Pierre-Etienne Flandin (8 mai 1919)

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Pierre-Etienne Flandin, « Dans peu de temps, vous appellerez les femmes à siéger sur ces bancs. » (8 mai 1919)

Le 6 août 1914, René Viviani, Président du Conseil, lance son « Appel aux femmes françaises » qui rencontre un franc succès puisque la mobilisation féminine est spectaculaire, aussi bien dans les exploitations agricoles que dans les usines d’armement, et contribue largement à la victoire finale.
Cette forte participation féminine à l’effort de guerre ravive la question du droit de vote des femmes, déjà réclamé par Olympe de Gouges en 1791 dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, et repris ensuite par le mouvement suffragiste.
Pierre-Etienne Flandin, député de l’Yonne, est rapporteur de la commission du Suffrage universel. Il s’engage en faveur du vote des femmes et défend une proposition de loi prudente – afin de rassurer le Sénat conservateur – qui limiterait le vote des femmes aux élections municipales, générales et d’arrondissement.
La Chambre adopte la proposition de la commission, tandis que le Sénat la rejette au bout de trois ans, ce qu’il fera à nouveau en 1925, en 1932 et en 1935. La France, très en retard par rapport à ses voisins européens, devra attendre l’ordonnance du 21 avril 1944 pour que le suffrage devienne réellement universel.

 

   

M. Pierre-Etienne Flandin, rappor­teur : Messieurs, entreprendre de démontrer, à une assemblée composée exclusivement de représentants du sexe masculin, que la stricte application des principes démocratiques sur lesquels est fondée la république l'oblige à accorder désormais aux femmes la capacité politi­que pourrait sembler audacieux.

C'est qu'en effet nos pères et nous-mêmes, nous nous sommes réclamés de ces principes, que nous pensons même les avoir appliqués dans notre droit public, sans que jusqu'à présent nos ins­titutions politiques accordassent le moindre droit de suffrage aux femmes. En France, les revendications du suf­frage universel se sont bornées jusqu'ici aux demandes des hommes et il sem­blait à nos pères qu'avoir étendu le droit de vote aux électeurs masculins même infirmes et même illettrés, cela suffisait et que point n'était besoin d'y appeler les femmes, car ils se souve­naient de ce que disait notre vieux maî­tre Rabelais :

« Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant muable, tant variable, tant inconstant et imparfait, que nature me semble s'être égarée de ce bon sens par lequel elle a créé et formé toutes choses, quand elle a bâti la femme ! »

Cependant, voici que depuis vingt ans, autour de notre démocratie un peu fatiguée et vieillissante, de toutes parts, les femmes ont été appelées à prendre part à la vie politique.

C'est la Norvège, la Suède, le Danemark, ce sont les États de l'Améri­que du Nord, de l'Australie, la Nou­velle-Zélande, la Finlande, qui, les premières, ont appelé les femmes à la vie publique. Puis, et surtout, depuis que la guerre a bouleversé la quiétude du monde, ce sont les nations plus voi­sines de la nôtre, c'est l'Angleterre, c'est la nouvelle Allemagne démocrati­que, c'est la Russie, c'est l'Autriche, c'est, hier, enfin, la Belgique.

De toutes parts, le mouvement se précipite et la question se pose de savoir si nous serons les derniers à le suivre.

Laissez-moi vous dire que nous ne pourrions-nous obstiner, à mon sens, dans cet esprit conservateur qui a été de tout temps, en France, l'apanage des partis au pouvoir, qu'à deux conditions : démon­trer que ces nations audacieuses se sont trompées et que l'expérience du suffrage des femmes n'a pas donné de résultats heureux ; ou bien prouver que la femme française ne possède pas les mêmes apti­tudes à exercer ses droits politiques que l'anglo-saxonne, la Scandinave, la russe ou l'allemande, voire la canadienne fran­çaise qui, aujourd'hui, bénéficie de ces droits. (« Très bien ! Très bien ! »)

Je ne pense pas qu'il se trouve ici beaucoup de nos collègues pour défen­dre cette thèse. En effet, il faut remar­quer que, partout où les femmes ont été appelés à la vie politique, elles bénéfi­cient toujours d'extensions successives de leur capacité politique ; elles ne souf­frent jamais d'une restriction de cette capacité. Je sais bien que monsieur Taine a écrit un jour, sentencieusement et définitivement :

« Boutiquière, femme du monde ou lorette, voilà l'emploi d'une Française. Elle excelle en cela et en cela seulement. »

La guerre nous a permis de réviser ce jugement : monsieur Taine avait oublié les paysannes françaises. (« Très bien ! Très bien ! »)

M. Jean Bon : Il avait oublié sa mère simplement.

M. le Rapporteur : Quand, au moment de la mobilisation, il a fallu remplacer dans nos campagnes, environ 3 millions de travailleurs, les femmes ont pris la charrue, la hotte et la bêche, la fourche et l'aiguillon, et elles ont fait lever les mois­sons, elles ont vendangé les vignes ; elles ont accru et conduit les troupeaux. Mon­sieur Taine avait oublié aussi les ouvriè­res françaises. (« Très bien ! Très bien ! »)

Quand il a fallu, pour vaincre, aug­menter la production des armes, des munitions et des avions, c'est par centai­nes de milliers que les femmes françai­ses sont entrées dans l'usine de guerre.

Monsieur Taine avait oublié aussi les employées qui, sont entrées dans tous les grands services publics...

M. George Vandame : En un mot, il n'avait pas prévu la guerre de 1914, il n'est pas le seul.

M. le rapporteur : ... dans toutes les administrations publiques et ont permis à la France de continuer de vivre.

Il avait oublié enfin -laissez-moi vous le rappeler - les infirmières. Je crois, que mieux informés, nous pou­vons nous incliner respectueusement devant ce que les femmes françaises ont fait pendant la guerre. (Applaudisse­ments.)

Nous devons nous souvenir que monsieur Lloyd George, qui naguère, était un adversaire déterminé du suffragisme féminin est venu prononcer à la chambre des communes, lorsqu'il a sou­tenu le projet étendant la franchise élec­torale aux femmes du Royaume-Uni, ces paroles significatives :

« Le travail des femmes a été, pour le succès de nos armes, d'une importance vitale. Allons-nous, demain, les laisser sans voix dans la détermination des nouvelles conditions du monde, ce serait un outrage. »

Et la chambre des communes l'a suivi et a accordé aux femmes le suf­frage politique intégral.

(« Très bien ! Très bien ! »)

M. le marquis de Pomereu : C'est ce que nous devrions faire aussi.

M. le rapporteur : Nous retournant aujourd'hui vers vous, qui, comme vos collègues de la chambre des communes, êtes aussi, des représentants d'une vieille démocratie traditionnelle ; qui êtes, de plus, les héritiers de la révolution, de la grande révolution émancipatrice des peuples ; qui vous demandons, à vous aussi, de ne pas commettre cet outrage au bon sens ; nous vous demandons d'écouter la grande voix qui, de toutes parts, appelle les femmes dans le monde entier à la vie politique, parce que c'est la voix du droit et de la justice. (« Très bien ! Très bien ! »)

C'est la voix du droit parce qu'il n'y a plus, à l'heure actuelle, dans notre société, d'inégalité sociale entre la femme et l'homme et que, par consé­quent, il ne peut plus y avoir d'inégalité politique.

Je sais bien qu'on oppose à cette tendance deux raisons d'État. Les voici : on craint que la femme n'apporte dans la discussion des affaires politiques la dictature du sentiment et on redoute que leur idéalisme socialiste ou reli­gieux ne compromette la république. Je ne répondrai pas au premier argument parce que nous ne pourrions entrepren­dre une discussion qui serait purement académique et d'où nous ne pourrions guère sortir que par une expérience loyale qui nous fixerait les uns et les autres sur la valeur respective de nos arguments ; et c'est précisément cette expérience que la commission du Suffrage universel vous propose de réa­liser. (« Très bien ! Très bien ! »)

Quant à savoir si les femmes vote­ront demain pour les cléricaux, pour les socialistes ou pour les partis du centre, j'avoue franchement que je n'en sais rien et que je me soucie peu de le savoir. Il me paraît, en effet, inadmissible que nous puissions combiner de telle sorte les principes démocratiques sur lesquels nous fondons les uns et les autres la for­tune des partis politiques auxquels nous appartenons, avec applications de ces principes, de telle sorte que nous en dif­férions l'application toutes les fois que l'intérêt électoral de notre parti le com­mande. (« Très bien ! Très bien ! »)

En réalité, je crois que tous peuvent accepter la formule d'expérience loyale que nous proposons aujourd'hui à la chambre. Qu'est-ce que nous demandons ? Nous demandons que vous accordiez aux femmes le droit de participer au scrutin pour l'élection des conseils municipaux, des conseils géné­raux, des conseils d'arrondissements.

M. Paul Escudier : Ce n'est pas assez !

M. Louis Nouhaud : Pourquoi cette restriction, d'autant plus que vous en fai­tes des électeurs sénatoriaux ?

M. Charles Bernard : Pourquoi ne pas leur accorder, comme en Angleterre, le droit de vote aux élections législatives ?

M. le comte de Pomereu : C'est une inconséquence et une injustice.

M. le rapporteur : La commission du Suffrage universel vous demande, en outre, d'accorder l'éligibilité aux femmes dans les conseils municipaux et, pour répondre à la préoccupation de notre honorable collègue, monsieur Nouhaud, qui certainement n'a pas lu le rapport que j'ai déposé - ce dont je l'excuse, car il est peut-être ennuyeux - (Marques de dénégation), nous n'accordons pas aux femmes le droit d'être déléguées sénatoriales ; elles ne participeront donc pas aux élections sénatoriales.

M. Louis Nouhaud : Pourquoi ?

M. le rapporteur : Nous allons vous donner tout de suite l'explication de cette disposition. La commission du Suf­frage universel a affirmé et consacré hautement, dans son article 1er, le prin­cipe de la capacité politique des femmes, mais elle a voulu que la première expé­rience de cette capacité soit limitée à des élections qui n'ont qu'un caractère poli­tique accessoire, c'est-à-dire qu'avant d'être admises successivement aux élec­tions sénatoriales, elles passent par une première étape, celles des élections municipales.

M. Alexandre de Varenne, président de la commission du suffrage universel : Comme on l'a fait ailleurs.

M. Charles Bernard : L'apprentissage ! M. le rapporteur : Nous n'avons fait que suivre l'exemple de l'étranger. Par­tout, aussi bien en Angleterre qu'en Norvège et aux États-Unis, la participa­tion des femmes aux élections locales a toujours précédé leur participation aux élections politiques proprement dites.

Ainsi, le projet qu'apporte la com­mission est un projet de transaction ; il ne satisfera ni les adversaires irréducti­bles du suffrage des femmes, ni les par­tisans déterminés de leur capacité politique intégrale.

Ce n'est pas la première fois que la commission du Suffrage universel vous offre un projet transactionnel.

Nous espérons aujourd'hui d'autant plus faire adopter celui-ci qu'il y a des raisons très sérieuses qui militent en faveur des cette limitation des droits électoraux des femmes, tout au moins au début. Aux adversaires du suffrage, nous disons : « Nous vous offrons les moyens de faire une expérience, et cela sans faire courir de risque grave aux institu­tions politiques mêmes de ce pays. Bien plus, par ce premier scrutin, les femmes feront l'éducation de leur sens politique. »

M. Paul Escudier : C'est un sixième sens !

M. le rapporteur : Ceux-là mêmes qui craignent que la participation des fem­mes aux élections renforce les partis extrêmes et compromettent la républi­que, trouveront dans cette éducation préalable du sens politique de la femme, la meilleure des garanties.

Quant aux partisans acharnés du droit intégral des femmes, nous leur disons : « C'est une première étape. Et nous le prouvons, puisque, par l'appro­bation successive de tous les articles autres que l'article 1er du projet qui vous est présenté, nous pourrons ame­ner successivement les femmes à parti­ciper aux élections législatives, sénatoriales, à devenir même éligibles dans cette Assemblée et dans la Haute Assemblée. »

Il semble que vraiment nous remet­tons ainsi aux femmes elles-mêmes le sort de leur avenir politique, car vous entendez bien que c'est par la manière dont elles useront de leur droits qu'elles pourront hâter ou retarder la réalisa­tion de leurs désirs : leur participation aux élections politiques proprement dites.

C'est pourquoi, en ce qui me con­cerne, moi qui ai, dès le début de cet exposé, hautement affirmé mes convic­tions personnelles, je puis me rallier non seulement comme rapporteur, mais en toute sérénité, au projet présenté par la commission, parce que j'ai confiance que les femmes seront appelées dans le plus bref délai à participer aux élections politiques, à siéger même dans cette assemblée.

J'ajoute ce dernier argument : la sphère municipale que nous offrons à l'activité des femmes est précisément celle dans laquelle elles peuvent rendre le plus de services. Est-ce que ce n'est pas dans l'application des lois d'assis­tance et de prévoyance sociales que nous pouvons tirer d'elles le meilleur appui dans les conseils municipaux ? M. Charles Bernard : Si elles ne sont pas éligibles ?

M. le Président de la commission : Mais si ! Elles le sont.

M. le rapporteur : C'est précisément au conseil municipal, où elles sont éligi­bles, mon cher collègue, que les femmes pourront jouer ce rôle.

Si bien qu'en somme nous aboutis­sons à une transaction qui peut être acceptée de tous, puisque nous remet­tons le sort des femmes, en quelque sorte, dans leurs propres mains.

Notre réforme est modeste, mais elle marque néanmoins une grande date. J'ajoute qu'elle est à ce point pru­dente que nous espérons bien de ne pas trouver dans la Haute Assemblée les mêmes objections que nous rencontre­rions si nous lui présentions d'un coup la participation des femmes à toutes les élections en France. Plus tard, proba­blement dans peu de temps, vous appel­lerez les femmes à siéger sur ces bancs.

(Mouvements divers.)

M. Hippolyte Mauger : Elles n'y seront point déplacées.

M. le rapporteur : ... Et leur con­cours ne sera pas inutile. La France sort à ce point meurtrie de la guerre qu'il n'est pas trop de toutes les bonnes volontés pour la ressusciter. Et si certains adversaires du suffrage féminin étaient tentés de reprendre cette ancienne objection, qui a traîné partout et beaucoup vieilli pourtant, que le bon­heur de l'humanité, la grâce et la dou­ceur féminines doivent être réservées à bercer les rêves des enfants, à panser les plaies de l'homme mûr et à rasséréner les angoisses du vieillard, je vous mon­trerais - en terminant - ce peuple de France qui aujourd'hui, dans son renou­veau, tend tous ses espoirs vers un avenir social meilleur ; qui sort, dans sa virilité, si meurtri de la guerre et qui, dans sa vieillesse, lourde d'un redouta­ble passé, chancelle et se trouble quel­quefois. Les femmes pourront l'aider. (Vifs applaudissements.)