Agricol Perdiguier (9 septembre 1848)

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Agricol Perdiguier : Le maintien de la limitation des horaires de travail (9 septembre 1848)

Le 2 mars 1848, un décret du gouvernement provisoire limite la journée de travail à 10 heures à Paris et à 11 heures en province.

Au nom de la libre concurrence, cette mesure est mise en cause par l'Assemblée constituante élue le 23 avril.

Agricol Perdiguier refuse que cette conquête soit abandonnée.

  

Le citoyen Perdiguier. Citoyens représentants....... le décret du 2 mars était une conquête des ouvriers ; ils croyaient que le travail serait dorénavant pour eux moins meurtrier et le salaire assez élevé pour qu'il leur fût possible de vivre en travaillant. Cependant ce décret, qui leur donnait espoir, va être abrogé.

Si nous voulons en croire MM. Buffet, Charles Dupin, Léon Faucher, le décret en question attentait à la liberté des ouvriers, et ne pouvait que nuire à tous leurs intérêts. Qu'il me soit permis, à moi, simple artisan, d'être d'un sentiment contraire au leur.

Plus l'ouvrier travaille, moins il gagne ; moins il gagne, moins il consomme ; moins il consomme, plus il souffre, et plus il souffre, plus nous approchons des révolutions.

Il ne faut pas dire que la République est la cause du mal ; il est plus vrai de dire que la République est venue parce que le mal était intolérable pour le grand nombre.

Depuis très longtemps le salaire baissait, le gain des ouvriers et des maîtres était toujours moindre, et pendant qu'ils vendaient, maîtres et ouvriers, toujours moins cher leur peine et leur sueur, on leur vendait toujours plus cher à eux la viande, le bois et toutes les matières dont ils avaient besoin : on leur faisait payer toujours plus cher les loyers et l'intérêt du capital.

Le prix du travail, de la main d'oeuvre, n'étant plus en rapport avec le prix de tout ce qui est nécessaire à la vie du travailleur, il y a eu déplacement de la richesse publique ; les uns se sont ruinés en travaillant, les autres sont devenus les maîtres de tout en ne travaillant pas.

Les hommes se sont livrés à l'égoïsme, à la cupidité ; ils ont manqué de justice, et une révolution est devenue nécessaire.

Croyez-le, quand une révolution éclate, et surtout une révolution provoquée par la misère des masses, révolution toute sociale, elle éclate parce que nous avons péché, et c'est Dieu qui nous l'envoie. Au lieu donc de nous raidir et de fermer les yeux à la lumière, soyons justes, et alors cette révolution, au lieu de nous apporter la mort, nous apportera la vie.

Gardons-nous de suivre les errements du passé : Louis-Philippe est tombé, mais il est tombé avec son système, système usé ; et vouloir maintenant remettre à neuf ce système égoïste, c'est tenter l'impossible.

L'économie politique, qui a, pendant dix-sept ans, fait la cour à Louis Philippe, qui lui disait : « La richesse publique augmente ; le bien-être des populations augmente, tout va de mieux en mieux ; allez, marchez en avant et ne craignez rien, l'avenir est à nous » ; cette économie politique, aveugle, imprévoyante, n'a pas le droit, après avoir causé la chute d'un règne, de s'imposer avec orgueil à un règne nouveau. Le mal qu'elle a fait, elle est impropre à le réparer ; elle ne peut que l'aggraver encore.

On ne veut pas que dix heures de travail, qui met la journée à douze heures en y comprenant le temps de manger, soit assez longue pour le travailleur ; on ne veut pas que le salaire de l'ouvrier soit relevé, on pense que cela nuirait à notre commerce et nous mettrait dans l'impossibilité de soutenir la concurrence avec les étrangers. Ainsi, maintenons, excitons la concurrence !

Les fabricants anglais disent à leurs ouvriers : les Français livrent la marchandise à plus bas prix que nous, ils vendent et nous ne vendons pas ; il faut donc vous résoudre à voir baisser votre salaire, faute de quoi, plus de travail, et partant, plus de pain ; et l'ouvrier cède.

Les fabricants français disent à leurs ouvriers : Les ouvriers anglais viennent de consentir à une baisse de salaire ; il faut vous résoudre à travailler à meilleur marché qu'eux si vous voulez que nous puissions vendre. Consentez, ou sinon plus d'ouvrage ; et l'ouvrier consent.

Les mêmes arguments sont tour à tour employés en Angleterre et en France. On met en concurrence les ouvriers de ces deux nations sur tout, et on les ruine, et on les tue les uns par les autres.

Ce système, qui détruit l'intelligence, la moralité, la vie même chez le plus grand nombre des hommes, est trop antichrétien, trop antisocial, pour qu'il puisse longtemps se maintenir. Voyez l'état de l'Europe en ce moment : partout l'ouvrier se manifeste, partout l'ouvrier réclame ; l'ancien ordre social semble être mis en question, tout cela doit avoir sa cause quelque part.

Les ouvriers souffrent, les ouvriers pâtissent, les ouvriers meurent de faim, et vous croyez qu'il n'y a rien à faire ; que les gouvernements doivent rester indifférents devant de telles calamités ! Vous pensez que cela ne les regarde pas !

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Ceux qui veulent conserver, exciter la concurrence criminelle de nos jours, sont-ils vraiment sincères ? Ceux qui veulent mettre en concurrence les travailleurs avec les travailleurs, ceux qui veulent mettre les journées au rabais et les adjudications au rabais, sont-ils vraiment conséquents avec leurs principes ? S'il en est ainsi, introduisons la concurrence partout. Mettons à l'adjudication les places de procureurs, d'avocats généraux, de présidents de cour criminelles, celles de professeurs et de tous les employés de l'État ; choisissons, en toute chose, ceux qui voudront travailler au plus bas prix, et exigeons d'eux le bon marché et des travaux de quelque valeur. Faisons en sorte que le Gouvernement soit à bon marché, que les denrées soient à bon marché, et alors les ouvriers pourront travailler à bon marché et soutenir la concurrence sans être réduits à pâtir ou à mourir de faim.

Pensez-vous que, si l'ouvrier gagnait un peu plus, la France serait ruinée ? Ne le croyez pas.

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La France est riche, plus riche que jamais : le peuple souffre, il souffre plus que jamais, et son avenir est effrayant. Pourquoi cela, messieurs ? En serait-il ainsi si nous étions justes, si nous étions humains et fraternels ? Non, il n'en serait pas ainsi.

On a beau dire qu'il faut de l'ordre, qu'il faut du calme, que le commerce ne reprendra que quand la confiance sera revenue.

On oublie que notre société est malade, qu'elle souffre d'un mal réel, et que c'est au milieu de l'ordre, du calme et de la paix, qu'elle a contracté ce mal.

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Plus de salaires, plus de consommation de la part du plus grand nombre, et partant, plus d'échanges, plus de commerce.

Si l'ouvrier reçoit un salaire équitable, s'il touche un argent qu'il a gagné à la sueur de son front, cet argent, il ne le cache pas dans la terre, il le dépense ; il se nourrit alors un peu mieux, il se vêt, il se meuble, il se procure des livres, il envoie ses enfants à l'école, il leur donne les soins qu'ils méritent. L'argent gagné et dépensé par les ouvriers fait travailler les aubergistes, les tailleurs, les cordonniers, les chapeliers, les fabricants de meubles, les marchands de toiles et d'étoffes, les instituteurs, les imprimeurs, les libraires, les boutiquiers de toutes sortes.

Ceux-ci se font encore travailler les uns les autres, font travailler d'autres travailleurs. Toutes les industries, toutes les sciences, tous les arts en profitent, et je n'excepte ni les théâtres ni les autres lieux de divertissement. Comme chacun mange et boit, le cultivateur vend ses denrées pour se procurer ensuite les produits des villes, qui consomment les siens. Chacun paye alors son loyer ou son fermage, l'État perçoit les impôts directs et indirects, riches et pauvres s'en trouvent bien, et la vie circule dans la société. Mais, si l'ouvrier ne touche pas le salaire auquel il a droit, s'il se ruine en travaillant, s'il ne peut consommer et vivre, sa souffrance fait naître d'autres souffrances, la haine naît dans la société, et les révolutions éclatent.

C'est Dieu qui le veut ainsi pour punir les hommes de leur égoïsme, de leur iniquité, et les rappeler au devoir, qu'ils avaient oublié.

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Ce décret du 2 mars, que la masse des ouvriers recevaient comme un bienfait, comme chose sainte, n'est pas du goût de MM. les économistes.

M. Charles Dupin nous a dit dans la séance du 31 août, à propos de la réduction des heures du travail :

« Ce décret consacrait une heure de travail de moins, comme un cadeau, comme un présent, comme un bienfait pour les départements, et deux heures de moins à Paris pour joyeux avènement et pour récompense de la victoire ! C'était pour ainsi dire la couronne dorée qu'on posait sur le front, je ne dirai pas des vrais travailleurs, mais des mauvais ouvriers qui ne chérissent le travail qu'à l'état de minimum ».

M. Buffet nous disait le 30 août, à propos du marchandage :

« Je dis que l'ambition pour l'ouvrier d'arriver, par des moyens honnêtes, à devenir entrepreneur, est une ambition parfaitement légitime. Aussi quels sont ceux des ouvriers qui avaient particulièrement pris en haine les marchandeurs ? Ce sont ceux chez qui cette noble émulation n'existe pas, et qui avaient plus d'aversion pour celui d'entre eux qu'ils voyaient sur le point de s'élever et devenir entrepreneur à son tour que pour l'entrepreneur qui l'était depuis longtemps. C'est cette haine spéciale que les ouvriers les moins dignes, les moins laborieux, avaient contre les marchandeurs et leurs camarades, plus capables et plus intelligents, qui a fait demander la suppression du marchandage ».

Citoyens représentants, je suis ouvrier, moi, un ouvrier véritable, et si M. Charles Dupin et M. Buffet pouvaient en douter, je suis prêt à leur donner des preuves de ma capacité dans ma partie. Cependant je suis pour la diminution de la longueur de la journée ; je suis pour la suppression du marchandage. Eh quoi ! par le seul fait de cette opinion, de cette croyance, que je partage avec presque tous les ouvriers, je suis donc un mauvais ouvrier, un paresseux, suivant M. Charles Dupin ? Je suis donc un envieux, un ouvrier des moins dignes, des moins laborieux, des moins capables, suivant M. Buffet ?

Je proteste contre ces manières de discuter ; je proteste contre ces insultes, ces calomnies, et je proteste en mon nom et au nom de tous mes camarades si indignement traités.

Je m'arrête, et je n'ai plus que deux mots à dire.

Je vois que le décret du 2 mars ne méritait pas toutes les insultes qu'on lui a dite ; que M. Charles Dupin, que M. Wolowski, que le Gouvernement, s'y rattachent jusqu'à un certain point.

Le principe qu'ils semblaient repousser, ils l'admettent : il ne s'agit dorénavant que du plus ou du moins.

Parmi les ennemis ardents du décret du 2 mars, un seul est resté inflexible : un seul est parfaitement logique : c'est M. Léon Faucher. Cependant je sais bon gré à ceux qui abandonnent une logique si dure, se laissent attendrir par le sort des travailleurs, et s'approchent de la justice le plus qu'ils le peuvent : je les en remercie.

Mais ils veulent régler la journée à douze heures de travail, et à quatorze en y comprenant deux heures pour deux repas. Une journée de quatorze heures est trop longue, surtout dans un temps où tant d'ouvriers sont sans ouvrage. Ainsi je vote pour le maintien du décret du 2 mars.