N° 3680 - Proposition de loi de M. Gaby Charroux visant à encadrer les rémunérations dans les entreprises



N° 3680

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 13 avril 2016.

PROPOSITION DE LOI

visant à encadrer les rémunérations dans les entreprises,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution
d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Gaby CHARROUX, François ASENSI, Alain BOCQUET, Marie-George BUFFET, Jean-Jacques CANDELIER, Patrice CARVALHO, André CHASSAIGNE, Marc DOLEZ, Jacqueline FRAYSSE et Nicolas SANSU,

député-e-s.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Alors que le chômage atteint un niveau historique, que le nombre de demandeurs d’emplois, toutes catégories confondues, s’élève à près de 6,5 millions en France métropolitaine, que des milliers de nos concitoyens sont menacés par la précarité et la pauvreté, la question des écarts de rémunération et des inégalités, exacerbée par les montants faramineux accordés à certains dirigeants de grandes entreprises, apparaît comme un enjeu de société fondamental.

La publication de montants de rémunérations particulièrement indécents alimente régulièrement l’actualité et suscite de vives polémiques.

Ainsi, le président du directoire de PSA Peugeot Citroën a totalisé un gain de 5,2 millions d’euros (dont 2 millions d’euros en « actions de performance ») pour la seule année 2015, multipliant par deux sa rémunération. Un montant qui représente l’équivalent de 14 500 euros par jour, samedi et dimanche compris, ou près d’un SMIC annuel par jour. En parallèle, les salariés, qui ont activement participé au redressement de leur entreprise, ont perçu une prime annuelle d’intéressement de 2 000 euros en moyenne.

Cette situation n’est pas nouvelle. En 2014, l’annonce de la rémunération totale du Président directeur général de Renault-Nissan avait déjà suscité une puissante vague d’indignation. Le montant total se chiffrait à 15,8 millions d’euros, dans un contexte de modération salariale et d’accord de compétitivité au sein de Renault.

Les niveaux élevés des rémunérations accordées à certains hauts dirigeants s’agrémentent parfois d’une complète déconnexion avec l’état de santé réel de l’entreprise, ajoutant l’indécence à l’injustice. Ainsi de l’ancien directeur général de Sanofi, qui avait perçu 12,5 millions d’euros en 2014, alors que ce groupe réorganisait l’activité en procédant à des licenciements.

À l’heure où les salariés voient leur pouvoir d’achat stagner, ces décisions sont non seulement d’une injustice flagrante, mais encore de décisions révélatrices de la volonté des dirigeants de ces entreprises de persister dans la spéculation et la course folle à la rémunération la plus élevée.

Proxinvest, société de conseil aux investisseurs, a publié en septembre 2015 son dix-septième rapport sur la rémunération des dirigeants des sociétés cotées. La « rémunération totale moyenne des présidents exécutifs du CAC 40 repasse la barre des quatre millions d’euros pour atteindre 4 210 000 € en 2014, soit une hausse de 6 % ».

Dans le même temps, le salaire mensuel brut de base de l’ensemble du secteur marchand non agricole n’a pas connu la même évolution, progressant à un rythme bien moindre : + 1,4 % en euros courants en moyenne annuelle. En l’absence d’une revalorisation qui s’impose pourtant, l’augmentation du SMIC est encore moins élevée, + 1,1 %.

À l’heure actuelle, force est de constater que le marché produit des écarts de rémunérations qui s’avèrent injustifiables sur le plan économique comme sur le plan social.

Alors qu’au début du XXe siècle, le banquier J.P. Morgan préconisait un écart salarial au sein des entreprises de 1 à 20, celui-ci atteint en moyenne 1 à 211 pour 37 patrons du CAC 40 en 2011. Et malgré les promesses du patronat français depuis une dizaine d’années, ces excès n’ont jamais cessé.

Un phénomène décrit par l’économiste Thomas Piketty en ces termes : « Depuis trente ans, les États-Unis et la France, depuis dix ans, connaissent une explosion sans précédent des inégalités. C’est un phénomène nouveau et massif, c’est la première fois qu’il y a un tel décrochage entre les très hauts revenus et le revenu médian ».

Les politiques sociales et fiscales avantageant les plus fortunés se sont, en effet, multipliées sur la période. L’évolution exponentielle, constatée depuis plusieurs années, de la part variable des rémunérations est venue, du reste, consolider les écarts de rémunérations préexistants, comme le confirme le rapport de Proxinvest pour 2014 : la hausse de 6 % de la rémunération totale moyenne des présidents exécutifs du CAC 40 « s’explique principalement par certaines rémunérations exceptionnelles de départ significatives et par le boom des actions gratuites de performance, celles-ci pesant désormais 29,1 % de la rémunération d’un Président exécutif du CAC 40 et ayant supplanté les stock-options qui ne pèsent plus que 4,1 % de leur rémunération ».

Cette évolution piétine le consensus qui existe dans l’opinion sur le caractère injuste de la répartition des richesses dans notre société. Ainsi, selon l’enquête du ministère des affaires sociales réalisée par l’institut BVA fin 2013, 76 % des Français estiment que la société française est « plutôt injuste », huit point de plus qu’en 2000. À cette enquête, les sondés ont massivement répondu que les inégalités de revenus étaient « les plus répandues ».

Le manque de volonté politique et patronale face à l’accroissement des inégalités des revenus n’a pas été de nature à répondre durablement à ce problème.

En 2007, lors de la campagne présidentielle, l’ancien Président de la République avait pris l’engagement d’interdire les parachutes dorés et les retraites chapeaux, des pratiques « contraires aux valeurs qui sont les (siennes) ». Préférant adopter une stratégie à finalité médiatique, cette loi n’a jamais vu le jour. Les rares aménagements apportés en matière de procédures d’approbation ou de fiscalité ont prouvé leur inefficacité face à l’accroissement tendanciel des écarts de rémunération.

Depuis 2012, l’encadrement des très hautes rémunérations du secteur privé se résume à une succession de vœux pieux.

Début 2013, le Gouvernement avait un temps envisagé d’élaborer un projet de loi incluant des « dispositions législatives permettant (…) de mettre fin à certains comportements en matière de rémunération ». Le 2 mai 2013, l’actuel Président de la République réitère cet engagement de légiférer sur la « gouvernance des rémunérations dans le secteur privé », précisant « qu’un projet de loi sera présenté dans les prochaines semaines ». Quelques semaines plus tard, ce projet est enterré par le ministre de l’Économie et des Finances. Le Gouvernement renonce ainsi à encadrer et limiter la rémunération des dirigeants des entreprises privées et s’en remet à « l’autorégulation » des entreprises. Cette approche montre son inefficacité.

Les « recommandations » prônées par le code AFEP-MEDEF en matière de gouvernance, reposant sur le seul engagement volontaire des dirigeants, n’ayant donc pas de valeur contraignante, sont clairement insuffisantes.

Concernant le secteur public, lors de la campagne présidentielle, l’actuel Président de la République avait formulé l’engagement n° 26 suivant : « J’imposerai aux dirigeants des entreprises publiques un écart maximal de rémunérations de 1 à 20 ». En juillet 2012, le tout nouveau Gouvernement adopte un décret plafonnant la rémunération fixe et variable annuelle des dirigeants mandataires sociaux du secteur public à 450 000 euros.

Mesure coercitive, il n’en reste pas moins que la promesse n’est pas strictement respectée puisque le montant fixé est l’équivalent de 25 SMIC. En sus, le périmètre du décret est particulièrement restreint, s’appliquant à un nombre réduit d’entreprises et se limitant aux rémunérations des seuls mandataires sociaux.

Ce constat impose au législateur d’en tirer les conséquences. C’est le sens de cette proposition de loi, qui entend limiter les écarts de rémunération au sein de toutes les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées.

Selon un sondage Opinionway pour Tilder et LCI, publié jeudi 31 mars 2016, 86 % des Français sont favorables au plafonnement des salaires des dirigeants d’entreprises dont l’État est actionnaire. Ils le sont également à l’égard du secteur privé. Cette proposition est défendue par la Confédération européenne des syndicats. Tous sont choqués que des sommes colossales réservées à une minorité puissent priver les entreprises de moyens financiers qui leur sont pourtant nécessaires pour investir ou mieux considérer le travail des salariés.

Par ailleurs, les citoyens sont conscients qu’en « réduisant l’excès de richesse, on pourrait en finir avec la pauvreté monétaire, ou en tout cas la faire reculer fortement » comme le soulignait l’économiste Jean Gadrey dans un article publié sur son blog en 2011 : « en redistribuant une modeste partie des revenus des plus riches, sans affecter notablement leur bien-être, sans dommage pour l’économie, on pourrait faire reculer la pauvreté monétaire dans les pays riches au point de l’éradiquer ». L’encadrement des écarts de rémunération au sein des entreprises constitue une mesure de justice sociale évidente.

L’encadrement des rémunérations présente des vertus économiques incontestables, comme le rappellent M. Gaël Giraud et Mme Cécile Renouard dans leur ouvrage Le Facteur 12 - pourquoi il faut plafonner les revenus : « tant que perdureront les inégalités de revenus que nous connaissons, la demande intérieure européenne - française en particulier - risque de rester durablement faible. Ceci, pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’un euro dans les mains d’un ménage aisé n’est pas dépensé de la même manière, en moyenne, qu’un euro entre les mains d’un ménage modeste. Là où ce dernier dépensera la totalité de cet euro pour vivre, le premier n’en dépensera qu’une fraction. Une fraction d’autant plus petite qu’il est riche. Le reste ira s’additionner à son épargne, elle-même placée dans l’immobilier ou sur les marchés financiers. Si c’est dans l’immobilier, cette épargne alimentera la bulle immobilière qui pénalise tous les revenus faibles et condamne beaucoup d’autres à la précarité de logement. Si c’est sur les marchés financiers, cette épargne sera, en général, allouée de manière très inefficace (…) et aura toutes les chances de migrer vers les pays émergents ». 

Les effets des inégalités sur le fonctionnement des marchés financiers sont un autre aspect important. Les origines de la crise financière de 2007-2008 appellent la mise en place d’un encadrement des rémunérations au sein des entreprises. En effet, la crise des subprimes est aussi le fruit « de la richesse excessive des riches en quête de rendements élevés pour leur énorme épargne disponible et la pauvreté des conditions de vie de millions de ménages qui avaient facilité la mise au point de produits financiers à très hauts risques, selon des mécanismes où les riches du monde entier prêtaient à des taux usuraires, via des institutions financières sous leur contrôle, à des ménages surendettés croyant à la hausse continue de la valeur de leurs logements » comme le rappelle M. Jean Gadrey. L’encadrement des rémunérations dans les entreprises permettrait ainsi de corriger les écarts de richesse comme facteur de crise financière potentielle.

Cette proposition de loi présente enfin une visée écologique. Dans un monde aux ressources naturelles finies, les crises écologique et sociale sont très largement imbriquées et le « bilan environnemental » des plus riches pose question.

Au final, limiter les écarts de rémunération constitue donc une mesure salutaire pour l’économie réelle et l’environnement, qui souffrent de l’explosion des rémunérations d’une poignée d’individus.

Aussi, l’article premier entend-il introduire dans le code du travail un chapitre préliminaire intitulé : « Encadrement des écarts de rémunération au sein d’une même entreprise ».

Cet article prévoit que, dans toutes les entreprises, qu’elles soient privées ou publiques, sous quelque forme qu’elles soient constituées, le salaire annuel le moins élevé ne peut être plus de 20 fois inférieur à la rémunération annuelle globale la plus élevée dans la même entreprise.

Ce mécanisme ne concerne pas exclusivement les dirigeants, mais s’applique en référence aux rémunérations les plus hautes, afin qu’il s’applique dans les entreprises où les dirigeants ne sont pas nécessairement ceux qui perçoivent les plus hautes rémunérations.

Par ailleurs, il ne constitue pas non plus un plafonnement des rémunérations : le mécanisme permet de relever les salaires les plus bas puisque toute décision ayant pour effet de porter le montant annuel de la rémunération la plus élevée dans un écart autre que celui de 1 à 20 sera considérée comme nulle, dès lors que le salaire le plus bas n’est pas relevé.

L’adoption de cette proposition de loi permettrait donc aux salariés d’augmenter leur pouvoir d’achat - via celui de l’augmentation de leurs salaires - tout en permettant de participer à plus grande échelle à une meilleure répartition des richesses produites dans l’entreprise, au profit du travail et donc, indirectement, de notre système de protection sociale.

Cette disposition, estime M. Sam Pizzigati, chercheur associé à l’Institute for Policy Studies, « encouragerait et nourrirait presque immédiatement une forme d’économie solidaire : pour la première fois, les plus riches auraient un intérêt personnel et direct au bien-être des moins riches ».

Il est proposé de prendre en compte les rémunérations de toute nature : attribution gratuite d’actions, stock-options, primes et autres bonus. Ces éléments représentent une part toujours plus importante dans le montant total de la rémunération perçue par les dirigeants.

Afin de permettre la mise en application de cette mesure, un décret en Conseil d’État déterminera les conditions d’information et de consultation du personnel sur les écarts de rémunération pratiqués dans l’entreprise.

Enfin, la proposition de loi prévoit également un délai d’application d’un an.

L’article 2 entend limiter à deux le nombre de conseils d’administration dans lesquels une personne peut siéger, au lieu de cinq actuellement.

La « consanguinité » des conseils d’administration et des conseils de surveillance est l’une des facettes fondamentales de l’explosion de la rémunération des dirigeants des sociétés cotées. Nombreuses sont les sociétés du CAC 40 partageant des administrateurs avec d’autres sociétés.

Comme l’indique M. Frédéric Frery, Professeur de stratégie, ESCP Europe, dans La Tribune, cette pratique est « connue en France sous le doux nom de “barbichette”, en référence à la comptine “je te tiens, tu me tiens par la “barbichette”, qui devient : “tu es membre de mon conseil, tu votes ma rémunération, je suis membre de ton conseil, je vote ta rémunération” ».

La limitation du cumul de sièges dans les conseils d’administration est de nature à apporter une réponse très concrète à cette réalité.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

I. - Avant le chapitre Ier du titre III du livre II de la troisième partie du code du travail, il est inséré un chapitre préliminaire ainsi rédigé :


« Chapitre préliminaire : Encadrement des écarts
de rémunération au sein d’une même entreprise

« Art. L. 3230-1. - Les dispositions du présent chapitre sont applicables aux personnels et aux dirigeants, qu’ils soient ou non régis par le présent code, des sociétés, groupements ou personnes morales, quel que soit leur statut juridique, et des établissements publics à caractère industriel et commercial.

« Art. L. 3230-2. - Le montant annuel du salaire minimal appliqué dans une entreprise mentionnée à l’article L. 3230-1 ne peut être inférieur à la vingtième partie du montant annuel, calculé en intégrant tous les éléments fixes, variables ou exceptionnels de toute nature qui la composent, de la rémunération individuelle la plus élevée attribuée dans l’entreprise.

« Art. L. 3230-3. - Toute convention ou décision ayant pour effet de porter le montant annuel de la rémunération la plus élevée définie à l’article L. 3230-2 à un niveau supérieur à vingt fois celui du salaire minimal appliqué dans la même entreprise est nulle de plein droit si ce salaire n’est pas simultanément relevé à un niveau assurant le respect des dispositions du même article.

« Art. L. 3230-4. - Un décret en Conseil d’État détermine les conditions d’information et de consultation du personnel sur les écarts de rémunération pratiqués dans les entreprises mentionnées à l’article L. 3230-1, dans le cadre de la consultation sur la politique sociale prévue à l’article L. 2323-15. »

II. - Les entreprises mentionnées à l’article L. 3230-1 du code du travail dans lesquelles l’écart des rémunérations est supérieur à celui prévu à l’article L. 3230-2 du même code disposent d’un délai de douze mois, à compter de la date de promulgation de la présente loi, pour se conformer aux dispositions du même article L. 3230-2.

Article 2

Dans le premier alinéa de l’article L. 225-21 du code du commerce, le mot : « cinq » est remplacé par le mot : « deux ».


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