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Hippolyte Detours : L'inviolabilité du suffrage universel (15 septembre 1848)
Inscrit dans la Constitution de 1793, mais appliqué pour la première fois en 1848, le suffrage « universel » (dont on excepte encore les femmes) est une conquête menacée. Hippolyte Detours demande qu'il soit consacré, dans le préambule de la Constitution de la IIe République, comme un droit imprescriptible qu'aucune assemblée ne pourrait suspendre ou altérer |
Le citoyen président. M. Detours propose de terminer le préambule par l'article additionnel suivant :
« Toutefois, et préalablement, l'Assemblée nationale, élue en vertu du droit universel de suffrage, source et base de tous les pouvoirs dans la République, doit déclarer et déclare solennellement que le droit qu'a tout citoyen français majeur de participer personnellement à l'élection des représentants du peuple est un droit préexistant, souverain, imprescriptible, qu'il n'appartient à aucune assemblée quelconque, même à celle de révision, de suspendre, d'altérer ou d'amoindrir. »
La parole est au citoyen Detours pour développer cet article additionnel. (La question préalable !).
Le citoyen Detours. Il faut m'entendre, citoyens représentants ; l'amendement que je vous présente est assez grave et assez sérieux pour mériter de votre part un moment d'attention. (Parlez !). J'ose dire que mon amendement est appuyé déjà par beaucoup de représentants qui le connaissent, et je crois que l'Assemblée ne fera que remplir son devoir en m'accordant quelques instants d'attention ; je ne serai pas long. (Parlez ! parlez !).
J'ai déjà présenté à l'Assemblée l'autre jour un amendement beaucoup plus étendu, beaucoup plus vaste, qui avait pour but de définir les droits antérieurs et supérieurs aux lois positives et à la Constitution ; cet amendement fut présenté par moi avec la conviction qu'il répondait aux désirs de toutes les opinions dans cette Assemblée ; cet amendement fut rejeté, et j'ai su depuis, j'ose le dire, j'ai su depuis que beaucoup de représentants avaient regretté de l'avoir rejeté. (Rires et approbation).
Maintenant, citoyens, je présente un amendement beaucoup plus restreint, mais qui part du même principe, qui est rédigé avec les mêmes intentions, et qui répond au même but. Seulement, au lieu de garantir des dangers de la révision, au lieu de préserver des atteintes des partis, atteintes que je ne redoute que trop, tous les droits qui me paraissent imprescriptibles et antérieurs, je me borne, citoyens, à vous demander de préserver de la révision, de préserver de toute atteinte, de toute modification, le droit électoral des citoyens. (Marques d'assentiment).
Eh bien, citoyens représentants, remarquez que votre projet de Constitution commence par les mots : « l'Assemblée nationale décrète. » Il est donc clair que, dans l'article que vous consacrez au suffrage universel, le droit n'est plus qu'un octroi, qu'une concession, ou, du moins, qu'une institution de l'Assemblée ! On a beau dire ; il n'y a dans le projet de Constitution aucune réserve, aucune explication, aucune disposition qui puisse atténuer le danger des expressions générales qui ont été employées. Il reste toujours que le suffrage universel, tel qu'il est mentionné dans votre projet de Constitution, n'est plus qu'une oeuvre décrétée par l'Assemblée, une institution de l'Assemblée, et, par conséquent, une institution absolument soumise (aux termes mêmes du projet) à la révision, aux modifications de l'opinion, ainsi que parle le rapport de notre honorable président, aux modifications successives des opinons. (C'est vrai ! c'est vrai !).
Je dis, citoyens représentants, que cela ne peut pas rester ainsi ; je dis que le suffrage universel, qui est votre origine, la source sacrée de tout pouvoir, ne peut être octroyé, institué ; qu'il n'est pas dans votre droit, dans vos pouvoirs de le décréter, de l'établir ; que ce serait là une entreprise illégitime, une véritable usurpation, un empiétement ridicule même ; car vous n'êtes rien sans ces droits que vous prétendez écrire et décréter, sans ces droits souverains que vous devez respecter, auxquels votre main ne peut toucher en aucun cas, en aucun jour, sous aucun prétexte, et sur lesquels la majorité du peuple tout entier ne peut pas plus entreprendre que nous. (Oh ! oh ! - Bien ! bien !).
Vous ne pouvez qu'une seule chose, et c'est cette chose que je vous engage à faire : déclarer solennellement avant toute délibération sur cette Constitution, oeuvre fragile et transitoire de vos mains ; déclarer solennellement, en présence de Dieu et du peuple, que le droit électoral et universel des citoyens est primordial, sacré, imprescriptible et souverain ! Faites cela, et ce sera là bien plus qu'une vaine Constitution d'un jour, un monument... non de votre art politique, mais de votre haute raison, de votre bon sens, de votre intelligence des vraies conditions du droit populaire, des périls qui le menacent, et des moyens qui vous sont ouverts pour le préserver et le garantir ! (Bien ! très bien !).
S'il en est autrement, si l'Assemblée résiste à ma demande, à ce voeu que je viens porter à cette tribune, je dis que le droit électoral court dans la Constitution le plus grand péril. Et, en effet, citoyens représentants, n'est-il pas vrai que la Constitution, quelque vénérable qu'elle soit, quelque parfaite qu'elle soit, n'est qu'un engagement pris par la nation envers elle-même, c'est-à-dire un contrat unilatéral qui n'engage cette nation en aucune façon, de telle sorte que, s'il lui plaît demain de la briser, elle ne commettra ni délit ni quasi délit, elle ne commettra aucune faute, et qu'il n'appartiendra à personne ici de la censurer, de la blâmer et de l'entraver ; elle sera dans son droit ; elle ne relève que d'elle-même (bruit) ; elle observera la Constitution autant qu'il lui plaira de l'observer ? (exclamations).
Ah ! si, dans cette Constitution, la majorité n'avait pas le droit de toucher aux droits qui sont garantis à la minorité, je reconnaîtrais que cet acte aurait de la valeur ; la Constitution porterait la garantie des droits ; elle serait un contrat bilatéral, elle engagerait la majorité à l'égard de la minorité ; mais il n'en est pas ainsi. La majorité est maîtresse de la minorité ; elle peut réviser, elle peut modifier, elle peut supprimer ; et puisque vous n'exceptez pas le droit électoral, puisque vous n'avez employé aucune réserve, puisque vous n'avez employé aucune espèce de précautions pour dégager le droit électoral, pour le préserver, il est de toute évidence que l'Assemblée prochaine de révision pourra modifier le suffrage universel. (C'est vrai ! - Bien ! bien !).
Me répondra-t-on quelque chose de raisonnable ? On me dira que le suffrage universel dérive essentiellement de la souveraineté du peuple ! A cela j'oppose une chose bien simple. Lorsqu'en 1830 on voulut faire reconnaître la souveraineté du peuple, on répondit que la souveraineté du peuple n'avait pas besoin d'être déclarée, parce qu'une assemblée ne devait pas paraître octroyer aux citoyens des droits qui leur appartiennent essentiellement. On passa outre, et la souveraineté du peuple s'est réalisée dans le monopole électoral !
Citoyens représentants, faites attention que les hommes qui ont proscrit, qui ont bafoué le suffrage universel, qui l'ont méconnu, calomnié, dénoncé comme un fléau, comme le déchaînement de l'anarchie, qui l'ont déclaré impossible pendant dix-huit ans, pensez que ces honorables citoyens sont parmi vous, qu'ils sont les princes de cette tribune, qu'ils se croient maîtres de l'avenir ! Faites attention, je vous conjure, à leurs tendances, à leurs discours d'aujourd'hui ! Ce sont les mêmes hommes ! oh ! bien les mêmes !
Ils n'ont pas changé ; ils n'ont rien abjuré de leur dédain pour le suffrage universel : Soyez sûrs de leur superbe ténacité : Eh ! ne les avez-vous pas entendus dans toutes les questions qui ont été portées à cette tribune ? Ces hommes sont debout, guerroyants et arrogants dans la même ligne, pour les mêmes projets ! Ils sont pétrifiés dans leurs vieux préjugés, dans les mêmes instincts, dans le même scepticisme et la même incrédulité à l'endroit du progrès et des grandes vérités qui assiègent le monde et qui font effort pour pénétrer dans les lois !
Ils devraient pourtant s'amender un peu à l'égard du suffrage universel, qui a été sage, qui leur a fait grâce ; mais s'il a été sage, le sera-t-il toujours ? On ne le croit pas : le suffrage universel n'est-il pas par hasard une de ces choses, dont on disait hier à cette tribune qu'on en laisserait passer beaucoup dans la Constitution, quoi qu'on en fût mécontent et effrayé ? (Bien !).
Citoyens représentants, nous entendrons bientôt contre le suffrage universel ce que nous avons entendu pendant dix-huit ans !... Qu'il ose envoyer ici trop de forces à la démocratie ; j'ose assurer qu'il sera modifié. On ne le supprimera pas tout de suite, et, en effet, cela serait malaisé, si près encore des grands jours de Février ! Mais on commencera par interdire le droit électoral aux citoyens illettrés ! Et déjà, on propose ici même cet attentat au droit souverain et préexistant ! Un amendement est déposé dans ce but. Après le premier succès, si on l'obtient, on essayera de plier le suffrage universel à deux, trois et quatre degrés, et, enfin, on retirera de l'arsenal l'arme du monopole, et.... (Aux voix ! aux voix !).
Vous n'irez pas encore aux voix, messieurs, vous qui êtes si pressés d'en finir avec ces trop justes prévisions : J'ai pris des précautions contre vous ; et je saurai vous forcer à examiner et à réfléchir ! (Rumeurs - A gauche et à droite. Parlez !).
Je dis, citoyens, que le suffrage universel court le plus grand péril....
Un membre. Non, citoyens ! (On rit).
Le citoyen Detours. Dans ce cas, quel est votre devoir !.... (Aux voix ! Aux voix !).
Le citoyen président. Attendez que l'orateur ait terminé ses développements.
Le citoyen Detours. Ce sont ceux qui disent « Aux voix » dont je redoute les intentions et les projets contre le suffrage universel ! (Exclamations diverses).
Le citoyen Bourbousson. Ce sont les votes que vous redoutez !
Le citoyen Detours. Ceux qui sont attachés au suffrage universel, ceux qui savent qu'il est la base de tous les pouvoirs, ceux-là ne sont pas indifférents à la cause que je porte à cette tribune en bon citoyen, ceux là ne dédaignent pas, n'offensent pas par des interruptions inconvenantes un loyal représentant qui s'alarme des dangers qui menacent le droit du peuple.
Un membre à droite. C'est vous qui offensez ! (Bruit).
Le citoyen Detours. Je demande donc que le préambule de la Constitution se termine par une déclaration solennelle, telle que je l'ai rédigée, portant que le suffrage universel est un droit sacré, imprescriptible, antérieur et supérieur à la Constitution, qu'aucune assemblée quelconque, même celles de révision, ne peut en aucun cas réviser, modifier ni supprimer.
Voilà ce que je demande.