Paul Rabuan (15 septembre 1848)

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Paul Rabuan : L'abolition complète de la peine de mort (15 septembre 1848)

Un des tout premiers actes du gouvernement provisoire fut d'abolir la peine de mort en matière politique. Lors du débat sur le projet de Constitution, Paul Rabuan demande à l'Assemblée nationale de décider l'abolition complète de la peine capitale, et donc de l'étendre à la matière criminelle. Son argumentation repose sur le caractère illégitime, illégal et inutile de cette peine qui ne sera supprimée qu'en 1981.

   

      

Le citoyen Paul Rabuan. À presque toutes les époques, il s'est rencontré des hommes généreux qui ont demandé l'abolition de la peine de mort. Ainsi, comme on l'a rappelé tout à l'heure, au commencement de la grande Révolution, l'abolition de la peine de mort fut demandée.

Il est vrai que plus tard on en fit un étrange usage, pour ne pas dire un horrible abus ; mais la pensée généreuse était là, elle resta. C'était un jalon posé dans la voie que nous devons suivre.

En 1832, lors de la révision du Code pénal, il fut aussi question de l'abolition de la peine de mort, et, si je ne craignais d'abuser des moments de l'Assemblée, je lui mettrais sous les yeux un passage du rapport de M. Dumont, qui était rapporteur de la révision du Code pénal à cette époque.

Quoi qu'il en soit, messieurs, nous sommes dans des circonstances plus favorables, la question, ou du moins la solution de la question a fait un pas.

Un décret du Gouvernement provisoire a aboli la peine de mort en matière politique. Un article du projet de Constitution propose également l'abolition de la peine de mort en matière politique; mais la peine de mort, en matière purement criminelle, serait maintenue, et c'est contre cette rédaction du législateur de 1848, que je viens aujourd'hui m'élever.

Le sujet est immense : on a écrit là-dessus des volumes, mais je ne veux point ici faire de la science mal à propos ; avec un dictionnaire c'est essentiellement facile ; je me bornerai à vous présenter quelques idées générales qui m'ont frappé. Je développerai cette double proposition : la peine de mort est-elle légitime ? La peine de mort est-elle utile ?

Sur le premier point, tous les criminalistes sont d'accord que le but de toute peine est le maintien de l'ordre, la protection du droit, la défense de la société. Si cette prémisse est vraie, nous sommes inévitablement amenés à conclure que la société a épuisé son droit quand elle a réussi à se préserver, à se défendre. Or, si elle peut se préserver, si elle peut se prémunir contre les attaques dirigées contre elle, par tout autre moyen que la peine de mort, je dis que cette peine doit être écartée. Or par la déportation, par le bannissement, par d'autres moyens que vous connaissez tout aussi bien que moi il est certain que la société se préserve suffisamment contre les attaques dont elle est l'objet.

La société a le droit de se préserver, elle n'a pas celui de se venger ; voilà qui est positif. Or, dans l'application de la peine de mort, la société se venge. Je ne reconnais d'homicide légitime que dans un seul cas : ce cas est écrit dans nos lois, c'est celui de la légitime défense : mais, pour que l'homicide soit permis, il faut que le péril auquel on est exposé soit insistant, imminent, terrible, il faut surtout qu'il soit actuel. Ainsi, si l'on m'attaque, si ma vie est en danger, j'ai le droit de me défendre, jusqu'à ôter la vie à mon adversaire ; mais remarquez que lorsque l'on conduit le condamné au supplice, il est désarmé, il n'y a plus de péril pour la société ; elle excède donc son droit, elle se venge. Et remarquez jusqu'à quel point il y a excès de droit. Lorsque le meurtrier a frappé, il pouvait, jusqu'à un certain point, être excusé par la passion, et c'est précisément à cause de cela que le législateur de 1832 a introduit les circonstances atténuantes dans le système de la pénalité française. La société, au contraire, quand elle frappe, elle frappe de sang-froid ; oui, je le répète, il y a excès de droit, et je terminerai sur ce premier point par une dernière observation. Ce qui est mal, ce qui est faux isolément, est également mal et faux collectivement. Un homme n'a pas le droit de tuer quand il est isolé ; la société tout entière, c'est-à-dire une collection d'individus, ne l'a pas davantage.

C'est vrai, messieurs, pour toutes les fautes, pour tous les vices, pour tous les crimes. Le mensonge est un vice odieux pour les individus ; est-ce que la société a le droit de mentir ? La haine, l'envie sont également des crimes suivant les détails et les applications. Est-ce que la société peut se livrer à ces passions, parce qu'elle sera une collection d'individus ?

Pourquoi y aurait-il une exception pour le plus odieux de tous les crimes, le meurtre ? Comment ! la société n'aura pas le droit de mentir et elle aura le droit de tuer, bien qu'un seul individu ne l'ait pas ?

Je crois que la peine de mort est illégitime et illégale, au point de vue purement social. Mais si, comme l'honorable préopinant, nous voulons examiner la question au point de vue moral et religieux, nous serons encore bien plus frappés de l'immoralité, de l'illégitimité de la peine de mort. En effet, messieurs, nous admettons tous, ou presque tous, le dogme des peines et des récompenses ; nous savons et nous admettons tous que le repentir est la seule voie ouverte pour le salut. Eh bien, voilà un homme qui a commis un crime horrible, un parricide, par exemple, un crime contre la patrie ; il lui faudrait toute une vie de repentir, pour se réhabiliter : vous lui accordez un jour. La peine de mort est antichrétienne. (Très bien ! très bien !).

Je vous le demanderai : de quel droit limiterez-vous la vie de l'homme ? Ce droit n'appartient qu'à Dieu ; il a créé l'homme; vous ne pouvez lui donner la vie, vous n'avez pas le droit de la lui ôter.

Dans l'application de cette peine, il y a quelque chose qui effraye. Ainsi, voilà une créature qui vit, qui pense, vous allez la détruire.

Il a fallu trente ans à Dieu pour l'amener au degré de maturité où elle est arrivée aujourd'hui, et vous, dans une seconde, vous allez la détruire.

Mais enfin, si cet homme que vous frappez était innocent, et cela s'est vu, la justice humaine est faillible, quand vous l'aurez coupé en deux, quand vous en aurez fait deux tronçons, pourrez-vous le reconstruire ? (Rumeurs et rires).

Ne riez pas, messieurs, ceci est sérieux. La réhabilitation est écrite dans la loi ; elle rétablit la réputation, elle rend l'honneur à la famille, mais elle ne rend pas la vie à l'homme.

Qu'est-ce que la société nous donne ! elle nous donne la vie civile, elle ne nous donne pas la vie naturelle. Qu'à-t-elle donc le droit de nous enlever, de nous reprendre ? Ce qu'elle nous a donné, la vie civile, pas davantage.

J'ai dit que la peine est illégitime, illégale ; j'ajoute qu'elle est inutile.

Effectivement, on vous l'a dit tout à l'heure, et il est important d'insister sur ce point ; plus les lois sont sévères, plus habituellement les moeurs sont mauvaises.

Ainsi, par exemple, à Madrid, on pend les voleurs ; nulle part on ne vole plus qu'à Madrid.

Sous Louis XIV, sous Richelieu, le duel était puni de mort ; jamais on ne s'est tant battu en duel.

Vous voyez qu'aujourd'hui nos lois vont perpétuellement en s'adoucissant : aujourd'hui on ne punit plus de mort les faux-monnayeurs ; fait-on plus de fausse monnaie qu'autre fois ? On ne punit plus de la peine de mort les contrefacteurs des sceaux de l'État ou des billets de banque ; en apercevez-vous plus qu'autrefois en circulation ? Non.

Le spectacle du supplice est immoral. Les condamnés sont de deux sortes : ou patients et résignés, et alors on oublie leurs fautes, et l 'intérêt se tourne vers eux ; ou, plus souvent, effrontés et impudiques, et on les voit bravant l'échafaud, riant sous la hache, jouant avec le couperet : pensez-vous qu'un tel spectacle soit bien de nature à moraliser les masses ?

Non, certes, et, quoi qu'en ait dit M. de Maistre, le bourreau n'est pas le dernier mot de la société.

Ce qu'il faut faire, il faut instruire les hommes, cela vaudra mieux que de les tuer. Quand vous aurez répandu l'éducation, lorsque vous aurez appris aux hommes de toutes conditions à apprécier les bienfaits de la liberté, les bienfaits de l'honneur, la peine de mort deviendra inutile.