N° 2717 - Rapport de M. Jean-Pierre Door et Mme Marie-Christine Blandin, établi au nom de cet office, sur la gestion des pandémies : H1N1, et si c'était à refaire ? (compte rendu de l'audition publique du 14 juin 2010)



N° 2717 N° 651

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ASSEMBLÉE NATIONALE SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE SESSION ORDINAIRE DE 2009 - 2010

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Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale Enregistré à la présidence du Sénat

le 8 juillet 2010 le 8 juillet 2010

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OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

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Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Claude BIRRAUX, par M. Jean-Claude ÉTIENNE,

Président de l'Office Premier Vice-Président de l'Office

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SOMMAIRE

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Pages

OUVERTURE 5

M. Jean-Pierre DOOR, député, co-rapporteur 5

Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la santé et des sports. 6

PREMIER THEME : PARTAGER SUR LA BASE D’INFORMATIONS FIABLES 13

I. COMMENT S’ASSURER DE LA FIABILITE DES INFORMATIONS DISPONIBLES ? 13

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. 13

M. Jean-Claude Manuguerra, responsable de la cellule d’intervention biologique
d’urgence à l’Institut Pasteur
. 14

Mme Françoise Weber, directrice générale de l’Institut national de veille sanitaire (InVS). 18

M. Gérard Bapt, député. 20

M. Jean Marimbert,  directeur de l’Agence française de sécurité sanitaire
des produits de santé (
Afssaps)
23

bat 25

II. COMMENT CROISER LES INFORMATIONS DISPONIBLES AVEC LES PLANS PRÉ-ETABLIS ? 35

M. Jean Pierre Door, député, co-rapporteur. 35

M. Dominique Tricard, inspecteur général des affaires sociales. 35

M. Antoine Flahaut, directeur de l'École des hautes études de santé publique (EHESP) 38

M. François Heisbourg, conseiller spécial pour la Fondation pour la recherche stratégique 44

M. Patrick Lagadec, directeur de recherche à l’École polytechnique, spécialiste du pilotage des crises hors cadre 48

M. Patrick Zylberman, professeur d’histoire de la santé à l’École des hautes études
en santé publique (Rennes et Paris)
. 51

DEUXIEME THEME : DECIDER EN TIRANT LES LECONS
DE LA GRIPPE
A(H1N1)
57

Mme Marie-Christine Blandin 57

M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire « santé » à l’Institut d’études politiques de Paris 57

I. COMMENT ASSOCIER LES CITOYENS AUX DECISIONS ? 65

Mme Marie-Christine Blandin. 65

M. Emmanuel Hirsch, professeur à l’Université Paris-Sud XI 66

M. Marc Gentilini, membre de l’Académie de médecine et du Conseil économique, social et environnemental. 70

Mme Martine Perez, rédactrice en chef du Figaro, chargée du service Sciences et Médecine 72

M. Gérard Raymond, président de l’Association française des diabétiques 74

Mme Michèle Rivasi, membre du Parlement européen, membre de la Commission environnement,
santé p
ublique et sécurité alimentaire
76

II. COMMENT ORGANISER L’ACTION PUBLIQUE ? 81

M. Jean-Pierre Door 81

M. André Syrota, président directeur général de l’Inserm et d’Aviesan (Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé) 81

M. Jean-François Delfraissy, directeur de l’Institut thématique multiorganisme (ITMO)
« Microbiologie
et maladies infectieuses » d’Aviesan 82

M. Jean-Jacques Jégou, sénateur 83

M. Thierry Coudert, directeur de l’Etablissement de préparation
et de réponse aux urgences s
anitaires (EPRUS)
85

M. Didier Houssin, directeur général de la Santé 85

Mme Béatrice Broche, porte-parole du syndicat des médecins inspecteurs de santé publique. 88

bat 92

OUVERTURE

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. C’est avec grand plaisir que j’accueille Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la santé et des sports, pour ouvrir la deuxième audition publique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques sur la grippe A (H1N1). La première audition, en février dernier, avait porté sur la pandémie elle-même. Celle d’aujourd’hui a pour titre : « Et si c’était à refaire ? ». En d’autres termes, quelles leçons tirons-nous de l’expérience acquise lors de cette première lutte contre un virus pandémique au XXIe siècle ?

Depuis un an, Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, et moi-même travaillons en tant que rapporteurs de l’Office sur ce virus et, de manière plus générale, sur la mutation des virus et la gestion des pandémies. Notre objectif est donc plus large que celui poursuivi par les commissions d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui traitent, depuis février dernier, de la vaccination ou des conflits d’intérêts. Il est aussi différent de celui de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ou de celui de la Cour des Comptes.

Depuis un an, nous avons entendu plus de cent cinquante témoins de l’action contre les virus. Ils nous ont fait part de leurs travaux, mais aussi de leurs convictions, de leurs espoirs et de leurs doutes sur l’évolution de la pandémie actuelle.

Dans un premier rapport d’étape, paru en février avant même la création des commissions d’enquête, nous avions dressé un premier bilan de l’action publique, depuis la veille sanitaire jusqu’à la mise en place de la vaccination, en soulignant combien il avait été difficile de prendre des décisions dans un climat d’incertitude. Nous avions relevé la mobilisation de toutes les instances compétentes, tout en nous interrogeant sur la manière de présenter le message public. Nous évoquions à cet égard les méthodes nouvelles de communication mises en œuvre, notamment par les centres pour le contrôle des maladies (CDC) aux États-Unis.

Depuis lors, nous avons poursuivi nos investigations en nous rendant à l’Organisation mondiale de la santé à Genève, et en rencontrant les responsables des agences européennes chargées de la surveillance sanitaire et de l’autorisation de mise sur le marché des médicaments, à Stockholm et à Londres. Puis nous avons visité le laboratoire P4 de Lyon, où sont conduites les recherches les plus pointues sur les virus. Nous nous sommes aussi attachés à comparer les politiques menées par plusieurs pays, en vérifiant sur place, quand nous l’avons pu, les données que nous avions. Nous avons rencontré à Hong Kong et à Canton les plus grands spécialistes mondiaux des virus, les professeurs Peiris et Zhang.

Le directeur général de la santé, M. Didier Houssin, a longuement répondu par écrit aux questions que nous lui avions posées, et nous tenons à le remercier pour la qualité de ses réponses. Nous les publierons tant elles nous ont paru intéressantes.

Aujourd’hui, nous souhaiterions terminer nos travaux en réfléchissant à la manière dont l’État, mais aussi tous les acteurs de la lutte contre une future pandémie, pourraient tirer parti des enseignements de cette première expérience. Il apparaît en effet certain que nous serons confrontés dans le futur à de nouvelles pandémies : les virus continueront de muter, de manière imprévisible. Certains seront dangereux. Parmi eux, quelques-uns pourraient être très contagieux. Il faut donc nous y préparer.

Les outils existent, et nous en avons utilisé certains cette année. Mais ne faudrait-il pas les adapter, en tirant les leçons de l’expérience ? Ne conviendrait-il pas, par exemple, de réintroduire dans la définition de la pandémie, des éléments sur la gravité de ses effets ? L’OMS ne devrait-elle pas prendre enfin conscience de l’opinion publique, qui ne comprend plus aujourd’hui qu’elle en reste à la phase maximale – la phase 6 – de son plan pandémie ? Ne serait-il pas souhaitable de lancer un débat sur les limitations aux libertés publiques qui seraient nécessaires en cas de pandémie violente, limitations qui ont été prévues dans le plan pandémie nationale, mais qui n’ont pas fait l’objet de débat public ?

Madame la ministre, merci d’avoir bien voulu ouvrir ces travaux, qui s’articuleront autour de quatre thèmes : comment s’assurer de la fiabilité des informations disponibles ? Comment croiser ces informations avec les plans préétablis ? Comment associer les citoyens aux décisions ? Comment organiser l’action publique ?

Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la santé et des sports. Je salue les parlementaires présents ainsi que les éminentes personnalités qui s’exprimeront tout au long de la journée.

Je tiens à remercier Marie-Christine Blandin et Jean-Pierre Door de m’avoir invitée à ouvrir ce très intéressant colloque. Les travaux qu’ils ont menés ont été résolument placés sous l’égide de la science, et l’incertitude a été d’emblée au cœur de leur réflexion. Je souscris totalement à cette approche que j’ai toujours privilégiée lors de l’alerte sanitaire que nous avons récemment connue. Aux préjugés, aux certitudes, j’ai préféré l’approche analytique et l’ouverture du champ des possibles, de tous les possibles, face à un risque émergent.

En prévision des prochaines alertes, c’est bien notre capacité de préparation et d’adaptation que nous devons renforcer afin de choisir, le moment venu, la réponse la plus appropriée enrichie de l’expérience acquise.

Le virus grippal, vous l’avez bien compris, est un sujet de choix, puisque, dès juin 2009, vous avez initié un travail sur les mutations virales. L’émergence du virus pandémique H1N1 constitue un cas emblématique. Il s’agit bien d’un virus pandémique, mais nous avons su très vite qu’il n’était pas celui que nous attendions.

Je me réjouis qu’à travers vos travaux le Parlement ait pu produire sa propre expertise et, surtout, organisé un espace de dialogue fécond et serein entre le scientifique et le politique. Ainsi, pour la première fois, face à une alerte sanitaire, nous avons mis en œuvre une gestion pro-active, et non plus seulement réactive, en particulier grâce à la préparation et à la vaccination. Pour ce faire, nous avons pu nous appuyer sur l’ensemble des acteurs, à qui j’exprime de nouveau ma profonde gratitude. Leur engagement de terrain au service de nos concitoyens constitue un très précieux atout pour les prochaines menaces que nous aurons à affronter. C’est tout l’appareil d’État qui a su se mobiliser. Je remercie à nouveau les directions d’administration centrale, les agences qui se sont engagées dès le début de l’alerte et restent investies pour préparer la campagne de vaccination 2010-2011 contre la grippe saisonnière. Ma reconnaissance va aussi aux agents des services déconcentrés, au premier rang desquels les corps techniques – médecins, pharmaciens inspecteurs – qui ont répondu présents dans le contexte délicat de la réorganisation de leurs services et de la création des agences régionales de santé. Je remercie également les cellules interrégionales d’épidémiologie (CIR), réactives dès le signalement des premiers cas, en mai 2009, ainsi que les centres régionaux de pharmacovigilance, qui ont été les vigies de la pharmacovigilance. Je pense également aux établissements de santé que j’ai pu solliciter à toutes les étapes, de la prise en charge des premiers cas à celle des formes graves en passant par la vaccination de leurs personnels, mais aussi par la prise en charge de tous les cas atypiques ou particuliers. Je n’oublie pas celles et ceux qui se sont mobilisés dans les centres de vaccination, les services préfectoraux, ceux de l’éducation nationale et des autres administrations, les médecins, les infirmières, les étudiants, les internes, qui ont participé à la campagne avec la collaboration des collectivités territoriales, non plus que les bénévoles tels que la Croix-Rouge.

Je salue enfin le travail extrêmement délicat des experts, des scientifiques, qui n’ont pas compté leur temps pour répondre aux multiples questions qui se sont posées, que je leur ai posées, dans un contexte où l’incertitude était grande. Ces experts ont eu le courage de rendre des avis clairs, précis, concernant un virus que d’aucuns qualifiaient de facétieux. Ils ont eu aussi le courage de dire que les éléments scientifiques à leur disposition ne leur permettaient pas de répondre à toutes les interrogations. Ils ont eu enfin le courage de proposer au Gouvernement différents scénarios. Plus que jamais, nous avons besoin d’eux et j’espère que nous pourrons compter sur eux malgré les attaques injustes dont ils ont été la cible. C’est à nous qu’il revient de les aider à se réconcilier avec la société. Si l’on parle parfois de réconciliation de l’opinion publique avec les scientifiques, l’enjeu me semble être plutôt l’inverse.

C’est également à leur travail de grande qualité que je veux rendre le plein hommage qu’il mérite. Issu de débats particulièrement riches et féconds, le rapport d’étape qui est proposé aujourd'hui présente une analyse de la menace sanitaire en examinant les atouts et les faiblesses qui ont été les nôtres. À cet égard, vous avez formulé plusieurs préconisations, dont j’ai pris connaissance avec beaucoup d’intérêt. Quatre d’entre elles me paraissent particulièrement intéressantes.

Première préconisation : vous insistez sur la vigilance. Je suis également persuadée qu’il faut garder actifs et opérationnels les systèmes de surveillance et d’alerte qui, d’ailleurs, sont aujourd'hui devenus mondiaux.

Je rappelle l’importance de l’Organisation mondiale de la santé en la matière. Le procès réducteur intenté à ses experts fait perdre de vue l’essentiel du travail accompli : l’efficacité de l’alerte, la préparation et la mise à disposition de souches virales, la qualité de la coopération entre les États concernés. Ce sont autant de succès qu’il faut mettre au crédit de l’Organisation. Il convient d’instruire à charge, mais aussi à décharge.

Deuxième préconisation : vous recommandez d’articuler étroitement les principes de prévention et de précaution. J’y ajouterai l’exigence de préparation. Comment nier qu’il existe en santé publique une obligation de préparation face aux alertes qui se multiplient à la faveur de la mondialisation ? Cette obligation est d’autant plus ardente dans notre pays que celui-ci a été secoué par la crise emblématique du sang contaminé et celle de la vache folle. Face à l’émergence du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), à l’imprévisibilité du chikungunya, à la sévérité des cas de grippe aviaire, nous avons entamé collectivement un travail de préparation de longue haleine qui a abouti, entre autres, au plan « Pandémie grippale » et à ses nombreuses actualisations.

L’émergence d’un virus grippal pandémique ne nous a pas pris au dépourvu. Pourtant, chacun le sait, la première victime du virus A(H1N1) a été le plan lui-même. Conçu pour un virus d’une virulence inédite – un virus aviaire que l’on craignait asiatique –, il a dû s’adapter à un virus à la virulence très tôt qualifiée de modérée – un virus porcin venu du Mexique. Ne l’oublions pas : lorsqu’elle se concrétise, la menace n’a jamais tout à fait le visage qu’on imaginait.

Cependant, le plan n’a pas été inutile, bien au contraire. J’ai souvent parlé de « boîte à outils » car on ne se sert pas de tous les outils en même temps. Dans ce plan, la vaccination ne tenait qu’une place extrêmement marginale parce que les scientifiques avaient jugé tout à fait improbable qu’un vaccin puisse être prêt à temps. C’est tout l’intérêt du retour d’expérience de prendre en compte les événements inattendus.

Nous avons eu l’opportunité unique dans l’histoire de l’humanité de disposer d’un vaccin, et de cette possibilité j’ai souhaité me saisir. La vaccination est le meilleur moyen de prévention des maladies infectieuses. Le choix de proposer la vaccination résulte d’une analyse bénéfices/risques, donc de l’évaluation du risque contre lequel on entend se prémunir.

C’est ici qu’intervient la dimension de précaution. Comme pour les virus de la grippe, on pouvait craindre des mutations du virus A(H1N1) qui le rendent plus virulent ou résistant aux antiviraux. Ce risque de mutation a été intégré d’emblée dans la gestion de la menace pandémique. Nous avons d’ailleurs eu des alertes à ce sujet. Le 20 novembre 2009, une mutation virale associée à des formes graves, voire létales, de la grippe était signalée en Norvège. Sept jours plus tard, deux cas étaient observés en France. Heureusement, ils sont restés isolés. Cette mutation n’a pas été transmissible et le vaccin est resté efficace. C’est alors que nous avons vu les files d’attente s’allonger devant les centres de vaccination, signe que nos concitoyens avaient été à ce moment-là sensibles à la modification du risque. Aujourd'hui, qui peut encore exclure l’hypothèse d’une mutation lors des saisons grippales à venir ?

C’est pourquoi, face à pareille imprévisibilité, j’ai fait le choix éthique et politique de la vaccination pour tous, en commençant par les populations les plus à risque. Les nombreuses réactions à ce choix, que j’assume pleinement, montrent la nécessité d’engager un débat citoyen sur le sujet. La représentation nationale, devant laquelle j’ai régulièrement rendu compte de la pandémie, doit maintenant y contribuer.

Troisième préconisation : pour l’avenir, vous souhaitez garantir la prise en compte de la dimension sanitaire dans la réponse à ce type de menace. Au-delà du choix de la vaccination pour tous, c’est l’organisation même de la campagne qui fait débat.

Ce que mon cabinet a parfois qualifié d’enfer logistique, d’autres l’ont décrit comme une organisation militaro-préfectorale. J’en déduis comme vous qu’il faut clarifier les rôles respectifs du ministère de la santé et de celui de l’intérieur. Pour tout un chacun, le ministère de l’intérieur est d’abord celui de la sécurité publique. Lui confier le pilotage, c’était sembler donner à la menace une dimension qui pouvait paraître démesurée, celle de trouble à l’ordre public. Mais le ministère de l’intérieur est en charge de l’interministérialité ; il est chargé de l’organisation et de l’action territoriales de l’État ; c’est le ministère des préfets, qui sont les seuls compétents pour gérer les sujets interministériels au niveau déconcentré. Beaucoup de gens l’ignorent et se sont étonnés de voir les préfets monter en première ligne sur le terrain pour coordonner les mesures prises dans les transports ou au sein des collèges et lycées, ainsi que celles, complexes, destinées à prendre en charge les Français de l’étranger ou les Français à l’étranger.

Cela étant, nous devons réfléchir à un mode de pilotage des alertes sanitaires plus souple, plus transparent, en adéquation avec la perception du risque par nos concitoyens.

L’une des clés, pour relever ce défi, réside dans le dialogue avec les professions de santé. Vous avez souligné leur besoin d’information. J’irai encore plus loin : il s’agit d’un besoin d’organisation. L’organisation des soins de proximité devrait intégrer les alertes sanitaires. J’entends par soins de proximité ceux qui sont dispensés par les médecins libéraux, mais aussi par les infirmières et les pharmaciens d’officine au premier chef, et peut-être par d’autres professions de santé. La gestion de l’alerte n’est pas dans leur cœur de métier, mais ils ont montré leur volonté et leur capacité de mobilisation au cours de la pandémie. Nous devons donc réfléchir à la façon de les associer davantage, en interface avec les autres acteurs de la prévention et du soin, à la réponse aux menaces sanitaires.

La réforme de l’organisation sanitaire, avec la mise en place des agences régionales de santé, constitue une avancée considérable qui facilitera l’intégration. Et, tout au long de la crise, j’ai regretté qu’elles n’aient pas déjà été opérationnelles. Notre travail en aurait été considérablement simplifié. C’est pourquoi j’ai aussi demandé aux organisations professionnelles de réfléchir à la façon dont on pourrait organiser les soins de proximité en cas de grave menace, sanitaire ou même environnementale.

Quatrième préconisation : vous avez évoqué les difficultés que nous avons eues à identifier et à inviter à la vaccination les populations à risque que la Caisse nationale d’assurance maladie n’arrivait pas à repérer. Pour ce faire, vous suggérez de mettre en place un système de repérage et d’engager des discussions avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), car de graves problèmes d’éthique sont en jeu. Le débat est d’une importance extrême puisque nous avons dû, pour cibler les nouveaux groupes à risque, nous fier à des méthodes pour le moins artisanales, dont nous avons du mal à apprécier l’efficacité. Toutefois, le sujet est sensible et il mériterait peut-être un travail spécifique puisqu’il faut concilier le principe d’efficacité avec l’indispensable respect des libertés individuelles. L’idée même de constituer un fichier suscite des débats passionnés. Au-delà de l’avis de la CNIL, nous devrons réfléchir avec le Comité national consultatif d’éthique pour évaluer jusqu’où nous pourrions aller dans la préparation quand la menace est incertaine. L’instauration d’un débat public à ce sujet est également d’une extrême importance.

En conclusion, penser la science et l’évaluation des technologies, c’est aussi penser la recherche. Je souligne en passant que la recherche au ministère de la santé a su se structurer dès le 5 mai, soit quelques jours après l’alerte, sous l’impulsion du directeur général de la santé, Didier Houssin, et la coordination du professeur Jean-François Delfraissy, directeur général de l’Institut thématique multi-organismes « microbiologie et maladies infectieuses ». Extrêmement réactive, la communauté scientifique a engagé un travail important autour de thématiques aussi diverses que la clinique, l’épidémiologie, les sciences humaines ou sociales, ou encore la vaccination, en recherche fondamentale aussi bien qu’en recherche appliquée.

« Et si c’était à refaire ? » étant aussi ministre des sports, je vous répondrai que l’on ne refait jamais un match. La prochaine alerte sanitaire sera nécessairement différente de celle qui l’a précédée. La réponse qu’elle suscitera devra obéir à un impératif absolu : la protection de tous et de chacun, en accord avec nos valeurs, avec notre éthique, et selon notre responsabilité. D’ores et déjà, nous devons nous préparer dans les meilleures conditions. Je compte donc beaucoup, mesdames, messieurs, sur vos travaux pour nous y aider et je vous remercie, chère Marie-Christine, cher Jean-Pierre, d’avoir organisé ce colloque.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Madame la ministre, nous vous remercions.

PREMIER THEME :
PARTAGER SUR LA BASE D’INFORMATIONS FIABLES

Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure

I. COMMENT S’ASSURER DE LA FIABILITE DES INFORMATIONS DISPONIBLES ?

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Une précision : les préconisations dont a parlé Mme la ministre ne sont pas celles de l’OPECST, qui ne les validera pas avant le 22 juin.

La première table ronde s’intitule : « Comment s’assurer de la fiabilité des informations disponibles ? »

Ce qui est en cause dans la prise de décision, c’est non seulement l’utilisation de l’argent public et, partant, la pertinence des choix, mais aussi la confiance et l’attitude de la population en cas d’alerte.

L’information qui est parvenue aux citoyens par différents canaux était de qualité variable. Le 30 avril 2009, le British Medical Journal annonçait 1 840 cas de pneumonie sévère au Mexique liés à la grippe et 150 décès. Quelques mois plus tard, nous apprenions que vingt-six cas seulement étaient confirmés. Le fameux « premier cas », repéré au Mexique, est une gloire dans son village et il se porte très bien. Les informations de l’OMS ont été très limpides, mais le chercheur Tom Jefferson et ses étudiants se sont aperçus que la définition de la pandémie avait changé : à partir de mai 2009, il n’était plus question de gravité, ni du nombre de décès. Il est troublant de voir la définition changer en pleine pandémie.

Le « bruit de fond » scientifique a été troublé par l’évolution significative des investissements privés, les typages de virus, l’activité éditoriale, les pressions du LEEM (Les entreprises du médicament) sur la direction générale de la santé en 2005 pour que les avis du comité technique des vaccinations soient accélérés, les déclarations exagérées mais la relative discrétion qui a entouré le bilan des autorités néo-zélandaises et australiennes fin août.

Il y a enfin les modèles mathématiques de veille sanitaire. À Stockholm, il nous a été dit que la fragilité des modèles mathématiques n’avait d’égale que la disparité de leur mode d’élaboration d’un pays à l’autre. L’évaluation chiffrée des conséquences du choix fait par la Pologne de ne pas vacciner la population est compliquée par des calculs et des bilans qui, dit-on, ne sont pas comparables aux nôtres. Un chercheur anglais, Andrew Edward, nous a mis en garde contre une interprétation hâtive des données. Les courbes comparant la mortalité hivernale habituelle et la surmortalité attribuée à la grippe ont, par exemple, été perturbées par le plan britannique contre la pandémie : l’ouverture de centres d’appel a eu pour effet de faire chuter brutalement toute l’activité de repérage des médecins généralistes, à laquelle se sont substituées des déclarations à des correspondants téléphoniques. De là à en déduire, bien à tort, que la pandémie marquait le pas à Londres… L’ECDC a fait un point utile pour l’avenir sur ce que l’on pouvait savoir, sur ce qui était prévisible et sur les développements inattendus.

La controverse sur l’indépendance des experts aurait sans doute été moindre si la pandémie avait fait beaucoup de morts. De même, si les généralistes avaient été associés dès le début, ils n’auraient pas été une « caisse de résonance » pour le doute latent de la population.

Dans le Grenelle 1, les deux chambres ont voté à l’unanimité la création d’une instance de garantie de l’indépendance de l’expertise. Elle n’a toujours pas été installée. Peut-être aurait-elle rassuré les citoyens et évité à certains chercheurs d’être jetés en pâture à la télévision.

Rassurez-vous, nous n’avons découvert au cours de nos investigations aucune villa avec piscine financée par un laboratoire et habitée par un expert !

Le financement public et le financement privé de la recherche sont étroitement imbriqués et il est rare aujourd'hui qu’un expert n’ait pas travaillé à un moment donné avec les laboratoires.

Certaines données ont fait défaut, en particulier sur l’état d’immunité de la population – on n’a découvert qu’a posteriori que les gens nés avant une certaine date ne contractaient pas le virus. Il nous a manqué le repérage de pathogénicité. Des appels d’offre européens ont été lancés et des cohortes de sérologie sont actuellement à l’étude. L’INRA et l’INSERM ont été sélectionnés pour procéder à des examens en laboratoire, pour déterminer la dangerosité prévisible du virus.

Il faudra enfin évaluer la cohérence et la fiabilité des modèles mathématiques.

M. Jean-Claude Manuguerra, responsable de la cellule d’intervention biologique d’urgence à l’Institut Pasteur. Je vous remercie, madame la présidente, de vos paroles pour les experts.

Pour vous répondre sur la fiabilité des informations mises à la disposition des experts, je voudrais vous présenter le travail du comité de lutte contre la grippe au fil de la pandémie.

Le comité de lutte contre la grippe a été créé officiellement en juillet 2008, en fusionnant deux instances, l’une très ancienne – la cellule de lutte contre la grippe –, l’autre constituée de cette cellule et du comité technique des vaccinations du Conseil supérieur public d’hygiène publique de France, qui suivait, en auditionnant les laboratoires tous les six mois, l’état d’avancement des travaux sur le vaccin anti-H5N1. Le comité est composé pour une moitié de membres de droit – direction générale de la santé, Institut de veille sanitaire, Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, Haut conseil de santé publique, comité technique des vaccinations, service de santé des armées et centres nationaux de référence de la grippe – et, pour l’autre, de personnalités qualifiées, dont des représentants des groupes régionaux d’observation de la grippe (GROG). En période interpandémique, ce comité se réunissait toutes les quatre à six semaines.

Nous avons toujours essayé de tirer les enseignements des pandémies grippales, de gravité variable avec des conséquences sanitaires très différentes – songeons à la pandémie de grippe dite asiatique et à la grippe espagnole –, et imprévisibles au démarrage quant à leur ampleur et à leur sévérité. Il était donc important pour nous de mettre en place un suivi épidémiologique, clinique et virologique, pour détecter un éventuel changement dans la morbidité, les complications, la transmission et la virulence du virus.

Il existait par ailleurs un plan national de prévention et de lutte « Pandémie grippale ». Il avait un ancêtre, qui remontait à 1995 et qui n’était pas du tout opérationnel, et il y avait aussi le plan de l’OMS qui avait vu le jour quelques années plus tard. Ce plan national a connu plusieurs révisions au fur et à mesure des crises auxquelles il a fait face, avec succès au moment du SRAS. La quatrième édition du plan, qui date de février 2009, envisage, dans un premier temps, l’intervention des centres « 15 » plutôt que celle des généralistes. Le plan prévoit aussi des fiches techniques d’aide à la décision, qui font l’objet, en fonction des données scientifiques, de mises à jour auxquelles participe le Comité.

Il est toujours facile de refaire l’histoire, mais personne ne sait la prévoir. Souvenez-vous des photos qui faisaient la une des journaux au printemps de 2009 : des Mexicains au visage dissimulé par un masque circulant dans le métro et arborant des images de la Vierge. À ce moment-là, le bureau de l’OMS au Mexique ne parvenait pas à connaître le nombre des victimes. Il ignorait, par exemple, si la pandémie marquait le pas ou si la baisse des cas enregistrés tenait seulement à une suspension de la collecte des chiffres pendant le week-end du 1er mai. Les informations n’étaient pas fiables, ce qui compliquait la définition de la réponse à apporter.

Revenons-en brièvement à la chronologie. Le 24 avril, l’alerte est lancée par l’OMS, qui passe très vite à la phase 6, dès juin. Elle en est toujours là et nous pourrons nous demander pourquoi. En France, nous sommes restés en phase 5 tout le temps de la pandémie. Les étapes suivantes ont été l’amorçage du reflux dans l’hémisphère Sud fin août 2009, mais la poursuite de la progression dans l’hémisphère Nord. En France métropolitaine, nous avons constaté une intensification de la circulation virale à la mi-octobre, ce qui est précoce pour une épidémie grippale, d’abord seulement en Île-de-France, puis progressivement dans toutes les régions. Un pic a été observé en décembre 2009-janvier 2010, et le virus A(H1N1) représentait quasiment la totalité des virus grippaux isolés sur notre territoire.

Du 25 avril 2009 à la fin janvier 2010, le Comité de lutte contre la grippe a tenu quarante-trois réunions téléphoniques, soit une ou deux fois par semaine, y compris pendant la période d’été, avec la direction générale de la santé. Nos collègues ont donc répondu à l’appel et se sont montrés disponibles. L’ordre du jour était établi en fonction des saisines de la Direction Générale de la Santé (DGS) et des questions du Centre de crise sanitaire du ministère de la santé. Nous avons toujours travaillé de façon collégiale. Les comptes rendus et les avis faisaient l’objet d’une validation collégiale avant leur transmission au directeur général de la santé. Nos avis sont médicaux et techniques, en expertise pluridisciplinaire et collective, à l’exclusion de tout aspect économique, logistique ou de communication. Ils sont destinés à éclairer les autorités sanitaires et ils ne sont pas publics.

Le Comité s’est penché essentiellement sur les mesures barrières et les circuits de prise en charge de la grippe aviaire.

En période interpandémique, nous avons aussi fait un travail de fond autour de l’isolement et du port d’équipements de protection individuelle, en particulier sur la qualité et la durée de protection.

Depuis 2009, différents avis ont été rendus, sur les mesures de quarantaine, surtout dans les phases précoces, sur le port d’équipements de protection personnelle dans les structures de soins de basse et haute intensité virale, selon qu’il existait ou non un vaccin disponible.

En ce qui concerne la prise en charge, du 25 avril à la fin juin, elle a été exclusivement hospitalière avec isolement respiratoire et mise sous traitement systématique dans l’attente de la confirmation virologique. Début juillet, le Comité se positionnait pour une prise en charge dans le secteur ambulatoire, car la situation devenait difficile dans les hôpitaux. À partir de fin juillet, les hospitalisations étaient réservées aux formes cliniques graves d’emblée, ou compliquées.

L’autre thème abordé a été l’utilisation des antiviraux, dont les stocks étaient déjà constitués avant la pandémie. Nous avons régulièrement actualisé la fiche technique qui accompagne le plan « Stratégie et modalités d’utilisation des antiviraux » et l’avons mise à jour pour le virus A(H1N1). Nous avons élaboré à plusieurs reprises le document « Fiche pratique d’utilisation des antiviraux en milieu extra-hospitalier et en période pandémique ». Nous avons également recommandé de privilégier l’oseltamivir pour son action systémique en cas de virémie probable, pour les traitements curatifs. En post-exposition, nous avons défini ce que l’on appelle les « contacts étroits », souligné que la mise sous traitement perdait tout intérêt au-delà de quarante-huit heures, et préconisé, en l’absence d’autorisation de mise sur le marché, le passage du traitement en prophylaxie à un traitement préemptif ou probabiliste ultra-précoce, pour répondre à l’apparition de résistances lorsque l’on utilise le schéma prophylactique.

On nous a reproché de changer d’avis, mais c’est la situation qui changeait. Ainsi, le 15 octobre, le Comité conseillait un traitement curatif non systématique, c'est-à-dire seulement en cas de syndrome grippal avec des formes cliniques jugées sévères ou des formes graves d’emblée ou compliquées, et un traitement prophylactique en post-exposition. En revanche, le 13 novembre, le virus A(H1N1) était prépondérant par rapport aux autres virus, nous avons préconisé le traitement systématique de tout syndrome respiratoire aigu brutal avec signes respiratoires et généraux. Nous avions à ce moment-là des cas chez des personnes qui ne présentaient pas de facteur de risque, mais dont les symptômes dérapaient rapidement vers une grippe incontrôlable se terminant par le décès. Il est apparu que ceux qui n’avaient pas été traités risquaient davantage que les autres.

À quatre reprises, nous avons actualisé en fonction des données la fiche technique sur l’utilisation des antiviraux en milieu extra-hospitalier, en particulier pour les nourrissons. Nous avons défini les critères cliniques d’un cas possible de grippe avec l’Institut national de veille sanitaire (InVS) et préconisé le traitement de tous les cas suspects avec ou sans facteur de risque. Nous avons aussi émis des avis sur la prise en charge des femmes enceintes en curatif et en post-exposition, la grossesse apparaissant comme un facteur de risque.

Le Comité a naturellement abordé la stratégie vaccinale pandémique. Pour toute question se référant aux vaccins, il se transformait en groupe de travail temporaire du Comité technique des vaccinations (CTV) qui, lui-même, rendait un avis qui était soumis au Haut conseil de santé publique (HCSP). Le Comité se chargeait de la réflexion initiale et de l’élaboration d’un document de travail qui servait de base aux travaux du CTV, lequel votait un projet qu’il transmettait, pour validation, à la commission des maladies transmissibles du HCSP, dont les avis sont publics. Nous avions déjà fait un long travail de préparation sur les vaccins prépandémiques et pandémiques contre le virus H5N1. En 2008, dans le cadre de ces travaux sur la stratégie vaccinale, le Comité s’est fondé sur une modélisation InVS-INSERM de l’impact de la prévaccination sur la pandémie.

Durant la dernière pandémie, nous avons auditionné les laboratoires producteurs de vaccin et nous avons essayé d’obtenir une nouvelle modélisation destinée à mesurer l’intérêt de la vaccination tardive par rapport à la circulation du virus.

Notre participation à l’élaboration de la stratégie vaccinale A(H1N1) s’est concrétisée par quatre avis successifs, notamment sur la pertinence de l’utilisation d’un vaccin sans adjuvant pour certaines populations et sur la poursuite de la campagne vaccinale.

Quant aux autres thèmes abordés, nous avons suivi très précisément l’évolution des virus, notamment lors de la mutation apparue en Norvège, qui s’est heureusement révélée non transmissible. Nous avons aussi observé en France des cas de double mutation de pathogénicité et de résistance aggravées. On peut basculer rapidement d’un virus extrêmement bénin à un virus très sévère, et nos recommandations peuvent se périmer très vite. Nous avons également essayé de tenir à jour les listes de populations à risque de complications en fonction des informations que nous recevions de l’étranger. Nous nous sommes penchés sur les transports de prélèvement afin, notamment, de désigner les laboratoires de première ligne pour diagnostiquer le virus A(H1N1). Nous avons aussi eu à répondre à des questions sur la vaccination contre la grippe saisonnière, et avons analysé de manière collégiale de très nombreuses publications.

« Et si c’était à refaire ? » : l’expertise en urgence est pour nous difficile, voire impossible. Il en est ainsi de l’évaluation du risque sanitaire puisque nous parvenaient chaque jour des informations extrêmement contrastées en provenance de différents pays. Je rappelle que la Nouvelle-Zélande et l’Australie sont situées dans des zones qui représentent moins d’un tiers de la population mondiale, et dans l’hémisphère Sud où les saisons sont très différentes. La difficulté consiste aussi à procéder à une expertise rapidement, quand elle commande des mesures de gestion immédiate.

Les décisions, en particulier celle d’appliquer les avis du Comité de lutte contre la grippe, sont du ressort exclusif de l’autorité sanitaire. Mais, si elle ne nous suit pas, nous souhaitons comprendre pourquoi. Il arrive ainsi que les décisions que nous préconisons ne soient pas applicables pour des raisons que nous ignorons.

Il serait intéressant par ailleurs de calculer la proportion de nos avis qui sont suivis, laquelle est très variable selon les comités techniques.

Il nous reste enfin à tirer les leçons définitives sur le fonctionnement de notre comité, mais nous avons été trop sollicités pour le faire.

Je conclurai par une réflexion émanant de l’équivalent américain du directeur général de la santé, et qui remonte à 1957 : « I am sure that what any of us do, we will be criticized either for doing too much or for doing too little […]. If an epidemic does not occur, we will be glad. If it does, then I hope we can say that we have done everything and made every preparation possible to do the best job within the limits of available scientific knowledge and administrative procedure. »1 Il y a de quoi méditer !

Mme Françoise Weber, directrice générale de l’Institut national de veille sanitaire (InVS). L’Institut national de veille sanitaire avait trois missions : décrire l’épidémie, élaborer des scénarios à partir de ce que nous savions des pandémies précédentes et des données collectées, évaluer les mesures de prévention et de contrôle prises par les pouvoirs publics.

Pour la première mission, nous avons recouru aux systèmes habituels de surveillance, utilisés dans la plupart des pays développés.

La veille internationale nous a permis de recueillir quotidiennement les données sur la pandémie provenant d’organismes officiels. En France, le réseau des Groupes Régionaux d’Observation de la Grippe, le réseau Sentinelles et d’autres réseaux non spécifiques à la grippe ont pu apprécier l’impact de l’épidémie et sa tendance. La surveillance de la mortalité globale a été satisfaisante, malgré un délai d’une dizaine de jours entre la rédaction des certificats de décès et l’envoi des données et, s’agissant de la stabilité du virus et de ses résistances, les centres nationaux de référence de la grippe se sont parfaitement acquittés de leur mission d’observation.

Il n’y a que pour les cas graves et les décès directement liés à la grippe que nous avons dû élaborer un nouveau système de surveillance, en faisant appel à la collaboration des sociétés savantes, de manière à décrire rapidement leurs caractéristiques et les facteurs de risque. Cela nous a permis de collecter des données sur plus de 90 % des cas.

Ces systèmes de surveillance ont, globalement, atteint leurs objectifs, et les données produites n’ont pas été critiquées. Toutefois, ils pourraient être améliorés.

À l’échelon international, il serait utile que des données précises sur chaque pays soient mises rapidement à la disposition de la communauté scientifique. Nous avons attendu de longues semaines avant d’obtenir des données sur la situation au Mexique, ce qui a fait prendre du retard à nos modélisations.

En France, l’unification des réseaux de surveillance de la grippe permettrait de gagner en efficacité. Surtout, il conviendrait de réduire le délai de recueil des certificats de décès : si tous les médecins adoptaient la certification électronique – qui ne concerne pour l’instant que 4 % des décès –, les données seraient disponibles en une dizaine de minutes, contre dix jours actuellement. En l’espèce, les conséquences ont été limitées, mais elles pourraient se révéler nettement plus importantes dans le cas d’une crise plus grave.

S’agissant des scénarios, ils ont été révisés à la baisse au fur et à mesure que les données nous parvenaient, mais un déroulement aussi favorable n’avait été prévu qu’en partie. Nous tablions sur un taux de létalité avoisinant celui de la grippe saisonnière, mais le taux d’attaque correspondant aux formes symptomatiques et, surtout, la mortalité globale ont été largement surestimés, faute d’avoir pris en compte deux facteurs imprévus.

D’abord, les personnes disposant d’une immunité croisée furent plus nombreuses que prévu, en particulier parmi les sujets âgés, ce qui a limité les conséquences de la pandémie en termes de mortalité. Sur ce point, nos outils de modélisation ont été très insuffisants ; nous devrons les améliorer et mieux tenir compte des variables susceptibles d’apparaître au début d’une crise sanitaire.

Ensuite, il y eut une forte proportion de cas asymptomatiques. Des études sérologiques précoces auraient permis d’élaborer une hypothèse supplémentaire, plus proche de la réalité.

Pour ce qui est de l’évaluation des mesures prises par les pouvoirs publics, le bilan est contrasté.

Le bilan est plutôt positif en matière d’évaluation de l’efficacité des antiviraux. La surveillance des cas graves et des décès a montré qu’un traitement précoce réduisait la sévérité de la maladie et le risque de mortalité, quels que soient les facteurs de risques, ce qui a permis d’adapter en conséquence les recommandations de prescription.

En revanche, il fut beaucoup plus difficile d’apprécier la couverture vaccinale. Si nous avons pu nous faire une idée de la couverture vaccinale globale grâce à une enquête déclarative – avec les limites que ce type d’exercice comporte –, l’estimation par type de patient et en fonction des facteurs de risque s’est révélée délicate, parce qu’elle supposait de croiser des bases de données, ce qui est très difficile dans notre pays. Nous devons, dans un souci de santé publique, chercher des solutions avec la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) et avec la CNIL.

Quant à l’efficacité du vaccin, elle a été évaluée dans le cadre d’un projet du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), auquel a participé le réseau des GROG.

Pour résumer, si nos systèmes de surveillance se sont révélés plutôt fiables, nous devons améliorer nos outils de modélisation, en liaison avec la recherche, afin de mieux prendre en compte l’ensemble des variables propres à chaque épidémie. Par ailleurs, un accès aux bases de données et la possibilité de les croiser est une des conditions du développement de nos capacités de surveillance.

En conséquence, si c’était à refaire, nous prendrions en compte la variable de l’immunité croisée et nous ferions des études sérologiques dès le début de la pandémie – mais la prochaine crise nous réservera sans doute de nouvelles surprises.

M. Gérard Bapt, député. Je précise en préambule que mon intervention ne sera pas partisane, le débat ayant transcendé les clivages politiques.

Pour gérer une crise sanitaire, il faut savoir de quoi l’on parle. Or les données qui nous ont été transmises sont apparues, au fil des semaines, contradictoires, incohérentes, voire erronées.

S’agissait-il réellement d’une pandémie ? Jérôme Sclafer, membre du Comité technique des vaccinations, a abordé la question devant la Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1). Dans la mesure où cette infection a tué des gens jeunes, sans pathologie associée, je ne suis pas de ceux qui estiment qu’il s’agissait d’une « grippette ». Toutefois, force est de constater que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a modifié sa définition de la pandémie en cours de route.

En effet, le 24 avril 2009, à la suite de la découverte de deux cas aux États-Unis, Richard Besser, le directeur du Centers for Disease Control and Prevention (CDC) déclarait que le virus serait expertisé selon trois dimensions : s’agit-il d’un nouveau virus ? Est-il très contagieux ? Quelle est sa pathogénicité ? Mais le 4 mai, ce dernier critère disparaissait, l’OMS décidant de ne plus tenir compte de la mortalité et de la morbidité dans la définition officielle de la pandémie. Toutefois, les recommandations de l’OMS pour la préparation des plans nationaux continuaient de faire référence à la sévérité de la pandémie et de prévoir entre 2 millions et 7,4 millions de décès.

Tout avait commencé par le signalement à La Gloria, commune de l’État de Veracruz, au centre du Mexique, d’une épidémie dont la fin a été officiellement proclamée le 24 avril et dont Science Express a dressé le bilan le 11 mai.

Cette commune comptait 2 155 habitants, dont un tiers âgés de moins de quinze ans. Au moment de l’épidémie, entre le 15 mars et le 12 avril, 1 575 personnes y séjournaient. Toutes les habitations ont été visitées ; 616 cas ont été déclarés suspects, sur interrogatoires, en fonction de critères symptomatologiques. In fine, aucun décès n’a pu être attribué au virus A(H1N1). Le jeune garçon sur lequel avait été diagnostiquée la grippe porcine a sa statue sur la place du village.

Lorsque l’épidémie a gagné l’agglomération de Mexico, un relevé épidémiologique quotidien a recensé les cas suspects, les cas identifiés et le taux de létalité. Or deux facteurs ont grandement compliqué l’interprétation des données. D’abord, la définition du cas suspect a été modifiée le 1er mai, son extension faisant chuter brutalement le taux de létalité. Ensuite, dans le contexte politique mexicain, la gestion de l’épidémie est devenue un enjeu électoral entre l’État central et les États fédérés, ce qui a favorisé l’emballement médiatique. Il convient donc que les données soient précisées et normalisées.

Comment l’OMS a-t-elle traité l’information ?

Le 24 avril, son porte-parole, Mme Fadela Chaïb, déclarait que près d’une soixantaine de cas mortels avaient été recensés dans la région de Mexico. Or, dans le même temps, M. Cordova, ministre mexicain de la santé, évoquait cinquante cas suspects et seize décès. Les autorités annonçaient le lancement d’une vaste campagne de vaccination et conseillaient à la population de ne pas prendre le métro, de ne pas s’embrasser, de ne pas se serrer la main, et les écoles, les lycées, les universités ont été fermés. Le même jour, l’AFP de Genève indiquait qu’il y avait au Canada dix-huit décès, sur cinquante cas suspects.

Le 25 avril, l’OMS annonçait une situation d’urgence sanitaire de portée internationale. Le 26, les États-Unis décrétaient l’état d’urgence sanitaire ; à Mexico, l’agence Reuter faisait état de quatre-vingt-un décès supposés. Le lendemain, le directeur adjoint de l’OMS, M. Fukuda, rectifiait ces données : il n’existait que onze cas de grippe A(H1N1) aux États-Unis, tous bénins, seize au Mexique, testés à Winnipeg, et aucun décès ne pouvait être attribué à ce virus. Ce n’est que le 27 que l’OMS authentifiait sept décès. Celle-ci n’a donc pas démenti que la pathogénicité du virus fût modérée.

Le 14 mai, le Premier ministre français commandait des vaccins au laboratoire GlaxoSmithKline (GSK) et commençait à préparer la lutte contre la nouvelle pandémie, en reprenant le plan prévu pour le virus (H5N1).

Sur de telles bases, comment adapter les plans d’action à la nature du danger ? Il faut que les virologues s’accordent entre eux, et nous disent si un virus peut ou non muter en cours de pandémie ! M. Manuguerra et Mme Weber ont évoqué cette possibilité, soulignant le fait que le virus aurait pu devenir plus dangereux ; mais le professeur Flahault, au cours de son audition devant la commission d’enquête, a affirmé que l’on pouvait annoncer la fin d’une pandémie lorsque le virus avait muté, c’est-à-dire lorsqu’il ne trouvait plus d’hôtes pour se développer. Dans ce cas, une réponse vaccinale risquerait d’être inefficace !

En septembre 2009, l’anthropologue Peter Doshi, de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), auteur en 2008 d’un article remarqué sur la diminution au siècle dernier de la gravité des épidémies aux États-Unis, a indiqué, répondant à la question : « Quelle est la réponse appropriée aux maladies infectieuses causées par de nouveaux virus dont la dangerosité est limitée ou la contagiosité faible ? », que les réponses apportées ont toujours été basées sur les pires hypothèses, alors que les conditions de surveillance et d’alerte ont radicalement changé depuis 1918. Selon lui, la propension à recourir aux tests en laboratoire pour dépister le virus A(H1N1) avait produit de l’angoisse, et la majoration du danger était susceptible de provoquer les événements, plus encore que la maladie elle-même. C’est pourquoi Peter Doshi proposait d’évaluer l’impact d’une épidémie, en fonction, d’une part, de sa contagiosité et, d’autre part, de sa sévérité. Sa réflexion est restée sans écho. Pourquoi ?

Tout à l’heure, Mme la ministre s’est montrée ouverte à la critique et s’est déclarée favorable à la réflexion. Elle reconnaît désormais la nécessité d’adapter un plan à la nature du danger, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques semaines. Elle a également dit qu’en matière de communication il faudrait à l’avenir s’appuyer davantage sur les médiateurs que sont les professionnels de santé. Mais il y a aussi les parlementaires et les grands élus !

La mission d’information sur la grippe aviaire, présidée par Jean-Marie Le Guen et dont Jean-Pierre Door était le rapporteur, avait pourtant conclu à la nécessité d’utiliser de tels médiateurs. Leur mise à l’écart a favorisé la propagation de rumeurs et d’informations erronées, notamment via internet. Le docteur Jean-Marie Cohen, responsable du réseau des GROG, a déclaré devant la commission d’enquête que les prélèvements avaient été interrompus entre avril et juin 2009 parce que les postiers avaient peur que ces envois ne contiennent un virus grippal mortel, qui les ferait agoniser dans d’atroces souffrances ! C’est dire si une bonne communication est capitale.

Lorsque le responsable de la communication gouvernementale, M. Thierry Saussez, nous affirme qu’en cas de crise, il a pour principe de toujours privilégier les hypothèses les plus pessimistes, cela rejoint le problème des effets des prévisions des agences officielles. À la suite de la publication de l’avis du 28 septembre, M. Marc Mennessier pouvait ainsi écrire dans Le Figaro que le nombre de décès prévisibles variait de 6 400 à 96 000 en fonction du taux d’attaque, chiffre de deux à trente fois supérieur à celui de la grippe saisonnière. Si l’on ne tient pas compte des effets des prévisions, des annonces et des propositions divergentes, il sera bien difficile d’obtenir l’adhésion de l’opinion publique à l’application d’un plan de lutte, quel qu’il soit !

Par ailleurs, il faut davantage de transparence et de vigilance. Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Manuguerra a reconnu qu’il était anormal que les délibérations du Comité de lutte contre la grippe aient été tenues secrètes et que l’on n’ait pas mis un terme aux suspicions de conflit d’intérêts en publiant la liste des experts concernés. Loin de moi l’idée que des chercheurs aient pu agir dans un esprit mercantile, mais ce manque de transparence a introduit un doute et donné prise à la moindre rumeur.

Enfin, il convient de préciser les données de pharmacovigilance. Des comparaisons devront être faites pays par pays pour déterminer si la stratégie vaccinale doit être considérée comme une barrière collective ou comme une protection individuelle.

M. Jean Marimbert, directeur de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS). Responsable de santé publique, non scientifique moi-même, j’ai eu le sentiment que l’incertitude avait été plus grande qu’à l’occasion d’autres phénomènes épidémiques.

Les incertitudes portaient non seulement sur les données épidémiologiques – moment, taux de l’attaque, facteurs d’exposition aux formes graves –, mais aussi sur le virus lui-même. Par exemple, au début du mois de septembre 2009, un article montrait, à partir de recherches sur le furet, que, si le virus disposait d’un taux d’attaque élevé et se transmettait facilement, en revanche son aptitude à muter était faible. Toutefois, le 20 novembre, plusieurs cas en Norvège relançaient l’hypothèse d’une mutation en première phase pandémique.

De même, jusqu’à l’été inclus, on pensait qu’il s’agissait d’une pandémie, donc que la très grande majorité de la population était naïve – exception faite des personnes âgées ayant pu être en contact antérieurement avec le virus. Or, lorsque nous avons reçu, dans le courant de l’automne, les résultats des essais cliniques, nous nous sommes aperçus que d’autres populations bénéficiaient également, avant vaccination, de taux d’anticorps relativement élevés.

Enfin, j’avais bien compris, lors de mes discussions avec les épidémiologistes, que se posait la question de l’interaction entre le virus A(H1N1) et celui de la grippe saisonnière, mais la réalité a dépassé toutes les prévisions, avec la quasi-éradication du virus de la grippe saisonnière par le virus A(H1N1).

D’autres incertitudes portaient sur les paramètres industriels, les rythmes de production, ainsi que sur les délais d’évaluation et d’autorisation du vaccin.

Dans ce contexte, nous nous sommes efforcés de transmettre des données aussi fiables que possibles de manière à faciliter non seulement la décision publique, mais aussi les décisions individuelles, notamment pour la vaccination. Il fallait veiller à ne rien oublier, sans se laisser abuser par des éléments non pertinents. L’AFFSAPS a réalisé une veille scientifique, se concrétisant par la rédaction, deux ou trois fois par semaine, d’une revue de presse.

En l’espèce, l’incertitude s’associait à un foisonnement de données parfois contradictoires. Pour savoir quel crédit leur accorder, il importe de procéder à une évaluation collégiale et rapide des données en situation de crise.

Les échanges avec d’autres autorités sanitaires mondiales peuvent y contribuer, notamment pour comparer les résultats des essais cliniques et éprouver la fiabilité des données de base, comme nous l’avons fait pour le vaccin Panenza avec l’Agence européenne des médicaments (EMEA) et la Food and Drug Administration (FDA), mais cela ne suffit pas. Il est préférable que l’on possède, en interne ou en externe, une capacité de vérification des données provenant de sources tierces. Ainsi, il est utile de disposer de contacts opérationnels dans le processus de fabrication des lots de vaccins, de manière à pouvoir vérifier les niveaux de rendement communiqués par les producteurs, de faire contrôler dans des laboratoires publics ou indépendants les titrages d’anticorps avant et après vaccination, et de refaire des essais cliniques à partir de données souches plus détaillées. Autre exemple, en octobre, au moment d’évaluer et d’autoriser un antiviral, nous avons dû, face à une donnée individuelle atypique, faire des contre-épreuves sur 700 ou 800 doses.

Il convient de s’assurer de la fiabilité non seulement des données de base, mais aussi des processus d’évaluation, ce qui suppose de respecter quelques principes fondamentaux. Le premier est la collégialité de l’évaluation : un point de vue individuel ne vaudra jamais un dialogue entre scientifiques. Ensuite, il importe d’associer à l’expertise interne aux structures publiques une expertise externe, ancrée dans l’activité scientifique, qui a, par nature, davantage de contacts avec les industriels – ce qui, en soi, ne fait pas problème. Enfin, fiabilité ne signifie pas nécessairement crédibilité : il faut exiger des déclarations d’intérêt et en tirer les conséquences sur le processus d’évaluation, en excluant certains experts de certaines phases, même si leur honnêteté et leur intégrité ne sont pas en cause. De ce point de vue, l’expérience de la pandémie ne peut que nous inciter à augmenter les efforts de transparence.

DÉBAT

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Le dernier invité à la table ronde, M. Jérôme Sclafer, membre du Comité technique des vaccinations, n’a pu nous rejoindre. À partir d’une étude exhaustive des publications, des communiqués de presse et des investissements, il a montré qu’il existait, depuis plusieurs années, un climat propice à une alerte maximale. Je vous invite à consulter le compte rendu de son audition par la Commission d’enquête sur la grippe A du Sénat.

Madame Weber, dispose-t-on de données sur la Pologne, qui a refusé d’acheter les vaccins contre la grippe A(H1N1) ?

Mme Françoise Weber. D’après les données transmises par le ministère polonais de la santé et sous réserve d’une étude ultérieure, cela n’a pas eu de répercussion sur l’impact de la pandémie ; les différences constatées sont plutôt liées à la capacité des systèmes de santé à faire face aux formes graves. Ce résultat n’est guère étonnant, dans la mesure où l’objectif de la vaccination était de modifier non pas le profil de la pandémie, mais la protection individuelle. Il paraît difficile de tirer des conclusions générales sur l’efficacité de la vaccination s’agissant de faits qui sont restés rares. On ne pourrait le faire qu’au plan individuel.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Quel est le bilan des études de cohortes qui ont été lancées ?

M. Antoine Flahault, directeur de l’École des hautes études de santé publique (EHESP). L’EHESP a coordonné deux programmes : le premier, CoPanFlu, porte sur une cohorte de foyers représentatifs de la population, d’abord à la Réunion, puis en métropole et enfin, à l’échelle internationale – au Laos, à Djibouti, au Mali, en Bolivie et, récemment, au Sénégal – ; le second, SéroGrippeHebdo, est une étude de séroprévalence menée en partenariat avec l’Institut de veille sanitaire. Ces programmes ont été en grande partie financés par l’Institut de microbiologie et des maladies infectieuses (IMMI) de Jean-François Delfraissy.

CoPanFlu a été lancé à la Réunion, grâce au Centre de recherche et de veille sur les maladies émergentes dans l’océan Indien créé à la suite de l’épidémie de chikungunya, afin de mesurer le taux d’attaque correspondant aux formes non seulement symptomatiques, mais aussi asymptomatiques. L’hiver arrivant dans l’océan Indien, ce premier bilan pourra être complété.

Une autre cohorte a été mise en place en métropole. On en est encore aux études préliminaires. Les premiers résultats sérologiques montrent la grande hétérogénéité des taux d’attaque en fonction des classes d’âge : les personnes âgées ont été peu atteintes par le virus, contrairement aux enfants.

Pour les pays en développement, les résultats seront présentés lors d’un séminaire organisé en fin de semaine par l’IMMI et par la Fondation Mérieux.

Le lancement du programme SéroGrippeHebdo a été décidé au début de l’automne, afin de compléter le dispositif de veille sanitaire par une enquête auprès des femmes enceintes. La technique de sérologie a été mise au point par l’équipe de virologie de Xavier de Lamballerie. L’analyse a montré que ce groupe, avec un taux d’attaque d’environ 10 % hors vaccination, se situait à un niveau médian, bien inférieur à celui des enfants et des nourrissons, mais bien supérieur à celui des personnes âgées.

M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire « Santé » à l’Institut d’études politiques de Paris. Quel rôle ont joué l’ECDC et l’OMS dans l’accès aux données de base ? Quelle analyse les autorités nationales ont-elles faite de ces données ?

Mme Françoise Weber. Comme les autres pays, nous avons eu accès aux données au fur et à mesure qu’elles étaient mises à disposition par l’OMS. Je dois dire que cela a été assez long, notamment pour le Mexique. Comme l’a rappelé M. Bapt, les informations furent fluctuantes et contradictoires ; nous avons eu notamment beaucoup de mal à estimer la létalité et le taux d’attaque, ce qui s’explique dans la mesure où les données reposaient uniquement sur une vérification virologique.

Quant à l’ECDC, nous travaillons de façon très étroite avec lui depuis sa fondation. Les membres de nos unités chargées de la veille internationale et de l’analyse scientifique sont en dialogue quotidien avec leurs homologues. Certains de nos experts ont participé aux travaux produits par l’ECDC durant la crise sanitaire. Par ailleurs, le Centre possède un système de signalement européen, l’Early Warning and Response System (EWRS). Enfin, il a fourni à l’ensemble des pays membres des analyses de données, des revues de la littérature et des états de la science.

M. Hubert Vermeersch, responsable médicaments et agroalimentaire dans la section consommateurs auprès de la Conférération nationale des associations familiales catholiques. Quelle a été la proportion de cas asymptomatiques ?

Mme Françoise Weber. Lors d’une grippe saisonnière, la proportion d’asymptomatiques est de 30 à 40 %. Durant la pandémie dont nous parlons, ce taux aurait largement dépassé les 50 %, voire atteint 70 % dans certaines populations, ce qui était totalement inattendu. Si nous l’avions su, nous aurions révisé à la baisse l’estimation du taux d’attaque et de la létalité.

M. Hubert Vermeersch. Comment mesure-t-on ce taux ?

Mme Françoise Weber. Par des études épidémiologiques, avec un suivi de cas, et par des éléments sérologiques, en comparant les taux des personnes immunisées avant et après l’exposition au virus.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Mesdames, Messieurs les experts, avons-nous aujourd'hui l'espoir de collecter en laboratoire des informations sur la pathogénicité d'un virus – dès lors qu’on l’a identifié – qui soient utiles à la décision publique ? L’un de vos collègues a marié, dans le laboratoire P4, des virus H5N1 et A(H1N1). Leur observation peut-elle fournir des indications sur leur comportement ? Ne s'agit-il pas d'une chimère puisqu’on n'a pas su le faire dans le milieu naturel ?

M. Jean-Claude Manuguerra. Des études scientifiques sont parfois réalisées sans avoir pour vocation d'aider à la prise de décision dans le domaine de la santé publique. Nous avons aussi besoin de connaissances pures, par exemple pour le réassortiment de virus de type A et de type B, jamais réalisé en laboratoire ni observé dans la nature en raison des incompatibilités de structures. En revanche, la pertinence d’un virus chimère H5N1 et A(H1N1) a dû être prise en compte par le comité d’hygiène et de sécurité du laboratoire qui a procédé à l’expérience.

Peut-on savoir, en observant un virus, s’il est ou non pathogène ? Oui et non. Pour les virus aviaires, hautement pathogènes, en particulier le H5 et le H7, un marqueur de virulence très précis permet une association automatique. Mais l’absence de marqueur ne signifie pas que le virus ne peut pas devenir virulent. On a ainsi constaté au Mexique, au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, qu’un virus inoffensif, introduit à partir d’un réservoir sauvage dans des espèces domestiques particulièrement sensibles comme la dinde et la poule, peut muter, de but en blanc, en un virus pathogène causant plusieurs millions de morts dans l’une de ces espèces animales.

Pour les autres virus, on connaît un certain nombre de marqueurs de virulence, notamment ceux indiquant si le virus est plus ou moins sensible à la réponse à l’interféron ou si, véhiculé par les oiseaux, il peut se multiplier dans certains territoires où la température est moins élevée, ou encore, comme pour la mutation 222, s’il a la capacité de se lier à des récepteurs dont les cellules sont plus profondes dans l’organisme mais qui sont apparus au détour de pathologies issues de certains traitements chez les immunodéprimés. Toutefois, ces mutations ne sont pas toujours suffisantes pour mesurer la pathogénicité du virus.

La première description du génome complet des premiers virus californiens n’a pas montré de marqueur de pathogénicité originelle : l’observation en fut faite dans les tout premiers jours. Mais les virus mutent en permanence. Il faut distinguer les mutations concernant leur partie antigénique, significatives pour parvenir à un nouveau variant en fin d’épidémie, lequel préfigure celui de l’épidémie suivante, de celles qui touchent à des fonctions sans rapport avec l’antigénicité, comme justement le mutant 222 qui a une propension à s’attacher aux parties profondes du poumon. Le virus peut alors muter dans la même position et conserver la même antigénicité : le même vaccin reste alors efficace.

Mme Michèle Rivasi, membre du Parlement européen. En tant que députée européenne, j’ai vécu les événements au niveau de l’Union.

Comment assurer la fiabilité, déterminante pour faire face à la crise, des informations disponibles ? Je suis plutôt insatisfaite des réponses fournies ce matin à ce sujet.

Plusieurs interventions ont montré que, dès le mois d’avril 2009, on disposait d’informations, les unes fondées sur des prélèvements effectués au Mexique et montrant que le virus provoquait beaucoup moins de morts que prévu, les autres provenant des ministères de la santé d’Australie et de Nouvelle-Zélande et indiquant que le virus était très peu virulent. Le 5 mai, le ministre en charge de la santé aux États-Unis avait annoncé que le virus était stable.

Soit l’OMS dirige, et les agences sanitaires ne font que suivre, soit nous disposons en France d’experts capables d’analyser une situation internationale. Pourquoi les agences n’ont-elles pas été suffisamment critiques pour faire savoir au ministre français de la santé, Mme Roselyne Bachelot, qu’il fallait se garder de tout alarmisme et que l’on pouvait gérer la crise de façon plus réaliste ? Telle est la question de fond, qui concerne surtout l’InVS, l’AFSSA étant surtout liée à la pharmacovigilance.

Nous avons entendu la ministre de la santé polonaise, Mme Ewa Kopacz, nous expliquer qu’elle avait refusé le recours au vaccin car ses experts avaient effectué une analyse globale montrant que cela n’était pas nécessaire. Elle a surtout jugé inacceptable le comportement du laboratoire GSK qui voulait tenir les dirigeants de la santé publique pour responsables de la mort des enfants s’ils n’achetaient pas son vaccin ou bien, en cas d’achat, de ses effets secondaires. Pourquoi, en France, ne dispose-t-on pas d’experts critiques du même genre ? Pourquoi le Comité de lutte contre la grippe, auquel participaient des experts français ici présents, ne s’est-il pas montré plus objectif et plus pertinent au vu des informations qu’il recevait ?

Compte tenu des leçons tirées, grâce notamment à ce colloque, comment serons-nous, à l’avenir, plus performants et plus crédibles vis-à-vis de la population ?

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Les experts présents sont interpellés sur leur degré de distance par rapport à une pensée unique conforme aux positions prises par l’OMS, par les CDC (Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis) et à l’ECDC. Étiez-vous en pleine harmonie avec celles-ci ou bien des divergences existaient-elles ? De quelles marges de manœuvre disposiez-vous ?

Mme Françoise Weber. La question nécessite en effet quelques éclaircissements.

L’InVS, chargé d’une mission d’alerte et de surveillance pour la France, travaille sur la base d’une expertise interne et indépendante, reposant sur le travail de ses personnels scientifiques – de même formation et de même degré de compétence que ceux des agences comparables dans les autres pays, ceux de l’ECDC et de l’OMS, utilisant en outre les mêmes types de processus.

L’OMS constitue un fournisseur de données internationales permettant de valider des informations provenant de pays dont la propre validation n’est pas suffisante. Nous nous appuyons aussi sur les éléments provenant de la veille internationale, ce qui suppose un exercice complexe, soumis à une procédure, consistant à pondérer les données en fonction de leur origine (telle qu’un ministère de la Santé), de ce que nous savons du travail de l’organisme concerné, et de la façon dont elles sont présentées. C’est ainsi que fonctionne aussi le CDC d’Atlanta.

La littérature scientifique représente une autre source d’information. Nous privilégions toutefois les revues dotées d’un comité de lecture. Telles sont nos bases de travail sur le plan international.

Sur le plan national, nos données sont collectées par les réseaux que j’ai mentionnés plus haut. Il s’agit de données brutes sur lesquelles nous effectuons un travail épidémiologique et biomathématique. Nous travaillons également avec des centres nationaux de référence obéissant à un cahier des charges.

Nous nous comparons aux organismes internationaux afin, d’une part, de vérifier que nous prenons tous les éléments en compte, d’autre part, d’examiner si une position adoptée, par exemple, par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), nous apporte des éléments nouveaux, enfin, de savoir si nous devons approfondir une voie plutôt qu’une autre.

Une partie de l’incompréhension vient de ce que les positions prises ne sont pas suffisamment interprétées en fonction du contexte.

M. Gérard Bapt a précédemment évoqué les publications, intéressantes, de Peter Doshi. Mais il y eut plus de 3 800 publications en quatre à cinq mois sur le même sujet, rien que par des revues à comité de lecture ! Il aurait été hasardeux de ne prendre en compte que l’une d’elles sans disposer d’éléments convergents avec la position qu’elle soutenait. Si un autre scénario d’épidémie s’était déroulé, on nous l’aurait reproché avec raison.

Il faut par ailleurs que l’ensemble des récepteurs de la communication soit bien formé à la validité d’une position scientifique, ce qui implique d’abord de faire la différence entre un résultat de travail scientifique et une opinion d’expert. L’avis récent rendu par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) est très intéressant sur ce point. On ne peut asseoir une position sur une opinion d’expert isolé de la même façon que sur un avis d’expert rendu de façon collégiale et pluraliste ni, a fortiori, que sur le résultat d’un travail scientifique. C’est au travers d’un tel filtre qu’il faut analyser les données. Nous ne pouvions donc nous fonder sur des opinions, des avis ou des résultats de travaux scientifiques basés sur l’état de l’épidémie à un moment et à un endroit donnés.

L’ECDC a observé comment l’épidémie s’était développée à New York et au Mexique. Ce n’était pas suffisant pour la caractériser au niveau international. Si nous avions transposé en France le taux d’hospitalisation en réanimation constaté en Nouvelle-Zélande, il aurait été beaucoup plus élevé. Nous ne pouvions nous appuyer seulement sur l’expérience de ce pays et sur celle de l’Australie. Nous avons fait ce que nous devions faire : au fur et à mesure que les données nous parvenaient et convergeaient – notion essentielle – vers un scénario plus favorable, nous les avons intégrées. Nous aurions porté une lourde responsabilité en ne respectant pas ces règles de fiabilité. On pourrait, dans la multitude des publications et des déclarations faites pendant la période considérée, en extraire de quoi établir n’importe quel scénario.

Le plus important – et nous avons des efforts à réaliser sur ce plan –, est d’apprendre à comprendre quels sont les niveaux de validité, de fiabilité et de qualité d’une position scientifique. Cette dernière peut consister en une affirmation, une prédiction, un scénario regardé comme certain, un scénario considéré comme plausible ou un scénario jugé possible.

Dans toutes les communications auxquelles j’ai participé avec Mme la ministre de la santé, nous avons toujours déclaré qu’il fallait prendre en compte tous les scénarios plausibles, les plus bénins comme les plus inquiétants. Je me souviens des mots alors prononcés : « Il faut être vigilant sans être alarmiste ni catastrophiste. »

M. Gérard Bapt, député. J’ai mentionné les travaux de Peter Doshi parce que l’InVS semblait ne pas connaître ses deux publications, pourtant remarquées par le professeur Flahaut.

Le 26 août 2009, l’Institut américain de santé publique, à la demande de la Maison Blanche, a fourni un rapport sur la situation de l’épidémie en Nouvelle-Zélande, où l’on comptait alors seulement seize morts, même si le nombre d’hospitalisations était élevé. L’incidence réelle de la grippe était donc connue très tôt.

M. Jean Marimbert a évoqué l’effet d’éviction du virus pandémique par le virus saisonnier. Le bulletin épidémiologique de l’OMS, en date du 22 mai 2009 concernant la situation au Mexique et aux États-Unis, indique que 13 % des cas de syndrome respiratoire aigu sont dus au virus A et 20 % à la grippe saisonnière. Au pic de la pandémie en France, les chiffres de l’InVS donnaient seulement 50 % de cas de grippe A. Il existe en effet bien d’autres causes de troubles respiratoires, ce qui repose encore la question de l’efficacité de la vaccination. On nous a indiqué qu’un vaccin était efficace dans 60 à 70 % des cas, et à la condition d’être pratiqué assez tôt. Il faut donc préciser que ce taux doit être ramené à la moitié des syndromes suspectés.

M. Marc Gentilini, membre de l’Académie de médecine et du Conseil économique et social. Je suis de ceux qui ont favorisé la création de l’InVS et qui ont essayé de lui donner de la force. Après ce qui est advenu au cours des dernières années, peut-on être satisfait de son fonctionnement ? L’Institut n’a pas vu venir la canicule ; il n’a pas été plus performant pour le chikungunya ; il n’a pas fait exactement ce qu’il aurait fallu faire contre la grippe A. Comment se fait-il qu’avec tant de beaux esprits et de comités ad hoc remarquables, tant de communications et de conférences téléphoniques – quarante-trois nous a dit Mme la ministre de la santé – on se soit aussi tragiquement trompé ? Je crains en outre que les mêmes erreurs puissent se renouveler.

M. Jean-Claude Manuguerra. Le Comité de lutte contre la grippe fut-il « suiviste » ? D’une certaine façon, c’était obligatoire dans le cadre d’un phénomène décomposé en phases déclarées par l’OMS. Lorsqu’il fut ainsi décidé que le virus A(H1N1) avait un caractère pandémique, on se situa ipso facto dans un processus d’utilisation des vaccins selon le modèle H5N1 tel que prévu en cas de pandémie.

En revanche, nous avons toujours formulé nos recommandations sans attendre celles du CDC d’Atlanta, sur la base de notre propre analyse de la situation, même si nous la confrontions ensuite aux informations internationales.

On trouve beaucoup de choses dans la littérature scientifique mais une publication ne peut, à elle seule, modifier une recommandation : il en existe de nombreuses allant dans des sens contraires. Si j’avais lu plus tôt les articles de Peter Doshi, cela n’aurait rien changé. Il a exprimé une position d’anthropologue sur des questions que nous connaissions déjà pour partie.

La caractérisation des pandémies s’opère à la fin de celles-ci, quand on peut en dresser le bilan et les inscrire dans une case particulière, ce qu’on ne peut faire durant leur déroulement.

La Pologne ne s’est pas spécialement distinguée parmi les plans nationaux de lutte contre la pandémie.

En la matière, la France a fait ce qu’il lui revenait de faire. On ne s’est pas trompé « tragiquement ». Mais on l’aurait fait en agissant autrement si la pandémie s’était révélée massive, provoquant de nombreux décès. Je me réjouis plutôt que le contraire soit advenu.

Mme Michèle Rivasi. Quant au fait que l’on ait dépensé beaucoup d’argent ?

M. Jean-Claude Manuguerra. Le nombre de vies sauvées par la vaccination le mérite.

La position du Comité de lutte contre la grippe a toujours été en faveur d’un accès au vaccin pour tous ceux qui le souhaitaient. Elle n’a jamais varié.

Parmi les possibilités envisagées, figurait, comme pour la grippe espagnole, une mutation virale entraînant tout à coup un changement de situation, avec un virus très résistant aux antiviraux et ne réagissant plus selon les prévisions.

Un virus pandémique supplante-t-il un virus saisonnier ? Cela s’est produit dans le passé pour un virus du même type. Mais l’apparition d’un virus A n’a pas d’impact sur un virus B, qui peut continuer de se propager. En mai 2009, le virus H1N1 saisonnier a disparu au profit du H1N1 pandémique alors que le virus H3N2 continuait de circuler en quelques endroits. Tout dépend du moment auquel on se place pour faire ce genre d’observation.

Mme Françoise Weber. En Pologne, les évaluations de nos collègues, avec qui nous travaillons, n’étaient différentes des nôtres ni sur la gravité du virus ni sur ses scénarios de développement. En revanche, les décisions de gestion prises sur la base de ces évaluations furent différentes, pour des raisons qui dépassent le domaine scientifique et qui portent principalement sur des questions d’acceptabilité et de communication.

J’ai présenté tout à l’heure le bilan des travaux de l’InVS, qui n’en est qu’à ses débuts. Les épisodes précédents de la canicule et du chikungunya ont déjà fait l’objet de retours d’expériences.

Je suis assez fière de la façon dont l’InVS fonctionne aujourd’hui : sur la base d’une expertise indépendante et de haut niveau, comparable à celui des autres pays, apportant beaucoup à des agences telles que l’ECDC en participant à ses évaluations, ayant mis en place des réseaux de surveillance repris maintenant au niveau européen. Compte tenu de l’état actuel de la science, le travail de l’Institut me semble tout à fait honorable.

Cette fierté ne m’empêche pas d’être humble. Dans l’exercice relatif à la pandémie, comme dans tout ce que nous faisons, nous rencontrons nécessairement des limites. Nous aurions pu mieux faire sur certains plans. Mais nous ne nous arrêtons pas en chemin. J’ai décidé de procéder à un retour d’expérience extrêmement précis qui commencera dans les semaines qui viennent pour que l’InVS tire toutes les leçons de son action durant la pandémie. J’en tiendrai les résultats à votre disposition. Mais il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Les épidémiologistes indépendants qui ont collaboré avec l’Institut ont bien fait leur travail, employant les mêmes méthodes que leurs homologues étrangers et au même niveau scientifique que les autres agences, notamment les CDC, où d’ailleurs certains d’entre eux, dont le directeur scientifique de l’Institut, ont été formés. Nos méthodes se soumettent à l’épreuve des publications et de la critique de nos pairs.

L’InVS n’a pas failli à sa mission à l’occasion de la pandémie. Mais nous allons nous attacher à progresser encore, à améliorer notre communication pour mieux faire entendre ce que l’on dit après avoir donné des chiffres, notamment sur ce que signifie une évaluation et sur les incertitudes qu’elle comporte.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Il me reste à remercier chacun des intervenants à cette première table ronde.

II. COMMENT CROISER LES INFORMATIONS DISPONIBLES AVEC LES PLANS PRE-ETABLIS ?

Présidence de M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur

M. Jean Pierre Door, député, co-rapporteur. Nous avons, dans le cadre de nos travaux avec Mme Marie-Christine Blandin, relevé que les plans nationaux de lutte contre la pandémie grippale– qu’il s’agisse de ceux des États-Unis, du Canada, de Hong Kong, de la Chine ou de la France – étaient assez rigides car issus du plan H5N1. Ces plans furent arrêtés à la suite de la conférence mondiale de Pékin, d’améliorations apportées au Règlement Sanitaire International et, pour la France, de la création de l’Établissement public de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Le plan H5N1 était parfaitement défini. Nous l’avons appliqué. Est-il évolutif ? Peut-on le modifier – sachant que nous avons entendu Mme la ministre de la santé déclarer que le plan lui-même avait été la première victime de la pandémie ?

Que fallait-il faire quand on a su que le virus n’était pas aussi virulent que selon les prévisions initiales ? Le 29 avril 2009, le Congrès américain avait déclaré l’urgence et, encore le 24 octobre suivant, le président Barack Obama avait parlé « d’urgence nationale ». De son côté, la Chine s’engageait dans un plan de vaccination collective pour cent millions de personnes. Tous les pays agissaient de même. Comment pouvait-on freiner le train ainsi lancé du H5N1 ? Telle est la question qu’il nous faut résoudre.

Comment définir les catégories prioritaires ? Comment sélectionner les populations à risque, en tenant compte des contraintes posées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et des problèmes posés par le non-croisement des fichiers ? Comment organiser les soins et mieux associer les professions de santé ?

Je voudrais aussi évoquer quelques enjeux inquiétants après ce que nous avons vécu : une grande crise de confiance dans l’opinion publique, un déni social du risque, déjà constaté du temps de l’épidémie de grippe aviaire, et, plus grave encore, un refus vaccinal. Ce dernier est-il seulement imputable au vaccin contre la grippe A ou bien traduit-il une contagion qui pourrait se propager à d’autres vaccins avec, en perspective, des menaces sur le vaccin anti-grippal saisonnier pour la fin de cette année ?

M. Dominique Tricard, inspecteur général des affaires sociales. J’ai travaillé comme adjoint de M. Didier Houssin en sa qualité de délégué interministériel contre la grippe aviaire, de septembre 2005 à début 2009. D’avril 2009 à tout récemment, je fus chargé d’une mission d’appui pour l’aide à la gestion de la pandémie.

Le plan national de prévention et de lutte « Pandémie grippale » a toute une histoire : durant cinq ans, il s’est intégré dans un dispositif général de préparation, avec des acquisitions de produits, des exercices… dans le cadre d’une réflexion nationale et internationale. On ne saurait considérer le plan isolément. Son aspect humain et son management sont également importants à comprendre.

Le plan, structuré en trois grandes parties, vise d’abord tout ce qui concerne l’organisation du dispositif avec l’introduction, par rapport aux six phases de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), des notions de situation à sept degrés. Il comporte aussi une stratégie générale, une organisation opérationnelle, des fiches d’aide à la décision indiquant un certain nombre de mesures réparties en fiches de situation, enfin un tableau final qui, constituant peut-être un piège pour la compréhension, concentre et croise situations et mesures, laissant croire à quelqu’un qui l’aurait mal lu qu’à chaque situation s’applique l’ensemble des mesures prévues.

Quelles sont donc les lectures de ce plan ? Pour beaucoup, il s’agissait, au moins dans un premier temps, d’une liste complète de mesures à appliquer systématiquement. Pour d’autres, c’était un guide d’aide à la gestion, certaines mesures n’étant pas obligatoires. Mme la ministre de la santé a parlé de « boîte à outils ». Il faut, en effet, le replacer dans une analyse de risques. Celle-ci se définit comme une évaluation et une gestion des risques, suivies d’une communication sur ceux-ci. Dans le cas présent, l’évaluation est aussi bien sanitaire que sociale et économique à partir des informations dont on dispose pour essayer de caractériser une situation. La gestion consiste à élaborer des solutions et des scénarios alternatifs conduisant à prendre des décisions et à suivre leur impact. En fonction de celui-ci, on « reboucle » le dispositif et on essaie de communiquer au mieux sur les résultats de l’évaluation. Ce schéma très classique a soutenu la construction du plan et permet d’aider à sa compréhension. Son organisation s’est appuyée sur le Comité interministériel de crise (CIC) et sur la participation de nombreux acteurs.

Le plan fut-il utilisé durant la pandémie ? Il a servi de base à de nombreuses décisions. Certaines mesures n’ont pas été prises, volontairement dans nombre de cas, car le contexte ne s’y prêtait pas. D’autres mesures ont été modifiées et adaptées.

Au total, 296 textes ont été publiés. Leur observation, par quinzaine de jours, montre qu’au début, ils portaient largement sur l’action sanitaire – définition des cas, prise en charge des patients… ; durant l’été, ils portaient davantage sur la préparation à la crise, notamment au titre des plans de continuité d’activités ; enfin, dans une troisième phase, ils concernaient surtout sur la vaccination. Ils ont été souvent modifiés afin de s’adapter à l’évolution réelle de la situation.

Le plan fut actualisé en période de préparation – à quatre reprises – comme durant la période de crise. Fallait-il alors faire évoluer le plan ou bien les décisions prises en fonction de celui-ci ? Il n’était pas souhaitable, en pleine pandémie, de changer le plan toutes les semaines, car il faut conserver une référence de base. En revanche, la responsabilité des décideurs consistait, au niveau de la gestion, à adapter l’ensemble des mesures.

Le mode de management par analyse de risques offre beaucoup d’intérêt dès lors qu’on accepte de « reboucler » régulièrement les évaluations, ce que d’ailleurs le plan prévoyait. Il ne s’agit que de pratiques classiques. Mais le plan a été présenté dès que l’évaluation a été considérée comme faite, sans peut-être une explication suffisante de la méthodologie appliquée à cette évaluation.

L’OMS a-t-elle contribué à la rigidité des plans ? Il est certain que le Règlement Sanitaire International (RSI) a créé de la rigueur et des contraintes pour les États membres, au moins sur le plan psychologique.

Le plan comporte-t-il suffisamment de phases ? La question n’est pas vraiment celle de leur nombre. L’Union européenne, dans ses recommandations, avait élaboré des détails et des sous-détails de situations. Le plus important est de savoir quel rôle on attribue aux différentes phases et situations : constituent-elles des éléments de conclusion d'une évaluation ou bien des éléments de gestion ? Dans le second cas, rattache-t-on les mesures aux situations de façon impérative ?

Les personnels de santé comportent plusieurs catégories d'interlocuteurs. Il est donc important de déterminer ces derniers par groupe, de savoir quels objectifs on leur affecte dans les différentes parties du plan et de connaître leurs propres attentes.

La définition des catégories prioritaires s’est appuyée sur l’inscription du principe de priorisation dans le plan national, sur l’élaboration d'un rapport d'aide à la décision qui a bénéficié de nombreuses expertises et sur une décision gouvernementale.

De même, l'information des personnes sensibles a fait l'objet de nombreux travaux, aussi bien dans la phase préparatoire que dans la phase de gestion, notamment en collaboration avec des associations, mais ils ne sont pas forcément bien connus.

Parmi les orientations possibles dans l’avenir, il convient d'abord de capitaliser l'expérience, aussi bien en matière de méthodologie que de connaissances, même si la succession très rapide des événements a pu compliquer la situation.

Il convient ensuite de disposer d'une base de réflexion sur la façon dont on gère la situation. Doit-on changer l'approche choisie en matière d'analyse des risques ? Les plans de continuité mis en œuvre par de nombreux industriels et d’autres organismes les conduisent aujourd'hui à réfléchir à une analyse de risques globale et à étudier des perspectives de normalisation. Le plan national devrait donc peut-être faire mieux ressortir les aspects d'évaluation des risques qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.

On pourrait aussi, dans le plan, mieux identifier les mesures d’action possibles sachant qu’elles ne sont pas obligatoires, donc en laissant ouverte la décision de leur activation ou non, en fonction des caractéristiques de la situation réelle.

Mais aucun plan ne remplacera le facteur humain et le management, qui demeurent primordiaux, notamment la formation des décideurs et le problème posé par le turn over des responsables administratifs. Celui-ci est tel qu'on ne rencontre plus personne qui ait vécu la pandémie au même poste de responsabilité qu'alors. Du coup, la mémoire s'efface à toute vitesse. Elle a déjà disparu dans certains endroits. Certaines des personnes impliquées pendant plusieurs années dans la préparation du plan ont été bloquées dans leur évolution de carrière, ce qui a provoqué par la suite des départs accélérés.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Parlez-vous des changements de personnes intervenus récemment ou bien entre le plan H5N1 et la pandémie ?

M. Dominique Tricard. De la fin décembre 2009 à aujourd'hui, tous les responsables ont été changés, à part quelques directeurs.

M. Antoine Flahaut, directeur de l'École des hautes études de santé publique (EHESP). Avant de présenter également un diaporama, il me faut signaler que je n'ai aucun conflit d'intérêt direct en la matière – simplement, un membre de ma famille est salarié des Entreprises du médicament (LEEM) depuis 1994.

J’ajouterai une huitième question à celles que vous nous avez posées – Quel est le bon modèle ?

Les plans pré-établis furent-ils assez évolutifs ? Ils l’ont été, en France comme en Europe : les décisions ont été adaptées à l'évolution de la situation. Ainsi, les fermetures d'écoles furent peu pratiquées, puis rapidement abandonnées ; l'interdiction des rassemblements sur la voie publique n'a jamais été mise en œuvre ; l'utilisation d'hôpitaux référents n'est intervenue que dans la phase initiale ; les transports aériens n'ont jamais été entravés, sauf au tout début pour le trafic avec le Mexique ; l'OMS n'a pas proposé leur limitation ; en Europe, le dépistage systématique aux frontières ne fut organisé qu'en Hongrie ; l'utilisation des masques de protection n'a jamais été recommandée.

L'OMS participe-t-elle à la rigidité de ces plans ? Le catalogue des menaces planétaires, base de travail des recommandations de l'organisation mondiale, demeure modeste. En 1918, lors de l'épidémie de grippe espagnole, l'OMS n'existait pas. Nous étions alors au Moyen Âge de la médecine : la virologie ne constituait pas encore une discipline scientifique, on ignorait les antiviraux, les antibiotiques et la réanimation.

En 1957 eut lieu la première pandémie des temps modernes : la grippe asiatique H2N2 suivie, en 1968, par la grippe de Hong kong H3N2. Son modèle fut regardé jusqu'à l'automne 2009 comme « centriste », c’est-à-dire non catastrophiste – à la différence de celui de 1918 –, en dépit d'une surmortalité en France de plus de 30 000 personnes, lors de sa survenance durant l'hiver 1969-1970. On disposait alors de presque tout l'arsenal de lutte nécessaire.

On connut en 1976 une fausse pandémie, dite de Fort Dix, qui provoqua un débat, puis, en 1977, la pseudo-pandémie russe dont le virus, très connu et dû à la fuite malencontreuse d'un laboratoire soviétique, n'a pas remplacé le H3N2.

En 2003, survinrent le SRAS et la menace H5N1, constituant un contre modèle dont s'est inspirée l'OMS, alors dirigée à Hong Kong par Mme Margaret Tchan. Or, le SRAS est une pathologie atypique due à un coronavirus extrêmement différent de la grippe, ne comportant notamment pas de phase de latence contagieuse, ni de forme asymptomatique. Il était facile de repérer et d'isoler les malades et les personnes contagieuses dans les aéroports, car l’expression clinique bruyante et sévère du SRAS conduit les malades à l'hôpital, souvent en réanimation. Il s'agissait donc d'un mauvais modèle.

En 2009, à Mexico, on assista au retour du H1N1 alors qu'on attendait le H5N1. Ce dernier, assimilé à la grippe espagnole, était un contre-modèle que l'on a trop souvent repris, notamment à l'OMS. Le modèle du H1N1 saisonnier était un modèle insatisfaisant car ne comportant pas de syndrome de détresse respiratoire aigu conduisant en réanimation. Imparfait, il fut donc négligé. Il a fallu attendre décembre 2009 pour disposer des premiers résultats de séroprévalence, mais on connaissait déjà la répartition entre les tranches d'âge des cas de H1N1 pandémique et de ceux de H1N1 saisonnier : les courbes sont presque similaires. Cette information fut la plus négligée. Le H3N2 saisonnier est également proche, mais il atteint bien davantage les personnes âgées. On pouvait donc, dès septembre 2009, avoir un modèle tiré du H1N1 saisonnier.

Tout en sachant que cette réponse est anachronique, je tenterai de répondre à la question « Quel était le bon modèle ? ». À mon sens, c’est celui qu’il aurait fallu adapter des pandémies de 1957 et de 1968. En 2009, la mortalité indirecte est proche de celle observée avec le H1N1 saisonnier ; ce n’est pas celle observée pendant la pandémie liée au H3N2 de 1968, au cours de laquelle, Mme Françoise Weber l’a rappelé tout à l’heure, 92 % de la mortalité avait touché des personnes âgées de plus de 60 ans. Le modèle devait être adapté en fonction de l’observation de la mortalité directe, qui pouvait être appréciée par l’expérience initiale en Amérique du Nord ou dans l’hémisphère Sud : elle reste très rare, mais cent fois supérieure à celle due au H1N1 saisonnier, et frappant des enfants et des adultes jeunes.

Dans son numéro du 22 avril 2010, la revue scientifique britannique Nature a repris une étude des National Institutes of Health américains conduite par Cécile Viboud qui dresse le bilan de la mortalité imputable à la pandémie H1N1 aux États-Unis. En tenant compte des données recueillies auprès des centres de contrôle et de prévention de la maladie ainsi que des certificats de décès attribuant spécifiquement la mort à la grippe, les auteurs de l’étude ont évalué à quelque 44 000 décès la mortalité excédentaire aux États-Unis, ce qui, toutes proportions gardées, correspondrait à 6 000 à 7 000 morts en excès en France. On est loin des pandémies de 1957 et de 1968. Mais l’étude fait aussi état des « années de vie perdues » en tenant compte de l’âge au décès. Les victimes de la pandémie de 2009-2010 étant très jeunes, on se rapproche alors beaucoup de ce qui a été observé en 1968 - et donc de ce que l’on pouvait penser être le modèle approprié.

Les plans de lutte contre les pandémies comportent-ils suffisamment de phases ? Le terme même de « pandémie » est chargé de sens en ce qu’il évoque une épidémie grave. Pourtant, conformément à sa racine grecque, le mot signifie tout bonnement « transmission globale » ; c’est la définition qu’il faut retenir. La menace de pandémie est restée comprise entre la phase 1 et la phase 3. Une flambée de diffusion interhumaine a été signalée par l’OMS dans un pays, et la phase 4 y a été déclarée, mais seulement pendant deux jours au cours de la semaine 18 de 2009. Peut-être serait-il utile de prévoir une phase 4bis visant à retarder l’arrivée de la vague épidémique, mais cette phase supplémentaire n’aurait d’utilité que si l’on savait réunir les preuves scientifiques de l’efficacité des mesures de retard, et ce n’est pas le cas actuellement. La phase 5, qui annonce une pandémie imminente, a été déclarée le 29 avril 2009 et la phase 6, qui signale une pandémie en cours, l’a été le 11 juin 2009, alors que l’on comptabilisait 28 000 malades déclarés à l’OMS et 141 décès dans 74 pays. L’OMS a donc plutôt tardé à déclarer la pandémie en phase 6.

Sur quels critères modifier les décisions déjà prises ? Il y en a trois. Le premier est l’expérience acquise durant la pandémie, pour infléchir ou relancer une mesure ou une autre. Le deuxième, ce sont les bases scientifiques, indispensables pour déterminer les décisions ; or il existe un besoin colossal de recherche dans ce domaine. Le troisième, c’est l’organisation de la démocratie sanitaire.

J’insisterai particulièrement sur les immenses besoins de recherche qui demeurent insatisfaits. Cela est vrai pour les mesures non pharmaceutiques – on en sait bien peu, par exemple, sur les bénéfices comparés des solutions hydro-alcooliques d’une part, de l’eau et du savon d’autre part, pour le lavage des mains, sur l’efficacité des masques de protection et sur celle des mesures tendant à accroître la distance sociale, telle la quarantaine ou la fermeture d’école – mais aussi pour les mesures pharmaceutiques. Pour ces dernières, les essais réalisés en vue des demandes d’autorisation de mise sur le marché des antiviraux montrent qu’ils raccourcissent effectivement - de moins d’un jour - la durée de la période de contagiosité et même la dangerosité de la charge virale, mais ces conclusions d’essais cliniques sont difficiles à transcrire dans la décision individuelle du médecin, et il reste à démontrer en quoi l’utilisation des antiviraux peut être un outil de santé publique. Le rapport « bénéfices-risques individuels » demeure lui-même controversé.

Dans le domaine vaccinal, deux stratégies sont possibles : la protection des personnes à risque ou la mesure barrière. Or l’efficacité des vaccins dans la protection des personnes à risque est également controversée. L’excellente équipe de Lone Simonsen, à laquelle appartient Cécile Viboud, remet en question l’efficacité de la vaccination des personnes âgées dans la grippe saisonnière. Elle observe que certaines études concluent à une réduction de la mortalité par ce biais allant jusqu’à 50 % et que, si c’était vrai, une aussi grande efficacité en termes de santé publique se traduirait dans les statistiques de mortalité, ce qui n’est pas le cas. Pour ce qui est de la mesure barrière à une pandémie, on avait un vaccin, mais cette mesure n’a jamais été évaluée, alors qu’on aurait pu le faire, non plus que la protection des personnels de santé, sinon par quatre essais randomisés conduits dans des maisons de retraite et non dans des hôpitaux, et dont les résultats ne sont pas parfaitement convaincants.

Comment adapter la réponse à la nature de la menace ? Mettons-nous dans la situation des parlementaires mexicains. Alors que le Mexique a uniquement préparé un plan de lutte contre le H5N1, on leur dit que l’on a affaire au virus H1N1, celui de la grippe de 1918. Dans ce contexte, tous les décès – ceux dus à des pneumonies par exemple – sont rapidement attribués à la grippe. Une forte incertitude règne dans un pays où la culture de santé publique est profonde, qui dispose d’une magnifique école de santé publique et où les ministres de la santé sont particulièrement compétents en cette matière. Tout le monde est débordé par le problème. L’impact de la contagion par le H1N1 sur l’économie du Mexique a d’ailleurs été très important : l’OCDE l’évalue entre 0,4 et 0,7 point de PIB. Si l’impact de la grippe H1N1 avait été de 0,7 % du PIB en France, ce sont 12 milliards d’euros que nous aurions perdus.

Quand le H1N1 se propage dans l’hémisphère Sud, on a déjà l’expérience de ce qui s’est passé au Mexique et en Amérique du Nord, et on peut l’intégrer dans la réflexion. L’hémisphère Nord, quant à lui, a disposé de l’expérience consolidée et rectifiée du Mexique et de l’Amérique du Nord mais aussi de celle de l’hémisphère Sud pendant l’hiver austral. Nous pouvions adapter la réponse à la nature de la menace ; c’est ce qui a été fait pour beaucoup de mesures, peut-être pas pour toutes. Il convient, pour l’avenir, de renforcer la culture de santé publique en France, où elle reste faible, en appliquant mieux la loi relative à la politique de santé publique d’août 2004. Peut-être manque-t-il aussi un vaste plan de recherche, et pas uniquement en France, car l’absence de données de recherche satisfaisantes obère la prise de décisions sereines dans tous les pays.

Comment associer les personnels de santé ? Je ferai peu de commentaires à ce sujet, sinon pour rappeler le danger du discours très moralisant qui a été tenu au personnel de santé, alors que nous n’avons pas de preuves de l’intérêt de la vaccination « altruiste » qui leur était demandée. Il y a à ce sujet une intuition, qui aurait pu être facilement partagée face à un virus extrêmement dangereux mais, face à un virus beaucoup moins dangereux qui ressemblait à celui de la grippe saisonnière, il n’y a pas de preuves de l’intérêt de la vaccination des personnels de santé. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’effets, je dis qu’il n’y a pas de preuve de ces effets ; pour les convaincre de se faire vacciner, le minimum qu’ils puissent exiger, et je les comprends très bien, ce sont des preuves scientifiques de ce que l’on avançait.

J’en viens à la place du médecin généraliste et du pharmacien d’officine. Nous l’avons souvent dit au cours de la pandémie : ce sont eux - ni les experts, ni les politiques, ni les journalistes - qui jouissent du plus fort taux de confiance et d’écoute de la population, et c’est ce que nous souhaitons, pour faire d’eux le pivot du système de santé français.

Comment définir les catégories prioritaires et comment informer les personnes sensibles ? Il faut garder à l’esprit que, dans le choix d’une stratégie vaccinale, on a deux possibilités : la vaccination de barrière et la vaccination de protection des groupes à risque. Nous avons fait plusieurs travaux de modélisation mathématique qui indiquent que la vaccination de barrière pourrait être utile en ne vaccinant que 30 % de la population - mais il ne s’agit ni d’astronomie ni d’astrophysique ! En cette matière, les incertitudes et le facteur humain doivent être pris en compte ; la modélisation peut être un guide pour de futurs essais cliniques mais elle ne suffit en aucun cas à appuyer une vaccination obligatoire de barrière, qu’au demeurant aucun pays n’a mise en œuvre. Il existe un considérable besoin de recherche et de preuves scientifiques dans ce domaine également.

La seule mesure alternative, c’est la vaccination des groupes à risque, pour leur éviter des complications. Mais, là encore, les preuves scientifiques font défaut, et l’on devrait au moins les rechercher pour la grippe saisonnière. Cela étant, on a tenu compte des groupes à risque apparus en cours de pandémie.

Enfin, la démocratie sanitaire a aussi sa place dans ce schéma : définir quels sont les groupes à risque dans une population est un débat de société.

En matière de veille sanitaire, nous ne sommes pas démunis. Cette veille s’est appuyée sur le réseau Sentinelle et sur celui des Groupes Régionaux d’Observation de la Grippe, dont le travail est salué par la communauté internationale des chercheurs. Chaque semaine, les données que recensent ces deux réseaux sont mises en toute transparence à la disposition de tous. Elles ont continué de l’être pendant les semaines de la pandémie, sans être censurées ni filtrées. Le tableau recensant l’incidence des syndromes grippaux depuis 1984 montre qu’il y a en France une épidémie annuelle, presque prédictible, et que la taille de celle de 2009 ne fut pas très différente des précédentes. Toutes les régions de France connaissent des épidémies, et nous nous contentons de les observer sans prendre conscience que nous pourrions peut-être lutter contre ce phénomène. Si, dans quelques régions, on arrivait à raboter l’épidémie par une couverture vaccinale de 30 % de la population, on aurait un argument convaincant pour montrer que la mesure barrière est efficace. Mais, à ce jour, on laisse les syndromes grippaux se développer - et l’on peut dire la même chose à propos des gastro-entérites.

C’est pourtant bien un tueur en série dont nous observons l’œuvre, car la grippe saisonnière n’est pas si bénigne que ça. Certes, ce n’est ni la méningite ni la pneumonie, mais elle ne suscite pas moins un excès de mortalité. Je déplore que, bien que nous disposions d’un magnifique outil de surveillance en temps réel, nous n’ayons jamais réussi à raboter les épidémies de grippe saisonnière.

En conclusion, les besoins en matière de recherche sont considérables pour évaluer les stratégies de prévention et de contrôle envisagées dans les plans. À quoi bon des plans, et comment convaincre les citoyens de leur efficacité si l’on ne dispose pas de preuves à cet effet ? Or, à ce jour, nous n’en avons pas. Il existe d’excellents éléments de preuves pour mettre un produit sur le marché, mais ils ne suffisent pas à appuyer une stratégie de santé publique par la suite.

La grippe saisonnière est le terrain de choix pour mener ces recherches en l’absence de pression médiatique et politique. Naturellement, beaucoup de chercheurs se sont mobilisés pendant la pandémie H1N1, mais leur tâche était rendue difficile par la longueur des délais nécessaires pour que les sponsors et les comités d’éthique donnent leur accord. Le moment de l’émergence d’une maladie transmissible n’est pas le bon moment pour engager des recherches qui visent à éclairer les politiques publiques. Il en va autrement quand la grippe saisonnière annuelle se déclare. Grâce à l’Inserm et à l’Institut Pasteur, dont la réputation n’est plus à faire, la France est particulièrement bien placée pour conduire de telles recherches. Nous sommes compétitifs dans ce domaine, le volume de nos publications l’atteste, et cela assoit la position française au Centre européen de contrôle et de prévention des maladies, Mme Weber l’a dit. Nous avons des infrastructures, mais elles sont négligées. Le travail des médecins généralistes qui participe à la surveillance n’est pas reconnu à sa juste valeur, alors qu’ils réalisent de manière entièrement bénévole un véritable travail de santé publique. De plus, ils sont sous-équipés. Sur le réseau Sentinelle, les cas de syndromes grippaux ne sont pas certifiés, car il n’y a même pas la possibilité de faire des tests virologiques ou sérologiques. C’est dommage : on a là un petit échantillon qui traduit un très bon choix méthodologique, mais on n’a pas fait l’investissement nécessaire pour obtenir, grâce à cela, des résultats de qualité.

Enfin, sachant qu’en dépit de la loi relative à la politique de santé publique d’août 2004, nous devons encore atteindre 50 % de nos objectifs de santé publique, on comprendra qu’il reste encore à transcrire dans la pratique, et à renforcer, la culture de santé publique inscrite dans la loi.

M. François Heisbourg, conseiller spécial pour la Fondation pour la recherche stratégique. Pourquoi m’avoir demandé de traiter de la gestion de la pandémie de grippe H1N1 alors que je n’ai aucune compétence dans le domaine médical ? C’est qu’en 2005, j’ai fait partie du comité de pilotage du livre blanc consacré à « La France face au terrorisme ». J’ai alors constaté que le seul plan national à spectre large dont nous disposions pour faire face à une catastrophe de grande ampleur était le plan de lutte contre la grippe H5N1, un plan bien fait, très détaillé et intelligent. Je suis parvenu à deux constats, l’un de méthode, l’autre d’organisation. Sur le plan de la méthode, la dynamique du déroulement d’une pandémie sévère ressemble beaucoup à ce que peut être une campagne militaire ou terroriste. La similarité tient à ce que nous avons à faire à du vivant, avec une interaction entre les agents pathogènes ou mortifères d’un côté, les victimes de l’autre. Sur le plan de l’organisation, il était quelque peu bizarre que la planification nationale se résumât à l’époque à un seul grand plan fondé sur une seule hypothèse - celle d’une pandémie - un modèle qu’Antoine Flahaut a justement qualifié de contre-modèle par rapport à ce qui se produit dans la réalité.

En ma qualité de membre de la commission chargée de l’élaboration du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, présidant le groupe de travail relatif à l’organisation des pouvoirs publics, j’ai aussi contribué à la formation de la nouvelle doctrine de planification et de gestion des crises. Voilà ce qui m’amène à répondre aux questions que vous nous avez posées.

Toute crise de grande envergure a trois caractéristiques. La première est sa gravité intrinsèque – l’agent est-il fortement pathogène, le tremblement de terre est-il de force 1 ou 7 sur l’échelle de Richter ? La deuxième, ce sont les mesures prises face à cette crise ; elles dépendent de la qualité de la préparation. La troisième, c’est la perception qu’auront de la crise les personnes qu’elle aura affectées – et dans une crise de grande ampleur ce seront par définition à peu près tous les habitants du pays. Ces trois facteurs interagissent, soit pour accroître la résonance négative de la crise, soit pour la réduire.

Ainsi, certaines crises se sont « mieux passées » que ne le laisserait supposer leur gravité intrinsèque. De quoi les gens se rappellent-ils de la tempête de 1999, qui a causé 88 morts en une nuit, des coupures d’électricité massives et des destructions multiples évaluées à plus de 22 milliards de francs ? Qu’on leur a dit la vérité, que la crise a été remarquablement gérée et qu’elle n’était pas aussi grave que cela – et pourtant, elle était grave ! Il en va de même pour la gestion du SRAS, dont l’agent pathogène, très virulent, menaçait de se propager rapidement. Des mesures intelligentes ont été prises, une communication remarquable a été faite, la menace a été jugulée assez vite et la gestion de cette crise reste dans les mémoires, à tort ou à raison, comme le modèle de ce qu’il faut faire.

Au contraire, le souvenir de ce qu’ont dit les autorités du passage du nuage de Tchernobyl continue de peser, vingt-quatre ans plus tard, sur toute évaluation de la communication que pourrait faire le gouvernement français en cas de nouvelle crise nucléaire. Il en va de même en Espagne, dont le Gouvernement, en 2004, a attribué l’attentat terroriste de Madrid, dans les premières heures qui l’ont suivi, à des gens qui ne l’avaient pas commis.

C’est de la perception que la population aura de la gestion des crises précédentes que dépendra la capacité des pouvoirs publics à gérer les crises ultérieures. Autant dire que ce que nous avons vécu avec la crise H1N1 se paiera d’un prix élevé pour notre capacité à gérer les crises futures.

S’agissant de la gravité intrinsèque de la crise, l’analyse de l’évaluation des faits initiaux – dans le cas qui nous occupe, la maladie du petit Edgar Hernandez, qui se porte comme un charme mais auquel une statue a été érigée sur la place centrale de son village de La Gloria, au Mexique – cette analyse montre qu’ils ont été, comme souvent, surinterprétés. Je ne le critique pas, car au début d’une crise on est toujours prisonnier de faits qui arrivent de façon parcellaire et pour lesquels on ne dispose pas sur le moment de tous les éléments d’appréciation nécessaires. Le même phénomène s’est d’ailleurs produit ensuite à propos du nuage de cendres provenant de l’éruption du volcan Eyjafjöll. Mais, pour le H1N1, un fait curieux s’est produit : l’Organisation mondiale de la santé, l’OMS, est demeurée prisonnière des premières évaluations alors même que l’information s’affinait progressivement - au point qu’aujourd’hui encore nous sommes toujours en pandémie. C’est extraordinaire, et le Béotien que je suis ne comprend pas, tout comme les 99,8 % des Français qui ne sont pas médecins. Or, ce que l’on n’a pas compris pèse sur la capacité d’écoute que l’on aura lors de la crise suivante.

Le deuxième critère, fondamental, est celui de la gravité. La logique profonde du plan national H1N1 dépend de l’appréciation de la gravité de l’agent pathogène. Si on évacue ce critère, on en arrive, en suivant l’échelle de l’OMS, au niveau d’alerte le plus élevé, qui signifie la mobilisation du ministère de l’intérieur - mais pour faire face à quoi ? Au pire, à l’équivalent de la grippe de Hong Kong de 1968 ou de la grippe asiatique de l’hiver 1957-1958. L’outil est donc largement surdimensionné : on a pris un marteau-pilon pour écraser une mouche, parce que l’OMS a évacué, dans des conditions que j’ai du mal à m’expliquer, le facteur de la gravité.

Voilà qui m’amène à la qualité de la gestion de crise et de la planification de cette gestion. Je n’oublie pas les mots de Clausewitz, selon lequel « les plans les mieux conçus ne résistent pas au premier tir de l'ennemi ». La planification est par nature imparfaite parce que la réalité sera forcément différente de ce qui a été anticipé, mais Clausewitz n’en tirait pas la conclusion qu’elle était inutile – au contraire. La planification dite « de circonstance » - contingency planning pour les anglophones – quand elle est bien faite, est d’une très grande utilité, pour plusieurs raisons. Elle l’est par son côté « boîte à outils », qui est, de tous, le moins important ; elle l’est parce qu’elle crée un cadre de références commun - un vocabulaire, une culture, des habitudes de travail – pour les planificateurs qui seront les acteurs de la gestion de crise. Surtout, la planification oblige à répondre à froid à des questions auxquelles les acteurs de la gestion de crise ne pourront répondre, car personne n’a le temps de réfléchir dans le vif de l’action, à chaud. En participant à l’un des exercices gouvernementaux relatifs au virus H5N1, j’ai été frappé de constater à quel point les acteurs étaient obligés de couper au plus court, au mépris de toute réflexion ; mieux vaut donc avoir planifié ce sur quoi on n’a tout simplement pas le temps de s’attarder au cours de la crise.

Mais la qualité de la planification n’est valorisée que si l’on dispose d’un système solide de gestion de crise. Or, dans ce pays jacobin, centralisateur, qu’est la France, nous n’avions pas, jusqu’à ces dernières semaines, de centre national de gestion de crise. Il en existe désormais un, qui opère dans les sous-sols du ministère de l’intérieur. Quant aux centres de gestion de crise du ministère de la santé et du ministère des affaires étrangères, ils existent depuis moins de dix ans… La France a donc commencé de progresser en ce domaine, et elle progressera encore puisqu’après la publication du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, nous avons commencé de mettre en place une capacité de planification de gestion des crises majeures qui n’auraient pas forcément les caractéristiques d’une pandémie de H5N1.

Ma critique porte sur le fait que, pendant la crise H1N1, la planification a été appliquée de manière totalement top down par les autorités françaises. À cet égard, je citerai spécifiquement la décision emblématique de ne pas associer les médecins généralistes à la campagne de vaccination. Nous connaissons tous les arguments techniques qui rendaient problématique et, en tout cas, prématurée leur association immédiate à cette campagne. Avec une planification de crise partant du principe que dans une crise affectant potentiellement tous les habitants, il faut travailler avec la population et ses corps intermédiaires, on aurait immédiatement fait savoir qu’il existait des raisons pour lesquelles on ne pouvait associer tout de suite les médecins généralistes à la campagne de vaccination qui s’engageait, mais qu’ils seraient évidemment mobilisés à telle ou telle étape ultérieure de la gestion de la crise. On a fait tout le contraire : on a fini par les associer presque après la bataille, et sous la pression des circonstances.

Or, une décision de ce type a des effets négatifs démultipliés. D’abord, on démobilise le corps médical, et l’on suscite même son hostilité. Ensuite, on met en place un dispositif de vaccination par réquisition, ressenti par la presse puis par la population comme inefficace et désorganisé – je ne sais pas si c’est exact, je ne suis pas allé me faire vacciner… Enfin, la France se retrouve avec un des taux de vaccination les plus faibles des pays industrialisés, 5,7 millions de personnes seulement y ayant été vaccinées. Si par malheur, le virus avait été plus méchant, la façon dont on s’y est pris aurait eu des conséquences tragiques.

S’agissant de la perception et de la communication, deux erreurs ont été commises. La première concerne le maniement des facteurs de certitudes et d’incertitudes. Il y avait certes beaucoup d’incertitudes, mais j’ai été surpris d’entendre dire : « Vous vous attendiez à ce que nous nous intéressions à telle étude précisément quand 3 000 autres disaient le contraire de ce que cela affirmait ? ». Si l’on va par là, au printemps 1940, la plupart des gens pensaient que les Allemands allaient attaquer la ligne Maginot, mais quelques-uns pensaient différemment. Si l’on paye des experts et des responsables, c’est pour qu’ils fassent le tri entre ce qui est bon et ce qui n’est pas bon ; quand j’entends dire qu’ils n’ont pu le faire parce qu’il y avait trop à trier, je m’inquiète sérieusement.

Nous nous sommes trouvés dans un système paradoxal : d’un côté, le discours dominant était alarmiste, de l’autre, l’OMS déclare l’état de pandémie le 11 juin 2009 sans que le facteur de gravité entre en jeu, avec la mise en place d’un dispositif de type H5N1 et un discours présupposant que l’on est dans le pire des cas. De cela, les gens se souviendront.

L’OMS a été pour beaucoup dans la manière dont la crise a été appréhendée, mais j’ai été très impressionné de constater à quel point les dirigeants politiques français ont repris ses thèses sans s’en distancier. Pendant ce temps, Mme Ewa Kopacz, ministre de la santé de Pologne, déclarait qu’en tant que femme politique, et que médecin, elle avait refusé d’accepter les conditions posées par les laboratoires pharmaceutiques et pris des mesures tendant à ne pas devenir l’otage de groupes d’intérêt privés. Chaque pays pouvait donc apprécier à sa façon ce qui était en train de se passer.

Cela m’amène à traiter de la seconde erreur de communication, probablement plus grave dans la durée : celle qui résulte de l’opacité presque totale de l’OMS quant aux règles qu’elle suit en matière de conflits d’intérêt. Au début, dans la blogosphère, le thème « C’est la faute à Big Pharma » est revenu avec constance sous la plume des conspirationnistes habituels. Maintenant, c’est autre chose. Ainsi, dans son numéro du 3 juin 2010, le British Medical Journal a publié sur son site électronique un remarquable article intitulé « Conflits d’intérêt - L’OMS et les ‘conspirations’ relatives à la pandémie grippale ». Cet article est extrêmement dur et, sachant que la législation réprimant la diffamation est plus sévère au Royaume-Uni qu’elle ne l’est en France, on peut imaginer que ses auteurs ont pris toutes sortes de précautions de langage, et que l’article aurait pu être plus dur encore. Par ailleurs, la Commission des questions sociales, de la santé et de la famille de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté le 4 juin 2010 un rapport contenant un projet de résolution et un projet de recommandation relatifs à « La gestion de la pandémie H1N1 : nécessité de plus de transparence ». La réalité de l’absence de transparence de l’OMS débouche sur le soupçon de manipulation par des intérêts industriels. Est-ce grave pour la crise du H1N1 ? Non. Est-ce grave pour la gestion de la prochaine crise sanitaire ? C’est gravissime, car ce soupçon reviendra en force, brutalement, quand il faudra expliquer à la population pourquoi on prend telle mesure ou telle autre.

Je conclurai par trois propositions. La première porte sur l’appréciation des faits initiaux, pour souligner qu’il importe d’intégrer davantage dans le dispositif d’expertise les analyses dans la durée des facteurs de déclenchement de la crise. Dans le cas qui nous occupe, on a oublié de continuer d’observer ce qui se passait à La Gloria ; l’eût-on fait que l’on se serait rendu compte … qu’il ne se passait rien !

Ma deuxième recommandation a trait à la planification de crise. En ce domaine, le facteur discriminant, celui qui implique la mise en œuvre d’un plan national lourd avec ses innombrables contraintes et ses aspects parfois autoritaires, c’est la gravité. À l’inverse, si la gravité n’est pas avérée, ce n’est pas le type de planification à utiliser : il n’y a pas lieu d’utiliser le plan prévu pour une pandémie de H5N1 pour traiter la grippe H1N1.

Enfin, étant donné la difficulté éprouvée pour établir une interface solide entre les États membres de l’OMS et l’Organisation, il est vital d’envisager les initiatives de manière plus intégrée. Cela vaut pour les mesures prises en France même, et mieux aurait valu que l’on y réagisse comme l’a fait la Pologne. Mais, au-delà, les États membres ne doivent-ils pas appeler l’OMS, dont ils sont en quelque sorte les mandataires sociaux, à en finir avec l’opacité ?

Et puis le travail des instances parlementaires d’information et d’enquête ainsi que le journalisme d’investigation doivent être encouragés pendant la crise, et non pas seulement après qu’elle a eu lieu. J’ai cru comprendre que le soleil est le meilleur des antiseptiques. Faire briller le soleil de l’investigation aurait de grandes vertus pour établir la confiance de la population dans les planificateurs et dans ceux qui la mettent en œuvre. Je trouve bien sûr un peu choquant d’apprendre que tel expert émarge chez GlaxoSmithKline, mais ce n’est pas mon souci premier. Ce qui m’importe au premier chef, c’est que la gestion des crises se passe bien. Or elle ne se passera pas bien si la population n’a pas confiance dans les autorités chargées de planifier la gestion des crises et de la cadrer, et la vivacité de mes propos s’explique par ma crainte de ce que sera la gestion des crises futures.

M. Patrick Lagadec, directeur de recherche à l’École polytechnique, spécialiste du pilotage des crises hors cadre. Comment piloter ce genre de situation ? Pas plus que M. Heisbourg, je ne suis médecin, et je n’ai appartenu à aucune des cellules de crise qui ont été installées après l’apparition du virus, mais j’ai été en relation pendant cette affaire avec le Dr James Young, qui avait été chargé de piloter la lutte contre le SRAS à Toronto, avec Mike Granatt, spécialiste britannique de la gestion de crise, et avec l’équipe du professeur Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace éthique Assistance publique-Hôpitaux de Paris, où nous avons publié, jour après jour, nos réactions à la crise en cours. Il m’a semblé très vite qu’il fallait poser la question : « Et si on se trompait de pilotage ? ». J’ai été alerté en entendant Mme Janet Napolitano, secrétaire à la sécurité intérieure des États-Unis, souligner le 4 mai 2009 : « Attention, une autre stratégie est nécessaire ». Or, la capacité à qualifier le sujet est beaucoup plus importante pour la crédibilité, que celle de rassurer sur le fait qu’on met bien le plan en marche. Si le sujet de la crise n’est pas correctement caractérisé, la crédibilité est écornée.

Je me suis alors reporté aux conférences de presse de l’OMS et j’ai été assez surpris de lire la réponse d’un porte-parole de l’Organisation à une question du journaliste du magazine Time, le 3 mai 2009 : « Nous n’avons pas le temps de prendre du recul ». Pour des gens chargés de piloter la gestion de la crise dans l’ensemble du monde… Quelqu’un, quelque part, réfléchissait-il ? Je sais d’expérience que la première victime des crises, c’est la réflexion. On l’a vu encore avec la tempête Xynthia - on a bien un plan « vent », mais c’est d’eau qu’il s’agit -, avec le nuage de cendres issu du volcan Eyjafjöll - on paralyse le trafic aérien cinq jours, puis on se rend compte que des millions de gens sont bloqués partout dans le monde – et encore avec la fuite de pétrole dans le Golfe du Mexique - la qualification initiale de la crise par BP n’est pas la bonne.

Ces étrangetés montrent que les paradigmes anciens de la gestion de crise ne fonctionnent plus. Alors que les crises d’aujourd’hui diffèrent de celles du XXe siècle, on continue de leur appliquer une conception conventionnelle de la gestion de crise – un scénario pris comme référence en bloc. Dans ce schéma, on clarifie un champ opératoire qu’il n’est pas question de remettre en cause ensuite. L’action est préparée dans le cadre de ce plan, avec l’idée que s’il n’y avait pas de plan, ce serait le chaos : il faut un cadre pour nous permettre de réfléchir. Les modalités du plan sont précisées par l’expertise ; le dirigeant a pour responsabilité de déclencher le plan quand on lui dit qu’il faut le faire, de coordonner les acteurs prévus dans le plan, et de communiquer avec le public.

Or la réalité actuelle est quelque peu différente, avec, à chaque crise, une surprise hors cadre. L’inauguration de la crise, c’est d’abord la destruction de toutes les références classiques, tant en communication, en expertise qu’en pilotage. L’outil pensé pour éviter les surprises devient alors la tête de pont de la crise. À cet égard, j’ai à l’esprit un remarquable exercice anti-terroriste conduit par les Britanniques, ainsi conçu que l’attaque véritable n’était pas dans l’acte initial mais dans la réaction à cet acte : il montrait que quand on déclenche l’application automatique d’un plan d’urgence, rien ne fonctionne plus.

Il importe de caractériser précisément les événements. Ensuite, la responsabilité du dirigeant est de piloter une situation pour laquelle il n’a devant lui qu’une page blanche, sans script donné. Les experts connaissent des problèmes majeurs de caractérisation et la carte des acteurs explose. Dans un cas de ce genre, la tendance pathologique, c’est la fermeture des systèmes. À ce sujet, j’ai à l’esprit la description par Mike Granatt du pilotage de l’épidémie de fièvre aphteuse en 2001 en Grande-Bretagne à partir du plan de 1967 - comme si tout, absolument tout, n’avait pas changé en vingt-quatre ans dans le pays ; il est peu surprenant que l’on se soit écharpé dans le bureau du Premier ministre…

Confrontés à la page blanche, les décideurs ne savent même pas quelles questions poser. Il en résulte des errements qu’un chercheur de Harvard a soulignés dans ses observations sur le pilotage de la grippe porcine de 1976 aux États-Unis : des spécialistes trop confiants dans les théories fragiles, des convictions liées à des agents préexistants, le zèle des experts pour que les décideurs prennent bien la décision qu’ils apportent, l’enfermement trop précoce dans des décisions qui pourraient attendre, l’incapacité à clarifier des incertitudes pour réexamen ultérieur, un questionnement insuffisant des logiques scientifiques et des problèmes de mise en œuvre…

Dans le monde nouveau des crises, les notions de preuves, de données, de modèles doivent être réinterprétées. Une autre langue doit être inventée. Pour ce qui est de la préparation, il faut sortir du modèle « on va se protéger par une planification ». Il faut certes toujours avoir des outils, mais il faut aussi être capable de les piloter pour ne pas en devenir l’esclave. Or, quand ils ne sont pas entraînés à cette forme particulière de pilotage, états-majors et cellules de crise se trouvent plongés dans une profonde inquiétude d’être sans référents – et le seul référent devient le plan, dont il n’est pas question de sortir. Il faut aussi, impérativement, entraîner les pilotes à leur rôle. Les exercices actuels consistent, à 99,9 %, à tester les capacités à appliquer les dispositifs prévus. Cela doit être fait, bien sûr, mais l’exigence première doit être de tester la capacité des pilotes à intégrer des données peu fiables dans des modèles qu’il faut suivre au jour le jour et qui peuvent muter à grande vitesse. L’entraînement primordial, c’est la capacité à rediriger le pilotage quand la situation n’est pas celle qui avait été prévue ; il n’existe pas à ce jour.

J’ai souvent suggéré la mise en place d’une « force de réflexion rapide », car ceux qui sont occupés à gérer une crise n’ont pas le temps de prendre du recul. Il faut institutionnaliser la capacité d’encaisser d’énormes surprises en analysant l’ensemble des paramètres. Imaginons, pour ne donner qu’un exemple, qu’au cours d’une future pandémie d’une gravité médicale limitée, les gens meurent de faim parce que les transports ne fonctionnent pas et que les supermarchés n’ont de stocks que pour une demi-journée… La société française n’a plus la capacité de résilience qu’elle a eue : le temps n’est plus où l’essentiel de la population pouvait aller chercher la salade au jardin.

Une force de réflexion rapide devrait pouvoir, au long de la crise, déterminer de quoi il s’agit réellement, cerner les pièges, définir quels acteurs faire intervenir et quelles initiatives prendre. Dans le cas qui nous occupe, une fois déterminées les caractéristiques de la crise, cerner les pièges aurait consisté, par exemple, à se demander : « Et si l’OMS ne donnait pas le bon ‘la’ » ? Pour ce qui est des acteurs, depuis le début de la crise la question de fond était très clairement : « Comment intégrer les acteurs de proximité ? ». Or, j’ai entendu au cours de certains exercices précédant la crise des échanges ahurissants. J’ai ainsi vu le patron d’une grande entreprise française se faire réprimander parce qu’il avait posé une question… Cela faisait froid dans le dos et conduisait à s’interroger très sérieusement sur la crédibilité du système qui serait mis en œuvre en cas de crise. Pour ce qui est enfin des initiatives, la première n’aurait-elle pas dû être, après avoir entendu Mme Napolitano, d’interroger l’OMS de plus près et de lui demander : « Peut-on réfléchir avec vous » ?

L’expertise en temps réel et en milieu chaotique, avec les acteurs de première ligne, est extrêmement difficile. On m’a rapporté qu’au cours d’une réunion de préparation dans un SAMU, quelqu’un ayant fait valoir que le plan reposait tout entier sur la capacité du central téléphonique, dont l’orateur craignait qu’il ne tienne pas, on lui répondit : « Il tiendra. Question suivante » Quelqu’un d’autre observa alors que le plan prévoyait de garder les enfants à la maison, ce qui ne manquerait pas de poser problème dans un service très féminisé. La réponse fut : « Ce sera la guerre ; donc, la question ne se pose pas » ! Mais si, elle se pose ! Dans ce genre de crise, l’écoute des acteurs de première ligne est capitale. D’autre part, dans une certaine région, un médecin m’a dit : « Il y a des cas ici, mais nous nous sommes entendus avec la direction des affaires sanitaires et sociales pour ne pas les déclarer, sinon il y aura un tel bazar… ». Dans ces conditions, quelle confiance accorder aux chiffres de la propagation de la maladie donnés, à l’unité près, dans le monde ? Que pilotait-on réellement ?

Avec la société civile, il est très important de ne pas faire seulement du top down en oubliant le bottom up. L’inquiétant, c’est que l’on dérive actuellement vers le bottom bottom, autrement dit le « tout proximité » - voyez ce qui se passe en Louisiane. Dans ce cadre, que se passera-t-il avec les acteurs civils si la crise est tellement grave qu’elle exige une seule méthode et une ligne d’approche nationale unique ? Sur le terrain, ça ne marchera pas, et lors du debriefing, on entendra : « La crise n’a pas respecté le plan, qu’y pouvons-nous ? ».

L’interrogation de fond est désormais de savoir comment piloter la prochaine crise. Le H1N1 a fait, entre autres, deux victimes : la première, c’est l’OMS ; la seconde, c’est la crédibilité de notre système de santé publique. Il ne suffira pas, la prochaine fois, de faire de la communication en disant : « Cette fois-ci, c’est sûr » ; il faudra redémarrer de très bas pour reconstruire la crédibilité perdue, et ce sera très compliqué.

S’agissant des actions de fond, il serait vraiment utile de faire de la formation initiale sur les situations chaotiques. Il faut concevoir des exercices sur le thème du pilotage des crises, et pas uniquement sur le déroulement des capacités qui ont fait leurs preuves quand tout était normal. Enfin, il faut inventer de nouvelles relations avec la société civile, que les prochaines crises toucheront très fortement – et une bonne communication à TF1 ne suffira pas. Autant de thèmes nouveaux dans des registres nouveaux, qui supposent des recherches de fond et aussi en situation.

M. Patrick Zylberman, professeur d’histoire de la santé à l’École des hautes études en santé publique (Rennes et Paris). Je me suis efforcé de faire un tour d’horizon historique de l’adaptation du plan « pandémie grippale » au H1N1.

La circulaire du 21 août 2009 qui organisait la campagne de vaccination posait d’emblée qu’il s’agissait d’« adapter » au nouveau virus les stratégies et les modalités d’organisation de la vaccination prédéfinies dans le plan « pandémie grippale » de février 2009 et notamment dans sa fiche C6. « Adapter » est ici pris au sens d’une évolution de la doctrine à la source du plan pandémie grippale.

Cette adaptation s’est faite avec retard, dans un contexte caractérisé par de nombreuses inconnues et aussi, fin juillet et début août 2009, dans un contexte de polémiques qui, aussi légitimes qu’elles aient pu être, ont quelque peu compliqué la tâche des autorités sanitaires à la recherche de la confiance de la population. Je ne m’attarderai pas sur cette question aujourd’hui mais, pour un historien, c’est un élément capital.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais souligner un principe de méthode de première importance, rappelé devant la presse le 19 mai dernier par Harvey Fineberg, historien de la grippe du porc de 1976 et président du comité chargé à Genève d’évaluer la gestion de la grippe de 2009 par l’OMS : pour juger du comportement des experts et des autorités, il importe avant tout de se demander ce que l’on savait précisément au moment où une décision a été prise.

En août et en septembre 2009, les décisions ont été prises dans une situation où les incertitudes - taux d’attaque, létalité, période du pic épidémique - le disputaient à l’urgence ; les décisions ont été arrêtées et la crise sanitaire gérée avant même que les autorités ne disposent des données et des informations indispensables à une évaluation solide du risque – il y a eu un renversement de l’ordre des priorités sur lequel je reviendrai.

À l’été 2009, que nous apprenait la fin de l’épidémie dans l’hémisphère Sud ? De bonnes nouvelles : la mortalité n’était pas supérieure à la mortalité des grippes saisonnières, le virus était stable, l’impact sur l’économie restait malgré tout relativement limité, tant dans son ampleur (0,5 % du PIB au Mexique, 0,7 % du PIB en Nouvelle-Zélande) que dans la durée du choc : un ou deux mois au plus en Nouvelle-Zélande. Mais elle nous enseignait aussi de mauvaises nouvelles : une mortalité directe, et le très jeune âge médian au décès – 37,5 ans, au lieu de 75 ans lors des grippes hivernales. De plus, on relevait la circulation simultanée du virus dans les hémisphères Nord et Sud, ce qui doit faire penser immédiatement à un virus pandémique.

À l’issue de l’épidémie australe, la gravité de H1N1 2009 restait ainsi une question ouverte, ce qui n’est pas rare en cas d’épidémie. Mais ce n’était pas la seule inconnue. Ainsi, le 7 juillet, l’OMS s’inquiète de savoir quand les laboratoires fabriquant les vaccins auront atteint leur pleine capacité de production – on ne le savait pas à l’époque : ce sera en novembre. On ignorait en outre l’efficacité du vaccin, le niveau de tolérance, l’échelonnement de sa mise à disposition, son statut réglementaire, le nombre de doses nécessaires. Il n’y avait pas encore d’études de séroprévalence, les laboratoires d’analyse étaient encombrés par les demandes de confirmation biologique des cas probables. La première estimation des taux d’attaque dans l’hémisphère Nord n’a été disponible qu’à la fin du mois de septembre. Le 13 août 2009, Libération résumait la situation en titrant : « Quelques pistes, beaucoup d’énigmes ».

Si les vaccins ne sont pas disponibles, il faut se tourner vers des mesures non médicales telles que les fermetures de classes ou la quarantaine à domicile. À la Saint Francis Preparatory School de New York, en mai, le taux de reproduction – le R0 – était égal à 2,6, un taux beaucoup plus élevé que dans la population générale. Cela signifiait que fermer les classes pouvait se révéler très efficace. Le problème, c’est que ces mesures, aussi vieilles que la lutte contre la grippe, n’ont jamais été évaluées. Tout au plus un groupe de travail s’est réuni à l’OMS en 2004-2005 afin d’évaluer historiquement l’impact de ce genre de mesures ; leurs travaux ont donné lieu à la publication de deux articles dans Emerging Infectious Diseases, et tout s’est arrêté là.

Le SRAS a donné une seconde vie à ces mesures de contrôle de la contagion qui avaient progressivement disparu de l’arsenal de la santé publique. Mais le SRAS nous a offert une victoire facile ; qu’en serait-il pour la grippe, beaucoup plus contagieuse ?

Le 15 août, le ministre de l’éducation nationale prône la fermeture des classes dès que trois cas sont recensés parmi les élèves et le personnel en moins d’une semaine. Une première circulaire aux recteurs était partie en juillet, indiquant qu’il reviendrait au préfet de décider au cas par cas de fermer une classe, l’établissement, ou tous les établissements voisins. Repousser la rentrée n’a jamais été envisagé, ni en France ni dans les pays voisins. Mais, curieusement, la France envisage de fermer des classes au moment où les États-Unis et le Royaume-Uni y renoncent, déçus par le peu de résultat de cette mesure. Aucune étude n’est concluante. La mesure est sans doute beaucoup plus efficace en zone rurale qu’en zone urbaine où les enfants peuvent facilement se regrouper. Je citerai l’exemple du Japon, où les enfants priés de ne pas aller à l’école se retrouvent dans les karaokés, sur la porte desquels figure une grande affiche indiquant « lieu interdit aux enfants des écoles fermées pour cause d’épidémie de grippe ». L’application varie d’un endroit à l’autre : on ferme des classes par dizaine en Polynésie, mais on abandonne vite cette mesure en Nouvelle-Calédonie. En métropole, la mesure restera très prisée des préfets : le 18 novembre, 168 classes et 116 établissements sont fermés. Mais comme l’a dit Hugh Pennington, microbiologiste à l’Université d’Aberdeen, le problème n’est pas tant de fermer que de rouvrir – quand ? Si c’est après la disparition du virus, cela risque de prendre un certain temps !

La circulaire du 21 août, signée des ministres de l’intérieur et de la santé, pose que la vaccination relève de la compétence de l’État dans le cadre des « plans blancs élargis », et que, contrairement à ce qui vaut pour la grippe saisonnière, elle sera organisée sur un mode collectif en raison du risque d’engorgement des cabinets médicaux à la période du pic, de la nécessité de séparer malades et personnes à vacciner, de la présentation des vaccins en multidoses et de l’organisation de la pharmacovigilance.

Le plan de février 2009 ne prenait pas parti sur la stratégie de vaccination, mais prévoyait une vaccination collective de la population. En réalité, l’organisation de la campagne de vaccination en 2009 s’est inspirée d’un autre plan : le plan « variole » de février 2003 qui prévoyait de vacciner 1 000 personnes par jour, soit l’activité d’un centre de vaccination standard contre la grippe.

On le voit, la stratégie du plan « Pandémie » a été suivie de très près, ce qui est logique puisque la chaîne de décision prévue dans le plan n’est autre que celle prévue par l’article L3131-1 du code de la santé publique : cellule interministérielle Intérieur-Santé, préfet de zone, préfet du département. On pourrait donc soutenir qu’il n’y a pas eu d’adaptation d’ensemble par l’administration centrale, mais qu’il y a eu des adaptations techniques, au coup par coup, qui seront le fait du Haut conseil de la santé publique, pour la stratégie vaccinale.

Il reste à déterminer si l’on a véritablement souhaité vacciner toute la population. Le 19 août, la ministre de la santé déclare au journal Le Parisien qu’elle souhaite la vaccination « d’une personne sur deux ». C’est la recommandation du Comité de lutte contre la grippe du 22 juin 2009 en réponse à une saisine du directeur général de la santé. Selon le Comité, « l’impact de la vaccination, en termes de réduction du nombre total de malades, est d’autant plus grand que la couverture vaccinale est large, que le vaccin est efficace et que le schéma vaccinal est complet - deux doses de vaccin ». Le raisonnement est simple : vacciner une fraction de la population réduira le nombre de personnes susceptibles d’être infectées, et donc celui des cas secondaires. Que la fraction vaccinée soit assez grande pour que R0 soit inférieur à 1 et l’épidémie s’éteindra d’elle-même

Mais la circulaire du 21 août parle d’offrir la vaccination « à toute la population sur une période de quatre mois ». Le 29 août, la ministre de la santé déclare au Journal du dimanche « proposer la vaccination à tous les Français qui le souhaitent ». Le 7 septembre, le Haut conseil de la santé publique prévoit, lui, de vacciner « la plus grande partie de la population », interprétation a minima de la circulaire du 21 août : le Haut conseil se souciait peu d’apparaître comme le chevalier blanc de la vaccination, insensible au risque vaccinal.

Tout cela manque de clarté ; a-t-on vraiment voulu vacciner toute la population ce qui, sur le plan épidémiologique, n’a guère de sens ? Interrogé par le directeur général de la santé le 11 juin à propos de l’obligation vaccinale, le Comité de lutte contre la grippe avait repoussé la mesure le 22 juin. Donc : pas de vaccination obligatoire, ni dans les écoles, ni même dans l’armée - contrairement à ce que l’on aurait pu penser, puisque c’est ce qui s’était passé en 1918, en 1957 et en 1968. Ce seul fait met en lumière l’absurdité des soupçons à propos d’une prétendue volonté gouvernementale de vacciner toute la population.

Qu’en est-il maintenant de la définition des groupes prioritaires ? Je rappelle que l’objectif du Haut conseil de la santé publique n’était pas de maîtriser la dynamique de l’épidémie mais de réduire le risque de formes graves et de décès. C’est en fonction de ce principe que les groupes prioritaires ont été définis par le Haut conseil dans son avis du 7 septembre : d’abord le personnel soignant, puis les femmes enceintes, l’entourage des nourrissons de moins de six mois et les tout-petits de 6 à 23 mois présentant un facteur de risque.

La doctrine du Haut conseil s’accorde avec les priorités définies par l’OMS, mais elle s’écarte d’une doctrine couramment admise dans le passé récent. Cette doctrine est la suivante : en période inter-pandémique, vacciner le plus possible pour combattre l’infection et protéger les personnes à risque pour combattre les formes graves et les décès ; en période pandémique, protéger les catégories utiles au fonctionnement de la société. C’était la doctrine énoncée par le Conseil supérieur d’hygiène publique de France dans son avis du 14 mai 2004. Elle définissait les priorités en fonction de l’utilité sociale des groupes ; un impératif sociétal dominait l’impératif médical, comme dans tous les plans de lutte contre les pandémies grippales à travers le monde.

Or le Haut conseil de la santé publique refusera d’entrer dans des considérations autres que sanitaires. En définissant les groupes prioritaires en fonction du principe de réduction des formes graves et non de l’utilité sociale des groupes, il maintiendra la suprématie de l’impératif médical sur l’impératif sociétal. Il y a donc adaptation réelle de la stratégie prédéfinie par le plan.

Sur les groupes prioritaires, l’aboutissement a été rapide, car on disposait des élaborations préexistantes du Conseil supérieur d'hygiène publique de France et du Comité consultatif national d'éthique.

En revanche, les incertitudes ont pesé beaucoup plus lourd tant pour le schéma vaccinal – fallait-il une ou deux doses ? – que pour l’utilisation de vaccins adjuvés, deux questions que je laisse de côté faute de temps.

J’en viens à l’adaptation du plan « pandémie » sur le terrain. A ce sujet, il faut nuancer les critiques, qui portent, on le sait, sur une approche jugée excessivement top down au mépris des acteurs locaux. La France se dépouille, non sans mal, du plan « pandémie grippale H5N1 », mais elle n’est pas la seule à avoir éprouvé cette difficulté. Dans l’administration centrale, le virage est négocié à partir de la seconde quinzaine d’août ; sur le plan local, en revanche, l’adaptation est plus précoce, ce qui ne signifie pas qu’elle a été plus facile.

Prenons l’exemple du CHU de Dijon. À Dijon, jusqu’en juin, l’Agence régionale de l'hospitalisation et la direction du CHU s’attachent à transposer strictement le plan « grippe aviaire » sans esprit critique. Seule compte alors la gestion clinique : la répartition des lits, la sectorisation en zones infectée/non infectée, le fonctionnement du centre 15. De là certaines incohérences : ainsi, le « secteur infecté » est implanté à l’hôpital général en centre ville, et rien n’est prévu pour la prise en charge des enfants. Plusieurs réunions de la cellule de crise locale seront nécessaires pour que l’on comprenne que les enfants seront à la fois le réservoir de l’infection et la tranche d’âge la plus touchée. La remise en cause est difficile, non à cause d’interférences politiques mais pour d’autres raisons : les chirurgiens ne jouent pas le jeu – ils refusent de communiquer le nombre de lits disponibles ou de participer – ; les pédiatres et les réanimateurs font leur travail, mais très discrètement, peut-être trop. Par l’intermédiaire du plan H5N1, urgentistes et infectiologues ont capté l’organisation hospitalière, l’oreille de la direction et des médias. Tous ceux qui avaient été fortement impliqués dans le plan « grippe aviaire » ne veulent pas renoncer aux positions acquises. À Dijon, on repartira sur un nouveau pied et sur des bases modifiées courant juin.

En conclusion, y a-t-il eu adaptation ? Je tiens que oui, mais elle a été partielle et fortement conditionnée par des problèmes tenant à l’organisation de la chaîne de décision administrative au plan central, à la sociologie des organisations au plan local et aux nombreuses incertitudes scientifiques et industrielles pesant sur la décision, et aussi par un contexte qui, dès la fin juillet, devenait très polémique.

Fin août, le gouvernement s’apprêtait donc à gérer une éventuelle seconde vague muni d’un très maigre viatique. C’est précisément ce qui s’était passé au moment de la grippe aviaire en 2005-2006 en Extrême-Orient. Le cas du Vietnam le montre : les données empiriques étant insuffisantes, on s’est tourné vers les expériences passées. Les risques étaient très difficiles à quantifier, mais les dirigeants ne pouvaient se permettre d’attendre le recueil et l’interprétation de données nouvelles avant de prendre leur décision. C’est ainsi que la gestion du risque a dû - et devra sans doute encore lors de la prochaine crise - précéder son évaluation, renversant cul par-dessus tête la théorie de l’évaluation et de la gestion du risque universellement admise. En fait d’évaluation du risque, les experts en ont été réduits, à leur corps défendant, aux conjectures et aux intuitions. C’est à ce stade que l’on en était à l’été 2009 tandis que se préparaient les campagnes de vaccination, et c’est dans ce contexte que l’on s’est efforcé d’appliquer puis d’adapter, tant bien que mal, les mesures prévues par le plan « pandémie grippale ».

DEUXIEME THEME :
DECIDER EN TIRANT LES LECONS DE LA GRIPPE A(H1N1)

Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Après nous être interrogés sur la fiabilité des données et l’adaptabilité des plans pandémiques, nous allons essayer de répondre à la question suivante : comment faire autrement, avec les mêmes données ?

Tout d’abord en associant davantage les citoyens aux décisions. Ceux-ci se sont en effet souvent plaints d’avoir été tenus à l’écart.

Nous avons demandé à M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire « santé » à l’Institut d’études politiques de Paris, d’introduire notre première table ronde.

M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire « santé » à l’Institut d’études politiques de Paris. Madame la présidente, je vais essayer de vous présenter le point de vue d’un analyste des politiques de santé qui a été, pendant une vingtaine d’années, chargé de la gestion des risques.

L’épisode de la pandémie de grippe A(H1N1) constitue un rendez-vous manqué pour la santé publique : contestation de la dépense publique sur la santé, perte de confiance du public, mécontentement d’une partie des professionnels de santé et, en partie, déstabilisation de l’expertise. Les autorités sanitaires semblent avoir été prises à contre-pied par une épidémie pourtant programmée et qui s’est déroulée, au cours de l’année 2009, à peu près comme on l’avait annoncé.

Avant de proposer quelques points de repère pour une politique de santé publique faisant le pari de la confiance, il me semble utile d’aborder le nouveau paradigme de la santé publique dans les sociétés modernes. En effet, en quelques années, la façon dont la France aborde la question de la santé publique a profondément changé.

Notre pays se caractérise par une absence de culture de la santé publique, aussi bien de la part de ses corps administratifs et politiques que de celle de ses communautés médicales, et par le fait que la santé est sans doute l’un des rares domaines d’importance nationale dans lequel il n’y a pas de tradition de l’État en matière de pilotage du système. La santé publique était l’affaire des municipalités au XIXe siècle. L’incursion intermittente de l’État au cours de cette période n’a concerné que les épidémies, mais sans que l’on parvienne pour autant à mettre en place un système de santé publique véritablement organisé, notamment un grand corps de la santé publique.

Nous assistons depuis deux ou trois décennies – et la grippe A (H1N1) s’inscrit dans ce contexte – à un changement de modèle en matière de santé publique. On est en train de passer, tout au moins je l’espère, d’un modèle autoritaire à un modèle participatif, et ce sous l’effet de quatre facteurs.

Premier facteur : l’émergence de sociétés protégées et fragiles, qui a pour conséquence paradoxale que l’aversion au risque s’accroît avec la réduction des dangers. Cela s’accompagne d’une demande de sur-réaction, et d’une éventuelle sous-réaction lors de la survenue du risque. En matière de santé, la responsabilité n’est plus fortuite : elle ne relève plus du destin, mais de l’État, de la collectivité. Jean Baudrillard écrivait : « L’accident… est la conséquence naturelle de notre science, de notre politique et de notre morale. » D’une certaine façon, on est passé d’un temps de la fatalité à un temps de la causalité, qui va être beaucoup plus exigeant pour les autorités administratives et politiques.

Deuxième facteur de changement de modèle : la posture du citoyen éclairé. Le niveau de formation de la population induit une analyse critique de l’information et des recommandations sanitaires. L’omniprésence des médias impose un débat contradictoire permanent. La généralisation d’Internet, depuis une date plus récente, permet d’exprimer de puissants mouvements d’opinion, indépendamment des pouvoirs institutionnels et même médiatiques. On n’est plus dans le schéma sur lequel s’est construit la santé publique au XIXe siècle.

Troisième facteur : l’ambition participative. La santé publique moderne repose fondamentalement sur la promotion de la santé et la participation de chacun à la préservation de celle-ci. Au sujet passif et contraint devant le choléra, au XIXe siècle, a succédé le citoyen actif dans la lutte contre le sida, la prise en charge des myopathies, du diabète ou du cancer. Le mouvement associatif détient l’une des clés de la participation aux actions de santé publique et de la crédibilité des programmes.

Quatrième et dernier facteur : l’intégration de plus en plus forte du système de santé. Nous sommes passés d’un pays dans lequel il y avait peu de médecins, où il n’y eut pratiquement pas de système de santé jusqu’en 1945, à un pays qui a développé très rapidement un système extrêmement dense de médecine hospitalière et libérale : nous avons plus de 200 000 médecins, alors qu’il n’y en avait guère plus de 30 000 à la Libération. Cette évolution a profondément transformé le rapport de la population à la santé. Les professionnels de santé sont les médiateurs naturels des questions de santé, malgré le retard français en matière de santé publique. Le couple médecin/patient est au cœur des problématiques sanitaires et pas seulement le lieu du colloque singulier, comme cela a été longtemps le cas.

Cette évolution générale, particulièrement sensible dans notre pays, s’est doublée d’un cataclysme sur le système de santé. Les drames de la sécurité sanitaire de la fin du XXe siècle : l’affaire du sang contaminé, l’hormone de croissance extractive et les autres crises de santé publique qui ont suivi, ont profondément transformé la perception que l’on pouvait avoir de l’action de santé publique dans un pays dans lequel elle était méconnue, mal connue, mal reconnue et peu valorisée. Très paradoxalement, c’est dans le pays de Villermé et de Parent-Duchatelet, les fondateurs de la santé publique à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, que s’est construit le système qui a été le plus confronté aux drames de la fin du XXè siècle, et à la « défaite de la santé publique » pour reprendre le mot d’Aquilino Morelle.

Cette succession de drames et le traumatisme qu’ils ont provoqué dans le système médical, administratif et politique se sont traduits par l’émergence de quatre principes : un principe d’évaluation, qui est maintenant bien admis, ce qui n’était pas le cas au départ – rappelons-nous du sort réservé au rapport Papiernik ; le principe de précaution, en tout cas dans son acception sanitaire ; le principe d’impartialité ; enfin, le principe de transparence.

Les deux premiers ont été largement évoqués au cours de la matinée. Nous avons vu à quel point l’évaluation était encore problématique – légitimité de l’alerte, capacité à débattre des données épidémiologiques et des données de santé publique de façon contradictoire, de les croiser, de les valider, d’une part, entre les autorités nationales, d’autre part, entre les autorités internationales, européennes, et l’OMS. Nous avons vu aussi, s’agissant du principe de précaution, que la question de l’adéquation et de la proportionnalité de la réaction a été au cœur des débats sur la mise en œuvre du programme contre la grippe A (H1N1).

J’insisterai sur les deux autres principes qui se sont dégagés il y a vingt ans à travers l’analyse de ces drames : les principes d’impartialité et de transparence.

La transformation de l’action publique en matière de santé publique, du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, conduit à proposer de passer d’une stratégie de la puissance (on envoie la maréchaussée pour empêcher le développement, la propagation de la maladie ; on enferme ; on contraint) à une stratégie de la confiance, qui repose sur l’adhésion et la participation. La problématique qui est posée cet après-midi porte sur la façon d’organiser l’adhésion de la population et, éventuellement, sa participation à l’action publique en matière de santé publique.

Compte tenu des caractéristiques, tant du système de santé que de la population, l’adhésion aux fondements de l’action de santé publique est une des conditions de son efficacité. Ce n’est pas seulement une recherche d’adhésion pour des raisons démocratiques, qui suffiraient par elles-même à la justifier, c’est également un élément majeur d’efficacité du système. En cas de crise et d’urgence d’une extrême gravité, l’adhésion est malheureusement plus simple, puisqu’elle est acquise par l’évidence de la situation. À l’occasion de la grippe A(H1N1) on a vu que, lorsque l’épidémie n’a pas ce caractère dramatique immédiatement perceptible, l’adhésion est plus difficile.

Cette adhésion me paraît pouvoir être recherchée à travers quelques points de référence que je vous propose.

Le premier point de référence est l’intelligibilité du dispositif et la clarté des objectifs. Il s’agit d’affirmer très clairement, comme l’évoquait ce matin Patrick Zylberman, l’objectif de la politique : vacciner toute la population, une part suffisante pour endiguer l’épidémie, toutes les personnes volontaires, ou seulement les groupes à risque. Savoir où l’on va est un élément d’adhésion fondamentale, même si ce point peut être sujet à discussion. Il s’agit également d’identifier les compétences : le pilote du dispositif (le ministre de la santé ou le ministre de l’intérieur), la façon dont s’organise la prise de décision et dont est organisée la riposte (les hôpitaux, des centres administratifs, des professionnels de santé) ; en un mot, qui fait quoi ?

Le deuxième point de référence est la transparence de l’action. Même si certains ont pu émettre des critiques, la transparence qui a accompagné la pharmacovigilance était plutôt un atout qu’un inconvénient dans l’organisation du dispositif. En revanche, d’autres éléments n’ont pas été aussi nettement mis en avant. Il faudrait instituer une véritable « main courante » politique et publique, les autorités étant obligées de transcrire systématiquement et régulièrement les connaissances, les décisions et leurs motifs pour que l’on puisse, à un instant donné, savoir pourquoi telle ou telle décision a été prise. De la même façon, la transparence de la saisine des instances, en rendant public qui est interrogé, sous quelle forme et dans quel cadre institutionnel, est un élément clé de l’adhésion. Je regrette que l’Institut de veille sanitaire n’ait pas été saisi régulièrement et publiquement sur l’analyse des données – dès les mois d’avril, mai ou juin –, que le Haut comité de la santé publique n’ait pas rendu d’avis avant l’été et, plus généralement, qu’il n’existe pas de système organisant publiquement la saisine des instances.

Le troisième point de référence est la culture du doute. Il est nécessaire de partager les doutes que les autorités sanitaires ont inévitablement dans ces circonstances. On a insisté sur l’incertitude permanente analysée par Patrick Lagadec. Cette capacité d’énoncer ses doutes publiquement, éventuellement de reconnaître des erreurs ou tout au moins de revenir sur certaines décisions, d’affirmer ses ignorances, constitue un élément de confiance du public, et un élément de défiance. Tout le monde est capable de comprendre que l’on ne peut pas tout savoir à tout moment dans ce genre de situation.

Je regrette que la disposition introduite dans la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, à savoir la possibilité pour toutes les agences de sécurité sanitaire de conduire des auditions, des hearings à la française, n’ait pas été utilisée. Cela aurait sans doute permis de poser les questions, de débattre collectivement, de focaliser l’attention du public sur des problèmes difficiles à résoudre. D’une certaine manière, la culture du doute impose de rechercher la contradiction avec le mouvement social, et même avec l’expertise « officielle ».

Quatrième facteur d’adhésion : l’indépendance de l’expertise. Il faut sortir de la confusion des genres, pour reprendre les mots d’Anne-Marie Casteret dans « L’affaire du sang » contaminé. Il faut non seulement appliquer le droit sur la transparence des conflits d’intérêts, mais aller au-delà en adoptant un dispositif permettant l’accès public aux liens d’intérêts des experts, médicaux et non médicaux, un peu dans la logique du Sunshine Act adopté aux États-Unis dans le cadre de la réforme Obama, à partir d’une proposition antérieure de parlementaires démocrates et républicains.

Voilà à mon sens quelques éléments de condition de l’adhésion à la politique de santé publique.

Ma deuxième proposition serait le souci de privilégier la participation des différents acteurs au déploiement du dispositif. Un tel souci est justifié fondamentalement par une démarche citoyenne et responsable. Mais il peut également se prévaloir, dans une société complexe, d’un argument d’efficacité, d’une préoccupation utilitariste. Miser sur la responsabilité des professionnels de santé et des usagers, c’est aussi utiliser un système étoffé, intelligent, réactif pour faire face à une menace sanitaire.

Cela peut se traduire d’abord par l’association des acteurs du système de santé – les professionnels et les associations d’usagers – dès la préparation des plans et pas seulement pour leur exécution. Il faut considérer que les idées peuvent s’exprimer et, surtout, que la construction du dispositif de réaction doit se faire avec eux dès l’amont. Une union régionale de médecins libéraux a travaillé sur l’intégration des médecins libéraux dans la prise en charge des patients, grippés ou non, pendant la pandémie : ce type d’approche pourrait être très utilement intégré dans la réflexion des pouvoirs publics au moment où ils préparent le dispositif.

L’association des acteurs passe également par la pluralité des expertises, c’est-à-dire par la représentation, y compris dans les instances scientifiques, de chercheurs, d’acteurs qui ne sont pas les spécialistes de la question. On ne doit pas enfermer l’expertise dans un monopole organisé autour de quelques disciplines, aussi indispensables soient-elles pour la compréhension des phénomènes et l’analyse des risques. La présence d’épidémiologistes, de sociologues, d’anthropologues, de représentants d’associations, y compris dans des comités scientifiques, possède l’extraordinaire vertu d’ouvrir le débat et de ne pas laisser une logique strictement technique se mettre en œuvre.

Enfin, chaque fois que c’est possible, il faut accorder la priorité au système de santé de proximité. Dans le nouveau système de santé publique que nous avons construit depuis une cinquantaine d’années, c’est à travers lui que la confiance s’instaure.

La gestion du possible avec les services publics est un autre élément de cette participation. On ne doit pas reporter la responsabilité des dysfonctionnements sur des services de terrain quand elle résulte d’injonctions contradictoires et auxquelles il est impossible de répondre. Je me souviens, au cours de l’épisode de grippe A(H1N1), que le syndicat des médecins inspecteurs de la santé publique avait dénoncé les dysfonctionnements de l’organisation administrative en s’appuyant sur l’exemple suivant : le 3 décembre, une note du directeur de cabinet du ministre de l’intérieur imposait aux préfets d’élargir, dès le 5 décembre, les plages horaires de vaccination et de remettre, pour le 4 décembre à onze heures, un compte rendu des mesures prises pour mettre en œuvre cet élargissement. Dans ces conditions, il est effectivement difficile d’obtenir la participation de l’ensemble des acteurs.

La participation de l’ensemble des acteurs passe, en troisième lieu, par la structuration du débat.

Sauf situation d’urgence absolue en termes de santé publique dans laquelle ces remarques ne peuvent pas s’appliquer, organiser le débat contradictoire permet aux dissonances et aux points de vue différents de s’exprimer et de s’articuler, et contribue à prendre la meilleure décision. Au moment de la grippe A(H1N1), des entreprises, des associations ou des écoles ont pu, ou auraient pu, participer à ce débat à travers des discussions internes. C’était le sens de l’appel publié dans Libération le 8 septembre dernier.

Le déroulement des saisines-avis et des auditions donne une colonne vertébrale au débat contradictoire – qui est inévitable – dans les médias, sur Internet, à travers la tenue de forums permettant aux acteurs comme aux opposants de s’exprimer et donc de centrer le débat plutôt que de le laisser partir dans tous les sens. On pourrait même aller plus loin : dans un article qui sera prochainement publié dans Les tribunes de la Santé, le professeur Claude Got s’interroge sur le fait que l’on n’ait pas utilisé ce qui l’a été dans d’autres domaines, à savoir la consultation du public sur Internet sur son intention de se faire vacciner ou non. Ce type de dispositif n’est pas à exclure a priori. Il peut permettre de donner des éléments d’appréciation extrêmement intéressants.

En dernier lieu, la participation des acteurs passe par la révision assumée des décisions – ce fut l’objet de la deuxième table ronde de ce matin – en réaction aux situations constatées, et non aux situations prévues par les différents plans. L’inertie du système doit évidemment être bannie dans la mesure du possible. La nécessité de s’adapter aux circonstances et à l’évolution des connaissances était un des grands acquis intellectuels des réflexions sur les crises de sécurité sanitaire de la fin des années quatre-vingt ; il semble qu’elle ait été un peu oubliée depuis. Là encore, comme l’a dit Patrick Lagadec, un effort de formation serait utile.

Il ne faut plus raisonner en santé publique avec la perception d’un système de santé et des réflexes de santé publique élaborés au XIXe siècle dans un autre contexte. On est dans un système de santé moderne, complexe, dans lequel il y a de nombreux acteurs, et c’est la réunion de l’ensemble de ces acteurs qui peut faire fonctionner ce dispositif, de façon plus efficace qu’un plan organisé soit militairement, soit de façon administrative. Comme l’a rappelé Ulrich Beck dans La société du risque, « Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique reste vide, mais sans la rationalité scientifique, la rationalité sociale reste aveugle. »

I. COMMENT ASSOCIER LES CITOYENS AUX DECISIONS ?

Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. L’association de citoyens aux décisions est un problème. Cela a d’ailleurs été très bien compris par le CDC d’Atlanta où une cellule de soixante personnes actives surveillait en permanence, sur Internet, Twitter et Face Book, tout ce qui était dit par les citoyens, pour contredire, si nécessaire, certains des arguments avancés. Un training a même été organisé pour les journalistes : trois fois, des jeux de rôle ont réuni pendant quarante-huit heures des journalistes, des représentants des autorités de santé et des membres du CDC, chacun prenant la place des autres.

Telle n’est pas notre conception de l’association de citoyens aux décisions. Nous ne sommes pas dans une démarche dans laquelle les penseurs, ceux qui sont au sommet, chercheraient par tous les moyens à faire en sorte que les décisions soient acceptées. Nous recherchons les remarques, les suggestions, en prenant en compte l’intelligence des citoyens, même si nous savons que tous les avis ne se valent pas.

Je voudrais malgré tout vous signaler un choix assez étonnant qui a été fait aux USA. Les autorités de santé étaient, pour des raisons scientifiques, favorables aux adjuvants. Après enquête, s’étant aperçues que la population s’en méfiait, elles ont choisi des vaccins sans adjuvant parce que le but qu’elles poursuivaient était d’inciter la population à se faire vacciner.

Sachez, monsieur Tabuteau, qu’à La Réunion, on a consulté la population pour savoir si elle avait envie de se faire vacciner. Une enquête très sérieuse a fourni des indications très intéressantes, qui n’ont malheureusement pas été prises en compte.

Nous nous demandons tous pourquoi le public n’a pas cru à la pandémie. Mais quand l’OMS change sa définition de la pandémie en cours de route, quand l’AFSSAPS remplace la vieille fiche du thiomersal, selon laquelle il n’est pas bon de mettre du mercure dans les vaccins, par une nouvelle fiche indiquant que ce n’est pas dangereux, quand le nombre de morts s’avère bien inférieur à celui d’une grippe saisonnière, quand il est impossible de savoir combien les firmes pharmaceutiques ont touché au titre du crédit d’impôt, quand l’effet « barrière » n’est pas prouvé, le citoyen est fondé à avoir quelques doutes.

Comment débattre et communiquer en période de crise ? C’est à vous de nous le dire.

M. Emmanuel Hirsch, professeur à l’Université Paris-Sud XI. Madame la présidente, je m’exprime en tant que professeur d’éthique et non pas de directeur de l’Espace éthique de l’Assistance publique, mon administration m’ayant interdit de prendre position sur les questions de la pandémie – ce qui est logique et correspond à l’air du temps.

M. Tabuteau vient d’évoquer une figure emblématique : Claude Got. Quand ce dernier a monté le plan sida en France, il a mis en place trois structures : l’Agence française de lutte contre le sida, le Conseil national du sida et l’ANRS (Agence nationale de recherche sur le sida), avec un pôle en sciences humaines et sociales, pour étudier notamment les comportements. Dans le contexte actuel, c’est surtout Jean-François Delfraissy qui a été le plus attentif à la dimension globale du phénomène : une pandémie n’est pas qu’un fait scientifique ou médical, elle impacte une société.

Après quelques propos introductifs, je vais vous indiquer comment le délégué interministériel de lutte contre la pandémie grippale a, à la demande de Xavier Bertrand, mis en place une synergie possible en matière de réflexion éthique. Vous serez surpris par certains documents que je vais produire et que je laisserai à votre disposition. Puis, je vous ferai trois propositions.

Mon approche de la réalité de la pandémie a été pour beaucoup motivée par la notion de démocratie sanitaire et s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les « années sida », lesquelles ont été caractérisées par la mobilisation et la responsabilisation des acteurs.

Le contexte de cette pandémie est marqué par l’affirmation de l’autonomie de la personne, la redistribution des légitimités, la prise en compte de l’expertise profane et de savoirs nouveaux perçus de manière différentielle par les populations.

On est dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 (droit des malades et qualité du système de santé) qui autorise la personne à refuser un traitement. Cette dernière est reconnue dans sa capacité à décider dans son intérêt propre, les professionnels devant l’informer sur toutes les conséquences d’une décision de cette nature.

On se situe dans une conjoncture où l’autorité, voire l’autoritarisme sont mis en cause et où la culture de l’individualisme doit être prise en compte, notamment par rapport à l’intérêt collectif. De vraies questions éthiques se posent, qui n’ont pas du tout été évoquées. S’il y avait un intérêt supérieur, qu’en serait-il de l’intérêt individuel des personnes ? Quand les professionnels de santé, qui ont une certaine notoriété et la capacité d’influer sur une population, se déclarent contre la vaccination, comment ne pas s’interroger sur leur légitimité à intervenir, à titre public, sur une affaire privée ?

J’ai été frappé par ce qui a été dit ce matin sur la politisation du discours de santé publique et sur les conférences de presse. Je remarquerai que pendant les « années sida », chacun avait une vraie légitimité, ce qui n’a pas été le cas pendant la pandémie grippale. L’attitude du style « poussez-vous, il n’y a rien à voir » a par ailleurs rendu difficile la prise en compte de la mobilisation associative. Certains responsables associatifs ont maintenant conscience de ce qu’a été, non pas une indifférence ou une négligence, mais peut-être une trop grande assurance dans la capacité de l’État à faire face à ses responsabilités.

Je tiens à préciser que je ne mets en aucun cas en cause les personnes. Je m’interroge davantage sur les « mécaniques ». Tous ceux que j’ai été amené à rencontrer, qu’ils soient au plus haut niveau de la hiérarchie ou engagés sur le terrain, étaient des gens de qualité, attentifs, conscients de leurs responsabilités et de la difficulté à les assumer. Je pense d’ailleurs qu’on ne se précipitera pas demain pour assumer ce type de responsabilités face à de nouveaux défis. À ce propos, j’ai pu constater tout à l’heure à quel point on avait été « reconnaissant » à l’égard des chercheurs et de l’expertise. À vouloir taper trop sur les personnes qui sont capables d’éclairer la société, on risque de se retrouver demain dans une situation beaucoup plus délicate, pour ne pas dire délétère.

En mars 2006, j’avais écrit un article dans Le Monde, dans lequel je demandais des États généraux de la pandémie grippale. Xavier Bertrand a réagi assez rapidement, m’a reçu et m’a dit que c’était très intéressant. Il a fait mettre en place, au niveau de la délégation interministérielle, un comité de pilotage éthique auquel participaient notamment des membres du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Des réunions ont été organisées, mais j’ai rapidement remarqué que bien peu de relais de la société s’y étaient associés. Alors que pendant les « années sida », la mobilisation avait été forte, on compte jusqu’à présent très peu de prises de positions d’« intellectuels », en tout cas d’éditeurs d’opinion, sur la pandémie grippale. On peut s’interroger sur la manière dont ils ont été sollicités – ou pas.

La première initiative importante de Xavier Bertrand et de Didier Houssin a été l’organisation d’un colloque le 15 septembre 2006. Ceux-ci avaient la maîtrise intellectuelle de ce que pouvait être la perception du risque et ont écrit : « Dans ce but, nous avons souhaité susciter une large réflexion au niveau national. La première étape de cette réflexion est l’organisation de ce colloque qui va permettre que les questions soient posées et clairement exposées. Se préparer à une pandémie en ayant tout à la fois le souci de préserver l’équilibre entre la protection de la santé de la population et le respect de l’individu, s’appuyer sur la réflexion éthique pour prendre les meilleures décisions et les faire partager, tels sont les enjeux de ce colloque du 15 septembre. »

Le 21 septembre, Xavier Bertrand m’a adressé une lettre, dans laquelle il évoque le risque que fait peser la pandémie sur l’organisation de la société : « Lors de la prochaine réunion de notre fameux comité, le comite d’organisation du colloque doit finaliser un schéma de déclinaison du débat éthique en région pour sensibiliser l’opinion publique sur le terrain et susciter sa collaboration en cas de pandémie. » Cela signifie que Xavier Bertrand et Didier Houssin avaient le désir, non pas de faire des États généraux, mais de mettre en place une réflexion de proximité, en mobilisant notamment les préfets.

Le 12 décembre 2006 fut créé un comité d’initiative et de vigilance civique sur une pandémie grippale et les autres crises sanitaires exceptionnelles. Ce comité existe toujours virtuellement puisque, dans le dernier plan pandémie, il a été réactivé, même si je ne connais pas exactement ce qu’il a produit. Selon l’article 1er du décret : « Ce comité est chargé de proposer au Gouvernement toute action pouvant améliorer l’appropriation par la population des mesures de prévention et de lutte contre la pandémie grippale et les crises sanitaires exceptionnelles, et de contribuer à renforcer la mobilisation de la population dans la perspective d’une telle pandémie. » Je remarque que le plan pandémie comportera une partie très intéressante intitulée « Continuité de la vie sociale et économique », assortie d’un passionnant chapitre intitulé, lui, « Solidarité et continuité de la vie sociale », dans lequel on appelle à la mobilisation du milieu associatif. À ma demande, M. Tricard a d’ailleurs fait à plusieurs reprises des conférences à l’intention du milieu associatif.

Un autre document, en date du 9 mars 2007, m’a semblé très intéressant : il s’agit d’une note à l’intention des préfets de zone, signée par Didier Houssin. Il y propose d’organiser des colloques en région, avec un programme détaillé, et un colloque national qui devait se tenir la même année et où l’on aurait repris, tout ce qui se serait dit dans les débats de proximité. Les thèmes choisis étaient, entre autres : l’attitude envers le monde animal ; la mobilisation de la recherche ; le rôle des professionnels de santé ; l’établissement de priorités concernant l’accès aux soins et aux ressources rares ; la promotion et l’entraide côté exclusion. Ce fut le testament du comité éthique et sa dernière réunion : il n’y eut jamais eu de suite. La question reste énigmatique. J’ai cherché à savoir si le groupe existait encore ou pas, mais on m’a répondu : « circulez, il n’y a plus rien à voir. »

Sur ces entrefaites, l’espace éthique de l’APHP a choisi une autre position, puisqu’il n’y avait plus de structure ad hoc – en tout cas, nous n’y étions pas associés. Nous avons saisi le CCNE – d’où le remarquable avis n° 106 du CCNE, auquel on se réfère aujourd’hui – sur les enjeux éthiques liés à une possible pandémie. Ce fut l’occasion d’une audience privilégiée avec Didier Sicard, le président du CCNE, qui accepta de prendre en considération cette réalité. J’observe qu’en 2007, beaucoup de personnes souriaient en se demandant si c’était vraiment le rôle de l’espace éthique de s’investir dans cette question, et s’il n’existait pas d’autres priorités.

Parallèlement à cela, nous avons organisé plusieurs colloques auxquels ont parfois participé, à titre individuel, les membres de la DGS. Un travail militant a été mené, sans la moindre reconnaissance, et surtout sans la moindre portée. Nous avons organisé, dans le cadre de la présidence de l’Union européenne, un colloque international – avec notamment le logo du ministère de la santé et de l’OMS. Nous avons tenté de développer une réflexion et produit des textes – dont la revue Pandémie. Nous avons créé un réseau international, la plate-forme dont Patrick Lagadec a parlé tout à l’heure. Nous avons échangé des données, développé une recherche avec CanPrev, c’est-à-dire les Canadiens qui avaient l’expérience du SRAS. À ce propos, l’InVS avait indiqué qu’il faudrait mettre en place une réflexion éthique pour les prochaines crises, notamment sur les problèmes de quarantaine et les questions de liberté.

Dans la compassion générale, nous avons monté une opération avec l’association « Voisins solidaires », en mobilisant un certain nombre d’autres associations, dont l’ANAMS (Association nationale des associations qui interviennent dans le milieu de la santé) et « Les Maraudeurs » parce que nous pensions que les personnes vulnérables devaient être prises en compte. Nous avons édité une affiche et organisé, à la maire du 17è, avec Atanase Périfan, le président de « Voisins solidaires », le premier audit de citoyens. Pour nous assurer une légitimité, nous avons discuté entre juillet et décembre 2009 avec le ministère pour utiliser son logo et nous avons produit tout un ensemble de documents pratiques, qui ont été repris d’ailleurs à l’étranger, notamment au Canada et en Suisse. Aujourd’hui, nous mettons en place un réseau « veille et mobilisation solidaire », assorti d’une formation citoyenne, notamment à travers le réseau associatif. Bref, la mobilisation est possible, et nous avons des idées.

Je ne crois pas, madame la présidente, que le public n’ait pas cru à l’épidémie. Ce en quoi il n’a pas cru, c’est au discours des personnes qui en ont parlé.

J’en viens à mes propositions.

De la même manière qu’il existe un Conseil national du sida – c’est aussi une pandémie dans bien des pays –, il serait possible de créer un Conseil national sur les risques sanitaires, au sein duquel siégeraient des représentants de la société. Je remarque que le Conseil national du sida aurait pu être saisi, dans la mesure où il possède l’expérience de toutes les discriminations, et plus généralement de tous les problèmes liés à l’impact sociétal d’une pandémie.

Il serait également utile de créer un Observatoire national pour assurer l’acceptabilité des décisions prises en période de crise. Certes, il convient de fixer des critères de décision au niveau hospitalier, mais il faut également que les individus aient le sentiment que ces critères sont respectés, que les passe-droits n’existent pas, et qu’une évaluation est faite au jour le jour afin d’en tirer éventuellement des conséquences rapides. D’où l’importance de la fonction d’observation.

Mais le plus important reste la formation des intervenants, et pas seulement dans le domaine de la stratégie comme l’a dit Patrick Lagadec. Aujourd’hui, on observe une certaine méfiance entre la société et les décideurs. Il convient donc de se demander comment les uns et les autres pourraient travailler ensemble. Il faut enfin que les décideurs comprennent ces questions de santé publique, qui les interpellent et leur font peur, ce qui les empêche d’avoir l’attitude la plus rationnelle et la plus efficiente à leur égard. Nous avons des idées à ce sujet, mais je n’entrerai pas dans le détail.

En conclusion, nous avons eu la chance de connaître une pandémie qui n’a pas frappé, ou tout au moins a frappé là où ne l’attendait pas. Cet épisode devrait nous amener à tirer un certain nombre de conséquences et à nous interroger sur ce qui fonde la démocratie dans les périodes de crise, à savoir la protection des plus vulnérables. Il convient de se demander comment hiérarchiser nos valeurs, nos priorités, dans un contexte limitatif.

M. Marc Gentilini, membre de l’Académie de médecine et du Conseil économique, social et environnemental. Madame la sénatrice, je suis heureux d’être ici, au milieu de tant de personnes se concertant sur un thème que j’ai été très seul à aborder il y a un peu plus d’un an. Je me souviens avoir subi des pressions diverses – « amicales » toujours – me rappelant qu’il n’était pas très sage de prendre des positions qui allaient à l’encontre des positions officielles, et qu’il valait mieux apprendre à se taire.

Comment associer les citoyens aux décisions ? La réponse est simple : en faisant exactement le contraire de ce qui a été fait.

Pourquoi le public n’a-t-il pas cru à la pandémie ? Tout simplement parce que l’information n’était pas crédible. À quel moment un débat public est-il souhaitable ? En permanence. Comment organiser ce débat ? Intelligemment ; or ce n’est pas ce qui a été fait. Comment débattre et communiquer en période de crise ? En entrant un peu dans ce que Didier Tabuteau appelle la culture du doute. Être médecin, c’est être compétent, compétence qui s’acquiert et qui s’entretient ; c’est être disponible, qualité qui se perd ; et c’est être dans le doute permanent. Le ministère est compétent, le ministère est relativement disponible, mais le ministère n’a pas été dans le doute – officiellement au moins.

Tout ce que je peux vous dire n’a pas beaucoup de valeur. Comme vous le savez, je suis émérite, honoraire, honorable… donc hors jeu. Normalement, je n’apporte ici que ce qui peut, dans le meilleur des cas, apparaître comme la voix d’un sage… ou, plus simplement, la voix du bon sens. Or ce bon sens a singulièrement manqué dans cette aventure ratée, cette année perdue pour la santé, pour les Français et pour leurs moyens.

Je présenterai maintenant quelques remarques.

La première portera sur ce qu’on pourrait appeler « le masochisme français ». Comment, dans un pays comme le nôtre, qui est l’un des mieux protégés du monde, avons-nous pu nous jouer collectivement la tragédie de la grippe A annoncée… et non venue, ou presque ? Comment avons-nous pu laisser cette tragédie tourner en comédie et s’achever en bouffonnerie ? Je parle sans gêne devant vous parce que je pense que c’est ce que vous attendez. Pourquoi voyons-nous toujours le scénario catastrophe ? Le 22 juillet 2009, j’ai exhorté en vain mes collaborateurs à prendre la parole, à dire qu’on en faisait peut-être un peu trop au vu de ce qui se passait dans l’hémisphère austral et des informations dont nous disposions. Mais ils m’ont répondu qu’ils ne le pouvaient pas. La solidarité entre experts est profondément néfaste : on vit dans la même cour, on joue dans la même cour et on joue au même jeu. On ne peut pas apporter un son discordant. Voilà dans quelle ambiance je me suis exprimé.

Deuxième remarque : le caractère obsessionnel du ministère de la santé autour de la grippe. Voilà un ministère qui est grippé depuis un an, et qui n’en est pas encore totalement sorti ! Heureusement qu’il y a aussi le ministère du sport, pour faire sortir les ministres de la grippe et leur faire redécouvrir d’autres horizons. Mais ce caractère obsessionnel de la grippe a marqué l’année 2009. Dans mes souvenirs, je n’ai pas gardé de faits comme ceux-là. L’OMS s’est elle-même rendue doublement coupable : elle s’est trompée et elle a trompé les autres en présentant au monde entier la grippe comme un drame imminent, ce qui s’est traduit par des dépenses inutiles. Je regrette d’ailleurs que cela ne se soit pas traduit par un changement à la tête de l’OMS, l’organisation ayant déjà fait preuve de « retard à l’allumage » au moment de l’épidémie de sida.

Troisième remarque : dans ce pays, vous n’êtes plus pris au sérieux à partir du moment où vous ne chantez pas la chanson avec le refrain que vous devriez entonner. Si vous n’êtes pas dans le débat officiel, vous n’êtes plus autorisé à prendre la parole, ou alors vous êtes un marginal, un rebelle, quelqu’un qu’on n’écoutera pas, à qui on ne téléphonera pas, qu’on n’invitera pas parce qu’il tient un discours qui est considéré comme étant le seul contre tous les autres, donc faux.

J’ai été frappé par l’absence d’autocritique et par l’autosatisfaction des pouvoirs publics. Je suis prêt à pardonner, parce que c’est ma culture, mais que ce gaspillage invraisemblable de temps et d’argent ne provoque aucune repentance me surprend et me déçoit. L’homme se grandit en reconnaissant qu’il s’est trompé. Si l’épidémie avait évolué différemment, je n’aurais eu aucune gêne à le dire. Cela dit, s’accuser de tout n’a aucune valeur si l’on n’encourre aucune peine. Il faut demander pardon et s’engager à ne pas refaire la même erreur.

J’ai été également frappé par les mensonges permanents et les informations approximatives. Au mois d’octobre, les autorités sanitaires chiffraient le coût global de la lutte contre l’épidémie de grippe à 1,5 milliard d’euros. Aujourd’hui, si l’on tient compte de la campagne de vaccination, des débats et des publications auxquels la crise a donné lieu, ce coût n’est plus que de 500 millions. Comment expliquer un tel écart ?

Les faits ont été surestimés de façon scandaleuse. Les autorités se sont abritées derrière des arguments scientifiques dont personne ne pouvait dire s’ils étaient valables, et l’on nous assène encore aujourd’hui, en 2010, mensonges et contrevérités. J’ai entendu dire : si c’était à refaire, je le referais… De grâce, si c’était à refaire, ne le refaites pas, ou alors faites-le faire par d’autres !

J’ai un grand respect pour l’éthique et pour tous ceux qui s’en préoccupent, mais cet argument a été mis en avant de façon abusive. Accuser les infirmières et les médecins de faire de la propagande contre la vaccination – ce qui n’était pas le cas de l’immense majorité d’entre eux – fut une grave erreur : ils étaient simplement dans la culture du doute. On nous a parlé de vaccination « citoyenne ». Pourtant, dans un premier temps, elle n’était destinée qu’à la moitié de la population ! À quel moment est-elle devenue citoyenne ?

Les très nombreux experts qui ont été consultés ont adopté une pensée unique. Je n’en ai entendu aucun protester contre la fermeture des écoles, dont tout le monde reconnaît aujourd’hui qu’elle était stupide. Une telle prolifération d’instruments pour n’aboutir qu’à des contrevérités m’a beaucoup inquiété. Cela a fini par ressembler à une quincaillerie, et plus personne ne s’y retrouvait. Enfin, les anciens de l’Académie de médecine, qui auraient pu tempérer l’ardeur juvénile des experts, n’ont pas été interrogés. Cette institution a pourtant vocation à répondre aux demandes des pouvoirs publics !

Dans un autre lieu, j’ai déclaré, de façon peut-être excessive, que nous avons assisté à une arnaque, à la fois sanitaire, médiatique et économique – je me suis bien gardé d’ajouter « politique » afin de ménager les susceptibilités… Mais l’arnaque sera politique si les responsables ne prennent pas les décisions qui s’imposent – et je remercie les parlementaires de leurs efforts en ce sens.

Les médias ont été excessifs. Je ne citerai pas ici les journaux que j’ai déjà dénoncés, mais en rapportant des observations fausses, excessives ou romancées, ils se sont livrés à de la contre-information. Les journalistes doivent s’en tenir à une discipline les obligeant à ne délivrer que l’information utile au patient.

Comme vous, j’appelle de mes vœux la démocratie sanitaire, car dans cette aventure, le monde sanitaire a été tragiquement oublié.

Mme Martine Perez, rédactrice en chef du Figaro, chargée du service Sciences et Médecine. Monsieur Gentilini, dans ce contexte de doute et d’incertitude, que l’on sait favorable aux excès, je ne suis pas certaine que les médias aient été plus excessifs que les autres. Comme beaucoup d’autres journaux, Le Figaro a beaucoup parlé de la grippe. Nous rendions compte des communiqués quotidiens de l’OMS, des conférences de presse du ministère de la santé et de nos contacts réguliers avec les experts. Nous étions harcelés par une foule de gens qui s’interrogeaient sur le bien-fondé de la vaccination.

L’idée d’associer les citoyens aux décisions est intéressante, mais il faut rappeler que nous étions dans la plus grande incertitude. Les journalistes, friands d’énigmes, essayaient surtout de répondre à ces questions : quelle est cette grippe, d’où vient-elle et où va-t-elle ? Notre travail quotidien consistait à informer les citoyens sur le danger du virus et sa possible mutation. Nous n’avions pas, au Figaro, de vision monolithique sur cette question. Nous avions couvert la préparation du plan national de prévention et de lutte « Pandémie grippale ».

Je trouve cette remise en cause paradoxale, car une étude sur la préparation face à la grippe, réalisée en 2007 par la revue The Lancet, plaçait la France devant les autres pays. Cette préparation a provoqué un manque de souplesse et de pragmatisme face à une épidémie qui n’était pas celle que l’on attendait.

Didier Tabuteau regrette que certains groupes de population aient été peu associés à la préparation du plan de pandémie grippale. En tant que journaliste, j’avais eu l’occasion, en 2007 et 2008, d’animer pour le compte de la Direction générale de la santé un certain nombre de débats qui réunissaient les protagonistes de la santé susceptibles de faire face à une éventuelle pandémie. Notre société était donc bien préparée à cette problématique.

Je vous trouve relativement injustes car nous, journalistes, ne faisons que notre métier. Nous ne sommes motivés ni par l’action politique, ni par l’intérêt économique, et notre premier mobile est d’informer les citoyens, en commençant par nos proches. Nous connaissions déjà les thèses de Marc Gentilini et de Bernard Debré, mais elles étaient très minoritaires. Nous nous sommes adressés à des institutions indépendantes – l’Institut de veille sanitaire, l’Organisation mondiale de la santé, des experts indépendants, des virologues – qui ne faisaient pas partie du Comité de suivi. Dès le mois de juin, ils reconnaissaient qu’ils ne savaient pas comment le virus allait évoluer.

Pourtant, au début du mois de septembre, l’Institut de veille sanitaire annonçait entre 3 600 et 64 000 morts. D’où provient une telle erreur épidémiologique ? Pour ma part, n’étant pas paranoïaque, je pense que les laboratoires pharmaceutiques n’ont pas influencé la modélisation, et que les experts ont fait leur travail honnêtement et sereinement. Peut-être ont-ils été entraînés par la dramatisation ambiante, dont il faut rappeler qu’elle ne se limitait pas à la France : tous les pays ont acheté un trop grand nombre de vaccins, et si nous en avons acheté plus que les autres, c’est parce que dans notre pays, lorsque survient une crise sanitaire, nous mettons systématiquement en cause le ministre et le directeur de la santé. Je rappelle que la canicule, qui a fait 15 000 morts en France, en a fait 70 000 dans toute l’Europe. Or, il n’y a qu’en France que le ministre de la santé a démissionné.

Nous avons donc péché par excès de précaution et de prévention. Le ministère de la santé s’est barricadé derrière son plan « Pandémie grippale ». Le Figaro l’a interrogé régulièrement dès le début de la pandémie, et notre journal a été le premier à remettre en cause l’hospitalisation systématique des malades – quelques semaines plus tard, le ministère reconnaissait qu’il était préférable qu’ils restent chez eux – comme il a été le premier à évoquer la possibilité de confier la vaccination aux généralistes et de la limiter à une dose, comme le recommandaient les publications américaines. Pourquoi le ministère et l’OMS s’y sont-ils opposés aussi longtemps ? Ce sont les journalistes qui ont contribué à assouplir leur position.

Ce qui peut expliquer la position de la ministre de la santé, c’est qu’elle est responsable devant les Français et devant la justice. Je suis à son égard plus indulgente que vous, messieurs.

Quoi qu’il en soit, cette expérience nous invite à réfléchir à notre réaction face à une crise sanitaire et remet en cause le fait d’anticiper le risque avant qu’il ne survienne.

Les sondages d’opinion, notamment ceux de Michel Setbon, montraient dès le mois de juin que les Français ne souhaitaient pas se faire vacciner. Et quelques experts affirmaient qu’il suffisait de vacciner 30 à 40 % de la population pour arrêter la propagation du virus.

Le nombre de doses de vaccins qu’il convenait de commander n’a fait l’objet d’aucun débat de société : la décision a été prise par le directeur général de la santé et la ministre de la santé, dans l’objectif de vacciner l’ensemble de la population.

Les journalistes recueillent les informations, les analysent et en rendent compte, mais ils ne créent pas l’information. Si un procès doit avoir lieu, c’est celui de l’OMS, qui, dès le début, a adressé des communiqués à tous les pays d’Europe.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Dans le domaine de la recherche sur le sida, les travaux communs des chercheurs, des cliniciens et des associations de malades ont permis de prendre des décisions.

Je donne maintenant la parole à M. Gérard Raymond afin qu’il nous fasse part de la position d’une association de patients face à la pandémie grippale.

M. Gérard Raymond, président de l’association française des diabétiques. Dès l’apparition de la pandémie, nous avons transmis à nos adhérents les informations que nous avait communiquées le ministère de la santé. Sur les conseils de notre expert, nous avons indiqué aux diabétiques, considérés comme une population à risque, que la vaccination, bien que n’étant pas obligatoire, leur était conseillée.

Si le public n’a pas cru à la pandémie, c’est que nous avons perdu la bataille de la communication. Pourquoi, alors qu’au mois de juillet 70 % des Français se disaient prêts à se faire vacciner, ils n’ont été que 7 % à le faire durant la campagne ? C’est qu’entre temps, certains messages avaient brouillé la communication et que le manque de transparence avait entamé la confiance des Français.

J’ai moi-même ressenti une certaine défiance, en particulier à l’égard des représentants politiques et des institutions : conflits de compétences, confusions, carences dans le pilotage… sans parler du flou qui entourait certaines fonctions, et des discours pas toujours cohérents. Il faut savoir avouer son incompétence. Face à ces tâtonnements, nous avons vu émerger le bloc, relativement homogène, des personnes défavorables au vaccin.

On nous a adressé des messages difficiles à comprendre pour les profanes, en particulier à propos des adjuvants. Les industriels ont manqué de transparence sur ce point. Quant aux experts, ils ont été soupçonnés de connivence avec l’industrie pharmaceutique. Par ailleurs, la population n’a pas compris pourquoi on avait écarté le médecin de premier recours. Ce fut là une grave erreur politique. Enfin, pouvait-on avoir confiance dans une organisation qui proposait de vacciner dans les gymnases ? Il est vrai que la polémique est aujourd’hui mondiale, et que l’OMS n’a pas aidé à clarifier la situation, loin s’en faut.

À quel moment est-il opportun d’engager un débat public, et comment l’harmoniser ? Notre association de patients a toute sa place dans ce débat. Nous sommes nous aussi très favorables à la démocratie sanitaire, car nous considérons que chaque Français – en tant que citoyen, usager et patient – est un acteur du système de santé.

Les questions de santé relèvent de l’intime, mais la population ne peut mener une action en dehors des associations. Face à un problème de santé publique, la priorité est d’organiser le débat public. Nous nous sommes dotés d’organismes et de structures susceptibles de faire émerger le débat démocratique, comme les Conférences nationale et régionales de santé. Ne peut-on, sur ces questions, organiser des conférences publiques, chargées de recueillir un consensus ?

L’expertise profane que représentent les associations doit être prise en compte. Il est facile de montrer du doigt les failles des uns et des autres. Nous souhaitons, pour notre part, que cette crise invite les élus, l’État, le ministère de la santé et les organismes compétents à engager avec les citoyens une réflexion sur la gestion des crises sanitaires. Nous regrettons de ne pas avoir été associés en amont, alors que l’on en avait pourtant le temps, ce qui ne sera peut-être pas le cas lors de la prochaine crise sanitaire.

J’insiste sur le rôle important du Haut conseil de la santé publique et des observatoires régionaux de la santé pour encourager la démocratie participative et animer le débat public.

Mme Michèle Rivasi, membre du Parlement européen, membre de la Commission environnement, santé publique et sécurité alimentaire. Je remercie l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques d’avoir organisé ces tables rondes qui confirment la participation des citoyens, des experts et des médias à la vie publique.

J’ai été très étonnée d’entendre, dès le mois de juin 2009, parler de pandémie grave, car nous ne savions alors pas grand-chose de la maladie. Avec un certain nombre de médecins, nous avons cherché à en savoir plus. Dès le mois de septembre, la Commission environnement, santé publique et sécurité alimentaire du Parlement européen a procédé à l’audition de différents organismes, dont le Center for disease control (CDC) et la European Medicines Agency (EMEA).

Au mois de juillet, j’avais déjà fait part à Mme Bachelot de mon étonnement devant la précipitation dans laquelle était organisée la campagne de vaccination massive et le nombre de vaccins commandés, car les questions portant sur la nature du vaccin et l’emploi d’un adjuvant n’étaient pas réglées. En effet, aucun adjuvant ne paraissait inoffensif : ni l’aluminium, ni le squalène, que les États-Unis remettaient en question, ni le thimerosal, à base de mercure, que l’on souhaitait utiliser pour les doses collectives.

En septembre, alors qu’en France les journaux et la presse audiovisuelle engageaient les femmes enceintes à se faire vacciner, la représentante du CDC indiquait devant la Commission européenne que les enfants et les femmes enceintes ne faisaient pas partie de la population à risque. Concernant ces dernières, les résultats de la première étude clinique ne seraient communiqués qu’en décembre. Quant aux enfants, la nécessité d’employer un adjuvant était encore à l’étude.

J’ai interrogé le représentant de l’EMEA sur la procédure accélérée, justifiée par l’importante demande de vaccins, compte tenu du manque d’études cliniques et de l’absence d’autorisation de mise sur le marché. Il m’a répondu qu’en l’absence de véritable étude clinique, il convenait d’utiliser le même prototype que pour le vaccin contre la grippe H5N1…

Si nous voulons associer les citoyens aux décisions, il faut garantir la transparence de l’information et éviter les conflits d’intérêts. Je vous invite à lire le rapport de Paul Flynn, du Conseil de l’Europe, suite à la commission d’enquête que nous avions l’un et l’autre initiée sur les rapports entre l’OMS et les experts. M. Flynn souhaite que soit rendue publique la liste des experts qui composaient le comité d’urgence mis en place pour aider Mme Margaret Chan, directrice de l’OMS, à prendre sa décision. Le docteur Fukuda nous a répondu par la négative, prétendant que publier les noms des experts constituerait une atteinte à la vie privée. Cette réponse n’a aucun sens. Au moment où je vous parle, nous ne connaissons toujours pas le nom de ces experts, et nous ne sommes pas certains qu’ils n’ont eu aucun lien avec les laboratoires pharmaceutiques.

J’en viens à la commande des vaccins. Le 14 mai, le Premier ministre nous indique que les vaccins ont été commandés. En juillet, c’est Mme Bachelot qui déclare avoir commandé 94 millions de doses. Qui dit la vérité ? Quelle crédibilité accorder aux uns et aux autres ?

Quant au coût des vaccins, il est passé de 1,5 milliard à 500 millions d’euros. Et que vont devenir les masques que les communes et les entreprises ont été obligées d’acheter ?

Notre pays est un peu la risée de l’Europe. Alors qu’en Suède, 70 % de la population a été vaccinée, pourquoi en France, alors que nous avons acheté 94 millions de doses, n’avons-nous vacciné que 5,5 % de la population ? Pourquoi la population française ne croit-elle pas en ses autorités ? Pourquoi avoir commandé autant de vaccins ? Pourquoi avoir tant hésité entre les vaccins à dose unique et les vaccins à deux doses ? Qui a défini les populations critiques et les procédures accélérées ? Pourquoi avoir annoncé l’extension de la grippe H1N1 alors que nous n’avons jamais enregistré plus de 50 % de prélèvements positifs ?

Nous avons eu ce matin confirmation de certains dysfonctionnements, en particulier au sein de l’InVS. J’aurais aimé que Mme Weber reconnaisse que les membres de l’Institut se sont trompés et que les modèles sur lesquels ils se sont appuyés pour évaluer le nombre de morts ne correspondent pas à la réalité. C’est d’autant plus étonnant qu’ils détenaient dès le mois de juillet des éléments permettant de valider ces chiffres ou de les invalider. M. Flahaut prévoyait 36 000 morts. Le 13 octobre, on ne parlait plus que de 6 000 à 15 000. S’ils veulent retrouver leur crédibilité, les responsables doivent admettre qu’ils se sont trompés, et que leurs évaluations étaient fausses.

On attribue à la grippe saisonnière entre 3 000 et 5 000 morts par an, même si, selon l’Afssaps, ces chiffres sont sous-estimés. La grippe H1N1, elle, a fait 312 morts, mais on déplore 1 330 cas de personnes vaccinées souffrant d’effets secondaires sévères. Lorsqu’ils comparent ces chiffres, les Français ne peuvent que critiquer nos décisions !

En Pologne, selon la ministre de la santé polonaise, qui a été auditionnée par la Commission environnement, santé publique et sécurité alimentaire du Parlement européen, la grippe a fait 140 morts, et on n’a déploré aucun cas d’effets secondaires, sur une population de 40 millions d’habitants. D’où la nécessité d’évaluer de façon systématique le rapport bénéfice-risque !

Il serait intéressant de connaître le nombre de victimes de la grippe saisonnière ainsi que les avantages et inconvénients de la vaccination, collective et individuelle. On nous a conseillé de ne pas faire vacciner nos enfants, mais de nous faire vacciner nous-mêmes pour les protéger. Quelle est la solution la plus efficace ? On nous a dit que pour protéger les malades, il fallait vacciner le personnel médical. Dispose-t-on d’études permettant de le démontrer ? Sur toutes ces questions, les expertises nous font vraiment défaut. Savez-vous que les vaccins – un vaccin trivalent pour les virus H1N1 et H3N2 et un vaccin monovalent – qui seront mis à la disposition des Français en septembre sont déjà prêts ?

J’en appelle à l’Office parlementaire pour que les agences, les experts qui ont participé au Comité de lutte contre la grippe et le Haut conseil de la santé publique admettent qu’ils se sont trompés, fassent leur autocritique et reconnaissent qu’ils ont surestimé la grippe H1N1. Ils doivent revoir leurs modèles et la façon dont sont effectuées les expertises.

Il faut par ailleurs revoir les contrats dormants. Ces contrats, signés par la France en 2005 concernant le virus H5N1, prévoient que les Gouvernements sont responsables des effets secondaires, et non plus les laboratoires. Cette disposition est inadmissible. Pourquoi n’avons-nous vu aucun laboratoire chinois ou indien ? Pourquoi les adjuvants étaient-ils brevetés ? Pourquoi les vaccins étaient-ils beaucoup plus chers que les vaccins classiques ?

Il faut que la France connaisse l’identité des experts de l’OMS, dont je remets en question l’objectivité et la pertinence, et propose à l’OMS une nouvelle définition de la pandémie, fondée sur sa gravité et non sur son extension géographique.

Je rejoins Marc Gentilini en ce qui concerne la pensée unique des experts. J’ai participé à quelques émissions de radio en présence de Roselyne Bachelot. Toutes les personnes présentes étaient favorables à la vaccination, voulant à tout prix protéger la population française. « Et si un enfant mourrait ? » ? a-t-on entendu. Or ce ne sont pas les enfants qui sont morts, mais les personnes âgées de quarante à cinquante ans. Je ne disposais alors, hélas, d’aucun élément de preuve.

Certaines associations, pour la plupart anglo-saxones, souhaitent qu’au Comité de lutte contre la grippe, rattaché au ministère, soient associés des experts, des contre-experts, des associations et des médecins.

Enfin, notre système de santé est beaucoup trop hiérarchisé. Qui, du ministère de l’intérieur ou du ministère de la santé, détenait réellement le pouvoir ? Qui a demandé aux gens de faire la queue dans les gymnases avec leurs enfants ? alors que nous faisions face à une épidémie grippale ? Quelle absence de bon sens ! Nous devrions avoir la possibilité de remettre en question les décisions qui viennent d’en haut mais qui sont totalement aberrantes. C’est une véritable révolution culturelle qu’il faut engager, à laquelle contribueront, je l’espère, les commissions d’enquête parlementaires. Malheureusement, il n’y aura pas de commission d’enquête au Parlement européen : la Conférence des présidents en a décidé ainsi, quelques groupes, dont le Parti populaire européen, s’y étant opposés. C’est dommage. Dans ces conditions, l’Europe peut-elle être indépendante de l’OMS ?

Les institutions comme l’EMEA et le CDC sont payées pour informer objectivement les représentants politiques et la Commission européenne et les aider à adopter une attitude plus critique vis-à-vis de l’OMS. Les experts français ont-ils donné à la ministre de la santé les informations les plus objectives et les plus rationnelles possible ? Je n’en suis pas certaine.

II. COMMENT ORGANISER L’ACTION PUBLIQUE ?

Présidence de M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Qui doit piloter l’action publique ? Comment concilier les impératifs des différents ministères, négocier les contrats, financer la recherche en période d’urgence et travailler avec les réseaux existants ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre au cours de cette dernière table ronde.

M. André Syrota, président directeur général de l’Inserm et d’Aviesan (Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé). Permettez-moi de vous rappeler la crise due au virus du chikungunya. Lorsque ce virus imprévu et de surcroît totalement inconnu de la population est apparu, le ministre de la recherche a convoqué les responsables des organismes concernés – agences sanitaires, Afssaps, CIRAD, INRA, CEA, INSERM, CNRS – tous parfaitement incompétents en la matière. Les uns étaient prêts à étudier le comportement du moustique, les autres à faire des prélèvements, d’autres encore à séquencer le virus… Devant une telle cacophonie, le Gouvernement a nommé un « Monsieur Chikungunya ».

Dès mon arrivée à l’Inserm, j’ai indiqué à la ministre de la santé qu’une crise du même type pouvait se reproduire et que nous devions nous organiser au meilleur coût pour y faire face. Nous avons donc créé l’Aviesan, qui regroupe dix instituts thématiques multi-organismes, chacun étant composé de quinze à vingt experts venant des organismes de recherche, des universités, des hôpitaux.

Dès que nous avons été informés de l’arrivée de la grippe au Mexique, j’ai demandé à Jean-François Delfraissy, directeur de l’Institut thématique multi-organismes « Microbiologie et maladies infectieuses », de réunir immédiatement les experts de son Institut et ceux des Instituts « Santé publique » et « Technologies pour la santé ». Vingt-quatre heures plus tard, tous ces experts – épidémiologistes, anthropologues, virologues, fondamentaux et cliniques – définissaient ensemble, avec les industriels concernés par les vaccins et les tests diagnostics, le champ de la recherche qu’il faudrait entreprendre dans les mois suivants.

Sachant qu’il est difficile, tant pour le ministère de la santé que pour celui de la recherche, de financer la recherche en période d’urgence, nous nous sommes tournés vers l’Agence nationale de la recherche : celle-ci nous a répondu que ce financement n’était pas prévu dans ses missions. Nous avons donc affecté l’ensemble des financements de l’Institut à la recherche sur la grippe. Il faut revoir ce dispositif et faire en sorte que le financement des crises survenant dans le domaine de la santé soit assuré par l’Agence nationale de la recherche, après avis de l’Aviesan.

M. Jean-François Delfraissy, directeur de l’Institut thématique multiorganisme (ITMO) « Microbiologie et maladies infectieuses » d’Aviesan. André Syrota vient de rappeler les conditions dans lesquelles nous avons mis en place cette recherche multidisciplinaire, aussi bien fondamentale, clinique, que translationnelle. Les essais sur le vaccin ont été conduits avec une attention particulière à la réponse vaccinale des personnes immunodéprimées, transplantées, cancéreuses ou enceintes.

Le nombre de formes graves de l’infection par le H1N1 fait débat. Il est probablement surestimé : 1 400 personnes présentant des signes de détresse respiratoire ont été admises en réanimation, 330 environ sont décédées, avec une proportion importante de sujets jeunes. Depuis le début du mois de juillet 2009, grâce aux nouveaux outils de génomique et de transcriptomique, nous tentons de comprendre pourquoi des patients sans antécédents développent des formes particulièrement sévères : dans le cas d’espèce, cela ne semble pas dû à un virus particulier mais à une réaction immune trop importante de l’hôte.

D’emblée, le programme de recherche a englobé le domaine des sciences humaines et sociales. Des enquêtes sur la perception du vaccin par la population ou par les médecins généralistes, et sur son évolution entre juillet et septembre, ont été menées.

Il a été dit que les experts devaient reconnaître qu’ils s’étaient trompés. Je ne crois pas m’être fourvoyé dans ma perception de la maladie. En revanche, j’ai pensé à tort qu’une désorganisation sociétale pouvait survenir dans les grandes villes et en région parisienne, à l’image de celle observée en Argentine, au Mexique et, dans une moindre mesure, en Australie.

En tant que directeur de l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales, je travaille régulièrement avec les associations de patients. Dans le cadre de la grippe A (H1N1), ces interlocuteurs naturels n’existent pas : les personnes potentiellement concernées, comme les femmes enceintes, ne sont pas constituées en association. Il s’est donc avéré difficile de donner une dimension citoyenne au programme de recherche. Comment engager un dialogue sur la vaccination préventive avec des personnes qui ne sont pas malades ? Cette question fonde toute la réflexion sur les politiques vaccinales, quelles qu’elles soient. Au passage, la France compte un certain retard dans le domaine de la prévention : l’Université de Genève, par exemple, a nommé un professeur de vaccinologie.

La recherche apporte des informations sur le virus H1N1 et sur ses recombinaisons possibles. Plus généralement, elle pose la question de la gestion publique de la lutte contre les grippes, son organisation et ses lacunes, notamment en matière de données solides.

La recherche sur la grippe A (H1N1) a coûté environ 12,5 millions d’euros, ce qui est peu, comparé aux investissements consentis aux Etats-Unis (700 millions). En Allemagne, le coût s’est élevé à 20 millions d’euros, et au Royaume-Uni à 15 millions. La communauté des chercheurs français n’est pas très importante et dispose de réseaux peu développés. D’où l’intérêt de la coopération européenne et d’une vision commune des États membres.

M. Jean-Jacques Jégou, sénateur. Je reviendrai d’abord sur la mission de contrôle sur l’établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) menée en 2009 pour vous faire part ensuite de quelques réflexions sur la gestion de la grippe A(H1N1).

Trois éléments m’ont conduit à exercer ma mission de contrôle sur la gestion des stocks de produits de santé constitués en cas d’attaque terroriste ou de pandémie, par la direction générale de la santé (DGS) puis par l’EPRUS : les enjeux sanitaires et budgétaires de la question ; les interrogations de la commission des finances du Sénat, qui s’étaient fait jour dès la constitution du stock ; l’année charnière que constituait 2009, dans la mesure où une partie du stock national santé arrivait à péremption.

Tout en reconnaissant l’importance des efforts financiers et organisationnels dédiés à la lutte contre une éventuelle pandémie, j’étais assez sceptique à l’issue de mon contrôle quant à l’opportunité de voir créer une énième agence et à sa capacité de surmonter les difficultés rencontrées par le passé.

Force était de constater que l’EPRUS, deux ans après sa création, n’avait pas encore répondu aux attentes et qu’elle se trouvait confrontée à une épreuve du feu. Des problèmes de gouvernance avaient retardé sa mise en place opérationnelle ; la programmation budgétaire des moyens qui lui étaient alloués rencontrait des difficultés ; la valorisation comptable du stock, la gestion de la péremption des produits, le suivi des lieux de stockage, très hétérogènes, posaient problème.

J’ai alors proposé des pistes de réflexion tout en m’interrogeant sur l’utilité réelle d’un opérateur dédié à la gestion du « stock national santé ». En effet, l’EPRUS n’avait apporté qu’une réponse partielle aux difficultés rencontrées auparavant par la DGS. Par ailleurs, la tutelle exercée par le ministère de la santé sur l’EPRUS était particulièrement étroite. Enfin, la gestion des stocks constitués par les ministères dans le cadre de leur plan de continuité d’activité, ainsi que par les collectivités territoriales, ne relevait pas de sa compétence.

Pourtant, des alternatives existaient : les effectifs de la DGS auraient pu être renforcés ; le ministère de la défense aurait pu prendre en charge la gestion du stock national, même s’il est vrai que ses propres stocks sont différents quant à leur taille et leur finalité.

Tout en reconnaissant la difficulté à agir en période de crise sanitaire, je ferai quelques remarques sur la gestion de la grippe A (H1N1).

L’EPRUS n’a toujours pas convaincu de son utilité. M. Thierry Coudert a indiqué à la commission d’enquête du Sénat qu’il n’était pas intervenu dans la négociation avec les laboratoires pharmaceutiques, son rôle s’étant limité à celui de simple logisticien, une fois les lettres d’intention envoyées par le cabinet de la ministre de la santé.

La rédaction des contrats soulève également certaines interrogations : les difficultés que la DGS rencontre pour la passation des marchés ne sont toujours pas résolues.

Par ailleurs, la gestion de la péremption devient une question urgente, dans la mesure où les vaccins ont une durée de validité d’un an. M. Didier Houssin a indiqué à la mission d’enquête de l'Assemblée nationale qu’il réfléchirait à l’élaboration d’un statut particulier pour les produits de santé des stocks stratégiques de l’État. Nous n’avons pas encore de réponse à cette question, qui se pose aussi pour les masques FFP2, destinés aux professionnels de santé.

Notre dispositif est apparu beaucoup trop rigide. Les autorités ont conçu un plan pour un virus grave de type H5N1 ; une fois qu’elles l’ont enclenché, elles se sont montrées incapables de l’adapter à la réalité de la situation. Elles auraient trouvé avantage à écouter les acteurs de terrain, les professionnels de santé et les collectivités territoriales.

Enfin, l’absence de coopération européenne a favorisé les laboratoires pharmaceutiques, qui tiraient déjà profit de la rareté de l’offre. Les États membres ne se sont pas donné les moyens de renverser ce rapport de force.

M. Thierry Coudert, directeur de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). L’EPRUS n’a vraiment commencé à fonctionner qu’en mars 2009, lorsque le statut d’établissement pharmaceutique lui a été reconnu. La pandémie a été l’occasion de tester un certain nombre de processus et d’accélérer la mise en œuvre de systèmes auxquels nous réfléchissions déjà, comme les plates-formes zonales et les centres de répartition.

Notre mission a été de puiser dans les stocks de produits de santé que nous gérions, en fonction des instructions qui nous étaient données par le directeur général de la santé. Nous avons également travaillé à reconstituer les stocks des administrations et des organismes publics qui nous en faisaient la demande. Enfin, nous avons procédé à l’achat immédiat de produits de santé, notamment des vaccins.

Monsieur le sénateur Jégou, mes propos étaient sans doute confus lors de mon audition devant la commission d’enquête. S’il est exact que je ne suis intervenu à aucun moment sur le choix des laboratoires, j’ai mené personnellement la négociation avec les quatre laboratoires, assisté du directeur général de l’AFSSAPS et du président du comité économique des produits de santé, notamment sur les quantités et les calendriers de livraison, ainsi que sur l’atténuation des clauses de responsabilité. L’offre peu élastique faisait que les marges de manœuvre dont nous disposions portaient plus sur les quantités et les dates, que sur les prix.

Les vaccins ne sont pas les seuls produits que nous ayons acquis dans l’urgence. Il nous faudra réfléchir à la possibilité de conclure des contrats à tranches conditionnelles afin d’acquérir ponctuellement des produits qu’il n’est pas nécessaire de stocker de façon permanente. Nous négocierons ainsi plus aisément, et le travail de notre petite équipe, soumise à de multiples sollicitations en temps de crise, s’en trouvera facilité.

La ventilation des produits sur l’ensemble du territoire, masques, Tamiflu ou vaccins a été satisfaisante en termes de rapidité.

Le fichier de réservistes de la santé étant en cours de constitution, nous n’aurions pu faire face à une montée en charge de la mobilisation des réserves. Nous entamerons bientôt une réflexion sur la notion de réserve de renfort, sans doute peu adaptée à une demande massive de professionnels de santé. L’EPRUS gère actuellement une dizaine de milliers de dossiers en attente d’indemnisation. Sans doute le dispositif pourrait-il être étendu à plusieurs dizaines de milliers de professionnels, à condition de réexaminer des points tels que la constitution des dossiers, la recevabilité des candidats, la formation des réservistes et leur indemnisation.

Il est heureux que l’EPRUS ait acquis son statut juste à temps. Disposer d’un opérateur unique sur le plan logistique a été un atout pour la France. Nous aurions sans doute pu faire mieux si l’équipe avait été aguerrie, mais l’expérience nous a permis de modifier les dispositifs en temps réel et d’améliorer semaine après semaine notre efficacité.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Pourquoi la France, contrairement à d’autres pays, n’a-t-elle pas eu la possibilité de conclure des contrats à tranches conditionnelles ?

M. Thierry Coudert. Au-delà de la commande ferme de 94 millions de doses, il existait des tranches conditionnelles portant sur 30 millions de doses.

M. Didier Houssin, directeur général de la Santé. La réponse à la question « Et si c’était à refaire ? » dépend des connaissances dont nous disposerions : celles d’hier ou celles d’aujourd’hui.

En 2009, nous étions confrontés à beaucoup d’incertitudes, qu’il s’agisse de l’épidémiologie, de la clinique, de l’immunologique, de la thérapeutique ou de la vaccinologie. Nous n’étions pas non plus certains de la façon dont se comporteraient nos concitoyens, comment réagirait le monde industriel ou quel était le meilleur arsenal réglementaire.

Beaucoup de nos décisions ont été prises en fonction de contraintes existantes, qu’elles soient d’ordre technique – la présentation des vaccins – ou qu’elles appartiennent à un contexte spécifique – l’organisation de la médecine libérale, notamment. Nous n’avons été placés que devant peu d’alternatives, et, curieusement, les choix que nous avons faits alors n’ont pas appelé l’attention : ordre de priorité dans la vaccination, absence d’obligation vaccinale, gratuité de la vaccination. Nous aurions pu, sur ces points, prendre une option différente ; sur le reste, et compte tenu des éléments de connaissances dont nous disposions, nous ne pouvions pas agir différemment.

S’il est peu probable qu’une telle situation se reproduise à l’identique, les leçons que nous devons tirer de cet épisode sont immenses.

Elles concernent d’abord la préparation. Si d’aucuns critiquent le trop d’importance qui peut lui être accordé, tendant à nous enfermer dans des actions prédéterminées, la préparation demeure essentielle face à des menaces sanitaires identifiées.

Le plan a pu paraître rigide et automatique. Mais il avait été évalué, notamment par des organismes internationaux indépendants, suivi de près par la mission d’information parlementaire, testé par des exercices nationaux et locaux et mis à jour à quatre reprises. Il s’accompagnait de nombreux documents techniques, de mesures de stockage, de formations à l’intention des personnels de santé, et de la création d’un site internet.

Dès le premier jour, à Roissy Charles-de-Gaulle, nous nous sommes placés dans une posture interministérielle : l’action de la police aux frontières, des douanes, du ministère des affaires étrangères ou du préfet ont montré qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question sanitaire. Grâce au plan, nous avions des contrats de réservation de vaccins. Nous avions également abordé certains aspects éthiques, répondu à la question des priorités ou encore, travaillé à l’organisation de la vaccination des Français de l’étranger. Le plan a permis également d’éviter la fermeture des frontières.

Ce que nous n’avions pas préparé nous a fait défaut, tout particulièrement l’organisation d’une campagne de vaccination. Par ailleurs, la préparation des plans de continuité d’activité n’était pas aboutie et il nous a fallu cravacher durant l’été pour l’accélérer à tous les niveaux. Fort heureusement, il n’a pas été nécessaire d’activer ces PCA.

D’évidence, la dimension d’évaluation du risque n’était pas bien prise en compte dans le plan. La perception du risque par la population n’a pas non plus été suffisamment étudiée.

Enfin, ce plan a été perçu comme un ensemble de mesures obligatoires, souvent mal adaptées. Dans notre esprit, il ne s’agissait pas de cocher une check list, mais de tirer d’un carquois telle ou telle flèche en fonction de la situation. Peut-être avons-nous utilisé à tort l’expression « boîte à outils ». Avec le secrétariat général de la défense nationale, nous travaillons aux améliorations à apporter, notamment en matière de communication.

L’expérience a montré que tant que la menace n’était pas concrétisée, il était difficile d’induire un comportement de préparation dans les niveaux les plus fins de la société, qu’il s’agisse des citoyens, des petites entreprises, ou des collectivités locales de taille réduite. La préparation dépend de la perception du risque.

Il nous faut également tirer toutes les conséquences de l’absence de débat public. Nous étions pris par l’action, fixés sur notre objectif, avec un horizon qui tendait nécessairement à se fermer. Comment, dans ces conditions, organiser un débat public ? J’ai demandé au président de la Conférence nationale de santé de nous éclairer sur ce point.

Quant au pilotage en temps de crise, il faut lui conserver une dimension interministérielle. Les préfets ne doivent pas, comme lors de la crise de la canicule, être exclus du dispositif, mais jouer un rôle essentiel de coordination sur le terrain. Pour autant, la population ne doit pas avoir le sentiment que c’est le ministre de l’intérieur qui gère entièrement une crise de type sanitaire.

Comme Thierry Coudert l’a expliqué, nous avions la chance de disposer de contrats de réservation de vaccins passés en 2005 avec deux firmes, qui comportaient des tranches conditionnelles. La malchance a voulu que l’un des deux industriels n’obtienne pas l’autorisation à temps, ce qui impliquait, dès le début mai, un retard de deux ou trois mois dans la livraison. Alors que nous avions anticipé, nous nous sommes retrouvés contraints de négocier avec un troisième industriel, GSK, qui se trouvait en capacité de délivrer des quantités importantes de vaccin dans des délais relativement brefs. Mais nous n’étions pas en position de force, encore moins pour négocier des tranches conditionnelles.

Lors de la réunion, il y a trois jours, du comité de sécurité sanitaire européen, nous avons abordé la question de l’élaboration d’une stratégie commune face à des menaces de type nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC) ou pandémie grippale, et de l’acquisition de vaccins à l’échelon européen, qui permettrait de mieux négocier avec les industriels. Le tour de table a montré que nous étions encore loin d’une telle solution, d’autant que, dans certains États membres, la santé est une compétence dévolue aux régions.

Je me félicite que MM. Syrota et Delfraissy aient pu mobiliser la recherche, conformément à mon courrier du 4 mai. Contrairement à ce qui s’est passé lors de l’épidémie de chikungunya, la recherche en situation d’urgence a pu être organisée, grâce à Aviesan. Mais là encore, nous n’avions pas suffisamment préparé le financement de cette recherche. Il faudra trouver à l’avenir un mécanisme d’amorce.

Enfin, vous m’avez interrogé sur les réseaux. S’agissant des réseaux institutionnels, qui regroupent les élus, les professionnels de santé, les associations, les organismes communautaires, il est difficile de les mobiliser quotidiennement sur la préparation des menaces de grande ampleur, tant que la perception du risque demeure infime.

Quant aux réseaux sociaux qui peuplent la toile, le service d’information du Gouvernement les observe et connaît très bien le fonctionnement de chacun. Cependant, comment l’État peut-il agir sur l’Internet ? Les fonctionnaires peuvent-ils intervenir de façon anonyme ? Comment valider leur discours ? Il s’agit de questions importantes pour une société démocratique.

Mme Béatrice Broche, porte-parole du syndicat des médecins inspecteurs de santé publique. Merci d’avoir bien voulu inviter le syndicat des médecins inspecteurs de santé publique (MISP), dont je suis le porte-parole. Je vais vous parler de ce monde obscur, que personne n’a évoqué jusqu’à présent, qui a mis en œuvre les quelque 297 circulaires et instructions relatives à la grippe A (H1N1).

Les médecins inspecteurs de santé publique, dont la mission est de participer à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation de la politique de santé publique, forment un corps de quelque 600 fonctionnaires recrutés sur concours parmi les médecins spécialistes de santé publique ; 430 d’entre eux travaillent dans les services de l’État – 370 sont en poste dans les agences régionales de la santé (ARS), ce qui revient à trois fonctionnaires en moyenne par département.

L’épisode de la grippe A (H1N1) a entraîné une mobilisation intense des MISP, traditionnellement en première ligne dans les DDASS sur la veille sanitaire et la gestion de crise. Les MISP ont par ailleurs joué leur rôle habituel d’interface entre les réseaux des professionnels de santé, des usagers et l’administration, expliquant sans relâche les recommandations et leur évolution.

Les MISP se sont donnés à fond, dès le mois d’avril 2009 et jusqu’à aujourd’hui. Une étude montre que les médecins, les pharmaciens et les infirmiers de santé publique étaient mobilisés à 70 % de leur temps de travail dans les DDASS en novembre 2009. Aujourd’hui encore, ils continuent de gérer le désarmement des centres ainsi que l’indemnisation des professionnels.

Dans un premier temps, aux mois de mai, juin et juillet 2009, nous avons mis en œuvre une stratégie de « containment », visant à éviter la diffusion de la maladie sur le territoire national : contrôle sanitaire aux frontières, repérage et isolement des cas, diffusion des définitions et rappels aux partenaires des circuits, identification et prise en charge des « sujets contacts » (personnes exposées au virus), investigation des cas groupés. Toutes ces actions ont été menées par les médecins et les infirmiers de santé publique, au prix d’un renforcement important de leurs astreintes.

Parallèlement, nous avons dû organiser dans l’urgence la distribution des masques aux professionnels de santé, alors que rien n’était prêt, coordonner la mise en place des consultations dédiées et préparer la prise en charge ambulatoire.

Mais nous sommes aussi restés mobilisés sur la veille scientifique, afin de répondre en direct aux questions que posaient nos interlocuteurs – établissements de santé, professionnels de santé, population –, sur la formation de nos partenaires et sur l’avancement à marche forcée des différents volets du plan pandémie.

En effet, les fiches techniques concernant l’organisation des soins dans le plan pandémie n’étaient pas encore finalisées. Mais, pour avoir préparé dans les départements les plans blancs élargis, nous savions que les capacités d’adaptation de nos organisations de soins à un flux massif de malades, partout et au même moment, étaient très limitées. Si la pandémie avait été ce que l’on pouvait craindre, avec de nombreux cas hospitalisés, nos organisations de soins n’auraient pu absorber le flux de malades.

Toujours à la même période, nous avons assuré l’appui aux préfets pour la préparation des entreprises et des collectivités, menant d’innombrables réunions d’information auprès des collectivités, des maires, des représentants de la société civile, des professionnels de santé, convoquant notamment les comités grippe et les comités départementaux de l’aide médicale et de la permanence des soins. Notre rythme de travail était tel qu’il nous était difficile d’assurer nos missions spécifiques, comme le travail auprès des « sujets contacts ». Très vite, nous avons tiré la sonnette d’alarme et demandé des moyens supplémentaires.

Les mois d’août, septembre et octobre ont été dédiés au suivi des cas groupés, ce qui a permis d’alimenter l’InVS et l’INSERM sur la connaissance de la circulation du virus dans les communautés. Nous avons dépensé beaucoup d’énergie dans l’accompagnement des mesures de fermeture de classes, quand bien même nous avions acquis très vite la certitude qu’elles n’étaient pas opportunes. Parallèlement, nous avons commencé la préparation du plan vaccination, dont l’ampleur était telle que nous nous interrogions sur sa mise en œuvre pratique.

Le travail de veille scientifique, notamment sur l’épidémie durant l’hiver austral, s’est poursuivi. Devant la survenue de cas graves, la nécessité d’augmenter les capacités de réanimation pour prendre en charge les syndromes de détresse respiratoire aiguë a été évoquée : les MISP ont dû alors faire l’interface avec l’administration, mobiliser les moyens et accompagner les professionnels de terrain.

Parallèlement, nous avons dû préparer le volet ambulatoire du plan, toujours sans fiches techniques : structures intermédiaires pour la prise en charge des malades, centres de coordination sanitaires et sociaux pour les personnes à domicile, centres de consultation dédiés. Au bout du compte, aucune de ces structures n’aura été mise en place.

Les mois de novembre, décembre et janvier ont été ceux de la mise en œuvre du plan vaccination. En même temps que l’armement des locaux et les livraisons de produits de santé, quelques personnes dans chaque département ont procédé à la réquisition juridique de milliers de personnels et à l’organisation des plannings. Il nous a fallu encore préparer les documents techniques et les procédures, et les mettre à jour au fur et à mesure de l’évolution des consignes. Chaque jour, nous devions assurer l’appui technique des personnels de santé en centre, qui nous posaient des questions urgentes, et chaque soir, nous devions rendre compte au ministère de l’intérieur de l’activité des centres de vaccination.

Dans le même temps, nous organisions la vaccination des scolaires, des personnels des établissements médico-sociaux, des précaires, des publics captifs, des professionnels de santé, ce qui représente une organisation très lourde. Nous assurions aussi le suivi de l’activité des établissements de santé et des cas groupés en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et en établissements de santé.

En février, mars et avril, nous avons désarmé les centres, travaillé à la reprise des stocks et au paiement des volontaires.

Aujourd’hui, il nous reste encore à traiter les dossiers accumulés au cours de ces douze derniers mois. Le seul retour d’expérience qui ait été organisé, à l’initiative du ministère de l’intérieur, a été partiel et très « encadré ». Lors de l’assemblée générale de l’association des MISP, demain, nous rendrons compte de notre expérience.

Bien que la mobilisation ait été intense, les charges de travail ont été systématiquement sous-estimées. Aucune priorisation n’est survenue et les PCA, qui étaient indispensables pour nos services, n’ont pas été mis en œuvre. Nous nous sommes sentis isolés au sein des DDASS et des DRASS, qui n’ont pris que tardivement la mesure de la mobilisation nécessaire, et n’ont organisé ni soutien, ni renfort.

Nos compétences ont été utilisées sans discernement. Grâce à leur expertise de terrain, les MISP et leurs partenaires internes maîtrisent à la fois le partenariat local, les connaissances techniques et les méthodes de programmation. Mais ce n’est pas cela que l’on nous a demandé de mettre en œuvre. On nous a imposé de gérer l’ensemble des aspects du dispositif, avant tout administratifs et logistiques, sans nous donner le temps et les moyens d’accompagner et de contrôler son organisation technique, dont nous ne percevions que trop bien les incohérences et les insuffisances.

Je ne pense pas qu’il y ait eu de grandes erreurs stratégiques dans l’analyse et dans les propositions d’action, mais la communication a clairement échoué auprès du grand public et des professionnels de santé. Par ailleurs, on a fait primer la logique d’ordre public, alors qu’il s’agissait d’abord d’un problème de santé, substituant à l’analyse bénéfice/risque des procédures standardisées et hyper-sécuritaires, mises en œuvre par les préfets.

La faisabilité des choix retenus et la stratégie des acteurs n’ont pas été analysées, ce qui a conduit à beaucoup d’incohérences sur le terrain. Il est heureux que nos concitoyens n’aient pas été plus nombreux à venir se faire vacciner, car nous étions souvent au maximum de nos moyens.

Les instructions innombrables que nous avons reçues étaient rigides et irréalistes. Elles arrivaient bien souvent très tard, comme la circulaire de 30 pages qui nous parvenait tous les vendredis à 23 heures, portant la mention « mise en œuvre immédiate ». Les délais qui nous étaient imposés étaient délirants, les ordres brutaux et irrespectueux des acteurs mobilisés et des professionnels de santé. L’excès de précautions prises pour sécuriser le dispositif a souvent été contre-productif.

Les équipes sur le terrain étaient épuisées, ressentaient beaucoup de stress et des souffrances au travail. Préoccupés par ce que nous aurions dû faire, mais que nous n’avions pas le temps de faire, nous ne pouvions plus prendre de recul.

Cette expérience s’est révélée néanmoins enrichissante, car nous avons beaucoup appris et beaucoup reçu au contact des professionnels de terrain. Les équipes, au sein de nos services, étaient mobilisées et solidaires. Nous avons pu expérimenter en grandeur réelle les dispositions des plans de secours que nous avions nous-mêmes préparés et déclinés. Si de tels plans devaient être à nouveau mis en œuvre, nous ne procèderions pas de la même manière.

Nous n’avons pas à rougir du travail accompli, compte tenu des moyens mis à notre disposition. Mais cette expérience nous laisse un goût amer, car cette extraordinaire mobilisation – un exploit – a été perçue par l’opinion publique comme un échec. Nos suggestions et nos signaux d’alarme n’ont jamais été entendus, et à aucun moment nous n’avons reçu de notre ministère la reconnaissance de notre mobilisation, de nos compétences et de nos difficultés. Au contraire, nous avons ressenti un rejet a priori de la voix des acteurs de terrain, notamment celle des professionnels du ministère de la santé.

Pendant que nous nous épuisions, notre avenir, dans les ARS, se construisait sans nous. Beaucoup de MISP ont laissé là leur enthousiasme. Nous avons quelques raisons de craindre que l’expérience accumulée ne soit ni capitalisée, ni réinvestie dans les agences régionales de santé (ARS), qui ne semblent pas accorder aux questions de santé publique une grande place.

Nous ne pouvons que rappeler des points clefs qui constituent les fondamentaux de notre métier : éthique et démocratie ; respect des acteurs et valorisation des compétences ; évaluation bénéfice/risque ; mobilisation de l’expertise de terrain pour adapter les stratégies et évaluer leur faisabilité.

Je veux ici insister sur la nécessité de conforter les moyens sur le terrain, d’autant que les effets conjugués de la réduction des effectifs de la fonction publique et de la démographie médicale se feront lourdement sentir dans les années à venir. La mise en œuvre des ARS s’accompagne d’un mouvement de cloisonnement et de spécialisation, avec une décomposition des équipes qui risque, si l’on n’y prend garde, de faire disparaître les compétences collectives et les capacités de mobilisation. Il est important que ce savoir-faire sur la gestion de crise, au plus près du terrain, soit préservé.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Votre message aura sans doute été entendu.

DÉBAT

M. Pierre Lévy, secrétaire général de la confédération des syndicats médicaux français. Notre consoeur a tout résumé. À entendre les autres intervenants, je ne suis pas certain que « si c’était à refaire », nous ferions différemment. Je suis d’ailleurs étonné que les médecins libéraux, dont tout le monde a reconnu qu’ils avaient été tenus à l’écart, n’aient pas été invités à cette table ronde.

Alors que nos confrères croulaient sous la tâche, nous étions dans nos cabinets à demander, de façon répétée – M. Houssin peut en témoigner – à participer à cette campagne, ou tout du moins à être consultés afin de modifier les modalités de vaccination. Je rappelle que les médecins libéraux disposent d’une certaine expertise dans ce domaine, puisqu’ils vaccinent chaque année 15 millions de personnes contre la grippe saisonnière. Et, n’en déplaise à ceux qui nous ont opposé ces arguments, ils respectent les coûts et la chaîne du froid.

Sans doute faudrait-il mieux prendre en considération à l’avenir les propositions formulées par les médecins libéraux, et déployer les plans au fur et à mesure de l’évolution de la pandémie ou de la campagne locale de vaccination.

Je suis assez pessimiste sur les conclusions auxquelles vous êtes parvenus cet après-midi. Je ne vois pas de progrès, et je ne crois pas avoir entendu M. Didier Houssin parler des professionnels de santé.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Vous étiez invité. La preuve, vous venez de prendre la parole. Ce matin, Mme la ministre a évoqué le problème de la prise en compte du service de soins ambulatoire, sans équivoque.

M. Didier Houssin. Les médecins libéraux étaient assez partagés sur leur participation éventuelle à la campagne de vaccination. Nous étions confrontés à des contraintes techniques qui, selon nous, imposaient une organisation collective de la vaccination. Par ailleurs, beaucoup de médecins libéraux ont participé à la campagne en centre, puisqu’ils représentaient près d’un tiers des médecins volontaires.

Mme Broche a rappelé le travail considérable effectué par les MISP. D’autres fonctionnaires se sont investis, comme ceux des rectorats ou des services financiers. Il est vrai que l’activation des PCA aurait pu être une solution pour venir en renfort des services, même si ces plans ont été conçus pour faire face à l’absentéisme. Il nous faudra réfléchir à cette question.

Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, co-rapporteure. Monsieur Coudert, les dates de péremption des doses de Tamiflu stockées ont été repoussées d’un an, suite à une instruction de l’AFSSAPS. Le fabricant – les laboratoires Roche – peut-il toujours être tenu responsable de leur qualité ?

Monsieur Houssin, vous avez fait preuve de transparence en fournissant à l’OPECST les chiffres inédits de la campagne de vaccination. Nous souhaiterions aujourd’hui connaître le montant des crédits d’impôt accordés aux firmes pharmaceutiques qui ont élaboré les vaccins. Devant la commission d’enquête du Sénat, l’une d’entre elles a indiqué que ces crédits étaient élevés, mais a refusé de communiquer les chiffres. Pourriez-vous nous les transmettre ?

M. Didier Houssin. Les crédits impôt recherche concernent l’ensemble des entreprises industrielles pharmaceutiques. Je ne crois pas ces sommes aient été allouées en fonction des produits développés. Je tenterai d’obtenir cette information.

Nous avons mis en place avec l’AFSSAPS et l’EPRUS un programme « Qualité renouvellement des stocks santé nationaux ». L’industriel, de son côté, a prolongé les délais de péremption des produits vendus aux pays dans le cadre des stocks stratégiques. L’article L. 3131-1 du Code de la santé publique, qui permet au ministre de décider de l’utilisation de ces produits, traite de la responsabilité de l’utilisateur. Il s’agit aujourd’hui de voir si, dans le cadre de la préparation de la loi de santé publique, il ne serait pas possible de donner un statut particulier à ces produits acquis à titre de stock stratégique.

M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Je remercie l’ensemble des intervenants, qui ont permis d’enrichir le débat. Avec Marie-Christine Blandin, nous avons retenu un certain nombre de propositions, qui apparaîtront dans notre rapport, fin juin.

1 « Je suis sûr que quoi que nous fassions, nous serons critiqués pour en faire trop ou trop peu. Si une épidémie ne survient pas, nous serons heureux. Sinon, j’espère que nous pourrons dire que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour être aussi efficace que possible, dans les limites de la connaissance scientifique et des procédures administratives. »


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