Emmanuel, Joseph Sieyès
1748 - 1836
Député en 1789, membre de la Convention, député au Conseil des Cinq-Cents, membre du Sénat conservateur, né à Fréjus (Généralité de Provence) le 3 mai 1748, mort à Paris (Seine) le 20 juin 1836, il était l'un des sept enfants d'un contrôleur des actes et fut destiné à l'Eglise.
Bien que ses goûts l'entraînassent vers l'état militaire, il fut reçu prêtre après avoir fait ses études chez les Doctrinaires de Draguignan, puis (1762) au séminaire de Saint-Sulpice. Pourvu d'un canonicat à Tréguier (1773), il suivit l'évêque de cette ville, M. de Lubersac, quand celui-ci fut nommé au siège de Chartres, et devint successivement vicaire général de Chartres, chanoine de la cathédrale, chancelier de l'évêché, et conseiller commissaire à la chambre du clergé de France (1787). Ce fut à cette époque qu'il étudia la métaphysique, les langues, l'économie politique, la musique, méditant de vastes réformes.
Membre de l'assemblée provinciale d'Orléans, il publia, en 1788, les Vues sur les moyens d'exécution dont les représentants de la France pourront disposer, puis l'Essai sur les privilèges, et, en janvier 1789, la célèbre brochure : Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?
Ces travaux le mirent en vue, et il fut élu, le 19 mai 1789, député du tiers état de la Ville de Paris aux états généraux. Il fut un des instigateurs de la réunion des trois ordres, proposa, le 15 juin, que les représentants des communes se déclarassent « Assemblée des représentants, connus et vérifiés de la nation française », se rallia, le lendemain, à la dénomination d'« Assemblée nationale », et rédigea la formule du serment du Jeu de paume. Lors de la célèbre apostrophe de Mirabeau au maître des cérémonies du roi, Sieyès ajouta : « Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier, délibérons. » En juillet, il fut un des organisateurs du « Club breton » qui devait être le noyau du club des Jacobins, défendit, dans la nuit du 4 août, les dîmes du clergé contre ceux « qui voulaient être libres, mais qui ne savaient pas être justes », proposa, quelques jours après, un projet de « Déclaration des droits », protesta contre le veto, fit décréter que la France serait divisée en départements, et déposa un rapport (29 janvier 1790) sur les délits de presse, qui souleva les réclamations de la presse avancée : « Ne perdons pas de vue l'abbé Sieyès », dit à ce propos Marat.
Membre du comité de constitution, président de l'Assemblée (8 juin 1790), il fut élu, en février 1791, membre du directoire du département de la Seine, et refusa la candidature qui lui était offerte aux fonctions d'évêque de Paris. En avril, il lut un long rapport en faveur de la tolérance religieuse, et, partisan de la monarchie constitutionnelle, qu'il préférait « parce qu'il m'est démontré, disait-il, qu'il y a plus de liberté pour le citoyen dans la monarchie que dans la république », adressa un défi aux « républicains de bonne foi », défi auquel Thomas Paine répondit en lui proposant de discuter avec lui sur les avantages comparés de la république et de la monarchie. Il travailla beaucoup au comité de constitution, mais l'obscurité de ses conceptions métaphysiques fit le plus souvent rejeter ses avis. Après la session, il se retira à la campagne.
Elu membre de la Convention (8 septembre 1792) par trois départements, dans l'Orne, le 8e sur 10,dans la Gironde, le 6e sur 12, dans la Sarthe, le 9e sur 10, il opta pour ce dernier département, et se tint sur une prudente réserve : à quelqu'un qui lui demandait plus tard ce qu'il avait fait pendant ces temps difficiles : « J'ai vécu », répondit-il. Dans le procès du roi, il vota contre l'appel, contre le sursis, et pour « la mort »; le Moniteur ne mentionne nullement « la mort sans phrase », vote qui lui fut si souvent reproché depuis. Membre du comité d'instruction publique, il inspira, dit-on, les projets présentés par Lakanal : « Cet ouvrage, dit Robespierre, n'est pas de celui qui vous le présente ; je me méfie beaucoup de son véritable auteur. »
Il se mit silencieusement du côté des vainqueurs au 31 mai contre les Girondins, et au 9 thermidor contre Robespierre, et déposa (10 novembre 1793) ses lettres de prêtrise en disant : « J'ai vécu victime de la superstition : jamais je n'en ai été l'apôtre ni l'instrument. »
Il entra au comité de salut public (5 mars 1795), fit prononcer (31 mars) la réintégration dans la Convention des députés arrêtés comme complices des Girondins, fit voter une « loi de grande police », refusa les fonctions de président de la Convention (21 avril), et fut envoyé en mission en Hollande, où il signa le traité de paix du 16 mai.
Il approuva la Constitution de l'an III, et proposa sans succès un « jury constitutionnaire » destiné a assurer la marche de la Constitution.
Elu, le 23 vendémiaire an IV, député au Conseil des Cinq-Cents par 19 départements, il opta pour la Sarthe qui lui avait donné 188 voix sur 303 votants. Il fut membre des principaux comités, refusa de faire partie du Directoire exécutif et de diriger le ministère des Relations extérieures, et faillit être assassiné (12 avril 1797) par son compatriote, l'abbé Poulle, qui lui tira une balle dans le poignet. Poulle ne fut condamné qu'à vingt ans de fers, et Sieyès dit à son portier : « Si Poulle revient, vous lui direz que je n'y suis pas. » Il garda dans le Conseil la réserve prudente dont il avait déjà fait preuve à la Convention, jusqu'au coup d'Etat de fructidor ; il se déclara alors ouvertement pour les vainqueurs de cette journée, et rédigea le décret de proscription qui frappa cinquante-deux députés.
Président du Conseil (22 novembre 1797), il fut réélu député au même Conseil, le 22 germinal an VI, par les départements de l'Aube et des Bouches-du-Rhône, et fut nommé ambassadeur à Berlin (10 mai 1798). Les savants, les philosophes et la cour elle-même lui firent un accueil empressé, et il revint à Paris, au bout d'un an, ayant été désigné par le sort pour remplacer Rewbell dans le Directoire (16 mai 1799) ; un mois auparavant (23 germinal an VII) il avait été réélu député au Conseil des Cinq-Cents par le département d'Indre-et-Loire.
Appelé à la présidence du gouvernement (19 juin), il dit à son collègue Gohier : « Nous voici membres d'un gouvernement qui, nous ne pouvons le dissimuler, est menacé de sa chute prochaine. Mais, quand la glace se rompt, les pilotes habiles peuvent échapper à la débâcle. » Pour son compte, il était déjà entré en relations avec Bonaparte, qu'il s'efforçait de convaincre de l'excellence de ses théories constitutionnelles. Ils s'entendirent facilement. Sieyès fut chargé de préparer l'adhésion des députés influents au coup d'Etat de brumaire, dont Bonaparte se réserva l'exécution. Le lendemain, Sieyès fut nommé le premier des trois consuls provisoires; mais quand il voulut appliquer sa constitution, dans laquelle, comme le dit Napoléon à Sainte-Hélène, il ne lui laissait, sans le titre de « grand électeur », que le rôle de « cochon à l'engrais », le général s'en débarrassa en l'envoyant au Sénat (22 frimaire an VIII), et en ajoutant à cette dignité le magnifique domaine de Crosne (Seine-et-Oise).
Président du Sénat, membre de la Légion d'honneur (9 vendémiaire an XII), grand-officier (25 prairial suivant), comte de l'Empire (3 juin 1808), grand-croix (3 avril 1813), membre de l'Institut (classe des sciences morales et politiques) depuis la création et de l'Académie française en 1804, Sieyès, qui avait quitté la présidence de la Chambre haute, n'assista pas à la séance du 1er avril 1814 où le Sénat vota l'adresse au peuple français, mais il vota la déchéance de l'empereur le lendemain.
Aux Cent-Jours, Napoléon Ier le fit entrer à la Chambre des pairs (2 juin 1815) ; mais la fortune de Napoléon lui parut assez compromise pour l'empêcher de siéger et de donner aucune adhésion à l'empire constitutionnel.
En décembre 1815, les menaces de réaction le firent partir pour Bruxelles ; une note de la police de la Restauration, du 14 mai 1827, dit : « Sieyès a de la fortune, vit bien à Bruxelles, voit très peu de Français, a manifesté le désir d'acheter une habitation, vit très retiré, ne se montre presque pas. »
Il rentra en France à la révolution de 1830, reprit sa place à l'Académie française et à l'Académie des sciences morales, et mourut à quatre-vingt-huit ans.
Son influence avait été considérable, au début de la Révolution, mais il resta étranger aux phases passionnées de ce grand drame, dont les développements effarouchèrent son esprit spéculatif et systématique. « Les hommes sont à ses yeux, dit Talleyrand dans ses Mémoires, des échecs à faire mouvoir. C'est un chef d'opinion, car il a le don de faire prévaloir la sienne ; ce n'est pas un chef de parti, parce que, si on l'écoute avec déférence, on le suit sans enthousiasme. »