs résidents, 1 945 frontaliers supplémentaires dont 60 % de Français, alors que dans le même temps on dénombrait 142 actifs luxembourgeois de moins.
Le « miracle » luxembourgeois est dû à cinq fortins qui composent cette ligne Maginot. Le premier, c’est le chômage. L’allocation chômage versée par les caisses luxembourgeoises s’arrête au bout de trois mois et le frontalier doit alors se tourner vers les caisses françaises. Concrètement, cela signifie que les cotisations chômage qu’il a payées via ses impôts ne servent pas à rémunérer son assurance chômage mais celle des résidents luxembourgeois. Le deuxième fortin est celui des retraites. Les travailleurs transfrontaliers français une fois à la retraite en France continuent à payer leur impôt à la source au Luxembourg. Le troisième fortin concerne la fiscalité sur le travail. La dotation globale de fonctionnement que verse l’État luxembourgeois aux communes représente un ratio de 5 500 euros par an par actif résident. Mais si cet actif réside en France, l’État luxembourgeois ne verse rien aux collectivités françaises. C’est en partie ce qui explique l’insolente prospérité des collectivités luxembourgeoises le long de la frontière avec la France et qui apparaît clairement lorsque l’on regarde la différence de situation entre la commune française de Longwy et la commune luxembourgeoise d’Esch-sur-Alzette par exemple. Alors que l’Europe est faite pour converger, cette différence de traitement génère des divergences le long des frontières. Le quatrième fortin porte sur la dépendance. Les salariés transfrontaliers paient leurs cotisations dépendance au Luxembourg mais lorsqu’ils deviennent dépendants, ils doivent demander l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) dans leur département français. Ainsi, il manque 70 millions d’euros dans les caisses de la Moselle, l’équivalent des cotisations versées aux caisses luxembourgeoises. Enfin, le dernier fortin a trait à la formation initiale. Sur les 450 000 emplois, le Luxembourg n’a financé que les formations des 120 000 Luxembourgeois. Au Luxembourg, 70 % des infirmiers et infirmières sont des transfrontaliers belges ou français. Il n’y a pas d’Allemands car le Luxembourg ne reconnaît pas les diplômes allemands. Chaque année, 30 % des infirmiers et infirmières formés dans les écoles françaises partent travailler au Luxembourg.
M. Dominique Gros a demandé aux parlementaires de ne pas laisser prospérer et se développer ce phénomène, arguant du fait que le système économique performant du Luxembourg venait du fait que le pays ne payait pas les charges qui devraient servir à entretenir les populations qui y travaillent. Il ne s’agit pas de demander un traitement d’exception, ni de « faire payer par le Luxembourg les guirlandes de Noël des communes françaises » comme on l’a entendu dire, mais de demander l’application d’une norme classique. L’association Au-delà des frontières a estimé qu’au total la France mettait à disposition du Luxembourg, chaque année, 2,2 milliards d’euros lui permettant d’améliorer sa productivité et sa compétitivité. La représentation nationale doit être mieux informée. Au fond, il ne s’agit pas seulement d’un problème pour les collectivités locales françaises, particulièrement touchées. Mais il s’agit de défendre les intérêts français. Depuis quarante ans, la France a essayé de construire le long de la frontière des zones de défiscalisation que les entreprises s’empressent de quitter pour déménager côté luxembourgeois dès que possible. Le meilleur exemple en est la présence de 260 stations-service au Luxembourg contre 6 en France et en Belgique. L’exemple des accises est également très éclairant. La Lorraine est une des régions de France où on fume le plus. C’est en partie dû au fait que les cigarettes sont beaucoup moins chères au Luxembourg, ce qui incite à fumer plus. Mais les impôts sur le tabac restent au Luxembourg, alors que les cancers des habitants lorrains sont soignés en France. Enfin, dernier exemple, le Luxembourg multiplie les investissements pour faire de Bettembourg le hub à l’extrémité de la route de la soie. Or, cela signifie une circulation supplémentaire sur l’autoroute A31, côté français, de 9 000 camions par jour.
Trois échéances prochaines doivent être mises à profit pour réagir, au niveau du Conseil de l’Europe, de la conférence intergouvernementale franco-luxembourgeoise (CIG) et de la présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022.
Le comité des ministres du Conseil de l’Europe doit se réunir en mai, pour faire suite au rapport Lambertz. L’exécutif français semble être sur la position du codéveloppement proposé par le Luxembourg et qui est en fait un piège pour les collectivités locales françaises. Celles-ci disposent de prérogatives fortes et décident elles-mêmes de leurs investissements. Or le codéveloppement consiste à faire financer par la France des investissements dont le Luxembourg a besoin. Le parking relais P+R de Thionville Metzange en est l’exemple parfait puisqu’il permet aux transfrontaliers de se garer pour rejoindre leur lieu de travail au Luxembourg en transports en commun, le parking étant financé pour moitié par la France. C’est la même chose avec le TGV Est qui relie le Luxembourg à Paris et à Strasbourg pour un financement luxembourgeois de quelques pourcents. S’il faut se limiter à faire du codéveloppement, la France doit faire valoir une autre conception de celui-ci et obtenir des cofinancements pour des initiatives qui viennent des collectivités françaises. Si c’est le Luxembourg qui choisit les projets et que ceux-ci sont financés pour moitié par les collectivités françaises, ce n’est plus du codéveloppement. Les collectivités françaises doivent garder la maîtrise de leurs investissements. Et le Parlement français doit veiller au respect de l’autonomie de celles‑ci. La première étape est donc bien cette réunion du Conseil de l’Europe. Elle est importante et doit permettre à nos responsables nationaux de prendre davantage conscience de ce problème.
La deuxième étape, c’est la conférence intergouvernementale. Il faut la préparer. C’est la responsabilité de l’ambassadeur Philippe Voiry. Les responsables luxembourgeois réfléchissent en permanence à cette situation et s’attendent à tout moment à des changements car ils savent bien qu’elle est intenable et tient tant que la France laisse faire.
La troisième étape est au printemps 2022, lorsque la France présidera le Conseil de l’Union européenne. Ce sujet de la convergence doit être mis à l’ordre du jour, tout en veillant à conserver l’esprit d’amitié qui préside aux relations entre les États européens. Si le statut du Luxembourg est original en Europe, il faut aussi défendre les intérêts français.
Le président Brahim Hammouche a félicité M. Dominique Gros pour sa présentation claire du contexte et des enjeux d’un développement harmonieux et dynamique entre la France et le Luxembourg. En psychologie, on parle d’hétéroattribution et d’autoattribution, le premier concept servant à qualifier une tendance à mettre ses difficultés sur le compte de l’autre. La réticence des gouvernements à faire de la rétrocession fiscale est justifiée, nous dit-on, par le fait que la rétrocession accordée par le canton de Genève à la France est une exception qui n’est pas appelée à être généralisée, a fortiori dans un nouveau contexte de taxation des GAFA dans le pays de livraison.
M. Dominique Gros a fait observer que la situation entre le canton de Genève et la France n’était pas une exception. Il y a en réalité deux situations symétriques. D’une part, les cantons suisses autres que celui de Genève sont d’accord pour que la France prélève les impôts sur les salaires des transfrontaliers imposés dans l’État de résidence et rétrocède à la Suisse 4,5 % de cette masse salariale. D’autre part, Genève verse à la France 3,5 % des impôts prélevés à la source sur la masse salariale des transfrontaliers. La négociation avec les GAFA s’inscrit dans le cadre des rescrits fiscaux consentis depuis des années pour que des grandes entreprises déclarent leurs impôts au Luxembourg. En la matière, il faut adopter une attitude européenne qui consiste à s’organiser ensemble.
Pour en revenir à la situation des territoires français frontaliers avec le Luxembourg, l’État français a certainement eu tort d’aider ces territoires via les opérations d’intérêt national alors qu’il était déjà « ponctionné » par le Luxembourg. La France a mis beaucoup d’argent dans le pays haut et ce faisant a créé des cités dortoirs pour les gens qui vont travailler de l’autre côté de la frontière. On a développé le résidentiel uniquement et pas l’économie. De toutes les zones frontalières françaises, le secteur de la frontière avec le Luxembourg est le seul qui gagne en population mais perd des emplois. À Metz par exemple, de grandes entreprises réputées messines sont en fait luxembourgeoises et leurs dirigeants sont résidents luxembourgeois. Beaucoup d’entreprises immatriculées au Luxembourg font également travailler nombre de leurs salariés en France, y compris dans le bâtiment, et le télétravail est de plus en plus en plus pratiqué, au prétexte que la pandémie justifie de ne venir qu’un jour sur cinq au Luxembourg. Mais les impôts restent collectés à 100 % par le Luxembourg.
Mme Emilie Cariou, députée, a confirmé la gravité de la situation et appelé à une démarche collective sur ce sujet. Tous les ministres ont été sensibilisés à ce problème, sans résultat à ce jour. Fiscaliste de métier, elle mène de nombreuses actions de lutte contre l’optimisation fiscale pratiquée par le Luxembourg. En 2015, la TVA sur les prestations de services électroniques est enfin revenue aux pays de destination alors que jusque-là tout bénéficiait au Luxembourg. Dans le département de la Meuse, dont elle est élue, il y a une multiplication de quartiers résidentiels hors normes. En matière de santé, l’hôpital public de Verdun voit son personnel détourné par le Luxembourg. Les domiciliations quasi fictives du travail sont anormales et inacceptables. Toutes les forces vives françaises sont détournées au profit de ce pays et toutes les charges sont pour la France qui ne perçoit aucune recette fiscale et sociale. Le gouvernement français ne s’en occupe pas comme il ne s’occupe pas de la mise en œuvre de l’accord sur les lignes ferroviaires. La France n’a aucune stratégie vis-à-vis du Luxembourg. Certains élus départementaux sont également absents et ne se battent pas, ils sont découragés.
M. Dominique Gros a fait part de son accord avec la députée. L’État français ne défend pas ses intérêts et « se fait plumer ». Il ne s’agit pas de se faire le porte‑parole d’une commune comme Villerupt par exemple, mais de défendre les intérêts de la communauté nationale. Sur les trois écoles d’infirmiers/infirmières du CHR de Metz-Thionville, une promotion sur trois part travailler au Luxembourg et le Luxembourg demande en urgence la construction d’une quatrième école. Il faut « montrer les dents » et tenter d’avancer sur tous les sujets qui dépassent largement le seul cadre des retours fiscaux. Faire du coup par coup est dangereux comme financer telle ou telle école. Cela laisse accroire que nous avons besoin de dons. Or nous voulons notre dû et refusons de nous laisser vassaliser par le Luxembourg.
M. Belkhir Belhaddad, député, a déclaré partager les constats avancés par les uns et les autres et confirmé que les députés étaient engagés pour faire bouger les lignes. C’est une question de justice. Il faut se mobiliser très rapidement pour utiliser les fenêtres de tir identifiées. La crise sanitaire actuelle a mis en exergue ces différentiels et ces injustices. Il faut adopter une stratégie et une méthode. La grande faiblesse n’est pas le manque d’idées mais le travail en équipe pour réussir à parler d’une seule voix aux prochaines réunions comme la CIG par exemple. Il en va de l’intérêt de nos territoires et de la France.
M. Dominique Gros a précisé que le département de la Moselle était concerné par la question de la dépendance car les cotisations qui sont prélevées au Luxembourg sont très élevées. La stratégie passe par des pressions amicales permanentes sur les ministres. Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères est très au fait, mais il faut solliciter le secrétaire d’État chargé des affaires européennes et le ministre chargé des comptes publics. Il faut les informer de cette situation anormale et qui empire au sens où de plus en plus de Luxembourgeois viennent maintenant s’installer en France parce qu’ils n’arrivent plus à se loger dans leur pays où les prix avoisinent ceux pratiqués à Paris. Il faut leur demander de faire en sorte de stabiliser les choses et d’arrêter cette asymétrie de part et d’autre de la frontière. Enfin, il faut inclure les collectivités locales. Le bassin thionvillois regroupe 300 000 personnes, dont 50 % dépendent de l’emploi luxembourgeois. Cette tendance doit être stoppée puis inversée. En Suisse, le canton de Genève a fini par payer pour que les choses ne changent pas finalement. La Belgique perçoit du Luxembourg 90 millions d’euros par an dont 30 millions échoient aux collectivités et le Luxembourg est en train de remettre en cause ces financements pour aligner la situation belge sur celle de la France. Les Luxembourgeois sont pragmatiques, ils lâcheront du lest quand ils sentiront la pression.
[1]https://statistiques.public.lu/stat/TableViewer/tableView.aspx?ReportId=12919&IF_Language=fra&MainTheme=2&FldrName=3&RFPath=92