________________________ OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION ________________________
RAPPORT
SUR
L'IMPACT ÉVENTUEL DE LA CONSOMMATION
PAR M. Christian CABAL,
SAISINE TABLE DES MATIERES INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : L'ACTION DES PRINCIPALES DROGUES SUR LE CERVEAU CHAPITRE I : UNE ALCHIMIE COMPLEXE CHAPITRE II : LA PRINCIPALE DES DROGUES À EFFET PERTURBATEUR : LE CANNABIS CHAPITRE III : LES AUTRES DROGUES À EFFET PERTURBATEUR : LE LSD, LES CHAMPIGNONS HALLUCINOGÈNES (MESCALINE, PSILOCIBINE ET LES SOLVANTS) CHAPITRE IV : LES DROGUES À EFFET STIMULANTS : LA COCAÏNE, LE CRACK, LES AMPHÉTAMINES, L'ECSTASY... ET LES PRODUITS DES RAVES PARTIES CHAPITRE V : LES OPIACÉS : L'HÉROÏNE, LA CODEÏNE, LA MORPHINE, L'OPIUM... CHAPITRE VI : LES MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES DÉTOURNÉS DE LEUR USAGE (BENZODIAZÉPINES...) CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE : LA NÉCESSITÉ D'UNE DÉMARCHE SCIENTIFIQUE CHAPITRE I : LA DIVERSITÉ DES COMPORTEMENTS ET DES PRODUITS IMPOSE UNE APPROCHE NOUVELLE CHAPITRE II : LES INSUFFISANCES DE LA CONNAISSANCE CHAPITRE III : STRATÉGIE POUR UNE DYNAMISATION DE LA RECHERCHE
EXAMEN DU RAPPORT PAR L'OFFICE
ANNEXES Annexe I : Annexe II : Annexe III : Annexe IV : Annexe V : Annexe VI : Annexe VII : Annexe VIII : Annexe IX :
La toxicomanie constitue un problème majeur1 et massif de santé publique sur lequel l'Office Parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques ne s'est jamais penché. La saisine du bureau de l'Assemblée Nationale, qui a conduit à ma désignation en qualité de Rapporteur, arrive à un moment opportun pour deux raisons : - De nouvelles drogues et de nouveaux comportements apparaissent et il est important d'analyser les conséquences de ces nouvelles données sur la santé mentale de la population. - De nombreuses personnalités posent la question de la levée des sanctions pénales pour les consommateurs des drogues dites douces au motif de leur innocuité pour la santé des consommateurs, cette assertion mérite pour le moins d'être vérifiée. Il n'est pas dans la mission de l'Office Parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques de répondre à la question de la dépénalisation qui relève des commissions parlementaires permanentes. Aussi, les perspectives de ce travail se situent-elles en amont, sans prétendre aborder les débats philosophiques sur la liberté pour l'individu de consommer de la drogue. Son ambition est d'éclairer le législateur sur les effets des drogues sur le cerveau et, par là, de mettre le doigt sur les problèmes de santé publique soulevés par l'usage de la drogue. A partir du diagnostic formulé à travers ces pages il appartient à chacun de trancher le débat sur la dépénalisation de la consommation de drogue en fonction de la part de risque qu'il estime qu'une société peut accepter au regard, en particulier, des impératifs de protection de la jeunesse et d'un coût social estimé entre 27 et 38 milliards de francs2 . Sur le plan scientifique la période actuelle correspond à une étape conceptuelle importante marquée par le passage d'une analyse des toxicomanies basées essentiellement sur la psychanalyse et la sociologie à une démarche s'appuyant davantage sur des sciences exactes, du fait principalement des progrès de la biologie et de l'imagerie médicale qui apportent un éclairage nouveau sur les drogues. D'où l'intérêt d'une démarche dépourvue de tout préjugé ou idée préconçue ou « politiquement correcte », visant à s'appuyer d'abord sur une synthèse des principaux travaux scientifiques conduits dans un domaine qui suscite la passion. Les positions politiques des uns et des autres sont trop souvent inspirées par des préjugés ou des intuitions qui rendent difficile la construction d'un discours crédible. Votre Rapporteur espère éviter cet écueil. Avant d'aller plus avant dans l'analyse de la saisine, il est nécessaire de préciser la notion de drogue. Autrefois le mot drogue désignait un « médicament » destiné à soulager un malade. Le petit Larousse nous donne la définition suivante : « médicament médiocre, substance capable de modifier l'état de conscience... ». L'action sur le cerveau est donc la caractéristique d'un produit pour qu'il soit qualifié de drogue, dans le sens commun du terme. Cette définition n'est bien sûr pas satisfaisante car beaucoup trop large : il est possible de qualifier de drogue n'importe quel produit ayant un impact sur le psychisme : drogue dure, médicament solvant, tabac ou alcool... voire, pourquoi pas, le café ou le chocolat... En outre, le détournement de produits à des fins autre que leur usage normal est fréquent et inquiétant sans pour autant que ces derniers ne soient qualifiés nécessairement de drogue par la loi. La lutte contre la drogue a donné lieu à de multiples conventions internationales depuis la Convention de La Haye de 1912, qui a été la première à esquisser une définition des produits soumis au contrôle international mais, limitée au départ à l'opium et à ses dérivés, elle a été élargie à la feuille de coca et au chanvre indien. Le terme de stupéfiant est remplacé par celui de drogues dans la Convention de Genève de 1931, qui est la première à classer les drogues en deux groupes, qui deviendront quatre dans la Convention unique négociée en 1961 à New-York : - Le tableau 1 comprend 105 substances (opium, coca, cannabis, morphine...). - Le tableau 2 inclut 10 substances susceptibles d'usage médical. - Le tableau 3 se réfère à huit préparations exonérées des contraintes du tableau 2. - Le tableau 4 comprend dix produits jugés dangereux et sans applications médicales dont le cannabis et l'héroïne. En droit interne, dès la loi du 12 juillet 1916, et ses décrets d'application, apparaît la notion de stupéfiant ; les substances ont été classées en trois groupes de produits toxiques stupéfiants et dangereux déjà, lors des travaux préparatoires de la loi apparaît, surtout au Sénat, la difficulté de fonder une catégorie sur une notion aussi vague que celle de stupéfiant et le tableau s'est allongé rapidement pour comprendre aujourd'hui plus de cent soixante-dix substances. La méthode retenue, celle de la liste, ne doit pas dissimuler l'absence de définition juridique des drogues ou des stupéfiants aussi bien en droit international qu'en droit interne. La définition scientifique du mot drogue est complexe et d'un intérêt pratique limité car beaucoup trop large, dans la mesure où toute substance modifiant par son action le comportement peut être qualifiée de drogue si elle entraîne une dépendance. Aussi, pour désigner l'ensemble des produits agissant sur le cerveau, que l'usage en soit interdit ou non, emploie-t-on le terme de « substances psychoactives ». De nombreux produits au statut juridique incertain sont utilisés : drogues de synthèse, médicaments détournés de leur usage... Aussi la distinction entre drogues illicites et licites est-elle en train d'éclater, les frontières sont floues et variables selon les pays, du fait d'un terrain mouvant où la différence entre remède et poison n'est parfois pas très claire. En simplifiant il est toutefois possible, à partir d'une démarche scientifique, de classer les drogues en trois catégories : - Les perturbateurs sont les drogues qui viennent perturber le jugement. Par exemple le cannabis, les colles, les solvants, les champignons hallucinogènes, la mescaline (PCP), - Les stimulants qui provoquent une sensation d'euphorie (cocaïne, crack, ecstasy...) - Les dépresseurs qui provoquent une sensation de bien être (héroïne ou GHB (drogue du viol). Aussi, devant les difficultés à définir de manière rigoureuse la notion de drogue, procéderons-nous à une approche empirique, en partant du classement international des substances psychotropes que nous venons de décrire. II. Drogue et approche scientifique Pendant longtemps la toxicomanie a suscité un discours psycho-social intéressant qui a conduit à sous-estimer les syndromes psychiatriques concomitants aux usages problématiques de drogues. Cette concomitance est appelée « comorbidité » par la psychiatrie. En abordant ce travail, j'ai été surpris par l'insuffisance en quantité et en qualité des travaux scientifiques, et plus précisément par la faiblesse des études médicales et épidémiologiques consacrées à un sujet qui concerne de par le monde des millions d'individus. Si les études américaines, comme j'ai pu le vérifier lors de mon séjour aux Etats-Unis, confirment que les comorbidités constituent un phénomène de grande ampleur; j'ai été frappé par le caractère récent3, de l'approche scientifique rigoureuse dans un domaine où le caractère illicite des produits rend difficile le développement d'études épidémiologiques.. Aujourd'hui l'apport de la biologie, avec l'étude des mécanismes de récompense du cerveau, ou les possibilités offertes par les nouveaux appareils d'imagerie médicale ouvrent des perspectives remarquables. La prise de conscience de cette insuffisance des données scientifiques est récente en particulier en Europe. Or un débat fondé d'abord sur des données scientifiques incontestables permet de sortir du débat stérile, mais fortement médiatisé, « entre drogues dures et drogues douces » qui n'a pas un grand intérêt pour lui substituer, le seul qui vaille, celui des usages problématiques de drogue primordial pour la santé publique. Ce sentiment s'est trouvé conforté par l'audition de Mme Maestracci, Présidente de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Toxicomanie (MILDT), qui évoque comme premier axe de son action l'amélioration des connaissances, par un essai de mobilisation de toutes les sciences. Dans cette perspective, la MILDT a demandé à l'INSERM de faire le point des connaissances scientifiques sur le sujet4. Il est effectivement surprenant de devoir dresser un constat de carence scientifique sur un thème aussi ancien, mais aujourd'hui, du fait de l'engagement de nombreuses études, les connaissances évoluent très vite permettant de porter un regard neuf sur la législation relative à la toxicomanie. En effet, les progrès de la biologie et de l'imagerie médicale ont été considérables durant les dix dernières années ; ils ont permis par exemple de mesurer les modifications d'afflux sanguin dans le cerveau sous l'effet de substances psychotropes. D'une manière plus banale, les progrès de l'informatique et surtout la mise en réseau d'un certain nombre d'acteurs ont permis d'améliorer la qualité de l'information disponible. Aussi existe-t-il aujourd'hui une approche de la toxicomanie plus axée sur les sciences exactes qui a renouvelé une approche longtemps marquée par la psychanalyse. Mais, beaucoup reste à faire dans ce domaine, par exemple les travaux sur les modifications à long terme des drogues sur le cerveau sont encore très loin d'avoir été menés à leur terme sur des sujets, pourtant essentiels, tels que l'atteinte des neurones des consommateurs et sur les modifications à long terme générées par la dépendance. Le véritable problème scientifique est celui de l'atteinte neurologique. Aussi, vais-je essayer d'apporter une réponse aux quelques questions suivantes : - L'éventualité d'un lien entre l'usage des drogues dites « douces » et l'apparition de troubles mentaux, comportementaux et psychotiques, en particulier chez des sujets jeunes, fait l'objet de débats dans la communauté scientifique, il est indispensable de faire le point sur les conclusions les plus récentes des scientifiques. - Il est aujourd'hui scientifiquement prouvé que certaines drogues telles que la cocaïne entraînent des lésions de neurones, au moins dans un sens fonctionnel, c'est-à-dire qu'ils sont incapables de remplir leurs fonctions. Il est donc indispensable de s'interroger sur les conséquences à long terme de cette action sur le cerveau, (maladies d'Alzheimer précoce par exemple). - L'apparition de nouveaux produits génère des inquiétudes quant à leurs effets. - La diversification des consommations rend plus complexe l'appréciation des effets des drogues sur le cerveau et du clivage sanitaire entre drogues « dures » et drogues « douces ». III. Un débat toujours passionnel Le débat sur cette question a rebondi et s'est, si on peut dire, quelque peu5 compliqué avec la parution en 1999 d'un rapport commandé par le Ministère de la Santé au Professeur Bernard Roques6, spécialiste en pharmacochimie moléculaire, dont l'objet était de dresser un bilan des recherches révélant les effets sur l'organisme et en particulier sur le cerveau des drogues et des psychotropes. Les conclusions du Professeur Roques ont provoqué de très vives réactions. Pour lui, en effet, la répartition entre « drogues dures » et « drogues douces » n'aurait pas de sens dans la mesure où elle était fondée sur des suppositions quant à leur dépendance qui s'avéreraient erronées. Des études récentes montreraient qu'en terme de dépendance psychique, le tabac et surtout l'alcool se trouveraient classés dans le même groupe que l'héroïne ou la cocaïne. Les milieux viticoles ont dénoncé un amalgame qui selon eux n'aurait aucun sens. L'Office Parlementaire a d'ailleurs été saisi par le Bureau du Sénat d'une demande d'étude sur « l'incidence du vin sur la santé ». Aussi, du fait de l'existence de ce Rapport, et par souci de cohérence entre les travaux conduits au sein de l'Office Parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, je ne traiterai pas, dans le cadre de ce travail, de l'alcool et de ses effets sur la santé, si ce n'est à travers le prisme des mélanges entre la consommation de drogue et celle d'alcool. De même les analyses sur le tabac seront limitées car les dangers principaux du tabac portent sur les cancers et non sur la santé mentale, cette dernière position ne signifie bien sur en aucun cas que votre Rapporteur mésestime le danger du tabagisme. Par souci de clarté j'analyserai, dans une première partie, les effets sur le cerveau des principales drogues, avant de me préoccuper dans une seconde partie des nouveaux comportements qui sont marqués par les polytoxicomanies. Or, l'action d'un produit selon s'il est pris séparément ou associé à d'autres est sensiblement différente et, les comportements dans ce domaine ont beaucoup évolué. Aussi est-il nécessaire de garder à l'esprit la complexité des comportements et la diversité des sensibilités de chaque individu à l'effet des produits psychoactifs qui interdisent tout manichéisme dans l'approche de l'effet des drogues sur le cerveau. Il convient également d'avoir à l'esprit « qu'il peut exister une manière dure de consommer des drogues douces ». Synthèse des dépenses imputables à la drogue (en millions de francs) Source : Observatoire Français des Drogues et de la Toxicomanie _______________ N° 3641.- Rapport de M. Christian Cabal sur l'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs (Office d'évalation des choix scientifiques). 1 Il y aurait en France 1,7 million d'utilisateurs répétitifs de drogues illicites dont 280 000 utilisateurs quotidiens (source : Observatoire français des drogues et toxicomanie, indicateurs et tendances 2002) 3 En 1977, l'Académie des Sciences a publié un rapport sur « les aspects moléculaires, cellulaires et psychologiques des effets du cannabis » et différents travaux scientifiques français et étrangers peuvent laisser penser que l'usage de ces drogues pourrait entraîner une atteinte neuronale sans que toutefois soit démontrée la relation entre ces dégénérescences neuronales et les troubles psychiques ou psychiatriques. 4 Un rapport sur l'ecstasy a déjà été public en 1999 et un sur le cannabis a été publié en 2001. 5 Plus du fait de la présentation faite par la presse du rapport que de son contenu 6 Auditionné par votre Rapporteur |