N° 1954
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 mai 2014.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la suspension des poursuites engagées par le Parquet de Paris contre M. Henri Guaino, député, pour outrage
à magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte
à l’autorité de la justice ou à son indépendance,
(Renvoyée à la commission chargée de l’application de l’article 26 de la Constitution.)
présentée par
M. Henri GUAINO,
député.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
1 – Objet de la présente demande de suspension des poursuites : les limites de la liberté d’expression des Parlementaires.
2 – La procédure de suspension des poursuites de l’article 26 de la Constitution.
L’article 26 alinéa 3 de la Constitution est ainsi rédigé :
« La détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d’un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session si l’assemblée dont il fait partie le requiert.
L’assemblée intéressée est réunie de plein droit pour des séances supplémentaires pour permettre, le cas échéant, l’application de l’alinéa ci-dessus. »
L’article 80 du règlement de l’Assemblée nationale organise cette procédure de la façon suivante :
« Il est constitué, au début de la législature et, chaque année suivante (…) une commission de quinze membres titulaires et de quinze membres suppléants, chargée de l’examen des demandes de suspension de la détention, des mesures privatives ou restrictives de liberté ou de la poursuite d’un député.
Les demandes sont inscrites d’office par la Conférence des présidents, dès la distribution du rapport de la commission, à la plus prochaine séance réservée par priorité par l’article 48, alinéa 6, de la Constitution aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement, à la suite desdites questions et réponses. Si le rapport n’a pas été distribué dans un délai de vingt jours de session à compter du dépôt de la demande, l’affaire peut être inscrite d’office par la Conférence des présidents à la plus prochaine séance réservée par priorité par l’article 48, alinéa 6, de la Constitution aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement, à la suite desdites questions et réponses.
L’Assemblée se réunit de plein droit pour une séance supplémentaire pour examiner une demande de suspension de détention, de mesures privatives ou restrictives de liberté ou de poursuite ; cette séance ne peut se tenir plus d’une semaine après la distribution du rapport ou, si la commission n’a pas distribué son rapport, plus de quatre semaines après le dépôt de la demande. »
La procédure de suspension des poursuites par les Assemblées relève de la tradition républicaine. Elle a été mise en œuvre par la Chambre des Députés, devenue Assemblée nationale, dix fois sous la troisième République, sept fois sous la IVème, trois fois sous la Vème.
Sous la IIIème République, la demande de suspension a été adoptée dans neuf cas et a été rejetée une seule fois.
Sous la IVème République, elle a été adoptée dans les 3 cas où la procédure a été conduite jusqu’à son terme.
Depuis le début de la Vème République, les 3 procédures conduites jusqu’à leur terme se sont conclues par la suspension des poursuites.
Les trois demandes de suspension des poursuites qui ont été discutées ont toutes été adoptées par l’Assemblée nationale :
En 1963, la première a été déposée par André Bord pour le député Raymond Schmittlein poursuivi pour un délit de presse.
En 1980, la deuxième demande a été déposée par Gaston Defferre pour huit députés socialistes, dont Jean Auroux, Claude Evin, Laurent Fabius, François Mitterrand, poursuivis, pour six d’entre eux, pour avoir enfreint la loi en participant à des émissions sur des radios libres et, pour les deux autres, pour avoir participé à des manifestations ayant entravé la circulation des trains.
La même année, Robert Ballanger a demandé la suspension des poursuites engagées contre Maurice Nilès, député communiste, également pour sa participation à des émissions sur des radios libres.
Comme le soulignait Philippe Séguin, rapporteur de la Commission chargée de l’application de l’article 26, en 1980, et, avant lui René Capitant rapporteur en 1963 : lorsque les Assemblées se prononcent sur une demande de suspension des poursuites, elles « ne doivent pas juger, c’est-à-dire porter un jugement sur les faits, les qualifier, se prononcer sur la culpabilité des individus ».
Dans le cadre de cette procédure, les Assemblées ne se prononcent que sur des questions de principe relatives aux conditions d’exercice de la fonction parlementaire :
- les faits incriminés relèvent-ils de l’exercice de la fonction parlementaire ou sont-ils extérieurs à celle-ci ?
- les poursuites engagées entravent-elles l’indépendance des parlementaires dans l’exercice de leur fonction ?
Dans ce cas d’espèce, qui concerne uniquement la liberté du parlementaire dans l’expression de ses opinions et de ses jugements, la question de principe dont est saisie l’Assemblée nationale découle de la Constitution elle-même, l’alinéa 1 de l’article 26 étant ainsi rédigé :
« Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. »
L’Assemblée nationale n’a donc pas à approuver ou à condamner, sur le fond et sur la forme, les propos qui ont été tenus mais seulement à se prononcer sur la question de savoir s’ils relèvent ou non de l’exercice de la fonction parlementaire.
3 – Conséquences de la suspension des poursuites.
Depuis la réforme constitutionnelle du 4 août 1995, l’article 26 de la Constitution limite la suspension à la durée de la session.
L’adoption de la présente résolution aurait donc pour effet de suspendre celle-ci jusqu’à la fin de la session en cours fixée au 30 juin.
Elle constitue donc pour l’Assemblée non une opportunité pour accorder une protection particulière à l’un de ses membres, mais l’occasion d’affirmer solennellement un principe qui s’inscrit tout à la fois dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs et dans le respect d’une liberté fondamentale à laquelle, dans une démocratie, on ne peut porter atteinte que de façon exceptionnelle : la liberté d’expression d’un élu de la Nation.
4 – La liberté d’expression, une liberté fondamentale dans une société démocratique.
La liberté d’expression est un droit fondamental pour tout citoyen dans une société démocratique. Elle est affirmée par les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Elle s’exerce naturellement dans les limites fixées par la loi qui en interdit les abus, abus que la jurisprudence constante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme interprète de façon très restrictive : « La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”. Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (arrêts Handyside c. Royaume-Uni) ».
Cette jurisprudence, fondée sur la Convention européenne des Droits de l’Homme, est conforme à l’esprit de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et à celui de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui figure dans le préambule de notre Constitution.
La Cour européenne des Droits de l’Homme se fonde sur le principe de proportionnalité pour apprécier la légalité de ce qu’elle appelle « une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression ».
Ainsi lorsqu’une déclaration « émanant d’une personnalité politique bien connue pouvait avoir, alors que de graves troubles faisaient rage dans cette région, un impact de nature à justifier l’adoption par les autorités nationales d’une mesure visant à préserver la sécurité nationale et la sûreté publique. L’ingérence litigieuse poursuivait donc des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2. (Arrêt Zana c. Turquie) »
Mais si elle pose des bornes à la liberté d’expression, elle reconnaît aussi une latitude plus grande aux journalistes et aux militants politiques. Dans une affaire récente (Arrêt Eon c. France 14 mars 2013), elle rappelle que : « l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A n° 103, Vides Aizsarzibas Klubs c. Lettonie, n° 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Lopes Gomes da Silva c. Portugal, n° 37698/97, § 30, CEDH 2000-X). »
Dans cette affaire, la Cour a donné raison au requérant et invalidé la condamnation prononcée par les juridictions nationales pour outrage au Président de la République.
S’agissant des critiques portées par un homme politique contre des agents publics, la Cour relève que « les impératifs de la protection des fonctionnaires doivent, le cas échéant, être mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion des questions d’intérêt général » et que « les limites de la critique admissible à leur égard dans l’exercice de leurs fonctions officielles peuvent, dans certains cas, être plus larges que pour un simple particulier » (Mamère c. France 7 novembre 2006).
Dans le même arrêt, la Cour rappelle qu’il ressort de la jurisprudence que « si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt
général – tel le requérant en l’espèce – est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant – notamment – au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, par exemple, l’arrêt Steel et Morris précité, § 90), c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos. » (Mamère c. France 7 novembre 2006)
Dans cette affaire, le requérant, homme politique avait été condamné par les juridictions nationales pour des propos jugés diffamatoires contre un agent public. Il a été relaxé par la Cour.
5 – Rappel des faits.
N’ayant pas à porter un jugement sur les faits qui motivent les poursuites, l’Assemblée ne pourrait néanmoins répondre à la question qui lui est posée sans avoir connaissance de ces faits. La citation à comparaître du Parquet de Paris, les décrit ainsi :
« Pour avoir à Paris et en tous cas sur le territoire national, entre le 22 et le 28 mars 2013 et depuis temps non prescrit, publiquement, par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, en l’espèce, en tenant les propos suivants à propos de la décision prise par les magistrats instructeurs de Bordeaux de mettre en examen Monsieur Nicolas Sarkozy du chef d’abus de faiblesse :
- le 22 mars 2013, à l’occasion de l’enregistrement de “Interview de Bruce Toussaint” diffusée sur la chaîne de radiophonie Europe 1 :
“Ce qui se passe est extrêmement grave. Ce n’est pas une décision comme une autre. D’abord par la qualification des faits retenue par le juge. Abus de faiblesse. Est-ce qu’on pouvait imaginer qualification plus grotesque, accusation plus insupportable. Aucun homme sensé dans ce pays ne peut penser un instant que Nicolas Sarkozy s’est livré, sur cette vieille dame richissime, à un abus de faiblesse. C’est absolument grotesque. Alors ça pourrait être risible si ça ne salissait pas l’honneur d’un homme qui a été Président de la République. Qu’ayant été Président de la République, entraîne dans cette salissure la France et la République elle-même.
(…) Je trouve que cette décision est irresponsable parce qu’elle n’a pas tenu compte des conséquences qu’elle pouvait avoir sur l’image du pays, sur la République et sur nos institutions.
(…) je conteste la façon dont il a fait son travail, je la trouve indigne, voilà je le dis, il a déshonoré un homme, il a déshonoré des institutions, il a aussi déshonoré la justice. Parce que tout ça a des conséquences dramatiques, voilà.
- Le 25 mars 2013 lors de l’émission “Mots Croisés” diffusée sur la chaîne de télévision France 2 :
“Je pense qu’il n’y a personne de sensé en France qui peut penser une seconde que quelqu’un qui a été Président de la République a pu aller soutirer de l’argent à une vieille dame en abusant de sa faiblesse. Cette accusation est honteuse, je le répète. Elle salit bien sûr, l’honneur d’un homme, elle salit les institutions de la République, elle salit l’image de la France parce qu’il a été pendant 5 ans celui qui a incarné la France sur la scène du monde. Voilà. C’est l’accusation la plus invraisemblable, c’est la plus insultante qu’on pouvait trouver. Je l’ai dit, je trouve que le juge dans cette affaire a déshonoré la justice”
(…) La mise en examen pour abus de faiblesse d’une vieille dame, pardon, s’agissant de Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, oui, ça salit. Mais pourquoi l’a-t-on fait ? Parce qu’on n’avait rien d’autre ? C’est une salissure.”
- Le 28 mars 2013 lors de l’émission “Bourdin direct” diffusée sur la chaîne de télévision BFM TV :
“J’ai dit exactement ceci : cette décision salit l’honneur d’un homme, elle salit les institutions puisque cet homme n’est pas n’importe qui, M Kiejman le faisait remarquer d’ailleurs, elle salit la France puisque cet homme a incarné la France sur la scène du monde pendant 5 ans. Oui, je le maintiens (…) Il (le juge) a choisi des termes pour la mise en examen qui sont insultants.”
Chercher à jeter le discrédit sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance.
Et, pour les mêmes faits, pour avoir à Paris et en tous cas sur le territoire national, entre le 22 et le 28 mars 2013 et depuis temps non prescrit, par paroles de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à ses fonctions, outragé Monsieur Jean-Michel Gentil, magistrat, dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions.
Faits réprimés par les articles 434-25 et 434-24 du code pénal. »
La décision du Parquet de Paris d’engager des poursuites appelle les commentaires suivants :
- Ces critiques sont de nature politique. Elles sont portées à l’encontre d’une institution essentielle de la République, l’institution judiciaire, qui ne saurait rester extérieure au débat public. Le respect dû aux institutions et à ceux qui les servent ne peut interdire la critique, même violente, à leur encontre. La possibilité de porter un jugement moral, d’émettre une opinion sur le fonctionnement des institutions et le comportement des agents qui les servent est le propre de la démocratie. Les citoyens et a fortiori leurs représentants, ont le droit de débattre librement de toutes les décisions que l’on prend en leur nom et de l’usage que les fonctionnaires, les magistrats, les membres du gouvernement ou les élus font des pouvoirs qui leur sont confiés.
- Certes, l’indépendance des magistrats doit être protégée, comme celle des parlementaires. Mais cela ne peut pas aller jusqu’à l’interdiction d’émettre une opinion, un jugement sur leurs décisions, dès lors qu’il n’y a ni diffamation, c’est-à-dire allégation ou imputation mensongère d’un fait, ni incitation à la haine raciale ou religieuse, ni appel à la violence, ni menaces d’aucune sorte qui pourraient faire obstacle à ce que la justice agisse en toute indépendance. Or ni la polémique, serait-elle virulente, ni la critique, serait-elle exagérée ou même caricaturale, ne peut constituer dans les faits une entrave au fonctionnement de l’institution judiciaire.
- L’article 15 de la Déclaration de 1789, qui figure en préambule de notre Constitution, proclame : « La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » : le parlementaire, élu de la nation, et, donc, porte-parole légitime de la Société, est dans son rôle lorsqu’il interpelle un agent du service public de la justice sur la manière dont il exerce son rôle ; ce n’est pas porter atteinte à son indépendance, puisque cet agent est et reste libre de ses décisions.
- Dans la démocratie nul n’est au-dessus des critiques ou des attaques de nature politique, comme le confirme la jurisprudence de la CEDH qui admet comme relevant de la liberté d’expression l’injure publique au Président de la République (Eon c. France) ou le fait pour un homme politique de qualifier publiquement un fonctionnaire de « sinistre personnage » (Mamère c. France).
- 107 députés ont publié dans un quotidien national et sur le site internet de celui-ci, une lettre ouverte dans laquelle ils reprenaient publiquement à leur compte les propos incriminés. Ils n’ont fait à ce jour l’objet d’aucune poursuite.
Ce deux poids et deux mesures vis-à-vis de la liberté d’expression des parlementaires qui introduit une discrimination au sein de l’Assemblée nationale est une rupture de l’égalité devant la loi qui n’est pas sans poser un grave problème de principe.
6 – La Constitution de la Vème République confère une protection particulière à la liberté d’expression des parlementaires.
Son article 26 dispose en effet que « aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ».
Dans l’exercice de ses fonctions, la loi ne peut donc mettre aucune borne à la liberté pour un Parlementaire d’exprimer son opinion. Dans l’exercice de ses fonctions, l’appréciation et la sanction de l’abus de la liberté d’expression du Parlementaire relèvent du seul pouvoir disciplinaire de l’assemblée à laquelle il appartient.
L’autorité judiciaire, appuyée par la doctrine, a, depuis longtemps, adopté dans ses jurisprudences une définition très restrictive de l’exercice de la fonction parlementaire, considérant qu’elle ne s’exerçait qu’à l’intérieur de l’enceinte parlementaire, telle que décrite par l’ordonnance du 17 novembre 1958 sur le fonctionnement des Assemblées parlementaires, à l’occasion des travaux législatifs.
Ainsi la Cour de cassation a-t-elle estimé en 1988 que cette interprétation s’inscrit dans le périmètre défini par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :
« Ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l’une de ces deux assemblées.
Ne donnera lieu à aucune action le compte rendu des séances publiques des assemblées visées à l’alinéa ci-dessus fait de bonne foi dans les journaux.
Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage ni les propos tenus ou les écrits produits devant une commission d’enquête créée, en leur sein, par l’Assemblée nationale ou le Sénat, par la personne tenue d’y déposer, sauf s’ils sont étrangers à l’objet de l’enquête, ni le compte rendu fidèle des réunions publiques de cette commission fait de bonne foi. »
Mais ni l’ordonnance du 17 novembre 1958, ni la loi du 29 juillet 1981 n’ont pour objet de donner une liste exhaustive des lieux et des actes qui définissent l’exercice de la fonction parlementaire.
Dans cette conception restrictive de la fonction parlementaire construite par la jurisprudence, les propos tenus par un parlementaire en dehors de l’enceinte des assemblées, par exemple dans une réunion publique ou à la télévision ne relèveraient pas de l’exercice de la fonction et ne seraient donc pas protégés par les dispositions de l’article 26.
Alors que la doctrine discute pour savoir quelles parties des bâtiments des assemblées sont inclues dans l’enceinte parlementaire, la question de la définition de la fonction à laquelle sont attachées les protections constitutionnelles reste sans réponse, autre que celle du lien avec le lieu où elle s’exerce. Mais la fonction parlementaire se limite-t-elle à la séance, aux travaux des commissions et aux missions parlementaires ? Les propos, désormais filmés, tenus dans l’hémicycle ou en commission sont-ils d’une nature différente de ceux tenus sur les mêmes sujets par un parlementaire à la télévision ou à la radio ? Un député n’encourrait aucune poursuite en déclarant dans l’hémicycle, comme ce fut le cas lors du débat sur la demande de suspension des poursuites contre Raymond Schmittlein en 1963 : « Monsieur Verges ancien député de l’Île de la Réunion vient d’être condamné scandaleusement au lendemain de la campagne qui l’oppose à Michel Debré à trois ans de prison ferme pour délit de presse. C’est ça la justice gaulliste ! » Mais ce même député tenant les mêmes propos en dehors de l’hémicycle aurait été poursuivi et condamné. Raymond Forni, Président de la Commission des Lois et rapporteur d’un projet de loi sur la Nouvelle Calédonie s’exprimant ès qualité, sur l’antenne d’une radio, pouvait être poursuivi en 1986 pour avoir qualifié une décision de justice « d’absurde et imbécile ». Mais, tenant les mêmes propos dans l’hémicycle, il n’aurait pas pu être poursuivi.
Où est la logique, hier comme aujourd’hui, et plus encore aujourd’hui où le propos est filmé et peut être diffusé sur toutes les chaînes de télévision ?
En dehors de l’enceinte des Assemblées, le parlementaire ne serait-il protégé par les dispositions de l’article 26 que lorsqu’il effectue des contrôles sur pièces et sur place ? L’est–il d’ailleurs s’il s’exprime publiquement à cette occasion ? Les paroles prononcées par un parlementaire au cours ou à la sortie d’une visite de contrôle dans une prison sont-elles considérées comme prononcées dans l’exercice de la fonction parlementaire ?
Le Conseil constitutionnel a pris une position ultra restrictive en considérant que l’article 26 ne couvrait pas les activités d’un parlementaire en mission pour le Gouvernement alors que la possibilité d’une telle mission est expressément prévue par la Constitution et qu’elle ne fait pas pour autant du Parlementaire un agent de l’exécutif.
Si l’on s’en tient à cette définition restrictive du rôle du parlementaire, force est de constater que la liberté d’expression de celui-ci bénéficie d’une protection de la Constitution paradoxalement bien moindre que celle accordée par la Convention européenne des Droits de l’Homme à tout citoyen et, a fortiori, à tout homme politique, élu ou non, dès lors qu’il s’agit d’une participation au débat public et des sujets d’intérêt général.
S’agissant d’un élu, la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme affirme concernant la condamnation d’un parlementaire autrichien pour des insultes proférées par celui-ci envers des associations, non dans l’enceinte parlementaire mais au sein d’un Conseil municipal que, alors que ce dernier n’est couvert par aucune immunité :
« Le fait que ce débat ait eu lieu devant le Conseil municipal de Vienne siégeant en tant que conseil local et non en tant que parlement du Land n’est pas décisif. Que les propos de la requérante aient été ou non couverts par l’immunité parlementaire, la cour estime qu’ils ont été prononcés dans une instance pour le moins comparable au parlement pour ce qui est de l’intérêt que présente, pour la société, la protection de la liberté d’expression des participants. Dans une démocratie, le parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique. Une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de ces organes ne saurait donc se justifier que par des motifs impérieux. » (Jérusalem c. Autriche – 27 février 2001). Dans cette affaire, la Cour a donné raison au requérant et invalidé les condamnations qui le frappaient.
7 – Les Assemblées, que ce soit sous la IIIème, la IVème ou la Vème République ont toujours manifesté leur hostilité à une interprétation trop restrictive des fonctions parlementaires qui réserverait l’immunité parlementaire aux actes accomplis dans l’enceinte des Assemblées.
S’agissant des « délits de presse », c’est-à-dire des délits relatifs à l’abus de la liberté d’expression dans les médias, il convient de souligner, comme l’a fait René Capitant, rapporteur de la Commission de l’article 26, en 1963 qu’ « une jurisprudence parlementaire constante, qui s’est établie sous la IIIème, la IVème et la Vème République rend la suspension des poursuites quasi automatique. Il n’existe, en effet, aucun précédent où l’Assemblée ait, en semblable circonstance, repoussé la demande de suspensions. »
Ce constat n’a pas été infirmé à ce jour et la décision du Sénat du 16 mai 1987 de suspendre les poursuites pour ce motif en faveur du sénateur Gérard Larcher, s’inscrivait dans cette tradition.
S’agissant de la définition de « l’exercice des fonctions parlementaires » le problème a été très exactement posé par André Chandernagor, alors député, lors du débat sur l’affaire des radios libres, constatant que « l’exercice du mandat parlementaire déborde aujourd’hui très largement l’enceinte de cette Assemblée » et que « le parlementaire est un intercesseur, un médiateur ; mais à la différence du médiateur national, sa médiation à lui s’exerce sur le tas au contact direct de ses mandants. C’est l’honneur de notre mandat. Et cet honneur, nous le savons tous a parfois sa difficile contrepartie de servitudes. »
Comment mieux exprimer la réalité de la fonction parlementaire que ce grand juriste, membre du Conseil d’État, futur Ministre de François Mitterrand et futur Premier Président de la Cour des comptes, profondément attaché aux principes de la démocratie ?
Jaurès lorsqu’il défendait les verriers d’Albi en grève, ce qui lui valut l’ouverture d’une information judiciaire pour entrave à la liberté du travail, était-il dans l’exercice de sa fonction de député ? Évidemment oui. Quand il s’attaquait, comme Clemenceau, comme tant d’autres parlementaires, à l’autorité de la chose jugée en dénonçant partout l’injustice commise contre Dreyfus, était-il dans son rôle de représentant de la Nation ? Qui le contesterait ?
Lorsqu’en 1980, Laurent Fabius et François Mitterrand participaient à des émissions de radios libres en violant la loi, étaient-ils dans leur rôle de député ? L’Assemblée en suspendant les poursuites a répondu oui, à l’unanimité.
Lorsque Jean Auroux participait à une manifestation qui interrompait le trafic ferroviaire, était-il dans l’exercice de ses fonctions de député. L’Assemblée a répondu oui, à l’unanimité.
L’évolution de notre société n’a-t-elle pas cessé depuis trente-quatre ans, de donner raison à André Chandernagor ?
Un parlementaire ne fait-il pas aussi son métier de parlementaire hors l’enceinte de l’Assemblée, parmi ses concitoyens ?
L’indignation face aux abus d’une autorité ou d’un pouvoir publics n’est-elle pas un droit imprescriptible pour tout citoyen, a fortiori pour tout élu, dans une démocratie ? Dès lors, le Parlementaire n’est-il pas fondé à critiquer un agent public, une administration, une institution pour provoquer le débat public à l’intérieur et à l’extérieur de l’enceinte parlementaire, même, comme le rappelle à juste titre la Cour européenne des Droits de l’Homme, si c’est sur un registre polémique, avec une certaine exagération ou une certaine outrance, dès lors que cette attitude, ces propos ne peuvent pas avoir de graves conséquences pour les personnes visées, l’ordre public ou la paix civile ? Ce qui pour les faits visés par la présente résolution est le cas.
N’est-ce pas pour lui une obligation, un devoir et la condition même d’une vraie démocratie ?
Lorsqu’un député est le témoin d’une violence injustifiée par les dépositaires de l’autorité publique n’est-il pas dans son rôle s’il s’y oppose, s’exposant ainsi à être poursuivi pour outrage ?
Lorsqu’un député prend la parole devant les citoyens pour dénoncer ce qu’il pense être un abus, une injustice, même dans des termes excessifs, n’est-il pas dans son rôle ?
N’est-ce pas le mandat que lui ont confié les électeurs : parler, agir en leur nom ?
Que serait une démocratie dans laquelle le parlementaire ne pourrait s’adresser librement qu’aux autres parlementaires et se verrait refuser le droit de s’adresser aussi librement aux citoyens qui l’ont élu ?
Lorsqu’un député, dans une émission politique, s’exprimant ès qualité, critique un juge et une décision de justice qui ne le concerne pas à titre personnel est-il dans son rôle de député ?
Cette liberté de paroles et de ton, consubstantielle à sa mission, l’amène à prendre des risques particuliers. Ne doit-il pas être dès lors davantage protégé que les autres citoyens ?
C’est la question de principe sur la liberté d’expression des parlementaires à laquelle l’Assemblée doit répondre sans juger ni du fond, ni de la forme des propos tenus.
L’institution judiciaire de son côté, juge elle, si elle le souhaite, le fond et la forme dans le cadre de la séparation des pouvoirs qui protège non seulement l’indépendance de la justice mais aussi celle du Parlement, et dans les limites tracées par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, les conventions internationales, le Préambule de notre Constitution, et les exigences du débat démocratique qu’il est du devoir du Parlement de rappeler en toutes circonstances.
En approuvant la présente résolution, l’Assemblée nationale rappellera que dans une société démocratique, le délit d’opinion n’existe pas, pour autant que l’expression de cette opinion ne porte pas gravement atteinte aux libertés d’autrui ou à l’ordre public.
Elle rappellera que dans une société libre, la caricature et la polémique sont préférables à la censure, que dans une société libre on peut répondre à la caricature par la caricature, à la polémique par la polémique et même à l’invective par l’invective et que le code pénal ne doit être brandi dans le débat public que dans des cas d’une certaine gravité.
Elle rappellera que dans une société libre, le parlementaire a un rôle particulier à jouer et qu’il ne peut le jouer sans une totale liberté de parole.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
L’Assemblée nationale, en application de l’article 26 dernier alinéa de la Constitution, requiert la suspension, jusqu’au terme de la présente session, des poursuites pénales engagées contre Monsieur Henri GUAINO, Député des Yvelines, par le Parquet de Paris pour outrage à magistrat et discrédit porté à une décision de justice en infraction aux articles 434-25 et 434-24 du code pénal.
© Assemblée nationale