Adolphe Thiers (11 janvier 1864)

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Adolphe Thiers : les cinq conditions nécessaires à la liberté (11 janvier 1864)

Adolphe Thiers, journaliste et historien, est Orléaniste, partisan d’une monarchie constitutionnelle libérale. Il a contribué à la mise en place de la monarchie de Juillet durant laquelle il fut deux fois Président du Conseil.
Opposé au coup d’État du 2 décembre 1851, il refuse de se rallier à Napoléon III, auquel il demande, le 11 janvier 1864, les « cinq libertés nécessaires » à la prospérité, au bien-être et à la sécurité dans un discours prononcé devant le Corps législatif. La réaction du peuple est immédiate : une foule se presse à son domicile pour le féliciter Le 31 août 1871, il devient le deuxième Président de la République française, et ce jusqu’au 24 mai 1873.

       

      

M. Thiers : Messieurs, je vous disais il y a quelques jours que bientôt je vous demanderais la permission de vous entretenir de la politique intérieure du pays, et que je saisirais cette occasion de vous donner quelques explications personnelles sur les motifs de ma présence dans cette assemblée, et sur les sentiments qui m'ont animé en y entrant. Je sais bien que les grandes assemblées ont autre chose à faire que de s'occuper des individus ; mais lorsque je vous demande la permission de vous entre¬tenir de moi un instant seulement, c'est un devoir que je crois remplir envers le pays, qui m'a élu sans me demander de profession de foi, et envers vous, mes collègues, dont je serais heureux de posséder la confiance. (« Très bien ! »)

Messieurs, il y a 34 ans que je suis entré pour la première fois dans cette enceinte [...]. Dans ce long espace de temps j'ai vu se succéder les choses, les hommes, les opinions, les affections même, et, au milieu de ce torrent qui semblait devoir tout emporter, les principes seuls ont survécu, les principes sociaux et politiques sur lesquels repose la société moderne. Ce n'est pas que dans certains jours ils n'aient paru singulièrement menacés. Nous avons vu des moments où l'ordre semblait tellement ébranlé qu'on se demandait comment la société pourrait se rasseoir. Plus tard, c'était l'idée de la liberté qui semblait effacée de l'esprit humain, et cependant l'ordre s'est rétabli et la liberté est prête à renaître. (Mouvement.)

Ces grands principes sont comme ces astres destinés à nous éclairer, qui s'enveloppent quelquefois de nuages pour paraître bientôt plus radieux. Une circonstance vous aura sans doute frappés ; c'est que les hommes eux-mêmes, si petits au milieu de la grandeur des événements, les hommes n'ont quelque valeur que par l'intelligence qu'ils ont eue de ces grands principes et par la fidélité qu'ils leur ont conservée. Quant à moi, il y a trois principes que j'ai toujours considérés comme devant faire la règle d'une vie honnête et bien ordonnée : c'est le principe de la souveraineté nationale, le principe d'ordre et le principe de liberté. (« Très bien ! Très bien ! »)

Je suis né, j'ai vécu dans cette école dite de 89 qui croit que la France a droit de disposer de ses destinées et de choisir le gouvernement qui lui convient. Je pense qu'elle ne doit user de sa souveraineté que très rarement, et que mieux vaudrait qu'elle n'en usât jamais, s'il était possible ; mais quand elle a prononcé, à mes yeux, le droit y est. (« Très bien ! Bravo ! ») Je pense que c'est manquer et à la loi et au bon sens que de chercher à substituer des vues particulières à sa volonté clairement exprimée. (« Très bien ! Très bien ! »)

Mais quand on est soumis au gouvernement légal de son pays, il y a deux choses qu'on est toujours en droit de lui demander : l'ordre et la liberté. (« Très bien ! »)

Quand la société est privée de l'ordre, elle est dans les angoisses [...]. Et ce qu'il y a de plus triste c'est qu'elle tend de tous ses vœux au despotisme. Si c'est la liberté qui manque, la société n'est pas plus heureuse : elle souffre différemment, mais elle ne souffre pas moins ; elle s'inquiète, elle s'agite sourdement, elle se sent humiliée ; et si, faute d'être assez consultée, elle s'aperçoit que ses destinées sont dirigées dans d'autres vues que les siennes, elle s'irrite ; elle voudrait le dire, elle ne le peut pas ; elle est toujours prête à éclater ; et tandis que privée d'ordre elle tend au despotisme, privée de liberté elle tend aux révolutions. (« Très bien ! Très bien ! ») [...]

M. le Président : Monsieur Thiers, si vous vouliez vous tourner un peu de mon côté... Les sténographes se plaignent de ne pas vous entendre.

quelques voix : La tribune !

M. Thiers : Monsieur le Président, par une vieille habitude de la tribune, je suis toujours tenté de me présenter de face à l'assemblée, devant laquelle je parle. (On rit.)[...]

Messieurs, quand on considère l'histoire des trois quarts du siècle écoulé, on est frappé de l'observation que voici : C'est que la France peut quelquefois se passer de la liberté, s'en passer au point de paraître l'avoir oubliée ; puis, quand l'esprit et les temps sont plus calmes, elle y revient avec une persévérance singulière et une force presque irrésistible. [...] Je demande à tous les hommes de sens, à tous les hommes d'expérience, si un besoin qui, trois fois étouffé depuis le commencement du siècle [le Consulat et l'Empire, la Restauration, la réaction après le printemps des peuples], trois fois reparaît avec une force irrésistible, si c'est là un besoin faux et factice dont il soit permis de ne pas tenir compte ? Non, messieurs, c'est un besoin de la raison humaine, qui devait être profondément senti chez une nation comme la nôtre, l'une des plus intelligentes et des plus fières de la terre. (Approbation.)

Et bien, messieurs, si c'est un besoin sérieux, arrive la seconde question : Dans quelle mesure faut-il y satisfaire ? Ah ! là, j'en conviens, la question est grave, immensément grave ; cependant, si l'on y pense bien sérieusement, toute grave qu'elle est, elle n'est pas insoluble. Je sais très bien que ce mot liberté ne laisse personne de sang-froid. Chez les uns elle excite des désirs illimités, chez les autres des craintes chimériques. Mais, messieurs, en ne consultant que l'expérience, en s'arrêtant à ce qui est incontestable, indiscutable, n'est-il pas possible de trouver, de déterminer ce que j'appellerai, en fait de liberté, le nécessaire ? [...] Et, je me hâte de vous dire que ce nécessaire, heureusement, est parfaitement conciliable avec nos institutions actuelles, pourvu, bien entendu, que ne soit pas tarie la source heureuse de laquelle est émanée le décret du 24 novembre. (Mouvements divers.)

Pour moi, messieurs, il y a cinq conditions qui constituent ce qui s'appelle le nécessaire en fait de liberté. La première est celle qui est nécessaire à assurer la sécurité du citoyen. Il faut que le citoyen repose tranquillement dans sa demeure, parcoure toutes les parties de l'État, sans être exposé à aucun acte arbitraire. Pourquoi les hommes se mettent-ils en société ? Pour assurer leur sécurité. Mais, quand ils se sont mis à l'abri de la violence individuelle, s'ils tombaient sous les actes arbitraires du pouvoir destiné à les protéger, ils auraient manqué leur but. Il faut que le citoyen soit garanti contre la violence individuelle et contre tout acte arbitraire du pouvoir. Ainsi, quant à cette liberté, qu'on appelle la liberté individuelle, je n'y insisterai pas ; c'est bien celle-ci qui mérite le titre d'incontestable et d'indispensable. Mais, quand les citoyens ont obtenu cette sécurité, cela ne suffit pas. S'il (sic) s'endormait dans une tranquille indolence, cette liberté, il ne la conserverait pas longtemps. Il faut que le citoyen veille sur la chose publique. Pour cela, il faut qu'il y pense, et il ne faut pas qu'il y pense seul, car il n'arriverait ainsi qu'à une opinion individuelle ; il faut que ses concitoyens y pensent comme lui, il faut que tous ensemble échangent leurs idées et arrivent à cette pensée commune qu'on appelle l'opinion publique ; et cela n'est possible que par la presse. Il faut donc qu'elle soit libre, mais lorsque je dis liberté, je ne dis pas impunité. De même que la liberté individuelle du citoyen existe à la condition qu'il n'aura pas provoqué la vindicte de la loi, la liberté de la presse est à cette condition que l'écrivain n'aura ni outragé l'honneur des citoyens, ni troublé le repos du pays. (Marques d'approbation.)

Ainsi, pour moi, la seconde liberté nécessaire, c'est cette liberté d'échange dans les idées qui crée l'opinion publique. Mais lorsque cette opinion se produit, il ne faut pas qu'elle soit un vain bruit, il faut qu'elle ait un résultat. Pour cela il faut que des hommes choisis viennent l'apporter ici, au centre de l'État - ce qui suppose la liberté de sélections -, et, par liberté des électeurs, je n'entends pas que le gouvernement qui est chargé de veiller aux lois n'ait pas là un rôle ; que le gouvernement qui est composé de citoyens n'ait pas une opinion : je me borne à dire qu'il ne faut pas qu'il puisse dicter les choix et imposer sa volonté dans les élections. Voilà ce que j'appelle la liberté électorale. Enfin, messieurs, ce n'est pas tout : quand ces élus sont ici mandataires de l'opinion publique, chargés de l'exprimer, il faut qu'ils jouissent d'une liberté complète ; il faut qu'ils puissent à temps,... - veuillez bien, messieurs, appréciez la portée de ce que je dis là -, il faut qu'ils puissent à temps apporter un utile contrôle à tous les actes du pouvoir. Il ne faut pas que ce contrôle arrive trop tard et qu'on ait que des fautes irréparables à déplorer. C'est là la liberté de la représentation nationale [...], et cette liberté est, selon moi, la quatrième des libertés nécessaires. Enfin, vient la dernière, -je ne dirai pas la plus importante, elles sont toutes également importantes -, mais la dernière dont le but est celui-ci : c'est de faire que l'opinion publique, bien constatée ici à la majorité, devienne la directrice des actes du gouvernement. (Bruit.)

Messieurs, les hommes, pour arriver à cette liberté, ont imaginé deux moyens, la République et la monarchie. Dans la République, le moyen est bien simple : on fait changer le chef de l'État tous les quatre, six ou huit ans, suivant le texte de la Constitution. Eh bien ! les parti¬sans de la monarchie ont voulu, eux aussi, être aussi libres que sous la République ; et quel moyen ont-ils imaginé ? C'est, au lieu de faire porter l'effort de l'opinion publique sur le chef de l'État, de le faire porter sur les dépositaires de son autorité, d'établir le débat non pas avec le Souverain, mais avec les dépositaires de son autorité, de manière que le Souverain ne changeant pas, la permanence du pouvoir étant assurée, quelque chose change : la politique, et qu'ainsi s'accomplisse ce beau phénomène du pays placé sous un monarque qui reste au-dessus de nos débats, du pays se gouvernant lui-même par sa propre pensée et par sa propre opinion. (Mouvement prolongé en sens divers.)

Eh bien ! de ces cinq conditions de la liberté que j'appelle nécessaire, incontestable, indispensable ; de ces cinq conditions lesquelles avons-nous ? Lesquelles nous restent à acquérir ? Lesquelles pouvons-nous avoir ? Je le répète, toutes. (Bruit.) [...].

Il n'est pas besoin de bouleverser nos institutions pour vous les donner. Vous voyez que pour la liberté individuelle, il suffit de laisser tomber la loi de sûreté générale ; que pour la presse, il ne faudrait pas toucher à la Constitution, il faudrait changer seulement un ou deux articles du décret sur la presse ; que pour la liberté électorale, il faudrait changer quelques pratiques ; que pour la liberté que j'appelle la liberté de la représentation nationale, il faudrait introduire un usage ici, celui d'interpeller les ministres, qui a existé dans tous les temps et qui existe partout ; et quant à la principale des libertés, celle qui consiste à établir le débat, en laissant le Souverain toujours au-dessus de nous, toujours étranger à nos discussions, qui consiste à rétablir le débat avec les ministres, pour celle-là il ne faut qu'un ou deux décrets comme l'Empereur en a déjà rendu plusieurs. [...]

Je le déclare donc ici en honnête homme, si on nous donne cette liberté nécessaire, quant à moi, je l'accepterai, et on pourra me compter au nombre des citoyens soumis et reconnaissants de l'Empire.

M. Glais-Bizoin : Qu'on la donne immédiatement ! (Exclamations.)

M. Thiers : Mais, si notre devoir est d'accepter, permettez-moi de vous le dire, le devoir du gouvernement est de donner. Et qu'on n'imagine pas que je veuille ici tenir le langage d'une exigence arrogante ; non, je sais que pour obtenir il faut demander avec respect. C'est donc avec respect que je demande. Pour moi je ne demanderai jamais rien ; pour mon pays je n'hésiterai jamais à demander avec le ton de déférence qui convient. Mais, qu'on y prenne garde, ce pays aujourd'hui à peine éveillé, ce pays si bouillant, chez lequel l'exagération des désirs est si près de leur réveil, ce pays qui permet aujourd'hui qu'on demande pour lui du ton le plus déférent, un jour peut-être il exigera. (Exclamations sur un grand nombre de bancs. - Applaudissements sur quelques autres. La séance est suspendue pendant dix minutes.)