Pierre Leroux (30 août 1848)

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Pierre Leroux : Limiter la durée journalière de travail (30 août 1848) 

Candidat des démocrates-socialistes, Pierre Leroux est élu député de la Seine à l’Assemblée constituante de 1848. Il milite en faveur d’un socialisme mutualiste et associationniste et prend la défense des révolutionnaires de 1848. Après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il s’exile à Londres puis à Jersey, où il est le voisin de Victor Hugo.
Dans ce discours, il s’engage pour une limitation de la durée quotidienne de travail, un engagement déjà pris par le Gouvernement provisoire qui, le 2 mars, 1848, avait publié un décret limitant la journée de travail à 10 heures à Paris et à 11 heures en province. L’Assemblée constituante étant sur le point de revenir sur cette mesure au nom de la libre-concurrence, plusieurs députés prennent la parole dans l’hémicycle pour la défendre.

   

Le citoyen Leroux : Citoyens représentants [...] vous êtes ici de par les besoins de l'humanité, de par la volonté du peuple, pour garantir à tous la liberté, non pas la liberté tendant à l'anarchie et au néant, mais la liberté tendant à la reconstitution de l'humanité, à l'association. De là il suit que votre devoir, ainsi déterminé, est en même temps nettement tracé. D'un côté, défendre et protéger la vieille société en faisant des lois qui, sans blesser la liberté, aussi nécessaire à elle qu'à la société nouvelle qui aspire à sortir de son sein, l'empêchent pourtant d'arriver à cet excès de mal et de souffrance au-delà duquel il n'y a plus que ce dernier combat de la mort qu'on appelle l'agonie. De l'autre, par ces lois mêmes, préparer avec un esprit de tolérance ou plutôt d'amour, semblable à cet amour paternel qui s'étend de nous sur nos descendants, l'avènement de la société nouvelle, de la société où seront véritablement réalisés les augustes termes de l'immortelle devise de nos pères : Liberté, fraternité, égalité. Voilà notre devoir, à nous tous élus du peuple, après dix-huit siècles et demi de christianisme, après la révolution de 1789, après celle de 1830, après celle de 1848. Il ne s'agit donc pas de faire intervenir l'État dans les relations sociales ; mais entre l'intervention de l'État dans les relations sociales et la négation de toute médiation et de tout droit tutélaire de sa part, il y a un vaste champ où l'État peut marcher et doit marcher, sans quoi il n'y a plus d'État, il n'y a plus de société collective et nous retombons dans le chaos. L'État doit intervenir pour protéger ce qu'on appelle la liberté des contrats, la liberté des transactions ; mais il doit intervenir aussi pour empêcher le despotisme et la licence, qui, sous prétexte de liberté des contrats, détruirait toute liberté et la société tout entière. [...]

Si, en essence, l'État ne peut pas être autre chose qu'un juge du camp et un gendarme, il faut au moins qu'il soit un juge du camp équitable et un gendarme intelligent (Rires.)
Deux abîmes bordent la route que l'État doit suivre ; il doit marcher entre ces deux abîmes : inter utrumque tene. C'est en appliquant ces principes qui me paraissent incontestables, et dont je trouve la consécration dans le projet même de Constitution, que je vais combattre la proposition malheureuse qui nous est faite aujourd'hui d'abroger le décret du 2 mars. (Mouvement.)

Citoyens, en examinant attentivement ce décret, je suis arrivé à croire qu'il n'y a pas de mesure mieux fondée en droit et plus nécessaire que celle qu'on vous propose de détruire.

Suivant moi, le gouvernement provisoire n'a pas, dans toute son administration, de titre plus honorable que ce décret. Je vais essayer de faire passer ma conviction dans vos esprits. La matière est si grave, qu'en considération du sujet, vous voudrez bien, je l'espère, prêter votre appui unanime à la liberté de cette tribune. (« Oui ! Oui ! » - « Parlez ! Parlez ! »)

Tous ceux qui ont jeté les yeux sur la question dont il s'agit, savent qu'elle est complexe : ce n'est pas une simple question de droit, ce n'est pas non plus une simple question d'économie politique. Aussi qu'arrive-t-il quand on examine ce sujet sous un seul rapport ? Il arrive qu'on ne démontre rien. J'entreprends de prouver que l'économie politique s'accorde avec le droit ; je veux défendre le décret au double point de vue du juste et de l'utile. [...]

La seule question que l'on puisse faire, c'est de demander si l'État a le devoir et le droit de veiller sur la santé des travailleurs et d'empêcher que l'on porte atteinte en leur personne à la dignité humaine. Je réponds à cela que l'État a assurément ce droit, et que même les lois, en général, n'ont pas d'autre but que de veiller sur la conservation de la vie des hommes et d'empêcher que l'on porte atteinte à leur dignité d'hommes. La liberté de faire le mal, en effet, n'est pas liberté, mais crime et licence ; et comme le mal que nous faisons à nos semblables se résume toujours dans une atteinte portée directement ou indirectement à leur existence, il s'ensuit que l'État n'est véritablement institué que pour veiller sur la conservation de la vie des citoyens. L'État est institué pour prévenir, empêcher et punir l'homicide à tous les degrés. Oui, c'est à cette loi souveraine que se rapportent toutes les lois ; la défense de l'homicide n'est-elle pas la première loi divine et humaine ? Quel peuple pourrait substituer et tolérer l'homicide ? Un peuple est au contraire d'autant plus avancé en législation, qu'il distingue, pour les prohiber, un plus grand nombre de degrés dans l'homicide. Ouvrez notre code ; vous verrez, depuis l'homicide volontaire et prémédité jusqu'aux simples blessures commises par imprudence, toutes les atteintes portées à l'existence de nos semblables qualifiées crimes ou délits, et punies comme tels. Mais, disent les adversaires du décret, y a-t-il homicide à un degré quelconque dans le travail des manufactures ? En supposant qu'il y ait destruction d'hommes, y a-t-il des délinquants, quand les patients eux-mêmes se prêtent à ce travail qui leur procure un salaire, c'est-à-dire la chose dont ils ont le plus besoin ? Ah ! citoyens, sur la première de ces questions, s'il y a homicide, c'est-à-dire s'il y a destruction de la nature humaine sous le rapport physique comme sous le rapport moral, est-il besoin de répondre, quand depuis cinquante ans, en France, en Angleterre, en Belgique, et partout où s'est introduit un si affreux massacre sous le nom d'industrie, (Rires et murmures.) tant de milliers de voix ont réclamé en exposant des faits devant lesquels l'imagination reste consternée ? [...]

Forcer des hommes à travailler quatorze heures par jour est un délit, un crime ; c'est un homicide. Il est évident que la nature humaine, ne peut, sans se détériorer, sans s'abrutir, et sans se détruire rapidement, endurer quatorze heures d'un travail malsain dans un air souvent vicié. Ignore-t-on que les probabilités de vie, qui sont pour les enfants du riche de vingt-neuf ans environ, au moment de la naissance, ne sont que de deux ans pour les enfants de l'industrie cotonnière ? Mais, l'homicide étant constaté, où sont les délinquants, demandent les adversaires du décret. Je réponds : ils sont partout où des hommes prêtent assistance au délit. Partout où des chefs d'industrie encouragent ou tolèrent un travail évidemment homicide, il y a des délinquants. En effet, si un homme voulait se mutiler, et que vous lui prêtiez aide et assistance, ne seriez-vous pas puni par la loi ? Ouvrez le code, et vous verrez que la mutilation, même du consentement du patient, est punie. Si un homme, voulant se suicider, vous suppliait de lui donner la mort, ne seriez-vous pas condamné, si vous aviez la faiblesse de céder à sa prière ? [...]

Ainsi, que les chefs d'industrie qui encouragent ou exigent un travail de quatorze heures ne viennent pas dire que leurs ouvriers y consentent, et couvrir l'homicide de ce beau nom de liberté des contrats, de liberté des transactions. On peut toujours leur répondre : Vous n'avez pas le droit d'attenter à la vie de votre semblable, même avec son consentement. La loi vous le défend. La vie humaine est sacrée, et la société est instituée pour la protéger. Mais, disent enfin les adversaires du décret, puisque ces ouvriers mourraient de faim s'ils ne travaillaient pas quatorze heures par jour (l'industrie ayant besoin, pour soutenir la concurrence, de ces quatorze heures), ne voyez-vous pas que la loi doit nous accorder droit d'homicide sur nos ouvriers parce que c'est un moindre mal pour eux-mêmes, après tout, que la mort instantanée qui viendrait les saisir ! Toute la question économique est là, en effet mais nous la traiterons tout à l'heure cette question économique... [...]

Toutes nos lois et le code tout entier concluent en faveur du décret du 2 mars qui n'est qu'un couronnement parce qu'il a sa racine dans les mêmes principes qui ont donné lieu à nos lois les plus salutaires et les plus sages. La première prescription du décret, celle qui se rapporte à la limitation des heures de travail, n'est en effet qu'une extension de la défense générale de l'homicide et de la violence. La seconde, celle qui se rapporte à la prohibition du marchandage, est tout aussi légitime, car elle est une extension de la défense générale du dol et de la fraude. L'une et l'autre sont conformes aux principes mêmes du droit, et ne sont qu'un développement de la justice ! Il est évident, en effet, que celui qui, sans travail aucun et sans rien apporter dans l'oeuvre de la production, abuse de l'ignorance de l'ouvrier pour prélever une partie de son salaire, blesse non seulement la fraternité, comme le dit le décret, mais l'honnêteté, la probité. Le décret joint donc la prohibition du marchandage à la limitation des heures de travail, parce que ce sont deux formes de l'exploitation des travailleurs : par l'une ils sont privés d'une partie de leur salaire ; par l'autre ils sont privés de tout loisir, de toute liberté ; et par les deux, ils sont atteints dans leur existence, et véritablement privés de la vie. [...]

Il est défendu par nos lois de posséder le travail d'un autre homme, en qualité d'esclave. Pas d'esclaves sur la terre des Francs. Un nègre est affranchi dès qu'il a touché notre sol. Et des citoyens, des égaux, des frères, des hommes investis des mêmes titres civiques que nous, seraient tenus, au-delà de toutes les forces humaines, dans la contrainte perpétuelle, incessante, des plus rudes et des plus fastidieux travaux ! Et l'État n'aurait pas le droit d'y pourvoir ! Il n'aurait pas le droit de soustraire une immense partie du peuple à une condamnation, non pas équivalente aux travaux forcés, mais, à bien des égards, plus pénible et plus abrutissante ! [...]

Et vous auriez le droit de livrer des hommes à un travail mortel sans aucune intervention de l'État, abusant ainsi de l'ignorance et du malheur des hommes ! Non, mille fois non, à moins que vous ne fassiez déclarer par cette Assemblée, nommée par le peuple tout entier, et chargée de ses destinées et de son bonheur, que les travailleurs dont il s'agit ne sont pas des hommes, ou du moins ne sont pas des citoyens, qu'ils sont encore exclus de la cité et que l'État abdique à leur égard son droit tutélaire. (Très bien !)

Mais l'État pourrait-il le faire lorsqu'il proclame l'affranchissement des esclaves, l'égalité des nègres et des blancs, au-delà de l'Atlantique ! Chose bizarre, étrange, inconcevable, au moment où la France vient, à la suite d'autres nations qui lui ont donné l'exemple, de proclamer les nègres des colonies citoyens, on vient nous demander que ceux de nos citoyens avec qui et par qui la République existe, qui sont investis du plus évident droit de cité, puisqu’ils sont électeurs, soient regardés comme exclus de la cité, afin qu'il soit permis de les livrer à un travail destructif de la qualité d'hommes ! (Très bien !)

Mais cette seule proposition est si absurde par elle-même, qu'elle fait, permettez-moi l'expression, gémir le bon sens. Les ouvriers, en France, seraient citoyens, pour nommer une Assemblée nationale, laquelle affranchirait les noirs et proclamerait l'esclavage des blancs.

Quelques voix : Très bien !

Le citoyen Leroux : Ce n'est donc pas assez dire, comme je faisais tout à l'heure, que nos anciennes lois, et le code tout entier concluent en faveur du décret du 2 mars : que ce décret n'en est qu'un couronnement, parce qu'il a sa racine dans les mêmes principes qui ont donné lieu à nos lois les plus salutaires et les plus sages ; il faut encore ajouter qu'il n'y a pas un seul progrès récent de la législation et de la politique qui n'appelle et ne commande celui-là. Dites, ah ! dites que ce décret est une innovation, qu'on n'avait pas encore légiféré d'une façon spéciale sur ce point, à la bonne heure. Mais le progrès n'est-il pas la loi de l'humanité, la loi à laquelle il faut, non pas obéir de mauvaise grâce, mais consentir avec amour, avec reconnaissance, pour le divin auteur de toutes choses, qui a bien voulu nous permettre de nous avancer de plus en plus vers lui ? Si vous ne voulez pas de progrès dans la législation, retournez aux codes barbares, ou plutôt anéantissez la société ; détruisez l'espèce humaine, que Dieu a faite progression dans sa connaissance et dans sa moralité. Vous n'oseriez pas, sophistes, soutenir que la législation n'est pas progressive ! Aristote légitimait de bonne foi l'esclavage ; mais quel sophiste, aujourd'hui, oserait répéter sur ce point les leçons d'Aristote ?

Quand, de la source éternelle du droit, une idée nouvelle a surgi, quand elle est tombée dans la conscience des hommes, malheur à quiconque, roi ou assemblée, la détruit par la violence ; car celui-là qui s'oppose à la manifestation progressive du droit s'oppose à la volonté divine. Tyrans, qui que vous soyez, rois ou assemblées populaires, qui êtes-vous, pygmées d'un jour, pour vous opposer aux manifestations progressives du droit ? Sachez que le droit jaillit d'une source plus profonde que le Vésuve, et craignez les éruptions du volcan de la conscience humaine. (Mouvement.) [...]

Je crois, citoyens, que je viens de justifier amplement les considérants du décret du 2 mars. Ils sont, suivant moi, inattaquables. Mais combien la justification du décret sera plus solide et plus éclatante, lorsque je vous aurai montré que les motifs de justice allégués par les considérants du décret sont conformes de tout point à l'intérêt et au repos de la société. A cet égard, il faut en convenir, il y a une lacune dans ces considérants : la vérité y est saisie plutôt sentimentalement que scientifiquement ; car il ne fallait pas seulement alléguer la justice, il fallait formuler, au nom de l'économie politique, l'immense intérêt social qui se rattache à cette mesure ; et c'est ce que le texte du décret ne fait pas ; on dirait que ses rédacteurs n'ont pas su combien ils avaient raison sous tous les rapports, puisqu'ils ont omis de le dire. Ici j'entre dans la seconde partie de ce discours, celle qui a pour objet la ques­tion économique. [.,.]

Quand un sombre nuage est amoncelé dans les airs, vous dites : La foudre peut sortir de ce nuage, des torrent peuvent en jaillir, la grêle peut venir ravager nos moissons. Eh bien ! de même, sachez que tous les maux qui ravagent aujourd'hui l'Europe, qui font mourir la population et l'empêchent de s'accroître, qui remplissent nos villes de pauvres et nos hôpitaux de malades, nos prisons et nos bagnes de criminels et qui, en dernière analyse, mettent la discorde dans la société et jusque dans cette Assemblée même, viennent de ce nuage sombre qui pèse sur le travail, la baisse constante du salaire et l'augmentation du revenu net. [...]

La loi actuelle de la production est telle, qu'un certain nombre de capitalistes actifs jouissent d'un moyen assuré d'attirer à eux toute la fortune publique ; d'où résulte en même temps la baisse continuelle des salaires pour la multitude des travailleurs, condamnés à vivre du moindre salaire possible, et à mourir lorsque ce salaire vient à leur manquer. Citoyens, vous le voyez, la cause que je défends, la cause des pauvres ouvriers, est la cause de tous ; elle est la vôtre, propriétaires fonciers qui empruntez de l'argent à gros intérêts, tandis que vos domaines cultivés si péniblement par vos métayers et vos fermiers, vous rendent si peu ; elle est la vôtre aussi, chefs d'industrie et négociants, qui voyez continuellement la faillite planer sur vos têtes.

La demande de toute la production étant faite par ceux, en petit nombre qui possèdent le revenu net, le nombre des salariés est toujours trop grand pour satisfaire à la demande. De là cette conséquence, que les travailleurs, dans toutes les professions qui n'exigent pas des dons précieux et rares de la nature, ne reçoivent que le moindre salaire possible. Cette conséquence résulte invinciblement de ce que la demande faite par les possesseurs du revenu net est limitée, et de ce que le nombre de ceux qui peuvent la remplir est en quelque sorte illimité. La loi du salaire, donc, telle qu'elle résulte de l'ordre économique actuel, va invariablement et fatalement à cette conclusion, que le travailleur ne reçoive pour son travail quelque durée qu'ait ce travail, que la quantité de nourriture nécessaire pour soutenir son existence, qu'il n'ait que l'habillement et le logement indispensables pour l'abriter des intempéries des saisons. Par conséquent, la demande n'augmenterait pas, parce que tous les salariés travailleraient le dimanche ; mais travaillant le dimanche et se faisant ainsi une nouvelle concurrence entre eux, ils feraient infailliblement baisser le salaire. [...]

La vraie liberté a toujours des règles et des limites, l'anarchie n'en a pas. Ceux qui veulent abolir le décret veulent conserver l'anarchie : ils veulent qu'il soit permis à la fausse industrie, dans les voies périlleuses où elle s'est lancée, de tout faire sur les ruines de l'humanité. Après tout, la France est-elle une nation industrielle comme l'Angleterre, et doit-elle se précipiter dans les voies de perdition où s'est jetée l'Angleterre ? La France est un peuple libre qui fait cas de la condition humaine, et qui n'est pas dévolue à Mammon, le vil dieu des richesses. La France sait que la plus grande richesse de l'homme c'est l'homme ; et voilà pourquoi, la première des nations, elle a arboré dans le monde cette devise : Liberté, égalité, fraternité. [...]

Je fais appel aux catholiques et aux protestants, comme aux philosophes. Qu'ils reconnaissent dans le décret du 2 mars un progrès immense de législation, et un progrès en rapport avec toutes les traditions du passé. Citoyens, je vous en conjure, ne portez pas la hache réactionnaire sur ce décret ; arrêtez-vous devant lui : c'est un monument.