Joseph Laîné (28 décembre 1813)

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Joseph Laîné « Le vœu des peuples pour la paix » (28 décembre 1813)

Décembre 1813 : la situation de l'Empire est critique.  Dans son discours du trône, Napoléon ne cache pas les difficultés mais affirme sa confiance dans la victoire. Il annonce qu'il va communiquer au Sénat et au Corps législatif les documents expliquant pourquoi les négociations de paix ouvertes à Francfort avec les puissances coalisées n 'ont pu aboutir. Après avoir examiné ces pièces, les sénateurs adoptent une adresse  complaisante mais le Corps législatif saisit l’ occasion pour faire entendre sa vision « pour une paix honorable et solide ». Il élit cinq libéraux au sein de la commission de l'adresse dont  l’avocat Joseph Laîné (1767-1835). Celui-ci est le principal auteur du rapport qui suit et qui, lu en comité secret le 29 décembre, rencontre un grand succès. Le lendemain, le Corps législatif vote son impression à la majorité de 223 voix contre 31. Lorsqu 'il apprend ces nouvelles, Napoléon, furieux, fait saisir le texte, le fait mettre au pilon, puis décrète l'ajournement du Corps législatif sous le prétexte du renouvellement partiel de ses membres. Le 1er janvier 1814, il lance aux députés venus lui adresser leurs vœux du nouvel an : « J'avais besoin de consolations, et vous avez voulu me déshonorer. J'attendais que vous vous seriez réunis d'intention et d'efforts pour chasser l'étranger. Vous l'avez appelé !... » Il leur signifie l'ordre de quitter Paris et qualifie Laîné de « méchant homme ». Rentré à Bordeaux, l'avocat y œuvrera pour le retour des Bourbons, ce qui lui vaudra, sous la Première Restauration, la présidence de la Chambre des députés.

 

  

M. Laîné : La Commission extraordinaire que vous avez nommée en vertu du décret de l'Empereur du 20 décembre 1813, vient vous présenter le rapport que vous attendez en ces graves circonstances.

Ce n'est pas à la Commission seulement, c'est au Corps législatif en entier à exprimer les sentiments qu'inspire la communication ordonnée par Sa Majesté, des pièces originales contenues dans le portefeuille des Affaires étrangères.

Cette communication a eu lieu, messieurs, sous la présidence de S.A.S. l'Archichancelier de l'Empire.

Les pièces que l'on a mises sous nos yeux sont au nombre de neuf, parmi les­quelles des notes du ministre de France et du ministre d'Autriche, qui remontent aux 18 et 21 août ; on y trouve le discours du Régent prononcé le 5 novembre au parlement d'Angleterre, dans lequel il disait : « Il n'est ni dans l'intention de Sa Majesté, ni dans celles des puissances alliées de demander à la France aucun sacrifice qui puisse être incompatible avec son honneur et ses justes droits, »

La négociation actuelle pour la paix commence au 10 novembre dernier. Elle s'engagea par l'entremise d'un ministre de France en Allemagne, témoin d'un entretien avec ceux d'Autriche, de
Russie et d'Angleterre ; il fut chargé de rapporter en France des paroles de paix, et de faire connaître les bases générales et sommaires sur lesquelles la paix pour­rait se négocier.

Le ministre des Relations extérieures, M. le duc de Bassano, a répondu, le 16, à cette communication du ministre d'Autriche. Il a déclaré, qu'une paix fondée sur les bases de l'indépendance générale des nations, tant sur terre que sur mer, était l'objet des désirs et de la politique de l'Empereur ; en conséquence il proposait la réunion d'un congrès à Mannheim,

Le ministre d'Autriche répondit, le 25 novembre, que LL. MM. LL et le roi de Prusse étaient prêts à négocier, dès qu'ils auraient la certitude que l'Empereur des Français admettrait les bases générales et sommaires précédemment communiquées. Les Puissances trouvant que les principes contenus dans la lettre du 16, quoique généralement partagés par tous les gouvernements de l'Europe, ne pouvaient tenir lieu de base.

Dès le 2 décembre, le ministre des Relations extérieures, M. le duc de Vicence, donna la certitude désirée. En rappelant les principes généraux de la lettre du 16, il annonce avec une vive satisfaction, que Sa Majesté l'Empereur a adhéré aux bases proposées ; qu'elles entraîneraient de grands sacrifices de la part de la France ; mais qu'elle les ferait sans regret pour donner la paix à l'Europe.

À cette lettre le ministre d'Autriche répondit, le 10 décembre, que LL. MM. avaient vu avec satisfaction que l'Empereur avait adopté des bases essentielles au rétablissement de l'équilibre et de la tranquillité de l'Europe ; qu'elles ont voulu que cette pièce fût communiquée sans délai à leurs alliés, et qu'elles ne doutaient pas que les négociations ne pussent s'ouvrir immédiatement après leur réponse.

C'est à cette dernière pièce, que d'après les communications qui nous ont été faites, s'arrête la négociation ; c'est de là qu'il est permis d'espérer qu'elle reprendra son cours naturel, lorsque le retard exigé pour une communication plus éloignée aura cessé ; c'est donc sur ces deux pièces que peuvent reposer nos espérances.

Pendant que cette correspondance avait lieu, entre les ministres respectifs, on a imprimé dans la gazette de Francfort, mise sous les yeux de votre commission, en vertu de la lettre close de Sa Majesté, une déclaration des Puissances coalisées, en date du 1er décembre, où on remarque entre autres choses le passage suivant :

« Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et heureuse, parce que la puissance française, grande, forte et heureuse, est une des bases fondamentales de l'édifice social ; ils désirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, les bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être tranquille qu'autant qu'il est heureux. Les puissances confirment
à l'Empire français une étendue de territoire que n'a jamais eue la France sous ses rois, parce qu'une nation valeureuse ne déchoit pas pour avoir à son tour éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante, où elle a combattu avec son intrépidité accoutumée. »

Il résulte de ces pièces que toutes les Puissances belligérantes ont exprimé hautement le désir de la paix ; vous y avez remarqué surtout que l'Empereur a manifesté la résolution de faire de grands sacrifices, qu'il a accédé aux bases générales et sommaires proposées par les Puissances coalisées elles-mêmes.

L'anxiété la plus patriotique n'a pas besoin de connaître encore ces bases générales et sommaires.

Sans chercher à pénétrer le secret des cabinets, lorsqu'il est inutile de le con­naître pour le but qu'on veut atteindre, ne suffit-il pas de savoir que ces bases ne sont que les conditions désirées pour l'ouverture d'un congrès ? Ne suffit-il pas de remarquer que ces conditions ont été proposées par les Puissances coalisées elles-mêmes, et d'être convaincu que Sa Majesté a pleinement adhéré aux bases nécessaires pour l'ouverture d'un congrès, dans lequel se discutent ensuite tous les droits, tous les intérêts.

Le ministre d'Autriche a d'ailleurs reconnu lui-même que l'Empereur avait adopté des bases essentielles au rétablissement de l'équilibre et de la tranquillité de l'Europe ; par conséquent, l'adhésion de Sa Majesté à ces bases, a été un grand pas vers la pacification du monde.

Tel est, messieurs, le résultat de la communication qui nous a été faite.

D'après les dispositions constitutionnelles, c'est au Corps législatif qu'il appartient d'exprimer les sentiments qu'elle fait naître. Car, l'article 30 du sénatus-consulte du 28 frimaire an XII, porte : « Le Corps législatif, toutes les fois que le gouvernement lui aura fait une communication qui aura un autre objet que le vote de la loi, se formera en comité général pour délibérer sa réponse. » Comme le Corps législatif attend de sa Commission des réflexions propres à préparer une réponse digne de la Nation française et de l'Empereur, nous nous permettons de vous exprimer quelques-uns de nos sentiments. Le pre­mier est celui de la reconnaissance pour une communication qui appelle en ce moment le Corps législatif, à prendre connaissance des intérêts politiques de l'État. On éprouve ensuite un sentiment d'espérance au milieu des désastres de la guerre, en voyant les rois et les nations prononcer à l'envi le nom de paix.

Les déclarations solennelles et réitérées des Puissances belligérantes s'accordent en effet, messieurs, avec le vœu universel de l'Europe pour la paix, avec le vœu si généralement exprimé autour de chacun de nous dans son département, et dont le Corps législatif est l'organe naturel.

D'après les bases générales contenues dans les déclarations, les vues de l'humanité pour une paix honorable et solide sembleraient pouvoir bientôt se réaliser. Elle serait honorable, car pour les nations comme pour les individus, l'honneur est dans le maintien de ses droits et dans le respect de ceux des autres ; cette paix serait solide, car la véritable garantie de la paix est dans l'intérêt qu'ont toutes les Puissances contractantes d'y rester fidèles.

Qui donc peut en retarder les bienfaits ? Les Puissances coalisées rendent à l'Empereur l'éclatant témoignage qu'il a adopté des bases essentielles au rétablissement de l'équilibre et de la tranquillité de l'Europe.

Nous avons pour premiers garants de ces desseins pacifiques et de cette
adversité, véridique conseil des rois, et le besoin des peuples hautement exprimé, et l'intérêt même de la couronne. À ces garanties, peut-être croirez-vous utile de supplier Sa Majesté d'ajouter une garantie plus solennelle encore.

Si les déclarations des Puissances étrangères étaient fallacieuses, si elles voulaient nous asservir, si elles méditaient le déchirement du territoire sacré de la France, il faudrait, pour empêcher notre patrie d'être la proie de l'étranger, rendre la guerre nationale ; mais, pour opérer plus sûrement ce beau mouvement qui sauve les empires, n'est-il pas désirable d'unir étroitement et la nation et son monarque ? C'est un besoin d'imposer silence aux ennemis sur leurs accusations d'agrandissement, de conquêtes, de prépondérance alarmante, puisque les Puissances coalisées ont cru devoir rassurer les nations par des protestations publiquement proclamées, n'est-il pas digne de S. M. de les éclairer par des déclarations solennelles sur les desseins de la France et de l'Empereur ?

Lorsque ce prince, à qui l'histoire a conservé le nom de Grand, voulut ren­dre de l'énergie à ses peuples, il leur révéla tout ce qu'il avait fait pour la paix, et ses hautes confidences ne furent pas sans effet.

Afin d'empêcher les Puissances coa­lisées d'accuser la France et l'Empereur de vouloir conserver un territoire trop étendu, dont elles semblent craindre la prépondérance, n'y aurait-il pas une véritable grandeur à les désabuser par une déclaration formelle ?

Il ne nous appartient pas, sans doute, d'inspirer les paroles qui retenti­raient dans l'univers, mais pour que cette déclaration eût une influence utile sur les Puissances étrangères, pour qu'elle fît sur la France l'impression espérée, ne serait-il pas à désirer qu'elle proclamât à l'Europe et à la France, la promesse de ne continuer la guerre que pour l'indépendance du Peuple français et l'intégrité de son territoire ? Cette déclaration n'aurait-elle pas dans l'Europe une irrécusable autorité ?

Lorsque Sa Majesté aurait ainsi, en son nom et en celui de la France, répondu à la déclaration des Alliés, on verrait d'une part, des Puissances qui protestent qu'elles ne veulent pas s'approprier un territoire reconnu par elles nécessaire à l'équilibre de l'Europe, et de l'autre, un Monarque qui se déclarerait animé de la seule volonté de défendre ce même territoire.

Que si l'Empereur des Français restait seul fidèle à ces principes libéraux que les chefs des nations de l'Europe auraient pourtant tous proclamés ; la France alors, forcée par l'obstination de ses ennemis à une guerre de nation et d'indépendance, à une guerre reconnue juste et nécessaire, saurait déployer pour le maintien de ses droits, l'énergie,
l'union et la persévérance dont elle a déjà donné d'assez éclatants exemples.

Unanime dans son vœu pour obtenir la paix, elle le sera dans ses efforts pour la conquérir, et elle montrera encore au monde qu'une grande nation peut tout ce qu'elle veut, lorsqu'elle ne veut que ce qu'exige son honneur et ses justes droits.

La déclaration que nous osons espérer captiverait l'attention des Puissances qui rendent hommage à la valeur française ; mais ce n'est pas assez pour ranimer le peuple lui-même et le mettre en état de défense.

C'est d'après les lois, au gouvernement à proposer les moyens qu'il croira les plus prompts et les plus sûrs pour repousser l'ennemi, et asseoir la paix sur des bases durables.

Ces moyens seront efficaces si les Français sont persuadés que le gouvernement n'aspire plus qu'à la gloire de la paix ; ils le seront, si les Français sont convaincus que leur sang ne sera versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices. Mais ces mots consolateurs de paix et de patrie retentiraient en vain, si l'on ne garantit les institutions qui promettent les bienfaits de l'une et de l'autre.

Il paraît donc indispensable à votre Commission, qu'en même temps que le gouvernement proposera les mesures les plus promptes pour la sûreté de l'État, S. M. soit suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques.

Cette garantie a paru à votre Commission le plus efficace moyen de rendre aux Français l'énergie nécessaire à leur propre défense. Ces idées ont été suggérées à votre Commission par le désir et le besoin de lier intimement le trône et la nation, afin de réunir leurs efforts contre l'anarchie, l'arbitraire et les ennemis de notre patrie.

Votre Commission, messieurs, a dû se borner à vous présenter ces réflexions qui lui ont paru propres à préparer la réponse que les Constitutions vous appellent à faire.

Comment la manifesterez-vous ?

La disposition constitutionnelle en détermine le mode. C'est en délibérant votre réponse en comité général ; et puisque le Corps législatif est appelé tous les ans à présenter une adresse à l'Empereur, vous croirez peut-être convenable d'exprimer par cette voix votre réponse à la communication qui vous a été faite. Si la première pensée de Sa Majesté, en de grandes circonstances, a été d'appeler autour du trône les députés de la nation, leur premier devoir n'est-il pas de répondre dignement à cette convocation, en portant au Monarque la vérité, et le vœu des peuples pour la paix ?