______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 décembre 2013
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas
Président
M. Alain GEST
Rapporteure
Mme Pascale BOISTARD
Députés
——
La commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas, est composée de : M. Alain Gest, président ; Mme Pascale Boistard, rapporteure ; MM. Laurent Baumel, Jean-Marc Germain, Mme Barbara Pompili : vice-présidents ; MM. Patrice Carvalho, Thierry Lazaro, Mmes Catherine Troallic, Clotilde Valter : secrétaires ; MM. Jean-Louis Bricout, Jean-Claude Buisine, Mme Fanélie Carrey-Conte, MM. Pascal Cherki, Lucien Degauchy, Franck Gilard, Jean-Patrick Gille, Mme Arlette Grosskost, MM. Jérôme Guedj, Francis Hillmeyer, Jacques Krabal, Mme Isabelle Le Callennec, MM. Christophe Léonard, Bruno Le Roux, Bernard Lesterlin, Mme Véronique Louwagie.
AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT ALAIN GEST
Comme je le disais le 26 juin 2013, en séance publique, lors du débat relatif à la création de la commission d’enquête, la décision de la direction du groupe Goodyear de procéder à la fermeture de son usine d’Amiens-Nord a plongé le département de la Somme et la ville d’Amiens dans un véritable désarroi.
En effet, les usines de pneumatiques implantées à Amiens depuis le début des années 1960 sont, pour la métropole, emblématiques de son potentiel industriel. Aujourd’hui, ce projet de fermeture constitue un véritable drame économique et social. Ce ne sont pas moins de 1 173 salariés qui risquent de perdre leur emploi et ainsi se retrouver, avec leurs familles, plongés dans une situation de profonde détresse.
Le réseau de sous-traitants serait durement menacé et c’est la pérennité de toute la filière caoutchouc-pneu qui est impactée. Avec cette fermeture, c’est donc l’économie de tout un territoire qui est fragilisée. Enfin, cela causera un grave préjudice pour les recettes fiscales de la ville, dans un contexte budgétaire déjà difficile.
Autant j’avais, le 26 juin dernier, émis des doutes sur l’opportunité de la création de cette commission d’enquête, doutes qui ont été ensuite confirmés par le déroulement de nos travaux, – en raison de l’existence de multiples procédure judiciaires en cours –, autant, une fois la décision prise, je n’ai pas ménagé mon énergie en acceptant d’en prendre la présidence et en réalisant un travail approfondi.
Au cours de 22 auditions, nous avons cherché à comprendre ce qui était en train de se passer. Ainsi avons-nous donné la parole aux protagonistes et observateurs d’un conflit social d’une ampleur exceptionnelle : syndicats du personnel (4 auditions des représentants de la CGT, CFE-CGC, Sud et CFTC), direction de l’entreprise (2 auditions), avocats et cabinets d’experts (3 auditions), contexte économique de la filière caoutchouc-pneu (4 auditions du syndicat national professionnel du caoutchouc, d’économistes et des groupes Michelin et AGCO-Massey Ferguson), contexte juridique (1 audition de professeurs de droit et d’avocats), élus locaux (3 auditions pour la Picardie et Amiens-Métropole), représentants de l’État (5 auditions des ministres et anciens ministres de l’Industrie et du Travail, ainsi que de la DIRECCTE de Picardie). La commission d’enquête a visité les deux usines d’Amiens-Nord et Sud le 10 octobre 2013.
Je salue le rythme de travail soutenu qu'a su mettre en place notre rapporteure Pascale Boistard, ainsi que le contenu approfondi de son rapport. Tout au long des quatre mois d’enquête, nous avons respecté de façon exemplaire le principe bipartisan qui gouverne maintenant tous les travaux de contrôle de l’Assemblée nationale.
Il reste cependant que je ne partage pas, loin s’en faut, tous les constats et propositions contenus dans le rapport. Une lecture objective des témoignages recueillis, semaine après semaine, montre en particulier que les responsabilités sont, pour le moins, partagées, dans le blocage du dialogue social et dans le cours regrettable des événements. Tout le monde peut se référer à ces témoignages, les auditions réalisées ont été ouvertes à la presse, leur enregistrement vidéo est disponible sur le site internet de l’Assemblée nationale et leur compte rendu écrit est annexé au rapport.
Cette commission d’enquête a justement eu pour mérite de mettre en lumière l’action des différentes parties prenantes.
Chacun pourra se forger une opinion.
SOMMAIRE
___
Pages
AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT ALAIN GEST 3
SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS 11
INTRODUCTION 13
I. UN CONFLIT SOCIAL D’UNE AMPLEUR EXCEPTIONNELLE 15
A. UN CONFLIT EN GERME DEPUIS 1995 ET QUI DURE DEPUIS SIX ANS 15
1. Une grève dure en 1995 qui a marqué les mémoires 15
2. Le projet de complexe unique de 2007 16
3. Les projets de plan de sauvegarde de l’emploi de 2008 et 2009 19
a. Le plan de sauvegarde de l’emploi de 2008 19
b. Le plan de sauvegarde de l’emploi de 2009 19
4. La proposition de reprise des activités agraires par le groupe Titan et un plan de départs volontaires en 2012 20
a. Un nouveau plan de sauvegarde de l’emploi représenté en 2011 20
b. Le plan de départs volontaires présenté en 2012… 22
c. Qui échoue en septembre 2012 23
d. L’annonce de la fermeture du site et la présentation d’un plan de sauvegarde de l’emploi 26
B. LA MULTIPLICATION DES PROCÉDURES JUDICIAIRES 27
1. La qualification en droit du caractère réel et sérieux du motif économique justifiant les licenciements envisagés 27
a. De la capacité du juge à apprécier du caractère réel et sérieux 27
b. Un désaccord existe sur la réalité du caractère réel et sérieux 28
2. Un nombre inédit de procédures connaissant des issues variables 34
II. UN DIALOGUE SOCIAL DIFFICILE 36
A. UNE NÉGOCIATION BLOQUÉE 36
1. Une direction française au sein d’un groupe de dimension internationale 38
2. Un dialogue rendu impossible 39
3. Le rôle des experts du CCE et du CHSCT n’est pas toujours facile 43
a. Des relations dégradées entre le cabinet Secafi et la CGT 43
b. Les cabinets d’experts ont parfois pu entrer en conflit avec le groupe Goodyear 44
B. LA DIMINUTION DU VOLUME DE PRODUCTION A DÉGRADÉ LES CONDITIONS DE TRAVAIL 45
1. La question du rythme de travail 45
2. Les conditions de travail particulièrement difficiles dans l’industrie chimique 48
3. Des différences constatées entre les sites d’Amiens-Nord et Sud 50
4. Une situation qui conduit à une augmentation des risques psychosociaux 53
C. LA QUESTION DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE 62
III. UNE INDUSTRIE QUI SE REMET LENTEMENT DE LA CRISE ÉCONOMIQUE DE 2009 65
A. LA FILIÈRE ÉCONOMIQUE CAOUTCHOUC-PNEU 65
1. Le contexte économique difficile de la filière 65
2. Le groupe AGCO (Massey Ferguson), fabricant de machines agricoles, acheteur de pneumatiques 67
3. Le cas du groupe Michelin, deuxième producteur mondial de pneumatiques 68
B. LE GROUPE GOODYEAR EST LE TROISIÈME PRODUCTEUR MONDIAL DE PNEUMATIQUES 69
1. La stratégie industrielle d’un groupe international 69
a. Un groupe international 69
b. La société Goodyear Dunlop Tires France n’a pas la maîtrise de sa production 70
c. Ce qui l’a conduit à prendre une série d’orientations industrielles peu lisibles 72
2. Les deux usines d’Amiens 74
a. Le contexte de l’évolution des investissements de Goodyear 74
b. Depuis 2008, une situation contrastée sur les deux sites 78
i. Le site d’Amiens-Nord 78
ii. Le site d’Amiens-Sud 83
3. Un groupe rentable malgré un niveau d’endettement supérieur à celui de ses principaux concurrents 85
a. Une tentative infructueuse d’OPA qui a déstabilisé le groupe 85
b. La situation du groupe Goodyear 86
c. Goodyear connaît un niveau d’endettement supérieur à celui de ses principaux concurrents 89
d. Le groupe renoue cette année avec la distribution de dividendes 89
IV. DES POUVOIRS PUBLICS EN GRANDE PARTIE IMPUISSANTS 90
A. DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES QUI NE DISPOSENT PAS D’OUTILS SUFFISANTS POUR INTERVENIR EFFICACEMENT 90
1. Le rôle de facilitateur des élus locaux 90
2. L’insuffisance des outils à disposition des collectivités territoriales pour suivre les activités économiques 92
3. Les conséquences économiques, sociales et environnementales des licenciements retombent in fine sur les collectivités 96
a. L’impact social et territorial du projet de plan de sauvegarde de l’emploi 96
b. La dépollution du site d’Amiens-Nord 99
B. L’INTROUVABLE POLITIQUE INDUSTRIELLE FRANÇAISE ET EUROPÉENNE 101
1. L’insuffisance des politiques européennes relatives aux activités industrielles 101
a. Le contrôle des importations 101
b. Les disparités fiscales 106
2. Les efforts entrepris par les gouvernements successifs pour maintenir et développer l’activité industrielle sur le territoire national 111
a. Les plans de sauvegarde de l’emploi en France 111
b. Les médiations ministérielles relatives à l’usine d’Amiens-Nord 114
3. La recherche d’un repreneur : une lueur d’espoir 117
a. La recherche de l’Agence française des investissements internationaux (AFII) 117
b. La proposition de loi « Florange » 118
c. La nouvelle proposition de reprise par le groupe Titan 120
EXAMEN DU RAPPORT 123
CONTRIBUTIONS 137
CONTRIBUTION DE M. ALAIN GEST, AU NOM DU GROUPE UMP 139
CONTRIBUTION DE MME BARBARA POMPILI, AU NOM DU GROUPE ÉCOLOGISTE 145
CONTRIBUTION DE M. PATRICK CARVALHO, AU NOM DU GROUPE GDR 151
ANNEXES 153
ANNEXE N° 1 : Liste des personnes auditionnées par la commission 155
ANNEXE N° 2 Courriers du 3 juin et du 22 juillet 2013 de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, relatifs à l’application de l’article 139 du règlement de l’Assemblée nationale 161
ANNEXE N° 3 : Courrier de M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France, du 24 juin 2013 à M. Claude Bartolone, Président de l’Assemblée nationale 165
ANNEXE N° 4 : Courrier de M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France, du 17 juillet 2013 à M. Alain Gest, président, et Mme Pascale Boistard, rapporteure 171
ANNEXE N° 5 : Contribution écrite de M. Pascal Josse, directeur-adjoint du cabinet d’experts Cidecos 175
ANNEXE N° 6 : Contribution de M. François de Verdière, directeur juridique de Goodyear Dunlop Tires France, sur la recherche d’un repreneur 189
ANNEXE N° 7 : Contribution de M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, sur la dépollution du site 195
ANNEXE N° 8 : Contribution de M. Michel Delpuech, ancien préfet de la région Picardie 201
ANNEXE N° 9 : Courrier du 27 septembre 2013 de M. Philippe Jaeger, président de la Fédération nationale des syndicats du personnel d’encadrement des industries chimiques et connextes (CFE-CGC chimie) 211
ANNEXE N° 10 : Tableau récapitulatif des procédures judiciaires relatives à l’usine Goodyear d’Amiens-Nord 215
ANNEXE N° 11 : Organigramme des sociétés du groupe Goodyear de la région Europe Moyen-Orient et Afrique (EMEA) : la France 231
ANNEXE N° 12 : Courrier du 27 novembre 2013 de la DIRECCTE à Goodyear Dunlop Tires France relatif au signalement au procureur de la République d’une enquête relative aux risques psychosociaux 235
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS 239
a. Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Charrier, secretaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France 241
b. Audition, ouverte à la presse, de M. Reynald Jurek, secrétaire adjoint (CGT) du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord 256
c. Audition, ouverte à la presse, de M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord 284
d. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, et M. Thierry Récoupé, secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC 300
e. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France 314
f. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de Goodyear Dunlop Tires France, vice-président Finance de Goodyear Dunlop Tires Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA), et de M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France 336
g. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie de Dauphine-Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (LEDA-CGEMP), et de M. Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP), sur le contexte économique de l’usine goodyear d’Amiens-Nord 355
h. Audition, ouverte à la presse, de M. Antoine Lyon-Caen, professeur agrégé de droit du travail à l’université Paris X (Paris-Ouest Nanterre La Défense), M. Bruno Dondero, professeur agrégé de droit à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Me Gilles Belier, avocat et Me Michel Henry, avocat, sur le contexte juridique de la situation de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord 369
i. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Demailly, maire d’Amiens 380
j. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles de Robien, ancien ministre, ancien maire d’Amiens 394
k. Audition, ouverte à la presse, de M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie 401
l. Audition, ouverte à la presse, de M. Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail 413
m. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin 421
n. Audition, ouverte à la presse, de M. Richard Markwell, président-directeur général du groupe AGCO (Massey Ferguson) 433
o. Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) 439
p. Audition, ouverte à la presse, des cabinets d’experts assistant le comité central d’entreprise (CCE), le comité d’établissement d’Amiens Nord et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Goodyear : M. Pierre Ferracci, président, et M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI, ainsi que M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise 457
q. Audition, ouverte à la presse, de Me Fiodor Rilov, avocat du comité central d’entreprise et de la CGT de Goodyear Dunlop Tires France 479
r. Audition, ouverte à la presse, de Me Joël Grangé, avocat de Goodyear Dunlop Tires France 486
s. Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Leys, président, et de M. Christian Caleca, délégué général du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP) 493
t. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Besson, ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique 503
u. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ministre du Travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social 508
v. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif 516
Proposition n° 1 : Instituer les conditions d’une réelle démocratie à l’occasion des consultations des salariés, où ne doivent s’exprimer que les personnes concernées par les mesures en cause.
Proposition n° 2 : Réaffirmer le rôle primordial du dialogue social en garantissant sa sincérité. Dès la première rupture des négociations, une médiation doit être mise en place par le préfet représenté par la DIRECCTE.
Proposition n° 3 : Renforcer les droits des représentants du personnel en prescrivant aux entreprises de les informer sur les orientations stratégiques, sous couvert de confidentialité, sachant que la judiciarisation des conflits trouve en grande partie son origine dans les carences d’information du personnel, particulièrement en ce qui concerne les pièces relatives à l’évolution de la production.
Proposition n° 4 : Ne recourir au rythme de travail fondé sur les 4x8 qu’à titre exceptionnel et pour répondre à un réel surcroît de production. Il importe de privilégier les rythmes de travail les plus compatibles avec l’équilibre biologique, personnel et familial des salariés.
Proposition n° 5 : Prévoir des sanctions pénales s’agissant des manquements des entreprises aux principes généraux de prévention en matière de risques psychosociaux.
Proposition n° 6 : Instaurer l’obligation, sous contrôle de l’inspection du travail, de recourir à des formations professionnelles ou à des mesures de chômage partiel, même si l'entreprise est en cours de procédure d’un plan de sauvegarde de l’emploi, pour prévenir la survenance de risques psychosociaux engendrés par le désœuvrement des salariés sur leur lieu de travail à la suite d’une baisse de la production.
Proposition n° 7 : Relever le montant des pénalités applicables aux infractions au droit du travail.
Proposition n° 8 : Veiller à la bonne application par les parquets des dispositions de l’article 40 du code de procédure pénale pour assurer un suivi des signalements effectués par l’inspection du travail au procureur de la République.
Proposition n° 9 : Améliorer de façon significative la formation initiale et continue des magistrats dans le domaine droit du travail, en particulier pour les risques psychosociaux.
Proposition n° 10 : Faire bénéficier de la formation professionnelle, à laquelle l’employeur doit aujourd’hui consacrer 0,9 % de la masse salariale, à toutes les catégories d’employés au sein de l’entreprise ; lui consacrer un bilan annuel incorporé dans le bilan social d’ores et déjà prévu par la loi.
Proposition n° 11 : Renforcer l’information des collectivités territoriales sur le suivi de toute entreprise implantée sur leur territoire en prévoyant la possibilité d’organiser, chaque année, deux conférences régionales :
– l’une, en matière sociale, regroupant les partenaires sociaux et en présence de représentants du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER), de la Direction régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), ainsi que des acteurs de la formation professionnelle et des parlementaires ;
– l’autre, en matière économique, avec les représentants des entreprises, de BpiFrance, de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI), de l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), ainsi que du commissaire au redressement productif, des acteurs de la formation professionnelle et des parlementaires.
Proposition n° 12 : Renforcer les pouvoirs économiques des collectivités territoriales, en cas d’octroi de subventions publiques, avec la création d’un droit d’information sur la situation réelle des entreprises.
Proposition n° 13 : Rendre obligatoire, s’agissant des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), la publication annuelle des résultats des analyses de contrôle et de surveillance, ainsi que le provisionnement auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) des montants nécessaires à la dépollution des sites.
Proposition n° 14 : Renforcer les contrôles aux frontières, dans tous les États membres de l’Union européenne, en lien avec les organisations professionnelles de chaque filière industrielle, afin d’assurer, pour les produits importés, le respect de la réglementation européenne relative à l’interdiction des substances chimiques dangereuses (règlement REACH) et à l’information des automobilistes et autres utilisateurs de pneumatiques (étiquetage).
Proposition n° 15 : Défendre, dans les négociations internationales, un principe de réciprocité des concessions tarifaires et des obstacles techniques au commerce pour tous les pays adhérents à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ayant atteint un niveau équivalent de développement industriel.
Proposition n° 16 : Négocier, dans les enceintes de l’Union européenne, de l’OCDE et du G20, des dispositions visant à redonner aux États les moyens de soumettre à leur juridiction fiscale ceux des bénéfices nés sur leur territoire par un processus de fabrication ou de transformation industrielle, bénéfices qui aujourd’hui leur échappent.
Proposition n° 17 : Adopter en France les dispositions inspirées du rapport (n° 1243) présenté le 10 juillet 2013 par M. Pierre-Alain Muet au nom de la commission des Finances de l’Assemblée nationale visant à lutter contre l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international (prix de transfert, information de l’administration, entreprises hybrides, abus de droit, pénalités…).
Proposition n° 18 : Réduire ou supprimer le versement des fonds structurels européens aux États membres qui, par une grande disparité des niveaux de fiscalité, avantagent la délocalisation des activités économiques sur leur territoire national et entraînent une désindustrialisation dans d’autres États membres.
Le 26 juin 2013, l’Assemblée nationale décidait la constitution d’une commission d’enquête relative au projet de fermeture de l’un des deux établissements du groupe Goodyear situé à Amiens (dit « Amiens-Nord »).
Il faut dire que, depuis l’annonce de ce projet en janvier dernier, l’emploi de 1 175 salariés est en jeu, avec la perspective de cessation d’une activité industrielle située au cœur d’un bassin qui n’est déjà que trop éprouvé. L’un des aspects saillants de ce dossier est qu’il concerne un conflit social prenant sa source en 1995 et attisé constamment depuis 2007, année à partir de laquelle on assiste à un déferlement de plans de sauvegarde de l’emploi, de plans de départs volontaires, d’éventuelles reprises partielles de l’activité, ainsi que de multiples procédures judiciaires.
Le cas de ce site est à la fois exemplaire et singulier, puisque le conflit qui oppose plusieurs syndicats, puis principalement le syndicat majoritaire, à la direction de Goodyear, aura pris des proportions inhabituelles : inhabituelles par sa durée ; inhabituelles dans le nombre et la variété des procédures qui l’auront émaillé ; inhabituelles par son âpreté.
Ce conflit est emblématique de la confrontation entre la direction française d’une filiale d’un groupe industriel de dimension internationale, qui mûrit (et prend) ses décisions depuis l’État américain de l’Ohio, et des travailleurs français menacés de tout perdre. Car ce conflit prend place dans un contexte de désindustrialisation de notre pays, et plus particulièrement de la Picardie ; ceci ne peut qu’amplifier les tensions. Par ailleurs, l’établissement d’Amiens-Nord emploie (aujourd’hui à un taux d’activité réduit à 23 %) des salariés dont la moyenne d’âge se situe entre quarante-cinq et cinquante ans et qui ont, en général, plus de vingt-trois ans d’ancienneté ; dès lors, les perspectives de reclassement sont, pour le moins, assez floues.
La commission d’enquête n’a pas eu pour objet de se livrer à des appréciations ou des arbitrages. En revanche, la trentaine d’auditions et autres contributions écrites n’auront pas été de trop pour tenter de démêler l’écheveau des antagonismes accumulés, notamment au cours des cinq dernières années, d’un conflit qui a accablé les esprits. Force est de reconnaître qu’au terme de six mois de travaux de la commission d’enquête, les réponses à certaines questions ne brillent pas par leur netteté, singulièrement en ce qui concerne l’échec des discussions relatives au plan de départs volontaires de 2012.
L’attitude même de la direction française de Goodyear a pu surprendre. C’est en toute souveraineté que l’Assemblée nationale détermine la constitution de ses commissions d’enquête. Son Règlement prévoit la consultation par son Président du garde des sceaux, afin de connaître si des poursuites judiciaires sont en cours sur les faits ayant motivé la demande de constitution de la commission d’enquête. Sur cette base, à deux reprises, les 24 juin et 17 juillet, la direction du groupe a contesté par courrier, le premier adressé au Président de l’Assemblée nationale et à la garde des sceaux, le second au président et à la rapporteure de la commission d’enquête, le bien-fondé juridique de celle-ci. Ceci a conduit le Président de l’Assemblée nationale à interroger à nouveau la garde des sceaux, qui, par courrier du 22 juillet, a confirmé son analyse du 3 juin 2013 tendant à reconnaître la pertinence de la création de la commission d’enquête.
À l’heure où le présent rapport est rédigé, l’industriel maintient sa volonté de fermer le site, des actions en justice sont en cours et la plus grande incertitude règne quant aux contours d’une éventuelle reprise de l’activité de production de pneus agricoles par un grand groupe. Par les propositions qu’elle formule, la commission d’enquête espère qu’elle aura fait œuvre utile, afin que de tels conflits ne se reproduisent pas.
I. UN CONFLIT SOCIAL D’UNE AMPLEUR EXCEPTIONNELLE
A. UN CONFLIT EN GERME DEPUIS 1995 ET QUI DURE DEPUIS SIX ANS
1. Une grève dure en 1995 qui a marqué les mémoires
En septembre 1995, une grève de treize jours a été déclenchée contre la tentative de la direction de mettre en place un rythme de travail de 4x8 à Amiens. À l’époque, le site fonctionnait avec un rythme de 3x8 sans équipe de suppléance. Par dérogation administrative, la direction a obtenu la mise en place d’équipes de suppléance pour l’activité agricole du site. Deux équipes ont ainsi été créées afin de travailler trois fois dix heures.
Il est rappelé que les 4x8 ou quatre-huit, sont un système d’organisation des horaires en travail posté qui consiste à faire tourner par roulement de huit heures consécutives quatre équipes sur un même poste afin d’assurer un fonctionnement continu sur les vingt-quatre heures d’une journée, y compris le week-end. Les équipes changent de tranche horaire tous les deux jours.
Le syndicat majoritaire a indiqué à la commission qu’il avait alors demandé la réalisation d’investissements massifs, à hauteur de 80 millions de francs, pour développer l’outil industriel tant pour l’activité tourisme que pour l’activité agricole. Le groupe Goodyear France aurait répondu qu’il n’en avait pas les moyens et que cet objectif ne faisait pas partie de sa stratégie, son but étant d’utiliser au maximum l’outil de travail.
En 1998, alors que l’accord dit « de Robien » a réduit le temps de travail à trente-six heures par semaine, le groupe Goodyear a souhaité élever la durée hebdomadaire de travail. Le groupe a généralisé les 4x8 à tous ses établissements. La proposition du plan de modernisation des sites est survenue dans un climat social tendu et dégradé à Amiens-Nord et une forte différenciation des deux sites.
Il convient de préciser que le marché du pneumatique se partage entre la première monte, déterminée par les constructeurs automobiles, et le remplacement, qui dépend de l’importance du parc. Dès 1995, le groupe Goodyear a choisi de se développer en Pologne, en prenant une participation dans Dębica et annoncé un investissement de 115 millions de dollars. Il s’est installé en Slovénie en 1997. Dębica se situe dans une zone économique, où les entreprises sont exonérées de taxes, d’impôts sur le revenu et de taxe foncière. Ce zonage, d’abord reconduit jusqu’en 2012, sera prolongé jusqu’en 2020.
L’alliance avec le groupe Sumitomo, qui constitue le deuxième volet du redéploiement, a été conclue en février 1999. Elle a renforcé la présence du groupe dans les pays développés, où les marchés sont à maturité. En Europe, elle a conduit au regroupement de six usines Goodyear et de huit usines Dunlop, dans une filiale commune Goodyear Dunlop Tires Europe (GDTF). Chacun des groupes possède une unité à Amiens. L’établissement de Goodyear deviendra Amiens-Nord et celui de Dunlop, Amiens-Sud. Le second sera rattaché à la filiale européenne après l’échec du plan de modernisation. Ce site avait bénéficié d’un investissement de modernisation de 100 millions de francs et se positionne sur des pneus haut de gamme. Entre les deux sites, la différence de culture industrielle et sociale, comme de situation matérielle, est significative.
2. Le projet de complexe unique de 2007
Dès 2005, le groupe Goodyear a engagé un recentrage sur sa production tourisme, notamment en cédant au groupe Titan ses activités « pneumatiques agricoles » en Amérique du Nord. Dans un contexte qualifié par ses représentants de « très difficile à partir des années 2000 », le groupe Goodyear a choisi d’adopter des mesures d’adaptation (mesures d’amélioration continue, ajustement des capacités de production, réduction des frais généraux, frais de vente et frais administratifs, cession d’activités non stratégiques dont l’agricole précisément).
Selon le cabinet d’expert Secafi, entendu par la commission d’enquête : « En 2007, compte tenu de la situation des deux usines, la direction présente le projet dit “Groupe Complexe d’Amiens” (GCA) qui visait la création d’une structure commune aux deux établissements, l’objectif visé étant “de bâtir un projet pour assurer l’avenir industriel des deux sites d’Amiens”. Il est prévu à cette fin un investissement de 52 millions d’euros destiné à faire évoluer l’offre combinée, ainsi que l’accroissement du temps de travail et la modification de l’organisation du travail – la production en continu sur le mode 4x8, 35 heures de travail hebdomadaires en moyenne pour tous, le fonctionnement des usines 350 jours par an –, et enfin le non-remplacement des départs “naturels”.
Le point dur des négociations portait notamment sur le temps et sur l’organisation du travail. L’objectif affiché par la direction était d’accroître le nombre de jours travaillés pour qu’il atteigne 350 jours par an, et le nombre d’heures travaillées pour le porter à 1 707 heures par an. Pour nous, ces points n’apparaissaient pas comme les plus déterminants dans l’équilibre économique du projet. Le projet GCA est en effet fondé pour l’essentiel sur des investissements qui, à eux seuls, permettent d’améliorer de 9,1 points la position de coûts d’Amiens. Le cycle 4x8 sur lequel se focalisait le débat sur l’organisation du travail permettait une amélioration de 3,4 points. L’enjeu des investissements était donc bien plus important que celui de l’organisation du travail ». D’après plusieurs interlocuteurs de la commission, ces mesures devaient s’accompagner de la suppression de 450 postes sur trois ans.
Selon le groupe, il s’agissait, en regroupant les deux établissements séparés par une rue, de faire du « complexe unique » d’Amiens un centre d’excellence du groupe Goodyear en Europe.
La rapporteure reviendra infra sur le détail de la question des rythmes de travail.
Selon les personnes entendues, les négociations engagées sur la modification du rythme de travail durent entre six mois (cabinet d’experts consultants Secafi assistant le comité central d’entreprise) et un an (Mme Catherine Charrier, secrétaire CFE-CGC du comité central d’entreprise de Goodyear Dunlop Tires France) ; il convient donc de préciser la chronologie des consultations.
En octobre 2007, aucun accord n’ayant pu être trouvé entre l’entreprise et les représentants des salariés, un référendum a été organisé sur les deux sites. Entre 65 % et 73 % (selon la source considérée) des salariés émettent un vote négatif.
Le 17 mars 2008, le groupe Goodyear Dunlop Tires France signe un accord relatif au passage aux 4x8 avec les syndicats CGT, CFTC et FO du site d’Amiens-Sud.
La manière dont chacun des interlocuteurs de la commission d’enquête s’est exprimé au sujet des consultations menées par le groupe Goodyear sur la même question est exemplaire de la singularité de la situation.
Au sujet de la consultation du site Dunlop Amiens-Sud, les représentants du syndicat CFTC ont considéré que : « Le 17 mars 2008, notre organisation a signé pour Amiens-Sud l’accord 4x8, assorti de contreparties financières significatives : une prime de 3 500 euros bruts pour les salariés en 3x8 passant aux 4x8, une prime de 5 500 euros pour les salariés des équipes de suppléance passant aux 4x8, ainsi qu’une augmentation de salaire de 220 euros par mois. Il s’agissait là d’une grande avancée en matière de pouvoir d’achat des salariés – environ 20 % de salaire net. L’accord comportait également l’engagement du groupe d’investir 25,7 millions d’euros sur cinq ans. À ce jour, mesdames, messieurs, le groupe a injecté 44 millions sur le site ! »
De son côté, Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France a indiqué : « En mars 2008, les syndicats de l’usine d’Amiens-Sud – y compris la CGT, largement majoritaire sur le site – signent l’accord 4x8. La direction de Goodyear avait donné la date du 25 avril 2008 comme date butoir pour la signature à Amiens-Nord. Le 26 avril 2008, la CFE-CGC demande à la direction d’organiser une consultation du personnel d’Amiens-Nord sur ce projet. La question posée est : “Pour préserver votre travail, êtes-vous prêt à passer aux 4x8 ?” Cette proposition de nouvelle organisation de travail recueille, parmi les 54 % de personnes ayant participé à la consultation, 73 % d’avis favorables.
Au regard de ce résultat, la CFE-CGC d’Amiens-Nord signe l’accord 4x8. Malheureusement, la CGT d’Amiens-Nord et le syndicat SUD du même site dénoncent cet accord. Celui-ci ne peut donc être mis en œuvre dans cette usine.
Ainsi, l’usine d’Amiens-Sud passe aux 4x8. Mais pour l’usine d’Amiens-Nord, c’est le début de la fin : en refusant le passage aux 4x8, elle sort de la logique industrielle de Goodyear. »
Pour sa part, M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, a exposé que : « Si l’accord n’a pas pu être mis en œuvre chez Goodyear [site d’Amiens-Nord], les syndicats de Dunlop [site d’Amiens-sud] l’ont avalisé alors qu’il avait été rejeté par 75 % de ceux qui étaient directement concernés par la nouvelle organisation en 4x8 et qui ont vécu ce choix syndical comme une véritable trahison ». Contestant l’affirmation qu’une majorité favorable à 73 % des salariés consultés s’était dégagée pour le site Dunlop, il précise : « Pour nous, seuls les salariés concernés par cette nouvelle organisation du travail devaient être consultés, mais nous étions prêts à accepter le principe de deux consultations : l’une de l’ensemble du personnel et l’autre des seuls concernés. La direction a refusé un tel compromis pour ne prendre en compte que le vote de l’ensemble du personnel. C’est ce qui explique la différence des résultats. S’il est vrai que 73 % du personnel ont approuvé l’accord, celui-ci a été rejeté par 75 % des personnels concernés. »
Enfin, M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens Nord, livre sa version des faits : « Le 17 mars 2008, les syndicats de chez Dunlop signent les 4x8 contre l’avis des salariés ; s’ensuit une grève du personnel avec des débordements et, une fois encore, des licenciements à la clef. Chez Goodyear, la situation est toujours la même : les salariés refusent les 4x8. La direction accepte néanmoins de revenir discuter et elle organise une seconde consultation avec deux syndicats minoritaires : le syndicat CFE-CGC, syndicat catégoriel qui ne représente que deux catégories de personnels à savoir la minorité – notamment des gens non concernés par le travail posté et par les 4x8 – et un syndicat CFTC qui, à l’époque, n’est même pas élu puisque représenté par une personne mandatée. Or 71,7 % des salariés refusent les 4x8.
Quand ce second référendum a été organisé, contre l’avis du personnel, trois organisations syndicales, la CGT Amiens-Nord, SUD et la CFDT, ont appelé au boycott de cette consultation pour la simple et bonne raison que la question posée n’était pas la bonne. Nous considérions que lancer un second référendum était un déni de démocratie. Sur l’ensemble du personnel concerné, on comptait, pour les salariés postés – 3x8 et SDL [samedi, dimanche, lundi] –, 1 148 inscrits parmi lesquels 328 sont allés voter. Or pour atteindre le quorum il fallait 575 votants. Dès lors, pour le seul collège des salariés postés, le vote était caduc. Pour les salariés de jour, non concernés par les 4x8 et le changement de l’organisation du temps de travail, on comptait 307 inscrits parmi lesquels 244 sont allés voter et 91 qui ont tout de même voté contre. Si l’on ajoute ceux qui n’ont pas voté, et qui par là ont lancé un message fort, et ceux qui ont voté non, on totalise 911 personnes sur 1 455 inscrits. On est donc très loin d’un résultat favorable ».
Proposition n° 1 : Instituer les conditions d’une réelle démocratie à l’occasion des consultations des salariés, où ne doivent s’exprimer que les personnes concernées par les mesures en cause.
Il n’est pas inutile de noter, dès à présent, que M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de Goodyear Dunlop Tires France, vice-président Finance de Goodyear Dunlop Tires Europe, a indiqué à la commission que : « L’usine d’Amiens-Sud, quant à elle, est gérée par la société Goodyear Dunlop Tires Amiens Nord (GDTAS).[...] À partir du moment où le projet de complexe unique a été rejeté, nous avons décidé de créer une société distincte pour donner sa chance à Amiens-Sud et y permettre la réalisation des investissements que nous souhaitions réaliser pour garantir un avenir aux salariés de cette société. La société GDTAS existe depuis le 19 mars 1999. »
3. Les projets de plan de sauvegarde de l’emploi de 2008 et 2009
a. Le plan de sauvegarde de l’emploi de 2008
Prenant acte de la situation, et devant l’impossibilité de mettre en œuvre l’organisation du travail en « 4x8 », la direction de GDTF a conclu à l’absence de perspectives de rétablissement de la compétitivité de l’établissement d’Amiens-Nord et a présenté, au printemps 2008, un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) concernant 402 postes. Ce plan consistait à réduire la production du site d’Amiens Nord, afin de sauvegarder la compétitivité de l’activité pneumatiques tourisme du Groupe dans la zone EMEA. Il a été suspendu par le tribunal de grande instance de Nanterre qui a fait « interdiction à la société GDTF de mettre en œuvre les PSE tant que les nouvelles procédures d’information et de consultation n’auront pas été menées à leur terme sous peine d’une astreinte de 1 000 euros par infraction constatée ». Une des motivations du TGI était que cinquante-huit postes du site d’Amiens-Sud, correspondant au nombre de salariés qui avaient refusé de signer l’avenant à leur contrat, avaient ensuite été ajoutés à la liste des suppressions prévues.
b. Le plan de sauvegarde de l’emploi de 2009
Au mois de mai 2009, considérant qu’il n’était pas possible d’améliorer la compétitivité de la fabrication de pneumatiques pour voiture de tourisme sans les investissements et les changements d’organisation du travail envisagés, la direction de GDTF, alors que la crise économique se traduisait par une très forte baisse de l’industrie automobile, a présenté un plan d’arrêt de cette production, concentrant l’activité de l’établissement sur la fabrication de pneumatiques agraires. Ce plan entraînait une forte diminution des effectifs employés à Amiens-Nord.
D’après M. Pierre Ferracci, président de Secafi : « L’impact potentiel de ce nouveau plan était la suppression de 817 postes. Ce plan et les plans successifs présentés par la direction ont été assez systématiquement suspendus par les tribunaux. Des médiations ont été entreprises, qui n’ont pas abouti. L’une des médiations, avec l’accord des deux parties – la CGT, syndicat majoritaire à Amiens, et la direction – avait été confiée à mon collègue Laurent Rivoire, directeur associé de Secafi ; ce qui m’avait intrigué car, généralement, on choisit pour médiateur une personnalité extérieure. En dépit de son acharnement et de ses compétences, cette médiation a échoué, comme a échoué par la suite la médiation confiée au regretté Bernard Brunhes. »
Saisi par la CGT, le tribunal de grande instance de Nanterre a, le 28 août 2009, suspendu le plan de sauvegarde de l’emploi en considérant que les informations données au comité central d’entreprise étaient incomplètes au sujet de la restructuration du site d’Amiens-Nord et que le plan présenté n’était pas complet sur le devenir de la production des pneumatiques agricoles.
4. La proposition de reprise des activités agraires par le groupe Titan et un plan de départs volontaires en 2012
a. Un nouveau plan de sauvegarde de l’emploi représenté en 2011
Dès le mois de septembre 2009, le groupe Goodyear faisait part de négociations en cours avec le groupe Titan afin de lui céder ses activités agricoles en Amérique du Sud et en Europe. La cession du site d’Amiens-Nord, pour lequel Titan avait montré son intérêt, se trouvait ainsi comprise dans ce vaste mouvement. Dans son rapport de mission de médiation remis le 28 juin 2010, Bernard Brunhes montrait que : « Les responsables du site d’Amiens-Nord et du groupe Goodyear en Europe espéraient que les négociations en cours au niveau mondial pourraient aboutir très rapidement. La complexité de cette opération, compte tenu de la dimension des deux groupes concernés, basés aux États-Unis, et de la législation américaine, explique les délais actuels. »
Il soulignait ensuite : « Mais le groupe Goodyear a fait connaître sans ambiguïté son intention ferme de poursuivre et de développer lui-même son activité de production de pneus agraires dans ses usines s’il advenait que le groupe Titan ne donnait pas suite à ses intentions. »
En 2011, la direction a proposé un nouveau PSE (reprise du précédent) de 817 licenciements, soit la suppression de la totalité de l’activité tourisme.
Ce nouveau plan était lié à la reprise de l’activité agricole par le groupe Titan. Nombreux sont les interlocuteurs de la commission d’enquête qui ont fait part de leurs efforts pour faire aboutir le projet. M. Xavier Bertrand, ancien ministre du travail, de l’emploi et de la santé a indiqué que : « Sous la présidence de Bruno Dupuis [à l’époque conseiller santé, sécurité au travail et inspection du travail auprès de M. Bertrand] une rencontre a été organisée le 3 janvier 2011, à la direction générale du travail, avec la CGT, assistée de Me Fiodor Rilov, et le cabinet Secafi, représentant le CCE de Goodyear France. M. Campbell a présenté son plan de développement et les engagements que consentirait Titan pour reprendre l’activité agraire d’Amiens-Nord. Il a dévoilé sa stratégie, en explicitant sa volonté de fabriquer des produits pondéreux en Europe et de disposer à Amiens d’une base complète réunissant fabrication, réseau commercial et R&D. Il a répété que Titan n’irait pas au-delà de ses engagements, notamment pour la fabrication des pneus de tourisme : Goodyear devrait accompagner la cessation d’activité. »
De son côté M. Gilles Demailly, maire d’Amiens, fait état d’une réunion « mémorable », tenue en 2011 avec le président du conseil général, le représentant de la région et M. Maurice Taylor, président de Titan. À cette occasion, M. Taylor a confirmé qu’il ne reprendrait la partie agraire qu’une fois que les licenciements auraient eu lieu.
Enfin, M. Michel Delpuech, préfet de la région Picardie du 2 mars 2009 au 26 août 2012, dans la contribution écrite qu’il a adressée à la commission (1), se souvient : « Le 26 mai 2011, je retrouvais M. Taylor à Bercy où avait été organisée, à mon initiative, une réunion au cabinet du ministre de l’industrie : M. Taylor y présenta, sans données nouvelles, les éléments de son projet de reprise et, ce jour-là, les représentants de Goodyear acceptèrent l’idée d’une table ronde permettant à Titan de présenter son projet aux représentants du personnel. Et c’est ainsi que, le 21 juillet 2011, se tenait en préfecture, salle République, la réunion quadripartite État/Titan/direction Goodyear/syndicat Goodyear, que j’avais proposée. » Et M. Delpuech d’observer que : « Cette réunion s’est déroulée dans un bon climat, et le contact y avait été bon entre M. Taylor et M. Wamen, ce qui ne m’avait pas surpris au vu du tempérament et de la personnalité de l’un et de l’autre. »
M. Xavier Bertrand a, par ailleurs, fait état d’autres rencontres ayant eu lieu au cours du premier semestre de l’année 2012. Il cite notamment : « le 4 janvier 2012, un entretien bilatéral d’une demi-journée, facilité par la présence d’un interprète, entre Bill Campbell et Mickaël Wamen. Les relations s’étant renouées entre la CGT et Titan, M. Campbell s’est engagé à apporter des précisions par écrit et en français, ainsi qu’un plan de développement répondant aux demandes formulées à propos du document en anglais sur lequel il s’était appuyé lors de sa présentation » ; ainsi qu’un entretien, le 12 janvier entre le ministère et M. Arthur de Bock, président de Goodyear-Dunlop pour la zone EMEA qui s’était, à l’époque, engagé à « réunir l’implantation de Titan et créer des conditions favorables à la poursuite, voire au développement de l’activité agraire, ce qui sauverait plus de 500 emplois ».
Au mois d’octobre 2011, saisi par la CGT, le juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre a ordonné à la direction de Goodyear Dunlop de fournir des documents supplémentaires concernant son projet de cession de l’activité de pneus agricoles au groupe américain Titan. Le PSE se voyait, une fois de plus, suspendu.
b. Le plan de départs volontaires présenté en 2012…
Entendu par la commission d’enquête, M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France, a indiqué : « Au début de l’année 2012, afin de parvenir à un accord satisfaisant pour l’ensemble des intervenants, c’est-à-dire gagnant-gagnant pour les salariés, les organisations syndicales, les autorités publiques, Goodyear et Titan, a germé l’idée d’un plan de départs volontaires (PDV), pour donner la possibilité à ceux qui le voudraient d’être transférés chez Titan et à ceux qui souhaiteraient quitter l’entreprise – et ils étaient nombreux entre les seniors et ceux qui avaient un projet spécifique – de pouvoir le faire dans de bonnes conditions. »
Le 6 juin 2012, la direction de Goodyear annonce qu’elle renonce à la mise en œuvre du PSE au profit d’un plan de départs volontaires (PVD). De son côté, le syndicat majoritaire annonce, le même jour, avoir remporté une victoire. Un témoin, M. Virgilio Mota Da Silva, narre l’évènement : « Quelle ne fut pas notre surprise lorsqu’en juin 2012, la CGT annonçait avoir emporté une « victoire totale », selon ses propres termes : la direction abandonnait son projet de PSE au profit d’un plan de départs volontaires ».
Ce plan faisait état de l’engagement du groupe Titan sur une garantie d’emploi pour 537 salariés pendant deux ans, ainsi que sur 5 millions d’euros d’investissements et l’installation de leur siège européen à Amiens-Nord.
Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), a indiqué à la commission que : « la négociation concernant les seniors, à savoir les salariés nés au plus tard le 31 décembre 1956, portait sur les montants suivants : les salariés ayant 25 ans d’ancienneté devaient percevoir 125 000 euros bruts, et ceux ayant 35 ans d’ancienneté 178 000 euros bruts. À ces sommes s’ajoutait le portage salarial d’un dispositif permettant aux salariés, dans le cadre du congé de reclassement, de percevoir pendant 24 mois maximum une somme correspondant à 67 % de leur salaire en attendant l’âge de la retraite. Les salariés porteurs d’un projet de création d’entreprise percevaient 85 000 bruts après 12 ans d’ancienneté, 110 000 euros après 20 ans d’ancienneté, et 138 000 euros après 25 ans d’ancienneté, auxquels s’ajoutait la somme de 20 000 euros au titre de la création d’entreprise et un congé de reclassement de neuf mois pour permettre au salarié de développer son projet. »
Sur les conditions de discussion de ce plan, plusieurs façons de voir les choses se sont exprimées. Un fait est avéré : la direction du groupe Goodyear et la CGT ont discuté de façon bilatérale les contours du PVD dans le cours du premier semestre de l’année 2012. Mme Charrier, elle-même militante syndicale CFE-CGC, a indiqué à la commission : « En janvier 2012, la CGT, à sa demande, entame des négociations avec la direction de Goodyear pour transformer le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) de l’activité tourisme en plan de départs volontaires (PDV) ». Pour sa part, M. Mickael Wamen a exposé : « En 2012, voyant que le projet est dans l’impasse – puisque venant de perdre une nouvelle fois devant les tribunaux –, la direction demande à la CGT Goodyear – et pas par hasard puisque nous sommes le seul syndicat possédant la majorité absolue pour valider un accord – d’ouvrir des négociations sur ce fameux plan de départs volontaires et sur les garanties d’avenir de l’activité agricole. »
Interrogée au sujet de cette singularité, Mme Charrier, apporte la réponse suivante : « Ce plan de départs volontaires a été négocié exclusivement par la CGT qui a refusé que les autres organisations syndicales interviennent. La CFE-CGC a accepté l’inacceptable – être tenue à l’écart – dans l’intérêt du personnel : pour permettre la signature de ce plan. J’ai très peu d’éléments sur la façon dont celui-ci a été négocié. Au cours de la négociation, une ou deux présentations intermédiaires de ce PDV ont été faites en CCE où des montants nous ont été présentés. Pourquoi ce PDV a-t-il échoué ? Pour une raison que j’ignore, d’un seul coup la CGT n’a plus voulu le signer. À l’époque, elle a argué du fait qu’il s’agissait d’un PSE déguisé puisque les gens partaient de l’usine. Il ne faut pas se leurrer : tout le monde savait depuis le début – et la CGT la première – que l’objectif était de vider l’usine. »
Consulté sur cette pratique, Me Michel Henry, avocat, a exposé à la commission : « En théorie, un employeur ne mène pas de négociations séparées avec des organisations syndicales. S’il le fait, les organisations évincées peuvent faire annuler par un juge l’accord ainsi conclu. En la matière, il existe pourtant une tradition ancienne. Jadis, dans les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), le patronat ne discutait qu’avec la CGT. Quand on lui a fait remarquer que cette pratique était interdite, il a parlé à la CGT avant de négocier avec les autres organisations. ».
c. Qui échoue en septembre 2012
Le 27 septembre 2012, la Direction de Goodyear retire le plan de départs volontaires en expliquant notamment que : « ce sont des considérations extérieures à cet accord qui ont poussé les partenaires sociaux à ne pas signer, et en l’occurrence des garanties jugées insuffisantes par la CGT ».
D’après M. Wamen, la CGT a accepté la négociation avec le groupe Goodyear une fois l’assurance que Titan : « accepte de reprendre l’activité agricole sans exiger au préalable la cessation de l’activité tourisme » obtenue. Au cours des discussions, un autre point d’achoppement apparaît, toujours selon M. Wamen : « on s’aperçoit, au fil du temps, que le groupe Titan campe sur ses positions et n’entend pas aller au-delà de deux ans d’investissements puisqu’il prétend ne pas connaître l’avenir du marché agricole – ce qui est complètement faux : tous les experts d’Europe et du monde savent pertinemment que le marché agricole dans le secteur du pneu radial est fort lucratif et amené à se développer, sa croissance devant quasiment doubler pendant les cinq prochaines années. Le groupe Titan ne veut pas donner de garanties […] alors que la justice française exige que le chiffre d’affaires prévisionnel donné par le groupe soit de cinq ans et non deux ans ». M. Wamen a ensuite indiqué à la commission qu’après trois mois de ces discussions, la direction de Goodyear a convoqué une réunion exceptionnelle du comité central d’entreprise au siège de la société avec à l’ordre du jour la validation du plan de départs volontaires et du projet Titan. M. Wamen a signalé que l’usage veut que les documents de travail préparatoire à ce type de réunion soient remis aux intéressés sept ou huit jours à l’avance et que, cette fois : « La direction arrive avec un tas de documents qu’elle nous remet en mains propres ». Il indique que les délégués réalisent alors que les documents qu’on leur demande d’avaliser ne constituent que : « la reprise exacte du plan social invalidé par la justice à trois reprises – c’est ce qu’on appelle un accord de méthode et non pas un plan de départs volontaires ». Il indique ensuite que, devant le refus du syndicat de donner un avis sur un document qui n’était pas celui négocié : « la direction claque la porte et annonce, le 27 septembre, que la CGT refuse de discuter alors qu’elle était prête à tout signer ».
Cette version des faits n’est cependant pas partagée par M. Henry Dumortier qui a déclaré devant la commission : « alors qu’on négociait en septembre les virgules de l’accord – j’ai la preuve de ce que j’avance : les documents de juin et de septembre sont identiques à quelques virgules près –, nous nous heurtons tout à coup à une volte-face incompréhensible de la part de l’organisation syndicale majoritaire à Amiens-Nord pour deux raisons que vous connaissez : le passage de deux à sept ans des garanties données par Titan en matière de maintien de l’emploi et l’accusation selon laquelle le PDV serait devenu un PSE déguisé. Le PDV était dès lors condamné ».
D’après Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), les services de la DIRECCTE sont intervenus, au titre de l’aide au dialogue social, dès le mois de juin 2012 dans le cadre de la négociation du plan de départs volontaires qui a donné lieu à quatorze réunions : « de négociation entre Goodyear et les partenaires sociaux, essentiellement la CGT. L’État est intervenu dans le cadre de réunions en préfecture, en présence des préfets de la Somme, MM. Delpuech et Cordet, pour essayer de régler les points de blocage et préciser le cadre légal des discussions entre les partenaires sociaux ». Mme Pernette évoque ensuite la dernière réunion du 12 septembre au cours de laquelle les services de la DIRECCTE ont considéré la question des départs des plus âgés était réglée dans le PVD.
Elle poursuit en indiquant : « Il me semble que nous étions sur le point de signer un accord final, mais deux nouveaux points de blocage sont apparus : le premier portait sur la demande faite par l’entreprise à la CGT de renoncer aux actions juridiques individuelles et collectives ; le second portait sur le remplacement progressif des équipements tourisme par les équipements agraires. Le troisième point de blocage, commun à toutes les négociations, vient de l’engagement du groupe Titan de maintenir l’emploi pendant deux ans, durée que la CGT souhaitait fixer à cinq ans. » Il semble, par ailleurs, que les discussions se sont poursuivies au-delà du 27 septembre 2012 puisque Mme Pernette a évoqué devant la commission une réunion du CCE du 19 octobre 2012 : « Nous avons compris qu’il n’y aurait pas d’accord en septembre. Le 19 octobre, au cours d’une réunion extraordinaire du CCE, la baisse de la production a été annoncée et il a été fait allusion aux 44 intérimaires. Nous avons appris ensuite que des négociations ont eu lieu entre la direction et la CGT sur trois points encore en discussion, dont la demande de garantie, à l’origine de cinq ans, mais qui est passée le 12 décembre à sept ans à la demande de la CGT. »
La commission n’a pu que s’interroger sur la question de la durée de la garantie demandée au groupe Titan : cinq ou sept ans.
Elle a donc entendu à cet effet Me Fiodor Rilov, avocat du comité central d’entreprise et de la CGT de Goodyear Dunlop Tires France. Celui-ci a déclaré : « Nous avions choisi de ne fixer ni pourcentage de production ni durée d’engagement. Mais, d’après l’avocat américain qui tentait d’entrer en relation avec Titan, le meilleur moyen de nouer la discussion était de remplir les blancs [dans le document en discussion]. Après nous avoir consultés, il a rédigé une clause qui fixait une durée. Pas plus que nous, il n’a obtenu de réponse. Quelques mois plus tard, cependant, nous avons eu la surprise de constater que cette clause était parvenue à son destinataire, qui nous accusait – sans fondement – d’exiger un engagement de sept ans ».
Sur le même sujet, Me Joël Grangé, avocat de Goodyear Dunlop Tires France, a déclaré : « Les discussions entre la CGT et Titan étaient cependant plus avancées que nous ne le pensions. Nous avons notamment découvert une pièce, qui porte le tampon Rilov, preuve qu’elle a été communiquée par mon confrère, établissant que, contrairement à ce que disposait la version française, dans laquelle les chiffres étaient remplacés par XXX, la version en langue anglaise transmise à Titan portait sur une durée d’engagement de sept ans et sur le maintien à Amiens d’une activité de 80 % de l’activité européenne du groupe. »
Hormis le fait que la plus parfaite incertitude règne au sujet de ce point de la négociation, la rapporteure observe que, si des discussions ont bien eu lieu entre la CGT et le groupe Titan, la cession éventuelle du site se fera entre les groupes Goodyear et Titan. Cela n’obère-t-il pas la valeur des engagements éventuellement pris par ce dernier ?
Par ailleurs, il est d’autant plus délicat d’apprécier des propos tenus par les défenseurs des parties en conflit que ceux-ci n’ont pas d’autre de tâche que de faire gagner leurs clients devant les tribunaux, plutôt que de rechercher l’exactitude des faits.
Les développements précédents montrent à l’envi qu’une certaine confusion caractérise le contexte des négociations conduites par les trois acteurs que sont les groupes Goodyear et Titan et la CGT, pour ne mentionner que ceux-ci. D’aucuns se sont interrogés sur le rôle de l’avocat de la CGT et du CCE du groupe Goodyear Dunlop Tires France ; c’est le cas de M. Xavier Bertrand, qui a estimé, au sujet de la réunion du 4 janvier 2012 : « Je m’étonne aussi qu’en l’absence de Me Rilov, M. Wamen ait paru plus désireux de négocier que lorsqu’il était accompagné par lui. Quelle stratégie l’avocat de la CGT a-t-il poursuivie dans ce dossier, notamment quand celui-ci semblait proche de se dénouer ? »
Pour sa part, à ce sujet, M. Delpuech a considéré : « Son influence sur M. Wamen était très forte, et sur le projet de Titan, elle a sans doute joué un rôle décisif. Après que soit formalisé le projet de reprise de Titan, j’ai donc eu de très nombreux échanges avec Me Rilov qui a toujours apprécié, me semble-t-il, ces contacts et ma capacité d’écoute ; mais malgré tous mes efforts pour le convaincre du contraire – et il est vrai qu’il s’agissait davantage de ma part d’analyse que de preuve, et il ne pouvait en être autrement – Me Rilov a toujours considéré que la reprise Titan n’était qu’une “manipulation” de Goodyear ; il n’avait donc nulle confiance dans le projet, cherchant tous les éléments permettant d’en fragiliser la sincérité et, à l’évidence, il a su faire partager ce sentiment à M. Wamen… et cela en décalage certain avec la teneur des échanges directs entre MM. Wamen et Taylor lors de la table ronde du 21 juillet 2011. »
d. L’annonce de la fermeture du site et la présentation d’un plan de sauvegarde de l’emploi
Le 31 janvier 2013, la direction du groupe Goodyear Dunlop Tires France annonce la fermeture du site d’Amiens-Nord. Celle-ci s’accompagne d’un nouveau plan de sauvegarde de l’emploi.
Lors de son audition par la commission, M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France a présenté les grandes lignes de ce PSE (2).
Entendu par la commission d’enquête, M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social a indiqué que : « Depuis février 2013, Goodyear a engagé une procédure d’information et consultation portant cette fois sur un projet de licenciement de tous les salariés d’Amiens-Nord. La direction considère que cette procédure est achevée. Durant cette période, le dialogue judiciaire s’est largement substitué au dialogue social. »
B. LA MULTIPLICATION DES PROCÉDURES JUDICIAIRES
1. La qualification en droit du caractère réel et sérieux du motif économique justifiant les licenciements envisagés
a. De la capacité du juge à apprécier du caractère réel et sérieux
Le droit positif français, tel qu’il résulte du code du travail, prévoit que tout licenciement pour motif économique est motivé et justifié par une cause réelle et sérieuse (article L. 1233-2). De son côté, le licenciement économique est défini comme suit par l’article L. 1233-3 du même code : « Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification, refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques ».
Lors de son audition par la commission d’enquête, Me Fiodor Rilov a rappelé que le juge ne peut être saisi de l’appréciation du caractère réel et sérieux des difficultés excipées pour justifier un licenciement économique qu’après l’envoi des lettres de licenciement.
Il n’appartient bien évidemment pas à la commission d’enquête d’apprécier du caractère réel et sérieux du motif économique excipé par la société GDTF pour justifier sa volonté de fermer le site d’Amiens-Nord. Il s’agit d’ailleurs là d’une question complexe. Ainsi, lors de son audition, Me Michel Henry, avocat, a-t-il indiqué : « Depuis vingt ans, le contrôle du juge sur le motif économique s’est amplifié, jusqu’à ce qu’en décembre 2002, l’arrêt SAT rendu non par la chambre sociale mais par l’assemblée plénière de la Cour de cassation apporte un coup de frein à cette évolution. Un employeur, qui, pour redresser sa société, avait le choix entre trois options, avait choisi la plus dommageable pour l’emploi. La cour d’appel de Riom a considéré que sa décision excédait la mesure de ce qui était nécessaire pour assurer la compétitivité de l’entreprise. Cette formulation me paraissait pertinente : compte tenu de la double obligation qui pèse sur le chef d’entreprise – atteindre l’équilibre économique et sauvegarder l’emploi –, on peut lui demander de privilégier la seconde. La Cour de cassation a censuré la décision, en considérant qu’elle constituait une immixtion dans le pouvoir de gestion du dirigeant. »
Le professeur Antoine Lyon-Caen a, quant à lui, considéré que : « Ce qui s’est passé à Amiens s’est joué sur trois niveaux : un groupe a ordonné à une de ses filiales de fermer un établissement. Or le droit français ne permet pas de mettre en cause la responsabilité d’un groupe ni de considérer que l’intervention d’une société a été forcée. Même quand les juges ont conscience qu’un dirigeant n’a pas l’initiative des décisions – il peut exécuter un plan défini au sein du groupe par des instances plus ou moins formalisées –, même quand ils considèrent que le reclassement doit être recherché au sein du groupe, la responsabilité d’un licenciement n’incombe qu’à celui qui le décide formellement. »
M. Michel Henry a, pour sa part, relevé : « Selon la Cour de cassation, la fermeture d’un établissement – contrairement à la cessation de l’activité d’une entreprise – ne constitue pas nécessairement un motif de licenciement économique valable, la réalité de ce motif devant s’apprécier au niveau de l’activité du groupe. La Cour de cassation considère d’autre part que les sociétés mères ou holdings peuvent être tenues pour responsables en tant que co-employeurs. De ce fait, l’action en justice tend généralement à rechercher des informations qui permettront d’apprécier la validité des données économiques fournies par l’employeur. »
b. Un désaccord existe sur la réalité du caractère réel et sérieux
Il n’en demeure pas moins que la question a été abordée par nombre des interlocuteurs de la commission d’enquête, particulièrement par les plus impliqués dans le conflit.
Mme Catherine Charrier a considéré que : « L’usine d’Amiens-Nord fabriquant des pneumatiques à basse valeur ajoutée, qui ne se vendent plus, sa production a davantage baissé [que la moyenne des autres établissements Goodyear]. L’activité tourisme d’Amiens-Nord ne fabrique plus de pneus ; elle perd de l’argent tous les jours – environ 20 millions d’euros par mois. Économiquement, la situation n’est pas tenable. L’activité agricole en Europe perdait de l’argent ; c’est la raison pour laquelle Goodyear avait décidé de la vendre. »
Quant à la direction de GDTF, elle estime, qu’en 2011, la production de pneus tourisme à Amiens-Nord a été à l’origine d’une perte de 41 millions d’euros pour le groupe.
Devant la commission, M. Olivier Rousseau a échafaudé le raisonnement suivant : « Prenons l’exemple d’un pneumatique fabriqué à Amiens-Nord vendu 50 euros sur le marché français alors qu’il a coûté 70 euros à produire – à l’heure actuelle les coûts de production à Amiens-Nord sont supérieurs au prix de vente. GDTF est à la fois producteur et distributeur : en tant que producteur, elle a 8 % de marge et gagne donc 6 euros sur la fabrication du pneu ; en tant que distributeur, elle a 4 % de marge et gagne donc 2 euros sur la vente du pneu. GDTF gagne donc sur ce pneu 8 euros de marge : 6 euros pour la production et 2 euros pour la vente. Or ce pneumatique a coûté 70 euros. Le résultat économique pour le groupe se solde donc par une perte de 20 euros. »
Des divergences de vue se font jour selon que l’on cherche à évaluer la rentabilité d’un site ou celle d’un groupe industriel de dimension internationale, certains interlocuteurs de la mission étant susceptibles, tour à tour, d’user d’un point de vue ou d’un autre.
Dans le rapport rendu en 2012 par le cabinet Secafi, il est possible de lire : « Compte tenu de l’organisation du groupe Goodyear et des modalités de gestion du groupe, les résultats pertinents sont à apprécier au niveau de la zone EMEA. En effet, les sites de production sont comptablement des façonniers, leurs comptes n’incluent ni l’ensemble des coûts nécessaires à la production (par exemple pas de coûts matières), ni à fortiori les coûts relatifs à la mise en marché (transports, frais administratifs et commerciaux…), de même que leurs revenus ne reflètent pas non plus le prix de vente final de Goodyear aux distributeurs ».
Le tableau et le graphique, page suivante, montrent que la baisse de charge de l’établissement d’Amiens-Nord n’est pas liée au mix de production mais aux décisions du groupe (Source : cabinet Secafi).
Pour sa part, M. Virgilio Mota Da Silva, a estimé que « la direction prétend qu’il est compliqué de distinguer la part d’Amiens-Nord dans la comptabilité globale du groupe GDTF – il faudra bien pourtant qu’elle en fasse état devant le juge ».
M. Olivier Rousseau a indiqué à la commission que le résultat net de l’année 2012 pour la France était de 21,5 millions d’euros. Cependant, à la demande de la rapporteure d’une comparaison entre les chiffres de la France et ceux de la zone EMEA, celui-ci a répondu : « Le résultat net pour la zone EMEA n’est pas disponible, en l’absence d’une société qui disposerait de données consolidées : seules sont disponibles les données pour l’Europe de l’Ouest, à travers la joint-venture. Pour l’ensemble de l’EMEA, le résultat d’exploitation est publié tous les trimestres. »
D’après le groupe GDTF, la fermeture de l’établissement d’Amiens-Nord a été décidée à cause de l’impossibilité de réaliser le projet de site unique envisagé en 2007 et parce que l’établissement n’était plus rentable. Les circonstances se trouvant à l’origine de cette non-rentabilité font, elles aussi, débat. Ainsi M. Pierre Ferracci, président de Secafi, a-t-il déclaré devant la commission : « Étant donné la volonté manifestée par le groupe de recentrer ses activités pour tenir compte de l’évolution évidente du marché vers les produits à forte valeur ajoutée, Goodyear voulait-il réellement restructurer les deux sites d’Amiens ? L’activité « tourisme » d’Amiens-Nord était-elle condamnée d’emblée ? Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question. La stratégie de recentrage des deux usines d’Amiens demandait de lourds investissements et, du point de vue de la direction, un compromis social sur les investissements et sur l’organisation du travail et le temps de travail. Il est évident qu’à partir du moment où cet accord n’est pas intervenu, le recentrage de Goodyear a continué de se faire aux niveaux mondial et européen – avec, notamment, le développement de la production en Europe de l’Est, où les coûts de production sont plus bas – et que la partie a été progressivement abandonnée à Amiens-Nord puisqu’il était impossible pour la direction de faire passer ses objectifs de réorganisation puis d’investissement. […] Ce site n’est pas rentable aujourd’hui parce qu’il a été l’objet de sous-investissements – dont on peut analyser les origines et les causes de façons différentes – et parce que le recentrage projeté n’est pas intervenu. Il me paraît en tout cas évident que l’activité « tourisme » est dans une situation extrêmement peu compétitive ».
Enfin, M. Bruno Dondero, professeur agrégé de droit à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne), a considéré : « En l’espèce, la société [d’Amiens-Nord] exerce l’activité de façonnier. Elle réalise des pneus à la commande, pour des sociétés du groupe, qui les livrent à ses clients. Il existe un décalage entre l’autonomie formelle de la personne morale, tenue de défendre son intérêt, et son mode de gestion. Dès lors que le groupe lui rembourse ses coûts en lui consentant une faible marge, il est difficile d’apprécier sa rentabilité d’une société. Celle-ci appartient à une chaîne de fonctionnement, mais ne recherche pas de clients et ne développe pas d’activité propre. On comprend que les salariés soient frustrés de s’entendre dire qu’ils ne sont pas rentables, car Goodyear France n’a jamais eu la maîtrise de sa rentabilité. Cette société sans autonomie a évolué comme on le lui demandait, dans des conditions convenues avec le groupe ou imposées par celui-ci ».
Rappel du droit applicable aux procédures de licenciement économique collectifs
et à leurs plans sociaux d’accompagnement
Les différentes phases de la procédure de licenciement et de plans d’accompagnement
La procédure de licenciement économique se compose de plusieurs phases. Elle est précédée d’une consultation ou information préalable : la consultation des représentants du personnel, l’information de l’administration (la DIRECCTE), l’envoi de la lettre de licenciement, et l’entretien préalable avec le salarié (sur les conditions de l’obligation, modalités de la convocation, déroulement de l’entretien). Il existe deux types de procédures d’information/consultation. La première porte sur la réorganisation et les aspects économiques. A son issue, le comité d’entreprise rend un avis. La deuxième porte sur le motif économique des licenciements envisagés, les critères de licenciement permettant d’élaborer l’ordre de licenciements et le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Elle fait intervenir les représentants du personnel et les experts comptables.
Les mesures d’accompagnement comprennent plusieurs éléments : le plan de sauvegarde de l’emploi, le contrat de sécurisation professionnelle (ASP), l’allocation de sécurisation professionnelle (CSP), le congé de reclassement, le congé de mobilité, le congé de conversion, la cellule de reclassement, l’allocation temporaire dégressive.
Le plan de sauvegarde de l’emploi est l’ancien plan social prévu par la loi du 2 août 1989. Le plan de sauvegarde de l’emploi a été institué par l’article L. 321-4-1 du code du travail. Il est prévu par les articles L. 1233-61 à L. 1233-64, L. 1235-10 et L. 1235-11 du même code. Il a pour but d’éviter les licenciements ou, à défaut, d’en limiter le nombre. Le PSE vise également à faciliter le reclassement des salariés dont le licenciement ne pourrait être évité. Un plan de départ volontaire peut être proposé par l’employeur dans le cadre du PSE, d’un accord collectif ou d’un accord de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Ce dispositif n’est pas prévu dans le code du travail ; il a été validé par la chambre sociale de la Cour de cassation (arrêt du 26 novembre 1984).
Les différentes phases et l’information des salariés dans le cadre de la procédure de licenciement ont été modifiées par plusieurs réformes successives. La loi du 17 janvier 2002 n’a pas clarifié ou rendu plus lisible le processus de licenciement. Elle a permis de contrer les logiques purement financières ou boursières, notamment par un renforcement du processus de consultation du comité d’entreprise.
La loi Fillon de 2003 n’abroge pas la loi de 2002, mais suspend les dispositions essentielles portant principalement sur la faculté du comité d’entreprise CE de s’opposer au projet économique et de recourir à un médiateur. Elle institue une suspension/négociation interprofessionnelle, au cours de laquelle les partenaires sociaux sont appelés à négocier un accord interprofessionnel qui porte sur les procédures de prévention des licenciements économiques, les procédures d’information consultation et le PSE. En outre, des accords expérimentaux d’entreprise ou accords de méthode sont institués pendant la période transitoire. Des accords majoritaires peuvent ainsi être rendus s’agissant de l’information et de la consultation, des représentants du personnel lorsque l’employeur projette de prononcer un licenciement de 10, salariés au moins sur une période de 30 jours.
La loi du 18 janvier 2005 ouvre trois axes de renforcement du processus : la négociation et l’anticipation préalables par l’obligation de négocier une « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » tous les trois ans dans les entreprises de moins de 300 salariés et dans les branches professionnelles ; l’assouplissement du processus par l’abrogation de la suspension introduite par la loi Fillon ; la sécurisation juridique par l’introduction d’une série de prescriptions abrégées. L’action en référé devant le tribunal de grande instance portant sur la régularité de la procédure de consultation est désormais introduite dans les 15 jours suivant les réunions des comités. La contestation portant sur la régularité ou la validité du licenciement est introduite dans les 12 mois à compter de la dernière réunion des comités, et pour les actions individuelles, à compter de la notification du licenciement.
Plusieurs juridictions sont compétentes pour l’appréciation de la validité du plan social et du plan d’accompagnement. Pour contester la validité du PSE, le CE doit saisir le TGI. Dans le cadre d’une démarche individuelle, le salarié doit saisir les prud’hommes. En dernier ressort la Cour de cassation (chambre sociale) est compétente. S’agissant de la contestation du plan social, il relève en dernier ressort de la Cour de cassation (chambre sociale).
Les critères d’appréciation de la régularité du plan de licenciement
et du plan d’accompagnement
C’est par la loi Soisson de 1989 qu’est donnée une définition des motifs économiques, selon une appréciation souple. L’art. L. 1233-3 du code du travail lui donne trois acceptions : le licenciement effectué pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié, le licenciement doit résulter d’une suppression d’emploi, d’une transformation ou d’une modification du contrat refusé par le salarié. Celles-ci doivent enfin être « consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations techniques ».
La jurisprudence de la Cour de cassation est venue compléter cette définition en imposant le caractère indispensable à la sauvegarde de la compétitivité pour justifier la réorganisation. Par ailleurs, la sauvegarde de la compétitivité est un motif légitime pour justifier le licenciement. En outre, l’arrêt SAT de juillet 2009 précise que le juge ne peut se substituer à l’employeur pour contrôler le choix effectué entre les différents projets, et il ne peut en contrôler que la licéité. En vertu des arrêts dits des Pages Jaunes de 2006, « la réorganisation de l’entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d’activité du groupe auquel elle appartient ». La Cour de cassation apprécie les motifs économiques au regard de la situation de l’entreprise et non des services ou des établissements et du secteur d’activité du groupe si l’entreprise qui licencie est l’entité d’un groupe.
En outre, la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi a précisé dans son article 13 la notion de motif économique qui peut résulter d’une suppression ou d’une transformation d’emploi, d’une modification, refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail pour raisons économiques, de difficultés économiques de l’entreprise, de la sauvegarde de sa compétitivité, ou de sa cessation d’activité.
En ce qui concerne caractère réel et sérieux du licenciement, il n’est pas défini dans le code du travail s’apprécié au regard de la jurisprudence. L’article 23, alinéa 6 de la loi du 19 juillet 1928 précisait que « le jugement devra, en tout cas, mentionner expressément le motif allégué par l’auteur de la rupture » du contrat de travail. La loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 n’a pas modifié ces dispositions légales.
Les dispositions de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 instituent un nouveau cadre pour anticiper les difficultés, en discutant le plus tôt possible les orientations stratégiques et leurs conséquences. Cependant, le présent rapport n’a pas pour objet de les commenter puisque les procédures concernées encore en cours sont antérieures.
De son côté, M. Virgilio Mota Da Siva a exposé que : « La justification par le motif économique relève de la responsabilité de l’employeur. La direction affirme qu’elle arrivera à en prouver le bien-fondé devant les tribunaux : je demande à voir. En tout état de cause, si elle y parvient c’est qu’elle l’aura fabriqué de toutes pièces. Je vous renvoie à l’analyse du dernier PSE par le cabinet Secafi. Selon ce rapport, notre usine ne tourne qu’à 20 % de ses capacités, ce qui engendre des coûts supplémentaires considérables. Il semble cependant que le site peut encore être rentable, tous ses équipements étant amortis.
En tout cas, la direction a sciemment dégradé la situation du site depuis 2000 et surtout depuis 2007 : jusqu’à cette date au moins, l’activité de l’usine était suffisante pour supporter les coûts fixes et dégager des bénéfices. […] En tout état de cause, je ne dispose pas des chiffres qui me permettraient d’évaluer la pertinence du motif économique. »
2. Un nombre inédit de procédures connaissant des issues variables
Le groupe GDTF s’est plaint du nombre de recours en justice dont il a fait l’objet ; ce qu’a notamment exprimé devant la commission d’enquête M. Henry Dumortier : « L’organisation syndicale majoritaire à Amiens-Nord a judiciarisé à l’extrême le projet de fermeture. Goodyear a été assigné à dix reprises depuis le mois de juin [2013]. Sur septembre et octobre, nous irons ainsi dix fois au tribunal ». Au mois de février 2013, le journal Le Monde considérait que quinze procédures avaient eu lieu ou étaient en cours depuis l’année 2007. A l’heure où s’écrivent ces lignes, d’autres procédures sont, elles aussi, en cours.
Le nombre de ces procédures, peut surprendre quiconque est loin du dossier. Cependant, en conservant à l’esprit que, comme l’a indiqué Me Rilov lui-même, le recours contre le licenciement proprement dit ne peut intervenir qu’une fois le courrier reçu, un syndicat ne peut donc, en amont, en contester le fond. C’est bien ce qu’a indiqué M Wamen à la commission : « En six ans, nous n’avons jamais été dans l’obligation d’aller sur le fond pour faire invalider la procédure. Nous avons toujours gagné sur la forme. La justice a ordonné cinq fois à Goodyear de reprendre ab initio la procédure et de se conformer à la législation française en fournissant notamment aux représentants du personnel les éléments nécessaires à leur bonne information ».
Me Rilov, le 1er février dernier, a déclaré au journal Le Monde : « En l’état actuel du droit, en cas d’absence de motif économique, on ne peut gagner sur le fond qu’après le licenciement. »
De fait, la plupart des décisions de justice rendues à l’encontre du groupe GDTF au 31 janvier 2013 ont porté sur l’insuffisance d’information du personnel dans les documents produits par le direction. Cette insuffisance répétée a même pu surprendre de la part d’un groupe industriel de dimension internationale. Certes cinq ou six ans de procédure peuvent sembler spectaculaires, mais le groupe Goodyear est en partie comptable de cette durée : n’eut-il pas été plus simple de présenter d’emblée des documents inattaquables devant la justice ?
Dans ce contexte, d’aucuns, dont le syndicat majoritaire et son défenseur, ont l’intime conviction que le groupe Goodyear médite de longue date, non seulement la fermeture du site d’Amiens-Nord mais aussi, à terme, celui d’Amiens-Sud. Cela signifierait la suppression respective de 1 148 et 910 emplois dans un bassin industriel sinistré. Les investissements du groupe Goodyear, en Pologne notamment, n’ont pas été sans nourrir cette vision des choses. Le discours de M. Wamen étant qu’à ce jour, aucun emploi n’a été supprimé dans l’établissement d’Amiens-Nord grâce aux procédures qui ont interdit au groupe industriel d’y procéder.
Me Michel Henry a d’ailleurs considéré devant la commission : « L’abondance des décisions rendues dans l’affaire Goodyear n’a rien d’extravagant. Celle-ci dure depuis quatre à cinq ans. Les projets de la direction ont évolué plusieurs fois. Les données fournies aux représentants des salariés sont relativement opaques. La multiplicité des actions se justifie par l’obligation d’ajuster la réaction des instances représentant le personnel aux consultations. Sont intervenus ici les acteurs habituels de ces contentieux : le comité d’entreprise, comité de groupe ou comité consultatif, qui peut exiger une information pertinente afin d’émettre un avis éclairé, les syndicats, qui défendent les intérêts de la profession, et le CHSCT, qui prévient la détérioration des conditions de travail ». Certes, la multiplication des procédures dépêchées particulièrement par le syndicat majoritaire fait l’objet de bien des commentaires mais elle n’est en rien exorbitante du droit commun. A tort ou à raison, une stratégie juridique de rupture a été adoptée qui, en dernier ressort, constitue l’arme dont dispose un syndicat.
De son côté, Me Gilles Belier, avocat, a utilisé l’expression d’acharnement judiciaire.
Le professeur Antoine Lyon-Caen a relevé : « Dans l’affaire Goodyear, on peut estimer que la justice a bien fonctionné. Elle a été accessible, puisque les représentants du personnel ont facilement trouvé un juge. Celui-ci a rendu rapidement sa sentence. Enfin, la diversité des actions, des demandeurs et des juridictions n’a pas empêché la justice de statuer. Autant de preuves que notre appareil judiciaire est apte à réagir à des traumatismes sociaux aussi importants que la fermeture de l’usine d’Amiens-Nord. » Par ailleurs, Me Michel Henry n’a pas caché que : « L’action contentieuse est faite de ruses et de louvoiements, compte tenu de l’impossibilité de s’immiscer dans la gestion du chef d’entreprise. Ne pouvant contester la légitimité de ses décisions, on cherche à prendre en défaut son discours sur son projet économique. […] L’enjeu central du contentieux est de se situer en amont des décisions et non de faire reconnaître que des licenciements n’ont pas de cause réelle et sérieuse, ce qui n’est pas si difficile, comme l’ont montré, fin août, à Compiègne, la condamnation de Continental ou, fin septembre, la confirmation par la Cour de cassation de la décision prud’homale, au motif que la société n’avait pas fourni d’éléments justifiant les difficultés économiques dans le secteur d’activité concerné. Seul un juge judiciaire, celui des référés, auquel la Cour de cassation a confié des pouvoirs étendus en matière de contrôle des plans sociaux, est compétent pour agir. »
Me Fiodor Rilov, avocat du comité central d’entreprise et de la CGT de Goodyear Dunlop Tires France a considéré devant la commission que : « Sur le plan judiciaire, nous sommes loin d’être au bout des procédures. Le CCE, qui n’a encore intenté que des actions en référés, pourra bientôt engager des procédures sur le fond. Les procès que nous avons intentés n’ont pas toujours été couronnés de succès, mais ils nous ont permis de recueillir des bribes d’information. Celles-ci montrent par exemple que l’usine a été démantelée et que sa production a été confiée à d’autres structures de Goodyear.
L’action au fond que nous allons engager représentera un enjeu considérable. Il s’agit de remettre l’usine en l’état, en d’autres termes, d’annuler toutes les opérations qui ont été menées clandestinement pour transférer son activité. Cela dit, ce n’est pas à coups de procès que nous sauverons Amiens-Nord, car un jugement ne permet pas de pérenniser des emplois et ni de donner un avenir à un site. Seul un projet industriel peut y parvenir ».
II. UN DIALOGUE SOCIAL DIFFICILE
Au cours des auditions qu’elle a conduites, comme à l’occasion de son déplacement à Amiens, la commission d’enquête n’a pu que constater la singulière dégradation de ce qu’il faut, malgré tout, qualifier de « dialogue social ». Il est très vite apparu que c’est bien dès 1995 que la qualité de ce dialogue a fait question.
Ainsi, dans un article du journal Les Échos du 4 décembre 1995, peut-on lire que la direction du groupe Goodyear avait l’intention de mettre en place le travail en continu dans l’usine d’Amiens au 1er janvier 1996. Comme M. Wamen l’a, par ailleurs, indiqué à la commission, c’est l’inspection du travail qui a délivré « une dérogation à l’obligation de repos dominical, à condition de créer une équipe de suppléance qui ne travaille pas en même temps que les autres ». Après avoir relevé que l’ensemble des salariés avaient observé, au mois de septembre précédent, une grève de douze jours, l’article poursuit : « Pour justifier cette volonté de voir l’usine tourner sept jours sur sept, Jean-Pierre Serra, le directeur du site, écrivait le 4 septembre dernier au personnel : “Pour répondre à l’augmentation de la demande au niveau européen, il faudrait soit investir au moins 180 millions de francs pour agrandir l’outil de production, soit l’utiliser en continu. C’est un moyen de conforter notre position et d’améliorer la compétitivité”. » Il précise ensuite que ce système était, à l’époque, déjà appliqué chez Goodyear en Grande-Bretagne, aux États-Unis ; en France, il l’était chez Michelin, Continental et Dunlop. Et l’article de terminer en relevant : « Les organisations syndicales contestent avoir donné leur accord sur ce projet. La CGT, majoritaire dans l’usine, qui exigeait les 180 millions de francs [pour sa part, M. Wamen a évoqué 80 millions de francs] d’investissement et refusait tout travail le dimanche, a engagé un recours auprès du tribunal administratif. La CFDT se trouve doublée par l’administration, car elle avait proposé trois équipes de huit heures. Pour le moment, s’il n’est pas question de relancer le conflit, l’ambiance reste tendue et, en dépit de ces embauches, le personnel se montre inquiet sur l’avenir de l’entreprise. Officiellement considérée comme la plus rentable du groupe en fournissant quelque 24 000 pneus par jour, l’usine d’Amiens risque d’être concurrencée à terme par les deux unités acquises par Goodyear en Pologne ».
Le rôle de médiateur de terrain de la DIRECCTE
La commission d’enquête a auditionné Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territorial de la Somme, à la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), qui a été à ce poste entre décembre 2011 et novembre 2013. Elle indiquait que « nos services ont […] pour mission d’animer le dialogue social et d’encourager la négociation collective, ce que nous faisons sur des sujets d’actualité comme l’égalité professionnelle ou les contrats de génération, et jouent un rôle de médiateur dans les conflits. […] Le troisième secteur d’activité de l’unité territoriale concerne les mutations économiques. Nos services assurent le suivi des schémas d’intervention pour aider les entreprises en difficulté – par le biais d’actions de formation, de propositions d’activité partielle – ainsi que le suivi des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Ce secteur regroupe également la revitalisation des territoires. »
Mme Pernette précisait le rôle de son service : « Notre administration intervient en outre dans les procédures collectives de suppression d’emplois, et cela en trois temps. Dans un premier temps, nous cherchons à éviter l’engagement d’une procédure de licenciement collectif pour motif économique ; dans un deuxième temps, nous suivons la procédure déclenchée par l’employeur, et dans un troisième temps nous accompagnons les salariés dans le cadre de la revitalisation du territoire. Nos interventions ont essentiellement lieu dans des TPE et des PME, par le biais des aides (essentiellement deux aides FNE formation et activité partielle) et dans les entreprises qui envisagent leur reconversion totale. Nous sommes également amenés à rechercher des solutions alternatives, par exemple la reprise partielle ou totale de l’activité. »
Dans le conflit de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, la DIRECCTE est intervenue dès juin 2012 dans le cadre de la négociation du plan de départs volontaires (PDV) qui a donné lieu à 14 réunions de négociation entre la direction de l’entreprise et les syndicats, essentiellement la CGT. L’État est intervenu dans le cadre de réunions en préfecture, en présence des préfets successifs de la Somme, pour essayer de régler les points de blocage et préciser le cadre légal des discussions entre les partenaires sociaux.
Mme Pernette précise : « En matière de PSE, la DIRECCTE est destinataire de l’ensemble des éléments de la procédure et elle en vérifie le déroulement. Les convocations aux réunions du CCE, du comité d’entreprise et du CHSCT nous sont transmises. Nous vérifions le contenu de l’ordre du jour, les délais de convocation et ceux fixés entre les réunions, ainsi que les documents joints à l’ordre du jour. Le 12 février 2013, la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) du ministère du Travail a délégué à l’unité territoriale de la Somme, par l’intermédiaire d’une lettre de mission, le suivi de l’instruction du PSE. […] Pendant tout le déroulement de la procédure, nous donnons priorité à la négociation entre les partenaires sociaux. […] Notre administration a la possibilité de faire des propositions sur le contenu même du PSE, mais nous attendons pour cela le résultat des échanges qui auront lieu entre les membres élus, du CCE et du CE, et la direction.
Nous avons en outre la possibilité d’anticiper une éventuelle fermeture de l’établissement. Pour cela, nous avons demandé à l’entreprise de réaliser une enquête d’impact social et territorial visant le département de la Somme et la région Picardie afin de vérifier la pertinence des mesures contenues dans le PSE en fonction de la réalité de la situation économique du bassin d’emploi. »
Proposition n° 2 : Réaffirmer le rôle primordial du dialogue social en garantissant sa sincérité. Dès la première rupture des négociations, une médiation doit être mise en place par le préfet représenté par la DIRECCTE.
1. Une direction française au sein d’un groupe de dimension internationale
Comme il est montré en partie III du présent rapport, la société GDTF n’a pas la maîtrise de sa production. De fait, les sites d’Amiens ne sont que les filiales de faible taille d’un groupe de dimension internationale employant (en 2012) 68 857 salariés dans 53 usines situées dans 22 pays. La stratégie industrielle du groupe américain est définie au siège situé à Akron (Ohio).
Une image saisissante de cette réalité a été donnée à la commission par M. Gilles de Robien narrant sa rencontre, en 1999, à Akron, avec Sam Gibara, alors président-directeur général du groupe : « M. Gibara nous a menés dans une grande salle où étaient exposées les maquettes des usines du groupe dans le monde : à cette échelle, le site d’Amiens apparaissait fort modeste. Les exigences des actionnaires, la surproduction de pneus et les résultats du groupe, nous a-t-il expliqué, l’obligeaient à améliorer la productivité dans un marché très concurrentiel, comme les Français pouvaient au demeurant le constater avec Michelin. Bref, il nous a fait comprendre qu’une usine pouvait être fermée aussi facilement qu’on enlève une chaise dans la salle où nous nous trouvons : la démonstration était cruelle ». M. Gilles de Robien a indiqué ensuite qu’il prenait ses contacts : « non pas tant avec le directeur de l’usine, qui n’avait pas la main, mais avec les dirigeants du groupe pour la France et l’Europe, ainsi qu’avec le chargé de communication, M. Loriot ».
Certes, il est indéniable qu’en 2007, c’est la direction France qui a voulu la réunion des deux sites ; à cet égard, M. Olivier Rousseau a indiqué : « Nous avons alors proposé un projet ambitieux à l’équipe de management du groupe, visant à regrouper les deux usines d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud. » Il n’en demeure pas moins, comme il est exposé infra, que c’est la filiale Goodyear Dunlop Tires Operations qui commande l’activité de GDTF, alors même que les décisions sont prises au siège à Akron. Aussi, le directeur de l’usine d’Amiens-Nord prend-il ses ordres au siège de Rueil-Malmaison qui lui-même exécute les directives du groupe basé aux États-Unis.
Ces positions respectives de façonniers à la demande et d’exécutants de portions de stratégie industrielle ont placé les protagonistes dans une relative situation d’impuissance.
Proposition n° 3 : Renforcer les droits des représentants du personnel en prescrivant aux entreprises de les informer sur les orientations stratégiques, sous couvert de confidentialité, sachant que la judiciarisation des conflits trouve en grande partie son origine dans les carences d’information du personnel, particulièrement en ce qui concerne les pièces relatives à l’évolution de la production.
2. Un dialogue rendu impossible
Le contexte est donc celui d’un conflit social opposant des employés dont la moyenne d’âge est de cinquante ans et l’ancienneté moyenne de vingt-cinq ans (d’après M. Wamen) à des cadres de direction prenant leurs ordres auprès d’un siège français structurellement tenu à l’écart de la prise de décision. Il n’est dès lors pas illégitime de penser qu’il ne peut s’agir là d’un terreau propice à la construction d’un dialogue social serein.
Lors dans la contribution écrite qu’il a adressée à la commission, M. Michel Delpuech a décrit la situation ainsi créée : « La responsabilité de l’employeur tient sans doute au statut même de l’usine, “simple centre de production” d’un groupe mondial. En de tels cas on constate souvent, en effet, que les équipes sur place n’ont pas les qualités attendues d’un manager, qu’elles ont une vocation et une expertise exclusivement “techniques”, que la pression du résultat est sans doute la seule boussole de la gestion, et que la fonction RH est limitée à son strict minimum. Cette faiblesse du management local m’a paru évidente. Elle s’est illustrée de plus dans de nombreuses maladresses juridiques. Et cette faiblesse a sans doute nourri la manière forte des “partenaires syndicaux”. » M. Gilles de Robien lui-même n’a pas manqué d’exprimer ce point de vue en indiquant : « Nous avons aussi dit à Sam Gibara que l’attitude de la direction, sur place, n’était ni décente ni efficace, qu’elle ne pouvait laisser espérer aucun accord, et que la France avait la culture de la négociation » et que la direction était : « plus que maladroite : hermétique, brutale et fermée à toute concession ».
Enfin, M. Mickael Wamen a considéré que : « Pour dialoguer, il faut être deux. Lorsque nous avons eu affaire, dans les années 2000, à une équipe dirigeante intelligente, qui avait une vraie conception du dialogue social et considérait l’humain comme une priorité, la CGT a signé plusieurs accords en matière de calendrier ou d’investissements, ou modifiant les horaires de certains salariés. Dès que Goodyear a décidé de fermer le site, nous n’avons plus eu affaire qu’à des casseurs d’entreprise ».
M. Michel Delpuech résume la situation en estimant que pour le groupe Goodyear, l’usine d’Amiens-Nord est un « cauchemar ».
Au sujet des choix faits par les syndicats en présence au cours de ces années de conflit, M. Gilles de Robien a estimé qu’en 1999, les syndicats ont fermé la porte des négociations, en affirmant que la direction voulait fermer l’usine, ce qu’il a considéré comme « un procès d’intention ». C’est ainsi que M. Michel Sapin a estimé devant la commission que : « le dialogue judiciaire s’est largement substitué au dialogue social ».
Le dialogue s’est ainsi dégradé sur plusieurs plans car, outre les aspects procéduraux, les relations entre les personnes se sont fortement détériorées.
Les témoignages relatifs à des insultes, menaces et attitudes non constructives sont nombreux. La première personne entendue par la commission fut Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France. Elle a évoqué des insultes, des humiliations, des intimidations, des menaces de coup, particulièrement de la part de « certains éléments de la CGT ». Elle a poursuivi en indiquant que : « Une poignée de syndicalistes font la loi dans l’usine, menacent, accusent, humilient. Ils ont détruit les locaux des autres organisations syndicales. Si l’on n’est pas d’accord avec eux, c’est l’intimidation, les menaces, voire les coups. L’usine est devenue une zone de non droit, comme le sont aussi nos réunions de CCE. Pendant celles-ci, quelques histrions se permettent de saucissonner, de chanter, de lire L’Équipe : ils n’écoutent pas, chahutent et insultent les autres syndicalistes. Les comptes rendus des réunions de CCE, réalisés par une société extérieure, sont très éclairants à ce sujet : je vous invite à en lire certains pour vous rendre compte de l’ambiance et des conditions dans lesquelles nous essayons de dialoguer. »
Dans la circonstance, la position de Mme Catherine Charrier aura été délicate. Secrétaire du comité central d’entreprise, elle a indiqué à la commission qu’elle était employée au service des relations publiques de Goodyear Dunlop France depuis trente-trois ans ; plus précisément, elle est la collaboratrice la plus directe de la directrice des relations « presse et public ». Cette situation de fait n’a pas facilité le dialogue avec les autres syndicats. M. Mickael Wamen a éclairé la commission sur ce point : « S’agissant de la secrétaire du CCE, son élection s’explique par le fait que le groupe GDTF regroupe les sites d’Amiens-Nord, de Montluçon et de Riom, ainsi que le siège social. Si l’encadrement domine largement au siège social, Amiens-Nord est composé pour deux tiers d’ouvriers et pour un tiers d’agents de maîtrise et de cadres. Si nous représentons le plus gros site du groupe, la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi – DIRECCTE – de Nanterre, qui détermine la composition du CCE, ne donne pas à Amiens-Nord plus de moyens qu’au siège social. Selon les vœux du personnel, les deux élus titulaires d’Amiens-Nord appartiennent à la CGT. Comme la CGT de Montluçon n’a pas de candidat au deuxième collège, elle perd le siège qui lui était attribué dans le cadre du CCE au profit de la CFDT, qui est, par ailleurs, toujours majoritaire sur le site de Riom – ce qui lui fait un siège. Enfin, Mme Charrier, qui appartient à la CFE-CGC, est la seule et unique candidate pour le siège social – elle est élue au deuxième tour car le quorum n’est jamais atteint. Il existe des accords historiques entre les organisations syndicales. La CFDT, pour obtenir le poste de secrétaire du CE de Montluçon, fait alliance avec la CGC. C’est pourquoi, un service en réclamant un autre, Reynald Jurek n’obtient pour le poste de secrétaire du CCE que les deux voix de la CGT, contre Mme Charrier, qui en obtient trois – la sienne plus les deux voix de la CFDT. »
À l’évidence, les réunions de CCE et de CHSCT auront été houleuses. M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France, en a fait état devant la commission en indiquant que certains élus syndicaux préféraient parfois quitter la salle de réunion plutôt que d’entendre les réponses aux questions qu’ils avaient eux-mêmes posées. Il rapporte que les réponses aux questions posées n’étaient pas toujours écoutées, ou que des questions étaient posées alors qu’elles n’avaient pas de rapport avec l’ordre du jour, ou encore qu’un tapage était déclenché afin d’empêcher le bon déroulement des débats.
La violence ou l’intimidation auront donc caractérisé la vie dans l’établissement d’Amiens-Nord au cours de ces dernières années. MM. Philippe Théveniaud et Thierry Récoupé, respectivement président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, et secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC, se sont exprimés à ce sujet :
M. Philippe Théveniaud en considérant que : « La CFTC a fait le maximum pour sauver l’usine, avec l’aide de deux personnes courageuses. Je vous ai transmis une lettre que j’ai adressée au préfet pour lui signaler les menaces de morts proférées à Amiens-Nord, ainsi que le saccage de voitures et de locaux. J’ai rappelé à la direction qu’elle devait assurer la sécurité des salariés dans l’entreprise. Plusieurs plaintes ont été déposées sans suite. Le préfet de l’époque a constaté lui-même que la justice n’avait pas fait son travail.
À Amiens-Nord, nous avons jeté l’éponge en nous retirant. En tant que responsable syndical, je ne peux pas jouer avec la vie des salariés. Un militant a été victime d’un accident du travail, après avoir subi harcèlement, insultes et menaces de mort. Alain Dupuis, qui, alors qu’il n’exerçait plus de mandat, a témoigné sur France-bleue Picardie, s’est fait agresser le lendemain à l’usine. Il a subi un nouvel accident du travail, consécutif au harcèlement. La démocratie va de pair avec la pluralité des organisations syndicales. Encore faut-il qu’elles se respectent. J’ai toujours condamné la violence.
Entre autres difficultés, il nous a été impossible de faire connaître nos idées par voie d’affiche : les nôtres étaient immédiatement saccagées ou arrachées. Nos militants ne pouvaient pas diffuser de tract sans recevoir des menaces de mort. Dans ces conditions, comment parler de liberté d’expression ou de débat d’idées ? ».
Quant à M. Thierry Récoupé, il a considéré : « On peut avoir des divergences sur différents sujets, mais le respect est nécessaire. Verbalement, l’ambiance est très tendue et, dans l’enceinte de l’établissement, certains n’osent pas dire ce qu’ils pensent, ce qui est grave. Il est difficile de parler à la direction au nom des salariés s’ils ne se respectent pas entre eux ».
Il est enfin évident que la récente perspective de fermeture pure et simple du site n’a pu qu’aggraver le caractère délétère d’un dialogue qui n’est plus qu’une confrontation.
À l’occasion du déplacement à Amiens, à peine arrivée dans les locaux de l’établissement Goodyear, la commission a été témoin d’une altercation entre M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine, et un salarié revenu prendre son poste au terme d’un arrêt maladie et qui protestait contre sa nouvelle affectation en considérant que celle-ci ne manquerait pas d’aggraver son état de santé.
Pour sa part, M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, s’est exprimé en ces termes : « Je peux vous dire que le dialogue social est compliqué chez Goodyear. Le climat social y est marqué par de fortes tensions, ce qui peut s’expliquer par le fait que la direction nous pousse dans nos retranchements en mettant en péril nos emplois. Les relations entre organisations syndicales sont également tendues, le syndicat majoritaire revendiquant pratiquement l’exclusivité de l’action syndicale. Dès lors, il est compliqué d’assurer les conditions d’un débat démocratique au sein des institutions représentatives du personnel. Ce climat de tension ne m’impressionne guère, même si j’ai déjà été menacé plusieurs fois – mais je ne tiens pas à m’étendre davantage sur des faits qui n’intéressent pas grand monde. […] J’ai même fait l’objet de menaces de mort, puisque vous voulez tout savoir, mais tout cela est resté verbal et je n’ai pas déposé plainte, ni même déposé de main courante. Cela nourrit cependant un climat délétère et peu propice au dialogue. Je pourrais aussi évoquer les chahuts qui accueillent toute prise de parole qui n’est pas le fait du syndicat majoritaire. Je déplore ce manque de respect mutuel. Je peux comprendre que les esprits soient quelque peu échauffés de part et d’autre. Je comprends moins, en revanche, la revendication d’exclusivité du syndicat majoritaire, d’autant que le site d’Amiens-Nord ne compte plus que deux syndicats. Davantage de respect envers le syndicat minoritaire – l’opposition en quelque sorte – permettrait, non seulement de débattre dans une plus grande sérénité, mais peut-être de faire émerger d’autres solutions. »
Interrogé sur les incidents susceptibles d’avoir émaillé des réunions et, plus particulièrement, au sujet de l’attitude de représentants du syndicat majoritaire, il a considéré que : « C’est arrivé pour des réunions qui ne l’intéressaient pas ou qui posaient problème pour la suite de la procédure. Nous vivons une guérilla ; même quand on essaie d’adopter une démarche constructive, la volonté d’hégémonie – ou d’exclusivité – du syndicat majoritaire rend difficile de se faire entendre, de porter nos revendications à la direction et d’en entendre les réponses. Mais je ne condamne pas ces comportements, car la violence vient d’abord de la direction. Quand on annonce la fermeture totale d’une usine, cela crée forcément des tensions extrêmes. »
3. Le rôle des experts du CCE et du CHSCT n’est pas toujours facile
Les comités centraux d’entreprise ainsi que les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ont la possibilité de recourir à l’assistance d’experts ; expert-comptable pour les CCE, les CHSCT en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, notamment. Dans les deux cas, les frais d’expertise sont à la charge de l’employeur.
a. Des relations dégradées entre le cabinet Secafi et la CGT
À l’instar des difficultés rencontrées dans les échanges entre la direction de Goodyear et les représentants des salariés, la qualité des relations avec les divers cabinets d’expert consultés a été contrastée. Pour certains d’entre eux, dont le cabinet Secafi, leur image peut se trouver dégradée du fait de leur appartenance au groupe Alpha qui englobe aussi les cabinets SODIE et SEMAPHORE.
Ainsi, M. Pierre Ferracci, président du cabinet Secafi, a fait à la fois état de la détérioration des rapports avec la CGT et de difficultés avec la direction du site d’Amiens-Nord. Aussi a-t-il considéré que : « Dans ce dossier, nous avons toujours eu des relations compliquées avec l’ensemble des parties. Nous conseillons les représentants du personnel et, parce qu’il nous arrive d’intervenir aussi dans l’accompagnement des salariés après le plan social, nous travaillons aussi avec la direction. Nous essayons de travailler en bonne intelligence avec les uns et les autres. » De son côté, M. Mickael Wamen a reproché, en quelque sorte, au cabinet, de jouer un double jeu, en considérant que : « La priorité du groupe Secafi n’est pas de gérer les desiderata des représentants du personnel. L’élu CGT que je suis n’a d’ailleurs pas voté pour Secafi. J’étais favorable au cabinet ALTER, qui rencontre des difficultés juridiques avec Goodyear. Si j’ai interpellé les instances nationales de la CGT au sujet de Secafi, c’est que ce cabinet a travaillé longtemps avec les organisations de la CGT. Il avait l’avantage d’être présent dans toutes les entreprises du caoutchouc : son analyse était devenue incontournable. Malheureusement, ce cabinet n’a plus fait d’analyses purement économiques depuis le jour où il est devenu un cabinet de reclassement. Toutes les directions d’entreprises viennent plaider la cause des fermetures avec les rapports de Secafi et les cellules de reclassement sont systématiquement SODIE et SEMAPHORES. Nous assignerons Alpha Conseil, auquel appartient Secafi, devant les tribunaux parce que nous considérons que ce groupe propose de façon maquillée des services en se fondant sur un rapport bâclé en quatorze jours. Nous estimons qu’Alpha Conseil vend non pas des rapports d’expertise mais des cabinets de reclassement. »
M. Pierre Ferracci a bien pris acte de cette situation puisqu’il a indiqué à la commission : « Nous intervenons dans le groupe Goodyear et dans l’établissement d’Amiens depuis une dizaine d’années sous des formes diverses, aussi bien auprès du comité central d’entreprise (CCE) que des CHSCT. Notre cabinet a été désigné pour accompagner la réflexion du CCE dans le cadre du projet de fermeture de l’usine d’Amiens-Nord. Il est maintenant notoire que notre relation avec la partie syndicale, qui a été de grande qualité pendant toutes ces années, s’est quelque peu dégradée avec l’organisation syndicale majoritaire sur le site d’Amiens-Nord depuis la proposition de reprise faite par Titan fin 2011-début 2012, après que nous avons assez clairement affiché notre souhait de voir ce plan pris en considération. »
b. Les cabinets d’experts ont parfois pu entrer en conflit avec le groupe Goodyear
M. Pascal Josse, directeur adjoint de CIDECOS, cabinet d’expertise CHSCT, a donné par écrit à la commission le détail de ses griefs à l’encontre de la direction du site d’Amiens-Nord au sujet de la demande d’expertise portant sur les conséquences du projet de restructuration et d’arrêt des activités du site sur laquelle son cabinet avait été désigné le 31 mai 2013 : « Nous n’avons jamais été en mesure de démarrer la partie terrain de notre mission d’expertise CHSCT pour plusieurs raisons :
1. La direction n’a jamais donné son accord à notre lettre de mission pourtant demandé à plusieurs reprises par mails ou courriers postaux. Rappelons que cette pratique d’accord est courante et d’usage au sein de la profession. Elle fait en tout cas partie de notre démarche méthodologique d’expertise proposée et validée par le ministère du travail pour l’obtention de notre agrément expert CHSCT.
2. La direction a contesté en permanence certains éléments nécessaires à la réalisation de l’expertise : méthodologie d’analyse, certains documents demandés, les honoraires, et ce en même temps qu’elle rappelait que les délais de réalisation de l’expertise continuaient de courir, ce qui est absolument illogique et contradictoire. Nous sommes empêchés dans la réalisation de notre mission tout en étant pressé de rendre et présenter un rapport.
3. La direction a certes mis à disposition des documents sur la data room électronique mais certains documents importants n’ont pas été renseignés (notamment ceux concernant les transferts de volumes de production). La direction n’a en tout cas jamais répondu aux différentes demandes de précisions ou éléments complémentaires demandés dans nos courriers des 20 juin et 1er juillet 2013.
4. Elle nous a envoyé un bon de commande un mois après notre lettre de mission après nous avoir assignés au TGI de Lyon. Ce bon de commande comporte plusieurs irrégularités.
5. Il est faux de dire que nous avons perdu du temps dans l’élaboration de notre lettre de mission. Le déroulé chronologique des évènements en atteste.
Nous nous retrouvons donc à ce jour dans une situation de blocage telle que nous n’en avions jamais connue. Nous considérons cette situation comme une véritable entrave au déroulement de notre expertise. Précisons aussi que cette situation perturbe l’organisation de nos équipes de travail.
On nous accuse de freiner la réalisation d’une restructuration et d’aggraver une situation sur le terrain déjà problématique pour les personnes d’un point de vue psychologique et risques psychosociaux alors qu’on nous met des freins ou barrières à l’exécution de cette expertise. Que l’entreprise nous donne simplement les moyens de travailler et nous répondrons à la demande nos mandants dans le respect des critères et principes déontologiques qu’exigent ce type de mission d’expertise CHSCT. »
De son côté, M. Mickael Wamen a considéré que : « Les cabinets AMC, ALTER et CIDECOS ont tous, sans exception, dû faire face à une obstruction de la direction. Ils sont tous encore devant les tribunaux faute de pouvoir faire leur travail. En revanche, depuis quelques années, le groupe Alpha Conseil, lui, s’est spécialisé dans la cellule de reclassement ; il vend donc du tout compris. Sans pouvoir à ce jour en apporter la preuve, nous constatons que ce groupe, qui en moins de quatorze jours a rendu un rapport catastrophique pour les salariés mais exceptionnel pour la direction, est le même qui propose deux cabinets de reclassement : SODIE et SEMAPHORES. Or Alpha Conseil, Secafi, SEMAPHORES et SODIE appartiennent au même groupe. Pur hasard, nous dit-on ; mais ce n’est pas moi qui ai choisi deux cabinets de reclassement appartenant au même groupe que le cabinet qui, en quatorze jours, a validé la fermeture de l’usine ! […] Goodyear fait systématiquement obstruction dès lors qu’un rapport va dans l’intérêt du personnel. »
B. LA DIMINUTION DU VOLUME DE PRODUCTION A DÉGRADÉ LES CONDITIONS DE TRAVAIL
Dans le rapport fait le 6 mars 2013, le cabinet Secafi considère que, depuis 2007, le site d’Amiens-Nord a été « gelé » et ne participe plus de la logique industrielle de Goodyear en Europe. Les productions ont chuté de 75 %, le taux de charge de l’usine n’est plus que de 20 % ; aucun investissement de productivité ou de capacité n’a été réalisé. Le site est contraint à la production de pneumatiques d’entrée de gamme.
1. La question du rythme de travail
La commission a retenu que le conflit trouve ses origines dans les grèves de 1995 au cours desquelles les deux sites amiénois s’étaient mobilisés contre l’institution du rythme de travail des 4x8. Il a été exposé supra que le site d’Amiens-Sud fonctionne désormais avec ce rythme qui, au demeurant, a connu quelques aménagements.
Mme Catherine Charrier a indiqué que : « L’usine d’Amiens-Nord est sortie de la stratégie industrielle de Goodyear en ne signant pas l’accord des 4x8. Faute de signature, l’entreprise a décidé de ne pas investir et donc de ne pas mettre en production à Amiens-Nord des pneus à haute valeur ajoutée, contrairement à Amiens-Sud. »
Le dialogue ayant tourné à la confrontation pure et simple, la question a été posée de savoir si la direction de Goodyear n’avait pas cédé à la tentation du chantage : investissement et modernisation du site contre le rythme des 4x8. Interrogé par la rapporteure à ce sujet, M. Laurent Rivoire, directeur associé de Secafi a apporté la réponse suivante : « “Chantage”, avez-vous dit ? On peut l’interpréter comme tel si l’on considère que la proposition est exprimée sous la forme “Nous investissons, nous changeons l’organisation du travail et alors l’emploi sera maintenu”. Mais si nous avons proposé que la production se fasse selon le rythme 5x8, c’est qu’avant d’être un projet de réorganisation, le projet était un projet d’économie, et nous avons jugé que le passage au 4x8 ne permettait pas de réaliser l’économie souhaitée par la direction de Goodyear. Notre proposition était aussi fondée sur des considérations relatives à la santé au travail : les rythmes 3x8 et 4x8, fréquents après-guerre, ont pratiquement disparu dans l’industrie et il est établi que le régime des 5x8 est moins fatigant pour l’être humain. Voilà pourquoi nous avons proposé ce rythme de travail, qui emportait des surcoûts minimes – et je pense même que certaines économies pouvaient être faites.
Mais le projet de passage aux 4x8 à l’usine d’Amiens-Nord s’expliquait aussi par une raison plus générale : c’est le rythme de travail en vigueur dans tous les autres sites du groupe en Europe et aux États-Unis. Avant d’être un plan d’économie et une proposition de compromis “gagnant-gagnant” qui s’est fini en un “perdant-perdant”, il s’agissait donc d’un projet d’homogénéisation de l’organisation du travail dans l’espace de production de Goodyear en Europe. »
Ce souci d’homogénéisation peut être mis au crédit de l’entreprise. Ce qui n’a pas empêché M. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, de considérer que : « Peut-être la direction conçoit-elle le désir de punir le site qui refuse sa proposition. Toujours est-il qu’en 2008, elle prévoit le licenciement collectif de 400 salariés. L’année suivante, elle double le nombre de postes concernés par la procédure et songe à céder l’activité agricole, pourtant en croissance. La direction aurait pu cependant choisir une autre voie que le désengagement et tenter de discuter pour convaincre les syndicats. »
Pour sa part, M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine d’Amiens-Sud, a jugé que : « Contrairement à d’autres syndicats, la CFTC a estimé – et cela a toujours été son point de vue depuis le départ – que le chômage serait beaucoup plus destructeur pour les salariés et leur famille que la nouvelle organisation des 4x8. Mais ce fut très difficile à expliquer aux salariés, car ce nouveau système dégrade la vie familiale et sociale. Il n’y avait cependant pas d’alternative : c’était l’accord ou la fermeture. »
Mme Catherine Charrier a considéré que : « L’usine d’Amiens-Nord, qui était capable de produire en 2007 environ 20 000 pneus par jour, peine aujourd’hui à en fabriquer 2 000 par jour. Il n’y a pas de travail pour tout le monde toute la journée. Cette situation est psychologiquement très difficile à vivre pour le personnel. En clair, les conditions de travail ne sont pas bonnes. »
À ce sujet M. Mickael Wamen, s’est exprimé dans ces termes : « [Les ouvriers employés sur ce site] ne savent faire que des pneus. Qui, aujourd’hui, dans notre région, va les embaucher ? Personne. C’est pour cela que, d’un point de vue symbolique, la lutte que nous menons est importante. Les gens se battent pour garder leur boulot. Néanmoins, les dommages collatéraux sont très importants : une telle résistance est forcément épuisante – et il faut noter que la direction du groupe déploie tous les moyens dont elle dispose pour détruire le mental du personnel.
D’ailleurs, le 21 août 2013, l’inspection du travail d’Amiens a constaté, après une visite inopinée, une souffrance au travail inacceptable. Elle a par conséquent demandé à la direction de “se conformer au plus vite à ses obligations”. J’ai apporté la lettre de l’inspection du travail, lettre que je tiens également à votre disposition et qui reproche à la direction de n’avoir rien fait depuis des années pour permettre aux salariés de continuer à travailler sur ce site dans des conditions qui respectent l’intégrité humaine. La première règle d’un employeur, c’est d’assurer l’intégrité physique et mentale du personnel. »
En tout état de cause, le principe la fermeture du site étant, hélas, acquis aujourd’hui, il ne peut qu’être constaté que la situation est devenue invivable. Lors de son déplacement sur le site, la commission a observé que des pans entiers du site d’Amiens-Nord avaient été mis en sommeil et confinés derrière des grilles. Elle a aussi entendu que de nombreux personnels n’ont plus que quelques heures de travail quotidien du fait de l’absence de commande à honorer. C’est d’ailleurs cette situation qui se trouve à l’origine des propos caricaturaux tenus en leur temps par M. Maurice Taylor au sujet des « ouvriers français qui travaillent trois heures par jours ».
Proposition n° 4 : Ne recourir au rythme de travail fondé sur les 4x8 qu’à titre exceptionnel et pour répondre à un réel surcroît de production. Il importe de privilégier les rythmes de travail les plus compatibles avec l’équilibre biologique, personnel et familial des salariés.
2. Les conditions de travail particulièrement difficiles dans l’industrie chimique
La confection de pneumatique relève du secteur de l’industrie chimique, secteur qui se caractérise par la dangerosité de nombreux produits utilisés dont la manipulation doit être entourée de garanties de sécurité.
Au sujet de l’utilisation d’agents chimiques utilisés en toute méconnaissance de la réglementation, M. Mickael Wamen a indiqué à la commission : « En 2007, le magazine Que choisir ?, pour la première fois, livrait les résultats d’une étude comparative sur les pneus, s’agissant notamment des taux de HAP-CMR. Surpris de constater que ceux-ci étaient 75 fois supérieurs pour un pneu produit à Amiens-Nord que pour un pneu produit par Michelin dans une autre usine, nous nous sommes renseignés. Les HAP sont les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les CMR des agents cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques. Nous avons demandé une réunion du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), provoquant un vent de panique au sein de la direction qui nous a enjoints de ne pas nous inquiéter. Nous avons commandé une expertise auprès du cabinet agréé CIDECOS. Résultat : Goodyear a caché à l’ensemble du personnel qu’il utilisait des produits cancérogènes, que le décret de 2001 n’était pas appliqué – et il ne l’est toujours pas à l’heure où je vous parle. On a gagné un procès au pénal à Amiens, mais on n’a toujours pas obtenu l’application de l’article 700 du code de procédure civile qui nous permettrait de faire vivre une association que l’on a créée pour les ex-salariés partis à la retraite ou pour leurs ayants droit puisque nombre de nos camarades décèdent à la suite de cancers.
On doit respecter des obligations en Europe : à partir de 2011, les entreprises n’ont plus eu le droit d’utiliser ces produits dans la production de pneumatiques. Mais en Chine, ce n’est pas interdit. Et quand on importe des pneumatiques de Goodyear made in China en Europe, personne ne va voir ce qui se trouve à l’intérieur. Or l’expertise menée par le magazine Que Choisir ? concernait non pas le contenu des pneus, mais ce que dégageaient ces pneus en roulant. Michelin s’est pour une fois mis en conformité avec la législation. Le décret de 2001 s’applique à tout le monde. Il prévoit le remplacement des produits nocifs par des produits de substitution. Reste que ces derniers coûtent 1,5 voire 2 points de plus par tonne que les produits de base qui déclenchent des maladies. Goodyear fait donc abstraction de tout cela. »
À l’occasion de son audition par la commission, M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France, a rappelé que : « L’exposition des salariés aux produits chimiques a été traitée au cours des précédentes auditions, mais je pense que certains points méritent d’être précisés. Ce sujet est mieux connu depuis quelques années, ce qui a conduit à une réponse de plus en plus précise du législateur, du pouvoir réglementaire et des industriels en matière de politique de prévention. En 2001, un décret a renforcé l’information des salariés sur leur exposition aux produits chimiques. Il a été complété par un décret en 2003, puis par une circulaire en 2006, preuve de la complexité de ce sujet mêlant aspects d’hygiène industrielle et médicaux.
En ce qui concerne l’usine d’Amiens-Nord, un plan d’action a été mis en œuvre dès 2007 pour permettre la mise à disposition de fiches et d’attestations d’exposition, conformément à la réglementation. Ces fiches permettent de retracer pour chaque salarié et chaque poste de travail l’exposition aux produits chimiques. Nous sommes d’ailleurs allés au-delà de ce que la réglementation impose, puisque nos fiches remontent à 1998. Je souhaite préciser que les salariés de l’usine d’Amiens-Nord bénéficiaient, avant la mise à disposition de ces fiches et attestations d’exposition, de fiches de données de sécurité mentionnant les risques chimiques – elles ont toujours été disponibles à l’infirmerie de l’usine – et d’une formation aux risques chimiques.
La condamnation de Goodyear en 2011 concernait une carence dans les modalités d’information des salariés pour omission d’établissement d’attestation d’exposition. La situation est depuis lors régularisée.
S’agissant du dispositif de prévention, des mesures ont été mises en place à Amiens-Nord : l’évaluation du risque – ce que Michel Dheilly vous a dit pour les risques psychosociaux est également valable pour le risque chimique – ; la suppression ou la substitution de produits chimiques et la diminution des solvants ; des prélèvements biologiques et des mesures atmosphériques, réalisés à intervalles réguliers ; des mesures de protection collective, avec l’installation d’introducteurs d’air, de bâches pour canaliser les fumées de vulcanisation, d’extracteurs d’air, de mécanismes d’aspiration des poudres. En outre, des équipements de protection individuelle sont mis à la disposition de l’ensemble des salariés concernés.
Dans une démarche de transparence, l’usine d’Amiens-Nord mène depuis l’année 2010 avec le centre hospitalier universitaire (CHU) d’Amiens une étude épidémiologique qui a pour objet de comparer les constats médicaux observés sur les salariés de l’usine avec un registre départemental tenu par le CHU. Cette étude novatrice, dont les résultats seront disponibles au second semestre de 2014, nous fournira les analyses scientifiques dont nous ne disposons pas aujourd’hui, portant notamment sur les aspects de lien de causalité. Lors des réunions de CHSCT, l’inspection du travail comme la médecine du travail ont en effet indiqué que, s’il était possible d’appréhender les expositions à un certain nombre de risques de manière précise sur le plan scientifique, il était nécessaire d’aller au-delà. »
De son côté, Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), a apporté las éléments d’information suivants : « Les contrôles permettent à l’inspection du travail de demander à l’entreprise de se mettre en conformité avec le code du travail. Des demandes de mise en conformité ont été adressées à l’entreprise. Plusieurs hypothèses existent : soit les améliorations peuvent être apportées rapidement et l’entreprise satisfait les demandes, soit la mise en conformité nécessite un calendrier – c’est le cas notamment des plans de mise en conformité du système électrique, qui nécessitent un énorme travail de recensement. L’entreprise, en liaison avec l’inspection du travail, a défini des priorités à partir du document unique d’évaluation des risques. Certains points qui nécessitaient une réaction immédiate de l’entreprise ont fait l’objet d’une mise en demeure. Mais les interventions ont été tellement nombreuses que je ne peux vous les citer toutes. […]
Certains éléments ont progressé, mais lorsque manifestement les demandes réitérées de l’inspection du travail n’aboutissent pas, l’inspection du travail établit un procès-verbal qui est transmis au parquet. Celui-ci demande au commissariat de police d’entendre l’entreprise et, sur la base de ces auditions, décide ou non de poursuivre l’entreprise. D’ailleurs, celle-ci a fait l’objet de plusieurs condamnations. […]
En 2009, après un accident du travail qui a causé la mort par électrocution d’un salarié d’une entreprise extérieure, celle-ci et Goodyear ont fait l’objet d’un procès-verbal qui a donné lieu en 2012 à la condamnation de l’entreprise. Elle a été également condamnée sur la base d’un procès-verbal dressé par l’inspection du travail concernant les fiches de données de sécurité concernant les risques chimiques. […]
J’aurais du mal à vous communiquer des statistiques précises mettant en évidence que l’entreprise Goodyear a été plus contrôlée que les autres, même si elle l’a été très régulièrement, simplement parce que l’activité industrielle, en particulier dans le secteur de la chimie, entraîne certains risques qui nécessitent une vigilance particulière. »
3. Des différences constatées entre les sites d’Amiens-Nord et Sud
À travers les auditions qu’elle a conduites comme à l’occasion de la visite, effectuée le même jour, des deux sites d’Amiens-Nord et Amiens-Sud, la commission n’a pu que constater de grandes disparités. De fait, tout ou partie des investissements annoncés par le groupe industriel ont été fait dans le site d’Amiens-Sud, alors que le site d’Amiens-Nord ne connaît guère que des adaptations à la marge concernant principalement les règles de sécurité.
Il convient, au demeurant, de conserver à l’esprit que, bien que proches géographiquement, les deux établissements relèvent de deux sociétés distinctes. Quoiqu’il en soit, sur un certain nombre de plans, parler de simples contrastes entre les deux établissements relèverait de la litote.
Il n’est donc pas inutile de revenir aux déclarations qu’ont faites à la commission les deux délégués du syndicat CFTC, MM. Philippe Théveniaud, et Thierry Récoupé, respectivement président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud et secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC.
M. Thierry Récoupé a indiqué que : « En 2009, les conséquences du passage au 4x8 ont été dramatiques, notamment pour la vie de famille. Nous avons dû nous adapter. Il nous arrivait de faire cinq nuits consécutives, alors que nous n’en faisons plus que deux aujourd’hui, suivies de deux repos. Les salariés se sont progressivement réadaptés à la vie familiale, culturelle, associative et sportive. C’était un grand bouleversement, mais notre corps a fait face. Pour sauver nos emplois, nous avons été contraints d’accepter un système, qui s’est adapté pour devenir plus que correct. Plus personne ne se plaint des 4x8. Nous avons déjà anticipé un calendrier pour 2014, comparable à celui de 2013, ce dont les salariés sont satisfaits. »
M. Philippe Théveniaud a, pour sa part, considéré que : « Aujourd’hui, le site d’Amiens-Sud est méconnaissable par rapport à ce qu’il était il y a cinq ans, en particulier grâce à nos outils ultramodernes. Certes, l’usine rencontre encore des difficultés pour répondre à la demande du marché, c’est-à-dire produire des pneus BA, à haute valeur ajoutée. Il reste que désormais Amiens-Sud fabrique ces pneus labellisés haute performance. »
En tout état de cause, ni M. Récoupé ni M. Théveniaud ne pensent que le groupe GDTF n’a l’intention de fermer le site d’Amiens-Sud à l’horizon de quelques années. Ce qui est d’ailleurs le discours du groupe comme celui du directeur de l’établissement, rencontré sur place par la commission. Il n’a pas semblé à celle-ci que cet avis était partagé par toutes les personnes qu’elle a entendues tels MM. Mota Da Siva et Wamen. Ce dernier s’est d’ailleurs exprimé à ce sujet dans ces termes : « Mais Dunlop, ça marche, diront certains ! Sans doute, mais pour qui ? L’usine de Dunlop est maintenue en vie artificiellement, et je pèse mes mots. Quand nous luttons pour nos emplois à Amiens-Nord, nous sauvons les emplois d’Amiens-Sud. Je l’ai dit à maintes reprises à qui voulait l’entendre : après Amiens-Nord, ce sera le tour d’Amiens-Sud. […]
La direction du groupe a décidé depuis des années de délocaliser la production d’Amiens-Nord dans un premier temps et de fermer le site d’Amiens-Sud dans un second temps. Goodyear se séparera de l’ensemble de ses activités pneumatiques en France pour ne garder, comme il l’a fait au Royaume-Uni, en Grèce et en Italie, que des sites dédiés à la vente de pneumatiques. »
Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France a exposé que : « De son côté, l’usine d’Amiens-Sud bénéficie d’une montée en gamme de sa production de pneumatiques. À ce jour, 46 millions d’euros y ont été investis – soit une large part des 52 millions prévus initialement pour l’ensemble du complexe industriel ! Les salariés de cette usine bénéficient d’un plan d’intéressement, par exemple. L’usine monte en puissance, tandis que celle d’Amiens-Nord se trouve condamnée en sortant d’une logique industrielle. »
M. Laurent Dussuchale, dont il faut rappeler qu’il est probablement le seul des interlocuteurs de la commission a agir sur les deux sites, a longuement détaillé l’évolution du site d’Amiens-Sud : « Le dialogue social – qui n’est manifestement pas possible dans l’usine d’Amiens-Nord – a néanmoins permis la mise en œuvre du projet de modernisation, à compter de l’année 2008, de l’usine d’Amiens-Sud où ont été réalisés des investissements à hauteur de 44 millions, soit au-delà de ce qui était initialement prévu dans la proposition de 2007. Ces investissements permettent aujourd’hui à l’usine d’Amiens-Sud de produire des pneumatiques haute performance qui répondent aux exigences actuelles des consommateurs en termes principalement de résistance au roulement, d’adhérence sur sol mouillé et d’efficacité énergétique.
Compte tenu de la signature de l’accord 4x8 à Amiens-Sud, l’organisation du travail au sein de cette usine a été modifiée. D’une organisation en 3x8 – trois équipes de semaine travaillaient huit heures chacune, avec des rotations soit du matin, soit de l’après-midi, soit du soir d’une semaine sur l’autre, et des équipes de week-end travaillaient douze heures par jour –, l’usine est passée, à compter du 1er janvier 2009, à une organisation continue de quatre équipes effectuant chacune des rotations de huit heures dans le cadre d’un horaire hebdomadaire moyen de trente-cinq heures.
Les conditions de travail liées à l’organisation des 4x8 ont été, nous en sommes conscients, pointés du doigt depuis leur mise en œuvre. Néanmoins, le nombre d’accidents du travail est resté stable entre 2008 et aujourd’hui. Les premiers soins ont fortement diminué, passant cette année de cinquante à moins de vingt par mois. Le taux de présence s’est également amélioré, pour s’établir à 95 % en 2012, contre 93 % en 2009. Enfin, les absences pour maladie ont diminué, de 2,4 % en 2009 à 1,4 % en 2013. »
Il est indéniable que l’outil industriel du site Dunlop ne souffre pas la comparaison avec celui du groupe Goodyear. Cependant, le site d’Amiens-Sud constitue-t-il le meilleur des mondes industriels possibles ?
Tel n’est pas la conception de M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, syndicat qui est aussi présent dans le site Dunlop, qui a considéré que : « À Amiens-Sud, même si l’usine tourne en sous-production, ceux qui travaillent sont extrêmement chargés. On souffre donc différemment dans les deux usines, mais nous avons tous beaucoup souffert depuis cinq ans. […]
De quoi la direction accusera-t-elle demain les salariés de Dunlop ? De ne pas arriver à faire tourner le 4x8 ? D’avoir trop d’accidents ? Trop d’absentéisme ? Trop de déchets ? Trop de fatigue ? Trop de dépressions ? La direction trouve toujours une raison d’accuser les salariés, alors qu’elle seule est responsable des investissements et des conditions de travail. Pour que les salariés soient rentables, il faut les faire travailler dans de bonnes conditions ; aujourd’hui, ce n’est le cas ni à Amiens-Nord ni à Amiens-Sud. »
La commission ne peut que constater que la comparaison entre les deux sites constitue un exercice impossible : quel parallèle peut-il être établi entre un établissement dont le taux de charge avoisine les 23 % et dont la perspective est la fermeture et un établissement qui, quelles que soient les conditions, a encore la perspective d’une activité ?
4. Une situation qui conduit à une augmentation des risques psychosociaux
D’après la DIRECCTE, les risques psychosociaux (RPS) recensent plusieurs phénomènes :
– le stress professionnel : qui se traduit par un phénomène de débordement de l’individu au travail en fonction :
● des exigences du travail (charge, complexité des taches, demande psychologique, charge mentale, etc.),
● du degré d’autonomie dans le travail,
● de la qualité du soutien dans l’équipe.
– Le mal être au travail : qui correspond à un état émotionnel en lien avec le contexte organisationnel et relationnel peuvent aller jusqu’à une souffrance pathologique ;
– la souffrance au travail : se traduit par une douleur physique ou mentale liée à une situation de travail. Cette souffrance peut conduire à une dégradation de la santé quand elle n’est pas compensée par des formes de reconnaissance ;
– le harcèlement moral : qui renvoie à une définition juridique qui dispose « qu’aucun salarié ne soit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte aux droits du salarié et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » (articles L. 1152-1 à L. 1152-3 du code du travail).
L’une des interlocutrices de la commission la plus probante à ce sujet aura été Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), qui a indiqué que : « Depuis 2007, les salariés vivent une situation difficile car ils sentent que leur emploi est menacé. Chaque année, une nouvelle procédure est enclenchée et de nombreux rebondissements surviennent, qu’ils soient liés à la saisine de l’instance judiciaire par les représentants du personnel ou aux négociations qui n’aboutissent pas, comme le PDV de 2012. Pour être très honnête, je me dois de dire que de nombreux salariés sont en situation de souffrance. Des familles entières sont impactées par cette situation. J’ajoute que les Picards et les Samariens sont attachés à l’établissement. Il était important de le rappeler, car au-delà de la responsabilité de la direction et des organisations syndicales et de l’impossibilité de trouver une issue, il y a des salariés qui vivent avec une épée de Damoclès et se demandent chaque jour, au gré des communications, si oui ou non une partie de l’activité sera reprise, si 537 ou 333 salariés conserveront leur emploi, si Titan quittera ou non la négociation, si la fermeture du site sera totale ou partielle… Il est très difficile pour tout individu de vivre une telle situation.
Cette situation est connue depuis 2009, lorsqu’une expertise demandée par le CHSCT au cabinet Secafi a mis en évidence un certain nombre d’éléments pouvant entraîner des risques psychosociaux. Dès 2013, l’entreprise a renforcé de manière significative son dispositif, notamment en mettant en place une équipe pluridisciplinaire, disponible 7 jours/7 et 24 h/24, composée d’un médecin, de secouristes, d’infirmiers et d’une psychologue.
Nos services avaient déjà alerté l’entreprise sur les risques psycho-sociaux. En effet, dans une lettre du 4 février 2011, l’inspection du travail attirait l’attention de la direction sur les conséquences de la sous-activité sur la santé des salariés et sur une éventuelle rupture du contrat de travail liée au non-respect par l’employeur de son obligation de fourniture de travail.
Dans une lettre du 15 mars 2012, après avoir constaté au cours d’une réunion du CHSCT que dans certains secteurs le taux d’activité était de 23 %, nous avons demandé à l’entreprise de compléter le plan d’action sur les risques psychosociaux. Dans une lettre du 13 juillet 2012, l’inspection du travail rappelait à l’entreprise son obligation de fournir du travail à ses salariés. Le 14 janvier 2013, j’ai personnellement écrit à l’entreprise pour lui rappeler ses obligations. Enfin, dans une lettre du 6 février 2013, l’inspection du travail rappelait à l’entreprise que la sous-activité est l’une des premières causes de risques psychosociaux et demandait à l’entreprise de compléter les contrats de travail en proposant des formations aux salariés en cas d’insuffisante charge de travail.
Je rappelle que depuis le 25 septembre 2013, une enquête de l’inspection du travail est en cours sur les risques psychosociaux. » (3)
Le prérapport établi par le cabinet Secafi au mois de mars 2009, même s’il date quelque peu, mérite d’être brièvement cité :
« Tous les indicateurs sociaux sont au rouge sur le site d’Amiens Nord. Ils affichent une forte hausse en lien avec les dégradations de l’outil de travail et du climat social.
– L’absentéisme est passé de 10,3 % en 2006 à 15,7 % en 2008 (2009 nc mais en forte progression).
– Maladies professionnelles : 80 % des MP reconnues correspondent à des affections de type troubles musculosquelettiques.
– Accidentologie : taux de fréquence (TF) et taux de gravité (TG) ont plus que doublé en 2 ans :
● Le TF est passé de 55,99 en 2006 à 131,12 en 2008 ; le TG de 1,93 à 4,41 ;
● Les lésions sont typiques de l’activité : 26 % dos/thorax ; 20 % main liées pour 39 % aux douleurs/efforts/lumbago ; liées pour 23 % aux contusions.
– Situations financières des salariés dégradées :
● Le service RH signale de nombreux cas de difficultés financières (demandes d’avances, endettement, saisies sur salaires, interdits bancaire…) mais ne nous communique pas de chiffres précis.
● Le CE a mis en place un dispositif d’aides urgentes (frais d’huissier, paiement des loyers, des factures d’électricité, prêts d’urgence…) sollicités par une cinquantaine de salariés. »
M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, a exposé à la commission : « En 2009, après l’annonce des premiers plans de sauvegarde de l’emploi, nous avons réalisé un travail très important sur la prévention des risques psychosociaux. Cette question a été prise très au sérieux par le groupe, comme par les membres du CHSCT de l’usine avec lesquels nous avons signé, en 2010, un accord sur la base d’un rapport Secafi de 2009 qui appelait notre attention sur les services médico-sociaux, les formations et la mobilisation du personnel. Nous avons donc engagé plusieurs démarches, à commencer par l’actualisation du document unique d’évaluation des risques (DUER), en particulier de la partie relative aux risques psychosociaux. À l’occasion des visites à l’infirmerie dans le cadre de la médecine du travail, les services médicaux ont mené des interrogatoires sur les niveaux de stress. Des formations ont été dispensées sur la détection des salariés en souffrance. Des groupes de parole ont été mis en place. Les horaires de l’infirmerie ont été allongés, avec une ouverture sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, afin de permettre aux salariés de chaque équipe de trouver un interlocuteur à tout moment. Une psychologue clinicienne est venue compléter les actions du médecin du travail.
En outre, des réunions ont été organisées entre les services du conseil général et nos salariés rencontrant des problèmes de surendettement, ce qui a permis la signature d’une convention avec l’association Cyprès et l’embauche d’une assistante sociale. Nous avons également mis en place des groupes autour des addictions. Depuis l’annonce du projet de fermeture, nous avons renforcé l’action des services médico-sociaux, avec la mise en place de permanences au service des équipes de week-end en particulier, mais également l’ouverture d’une ligne d’écoute. En relation avec le médecin du travail, nous avons installé un comité de reclassement pour l’ensemble des salariés déclarés partiellement inaptes, afin que leur soit proposée une activité adaptée.
L’ensemble de ce dispositif fait l’objet d’un suivi assuré par un comité de veille des risques psychosociaux, qui se réunit une fois par semaine, et grâce auquel nous adapterons au mieux l’ensemble des mesures prises par l’entreprise en association avec tous les acteurs des ressources humaines et des services médico-sociaux, y compris le secrétaire du CHSCT ».
• L’enquête de l’inspection du travail sur les risques psychosociaux dans l’usine d’Amiens-Nord
La rapporteure a effectué une mission sur pièces et sur place dans les locaux de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Picardie le 5 décembre 2013 (4).
Cette mission faisait suite à plusieurs tentatives de la rapporteure pour obtenir des services de la DIRECCTE divers documents, dont le rapport d’enquête relatif aux risques psychosociaux dans l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, réalisée par les deux inspectrices du travail en charge du dossier. Cette enquête avait débuté le 25 septembre 2013 ; le rapport d’enquête a été transmis au substitut du procureur de la République le 27 novembre 2013, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale. Lors de son audition par la commission d’enquête, la directrice adjointe de la DIRECCTE, Mme Catherine Pernette, n’avait pas évoqué ces travaux, pas plus que des risques psychosociaux particuliers dans l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
La directrice de la DIRECCTE a refusé de communiquer à la rapporteure le texte du rapport d’enquête en raison du principe de séparation des pouvoirs, arguant du fait que le rapport appartenait maintenant au procureur de la République. La direction de l’entreprise et le secrétaire du CHSCT ont été informés de la transmission du rapport au procureur, mais n’en ont pas eu connaissance. La directrice de la DIRECCTE a précisé que son administration attendait maintenant l’analyse juridique du Secrétariat général du Gouvernement (SGG) pour savoir si ce document entrait ou non dans le cadre de « poursuites judiciaires » dont une commission d’enquête n’a pas à connaître. Elle a indiqué qu’elle attendait les instructions de sa hiérarchie pour transmettre ou non le document demandé par la rapporteure.
Le résultat de ce travail approfondi des inspectrices du travail est un rapport d’enquête transmis au procureur de la République sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale - et non sous la forme d’un procès-verbal - en raison, nous a-t-on dit, de l’absence de sanctions prévues par la loi pour les risques psychosociaux, mais avec mise en danger de la vie d’autrui.
En effet, si le code du travail dispose que les « principes généraux de prévention » couvrent également les risques psychosociaux, il ne les assortit pas de sanctions pénales. De ce fait, les inspecteurs du travail se sentent démunis juridiquement quand ils constatent la survenance de tels risques. L’employeur doit certes traiter des risques psychosociaux dans le document unique d'évaluation des risques (DUER), mais avec pour seule obligation de les prévenir et de les atténuer. Les inspectrices du travail ayant enquêté estiment qu’elles manquent d’information en matière de risques psychosociaux dans l’usine.
Le rapport d’enquête a été réalisé à la suite de la constatation des difficultés relevés par le CHSCT et des demandes répétées des inspecteurs du travail, depuis plusieurs années, relatives aux risques psychosociaux relevés dans l’usine. M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, avait mentionné l’existence de 300 dépôts de plaintes de salariés de l’usine au motif de risques psychosociaux et se plaignait qu’elles ne prospèrent pas. Il en est ainsi, par exemple, de la situation de désœuvrement des salariés de l’usine, depuis plusieurs années, que ne comblent pas les efforts entrepris par ailleurs en matière de formation professionnelle, en particulier, les formations relatives aux risques psychosociaux. On peut d’ailleurs regretter que celles-ci soient essentiellement destinées à l’encadrement, chefs d’atelier ou sauveteurs ; ni les représentants du personnel, ni les employés affectés à la gestion des ressources humaines n’en ont bénéficié.
Le rapport d’enquête qualifie (5) d’« alarmants » les éléments recueillis sur les risques sociaux dans l’usine d’Amiens-Nord :
- infractions aux dispositions de l’article 223-1 du code pénal (« Le fait d'exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. ») ;
– absence de mise en œuvre des dispositions du code du travail relatives à l’application des principes généraux de prévention ;
– nombreuses alertes dont l’employeur a eu connaissance relatives à la mise en œuvre des principes généraux de prévention ;
– infractions aux dispositions des articles L 1152-1 (« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. ») et L 1152-4 (« L'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral. Le texte de l'article 222-33-2 du code pénal est affiché dans les lieux de travail ») du code du travail.
L’article 222-33-2 du code pénal dispose que : « Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende. ».
Les risques psychosociaux
Les risques psychosociaux (RPS) sont souvent résumés par simplicité sous le terme de « stress », qui n’est en fait qu’une manifestation de ce risque en entreprise. Ils recouvrent en réalité des risques professionnels d’origine et de nature variées, qui mettent en jeu l’intégrité physique et la santé mentale des salariés et ont, par conséquent, un impact sur le bon fonctionnement des entreprises. On les appelle « psychosociaux » car ils sont à l’interface de l’individu et de sa situation de travail.
Les RPS ne sont définis, ni juridiquement, ni statistiquement, aujourd’hui, en France. Sous ce vocable, on entend stress, mais aussi violences internes (harcèlement moral, harcèlement sexuel) et violences externes (exercées par des personnes extérieures à l’entreprise à l’encontre des salariés). Les accords conclus à l’unanimité par les partenaires sociaux en matière de stress (juillet 2008) et de harcèlement et violence au travail (mars 2010), permettent de s’appuyer sur des définitions relativement consensuelles, qui reconnaissent le caractère plurifactoriel des RPS, admettent l’existence de facteurs individuels mais aussi organisationnels.
Les principes généraux de prévention prévus dans le code du travail : la prévention collective des risques psychosociaux s’inscrit dans la démarche globale de prévention des risques professionnels. En application de la directive-cadre européenne 89/391/CEE, la loi définit une obligation générale de sécurité qui incombe à l’employeur.
Article L 4121-1 du code du travail : L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent : 1° des actions de prévention des risques professionnels ; 2° des actions d’information et de formation ; 3° la mise en place d’une organisation et des moyens adaptés. L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.
Article L 4121-2 du code du travail stipule que l’employeur met en œuvre les mesures prévues à l’article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants, notamment : éviter, évaluer et combattre les risques à la source ; adapter le travail à l’homme, planifier la prévention.
Personne ne peut aujourd’hui ignorer les conséquences du stress professionnel sur la santé physique et mentale des salariés. Des faits divers dramatiques viennent quotidiennement nous rappeler que les risques psychosociaux constituent désormais une priorité en termes de prévention. Leurs coûts financiers sont plus rarement évoqués. Ils constituent pourtant un autre argument de poids plaidant en faveur d’un renforcement des mesures de prévention.
En 2007, l’INRS en collaboration avec Arts et Métiers ParisTech a évalué le coût social du stress en France à 2 à 3 milliards d’euros. Les auteurs insistent sur le fait qu’il s’agit d’une évaluation a minima.
Source : ministère du Travail (http://www.travailler-mieux.gouv.fr/Stress-les-risques-psychosociaux.html)
Proposition n° 5 : Prévoir des sanctions pénales s’agissant des manquements des entreprises aux principes généraux de prévention en matière de risques psychosociaux.
Proposition n° 6 : Instaurer l’obligation, sous contrôle de l’inspection du travail, de recourir à des formations professionnelles ou à des mesures de chômage partiel, même si l'entreprise est en cours de procédure d’un plan de sauvegarde de l’emploi, pour prévenir la survenance de risques psychosociaux engendrés par le désœuvrement des salariés sur leur lieu de travail à la suite d’une baisse de la production.
À l’occasion de la mission sur pièces et sur place qu’elle a conduite le 5 décembre 2013 dans les locaux de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de Picardie, la rapporteure a été édifiée d’apprendre l’insuffisance du niveau des pénalités applicables en cas de violation par l’employeur des prescriptions du code du travail. Le montant de ces pénalités sur les contraventions a été qualifié de « ridiculement bas », celui applicable aux délits, dans une mesure moindre, de faible. Il est choquant de constater que la délinquance dans le domaine du droit du travail est traitée comme un sous-genre mineur. De fait, ce type de délinquance moins sanctionnée que d’autres : exposer la vie de salariés au sein d’une entreprise serait donc moins condamnable qu’un excès de vitesse ?
Deux exemples de sanctions prononcées par le juge peuvent être fournis :
– Exécution de travaux par une entreprise extérieure sans plan de prévention et emploi de travailleurs sans règles de sécurité lors de la mise en œuvre de courants électriques : 50 000 euros d’amende. Dans le cadre de cette première affaire, GDTF a en réalité été relaxée du chef d’exécution de travaux par une entreprise extérieure sans plan de prévention et condamnée à une amende liée à des manquements aux règles de sécurité ;
– Défaut de fiches d’exposition et d’attestation d’exposition des salariés dans le cadre du suivi des travailleurs exposés à des agents chimiques dangereux : condamnation à 3 750 euros d’amende et condamnation à 1 000 euros d’amendes pour les dirigeants. Sur les fiches et attestations liées à l’exposition des travailleurs à des agents chimiques dangereux, GDTF a également bénéficié d’une relaxe pour l’établissement de fiches d’exposition et a été condamnée à une amende pour des attestations d’exposition non remise à des salariés ayant quitté l’entreprise.
Il semble même qu’il se produise régulièrement que, lors du décès d’un salarié dû à un accident du travail, aucune procédure ne soit engagée ou que, lorsque celles-ci le sont, elles n’aboutissent qu’à des dommages et intérêts pour les ayants-droits.
M. Michel Sapin, ministre du Travail, a récemment annoncé le dépôt d’un projet de loi relatif à la formation professionnelle et à la démocratie sociale qui renforcera l’inspection du travail dans plusieurs domaines :
– Aujourd’hui, l’inspection du travail est composée d’un tiers d’inspecteurs et le reste de contrôleurs (agents disposant de pouvoirs plus limités, n’intervenant que dans les entreprises de moins de 50 salariés). Il est prévu, qu’au terme d’une décennie, l’inspection du travail sera composée à 100 % d’inspecteurs du travail ;
– À ce jour, l'inspecteur du travail peut ordonner la cessation immédiate de travaux en cas de danger grave et imminent, mais uniquement dans le secteur du BTP. Cette procédure devra être étendue à tous les secteurs d’'activité ainsi qu’à d’autres risques comme le risque électrique, les machines et équipements non-conformes, etc. ;
– Les pouvoirs des inspecteurs du travail seront étendus avec, particulièrement, la possibilité d’arrêter certains travaux dangereux pour les salariés et de déclencher des amendes administratives ;
– Les missions des inspecteurs seront renforcées à travers des opérations de contrôle et d'information, tant auprès des salariés que des entreprises. Des équipes spécialisées seront créées afin de lutter contre certaines pratiques ciblées (avec la réalisation de contrôles nationaux et européens) ou suivre de près certaines activités sensibles (risque chimique, risque amiante) ;
– Les partenaires sociaux seront associés davantage aux missions de l'inspecteur du travail pour faire progresser l'application du droit du travail dans l'entreprise (égalité professionnelle, prévention de la pénibilité).
La rapporteure propose de compléter cette prochaine réforme en relevant le mondant des pénalités applicables aux infractions au droit du travail, en les multipliant par dix en cas de besoin.
Proposition n° 7 : Relever le montant des pénalités applicables aux infractions au droit du travail.
Lors de la mission sur pièces et sur place effectuée par la rapporteure le 5 décembre 2013 dans les locaux de la DIRECCTE de Picardie, les inspecteurs du travail et la directrice ont pointé du doigt le fait que les procureurs de la République ne les informaient pas systématiquement des suites données aux procès-verbaux portant relevé d’infractions au code du travail, quel que soit le niveau de gravité des faits ainsi signalés. Cela dépend fortement des juridictions concernées, dans certaines les greffes acceptent de renseigner périodiquement les inspecteurs du travail, dans d’autres, elles arguent du fait que le temps leur manque pour ne pas répondre aux demandes des inspecteurs du travail. Comme on le sait, les procureurs de la République décident de l’opportunité des poursuites. Il en résulte que, bien souvent, les inspecteurs ne savent même pas quels procès-verbaux ont été classés et quels procès-verbaux ont donné lieu à poursuites (auditions des parties…). Il semble que la sensibilité des magistrats soit moins forte sur les infractions au droit du travail que sur d’autres types d’infractions. Ceci résulte en grande partie d’une carence dans la formation des magistrats puisqu’ils ne reçoivent que trois jours de formation consacrés aux risques psychosociaux ainsi qu’à la législation applicable au travail à l’occasion de leur formation par l’École de la magistrature. En dehors de démarches volontaires et personnelles, ces lacunes ne semblent pas être comblées dans la suite de leur parcours professionnel.
La rapporteure rappelle que c’est au titre des dispositions de l’article 40 du code de procédure pénale que les inspecteurs du travail informent les procureurs de la République des infractions au droit du travail qu’ils constatent. Il n’est donc pas inutile de rappeler les termes de cet article :
« Le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner conformément aux dispositions de l'article 40-1.
Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
Il se trouve, par ailleurs, que l’article 40-2 du même code prévoit :
« Le procureur de la République avise les plaignants et les victimes si elles sont identifiées, ainsi que les personnes ou autorités mentionnées au deuxième alinéa de l'article 40, des poursuites ou des mesures alternatives aux poursuites qui ont été décidées à la suite de leur plainte ou de leur signalement.
Lorsqu'il décide de classer sans suite la procédure, il les avise également de sa décision en indiquant les raisons juridiques ou d'opportunité qui la justifient. »
Proposition n° 8 : Veiller à la bonne application par les parquets des dispositions de l’article 40 du code de procédure pénale pour assurer un suivi des signalements effectués par l’inspection du travail au procureur de la République.
Proposition n° 9 : Améliorer de façon significative la formation initiale et continue des magistrats dans le domaine droit du travail, en particulier pour les risques psychosociaux.
C. LA QUESTION DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE
La formation professionnelle tout au long de la vie des salariés, aux termes de l’article Article L. 6111-1 du code du travail, constitue une « obligation nationale ». Par ailleurs, le plan de sauvegarde de l’emploi doit, dans son livre 1, intitulé Plan de reclassement, présenter l’accompagnement des salariés mis en œuvre par l’entreprise : reclassements internes et externes, aides à la création d’entreprise, formations longues. Son livre 2 contient les données économiques présentées aux représentants du personnel et susceptibles de justifier l’engagement de la procédure.
Dans le cas de l’établissement d’Amiens-Nord, l’inspection du travail a, par ailleurs, été conduite à adresser, le 6 février 2013, à la direction du site, une lettre rappelant notamment que, dans le cadre de la prévention des risques psychosociaux, il convenait de compléter les contrats de travail en proposant des formations aux salariés en cas de charge de travail insuffisante.
Au cours de ses travaux, divers interlocuteurs de la commission d’enquête se sont exprimé tant au sujet de la formation professionnelle continue que sur la formation professionnelle devant être délivrée dans le cadre d’un PSE.
M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, a présenté les actions de formation conduite au sein de l’usine : « La formation est une réponse à la problématique que je viens d’évoquer, à savoir la sous-utilisation des salariés d’Amiens-Nord, occupés dans certains secteurs à 95 % et dans d’autres à moins de 50 %. Il est de la responsabilité de l’employeur de préparer l’avenir de ses salariés, et la polyvalence est une réponse. Pour nous, la formation est une manière saine d’occuper notre personnel. En 2013, plus de 32 000 heures sont été consacrées à la formation, soit trente heures par salarié. Le budget formation représente 1,2 million d’euros, soit 3,35 % de la masse salariale – contre 2,5 % auparavant, soit largement plus que ce que la loi nous impose. Notre politique de formation s’inscrit donc dans la continuité.
Nous avons mis en œuvre des formations générales, avec l’acquisition des savoirs de base, la maîtrise des outils informatiques et bureautiques, la sensibilisation à l’entrepreneuriat, la mise en place de bilans professionnels.
En matière d’hygiène et de sécurité, nos salariés ont été formés aux moyens de manutention et de levage, dont le développement est lié à l’augmentation du poids des pneus, et aux produits chimiques.
Des formations ont également été dispensées dans le cadre des certifications aux postes de travail. J’ai personnellement tenu à associer tous les salariés à la prise en charge de leur poste de travail.
Les formations DIF [droit individuel à la formation] ou CIF [congé individuel à la formation] ont obtenu l’adhésion totale de la direction. Toutes les demandes de formation ont reçu une réponse. Pour satisfaire l’ensemble des demandes, nous avons même pris en charge le financement des formations lorsqu’il avait été refusé par l’organisme.
En outre, en lien avec le projet de fermeture en cours, nous mettons en œuvre cette année un large panel de formations : renforcement des savoirs de base ; gestion du stress ; préparation à la retraite ; sensibilisation aux risques psychosociaux – formation destinée aux agents de maîtrise et aux secouristes ; communication orale, estime de soi, etc.
Sur le plan organisationnel, notre difficulté est de parvenir à compléter les heures d’inactivité des salariés par des heures de formation. Il ne s’agit pas de sortir un opérateur de son poste pour le former pendant trois jours, mais de lui dispenser une formation au quotidien pour compléter ses quatre heures de présence.
J’exprimerai un regret : nous n’avons pas réussi à convaincre nos partenaires sociaux dans les différentes instances pour la mise en place d’un point d’information-conseil. »
Pour sa part, Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) a indiqué : « Je ne dispose pas de l’historique des actions en faveur de la formation, mais je sais qu’en 2013 un plan de formation a été soumis à la commission de formation, qui l’a amendé au cours de la réunion du CCE du 19 septembre. En consacrant 3,34 % de sa masse salariale à la formation, l’entreprise se situe au-delà du minimum légal. »
Bien entendu, la question de la formation est diversement vécue et les représentants syndicaux livrent des impressions qui font contraste avec la présentation de la direction.
À cet égard, M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, c’est exprimé longuement : « Quant au plan de formation, je suis assez bien placé pour vous en parler puisque je suis responsable de la commission formation depuis maintenant huit ans. Ne nous racontons pas d’histoires : la formation, jusqu’à il y a environ six ans, c’était former un peu mieux ceux qui l’étaient déjà beaucoup et ne pas former du tout ceux qui ne l’étaient pas du tout. Dans l’atelier, où nous diffusons régulièrement des informations aux salariés, nous nous sommes aperçus, une fois, en distribuant un tract, que certains souffraient d’illettrisme. Nous avons donc interpellé la direction, exigeant une réunion exceptionnelle de la commission. Une première période de remise à niveau a été organisée. Le code du travail impose à l’employeur de maintenir le niveau de formation qu’avaient les salariés lors de leur arrivée sur le site, mais cette obligation légale est violée par le groupe Goodyear et par son usine d’Amiens-Nord.
Pour ce qui est de la formation professionnelle dans le cadre du passage aux 4x8, il n’était strictement rien prévu. Pensant qu’un opérateur qui fabrique des pneus est capable de le faire le samedi ou le dimanche comme le lundi ou le mardi, la direction n’a pas envisagé de plan de formation. Dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) – si l’on peut encore l’appeler ainsi : ce sont plutôt les finances de quelques actionnaires que l’on sauvegarde ! – deux cabinets vont s’en sortir tranquillement : SODIE et SEMAPHORES. Si vous multipliez 1 175 par 8 000, 10 000, 15 000, 20 000 euros, vous vous rendrez vite compte que ces cabinets ne connaissent pas la crise ! […]
Quand vous avez devant vous une assemblée de 200 pères de famille dont 30 % sont à deux doigts de péter une durite, et qu’on leur propose une formation de cueilleur de champignons – je l’ai vraiment entendu –, si ça, ce n’est pas se foutre de la gueule des gens, je ne sais pas ce que c’est ! La formation chez Goodyear, c’est simple : on vous vire et on va vous former ! À ce rythme endiablé, la France aura certainement les chômeurs les mieux formés du monde. On sera chômeur de longue durée, mais formé. […]
Qu’est-ce qu’une cellule de reclassement active, une offre d’emploi valable ? Une formation professionnelle de plus de 200 heures est considérée comme un reclassement du salarié, sauf que celui-ci est toujours sans travail. En matière de formation professionnelle, les quelques avancées que l’on peut constater ont été obtenues grâce à la pression que nous avons exercée sur la direction pour qu’elle respecte ses obligations légales. À l’heure où je vous parle, des sessions concernant environ 20 % du personnel se tiennent toutes les semaines. Il s’agit de « remises à niveau français-math » – voilà ce que Goodyear appelle la formation professionnelle des salariés. Pendant ce temps, des budgets colossaux sont dégagés dans le cadre du plan formation sur les méthodes de management, la façon de gérer une situation de crise, la manière d’installer un dialogue social. »
Les propos tenus par M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, se situent dans un registre proche : « S’agissant de l’évaluation et de la formation des salariés, l’usine dispose d’une commission formation – obligatoire –, mais la direction finance davantage les formations destinées aux plus qualifiés. Ceux qui sont en bas de l’échelle ont donc de fortes chances d’y rester, alors que ceux du milieu peuvent évoluer plus facilement. […]
Le droit individuel à la formation (DIF) a été régulièrement utilisé, notamment pour faire passer des certificats d’aptitude à la conduite en sécurité (CACES) qui peuvent servir en cas de reconversion. La direction a également mis en place des cours de base comme le français et les mathématiques. Mais rien n’a été fait pour assurer la formation à un nouveau métier dont on pourrait vivre. Les gens sont maintenus dans leur jus, la direction affirmant attendre la mise en place du cabinet de reclassement ».
Proposition n° 10 : Faire bénéficier de la formation professionnelle, à laquelle l’employeur doit aujourd’hui consacrer 0,9 % de la masse salariale, à toutes les catégories d’employés au sein de l’entreprise ; lui consacrer un bilan annuel incorporé dans le bilan social d’ores et déjà prévu par la loi.
III. UNE INDUSTRIE QUI SE REMET LENTEMENT DE LA CRISE ÉCONOMIQUE DE 2009
A. LA FILIÈRE ÉCONOMIQUE CAOUTCHOUC-PNEU
Au-delà du cas Goodyear, la commission d’enquête a souhaité élargir son étude à l’ensemble de la filière caoutchouc-pneu, en examinant en particulier un concurrent, Michelin, et un client, AGCO (Massey Ferguson).
1. Le contexte économique difficile de la filière
Le secteur du pneumatique présente une offre très segmentée :
– par type de produits : tourisme, camionnette, deux-roues et industriels (poids-lourds, génie civil, agricole, avion),
– première monte et rechange : le marché de la rechange représente 70 % des ventes dans les pays occidentaux,
– neuf et rechapé (recyclage).
Les représentants du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP), auditionnés par la commission d’enquête, ont indiqué que « le pneumatique voyage peu » : pour l’Europe, 70 % en valeur des flux commerciaux sont intra-zone et 30 % seulement avec le reste du monde. La montée en puissance des nouveaux producteurs (Asie, Amérique latine) amène cependant à changer les choses.
Les trois leaders mondiaux (Bridgestone, Michelin et Goodyear) détiennent 41 % du marché mondial. Avec Michelin, Continental et Pirelli, trois acteurs européens sont parmi les cinq premiers mondiaux. À la suite de la montée en puissance des acteurs indiens et chinois, les dix premiers producteurs mondiaux perdent en influence : 83 % en 2000, 78 % en 2005, 65 % en 2011.
Le ratio de masse salariale sur chiffre d’affaire du secteur du pneumatique s’établit à 20 % en 2011. Il était à 25 % en 2000, puis a remonté temporairement à 23 % en 2009 au pic de la crise économique. En France, les effectifs du secteur du pneumatique étaient de 29 700 en 2011 ; le secteur a perdu environ 10 % de ses effectifs (3 000 salariés) depuis 2005.
La direction de Goodyear indique que le durcissement de la concurrence se traduit par l’arrivée de nouveaux acteurs, surtout asiatiques, ce qui entraîne une tension à la baisse sur les prix et une course à l’innovation très intense. Les fabricants « historiques » sont dès lors contraints de s’implanter davantage dans les pays à bas coût afin d’être en mesure de proposer des prix compétitifs. La demande dans les marchés développés est de plus en plus orientée vers les pneumatiques à haute valeur ajoutée (Europe, Amérique du Nord…).
La direction de Goodyear estime que le segment des pneumatiques à faible valeur ajoutée est caractérisé par une demande fortement ralentie dans les marchés matures et un développement de la production dans les pays émergents, où les prix de vente sont inférieurs aux coûts de production dans les pays industriels. Le segment des pneumatiques à haute valeur ajoutée est caractérisé par une demande plus favorable dans les marchés matures et une production essentiellement assurée aux États-Unis et en Europe de l’Ouest et de l’Est. Cela conduit le groupe à cibler ses investissements en redéployant ou développant ses activités dans les pays émergents, en modernisant leur outil de production et en renforçant l’innovation. La direction de Goodyear pointe le fait que tous les fabricants de pneumatiques développent leurs capacités de production dans les pays à faibles coûts de production.
M. Christian Leys, président du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP), déclarait devant la commission d’enquête : « Selon les chiffres de l’INSEE et du SNCP, le marché du pneumatique, tous types confondus, a augmenté en France de 7,8 % entre 2010 et 2011, puis diminué de 7,2 % entre 2011 et 2012, puis encore diminué de 12,2 % entre les dix premiers mois de 2012 et les dix premiers mois de 2013. L’industrie automobile représente 65 % des débouchés du caoutchouc. Or la France, qui produisait 3,6 millions de véhicules il y a dix ans, en a fabriqué 1,9 million en 2012, et n’ira pas au-delà de 1,8 million en 2013. » Au-delà de la filière automobile, pour l’ensemble du secteur du caoutchouc industriel, « l’activité a connu une croissance de 5,7 % entre 2010 et 2011. Elle a enregistré l’année suivante une baisse de 11,5 %, suivie d’une autre baisse, de 0,4 %, entre les huit premiers mois de 2012 et de 2013. »
Depuis 2008, le secteur du pneumatique, suivant celui de l’automobile, est en crise. M. Patrice Geoffron, professeur d’économie, déclarait devant la commission d’enquête : « Le secteur est naturellement frappé par la crise économique. Après une demi-douzaine d’années, nous ne sommes toujours pas sortis de la crise, qui ne peut donc pas être considérée comme de nature conjoncturelle, compte tenu de cette durée. La surcapacité a incité les usines, surtout à l’ouest de l’Europe, à fermer ou à se redéployer. Même Michelin, dont la culture historique est paternaliste, n’a pas échappé au redéploiement, qui a frappé aussi des groupes italiens et allemands ».
M. Bruno Muret, économiste du SNCP, indiquait, lors de son audition par la commission d’enquête, que : « sur le conjoncturel, en revanche, la situation semble difficile, puisque ni l’industrie du pneumatique, ni, plus généralement, l’industrie manufacturière, n’ont retrouvé les volumes d’activité de 2007. »
2. Le groupe AGCO (Massey Ferguson), fabricant de machines agricoles, acheteur de pneumatiques
L’industrie des machines agricoles est très concentrée. Quatre leaders dans le monde (AGCO, Deere & Company, CNH et Claas) ont réalisé en 2012 près de 85 % des ventes de tracteurs neufs en France.
AGCO (marque Massey Ferguson) est en France le plus grand constructeur et le plus grand exportateur de machines agricoles. Avec sa coentreprise GIMA, AGCO emploie 2 200 personnes, ce qui en fait le premier employeur privé de Picardie.
Au cours des 10 dernières années, Massey Ferguson SA a investi 122 millions d’euros, dont plus de 70 depuis 5 ans.
Il est intéressant de relever les quatre critères retenus par M. Richard Markwell, PDG de AGCO SA, pour sélectionner un fournisseur de pneumatiques : notoriété (c’est le client final qui choisit ses pneus), bon réseau de service après-vente, fiabilité des livraisons et compétitivité en termes de qualité et de coûts.
La direction de GDTF avait indiqué à la commission d’enquête, lors de sa visite des usines d’Amiens le 10 octobre 2013, qu’AGCO avait déréférencé les pneus Goodyear depuis l’assignation de la CGT aux principaux clients agricoles de Goodyear en 2012. Le président Markwell a démenti cette explication en indiquant que son entreprise avait déréférencé les pneus de marque Goodyear depuis 2010 au motif que : « fin 2009, la livraison de Goodyear est devenue moins fiable. »
À une question lui demandant s’il attachait de l’importance à la proximité du fabricant, M. Markwell répondait que non, car il achète des pneus livrés à l’usine. C’est donc le fournisseur qui gère le transport, qui « je pense, pèse relativement peu sur l’ensemble des coûts ».
M. Eric Le Core, directeur des affaires publiques du groupe Michelin, relativisait fortement les arguments de la proximité géographique et du coût du transport : « Comme nous l’avons vu au moment de la crise de 2008-2009, il est possible que des bateaux, qui partent d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord vers l’Asie du Sud-Est, reviennent à vide. Pour l’éviter, les armateurs maritimes sont prêts à prendre du fret à des tarifs tout à fait concurrentiels. […] Quand des manufacturiers du Sud-Est asiatique ont fortement investi dans des usines de grande capacité dans leur pays mais n’ont pas encore, sur leur marché domestique, de quoi écouler leur production, alimenter ou approvisionner le marché européen ne représente finalement pour eux qu’un coût marginal. »
3. Le cas du groupe Michelin, deuxième producteur mondial de pneumatiques
La commission d’enquête a souhaité étudier la situation du deuxième fabricant mondial de pneumatiques, le groupe Michelin. Celui-ci emploie 110 000 personnes dans 170 pays. Le pneumatique est un produit très complexe et de haute technologie.
M. Eric Le Core, directeur des affaires publiques du groupe Michelin, constate devant la commission d’enquête que les marchés nord-américains et européens se sont fortement contractés depuis 2008 et que la croissance venait maintenant des pays émergents (Chine, Amérique latine, Inde…). Ces évolutions de marché s’inscrivent dans un contexte de concurrence internationale jugée « forte, voire féroce ». Il faut se démarquer de la concurrence par l’innovation ; Michelin investit près de 600 millions chaque année dans la R&D. M. Le Core indique « qu’il n’est pas question pour Michelin de privilégier les pays à forte croissance au détriment de l’Europe en général, et de la France en particulier. Nous continuons à investir en Europe et en France, et nos investissements, 800 millions d’euros d’ici à 2019, seront tout à fait significatifs en proportion de ce que la France représente aujourd’hui dans notre production mondiale, c’est-à-dire moins de 10 %. »
Il n’en reste pas moins que Michelin, qui avait déjà mené un plan de fermeture de son usine Kléber à Toul (800 salariés), a lancé, en juin 2009, un projet d’adaptation d’envergure, conduisant à la suppression de plus de 1 000 emplois supplémentaires en France, sur les sites de Montceau-les-Mines, Tours et Noyelles-les-Seclins.
La direction de Michelin a annoncé, en juin 2013, son intention de regrouper à La Roche-sur-Yon la production des pneus poids lourds, avec à la clé la suppression de plus de 700 postes à Joué-lès-Tours à partir du premier semestre 2015 ; 200 postes devraient être maintenus sur le site tourangeau. Les syndicats SUD, CFDT et CGC ont signé, lors d’un CCE, le 27 novembre 2013 un plan social prévoyant la suppression de 706 emplois sur le site de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) (6). Le plan prévoit la suppression de 706 postes sur 906, dans le cadre d’un arrêt programmé de la production de pneus poids lourds. La direction a assuré que 424 à 454 salariés concernés par les suppressions pourraient bénéficier de mesures d’âge, c’est-à-dire de départs anticipés à la retraite ; plus de 250 personnes devraient recevoir des propositions de postes sur l’un des quatorze sites industriels du groupe en France.
Michelin s’est largement implanté en Europe de l’Est pour y assurer une partie de sa production : Roumanie (2 sites), Pologne (1), Hongrie (2), Russie (1) et Serbie (1). En avril 2012, Michelin a annoncé un investissement de 170 millions d’euros dans ce dernier pays, destiné à étendre les capacités de son usine Tigar Tyres. Cette usine continuera à produire des pneus d’entrée de gamme destinés aux marchés russe et de la Communauté des États indépendants (CEI). En septembre 2012, Michelin a annoncé son intention d’investir entre 1,6 et 2,3 milliards d’euros par an sur la période 2012-2015 pour se renforcer en Asie, en Amérique du Nord et en Amérique latine. Michelin construit l’équivalent d’une nouvelle usine par an sur les marchés à forte croissance.
B. LE GROUPE GOODYEAR EST LE TROISIÈME PRODUCTEUR MONDIAL DE PNEUMATIQUES
1. La stratégie industrielle d’un groupe international
La Goodyear Tire & Rubber Company a été créé en 1898 à Akron (Ohio) aux États-Unis, où est toujours son siège mondial. En 2012 le groupe employait 68 857 salariés dans 53 usines situées dans 22 pays, avec 3 centres de R&D et 6 pistes d’essai. Le groupe implanté dans les quatre grandes zones mondiales : Amérique du Nord (43,3 % du chiffre d’affaire du groupe en 2011) ; Amérique latine (10,9 %) ; Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA) (35,3 %) ; et Asie Pacifique (10,5). Les effectifs du groupe en 2012 se répartissent en Amérique du Nord (25 246), zone EMEA (24 864), Amérique latine (5 480), Asie Pacifique (9 965) et autres (3 302).
En zone EMEA le groupe emploie 24 500 salariés dans 19 usines situées dans 9 pays, avec 2 centres de R&D et 2 pistes d’essai. En France, Goodyear a 4 usines, 2 à Amiens, 1 à Montluçon et 1 à Riom. Les autres usines européennes sont situées en Allemagne (6), Grande-Bretagne (2), Turquie (2), Luxembourg (1), Pays-Bas (1), Pologne (1), Slovénie (1) et Afrique du Sud (1).
Le chiffre d’affaire du groupe s’élevait à 20,9 milliards de dollars en 2012 ; il était de 13,9 milliards en 2003, de 16,3 milliards en 2009, au cœur de la crise, et de 22,8 milliards en 2011. En 2012 le chiffre d’affaires se décomposait en tourisme (11,4 milliards), poids lourds (4,2), agricole (0,4), chimie (1,3) et génie civil, moto et autres (3,7). Cette même année par zone géographique le chiffre d’affaires se décompose en Amérique du Nord (9,7 milliards), Europe de l’Ouest (4,9), autres EMEA (2), Amérique latine (2,1) et Asie Pacifique (2,4).
b. La société Goodyear Dunlop Tires France n’a pas la maîtrise de sa production
Comme tous les grands groupes industriels, Goodyear a une structure relativement complexe de sociétés mères et filiales. En Europe, c’est la filiale Goodyear SA, basée au Luxembourg, qui contrôle quelque 25 filiales nationales, soit directement, soit par la filiale Goodyear Dunlop Tires Europe (GDTE) en coentreprise (joint venture) avec le groupe japonais Sumitomo Rubber Industries.
La direction de Goodyear justifie le choix du Luxembourg (7) par l’importance de sa présence dans ce pays. Goodyear est en effet le deuxième employeur privé du Luxembourg – il y emploie en effet plus de 3 100 personnes. Goodyear y a plusieurs usines ainsi que son principal centre de recherche européen. Elle y gère également ses activités opérationnelles (avec la filiale Goodyear Dunlop Tires opérations - GDTO) (8).
Goodyear avait jusqu’en 2009 une seule filiale française, Goodyear Dunlop Tires France (GDTF), qui gérait les quatre usines françaises. La société GDTF est à la fois un façonnier et un distributeur : elle a des activités industrielles sur les sites d’Amiens, de Montluçon et de Riom et des activités de distribution gérées principalement à partir de son siège social à Rueil-Malmaison et de ses équipes commerciales réparties sur le territoire français.
Depuis 2009, la direction de Goodyear a pris la décision de créer une deuxième société française, dénommée Goodyear Dunlop Tires Amiens-Sud (GDTAS), qui est rattachée directement à GDTE. Son unique objet et de gérer l’usine d’Amiens-Sud (9).
La particularité du groupe Goodyear est une centralisation très forte du processus décisionnel dans la filiale luxembourgeoise et in fine au siège à Akron. Une filiale dénommée Goodyear Dunlop Tires Opérations (GDTO) et implantée au Luxembourg joue un rôle très important. Ainsi Me Fiodor Rilov, avocat du CCE et de la CGT de Goodyear, déclarait-il devant la commission d’enquête : « […] L’usine d’Amiens-Nord n’est pas une entité juridique autonome, mais un établissement qui dépend de la GDTF, principale filiale française de Goodyear. Un contrat de façonnage passé avec Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), basé au Luxembourg, qui dirige les activités du groupe dans la zone Europe Moyen-Orient Afrique (EMEA), détermine toute son activité. J’ai réussi à arracher à Goodyear une copie de ce contrat, à peine lisible, il est vrai, et rédigée en anglais, que je vous traduis. Aux termes de l’article 3-1, "GDTO donne instruction à GDTF pour le type et la qualité de toute la production que GDTF a à réaliser. Les délais de livraison sont également déterminés par GDTO. L’ensemble des éléments nécessaires à la réalisation de la production est également fixé par GDTO." Autrement dit, GDTO commande toute l’activité de GDTF : il suffit à une société luxembourgeoise de prendre une décision unilatérale pour arrêter du jour au lendemain l’activité d’Amiens-Nord. »
La société GTDO emploie 1 875 salariés, principalement au Luxembourg. GDTO exploite une usine de production de pneumatiques poids lourds et génie civil. Elle agit surtout en qualité de centrale de trésorerie et de centrale d’achat pour les sociétés européennes du groupe. C’est donc le centre névralgique européen du groupe.
L’ensemble des achats de matières premières est effectué par GDTO, qui en est donc propriétaire. GTDO met ces matières premières à disposition des usines européennes du groupe. Les usines transforment en produits finis les matières premières. Dans un système appelé « Eagle », les sociétés sont rémunérées par GDTO à un niveau de prix défini à l’avance, pour un travail de façonnage, selon la méthode du prix de revient majoré (« cost plus »). L’ensemble du stock de produits finis en Europe de l’Ouest appartient à GDTO. L’ensemble des prestations logistiques est également centralisé au sein de GDTO, qui prend en charge les coûts d’entreposage et de transport des pneumatiques. Les filiales de distribution du groupe en Europe achètent l’ensemble de leurs pneumatiques auprès de GDTO, à un prix d’achat qui inclut une prestation de transport et, le cas échéant, l’entreposage vers les points de livraison de leurs clients. Ce prix d’achat est calculé selon la méthode du prix de revente (« resale minus »), garantissant ainsi une marge convenue à l’avance aux filiales de distribution.
La conséquence du système de rémunération des filiales européennes est, aux dires de la direction de Goodyear, que l’analyse des résultats nets d’une usine ne saurait être pertinente à l’échelle nationale et doit nécessairement être réalisée à l’échelle européenne. On verra plus loin, de façon quelque peu contradictoire, que la direction de GDTF met en évidence une « perte » annuelle de son usine d’Amiens-Nord, à partir de calculs analytiques effectués ex post ; il est vrai qu’il s’agit de justifier le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) et ses 1 173 licenciements économiques...
La société Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) dispose de trois sites de production et d’un siège social à Rueil-Malmaison. GDTF regroupait un effectif de 2 315 personnes au 1er janvier 2013, dont 1 997 dans ses trois sites de production (1 176 à Amiens Nord, 676 à Montluçon et 125 à Riom). GDTF a trois activités principales :
– une activité de façonnage pour le compte de GDTO : la production de pneumatiques pour le tourisme et l’agricole à Amiens-Nord, pour la moto et la camionnette à Montluçon et le rechapage de pneumatiques poids lourds à Riom. La production des usines de GDTF est commercialisée sur l’ensemble de la zone EMEA par d’autres sociétés du groupe Goodyear, seulement 15 % de cette production étant commercialisée par elle-même en France ;
– une activité de commercialisation en France de l’ensemble de la gamme de pneumatiques du groupe. Ces pneumatiques proviennent à 85 % des usines Goodyear de la zone EMEA ;
– une activité de location gérance de l’usine d’Amiens-Sud, exploitée par la société Goodyear Dunlop Tires Amiens Sud.
c. Ce qui l’a conduit à prendre une série d’orientations industrielles peu lisibles
S’il était clair que la direction du groupe Goodyear avait décidé, après l’échec du projet de complexe industriel unique, d’arrêter la production de pneumatiques « tourisme » sur le site d’Amiens-Nord, sa position sur le sort de la production de pneus agricoles est beaucoup moins lisible.
Le groupe Goodyear a signé avec le groupe Titan un contrat de licence de marque pour son secteur agricole en Amérique du Nord (2005) puis en Amérique latine (2011). Il a annoncé en 2009 son intention de faire la même chose pour la zone EMEA.
Le groupe Goodyear a indiqué en 2009 (10) son intention d’arrêter l’ensemble de ses activités agricoles dans la zone EMEA et en Amérique latine. Le moins que l’on puisse dire est que, pour la zone EMEA, cette orientation stratégique est appliquée avec souplesse. Le groupe indique vouloir conserver des activités locales « résiduelles » de production et de commercialisation de pneumatiques agricoles de marque Goodyear en Afrique du Sud et en Turquie. Ces activités seraient « poursuivies temporairement compte tenu de contraintes locales. En Pologne, la marque Dębica serait maintenue pour les besoins du marché local ».
Le groupe a annoncé son retrait du secteur agricole en Amérique du Nord en 2005 (11) ; les équipements et licences ont ensuite été cédés au groupe Titan, devenu un spécialiste du pneu agricole, qui continue à vendre sous la marque Goodyear.
L’activité agricole serait poursuivie en Asie, où elle est adaptée aux exigences locales, qui requièrent une offre complète couvrant l’ensemble des segments de marché, et où elle n’est pas confrontée à la même contrainte d’innovation qu’en Europe, dans la mesure où les pneumatiques les plus demandés ont une technologie déjà ancienne.
L’argument de la direction de Goodyear selon lequel la production de pneus agricoles serait devenue l’apanage de spécialistes, en raison de l’importance des investissements et de la spécificité du segment de marché, ne tient pas (12). Si certains fabricants (Pirelli, Continental) se sont désengagés des pneus agricoles ces dernières années, ce n’est pas le cas des leaders Michelin et Bridgestone, qui détiennent une part de marché de plus de 10 % à l’échelle mondiale.
En 2010 encore, selon le rapport de médiation de M. Bernard Brunhes du 28 juin 2010 pour le TGI de Nanterre, il était clair que « si le groupe Titan et le groupe Goodyear devaient renoncer à la transaction en cours de discussion au niveau mondial, le groupe Goodyear poursuivrait en tout état de cause l’activité agraire de son site d’Amiens-Nord. Sa position sur ce point est sans ambigüité. » Le médiateur concluait en suggérant aux parties de s’entendre : « Toutes dispositions seront prises pour faciliter la prise de décision de cession du site à la société Titan. Au cas où cette décision ne serait pas prise, le groupe Goodyear continuerait et développerait la production de pneumatiques agraires par l’usine d’Amiens-Nord. La direction présentera au CCE lors d’une très prochaine session ses intentions concernant le développement de cette activité et l’avenir du site. » La direction de Goodyear s’engageait, en 2010, à maintenir l’activité agricole à Amiens-Nord tant qu’aucun potentiel repreneur n’aurait confirmé le rachat, avec un plan d’investissement de 5 millions d’euros sur trois ans minimum et le maintien des effectifs.
La rapporteure note que l’annonce par Goodyear en 2009 de son intention d’arrêter ses activités agricoles en zone EMEA a entraîné un effondrement des commandes des constructeurs (première monte). Quatre ans après, l’usine d’Amiens-Nord continue à en pâtir. Une attitude plus rationnelle aurait consisté à ne faire une telle annonce que le jour de la cession des actifs agricoles à un repreneur.
M. Pierre Ferracci, président du cabinet Secafi, montrait bien, devant la commission d’enquête, les atermoiements de Goodyear : « Peut-être le groupe a-t-il fait des choix à un moment où les marchés étaient plus porteurs qu’ils ne sont aujourd’hui, estimant que regrouper les deux fabrications, faire des gains de productivité de part et d’autre et faire ainsi prospérer l’activité “tourisme”, tout en gardant la perspective de cession de l’activité “pneumatiques agricoles” était une stratégie jouable. Nous pensons que la cession était en germe depuis un moment, ce qui peut paraître contradictoire mais ne l’est pas forcément. On peut vouloir regrouper les deux sites et restructurer la production de pneumatiques agricoles pour en améliorer la productivité puis, pour des raisons qui se sont sans doute imposées au groupe au niveau mondial, considérer que l’on n’a pas les moyens de tout faire. Certains choix antérieurs de restructuration faits par une entreprise peuvent, au fil du temps, lui apparaître déphasés étant donné l’évolution du marché, le niveau d’endettement et l’insuffisance passée des investissements. Je pense que l’idée de se désengager de l’activité “pneumatiques agricoles” est venue progressivement et qu’après avoir jugé pouvoir la conserver, Goodyear a constaté ne pas pouvoir tout faire. […]
Je suis persuadé que la restructuration envisagée dans le projet GCA laissait possible le maintien de l’activité “pneumatiques agricoles”. À un moment donné, l’enjeu était la réorganisation industrielle du site, puis la maison mère a fait comprendre qu’en termes de rentabilité pour les actionnaires il n’était pas possible de maintenir les deux activités. Les ressources disponibles étant contraintes, les choix se sont progressivement affinés mais je suis persuadé qu’au départ le projet GCA a pu être défini en laissant en suspens la question de savoir si l’activité “pneumatiques agricoles” serait ou non maintenue. »
Les pneumatiques agricoles fabriqués par Goodyear en zone EMEA disposent d’atouts importants : marques et produits réputés et recherchés par les agriculteurs, présence commerciale chez les grands fabricants de machines agricoles et chez les revendeurs, dispositif industriel cohérent avec l’usine d’Amiens-Nord dédiée aux pneumatiques techniques, complexes et de grande taille et trois usines dans des pays à bas coût pour l’entrée et le milieu de gamme.
Les deux usines Goodyear d’Amiens ont acquis au cours des décennies un savoir-faire et une expérience reconnus de tous. Force est de constater que leurs évolutions respectives ont divergé fortement. Elles présentent des atouts certains, Amiens-Nord en pneumatiques agricoles, Amiens-Sud en pneumatiques « tourisme ».
a. Le contexte de l’évolution des investissements de Goodyear
À part l’année 2009 (au cœur de la crise), les investissements du groupe Goodyear se maintiennent au-dessus d’un milliard de dollars chaque année.
INVESTISSEMENTS DU GROUPE GOODYEAR
(Monde)
(millions de dollars)
2003 |
2004 |
2005 |
2006 |
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
405 |
499 |
601 |
637 |
739 |
1 049 |
746 |
944 |
1 043 |
1 127 |
Source : Goodyear
Le groupe table sur des investissements maintenus à ce niveau entre 2012 et 2016. La direction du groupe Goodyear indique cependant que le niveau d’investissement de Goodyear en pourcentage de son chiffre d’affaire est toujours resté inférieur à celui de ses principaux concurrents depuis 2006.
Dans ce contexte, la priorité du groupe est de privilégier les investissements les plus stratégiques, notamment afin de renforcer son implantation dans les pays émergents et moderniser ses usines situées dans les pays matures en privilégiant les sites compétitifs (par exemple Riesa en Allemagne ou Lawton aux États-Unis).
Le groupe Goodyear a justifié par la chute de compétitivité de son activité « tourisme » la fermeture de plusieurs sites de production à travers le monde, afin de concentrer sa production sur un nombre réduit de sites.
FERMETURES DE SITES « TOURISME » DE GOODYEAR
Zone |
Pays |
Site |
Date annoncée de fermeture |
Capacité de production annuelle (*) |
Impact sur l’effectif moyen |
Amérique du Nord |
États-Unis |
Tyler |
2007 |
9 |
1 100 |
États-Unis |
Union City |
2011 |
12 |
1 900 | |
Canada |
Valleyfield |
2007 |
7 |
800 | |
EMEA |
Royaume-Uni |
Washington |
2006 |
3 |
600 |
Maroc |
Casablanca |
2006 |
1 |
150 | |
Asie / Pacifique |
Philippines |
Las Pinas |
2009 |
2 |
500 |
Taiwan |
Taiwan |
2010 |
1 |
240 | |
Australie |
Somerton |
2008 |
3 |
600 | |
Australie |
Upper Hut |
2006 |
2 |
400 |
(*) en millions de pneus
Source : Goodyear
La direction de Goodyear estime que, dans un contexte très concurrentiel (11 sites de production Goodyear en zone EMEA), le groupe doit allouer ses volumes de production de pneumatiques standards en priorité vers les sites les plus compétitifs.
Le soupçon de délocalisation de la part du groupe Goodyear n’a jamais pu être totalement démenti. Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du CCE de Goodyear, déclarait devant la commission d’enquête que : « Les éléments demandés à la direction et qui nous ont été communiqués en CCE démontrent qu’il n’y a pas eu de délocalisations, c’est-à-dire de transfert de production d’Amiens vers d’autres usines du groupe en Europe. Autrement dit, tous les pneumatiques qui ne sont plus fabriqués à Amiens ne sont plus fabriqués du tout. »
Dès l’année 2005, le cabinet Secafi montrait que le groupe Goodyear avait une stratégie d’implantation dans les pays à bas coût. Dans son rapport sur l’exercice 2004, Secafi montrait que la Chine fournissait 1 % (80 millions de dollars) des achats de Goodyear, avec pour objectif 10 % en 2010. En 2004 Goodyear avait annoncé son intention de sous-traiter la fabrication des pneus des poids-lourds Steelmark à Triangle Tire (Chine). Début 2005, le groupe a annoncé qu’il se mettrait à la recherche de partenaires asiatiques pour sous-traiter des pneus à destination du marché américain. Par ailleurs Goodyear devait accélérer la cadence de ses exportations de Dalian Tire (Chine) pour atteindre 5,3 millions de pneus tourisme par an à partir du 1er trimestre 2007. À la fin de l’année 2005, 30 % de la production de cette usine devait être exportée aux États-Unis et en Europe.
La rapporteure a obtenu de la direction de Goodyear un tableau confidentiel mentionnant le niveau des investissements comparés du groupe dans les usines françaises et dans un certain nombre d’autres sites en Pologne, en Slovénie, en Chine et au Brésil. Sans dévoiler le détail de ces données depuis dix ans, pour ne pas communiquer d’informations sensibles aux concurrents du groupe, la rapporteure ne peut que constater la différence de proportion entre les investissements dans les trois usines françaises d’Amiens-Nord et Sud et de Montluçon, qui totalisent quelques dizaines de millions de dollars, et ceux réalisés dans les autres pays mentionnés, qui se comptent en centaines de millions.
M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, déclarait lors de son audition par la commission d’enquête que « en 1992, le groupe Goodyear est le premier à s’implanter en Chine, où il produit sous sa propre marque. […] En 1997, il prend position en Chine. […] En 2002, Goodyear construit un important pôle logistique à Tarnów et, en 2006, entreprend de moderniser l’usine polonaise. […] En 2000, le groupe ferme une usine en Italie, supprime 1 500 postes dans l’usine anglaise de Wolverhampton et 400 emplois à Montluçon, ancien site de Dunlop. En 2003, il ferme l’usine de Huntville en Alabama. […] Goodyear, qui, en 2000, possédait 96 unités dans 28 pays, n’en compte plus, en 2010, que 56 dans 22 pays. »
M. Claude Gewerc a montré, à partir d’une note interne au conseil régional établie sur des sources publiques jugées fiables, que l’usine Dębica est devenue en 2008 la principale usine européenne du groupe Goodyear. Il conclut « qu’il semblerait que la volonté de Goodyear ait été de faire de Dębica non pas une simple usine low-cost, mais bien une vitrine technologique (et écologique) de la marque ». Dès décembre 1995, un article du journal Le Monde indiquait que « le fabricant de pneus Goodyear investira 115 millions de dollars dans le pneumaticien polonais Dębica. » L’information est confirmée deux ans plus tard dans la presse spécialisée : « Renforcé par son implantation sur le marché slovène, Goodyear met en avant son plan d’investissement dans sa filiale polonaise Dębica. […] L’annonce de la modernisation de Debica est une mauvaise nouvelle pour les travailleurs allemands et français, la compagnie prévoyant de déplacer certaines de ses capacités de production de l’Ouest vers l’Est. » (13)
M. Sam Gibara, PDG du groupe Goodyear, déclarait en juin 1997 : « Il y a des économies émergentes d’Europe de l’Est et d’Asie. Nous y avons fait six investissements en dix-huit mois : Pologne, Slovénie, Chine, Inde, Philippines et Afrique du Sud » (14).
En 2006, Goodyear installe son service financier « Europe » en Pologne.
Outre le niveau des salaires, l’optimisation fiscale n’est pas absente des motivations d’investissement du groupe Goodyear. On lisait ainsi en mars 2008 que « Goodyear souhaite tripler sa production de pneus poids lourds à Dębica. Du fait de l’obtention par Dębica des exemptions de taxes, due à son appartenance à une zone économique spéciale, cela fait de lui l’un de nos fournisseurs majeurs de pneus poids lourds dans le monde » (15). Pour M. Claude Gewerc : « Le groupe [Goodyear] n’avait pas de projet industriel en s’installant en Pologne. Il était seulement attiré par l’existence d’une zone protégée, dans laquelle il n’aurait aucune taxe à payer. »
En 2010, sont allégués des transferts de prix illicites à l’encontre de Dębica. Selon un journal polonais (16), un actionnaire minoritaire polonais de l’usine de Dębica, PZU, s’étonne d’une différence entre les marges réalisées par Dębica sur les pneus vendus à d’autres entités Goodyear (environ 86 % de ses ventes) et les marges réalisées sur des unités vendues à des tiers. La différence de marges serait telle que PZU aurait intenté une action en justice, car Dębica a jusqu’ici refusé de fournir la documentation complète demandée par cet actionnaire minoritaire.
Le chiffre d’affaires de l’usine de Dębica, qui était de 61,9 millions d’euros en 2003, s’est élevé à 247,7 millions en 2011. Entre ces deux dates, son résultat courant avant impôt est passé de 6,6 à 23,5 millions d’euros et son revenu net de 4,2 à 18,9 millions d’euros. Les effectifs ont crû de 2 000 à 2 800 salariés.
Le syndicat CGT de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord a fait constater par huissier la présence sur le site de pneus de marque Goodyear made by Titan à Sao Paolo (Brésil). M. Mikael Wamen, responsable CGT de cette usine, a estimé, lors de son audition par la commission d’enquête, que la direction de Goodyear avait organisé l’arrêt progressif de l’usine en transférant des moules, et en « cannibalisant » des machines. Il établit un lien direct avec la croissance des sites du groupe Goodyear ailleurs en Europe, en Amérique latine ou en Asie. Pour M. Virgilio Mota Da Silva, responsable du syndicat Sud de l’usine d’Amiens-Nord, la direction a largement désorganisé les ateliers et mis en sous-capacité l’outil de travail.
Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du CCE, déclarait devant la commission d’enquête : « Dans son dernier rapport, le cabinet Secafi prend acte que Goodyear sous-traite quelques productions de pneumatiques agricoles auprès de deux manufacturiers, Allianz et Anlas, et indique que cela correspond à environ 5 000 pneumatiques par an sur un total de 500 000 pneumatiques agricoles vendus en Europe. Le nombre de pneus sous-traités est donc dérisoire. Par ailleurs, on parle de 163 pneus Titan trouvés dans l’usine d’Amiens-Nord, madame. On ne peut donc pas parler d’une production qui déferle sur l’Europe. Enfin, il faut savoir que Goodyear se doit de proposer une gamme complète de pneumatiques ; or, comme elle ne fabrique pas certains pneumatiques de dimension très spécifique ou pour des applications spéciales, elle les importe pour répondre à la demande particulière de certains clients. »
b. Depuis 2008, une situation contrastée sur les deux sites
On a vu en partie II du présent rapport les différences en termes de conditions de travail des deux usines. Cette situation découle directement des choix effectués par la direction du groupe Goodyear. En matière d’investissements, l’usine d’Amiens-Sud bénéficie régulièrement de nouvelles machines alors qu’Amiens-Nord ne semble pas en avoir bénéficié depuis plus de 20 ans.
Alors que le site d’Amiens-Nord produit 2 955 pneus en moyenne par jour (objectif de 3 350), celui d’Amiens-Sud en produit 10 252 (capacité maximum de 16 500). Le site d’Amiens-Nord produit 40 références de pneus « tourisme », répartis en diamètres 13" (30 %), 14" (32 %), 15" (9 %) et 16" (29 %). Le site d’Amiens-Sud produit 189 références de pneus « tourisme » répartis en 14" (11 %), 15" (62 %), 16" (22 %) et 17" (5 %). Seulement 6 % des pneus « tourisme » produits par Amiens-Nord sont vendus en équipement d’origine auprès des constructeurs, l’usine d’Amiens-Sud en vendant 33 % en première monte.
Seule l’usine d’Amiens-Nord produit des pneus agricoles : 146 références réparties en 20-28" (63 %), 30-38" (37 %). 63 % sont vendus à des constructeurs en équipement d’origine. Le poids moyen d’un pneu est de 135 kg (34 – 417 kg).
Le site d’Amiens-Nord a été créé en 1960. L’établissement est spécialisé dans la fabrication de pneumatiques « tourisme » (33 % du tonnage produit sur le site) et de pneumatiques agricoles (67 %). Il employait 1 176 salariés au 1er janvier 2013. S’agissant de l’activité « tourisme », le site d’Amiens-Nord est orienté à 60 % vers des pneumatiques de qualité standard (indice de vitesse S et T), le reste correspondant à des pneumatiques de hautes performances (indices H et V). Les pneumatiques « tourisme » produits sur le site d’Amiens-Nord correspondent à des gammes de diamètre d’accrochage de 13 à 15 pouces, utilisant principalement des constructions et mélanges silice d’ancienne génération.
Les principales étapes de la production d’un pneu de l’usine d’Amiens-Nord sont : le mélange (mélangeurs « Banbury », des postes de pesage ainsi qu’une tour de stockage de noir de carbone), la préparation (lignes d’extrusion, calandres, coupeuses, machines de construction de bande, machines de découpe de gomme ou de textile, machines de confection de tringles, machines d’enveloppage de tringles), con) ; confection (machines pneus « tourisme » et agricoles) ; cuisson (presse) ; et finition (postes d’ébarbage automatique pour pneumatiques « tourisme », postes d’inspection et machines de contrôle automatique pour les pneumatiques « Tourisme » et agricoles). S’y ajoutent un magasin de stockage et d’expédition de pneumatiques et un quai de réception / expédition.
L’usine d’Amiens-Nord fabrique les pneus agricoles haut de gamme techniquement complexe (pneus arrière « radial ») du groupe Goodyear en zone EMEA, d’où un prix de vente comparativement plus élevé que la moyenne des pneus agricoles des trois autres sites du groupe en Turquie, Pologne et Afrique du Sud.
La commission d’enquête a visité les deux usines d’Amiens-Nord et Sud le 10 octobre 2013. La rapporteure a pu constater la différence entre ces deux sites. Dans l’usine d’Amiens-Nord on voit tout de suite la vétusté des locaux et des équipements, leur saleté. Surtout la Rapporteur a été frappée par la dangerosité des machines encore en fonctionnement : les opérateurs interviennent directement dans le processus de fabrication avec un risque permanent d’accident notamment sur les mains. On a vu précédemment les nombreux problèmes de conditions de travail posés par cette usine. Le niveau de bruit est très important en tout point de l’usine. L’évidente nécessité du port d’équipement de protection individuelle s’impose très vite. La pénibilité atteint un niveau important quand on descend au sous-sol, là où sont cuits les pneus, avec une chaleur étouffante, des odeurs très fortes et une fumée épaisse. L’atelier de mélange des poudres est un autre endroit où il est pénible de travailler ; on est bien dans une industrie chimique.
La direction de Goodyear estime que l’activité « tourisme » du site d’Amiens-Nord est structurellement non compétitive, sans perspective de rétablissement, et orientée vers une production correspondant de moins en moins à la demande. Amiens-Nord enregistre chaque année depuis 2005 le coût moyen de transformation le plus élevé de l’ensemble des sites du groupe Goodyear de la zone EMEA spécialisés dans la production de pneus « tourisme ». La direction du groupe explique ce coût par un nombre moyen de jours de production par an plus faible, un temps de travail « effectif » plus faible et une productivité horaire plus faible. Le coût de transformation moyen serait le double de celui du site de Riesa en Allemagne. Il serait 7,5 fois plus élevé qu’à Dębica en Pologne.
En outre, la direction de Goodyear estime que son usine d’Amiens-Nord présente un écart permanent entre son niveau de production effective et demandée (« ticket ») : entre 200 000 et 860 000 pneus de moins selon les années. En 2011, le gap était de 388 000 pneus.
La direction de Goodyear estime que son activité d’Amiens-Nord génère d’importantes pertes. Elle calcule qu’en 2012, alors que le prix moyen de vente d’un pneumatique « tourisme » produit à Amiens-Nord et vendu dans la zone EMEA était de 40,60 euros, son coût total unitaire moyen était de 77,40 euros (dont 46,70 euros de coût unitaire de transformation). La perte unitaire moyenne générée s’est élevée en conséquence à 36,70 euros par pneumatique. Sur la base d’un volume de production de 1,2 million, la perte totale générée par l’activité « tourisme » est estimée à près de 44 millions d’euros en 2012. La perte était évaluée à 41 millions d’euros en 2011.
La direction de Goodyear reconnaît que l’année 2012 est caractérisée par une surcapacité de production importante entraînant une hausse du coût de transformation unitaire et des frais administratifs et commerciaux fixes. En évaluant la production de l’année 2007, la perte estimée pour l’activité « tourisme » s’élevait déjà à 29,2 millions d’euros.
Le cabinet d’expertise comptable AMC, travaillant pour le comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, indiquait en septembre 2012 « qu’à partir de 2008, lorsque les volumes de production d’Amiens-Nord sont significativement transférés vers d’autres sites, le coût unitaire par pneu devient automatiquement plus élevé. En effet, le site doit supporter les mêmes coûts fixes que lorsqu’il produisait à son rythme de croisière, notamment les coûts de main d’œuvre, alors que sa production est devenue très faible. […] Il serait inadapté de faire une photographie du coût de main d’œuvre et du coût de production d’un pneu à Amiens-Nord aujourd’hui, dans une situation où les capacités de production et de main d’œuvre sont devenues inadaptées aux volumes de production. »
Pour l’activité agricole, la direction de Goodyear constate également une perte d’exploitation importante de l’usine d’Amiens-Nord : elle est estimée à 18,2 millions d’euros en 2012, et d’un montant similaire les deux années précédentes.
Le niveau des stocks de produits de l’usine d’Amiens-Nord est jugé très élevé par la direction de Goodyear. Ainsi, fin 2012, près des deux tiers des références sont écoulées avec une durée supérieure à 3 mois ; un tiers demande même une durée d’écoulement supérieure à 6 mois. La production de cette usine, orientée à 60 % sur les pneumatiques standards (bas de gamme), ne se trouverait plus en adéquation avec la demande.
Plusieurs personnes auditionnées par la commission d’enquête (élus locaux, représentants syndicaux…) considèrent que le manque d’investissements date de la décennie 1990. Depuis l’année 2007, en tout cas, le décrochement en termes d’investissements est patent. Le cabinet Alter expertise estime que les investissements (industriels et moules) hors maintenance ont représenté 5 millions d’euros en 2007, 3 millions en 2008, moins de 1 million en 2009 et 2010 et un peu plus de 1 million d’euros chaque année en 2011 et 2012. La direction de Goodyear a indiqué, lors de la visite des usines d’Amiens par la commission d’enquête le 10 octobre dernier, qu’avec les dépenses de maintenance, le budget affecté aux équipements (investissements + maintenance) s’élevait à 7 millions d’euros en 2009 et en 2010, 9 millions en 2011 et environ 10 millions en 2012 et 2013.
Les représentants de la CFTC de l’usine d’Amiens-Sud, auditionnés par la commission d’enquête, dataient ce déficit d’investissement des années 1990. M. Gilles Demailly, maire d’Amiens, déclarait devant la commission d’enquête que : « les investissements avaient été faibles durant les années 1990-2000. […] Le manque d’investissements dans la partie tourisme a été criant : je me demande si, dès 2003, Goodyear avait vraiment la volonté de créer un pôle de production à haute valeur ajoutée. […] Je pense maintenant que le choix de ne plus moderniser le site était arrêté dès 2003 peut-être, en tout cas dès 2007. ». Le conseil de la communauté d’agglomération Amiens Métropole, dans une délibération adoptée à l’unanimité le 19 mars 2009, estimait en 2009 à 80 millions d’euros le manque cumulé d’investissements sur l’usine d’Amiens-Nord.
Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du CCE de Goodyear déclarait devant la commission d’enquête : « Avant 2007, l’usine d’Amiens-Nord n’était pas rentable et les conditions de travail de l’époque peuvent être considérées comme normales pour une usine fabriquant des pneumatiques – ce n’est pas un laboratoire pharmaceutique… Ce n’est pas le même environnement de travail. Néanmoins, l’usine avait déjà d’un déficit d’investissement. Ce serait mentir de dire le contraire. […] À l’époque, l’entreprise avait déjà des difficultés financières. Et j’imagine que, puisqu’elle avait des choix stratégiques à faire en matière d’investissements dans ses usines, elle avait préféré des usines dans des pays où le climat et le dialogue social étaient beaucoup plus faciles. Le climat et le dialogue social étaient déjà difficiles à Amiens avant le projet de complexe industriel ». À M. Patrice Carvalho qui lui demandait ce qu’elle entendait par « plus faciles », Mme Charrier répondait que : « La législation française est plus contraignante, par exemple pour les entrepreneurs, que celle d’autres pays. » À la rapporteure qui lui demandait si un choix stratégique avait été fait, à ce moment-là et avant, pour amener une partie de cette activité ailleurs – hors de France, Mme Catherine Charrier répondait que : « j’ai dit que l’usine d’Amiens-Nord souffrait d’un manque d’investissements. Mais ce n’est pas pour cela que des pneus ont été fabriqués ailleurs. »
M. Virgilio Mota Da Silva, responsable du syndicat Sud de l’usine d’Amiens-Nord, déclarait devant la commission d’enquête : « Présent dès le milieu des années 1990, le sous-investissement structurel est devenu criant depuis le début des années 2000. Comme le montrent les procès-verbaux, lorsque le CCE analysait, chaque semestre, la situation de notre usine, ce manque d’investissements constituait notre plus grande source d’inquiétude. »
La direction de Goodyear le reconnaît d’ailleurs. Ainsi M. Michel Dheilly, directeur de l’usine d’Amiens-Nord, déclarait-il devant la commission d’enquête : « Au début des années 2000, Goodyear avait déjà investi plusieurs millions d’euros en équipements lourds dans l’usine d’Amiens-Nord, mais cela s’était révélé insuffisant pour assurer notre capacité à produire les nouvelles gammes demandées sur le marché. Une modernisation complète de l’outil industriel était donc indispensable. » M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de GDTF, confirmait devant la commission d’enquête : « Le lourd déficit d’investissement avant 2008, que nous n’avons jamais nié, tient à la situation financière du groupe et aux centaines de millions de dollars de pertes qu’il a accusées entre 2002 et 2004. »
Depuis l’année 2007, le décrochement de l’activité de l’usine d’Amiens-Nord est patent. Selon le cabinet Alter expertise, la production des pneus « tourisme » affectée par Goodyear à cette usine a baissé de 77 % entre 2008 et 2012 (de 5,3 à 1,2 millions de pneus), alors que la production de l’ensemble des usines Goodyear de la zone EMEA a baissé de seulement 26 % (de 71,8 à 53,4). La part d’Amiens-Nord dans la production de pneus « tourisme » de la zone EMEA est passée de 7,4 % en 2006 à 2,3 % en 2012. Dans le même temps, la part de l’usine de Riesa (Allemagne) est passée de 5,9 % à 9,4 %, celle de l’usine de Dębica (Pologne) de 20,5 % à 23,2 %. Les autres usines de la zone EMEA ont connu des évolutions beaucoup moins fortes. Les évolutions sont du même ordre pour la production totale de ces usines.
Le cabinet Alter expertise conclut que la délocalisation de la production d’Amiens-Nord vers les douze autres usines « tourisme » de la zone EMEA de Goodyear a été opérée selon trois axes : transfert de moules et de la production afférente ; transfert d’une partie des pneus fabriqués à Amiens-Nord dans d’autres usines fabriquant les mêmes références ; et absence d’investissement et d’affectation à Amiens de nouvelles références de pneus.
La direction de Goodyear a cantonné l’usine d’Amiens-Nord à la fabrication de pneus moyenne et bas de gamme en lui attribuant peu de volumes de pneus de très haute performance : l’usine ne produit que 3,6 % de ce type de pneus, alors que le pourcentage est de 17,4 % pour l’ensemble des usines de la zone EMEA. La part d’Amiens-Nord dans l’ensemble des investissements (industriels + moules) de la zone EMEA est passée de 3,4 % à 0,4 % entre 2007 et 2012.
Le cabinet Alter expertise calcule que depuis 2006, le prix de vente des pneus fabriqués par l’usine d’Amiens-Nord est inférieur d’environ un tiers au prix moyen des usines Goodyear de la zone EMEA. L’écart augmente encore en 2012 où il atteint 45 %.
Les décisions de la direction de Goodyear positionnent le site d’Amiens-Nord dans une situation qui entraîne des pertes financières pour son secteur « tourisme » : l’amortissement des frais fixes est insuffisant en raison d’une sous-activité croissante, cantonnement à des pneus bas de gamme moins profitables et quasi-absence d’investissements.
Le 30 août 2013, la direction de Goodyear a remis au CCE un tableau confidentiel retraçant les transferts de moules entre l’usine d’Amiens-Nord et ses autres usines entre 2007 et 2013 (essentiellement entre 2007 et 2009). La rapporteure a pris connaissance de ce tableau. Quelque 13 références ont été transférées de l’usine d’Amiens-Nord vers les usines de Dębica, Riesa, Adapazari et Sava. M. Michel Dheilly, directeur de l’usine d’Amiens-Nord, déclarait devant la commission d’enquête : « Seule une petite partie des pneus a été transférée ailleurs, à la demande des constructeurs automobiles – notamment Renault – qui souhaitait en rapprocher la fabrication de leurs sites d’assemblage polonais et turcs. Ce transfert représente 20 % de la baisse d’activité du site d’Amiens-Nord. […] Les trois références de pneus GT3 font partie des dimensions que nous livrions aux constructeurs automobiles et qui ont fait l’objet d’un transfert sur d’autres sites – en Turquie et en Pologne, à Dębica. »
En contrepartie, la direction de Goodyear indique que 17 nouvelles références ont été transférées dans l’usine d’Amiens-Nord, en provenance des usines de Dębica et Sava. Les volumes transférés dépassent 2,5 millions d’unités dans les deux sens. La direction de Goodyear estime que la baisse de la production de pneumatiques de tourisme de l’usine d’Amiens-Nord correspond à 80 % à des produits dont la commercialisation a baissé ou cessé, et seulement à 20 % à des produits fabriqués par d’autres usines de la zone EMEA. M. Michel Dheilly, directeur de l’usine d’Amiens-Nord, déclarait devant la commission d’enquête : « Aujourd’hui, plus de 50 % des pneus produits à Amiens-Nord correspond à des dimensions nouvellement introduites – 60 % le seront dans les mois à venir –, puisqu’elles ont été rapatriées d’autres sites afin de préserver un minimum d’activité dans l’usine. »
Pour M Virgilio Mota Da Silva, responsable du syndicat Sud de l’usine d’Amiens-Nord, « s’agissant des délocalisations, la direction n’a pas enlevé de la production à Amiens-Nord pour la transférer en Pologne ou en Slovénie. Elle s’est contentée de ne pas investir sur notre site, nous privant des équipements nécessaires pour produire des pneus adaptés au marché d’aujourd’hui ; en même temps, elle a investi dans les usines de Pologne et de Slovénie, leur donnant cette capacité. On ne fabrique pas en Pologne, à notre place, les pneus de 13, 14 ou 15 pouces que nous fabriquions ; en revanche, on y produit des pneus correspondant à la demande actuelle. La direction s’en défendra sûrement, mais il s’agit d’une forme de délocalisation : ne pas avoir investi pour actualiser son parc machines et mettre son potentiel de fabrication à niveau a fait partir les productions ailleurs. »
La société Dunlop a démarré la production sur le site en 1958. Après son rachat par Sumitomo Rubber Industries en 19984, l’entreprise intègre le groupe Goodyear en 1999.
Cette usine n’a pas été délaissée comme celle d’Amiens-Nord. Ainsi M. Philippe Théveniaud, délégué CFTC de l’usine d’Amiens-Sud, déclarait-il devant la commission d’enquête : « Entre 1984 et 2004, Sumitomo avait déjà investi, à la différence de Goodyear, ce qui explique que, lors de la vente, Amiens-Sud ait bénéficié d’une technologie plus élevée qu’Amiens-Nord. »
Depuis l’acceptation de l’organisation du travail en 4x8 par les salariés de l’usine, en 2008, Goodyear a réalisé un total de 44,3 millions d’euros d’investissements entre 2009 et 2013. Le projet de complexe industriel unique de 2007 comportait l’engagement de 52 millions d’euros d’investissements en cinq ans sur les deux usines.
La direction de Goodyear a bien montré à la commission d’enquête, lors de la visite des usines d’Amiens le 10 octobre 2013, l’effort accompli pour moderniser le site d’Amiens-Sud. Grâce aux investissements effectués depuis 2009, y sont produits des pneumatiques de nouvelle technologie « BA » : double mélanges dans la bande de roulement pour assurer une basse résistance au roulement et améliorer l’adhérence sur surface humide, refroidissement sous pression en sortie de presse, bande de roulement sortie de cartouche, coupe à ultra-son, nouvelle forme de moule et design de la bande de roulement, extrudeuse de dernière génération, légèreté, stockage à plat des carcasses crues, cuisson basse température.
La commission d’enquête a pu ainsi voir,
lors de sa visite, les équipements nouveaux suivants :
– une machine de mélange de gommes « Roller die BB#2 »,
– le remplacement des cuves et intégration CMS BB#1 BB#2 et BB# pour les mélanges,
– une machine d’extrusion Quadruplex,
– une machine d’extrusion des gommes Triplex GF5,
– une machine de coupe à renforcement métallique Fischer #1,
– deux machines de confection de pneus PLT2,
– une coupe ultra-son sur treize machines de confection de pneus,
– cinq presses de cuisson de pneus MHI 43",
– cinq presse 45" et stockage de carcasse à plat,
– installation de neuf PCI de cuisson de pneus,
– un nouveau secteur finition B3.
Lors de la visite du site, la rapporteure a noté particulièrement l’impact de la modernisation des machines sur le renforcement de la sécurité des opérateurs et sur la diminution de la pénibilité de leurs tâches. Le portage des pneus est assisté, les machines travaillent de façon automatique avec des opérateurs derrière des ordinateurs à commandes numériques.
L’usine d’Amiens-Sud ne fonctionne pas non plus à pleine capacité, loin de là. Selon les déclarations de M. Philippe Théveniaud, délégué CFTC de l’usine, lors de son audition devant la commission d’enquête, « les 4x8 ont été instaurés avant la crise de 2008. Depuis cette date, la production a baissé, ce qui a amené notre usine à chômer treize jours avant l’été. Cela dit, depuis un ans, les cinq usines situées en Allemagne ont été touchées plus durement que nous ». On voit bien que, malgré l’organisation du travail en 4x8 (généralisée en Allemagne), la pérennité des sites de production en Europe de l’Ouest n’est pas assurée.
3. Un groupe rentable malgré un niveau d’endettement supérieur à celui de ses principaux concurrents
Il ne revient pas à la rapporteure de se substituer au juge en se prononçant sur le caractère réel et sérieux du motif économique du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) présenté en janvier 2013.
L’article L.1233-3 du code du travail dispose que le licenciement doit résulter d’une suppression d’emploi « consécutive notamment à des difficultés économiques ou à des mutations techniques ». La jurisprudence de la Cour de cassation reconnaît ce caractère réel et sérieux en cas de difficultés économiques ou pour prendre des mesures nécessitant la sauvegarde de la compétitivité. La Cour apprécie le motif économique en prenant en compte la situation de l’entreprise dans son ensemble et non de ses établissements pris séparément. Elle peut être amenée à prendre en compte la situation du groupe ou du secteur d’activité du groupe mondial auquel appartient une filiale nationale, selon la théorie dite des « co-employeurs ».
La direction de GDTF soutient que l’entreprise connaît de réelles difficultés économiques et qu’il lui est nécessaire de prendre des mesures pour sauvegarder sa compétitivité. Le PSE est-il justifié par un tel motif économique ou, au contraire, n’a-t-il été présenté par la direction de Goodyear que pour sanctionner les salariés de l’usine d’Amiens-Nord pour avoir refusé l’organisation du travail en 4x8 telle que proposée en 2007 – ou encore en application d’une stratégie mondiale visant à maximiser les profits et transférer l’activité vers les centres de production les plus rentables financièrement ? En tout état de cause, rappelons-le, il revient au juge – et à lui seul – de se prononcer au moment de l’envoi des lettres de licenciement.
a. Une tentative infructueuse d’OPA qui a déstabilisé le groupe
Le groupe Goodyear a été fragilisé par la tentative d’OPA hostile de Sir Jimmy Goldsmith en 1986. Bien qu’ayant été abandonnée en novembre 1986, elle rapporta à ce dernier 98 millions de dollars de plus-values nettes. Cette tentation de prise de contrôle entraîna une déstabilisation profonde du groupe Goodyear, qu’elle a ressentie des années après.
En 1996, Goodyear a racheté les actions détenues par le groupe d'investissement Goldsmith. Un programme de restructuration s’en est suivi qui comprenait la vente de Celeron Corporation, Goodyear Aerospace, Motor Wheel Corporation, Goodyear Farms et le site de Wigwam en Arizona. Le Windsor, l’usine de production de chaussures du Vermont est fermée. The Rome, la base italienne pour l'Europa de dirigeable a été vendue et les dirigeables ont été abandonnés. Le soutien financier Goodyear au grand prix de Formule 1 a été arrêté.
En 1987, à la suite de la tentative infructueuse de prise de contrôle par le groupe d'investissement Goldsmith, Goodyear a fait une offre publique d'achat pour jusqu'à 40 millions d'actions de ses actions ordinaires à 50 dollars chacun. Goodyear Aerospace a été vendu à Loral Corporation pour 640 millions de dollars. Motor Wheel Corporation a été rachetée par sa direction. La nouvelle usine de Toronto au Canada et l’usine Kelly-Springfield à Cumberland dans le Maryland ont été fermées. Les participations dans l’Arizona, comme Goodyear Farms, Litchfield Park et Westinghouse-Goodyear ont été vendues pour 221 millions de dollars à Suncor Development Corporation.
b. La situation du groupe Goodyear
La rapporteure note que les annonces faites par le groupe Goodyear au niveau mondial présentent la situation économique et financière du groupe de façon beaucoup plus positive que ne le fait la direction de la filiale française.
Entre 2007 et 2009, le groupe a enregistré une diminution de ses ventes en volume de 17,2 %. Déjà en 2006 (– 5 %) et en 2007 (– 6,2 %) le groupe avait été confronté à des baisses de ses ventes en volume, notamment liées à l’abandon de certains marchés de pneumatiques non rentables. Sur l’ensemble de la période 2005-2009, les volumes de ventes ont ainsi chuté de 26,2 %.
En 2010, dans un contexte économique plus favorable, les volumes de ventes se sont redressés de 8,2 %. En 2011, les volumes de ventes ont quasiment stagné par rapport à 2010 (– 0,1 %).
En 2012, les volumes de ventes mondiales de Goodyear ont chuté de 9,2 % par rapport à l’année précédente. L’an dernier le volume de production restait inférieur de 27,5 % à celui de 2005 ; il reste inférieur au niveau atteint en 2009, année de crise mondiale marquée par un effondrement de l’activité. Au premier semestre 2013, la chute se poursuit, atteignant 3 % par rapport au premier semestre de l’année précédente.
En lien avec la chute de ses volumes de ventes, le chiffre d’affaire du groupe a baissé de 7,8 % en 2012. La direction de Goodyear note que la situation continue à se dégrader au premier semestre 2013, avec un repli du chiffre d’affaires de 8,8 % par rapport au premier trimestre de l’année précédente. Le cabinet Alter expertise montre que si l’on remonte un peu dans le temps, le chiffre d’affaires se maintient, avec 17,8 milliards de dollars en 2006 et 21 milliards en 2012 (16,3 en 2009 et 22,8 en 2011).
Le résultat opérationnel (17) évolue en dent de scie depuis 2007 mais reste toujours positif, entre 0,3 (en 2009) et 1,4 milliard de dollars (2011). Il dépasse 1,2 milliard en 2012 et le montant attendu en 2013, selon le cabinet Alter expertise, est d’environ 1,5 milliard de dollars. Pour ce cabinet, le groupe a redressé durablement ses performances financières depuis 2011. La direction de Goodyear a annoncé le 20 septembre 2013 (18) ses nouveaux objectifs financiers pour 2016 : une forte augmentation du résultat opérationnel, de 10 à 15 % par an. Cette amélioration substantielle se fonde d’une part sur « la solidité des performances actuelles » et d’autre part sur « un plan équilibré basé sur la croissance et sur les coûts ».
Ces données sont cohérentes avec les annonces financières faites par la direction du groupe tant en septembre 2011 à la Citigroup qu’en janvier 2012 à la Deutsche Bank : un objectif de marge opérationnelle qui doit passer de 0,9 à 1,6 milliard de dollars entre 2010 et 2013. On voit bien qu’il s’agit là d’un objectif stratégique.
La performance opérationnelle (la « rentabilité ») du groupe Goodyear en pourcentage du chiffre d’affaires est toujours inférieure à celle de ses principaux concurrents (Michelin, Continental, Bridgestone ou encore Hankook) depuis 2006. En 2011, elle est de 4,2 % chez Goodyear contre 9,5 % chez Michelin, 8,5 % chez Continental, 9,6 % chez Hankook et 5,2 % chez Bridgestone. En 2012, la performance opérationnelle de Goodyear a baissé (3,8 %) alors que celle de ses concurrents augmentait. L’écart s’est donc accru.
Depuis 1999, le résultat net du groupe (19) a été positif sept fois (1999, 2000, 2004, 2005, 2007, 2011 et 2012) et négatif sept fois (2001 à 2003, 2006, 208 à 2010). Il s’est élevé à 237 millions de dollars en 2012 et est positif sur le premier semestre 2013 (206 millions). Globalement sur la période 1999-2013 (20), le groupe a accusé une perte de 1,84 million de dollars, qui est supérieure aux profits réalisés. Le cabinet Alter expertise note qu’avec un niveau d’activité du même ordre (165 millions de pneus), le résultat net passe de – 365 en 2009 à + 237 millions de dollars en 2012. Le groupe Goodyear a réalisé des bénéfices en 2012 malgré des ventes en volume relativement faibles, mais de plus en plus ciblées sur des pneus à haute valeur ajoutée. Le cabinet Alter expertise estime que le groupe prouve ainsi la solidité de son nouveau modèle économique, profitable même en bas de cycle.
Le taux de marge nette (résultat net sur chiffre d’affaires) du groupe Goodyear est également inférieur à celui de ses principaux concurrents. En 2012, il était de 0,9 %, alors qu’il était de 7,3 % chez Michelin, 5,8 % chez Continental et 5,6 % chez Bridgestone.
Le cabinet Alter expertise montre le redressement spectaculaire des résultats de Goodyear en Amérique du Nord, avec une baisse des volumes produits depuis 2007 (environ 62 millions de pneus entre 2009 et 2012, alors que 81 millions de pneus étaient vendus en 2007), mais une augmentation du chiffre d’affaires (8,9 milliards de dollars en 2007 contre 9,7 en 2012). Le résultat opérationnel a augmenté de 139 millions de dollars en 2007 à 514 en 2012.
En zone EMEA, la situation reste marquée par la dégradation de la conjoncture en 2012 et 2013. Le nombre de pneus vendus en 2012 (62,7 millions) reste toujours inférieur au niveau de 2009 (66 millions). Le chiffre d’affaires était de 7,2 milliards de dollars en 2007 et n’est que de 6,9 milliards en 2012. Si le résultat opérationnel a baissé de 582 à 252 millions de dollars entre 2007 et 2012, il reste cependant positif même en bas de cycle (2009 et 2012).
En Amérique latine, le nombre de pneus vendus se stabilise (18 millions en 2012) et le résultat opérationnel oscille entre 220 et 330 millions de dollars depuis 2009. En Asie – Pacifique, le nombre de pneus vendus reste aux alentours de 20 millions par an. Le chiffre d’affaires a augmenté de 1,7 milliard à 2,4 milliards de dollars entre 2007 et 2012. Le résultat opérationnel, lui aussi, a augmenté de 150 à 259 millions de dollars entre 2007 et 2012.
Le groupe réalise la plus grande partie de son chiffre d’affaire « tourisme » dans les zones EMEA et Amérique du Nord. Le volume des ventes mondiales de l’activité « tourisme » a baissé de 45 millions de pneus entre 2006 et 2012, où le niveau est encore inférieur à celui enregistré en 2009. Le chiffre d’affaires mondial « tourisme » résiste, grâce à la montée en gamme : il augmente légèrement entre 2006 et 2012. Le résultat d’exploitation de l’activité « tourisme » du groupe dans la zone EMEA dans le segment standard (bas de gamme) est négatif chaque année depuis 2007.
Le marché des pneumatiques agricoles devient de plus en plus spécialisé, nécessitant des investissements importants. Les ventes du groupe Goodyear se maintiennent globalement : 1,85 milliard de pneus vendus en 2012 contre 1,79 milliard en 2006. En zone EMEA, les ventes baissent cependant fortement, de 0,9 à 0,5 milliard de pneus entre ces deux mêmes années. Le chiffre d’affaire mondial en pneus agricoles augmente de 320 à 406 millions de dollars entre 2006 et 2012. Le résultat d’exploitation de cette activité est cependant négatif depuis 2009. Il est à noter que si les parts de marchés de Goodyear dans la zone EMEA dans les pneumatiques agricoles de remplacement se maintiennent (environ 23 %), elles s’effondrent pour les pneumatiques de première monte (21).
c. Goodyear connaît un niveau d’endettement supérieur à celui de ses principaux concurrents
Entre 2002 et 2012, la dette financière nette (22) du groupe Goodyear a oscillé entre 1,3 milliard de dollars (2007) et 3,7 milliards (2004). Elle s’élève à près de 4 milliards de dollars au premier semestre 2013. Sur la même période, en incluant la dette sociale (auprès des organismes sociaux comme les caisses de retraite), la dette du groupe a oscillé entre 3 et 7 milliards de dollars. Elle dépasse 6 milliards de dollars en 2012. Goodyear a un ratio d’endettement (dette nette / capitaux propres) (23) très supérieur à celui de ses concurrents : en 2011, il s’élevait à 510 % chez Goodyear contre 23,2 % chez Michelin, 98,3 % chez Continental, 58 % chez Hankook et 33,8 % chez Bridgestone.
Le cabinet Alter expertise note que l’endettement financier brut s’est stabilisé autour de 5 milliards de dollars entre 2007 et 2012. Il génère des intérêts au regard de leur poids : 357 millions de dollars en 2012 (1,7 % du chiffre d’affaires). Alter expertise indique que le groupe a prévu que son endettement diminuerait sensiblement d’ici 2016, en valeur et plus encore en pourcentage des résultats. Cela va permettre au groupe de « réduire le coût des capitaux utilisés » et « d’améliorer son accès au crédit ».
Le cabinet Secafi note que le niveau des fonds propres des concurrents de Goodyear est, en valeur absolue, beaucoup plus élevé que le sien : moins d’un milliard pour Goodyear, mais plus de 12 milliards de dollars pour Bridgestone et plus de 8 milliards pour Michelin. Quand Goodyear investit moins de 2 % de son chiffre d’affaires en recherche et développement, Michelin investit près de 3 %. Pour ce qui est des investissements industriels, Goodyear investit moins de 5 % de son chiffre d’affaires quand Michelin investit de 8 à 9 %. Si Goodyear poursuit dans cette voie, analyse le cabinet Secafi, sa compétitivité continuera de se dégrader.
d. Le groupe renoue cette année avec la distribution de dividendes
Le groupe Goodyear a annoncé, en octobre 2013, la reprise de la distribution de dividendes. Quelque 14 millions de dollars seront ainsi distribués en décembre 2013 aux actionnaires. Rappelons que le groupe Goodyear n’avait pas versé de dividendes depuis décembre 2002. Goodyear annonce également le versement de 55 millions de dollars par an de dividendes entre 2014 et 2016. Cette augmentation dans le temps des dividendes est « anticipée au fur et à mesure de l’amélioration de la trésorerie et de la réduction du taux d’endettement ». Goodyear va par ailleurs racheter ses propres actions pour 100 millions de dollars afin de « compenser l’émission de nouvelles actions destinées aux programmes de rémunération en action ».
M. Pierre Ferracci, président du cabinet Secafi, déclarait devant la commission d’enquête : « je le répète, le retard d’investissement avait provoqué un problème de compétitivité réel. Je me suis permis de nuancer ce qui avait été dit mais, cela étant, je peux être tout aussi choqué que d’autres par le fait qu’un groupe accusant un retard massif d’investissement et un endettement aussi lourd verse des dividendes. Il n’empêche : le retard d’investissement est colossal et la différence de fonds propres en valeur absolue entre Goodyear et ses concurrents n’est pas sans conséquences. »
IV. DES POUVOIRS PUBLICS EN GRANDE PARTIE IMPUISSANTS
A. DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES QUI NE DISPOSENT PAS D’OUTILS SUFFISANTS POUR INTERVENIR EFFICACEMENT
1. Le rôle de facilitateur des élus locaux
La commission d’enquête a pu noter l’engagement très fort des élus locaux dans le conflit social qui se jouait.
Ainsi M. Gilles Demailly, maire d’Amiens, déclarait lors de son audition : « Avant même mon élection, j’avais pris des contacts avec les salariés et leurs représentants ; dès mon élection, des contacts ont été pris avec la direction. Je me suis personnellement impliqué dans toutes ces discussions : tout au long de ces six années, j’ai régulièrement rencontré, plusieurs fois par an, la direction de Goodyear France et celle de Goodyear Europe, pour poser des questions sur leur stratégie industrielle et leur projet pour ces usines. J’ai aussi tenté, mais sans succès, de rencontrer la direction de Goodyear International. J’ai rencontré les salariés, pour me renseigner sur leurs conditions de travail, mais aussi pour recueillir auprès d’eux certaines informations […].
Le conseil régional, le conseil général et la métropole – collectivités qui partagent certaines compétences et qui sont directement concernées – ont uni leurs efforts pour organiser des réunions communes avec la direction et avec les organisations syndicales. Je me suis toujours impliqué dans ces réunions, avec la volonté de favoriser le dialogue social, et non de prendre parti – sauf lorsque des faits objectifs m’y poussaient.
La communauté d’agglomération Amiens Métropole – comme la ville d’Amiens – a voté des vœux, par deux fois, à l’unanimité, ce qui marque la volonté de tous les élus, quelle que soit leur sensibilité et quelle que soit leur commune d’origine, de faire passer plusieurs messages. Ainsi, le 19 mars 2009, un premier vœu déplore le manque cruel d’investissements et appelle au dialogue social tout en demandant l’intervention des pouvoirs publics locaux et nationaux.
Dès 2009, Amiens Métropole a également voté une aide exceptionnelle au comité d’entreprise de Goodyear, afin notamment d’aider les salariés à aller devant les tribunaux. Le conseil général et le conseil régional ont voté des aides semblables. C’est une démonstration concrète de la solidarité des collectivités locales, qui voulaient contribuer à sauver le maximum d’emplois chez Goodyear. »
Son prédécesseur, Gilles de Robien, également auditionné par la commission d’enquête, a détaillé son action constante sur ce conflit : « En 1995, le passage aux 4x8 fut d’emblée rejeté par les salariés, fortement mobilisés derrière le syndicat majoritaire, la CGT. Je me suis alors efforcé d’encourager le dialogue, tant il est d’usage que chaque partie adopte d’abord une position brutale, afin d’évaluer jusqu’où l’autre peut aller.
En 1999, les syndicats ont fermé la porte des négociations, en affirmant que la direction voulait fermer l’usine, ce qui était à nos yeux un procès d’intention ; quant à la direction, elle s’est montrée particulièrement maladroite, adoptant une ligne dure qui révélait son incapacité en la matière. C’est la raison pour laquelle, accompagné de Joël Brunet, premier vice-président de la communauté d’agglomération et maire communiste de Longueau, de Bernard Désérable, président de la chambre de commerce et d’industrie, et de mon directeur de cabinet, Marc Foucault, je me suis rendu à Akron pour rencontrer Sam Gibara, président-directeur général du groupe […]. Nous lui avons dit, d’une part, que les collectivités locales utiliseraient tous les moyens légaux pour aider le groupe à développer le site et y maintenir l’emploi, et, d’autre part, qu’elles feraient tout pour faciliter le dialogue, en se tenant à égale distance de chacune des parties. Nous leur avons expliqué qu’Amiens était, par tradition, une terre d’accueil pour l’industrie, et que la collectivité entendait se mobiliser avec ses partenaires institutionnels sur la formation professionnelle ou le foncier. […] »
M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, n’est pas en reste. Lors de son audition, il déclarait devant la commission d’enquête : « Je tiens à votre disposition tous les courriers que j’ai échangés à ce sujet. En 2007, M. de Robien m’a appelé pour me proposer de l’accompagner aux États-Unis où il devait rencontrer les représentants du groupe. J’ai accepté, mais il n’a jamais pu obtenir de rendez-vous. La direction ne manifestait aucune volonté de s’installer à la table de négociation. […]
La région n’a pas le pouvoir d’empêcher une société de fermer une usine ou de licencier, sauf si elle a conditionné le versement d’une aide à un engagement inscrit dans un contrat. Cela n’a pas été le cas. Chaque fois que j’ai rencontré M. Dumortier, je lui ai dit que nous ne l’aiderions pas tant qu’il ne réglerait pas les problèmes en amont, car Titan, groupe texan brut de décoffrage, ne reprendrait pas l’activité si les problèmes sociaux n’étaient pas réglés par Goodyear, ne serait-ce qu’en raison du droit de suite. […]
La Mission d’intervention économique et sociale (MIES), que nous avons créée fin 2004 et début 2005, en raison de la crise industrielle qui sévit particulièrement en Picardie, nous permet d’avoir des relations avec les entreprises en difficulté, par l’intermédiaire de leurs organisations syndicales et de leurs dirigeants.
Les membres de la MIES ont rencontré les représentants des organisations syndicales de Goodyear lorsque la tension est montée, mais, entre 2004 et 2007, nous n’avions pas de proximité particulière avec eux. À partir de 2007, nous avons régulièrement rencontré les dirigeants ou nous avons communiqué avec eux par courrier. »
Plusieurs élus locaux se plaignent cependant de l’insuffisance des moyens à disposition des collectivités pour suivre les activités économiques de leur territoire. Il n’en reste pas moins que – même si, dans ce cas d’espèce, il n’a pas été couronné de succès – ce rôle de facilitateur des élus locaux est primordial dans le dialogue qui s’instaure entre les partenaires sociaux.
2. L’insuffisance des outils à disposition des collectivités territoriales pour suivre les activités économiques
MM. Claude Gewerc, président du conseil régional, et Gilles Demailly, maire d’Amiens, se sont exprimés devant la commission d’enquête, dans des termes très proches, sur l’insuffisance des moyens dont disposent les collectivités territoriales.
M. Gilles Demailly estimait : « Si les collectivités locales et l’État avaient pu intervenir pendant toute la période de 1990 à 2010, lorsque le manque d’investissement est devenu criant, cela aurait pu éviter que l’on se retrouve dans la situation où nous sommes. Pour moi, c’est à cette époque-là qu’a été mise en place la stratégie qui a conduit aux événements que nous connaissons. […]
Il s’agit d’une industrie dans laquelle les sommes à investir sont extrêmement importantes. Une collectivité locale comme celle que j’anime n’a pas les moyens de se lancer dans un tel projet : on a estimé, je crois, à 80 millions d’euros l’investissement minimal pour mettre à niveau les [deux] usines. […]
Je sais qu’un débat parlementaire est en cours sur les compétences des collectivités locales, notamment des métropoles. La métropole d’Amiens investit énormément pour développer des zones d’activité économique : ainsi, elle a aménagé la ZAC Jules-Verne ou – à coups de dizaines de millions d’euros – la ZAC Gare La Vallée. […] Toutefois, nous n’avons aucun moyen pour suivre régulièrement la situation économique des entreprises. Nos revendications sont un peu les mêmes que celles des salariés : nous souhaiterions être présents, ou en tout cas disposer d’un droit d’information sur la situation réelle des entreprises. Cela nous permettrait de réagir ou d’interpeller les autorités, voire d’intervenir financièrement. […] Il serait donc pertinent de permettre aux métropoles de disposer de pouvoirs d’investigation qui leur permettent d’agir. […]
Le développement du rôle des collectivités dans le domaine économique devra, je crois, amener des renforcements, notamment législatifs, de leurs pouvoirs, et ces services seront certainement amenés à grossir encore. […] »
Pour M. Gilles Demailly, les bénéfices que tirent les collectivités locales de la présence d’entreprises sur leur territoire ne sont plus à prouver. Elles leur apportent des ressources financières supplémentaires, permettant ainsi de développer des projets améliorant la qualité de vie des administrés. Elles sont créatrices d’emplois, et favorisent l’attractivité du territoire. Les interventions des élus locaux vers le monde économique sont donc nombreuses : exonérations fiscales, avantages liés au foncier, apports financiers pour des travaux de rénovation ou d’extension ou encore avances remboursables, font partie des dispositifs permettant d’accueillir et d’accompagner les entreprises dans leur recherche de compétitivité. Cela n’empêche pas certaines entreprises ayant bénéficié de soutien public d’annoncer quelques temps plus tard la cessation d’une activité ou même la fermeture définitive et non négociable de leur site.
M. Gilles Demailly estime que la commission d’enquête met en lumière une forme d’impuissance des politiques face aux stratégies globales des multinationales. Elle met particulièrement en évidence l’absence de moyens juridiques mis à disposition des élus locaux pour obtenir des informations sur la situation économique réelle des entreprises installées sur leur territoire. Les échanges entre les collectivités locales et les entreprises peuvent exister, mais ils restent informels, ces dernières n’étant pas dans l’obligation de fournir aux élus des éléments financiers précis.
Ce manque de visibilité réduit considérablement la possibilité pour les collectivités locales d’agir lorsqu’une entreprise annonce une restructuration ou même une fermeture. L’entreprise connaît-elle de réelles difficultés ? Dans quelle stratégie globale s’inscrit la baisse ou disparition de l’activité ? Et à partir de là les collectivités locales peuvent-elles intervenir – et si oui comment ?
M. Gilles Demailly propose donc d’instaurer, pour les collectivités territoriales :
– un droit d’information pour les collectivités locales sur la situation réelle et sur la stratégie des entreprises situées sur leur territoire. Ce droit pourrait être conditionné à un nombre minimum de salariés. Afin d’anticiper sur des difficultés que pourrait connaître une entreprise, et de réfléchir suffisamment en amont aux éventuels leviers pouvant être actionnés par les élus locaux (accompagnement financier, interpellation des autorités,…), ce droit doit être permanent, et non exister uniquement en cas de difficultés économiques annoncées.
– une représentation au conseil d’administration des entreprises qui ont bénéficié d’avantages significatifs de la part d’une ou plusieurs collectivités locales, tels que des exonérations fiscales, des formations du personnel ou encore des aides foncières.
M. Claude Gewerc, pour sa part, estimait, que les régions devaient se voir octroyer plus de moyens d’intervention, par exemple en se rapprochant des Länder allemands : « Contrairement au Land allemand, la région ne possède pas de pouvoir réglementaire. […] Les Länder siègent au conseil d’administration des grands groupes allemands où, grâce aux banques régionales, ils jouent un rôle actif. Au moment de la crise d’EADS, […] les Länder ont apporté 450 millions d’euros. […]
Les régions […] en ont assez d’être des sleeping partners, alors qu’elles sont impliquées dans toutes les formes de création et d’animation qui ont trait à l’économie. Si les collectivités locales n’avaient pas créé la plateforme aéroportuaire de Méaulte et n’avaient pas financé la R&D, il y a longtemps que bon nombre d’entreprises auraient quitté la Picardie. Il serait bien que les collectivités aient voix au chapitre pour défendre les intérêts de la population. »
À l’opposé, M. Eric Besson, ancien ministre de l’Industrie, à qui l’on demandait s’il fallait accroitre les pouvoirs économiques des collectivités territoriales, répondait : « Je n’y crois absolument pas. Ce serait contre-productif. Dans une économie de marché, ni l’État ni les collectivités locales ne doivent interférer dans la gestion des entreprises, ce qui poserait, d’ailleurs, un problème de responsabilité et d’accès à l’information. »
M. Xavier Bertand, ancien ministre du Travail, se prononçait dans le même sens. À une question lui demandant s’il fallait s’inspirer des pouvoirs des Länder, il répondait : « Les collectivités territoriales ont intérêt à favoriser le développement économique […]. D’ailleurs, à quel titre siégeraient-elles au conseil d’administration ? Prendraient-elles part au plan de financement et d’investissement ? Dans ce cas, on entrerait dans une autre forme d’économie. »
• Clarification des compétences
Le débat devant la commission d’enquête a également porté sur l’imbrication des compétences des collectivités locales en matière économique. M. Claude Gewerc déclarait : « Selon la législation actuelle, il n’est pas vrai, contrairement à ce que l’on entend dire partout, que la région exerce la responsabilité économique. Dans ce domaine, la compétence se partage entre la commune, le groupement de communes, le département, la région, l’État et l’Union européenne. Quant à leur articulation, elle ne va pas de soi, puisque la Constitution prévoit qu’aucune collectivité ne peut exercer de domination sur une autre. […] Puisque vous vous apprêtez à repenser le partage des compétences entre les collectivités, je vous engage à clarifier la situation. Ce sera plus simple pour tout le monde. »
M. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, s’il n’était pas opposé à l’accroissement du rôle économique des collectivités territoriales, notait à juste titre qu’une telle idée serait inopérante sans accroissement correspondant des ressources : « Les collectivités locales gèrent sans grands moyens les problèmes attachés au sol : le foncier, l’environnement immédiat et la dépollution des sites. Elles peuvent intervenir quand on cherche une solution. Certes, elles pourraient entrer au capital des sociétés. C’est le cas dans beaucoup de pays européens. Mais elles auraient beaucoup de demandes et peu de disponibilités. De ce fait, il y a fort à parier qu’elles devraient rendre compte à leurs électeurs d’un grand nombre de sinistres. C’est donc peut-être une chance que leurs moyens soient réduits. »
Après avoir entendu les arguments de tous, la rapporteure propose une clarification et un accroissement réaliste des attributions des collectivités territoriales en matière économique, dans les termes figurant dans les propositions présentées ci-dessous.
Il s’agit notamment de présenter un cadre permettant de dresser un état de la situation économique de toute entreprise implantée sur le territoire. Chaque année, lors de conférences annuelles régionales, pourrait intervenir un débat avec les principaux acteurs économiques et sociaux de l’entreprise. À l’opposé d’une mise sous surveillance, cette proposition constituerait un moment privilégié de dialogue sur les perspectives économiques d’un territoire.
Proposition n° 11 : Renforcer l’information des collectivités territoriales sur le suivi de toute entreprise implantée sur leur territoire en prévoyant la possibilité d’organiser, chaque année, deux conférences régionales :
– l’une, en matière sociale, regroupant les partenaires sociaux et en présence de représentants du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER), de la Direction régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), ainsi que des acteurs de la formation professionnelle et des parlementaires ;
– l’autre, en matière économique, avec les représentants des entreprises, de BpiFrance, de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI), de l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), ainsi que du commissaire au redressement productif, des acteurs de la formation professionnelle et des parlementaires.
Proposition n° 12 : Renforcer les pouvoirs économiques des collectivités territoriales, en cas d’octroi de subventions publiques, avec la création d’un droit d’information sur la situation réelle des entreprises.
3. Les conséquences économiques, sociales et environnementales des licenciements retombent in fine sur les collectivités
a. L’impact social et territorial du projet de plan de sauvegarde de l’emploi
La suppression de 1 173 emplois, si elle devait se réaliser, entraînerait des conséquences graves sur les personnels et leurs familles, les sous-traitants, la ville et la région. L’abandon du site d’Amiens-Nord mettrait en péril l’équilibre de toute une zone industrielle. De nouvelles friches apparaîtraient dans la zone industrielle nord, qui s’étend sur environ 570 hectares, aménagés à partir des années 1950. Environ 70 000 mètres carrés bâtis sont déjà des friches ; la fermeture de Goodyear en ajouterait 80 000 : sur un site de 27,5 hectares, c’est considérable.
L’arrêt pur et simple de l’activité de l’usine d’Amiens-Nord aurait une conséquence très importante sur les recettes fiscales perçues localement, dans la mesure où Goodyear est un des plus gros contribuables locaux de la métropole. M. Gilles Demailly, maire d’Amiens, déclarait devant la commission d’enquête : « Les conséquences financières pour les collectivités locales sont limitées par la suppression de la taxe professionnelle. Les pertes d’Amiens Métropole en 2012 sont estimées à près de 1,2 million d’euros pour l’agglomération : 345 000 euros de cotisation foncière des entreprises (CFE), 290 000 euros de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), 31 000 euros de taxe foncière sur les propriétés bâties, 500 000 euros de versement transport. Pour la ville d’Amiens, on peut évaluer ces conséquences à 340 000 euros de taxe foncière. Au total, on est donc aux alentours de 1,5 million d’euros : c’est important – pour donner un exemple, c’est à peu près le coût de la mise en place des nouveaux rythmes scolaires… […] Je n’ai pas d’informations sur ce point, mais il est probable que ce site soit pollué, et que le coût de la dépollution sera considérable. […]
J’ai parlé de la zone industrielle, dans laquelle 20 000 personnes travaillaient dans les années 1960. Des quartiers entiers ont été construits pour accueillir ces salariés de l’industrie : l’office HLM a construit le quartier nord, la chambre de commerce et d’industrie le quartier Étouvie. Ces quartiers étaient modernes et de qualité, et la mixité sociale y était réelle ; ce sont aujourd’hui des quartiers de rénovation urbaine, qui rencontrent des difficultés sociales très importantes, et dont on parle dans les médias nationaux pour de mauvaises raisons...
Environ 60 % des salariés de Goodyear habitent dans la métropole ; 40 % habitent dans le bassin d’emploi du grand Amiénois, qui s’étend sur la Somme presque tout entière. Les conséquences de la fermeture de l’usine Goodyear s’étendraient donc bien au-delà de la ville d’Amiens. ».
Le conseil de la communauté d’agglomération Amiens Métropole adoptait à l’unanimité lors de sa séance du 14 février 2013 une résolution disant que : « Le groupe, s’il devait confirmer sa décision, provoquerait le licenciement de plus de 1 200 salariés et la perte de plusieurs centaines d’autres emplois induits, notamment par la sous-traitance. »
M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, pointait les aspects non financés d’un plan de sauvegarde de l’emploi, « car le reliquat non financé retombera sur les collectivités locales, la région devra prendre en charge le complément de formation, le département gérera les problèmes sociaux et le reste incombera à la ville. »
• L’étude d’impact social et territorial du projet de PSE
Le préfet de la Picardie et de la Somme, M. Jean-François Cordet, a demandé, le 24 avril 2013, à la direction de GDTF qu’une étude d’impact social et territorial soit engagée afin d’évaluer les conséquences du projet de PSE sur l’économie et les ressources du territoire. Cette étude a été confiée au cabinet Sémaphores (24).
Dans un courrier du 24 juin 2013 adressé à la direction de GDTF, le maire d’Amiens, le président du conseil général et le président du conseil régional ont indiqué leur refus de participer « à l’étude que vous avez confiée au cabinet Sémaphores et qui, selon les termes du courrier que vous nous avez adressé, s’inscrit explicitement dans une procédure ayant pour finalité la fermeture de l’établissement d’Amiens ».
Le cabinet Sémaphores a rendu son étude le 12 juillet 2013. Sur le volet social, il ressort de cette étude que 89,5 % des effectifs contenus dans le PSE (1 173 salariés) résident dans la zone d’emploi du grand Amiénois (allant de Doulens à Montdidier, de Frucourt à Bray-sur-Somme). Au sein de cette zone, on constate une forte dispersion des salariés : 10 communes hébergent 20 salariés et plus de l’usine, mais 222 communes hébergent 4 salariés ou moins. Amiens concentre 24,1 % des personnes touchées.
Les effectifs du PSE représentent 0,45 % des actifs employés de la Somme (257 315) et 0,2 % des actifs de Picardie (574 252) ; ils représentent 2,3 % des salariés dans l’industrie de la Somme (50 691) et 1 % en Picardie (116 279). Cependant, le poids du projet de PSE de Goodyear Amiens-Nord pèserait 25 % des effectifs du secteur chimie/plastique/caoutchouc dans la Somme et 9,6 % en Picardie.
La population touchée par le PSE est très majoritairement ouvrière (82,6 %) et à faible niveau de qualification (41 % ont un CAP/BEP, 40 % n’ont pas de diplôme). La moyenne d’âge est de 45 ans, l’ancienneté moyenne est de 20 ans.
Le projet de PSE impacterait 1 175 emplois directs (1 173 suppressions et 2 modifications de postes) et 24 emplois intérimaires. À l’issue d’une analyse fine des fournisseurs de Goodyear, le cabinet Sémaphores estime à 107 le nombre d’emplois indirects impactés chez les 56 sous-traitants travaillant pour l’usine Goodyear d’Amiens-Nord.
L’impact sur l’économie résidentielle a été estimé par le cabinet Sémaphores : 1 emploi induit serait impacté pour 5,7 emplois directs ou indirects concernés. En conséquence, près de 230 emplois induits au titre de l’économie résidentielle pourraient être concernés par la fermeture du site d’Amiens-Nord. Le chiffre d’affaire TTC généré potentiellement par la consommation locale des salariés serait de plus de 26,3 millions d’euros, dont près de 40 % en cumulé pour les seules communes d’Amiens et de Beauval. La commune la plus impactée est bien sûr Amiens, avec une perte de consommation locale estimée à 9,4 millions d’euros, la deuxième plus importante étant Beauval avec un « manque à gagner » de 930 000 euros.
Le département de la Somme serait, logiquement, le plus impacté, avec 1 217 emplois directs et indirects, auxquels il faut rattacher 215 emplois induits au titre de l’économie résidentielle (24,6 millions de chiffre d’affaires HT). Les 11 communes de la Somme les plus touchées au niveau de leur population active hébergent 571 emplois directs et indirects et 147 emplois induits (équivalent de 16,9 millions d’euros au titre de l’impact sur la consommation finale).
Le total des impôts locaux payés GDTF au titre de l’usine d’Amiens-Nord s’élevait à 3 millions d’euros en 2011. Ce montant se décompose en 341 000 euros pour la commune d’Amiens, 1,3 million d’euros pour la métropole, 1 million d’euros pour le département général et 342 000 euros pour la région (25). Les 3 millions d’euros représentent 0,7 % des ressources fiscales de ces quatre collectivités (ce pourcentage monte à 1,3 % des ressources fiscales de la métropole) (26). En cas de cessation d’activité, seule la taxe foncière continuerait à être perçue (686 000 euros).
En 2012, Amiens métropole a perçu de GDTF, au titre de la masse salariale de l’usine d’Amiens-Nord, un versement transports de 0,6 million d’euros, représentant 1,9 % du montant total (30,9 millions).
• Dernières statistiques de l’INSEE sur la situation de l’emploi en Picardie
20,2 % de la population active picarde travaille encore dans l’industrie (15,1 % pour l’ensemble de la France). La présence des grands groupes étrangers est très importante en Picardie (2e région en France). Près de la moitié des salariés du secteur marchand dépend d’un groupe.
Malgré le rebond de l'activité, tant au niveau national qu'international, les effets sur l'emploi ne sont pas encore visibles en Picardie. Selon les derniers chiffres de l’INSEE, en Picardie, le taux de chômage s’élevait à 12,4 % de la population active au 2e trimestre 2013 (10,5 % pour la France entière). Ce taux était de 11,7 % un an avant (9,8 % pour la France entière). Ce 2e trimestre dans l'industrie picarde, les pertes d'emploi s’accélèrent : -1,3 % après -0,7 %. Le volume d'effectifs détruits dans ce secteur est deux fois plus important qu'au 1er trimestre (1 400 postes). Le nombre d'emplois disparus a doublé dans l'Oise (650) et triplé dans la Somme (500) : près de 9 postes détruits sur 10 se trouvent dans l’un ou l’autre de ces départements. À l'inverse, les pertes ralentissent dans l'industrie axonnaise (-0,7 % après -1,2 %).
La croissance du nombre des demandeurs d’emploi de moins de 25 ans se ralentit : +1,1 % ce trimestre contre +1,8 % le trimestre précédent, soit +5,9 % sur un an. En revanche, celle des personnes de 50 ans et plus continue à progresser fortement : +3,4 %, soit +14,0 % sur un an. Cela a pour conséquence que, pour la première fois en Picardie, il y a autant de demandeurs de cette catégorie que de jeunes. Chacun de ces groupes rassemble un peu moins de 20 % du total des demandeurs de la région. Toutefois, la Picardie reste parmi les trois régions françaises où la part des jeunes de moins de 25 ans inscrits à Pôle emploi est la plus forte.
Par ailleurs, le 2e trimestre a été marqué par une nouvelle augmentation des demandeurs d’emploi de longue durée (+4,4 %), dont le nombre s’est accru en un an de 18,5 %, soit un rythme qui demeure supérieur à celui observé au niveau national (+16,0 %). Dans le même temps, les offres d'emplois collectées par Pôle emploi reculent à nouveau (-1,9 % ce trimestre), une baisse qui atteint 17,8 % sur un an.
b. La dépollution du site d’Amiens-Nord
La législation française impose une obligation de dépollution au dernier exploitant d’un site industriel. On estime à 300 000 le nombre de sites industriels pollués en France. C’est dans la région Nord Pas de Calais que leur concentration est la plus importante. Pour près de 5 000, une intervention des pouvoirs publics s’impose (vente et réutilisation du site, insolvabilité du dernier exploitant…). La dépollution de sites est une opération coûteuse faisant intervenir des études (caractérisation des pollutions, identification des solutions techniques et études de faisabilité), travaux de dépollution et aménagement des sites.
M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, rappelait devant la commission d’enquête que, plus de quatre ans après la décision de fermeture, le site Continental de Clairoix n’avait toujours pas été dépollué.
En tant qu’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), l’usine Goodyear d’Amiens-Nord est soumise à des règlementations spécifiques relatives à son impact environnemental et fait l’objet d’un suivi et de contrôles réguliers. Le site n’est pas classé SEVESO. Les activités du site sont règlementées par deux arrêtés préfectoraux du 18 juillet 1989 et du 16 janvier 1995. Le suivi et les contrôles règlementaires sont transmis régulièrement à la direction régionale de l’Environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Picardie : rejets atmosphériques et aqueux, qualité de la nappe phréatique, gestion des déchets...
Deux audits environnementaux ont été réalisés en 2009 et 2010 selon les standards internationaux par la société URS France pour le compte de GDTF. L’audit environnemental de phase I (2009) avait pour objectif d’identifier les sources potentielles de pollution des sols et des eaux souterraines ; l’audit de phase II (2010) était destiné à évaluer la qualité des sols et des eaux souterraines.
Les deux audits mettent en évidence l’absence d’impact majeur, tant sur les sols que sur les eaux souterraines. La direction de Goodyear estime que, dans une démarche volontaire, les impacts limités identifiés en 2009 et 2010 seraient éliminés dans le cadre du projet de cessation d’activité. En considérant un usage futur industriel du site, les coûts de réhabilitation / dépollution ont été estimés entre 600 000 et 800 000 euros.
En cas de cessation d’activité, la direction de Goodyear reconnaît que des investigations complémentaires des sols et des eaux souterraines devraient être menées, afin d’actualiser et de compléter les audits de 2009 et 2010 ; des mesures de réhabilitation, le cas échéant, seraient alors réalisées.
La rapporteure a rappelé à M. Henry Dumortier, directeur général de GDTF, lors de son audition par la commission d’enquête, que la loi fait obligation d’évaluer le coût de la dépollution du site d’Amiens-Nord en cas de fermeture. À une question de la rapporteure lui demandant à combien il estimait la provision pour dépollution, M. Dumortier indiquait que : « La loi nous oblige à signer avec le préfet une convention relative à la revitalisation, et de rédiger un mémoire de fin d’activité, auquel nous travaillons : l’évaluation de l’impact d’une cessation d’activité du site d’Amiens-Nord y figurera tout naturellement. Par ailleurs, les audits approfondis menés dès 2009 sur les risques environnementaux ont conclu à l’absence de conséquences dommageables pour la pollution des sols et des nappes phréatiques. Un nouvel audit, similaire à celui-ci, sera lancé une fois signée la convention de revitalisation. Les élus locaux doivent savoir que Goodyear respecte ses obligations en ce domaine, et continuera de le faire. »
M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de GDFT, complétait la réponse en disant : « Quel que soit le résultat du nouvel audit, Goodyear assumera ses responsabilités s’il y a lieu. Nous avons déjà mis en œuvre, depuis plusieurs années, un certain nombre de mesures tendant à garantir le suivi de la qualité des eaux et des sols. » À une question de la rapporteure sur qui choisirait le cabinet d’audit, M. Dumortier répondait : « Cela n’est pas encore décidé, mais nous sommes tout à fait disposés à le déterminer avec la préfecture. »
Proposition n° 13 : Rendre obligatoire, s’agissant des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), la publication annuelle des résultats des analyses de contrôle et de surveillance, ainsi que le provisionnement auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) des montants nécessaires à la dépollution des sites.
B. L’INTROUVABLE POLITIQUE INDUSTRIELLE FRANÇAISE ET EUROPÉENNE
1. L’insuffisance des politiques européennes relatives aux activités industrielles
a. Le contrôle des importations
L’Union européenne a été le cadre d’un effort d’encadrement de la production de pneumatiques par :
– le règlement REACH (27), effectif depuis 2010, qui a interdit notamment l’utilisation des produits chimiques dangereux (dont les hydrocarbures aromatiques polycycliques - HAP),
– l’étiquetage obligatoire des pneumatiques,
– et la nécessité, pour les administrations douanières, d’effectuer une réelle surveillance des marchés européens.
La réglementation européenne relative à l’étiquetage standardisé (résistance au roulement, adhérence sur sol mouillé et niveau sonore extérieur) est applicable depuis le 1er novembre 2012. Une telle étiquette est obligatoire pour tous les pneus pour voitures particulières, véhicules légers et poids lourds. Elle doit également être présente de manière standardisée sur la documentation technique promotionnelle des manufacturiers. Elle montre, selon un modèle proche de l’étiquetage énergétique d’autres produits de grande consommation, une échelle de A à G allant du vert (meilleure performance) au rouge (moindre performance) en passant par l’orange. Le bruit est mesuré tout simplement par le niveau de décibels. Cet étiquetage vise à mieux informer les consommateurs sur les performances techniques des pneumatiques et devrait ainsi pousser les fabricants à innover encore davantage.
NOUVEL ÉTIQUETAGE EUROPÉEN DES PNEUMATIQUES
Source : L’Automobile magazine
Ce nouvel étiquetage est destiné à aider les consommateurs à comparer plus facilement les pneumatiques des différentes marques. Il représente pour les fabricants une contrainte nécessitant des investissements supplémentaires pour rester compétitifs et souligne les avantages des pneumatiques à haute valeur ajoutée, qui bénéficient de critères de sécurité et de qualité optimisés.
M. Bruno Muret, directeur du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP), déclarait devant la commission d’enquête : « Le marché européen est particulièrement exigeant, ce qui représente une opportunité pour mettre en avant un savoir-faire. […] Si la profession a parfaitement joué le jeu, anticipant même certaines recommandations, les autorités publiques ne surveillent pas toujours attentivement les marchés européens. Avec notre antenne bruxelloise, nous avons effectué deux séries de tests sur des pneus prélevés au hasard dans des réseaux de distribution, pour vérifier notamment qu’ils ne contenaient pas de HAP. Il en ressort que 10 % des produits, de provenance exotique, ne satisfont pas la réglementation européenne. »
M. Christian Caleca, délégué général du SNCP, complétait en disant que : « Sous l’impulsion de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie, Bruxelles pourrait affirmer sa volonté de vérifier que la production importée respecte la réglementation de l’Union. Peut-être faut-il prévoir un budget modeste, qui permettrait d’effectuer des contrôles sur certains échantillons de marchandises. Le LRCCP (28) peut s’en charger pour un coût modique. Ce n’est pas une démarche protectionniste que de vérifier que les importateurs observent nos règlements. »
M. Eric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin avait le même discours en disant, devant la commission d’enquête, que : « L’industrie a trouvé des solutions techniques et l’Europe a mis en place une réglementation. Malheureusement, les États membres, qui sont chargés de veiller à l’application de cette réglementation, n’ont pas les moyens, ou la volonté, de la faire respecter. […] Prenons l’exemple des huiles aromatiques : l’industrie pneumatique a investi au niveau mondial près de 350 millions pour s’adapter ; le groupe Michelin, pour sa part, en a investi plus d’une centaine. Malheureusement, ce n’est pas le cas de tous les acteurs, notamment de ceux du Sud-Est asiatique. »
Le professeur Patrice Geoffron précisait lors de son audition par la commission d’enquête : « Plus globalement, l’Europe a sans doute accordé trop de foi à la gestion par les grands ratios. […] Si l’on n’y ajoute pas une politique industrielle, de la R&D et de la vigilance aux frontières, le pilotage par les ratios ne se traduira pas par une dynamique économique. Cette vigilance aux frontières est essentielle : ce qui pose problème est la présence en Europe non d’un acteur comme Hankook Tire Manufacturing, qui met sur le marché des produits de qualité, mais de firmes chinoises ou indiennes, à la production incertaine via des circuits qui le sont non moins… »
Le communiqué de presse de l’Association des fabricants européens de pneumatiques et de caoutchouc (ETRMA) reproduit ci-dessous détaille les résultats du test de 2011.
Le deuxième programme de test le confirme : les tests de conformité au règlement REACH continuent de donner de mauvaises notes aux importations de pneus
L’ETRMA SE DIT PRÉOCCUPÉE PAR L’APPLICATION
DE LA RÈGLEMENTATION EUROPEENNE
Bruxelles, le 17 octobre 2011. L’ETRMA (Association des fabricants européens de pneumatiques et de caoutchouc) a annoncé aujourd'hui les résultats de son deuxième cycle (*) de tests de pneus. Dans le cadre du règlement REACH, les huiles à haute teneur en HAP (**) sont interdites d'utilisation dans la production de tous les pneus destinés aux véhicules à moteur qui sont fabriqués après le 1er Janvier 2010, en vente sur le marché de l'UE. Malgré la publicité donnée au premier cycle de tests de l’ETRMA, environ 10 % des pneus testés, qui sont tous des importations, ont à nouveau été jugés non conformes.
La deuxième campagne d'essais de l’ETRMA a été réalisée entre avril et septembre 2011, sur un échantillon de 94 pneus disponibles à la vente aux consommateurs de l'UE dans plusieurs des plus grands marchés nationaux de pneumatiques. Ces pneus ont tous été produits à la fin des années 2010 ou 2011 dans 50 usines situées dans 11 pays, et sont vendus dans l'UE sous 51 marques différentes (y inclus 31 marques non testés lors du premier cycle). 10% des 94 pneus de l’échantillon ne sont pas conformes, car contenant des niveaux de HAP interdits par le règlement REACH, et sont donc vendus illégalement sur le marché de l'UE. Certains des pneus non conformes font partie des marques qui avaient été déclarées non conformes lors du premier cycle. En outre, une des usines se révèle systématiquement non conforme : 5 de ses pneus vendus sous 4 marques différentes, pour voitures de tourisme et camions, ont été testés et dépassent tous la limite d'HAP autorisée.
Globalement, le deuxième programme de tests couvrait les pneus pour camions, voitures de tourisme – été comme hiver – motos et engins agricoles. Comme dans la première série de tests, tous les pneus de l'échantillon ont été achetés à partir des stocks disponibles chez les détaillants sur les principaux marchés de l'UE (Allemagne, Royaume-Uni, Italie, etc.). Les tests initiaux ont été effectués par les membres de l’ETRMA. Tout pneu qui a présenté des résultats anormaux en HAP a ensuite été envoyé à un laboratoire indépendant certifié et testé selon la norme définie dans le règlement REACH (ISO 21461). Seuls les pneus jugés non conformes par ces laboratoires indépendants sont mentionnés ici. La procédure et les résultats des tests sont entièrement et soigneusement documentées.
« Les résultats ainsi que les rapports complets de tests ont été communiqués aux autorités européennes et nationales. Un nouveau test avec 10 % de produits non conformes sur le marché signifie simplement qu’il y a des fabricants et des importateurs qui ne se soucient pas de la réglementation européenne », déclare le Dr Gori, président de l’ETRMA.
La présence de ces pneus illégaux sur le marché européen est préoccupante pour l’application de la réglementation européenne visant à améliorer la sécurité des pneus et autres produits. « L’ETRMA s'inquiète du fait que les efforts de surveillance européens n'ont pas suffi à empêcher ces pneus de pénétrer le marché européen et ont effectivement permis aux importateurs européens de continuer à vendre des pneus illégales », ajoute Mme Fazilet Cinaralp, secrétaire général de l’ETRMA. « C'est aussi de nature à compromettre l'efficacité de la réglementation à venir, ainsi celle sur l'étiquetage des pneumatiques, qui entrera en vigueur en 2012. Le non-respect de la réglementation sur l'étiquetage des pneumatiques pourrait très bien induire en erreur les consommateurs dans l'achat de pneus inférieurs avec des performances inférieures ».
Le président Gori conclut : « L’ETRMA et ses membres ont approuvé l'ensemble des règles de l'UE relatives à l'industrie du pneumatique, règles qui ont exigé des investissements importants de conformité pour nos membres. Nous demandons donc qu’une attention urgente soit accordée à un programme de surveillance du marché, clair, cohérent et coordonné, qui assure une concurrence loyale pour tous les producteurs de pneus. Une réglementation sans mise en œuvre ou suivi effectif ne peut être que dommageable ».
(*) Les résultats du premier cycle de tests avaient été rendus publics en mars 2011.
(**) Hydrocarbures aromatiques polycycliques.
L’ETRMA indique qu’une autre campagne de tests a montré que 20 % des motos contrôlées étaient montées avec des pneus non homologués.
Les tests de l’ETRMA ont été confirmés par l’Agence européenne des produits chimiques (European chemicals Agency – ECHA). En février 2013, une campagne de test a été menée par l’ECHA dans 4 États membres et couvrant 94 pneumatiques de 59 marques différentes fabriquées dans les 53 usines de 20 pays tiers. Il résulte que 4 pneumatiques n’étaient pas conformes (4,3 % des produits testés), tous provenant de Chine (8,5 % des produits testés en provenance de ce pays). Même s’il semble réduit, ce pourcentage représente un total de près de 4 millions de pneumatiques non-conformes importés dans l’Union européenne.
La Commission européenne a proposé en février 2013 un paquet « Sécurité des produits et surveillance du marché » introduisant de nouvelles règles pour améliorer la sécurité et pour accroître la surveillance de tous les produits de consommation non alimentaires circulant sur le marché unique, y compris les produits importés de pays tiers. L’amélioration de l’identification et de la traçabilité des produits qui en résulte constituerait un progrès décisif qui permettra de retirer rapidement du marché tout produit non sûr, qui ne devrait pas parvenir jusqu’au consommateur ou à tout autre utilisateur. Une fois adoptées par le Parlement européen et le Conseil, ces nouvelles règles seraient appliquées par les autorités de surveillance du marché dans les États membres, dont la coopération sera renforcée et qui bénéficieront de dispositifs de contrôle plus performants. La rapporteure appelle de ses vœux une adoption rapide du paquet législatif par les États membres et le Parlement européen.
Les obstacles techniques au commerce posent un problème symétrique dans les pays émergeants, qui les multiplient souvent de façon artificielle dans un but nettement protectionniste. Ils font d’ailleurs l’objet d’une régulation à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (29).
En outre, alors que l’Union européenne a quasiment démantelé ses tarifs douaniers communs pour les produits industriels, les pays émergents ont conservé leurs principaux droits de douane en continuant de bénéficier du statut de pays en développement.
Ainsi M. Eric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin, se plaignait-il de cette situation déséquilibrée devant la commission d’enquête : « Que s’est-il passé ? Nous avons été confrontés, notamment en Europe de l’Ouest, à une forte progression des manufacturiers non présents industriellement en Europe. Dans un premier temps, ces manufacturiers, dits du “hors pool”, se sont dirigés vers l’Amérique du Nord puis, après l’introduction par les États-Unis, en 2009, de droits de douane plus élevés sur les pneus chinois, se sont réorientés vers l’Europe. Ainsi sont-ils passés, entre 2007 et 2012, de 19 % à 21 % du marché du pneumatique pour véhicules de tourisme en Europe de l’Ouest, et de 14,5 % à 17,5 % du marché du pneumatique pour poids lourds. Dans le même temps, des pays comme l’Inde ou la Chine maintenaient des barrières douanières ou des barrières non douanières – barrières réglementaires, barrières de standard, marquage spécifique sur les pneumatiques – afin de protéger leurs marchés locaux. […]
Nous constatons aussi, sur le schéma retraçant l’évolution des parts de marché des différents acteurs en Europe de l’Ouest, une progression très rapide des producteurs indiens : en particulier les groupes BKT et Alliance. […] Dans le même temps, leur marché domestique reste protégé par des barrières douanières et des barrières non tarifaires.
Les pneumatiques qui sont fabriqués en Europe et exportés en Inde paient aujourd’hui à leur arrivée dans ce pays des droits de douane de 10 %, auxquels viennent s’ajouter un ensemble de taxes additionnelles, qui représentent 17 % de la valeur de ces pneumatiques. À cela s’ajoute le fait que l’administration a mis en place des réglementations et des standards particuliers. J’ai évoqué tout à l’heure le marquage des pneumatiques ; or apposer un marquage supplémentaire sur le flanc d’un pneumatique impose de refaire des moules, dont le coût est loin d’être négligeable. Nous devons donc faire face aussi bien à des barrières douanières qu’à des barrières non douanières.
Dans le même temps, en vertu des accords qui ont été conclus entre l’Union européenne et la République indienne, les pneumatiques fabriqués en Inde et importés en Europe le sont en franchise de droits de douane. En effet, l’Inde bénéficie du statut privilégié que constitue le système de préférences généralisées (SPG) de l’Union européenne. »
M. Christian Leys, président du SNCP, complétait devant la commission d’enquête : « Un pays comme la Turquie, qui fait partie de l’union douanière européenne, échappe aux contraintes communautaires et applique un salaire horaire plus bas que le nôtre. »
Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, concluait le débat en disant : « L’obsession libérale nous pousse à laisser entrer chez nous des produits exemptés des contraintes que nous infligeons à notre industrie. C’est précisément parce que celles-ci sont légitimes – il est normal de préserver les travailleurs ou la santé du consommateur – que nous devons nous protéger d’une concurrence qui les piétine. Mme Bricq (30) et moi-même avons demandé à la Commission européenne de prendre des mesures douanières. Aujourd’hui, 99,2 % du commerce européen sont exonérés de toute barrière douanière. En raison de la dissymétrie entre l’ouverture de nos marchés et la politique de nos partenaires mondiaux, nous sommes attaqués sur des productions que nos propres multinationales délocalisent vers d’autres continents. La Commission, qui exerce des pouvoirs propres sous le contrôle des États membres, gagnerait à mieux protéger le sol européen. »
Proposition n° 14 : Renforcer les contrôles aux frontières, dans tous les États membres de l’Union européenne, en lien avec les organisations professionnelles de chaque filière industrielle, afin d’assurer, pour les produits importés, le respect de la réglementation européenne relative à l’interdiction des substances chimiques dangereuses (règlement REACH) et à l’information des automobilistes et autres utilisateurs de pneumatiques (étiquetage).
Proposition n° 15 : Défendre, dans les négociations internationales, un principe de réciprocité des concessions tarifaires et des obstacles techniques au commerce pour tous les pays adhérents à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ayant atteint un niveau équivalent de développement industriel.
Nous avons vu que la direction de Goodyear justifie le choix de l’implantation de son siège européen au Luxembourg par l’importance de sa présence dans ce pays. Goodyear est effectivement le deuxième employeur privé du Luxembourg – il y emploie en effet plus de 3 100 personnes. Goodyear y possède plusieurs usines ainsi que son principal centre de recherche européen. Elle y gère également ses activités opérationnelles, avec la filiale GDTO.
Dans un système centralisé de prix de transfert, GTDO assure une marge constante et comparable à ses façonniers et à ses distributeurs. Tous sont donc structurellement bénéficiaires. La direction de Goodyear dit que ce système est conforme aux règles de l’OCDE ; il est régulièrement audité par les services fiscaux des différents pays – dont la France – dans lesquels le groupe est présent en Europe. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un dispositif d’optimisation fiscale à l’échelle européenne, où, au-delà d’une marge standard attribuée à chaque filiale nationale, les bénéfices sont réalisés au Luxembourg et donc sont soumis à la fiscalité de ce pays, l’une des plus avantageuse au monde.
Le professeur Patrice Geoffron constatait, devant la commission d’enquête, que : « L’organisation de l’Europe permet l’optimisation fiscale et les exemples abondent dans ce domaine. Le problème me semble plus être du côté des règles européennes que de la manière dont les entreprises s’en saisissent… […] Par ailleurs, je suis heureux de comprendre que sa présence au Luxembourg se justifie également par une activité de R&D et de production. […] La politique des prix de transfert est conforme aux recommandations de l’OCDE et à la réglementation en vigueur. Il n’empêche qu’en permettant la concurrence fiscale entre ses membres, l’Union manque de cohérence ; le secteur du pneu ne fait pas exception. »
Le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, ne faisait pas une analyse différente devant la commission d’enquête : « Je me félicite que le Gouvernement ait pris des mesures pour lutter contre l’optimisation fiscale. […] Amiens-Nord est une usine façonnière dont le donneur d’ordre est la société Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), située au Luxembourg. Celle-ci fait exécuter le travail à un prix conçu artificiellement pour augmenter le profit dans des zones de basse pression fiscale. La loi de finances pour 2014 vise à redresser ce type d’abus. Des groupes reprochent d’ailleurs au Gouvernement son activisme sur le sujet. »
La direction de Goodyear a fourni à la rapporteure le montant des impôts payés en France par les deux filiales GDTF et GDTAS. En totalisant taxe professionnelle / cotisation foncière des entreprises / contribution sur la valeur ajoutée des entreprises, impôt sur les sociétés, taxe sur les véhicules, taxe foncière, CSG et impôt forfaitaire annuel, le montant de l’impôt s’élève à 12,6 millions d’euros en 2012 (11,2 millions d’euros en 2008).
À l’inverse, la direction de Goodyear indique qu’elle n’a jamais reçu de subventions publiques (État et collectivités territoriales) ni d’exonérations fiscales ou sociales, autres que celles prévues par la loi, notamment la loi TEPA, les allègements dits « Fillon », les cotisations réduites sur contrats d’apprentissage et professionnels (non significatif) ou les remboursements par l’État de l’allocation de revenu de remplacement au titre de l’activité partielle. (31)
• Rapport d’information de M. Pierre-Alain Muet sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international
La rapporteure signale le rapport d’information (n° 1243) déposé le 10 juillet 2013 par M. Pierre-Alain Muet, au nom de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, sur « l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international ». Le rapport distingue les trois notions d’optimisation fiscale (utilisation de moyens légaux permettant d’alléger ses impôts), d’évasion fiscale (contournement de la loi) et de fraude fiscale (violation de la loi). Ce rapport note que, lorsque l’optimisation fiscale utilise les failles de certaines législations nationales pour s’affranchir de l’impôt sur les sociétés, comme le font certaines multinationales, on n’est plus très éloigné de l’évasion fiscale à grande échelle. Cette optimisation fiscale « agressive » fait l’objet d’indices concordants notamment dans les rapports de l’OCDE, mais son ampleur n’est pas chiffrée. Figure notamment au rang de ces indices le fait que certains États pratiquant une fiscalité faible accueillent des flux d’investissement directs étranger sans commune mesure avec leur richesse nationale et la taille de leur économie.
Dans une économie ouverte, il s’agit pour les grands groupes de localiser les charges dans les États les plus taxateurs, pour y minorer autant que possible l’assiette imposable, et les profits là où la fiscalité est moins lourde, pour limiter voire annuler l’impôt. À cet égard les « paradis fiscaux » sont évidemment des destinations de choix pour échapper à l’impôt.
Les grands groupes multinationaux peuvent optimiser leur fiscalité en choisissant les modalités d’organisation des entités qui les composent. Ainsi les régimes de type « mère – fille » permettent d’exonérer en totalité ou en quasi-totalité les dividendes qu’une filiale établie dans un État fait remonter à sa maison mère située dans un autre État.
L’optimisation passe également par le choix des modalités de financement de l’activité. Ainsi, il est fiscalement plus intéressant de se financer par recours à la dette (qui génère des charges financières déductibles) que par augmentation du capital (les dividendes n’étant pas déductibles, sauf exception).
Mais le rapport de M. Pierre-Alain Muet estime que les prix de transfert sont sans doute le principal vecteur d’optimisation. Ces derniers valorisent les échanges transfrontaliers réalisés entre entités liées, typiquement au sein d’un groupe de sociétés. En application des principes de l’OCDE, ces prix de transfert doivent être déterminés selon le principe de pleine concurrence, comme s’ils valorisaient des échanges entre entreprises indépendantes. Or les entreprises peuvent manipuler ces prix de transfert, toujours selon la même logique de localisation des charges et des produits. Du fait de la globalisation de l’économie, les flux intragroupes représentent 60 % du commerce mondial ; la problématique des prix de transfert est donc cruciale.
Les propositions de M. Pierre-Alain Muet s’inscrivent dans le cadre des initiatives tendant à redonner aux États les moyens de soumettre à leur juridiction fiscale ceux des bénéfices nés sur leur territoire, qui aujourd’hui leur échappent. Est notamment proposée l’harmonisation des bases d’imposition au niveau européen. Au niveau national certaines actions contre l’optimisation fiscale sont possibles, notamment l’encadrement de la déductibilité des charges financières. Au plan du contrôle, une avancée serait de permettre plus facilement à l’administration de constater un abus de droit. En matière de transfert, il conviendrait aux contribuables de prouver que les opérations de business restructuring se déroulent selon le principe de plaine concurrence.
La lutte contre l’optimisation passe également par une amélioration de l’information dont dispose l’administration ; il pourrait être envisagé que lui soient communiqués les schémas d’optimisation fiscale, comme cela se pratique au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Les entreprises devraient indiquer aux administrations où elles réalisent leurs profits et où elles payent leurs impôts (principe de transparence par pays).
• Les dispositions du projet de loi de finances pour 2014 luttant contre l’optimisation fiscale
À la suite du rapport de M. Pierre-Alain Muet, tant le Gouvernement que l’Assemblée nationale ont commencé à prendre des mesures visant à lutter contre l’optimisation fiscale.
L’article 14 du projet de loi de finances pour 2014 prévoit un dispositif d’encadrement de la déductibilité des intérêts d’emprunt. Les intérêts versés à une entreprise liée ne seraient plus déductibles des bénéfices imposables de la société emprunteuse s’ils ne sont pas imposés chez la société créancière à hauteur d’au moins un quart de l’impôt de droit commun (rendement attendu : 200 millions d’euros en année pleine).
Plusieurs amendements ont été déposés sur le projet de loi de finances pour 2014 (32) allant dans le sens de la lutte contre l’optimisation fiscale :
– amendement II-527 de M. Christian Eckert, rapporteur général de la commission des Finances, et plusieurs de ses collègues : rendre obligatoire la divulgation des montages d’optimisation fiscale en imposant la communication de ces schémas d’optimisation à l’administration ;
– amendement II-528 de M. Eckert et plusieurs de ses collègues : délier de l’existence d’une rectification la pénalité pour manquement à l’obligation documentaire des prix de transfert (pénalité égale au maximum à 5 % du chiffre d’affaires) ;
– amendement II-652 de Mme Mazetier et M. Cherki : ramener de 400 à 200 millions d’euros le chiffre d’affaires au-delà duquel les entreprises sont soumises à l’obligation de documentation des prix de transfert ;
– amendement II-540 de MM. Eckert et Muet : renforcer les obligations documentaires en matière de prix de transfert qui pèsent sur les plus grandes entreprises (extension de la liste des documents aux « rulings » (33) que les autres administrations fiscales prennent à l’égard des entreprises liées) ;
– amendement II-529 de M. Eckert et plusieurs de ses collègues : rendre obligatoire la communication de la comptabilité analytique et des comptes consolidés au service vérificateur lors des opérations de contrôle sur place ;
- amendement II-530 de M. Eckert et plusieurs de ses collègues : préciser que les actes constitutifs d’un abus de droit n’ont pas « exclusivement » mais « principalement » pour but d’atténuer ou d’éluder les charges fiscales que le contribuable aurait normalement supportées ;
– amendement II-531 de M. Eckert et plusieurs de ses collègues : supprimer le caractère automatique de la suspension de l’établissement de l’impôt pendant la durée de la procédure amiable prévue dans les contrôles de prix de transfert ;
– amendement II-588 de M. Woerth : empêcher une entreprise de tirer un bénéfice fiscal résultant d’une différence de qualification juridique de son statut dans deux États différents (entreprises hybrides) ;
– amendement II-870 présenté par le Gouvernement : renforcement des moyens dont dispose l’administration fiscale pour réintégrer à l’assiette taxable en France des bénéfices indument transférés à l’étranger, par manipulation des prix de transfert entre entreprises liées (ex-article 15 du projet de loi de finances, déplacé de première en deuxième partie).
• Lutte contre le « dumping fiscal »
Enfin, la rapporteure est particulièrement préoccupée par la concurrence déloyale résultant du « dumping fiscal » pratiqué par certains États membres de l’Union européenne. On a mentionné précédemment les exonérations dont bénéficie l’usine Goodyear de Dębica en Pologne. Loin d’être justifiées par un retard de développement, ces exonérations fiscales bénéficient à une usine ayant reçu de façon constante des investissements massifs et bénéficiant des technologies les plus avancées. Les disparités profondes ainsi générées dans les niveaux d’imposition ne sont pas sans avoir des conséquences sur le développement industriel des différents États. On sait que, profitant du fait que la fiscalité est un domaine de compétence décidé à l’unanimité, certains États européens pratiquent un niveau de fiscalité (impôt sur les sociétés) volontairement réduit pour attirer les investissements et l’activité économique. Il en résulte des disparités importantes créant une distorsion de concurrence.
Il est alors difficilement justifiable qu’un État se prive ainsi de recettes budgétaires importantes et en même temps bénéficie de fonds structurels européens, qui sont financés par les contribuables des autres États membres de l’Union européenne. Rappelons que les fonds structurels ont été instaurés pour aider un État, une région, à rattraper le retard qu’il accuse par rapport aux autres. La rapporteure propose, en conséquence, que les États qui avantagent les activités économiques implantées sur leur territoire en pratiquant un niveau de fiscalité réduit ne puissent pas bénéficier des fonds structurels si la conséquence en est un mouvement de délocalisation entraînant la désindustrialisation dans un autre État.
Proposition n° 16 : Négocier, dans les enceintes de l’Union européenne, de l’OCDE et du G20, des dispositions visant à redonner aux États les moyens de soumettre à leur juridiction fiscale ceux des bénéfices nés sur leur territoire par un processus de fabrication ou de transformation industrielle, bénéfices qui aujourd’hui leur échappent.
Proposition n° 17 : Adopter en France les dispositions inspirées du rapport (n° 1243) présenté le 10 juillet 2013 par M. Pierre-Alain Muet au nom de la commission des Finances de l’Assemblée nationale visant à lutter contre l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international (prix de transfert, information de l’administration, entreprises hybrides, abus de droit, pénalités…).
Proposition n° 18 : Réduire ou supprimer le versement des fonds structurels européens aux États membres qui, par une grande disparité des niveaux de fiscalité, avantagent la délocalisation des activités économiques sur leur territoire national et entraînent une désindustrialisation dans d’autres États membres.
2. Les efforts entrepris par les gouvernements successifs pour maintenir et développer l’activité industrielle sur le territoire national
Les licenciements économiques et leurs plans d’accompagnement sont le résultat des restructurations industrielles dans un contexte d’économie globalisée. L’action de l’État est dans ces conditions d’une importance primordiale tant dans l’encadrement des procédures de licenciements collectifs que pour la définition et la mise en œuvre d’une véritable politique industrielle.
a. Les plans de sauvegarde de l’emploi en France
Dans le cadre d’un projet de licenciement collectif, l’entreprise est tenue à mettre en œuvre un dispositif d’accompagnement, notamment un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).
Comme le montre le tableau ci-après, le nombre de PSE, en nette diminution depuis 2009 et en stabilisation en 2012, devrait à nouveau connaître une hausse en 2013.
RÉPARTITION DES PLANS DE SAUVEGARDE DE L’EMPLOI DEPUIS 2009
Répartition du nombre de PSE |
Répartition du nombre d’emplois menacés par les PSE, par taille d’entreprise | ||||||
Année |
Nombre |
50-100 |
100-300 |
Plus de |
50-100 |
100-300 |
Plus de |
2009 |
2 245 |
27 % |
37 % |
36 % |
13 % |
24 % |
63 % |
2010 |
1 185 |
29 % |
35 % |
36 % |
15 % |
25 % |
59 % |
2011 |
954 |
40 % |
28 % |
33 % |
19 % |
25 % |
56 % |
2012 |
914 |
34 % |
31 % |
34 % |
14 % |
21 % |
65 % |
2013* |
940 |
32 % |
32 % |
37 % |
15 % |
22 % |
63 % |
* Données à fin novembre.
Sources : Dares – UT Direccte.
Le nombre de PSE se répartit équitablement selon la taille des entreprises. Le nombre de PSE intervenant dans des entreprises de moins de 300 salariés (PME) baisse sur la période (de 37 % à 32 %), avec cependant une légère augmentation en 2013. S’agissant de la répartition du nombre d’emplois par taille d’entreprises, et comme cela était prévisible, le nombre d’emplois directement menacés par les PSE augmente fortement avec la taille des entreprises.
Par ailleurs la DARES (34) indique que le pourcentage des PSE prévoyant le licenciement de plus de 50 salariés est en baisse continue depuis 2009, avec 34 % en 2009, 31% en 2010 et 28 % en 2011.
Comme le montre le tableau suivant, sur plus longue période, le nombre de PSE se stabilise à un niveau légèrement supérieur à celui atteint en 2000. Le pic atteint en 2009 a été absorbé.
LES PLANS DE SAUVEGARDE
DE L’EMPLOI DEPUIS 2000
Évolution du nombre de PSE depuis 2000 | |
année |
nombre |
2000 |
890 |
2001 |
1 053 |
2002 |
1 086 |
2003 |
1 500 |
2004 |
1 251 |
2005 |
1 270 |
2006 |
1 305 |
2007 |
957 |
2008 |
1 061 |
2009 |
2 245 |
2010 |
1 185 |
2011 |
954 |
2012 |
914 |
2013* |
940 |
* Janvier à novembre
Sources : Dares - UT Direccte.
La part des inscriptions à Pôle emploi pour licenciement économique a diminué de façon significative depuis 2009 (de 4,4 % à 2,6 %). Elle a suivi la même tendance que les licenciements économiques. Sous l’effet de la dégradation de la conjoncture économique en 2008 et 2009, le nombre de ces inscriptions pour licenciement économique s’était significativement accru ; elles touchent principalement les hommes, les personnes âgées de 50 ans ou plus et les ouvriers ou employés peu qualifiés. À partir de 2011, les licenciements économiques se diversifient et touchent un plus grand nombre de classes d’âge, de sexes et de catégories socio-professionnelles plus qualifiées (ouvriers et employés qualifiés, professions intermédiaires et cadres). Le nombre d’inscriptions à Pôle emploi pour licenciement économique s’établissait à 177 000 en 2011, contre 220 000 en 2010 et 302 000 en 2009.
INSCRIPTIONS À PÔLE EMPLOI
POUR LICENCIEMENT ÉCONOMIQUE
(pourcentage)
Part des inscriptions à Pôle emploi | |
2009 |
4,4 % |
2010 |
3,1 % |
2011 |
2,7 % |
2012 |
2,6 % |
2013* |
2,6 % |
* De janvier à septembre 2013.
Source : Pôle emploi - Dares.
Une partie des licenciements économiques peut cependant avoir été remplacée par des ruptures conventionnelles (accord entre le salarié et l’employeur). Ce dispositif, entré en vigueur en août 2008, constitue une nouvelle forme de rupture des contrats à durée déterminée (CDD). Le nombre de ces ruptures conventionnelles a progressé à un rythme soutenu jusqu’à la fin de l’année 2009, puis ralenti depuis. Il s’est élevé à 320 000 en 2012, ce qui représente une hausse de 11 % par rapport à 2011.
La DARES constate que, quand les entreprises sont confrontées à de graves difficultés et qu’elles ne peuvent assumer la charge de ces mesures d’accompagnement des licenciements économiques collectifs, l’État est amené à se substituer à elles (par exemple, par la signature d’une convention de cellule de reclassement instaurant un financement par le Fonds national de l’emploi - FNE).
b. Les médiations ministérielles relatives à l’usine d’Amiens-Nord
La commission d’enquête a auditionné quatre ministres : MM. Michel Sapin et Xavier Bertrand, respectivement ministre et ancien ministre chargé du travail, et MM. Arnaud Montebourg et Eric Besson, respectivement ministre et ancien ministre chargé de l’industrie.
Dans la répartition des tâches au sein de chaque gouvernement, sur un sujet autant industriel que social, il se trouve que ce sont M. Xavier Bertrand (travail) et Arnaud Montebourg (industrie) qui ont été les plus impliqués. Ces deux ministres ont joué – et joue encore pour le dernier – un rôle de médiation très important dans le conflit social.
M. Xavier Bertrand, qui a été ministre du Travail de 2007 à 2012, rappelait devant la commission d’enquête que son ministère n’était pas en première ligne : « Le ministère du Travail jouait un rôle atypique, qui se situait en amont de ses attributions traditionnelles. Intervenir après coup, une fois les décisions prises, n’est pas une bonne solution. Cela dit, ce point ne relève pas de la législation. C’est davantage un problème d’architecture. J’ai souvent agi en amont, de manière informelle. Les bonnes relations que j’entretenais avec Éric Besson m’y aidaient. La situation aurait été plus compliquée si nos administrations s’étaient regardées en chiens de faïence. » M. Eric Besson n’est pas pour autant resté inactif ; il indiquait devant la commission d’enquête qu’un conseiller de son cabinet avait participé à une réunion le 26 mai 2011 réunissant les directions de Titan et Goodyear, le préfet de la Somme et un conseiller du ministère des Affaires sociales.
Mais le suivi du conflit a été ensuite effectué essentiellement par M. Xavier Bertrand. Celui-ci a désigné un de ses conseillers, M. Bruno Dupuis, pour suivre les projets de restructuration. Après le retrait de la première offre de Titan en novembre 2011, le ministre a tenté de renouer les discussions entre la CGT et la direction de Titan. Quatre rencontres avec le représentant de la CGT et son avocat, le cabinet Secafi et la direction de Goodyear et Titan ont été organisées les 3 janvier 2011, 4 janvier, 17 janvier et 11 février 2012. Croyant au sérieux de l’offre de reprise de Titan et défendant cette solution industrielle, M. Xavier Bertrand a pesé de tout son poids en accordant, le 18 février 2012, une interview dans Le Courrier picard.
Dans cette interview, il disait : « La CGT majoritaire doit dire clairement qu’elle croit dans le plan de développement de Titan qui consiste en la reprise de 537 emplois, plus 11 commerciaux, [pour] faire d’Amiens la base de pénétration du marché européen en y implantant la recherche et le développement, la fabrication et le commercial. Nous avons étudié durant des semaines les détails de ce plan, il est solide et nous y croyons. La seconde condition est que Goodyear doit veiller à ce que la transition se déroule sans départs contraints. Chaque salarié doit pouvoir avoir une solution qui lui convient. Je pense par exemple à Dunlop à Amiens Sud, qui embauche. J’ai veillé également à ce que Goodyear prenne des engagements forts en termes de revitalisation du bassin d’emploi. »
M. Xavier Bertrand analyse l’échec des négociations, en septembre 2012, par l’influence de l’avocat de la CGT, Me Fiodor Rilov, dans le contexte électoral de l’année 2012. Il concluait son intervention devant la commission d’enquête en disant : « Je suis le seul responsable politique à avoir pris position publiquement sur ce dossier, alors que je n’étais pas officiellement en première ligne. Je pensais qu’il fallait à tout prix éviter un désastre social, industriel et territorial, après épuisement des recours judiciaires. Bruno Dupuis a fait le maximum pour rapprocher les points de vue, mais sa bonne volonté n’a pas suffi. »
L’actuel Gouvernement pratique un schéma plus classique de répartition des rôles, avec une intervention en première ligne du ministre chargé de l’industrie. M. Arnaud Montebourg s’était d’ailleurs rendu deux fois sur le site Goodyear d’Amiens-Nord avant son entrée en fonction, dont une fois avec M. François Hollande.
Après sa nomination comme ministre du Redressement productif, M. Arnaud Montebourg échange une série de courriers avec M. Maurice Taylor, le PDG de Titan, qui sont restés dans la mémoire collective par la vigueur de leurs propos. M. Arnaud Montebourg assurait devant la commission d’enquête que son objectif avait toujours été de maintenir le dialogue et qu’après l’échange de courriers, il a invité M. Taylor à le rencontrer, ce qu’il fit en août 2013.
C’est grâce à ce contact renoué que M. Taylor a déposé auprès de M. Montebourg une troisième offre de reprise (35). Entre temps, au premier semestre 2013, M. Montebourg avait diligenté l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII) pour rechercher, en vain, un autre repreneur (36).
M. Arnaud Montebourg concevait en ces termes son intervention dans le conflit : « Étant en négociation avec les parties, je n’ai ni à évaluer leurs responsabilités ni à juger leur action. J’ai toujours considéré que le combat des salariés qui défendent leur travail est légitime. […] Le rôle de mon ministère est non de donner raison à tel ou tel mais de trouver des solutions industrielles. […] Mon équipe recherche une solution qui permettrait à Titan de reprendre l’outil industriel et d’investir. […] Je ne suis pas sûr de réussir, mais, pour l’instant, les trois parties me font confiance. Mon rôle est de tenter le tout pour le tout, pour que le territoire d’Amiens conserve son outil industriel. »
La rapporteure rappelle les principales actions du ministère de Redressement productif :
– organisation des états généraux de l’industrie,
– création du Conseil national de l’industrie et des commissaires au redressement productif,
– création de la Banque publique d’investissement (BpiFrance), regroupant Oséo, la Caisse des dépôts et consignations « Entreprises », le Fonds stratégique d’investissements (FSI) et FSI régions,
– « 34 plans de reconquête » (notamment le plan « Voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 km »),
– nouvelle stratégie des filières industrielles (notamment la filière automobile, qui connaît des mutations fortes liées à la compétition internationale et aux évolutions technologiques, et la chimie pour maintenir et développer une filière essentielle où la France a des positions fortes),
– promotion du « Made in France »,
– « Plan de résistance économique » annoncé le 13 novembre 2013 : 380 millions d'euros pour soutenir des entreprises en difficulté (en remplacement du FDES actuellement doté de seulement 80 millions d’euros).
Bien sûr le ministre du Redressement productif continue l’action de ses prédécesseurs :
– Commissariat général à l’investissement et programme d’investissements d’avenir,
– Agence française pour les investissements internationaux (AFII),
– crédit impôt recherche (CIR), complété par le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE),
– pôles de compétitivité.
Sans pouvoir développer davantage ce sujet, qui nécessiterait à lui seul un rapport spécifique, la rapporteure rappelle l’impérieuse nécessité de concevoir et de mettre en œuvre une véritable politique industrielle, tant à l’échelle nationale qu’au niveau de l’Union européenne.
3. La recherche d’un repreneur : une lueur d’espoir
En examinant la question de la recherche d’un repreneur, la rapporteure n’entend en rien préjuger de l’issue de la procédure en cours engagée par la direction de Goodyear pour un PSE supprimant 1 173 emplois, dans le cadre de la fermeture annoncée de l’usine d’Amiens-Nord. Plusieurs actions judiciaires ont en effet été lancées par le comité central d’entreprise (CCE) et la CGT ; il convient d’en attendre le dénouement.
a. La recherche de l’Agence française des investissements internationaux (AFII)
La société GDTF a annoncé le 26 mai 2013 la fin de la procédure de recherche de repreneur pour son site d’Amiens-Nord, à l’issue de laquelle aucune offre engageante n’a été déposée.
L’État, au travers de l’Agence française des investissements internationaux (AFII), avait lancé, le 12 février 2013, en appui et avec l’accord de Goodyear, une démarche d’« occasion d’affaires » (business opportunity) afin de chercher des repreneurs potentiels de l’activité agricole en zone EMEA du groupe Goodyear basée sur le site d’Amiens-Nord. Il s’est ainsi assuré de l’effectivité des diligences engagées par l’entreprise pour trouver un repreneur. Dans ce cadre, a été réalisé un travail de prospection au plan international auprès des principaux groupes industriels du pneu.
La mission de prospection couvrait les zones géographiques suivantes : Chine, Inde, pays membres de l’ASEAN, Corée du Sud, Russie, Europe et Amérique du Nord.
Au total, 57 entreprises ont été contactées par les bureaux de l’AFII dans le monde : 8 entreprises se sont déclarées intéressées, 5 ont signé un accord de confidentialité, 2 offres non engageantes ont été présentées, donnant accès à la data room (informations confidentielles). Après examen attentif du dossier par les candidats potentiels, en lien étroit avec l’AFII, le cabinet du ministre du Redressement productif et les équipes de Goodyear, aucun des candidats n’a été en situation de présenter une offre engageante. Constat a été fait qu’aucun acheteur potentiel (prospect) n’est allé à son terme, en raison, soit de la médiocre qualité de certaines offres (absence d’expérience dans l’industrie du pneumatique, absence de garanties d’emploi…), jugées peu crédibles sur les plans industriel et financier, soit parce que les candidats ont considéré que les conditions d’une reprise pérenne n’étaient pas réunies.
Le faible niveau des investissements réalisés, ces dernières années, dans l’outil de production, ainsi que la perte des parts de marché induite, ont pesé dans la décision des repreneurs potentiels.
Pour sa part, M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, membre du conseil d’administration de l’AFII, souhaitait une approche plus régionale de l’action de l’agence : « L’AFII envisage la France de manière globale, alors que la réalité économique se vit dans les régions. Il faudrait avoir des organismes spécialisés, dans les territoires, afin qu’ils fassent le lien entre les offres et les savoir-faire locaux ou les points forts de tel ou tel endroit. L’AFII joue son rôle en défendant la France, mais elle serait plus efficace si elle se rapprochait de la réalité de l’économie des territoires. Je viens seulement d’entrer à son conseil d’administration. Il me faudra sans doute un peu de temps pour être entendu par tous. »
b. La proposition de loi « Florange »
MM. Bruno Le Roux, François Brottes et plusieurs de leurs collègues ont déposé, le 15 mai 2013, une proposition de loi (n° 1037) visant à « redonner des perspectives à l'économie réelle et à l'emploi industriel ». La proposition de loi a été examinée par les commissions des Affaires économiques, saisie au fond, le 17 juillet dernier (rapport n° 1283 présenté par Mme Clothilde Valter) et des Affaires sociales, saisie pour avis, le 16 juillet (avis n° 1270 présenté par M. Jean-Marc Germain). Elle a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 1er octobre 2013.
La proposition de loi visant à reconquérir l’économie réelle, dont l’entrée en vigueur est prévue en 2014, favoriserait la recherche d’un repreneur en cas de projet de fermeture d’un établissement. Son application aux sites industriels concernés par des plans de licenciement de plus de 1 000 salariés offrirait une solution alternative à la nomination d’un administrateur judiciaire, point litigieux des procédures judiciaires ouvertes dans le cadre du conflit Goodyear. Elle s’appliquerait ainsi aux projets de reprise du même type que celui du groupe Titan en décembre 2010. En effet, la proposition de loi a pour ambition de favoriser l’intervention de repreneurs et la relance du dialogue social dans l’entreprise.
La proposition de loi crée un dispositif alternatif aux procédures collectives de cession d’un site industriel rentable. Dans sa partie consacrée à l’activité industrielle, la proposition de loi impose l’obligation pour le dirigeant d’une société de plus de 1 000 salariés de rechercher un repreneur. Elle crée une procédure devant le tribunal de commerce et une sanction pouvant s’élever jusqu’à vingt fois la valeur mensuelle du SMIC par emploi supprimé dans la limite de 2 % du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise en cas de manquement à cette obligation. Elle instaure une obligation d’information des salariés pour l’administrateur en charge du redressement judiciaire de l’entreprise (art. L. 631-13 du code de commerce). Ce dernier doit alors les informer de la possibilité qu’ils ont de déposer une offre de reprise totale ou partielle de l’entreprise. En outre, la proposition de loi abaisse le seuil de 30 à 25 % pour le déclenchement obligatoire d’une offre publique d’achat (OPA) et modifie la procédure d’OPA en élargissant les compétences du comité d’entreprise.
À l’issue de l’examen en commission des Affaires économiques, en commission des Affaires sociales et en séance publique, plusieurs amendements ont été adoptés qui en complètent le dispositif.
Les principaux amendements issus de l’examen en commission des Affaires économiques sont les suivants :
– suppression du seuil maximum de cinquante salariés sous lequel le dirigeant n’est plus tenu de notifier tout projet de fermeture d’un établissement à l’autorité administrative,
– encadrement des délais imposés à l’employeur pour apporter une réponse à toute offre de reprise,
– description des missions de l’expert assistant le comité d’entreprise dans le cadre de sa recherche d’un repreneur et d’élaboration de projets de reprise,
– obligation pour l’employeur d’établir le bilan environnemental du site devant établir un diagnostic précis des pollutions dues à l’activité de l’établissement et présenter les solutions de dépollution envisageables ainsi que leur coût (article 1er),
– introduction d’un seuil de caducité pour le régime de l’offre publique d’achat (OPA) si elle n’aboutit qu’à une détention inférieure à 50 % des actions de l’entreprise (article 4),
– généralisation du droit de vote double pour les actionnaires détenteurs de titres de l’entreprise depuis plus de deux ans, pour favoriser la stabilité de l’actionnariat (article 5),
– interdiction de changer la destination des terrains dans le cas de la fermeture d’un site (après l’article 6).
Les principaux amendements issus de l’examen en commission des Affaires sociales portent sur :
– l’ouverture de la recherche d’un repreneur aux salariés, assistés s’ils le souhaitent d’un expert,
– l’obligation pour l’employeur de prévenir le maire de la commune concernée par le projet de fermeture,
– la possibilité pour le tribunal de commerce saisi d’exiger le remboursement des aides publiques versées à l’entreprise avant son plan de fermeture (article 1er).
En séance publique, a été adopté un sous-amendement disposant que le montant de la pénalité est utilisé pour financer des projets de réindustrialisation ou de développement de l’activité et l’emploi industriels sur l’ensemble du territoire.
Les dispositions, encore en discussion, contenues dans cette proposition de loi constituent autant d’avancées potentielles pour favoriser nos industries.
c. La nouvelle proposition de reprise par le groupe Titan
Le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg a indiqué, lors de son audition par la commission d’enquête, qu’il avait maintenu les contacts avec le président du groupe Titan, M. Maurice Taylor. Nous l’avons vu, il l’a reçu dans son bureau parisien en août 2013. En octobre 2013, il a annoncé publiquement qu’il avait été dépositaire d’une offre de M. Taylor prévoyant une reprise du site d’Amiens-Nord avec le maintien de 333 salariés (et non plus 537 comme en 2012) avec garantie de l’emploi pendant 4 ans (et non plus 2 ans comme en 2012). Le ministre a précisé qu’il s’était engagé auprès du président Taylor à favoriser la recherche d’un accord avec une sortie de conflit honorable pour tous entre la direction de Goodyear et l’organisation syndicale majoritaire.
La commission d’enquête a entendu des avis contradictoires sur l’offre de Titan, certains (notamment l’ancien ministre Xavier Bertrand, le préfet Michel Delpuech, le cabinet d’experts Secafi, le médiateur Bernard Brunhes et la secrétaire CFE-CGC du CCE de Goodyear) en soulignant le sérieux, d’autres en en doutant fortement (représentants syndicaux CGT de l’usine d’Amiens-Nord, élus locaux, cabinet Alter expertise).
Ainsi, M. Xavier Bertrand déclarait devant la commission d’enquête : « Titan avait besoin d’une implantation européenne, et Amiens ne manquait pas d’atout. […] Titan n’était pas un repreneur potentiel. C’était le seul véritable repreneur. »
Me Fiodor Rilov, avocat du CCE et de la CGT, y voit une manipulation par Goodyear : Titan n’achèterait le site que pour récupérer les licences et les savoir-faire et ensuite démanteler. Pour M. Mikael Wamen, responsable de la CGT de l’usine d’Amiens-Nord, un engagement de seulement deux ans en 2012 était le signe que la reprise n’était faite qu’en prélude à une sous-traitance vers la délocalisation. La conviction des salariés était confortée par deux décisions de justice, en 2011, concluant à l’insuffisance du business plan de Titan (37).
M. Gilles Demailly, pour sa part, déclarait devant la commission d’enquête : « Ce qui m’a fait douter de son engagement réel, c’est le montant des investissements qu’il entendait réaliser – il était en effet question de 4 millions d’euros, quand il était évident que des dizaines de millions d’euros étaient nécessaires – et la durée pour laquelle il acceptait de s’engager. Est-ce que Goodyear n’a joué la carte Titan que pour pouvoir licencier 800 salariés, ou bien avait-il vraiment un projet de reprise ? » Il s’agit d’une question de confiance. M. Gilles Demailly précisait : « Notre région a également souffert de la fermeture de Continental dans le département voisin : cette usine faisait des bénéfices, mais elle a été fermée pour des raisons de stratégie européenne de l’entreprise… Les élus picards nourrissent donc des doutes sur les déclarations de certains chefs d’entreprise. »
Pourtant, une issue existe, qui devrait recueillir l’assentiment de toutes les parties, entrepreneurs et salariés : au cœur de l’Europe agricole, une réindustrialisation du site sur un segment de marché porteur et inséré dans une filière régionale avec notamment le machinisme agricole.
Le ministre Arnaud Montebourg a indiqué, lors de son audition devant la commission d’enquête, qu’il croyait au projet de reprise partielle par Titan et qu’il ferait tout pour rapprocher les trois parties en présence : salariés de l’usine, direction de Goodyear et direction de Titan. C’est en effet aux personnes directement concernées à s’entendre et personne ne saurait le faire à leur place.
La rapporteure formule le vœu qu’après six années de conflit, un vrai projet industriel soit construit et assure, enfin, la pérennité du site d’Amiens-Nord.
La commission a examiné le présent rapport au cours de sa séance du 11 décembre 2013.
M. le président Alain Gest. Nous terminons les travaux de notre commission d’enquête, après avoir procédé, depuis septembre, à vingt-deux auditions, dont celle de cinq ministres ou anciens ministres, et visité, le 10 octobre, les deux sites de Goodyear situés à Amiens.
Hier et avant-hier, vous avez pu consulter, dans une version encore provisoire, le projet de rapport qui se trouve sur votre table, à côté d’une liste de propositions destinées à nourrir notre discussion. Ces documents doivent rester dans la salle à l’issue de la réunion.
L’article 144-2 du règlement de l’Assemblée nationale et l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 disposent que, à partir du jour où le rapport est déposé, l’Assemblée nationale a cinq jours pour accepter sa publication ou s’opposer à celle-ci. Je vous demande de bien vouloir respecter la confidentialité de nos travaux pendant ce délai, c’est-à-dire jusqu’à mercredi 18 décembre.
Ce jour-là, à onze heures, conjointement avec la rapporteure, je remettrai officiellement le rapport au président de l’Assemblée nationale. Une conférence de presse est prévue à onze heures quarante-cinq dans la salle des conférences de presse. Tous les commissionnaires sont invités à y participer. Le rapport sera publié sur le site internet de l’Assemblée nationale et diffusé en version papier.
Avant vendredi onze heures, les membres de la Commission pourront individuellement ou au nom de leur groupe adresser au secrétariat une contribution écrite, pour qu’elle soit insérée en annexe au rapport.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Je vous remercie, chers collègues, de votre implication dans la Commission d’enquête, de même que je remercie les fonctionnaires de l’Assemblée nationale, que nous avons beaucoup sollicités. Nous avons auditionné trente-trois personnes, pendant trente-cinq heures en tout, et reçu cinq contributions écrites. Je me suis rendue deux fois à Amiens, une première fois avec les commissionnaires pour visiter les usines d’Amiens-Nord et Sud, une seconde, la semaine dernière, pour consulter à la DIRECCTE un rapport de l’inspection du travail.
J’en viens aux propositions qui vous ont été transmises.
La première s’inscrit dans la partie du rapport intitulée « Un conflit social d’une ampleur exceptionnelle ». Nous avons noté sur place une très forte tension sociale entre salariés, syndicats et direction. Dès 1995, une grève de treize jours était née à Amiens-Nord du projet de passage aux 4x8. En cas de conflit sur le rythme de travail, nous proposons que ne s’expriment désormais que les personnes directement concernées par les mesures en discussion.
La deuxième proposition vise à réaffirmer le rôle primordial du dialogue social en garantissant sa sincérité. À la première rupture des négociations, une médiation doit être mise en place par le préfet représenté par la DIRECCTE. Il est essentiel de désamorcer immédiatement toute tension. En 2011 et 2012, on a pu mesurer l’impasse à laquelle mène l’absence d’un dialogue sincère et ouvert entre les parties.
Nous recommandons en troisième lieu de renforcer les droits des représentants du personnel en prescrivant aux entreprises de les informer sur les orientations stratégiques, sous couvert de confidentialité. La judiciarisation des conflits trouve en grande partie son origine dans les carences d’information du personnel, particulièrement en ce qui concerne l’évolution de la production. Bien que la loi de sécurisation de l’emploi ait déjà constitué une avancée, on peut aller plus loin en permettant aux représentants des salariés d’obtenir en temps et en heure des informations dont les conséquences sont capitales pour la survie de leur emploi.
Un des nœuds du conflit, au-delà des difficultés économiques de l’entreprise, a été la mise en place des 4x8. Ce régime rejeté par Amiens-Nord a été accepté par Amiens-Sud – alors même que la CFTC n’y était pas favorable a priori – moyennant une compensation financière pour les salariés. Cette situation a créé dans chaque usine des conditions de travail différentes. Amiens-Nord, qui n’a plus reçu d’investissement, a vu sa production chuter de manière spectaculaire. Notre quatrième proposition vise à ne recourir aux 4x8 qu’à titre exceptionnel et pour répondre à un réel surcroît de production. Il importe de privilégier les rythmes compatibles avec l’équilibre biologique, personnel et familial des salariés. Le cabinet Secafi avait préconisé, à l’initiative du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qu’on préfère les 5x8 aux 4x8. Nous avons vainement demandé des documents attestant que le second régime garantit une meilleure productivité.
La cinquième proposition vise à prévoir des sanctions pénales en cas de manquement d’une entreprise aux principes généraux de prévention des risques psychosociaux. Mon déplacement à la DIRECCTE concernait un rapport de l’inspection du travail transmis au procureur au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Ce document rédigé par deux inspectrices mentionnait les risques psychosociaux présents dans l’entreprise et la mise en danger d’autrui, qui relève du code pénal. Mme Pernette, directrice adjointe de la DIRECCTE, a signalé de nombreux cas de ce type. Si je n’ai pas pu obtenir le rapport, j’ai du moins dialogué sur place avec les inspectrices du travail qui l’ont rédigé. Elles ont souligné que, pour ces risques, aucune sanction pénale n’était prévue.
La sixième proposition prévoit d’instaurer l’obligation, sous contrôle de l’inspection du travail, de recourir à des formations professionnelles ou à des mesures de chômage partiel, même si un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est en cours, pour prévenir les risques psychosociaux engendrés par le désœuvrement des salariés à la suite d’une baisse de la production. À Amiens-Nord, du fait du PSE, l’entreprise laisse des salariés inactifs à 80 %, ce qui cause des dégâts psychologiques.
La septième proposition – relever le montant des pénalités applicables aux infractions au droit du travail – s’inscrit dans le même ordre d’idées. Chez Goodyear, qui a suscité un grand nombre d’actions de la part de l’inspection du travail, notamment à cause de la vétusté des circuits électriques et de la non-conformité de la sécurisation des machines, la DIRECCTE a signalé le cas d’un salarié électrocuté. Nous proposons que le montant des amendes, en cas d’infraction, soit multiplié par dix.
En outre, même quand un PSE est en cours, les entreprises devront donner une occupation positive aux salariés, au lieu de les laisser désœuvrés, dans des conditions déplorables tant socialement et humainement qu’au regard de l’intérêt de l’entreprise.
La huitième proposition porte sur la bonne application par les parquets des dispositions de l’article 40 du code de procédure pénale pour assurer un suivi des signalements effectués au procureur de la République par l’inspection du travail. Actuellement, celle-ci ignore si les signalements donnent lieu à des poursuites judiciaires et comment, le cas échéant, ils sont sanctionnés. Un meilleur suivi permettra de percevoir les efforts consentis par les entreprises et de repérer celles qui contreviennent systématiquement au droit du travail ou ignorent les préconisations qui leur sont transmises.
La neuvième proposition tend à améliorer de façon significative la formation des magistrats en droit du travail, notamment sur les risques psychosociaux, dont le harcèlement moral, toujours difficile à prouver. Les magistrats doivent apprendre à connaître ces risques soit à l’École nationale de la magistrature, soit lors de la formation qu’ils reçoivent tout au long de la vie.
La dixième proposition vise à faire bénéficier toutes les catégories d’employés de la formation professionnelle, à laquelle l’employeur doit consacrer 0,9 % de la masse salariale. Ce point fera l’objet d’un bilan annuel incorporé au bilan social d’ores et déjà prévu par la loi. Les formations vont généralement aux salariés les mieux formés, les autres n’en recevant aucune. M. Mota da Silva, délégué de Sud, nous a expliqué que, depuis son entrée chez Goodyear, en 1988, il n’a jamais suivi la moindre formation et n’a jamais évolué dans l’entreprise. Il arrive même que le niveau de certains salariés recule, au point qu’ils ne soient plus capables de lire des consignes de sécurité.
Par la onzième proposition, nous entendons renforcer l’information des collectivités sur le suivi de toute entreprise implantée sur leur territoire, en prévoyant la possibilité d’organiser chaque année deux conférences régionales. L’une regroupera les partenaires sociaux ; l’autre, les représentants des entreprises. Ceux-ci seront en contact avec les acteurs des corps constitués, notamment des chambres de commerce et d’industrie (CCI), de l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), de la formation professionnelle ou de BpiFrance.
La treizième proposition tend à rendre obligatoire, s’agissant des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), la publication annuelle des résultats des analyses de contrôle et de surveillance, ainsi que le provisionnement auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) des montants nécessaires à la dépollution des sites. En anticipant l’éventuelle dépollution, on évitera que les collectivités locales ne se retrouvent seules face au problème si les entreprises se dérobent à leurs obligations – ce qui s’est produit dans l’Oise, avec Continental. La procédure gagnera également en transparence.
En quatorzième lieu, nous proposons de renforcer les contrôles aux frontières, dans tous les États membres de l’Union européenne, en lien avec les organisations professionnelles de chaque filière industrielle. Selon le syndicat professionnel du caoutchouc, 10 % des produits contrôlés de manière aléatoire contreviennent aux normes en vigueur dans l’Union et présentent un danger pour notre santé ou notre sécurité. Il est regrettable que les normes communautaires ne soient pas appliquées, faute de moyens ou de volonté.
Il s’agit, par la quinzième proposition, de défendre, dans les négociations internationales, la réciprocité des concessions tarifaires et des obstacles techniques au commerce pour tous les pays adhérents à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ayant atteint un niveau de développement industriel équivalent. Loin d’être protectionniste, la mesure vise à établir un échange équitable entre les pays venus concurrencer les cinq leaders mondiaux. Ceux-ci auraient le droit d’entrer sur le marché de l’Union européenne, à condition toutefois que la compétition s’exerce à armes égales.
Nous suggérons, en seizième lieu, de négocier, dans les enceintes de l’Union européenne, de l’OCDE et du G20, des dispositions visant à redonner aux États les moyens de soumettre à leur juridiction fiscale les bénéfices nés sur leur territoire de la fabrication ou de la transformation industrielle. Sur ce point, le cas de Goodyear est instructif. Dès lors que la filiale GDTO possède la matière première, elle dépend en grande partie – même si elle fait transformer cette matière première dans une usine de la zone Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA) – de l’administration fiscale du pays où se situe son siège, le Luxembourg.
Nous proposons ensuite que la France adopte les dispositions inspirées du rapport n° 1243 présenté le 10 juillet 2013 par M. Muet au nom de la commission des finances de l’Assemblée nationale et visant à lutter contre l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international. Ce rapport porte notamment sur les prix de transfert, l’information de l’administration, les entreprises hybrides, les abus de droit et les pénalités.
La dernière proposition, qui vient en dix-huitième position, tend à réduire ou supprimer le versement des fonds structurels européens aux États membres qui, par leur disparité de niveau de fiscalité, favorisent la délocalisation des activités économiques sur leur territoire et entraînent une désindustrialisation dans d’autres États membres. On sait que, pour des raisons fiscales, la production des pneus à haute technologie a été déplacée vers la Pologne. Notre but est non d’interdire tout développement industriel dans certains pays, mais de rappeler que les fonds structurels européens doivent être utilisés pour amener tous les pays européens à un niveau comparable de développement.
Les auditions ont montré que la Commission d’enquête était justifiée. Je remercie le groupe socialiste, qui l’a portée, et tous ceux qui y ont participé. Même si beaucoup de députés picards s’y sont retrouvés, il ne s’agit pas seulement d’une histoire locale. Nous avons saisi une occasion pour faire le point sur les difficultés économiques que rencontre le secteur du pneumatique, sur le droit du travail, sur le respect des consignes de sécurité dans certaines entreprises et sur l’absence d’harmonisation entre les États européens. C’est en adoptant des règles du jeu égalitaires qu’on construira l’Europe des citoyens.
M. Jean-Marc Germain. Je félicite la rapporteure de la manière dont elle a mené son travail, permettant à chacun de se faire un avis au fond. Son rapport, dont je salue la précision et la neutralité, donne idée de ce qui s’est passé dans les usines d’Amiens et permet de comprendre la situation sociale et économique d’un groupe et d’une branche. Le groupe SRC partage son diagnostic : l’entreprise connaissait des difficultés, auxquelles se sont ajoutés, au plan local, un dialogue social difficile, un sous-investissement chronique et une stratégie de groupe particulière.
Les propositions, qui prennent en compte la situation de l’entreprise, impliquent toute la chaîne, des acteurs locaux aux instances européennes. S’il ne nous appartient pas d’intervenir dans un conflit où les acteurs, le Gouvernement ou la justice doivent chacun jouer leur rôle, il nous semble important d’en tirer des leçons pour nourrir nos débats.
L’absence de dialogue social n’a pas aidé à la résolution des problèmes. C’est pourquoi il est essentiel qu’en cas de blocage, les acteurs publics puissent intervenir très tôt dans la procédure. On évitera ainsi de laisser des situations devenir irrattrapables.
Nous soutenons les propositions visant au respect du droit social et à la prévention des risques psychosociaux. La sixième suggère que, lorsque les conflits perdurent et qu’on ne parvient à prendre aucune décision, les salariés conservent un volume d’activité conforme à leur temps de présence sur le site, quitte à ce qu’on le consacre à des formations qui permettront de préparer un rebond professionnel.
Le système des 4x8, imposé sans que son gain potentiel ait été chiffré ni comparé à celui des 5x8, semble n’avoir eu aucun impact positif. Le régime adopté à Amiens-Sud est d’ailleurs plus proche des 5x8 que des 4x8. En outre, la nouvelle organisation n’a pas permis de réduire la masse salariale, puisque les salariés ont été augmentés. Mieux vaut, comme le suggère le rapport, sinon bannir un système pénalisant pour les salariés, du moins le réserver aux situations exceptionnelles.
Il est indispensable d’agir sur la formation professionnelle, car les ouvriers qui en sont exclus sont incapables de s’orienter ensuite vers d’autres secteurs. J’espère que vos propositions seront retenues dans le texte que le Gouvernement prépare à ce sujet.
La loi de sécurisation de l’emploi vise à impliquer davantage les salariés dans les stratégies de l’entreprise, mais on peut sans doute aller plus loin dans ce sens. Il faut notamment associer les acteurs locaux, ce à quoi tend la loi Florange, qui prévoit d’informer les maires. La onzième et la douzième proposition sont fondamentales à cet égard.
Enfin, au plan européen, les dernières propositions sont indispensables. Le respect des normes internationales, notamment, dans le secteur du pneu, de la directive REACH, la réciprocité des règles, la lutte contre l’évasion fiscale, grâce à la taxation des bénéfices à l’endroit où ils sont créés, et la lutte contre le dumping fiscal, par la modulation de l’utilisation des fonds structurels, auraient permis de protéger l’entreprise et les emplois.
Pour toutes ces raisons, le groupe SRC votera le rapport.
M. le président Alain Gest. Il me revient d’indiquer la position du groupe UMP. Le conflit survenu à Goodyear est exceptionnel par sa longueur, par la détérioration du dialogue social et par le nombre de procédures judiciaires auquel il a donné lieu. Il est d’autant plus délicat d’en tirer des conséquences générales.
La Commission, sur la création de laquelle nous avions émis des réserves, nous aura du moins permis de comprendre comment on a pu en arriver là et d’entendre s’exprimer des points de vue jamais repris par la presse.
Notre groupe aurait aimé trouver dans le rapport une analyse des responsabilités de chacun.
Goodyear a ses torts. Bien avant 2007, les investissements étaient insuffisants à Amiens. Le management local, pour le moins approximatif, n’a pas été à la mesure du conflit social. Enfin, la production a baissé quand le projet de complexe, envisagé en 2007, a été abandonné.
Face au groupe, le syndicat majoritaire a adopté une position très agressive. Des menaces de mort ont été lancées contre certains responsables syndicaux. Sur place, on a comparé les instances du syndicat à une secte. La CGT s’est enfermée dans une contestation systématique.
Son avocat a choisi la judiciarisation à outrance, créant un immense espoir auprès du personnel. Me Fiodor Rilov a pourtant dit devant nous : « Ce n’est pas à coup de procès que nous sauverons Amiens-Nord, car un jugement ne permet pas de pérenniser des emplois ni de donner un avenir à un site. » Ce n’est pas ce qu’il fait croire au personnel, auquel il s’adresse régulièrement sur le parking de l’entreprise. Il porte donc, à mon sens une lourde responsabilité dans l’échec du PSE, qui prévoyait des primes élevées, et du premier projet de reprise par Titan.
Je regrette que la rapporteure, dont je salue le travail, n’établisse pas clairement ce partage de responsabilités. Si elle ne prend position ni dans un sens ni dans un autre, elle recourt parfois à des formulations ambiguës. Elle écrit par exemple que le soupçon d’une délocalisation par Goodyear n’a jamais été démenti, contrairement à ce qu’assure le TGI de Nanterre.
Elle choisit également ses citations. Pages 32 et 33, les propos de Gilles de Robien sur la direction du groupe sont curieusement à charge.
Elle relaie la théorie du complot, selon laquelle Goodyear aurait décidé depuis longtemps de fermer le site d’Amiens. C’est la thèse défendue par le président du conseil régional, lequel a fait état d’études privées dont je n’ai pas pu obtenir la communication. Par ailleurs, les soupçons de délocalisation formulés par M. Gewerc ont été démentis par le cabinet Secafi, qui avait pourtant dénoncé la délocalisation dans le cas de Continental.
Je regrette enfin que le rapport fasse la promotion de la proposition de loi « Florange », que notre groupe n’approuve pas.
J’en viens aux propositions formulées par la rapporteure. La quatrième tend à réserver le rythme des 4x8 aux situations exceptionnelles. À mon sens, soit celui-ci est insupportable, auquel cas il faut l’interdire, soit il ne l’est pas, et l’entreprise doit être libre d’y recourir. Nul ne conteste à l’UMP qu’il ne soit très pénible pour les salariés, mais la décision de le mettre en œuvre relève de la responsabilité de l’entreprise.
D’autres propositions, notamment sur la formation professionnelle, s’apparentent à des vœux pieux. Plus grave, les onzième, douzième et treizième propositions risquent d’alourdir les procédures et de décourager l’investissement dans notre pays.
D’autres suscitent de notre part une réelle opposition. Ainsi, la première, si elle peut sembler relever du bon sens, méconnaît que la fermeture de l’entreprise concernerait tous les salariés, même non concernés par le passage aux 4x8. L’avis du personnel restera consultatif, mais la consultation doit être globale.
Un dernier problème tient à la tenue d’une commission d’enquête, alors que des procédures judiciaires sont en cours. Nous en comptions vingt et une il y a quelques semaines. D’autres ont été engagées depuis lors. Le rapport paraîtra avant qu’elles ne soient résolues. Comment mener un travail complet dans ce contexte ? Compte tenu des procédures en cours, la DIRECCTE n’a pas voulu communiquer certains éléments à la rapporteure avant d’obtenir l’avis du secrétariat général du Gouvernement. J’en conclus que la garde des sceaux a balayé un peu vite les réserves que nous avions formulées sur la tenue d’une commission d’enquête.
Autant de remarques qui pourraient inciter notre groupe à ne pas adopter le rapport. Nous avons cependant apprécié d’avoir accès à des informations importantes et d’entendre des témoignages différents de ceux que relaie la presse. C’est pourquoi nous nous abstiendrons lors du vote.
Mme Barbara Pompili. Chacun s’accorde à dire que la Commission d’enquête a été riche d’enseignements. Les raisons qui ont poussé à sa mise en place justifiaient largement un travail parlementaire, car le cas de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, s’il est singulier, est aussi représentatif d’un système. Les fermetures de sites industriels devenant de plus en plus fréquentes, il était nécessaire de se pencher tant sur les mécanismes qui mènent à cette solution extrême, que sur la manière dont certains grands groupes justifient des plans sociaux, dont on ne perçoit pas toujours la pertinence et dont des conséquences sont très lourdes pour nos régions.
Les auditions ont fait la lumière sur certains points. Elles ont aussi montré leurs limites, puisqu’elles n’ont pas toujours permis d’établir clairement les intentions et les responsabilités des parties.
La première cause du conflit est l’échec du dialogue social. La tension entre direction et syndicats a été telle que la négociation a fini par sembler impossible. La responsabilité de chacun n’est pas aisée à établir, même s’il n’est pas exclu que les difficultés aient été utilisées de manière stratégique pour favoriser le processus de fermeture.
La seconde cause est le manque de transparence des informations transmises sur la rentabilité du site, sur le montage financier de l’entreprise et sur les négociations concernant une éventuelle reprise par Titan. Les difficultés rencontrées par la Commission d’enquête pour se procurer des chiffres fiables et consolidés, ainsi que certaines données relatives au fonctionnement de l’entreprise, le prouvent assez nettement. Les suites qui seront réservées à un éventuel projet de reprise sont toujours aussi floues. De même, le fait que des repreneurs potentiels n’aient pas eu accès à toutes les informations qui leur étaient nécessaires pose la question des liens entre Goodyear et Titan.
La troisième cause du conflit est l’absence d’investissement dans l’outil de production, devenu de ce fait obsolète. Cette obsolescence a été invoquée ensuite pour justifier le projet de fermeture. Il est difficilement acceptable de voir une entreprise créer les conditions de sa propre fin et menacer de cette façon les emplois d’une région.
Un autre paradoxe du dossier est l’impossibilité pour Goodyear de maintenir l’activité agraire ou de lui trouver un repreneur, alors que celle-ci est unanimement décrite comme rentable et dotée d’un fort potentiel de développement.
La Commission d’enquête a révélé l’importance des risques psychosociaux dus à la pression permanente exercée sur des salariés. À ce titre, les pistes proposées par le rapport semblent particulièrement intéressantes. Il faut concrétiser rapidement la cinquième et la sixième.
La question de la santé des salariés s’est posée fortement dans ce dossier, du fait de conditions de travail déplorables, que nous avons pu constater en visitant le site. De nombreux manquements dans l’application de la loi ont été recensés par l’inspection du travail et le CHSCT, puis sanctionnés par la justice, sans pourtant qu’ils reçoivent de suites satisfaisantes.
Les collectivités territoriales, qui mettent en œuvre des dispositifs visant à accueillir et faciliter l’implantation d’industries sur leur territoire, sont prises au dépourvu quand il s’agit de comprendre la stratégie des groupes ou de s’impliquer concrètement dans la sauvegarde de l’emploi. Elles sont pourtant les premières à subir les conséquences des difficultés économiques, sociales et environnementales.
Aujourd’hui, la menace de fermeture plane toujours sur près de 1 200 salariés, sur leur famille et sur tout le bassin d’emploi amiénois. Le combat en justice se poursuit. Nombreux sont ceux qui continuent de se mobiliser pour trouver une solution.
Notre commission n’avait pas pour objectif d’empêcher la fermeture du site, mais, puisqu’elle a permis de formuler certaines propositions, celles-ci doivent trouver une application concrète dans des ajustements législatifs. Les plus intéressantes concernent le respect du droit du travail, le dialogue social, la formation ou la dépollution.
Il reviendra à chacun de nous de les inscrire dans un agenda politique. Nous en aurons l’occasion en examinant la loi sur la formation professionnelle. Derrière les pages du rapport se joue la vie d’hommes, de femmes et de familles entières, non seulement chez Goodyear mais dans de nombreuses usines françaises. Le rôle des politiques est d’anticiper les mutations économiques, afin de soutenir les secteurs menacés et d’orienter incitations et formations vers les secteurs créateurs d’emploi. Plus nous anticiperons, plus nous éviterons le naufrage de certains bassins industriels.
C’est dans cet état d’esprit constructif, en réaffirmant ma volonté – ainsi que celle de tout le groupe écologiste – d’avancer sur ces sujets, que je voterai le rapport.
M. Patrice Carvalho. La Commission aura permis d’entendre les protagonistes d’un conflit commencé en 2007, d’en saisir les ressorts et de réfléchir aux responsabilités des parties. Reste qu’elle n’aura rien réglé, puisqu’elle n’empêchera pas les 1 173 salariés de Goodyear ne se retrouver sur le carreau.
D’après les cabinets d’experts, Goodyear a augmenté ses profits en 2013 et affiche des perspectives très favorables. Le marché des pneumatiques est structurellement porteur, puisque le volume des ventes et la part des produits à forte valeur ajoutée sont en hausse. Dans ce contexte, la direction a progressivement et délibérément démantelé l’usine d’Amiens-Nord, dont les pertes découlent de la sous-activité, du cantonnement à des produits bas de gamme et de l’absence de modernisation du site, orchestrée par Goodyear.
Compte tenu de ses bons résultats, le groupe a annoncé qu’il verserait 14 millions de dollars de dividendes à ses actionnaires en décembre 2013. S’il a connu une période relativement difficile, celle-ci est derrière lui. Il prévoit de verser 55 millions de dollars de dividendes par an entre 2014 et 2016. La direction, qui a sacrifié l’usine d’Amiens-Nord et délocalisé sa production vers douze autres usines européennes, avait programmé depuis longtemps la fermeture du site.
La part d’Amiens dans la fabrication européenne de pneumatiques de tourisme est passée de 7,5 % en 2006 à 2,3 % en 2012. Le secteur agricole est plus difficile à cerner. Quoi qu’il en soit, tout a été fait pour discréditer l’usine d’Amiens-Nord auprès de Titan, en comparaison des usines à bas coût de Pologne, de Turquie ou d’Afrique du Sud.
Que faire quand les groupes bénéficiaires décident de fermer des sites rentables, après s’être appliqués à montrer qu’ils ne l’étaient pas ? La Picardie est un cas d’école, avec Goodyear et Continental. On ne peut se contenter de bricoler, en partant du principe que rien n’est possible, que les groupes sont tout puissants et qu’on ne pourra au mieux que ramasser les miettes qu’ils consentiront à laisser. Le groupe GDR a défendu une proposition de loi examinée en séance publique mais repoussée par le groupe socialiste comme par la droite visant à interdire les licenciements sans motif économique réel. Ce texte reste à l’ordre du jour.
Je souscris aux conclusions de la rapporteure. Elle a raison de signaler le risque psychosocial lié à la crainte d’une fermeture, mais ne pointe ni la fréquence ni la gravité des accidents du travail, pas plus que la manière dont l’entreprise a bafoué le CHSCT ou s’est dispensée de toute politique d’environnement, d’hygiène et sécurité (EHS). Lors de notre visite, le directeur ne jugeait pas indispensable que nous portions des chaussures de sécurité. J’ai constaté que certains salariés n’en avaient pas. Compte tenu de ce laxisme, l’absence de document unique d’évaluation des risques ou de procédures obligatoires pour accéder aux machines n’a rien d’étonnant. On ne s’y prend pas autrement quand on veut fermer un site.
La dépollution dépend du préfet, qui est le seul à incriminer en cas de manquement. Elle n’est d’ailleurs obligatoire qu’en cas de changement d’affectation du site. Continental n’était pas tenu de dépolluer si le groupe le conservait en l’état, même sans y maintenir d’activité. S’il jetait le gant, le préfet devait évaluer la pollution par carottage, en sollicitant la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), ancienne direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE).
Les substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) ne s’évaluent pas sur les produits finis. Ainsi, le verre a longtemps contenu du cyanure sans être dangereux. De même, il n’y a pas lieu d’interdire l’utilisation à grande échelle de l’eau de javel sur les sites industriels. Des produits classés CMR peuvent être utilisés dans la production des pneus, avec toutes les sécurités nécessaires et sans incidence sur la qualité du produit fini.
Dans le dossier Goodyear, les responsabilités sont partagées, mais une direction a toujours les délégués qu’elle mérite, au niveau des syndicats comme des CHSCT. Si elle crée les conditions de l’affrontement et de la violence, elle suscite certaines réactions. En l’espèce, affrontements et menaces servaient sa cause, puisqu’elle avait choisi de fermer le site. En tant que salarié, j’ai été menacé plusieurs fois. Les conflits sont toujours durs, et chacun, dirigeant ou délégué du personnel, doit assumer ses responsabilités. La direction, qui visait le pourrissement du conflit, l’a obtenu. J’avais les larmes aux yeux en voyant les salariés s’entre-déchirer au cours des assemblées générales.
Quant aux procédures judiciaires, elles restent un moyen de freiner les décisions et de repousser les échéances, en attendant mieux. Il en va de même dans beaucoup d’affaires qui n’ont rien à voir avec les syndicats et dans lesquelles les parties vont jusqu’en cassation.
Pour toutes ces raisons, je voterai le rapport.
Une dernière précision : le rythme le plus approprié à la vie biologique et familiale est non le système des 2x8 ou des 3x8 mais celui des 5x8, qui permet le travail en continu adapté à la production industrielle des groupes comme Goodyear ou Continental.
M. Jean-Louis Bricout. Trois mois de travail et d’auditions n’ont pas été inutiles pour cerner le dossier, de la réalité du terrain à l’état général du secteur du pneumatique. Je remercie le président et la rapporteure d’avoir permis à tous de s’exprimer.
À partir de l’étude d’un cas, nous cherchons à éviter que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets. Nous prenons donc date pour l’avenir. Le maintien d’un cadre de discussion serein est nécessaire pour éviter tout blocage. Si l’on veut se comprendre, il faut s’écouter. La majorité s’engage dans ce domaine. La loi de sécurisation de l’emploi, le ministre l’a rappelé, donne un cadre plus solide et plus stable au dialogue social.
J’approuve sans réserve la troisième proposition, qui vise à renforcer le droit des représentants du personnel en matière d’information. Pourquoi ne pas l’étendre aux élus locaux, souvent désemparés devant certaines situations ?
J’ai souvent interrogé les intervenants sur l’organisation du temps de travail, sans obtenir de réponse satisfaisante sur un élément essentiel : le passage aux 4x8, point de rupture du dialogue social, est-il nécessaire au maintien de la compétitivité ? Dans ce domaine, il faut éviter les abus, car une telle organisation doit rester l’exception.
Autant de raisons pour lesquelles je voterai le rapport.
M. le président Alain Gest. Je rappelle que le passage aux 4x8 a causé la rupture du dialogue social chez Goodyear, mais non chez Dunlop.
M. Bruno Leroux. Dans ce dossier vivant, qui touche des salariés et un territoire, élargir l’horizon était une gageure. Nous avons réussi à tirer d’un cas précis des propositions qui doivent être discutées. Il faut agir sur bien des secteurs – information des salariés, dialogue social, dépollution, implication des collectivités territoriales, questions européennes – pour éviter qu’on ne revoie certaines situations. Le rapport ne prend pas fin le jour de sa publication. Chaque proposition, qui appelle un suivi, va bien au-delà du site d’Amiens-Nord.
Mme Arlette Grosskost. Je vous rejoins sur ce point, monsieur Leroux : les propositions du rapport doivent être discutées point par point. S’adressent-elles à toutes les entreprises, y compris aux PME et aux ETI ? Peut-on lancer des idées aussi générales, qui engagent le droit du travail, sans prendre en compte la taille des entreprises ? En outre, ces propositions ne peuvent s’appliquer partout. Je viens d’une région transfrontalière, où la part des investissements étrangers, notamment suisses, allemands et américains, est considérable. Est-il pertinent d’imposer des nouvelles obligations aux entreprises, au risque de décourager les investisseurs ?
Mme Isabelle Le Callennec. Je vous remercie de m’avoir accueillie dans cette commission d’enquête où j’ai beaucoup appris. Ma conclusion est : « Plus jamais ça ! » Les salariés, qui ne sont toujours pas fixés sur leur avenir, vivent une situation terrible humainement. Les propositions du rapport suffiront-elles à les rassurer ? Serviront-elles pour l’avenir ? Je ne suis pas sûr que la proposition de loi « Florange » améliore la situation. Quant à la loi de sécurisation de l’emploi, nous avons déjà déploré qu’elle ne s’applique pas au cas de Goodyear.
La deuxième proposition – réaffirmer le rôle primordial du dialogue social en garantissant sa sincérité – me semble, à elle seule, tout un programme. En France, nous avons un syndicat de contestation plus que de proposition. Il faut faire évoluer ce domaine, sans quoi nous reverrons des cas semblables à celui de Goodyear. Or nous ne pouvons plus nous le permettre.
Nous nous abstiendrons lors du vote. Le rapport contient des propositions intéressantes, mais quel sera l’avenir de l’industrie dans la région ? Peut-être faut-il, pour que notre pays avance, bousculer des vaches sacrées et briser quelques tabous.
Mme Véronique Louwagie. Le conflit de Goodyear étant exceptionnel, il faut être vigilant si l’on veut en tirer des enseignements généraux. Le débat a été passionné. Certaines personnes nous ont paru meurtries, mais il faut aussi entendre la voix, moins passionnée, d’autres partenaires du monde économique ou syndical.
Nous partageons la volonté de mettre le dialogue social au cœur de l’entreprise. Pour ce faire, il faut engager une réflexion sur la représentativité des syndicats, dans le public comme dans le privé. À cet égard, la situation est très différente en France et en Allemagne. De la représentation des salariés dépend la crédibilité du dialogue social.
Mme Clotilde Valter. Je salue le travail de la Commission d’enquête, sans laquelle nous n’aurions jamais connu certains faits ni entendu certains témoignages. Si je rejoins ceux qui disent : « Plus jamais ça ! », je combats l’idée selon laquelle on ne pourrait pas tirer de conclusions générales d’une situation exceptionnelle. Pour préparer la proposition de loi « Florange », nous avons auditionné des élus et des représentants syndicaux. Nous avons mesuré à cette occasion que chaque cas est particulier. Notre responsabilité de parlementaires est pourtant d’identifier les causes, les mécanismes et les pratiques qui ont conduit à une situation, et de lever l’omerta sur certains sujets. À présent, il faut travailler. Des propositions sont sur la table, dont nous devons tirer les conséquences.
Je précise qu’au sens propre, l’usine Amiens-Nord n’a pas été touchée par une délocalisation, puisque son activité n’a pas été déplacée. Le site a cependant pâti de la décision du groupe de faire fabriquer de nouveaux produits, régis par de nouvelles normes, sur des sites étrangers.
M. Pascal Cherki. Pour ceux qui ne sont pas issus de la Picardie ni partie prenante dans le conflit, le principal intérêt du rapport est de présenter des propositions d’avenir. Qu’est-ce qu’une politique industrielle ? Jusqu’où peut aller le volontarisme public ? Veut-on diriger ou être dirigé, peser sur l’avenir des territoires ou être mené par le vent du capital ? Il faut s’interroger sur le coût du capital, si l’on veut bousculer des vaches sacrées ou briser des tabous.
Je salue l’excellence des propositions, qui couvrent tous les champs, de l’information des salariés et des élus au fonctionnement de l’Union européenne. Je me réjouis qu’un débat s’élève dans nos rangs sur la directive relative au détachement des travailleurs étrangers.
La dix-huitième proposition pointe une hypocrisie majeure du fonctionnement de l’Union, relative aux délocalisations internes à l’espace européen. Ayant fait ardemment campagne pour le « non » à la Constitution libérale européenne, je me réjouis que cette proposition fasse écho aux interrogations que nous portions alors sur l’utilisation abusive des subventions.
Mme la rapporteure. Le but de la Commission n’était ni de trouver un repreneur ni de garantir que le site ne serait pas fermé. Goodyear fait partie des dossiers nationaux, au même titre qu’ArcelorMittal, Continental ou PSA, qui, malgré des différences, ont au moins un point commun. Dans tous les cas, l’absence de dialogue social entraîne, chez les salariés, des difficultés psychologiques et sociales qui ne sont jamais prises en compte.
Il était important que les salariés bénéficient de l’attention du législateur, et que nous observions ce qui se passe dans une entreprise quand la direction, sans tenir compte de ceux qui lui apportent sa force de travail, met en œuvre un PSE ou réoriente sa production. Loin de nous l’idée de distribuer de bons ou de mauvais points. Il nous suffit d’avoir révélé les conditions dans lesquels s’effectuent certains choix.
Des textes comme la proposition de loi « Florange » apportent déjà des réponses importantes, mais le dossier Goodyear est déjà un gâchis. Quand bien même on relèverait toutes les responsabilités accumulées au fil du temps, on ne réparera jamais les dégâts humains.
M. le président Alain Gest. Mes chers collègues, je remercie en votre nom les fonctionnaires de l’Assemblée nationale, avec lesquels notre collaboration a été, comme d’habitude, extrêmement fructueuse.
La Commission d’enquête adopte le rapport.
CONTRIBUTION DE M. ALAIN GEST,
AU NOM DU GROUPE UMP
La situation de l’usine Goodyear d’Amiens Nord, qui a motivé la création de cette commission d’enquête, est exceptionnelle à bien des égards. Nous sommes en présence d’un conflit social et judiciaire qui dure depuis près de 6 ans. Cette situation est donc exceptionnelle au regard du nombre de procédures engagées (plus de vingt à ce jour et de nouvelles en perspective) qui ont vu la suspension de plusieurs Plans de sauvegarde de l’emploi. Elle est également exceptionnelle en raison de la dureté des relations sociales au sein de l’établissement et d’un dialogue social totalement bloqué qui a conduit à l’échec d’un projet de complexe unique, d’un plan de départs volontaires ainsi qu’à celui d’un projet de reprise partielle de l’entreprise. Au-delà de ce constat, ce sont près de 1200 salariés qui sont plongés depuis plusieurs années dans une situation de profonde détresse psychologique, confrontés à une incertitude quant à leur avenir, désœuvrés du fait de l’inoccupation patente sur le site et aujourd’hui concernés par l’annonce d’un projet de fermeture de la totalité de l’usine. À l’échelle du Grand Amiénois, il s’agit là d’une catastrophe sociale et économique qui inspire le sentiment d’un immense gâchis. Beaucoup d’observateurs se demandent aujourd’hui comment on a pu en arriver à une telle situation.
Cette commission d’enquête s’était donc assignée comme objectif de déterminer les causes du projet de fermeture de l’usine. Dans cette perspective, il convenait d’établir de manière transparente les faits qui ont ponctué près de 6 années de conflit social, de déterminer les causes de l’échec des négociations relatives à un plan de départs volontaires particulièrement avantageux et d’un projet de reprise de l’activité agraire par Titan en 2012 permettant de sauver 537 emplois. Il s’agissait également de tirer les conséquences de ce cas exceptionnel pour éviter qu’à l’avenir le dialogue social puisse à ce point se dégrader au sein d’une entreprise aux dépends des salariés et de l’emploi.
En premier lieu, il convient de relever que les travaux de la commission d’enquête ont permis d’établir un déficit d’investissements sur le site d’Amiens Nord bien avant 2007. Le projet de complexe unique de 2007, qui prévoyait un investissement de 52 millions d’euros, avait vocation à remédier à cette situation. Or la question des investissements est essentielle puisque les spécialistes de la filière du pneumatique nous ont décrit ce secteur d’activité comme étant caractérisé par une évolution constante de la demande, ce qui nécessite de procéder à de lourds investissements afin d’adapter l’outil industriel aux besoins du marché. Dès lors que les investissements requis n’ont pas été réalisés sur le site après l’échec de la mise en œuvre du projet de complexe unique et qu’au contraire la situation s’est dégradée de ce point de vue, l’usine d’Amiens Nord était condamnée. En effet, la production du site orientée à 60% sur les pneumatiques standards ne se trouvait plus en adéquation avec la demande du marché et ne pouvait que décliner. À ce titre, Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du CCE de Goodyear a indiqué qu’en refusant le passage aux 4x8, qui était la contrepartie à la mise en œuvre du complexe unique, « l’usine d’Amiens Nord était sortie de la logique industrielle de Goodyear ». Contraint par une situation d’endettement supérieure à celle de ses concurrents, le groupe a fait le choix de recentrer ses activités et de concentrer ses investissements sur des sites où les modalités d’organisation du temps de travail permettaient d’opérer des gains de productivité.
Certains témoignages produits devant la commission d’enquête ont abondé la thèse, portée par la CGT devant les tribunaux, selon laquelle le Groupe Goodyear aurait procédé à une délocalisation cachée de l’usine d’Amiens Nord. Les travaux d’investigation de la commission ainsi que les données recueillies n’ont en aucune manière permis de confirmer une telle hypothèse. En effet, il apparaît que les références, dont la production a été transférée de l’usine d’Amiens Nord vers d’autres sites du Groupe, ne sont, pour la majorité d’entre elles, aujourd’hui plus produites. Si le présent rapport conclut que « le soupçon de délocalisation de la part du groupe Goodyear n’a jamais pu être totalement démenti » nous considérons, au terme de cette commission d’enquête, qu’aucune délocalisation occulte n’a été démontrée. Cette analyse est partagée par le cabinet d’expertise SECAFI qui n’avait pourtant pas hésité à évoquer une délocalisation dans le dossier Continental mais qui l’a exclue dans le dossier Goodyear.
Par ailleurs, les travaux de la commission ont rendu manifeste le fait que le personnel d’encadrement, longtemps mis en place par le groupe au sein de l’usine d’Amiens Nord (direction, cellule RH), n’était pas adapté au contexte social au sein de l’établissement. Une certaine âpreté dans le discours, des maladresses et l’incapacité à apporter des réponses précises au personnel sur les enjeux attachés à la stratégie du groupe ont été de nature à durcir les antagonismes et n’ont pas favorisé un dialogue social serein et constructif, même si d’emblée ce dialogue était rendu difficile par le comportement des responsables de l’organisation syndicale majoritaire. En effet, ces derniers se sont enfermés dans une démarche de contestation systématique, refusant toute forme de dialogue avec la direction, pratiquant une obstruction délibérée en refusant de signer des convocations aux réunions du CCE pour évoquer par la suite un déficit d’information de la part de la direction dans le cadre d’une stratégie judiciaire visant à faire obstacle aux différents plan de sauvegarde de l’emploi. Tout cela a concouru à un pourrissement de la situation, à un dialogue social inexistant et à une confrontation systématique au détriment des salariés.
Les travaux de la commission d’enquête ont également permis de révéler des faits qui jusqu’ici n’avaient jamais été exprimés publiquement.
Un de ces enseignements concerne le climat particulièrement délétère qui s’est installé dans l’entreprise et qui y règne depuis de nombreuses années. En effet, à l’exception de la CGT, l’ensemble des responsables syndicaux qui ont été auditionnés (CGC-CFE, CFTC, SUD) ont témoigné d’insultes, d’intimidations, de dégradations de locaux syndicaux, d’agressions verbales et physiques de la part de membres du syndicat majoritaire.
M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat Sud, est allé jusqu’à mentionner des menaces de mort proférées à son encontre. Il apparaît clairement que, dans un tel contexte, l’expression des opinions dans leur diversité n’était pas libre au sein de l’entreprise parmi les salariés. Ce qui a été confirmé lors de la visite du site par un salarié qui a qualifié la CGT locale de « secte ». Par ailleurs, selon M. Mota da Silva, « il était compliqué d’assurer les conditions d’un débat démocratique au sein des institutions représentatives du personnel ».
Les travaux de la commission ont également permis de mettre à jour la responsabilité de Maître Fiodor Rilov, avocat de la CGT, dans le choix de la stratégie de judiciarisation à outrance au dépend du dialogue social mais également dans l’échec, contre toute attente, des négociations qui devaient permettre d’aboutir à une reprise de l’activité agricole par le groupe Titan et à un plan de départs volontaires particulièrement généreux. En effet, Maître Rilov a exercé, tout au long de ces années de conflit social, un ascendant sur M. Mickael Wamen, responsable de la CGT, ce qui est notamment attesté par des témoignages dont celui du Préfet Michel Delpuech. Par ailleurs, Maître Rilov a constamment justifié sa stratégie judiciaire auprès des salariés en leur laissant penser que les multiples actions en justice engagées empêcheraient la fermeture du site. Il a d’ailleurs réitéré cette promesse devant le TGI d’Amiens le 11 décembre dernier. Il a ainsi suscité auprès des salariés une réelle espérance. Or lors de son audition devant la commission d’enquête, il a admis l’absence de perspectives d’une telle démarche pour l’avenir du site et la sauvegarde des emplois: «Cela dit, ce n’est pas à coups de procès que nous sauverons Amiens-Nord, car un jugement ne permet pas de pérenniser des emplois et ni de donner un avenir à un site ».
De même, la responsabilité de Fiodor Rilov dans l’échec des négociations relatives au projet de reprise par Titan de 2012 et au plan de départ volontaire a été démontrée, contrairement à ce que mentionne le présent rapport, puisqu’un élément de preuve, une lettre portant le cachet de Maître Rilov, a été produite devant la commission. Celle-ci démontrait que Maitre Rilov, dans le cadre de négociations parallèles aux États-Unis, avait demandé à Titan de garantir la production sur le site pour une durée de 7 ans au lieu des 5 années demandées depuis le début des négociations. Il ne pouvait ignorer qu’une telle demande exorbitante vouait à l’échec les négociations. Sur ce point, le témoignage de M. Delpuech est éclairant : « Me Rilov a toujours considéré que la reprise Titan n’était qu’une « manipulation » de Goodyear ; il n’avait donc nulle confiance dans le projet, cherchant tous les éléments permettant d’en fragiliser la sincérité et, à l’évidence, il a su faire partager ce sentiment à M. Wamen… et cela en décalage certain avec la teneur des échanges directs entre MM. Wamen et Taylor lors de la table ronde du 21 juillet 2011 ».
À ce titre, il convient de signaler que le groupe Titan, lorsqu’il a formulé sa première offre de reprise partielle de l’activité agraire, a été « accueilli » en France par deux procédures judiciaires engagées par la CGT lui réclamant 5 millions d’euros au titre de dommages et intérêts.
S’agissant de l’implication des collectivités territoriales, l’appréciation qui est portée par le rapport nous paraît contestable. En effet, elles sont créditées d’un certain volontarisme. Or leur passivité est manifeste comme le démontre le témoignage de Gilles Demailly, Maire d’Amiens qui a reconnu n’avoir jamais demandé à visiter l’usine alors qu’il était pleinement informé des difficultés.
Enfin, l’attitude du Ministre du redressement productif, M. Arnaud Montebourg n’est pas exempte de critiques puisque après avoir encouragé les salariés à poursuivre leur combat judicaire lors de sa visite sur le parking de l’usine durant la campagne de l’élection présidentielle, il a fait état devant notre commission de l’absence de perspectives d’une telle démarche. Par ailleurs, il a suscité un espoir auprès des salariés au sujet d’une loi interdisant les licenciements boursiers qui n’a jamais vu le jour. Nous aurions souhaité que ces événements soient rappelés.
De la même manière, à l’heure où ce rapport va être rendu, le Ministre du redressement productif a fait état d’une nouvelle offre de reprise partielle de l’activité agraire par le groupe Titan. Nous espérons vivement que celle-ci puisse aboutir et que l’espoir ainsi engendré auprès des salariés ne sera pas vain.
Au final, sur le fond, le présent rapport ne reflète pas, à notre sens, le partage des responsabilités, qui est apparu à l’issue de nos auditions, dans le processus qui débouche aujourd’hui sur le projet de fermeture de l’usine. En effet, sous une apparente objectivité, il apparait que les témoignages retranscrits ont fait l’objet d’une sélection qui confère au rapport une tonalité qui ne nous paraît pas fidèle aux résultats de nos travaux.
Par ailleurs, nous n’adhérons pas à la plupart des propositions formulées par notre rapporteure. À titre d’exemple, la première proposition visant à ne permettre qu’aux personnes concernées par les mesures projetées de prendre part aux consultations ne rencontre pas notre assentiment. En effet, nous sommes convaincus que des mesures visant à accroître la productivité d’un site, susceptibles d’avoir un impact sur la pérennité de l’entreprise, concernent l’ensemble de ses salariés. De la même manière, le fait de restreindre la possibilité de recourir au rythme de travail en 4x8 nous semble incohérent. En effet, soit ce dispositif est préjudiciable pour la santé et il convient de l’interdire, soit il est compatible avec un équilibre biologique et on se demande sur quel fondement peut reposer une limitation.
D’une manière générale, nous considérons que la quasi-totalité des mesures préconisées sont de nature à accroître les contraintes qui pèsent sur les entreprises et donc à décourager les investissements productifs au détriment de l’emploi. Dans ce sens, elles nous semblent dangereuses pour la compétitivité de nos entreprises et l’attractivité de la France.
Il convient enfin d’aborder le principe même de la création de cette commission d’enquête qui a suscité un débat au sein de l’Assemblée nationale à l’issue duquel le groupe UMP a fait le choix de s’abstenir lors du vote de la résolution visant à la création de la commission. En effet, le Groupe UMP a émis plusieurs réserves dont une, d’ordre juridique, qui était la méconnaissance des dispositions de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui interdit qu’une commission d’enquête soit créée « sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ».
Or, il a été relevé, au moment même de la création de la commission d’enquête, qu’un certain nombre de procédures étaient en cours concernant le projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens Nord. Tel était notamment le cas de la procédure en référé introduite le 20 juin 2013 devant le tribunal de grande instance de Nanterre concernant la demande de suspension du plan de sauvegarde de l’emploi de la direction.
Madame la Garde des Sceaux, interrogée à deux reprises par le Président de l’Assemblée nationale, sur le fondement de l’article 139 du règlement de notre assemblée, a indiqué qu’il s’agissait de procédures civiles qui n’étaient pas assimilables aux « poursuites judiciaires » visées par l’article 139 du règlement de l’Assemblée nationale et qu’il en résultait que « le fait qu’une procédure civile soit en cours ne peut faire obstacle à la création d’une commission d’enquête parlementaire ». Cette lecture constitue une rupture avec la pratique de ses prédécesseurs qui avait déjà été relevée lors de la décision rendue par Mme Taubira à l’occasion de la création de la commission d’enquête relative à l’affaire dite « Cahuzac ».
Les travaux de la Commission d’enquête ont clairement démontré que les questions qui y étaient abordées relevaient directement du champ d’investigation de la justice et que ces travaux étaient donc de nature à peser sur les débats judiciaires. Par ailleurs, le fait que les conclusions du rapport soient rendues publiques avant l’extinction de toutes les procédures et notamment de celles relatives à la régularité du Plan de Sauvegarde de l’emploi, soulève de réelles interrogations quant au respect du principe de la séparation des pouvoirs.
Pour conclure, la situation au sein de l’établissement Goodyear d’Amiens Nord relève vraiment d’un contexte exceptionnel et spécifique et en cela, il est difficile, dans ces conditions, d’en tirer des conclusions à caractère général.
Bien que nous estimons que la commission d’enquête a permis de révéler des informations jusqu’ici ignorées et qu’en cela elle a été utile, l’ensemble des réserves précédemment formulées a conduit le Groupe UMP a faire le choix de s’abstenir lors du vote de ce rapport.
CONTRIBUTION DE MME BARBARA POMPILI,
AU NOM DU GROUPE ÉCOLOGISTE
Le travail de la commission d'enquête s'est montré riche d'enseignements pour comprendre comment un contexte et une stratégie d'entreprise peuvent mener à une situation particulièrement difficile pour un territoire : la menace de fermeture d'un grand site industriel. Une partie des mécanismes a pu être mise au jour et il convient désormais de déterminer la façon dont le législateur peut corriger les lacunes du système. C'est l'objet de cette contribution, qui reviendra principalement sur trois axes : le respect du droit du travail, la transparence au sein des entreprises, et le rôle des parties prenantes (en particulier syndicats et pouvoirs publics) qui ne disposent pas d'un pouvoir décisionnel à l'intérieur de l'entreprise.
I. La santé au travail en question chez Goodyear
• Des conditions de travail déplorables
La visite de l’usine le 10 octobre 2013 a révélé des conditions de travail qui semblent dater du siècle dernier. Quasiment aucun équipement récent n'est présent et la pénibilité du travail est flagrante, par exemple dans les espaces confinés et faiblement aérés situés sous les Banburys. Le niveau de protection des personnels paraît bien faible dans un tel environnement de travail.
Cette enquête révèle aussi des risques psycho-sociaux qui atteignent des sommets, avec des salariés qui ne parviennent pas à entrevoir un avenir serein. Le conflit dure depuis plusieurs années et pèse lourdement sur le bien-être des employés de Goodyear. La situation devient intolérable pour nombre d'entre eux : on leur demande une présence sur place sans leur donner de travail, les laissant des journées entières dans l'attente et le désœuvrement, entretenus dans l'idée qu'ils sont inutiles et que l'issue inéluctable est le licenciement.
C'est également leur santé qui semble particulièrement exposée. La question de l'utilisation de HAP-CMR, considérés comme cancérogènes, a été abordée plusieurs fois au cours de l'enquête parlementaire. Le manque d'information des salariés sur l'utilisation de ces produits a d'ailleurs été reconnu par la justice.
Enfin, des questions quant à l’application de la législation concernant la formation professionnelle ont été soulevées. Certaines catégories de salariés ont bénéficié de formations, alors que d’autres étaient délaissées. À tel point que des témoignages convergents ont montré que certains salariés avaient même régressé, des cas d’illettrisme ayant été détectés.
• Un renforcement nécessaire du contrôle de l'application du droit du travail
Ce constat alarmant démontre l'impératif pour le législateur de mettre en œuvre des dispositifs en faveur d'un plus grand respect du droit du travail.
L'inspection du travail a régulièrement contrôlé l'usine d'Amiens-Nord, mais l'absence de mesures suffisamment contraignantes n'a pas permis de donner l'effet escompté à ces visites. Un exemple parmi d'autres concerne la mise en place de vestiaires séparés pour que les ouvriers puissent passer de leur tenue de ville à leur tenue de travail. Il s'agit d'une mesure de première importance pour que les employés évitent de rapporter à leur domicile, sous la forme de divers résidus ou poussières qui s'attachent aux textiles, des produits susceptibles de nuire à leur santé ou à celle de leurs proches. Pourtant, ces installations ne sont pas en règle et la direction affirme ne pas vouloir heurter les habitudes des salariés, alors même qu'il est de sa responsabilité de faire respecter ce type de procédures.
Les pistes d'amélioration sont multiples :
- Les moyens dédiés à l'inspection du travail doivent être suffisants pour assurer des contrôles réguliers et approfondis ;
- Les infractions au droit du travail doivent être systématiquement suivies d'effet lorsqu'elles sont signalées ;
- Le montant des pénalités en cas d'infractions doit être revu pour devenir plus dissuasif et des dispositifs plus contraignants pourraient être mis en œuvre pour obliger les entreprises à rétablir des situations conformes au droit du travail ;
- La prévention des risques psycho-sociaux doit prendre de l'ampleur et la non-prise en compte de ces risques par les employeurs doit être sanctionnée plus fermement ;
- La formation professionnelle doit être mieux répartie entre les différentes catégories de salariés comme cela est préconisé dans le rapport.
• Un site qui nécessitera une dépollution
En dehors des considérations ayant trait aux conditions de travail, l'activité industrielle de l'usine peut induire une pollution de l'environnement.
Les auditions ont fait apparaître que cette question reste faiblement prise en compte par la direction de Goodyear, qui a pourtant annoncé la fermeture du site. Il n'a pas été possible de vérifier que les budgets nécessaires à la dépollution du site avaient bien été provisionnés.
De toute évidence, les entreprises ne peuvent pas se contenter de quitter les lieux sans se soucier des impacts environnementaux de leur activité à court, moyen et long termes. Il convient donc de renforcer les dispositifs d'information sur l'état de l'eau, de l'air, des sols et des sous-sols aux alentours des installations classées. La proposition de demander aux entreprises de provisionner les fonds nécessaires à la dépollution auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations est particulièrement appropriée pour répondre à cette problématique.
II. L'opacité du fonctionnement et des intentions de l'entreprise
Globalement, les auditions n'ont pas permis d'écarter l'hypothèse d'une fermeture programmée et souhaitée par Goodyear depuis des années.
• Des informations partielles sur l'historique et la situation actuelle de l'usine amiénoise
La visite du site de Dunlop (Amiens Sud) qui a suivi celle de Goodyear, a permis de prendre toute la mesure de l'énorme écart qui existe entre ces deux outils industriels. L'usine Dunlop a bénéficié d'investissements pour assurer sa modernisation. Les conditions de travail, en dehors de la question des horaires en 4x8, semblent nettement moins pénibles.
Néanmoins, cette question des horaires de travail soulève également des réserves. Le recours systématique à un rythme de travail qui va à l'encontre des intérêts biologiques et familiaux des employés devrait rester une exception.
Au-delà de la comparaison avec le site voisin, les auditions ont confirmé l'absence chronique d'investissements dans l'outil de production d’Amiens-Nord, devenu de ce fait obsolète. Obsolescence qui est ensuite devenue la principale justification du projet de fermeture. Il est aberrant de voir une entreprise créer les conditions qui l'autorisent ensuite à fermer, licenciant au passage ses personnels.
Plus généralement, il a été complexe pour la commission de se procurer des chiffres fiables et consolidés sur le niveau de production, de bénéfice et de rentabilité de l'usine amiénoise de Goodyear.
Il s'avère que l'échelle nationale n'est pas forcément suffisante pour prendre la mesure du dossier Goodyear, puisque la plupart des décisions sont prises au Luxembourg, où est basé le siège dont dépend le site amiénois.
Les procédures d'optimisation fiscale menées par les entreprises demandent un travail du législateur au niveau national, mais doivent également être prises en compte dans les négociations à l'échelle européenne et internationale pour que les états ne soient pas dépossédés des richesses créées sur leur territoire.
• Une procédure de reprise qui manque de transparence
L'un des paradoxes frappants de ce dossier concerne l'impossibilité pour Goodyear de maintenir ou de trouver un repreneur pour une activité agraire pourtant unanimement décrite comme rentable.
Le dossier Goodyear a été marqué par les péripéties avec un repreneur potentiel : l'entreprise Titan. Après une première offre qui n'a pas pu aboutir, le Gouvernement avait mandaté l'Agence Française pour les Investissement Internationaux afin de trouver d'autres offres de reprises. Il en ressort que certains groupes intéressés n'ont pas donné suite à cette démarche, notamment parce qu'ils ne parvenaient pas à obtenir les informations nécessaires auprès de Goodyear. Ce constat laisse à penser que Goodyear n'a jamais envisagé de conclure une reprise avec une autre entreprise que Titan, qui a déjà repris en main les activités agraires de Goodyear dans le reste du monde.
Titan a d'ailleurs fait son retour dans la négociation, bien que les suites qui seront réservées à un éventuel projet de reprise restent floues.
• Des procédures juridiques qui ont exposé les manquements de Goodyear, au moins sur la forme
La particularité de ce dossier, qui a d'ailleurs été soulignée à plusieurs reprises, réside dans le nombre de procédures engagées en justice. Ces démarches ont trouvé des issues diverses, mais la direction de Goodyear a plusieurs fois été remise en cause pour le manque d'informations fournies aux syndicats ou sur le non-respect des procédures de consultations internes.
Reste que sur la justification économique du projet de fermeture, la justice ne s'est pas encore prononcée de façon définitive.
Il est à craindre que ce jugement intervienne une fois que la fermeture sera effective, comme cela a été le cas dans l'affaire Continental, ce qui révèle une profonde lacune de la législation actuelle : si une entreprise n'a pas de raison légitime de fermer ses portes, on ne peut pas attendre qu'elle ait licencié ses employés pour rendre une décision qui ne fait que les dédommager pour la perte de leur emploi, sans pour autant leur offrir une solution pérenne.
III. Des incertitudes sur les marges de manœuvre des acteurs extérieurs à la direction de Goodyear
• L’échec du dialogue social
Au sein de l'entreprise Goodyear, la relation entre la direction et les syndicats a atteint un tel niveau de tension que la négociation a fini par sembler impossible. Le rôle des uns et des autres dans cette situation est d'ailleurs difficile à déterminer, même s'il n'est pas exclu que ces difficultés aient volontairement été utilisées pour favoriser le processus de fermeture.
La négociation sur la mise en place de 4x8 chez Goodyear, qui n'a pas pu aboutir, a créé les conditions d'un conflit durable entre la direction et le syndicat majoritaire. On peut s'interroger sur l'intérêt de Goodyear à faire échouer cette première étape de négociation, qui a ensuite fait apparaître la fermeture du site comme la seule option restante.
À cet égard, il convient que la législation réaffirme très nettement le rôle du dialogue social et apporte des garanties quant à sa sincérité. Comme le propose ce rapport, la démocratie interne des entreprises se doit d'être renforcée. Cela peut passer par un encadrement des consultations internes, par l'information des représentants du personnel sur les orientations stratégiques de l'entreprise, ou encore par la possibilité d'une médiation extérieure en cas de conflit.
• Le rôle des collectivités territoriales
Un autre point marquant de ces auditions concerne le rôle des collectivités territoriales. Elles mettent en œuvre des dispositifs pour accueillir et faciliter l'implantation d'industries sur leur territoire mais sont particulièrement dépourvues quand il s'agit de connaître la stratégie de ces groupes ou de s'impliquer concrètement dans la sauvegarde de l'emploi.
Pourtant, elles sont les premières à subir les conséquences d'éventuelles difficultés, sur le plan économique, social et environnemental. Il conviendrait de mener une réflexion approfondie sur le niveau d'information et d'implication qu'elles pourraient attendre en retour.
De même, il appartient aux pouvoirs publics en général de mieux anticiper les mutations du marché pour accompagner les entreprises dans une reconversion vers des secteurs plus porteurs. En outre, la question de l’organisation et de l’efficacité de la formation professionnelle est cruciale. Dans le cas présent, la stagnation d'une activité en lien avec le marché automobile ne représente une surprise pour personne. Pourtant, c'est une fois les difficultés bien avancées que le politique se retrouve à tenter de gérer les conséquences désastreuses d'un manque d'anticipation.
La diversification des activités, ou leur réorientation, doit être une solution privilégiée pour éviter les plans sociaux. On pense notamment ici au développement de l'activité agraire, qui présente des débouchés intéressants sur le territoire, comme en témoignent la bonne santé du groupe Massey Ferguson implanté dans l'Oise ou encore l'annonce de l'ouverture par un groupe japonais d'une usine d'assemblage de tracteurs dans le Nord. Une telle démarche permettrait de préserver l'emploi et les compétences sur le territoire, à condition que la formation des salariés suive.
* * * * * * * * * *
Aujourd'hui, la menace de fermeture plane toujours sur 1 200 salariés et tout le bassin d'emploi amiénois. Le combat en justice se poursuit et nombreux sont celles et ceux qui continuent à se mobiliser pour trouver une solution.
Empêcher la fermeture de ce site n’a jamais été le rôle de cette commission. Mais maintenant qu'un certain nombre de points a été mis en lumière, il faudra que les conclusions qui figurent dans ce rapport trouvent une application concrète dans des ajustements législatifs nécessaires pour sauvegarder l'emploi industriel français.
Car derrière les pages de ce rapport, ce sont des vies de femmes, d’hommes et de familles entières qui se jouent, pas seulement chez Goodyear, mais aussi dans de nombreuses usines françaises.
CONTRIBUTION DE M. PATRICK CARVALHO,
AU NOM DU GROUPE GDR
Cette commission d’enquête aura eu un mérite : mettre en évidence, par le menu, les méthodes employées par les groupes industriels pour fermer des entreprises rentables, dont ils souhaitent se débarrasser.
Nous pouvons constater que le processus est le même à peu près partout. Et la Picardie semble un laboratoire, car la liquidation de Continental à Clairoix dans l’Oise a obéi à un scénario comparable.
Ce travail aura donc été utile mais il n’aura pour autant rien réglé pour le devenir du site d’Amiens-Nord et ses 1 173 salariés.
Néanmoins, il doit interpeller le gouvernement et le législateur sur une question essentielle : comment combattre efficacement cette avalanche de fermetures d’entreprises et de plans sociaux, qui conduisent à la suppression de 1 000 emplois par jour, sans justification économique fondée ?
Les procédés utilisés sont désormais connus. Goodyear en est une parfaite illustration.
Il s’agit, tout d’abord, de mettre en avant une évolution du marché à la baisse sur fond de crise, puis de demander aux salariés des sacrifices (passage des 3x8 au 4x8, allongement de la durée de travail, renoncement aux RTT, baisse des salaires, chômage technique…) en échange d’une poursuite promise mais hypothétique de l’activité.
Dans le même temps, il convient de s’appliquer à débarrasser le site visé des productions haut de gamme pour le cantonner à des produits à valeur ajoutée moindre afin de faire, le plus vite possible, la démonstration que les salariés ne sont pas rentables pour cause de coût du travail trop élevé.
Ainsi crée-t-on un climat qui laisse présager comme inéluctable les licenciements et la liquidation et durant toute cette période de préparation des esprits, le groupe provisionne pour financer le plan social.
Le scénario Goodyear répond en tous points à ce schéma. À ceci près, que la direction a dû faire face à une résistance déterminée des salariés, qui sont parvenus à prouver que leur usine était rentable, ce que la justice leur a reconnu.
L’établissement d’Amiens Nord a été progressivement et délibérément démantelé depuis 2007. Certains intervenants nous ont même dit que le processus avait été engagé plus tôt.
Les pertes ont été organisées et sont la conséquence de la sous-activité, du cantonnement à des produits bas de gamme, de l’absence de modernisation du site.
La délocalisation de productions a été réalisée vers douze autres usines européennes. Le site picard est ainsi passé dans sa production de pneus « tourisme », de 7,4 % de la part prise par ses produits en Europe à 2,3 %.
Dans le secteur « pneumatiques agricoles », tout a été également fait pour discréditer Amiens Nord au profit du groupe Titan mais aussi de ses usines en Pologne, Turquie et Afrique du Sud.
Pendant ce temps, Goodyear, à l’échelle du groupe, affiche de confortables résultats : son taux de profit aura augmenté en 2013. Ses ventes en volume croissent, notamment sur les produits à forte valeur ajoutée.
Ainsi a-t-il été annoncé que le groupe verserait 14 millions de dollars de dividendes à ses actionnaires en décembre 2013 et a prévu de verser 55 millions de dollars de dividendes, chaque année, entre 2014 et 2016.
Face à cette situation, nous ne pouvons rester sans rien faire ou nous contenter des miettes que voudront bien nous laisser ces groupes prédateurs. L’intérêt national et l’intérêt général doivent prévaloir.
C’est dans ce but que mon groupe parlementaire a déposé, en mars dernier, une proposition de loi visant à interdire les licenciements et les suppressions d’emplois sans motif économique fondé.
Ce texte a été examiné en séance publique mais malheureusement repoussé par le groupe socialiste et par la droite.
Les conclusions de cette commission d’enquête apportent la preuve de l’actualité de notre initiative et de son urgence.
ANNEXE N° 1 :
Liste des personnes auditionnées par la commission
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
Mme Catherine Charrier, secrétaire CFE-CGC du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France
M. Reynald Jurek, secrétaire-adjoint (CGT) du comité d'entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d'entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud
M. Thierry Récoupé, secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC
M. Michel Dheilly, directeur de production de l'établissement Goodyear d'Amiens-Nord
M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF)
M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF), vice-président Finance de Goodyear Dunlop Tires Europe (GDTE), Moyen-Orient et Afrique (EMEA)
M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF)
M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie de Dauphine – Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (LEDa-CGEMP)
M. Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP)
M. Antoine Lyon-Caen, professeur agrégé de droit du travail, directeur du master Droit social et gestion des ressources humaines de l’université Paris X (Paris-Ouest Nanterre La Défense)
M. Bruno Dondero, professeur agrégé de droit, université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Me Gilles Belier, avocat
Me Michel Henry, avocat
M. Gilles Demailly, maire d’Amiens
M. Gilles de Robien, ancien ministre, ancien maire d’Amiens
M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie
M. Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail, de l’emploi et des relations sociales
M. Eric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin
M. Richard Markwell, PDG du groupe AGCO (marque Massey Ferguson)
Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE)
M. Pierre Ferracci, président du cabinet d’experts SECAFI
M. Laurent Rivoire, directeur associé du cabinet d’experts SECAFI
M. Florent Perraudin, associé chez Alter Expertise
M. Pascal Josse, directeur adjoint du cabinet d’experts CIDECOS
M. Fiodor Rilov, avocat du comité central d’entreprise et de la CGT de Goodyear
M. Joël Grangé, avocat de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF)
M. Christian Leys, président du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP)
M. Christian Caleca, délégué général du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP)
M. Eric Besson, ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique
M. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif
M. Michel Sapin, ministre du Travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social
*
* *
VISITE DES USINES GOODYEAR D’AMIENS-NORD ET SUD (10 OCTOBRE 2013)
Amiens-Nord
M. Dheilly, directeur de l’établissement
M. Dussuchale, directeur des relations sociales
M. Glesser, DRH Amiens Nord
Mme Seprez, responsable RH
M. Debril, responsable maintenance
M. Brunelle, responsable qualité technologie
M. Fontan Costa, responsable hygiène sécurité
M. Beauvisage, responsable centre A (préparation)
M. Macrez, responsable centre B (construction)
M. Rémy, responsable centre C (cuisson-finition)
Amiens-Sud
M. Blum, directeur général GDTAS
M. Dussuchale, directeur des relations sociales
M. Bauer, responsable ressources humaines
M. Dessy, responsable de production
M. Bourlon, responsable ingénierie
M. Lebon, responsable maintenance
M. Kramer, responsable qualité technologie
M. Borgiaz, responsable hygiène sécurité
*
* *
MISSION SUR PIÈCES ET SUR PLACE DE LA RAPPORTEURE DANS LES LOCAUX DE LA DIRECTION RÉGIONALE DES ENTREPRISES, DE LA CONCURRENCE, DE LA CONSOMMATION, DU TRAVAIL ET DE L’EMPLOI (DIRECCTE) DE PICARDIE (5 DÉCEMBRE 2013)
Mme Yasmina Taïeb, directrice de la DIRECCTE
M. Dominique Ydee, responsable de l'unité territoriale de la Somme
Mme Martine Devillers, inspectrice du travail
Mme Catherine Mc Aleer, inspectrice du travail
ANNEXE N° 2
Courriers du 3 juin et du 22 juillet 2013 de Mme Christiane Taubira,
garde des sceaux, relatifs à l’application de l’article 139
du règlement de l’Assemblée nationale
ANNEXE N° 3 :
Courrier de M. Henry Dumortier, directeur général
de Goodyear Dunlop Tires France, du 24 juin 2013 à M. Claude Bartolone, Président de l’Assemblée nationale
ANNEXE N° 4 :
Courrier de M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France, du 17 juillet 2013 à M. Alain Gest, président,
et Mme Pascale Boistard, rapporteure
ANNEXE N° 5 :
Contribution écrite de M. Pascal Josse, directeur-adjoint
du cabinet d’experts Cidecos
Audition commission enquête GOODYEAR Amiens Nord Assemblée nationale – 30 octobre 2013
Témoignage de Pascal Josse, Directeur-adjoint de CIDECOS, cabinet d’expertise CHSCT agréé par le Ministère du Travail
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, bonjour, je vous remercie de bien vouloir nous donner la parole.
Je suis Pascal JOSSE, Directeur adjoint et responsable de l’activité CHSCT au sein du cabinet CIDECOS basé à Lyon. Je suis ergonome de formation. Notre cabinet réalise depuis plus de 30 ans des expertises à la demande des IRP que sont les Comités d’Entreprise et les CHSCT. Concernant les expertises CHSCT, CIDECOS est un cabinet agréé par le ministère du travail et ce depuis 1993, date de création de cet agrément.
Nous sommes intervenus à GOODYEAR Amiens nord à trois reprises depuis 2008 dans le cadre d’expertises demandées par le CHSCT du site :
1. Une première expertise en 2008/2009 portant sur l’exposition des salariés aux produits chimiques et plus particulièrement les produits CMR et HAP. Ce sujet a déjà donné lieu à des discussions et échanges au sein de la commission d’enquête. Bon nombre d’actions qui sont menées actuellement par l’entreprise et qui ont été exposées par M. Dheilly directeur du site et M. Dussuchale directeur des relations sociales sont entre autre la résultante d’un certain nombre de manquements importants qui avaient été soulevées à l’époque au niveau de la prévention des risques liés à l’exposition aux produits CMR/HAP.
2. Une seconde expertise (pour laquelle nous avons été désigné lors du CHSCT du 3 janvier 2013) portant sur l’impact des diminutions d’activité sur les conditions de travail, de santé et de sécurité des salariés. Cette expertise est terminée pour sa partie terrain. Elle n’a pas été encore présentée en instance mais elle le sera prochainement. Il est important de noter que cette expertise a été demandée avant l’annonce du projet de fermeture du site et réalisée sur le terrain entre avril et juin 2013. Nous reviendrons plus en détail sur les enseignements issus de cette étude.
3. Une troisième expertise sur laquelle nous avons été désignés le 31 mai 2013 portant sur l’impact du projet d’arrêt des activités et de fermeture du site sur les conditions de travail, de santé et de risques psychosociaux pour les salariés concernés. Cette expertise n’a malheureusement pas pu aboutir. Nous reviendrons sur les raisons en fin de présentation. Elle a fait l’objet d’un jugement auprès du TGI de Lyon en date du 2 août 2013 et d’une procédure d’appel en cours qui sera jugée le 15 novembre 2013.
Nous voudrions revenir sur les principaux enseignements issus de notre expertise portant sur les conséquences des diminutions d’activité sur les conditions de travail de santé et de sécurité pour les salariés.
La situation de l’établissement Goodyear d’Amiens Nord n’a cessé de se dégrader depuis 2007 et elle est aujourd’hui très difficile à vivre pour le personnel. Autrefois fleuron du groupe en Europe, l’établissement en est devenu le parent pauvre. Les volumes produits sur le site ont diminué de façon considérable et cette diminution a lourdement pénalisé l’établissement au plan économique, au plan social et au plan humain.
Tout d’abord de quelle diminution d’activité parle t-on ?
La baisse de la production à Amiens Nord (- 77% en tourisme entre 2006 et 2012,
-46% côté Farm) est sans commune mesure avec celle de l’ensemble du groupe dans la zone EMEA (- 25% en tourisme) et les salariés de l’établissement sont fondés à considérer que cette différence résulte d’un choix délibéré du groupe Goodyear car les décisions prises par le groupe en matière d’investissements (divisés par 10 en 5 ans sur le site d’Amiens Nord) et de répartition des productions au niveau européen ont joué à cet égard un rôle déterminant.
La très forte diminution du nombre de pneumatiques Tourisme produits sur le site d’Amiens Nord est la résultante des éléments suivants :
– Des Arrêts de production
● 65 références sur les 115 que comportait le portefeuille du site en 2008 ne sont plus produites sur celui-ci, ni dans la zone EMEA. La production correspondant à ces références était d’environ 1350 000 unités en 2008.
– Des Transferts de production vers d’autres sites
20 SKU (sous-références) ont été réaffectées sur d’autres sites depuis 2008 dont 13 vers d’autres usines Goodyear de la zone EMEA (650000 unités en 2008) et 7 vers des usines du groupe Sumitomo Rubber Industry, actionnaire de Goodyear DT Europe BV. (180 000 unités en 2008).
– Mises en production de certaines références
14 SKU ont été mises en production sur le site depuis 2007. Elles ont donné lieu à une production d’environ 470 000 unités en 2012.
– La Non mise en production à Amiens Nord de pneumatiques de nouvelle génération
● Sur les 65 références dont la production a été arrêtée, 23 correspondent à des modèles auxquels succèdent progressivement des modèles de nouvelle génération, aujourd’hui produits sur d’autres sites de la zone EMEA (cf. tableau ci-dessous présenté au CHSCT du 3 janvier 2013).
● Ces 23 références représentaient une production d’environ 530 000 unités en 2008 et on peut faire l’hypothèse que les références correspondantes dans les nouveaux design représentent aujourd’hui des volumes beaucoup plus importants.
● Aucune référence des nouvelles gammes de pneumatiques n’a été au demeurant développée sur le site.
● Cette non affectation de la production de modèles de nouvelle génération sur le site d’Amiens Nord est une conséquence du sous- investissement que connaît ce site depuis 2007. L’investissement y a en effet diminué de façon drastique depuis cette date jusqu’à atteindre des montants dérisoires en 2009 et 2010 (division par 10 entre 2006 et 2010, Rapport AMC nov 2012), empêchant qu’il soit doté des technologies et des outils de production requis pour ces nouveaux modèles.
– Une répartition défavorable des SKU
Une référence peut comporter plusieurs SKU qui peuvent être localisées sur des sites différents.
Cette répartition défavorable des SKU concerne 10 références qui correspondaient à une production d’environ 760 000 unités sur Amiens Nord en 2008 et n’y sont plus produites alors qu’elles ont représenté une production d’environ 1 140 000 unités en 2012 sur la zone EMEA.
Par quoi se traduisent ces baisses d’activité de production ?
– Par des taux d’utilisation des équipements très variables mais de plus en plus faibles. Par exemple :
o 30% pour les Banburry en moyenne sur les années 2011-2012, 15% en 2013 côté Tourisme,
o 54% pour les Banburry côté FARM sur ces mêmes années, 35% en 2013
o De 44% à 98% sur les lignes de presse tourisme encore en fonctionnement en moyenne sur 2011-2012. Deux fois moins en 2013.
– Par un taux d’occupation très faible des salariés : il est lui aussi extrêmement variable : des taux d’occupation temps de travail variant le plus souvent de 1h30 à 4h00 par poste. Parfois des équipes, peuvent être totalement inoccupées (cas de certaines équipes de nuit).
– le maintien paradoxal d’une charge de travail élevée, voire son accroissement, dans certains secteurs (construction Farm, presses…). Cette situation crée un sentiment d’injustice et d’inégalité ainsi que des tensions entre les équipes et les secteurs,
– par des équipes de travail réduites en nombre du fait des absences et des restrictions médicales qui font que les conditions de travail sont rendues plus difficiles ou que parfois certaines opérations ne peuvent être faites,
– Le sous-investissement et le manque d’entretien préventif fait que les dysfonctionnements sont assez nombreux sur les postes et posent des problèmes de sécurité ou de conditions de travail.
Quel état des lieux actuel au niveau de la santé/sécurité du personnel
Dans un contexte où l’établissement a perdu plus d’un quart de ses emplois (entre 2008 et 2013, perte totale de 405 emplois), les conditions de vie au travail se sont gravement détériorées. Aux multiples risques d’atteintes à la santé physique des salariés qui ont toujours caractérisé les situations de travail sur le site, sont venus s’ajouter des risques psychosociaux de plus en plus prégnants et une combinaison de ces deux types de risques qui s’avère de plus en plus pathogène.
En résumé, on peut dire que la situation est désastreuse et préjudiciable aux salariés de l’établissement. Les principaux constats ressortant de notre mission d’expertise sont en effet les suivants :
SINISTRABILITE -ACCIDENTOLOGIE
• une accidentabilité extrêmement élevée en fréquence et en gravité,
– La fréquence et la gravité des accidents sont très nettement supérieures à la moyenne nationale et à la moyenne des activités de même nature, ce qui atteste de conditions de sécurité particulièrement dégradées dans l’établissement.
– Le taux de fréquence des accidents avec arrêts de travail de l’ordre de 100 : 4 fois supérieur à la moyenne nationale et 5 fois à la moyenne des activités de même nature. Il est 2 fois plus important que la moyenne du secteur du BTP considéré comme le secteur qui a le plus haut niveau de risques.
– L’entreprise enregistre environ entre 150 et 200 accidents déclarés par an (sur ces 4 dernières années) dont les ¾ sont des accidents avec arrêts (ce qui est énorme)
– Ainsi le nombre de jours d’absence pour accident et maladies professionnelles a été par exemple de 12 400 jours en 2011.
– Les résultats sont particulièrement mauvais entre 2009 et 2011, ceux de 2012 sont en amélioration mais restent encore nettement plus élevés que ceux de 2008.
• Ce niveau de sinistrabilité très élevé est corroboré par le nombre d’avis de DGI (Danger grave et imminents) émis par les membres du CHSCT. 11 en 2011 (dont 7 ont été levés), 6 en 2012 (dont 4 ont été levés).
Force est de constater que la baisse de production qu’a connu le site ne s’est pas accompagnée d’une baisse de son niveau de sinistralité. Bien au contraire, celle- ci s’est aggravée sous l’effet de la conjonction de multiples facteurs tels que :
– l’incertitude/inquiétude sur le devenir de l’établissement,
– le vieillissement des équipements,
– la dégradation des relations sociales,
– l’usure physique des salariés liée à une intensité du travail très élevée avant 2007 et qui se maintient parfois aujourd’hui sur certains postes.
Cette situation a conduit l’établissement à renforcer la formation du personnel à la sécurité et à engager une relance des dépenses en matière de sécurité dans la dernière période 2011 et 2012.
• 30% des salariés sont affectés par des pathologies ostéo-articulaires :
– C’est le constat clinique établi par le médecin du travail sur la base des examens médicaux effectués en 2012.
– Il s’agit principalement de lésions des membres supérieurs et de dorsalgies, provoquées par les efforts répétitifs et le port de charges lourdes.
– Ces pathologies représentent 85% des 110 maladies professionnelles déclarées au niveau de l’établissement entre 2008 et 2012 (tableau 57 et 98). Elles sont également à l’origine de la plupart des avis d’inaptitudes émis par le médecin du travail sur le site.
• une centaine de salariés inaptes à occuper leur poste de travail.
– Au 1er juin 2013, 94 salariés étaient en situation d’inaptitude médicale à tout poste suite à une déclaration de la médecine du travail
– Depuis le début d’année 2013, on note sur les 5 premiers mois, 3 inaptitudes tout poste, 37 inaptitudes au poste occupé, 32 aptitudes avec restriction, 51 aptitudes avec aménagement de poste.
– Le nombre élevé de ces inaptitudes et restrictions médicales atteste d’un niveau d’atteinte à la santé des salariés particulièrement préoccupant.
• Stress professionnel ressenti
Des enquêtes régulières ont été menées par le service médical ces dernières années pour mesurer et évaluer le stress professionnel des salariés de l’établissement.
Pour l’année 2012 :
– 75% des salariés questionnés déclaraient ressentir un niveau de stress moyen (niveau 4 et 5 sur échelle de 1 à 10),
– 25 % déclaraient ressentir un niveau de stress élevé (niveau 6 à 9),
Selon ces salariés, les principaux facteurs de stress étaient :
1. L’organisation du travail (pour 71% des répondants)
2. L’ambiance relationnelle (pour 41,5% des répondants)
3. Le contenu des tâches (pour 39% des répondants)
• Au niveau des Troubles anxio dépressifs
– On constate une épidémie de ces troubles
– 75 % du personnel rencontré par la psychologue du travail en charge du soutien individuel des salariés est sous traitement médical. 6 cas ont nécessité une hospitalisation pour décompensation.
– les principales raisons ayant motivé les entretiens avec la psychologue sont la peur de perte de contrôle, un état dépressif ou des situations d’addiction,
– le principal facteur de souffrance est l’épuisement/usure psychique résultant de la longue durée de l’incertitude sur le devenir du site et de l’impossibilité de se projeter dans l’avenir
– De son côté l’assistante sociale de l’établissement a rencontré plus de 300 salariés en situation critique depuis janvier 2011
– 50 % des cas ont concerné des reprises après arrêt de travail supérieur à 3 mois ou des inaptitudes au poste de travail avec difficulté de reclassement
– 25% des cas étaient relatifs à des problèmes d’ordre financier (endettement, impossibilité d’emprunt ou de rachat de crédit… le statut de salarié de l’établissement d’Amiens Nord étant très pénalisant de ce point de vue).
Elle considère que la situation est aujourd’hui « dramatique » et constate une augmentation des addictions et des arrêts de travail liés aux RPS dans la dernière période.
• Cet état de mal être et de souffrance a été fortement exprimé lors de nos entretiens réalisés avec le personnel
– Une souffrance et un mal être avant tout en lien avec la sous activité du travail vécue par les salariés
– Ce qu’Yves CLOT, psychologue du travail au conservatoire national des arts et métiers, appelle la notion de travail empêché
– « le stress, ce n’est pas seulement l’intensification de ce qu’on fait, c’est l’accumulation de tout ce qu’on ne peut pas faire […] »
– « Les efforts consentis contre soi-même » ou « l’amputation du pouvoir d’agir »
– Les pathologies du travail les plus graves s’expliquent chez les salariés « parce qu’ils n’arrivent plus à se regarder dans les yeux de leur activité. Le travail qu’ils font n’est pas conforme à l’idée du travail bien fait qu’ils se font ».
– Voici comment les salariés expriment le vécu de cette sous activité, nous citons :
– «De ne rien faire, ça laisse trop de temps pour cogiter »
– « On est plus crevés à ne rien faire qu’à faire. Ça cogite plus dans la tête. Avant, ça dépotait ».
– « On a moins de ticket qu’avant et on est plus fatigués. C’est le moral, les tensions, les gens qui ne travaillent plus ».
– « Ce n’est pas tout d’avoir un salaire, il faut avoir un travail pour se sentir bien».
– Ce qui ressort aussi c’est le sentiment majoritaire d’inutilité, de désœuvrement, de dévalorisation ainsi que de manque de reconnaissance
– « On se sent inutile » ;
– « On nous fait comprendre que l’on a plus besoin de nous » ;
– « C’est un choc de se dire que l’on est plus bon à rien, on se sent dévalorisé »
– Un sentiment d’injustice et d’inégalité face à cette situation est aussi très souvent évoqué par les salariés. Ce sentiment d’inégalité est propice à des des conflits (notamment entre FARM et tourisme), nous citons :
– « Au FARM, tout le monde travaille. Il y en a d’autres qui ne travaillent pas et on laisse faire» ;
– « La baisse de production est inégale suivant les postes. Ça ne peut apporter que de l’amertume et de la tension entre les gens».
– une démoralisation croissante quant au devenir de l’établissement et à l’avenir personnel de chacun,
– « Ça casse la tête de ne pas savoir ce qui va se passer ».
– Souhait que les choses soient moins floues par rapport à leur avenir : « On veut être fixé ».
– Poids du contexte qui dure depuis plusieurs années :
– « C’est une guerre d’usure ».
– « A la longue, ça use »
– « c’est très difficile de vivre une situation comme celle-ci dans la dans la durée ».
– Un sentiment de stigmatisation provenant de l’extérieur : « On nous dit que l’on est des fainéants alors que moi ça fait 25 ans que je tape comme une bête ici, broyé, usé. S’entendre dire des « conneries » comme ça … ».
– Nous ont été évoquées aussi des difficultés financières et conjugales de plus en plus nombreuses ainsi que l’impossibilité de faire de projets.
En guise de conclusion, nous dirons que les choix économiques et organisationnels qui ont été faits par l’entreprise depuis le refus du passage à l’organisation 4x8 en 2008 (désengagement, niveau des investissements, transferts et diminutions d’activité) ont mis le site dans une situation d’impasse.
L’organisation mise en place par l’entreprise depuis 2008 :
– n’est pas productive
– elle est accidentogène, pathogène et anxiogène
– elle produit de nombreuses souffrances psychiques parmi les salariés
– elle conduit à déliter les collectifs de travail et à accentuer les tensions.
L’obligation de sécurité et de résultats qui incombe à l’employeur en matière de prévention dans tout changement d’organisation est très loin d’être respectée, et ce malgré les actions menées par l’entreprise dans les domaines de la sécurité et de la prévention de la santé.
GOODYEAR Amiens Nord produit de plus en plus de souffrance (physique et mentale) tout en produisant de moins en moins de pneus. La seule manière d’inverser cette tendance et de mener une véritable politique de prévention santé-sécurité serait de ramener de l’activité sur le site.
L’amélioration réelle et durable de la qualité de la vie au travail du personnel d’Amiens Nord passe nécessairement par un projet de relance du site qui devra, pour être crédible et efficace, faire l’objet d’un consensus avec les salariés sur la finalité, les objectifs et les moyens de la production.
Quant à l’expertise portant sur les conséquences du projet de restructuration et d’arrêt des activités du site d’Amiens Nord sur laquelle nous avons été désigné le 31 mai 2013.
Nous n’avons jamais été en mesure de démarrer la partie terrain de notre mission d’expertise CHSCT pour plusieurs raisons :
1. La direction n’a jamais donné son accord à notre lettre de mission pourtant demandé à plusieurs reprises par mails ou courriers postaux. Rappelons que cette pratique d’accord est courante et d’usage au sein de la profession. Elle fait en tout cas partie de notre démarche méthodologique d’expertise proposée et validée par le ministère du travail pour l’obtention de notre agrément expert CHSCT.
2. La direction a contesté en permanence certains éléments nécessaires à la réalisation de l’expertise : méthodologie d’analyse, certains documents demandés, les honoraires, et ce en même temps qu’elle rappelait que les délais de réalisation de l’expertise continuaient de courir, ce qui est absolument illogique et contradictoire. Nous sommes empêchés dans la réalisation de notre mission tout en étant pressé de rendre et présenter un rapport.
3. La direction a certes mis à disposition des documents sur la data room électronique mais certains documents importants n’ont pas été renseignés (notamment ceux concernant les transferts de volumes de production). La direction n’a en tout cas jamais répondu aux différentes demandes de précisions ou éléments complémentaires demandés dans nos courriers des 20 juin et 1er juillet 2013.
4. Elle nous a envoyé un bon de commande un mois après notre lettre de mission après nous avoir assignés au TGI de Lyon. Ce bon de commande comporte plusieurs irrégularités.
5. Il est faux de dire que nous avons perdu du temps dans l’élaboration de notre lettre de mission. Le déroulé chronologique des évènements en atteste.
Nous nous retrouvons donc à ce jour dans une situation de blocage telle que nous n’en avions jamais connue. Nous considérons cette situation comme une véritable entrave au déroulement de notre expertise. Précisons aussi que cette situation perturbe l’organisation de nos équipes de travail.
On nous accuse de freiner la réalisation d’une restructuration et d’aggraver une situation sur le terrain déjà problématique pour les personnes d’un point de vue psychologique et risques psychosociaux alors qu’on nous met des freins ou barrières à l’exécution de cette expertise.
Que l’entreprise nous donne simplement les moyens de travailler et nous répondrons à la demande nos mandants dans le respect des critères et principes déontologiques qu’exigent ce type de mission d’expertise CHSCT.
Je vous remercie pour votre attention.
ANNEXE N° 6 :
Contribution de M. François de Verdière, directeur juridique de Goodyear Dunlop Tires France, sur la recherche d’un repreneur
ANNEXE N° 7 :
Contribution de M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, sur la dépollution du site
ANNEXE N° 8 :
Contribution de M. Michel Delpuech, ancien préfet de la région Picardie
Michel DELPUECH Bordeaux, le 30 octobre 2013
Préfet de la région Picardie
du 2 mars 2009 au 26 août 2012
Actuel Préfet de la région Aquitaine
Contribution aux travaux
de la Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale
relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens Nord,
et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales
et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas
De mars 2009 à août 2012, le « dossier Goodyear » a fortement mobilisé le préfet de la région Picardie que j’ai été pendant cette période. Avec, comme constantes, deux lignes d’action permanentes :
- contribuer à un minimum de dialogue social normalisé entre la direction du site de Goodyear Amiens-Nord et les syndicats du site, en particulier la CGT ;
- tout mettre en œuvre pour faire en sorte que puisse se concrétiser le projet de reprise du secteur « FARM » porté par Titan et portant sur 537 emplois. Aucune autre perspective n’ayant jamais émergée le risque semblait en effet évident d’une fermeture pure et simple de ce site de plus de 1.200 salariés.
La présente note de synthèse recense dans un premier temps la nature des contacts et des relations que j’ai eus avec les principaux acteurs du dossier ; dans un second temps, elle s’efforce de répondre aux trois questions plus particulièrement posées par le Président de la Commission d’enquête.
1- Pendant cette période de trois ans et demi, les contacts que j’ai eus avec les différents protagonistes ont été particulièrement nombreux ; je trouve trace de beaucoup sur mon agenda ; mais il faudrait ajouter les multiples conversations téléphoniques et les audiences syndicales provoquées dans des délais courts, les unes et les autres jamais notées.
• assez vite après mon installation, j’ai souhaité rencontrer Mickaël WAMEN, et lui avais fait passer, via le SDIG, des messages en ce sens. Je l’ai reçu le 2 octobre 2009. Il était entouré d’une délégation de camarades syndiqués.
Très vite, j’ai compris que M. WAMEN était un interlocuteur et un acteur incontournable du dossier, et que les descriptions sommaires, réductrices, et excessivement négatives du personnage ne correspondaient pas à la réalité.
Dotée d’une réelle intelligence, M. WAMEN m’est apparu aussi, et très vite, comme particulièrement bien informé ; son ascendant sur ses collègues était une évidence, et, par voie de conséquence, il était vain d’imaginer, du côté de la direction de Goodyear, de pouvoir conduire ses projets sans avoir trouvé d’accord avec lui.
Quant au projet de reprise Titan, M. WAMEN, dans nos échanges, n’en a jamais rejeté le principe. Il s’est toujours dit attaché à ce qui pourrait être une vraie perspective industrielle, ajoutant qu’il souhaitait obtenir le maximum de « vraies garanties » i-e : pas de licenciement, une solution pour chacun, le maximum d’emplois repris par Titan. Au regard de ces éléments, j’ai toujours cherché à favoriser une rencontre directe entre les dirigeants de Titan et le syndicat CGT. Ce n’est qu’assez tard (printemps 2011) que Goodyear en a accepté le principe.
• le site de Goodyear d’Amiens ne comptait pas, pour l’autorité préfectorale, d’interlocuteur en capacité de décider. C’est donc avec M. LUSSIER, directeur de Goodyear Europe, basé à Bruxelles, que j’ai pu mener le fil de mes conversations. Je l’ai reçu le 13 octobre 2009 et ai pu poursuivre les échanges, téléphoniquement le plus souvent et avec beaucoup de langue de bois, jusqu’à ce qu’il change de fonction au sein du groupe. Pour faire simple, M. LUSSIER avait du mal à admettre l’attention que j’accordais à M. WAMEN et comprenait difficilement que le « système judiciaire et administratif français » pût créer tant de difficultés à la concrétisation d’un projet que la conjoncture et les données économiques rendaient indispensable.
Dans la dernière période de mon séjour à Amiens, j’ai beaucoup travaillé avec M. DUMORTIER et M. PIERI, en particulier dans la dernière phase liée au projet Titan. Deux interlocuteurs au profil classique et qui ont joué le jeu constructif souhaité par les pouvoirs publics, en faisant pas mal d’efforts.
• le groupe Titan a manifesté son intérêt dès la fin 2009. J’ai reçu en préfecture M. CAMPBELL, n° 2 du groupe dès le 10 novembre 2009. Il avait effectué ce jour-là une visite du site. Le 25 janvier 2011, je recevais M. TAYLOR lui-même et j’avais associé la région (D. CARDON, vice-président) à cet entretien « décapant ». Ensemble, région et Etat, nous avons fait part à M. TAYLOR de notre disponibilité pour accompagner le projet et mobiliser les financements relevant de nos compétences. La réponse ne s’oublie pas : « save your money »… « gardez votre argent, d’ailleurs vous n’en avez plus, et ce n’est pas cela que je demande. En revanche, le jour où j’aurai besoin de construire un nouveau local industriel, j’attends de vous que l’autorisation me soit délivrée en deux mois ».
Quatre mois plus tard, le 26 mai 2011, je retrouvais M. TAYLOR à Bercy où avait été organisée, à mon initiative, une réunion au Cabinet du Ministre de l’Industrie ; M. TAYLOR y présenta, sans données nouvelles, les éléments de son projet de reprise et, ce jour-là, les représentants de Goodyear acceptèrent l’idée d’une table ronde permettant à Titan de présenter son projet aux représentants du personnel. Et c’est ainsi que le 21 juillet 2011 se tenait en préfecture, salle République, la réunion quadripartite Etat/Titan/Direction Goodyear/Syndicat Goodyear, que j’avais proposée.
Cette réunion s’est déroulée dans un bon climat, et le contact y avait été bon entre M. TAYLOR et M. WAMEN, ce qui ne m’avait pas surpris au vu du tempérament et de la personnalité de l’un et de l’autre. La presse locale (Courrier Picard) du lendemain reflétait cette tonalité…
• autre interlocuteur d’importance : Maître RYLOV. Avocat spécialiste en droit du travail, adoubé par le député Maxime GREMETZ, Me RYLOV a permis aux syndicats de Goodyear de gagner de nombreuses instances devant la juridiction nanterrienne, légitimant ainsi « aux yeux des troupes » une stratégie de harcèlement judiciaire qui faisait gagner du temps. Son influence sur M. WAMEN était très forte, et sur le projet de Titan, elle a sans doute joué un rôle décisif. Après que soit formalisé le projet de reprise de Titan, j’ai donc eu de très nombreux échanges avec Me RYLOV, qui a toujours apprécié, me semble-t-il, ces contacts et ma capacité d’écoute ; mais malgré tous mes efforts pour le convaincre du contraire – et il est vrai qu’il s’agissait davantage de ma part d’analyse que de preuve, et il ne pouvait en être autrement – Me RYLOV a toujours considéré que la reprise Titan n’était qu’une « manipulation » de Goodyear ; il n’avait donc nulle confiance dans le projet, cherchant tous les éléments permettant d’en fragiliser la sincérité et, à l’évidence, il a su faire partager ce sentiment à M. WAMEN…. et cela en décalage certain avec la teneur des échanges directs entre MM. WAMEN et TAYLOR lors de la table ronde du 21 juillet.
• un autre interlocuteur à citer est le regretté Bernard BRUNHES, que j’avais reçu le 19 mai 2010, et avec lequel j’ai eu beaucoup d’entretiens téléphoniques, durant la mission de médiation qu’il avait conduite à la demande du juge (Tribunal de Commerce me semble-t-il) de Nanterre. Le travail de Bernard BRUNHES a été de grande qualité ; il a fait un juste constat de la situation, et les pistes de travail qu’il suggérait (faciliter la reprise du FARM ; accompagner la disparition inéluctable de l’activité VL par un plan de départ et un PSE de qualité) étaient de sagesse et de bon sens. Je ne puis que conseiller de s’y reporter.
2- Les questions plus particulièrement posées par la Commission parlementaire ont déjà trouvé une part de réponse dans les considérations précédentes. En donnant mon appréciation du climat social (A) et en exposant ma perception des stratégies des uns et des autres autour du projet de Titan et des raisons de son échec (B), je complèterai ma contribution en réaffirmant ma ferme conviction : oui, il y avait –et il y a peut-être encore- une réelle opportunité à saisir ; ne pas le faire est un gâchis.
A- Question : Quelle est votre appréciation du dialogue social et des conditions de travail dans les deux usines Goodyear d’Amiens ?
a) Ma réponse ne peut porter que sur l’usine dite Goodyear Amiens Nord. L’usine Sud (ex Dunlop) n’a jamais retenu l’attention du préfet pendant trois ans et demi, à quelques péripéties d’ordre public près, provoquées par les voisins de Goodyear Amiens-Nord. En revanche, je n’ai eu connaissance d’aucun conflit, d’aucune difficulté justifiant une implication du représentant de l’Etat. De ce fait aussi, je n’ai pas visité ce site.
J’ai visité l’usine Goodyear Amiens-Nord le 31 août 2011 dans le contexte plutôt apaisé et prometteur de la table ronde du 21 juillet 2011. Cette visite s’était très bien déroulée, avec un contact avec l’ensemble de l’encadrement, et une rencontre avec l’ensemble des représentants du personnel. J’ai découvert un site surdimensionné par rapport à l’activité, avec des contrastes forts entre secteurs modernisés (le FARM) et d’autres comportant des lignes de production à l’abandon. L’ampleur des stocks de produits en attente de vente était également frappante ; le contremaître commentant cette partie de la visite me dit même : « là c’est le stock des pneus que l’on ne vend pas ! ».
b) Pour caractériser le climat social, donc le dialogue social, de Goodyear Amiens-Nord, j’ai très vite employé deux termes : « archaïque » et « délétère ». Cette situation, fruit d’une longue histoire sans doute, trouve explication et du côté de l’employeur et du côté des salariés ; par ailleurs les circonstances du printemps 2009 ne poussaient pas à l’apaisement.
La responsabilité de l’employeur tient sans doute au statut même de l’usine, « simple centre de production » d’un groupe mondial. En de tels cas on constate souvent, en effet, que les équipes sur place n’ont pas les qualités attendues d’un manager, qu’elles ont une vocation et une expertise exclusivement « techniques », que la pression du résultat est sans doute la seule boussole de la gestion, et que la fonction RH est limitée à son strict minimum. Cette faiblesse du management local m’a paru évidente. Elle s’est illustrée de plus dans de nombreuses maladresses juridiques. Et cette faiblesse a sans doute nourri la manière forte des « partenaires syndicaux ».
Le syndicat dominant a exploité cette situation, et trop souvent en franchissant les lignes. Ainsi m’ont été rapportés, à plusieurs reprises, par la direction locale des faits de menace ou d’intimidation de certains collaborateurs, dont certains ont donné lieu à des plaintes parfaitement justifiées.
J’ai toujours eu soin d’obtenir les informations me permettant d’apprécier les choses avec recul et de jouer la carte de l’apaisement et de l’appel au calme et à la raison. Avec le souci permanent de garder le contact avec les deux parties.
c) Le contexte de début 2009 ne facilitait pas les choses et était propice au « jusqu’au boutisme » syndical. Goodyear avait obtenu un changement de régime de travail à l’usine Sud (ex Dunlop) et faisait valoir que ce passage au 4/8 était seul de nature à sauver les sites industriels de production de pneumatiques dans notre pays ; que l’accepter était donc sauvegarder l’avenir ; inversement que le refuser serait suicidaire.
Début 2009 les syndicats Goodyear Nord venaient de refuser ce nouveau régime et le groupe – en guise de riposte, proclamaient les syndicats, par suite de la crise économique mondiale disait la direction – annulait un précédent projet de plan social portant sur 400 emplois pour en proposer un beaucoup plus lourd (environ 800 emplois) avec la fermeture de l’activité VL. Or, à moins de 100 kilomètres s’étalait le contre-exemple de l’usine Continental à Clairoix : le 4/8 avait été accepté, et le groupe Continental venait, cependant, de décider la fermeture du site. Pour les dirigeants de Goodyear ce contre-exemple ne pouvait pas plus mal tomber ; pour les syndicats – en fait la CGT – qui avaient constitué le front du refus à la nouvelle organisation du travail, le cas de Continental Clairoix venait au contraire renforcer, et à leurs yeux justifier, leur détermination.
Une direction locale faible ; un syndicat dominant se sentant renforcé dans sa détermination de refus, encouragé par quelques succès juridictionnels, puis conforté par le résultat des élections professionnelles : tout concourrait pour faire du site de Goodyear Amiens-Nord un concentré de non dialogue social. En 2010, la médiation de Bernard BRUHNES a fait ce même constat ; elle a prôné les voies de la sagesse et de l’intelligence ; mais « le jusqu’au boutisme » avait déjà pris le dessus.
Ce climat, ce contexte général, a finalement beaucoup pesé quand a pris corps le projet de reprise partielle de l’activité du site par Titan Tyres International.
B- Questions : Quelles ont été les stratégies respectives des groupes Goodyear et Titan ? Pourquoi la négociation avec le repreneur potentiel Titan et le plan de départ volontaire ont-ils échoué ?
a) Pour Goodyear, l’usine d’Amiens-Nord est un « cauchemar ». Elle perd de l’argent ; elle produit des pneumatiques VL qui ne sont plus en phase avec les besoins du marché mais il n’est pas question d’y investir puisque les salariés n’ont pas accepté le changement d’organisation, conséquence de l’irresponsabilité de la CGT.
Le seul secteur rentable est le pneu FARM et c’est sur cette seule production que le site peut, dans le meilleur des cas, poursuivre son activité.
b) L’offre de Titan arrive donc à point nommé et s’inscrit parfaitement dans cette vision de Goodyear. Certains ont considéré que cette reprise était organisée par Goodyear lui-même, ce qui n’est peut-être pas totalement faux compte tenu des accords de licence qui lient Goodyear à Titan.
Cependant cette affirmation ne résiste pas totalement à l’analyse si l’on rappelle les conditions mises par Titan, avec un discours simple : oui je souhaite reprendre l’activité « FARM » du site, mais je demande à Goodyear de régler auparavant la situation sociale en menant à bonne fin le plan social et je fixe une date butoir (fin 2011). « Coup monté » par Goodyear pour faire une pression supplémentaire sur les salariés ? La CGT a pu porter cette analyse mais je ne la crois pas fondée. Et pas seulement parce que je n’ai jamais perçu beaucoup d’affinités entre les équipes Goodyear et le groupe Titan.
c) Que ce soit lors de ma rencontre initiale avec M. CAMPBELL, que ce soit lors des contacts avec M. TAYLOR lui-même, ma perception a toujours été que le projet industriel de Titan était sérieux.
Mes interlocuteurs connaissaient le métier, savaient ce qu’est une usine de pneus, et leur impression après la visite de l’usine, n’était pas défavorable. Au contraire, ils ont évoqué souvent un réel savoir-faire des salariés même s’ils avaient constaté que dans certains secteurs de l’usine le travail se limitait à 3 heures par jour, faute de production à assurer. On a beaucoup polémiqué sur les déclarations intempestives de M. TAYLOR à ce sujet. Mais, je me dois de dire que c’est le même constat qu’avait exprimé M. WAMEN lors de la première audience que je lui avais accordée…
Dans le même sens positif, il fallait aussi et surtout considérer qu’au regard de la stratégie de Titan, le site d’Amiens présentait d’évidence l’intérêt de pouvoir couvrir le marché européen, qui demeure un marché très porteur compte tenu de la place de l’agriculture dans notre économie. Au demeurant, lors d’échanges informels avec le Président du Conseil Régional nous évoquions parfois les liens possibles qui pourraient se nouer avec le site industriel de Beauvais spécialisé dans le machinisme agricole…
Je demeure donc convaincu du caractère solide et sérieux du projet de reprise du secteur « FARM » qu’avait présenté Titan ; comment expliquer autrement le fait que la survenance de la « date butoir » fixée fin 2011 par Titan n’ait pas empêché que se renouent ensuite les contacts entre Titan et la CGT, notamment par l’intermédiaire du Cabinet du Ministre du Travail de l’époque qui a joué un rôle actif en ce sens durant les premiers mois de 2012.
*
* *
En conclusion, je crois sincèrement que les conditions étaient réunies, à l’été 2011, pour que se concrétise la reprise de l’activité « FARM » par Titan et la mise en place, concomitante, d’un plan de départs volontaires pour lequel tous les partenaires publics, en particulier Pôle Emploi, avaient déjà été mobilisés. Pour les 800 salariés concernés on retrouvait la photographie classique des trois tiers : un tiers mesure d’âge, un tiers solutions individuelles dès lors que la contrepartie financière le permettait (référence toujours faites aux « 50.000 € » de Michelin et Continental, précédents peu goûtés par Goodyear), un tiers de situations individuelles générant des solutions plus difficiles à trouver.
Il appartenait à Goodyear de faire les efforts en ce sens, et l’entreprise n’était pas loin d’y être prête. Peut-être aurait-on pu obtenir un effort supplémentaire, fût-il temporaire, de Titan, pour accueillir, jusqu'à solution trouvée, les salariés les plus en difficulté. Cela paraissait à portée de main.
Mais pour que ces évolutions aboutissent, il eût fallu que la partie syndicale s’y engageât. Quand j’ai quitté Amiens, cette piste n’était pas refusée, mais elle n’était pas non plus assumée. Le doute, l’hésitation demeuraient plus forts. « A-t-on bien toutes les garanties ? Le business plan de Titan n’est pas suffisant. La garantie de 2 ans pour les 537 est un leurre ; que se passera-t-il ensuite ? » Et ces atermoiements, qui ont trop duré, ont conduit vraisemblablement Titan à considérer que, décidément, rient n’était possible.
Une nouvelle séquence s’ouvre-t-elle encore en cet automne 2013 ? Il faut saisir cette chance, en faisant fi des excès théâtraux de M. TAYLOR et en obtenant de M. WAMEN qu’il s’engage franchement dans la discussion. Si l’échec des tentatives de 2011 servait au succès des démarches à venir, j’en serais personnellement très satisfait.
Michel DELPUECH
ANNEXE N° 9 :
Courrier du 27 septembre 2013 de M. Philippe Jaeger, président de la Fédération nationale des syndicats du personnel d’encadrement des industries chimiques et connextes (CFE-CGC chimie)
ANNEXE N° 10 :
Tableau récapitulatif des procédures judiciaires relatives à l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
TABLEAU RÉCAPITULATIF DES PROCÉDURES JUDICIAIRES RELATIVES À L’USINE D’AMIENS-NORD
Décision |
Résumé, points de droit, moyens invoqués, arguments échangés et décision du juge |
Procédures antérieures au projet de fermeture de l’établissement d’Amiens Nord | |
Procédure n° 1 : Cette procédure est relative au plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) du site d’Amiens Nord présenté le 23 mai 2009. Ce plan prévoit l’arrêt de l’activité de la production de pneumatiques « tourisme » sur le site, la suppression de 817 emplois et la modification de 83 postes de travail. | |
Ordonnance du président du TGI de Nanterre - référé du 28 août 2009 Demandeurs : comité central d’entreprise (CCE) et CGT |
Goodyear conteste la compétence territoriale du TGI de Nanterre en invoquant l’exercice de leurs activités à l’étranger et l’application du droit étranger qui en découle. L’article 42 du code de procédure civile dispose que le tribunal territorialement compétent est celui du lieu de résidence du défendeur. En l’espèce, la société Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) a son siège social situé à Rueil Malmaison. En conséquence, le TGI de Nanterre dispose de la compétence territoriale pour juger de l’affaire dont il est saisi. Le président du tribunal a suspendu la procédure d’information et de consultation sur le projet d’arrêt de l’activité tourisme du site d’Amiens Nord. Il a considéré que les informations fournies aux instances représentatives du personnel (IRP) sur le projet de cession de l’activité agricole, étaient incomplètes. En outre, le juge constate que les informations données au CCE sont incomplètes sur la restructuration du site d’Amiens-Nord en ce que, notamment, le plan présenté n’est pas complet sur le devenir de la production des pneumatiques agricoles. Il suspend l’information-consultation présentée à compter du 26 mai 2009, jusqu’à ce que la direction de Goodyear ait complété ces informations. |
Appel de l’ordonnance du 28 août 2009 : Arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 27 janvier 2010 Appelant : Goodyear Intimés : CCE et CGT |
Le juge confirme l’ordonnance du 28 août 2009 et suspend la procédure d’information et de consultation sur le projet d’arrêt de l’activité tourisme exercée sur le site d’Amiens-Nord. Il ordonne une consultation du comité d’entreprise européen (GEICF) au plus tard lors de la réunion annuelle d'avril 2010, sur la réorganisation par la société GDTE de l'ensemble des activités de production de pneumatiques de tourisme ou agriculture en Europe dont la mise en œuvre implique la restructuration de l’établissement d’Amiens Nord. Il suspend la mise en œuvre du projet de restructuration de l’établissement d’Amiens-Nord tant que l’obligation de consultation du GEICF n’aura pas été réalisée. Il rejette la demande tendant à ce que la procédure d’information consultation des IRP soit suspendue à l’achèvement de la consultation du GEICF. En outre, il confirme l’ordonnance du 28 août 2009 (suspension de la mise en œuvre du projet de restructuration tant que les informations manquantes sur la cession des activités agricoles ne sont pas transmises au CCE). |
Procédure n° 2 : Cette procédure porte sur la demande de désignation d’un administrateur provisoire par le CCE de Goodyear. | |
Ordonnance de référé du président du tribunal de commerce de Nanterre du 21 décembre 2010 Demandeurs : CCE et CGT Défendeur : Goodyear |
Les demandeurs ont assigné Goodyear en justice afin d’obtenir la cessation de la gestion de fait par la société GDTF et de faire nommer un administrateur judiciaire. Le juge constate la volonté des parties de parvenir à une conciliation. La médiation est expirée du fait d’un accident de santé du médiateur. La direction de la société GDTF n’étant pas bloquée, il appartient aux parties de poursuivre les négociations dans l’intérêt de l’entreprise et de son personnel et dans le respect du droit du travail. Dès lors, la désignation d’un administrateur judiciaire n’a pas raison d’être. |
Appel de l’ordonnance de référé du 21 décembre 2010 : Arrêt de la cour d’appel de Versailles du 30 novembre 2011 Demandeurs : CCE et CGT Défendeur : Goodyear |
Les comités d’entreprises ne peuvent agir en justice lorsque leurs intérêts propres ne sont pas en cause. En l’espèce, la cour d’appel de Versailles relève un manque d’intérêt à agir du CCE. Dès lors, elle juge les demandes irrecevables et rejette en conséquence la demande de désignation d’un administrateur provisoire. |
Procédure n° 3 : (assignation du 28 décembre 2010) Cette procédure porte sur la reconnaissance d’un lien de préposition entre Titan et GDTF. Il serait matérialisé par le projet de cession de l’activité agricole à Titan, dont l’irrégularité amenait la CGT à demander 4 millions d’euros de dommages- intérêts à Titan et GDTF. | |
Ordonnance du TGI de Nanterre du 16 décembre 2011 Demandeur : CGT Défendeurs : Goodyear et Titan International |
La CGT se désiste de l’instance engagée. Goodyear et Titan acceptent ce désistement. En conséquence, le TGI de Nanterre valide le désistement et constate l’extinction de l’instance et le dessaisissement du tribunal. |
Procédure n° 4 : (assignation du 13 janvier 2011) Cette procédure porte sur le projet de restructuration dont le processus d’information-consultation a débuté le 20 décembre 2010 par la convocation du GEICF (réunions des 14 et 26 janvier 2011). Les réunions des IRP en cause dans cette procédure sont celles relatives au projet de cession de l’activité agricole à Titan (réunion du CCE du 20 janvier 2011, réunion du 24 janvier 2011 du CE d’Amiens-Nord et réunion du CCE du 22 février 2011), et celles relatives à l’arrêt de l’activité tourisme sur le site (réunion du GEICF du 17 février 2011 et réunion du CCE du 22 février 2011). | |
Ordonnance de référé du président du TGI de Nanterre du 25 février 2011 Demandeurs : CCE et CGT Défendeur : Goodyear |
Le CCE et la CGT ont saisi le juge des référés afin de voir constater que la communication de l’information relative à l’offre de reprise par Titan à la presse avant les élus du personnel, d’une part, et l’absence d’une information préalable relative à la teneur précise et complète du contrat d’offre d’achat auprès du comité d’entreprise européen, du CCE et du CE, d’autre part, sont constitutives d’un trouble manifestement illicite. Le juge constate que les informations demandées ont déjà été communiquées au comité d’entreprise européen (GEICF) et que ni le CCE, ni le CE d’Amiens Nord, ne sont fondés à se substituer à lui pour réclamer ces pièces en son nom. La consultation doit être préalable à la décision de l’employeur selon une jurisprudence constante. Les IRP doivent recevoir une information précise et écrite et les documents leur permettant de mesurer les conséquences des projets initiés par l’employeur. En l’espèce, les informations fournies aux IRP suivent celles données à la presse dès le début du processus de restructuration en cours depuis 2 ans. Goodyear ne tient pas compte des décisions de justice et poursuit des consultations séparées sur l’abandon de l’activité pneumatique tourisme et sur la cession de l’activité de pneumatique agricole. Dans le même temps, les précédentes informations-consultations ont échouées et il appartient à Goodyear d’engager une nouvelle négociation en recommençant par le début. Dès lors, le juge ordonne à Goodyear de fournir au CCE le contenu des principales dispositions de l’offre d’achat de Titan, ainsi que les conditions de leur mise en œuvre. |
Procédure n° 5 : Cette procédure porte sur le projet de restructuration dont le processus d’information -consultation a été relancé depuis le début suite à l’ordonnance du 25 février 2011. Le PSE prévoit le licenciement économique de 817 personnes. Les réunions des IRP en cause dans cette procédure sont les deux réunions du CCE du 20 juillet 2011 en vue de sa consultation sur le projet relatif à l’établissement d’Amiens Nord et les deux réunions du CCE du 8 septembre 2011. Le projet de relatif à Amiens-Nord « comport[e] un projet d’arrêt de l’activité de production de pneumatiques tourisme, un projet de cession de l’activité pneumatiques agricoles au groupe Titan et un projet de plan de licenciement collectif pour motif économique » | |
Ordonnance de référé du président du TGI d'Amiens du 24 septembre 2011 Demandeurs : président du CHSCT de l'établissement d'Amiens Nord et Goodyear Défendeur : secrétaire du CHSCT de l'établissement d'Amiens Nord |
Le président du tribunal de grande instance d'Amiens a ordonné la convocation d’une réunion du CHSCT de l'établissement d'Amiens-Nord dans le cadre de la procédure d’information et de consultation du CHSCT de l'établissement d'Amiens-Nord sur le projet de PSE tourisme et le projet de cession de l'activité agricole, considérant que le refus opposé par le secrétaire était abusif. |
Ordonnance de référé du président du TGI de Nanterre du 26 octobre 2011 (Assignation du 2 septembre 2011) Demandeurs : CGT et CCE Défendeur : Goodyear |
Le CE saisit le tribunal afin d’obtenir de Goodyear la communication des comptes annuels du groupe, le projet de licenciement et le projet de cession relatifs à l’établissement d’Amiens-Nord et des documents comptables des autres filiales de Goodyear. Goodyear fait valoir la communication de l’ensemble de ces documents les 6, 23 et 29 septembre 2011. Le juge reconnaît la communication des documents demandés par le CE et condamne Goodyear à remettre au CE sous 15 jours les investissements des sites autres que ceux EMEA, les chiffres mondiaux, et les prix pratiqués par filiale et par an. |
Ordonnance de désistement du président du TGI de Nanterre du 11 janvier 2012 (assignation du 27 octobre 2011) Demandeur : CCE Défendeur : Goodyear |
Dans le cadre de la procédure d’information-consultation des IRP sur le projet d’arrêt de l’activité tourisme d’Amiens-Nord et de cession des activités agricoles dans la zone EMEA au groupe Titan reprise en juillet 2011, le CCE demandait la suspension de la procédure au motif d’une situation de co-emploi entre Goodyear Dunlop Tires Europe (GDTO) et GDTF. Après un premier renvoi de l’audience initialement fixée le 23 novembre 2011, le TGI de Nanterre a prononcé le 11 janvier 2012 la radiation de l’affaire. Aucune des parties n’a comparu à l’audience et le conseil du CCE de GDTF n’a pas informé le tribunal des motifs de sa carence. |
Procédure n° 6 : (assignation du 6 septembre 2011) Cette procédure porte sur la promesse unilatérale d’achat proposée par Titan le 13 décembre 2010 pour la reprise des activités agricoles de Goodyear. La CGT réclamait son annulation, car elle considérait qu’elle était contraire au droit du travail. | |
Ordonnance du TGI de Nanterre du 9 avril 2013 Demandeur : CGT Défendeurs : Goodyear et Titan International |
Après différents échanges par écrit, la CGT s’est finalement désistée de l’instance introduite par conclusions du 2 avril 2013, au motif qu’une action serait introduite aux États-Unis sur ces motifs. Goodyear a accepté ce désistement. |
Procédure n° 7 : (assignation du 9 novembre 2012) Cette procédure porte sur l’absence de consultation préalable du CHSCT de l'établissement d'Amiens-Nord et du GEICF pour la mise en œuvre de réductions temporaires du « ticket » de production au sein de l’établissement d’Amiens-Nord. Constatant d’importants stocks sur la zone concernée par le projet de restructuration (zone EMEA), plusieurs mesures de réduction de la production ont été mises en œuvre en Europe ; les établissements d’Amiens-Nord et de Montluçon sont concernés par ces mesures. Le CE d'Amiens-Nord remettait en cause l’absence de consultation du CHSCT d’Amiens-Nord et du GEICF et les transferts de production menés depuis 2008. Il demandait en conséquence la suspension de la réorganisation en cours. | |
Ordonnance du président du TGI de Nanterre du 19 mars 2013 Demandeur : CE d’Amiens Nord Défendeur : Goodyear |
Le CE d’Amiens-Nord conteste l’absence de consultation préalable de CHSCT de l’établissement d’Amiens Nord et du GEICF et considère que la restructuration est illicite en raison de transferts de production massifs intervenus depuis 2008. Il s’est désisté de l’instance par conclusions du 25 février 2013 en invoquant l’introduction d’une action similaire aux États-Unis. |
Procédure n° 8: (assignation du 18 avril 2013) Le 3 janvier 2013, le CHSCT d’Amiens-Nord a désigné un expert, CIDECOS, pour examiner dans quelle mesure Goodyear avait ou non procédé à des transferts de production. Cette procédure porte sur la communication d’informations à l’expert. Le CHSCT de l'établissement d'Amiens-Nord considérait que la direction de GDTF n’avait pas fourni à l’expert les documents et informations demandés. | |
Ordonnance de référé du TGI de Nanterre du 3 juin 2013 Demandeurs : CCE et CGT Défendeurs : AGCO, Caterpillar, CAAS France, Société John Derre et SA Manitou BF |
Les demandeurs estiment que les procédures d’information et consultation sur la restructuration de l’établissement d’Amiens-Nord et la cessation de l’activité agraire de Goodyear n’ont pas été valablement mises en œuvre. Ils saisissent le juge des référés en vue de faire juger recevable leur demande d’intervention forcée des défendeurs, d’ordonner la suspension de la restructuration de l’établissement d’Amiens-Nord jusqu’à la mise en place par la direction d’une procédure fondée sur une information précise et loyale. L’art. 331 du code de procédure civile dispose : « Un tiers peut être mis en cause aux fins de condamnation par toute partie qui est en droit d'agir contre lui à titre principal. Il peut également être mis en cause par la partie qui y a intérêt afin de lui rendre commun le jugement. Le tiers doit être appelé en temps utile pour faire valoir sa défense. » En l’espèce, les défendeurs n’ont pas disposé d’un délai suffisant entre la délivrance de leur assignation et leur comparution pour préparer et faire valoir leur défense. Dès lors, la demande est irrecevable. |
Ordonnance du président du TGI de Nanterre statuant en référé du 17 juin 2013 Demandeur : CHSCT de l'établissement d'Amiens Nord Défendeur : Goodyear |
Le CHSCT de l'établissement d'Amiens Nord s’est désisté de l’instance au motif que Goodyear a fourni les informations demandées par l’expert. |
Procédures relatives au projet de fermeture de l’établissement d’Amiens Nord | |
Procédure n° 9 : Ces procédures portent sur la convocation des premières réunions des CHSCT de Riom et Montluçon. Les secrétaires des CHSCT refusaient de signer l’ordre du jour de ces réunions. | |
Ordonnance de référé du président du TGI de Montluçon du 18 février 2013 Demandeurs : président du CHSCT de l'établissement de Montluçon et Goodyear Défendeur : secrétaire du CHSCT de l'établissement de Montluçon |
Le président du tribunal de grande instance de Montluçon a ordonné la tenue d’office d’une réunion du CHSCT de l'établissement de Montluçon dans le cadre de la procédure d’information et de consultation du CHSCT de l'établissement de Montluçon sur le projet de fermeture de l’établissement d’Amiens-Nord. Il a ainsi considéré le refus du secrétaire du CHSCT comme abusif. |
Ordonnance de référé du président du TGI de Clermont-Ferrand du 20 février 2013 Demandeurs : président du CHSCT de l'établissement de Riom et Goodyear Défendeur : secrétaire du CHSCT de l’établissement de Riom |
Le président du tribunal de grande instance de Riom a ordonné la tenue d’office d’une réunion du CHSCT de l'établissement de Riom dans le cadre de la procédure d’information et de consultation du CHSCT de l'établissement de Riom sur le projet de fermeture de l’établissement d’Amiens-Nord. Il a ainsi considéré le refus du secrétaire du CHSCT comme abusif. |
Procédure n° 10: (assignation du 22 mars 2013) Cette procédure porte sur le projet de fermeture complète de l’établissement d’Amiens-Nord annoncé par GDTF le 31 janvier 2013. Le CCE considère en effet que la direction de GDTF ne fournit pas une information complète, loyale et précise sur le projet en cours. Il fait valoir que des transferts massifs de production sont intervenus vers d’autres sites de Goodyear pour ce qui concerne la production de pneumatiques de tourisme. En outre, la production de pneumatiques agricoles aurait déjà été délocalisée au sein de l’usine de Sao Paulo du groupe Titan. Le CCE estime également que la procédure d’information-consultation du GEICF est irrégulière. | |
Ordonnance de référé du président du TGI de Nanterre du 20 juin 2013 Demandeur : CCE et CGT Défendeurs : Goodyear et Titan International |
Le CCE et la CGT demandent à faire juger que constituent un trouble manifestement illicite : l’absence d’informations précises, loyales et concrètes dans les activités pneumatiques agraires et de tourisme en zone EMEA et à Amiens-Nord, la teneur de la réorganisation de ces sites, et les volumes et les destinations des transferts de production, l’absence d’indications précises et cohérentes sur les résultats financiers du site d’Amiens-Nord, et que le fait que le comité d’entreprise européen (GEICF) n’ait été ni valablement informé ni consulté sur la restructuration d’Amiens-Nord et la cessation de l’activité pneumatique agraire. Ils demandent ainsi que soit suspendue la procédure de consultation régulière du comité d’entreprise européen tant que cette consultation n’a pas eu lieu. Le juge estime que l’assignation en intervention forcée délivrée par le CCE de GDTF à Titan est irrecevable, aucune demande n’étant articulée contre elle. Il ordonne la mise hors de cause de GDTO, société de droit luxembourgeois et ne faisant l’objet d’aucune demande de la part du CCE. Il estime que le comité d’entreprise européen est en droit de contester les modalités de sa consultation et que les litiges le concernant relève du droit luxembourgeois. La demande de la CGT est donc recevable. Le juge a relevé, sur l’activité agraire, que l’expertise démontrait un endettement du groupe et que pour relancer la compétitivité du site, des investissements importants seraient indispensables. En outre, aucun élément ne permet de constater que l’information fournie au CE est tronquée ni qu’un transfert de l’activité agraire aurait eu lieu. Sur l’activité tourisme, le juge relève que la baisse de la demande de pneus tourisme entraînait une baisse de la production et non un transfert. En conséquence, il en déduit que l’information fournie est complète, précise et loyale. |
Appel du jugement de référé du 20 juin 2013 Arrêt de la cour d’appel de Versailles (assignation du 31 mai 2013) Demandeurs : CCE et CGT Défendeurs : AGCO, Caterpillar, CAAS France, Société John Derre et SA Manitou BF |
Les demandeurs saisissent la cour d’appel de Versailles afin de voir jugé que sont constitutives d’un trouble manifestement illicite l’absence d’informations précises, loyales et complètes sur les activités agraire et de tourisme et sur la réorganisation en cours de ces activités, sur la situation économique et juridique de GDTF et du site d’Amiens-Nord, sur les volumes et les destinations des transferts de production déjà effectués. En conséquence, ils demandent la suspension des procédures d’information-consultation du CCE et du projet de restructuration tant que Goodyear n’aura pas fourni les informations régulières et cohérentes précitées. En outre, ils demandent que soit jugé comme un trouble manifestement illicite l’absence d’information et de consultation préalable du CCE sur les modifications apportées au projet de réorganisation de GDTF, l’arrêt d’activité d’Amiens-Nord et la réorganisation de GDTF en violation des prérogatives d’information-consultation du CCE de GDTF, et l’absence d’information-consultation valable du comité d’entreprise européen sur la restructuration du site d’Amiens-Nord et la cessation de l’activité agraire. Ils demandent ainsi la suspension les procédures d’information-consultation en cours tant que ces troubles n’auront pas cessé et que Goodyear n’aura pas mis en œuvre les procédures d’information-consultation requises. En vertu de l’article 117 du code de procédure civile, le défaut de pouvoir d’une personne assurant la représentation d’une partie est une cause de nullité de la procédure. En l’espèce, la représentation du CCE par le ministère d’un avocat est irrégulière au regard de l’art. 1 III et de l’art. 5 al.2 de la loi du 31 décembre 1971. En conséquence, le juge prononce la nullité des appels formés par les demandeurs. |
Procédure n° 11: (assignation du 9 juillet 2013) Cette procédure porte sur les missions d’expertises confiées à l’expert CIDECOS par les CHSCT d’Amiens Nord, de Montluçon et de Riom dans le cadre du projet de fermeture de l’établissement d’Amiens Nord. L’expert a été désigné le 31 mai 2013 par les CHSCT d’Amiens-Nord et de Montluçon et le 7 juin par le CHSCT de Riom. CIDECOS considère que sa mission n’a pas commencé et réclame des informations supplémentaires par rapport aux expertises sollicitées par les CHSCT d’Amiens-Nord et de Montluçon. | |
Procédure au fond en la forme des référés en cours devant le TGI de Lyon Demandeurs : Goodyear et présidents des CHSCT d’Amiens Nord, de Montluçon et de Riom Défendeur : experts |
Goodyear demande à faire constater par la justice que les délais d’expertise ont expiré, que l’expert rende son rapport en l’état et de faire constater que l’expert excède ses prérogatives. Le TGI de Lyon constate que les missions confiées au cabinet d’expertise relatives aux établissements d’Amiens Nord et de Montluçon avaient expiré et il ordonne que l’expert remette son rapport en l’état. Goodyear est débouté de sa demande de caducité de l’expertise de l’établissement de Riom. La mission de l’expert est restreinte pour l’établissement de Riom à un examen sur les conditions de travail et la santé des salariés dans le cadre de la restructuration en cours. Le juge a également réduit le montant du forfait jour et le montant du nombre de jour expert prévus par le devis de l’expert. |
Procédure n° 12: (assignation du 2 juillet 2013) Cette procédure porte sur l’information communiquée à l’expert dans le cadre de la procédure d’information-consultation du CHSCT d'Amiens-Nord et sur le projet de fermeture de l’établissement d’Amiens Nord. Le CHSCT fait valoir des transferts massifs de production sont intervenus et que l’expert peut dès lors demander des informations relatives à ces transferts et à des transferts éventuels vers des entités économiques autonomes. | |
Ordonnance de référé devant le TGI d’Amiens du 20 septembre 2013 Demandeur : CHSCT de l’établissement d’Amiens Nord et experts Défendeur : Goodyear |
Le CHSCT assigne Goodyear en référé devant le TGI d’Amiens afin de faire dire et juger l’existence d’un trouble manifestement illicite. Il serait caractérisé par un défaut de communication de Goodyear des documents demandés par l’expert dans le cadre de sa mission relative à l’établissement d’Amiens-Nord. Il demande en conséquence la suspension de la procédure d’information-consultation du CHSCT sur la restructuration en cours. Le cabinet d’expertise se joint à la demande du CHSCT à titre volontaire. Goodyear conteste l’intérêt à agir des demandeurs et fait valoir l’irrecevabilité de leur demande au titre du jugement rendu par ordonnance du TGI de Versailles du 2 août 2013. Il fait valoir à titre subsidiaire l’expiration des délais de recours en référé. Le juge accède à la demande de Goodyear sur le premier motif sur la base de l’autorité de la chose jugée de l’ordonnance du 2 août 2013. Le défaut de communication des documents demandés par le CHSCT et le cabinet d’expertise est constitutif d’un trouble manifestement illicite tant que l’ensemble des documents n’auront pas été échangés entre toutes les parties en présence. |
Procédure n° 13: (assignation du 21 juin 2013) Cette procédure est relative au PSE présenté au CCE de GDTF. Le CCE considère que le projet est irrégulier, sous motif que des transferts massifs de production ont été mis en œuvre et que les ruptures conventionnelles et transactions intervenues depuis 2008 ne sont pas prises en compte. En outre, le plan présenté serait insuffisant. | |
Ordonnance de référé du TGI de Nanterre du 24 septembre 2013 Demandeur : CCE Défendeur : Goodyear |
Le CCE demande la suspension de la procédure d’information-consultation au motif de l’illégalité du projet de PSE. La réorganisation aurait déjà été commencée et le projet de PSE serait insuffisant. Le CCE saisit le juge de référé en vue d’ordonner la suspension de la mise en œuvre de l’arrêt de l’activité de l’usine et des licenciements jusqu’à ce que Goodyear remplisse ses obligations relatives à la sécurité et à la santé des travailleurs, d’ordonner la restructuration en cours et du plan de sauvegarde de l’emploi jusqu’à ce que Goodyear présente un plan de sauvegarde régulier au CCE. Le juge rejette la demande du CCE. |
Procédure n° 14: (assignation du 5 juillet 2013) Cette procédure porte sur la qualité de l’information donnée au CCE. La société GDTF dispose en France de trois sites de production, à Amiens Nord, Montluçon et Riom, et d’un siège social à Rueil-Malmaison. Le CCE considère que le projet de fermeture de l’établissement d’Amiens Nord et la restructuration de l’établissement de Montluçon formeraient un seul et même projet et qu’elle ne fournit aucune information sur la réorganisation en cours au sein de l’établissement de Montluçon. Il demande que la procédure d’information-consultation soit suspendue jusqu’à la présentation par Goodyear d’un état complet du projet. | |
Ordonnance de référé devant le TGI de Nanterre du 10 octobre 2013 Demandeur : CCE Défendeur : Goodyear |
Le CCE saisit le TGI de Nanterre afin de recevoir l’information relative au projet de restructuration et de faire ordonner la suspension de la réorganisation de GDTF tant qu’une information régulière et cohérente relative à la restructuration dans ses volets agraire, tourisme et camionnette n’aura pas été fournie par Goodyear. Le CCE estime en effet que le projet de fermeture de l’établissement d’Amiens Nord et la restructuration de l’établissement de Montluçon sont les deux volets d’un seul et même projet. Le juge déboute la demande de non-recevoir introduite par Goodyear car les demandes du CCE ne sont pas contraires à l’autorité de chose jugée tirée de la décision du 20 juin 2013. Faute de demande formulée à son encontre, la société GDTF est mise hors de cause dans le litige. Sur la procédure d’information-consultation, le CCE est débouté dans ses demandes car aucun élément suffisant ne permet de caractériser un trouble manifestement illicite. La demande du CCE de dommages-intérêts pour procédure abusive est rejetée. En outre, le comité d’entreprise européen seul peut contester les modalités de sa consultation et tout litige relatif à lui relève des accords collectifs de droit luxembourgeois. |
Procédure n° 15: (assignation du 3 septembre 2013) Cette procédure porte sur l’existence de risques psychosociaux au sein de l’établissement d’Amiens Nord. Le CHSCT demande la suspension du projet de restructuration tant que la société ne prendra pas de mesures pour prévenir ces risques. | |
Ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Nanterre du 10 octobre 2013 Demandeur : CHSCT Défendeur : Goodyear |
Le CHSCT saisit le TGI aux fins de voir juger que sont des troubles manifestement illicites les souffrances infligées par Goodyear à ses salariés par la réorganisation qui les prive de travail, l’absence de communication au CHSCT des informations relatives aux situations d’inoccupation de postes et de risques psycho-sociaux, l’impossibilité pour le CHSCT d’évaluer les atteintes à la santé des salariés, l’absence de mesures de prévention des risques psycho-sociaux et de la souffrance au travail, le refus de la direction d’identifier ces risques. En conséquence, il demande au juge de suspendre la mise en œuvre de l’arrêt de l’activité d’Amiens-Nord, du PSE et du projet de licenciement tant que Goodyear n’aura pas fourni des informations régulières au CHSCT, pris les mesures de prévention et de sécurité des salariés et identifier l’inoccupation des salariés touchés par la réorganisation. Le juge constate que l’ordonnance de référé du 25 février 2011 ordonne à Goodyear de produire les principales dispositions de l’offre de rachat de Titan et les conditions de leur mise en œuvre. Cette offre n’ayant pas perduré, il n’y a pas lieu de se fonder sur cette décision en vue de faire constater un trouble manifestement illicite. Les informations fournies au CHSCT et à l’expert ne permettent pas de caractériser un trouble manifestement illicite. Le CHSCT n’a pas démontré la fausseté de l’allégation d’impossibilité matérielle de Goodyear de fournir les informations identifiant précisément et nominativement les situations d’inoccupation chronique des salariés. Le défaut d’information de Goodyear au CHSCT ne rend pas impossible son évaluation des risques psycho-sociaux et des atteintes à la santé des salariés. Le juge des référés constate en outre la mise en place d’un dispositif de prévention des risques psycho-sociaux par Goodyear depuis 2009. En conséquence, le juge déboute la demande de suspension de mise en œuvre de l’arrêt d’activité d’Amiens-Nord, du PSE et du projet de licenciement, aucune violation manifeste de la loi n’ayant été relevée. |
Ordonnance de référé du tribunal de grande instance d’Amiens du 11 octobre 2013 Demandeur : CHSCT Défendeur : Goodyear |
Le CHSCT saisit le TGI aux fins de voir juger que sont des troubles manifestement illicites les souffrances infligées par Goodyear à ses salariés par la réorganisation qui les prive de travail, l’absence de communication au CHSCT des informations relatives aux situations d’inoccupation de postes et de risques psycho-sociaux, l’impossibilité pour le CHSCT d’évaluer les atteintes à la santé des salariés, l’absence de mesures de prévention des risques psycho-sociaux et de la souffrance au travail, le refus de la direction d’identifier ces risques. En conséquence, il demande au juge de suspendre la mise en œuvre de l’arrêt de l’activité d’Amiens-Nord, du PSE et du projet de licenciement tant que Goodyear n’aura pas fourni des informations régulières au CHSCT, pris les mesures de prévention et de sécurité des salariés et identifier précisément et nominativement l’inoccupation des salariés touchés par la réorganisation. Le juge constate que les informations fournies au CHSCT et à l’expert ne permettent pas de caractériser un trouble manifestement illicite. Le CHSCT n’a pas démontré la fausseté de l’allégation d’impossibilité matérielle de Goodyear de fournir les informations identifiant précisément et nominativement les situations d’inoccupation chronique des salariés. Le défaut d’information de Goodyear au CHSCT ne rend pas impossible son évaluation des risques psycho-sociaux et des atteintes à la santé des salariés. Le juge des référés constate en outre la mise en place d’un dispositif de prévention des risques psycho-sociaux par Goodyear depuis 2009. En conséquence, le juge renvoie les parties à se pourvoir sur le fond du litige et déboute la demande de suspension de mise en œuvre de l’arrêt d’activité d’Amiens-Nord, du PSE et du projet de licenciement, aucune violation manifeste de la loi n’ayant été relevée. |
Procédure n° 16: (assignation du 2 juillet 2013) Cette procédure porte sur l’information délivrée au CHSCT de l'établissement de Montluçon dans le cadre de sa consultation sur le projet de fermeture de l’établissement d’Amiens-Nord. Il fait valoir que Goodyear ne fournit pas une information complète, loyale et suffisante en s’abstenant de présenter les conséquences de la restructuration en cours sur le site de Montluçon et en ne présentant pas des mesures d’accompagnement suffisantes. | |
Ordonnance de référé devant le TGI de Montluçon du 16 octobre 2013 Demandeurs: CHSCT de l’établissement de Montluçon et CGT Défendeur : Goodyear |
Le CHSCT demande la suspension de la procédure d’information-consultation tant que Goodyear n’a pas fourni l’information précise et complète relative au projet de fermeture de l’établissement d’Amiens-Nord, qui inclut un volet portant sur la restructuration de l’établissement de Montluçon. Le CHSCT de Montluçon saisit le TGI aux fins de voir constater que l’absence de communication d’informations loyales, précises et complètes portant sur la restructuration des volets agricole, camionnette et tourisme, ainsi que l’absence de mesures de prévention des risques de sécurité et de santé des salariés , sont constitutives d’un trouble manifestement illicite. Il demande en conséquence la suspension de la restructuration en cours tant que ces informations n’auront pas été fournies et que ces mesures n’auront pas été prises. Le juge constate que Goodyear a engagé les procédures d’information-consultation obligatoires, que le juge des référés a déclaré irrecevable la demande du CCE de suspendre le PSE, que les projets de fermeture d’Amiens-Nord et de Montluçon sont deux projets distincts, et que les demandeurs ne justifient pas d’un trouble manifestement illicite. Il ajoute qu’« il doit être observé que leur demande vise à obtenir une décision de justice qui bloquerait définitivement le projet engagé par la défenderesse, de par la généralité et l’imprécision de leur demande » et que « les demandeurs poursuivent non pas tant la reconnaissance d’un droit que l’obtention d’une décision judiciaire qui serait un instrument au service de leur combat visant à arrêter le projet de restructuration ». |
Procédure n° 17: (assignation du 6 septembre 2013) Cette procédure porte sur une demande de désignation d’un administrateur provisoire | |
Ordonnance de référé devant le tribunal de commerce de Nanterre du 18 octobre 2013 Demandeurs: CCE et CGT Défendeur : Goodyear |
Le CCE et la CGT demandent la nomination d’un administrateur provisoire et d’un mandataire judiciaire pour le site d’Amiens-Nord, la cessation par Goodyear de sa gestion de fait et de la désorganisation délibérée du travail des salariés, la suspension des transferts des productions de pneumatiques de GDTF vers d’autres groupes et la suspension du démantèlement de GDTF. Le juge constate que les intérêts du CCE ne sont pas en cause, que la CGT n’entretient aucun lien de droit avec Goodyear, et que les demandeurs sont irrecevables à agir. A titre subsidiaire, il déboute les demandeurs de rechercher si le site d’Amiens-Nord est rentable et si les dirigeants de Goodyear ont accompli des actes de gestion en vue de la fermeture du site. |
ANNEXE N° 11 :
Organigramme des sociétés du groupe Goodyear de la région Europe
Moyen-Orient et Afrique (EMEA) : la France
ANNEXE N° 12 :
Courrier du 27 novembre 2013 de la DIRECCTE à Goodyear Dunlop Tires France relatif au signalement au procureur de la République d’une enquête relative aux risques psychosociaux
a. Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Charrier, secretaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France
(Séance du mardi 3 septembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous procédons aujourd’hui à la première audition de la commission d’enquête, avec Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise de Goodyear Dunlop Tires France, que je suis heureux d’accueillir. Elle est accompagnée de M. Philippe Jaeger, président de la fédération CFE-CGC de la chimie.
Je souhaite également la bienvenue à M. Jean-Christophe Bouissou, premier vice-président de l’assemblée de la Polynésie française, à qui nous avons le plaisir de permettre d’assister à nos travaux d’aujourd’hui. M. Bouissou effectue, en effet, cette semaine une visite de travail à l’Assemblée nationale. J’espère qu’il pourra assister demain à la session extraordinaire consacrée au débat dans l’hémicycle sur le conflit syrien. Je lui souhaite un travail utile et profitable dans notre assemblée.
Je rappelle que, conformément à notre Règlement, cette audition est ouverte à la presse – presse écrite, ici présente, et presse audiovisuelle, notre réunion étant retransmise en direct et en téléchargement, tant sur le canal interne que sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale.
Un compte rendu de nos débats sera établi dans les jours qui suivent notre réunion. Il vous sera soumis, madame, pour vous assurer qu’il correspond exactement aux propos que vous aurez tenus, puis il sera publié sur le site Internet de l’Assemblée nationale.
Conformément aux habitudes de travail des commissions d’enquête, je vous donnerai d’abord la parole, madame Charrier, pour un exposé introductif. Puis notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, interviendra pour une première série de questions. Enfin, les autres membres de la commission d’enquête prendront la parole pour un débat approfondi.
Je rappelle qu’un comité central d’entreprise (CCE) est présidé par le chef d’entreprise ou son représentant. Son ordre du jour est arrêté par le chef d’entreprise et son secrétaire, que vous êtes, madame. Le rôle du CCE n’est en principe qu’économique. C’est à ce titre qu’il doit être consulté en cas de licenciement économique ou de restructuration dans l’entreprise.
Sans préjuger des questions qui seront posées par notre rapporteure, nous serions très intéressés de connaître, madame, votre présentation des faits et des causes qui, depuis 2007, ont conduit l’usine d’Amiens-Nord à la situation d’aujourd’hui.
Quel est le rôle du comité central d’entreprise dans le dialogue avec la direction de l’entreprise ?
Quelles sont les raisons qui ont fait diverger les situations respectives des usines d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud ?
Enfin, quelle est votre appréciation sur la situation actuelle et son évolution ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Catherine Charrier prête serment.)
Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise (CCE) de Goodyear Dunlop Tires France. Je suis la secrétaire du comité central d’entreprise de Goodyear Dunlop France – j’ai été élue en avril 2011 et j’exerce mon deuxième mandat – et membre élu du CCE depuis plus de dix ans. J’ai donc suivi ce dossier depuis le début, c’est-à-dire depuis avril 2007.
En tant qu’élue de la CFE-CGC, mon rôle est de défendre les intérêts des salariés, mais notre syndicat, qui est réformateur, est attaché à trouver des solutions par le dialogue, en tenant compte à la fois des intérêts des salariés et de la réalité économique de l’entreprise.
Je ne vais pas vous relater tous les détails de ce dossier – qui est très complexe, unique et empreint de violence. Je me concentrerai sur les étapes essentielles.
L’histoire commence en avril 2007 quand la direction de Goodyear Dunlop décide de créer un complexe industriel réunissant deux usines – Amiens-Nord et Amiens-Sud –, séparées par une rue. C’est pour sauver l’activité de ces deux usines en grande difficulté que la direction propose ce complexe industriel et un plan d’investissement de 52 millions d’euros. En contrepartie, les équipes de production devront passer d’une organisation en 3x8, plus des équipes de week-end, et 31 heures de travail par semaine à un rythme de travail en 4x8 pour 35 heures de travail par semaine. À l’époque, toutes les autres usines du groupe en Europe, en dehors de la France, travaillent sur ce rythme des 4x8.
Les négociations pour le passage à ce nouveau rythme de travail durent à peu près un an. En mars 2008, les syndicats de l’usine d’Amiens-Sud – y compris la CGT, largement majoritaire sur le site – signent l’accord 4x8. La direction de Goodyear avait donné la date du 25 avril 2008 comme date butoir pour la signature à Amiens-Nord. Le 26 avril 2008, la CFE-CGC demande à la direction d’organiser une consultation du personnel d’Amiens-Nord sur ce projet. La question posée est : « Pour préserver votre travail, êtes-vous prêt à passer aux 4x8 ? ». Cette proposition de nouvelle organisation de travail recueille, parmi les 54 % de personnes ayant participé à la consultation, 73 % d’avis favorables.
Au regard de ce résultat, la CFE-CGC d’Amiens-Nord signe l’accord 4x8. Malheureusement, la CGT d’Amiens-Nord et le syndicat SUD du même site dénoncent cet accord. Celui-ci ne peut donc être mis en œuvre dans cette usine.
Ainsi, l’usine d’Amiens-Sud passe aux 4x8. Mais pour l’usine d’Amiens-Nord, c’est le début de la fin : en refusant le passage aux 4x8, elle sort de la logique industrielle de Goodyear.
De son côté, l’usine d’Amiens-Sud bénéficie d’une montée en gamme de sa production de pneumatiques. À ce jour, 46 millions d’euros y ont été investis – soit une large part des 52 millions prévus initialement pour l’ensemble du complexe industriel ! Les salariés de cette usine bénéficient d’un plan d’intéressement, par exemple. L’usine monte en puissance, tandis que celle d’Amiens-Nord se trouve condamnée en sortant d’une logique industrielle.
En 2009, Goodyear annonce sa décision d’arrêter l’activité tourisme à Amiens-Nord. La suppression de 817 postes est annoncée, soit plus de la moitié de l’effectif de l’usine. Goodyear annonce parallèlement son intention de vendre son activité agricole en zone EMEA (Europe, Moyen-Orient, Afrique) et en Amérique latine. En 2005, Goodyear avait déjà vendu ses activités agricoles en Amérique du Nord à un groupe américain, Titan. Depuis plusieurs années, celui-ci avait affiché sa volonté de devenir le numéro un mondial du pneu agricole.
Face au souhait de Goodyear de mettre en vente son activité agricole en Europe, le groupe Titan dit être intéressé et des contacts sont pris.
La suppression de plus de la moitié de l’effectif de l’usine implique des conséquences sur les sous-traitants, la ville et la région. La CGT Goodyear refuse alors catégoriquement l’arrêt de l’activité tourisme et débute une guerre de tranchées judiciaire avec la direction, guerre qui dure toujours. En 2009 et 2010, deux médiations seront demandées par les tribunaux, mais elles n’aboutiront pas.
Le groupe Titan, sous l’égide du ministère du travail, rencontre à plusieurs reprises les syndicats pour exposer son business plan et exprimer sa volonté de pérenniser l’activité agricole sur le site d’Amiens-Nord. La direction du groupe visite l’usine – mais avec difficulté car, deux fois de suite, on a fait brûler des pneus pour l’empêcher d’entrer … L’offre de Titan sur la partie agraire est malheureusement assujettie à la fermeture de la partie tourisme. En décembre 2010, Titan fait une offre d’achat pour l’activité agricole.
Le projet Titan semble fiable : l’entreprise garantit l’emploi pendant deux ans à 537 personnes, soit l’effectif agricole de l’usine ; elle fait d’Amiens son centre de recherche, ainsi que son siège européen et son siège commercial français. Titan a déjà racheté l’activité agricole de Goodyear en Amérique du Nord. Il affiche sa volonté d’être le leader mondial du pneumatique. C’est pourquoi cette offre nous semble fiable. Néanmoins, la CGT de Goodyear refuse d’en entendre parler. Elle conteste même la bonne foi des dirigeants de Titan et leur volonté de développer l’activité agricole à Amiens. Elle exige en outre des garanties d’emploi sur cinq ans, ce que Titan refuse.
En janvier 2012, la CGT, à sa demande, entame des négociations avec la direction de Goodyear pour transformer le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) de l’activité tourisme en plan de départs volontaires (PDV). Ce PDV, s’il aboutit, permettra de sauver l’activité agricole, que Titan reste toujours prêt à acquérir, et les 537 emplois. La CGT refuse que les autres organisations syndicales travaillent sur ce PDV : elle veut être le seul syndicat à le faire. La CFE-CGC accepte alors d’être écartée des discussions si cela peut permettre de trouver une solution et de sauver les emplois. Mais que personne ne se leurre : l’objectif de ce PDV était bien de vider l’usine dans la partie tourisme pour que Titan puisse acquérir la partie agricole.
En juin 2012, à l’heure des élections législatives, la CGT de Goodyear Dunlop crie victoire : elle a réussi à obtenir quelque chose d’extraordinaire, un PDV. Mais ce dernier n’est prêt à être signé qu’au mois de septembre. Or, en septembre, après neuf mois de discussions, la direction de Goodyear décide de retirer ce projet de PDV tout simplement parce que la CGT de Goodyear refuse plusieurs fois de le signer en usant d’arguties et demande, au final, sept ans de garantie de l’emploi, garantie que ne peut donner un industriel comme Titan.
L’annonce du retrait du PDV est ressentie comme une douche froide à Amiens. Les collaborateurs de l’activité tourisme avaient fondé de grands espoirs dans ce plan : près de 400 personnes avaient exprimé leur volonté de quitter l’usine. Près de 200 seniors pouvaient partir en retraite et 200 autres personnes avaient un projet extérieur. Les montants proposés dans ce plan étaient extrêmement intéressants. Un senior ayant trente-cinq ans d’ancienneté aurait pu obtenir 178 000 euros brut et 65 % de son salaire brut jusqu’au moment de faire valoir ses droits à la retraite. Un salarié ayant vingt-cinq ans d’ancienneté et un projet extérieur aurait pu partir avec 138 000 euros brut et 20 000 euros en cas de reprise d’entreprise, et 65 % du salaire brut pendant dix mois.
Face aux exigences démesurées de la CGT, la direction retire donc son plan de départs volontaires. Titan décide de retirer son offre d’achat puisqu’il ne veut racheter que la partie agricole.
Le 31 janvier 2013, Goodyear annonce la fermeture définitive de l’usine d’Amiens-Nord. C’est l’épilogue d’un gâchis industriel et humain inimaginable. C’est un drame humain. Depuis 2009, le personnel de l’usine d’Amiens-Nord vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les salariés sont désœuvrés, ils ne fabriquent plus de pneus, certains ne travaillent pas plus de deux heures par jour. Ils sont totalement démotivés.
Je ne peux pas parler de ce dossier très complexe sans évoquer ce que je vis personnellement depuis 2007, et particulièrement depuis avril 2011. Je suis insultée, humiliée, maltraitée. J’ai même été menacée de coups par certains éléments de la CGT d’Amiens-Nord. C’est mon lot quotidien : il ne se passe pas une réunion de CCE ou une rencontre sans que je sois insultée et humiliée.
Une poignée de syndicalistes font la loi dans l’usine, menacent, accusent, humilient. Ils ont détruit les locaux des autres organisations syndicales. Si l’on n’est pas d’accord avec eux, c’est l’intimidation, les menaces, voire les coups. L’usine est devenue une zone de non droit, comme le sont aussi nos réunions de CCE. Pendant celles-ci, quelques histrions se permettent de saucissonner, de chanter, de lire L’Équipe : ils n’écoutent pas, chahutent et insultent les autres syndicalistes. Les comptes rendus des réunions de CCE, réalisés par une société extérieure, sont très éclairants à ce sujet : je vous invite à en lire certains pour vous rendre compte de l’ambiance et des conditions dans lesquelles nous essayons de dialoguer.
Vous l’avez compris, la responsabilité syndicale dans cet épouvantable gâchis ne fait pas de doute. Et cela m’attriste d’autant plus que je suis moi-même une syndicaliste et que, depuis 2007, je me bats pour défendre les salariés et l’emploi sur le bassin d’Amiens.
Je vous remercie de m’avoir convoquée à cette audition car cela me permet – enfin – de m’exprimer sur ce dossier, ce qu’il m’est actuellement extrêmement difficile de faire en tant qu’élue et secrétaire de CCE.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Madame Charrier, je vous remercie de votre témoignage. Nos auditions débutent quelques jours seulement après l’invalidation par le conseil des prud’hommes du licenciement de centaines de salariés d’une usine Continental pour absence de motif économique, et après l’annonce au mois de juillet d’un doublement des bénéfices du groupe Goodyear.
Dans ce contexte, madame, quelle est votre appréciation de la réalité du motif économique dans les procédures de licenciements économiques annoncées par la direction de Goodyear, notamment pour l’usine d’Amiens-Nord ?
Quelles sont les conséquences du passage en 4x8 sur les conditions de travail dans l’usine d’Amiens-Sud (Dunlop) ? Quelle est votre appréciation des conditions de travail des ouvriers de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord ?
Que pensez-vous des conditions dans lesquelles a dû travailler le cabinet d’expertise SECAFI, qui a été mandaté par le CCE de Goodyear pour l’assister lors des procédures judiciaires ?
Enfin, plus largement, comment jugez-vous la qualité du dialogue social au sein de l’entreprise, en particulier les liens entre la direction et les représentants des salariés ?
Mme Catherine Charrier. Je n’aborderai pas le dossier Continental, que je ne connais pas suffisamment.
La santé économique de l’entreprise Goodyear n’est pas celle que l’on pourrait croire. Depuis de nombreuses années, le cabinet SECAFI attire l’attention des élus sur la fragilité financière du groupe, en particulier sur un endettement très élevé, à hauteur de 7 milliards de dollars si ma mémoire est bonne, largement plus important que celui de ses principaux concurrents. Si la société se relève un peu, elle part de très loin.
M. le président Alain Gest. Des dividendes ont-ils été distribués ces dernières années ?
Mme Catherine Charrier. De mémoire, la société n’a pas distribué de dividendes depuis 2003. Je parle bien entendu de la société au plan mondial.
Mme la rapporteure. À partir de quelle date la production de l’usine d’Amiens-Nord, pour l’activité agricole et le secteur tourisme, a-t-elle commencé à baisser ?
Mme Catherine Charrier. Du fait de la crise économique, l’ensemble des productions des usines Goodyear en Europe a baissé. De mémoire, les usines sont passées d’une production de 77 millions de pneus il y a une dizaine d’années à quelque 53 millions aujourd’hui. De surcroît, l’usine d’Amiens-Nord fabriquant des pneumatiques à basse valeur ajoutée, qui ne se vendent plus, sa production a davantage baissé.
Mme la rapporteure. C’est en contradiction avec ce que vous avez indiqué dans votre propos liminaire, à savoir qu’Amiens-Nord était l’usine laboratoire en l’Europe pour la création de pneus à haute technologie.
Mme Catherine Charrier. Je ne me souviens pas avoir dit cela. Le projet industriel présenté en 2007 prévoyait une montée en gamme des pneumatiques produits dans les deux usines. Celle d’Amiens-Sud, en signant l’accord des 4x8, a bénéficié des investissements et a vu sa production monter en gamme. L’usine d’Amiens-Nord, en ne signant pas l’accord, est sortie de la logique industrielle de la société et n’a pu fabriquer des pneumatiques à haute valeur ajoutée, production qui lui aurait permis de restaurer sa rentabilité.
M. le président Alain Gest. Le projet prévoyait donc un site pilote dans le cadre d’une réorganisation industrielle en créant un pôle avec les deux usines.
Mme Catherine Charrier. Tout à fait. Concernant l’activité tourisme, on parlait à l’époque de 2 000 emplois pour les deux usines. Il s’agissait d’un beau projet pour la ville et la région.
L’activité tourisme d’Amiens-Nord ne fabrique plus de pneus ; elle perd de l’argent tous les jours – environ 20 millions d’euros pas mois. Économiquement, la situation n’est pas tenable. L’activité agricole en Europe perdait de l’argent ; c’est la raison pour laquelle Goodyear avait décidé de la vendre, et le groupe Titan semblait un acheteur fiable.
L’usine d’Amiens-Sud a quitté l’entité Goodyear Dunlop France depuis 2009 ou 2010 : elle est dorénavant directement rattachée à Goodyear Dunlop Luxembourg. Nous n’avons plus d’informations la concernant puisque nous ne pouvons plus en demander en CCE. Je ne peux donc répondre à votre question sur les conditions de travail dans cette usine.
L’usine d’Amiens-Nord, qui était capable de produire en 2007 environ 20 000 pneus par jour, peine aujourd’hui à en fabriquer 2 000 par jour. Il n’y a pas de travail pour tout le monde toute la journée. Cette situation est psychologiquement très difficile à vivre pour le personnel. En clair, les conditions de travail ne sont pas bonnes.
Un comité central d’entreprise peut se faire assister par un cabinet d’expert afin d’appréhender tous les aspects d’un dossier. Nous avons choisi à la majorité le cabinet SECAFI qui est le cabinet historique du CCE de Goodyear Dunlop France : il connaît très bien la société, qu’il suit depuis de nombreuses années. À ma connaissance, il a eu à sa disposition tous les documents qu’il avait demandés pour faire une étude des motifs économiques du PSE.
Le dialogue social est extrêmement difficile à Goodyear car il est torpillé par le syndicat majoritaire d’Amiens-Nord. Il est impossible de tenir des réunions – de s’y exprimer, d’écouter la direction – car elles sont à chaque fois l’objet d’un chahut organisé. Les tracts de ce syndicat sont extrêmement violents vis-à-vis des autres organisations syndicales. Nous vivons dans un climat d’intimidation et de violence constant. Une des particularités des représentants de la CGT d’Amiens-Nord est d’arriver en réunion et d’en repartir sans avoir pris ou consulté les documents, puis de décréter que la direction n’a pas pu répondre aux questions des élus du personnel. Voilà ce qu’est le dialogue social chez Goodyear : il est extrêmement difficile car il est malheureusement torpillé par certains.
M. le président Alain Gest. En 2009, Goodyear a annoncé un plan de suppression de 817 postes, soit la moitié des effectifs de l’époque, nous avez-vous indiqué.
Mme Catherine Charrier. Un peu plus de la moitié, car l’activité tourisme employait 817 personnes, et l’activité agricole 537.
M. le président Alain Gest. Le nombre total de salariés était donc de 1 400 environ. Si je vous en parle c’est que l’on entend dire que, depuis l’engagement des procédures, notamment par le syndicat majoritaire, il n’y a pas eu de suppression de postes dans l’établissement. Or l’effectif est aujourd’hui de 1 150 personnes.
Mme Catherine Charrier. Cela peut s’expliquer par ce que l’on appelle l’attrition naturelle : des gens sont partis à la retraite, d’autres ont quitté l’entreprise pour mener un autre projet. Ainsi, au fil des mois, l’effectif de l’usine d’Amiens-Nord a diminué.
M. le président Alain Gest. Il a diminué de 300 personnes environ, mais sans qu’aucune mesure ne soit prise en ce sens.
Mme Catherine Charrier. Effectivement.
M. le président Alain Gest. Pour en revenir au cabinet SECAFI, quelle a été son appréciation sur la situation et les mesures envisagées par le groupe ?
Mme Catherine Charrier. En étudiant le projet de PSE, SECAFI constate que l’entreprise est dans une situation financière extrêmement difficile. En effet, en raison du poids du remboursement de sa dette, sa capacité d’investissement est inférieure de moitié à celle de ses principaux concurrents, comme Bridgestone et Michelin. De surcroît, depuis deux ans, Goodyear voit son chiffre d’affaires diminuer. Sur ses deux métiers de base – pneumatiques tourisme et poids lourds –, l’entreprise perd des parts de marché. C’est certainement une des raisons pour lesquelles la société a décidé de vendre l’activité agricole, qui n’était pas son cœur de métier et perdait aussi de l’argent.
Le cabinet SECAFI trouve donc une société en mauvaise santé, qui cherche de l’argent pour rembourser une dette considérable – 7 milliards de dollars. Il constate que l’usine d’Amiens-Nord n’a pas reçu d’investissements depuis 2007 en dehors des investissements de sécurité, et qu’elle fabrique des pneus qui ne se vendent plus. Dans un rapport d’une centaine de pages, le cabinet dresse donc le constat d’une situation dramatique dont la seule issue est malheureusement la fermeture de l’usine.
M. Jean-Marc Germain. En n’acceptant pas l’accord des 4x8, les salariés ont refusé le projet industriel de la société, nous avez-vous expliqué. Or j’imagine qu’il existe d’autres formes d’organisation pour augmenter la productivité d’une entreprise. Nous aimerions connaître l’avis des salariés d’Amiens-Sud sur leurs nouvelles conditions de travail. Dire que plus rien n’était possible à cause du refus de l’accord me semble être une logique du tout ou rien qui peut être assimilée à une forme de chantage sur les conditions de travail.
Vous avez souligné que le plan de départs volontaires était souhaité par une grande majorité des salariés de la branche tourisme, mais que la CGT a posé des conditions complémentaires qui vous ont paru anecdotiques, ce qui a entraîné le refus de la direction. Or si ces conditions étaient anecdotiques, d’autres raisons ont certainement fait capoter le plan. Peut-être la société ne souhaitait-elle plus rester sur le site.
Mme Catherine Charrier. Il faut garder à l’esprit que les deux usines avaient un problème de rentabilité. Le projet de complexe industriel visait donc à les faire monter en gamme et à restaurer leur rentabilité. Le travail en 4x8 devait permettre non seulement d’optimiser l’outil de production en permettant de travailler plus de jours par an, soit 350 jours, mais aussi de réaliser des économies en mobilisant moins de personnels – avec une équipe de travail en moins par rapport aux 3x8.
Même si j’ai très peu d’informations sur les conditions de travail à Amiens-Sud, je peux vous vous dire que les syndicats travaillent, depuis la signature de l’accord, à des améliorations de cette nouvelle organisation. Pour la CFE-CGC, la signature de l’accord à Amiens-Nord visait à fixer l’emploi sur le site, à charge pour nous de négocier ensuite avec la direction des améliorations de ce système de travail.
En s’opposant au changement, l’usine d’Amiens-Nord restait finalement dans un système non rentable, ce qui n’était pas envisageable pour la direction. Je pense que c’est la raison pour laquelle la direction a sorti cette usine de sa logique industrielle. Il n’y avait en effet aucune raison que l’usine devienne rentable si rien n’était fait. Les syndicats qui ont dénoncé l’accord 4x8 n’ont pas montré une volonté de changement, contrairement aux syndicats d’Amiens-Sud qui ont souhaité relever le défi pour permettre à l’usine de fabriquer des pneumatiques à haute valeur ajoutée.
Après neuf mois de négociations, en septembre, la direction a retiré son plan de départs volontaires parce que la CGT de Goodyear avait toujours une bonne raison de ne pas signer. Si ma mémoire est bonne, c’est la veille du jour où était prévue la signature que la CGT d’Amiens-Nord a exigé sept ans de garantie de l’emploi pour la partie agricole. Cette exigence était trop importante pour un industriel comme Titan : le PDV ne pouvait pas être signé dans ces conditions.
M. Jean-Marc Germain. Il ne s’agissait alors pas de conditions anecdotiques. La CGT exigeait une garantie de l’emploi en contrepartie de l’effort des salariés. On comprend qu’un syndicat se batte pour cela.
Mme Catherine Charrier. Durant les derniers jours précédant la signature, il y avait toujours une bonne raison pour ne pas signer. Selon moi, la CGT ne voulait plus signer car présenter une exigence à laquelle il était impossible de répondre était une façon de ne pas le faire.
M. le président Alain Gest. Est-il exact qu’une procédure avait déjà été engagée contre la société Titan avant même qu’elle ait pu visiter l’usine qu’elle voulait racheter ?
Mme Catherine Charrier. Oui : on peut considérer qu’elle avait été condamnée avant même d’avoir été entendue.
M. Patrice Carvalho. Le réquisitoire contre la CGT est un peu sévère. En tout cas, j’espère que le cabinet SECAFI sera auditionné.
Vous nous expliquez, madame, que l’objectif des 4x8 est de faire travailler moins de personnels. Or cette organisation fonctionne sur sept jours par semaine. Comment peut-on travailler plus longtemps avec moins de personnels ?
En outre, vous prétendez ne pas connaître l’affaire Continental, mais le président de la fédération de CFE-CGC de la chimie, assis à votre droite, madame, la connaît parfaitement ! Et moi aussi puisqu’elle se déroule dans ma circonscription : après la signature d’un accord visant à pérenniser le site en permettant de travailler sept jours sur sept et de baisser le niveau des rémunérations, il a été décidé de fermer l’usine. Ne me dites pas que la CGT est responsable : il s’agit d’une décision unilatérale de la direction. Vous connaissez la suite sur le plan judiciaire.
Ensuite, vous affirmez ne pas connaître les conditions de travail à Amiens-Sud. Or M. Jaeger a accès à tous les documents ! Vous avez prêté serment de dire toute la vérité : dites-nous concrètement ce qui s’y passe !
Par ailleurs, Goodyear n’est pas la seule entreprise à avoir été impactée par la baisse de l’activité dans la filière automobile ; beaucoup d’entreprises sont touchées. Dans ce contexte, est-il exact de dire que l’on a voulu à tout prix saborder l’usine ?
La baisse d’activité pourrait-elle s’expliquer par des transferts d’activité pendant le plan social ?
Enfin, pensez-vous sincèrement qu’un syndicat soit capable d’entraîner des centaines de personnes, les yeux fermés, vers la fermeture d’un site ?
Mme Catherine Charrier. Je n’ai pas fait un réquisitoire contre la CGT : j’ai dénoncé les agissements de quelques personnes qui se réclament de ce syndicat. Néanmoins, je considère que la CGT d’Amiens-Nord est responsable de l’échec des négociations avec Titan, qui n’a ainsi pas pu racheter la partie agricole et sauver 537 emplois.
Je ne travaille pas chez Continental : je ne souhaite pas faire de commentaire sur l’actualité.
En outre, j’ai dit qu’en tant que CCE nous n’avions pas d’information sur l’usine d’Amiens-Sud dans la mesure où elle ne fait pas partie du périmètre français. Elle n’est donc pas abordée en réunion de CCE. Cela étant dit, ce serait mentir de dire que les 4x8 se sont mis en place d’une façon idéale. Des aménagements ont lieu et sont négociés avec les syndicats de l’usine pour améliorer cette nouvelle organisation de travail. Comme je vous l’ai dit, l’usine Amiens-Sud a bénéficié de 46 millions d’euros d’investissements et elle fabrique dorénavant des pneus à haute valeur ajoutée. Par conséquent, elle va de mieux en mieux.
Les éléments que nous avons demandés à la direction et qui nous ont été communiqués en CCE démontrent qu’il n’y a pas eu de délocalisation, c’est-à-dire de transfert de production d’Amiens vers d’autres usines du groupe en Europe. Autrement dit, tous les pneumatiques qui ne sont plus fabriqués à Amiens ne sont plus fabriqués du tout. L’usine produisait des dimensions de pneumatiques qui n’équipent plus les voitures. En effet, auparavant, les voitures étaient équipées de pneus en 13 ou 14 pouces ; aujourd’hui, les voitures d’entrée de gamme sont équipées en 15, 16 ou 17 pouces. Les pneus que fabriquait Amiens ne se vendent plus, et le peu qui sont fabriqués restent stockés.
Le système d’organisation d’horaires de travail est un dossier extrêmement technique et compliqué que j’avoue ne pas maîtriser. Il était prévu des équipes 4x8 et des sous-équipes 4x8. Néanmoins, le projet de complexe industriel prévoyait, au fur et à mesure de la mise en place de la nouvelle organisation, une diminution du personnel sans licenciement sur plusieurs années. Les 4x8, je l’ai dit, nécessitaient moins de personnels que les 3x8 plus les équipes de week-end.
M. le président Alain Gest. Vous avez parlé d’une augmentation du nombre d’heures.
Mme Catherine Charrier. La nouvelle organisation prévoyait que le personnel devait passer de 32 heures de travail par semaine à 35 heures avec davantage de jours travaillés dans l’année.
M. Patrice Carvalho. Il s’agissait donc d’une remise en cause des acquis sociaux.
Mme Catherine Charrier. Le projet a été présenté en avril 2007 et la signature d’Amiens-Sud a eu lieu en mars 2008, soit après un an de négociations sur le projet 4x8, avec des groupes de travail et des experts qui ont accompagné les organisations syndicales.
M. Patrice Carvalho. Le projet prévoyait la pérennisation du site, mais à quel prix !
Mme Catherine Charrier. Effectivement, avec une organisation en 4x8, le personnel pouvait travailler en semaine et le week-end. Mais la négociation, qui a duré un an, a permis de prévoir des compensations salariales. Les syndicats d’Amiens-Sud ont signé cet accord.
Mme Barbara Pompili. Le cabinet SECAFI a manqué d’information sur certains sujets, notamment sur la situation économique de Goodyear, avez-vous dit. Estimez-vous avoir eu une information claire et suffisante sur une telle situation ?
Vous avez indiqué avoir peu d’éléments sur les conséquences du passage aux 4x8 à Amiens-Sud avant de nous annoncer que l’usine allait de mieux en mieux. N’est-ce pas contradictoire ?
L’usine d’Amiens-Nord n’était pas rentable avant 2007, avez-vous souligné. Quelles y étaient alors les conditions de travail et l’usine bénéficiait-elle d’investissements suffisants ?
Pouvez-vous nous donner votre analyse sur les jugements qui ont annulé plusieurs décisions pour défaut de procédure et qui semblent aller dans le sens de la CGT ?
Selon la presse, un huissier aurait constaté sur le site la présence de pneus fabriqués en Amérique du Sud. Que pouvez-vous nous dire sur cette affaire ?
J’ai entendu dire que le projet de SCOP proposé par la CGT avait été soumis à la direction, qui l’a rejeté. Le cabinet SECAFI a-t-il été saisi de ce projet ?
La CFE-CGC pense-t-elle possible de trouver un repreneur autre que Titan ?
Enfin, est-il exact que le cabinet qui sera potentiellement chargé du reclassement des salariés, si la fermeture se confirme, fait partie du même groupe que le cabinet SECAFI – le groupe Alpha ? Comment cette décision a-t-elle été accueillie par le CCE ?
Mme Catherine Charrier. Je ne pense pas avoir dit que le cabinet SECAFI manquait d’informations. Au contraire, j’ai dit qu’il avait eu toutes les informations nécessaires pour rendre son rapport.
Mme Barbara Pompili. Il me semble que, depuis, le CHSCT du site a mandaté un autre cabinet, CIDECOS, afin de rendre un avis motivé sur le projet de fermeture. Apparemment, ce cabinet estime ne pas disposer d’éléments suffisants.
Mme Catherine Charrier. Le tribunal d’instance de Lyon a rendu un jugement concernant le cabinet CIDECOS. À ma connaissance, la direction a fourni l’ensemble des informations qui ont été demandées par le cabinet CIDECOS. Je le répète : SECAFI a obtenu toutes les informations nécessaires pour rendre un rapport documenté. De son côté, le CCE a entamé un processus de consultation sur le projet de PSE depuis le 31 janvier – il a tenu à ce jour huit réunions. Et il n’y a pas une seule demande d’information, même détaillée, qui n’ait obtenu une réponse de la part de la direction.
Comme je l’ai dit, la situation de l’usine Amiens-Sud s’améliore, mais les organisations syndicales et la direction ont encore besoin de travailler pour améliorer la nouvelle organisation du travail. Ils avancent donc à petit pas.
Mme Barbara Pompili. L’usine est-elle rentable ?
Mme Catherine Charrier. C’est une usine, et non une entité économique. Le CCE de Goodyear Dunlop France n’a pas d’information la concernant puisque cette usine ne fait pas partie de notre périmètre.
Mme la rapporteure. Depuis quand n’en fait-elle plus partie ?
Mme Catherine Charrier. Depuis 2009 ou 2010.
Mme la rapporteure. Si vous avez des documents à ce sujet, nous sommes preneurs car il nous semble très intéressant de connaître l’avis des représentants des salariés sur le transfert de l’activité vers une autre entité.
Mme Catherine Charrier. Des réunions du CCE se sont tenues lorsque l’usine d’Amiens-Sud a quitté l’entité Goodyear Dunlop France. Les minutes de ces réunions devraient pouvoir être mises à votre disposition.
Avant 2007, l’usine d’Amiens-Nord n’était pas rentable et les conditions de travail de l’époque peuvent être considérées comme normales pour une usine fabriquant des pneumatiques – ce n’est pas un laboratoire pharmaceutique… Ce n’est pas le même environnement de travail. Néanmoins, l’usine avait déjà d’un déficit d’investissement. Ce serait mentir de dire le contraire.
M. le président Alain Gest. Quelle en est la raison selon vous ? Cela relevait-t-il d’une stratégie ou cela était-il dû à l’endettement de l’entreprise ?
Mme Catherine Charrier. À l’époque, l’entreprise avait déjà des difficultés financières. Et j’imagine que, puisqu’elle avait des choix stratégiques à faire en matière d’investissements dans ses usines, elle avait préféré des usines dans des pays où le climat et le dialogue social étaient beaucoup plus faciles. Le climat et le dialogue social étaient déjà difficiles à Amiens avant le projet de complexe industriel.
M. Patrice Carvalho. Qu’entendez-vous par « plus faciles » ?
Mme Catherine Charrier. La législation française est plus contraignante, par exemple pour les entrepreneurs, que celle d’autres pays.
Mme la rapporteure. D’après vous, un choix stratégique a été fait, à ce moment-là et avant, pour amener une partie de cette activité ailleurs – vous avez même dit : hors de France.
Mme Catherine Charrier. Je n’ai pas dit cela : j’ai dit que l’usine d’Amiens-Nord souffrait d’un manque d’investissements. Mais ce n’est pas pour cela que des pneus ont été fabriqués ailleurs.
Mme la rapporteure. Pour reprendre votre propos, l’usine avait un manque d’investissements, le droit du travail en France était plus contraignant et elle a fait un choix stratégique pour aller dans des pays où les contraintes sont moins importantes. J’en conclus qu’un choix stratégique a été fait de développer l’activité ailleurs que dans l’usine d’Amiens-Nord.
Mme Catherine Charrier. À présent, je peux vous suivre. L’usine d’Amiens-Nord fabriquait des pneus à faible valeur ajoutée, alors que d’autres usines en Europe fabriquaient des pneus à plus forte valeur ajoutée avant 2007. Et la rentabilité de l’usine était mauvaise. Pour ces deux raisons, il fallait qu’elle fabrique des pneus à plus haute valeur ajoutée. Voilà pourquoi le projet de complexe industriel semblait une bonne chose pour la CFE-CGC : une grosse usine avec 2 000 emplois aurait permis au site d’Amiens de revenir dans la course en tête. À charge pour nous ensuite d’accompagner les salariés dans le changement et d’améliorer l’organisation des 4x8. Pour nous, l’accord des 4x8 devait être signé car il était synonyme d’investissements et de pneus à haute valeur ajoutée. Nous n’avons donc pas compris que le syndicat majoritaire d’Amiens-Nord s’y oppose, d’autant qu’il l’avait accepté à Amiens-Sud.
Mme la rapporteure. L’acceptation d’Amiens-Sud et le refus d’Amiens-Nord sont intervenus après un vote des salariés. Dans l’objectif du projet ambitieux de complexe industriel, la direction avait-elle préparé un grand plan de formation pour former les salariés des deux entreprises à cette haute technologie du pneu ?
Mme Catherine Charrier. À Amiens-Nord, la CFE-CGC a signé l’accord à la suite d’une consultation du personnel lequel a souhaité, à 73 %, passer au 4x8 pour conserver son emploi.
C’est la CGT d’Amiens-Sud qui a signé l’accord 4x8 dans cette usine. Immédiatement, les représentants CGT d’Amiens-Sud ont été « sortis » de la CGT par leur centrale. Ils ont fondé un syndicat, l’UNSA. Depuis cette date, la CGT n’existe plus à Amiens-Sud : c’est l’UNSA qui est le syndicat majoritaire.
Pendant l’année de négociation entre les organisations syndicales, entre 2007 et 2008, des groupes de travail ont été mis en place pour informer le personnel sur l’organisation du travail en 4x8. Un numéro vert a été créé pour permettre au personnel de poser des questions en toute confidentialité ; des documents pédagogiques ont été préparés pour lui expliquer les conséquences du changement d’organisation et répondre aux questions qu’il pouvait se poser à l’époque.
Mme la rapporteure. De quand date le dernier plan de formation proposé par la direction pour les deux usines ?
Mme Catherine Charrier. Le plan de formation est un exercice annuel dans toutes les entreprises.
Mme la rapporteure. À l’époque, répondait-il au souhait de la direction de développer des pneus à haute technologie ?
Mme Catherine Charrier. N’étant pas membre du CE d’Amiens-Nord, je ne peux répondre à votre question concernant cette usine. Pour Amiens-Sud, je vous ferai la même réponse que tout à l’heure : cette usine étant sortie du périmètre de la France, il ne m’est pas possible de vous répondre.
Madame Pompili, aucun PSE n’a été annulé par la justice : ils ont été suspendus. La justice a demandé à la société des compléments d’information.
Dans son dernier rapport, le cabinet SECAFI prend acte que Goodyear sous-traite quelques productions de pneumatiques agricoles auprès de deux manufacturiers, Allianz et Anlas, et indique que cela correspond à environ 5 000 pneumatiques par an sur un total de 500 000 pneumatiques agricoles vendus en Europe. Le nombre de pneus sous-traités est donc dérisoire. Par ailleurs, on parle de 163 pneus Titan trouvés dans l’usine d’Amiens-Nord, madame. On ne peut donc pas parler d’une production qui déferle sur l’Europe. Enfin, il faut savoir que Goodyear se doit de proposer une gamme complète de pneumatiques ; or, comme elle ne fabrique pas certains pneumatiques de dimension très spécifique ou pour des applications spéciales, elle les importe pour répondre à la demande particulière de certains clients.
La CGT a présenté le projet de SCOP à la direction, mais ni au CCE ni au cabinet SECAFI.
Mme Barbara Pompili. L’avez-vous demandé ?
Mme Catherine Charrier. Je dispose d’une copie de ce projet que, dans un tract, la CFE-CGC a qualifié de « farce » car il trompait le personnel. Rappelez-vous : Titan proposait de racheter l’activité agricole de Goodyear en Europe, c’est-à-dire non seulement de fabriquer des pneumatiques, mais aussi d’assurer, en amont, la recherche et développement et l’industrialisation et, en aval, la commercialisation des pneumatiques. Le projet de SCOP présenté par la CGT prévoyait uniquement la fabrication des pneumatiques : Goodyear continuait la recherche et développement et l’industrialisation, et était chargé de vendre les pneus. Autrement dit, il s’agissait d’une sous-traitance de fabrication. En outre, si le plan comptable faisait apparaître que le projet de SCOP était rentable, celui-ci ne prévoyait pas l’achat des matières premières et indiquait un prix de vente largement surestimé, de 20 %. Or en prévoyant un achat des matières premières et un vrai prix de vente, cette fabrication devait perdre autant d’argent que Goodyear en perdait auparavant. Pour ma part, j’ai donc considéré ce projet comme un effet d’annonce. D’ailleurs, à ma connaissance, le personnel de l’usine d’Amiens-Nord n’y a pas adhéré.
Mme Barbara Pompili. Pourquoi n’avez-vous pas jugé bon de saisir un cabinet indépendant pour expertiser le projet ?
Mme Catherine Charrier. Il ne nous a paru nécessaire d’analyser ce projet de SCOP qui, en réalité, n’en était pas un. Le cabinet SECAFI, avec qui j’en ai discuté, a eu exactement la même analyse que nous et que la direction : ce projet n’était pas viable.
Au début de cette année, le cabinet de M. Montebourg a mandaté l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII) pour trouver des repreneurs. Aucun repreneur fiable ne s’est présenté.
M. le président Alain Gest. Cela sous-entend que certains repreneurs sont, selon vous, peu fiables.
Mme Catherine Charrier. Pour moi, un repreneur fiable doit garantir l’emploi, non pas sept ans, mais deux ans par exemple, comme pouvait le faire le groupe Titan. Un repreneur fiable ne traîne pas derrière lui une réputation d’acheteur d’usines pour ensuite les démanteler et les vendre. Malheureusement, aucun industriel ne s’est manifesté.
Au cours d’une réunion de CCE en février ou mars, le cabinet SECAFI a été désigné expert du CCE sur ce dossier. Quelque temps auparavant, la direction de Goodyear Dunlop avait choisi les cabinets SODIE et SEMAPHORES – qui font partie du groupe Alpha, comme le cabinet SECAFI – pour l’assister dans le reclassement des salariés et la revitalisation du bassin d’Amiens. Tous ces cabinets ont pignon sur rue. En fait, c’est tout naturellement que le CCE de Goodyear Dunlop a désigné son expert historique : SECAFI connaît parfaitement la société. Je ne préjuge pas de la raison pour laquelle la direction a choisi ces cabinets du groupe Alpha.
Mme Clotilde Valter. Certes, il n’y a pas eu de délocalisation au sens strict, mais l’entreprise a fait le choix stratégique de ne pas adapter le site d’Amiens à la demande du marché et à la nouvelle taille des pneus. Or si le site ne satisfait pas le marché actuel, la production se fera ailleurs qu’en Europe.
Mme Catherine Charrier. C’est bien ce que j’ai voulu dire en disant que l’usine d’Amiens-Nord sortait de la stratégie industrielle de Goodyear en ne signant pas l’accord des 4x8. Faute de signature, l’entreprise a décidé de ne pas investir et donc de ne pas mettre en production à Amiens-Nord des pneus à haute valeur ajoutée, contrairement à Amiens-Sud.
M. Jean-Marc Germain. C’est du chantage.
Mme Barbara Pompili. L’entreprise n’investissait-elle déjà plus ?
Mme Catherine Charrier. Oui, le déficit d’investissement existait déjà.
Mme Clotilde Valter. Il faudrait savoir quand a commencé la baisse des investissements et quand la production a été réorientée vers un autre type de pneus fabriqués ailleurs. En effet, une baisse antérieure du niveau des investissements signifie qu’on anticipait la condamnation du site ; sinon, il faut nous en expliquer la raison.
Mme Catherine Charrier. Selon moi, le manque d’investissements à Amiens-Nord ne signifiait pas la condamnation anticipée de l’usine. L’entreprise avait déjà des difficultés financières, et ses usines avaient un déficit d’investissements.
Vous parlez de chantage. Mais pourquoi confier à l’usine d’Amiens-Nord, qui ne veut pas passer aux 4x8, la production de pneumatiques à haute valeur ajoutée, alors qu’Amiens-Sud accepte l’accord pour pouvoir le faire ?
M. Jean-Claude Buisine. Vous nous avez indiqué que les conditions du plan de départs volontaires vous semblaient favorables. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont ce PDV a été négocié ? Quels ont été les rapports de force ?
Mme Catherine Charrier. Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, ce plan de départs volontaires a été négocié exclusivement par la CGT qui a refusé que les autres organisations syndicales interviennent. La CFE-CGC a accepté l’inacceptable – être tenue à l’écart – dans l’intérêt du personnel : pour permettre la signature de ce plan.
J’ai très peu d’éléments sur la façon dont celui-ci a été négocié. Au cours de la négociation, une ou deux présentations intermédiaires de ce PDV ont été faites en CCE où des montants nous ont été présentés. Pourquoi ce PDV a-t-il échoué ? Pour une raison que j’ignore, d’un seul coup la CGT n’a plus voulu le signer. À l’époque, elle a argué du fait qu’il s’agissait d’un PSE déguisé puisque les gens partaient de l’usine. Il ne faut pas se leurrer : tout le monde savait depuis le début – et la CGT la première – que l’objectif était de vider l’usine.
M. Patrice Carvalho. Le plan de formation est discuté en premier lieu au CCE. Je suis donc surpris de vous entendre dire aussi peu de choses sur la formation. Au surplus, votre voisin de droite a accès au plan de formation d’Amiens-Sud.
Les fédérations patronales organisent des réunions, publient des chiffres sur la formation, l’économie, les investissements. J’ai donc du mal à croire que vous ne sachiez pas ce qui se passe ailleurs !
Je voudrais également connaître le rapport de forces au CCE, c’est-à-dire le poids des différents syndicats et la part de chaque catégorie socioprofessionnelle. Êtes-vous cadre ou agent de maîtrise, madame ?
Mme Catherine Charrier. Je suis cadre, monsieur.
Vous me demandez des chiffres très détaillés : je ne les ai pas en tête.
M. le président Alain Gest. Pourrez-vous nous les fournir ?
Mme Catherine Charrier. Bien entendu.
Mme la rapporteure. Un courrier vous parviendra dans les prochains jours, madame, pour dresser la liste des documents que vous voudrez bien nous faire parvenir.
M. le président Alain Gest. Dans la mesure où M. Jeager n’a pas prêté serment, nous ne pouvons lui donner la parole, mais nous vous adresserons un courrier reprenant les questions formulées.
Mme Catherine Charrier. S’agissant de la formation, je n’ai pas en tête les documents et les informations.
M. Patrice Carvalho. Mais vous les avez eus en CCE.
Mme Catherine Charrier. Bien sûr, nous avons le plan de formation tous les ans.
M. le président Alain Gest. Nous pourrons donc demander que nous soient communiqués les plans de formation en question.
M. Jean-Marc Germain. En dehors de vos fonctions syndicales, quelles fonctions exercez-vous chez Goodyear ?
Mme Catherine Charrier. Je travaille au service des relations publiques de Goodyear Dunlop France depuis trente-trois ans. Je suis la collaboratrice la plus directe de la directrice des relations « presse et public ».
M. le président Alain Gest. Combien de personnes se sont exprimées lors de la consultation qui a fait l’objet d’un vote largement favorable ? De quelle manière l’accord a-t-il été dénoncé ?
Mme Catherine Charrier. À l’initiative de la CFE-CGC, une consultation du personnel d’Amiens-Nord a été organisée en 2008 : 54 % du personnel y a répondu. Sur ces 54 %, 73 % ont donné un avis favorable.
M. le président Alain Gest. On peut donc estimer que 40 % environ du personnel a donné un avis favorable.
Les personnes n’ayant pas participé à la consultation se sont-elles abstenues suite à un mot d’ordre ?
Mme Catherine Charrier. Oui. La CGT d’Amiens-Nord a demandé le boycott de la consultation, a volé et détruit le matériel de vote, a intimidé les personnes qui ont tenté d’organiser cette consultation. Celle-ci s’est tenue en dehors de l’usine. Le délégué syndical central de la CFE-CGC de l’époque, M. Marc Jonet, au moment de proclamer les résultats sur les marches de l’inspection du travail d’Amiens, a été frappé par un membre de la CGT d’Amiens-Nord devant les caméras de télévision. Cela vous donne une idée de l’intimidation que pouvaient déjà subir à cette époque ceux qui étaient en désaccord avec la CGT.
Forte de ce résultat – 73 % d’avis favorables –, la CFE-CGC a signé l’accord. Or un accord peut être frappé d’opposition par le syndicat majoritaire : c’est ce qu’a fait la CGT.
M. Patrice Carvalho. N’y a-t-il que la CGT et la CFE-CGC à Amiens Nord ?
Mme Catherine Charrier. Il y a également SUD.
M. le président Alain Gest. Nous auditionnerons ce syndicat la semaine prochaine.
M. Patrice Carvalho. Selon les médias, il est plus violent que la CGT.
Mme Catherine Charrier. Pas sur le site d’Amiens, monsieur.
Mme la rapporteure. Des élections professionnelles ont eu lieu dernièrement. Pouvez-vous nous en donner les résultats en termes de participation et de représentation des différents syndicats à Amiens-Nord ?
Mme Catherine Charrier. Je ne me souviens pas de tous les chiffres. Néanmoins, de mémoire, la CGT a obtenu 86 % des suffrages sur le site d’Amiens-Nord. Elle reste donc le syndicat largement majoritaire.
Mme la rapporteure. Et le taux de participation ?
Mme Catherine Charrier. Je ne peux pas vous le dire.
M. le président Alain Gest. Ces données nous intéressent, car le site a connu des évolutions au cours de six dernières années en termes de représentation des syndicats.
Je vous remercie, madame Charrier, d’avoir ouvert notre série d’auditions sur la fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord. Je remercie également le président de la CFE-CGC chimie de sa présence. Nous lui adresserons les questions auxquelles il n’a pas été en mesure de répondre devant notre commission.
Mme Catherine Charrier. Encore une fois, je tiens à vous remercier de m’avoir permis de m’exprimer.
b. Audition, ouverte à la presse, de M. Reynald Jurek, secrétaire adjoint (CGT) du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
(Réunion du mardi 10 septembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous procédons aujourd’hui à l’audition de M. Reynald Jurek, secrétaire adjoint (CGT) du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et de M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de la même usine.
Cette audition fait suite à celle de la semaine dernière de Mme Catherine Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise de Goodyear Dunlop Tires France.
Comme la semaine dernière, cette audition est ouverte à la presse écrite et audiovisuelle. Notre réunion est retransmise en direct et en téléchargement, tant sur le canal interne que sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale.
Un compte rendu de nos débats sera établi dans les jours qui suivent notre réunion. Il vous sera soumis, messieurs, pour vous assurer qu’il correspond exactement aux propos que vous aurez tenus, puis il sera publié sur le site Internet de l’Assemblée nationale.
Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole, messieurs, pour un exposé introductif, puis notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, interviendra pour une première série de questions, et elle sera suivie par d’autres membres de la commission d’enquête, pour un débat approfondi.
Le syndicat CGT, je vous le rappelle, est le syndicat majoritaire sur le site de l’usine d’Amiens-Nord. Mme Charrier a exposé devant nous, la semaine dernière, une chronologie des événements survenus dans les deux usines Goodyear d’Amiens-Nord et Sud depuis 2007, en estimant que, par son action, la CGT portait une large part de responsabilité dans la situation actuelle, la direction de Goodyear ayant décidé, le 11 janvier dernier, de fermer l’usine d’Amiens-Nord, avec près de 1 200 licenciements induits.
L’audition d’aujourd’hui vous permettra, messieurs, de nous exposer votre version des faits. Nous serons particulièrement intéressés de savoir pourquoi la situation des usines d’Amiens-Nord et Sud a divergé aussi radicalement, alors qu’elles sont géographiquement l’une en face de l’autre. Quel est le rôle des syndicats, et en particulier du vôtre, dans le dialogue social au sein de l’entreprise ? Enfin, quelle est votre appréciation sur la situation actuelle et son évolution ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Reynald Jurek et M. Mickael Wamen prêtent serment.)
M. Mickael Wamen, représentant de la CGT du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord. Je suis délégué syndical CGT de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, membre du comité de groupe européen, membre du CCE du groupe Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) et secrétaire du syndicat de l’usine Amiens-Nord depuis maintenant 1999.
Je ne reviendrai pas sur la charge menée la semaine dernière contre la CGT. Tous les faits que je vais évoquer s’appuient sur des documents d’expertise et des documents internes à l’entreprise GDTF ou au site d’Amiens-Nord, documents que je vous remettrai à la fin de cette audition.
Faire remonter la dégradation du site d’Amiens-Nord à 2007 serait une erreur.
En septembre 1995, en effet, une grève de treize jours est menée contre les 4x8, rythme de travail que la direction de l’époque veut déjà imposer aux salariés. Le site tourne alors en 3x8 et n’a pas d’équipe de suppléance. Par dérogation administrative, la direction obtient la mise en place d’équipes de suppléance pour l’activité agricole. Deux équipes sont ainsi créées pour travailler trois fois dix heures.
Nous demandions que soient réalisés des investissements massifs, à hauteur de 80 millions de francs, pour développer l’outil industriel tant pour l’activité tourisme que pour l’activité agricole. Le groupe France nous a alors indiqué qu’il n’en avait pas les moyens et que cet objectif ne faisait pas partie de sa stratégie, son but étant d’utiliser au maximum l’outil de travail. Or nous avons appris que, dans le même temps, le groupe France avait contribué à 100 % à l’achat du site de Dębica en Pologne ! Je vous rappelle ces faits afin que vous mesuriez bien dans quelle situation nous nous trouvions déjà en 1995.
Le 9 septembre 1999 est une date clef dans l’histoire du groupe. Les groupes Goodyear et Sumitomo annoncent à la presse mondiale la création d’une joint-venture dans laquelle Goodyear possède 75 % des capitaux du groupe Sumitomo en Europe et en Amérique, et inversement pour Sumitomo en Asie. C’est la création du groupe Goodyear Dunlop Tires Monde.
En mars 2000, sur le site d’Amiens-Nord, la CGT engage des négociations dans le cadre des accords RTT prévus par la loi Aubry 2. Le 9 mars 2000, après maintes réunions, nous paraphons un accord avec la direction concernant l’ex-usine Goodyear – devenue Amiens-Nord depuis –, prévoyant la création de 354 emplois et le passage en continu de toute l’usine. Jusque-là, le site produisait du lundi au vendredi pour l’activité tourisme et en continu pour l’activité agricole. Nous avons donc proposé à la direction un accord aux termes duquel la production sur l’ensemble du site s’effectuerait en « sept sur sept », c’est-à-dire que l’outil de travail – et non pas les salariés – produit sept jours sur sept. Pour cela, trois équipes travaillent la semaine et deux équipes le week-end. Nous obtenons des investissements, notamment pour l’activité agricole avec la mise en place d’une seconde RFSL – machine destinée à fabriquer des pneus radiaux –, l’installation de presses 120 pouces, et, concernant l’activité tourisme, la transformation, petit à petit, du parc machines en spiral overlay, moyen technique qui permet à chaque équipement tourisme de produire des pneus à forte valeur ajoutée – HVZ. Il s’agit de remplacer peu à peu les pneus QST en pneus HVZ. La différence entre les deux concerne la possibilité de rouler à petite ou grande vitesse. Contrairement à ce qu’on a pu dire, les pneus HVZ existent dans toutes les dimensions – pas uniquement en un diamètre d’accrochage de 17, 18 ou 19 pouces – et le parc machines est aujourd’hui capable de produire 90 % de ces pneus. Ces précisions sont importantes pour la chronologie que je suis en train de vous exposer.
L’année 2003 marque la fusion juridique des groupes Goodyear et Dunlop en France. Et puisque dans notre pays Dunlop est déficitaire et Goodyear bénéficiaire, c’est Dunlop qui absorbe Goodyear pour former le groupe Goodyear Dunlop Tires France – GDTF. Cette fusion obéit évidemment à des raisons fiscales. Fin 2003, GDTF décide de mettre en place un statut social unique du personnel. Cette harmonisation aboutit pour les salariés de Goodyear à une perte d’environ 10 % de rémunération globale, notamment avec la perte de la prime de participation aux bénéfices, la limitation des journées de carence et avec la suppression d’autres droits. Goodyear harmonise ainsi vers le bas en prenant ce qu’il y a de pire d’un côté comme de l’autre, d’où une première souffrance.
En septembre 2007, le projet « Complexe Amiens » prévoit de réunir les deux sites de Goodyear et Dunlop, séparés par une route, avec la mise en place des 4x8 qui suppose la suppression de deux équipes. Vous devez bien comprendre la logique à l’œuvre. Les deux sites d’Amiens – Goodyear et Dunlop –, appelés aujourd’hui Amiens-Nord et Amiens-Sud, disposent alors tous les deux, en 2007, de trois équipes de semaine et de deux équipes de week-end. La mise en place des équipes 4x8 revient à supprimer une équipe d’un côté et de l’autre, soit 450 postes. On nous propose un investissement de 52 millions d’euros sur cinq ans pour les deux usines, soit 26 millions d’euros par site – environ 5 millions d’euros par an et par site. Dans le même temps, le site de Dębica que Goodyear a acheté en 1995 obtient 150 millions d’euros d’investissements. Nous faisons diligenter une enquête par un groupe d’expertise et nous nous apercevons que, pour maintenir l’outil de travail en l’état, sur les deux sites amiénois, il faut au minimum 8 millions d’euros par an et par site. Or, je l’ai dit, Goodyear ne nous propose que 5 millions d’euros pour assurer notre avenir.
Le projet est soumis aux salariés des deux usines et, le 22 octobre 2010, un premier référendum donne le résultat suivant : les salariés postés sur les deux usines ont voté « non » aux 4x8 à 75 %. En tant qu’organisation syndicale majoritaire notre objectif est de satisfaire les desiderata non pas de la direction, mais du personnel.
J’ai apporté un certain nombre de documents intéressants dont je vous donnerai copie. Le 16 novembre 2007, un CE est consacré à une nouvelle baisse d’activité, à la « perturbation du volume de production suite à un manque de semi-ouvrés au niveau européen » – je vous montrerai ultérieurement que la production du site d’Amiens a baissé de 50 % non pas à partir du refus des 4x8 en 2007, mais bien à partir de 2004. Page 12 du compte rendu de cette réunion, à la question que j’avais posée à M. Jens Pfeffermann – « Se passerait-il la même chose si les gens avaient voté oui aux 4x8 ? » – celui-ci me répondait : « Oui. » Autant dire qu’il n’y avait pas d’avenir pour les usines d’Amiens !
En octobre 2007, je vous l’ai dit, les salariés ont voté massivement contre les 4x8 et une grève a été organisée entre les deux usines pour dire « non » à ce système et « oui » à un avenir industriel de ce site. Le fait de s’opposer aux 4x8 ne voulait pas dire que nous refusions de développer notre outil de travail. Nous savions tous pertinemment que ce projet aurait de toute façon eu des effets néfastes –je reviendrai plus tard sur la situation de Dunlop que certains voudraient décrire comme idyllique.
Le 17 mars 2008, les syndicats de chez Dunlop signent les 4x8 contre l’avis des salariés ; s’ensuit une grève du personnel avec des débordements et, une fois encore, des licenciements à la clef. Chez Goodyear, la situation est toujours la même : les salariés refusent les 4x8. La direction accepte néanmoins de revenir discuter et elle organise une seconde consultation avec deux syndicats minoritaires : le syndicat CFE-CGC, syndicat catégoriel qui ne représente que deux catégories de personnels à savoir la minorité – notamment des gens non concernés par le travail posté et par les 4x8 – et un syndicat CFTC qui, à l’époque, n’est même pas élu puisque représenté par une personne mandatée. Or 71,7 % des salariés refusent les 4x8.
Quand ce second référendum a été organisé, contre l’avis du personnel, trois organisations syndicales, la CGT Amiens-Nord, SUD et la CFDT, ont appelé au boycott de cette consultation pour la simple et bonne raison que la question posée n’était pas la bonne. Nous considérions que lancer un second référendum était un déni de démocratie. Sur l’ensemble du personnel concerné, on comptait, pour les salariés postés – 3x8 et SDL –, 1 148 inscrits parmi lesquels 328 sont allés voter. Or pour atteindre le quorum il fallait 575 votants. Dès lors, pour le seul collège des salariés postés, le vote était caduc. Pour les salariés de jour, non concernés par les 4x8 et le changement de l’organisation du temps de travail, on comptait 307 inscrits parmi lesquels 244 sont allés voter et 91 qui ont tout de même voté contre. Si l’on ajoute ceux qui n’ont pas voté, et qui par là ont lancé un message fort, et ceux qui ont voté non, on totalise 911 personnes sur 1 455 inscrits. On est donc très loin d’un résultat favorable.
Fin 2008, la direction de Goodyear Dunlop Tires France annonce, à la suite du refus des 4x8, un plan de sauvegarde de l’emploi de 402 suppressions de postes sur l’activité tourisme. Ce PSE sera suspendu par le TGI de Nanterre.
En 2009, Goodyear annonce un nouveau PSE prévoyant cette fois-ci la suppression de 817 postes, l’arrêt de l’activité tourisme et la vente de l’activité agricole au groupe Titan, acquéreur de cette même activité aux USA en février 2005. Sur ce point, j’ai retrouvé un certain nombre d’éléments dans des rapports de 2004 du cabinet SECAFI. Il faut ainsi savoir que le groupe Titan ne s’est pas intéressé à l’activité agricole d’Amiens au moment où Goodyear annonçait la fermeture du site. Il a en effet acheté, en 2005, des sites de production au groupe Goodyear en Amérique du Nord. Or les différences entre les marchés européen et américain sont simples à comprendre. En Europe sont fabriqués des pneumatiques radiaux qui peuvent rouler dans les champs et sur la route. Aux États-Unis, les pneumatiques agricoles sont conventionnels et n’ont qu’une utilité : rouler dans les champs. Cette double caractéristique implique deux techniques de fabrication complètement différentes et la seule usine en Europe capable de produire des pneumatiques agricoles radiaux est celle du site d’Amiens-Nord.
En 2004, donc, le groupe Titan employait 1 800 personnes dans onze établissements. Sur sept usines de production, seulement trois conservaient une activité en 2004. Deux usines ont en effet été transformées en entrepôts de stockage – les machines et les équipements ont été mis en vente et je ne vous parle pas du personnel – et deux usines ont été mises en vente. Restaient donc quatre centres de logistique. Le groupe Titan avait acheté auparavant un site de production à Pirelli, celui de Des Moines, qui n’appartient pas au groupe Goodyear contrairement à ce qu’on a pu dire.
En 2010, 2011 et 2012 – je vous remettrai copie des ordonnances de référé –, Goodyear, par trois fois, est condamné par la justice : deux fois par le TGI de Nanterre et une fois par la cour d’appel de Versailles. À chaque fois, la justice ordonne la suspension du projet de l’arrêt l’activité tourisme et indique sans aucune ambiguïté que le plan d’affaires Titan est squelettique. Selon elle : « Le plan présenté, en ce qu’il prévoit le nombre d’emplois garantis sur seulement deux ans, ne répond pas à la question posée ; la pérennité d’une usine ne se mesure pas à l’échelle de deux ans ; l’ordonnance n’a pas été respectée de ce chef. »
Tout cela pour rappeler un point essentiel : ce n’est pas la CGT Goodyear qui a exigé, en se levant un matin, qu’il fallait un plan d’affaires d’une portée de plus de deux ans. La justice française, que je sache, s’impose à tous et c’est elle qui a ordonné au groupe Titan de nous donner de nouveaux éléments d’information, à savoir un plan d’affaires d’une portée supérieure à deux ans et certainement pas un plan d’affaires squelettique.
En 2012, voyant que le projet est dans l’impasse – puisque venant de perdre une nouvelle fois devant les tribunaux –, la direction demande à la CGT Goodyear – et pas par hasard puisque nous sommes le seul syndicat possédant la majorité absolue pour valider un accord – d’ouvrir des négociations sur ce fameux plan de départs volontaires et sur les garanties d’avenir de l’activité agricole. Il est là aussi important de rappeler que l’ouverture des négociations sur le plan de départs volontaires n’est pas due à la demande de l’organisation syndicale majoritaire, mais qu’elle est le fait d’une direction alors dans une impasse juridique et comptant en sortir en s’asseyant autour d’une table, ce qui pouvait au départ être une bonne chose puisque nous avons participé très activement et de bonne foi à ces réunions. Nous engageons donc les négociations dès lors que la direction fait revenir le groupe Titan autour de la table – pour nous une condition sine qua non – et que ce dernier accepte de reprendre l’activité agricole sans exiger au préalable la cessation de l’activité tourisme. Le groupe Titan, en effet, qui ne s’intéressait ni de près ni de loin à l’activité tourisme, exigeait la fermeture de celle-ci avant de reprendre l’activité agricole. Nous nous sommes toujours demandé pourquoi puisque les deux activités sont bien séparées l’une de l’autre comme on peut le constater sur le terrain.
Une fois cette condition obtenue, la CGT engage avec Goodyear des discussions sur la possibilité de la mise en place d’un plan de départs volontaires. Discuter de cela signifie alors pour nous accepter de laisser partir un certain nombre de salariés qui ont des projets ou qui sont proches de la retraite. Il nous faut donc obtenir des garanties pour assurer l’avenir de ceux qui restent. Goodyear s’engage au fil des discussions à maintenir l’activité tourisme au moins deux ans après la signature de l’accord, le temps que chaque salarié de cette activité trouve une solution en interne ou en externe. Le groupe Titan, pour sa part, accepte de ne plus exiger comme condition préalable la fermeture de l’activité tourisme pour reprendre l’activité agricole. Sont dès lors organisées plusieurs réunions pour déterminer les conditions de départs volontaires, conditions notamment financières et sociales.
Dans le même temps, nous tenons des réunions – à la préfecture et ailleurs – avec des responsables du groupe Titan, Morry Taylor donnant pleins pouvoirs au numéro deux du groupe, M. Campbell. Et lors d’une réunion en préfecture, M. Taylor a clairement indiqué qu’il ne voulait pas du site d’Amiens, que c’est Goodyear qui lui imposait la reprise de cette usine et que, pour lui, le groupe Goodyear avait commis une énorme erreur, qu’il fallait fermer cette usine, licencier le personnel, récupérer l’outil de travail et le transférer dans des pays où le coût de main-d’œuvre et le droit social n’existaient pas. Ce sont les mots exacts de M. Taylor, lequel s’exprimait du reste très clairement dans Le Monde en décembre 2001, le quotidien concluant : « Quand Morry Taylor dit dans la presse qu’il aurait été préférable de racheter des équipements pour Goodyear hors de France, on voit bien que cette vente consistait pour Goodyear à sous-traiter une délocalisation. » M. Taylor a donné son point de vue à plusieurs reprises dans Le Monde et je reviendrai sur la lettre qu’il a envoyée à Arnaud Montebourg il y a quelques mois.
Si les discussions avec Goodyear avancent néanmoins, on s’aperçoit, au fil du temps, que le groupe Titan campe sur ses positions et n’entend pas aller au-delà de deux ans d’investissements puisqu’il prétend ne pas connaître l’avenir du marché agricole – ce qui est complètement faux : tous les experts d’Europe et du monde savent pertinemment que le marché agricole dans le secteur du pneu radial est fort lucratif et amené à se développer, sa croissance devant quasiment doubler pendant les cinq prochaines années. Le groupe Titan ne veut pas donner de garanties – et on va comprendre pourquoi –, alors que la justice française exige que le chiffre d’affaires prévisionnel donné par le groupe soit de cinq ans et non deux ans.
Après trois mois de discussions, la direction de Goodyear décide, le 26 septembre 2012, contre toute attente, de programmer une réunion exceptionnelle du CCE à Rueil-Malmaison avec à l’ordre du jour la validation du plan de départs volontaires et du projet Titan. Nous sommes polis et donc nous rendons à la réunion. Alors que, d’une manière générale, les documents nous sont remis sept ou huit jours avant les réunions, rien de tel ici. La direction arrive avec un tas de documents qu’elle nous remet en mains propres. Nous nous apercevons alors qu’on nous demande de valider la reprise exacte du plan social invalidé par la justice à trois reprises – c’est ce qu’on appelle un accord de méthode et non pas un plan de départs volontaires. Face à notre refus de donner un avis sur un document qui n’était pas celui négocié, la direction claque la porte et annonce, le 27 septembre, que la CGT refuse de discuter alors qu’elle était prête à tout signer. Si vous trouvez un seul tract dans lequel la CGT affirme être prête à signer un plan de départs volontaires en abandonnant sur le site des centaines de salariés à leur propre destin, venez donc me voir ! Jamais nous n’avons soutenu une telle position. Nous avons toujours dit que notre première préoccupation était le devenir des salariés qui restaient et non pas celui de ceux qui pouvaient partir !
Je rappelle un point très important qui pourra en éclairer certains en matière juridique ou sociale : un plan de départs volontaires peut être appliqué de plusieurs façons. La première est la conclusion d’un accord avec le ou les syndicats ayant recueilli plus de 33 % des voix aux élections professionnelles, comme le prévoit la loi de modernisation sociale voulue par les organisations syndicales. La deuxième voie consiste à organiser un référendum du personnel. La troisième est la dérogation administrative.
Puisque tant de salariés souffrent au sein de l’entreprise, puisque tant de salariés de l’activité agricole ne se préoccupent plus de leur avenir et veulent d’un plan de départs volontaires, enfin puisque la direction a la certitude que tout le monde va valider un tel plan, nous demandons à Goodyear d’organiser un référendum. Si la direction avait organisé un tel référendum et que les salariés avaient validé le plan de départs volontaires, celui-ci aurait été mis en place. Ce n’est donc pas la CGT qui a empêché le PDV, c’est la direction qui n’en a pas voulu et elle a préféré faire porter la seule responsabilité de l’échec du dialogue social à la CGT Goodyear Amiens-Nord.
En avril 2013, tout comme en avril 2011, se tiennent des élections professionnelles. La CGT Goodyear remporte une large audience. Dans le premier collège, elle obtient cinq sièges sur six et, dans le second, celui des agents de maîtrise et des techniciens, quatre sièges sur quatre. La CGT recueille 86 % des suffrages tous collèges confondus et, pour la première fois, elle réalise un score historique dans le collège cadre : 47 %, soit un désaveu total pour la direction d’autant que les salariés ont largement eu le choix. Deux cultures se sont fait face : celle de la CGT qui se battait pour l’emploi et celle de deux autres organisations syndicales qui entendaient valider le projet de la direction. Résultat : ces deux derniers syndicats n’obtiennent à eux deux que 14 % des voix. Je laisse chacun tirer les conclusions de ces chiffres.
À ce jour, aucun salarié n’a perdu son emploi pour raison économique, pas un seul. Je rappelle que depuis presque six ans nous nous battons au quotidien dans cette usine. Pas plus tard que ce matin nous assistions à une audience de la cour d’appel de Versailles. On ne se bat pas pendant six ans par hasard. Les employés de Goodyear – dont la moyenne d’âge est de cinquante ans et l’ancienneté moyenne de vingt-cinq ans – ne savent faire que des pneus. Qui, aujourd’hui, dans notre région, va les embaucher ? Personne. C’est pour cela que, d’un point de vue symbolique, la lutte que nous menons est importante. Les gens se battent pour garder leur boulot. Néanmoins, les dommages collatéraux sont très importants : une telle résistance est forcément épuisante – et il faut noter que la direction du groupe déploie tous les moyens dont elle dispose pour détruire le mental du personnel.
D’ailleurs, le 21 août 2013, l’inspection du travail d’Amiens a constaté, après une visite inopinée, une souffrance au travail inacceptable. Elle a par conséquent demandé à la direction de « se conformer au plus vite à ses obligations ». J’ai apporté la lettre de l’inspection du travail, lettre que je tiens également à votre disposition et qui reproche à la direction de n’avoir rien fait depuis des années pour permettre aux salariés de continuer à travailler sur ce site dans des conditions qui respectent l’intégrité humaine. La première règle d’un employeur, c’est d’assurer l’intégrité physique et mentale du personnel.
Goodyear n’a jamais obtenu jusqu’à ce jour le feu vert pour réaliser une restructuration. Or, à l’heure où je vous parle, 95 % de cette restructuration a déjà été mise en œuvre. On a donc maintenu un effectif pour fabriquer un certain nombre de pneus, la fabrication de ces derniers ayant été délocalisée en tout ou partie vers des pays à bas coûts de main-d’œuvre, notamment vers le site de Dębica – comme je vous le prouverai par la suite. Aujourd’hui, la préoccupation première des salariés est de savoir ce qu’ils vont faire de leur journée. Des pères de famille qui viennent dans une usine où il n’y a pas de travail, c’est pire que tout – dépressions, déprimes, tentatives de suicide… L’inspection du travail d’Amiens passe un temps fou à rappeler à la direction de Goodyear qu’elle a des obligations légales.
Le 31 juillet 2013, Goodyear annonce aux bourses du monde entier ses résultats du second trimestre 2013 : progression de 12,2 % du titre, bénéfice net de 136 millions d’euros contre 60 millions d’euros l’année précédente pour la même période, augmentation de 3 à 5 % des ventes en Europe – là où on nous dit que les pneus que nous fabriquons et qui sont délocalisés ne se vendent plus ! Le bénéfice opérationnel devrait atteindre, fin 2013, quelque 1,6 milliard de dollars, soit le meilleur résultat depuis la création du groupe Goodyear il y a plus de cent ans. Le jour de l’annonce de ces résultats, l’action fait un bond de 23 % en bourse ; en deux jours elle augmente de 80 %. Vous pourrez retrouver sur internet les résultats de ce groupe qui se porte très bien – je vous les ai apportés en anglais et en français. Vous constaterez que je ne vous rapporte là que des faits.
Je tiens également à vous faire part de plusieurs rapports d’experts. L’un d’eux, du cabinet AMC, est assez éloquent. Les chiffres qu’il donne à la page 35 montrent que la situation actuelle de l’établissement d’Amiens-Nord est « le résultat de la décision de Goodyear de restructurer ses capacités de production. Goodyear a lentement mais sûrement transféré la production de cet établissement vers les autres filiales européennes dès 2008. Le volume de production d’Amiens-Nord a diminué de 75 % entre 2006 et 2012 alors que les pneus Goodyear sur la région EMEA diminuent de 11 % en volume entre 2006 et 2010. Il serait inapproprié de faire une photographie du coût de main-d’œuvre et du coût de production d’un pneu d’Amiens-Nord aujourd’hui dans une situation où les capacités de production et de main-d’œuvre sont devenues inadaptées au volume de production et où l’établissement souffre d’un sous-investissement chronique. » Le rapport se termine par ces mots : « Nous manquons d’informations pour juger de la rentabilité de l’établissement puisque le système cost-plus ne reflète en rien la réalité économique et commerciale de l’activité du marché et du pneumatique Goodyear. »
La direction Goodyear a en effet créé, en 2005, un support nommé système cost-plus en vertu duquel les sites de production, hormis ceux d’Allemagne, ne sont plus que des centres de façonnage. Auparavant, la production répondait à la demande de clients comme Peugeot, Renault, Volkswagen… Nous fabriquions des pneus que nous revendions directement à ces clients. Le complément différentiel entre le coût de production et le prix de vente revenait à notre établissement. Il servait à l’auto-investissement et nous pouvions ainsi rester à flots par rapport à nos usines sœurs. Dès lors que la direction a mis en place un système de cost-plus, nous ne sommes plus du tout dans cette logique.
En effet, l’établissement ne gère plus l’aspect financier qui relève de GDTO, filiale que Goodyear a créée et qui est une sorte de centre financier situé au Luxembourg. Pourquoi le Luxembourg ? Je vous laisse réfléchir… C’est donc au Luxembourg que sont prises certaines décisions concernant notamment les niveaux d’investissement – si on investit, on permet à une usine d’aller mieux ; sinon, forcément, elle crève ! Ensuite, on donne des volumes d’activité ou non, on les transfère ou non. Enfin, chaque pneu produit à Amiens-Nord, à Amiens-Sud ou ailleurs – sauf en Allemagne pour des raisons financières – est revendu au groupe et le groupe nous octroie 5 % de marge par pneu, ni plus ni moins. Tout le reste, le complément entre ce qui nous est racheté plus les 5 % et le prix de vente, c’est le Luxembourg – paradis fiscal – qui se le met dans la poche.
Ce même système a été mis en place chez Continental et de très nombreux grands groupes. Il permet non seulement une fuite en avant fiscale, mais aussi d’échapper à tout contrôle dans le pays d’origine où sont fabriqués les pneumatiques. Cela permet d’autant plus facilement de justifier la fermeture d’un établissement comme le nôtre.
Certains éléments du rapport dont il est ici question sont intéressants. Ceux, par exemple, concernant la part de l’activité de l’appareil productif. Tout le monde évoque la dette de Goodyear, qui serait si importante qu’elle justifierait la fermeture de l’usine d’Amiens-Nord. Je rappelle au passage que si le taux d’endettement de tous les ménages français était le même que celui de Goodyear Monde, croyez-moi, l’économie se porterait très bien ! Je ne suis pas expert en la matière, mais je constate que la dette du groupe ne représente pour 2012 que 42 % des capitaux propres. Dans le même temps, le groupe Titan qui pensait racheter notre usine semble avoir un sérieux problème : il est endetté à hauteur de 192 % ! Et pour lui tout se passe bien, on ne parle pas de sa dette… En réalité, en fermant le site c’est à une délocalisation que l’on veut procéder !
Certains chiffres parlent d’eux-mêmes. Pendant que notre usine produit moins de pneus, pendant que l’on amuse certaines personnes avec des éléments qui ne correspondent pas à la réalité, pendant que des gens souffrent dans une entreprise où il est de plus en plus difficile de travailler, l’importation du pneu Goodyear explose ! En 2004, 1 % des pneus Goodyear, en France, étaient importés de Chine ; ce taux est passé à 15 % en 2010 et il est aujourd’hui de 20 %. On a cherché à nous faire croire que les usines implantées en Chine n’avaient vocation qu’à alimenter un marché local – c’est complètement faux.
Du plus, la question économique n’est pas seule en cause. En 2007, le magazine Que choisir, pour la première fois, livrait les résultats d’une étude comparative sur les pneus, s’agissant notamment des taux de HAP-CMR. Surpris de constater que ceux-ci étaient 75 fois supérieurs pour un pneu produit à Amiens-Nord que pour un pneu produit par Michelin dans une autre usine, nous nous sommes renseignés. Les HAP sont les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les CMR des agents cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques. Nous avons demandé une réunion du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), provoquant un vent de panique au sein de la direction qui nous a enjoint de ne pas nous inquiéter. Nous avons commandé une expertise auprès du cabinet agréé CIDECOS. Résultat : Goodyear a caché à l’ensemble du personnel qu’il utilisait des produits cancérogènes, que le décret de 2001 n’était pas appliqué – et il ne l’est toujours pas à l’heure où je vous parle. On a gagné un procès au pénal à Amiens, mais on n’a toujours pas obtenu l’application de l’article 700 du code de procédure civile qui nous permettrait de faire vivre une association que l’on a créée pour les ex-salariés partis à la retraite ou pour leurs ayants droit puisque nombre de nos camarades décèdent à la suite de cancers.
On doit respecter des obligations en Europe : à partir de 2011, les entreprises n’ont plus eu le droit d’utiliser ces produits dans la production de pneumatiques. Mais en Chine, ce n’est pas interdit. Et quand on importe des pneumatiques de Goodyear made in China en Europe, personne ne va voir ce qui se trouve à l’intérieur. Or l’expertise menée par le magazine Que Choisir concernait non pas le contenu des pneus, mais ce que dégageaient ces pneus en roulant. Michelin s’est pour une fois mis en conformité avec la législation. Le décret de 2001 s’applique à tout le monde. Il prévoit le remplacement des produits nocifs par des produits de substitution. Reste que ces derniers coûtent 1,5 voire 2 points de plus par tonne que les produits de base qui déclenchent des maladies. Goodyear fait donc abstraction de tout cela.
Les cabinets AMC, ALTER et CIDECOS ont tous, sans exception, dû faire face à une obstruction de la direction. Ils sont tous encore devant les tribunaux faute de pouvoir faire leur travail. En revanche, depuis quelques années, le groupe Alpha Conseil, lui, s’est spécialisé dans la cellule de reclassement ; il vend donc du tout compris. Sans pouvoir à ce jour en apporter la preuve, nous constatons que ce groupe, qui en moins de quatorze jours a rendu un rapport catastrophique pour les salariés mais exceptionnel pour la direction, est le même qui propose deux cabinets de reclassement : SODIE et SEMAPHORES. Or Alpha Conseil, SECAFI, SEMAPHORES et SODIE appartiennent au même groupe. Pur hasard, nous dit-on ; mais ce n’est pas moi qui ai choisi deux cabinets de reclassement appartenant au même groupe que le cabinet qui, en quatorze jours, a validé la fermeture de l’usine !
Dans le même temps, le cabinet CIDECOS était assigné à Lyon où se trouve sa maison mère, parce que la direction a estimé qu’il ne rendait pas suffisamment rapidement son rapport. Le cabinet a fait valoir qu’on ne lui donnait pas les moyens de travailler et la direction a répondu qu’elle avait mis en place une data room avec des tonnes de documents. Mais aucun de ces documents ne contenait ce qui était recherché. Et lorsque CIDECOS demandait si la situation d’Amiens-Nord était liée en tout ou partie à la délocalisation de la production, la direction déclarait ne pas vouloir donner de réponse. Le cabinet ne pouvait donc pas avancer. S’il tentait d’obtenir des informations en dehors de la France, on lui répondait qu’il débordait son périmètre de compétences. Une nouvelle bataille juridique s’est donc engagée avec nos cabinets d’expertise. C’est regrettable, une fois de plus, mais on ne peut pas avancer dans ces conditions : Goodyear fait systématiquement obstruction dès lors qu’un rapport va dans l’intérêt du personnel.
Le cabinet SECAFI indique très clairement que l’activité tourisme est demeurée à l’écart des investissements, que le projet de fermeture de cette activité à Amiens-Nord met en danger la pérennité de l’activité agricole avec un surcoût de 18,6 % pour cent kilogrammes. Mais lorsque j’ai demandé à M. Taylor comment il comptait absorber le surcoût lié à l’arrêt de l’activité tourisme, il m’a répondu que cela ne poserait pas de problème. J’ai trouvé cela très inquiétant.
J’ai par ailleurs observé ce qui se passait chez nos voisins de Dunlop. Selon un tract de 2009 de la CFTC, un droit d’alerte s’impose pour connaître l’avenir de l’usine : « Voilà neuf mois que le système des 4x8 est appliqué au sein de l’usine Dunlop. Le groupe nous a contraints à cet aménagement du temps de travail pour réduire les coûts de fabrication de 20 % et c’était la seule condition pour obtenir les investissements. Après neuf mois, force est de constater que notre usine n’est pas plus compétitive et que les investissements ne sont pas encore au rendez-vous. » Je vous communiquerai des coupures de presse qui montrent que les 4x8 ne correspondent pas à ce qui avait été présenté.
Pour les années 2006 et 2007, à la page 9 d’un document du cabinet SECAFI on trouve des éléments inquiétants. Sous le titre : « Les logiques de restructuration pénalisantes pour l’emploi », nous apprenons que Goodyear constituait une provision pour restructuration d’un montant de 3,8 millions d’euros, alors qu’en 2006 et 2007 aucune restructuration n’était en cours en France. Comment Goodyear pouvait-il savoir en 2006 que les 4x8 allaient être refusés ? Et l’on ne compte pas les informations de ce type.
À la page 21 de ce même document de 2006, on peut lire : « Comme nous l’avions déjà souligné dans notre intervention sur les comptes prévisionnels, les productions sur les diamètres les plus faibles – 13 et 14 pouces – sont en très fort recul. » Il faut savoir qu’en 2006, contrairement à ce qui a été dit jusqu’aujourd’hui, le site d’Amiens-Nord était capable de consacrer 90 % de sa production aux pneus en HV (haute vitesse) qui correspondent parfaitement aux besoins du marché européen. Tout ce qui a été dit par Goodyear depuis le début, à savoir que le site n’était pas en mesure de produire les pneus demandés par le marché, tombe à l’eau à la seule lecture de cet extrait du rapport. On avait même produit des pneus de 17 pouces à l’époque.
À la page 65 du document du cabinet SECAFI, il est question de la baisse de l’activité déjà engagée concernant le secteur tourisme. En 2004, on produisait 20 144 pneus par jour, chiffre qui est tombé à 19 000 en 2005 et à 17 000 en 2006. La baisse de l’activité tourisme était déjà engagée par le groupe Goodyear alors même que nous n’avions pas encore abordé la question des 4x8.
Je vais vous transmettre des éléments de nature à vous intéresser sur la fusion juridique et sur les transferts des productions – qui se sont révélés assez importants. Ces documents ont été remis par la direction de Goodyear Amiens-Nord en 2008. Prenons l’exemple du « transfert de certaines productions dans des pays à bas coût ». Selon un de ces documents, « arrêter ces productions reviendrait à remettre en cause d’autres activités plus rentables compte tenu du risque de voir partir des clients privilégiant un fournisseurs unique pour des pneus à faible et à haute valeur ajoutée. S’il est nécessaire de poursuivre la commercialisation de ces références incontournables, il importe en revanche de produire ces pneus à faible valeur ajoutée dans des pays à bas coût de main-d’œuvre, comme par exemple en Chine. Dans cette optique, le groupe prévoit de transférer certaines productions auprès des partenaires industriels, notamment Sumitomo qui dispose d’infrastructures industrielles en Chine capables d’approvisionner le groupe dans des conditions compétitives y compris en Europe. »
Le 22 septembre 2010, dans une note interne, la direction écrit aux salariés que « Goodyear s’engage à maintenir l’activité agricole à Amiens-Nord tant qu’aucun potentiel repreneur n’aura confirmé le rachat, avec un plan d’investissements de 5 millions d’euros sur trois ans minimum, le maintien des effectifs et la description détaillée des perspectives d’activité ». Et aujourd’hui on parle de fermer le site !
J’en viens à la conclusion de cette présentation qui, vous pourrez le lire dans tous les documents qui vont vous être remis, est l’exact reflet de la situation de notre établissement. Cela dit, il faudrait de nombreuses heures pour retracer l’histoire que l’on vit au quotidien dans cette usine depuis maintenant six ans, voire plus, une usine qui appartient à un groupe qui a décidé depuis des années de fermer le site. Goodyear a une politique industrielle à un horizon de dix ans. Quand, en 2007, la direction décide de supprimer des emplois, on peut estimer que la décision avait été prise au début des années 2000.
Sur le site de Continental à Clairoix, en Picardie, les salariés ont accepté de valider un projet remettant en cause leurs acquis et leur vie de famille parce qu’ils ont cru aux paroles rassurantes des patrons et, surtout, parce qu’ils voulaient garder leur emploi, « Conti » promettait du travail pour au moins cinq ans. Le résultat est connu de tous ! Le site de Clairoix était une usine ultramoderne. Les presses – 2 millions d’euros – ont cuit un pneu… On comptait 150 millions d’euros d’investissements en moyenne par an. Où est cette usine aujourd’hui ? Où sont les promesses ? L’usine est fermée et la production a été complètement transférée en Roumanie. Tous les salariés ont été virés. Plus de 70 % d’entre eux restent à ce jour sans emploi, au chômage, et le RSA guette déjà certains. Voilà l’Eldorado proposé par les patrons.
Il y a quelques semaines, le tribunal de Compiègne a jugé illicite la fermeture et les licenciements pour défaut de raison économique. Quand un groupe comme Goodyear annonce des millions, voire des milliards d’euros de bénéfices après impôt, quel peut bien être le motif économique de la fermeture ? Quelle est la justification économique d’une fermeture qui est en réalité une fraude au droit du travail, une fraude fiscale. En raison d’une absence de motif économique, la justice interdit donc à Conti de licencier mais, hélas, ce jugement, prononcé trois ans après les faits, ne permettra pas le redémarrage de l’usine et encore moins le réembauchage des salariés. Il arrive trop tard, après que les patrons ont fermé le site – patrons que l’on peut aisément qualifier de voyous.
Mais Dunlop, ça marche, diront certains ! Sans doute, mais pour qui ? L’usine de Dunlop est maintenue en vie artificiellement, et je pèse mes mots. Quand nous luttons pour nos emplois à Amiens-Nord, nous sauvons les emplois d’Amiens-Sud. Je l’ai dit à maintes reprises à qui voulait l’entendre : après Amiens-Nord, ce sera le tour d’Amiens-Sud. Si depuis six ans nous sauvons nos emplois, nous pouvons très tranquillement affirmer : nous sauvons les emplois quotidiens du millier de salariés de Dunlop. Il y a à cela une raison simple : le groupe Goodyear n’acceptera pas une fois de plus de nous donner raison. Nous avons gardé nos systèmes de rotation 3x8 et SD. Chez Dunlop, ils ont accepté la mise en place des 4x8 et, depuis, plus rien ne va. Il suffit de reprendre le tract que je vous ai lu tout à l’heure ou certaines coupures de presse. Le site a perdu 50 % de son volume de production depuis la mise en place des 4x8 ! Il est passé d’environ 18 000 pneus par jour à moins de 9 000 alors que les perspectives de viabilité prévues par l’accord 4x8 étaient de 21 000 pneus par jour pour que nous parvenions à gommer l’écart de 15 % qui nous séparait de l’usine de Riesa en Allemagne. C’est à ces conditions que le site de Dunlop devenait rentable.
De très longues périodes de chômage partiel ont été imposées aux salariés de Dunlop avec des pertes de rémunération. Qui paie ? L’État, or « l’État, c’est nous » ! De nombreux salariés sont en arrêt maladie ou accident du travail. On a même créé une cellule psychologique. Le turn over est énorme ; le nombre d’intérimaires ne cesse de progresser. Cela signifie que le coût du travail chez Dunlop est plus élevé depuis le passage aux 4x8. Et comme Goodyear est une centrale financière qui ne réfléchit qu’en dollars, l’avenir du site Dunlop d’Amiens-Sud est sur la sellette.
Bref, vous comprendrez que les 4x8 ne sont bien que pour les actionnaires et que ce système ne change hélas rien à la situation économique d’une usine qui est dans le collimateur d’un groupe qui a décidé de longue date de se retirer non pas des deux usines d’Amiens, mais de l’activité pneumatique en France, tout comme Continental et Michelin s’apprêtent à le faire dès demain.
Faut-il rappeler qu’en 2010 le tribunal de grande instance d’Amiens a déclaré, dans une ordonnance, illicite l’accord 4x8 car non conforme au droit du travail. Comment une direction d’entreprise d’une multinationale peut-elle proposer à quelque organisation syndicale que ce soit un accord qui ne respecte pas le code du travail, donc le droit des salariés. Cela renforce la légitimité de notre refus des 4x8 et le fait que l’accord signé par deux organisations syndicales ultra-minoritaires ait été dénoncé par la CGT.
Désigner les opposants aux 4x8 comme les coupables des maux d’Amiens-Nord, c’est commettre une grave erreur de jugement et d’analyse car le raccourci est très facile. De même, faire porter la responsabilité de cette situation à la seule CGT, c’est nous faire porter un rôle de gestionnaires que nous n’avons hélas pas. Nous avons le droit d’avoir un représentant qui, une fois par an, assiste à un conseil d’administration. Mais quel est le rôle d’un élu du personnel au sein d’un conseil d’administration ? C’est d’abord de se taire et ensuite de constater les décisions qui sont validées, y compris les pires. Nous n’avons aucun pouvoir de décision sur la stratégie du groupe Goodyear dans le monde.
Il manque sans doute des éléments à cette présentation mais je reste, avec mes camarades de la CGT, à votre entière disposition pour vous fournir tout ce dont vous avez besoin. Nous allons d’ores et déjà vous remettre quelques kilos de documents à la manière de la direction de Goodyear qui mesure la qualité d’un PSE au poids total des documents qu’elle nous donne – j’ai compté 750 kilogrammes en six ans, ce qui fait mal au dos sans faire avancer le plan social. La commission d’enquête sera ainsi plus éclairée aujourd’hui sur la réelle situation du site.
Je terminerai en rappelant qu’aucun élu CGT n’a été condamné pendant cette longue période. En revanche, nous avons subi. J’ai été mis en examen à cinq reprises en tant que secrétaire du syndicat. Or à aucun moment la justice n’est allée au-delà et les responsables de ces mises en examen vont bientôt devoir répondre devant la justice de cet acharnement. J’ai compté également cinq mises à pied de trois jours. Chacun de nos collègues de la CGT a été mis à pied au moins une fois. La direction a également présenté des demandes d’autorisation de licenciement à l’administration qui les a refusées. Pourquoi ? Parce que la CGT, chez Goodyear, en utilisant simplement le droit du travail et le droit des salariés, empêche depuis plus de six ans une multinationale, l’une des plus puissantes au monde dans l’activité du pneumatique, de fermer son usine.
Soyons clairs : un plan social, une fermeture d’entreprise, une délocalisation n’ont rien d’illicite pour peu que l’activité en question soit en train de s’écrouler. Prenons l’exemple de Kodak. On peut très bien comprendre que, le secteur de l’argentique s’écroulant, Kodak ne puisse maintenir le même nombre d’emplois si le numérique en exige moins. Dans le pneumatique au contraire, le nombre de pneus vendus en Europe est en augmentation constante : 5 millions de pneus vendus en plus en 2012 par rapport à 2011. C’est bien la preuve qu’il y a transfert de l’activité. On me répondra que Peugeot licencie ; sauf que Peugeot suit la même logique que Goodyear.
En outre, le pneumatique ne se réduit pas à un seul marché : il ne concerne pas uniquement l’équipement d’origine. Il faut aussi tenir compte du marché du pneu de remplacement. Ainsi, quand Goodyear équipe Peugeot d’un million de pneus D207 par an, au bout de 30 000 ou 35 000 kilomètres parcourus, on change de pneus et Goodyear escompte bien à cette occasion revendre des produits Goodyear. Je précise au passage que ces pneus, auparavant fabriqués à Amiens-Nord, proviennent désormais de l’usine de Dębica ; autrement dit, la fabrication d’un million de pneus a été transférée en Pologne ; si ce n’est pas frauduleux alors c’est que je ne comprends rien. L’intérêt pour Goodyear d’avoir un marché du remplacement est simple à comprendre : quand il vend un million de pneus à Peugeot, il tire les prix ; mais les individus, eux, paient le prix fort et c’est là-dessus que Goodyear fait ses marges. Que le marché de la voiture se porte bien ou pas, Goodyear sourit toujours. Cherchez l’erreur !
Si nous n’avons pas été condamnés, la direction de Goodyear, elle, l’a été systématiquement, en correctionnelle et même au pénal, pour défaut d’informations auprès de salariés qui souffrent notamment de cancers dus à l’exposition, pendant vingt ou trente ans, à des produits nocifs sur leur lieu de travail. L’employeur n’a même pas pris le temps d’inciter les salariés à se protéger. Si notre santé n’intéresse pas la direction, on peut en conclure que notre vie non plus. Nous avons été obligés, avant les vacances, d’envoyer un courrier à la direction pour l’informer que cinq ou six camarades étaient décédés à cinquante ans passés à peine, quand ce n’était pas à quarante-cinq ans, mais les représentants de la direction ne viennent même plus aux obsèques de salariés ayant vingt-cinq ans d’ancienneté. Cela montre l’état d’esprit de la direction.
Je remercie la commission d’enquête d’avoir écouté ce que j’avais à dire. J’espère l’avoir éclairée sur la vraie situation de notre usine et de ce groupe. J’ai une pensée particulière pour tous les salariés que je représente ce jour avec fierté et honneur. Je suis à votre disposition pour répondre à vos éventuelles questions.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Je vous remercie, monsieur Wamen, pour cet exposé très complet. J’aimerais que vous reveniez sur la souffrance au travail des salariés de l’usine Amiens-Nord, telle que constatée par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Pouvez-vous nous préciser le nombre d’actions engagées et le nombre de salariés touchés aujourd’hui par cette souffrance au travail ?
J’aimerais également savoir comment vous évaluez les plans de formation proposés aux salariés au fil des ans, notamment la proposition de la direction de Goodyear dans le cadre du PSE.
Vous avez par ailleurs, à travers l’analyse d’extraits des documents que vous avez apportés, voulu démontrer que des opérations de délocalisation de la production étaient en cours, que ce soit en Europe ou en dehors de l’Europe. Avez-vous des preuves précises à nous communiquer en ce qui concerne, dans votre secteur, l’activité agricole comme l’activité tourisme ?
Il y a quelques mois, vous avez évoqué un projet de SCOP dans le cadre d’une proposition de reprise de l’activité. Comment avez-vous pu le présenter à la direction et quelles en ont été les conclusions ?
Nous avons observé le combat mené par les syndicats et entendu le témoignage qui nous a été livré la semaine dernière lors d’une audition réalisée par cette commission. Quels enseignements tirez-vous de ce conflit en matière de sauvegarde des activités industrielles sur le territoire national, notamment dans votre filière, en termes de dialogue social – qui apparaît comme très compliqué voire parfois empêché – et de fonctionnement des procédures de licenciement économique collectif, des plans sociaux d’accompagnement.
Enfin, nous avons appris la semaine dernière qu’il y avait dorénavant une séparation juridique entre les deux usines, celle de Dunlop étant rattachée à une filière dont le siège se situe au Luxembourg, celle d’Amiens-Nord restant pour sa part rattachée à Goodyear France. Avez-vous des éléments à ce sujet ? À quelle date, notamment, s’est effectuée cette séparation ? Comment a-t-elle été expliquée et quelles en sont les conséquences juridiques pour les salariés ?
M. le président Alain Gest. En quoi consistait exactement votre proposition de SCOP ? Sur quelle activité portait-elle ?
Dans sa proposition de reprise, le groupe Titan prévoyait de maintenir l’emploi pendant deux ans. Que prévoyait à cet égard votre projet de SCOP ?
M. Mickael Wamen. Je suis membre du CSHCT depuis des d’années. La souffrance au travail n’est pas un vain mot. Au fil du temps, les gens sont passés de la fierté à venir travailler dans cette usine à un dégoût motivé par un acharnement sans nom de la part de la direction. Et soyons clairs : s’il y avait du travail ailleurs, les gens seraient tous partis. J’en ai vu pleurer à leur poste de travail, souffrir, revenir d’un arrêt de travail parce qu’on était allé les « décrocher » chez eux – ils étaient en train de se pendre ! J’ai des témoignages et j’ai déposé des plaintes au commissariat avec plus de 300 salariés, plaintes qui à ce jour, hélas, sont restées sans suite. La souffrance au travail, c’est quand vous avez un employeur, un directeur d’usine, M. Michel Dheilly, qui passe dire aux salariés qu’il a été nommé directeur, qu’il est payé pour fermer l’usine et qu’il va le faire. Ces salariés auxquels on annonce qu’ils vont être licenciés ne demandent qu’une chose : faire leur boulot.
Plus que la souffrance au travail, c’est une souffrance quotidienne ; il n’y a pas une journée, pas une heure où le groupe Goodyear ne nous rappelle que notre sort est scellé et qu’il veut faire de nous des chômeurs de longue durée, des exclus de tout, même du droit de vivre. Quand vous perdez votre travail, vous ne perdez pas seulement la motivation pour vous lever le matin, vous perdez votre dignité. Vous perdez le droit à une mutuelle, donc le droit de vous soigner. Imaginez : vous êtes en vacances et vous apprenez que Goodyear vous a envoyé une lettre en recommandé pour vous signifier de ne pas vous inquiéter car on va s’occuper de vous ; ou alors vous passez les fêtes de Noël et du Nouvel an en famille et Goodyear vous envoie une petite lettre annonçant la fermeture de votre usine dès le mois de janvier. C’est quotidien ! Quelques managers, pas tous, ont enfin compris, après de très longues années, que la souffrance au travail pouvait vite devenir un problème pénal pour ceux qui en étaient à l’origine. Des résultats ont été obtenus dès lors que des plaintes ont été déposées par les salariés, dès lors que l’inspection du travail a diligenté une enquête aux termes de laquelle elle a demandé à la direction Goodyear de cesser immédiatement de harceler le personnel.
Aujourd’hui, si certains salariés de quarante-cinq ans n’ayant pas de projet acceptent 10 000 euros pour partir, c’est qu’ils n’en peuvent plus de travailler dans ces conditions, ce n’est pas parce qu’ils veulent devenir chômeurs. Pas moins de 350 personnes ont disparu des effectifs. Quand Goodyear a commencé à permettre les départs, certains se sont précipités en disant : « Avec 20 000 euros, moi je me tire ! » Et voulez-vous que je vous dise où en sont ces gens-là ? Certains ont acheté des cafés, des bars tabac, des kebabs, des pizzerias, parce qu’ils n’en pouvaient plus. Résultat : tout leur système s’est écroulé et ils sont chômeurs de longue durée !
Il faut mesurer les conséquences d’un travail qui vous met en danger jusqu’à votre domicile, car chez Goodyear la souffrance ne s’arrête pas quand on franchit la barrière pour rentrer chez soi et elle ne commence pas quand on passe le poste de garde en allant à l’usine. La souffrance, elle est présente quand on se lève, quand on se couche, quand on allume la télévision, quand on entend tout ce qui se passe, quand on voit que le taux de chômage explose en France, quand on apprend que la durée moyenne de retour à l’emploi pour un ouvrier non qualifié est de trente-six mois alors que la période de chômage est de vingt-quatre mois et que le RSA ne dépasse pas 475 euros par mois. Vous croyez donc que la souffrance au travail n’est pas voulue par la direction ? Elle est délibérée.
La direction Goodyear a réussi au moins une chose : ce qu’elle n’a pas obtenu par le biais d’une justification économique, elle est en train de l’obtenir à travers la destruction mentale, physique de l’ensemble du personnel de cet établissement, depuis l’opérateur jusqu’au cadre dirigeant – exceptés certains qui prennent un malin plaisir à massacrer les salariés parce qu’on leur a certainement proposé de meilleurs postes ailleurs au sein du groupe.
Quant au plan de formation, je suis assez bien placé pour vous en parler puisque je suis responsable de la commission formation depuis maintenant huit ans. Ne nous racontons pas d’histoires : la formation, jusqu’à il y a environ six ans, c’était former un peu mieux ceux qui l’étaient déjà beaucoup et ne pas former du tout ceux qui ne l’étaient pas du tout. Dans l’atelier, où nous diffusons régulièrement des informations aux salariés, nous nous sommes aperçus, une fois, en distribuant un tract, que certains souffraient d’illettrisme. Nous avons donc interpellé la direction, exigeant une réunion exceptionnelle de la commission. Une première période de remise à niveau a été organisée. Le code du travail impose à l’employeur de maintenir le niveau de formation qu’avaient les salariés lors de leur arrivée sur le site, mais cette obligation légale est violée par le groupe Goodyear et par son usine d’Amiens-Nord.
Pour ce qui est de la formation professionnelle dans le cadre du passage aux 4x8, il n’était strictement rien prévu. Pensant qu’un opérateur qui fabrique des pneus est capable de le faire le samedi ou le dimanche comme le lundi ou le mardi, la direction n’a pas envisagé de plan de formation. Dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) – si l’on peut encore l’appeler ainsi : ce sont plutôt les finances de quelques actionnaires que l’on sauvegarde ! – deux cabinets vont s’en sortir tranquillement : SODIE et SEMAPHORES. Si vous multipliez 1 175 par 8 000, 10 000, 15 000, 20 000 euros, vous vous rendrez vite compte que ces cabinets ne connaissent pas la crise !
Quant au dialogue social, j’ai assisté à des réunions pendant lesquelles il était très difficile de garder son calme. Quand vous avez devant vous une assemblée de 200 pères de famille dont 30 % sont à deux doigts de péter une durite, et qu’on leur propose une formation de cueilleur de champignons – je l’ai vraiment entendu –, si ça, ce n’est pas se foutre de la gueule des gens, je ne sais pas ce que c’est ! La formation chez Goodyear, c’est simple : on vous vire et on va vous former ! À ce rythme endiablé, la France aura certainement les chômeurs les mieux formés du monde. On sera chômeur de longue durée, mais formé. Par exemple, pour ce qui me concerne, je n’ai pas de diplômes – j’étais une tête de Turc à l’école – et quand je suis arrivé chez Goodyear, j’ai eu l’avantage d’y être embauché, même si ce n’était pas mon rêve et si ce n’était pas la panacée. J’ai travaillé pendant trente ans sans être formé, car on m’a demandé non de réfléchir mais de faire des pneus et, un beau jour, on me dit qu’on va me former. Si, en rentrant chez moi, j’ai pris l’habitude de ne pas allumer TF1 et de ne pas regarder les émissions à la con, si je ne suis donc pas trop lobotomisé, je parviendrai peut-être à réfléchir un peu. Mais vous croyez que quelqu’un de cinquante-cinq ans qui a passé sa vie à ne faire que des pneus est embauchable – surtout s’il a sur le front l’étiquette de celui qui a harcelé son patron pendant six ans pour ne pas être viré ? Qui va embaucher ces gens-là ? Il faut arrêter de rêver !
J’adore l’expression : redynamiser le bassin d’emploi ! J’ignore ce qu’on redynamise, mais ce n’est pas le bassin d’emploi. Alors que Goodyear possède environ 90 usines dans le monde pour 70 000 postes, lorsqu’il prévoit de fermer une usine de 1 173 salariés, dont plus des deux tiers sont des ouvriers sans qualification professionnelle, il nous propose en tout et pour tout 140 postes d’ouvrier de production, tout le reste relevant du niveau ingénieur au minimum. Cela donne une idée de l’agressivité de ce plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).
Qu’est-ce qu’une cellule de reclassement active, une offre d’emploi valable ? Une formation professionnelle de plus de 200 heures est considérée comme un reclassement du salarié, sauf que celui-ci est toujours sans travail. En matière de formation professionnelle, les quelques avancées que l’on peut constater ont été obtenues grâce à la pression que nous avons exercée sur la direction pour qu’elle respecte ses obligations légales. À l’heure où je vous parle, des sessions concernant environ 20 % du personnel se tiennent toutes les semaines. Il s’agit de « remises à niveau français-math » – voilà ce que Goodyear appelle la formation professionnelle des salariés. Pendant ce temps, des budgets colossaux sont dégagés dans le cadre du plan formation sur les méthodes de management, la façon de gérer une situation de crise, la manière d’installer un dialogue social.
J’ai été embauché le 9 juin 1992 – Goodyear est mon premier employeur et, j’espère qu’il sera le dernier jusqu’à la retraite. En juillet de la même année, je n’ai pas pu prendre mon poste, car l’usine était bloquée. L’année suivante, toujours au mois de juillet, l’usine était à nouveau bloquée. Tous les ans, en juillet, Goodyear nous annonçait une petite chose. Le dialogue social n’a jamais existé, car le rapport de force a toujours prévalu. On parle de « partenaires sociaux », mais je ne suis pas un partenaire, je suis un syndicaliste et eux sont la direction. Nous pouvons nous entendre et j’en ai fait la démonstration tout à l’heure : en 2000, la CGT Goodyear a signé un accord RTT permettant la création de 364 emplois ; Goodyear a ainsi pu ouvrir son usine deux jours de plus et réaliser des investissements massifs. Dès lors qu’un accord permet de faire avancer la situation des salariés et de l’entreprise, je ne vois pas pourquoi nous nous y opposerions. Mais on ne peut demander à une partie seulement de faire des efforts sans lui garantir un avenir. Je ne suis pas le syndicaliste de la direction ; j’ai été élu par des salariés et c’est à eux que je dois en référer.
M. Reynald Jurek, secrétaire adjoint (CGT) du comité d’entreprise de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord. Constatant que la direction du groupe ne souhaitait pas maintenir nos emplois, nous nous sommes dit que nous allions les reprendre nous-mêmes et nous avons travaillé pendant plusieurs mois à l’élaboration d’un projet de SCOP. Trois jours après que nous l’eûmes présenté à la direction, on nous a répondu que ce projet n’était pas viable. Nous avions pourtant repris tous les chiffres donnés par le groupe Titan pour la reprise de l’activité agraire. Titan nous promettait deux ans de maintien de l’emploi. La SCOP que nous envisagions visait à développer l’activité agricole au maximum en contrepartie de quoi nous gardions l’activité touristique jusqu’au reclassement de tout le personnel qui y était employé. Nous incluions dans notre projet le plan de départs volontaires. La direction a donc rejeté notre proposition au prétexte qu’elle ne garantissait pas l’avenir des salariés de Goodyear. Mais la même direction garantit notre avenir puisqu’elle veut nous licencier !
M. le président Alain Gest. Pouvez-vous être plus précis ? Lors de la précédente audition, Mme Charrier nous a dit que cette proposition de SCOP était une « farce » dans la mesure où elle prévoyait essentiellement de reprendre la production, laissant la recherche et la commercialisation à Goodyear. Quelle activité prévoyait la SCOP et comment arriviez-vous à équilibrer les comptes ?
M. Mickael Wamen. Je vais reprendre ce qu’a dit M. Jurek car j’ai travaillé sur le sujet avec un avocat aux États-Unis en parallèle.
Monsieur le président, lorsqu’il s’agit de l’avenir des salariés, je ne suis dans la recherche d’une solution, pas dans la farce.
M. le président Alain Gest. Je ne fais que reprendre le mot employé par la personne auditionnée la semaine dernière.
M. Mickael Wamen. Elle, elle était plutôt dans la blague !
La situation du site d’Amiens-Nord est aujourd’hui si dramatique qu’il faut impérativement trouver une solution : d’où ce projet de SCOP, refusé par la direction sous prétexte qu’il ne serait pas viable. La direction propose la fermeture pure et simple de l’outil industriel. En réalité, notre projet de SCOP étant identique à celui de Titan, nous avons simplement demandé à Goodyear de nous céder ce que Titan lui demandait également : la recherche et développement et l’industrie du caoutchouc. Si Goodyear n’a pas accepté, c’est qu’il ne pouvait plus nous fournir ce qu’il avait déjà fourni à Titan. M. Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, qui avait trouvé soixante-dix repreneurs, dont sept sérieux, a essuyé le même refus : la direction de Goodyear ne pouvait pas lui donner les brevets dont elle ne disposait plus.
Nous viendrons vous présenter le projet de SCOP dans son intégralité à la date que vous fixerez.
M. le président Alain Gest. Vous pouvez très bien nous le fournir.
M. Mickael Wamen. Il est assez complexe : il nous faut vous le présenter.
M. le président Alain Gest. Nous sommes capables, avec l’aide de nos collaborateurs, d’en comprendre les grandes lignes.
M. Mickael Wamen. Nous avions même établi le chiffre d’affaires prévisionnel sur cinq ans.
La fermeture du site d’Amiens-Nord aurait eu, sur le plan social, des conséquences sur l’ensemble des entités du groupe. La direction a donc décidé de mettre à l’abri le site d’Amiens-Sud en créant une entité économique, Goodyear-Dunlop-Tires-Amiens-Sud (GDTAS), rattachée au Luxembourg, qui ne serait concernée en rien par une éventuelle fermeture d’Amiens-Nord.
Sur le plan juridique, il est impossible que la direction de Goodyear puisse proposer aux salariés d’Amiens-Nord des places chez Dunlop puisque ce dernier site n’est plus soumis au droit du travail français – les décisions concernant son infrastructure, son personnel et sa production ne sont plus prises en France. Le site Dunlop n’est plus représenté au comité central d’entreprise de Goodyear France. Ce qui est plus inquiétant, c’est qu’il n’est pas non plus représenté au comité de groupe européen : c’est une question importante.
M. le président Alain Gest. Nous la poserons aux responsables du site de Dunlop lorsque nous les auditionnerons.
Mme Arlette Grosskost. Je suis pragmatique : il serait utile, monsieur le président, de disposer d’un organigramme du groupe pour que nous puissions comprendre les relations juridiques entre ses différentes sociétés.
M. le président Alain Gest. Je note votre demande, madame Grosskost.
M. Jean-Louis Bricout. Comment est né le projet de SCOP et quel était le niveau d’adhésion des salariés ?
Le dialogue social est difficile à Amiens-Nord, mais existe-t-il encore une chance de le rétablir ?
M. le président Alain Gest. Des accusations d’insultes, de violences et de destruction de locaux ont été portées contre vous. Sont-elles fondées ? Qu’avez-vous à répondre à ces accusations ? Comment rétablir un dialogue social convenable sur le site d’Amiens-Nord ?
M. Mickael Wamen. S’agissant de la qualité du dialogue social, je suis régulièrement visé par la direction de Goodyear.
Pour dialoguer, il faut être deux. Lorsque nous avons eu affaire, dans les années 2000, à une équipe dirigeante intelligente, qui avait une vraie conception du dialogue social et considérait l’humain comme une priorité, la CGT a signé plusieurs accords en matière de calendrier ou d’investissements, ou modifiant les horaires de certains salariés. Dès que Goodyear a décidé de fermer le site, nous n’avons plus eu affaire qu’à des casseurs d’entreprise.
M. le président Alain Gest. Combien de réunions ont été tenues pour préparer le plan de départs volontaires ?
M. Mickael Wamen. Environ neuf de juin à septembre.
Toutefois, on mesure le dialogue social à sa qualité, pas au nombre de réunions tenues. En une seule réunion on peut régler plus de problèmes qu’en dix dès lors qu’on essaie vraiment d’avancer, ce qui n’était malheureusement pas le cas.
S’agissant des accusations de violences portées à l’encontre de la CGT, j’en laisse la responsabilité à la personne qui les a formulées ici même. À aucun moment des élus de la CGT n’ont été condamnés à quelque titre que ce soit.
Il existe des schémas entre la direction et d’autres organisations syndicales que nous ne partageons pas. Pensez-vous que les salariés d’Amiens-Nord seraient suffisamment stupides ou incultes pour voter à 86 % pour un syndicat qui les représenterait mal ? La CGT n’a jamais été ni remise en question ni, je le répète, condamnée.
Ceux qui viennent dénoncer l’absence de dialogue social à Amiens-Nord devraient vous expliquer comment une direction qui se dit prête au dialogue a pu être autant de fois condamnée par la justice. Alors même que le plan social proposé par Goodyear a été invalidé cinq fois, il a quand même été mis en œuvre par la direction. Comment est-il possible de dialoguer dans ces conditions ?
M. le président Alain Gest. S’agissait-il à chaque fois d’une suspension du plan social pour complément d’information ou d’une remise en cause de ce même plan et d’une condamnation définitive ?
M. Mickael Wamen. En six ans, nous n’avons jamais été dans l’obligation d’aller sur le fond pour faire invalider la procédure. Nous avons toujours gagné sur la forme. La justice a ordonné cinq fois à Goodyear de reprendre ab initio la procédure et de se conformer à la législation française en fournissant notamment aux représentants du personnel les éléments nécessaires à leur bonne information.
Le mois prochain, nous demanderons à la justice française d’invalider définitivement la procédure de fermeture du site d’Amiens-Nord. Oui, la direction de Goodyear manque cruellement de savoir-faire dans le dialogue social. Nous souhaitons nous remettre autour de la table, mais uniquement pour discuter d’un projet d’avenir et non de la fermeture d’une usine appartenant à un groupe qui aura fait 1,6 milliard de dollars de bénéfice net après impôt en 2013.
M. Bernard Lesterlin. M. Wamen a eu raison de commencer l’historique de la situation non pas en 2006 mais en 1995. Il convient en effet d’avoir une vision globale de l’évolution du groupe.
Je suis député de la circonscription de Montluçon : en 2000, la fusion entre Dunlop et Somitomo s’est traduite par la perte de quelque 500 emplois en raison du départ, sous prétexte de rationalisation économique, de la production du pneu agricole pour Amiens. Ce départ a alors donné lieu à un conflit social très dur et très long.
Le site d’Amiens-Nord a-t-il bénéficié de cette délocalisation franco-française ? Entre 2000 et 2006, les conditions économiques ont-elles permis d’assurer la prospérité d’une fabrication dont vous avez dit qu’elle était bénéficiaire car elle correspondait à un marché ? Si oui, pourquoi en sommes-nous arrivés à la situation actuelle qui a motivé cette commission d’enquête ?
Estimez-vous que le naufrage d’Amiens-Nord s’explique uniquement par l’obstination de la direction à imposer une nouvelle organisation du travail ? Ce seul motif semble bien faible si les conditions économiques étaient réunies pour assurer une meilleure rationalisation de la production en direction du marché européen.
M. Mickael Wamen. Au cours d’une réunion à Rueil-Malmaison nous avons appris que le site de Montluçon allait subir l’arrêt de son activité poids lourds – et non agricole : il n’y avait pas d’activité agricole à Montluçon – alors que ce site était le plus performant du groupe Dunlop. Le « poids lourd » a été transféré au Luxembourg et au Royaume-Uni. Il n’y a donc pas eu de délocalisation franco-française. Depuis, il n’y a presque plus d’activité « poids lourd » au Luxembourg et les trois sites britanniques ont été fermés : toute leur production a été délocalisée en Europe de l’Est, pour partie en Slovénie, à Kranj, dans le cadre d’un partenariat avec Sava, pour partie en Pologne, à Dębica, dont l’usine de pneus, qui porte le même nom que la ville, a multiplié sa production par dix depuis son rachat par Goodyear.
Vous avez évoqué la rationalisation de l’outil de travail : il faut savoir que nous ne nous sommes pas contentés de critiquer les propositions de la direction de Goodyear, s’agissant notamment des 4x8. Nous avons fait intervenir le cabinet SECAFI, qui a proposé les 5x8, comme chez Michelin qui y voit un grand avantage en termes de flexibilité pour éviter le chômage partiel, voire les licenciements – tous les sites français de Michelin sont en 5x8. Cette proposition a été refusée par la direction, comme le projet de SCOP, parce que, en réalité, les 4x8 n’étaient qu’un prétexte avancé par le groupe qui savait d’avance que les salariés de Goodyear y seraient opposés – pourquoi auraient-ils accepté en 2007 ce qu’ils avaient refusé en 1995 ?
Il y a eu à Amiens un gâchis sans nom. Ces deux usines réunies dans un même complexe et dans une même force de production auraient ouvert un avenir radieux, non pas tant aux salariés qu’à l’entité Goodyear Dunlop France elle-même. Goodyear est passé à côté d’une occasion. Nos propositions alternatives ont été systématiquement balayées. Avec les 4x8 on presse un citron qui n’a presque plus de jus, le temps d’achever le transfert des activités.
J’ai la preuve de la délocalisation de la production des pneus. Leur fabrication répond à des codes. Par exemple le code D232 correspond aux pneus d’équipement d’origine des Peugeot 205 et 206. En 2008, le site avait en stock vingt-sept moules de ces pneus, et il n’en restait plus que dix en 2010.
M. le président Alain Gest. Ces moules ont-ils été déplacés ou supprimés ?
M. Mickael Wamen. Nous savons où ils sont localisés aujourd’hui.
M. le président Alain Gest. Vous avez précisé qu’Amiens-Nord avait perdu 75 % de sa production : une partie de cette production a-t-elle été purement et simplement supprimée ?
M. Mickael Wamen. J’ai la preuve matérielle du contraire.
Je donnerai un autre exemple. Si vous allez sur les sites internet de Goodyear, vous pourrez voir que parmi les dix meilleures ventes du catalogue figure le pneu GT3. Amiens-Nord en a fabriqué des millions durant des années : il va du treize pouces au seize pouces – il équipe les citadines, des voitures dont le marché est florissant. Or, comme l’indiquent les bandes de roulement, ces pneus sont fabriqués désormais en Pologne à 90 %. La loi interdisant de vendre des pneus neufs ayant plus de trois ans, nous savons que ces pneus ont été fabriqués dans une période relativement récente. Le GT3 fait l’objet de différents codes de production selon ses caractéristiques. C’est ainsi que le site d’Amiens, qui disposait de dix moules D059 en stock en 2008, n’en avait plus que quatre à la fin de la même année. Sur les documents que je vous remettrai, d’autres codes apparaissent.
Il faut savoir que si un pneu est vendu le même prix au client français quel que soit son lieu de fabrication, la marge bénéficiaire n’est évidemment pas la même s’il est produit à Amiens ou en Chine, même en incluant le coût du transport.
M. le président Alain Gest. Vous affirmez donc qu’aucune des productions qui ont quitté Amiens-Nord n’a cessé : elles ont simplement été délocalisées, en Pologne notamment, sans que ces délocalisations répondent au souci de se rapprocher des clients.
M. Mickael Wamen. Nous ne sommes pas dans un marché fermé.
Peugeot produit toujours des véhicules en France, mais nous ne fabriquons plus leurs pneus à Amiens.
Je n’affirme pas que toutes les productions ont été délocalisées : je dis que plus de 70 % des productions qui ont été retirées d’Amiens-Nord ont été relocalisées en dehors de la zone France.
Mme la rapporteure. Lors de l’audition de la semaine passée, nous avons évoqué la présence de pneus Titan dans l’usine d’Amiens-Nord. Mme Charrier nous a alors répondu que « dans son dernier rapport, le cabinet SECAFI prend acte que Goodyear sous-traite quelques productions de pneumatiques agricoles auprès de deux manufacturiers, Allianz et Anlas, et indique que cela correspond à environ 5 000 pneumatiques par an sur un total de 500 000 pneumatiques agricoles vendus en Europe. […] Par ailleurs, on parle de 163 pneus Titan trouvés dans l’usine d’Amiens-Nord. On ne peut donc pas parler d’une production qui déferle sur l’Europe. » Quels éléments avez-vous sur le sujet ?
Par ailleurs, les moules que vous avez évoqués ont-ils été déplacés en dehors de la zone EMEA – Europe, Moyen-Orient, Afrique – ? En avez-vous la preuve ?
M. le président Alain Gest. Des preuves concrètes de vos affirmations nous intéresseraient vivement.
M. Mickael Wamen. Nous avons apporté des « aides », qui sont des documents internes dans lesquels figurent les types de moules et de pneus ainsi que leurs transferts. Vous pourrez vérifier ce que nous avançons lors de vos déplacements en Europe. Je vous propose même de vous accompagner.
Nous avons trouvé non pas tant des pneus Titan sur le site d’Amiens-Nord – il y en a déjà eu – que des pneus Goodyear made by Titan, ce qui est une première ! Il existe en effet aujourd’hui une usine Titan qui fabrique des pneus pour Goodyear, ce qui signifie que, contrairement à ce qu’affirme la direction, Goodyear a bien cédé des parts de marché à Titan en Europe.
M. le président Alain Gest. Cela concerne combien de pneus ?
M. Mickael Wamen. Que cela en concerne 1 ou 100 000, cela n’est pas la question. Cela signifie que Goodyear a cédé des brevets à un groupe qui, désormais, façonne avec ses propres moules des pneus Goodyear.
Il est vrai qu’Allianz et Anlas ont signé des contrats de sous-traitance avec Goodyear. Ces deux groupes sont, l’un, israélien, l’autre, indien. Est-il acceptable que Goodyear sous-traite ses productions en direction de l’Europe à des groupes qui ne sont pas européens ? L’Inde ne fait même pas partie de la zone EMEA. La vraie difficulté, c’est que la direction de Goodyear nous affirme que les contrats de distribution n’ont jamais été cédés à aucun groupe : or, lorsque nous proposons un projet de SCOP, la direction le refuse parce que, je le répète, elle ne peut pas nous céder des contrats de licence de fabrication de pneus qu’elle a déjà cédés à Titan, c’est-à-dire hors zone euro.
Nous avons des captures d’écran du stock du dépôt d’Amiens, mais Goodyear a de nombreux dépôts en Europe. Rien qu’en Picardie, l’entreprise en a déjà dix – le seul qui nous appartienne est celui qui est directement lié à la structure d’Amiens-Nord ; les autres sont loués ou sous-loués. Il existe également de nombreux dépôts en Allemagne. Quel est le nombre de pneus Goodyear made by Titan stockés dans les dépôts européens de Goodyear ? La délocalisation de l’activité agricole sur le site de São Paulo et dans des usines d’Amérique du Nord a déjà commencé. Je l’affirme haut et fort parce que j’en ai la certitude.
M. le président Alain Gest. La certitude ou la preuve ?
M. Mickael Wamen. La preuve.
M. le président Alain Gest. Il vous faut nous la donner.
M. Mickael Wamen. Je vous l’apporterai. J’ai les constats d’huissier – un huissier est venu à trois reprises et la direction a tout d’abord refusé qu’il pénètre sur le site. Nous avons dû demander à deux reprises une ordonnance au juge des référés d’Amiens pour permettre à l’huissier de constater la présence, dans le dépôt d’Amiens-Nord, de pneus qui n’ont pas été fabriqués par le groupe mais par Titan. Je le répète : les contrats de licence et d’exclusivité et le portefeuille clients que nous réclamions dans le cadre de la SCOP ne peuvent plus nous être cédés pour la simple et unique raison qu’ils ont déjà été cédés à Titan, qui est un groupe américain.
Mme Barbara Pompili. Je tiens à revenir sur la question de la santé au travail, que vous avez évoquée : si l’on vous suit, non seulement les salariés d’Amiens-Nord subissent un véritable harcèlement moral de la part de la direction depuis que celle-ci a décidé de fermer l’usine, mais, avant même cette décision, Goodyear ne respectait déjà pas ses obligations en matière de santé au travail puisque l’entreprise n’assurait pas la sécurité sanitaire des salariés – je pense notamment aux produits cancérogènes que certains d’entre eux respirent. Vous avez même ajouté que Goodyear avait été condamné en la matière mais que cette condamnation n’avait eu aucun effet. Que conviendrait-il de changer pour faire respecter le droit du travail ?
M. Mickael Wamen. Le harcèlement que les salariés vivent au quotidien est un vrai problème de santé au travail. Chacun sait en effet que stress est un facteur déclenchant de cancers notamment. Le harcèlement n’est pas apparu en 2007 chez Goodyear : il s’est accéléré en 2007. Systématiquement, lorsqu’on s’opposait à elle, la direction déclenchait une armada complète d’outils visant à faire plier les salariés.
La direction ne supporte pas que la justice française l’oblige, sous peine d’invalidation de son plan social, à fournir aux représentants du personnel les justificatifs nécessaires. Goodyear a donc harcelé les salariés afin de les pousser à partir pour éviter de mettre en danger leur intégrité physique et mentale. Ce n’est pas la CGT qui le prétend : pour l’affirmer, je m’appuie sur de nombreux courriers de l’inspection du travail, des jugements répétés ou des plaintes déposées auprès du procureur.
Oui, Goodyear a été condamné sur la question des HAP-CMR, à la suite notamment de plusieurs procès-verbaux de l’inspection du travail lui demandant de se conformer à ses obligations légales – l’entreprise n’applique toujours pas le décret européen de 2001. Les employeurs des entreprises utilisant des CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) sont dans l’obligation de fournir aux salariés des casiers séparés afin d’éviter que leurs vêtements de ville ne soient souillés au contact des vêtements de travail. Or, depuis 2001, Goodyear ne s’est toujours pas mis en règle, en dépit d’une condamnation à titre personnel du directeur de production de l’époque – M. Dumortier – et de M. Rousseau, l’entreprise ayant été condamnée à verser deux fois 20 000 euros de dommages et intérêts qui n’ont toujours pas été versés : cela illustre le mépris de Goodyear pour la problématique de la santé au travail de ses salariés. L’entreprise les expose volontairement puisqu’elle dispose de juristes en nombre suffisant pour connaître ses obligations légales et qu’elle a les moyens de protéger ses salariés. Les industriels du caoutchouc ont été prévenus dès 1988 des risques professionnels présentés par les produits utilisés. Les amines aromatiques sont même classées en R32 pour la toxicité de leurs vapeurs, lesquelles provoquent des cancers de la vessie ou de la prostate. Une étude épidémiologique, pour la réalisation de laquelle nous nous sommes battus, révèle que les salariés d’Amiens-Nord développent, en nombre, différents types de pathologies en fonction des secteurs où ils travaillaient. Ceux qui travaillent à l’incorporation des matières premières développent des cancers des voies respiratoires et ceux qui travaillent en fin de cycle à la vulcanisation, c’est-à-dire à la cuisson des produits, sont atteints de cancers de la prostate, des testicules ou de la vessie. La problématique du caoutchouc est identique à celle de l’amiante : durant trente ou quarante ans, tout le monde a fermé les yeux !
De plus si, demain, Goodyear ferme ses activités « tourisme » et cède ses activités agricoles à Titan, qui fermera à son tour au bout de deux ans, qui paiera la dépollution du site industriel d’Amiens-Nord ? Les grands groupes qui ferment sans avoir auparavant procédé à la dépollution des sites sont nombreux. Le groupe Titan a cédé ses parts dans l’usine de Flers – elles représentent 70 % –, tout en annonçant qu’il rapatrie aux États-Unis sa structure européenne ; quant à ses activités en France, elles ne disposeront pas de fonds de roulement propre puisque Titan a créé une société par actions simplifiée (SAS). La façon dont Goodyear a traité à la fois les salariés et l’environnement sur le site de Valleyfield au Canada est édifiante. Ce site est devenu aujourd’hui une friche industrielle totalement polluée. Qui paiera la dépollution des nappes phréatiques ? La collectivité ? Vous demanderez à la direction de Goodyear combien elle a provisionné dans son bilan pour la dépollution du site industriel d’Amiens-Nord.
M. Jean-Claude Buisine. J’ai entendu parler depuis plusieurs années de baisse de production et de défaut d’investissement. Or les résultats de Goodyear ont très sérieusement augmenté. Quant au salaire du PDG,il a plus que doublé ces trois dernières années. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
M. le président Alain Gest. Avez-vous connaissance d’une distribution de dividendes depuis une dizaine d’années ?
M. Mickael Wamen. Le chiffre d’affaires du groupe s’entend au niveau du monde ou de l’Europe. Le système de cost-plus permet de transférer non pas la matière activité des salariés, mais la matière activité financière. Goodyear, en 2012, a produit 5 millions de pneus « tourisme » en Europe de plus qu’en 2011, tandis que, parallèlement, l’usine d’Amiens-Nord perdait la production de 3,5 millions de pneus en trois ans. Goodyear a donc non seulement vendu plus de pneus, mais a, aussi, délocalisé la quasi-totalité de nos productions. Plus on produit à bas coût, plus on augmente son bénéfice.
M. le président Alain Gest. Les journalistes économiques ont argué que cette hausse des résultats était en grande partie liée à la baisse du coût des matières premières. À combien évaluez-vous la part de cette baisse dans ces bons chiffres ?
M. Mickael Wamen. Je tiens à rappeler que la baisse du prix des matières premières profite à tous les producteurs de pneus, dont les quatre plus importants – Michelin, Goodyear, Continental et Bridgestone – se fournissent auprès de la même centrale d’achat. Or l’évolution de leurs résultats nets ne suit pas la même courbe. La baisse du coût des matières première n’a donc pas d’effet mécanique : les bons chiffres propres à Goodyear ont pour origine le transfert de ses activités dans des pays sans droit social, où le coût de la main-d’œuvre est très inférieur à ce qu’il est en France.
Quant à la rémunération de M. Richard Kramer, le PDG de Goodyear, elle a en effet plus que doublé dans une période où le groupe était réputé connaître des difficultés. Ce n’est pas un cas unique dans le monde de la finance. La rémunération des salariés d’Amiens-Nord, elle, n’a pas doublé. Leur travail a été divisé par sept ou huit, sans perte de rémunération non plus. Si la logique financière du groupe avait été respectée, la rémunération des salariés d’Amiens-Nord aurait dû être proportionnelle à la production de pneus sur le site. Mais cela, Goodyear ne peut pas le faire. Or, même avec cette politique incohérente, Goodyear arrive à annoncer 1,6 milliard de dollars de bénéfices pour la fin de l’année.
Monsieur le président, s’agissant des dividendes, le monde de la finance arrive à dissimuler par tous les moyens les rémunérations des patrons. Il n’y a pas que les dividendes pour récompenser les responsables qui font bien leur travail. Il y a aussi les stocks options ou le doublement des rémunérations.
Il ne faut pas oublier non plus les avantages en nature. Durant des années, le directeur du site d’Amiens, qui gagnait 25 000 euros par mois, disposait en plus d’une voiture avec chauffeur et d’un logement de fonction, ainsi que d’une carte bleue au nom de Goodyear. Et sa femme recevait des fleurs tous les matins. Son salaire, c’était son argent de poche.
On ne mesure pas la bonne santé d’une entreprise aux dividendes versés aux actionnaires. Un grand nombre d’entreprises qui versaient des dividendes à leurs actionnaires ont mis la clé sous la porte. La santé d’une entreprise se mesure aux résultats nets après impôt. Goodyear aura, en 2013, les meilleurs résultats depuis sa création, il y a cent ans. Je n’ai pas eu connaissance de versement de dividendes, mais si j’étais à la place de M. Kramer, je n’aurais pas besoin de dividendes.
Nous avons de nouveau saisi la justice pour demander un administrateur provisoire : en effet, si un groupe qui va aussi bien que Goodyear n’arrive pas à résoudre la crise du site d’Amiens-Nord, c’est qu’il y a un problème de compétence des dirigeants.
Les dirigeants d’Amiens-Nord ont leur propre entreprise : des cabinets de reclassement. Ils ne sont même pas salariés de Goodyear : ils ont de simples lettres de mission leur enjoignant de fermer le site. Comment dialoguer en réunion de comité d’entreprise ou de délégués du personnel avec des responsables qui ne sont pas salariés de Goodyear et qui ne peuvent prendre aucune décision ? Aujourd’hui, pour toute dépense supérieure à 1 500 euros, Amiens-Nord doit demander l’autorisation à Akron, dans l’Ohio. Il doit passer par le même groupe pour recruter des intérimaires et, pour commander du matériel, il doit s’adresser à SAP Ariba, qui ne déclenche les commandes qu’à partir d’un certain volume pour obtenir les meilleurs prix. Quel dialogue social avoir avec des dirigeants qui ne dirigent rien ? Il n’y a en France que des exécutants. Le pouvoir de décider de l’avenir du site a été transféré à Akron en même temps que le pouvoir financier.
M. le président Alain Gest. Comme M. Kramer n’est pas le seul actionnaire, il est intéressant d’apprendre qu’aucuns dividendes ne sont distribués.
M. Patrice Carvalho. Tous ceux qui investissent dans une entreprise touchent des dividendes. Ne les confondons pas avec les patrons qui se votent de gros salaires ou s’attribuent des avantages. Le dividende, c’est la rémunération de celui qui a investi de l’argent dans un groupe via des actions.
La politique de Goodyear est celle de tous les groupes qui veulent fermer une entreprise. Il ne peut plus dès lors y avoir de dialogue, il n’y a plus que des coups bas entre, d’un côté les salariés qui veulent garder leur emploi et, de l’autre, les dirigeants qui veulent fermer le site. Une telle situation ne saurait engendrer que des conflits, notamment judiciaires. De plus les juges, qui ne connaissent pas toujours le monde de l’industrie, prennent parfois de mauvaises décisions.
S’agissant des HAP-CMR, cela fait plus de dix ans que leurs effets sont connus. Les salariés auraient donc dû travailler avec des masques, voire des appareils respiratoires isolants (ARI) les protégeant de leur milieu, et bénéficier de systèmes d’aspiration. La direction a commis une anomalie en ne respectant ni l’hygiène industrielle des salariés ni l’environnement, car la pollution du site nuira à ceux qui habitent autour.
Je tiens tout de même à rappeler que, selon la loi française, le préfet doit imposer la dépollution d’un site industriel avant sa cession.
Je ne comprends pas comment Mme Charrier, qui a avoué à la fin de son audition appartenir à l’équipe de la direction générale, s’est retrouvée secrétaire du CCE en dépit des scores que la CGT réalise. Elle semblait, de plus, ignorer la composition et le fonctionnement du CCE.
Enfin,quel est le salaire moyen d’un ouvrier d’Amiens-Nord ?
M. Mickael Wamen. J’ignore si les préfets prévoient toujours la dépollution du site avant toute cession. Les décisions de justice révèlent en tout cas que les obligations ne sont pas toujours respectées.
M. le président Alain Gest. La législation sur la responsabilité environnementale s’applique aussi !
M. Mickael Wamen. S’agissant de la secrétaire du CCE, son élection s’explique par le fait que le groupe GDTF regroupe les sites d’Amiens-Nord, de Montluçon et de Riom, ainsi que le siège social. Si l’encadrement domine largement au siège social, Amiens-Nord est composé pour deux tiers d’ouvriers et pour un tiers d’agents de maîtrise et de cadres. Si nous représentons le plus gros site du groupe, la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi – DIRECCTE – de Nanterre, qui détermine la composition du CCE, ne donne pas à Amiens-Nord plus de moyens qu’au siège social. Selon les vœux du personnel, les deux élus titulaires d’Amiens-Nord appartiennent à la CGT. Comme la CGT de Montluçon n’a pas de candidat au deuxième collège, elle perd le siège qui lui était attribué dans le cadre du CCE au profit de la CFDT, qui est, par ailleurs, toujours majoritaire sur le site de Riom – ce qui lui fait un siège. Enfin, Mme Charrier, qui appartient à la CFE-CGC, est la seule et unique candidate pour le siège social – elle est élue au deuxième tour car le quorum n’est jamais atteint. Il existe des accords historiques entre les organisations syndicales. La CFDT, pour obtenir le poste de secrétaire du CE de Montluçon, fait alliance avec la CGC. C’est pourquoi, un service en réclamant un autre, Reynald Jurek n’obtient pour le poste de secrétaire du CCE que les deux voix de la CGT, contre Mme Charrier, qui en obtient trois – la sienne plus les deux voix de la CFDT.
Quant au salaire moyen d’un ouvrier de Goodyear, il tourne autour de 2 200 euros toutes primes et le treizième mois confondus. C’est moins que chez Continental, mais supérieur au salaire moyen de la région.
Un salarié qui incorpore les matières premières nocives perçoit un salaire de base équivalent au SMIC plus des primes – noir, douche, salissure, claustrophobie, bruit, environnement, etc. Ce salarié quitte son poste une demi-heure avant les autres car c’est le temps qu’il lui faut passer sous la douche pour que les pores de sa peau rejettent le noir ingéré durant la journée de travail. Il repart également tous les jours avec un pot d’huile d’amande douce pour se frotter les yeux et finir d’en extraire le noir qui en sort. Les rémunérations ne sont pas correctes, mais elles sont conformes aux conditions de travail des salariés.
S’agissant des HAP-CMR, Goodyear connaît d’autant mieux les règles que l’inspection du travail n’a pas cessé de les lui rappeler. Je suis allé jusqu’au ministère du travail et une plainte au pénal est en cours contre les anciens et les nouveaux dirigeants du groupe – M. Rousseau ainsi que les dirigeants d’Akron. Nous avons créé une structure qui mène une class action aux États-Unis contre le groupe Goodyear, puisque toutes les décisions concernant l’utilisation des produits ont été prises par la maison mère.
Sans compter une bonne information, la législation prévoit, en cas d’utilisation de produits nocifs, trois types de mesures. Les premières consistent dans la substitution des produits. Michelin, Contintental et Bridgestone ont soit prévu des produits de substitution en Europe, soit délocalisé les productions dans des pays où la santé au travail n’est pas prise en considération. La deuxième obligation, c’est de capter à la source la dangerosité du produit via des moyens de protection collectifs, tels que des aspirations collectives. Enfin, le troisième type de mesures consiste en des équipements de protection individuels (EPI) : gants, masques, lunettes. Eh bien, Goodyear n’a appliqué aucun de ces trois types de mesures. Si vous venez à Amiens-Nord, la direction devra vous fournir des moyens de protection élémentaire pour que vous ne couriez pas le risque d’attraper les mêmes maladies que les salariés du site. Je tiens, par exemple, à vous signaler qu’à la suite d’un prélèvement d’urine qui a été effectué sur un salarié, celui-ci a été immédiatement changé de poste : il est passé des presses, c’est-à-dire de la vulcanisation, qui dégage des vapeurs toxiques, aux finitions, car les résultats de son prélèvement révélaient un taux de HAP-CMR dix fois supérieur à la moyenne. La direction a pourtant refusé notre demande d’une réunion extraordinaire du CHSCT, nous assurant qu’elle respectait ses obligations légales en matière de santé au travail et que Goodyear n’utilisait plus de produits cancérogènes, ce qui est faux.
Si la direction de Goodyear use du mensonge depuis de nombreuses années et a même réussi à tromper d’autres organisations syndicales, elle n’a pas réussi à enfumer la CGT. Les documents que je vous transmets aujourd’hui contiennent les preuves de ce que nous avançons. J’en ai d’autres à votre disposition.
Si nous nous battons avec autant de détermination, c’est que nous savons que nous ne retrouverons jamais de travail dans cette région sinistrée si Amiens-Nord ferme.
M. le président Alain Gest. Quelles mesures préconisez-vous au sein du CHSCT pour prévenir les risques que vous avez évoqués ?
Pourquoi Amiens-Nord n’atteint-il pas son ticket de production journalier ?
Lorsque Titan est venu la première fois pour visiter l’usine, vous aviez déjà entrepris une action en justice contre ce groupe : pourquoi ?
Quel jugement portez-vous sur SECAFI, qui est le cabinet mandaté par le CCE ? Alors que, mandaté par le comité central d’entreprise de Continental, il avait reconnu l’absence de motif économique du plan social frappant le site de Clairoix, dans le cas d’Amiens-Nord, il a porté un jugement différent : quelles précisions pouvez-vous nous apporter ?
Enfin, d’après vous, Goodyear était persuadé qu’il n’obtiendrait pas l’accord des salariés pour passer au 4x8 dans le cadre du regroupement des deux sites d’Amiens. Or les 4x8 existent dans toutes les unités de Goodyear ainsi que chez Dunlop. Pourquoi pensez-vous que la direction était convaincue d’avance qu’elle n’obtiendrait pas à Amiens-Nord ce qu’elle avait obtenu partout ailleurs ?
M. Mickael Wamen. Depuis l’accident d’AZF, le rôle des représentants du personnel au CHSCT a sensiblement évolué et le statut juridique de ses membres a été modifié : ils sont non plus seulement acteurs, mais également décideurs de la situation des salariés.
Le CHSCT d’Amiens-Nord est très actif. Je donnerai un exemple. Un vendredi soir, un salarié m’informe que le portillon de sécurité qui permet de verrouiller le rotor du bamburi ne fonctionne plus. Or, si vous passez à travers le rotor, vous êtes broyé. Je rencontre aussitôt le responsable du centre qui m’assure faire le nécessaire. Je reviens le samedi matin pour vérifier que les mesures ont été prises. Or le portillon de sécurité n’a toujours pas été remplacé. Je décide alors, conformément au code du travail, de recourir à la procédure de danger grave et imminent : celle-ci me permet de garantir l’intégrité physique du salarié qui exerce alors son droit de retrait. Si bien que la réparation, qui n’avait pas pu être faite la veille au soir, a été effectuée dans la minute même ! C’est un exemple parmi d’autres. Vous devriez vous procurer le registre des dangers graves et imminents de l’usine d’Amiens-Nord et demander à l’inspection du travail de vous fournir les rappels à l’ordre sur les conditions de travail et de sécurité à la suite de mises en demeure effectuées par les membres du CHSCT.
Celui-ci fait également de la prévention des risques psychosociaux (RPS). Sans le CHSCT d’Amiens-Nord, le cabinet SECAFI n’aurait pas fait son enquête. Il n’y aurait eu ni expertise ni mise en place d’une cellule de soutien psychologique, laquelle, d’ailleurs, au sein d’un grand groupe comme Goodyear, joue le rôle du pompier pyromane, le soutien psychologique permettant surtout à la direction de se donner bonne conscience tout en continuant à détruire. C’est de la poudre aux yeux. Si Goodyear abandonnait son projet de fermeture, on n’aurait plus besoin d’une cellule de soutien psychologique sur le site d’Amiens-Nord.
Les procès-verbaux des réunions du CHSCT révèlent la pugnacité avec laquelle nous contraignons Goodyear à respecter ses obligations légales. Mais comme le président du CHSCT est généralement le directeur de l’établissement, les grands groupes embauchent un responsable de la sécurité, auquel la direction ne donne pas les moyens d’effectuer sa mission mais qui sert de fusible en cas d’accident : c’est lui qu’elle envoie devant le juge.
De plus, alors que la loi fait obligation à Goodyear de nous remettre chaque année un rapport annuel sur le bilan de l’année écoulée et les prévisions de l’exercice à venir, cela fait six ans que nous ne réussissons pas à l’obtenir. Goodyear ne remplit pas ses obligations.
Il est vrai que le ticket de production journalier n’est jamais réalisé et nous sommes les premiers à nous en plaindre. Comment pourrait-il l’être puisque, depuis la restructuration de l’usine, la production des pneus est devenue impossible ? Voici deux raisons parmi d’autres : absence de formation aux nouveaux équipements, arrêt des machines en raison du non-remplacement de l’opérateur placé en arrêt maladie. Chaque mois, la direction nous donne la liste des événements n’ayant pas permis d’atteindre le niveau de production. Elle reconnaît elle-même que les salariés ne sont occupés qu’entre 25 % à 30 % de leur temps. Je vous donne encore un exemple : quand, tous les trois mois, la direction est légalement obligée de réunir le personnel pendant une heure pour qu’il exerce son droit d’expression, les machines ne sont pas mises en route alors qu’il reste encore plusieurs heures de travail. C’est de la désorganisation volontaire.
M. le président Alain Gest. Comment expliquer que le temps de travail des salariés ne dépasse pas trois heures pas jour ?
M. Mickael Wamen. Il dépasse à peine deux heures, comme l’a constaté l’inspection du travail, si bien qu’il en reste dix pour un salarié qui travaille le samedi et le dimanche (SD) et six pour un agent de semaine.
M. le président Alain Gest. Comment fait-on pour ne pas atteindre le niveau de production alors même qu’il a été très sensiblement diminué ?
M. Mickael Wamen. Le parc machines « tourisme » et le parc de presses de cuisson ont été chacun cannibalisés à 60 %. Des barrières ont même été posées pour empêcher les salariés d’aller dormir par-derrière. Si vous n’avez pas de machine pour fabriquer ne serait-ce qu’un seul pneu, comment le produisez-vous ? À l’heure actuelle, 150 salariés sont en arrêt de travail pour dépression. Vous demanderez à Michel Dheilly, directeur de production de l’établissement, pourquoi il a cessé d’employer des intérimaires. Pourquoi ne remplace-t-il pas les opérateurs de presses qui sont absents ? Parce qu’il a certainement tout intérêt à ce que nous ne réalisions pas le peu de pneus qu’on nous demande de fabriquer. Avant que l’usine d’Amiens-Nord ne commence son déclin, nous réalisions dans une réelle ambiance de travail les 21 000 pneus qu’on nous demandait de produire chaque jour. Nous n’en produisons plus aujourd’hui qu’entre 2 400 à 3 000. Les salariés d’Amiens-Nord ne demandent qu’à travailler !
M. le président Alain Gest. Pourtant, vous avez plusieurs fois déclaré que l’usine n’a procédé à aucune diminution de personnel depuis 2004.
M. Mickael Wamen. Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai au contraire évoqué des dommages collatéraux, qui se sont traduits par 350 suppressions de postes dans le cadre de départs volontaires ou de départs à la retraite non remplacés.
Dans la branche du caoutchouc, un accord oblige les employeurs à procéder à une embauche pour trois départs à la retraite. Or Goodyear n’a jamais respecté cet accord. Si le site d’Amiens-Nord a aujourd’hui la capacité théorique de produire 12 000 pneus, sa désorganisation empêche, dans les faits, d’en produire plus de 3 000. C’est la volonté délibérée du groupe d’empêcher le site d’atteindre son quota de production, dans le seul but d’y alourdir le coût du travail. Bien que la justice lui ait interdit de mettre en œuvre son plan social, Goodyear en a déjà réalisé la phase industrielle en faisant chuter la production de 21 000 à 3 000 pneus. En 2006, nous lancions déjà des signaux d’alerte sur la désorganisation des ateliers. Nous vivons à Amiens-Nord le même scénario que les salariés de Continental ont vécu en leur temps. La direction annonce en CE des baisses d’activité progressives dues à un défaut d’organisation avant de réajuster le niveau de production aux capacités de l’entreprise. La désorganisation continue des ateliers, qui est voulue, finit par avoir un effet mécanique, et on ne peut même plus produire les quantités demandées.
S’agissant du groupe Titan, nous lui avons demandé des garanties avant son arrivée en France par voie de justice, parce qu’il n’avait pas voulu nous les fournir de lui-même. Il ne les a toujours pas données, du reste ! Le CE touchant à des sujets économiques, nous ne faisons que notre travail en demandant à un groupe qui veut devenir notre patron de nous indiquer sa situation financière. Je rappellerai qu’en 2004, c’est-à-dire trois ans avant l’éventuel rachat du site d’Amiens-Nord par Titan, l’endettement de ce groupe s’élevait à 192 % – je vous renvoie au rapport de SECAFI de 2004 –, ce qui ne pouvait que susciter notre inquiétude.
S’agissant du rapport de SECAFI affirmant que le site Clairoix de Continental était viable, je tiens à rappeler que c’est la justice qui a donné raison aux salariés de Continental : c’était trop tard puisqu’ils avaient perdu leur travail entre-temps.
M. le président Alain Gest. SECAFI, qui a reconnu l’absence de motif économique pour l’usine Continental de Clairoix, n’a pas porté la même appréciation s’agissant du site Goodyear d’Amiens-Nord. Comment jugez-vous le travail effectué par ce cabinet ?
M. Mickael Wamen. La priorité du groupe SECAFI n’est pas de gérer les desiderata des représentants du personnel. L’élu CGT que je suis n’a d’ailleurs pas voté pour SECAFI. J’étais favorable au cabinet ALTER, qui rencontre des difficultés juridiques avec Goodyear. Si j’ai interpellé les instances nationales de la CGT au sujet de SECAFI, c’est que ce cabinet a travaillé longtemps avec les organisations de la CGT. Il avait l’avantage d’être présent dans toutes les entreprises du caoutchouc : son analyse était devenue incontournable. Malheureusement, ce cabinet n’a plus fait d’analyses purement économiques depuis le jour où il est devenu un cabinet de reclassement. Toutes les directions d’entreprises viennent plaider la cause des fermetures avec les rapports de SECAFI et les cellules de reclassement sont systématiquement SODIE et SEMAPHORES. Nous assignerons Alpha Conseil, auquel appartient SECAFI, devant les tribunaux parce que nous considérons que ce groupe propose de façon maquillée des services en se fondant sur un rapport bâclé en quatorze jours. Nous estimons qu’Alpha Conseil vend non pas des rapports d’expertise mais des cabinets de reclassement.
Quant aux usines Goodyear en France, elles ne sont pas toutes en 4x8 : les sites de Montluçon et de Riom sont en 3x8-SD. Or le site de Dunlop Montluçon recevra l’année prochaine une enveloppe d’investissements vingt fois supérieure à celle d’Amiens-Nord. Pourquoi Goodyear ne cherche-t-il pas imposer les 4x8 à Montluçon comme il l’a fait à Amiens-Nord ?
Enfin, j’ai rencontré personnellement M. Maurice Taylor : le personnage est assez intéressant. Il a indiqué à M. Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, que Titan allait acheter un fabricant de pneus chinois ou indien dont les salariés seraient payés moins d’un euro de l’heure. Il est vrai que les salariés d’Amiens-Nord ne peuvent pas rivaliser ! Il a ajouté qu’il exporterait tous les pneus dont la France a besoin. Maurice Taylor n’avait qu’une décision à prendre : celle de fermer notre usine. Tout est donc réglé depuis bien longtemps entre Goodyear et Titan. Il est clair que Goodyear ment à tout le monde, y compris à la justice française. Les documents que nous vous remettons aujourd’hui et ceux que nous vous remettrons à votre demande montrent que la direction du groupe a décidé depuis des années de délocaliser la production d’Amiens-Nord dans un premier temps et de fermer le site d’Amiens-Sud dans un second temps. Goodyear se séparera de l’ensemble de ses activités pneumatiques en France pour ne garder, comme il l’a fait au Royaume-Uni, en Grèce et en Italie, que des sites dédiés à la vente de pneumatiques.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie, messieurs.
c. Audition, ouverte à la presse, de M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
(Séance du mercredi 11 septembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous continuons l’audition des représentants des syndicats de l’entreprise Goodyear. Après la CGT hier, nous entendrons aujourd’hui M. Virgilio Mota da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord.
Cette audition est ouverte à la presse mais, à la différence de la précédente, elle n’est pas retransmise sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale, la pièce où nous nous tenons n’étant pas équipée pour cela.
Un compte rendu de nos débats sera établi dans les jours qui suivent notre réunion. Il vous sera soumis, monsieur Mota Da Silva, pour que vous puissiez vous assurer qu’il correspond exactement aux propos que vous aurez tenus, avant d’être publié sur le site Internet de l’Assemblée nationale.
Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole pour un exposé introductif. Notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, vous posera ensuite une première série de questions, avant que les autres membres de la commission d’enquête vous interrogent
Le syndicat Sud est, avec le syndicat CFE-CGC, un syndicat minoritaire sur le site de l’usine d’Amiens-Nord. Mme Charrier, de la CFE-CGC, secrétaire du comité central d’entreprise de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF), nous a rappelé la semaine dernière la chronologie des événements intervenus depuis 2007 dans les deux usines Goodyear d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud. Selon ses dires, la CGT portait une large part de responsabilité dans la situation actuelle – je rappelle que la direction de Goodyear a décidé, le 11 janvier dernier, de fermer l’usine d’Amiens-Nord, ce qui entraînerait près de 1 200 licenciements. Hier, les représentants de la CGT ont rejeté cette accusation en portant la responsabilité sur la direction de l’entreprise.
L’audition d’aujourd’hui vous permettra, monsieur, de nous exposer votre analyse des faits. Nous voudrions en particulier savoir pourquoi les situations respectives des usines d’Amiens-Nord et Sud ont divergé aussi radicalement. Quel est le rôle des syndicats, et en particulier celui d’un syndicat minoritaire, dans le dialogue social au sein de l’entreprise, dialogue semble-t-il difficile dont Mme Charrier nous a dit qu’il était marqué par des violences verbales et parfois physiques ? Quelle est votre appréciation de la situation actuelle et de son évolution ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Virgilio Mota Da Silva prête serment.)
M. Virgilio Mota Da Silva, délégué du syndicat SUD de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord. Je ne trouve pas tout à fait normal que cette audition ne bénéficie pas des mêmes conditions de diffusion que les précédentes. Cette différence de traitement n’est pas sans importance au regard de la situation que nous vivons.
M. le président Alain Gest. Je comprends très bien votre sentiment, et nous sommes les premiers à déplorer cet état de fait, dû au manque de disponibilité des salles équipées. Je peux cependant vous rassurer : les journalistes ici présents assureront la diffusion de ce qui sera dit ici.
M. Virgilio Mota Da Silva. Je n’en doute pas : je voulais simplement pointer cette différence de traitement.
Dès 1995, la direction de l’usine Goodyear d’Amiens avait tenté d’imposer le travail en continu, sept jours sur sept avec une organisation de travail en 5 x 8, provoquant une grève très dure d’une douzaine de jours. Cet épisode extrêmement difficile a marqué les esprits, et en vérité le climat social ne s’est jamais véritablement apaisé depuis.
Je m’appelle Virgilio Mota Da Silva. J’ai deux enfants et je suis employé chez Goodyear comme constructeur changeur régleur depuis janvier 1988. Comme de nombreux camarades, je n’ai bénéficié d’aucune promotion, n’ayant jamais été évalué. Sans doute mes fonctions syndicales ne sont-elles pas étrangères à cet état de fait. Je ne l’ai cependant pas vécu comme une discrimination, la plupart de mes collègues étant dans le même cas. C’est la raison pour laquelle je n’accepterai d’être dédommagé de ce manquement à ce qui est une obligation légale qu’à la condition que mes collègues le soient aussi.
En tant qu’élu du syndicat SUD sur le site Goodyear d’Amiens-Nord, j’espère pouvoir vous apporter un éclairage différent et complémentaire de ce qu’ont pu vous apprendre les auditions précédentes. Le point de vue que je vais vous exposer est celui de tous les élus du syndicat SUD Chimie d’Amiens, qu’ils représentent les salariés de Goodyear ou ceux de Dunlop. En effet, si ces deux sites ont une histoire différente, les intérêts des salariés sont les mêmes.
Notre histoire commune débute en 1999 par une co-entreprise (joint venture) entre les sociétés Goodyear et Dunlop, jusqu’ici concurrentes, accord de coopération qui débouchera sur la fusion acquisition que vous connaissez. Le but de cette opération était d’améliorer la compétitivité de ces entreprises, à travers la mise en place de « synergies » susceptibles d’accroître la rentabilité du groupe, le mot signifiant en réalité réduction de personnel via la fusion de plusieurs activités. La stratégie a été dès lors d’exercer une pression drastique sur les établissements, tenus de « mériter » les investissements autres que ceux nécessaires au simple maintien de l’outil de travail. Nous avons en effet constaté sur nos deux établissements un déclin significatif des investissements lourds et innovants. Ce déclin était particulièrement sensible chez Dunlop : avant d’être racheté par Goodyear, il appartenait au groupe japonais Sumitomo, dont la culture industrielle est très éloignée des stratégies de court terme de l’Américain.
Aujourd’hui, la direction tente de faire endosser les résultats de cette stratégie aux ouvriers, alors qu’ils en sont les premières victimes et qu’ils ont fait le maximum pour maintenir l’activité de deux sites jusqu’alors rentables. Ce jeu de dupes, nous l’avons payé de notre santé : ce sont des travailleurs postés et payés à la tâche, travaillant dans des conditions très difficiles, qui ont permis de faire tourner les deux usines à plein régime et de dégager des bénéfices. Sur le site de Goodyear, la rémunération à la tâche représentait 30 à 35 % de la rémunération, et je crois que c’est encore le cas sur le site de Dunlop.
Force est de constater cependant que les efforts des ouvriers d’Amiens n’ont pas empêché la direction européenne de privilégier largement le développement du groupe dans les pays de l’Est. Celle-ci a ainsi fait le choix de développer son site de Dębica, ex Stomil, en Pologne, l’usine Sava en Slovénie ou encore les sites de production que le groupe possède en Chine, alors que l’innovation de nos usines était le cadet de ses soucis.
Il est certes légitime que le groupe Goodyear cherche à conquérir les marchés de ces pays en pleine expansion, mais cela n’aurait pas dû se faire au détriment de nos usines, dans lesquelles tout ou partie des bénéfices tirés de la sueur des travailleurs amiénois aurait dû être réinvesti. Les syndicats n’ont eu de cesse de dénoncer ce défaut d’investissements, qui atteignait des proportions alarmantes. La même stratégie a été appliquée dans d’autres pays : en Grèce, au Royaume Uni, en Italie, des usines ont été purement et simplement fermées sous le prétexte d’un manque de compétitivité qui avait en réalité été créé de toutes pièces !
En 2007, une fois les équipements devenus obsolètes en raison de ce défaut structurel d’investissement, la direction passe ouvertement à l’offensive : après avoir assuré pendant des années que son taux d’investissement était suffisant, elle argue d’un état des choses qui est le résultat direct d’une stratégie depuis longtemps dénoncée par les syndicats pour entamer le bras de fer et dégrader encore plus les conditions de travail en échange de maigres investissements. Elle fait miroiter un investissement de 26 millions d’euros sur chaque site, à la condition que les ouvriers acceptent une nouvelle organisation de travail en 4 x 8 très contraignante. De toute façon ce niveau d’investissement ne suffira pas, aux dires des experts, pour remettre les équipements à niveau. À titre d’exemple, il est sans commune mesure avec les 500 millions de dollars qui ont été injectés dans l’usine de Dębica pour la seule année 2007. Si le déclin de nos usines s’est accentué en 2007, il n’a pas commencé à cette date ; il résulte d’une stratégie voulue et réfléchie bien en amont.
Bien décidée à continuer à « presser le citron », la direction nous a menacés, lors de la réunion du comité central d’entreprise (CCE) du 24 janvier 2008, d’un plan de sauvegarde de l’emploi prévoyant 402 licenciements sur le site de Goodyear et 178 sur le site de Dunlop. Voici les propos de M. Rousseau : « Nous sommes dans une situation complexe où nous n’avons plus le choix : soit nous nous mettons d’accord sur le projet présenté au mois d’avril, basé sur une organisation en 4 x 8, soit nous exécutons le nouveau plan. » Qu’est-ce d’autre qu’un chantage ?
Le syndicat SUD Chimie a dénoncé vigoureusement ce chantage inadmissible tant en interne que dans les médias. Le climat social s’est peu à peu envenimé et les tensions sont devenues très vives. Faisant fi de nos nombreuses contre-propositions, la direction a volontairement plombé ce qui aurait pu être une négociation loyale, en plaçant la barre bien trop haut. Son seul objectif était de faire tourner l’usine en 4 x 8, 350 jours par an, et elle ne nous a laissé aucune marge de manœuvre. Il s’agissait d’un simulacre de négociations, la direction n’ayant pas changé une virgule à son projet initial. Je tiens à votre disposition le rapport de l’expert du cabinet Ecodia, qui confirme que le projet d’organisation en 4 x 8 sur 350 jours n’était pas négociable.
La direction a réussi son coup de force puisqu’elle est parvenue à faire signer l’accord par le syndicat CGC chez Goodyear et par la CGT et la CGC chez Dunlop. En revanche, les sections SUD Chimie des deux sites se sont opposées à la signature de cet accord, en faisant valoir ses nombreux inconvénients.
Si l’accord n’a pas pu être mis en œuvre chez Goodyear, les syndicats de Dunlop l’ont avalisé alors qu’il avait été rejeté par 75 % de ceux qui étaient directement concernés par la nouvelle organisation en 4 x 8 et qui ont vécu ce choix syndical comme une véritable trahison.
À ce propos, je conteste l’affirmation de Mme Charrier, selon laquelle le passage en 4 x 8 avait été approuvé par une majorité des salariés. Il est vrai qu’on fait dire ce qu’on veut aux chiffres.
M. le président Alain Gest. Pouvez-vous être plus précis sur ce point ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Pour nous, seuls les salariés concernés par cette nouvelle organisation du travail devaient être consultés, mais nous étions prêts à accepter le principe de deux consultations : l’une de l’ensemble du personnel et l’autre des seuls concernés. La direction a refusé un tel compromis pour ne prendre en compte que le vote de l’ensemble du personnel. C’est ce qui explique la différence des résultats. S’il est vrai que 73 % du personnel ont approuvé l’accord, celui-ci a été rejeté par 75 % des personnels concernés.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Parlez-vous du premier ou du deuxième vote ?
M. Virgilio Mota Da Silva. J’ai le souvenir qu’il n’y a eu qu’une consultation chez Dunlop. S’agissant de Goodyear, je parle du deuxième vote.
Mme la rapporteure. Quel était le résultat du premier vote ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Il me semble qu’il n’a pas pu être mené à bien. En tout état de cause, les résultats étaient similaires dans les deux usines.
SUD Chimie a alors engagé une guerre visant à prouver au juge que l’accord signé et mis en place dans l’usine Dunlop était illégal. Le 2 septembre 2009, le tribunal de grande instance d’Amiens confirme l’illégalité de cet accord. La direction de Dunlop adopte alors une autre stratégie : l’usine Dunlop est mise en location-gérance et sortie du périmètre de la société Goodyear Dunlop Tires France, ce qui lui permet de renégocier tous les accords d’entreprise. Tenant compte de ce qui avait conduit à l’invalidation de l’accord précédent, le nouvel accord obtint l’aval du juge.
Depuis, en dépit de quelques aménagements, l’organisation du travail reste très problématique chez Dunlop, contrairement à ce qu’affiche la communication du groupe. Nos collègues ont déjà chômé treize jours, alors que le but affiché était de faire fonctionner l’appareil de production pendant un plus grand nombre de jours. La production n’est pas au niveau fixé dans l’accord : seulement 10 000 pneus sont produits par jour au lieu des 18 000 prévus, soit près de la moitié. Tous les mois, la direction locale fait état devant le comité d’entreprise de performances médiocres, d’un taux élevé de déchets, et d’un nombre excessif de congés maladies et d’accidents du travail. Je ne vois pas en quoi l’organisation en 4 x 8 a amélioré la compétitivité du site. Je crains qu’il n’ait en rien pérennisé l’usine de Dunlop : je ne serais pas étonné qu’un jour ou l’autre la direction argue de l’état de sous capacité de ce site pour décider sa fermeture. En tout état de cause, compte tenu des efforts immenses consentis par les travailleurs de cette usine, il vous revient de tout mettre en œuvre pour leur éviter le sort des salariés de Continental. Le syndicat SUD Chimie s’y emploie tous les jours, et tout ce que vous savez aujourd’hui doit vous permettre d’agir en amont pour empêcher la fermeture de cet établissement.
Chez Goodyear, les syndicats ayant respecté l’opposition déterminée des salariés au projet d’organisation du travail en 4 X 8, l’histoire a été différente. La direction s’est acharnée à mettre à mal cette usine par trois plans successifs de sauvegarde de l’emploi d’une ampleur croissante, tous combattus par SUD Chimie sur le terrain social. Si la direction a renoncé au premier PSE, qui prévoyait la suppression de 402 emplois, bien que la justice l’ait finalement validé, ce ne fut que pour doubler la mise, en proposant un nouveau PSE de 817 licenciements, soit la totalité de l’activité tourisme ! Goodyear ayant annoncé dans le même temps la cession de la production de pneus agraires à un repreneur, le juge, saisi de ce nouveau plan social par le syndicat majoritaire, a demandé un complément d’information sur le devenir de l’activité agricole, au nom du droit à l’information des salariés. Cette jonction des deux projets mettait à mal la stratégie de la direction.
Un seul repreneur acceptant de poursuivre l’activité agricole, sauvant la moitié des emplois, le syndicat SUD Chimie s’est attaché envers et contre tous, notamment contre le syndicat majoritaire, à élaborer un plan global pour les deux sites, visant à sauver 1 100 emplois chez Dunlop et 600 chez Goodyear. Ce plan que nous avons affiné au fil du temps, était un moindre mal en comparaison de la fermeture totale, dont le risque n’était pas négligeable. Le maintien de la production de pneus agricoles constituait un atout de taille pour imposer un projet global, puisque la direction souhaitait poursuivre cette activité d’une manière ou d’une autre : elle s’était même engagée par écrit à maintenir cette activité si Titan venait à faire défaut.
Il est vrai que ce projet global prévoyait 270 départs seniors et 124 départs volontaires, mais il avait l’avantage d’insuffler un élan salutaire au fonctionnement du site de Dunlop, plombé chaque jour un peu plus par l’organisation en 4 X 8.
Telle est la solution que nous défendions dès 2011. Bien que notre projet ait été ardemment combattu par le syndicat majoritaire, qui nous accusait de favoriser le déclin du site, l’idée faisait cependant son chemin et la direction commençait à évoquer la possibilité de trouver un accord sur certains points. La négociation aurait dû nous permettre d’avancer sur les autres. Malheureusement, la direction a décidé de mener des discussions informelles avec le syndicat majoritaire et lui seul, dans une opacité totale.
Quelle ne fut pas notre surprise lorsqu’en juin 2012, la CGT annonçait avoir emporté une « victoire totale », selon ses propres termes : la direction abandonnait son projet de PSE au profit d’un plan de départs volontaires (PDV). Il s’agissait là d’un changement complet de stratégie de la part du syndicat majoritaire puisque cette solution ressemblait fort à celle qu’il avait tant décriée. On annonça même des indemnités de départ dont les montants étaient proches de ce que nous revendiquions. Le conflit semblait enfin se dénouer, et nous attendions avec impatience de connaître les détails de l’accord.
Mais voilà qu’en septembre 2012 le syndicat majoritaire découvre que Titan ne souhaite pas pérenniser les emplois agricoles au-delà de deux ans. On s’étonne qu’une garantie aussi importante que celle du maintien de l’emploi agricole durant cinq ans n’ait pas été négociée dès le début de l’année 2012, avant la campagne présidentielle. Les syndicats auraient alors pu monter ce point en épingle afin d’inciter les candidats à exiger de Titan qu’il satisfasse une revendication que nous jugions incontournable dès 2011. On se demande quel était le but poursuivi par ceux qui annonçaient une victoire totale en juin, alors qu’une revendication aussi essentielle n’était pas satisfaite.
Nous accusons la direction de Goodyear de nous avoir menés en bateau. Une négociation ainsi conduite, à l’exclusion de tous les autres syndicats, via des rencontres informelles dans des hôtels, hors de tout cadre légal, ne pouvait pas être loyale, étant donné l’importance des enjeux.
Le 27 septembre 2012, la direction annonce la fin de cette négociation, et manifeste, semble-t-il, la volonté d’une fermeture totale du site d’Amiens Nord, ce qui entraînerait 1 173 départs contraints et la fin des activités tourisme et agraire. Ce choix est le pire qui pouvait nous être annoncé, même si nous n’avons jamais sous-estimé ce danger.
Aujourd’hui, la donne a changé : la direction a largement désorganisé les ateliers, mis en sous-capacité l’outil de travail et enterré l’accord que nous avions défendu. Il y a une énorme différence entre nos propositions et la mise à la rue sans contrepartie digne de ce nom de tous ces salariés qu’on a menés au bord du précipice ! À ceux qui prétendent que le refus du PDV était une preuve de courage, je réponds qu’il s’agissait au contraire d’un manque de courage et de transparence. La situation actuelle est diamétralement opposée à celle qui prévalait il y a encore un an et qui aurait dû permettre un accord si les négociations avaient été menées de façon loyale. Rien ne peut justifier un tel échec.
SUD Chimie n’a jamais accepté ni un PSE ni l’absence de pérennisation de l’emploi sur nos deux usines. L’intérêt des travailleurs a été notre seul guide et les pressions de toutes sortes ne nous ont pas détournés de notre rôle. Pour SUD Chimie, seule la vérité est payante, et c’est pourquoi je peux encore me regarder dans une glace.
Nous avons le sentiment que, depuis un an, cette guérilla n’a plus véritablement de sens. Même si elle nous permet de grignoter quelques jours, voire quelques semaines, nous craignons tous qu’elle ne connaisse un épilogue dramatique. Face à la volonté destructrice de la direction, il manque un véritable projet, construit, viable et porté par les salariés. Là où il y a une volonté, il y a un chemin. Ce qui manque actuellement c’est une volonté collective. C’est elle que nous appelons de nos vœux.
Si notre usine délabrée est la lanterne rouge des sites européens du groupe Goodyear Dunlop, selon un classement établi par le groupe lui-même, cela résulte d’une stratégie de mise en danger volontaire de la direction. Et, en dépit de ce qu’affirme la communication de la direction, Dunlop Amiens, qui occupe l’avant-dernière place de ce classement, est vouée à connaître le même sort.
Votre rôle de politique est de restaurer un équilibre entre salariés et direction des entreprises pour que les efforts des travailleurs soient payés de retour, et que ceux-ci ne soient pas victimes de décisions stratégiques visant à asphyxier des établissements rentables afin d’investir ailleurs. Vous devez trouver le moyen d’obliger ces entreprises à investir pour maintenir à niveau leurs équipements, surtout lorsqu’elles font des bénéfices. Les travailleurs amiénois enragent que personne n’ait pu trouver de solution propre à assurer la poursuite des activités de leur usine.
Pour notre part, si nous n’avons pas tout réussi, au moins avons-nous le sentiment de n’avoir jamais caché au personnel les dangers de telle ou telle décision. C’est en toute indépendance que nous avons construit des contre-propositions viables. Nous continuons à croire que notre projet peut encore être mis en œuvre car c’est le seul moyen d’éviter une catastrophe sociale. Comme le disait Einstein, un problème sans solution raisonnable est un problème mal posé. Notre projet permettrait de sauvegarder 600 des 1 173 emplois du site d’Amiens-Nord et de passer de 921 à 1 100 emplois sur le site de Dunlop, grâce à une nouvelle organisation du travail. Les 394 emplois en moins seraient compensés par 270 départs de seniors et 124 départs volontaires : au-delà de ce nombre, d’autres salariés seraient embauchés pour remplacer les salariés qui voudraient bénéficier du PDV. Ce projet est conditionné à une augmentation de charge du site de Dunlop et la garantie par Goodyear de la pérennisation sur cinq ans de 600 emplois agricoles à Amiens-Nord, conformément à son engagement de maintenir l’activité agricole.
Mme la rapporteure. Que pensez-vous de la qualité du dialogue social au sein de ces deux établissements ? Quelles sont les relations entre les organisations syndicales ? Quelle est votre appréciation de la réalité du motif économique invoqué par l’entreprise pour justifier la fermeture du site d’Amiens-Nord ? Considérez-vous la situation actuelle comme le résultat de la volonté du groupe GDTF de délocaliser ces productions ?
Quelles actions avez-vous pu mener pour améliorer la formation et les conditions de travail des salariés ?
M. le président Alain Gest. On a évoqué des violences, des pressions exercées sur les personnels ou sur des représentants de la direction locale, la destruction de locaux syndicaux, etc. Que pouvez-vous nous dire là-dessus ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Je peux vous dire que le dialogue social est compliqué chez Goodyear. Le climat social y est marqué par de fortes tensions, ce qui peut s’expliquer par le fait que la direction nous pousse dans nos retranchements en mettant en péril nos emplois. Les relations entre organisations syndicales sont également tendues, le syndicat majoritaire revendiquant pratiquement l’exclusivité de l’action syndicale. Dès lors, il est compliqué d’assurer les conditions d’un débat démocratique au sein des institutions représentatives du personnel. Ce climat de tension ne m’impressionne guère, même si j’ai déjà été menacé plusieurs fois – mais je ne tiens pas à m’étendre davantage sur des faits qui n’intéressent pas grand monde.
M. le président Alain Gest. Détrompez-vous : ils nous intéressent beaucoup, d’autant plus qu’ils n’avaient jamais été évoqués publiquement avant que la commission d’enquête ne se réunisse.
M. Virgilio Mota Da Silva. J’ai même fait l’objet de menaces de mort, puisque vous voulez tout savoir, mais tout cela est resté verbal et je n’ai pas déposé plainte, ni même déposé de main courante. Cela nourrit cependant un climat délétère et peu propice au dialogue. Je pourrais aussi évoquer les chahuts qui accueillent toute prise de parole qui n’est pas le fait du syndicat majoritaire. Je déplore ce manque de respect mutuel. Je peux comprendre que les esprits soient quelque peu échauffés de part et d’autre. Je comprends moins, en revanche, la revendication d’exclusivité du syndicat majoritaire, d’autant que le site d’Amiens-Nord ne compte plus que deux syndicats. Davantage de respect envers le syndicat minoritaire – l’opposition en quelque sorte – permettrait, non seulement de débattre dans une plus grande sérénité, mais peut-être de faire émerger d’autres solutions.
La justification par le motif économique relève de la responsabilité de l’employeur. La direction affirme qu’elle arrivera à en prouver le bien-fondé devant les tribunaux : je demande à voir. En tout état de cause, si elle y parvient c’est qu’elle l’aura fabriqué de toutes pièces. Je vous renvoie à l’analyse du dernier PSE par le cabinet SECAFI. Selon ce rapport, notre usine ne tourne qu’à 20 % de ses capacités, ce qui engendre des coûts supplémentaires considérables. Il semble cependant que le site peut encore être rentable, tous ses équipements étant amortis.
En tout cas, la direction a sciemment dégradé la situation du site depuis 2000 et surtout depuis 2007 : jusqu’à cette date au moins, l’activité de l’usine était suffisante pour supporter les coûts fixes et dégager des bénéfices. Je ne saurais me prononcer sur sa rentabilité à compter de cette date. Il est incontestable, en revanche, que la direction a ruiné tout ce qui nourrissait le lien social. Tous les salariés d’Amiens-Nord sont en souffrance depuis cinq ans. Je ne sais pas si vous pouvez mesurer combien la situation est dure à vivre pour eux. Ils n’ont pas demandé à travailler deux ou trois heures par jour, avec une direction qui leur fait comprendre qu’ils ne servent à rien.
En tout état de cause, je ne dispose pas des chiffres qui me permettraient d’évaluer la pertinence du motif économique : la direction prétend qu’il est compliqué de distinguer la part d’Amiens-Nord dans la comptabilité globale du groupe GDTF – il faudra bien pourtant qu’elle en fasse état devant le juge. Je peux seulement vous indiquer mon sentiment.
La délocalisation renvoie à une stratégie de longue date de la direction. Celle-ci n’a pas découvert les problèmes du site d’un jour à l’autre ; un bon gestionnaire d’entreprise sait où il va et ne remarque pas le mur au dernier moment. Présent dès le milieu des années 1990, le sous-investissement structurel est devenu criant depuis le début des années 2000. Comme le montrent les procès-verbaux, lorsque le CCE analysait, chaque semestre, la situation de notre usine, ce manque d’investissements constituait notre plus grande source d’inquiétude. La direction ne consentait qu’un million ou un million et demi d’euros – juste assez pour entretenir l’outil de travail en effectuant le dépannage courant, rien de plus ; elle n’a investi dans aucune innovation technologique, refusant de mettre les équipements au goût du jour. Par conséquent, elle ne peut pas nous accuser, en 2007 ou en 2008, d’avoir dégradé la situation : en accumulant un retard technologique important sur notre usine, elle est seule responsable du déclin qui s’est amorcé dès le début des années 2000, et dont elle a voulu se servir pour nous faire avaliser l’organisation en 4x8.
En 1995 déjà, la direction voulait négocier un 5x8, mais les gens ne voulaient pas travailler le dimanche. Une grève très importante a éclaté dans l’usine, dont beaucoup gardent encore les cicatrices ; nos choix ont alors été respectés. En 2000, la CGT a signé un accord RTT qui prévoyait le travail du dimanche, avec des équipes de suppléance. Les salariés ont donc consenti des efforts importants.
M. Patrice Carvalho. Cet accord de 5x8 devait-il s’appliquer à tous les secteurs et à toutes les machines de fabrication ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Tout à fait. Toute l’usine, y compris le secteur agricole, toutes les étapes de fabrication devaient être concernées par le 5x8. Mais cette organisation a été refusée par l’ensemble du personnel. Les six syndicats de l’époque ont fait front pour s’opposer au projet de la direction. Nous sommes restés en grève pendant treize jours.
S’agissant de l’évaluation et de la formation des salariés, l’usine dispose d’une commission formation – obligatoire –, mais la direction finance davantage les formations destinées aux plus qualifiés. Ceux qui sont en bas de l’échelle ont donc de fortes chances d’y rester, alors que ceux du milieu peuvent évoluer plus facilement. Quant à l’absence d’évaluation annuelle, elle constitue un manquement à la législation. Nous la demandons régulièrement, même si, pris par d’autres urgences, nous n’avons pas traité ce sujet avec tout le sérieux nécessaire ; mais nous ne l’obtiendrons pas sans l’intervention de l’inspection du travail.
Je n’ai pas l’intention de vous apitoyer, mais les conditions de travail sont très difficiles, pas tant physiquement – aujourd’hui, nous ne sommes pas surchargés de travail à l’usine d’Amiens-Nord – que psychologiquement. En revanche, à Amiens-Sud, même si l’usine tourne en sous-production, ceux qui travaillent sont extrêmement chargés. On souffre donc différemment dans les deux usines, mais nous avons tous beaucoup souffert depuis cinq ans.
Mme la rapporteure. Comment ont évolué dans l’usine les taux d’accidents du travail, qui semblaient très importants ? En tant que représentant syndical, avez-vous dialogué avec la direction pour obtenir des protections plus fortes, et avec quel résultat ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Jusqu’en 2008-2009, notre usine présentait les taux de fréquence et de gravité les plus élevés de la branche caoutchouc. On disait à l’hôpital que nos blessés venaient de la « boucherie ». Ces dernières années, les accidents sont devenus moins nombreux, d’abord parce que l’usine s’est trouvée moins chargée, mais également parce que la direction a fait quelques aménagements pour éviter de se voir accuser de faire courir un danger grave et imminent au personnel de l’usine. Le bilan social de 2012 mentionne un taux d’accidents de 119 en 2010, 102 en 2011 et 137 en 2012. Quant au taux de gravité, il s’élève à 5,3 en 2010 et à 5,36 en 2011 ; le calcul manque pour 2012.
M. Patrice Carvalho. La direction contestait-elle ces accidents ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Elle l’a fait chaque fois qu’elle le pouvait – parce qu’il n’y avait pas de témoins ou qu’il s’agissait d’une douleur d’effort –, ce qui lui a d’ailleurs en partie permis de faire baisser les taux. Mais elle a aussi souvent échoué.
Mme Arlette Grosskost. Goodyear est-il une société française, filiale d’une entité américaine, ou bien un établissement ?
M. Virgilio Mota Da Silva. L’usine Goodyear d’Amiens est un établissement qui fait partie de la société française GDTF qui comprend le siège social à Rueil-Malmaison et les usines d’Amiens-Nord, de Montluçon et de Riom.
Mme Arlette Grosskost. Revenons sur toute cette hystérie. Vous déplorez le manque d’investissements dans votre usine ; pourtant à partir de 2008, la direction propose un investissement de 52 millions d’euros, naturellement accompagné d’une nouvelle organisation du temps de travail. Les organisations syndicales commencent par accepter ce projet, avant de le rejeter ; pourquoi ?
Un PSE est ensuite proposé, puis un PDV – refusé au motif que le plan de reprise par Titan ne prévoyait un business plan que sur deux ans. Or vous dites qu’aujourd’hui vous proposeriez quasiment le même plan, avec des indemnités et des primes extralégales d’un montant similaire, et un maintien d’effectifs – qui, en l’absence de repreneur, reste abstrait. Pourquoi alors avoir refusé un PDV qui vous paraît correct à l’heure actuelle ?
S’agissant de l’appréciation du motif économique, je ne doute pas qu’aujourd’hui, le haut de bilan s’est largement dégradé par rapport à il y a quelques années.
En matière de formation, les salariés ont-ils utilisé leur droit individuel à la formation (DIF) ? Plus généralement, au cours de quelque procédure que ce soit, a-t-on constaté un délit d’entrave, systématique ou non ?
Enfin, confirmez-vous que le tribunal accepte depuis le mois de juin le plan de licenciement économique global ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Le tribunal n’avait rien trouvé à redire sur la forme, mais depuis, d’autres jugements ont été rendus, qui concernent le fond. Il y a eu appel du jugement du mois de juin ; le délibéré sera rendu le 24 septembre.
M. le président Alain Gest. Onze procédures judiciaires sont actuellement en cours.
M. Virgilio Mota Da Silva. Les investissements censés nous sauver du naufrage ne représentaient qu’un leurre pour nous faire accepter, à travers le 4x8, une organisation du travail tellement pénible qu’elle nous aurait menés à notre perte. Comme le montre le rapport d’Ecodia, la direction n’a pas modifié sa proposition d’un iota : elle souhaitait passer de 326 à 350 jours d’ouverture de l’usine par an ; nous avons formulé des propositions allant, de mémoire, jusqu’à 342 jours, mais c’était 350 ou rien. Nous avons estimé que ces changements dégradaient tellement les conditions de travail et la vie de famille des salariés qu’ils étaient à la fois intenables et contre-productifs, au sens où ils ne garantissaient en rien la pérennité de nos usines. Et c’est ce que les salariés de Dunlop sont en train de vivre aujourd’hui. J’espère me tromper, mais vous risquez bientôt d’entendre parler de cette usine ; il faudra alors y prêter une attention particulière, car ces salariés ont également souffert dans leur chair à cause d’un accord qu’ils avaient pourtant refusé et qu’on leur a imposé. Tous les points négatifs de cette organisation du travail, que nous avions pointés, ressortent aujourd’hui.
M. Patrice Carvalho. Le passage en 4x8 remettait-il en cause des avantages ?
M. Virgilio Mota Da Silva. On devait accepter le 4x8 ou quitter l’entreprise ; refuser le nouvel avenant au contrat de travail valait licenciement – choix qu’ont fait 70 ou 80 salariés de l’usine Dunlop.
M. le président Alain Gest. La nouvelle organisation se traduisait-elle par des heures de travail en plus ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Oui, en travail posté on devait passer de 33,75 heures à 35 heures de temps de présence.
Mme Barbara Pompili. Le plan que vous proposiez prévoyait de réorienter une partie des effectifs vers l’usine Dunlop d’Amiens-Sud. Celle-ci étant désormais rattachée à une entité luxembourgeoise, cette solution reste-t-elle toujours possible ?
Vous avez évoqué les pressions dont vous avez fait l’objet, ainsi que l’ambiance générale à l’usine. Le dialogue entre les syndicats semble difficile, mais avez-vous le sentiment qu’une union syndicale aurait pu empêcher la dégradation de la situation ? L’entreprise n’a-t-elle pas utilisé cette division pour amener l’usine vers la fermeture ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Réorienter des effectifs vers Dunlop relève d’un simple jeu d’écriture ; du jour au lendemain, la direction a mis cette usine en location-gérance et l’a rattachée à Goodyear Dunlop Luxembourg, sans que rien n’ait changé. Il serait aussi facile pour des experts de remettre l’établissement dans le giron GDTF qu’il a été de l’en enlever. Cette solution reste donc toujours possible, à condition d’en avoir la volonté.
En matière d’union syndicale, je refuse la critique gratuite, estimant que toutes les solutions sont bonnes à écouter. Ce qui manque cruellement aujourd’hui, c’est un contre-projet crédible à opposer à celui de la direction. Les recours juridiques – que je ne remets pas en cause – permettent de grignoter quelques jours ou quelques semaines, mais sur le fond, la conclusion semble déjà écrite.
Mme la rapporteure. Vous avez vous-même proposé un plan ; avez-vous le sentiment que la direction est prête à considérer un autre projet ?
M. le président Alain Gest. Vous avez évoqué la volonté du syndicat majoritaire d’exclure les autres syndicats de la discussion.
M. Virgilio Mota Da Silva. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.
M. le président Alain Gest. Vous avez dit que la direction avait choisi de ne discuter qu’avec le syndicat majoritaire, mais vous avez également évoqué la difficulté à participer au débat à cause du souhait du syndicat majoritaire de traiter seul avec la direction. La responsabilité revient-elle alors uniquement à la direction ? D’après Mme Catherine Charrier, la CGC aurait accepté d’être écartée des discussions pour laisser une chance à la négociation.
M. Virgilio Mota Da Silva. On peut tout imaginer, mais c’est à la direction que revient la responsabilité d’organiser des négociations dans un cadre juridique formel – chose qu’elle n’a pas faite. Je n’accuse pas la CGT de nous avoir exclus des discussions car je n’en ai ni la preuve ni le sentiment.
Pour revenir aux questions de Mme Grosskost, on n’avait pas d’autre choix que de rejeter l’accord des 4x8. Allez à la sortie de l’usine Dunlop pour interroger les salariés, et vous comprendrez très vite que cet accord – qui impose de travailler deux matins, deux après-midis, deux nuits, avec un week-end toutes les six ou sept semaines – est tout simplement inhumain.
M. le président Alain Gest. Nous recevrons la semaine prochaine les syndicats majoritaires de Dunlop.
M. Virgilio Mota Da Silva. À côté de la CFTC – signataire de l’accord –, qui va certainement enjoliver les choses, vous devriez également recevoir SUD qui vous apportera un éclairage différent.
Le DIF a été régulièrement utilisé, notamment pour faire passer des certificats d’aptitude à la conduite en sécurité (CACES) qui peuvent servir en cas de reconversion. La direction a également mis en place des cours de base comme le français et les mathématiques. Mais rien n’a été fait pour assurer la formation à un nouveau métier dont on pourrait vivre. Les gens sont maintenus dans leur jus, la direction affirmant attendre la mise en place du cabinet de reclassement.
S’agissant de l’accord avec Titan, je ne comprends pas que le syndicat majoritaire ait parlé de victoire totale en juin 2012 et d’échec en septembre de la même année. Il est très problématique d’avoir menti ou omis de tout dire aux salariés. Le maintien des effectifs sur cinq ans semblait acquis ; ces mots sont restés gravés dans ma mémoire, car ils représentaient l’espoir d’une solution. Mais l’opacité des discussions – conduites en dehors de tout cadre légal – nous empêchait d’accéder à l’ensemble des informations. Ce n’est qu’en septembre 2012, quand tout a été rejeté, que nous avons tout compris.
M. Patrice Carvalho. Êtes-vous mandaté ou élu ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Je suis élu au comité d’établissement.
M. Patrice Carvalho. Comment a évolué le score de votre syndicat par rapport aux élections précédentes ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Nous avons perdu des voix, mais nous avons légèrement progressé en pourcentage, par rapport au nombre d’inscrits. En deux ans, la CGT est passée de 800 à 650 voix, et nous, de 140 à 120 ; la CGT a donc perdu 150 voix, et nous 20 seulement – soit moins en proportion.
M. Patrice Carvalho. Votre témoignage est quelque peu contradictoire : d’une part, vous dites que la tension syndicale a sans doute incité la direction à décider la fermeture de l’usine…
M. Virgilio Mota Da Silva. Je n’ai pas dit cela.
M. Patrice Carvalho. Vous ne l’avez pas dit ainsi, mais c’est ce que vous avez suggéré en disant que la forte tension syndicale depuis 1995 – vous avez parlé de blessures encore présentes – a sans doute contribué à la décision de la direction. Après, vous avez plusieurs fois dit le contraire, affirmant que la direction était seule responsable, et que la fermeture de l’usine correspondait à une volonté politique.
M. Virgilio Mota Da Silva. Je n’ai caché ni les divergences entre les syndicats – qui se sont accrues depuis 2011 –, ni les problèmes pour mener les réunions à bien. Mais je n’ai jamais affirmé que ce sont ces tensions qui ont causé la situation.
M. Patrice Carvalho. Je parlais des tensions entre le syndicat majoritaire et la direction.
M. Virgilio Mota Da Silva. Je ne peux pas répondre à la place de la direction. Je ne sais pas dans quelle mesure ces tensions ont motivé sa décision, mais si tous les syndicats avaient fait front ensemble, nous aurions peut-être pu faire émerger une solution différente de celle qui nous menace aujourd’hui.
Il nous manque un projet viable et acceptable pour la direction. Il y a un an à peine, celle-ci voulait absolument maintenir l’activité agricole, et a déployé beaucoup d’efforts en ce sens ; depuis, elle a décidé d’abandonner complètement le site. C’est l’activité agricole qui a fait vivre l’usine depuis cinq ans – même si les procédures judiciaires y ont également contribué –, et son abandon a été une erreur. Si la direction d’Amiens-Nord n’a jamais pu se permettre d’arrêter toute la production – comme cela a été fait chez Continental -, c’est qu’elle a toujours eu besoin des pneus agricoles. Ce détail l’a d’ailleurs mise en difficulté devant les tribunaux, car pour évaluer son projet d’arrêt de l’activité tourisme, le tribunal a exigé des informations sur l’activité agricole et son avenir. Gênée par la jonction des deux dossiers, la direction a décidé de se débarrasser de l’ensemble en tirant un trait sur le site.
M. Patrice Carvalho. Y a-t-il eu délocalisation ? Des productions ont-elles été progressivement redirigées vers d’autres sites industriels ?
Pensez-vous que les gens ont agi en pleine conscience en refusant le 5x8, puis le 4x8, ou bien ont-ils été influencés ?
Enfin, vous décrivez des conditions de travail compliquées, des accidents du travail à répétition ; le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a-t-il utilisé le registre du danger grave et imminent ?
M. Virgilio Mota Da Silva. En 2012, le taux de fréquence des accidents du travail dans notre usine – nombre d’accidents multiplié par 106 et divisé par le nombre d’heures travaillées – s’élevait à 137.
M. Patrice Carvalho. Alors que la moyenne dans les usines est de l’ordre de 6.
M. Virgilio Mota Da Silva. Vous confondez peut-être avec le taux de gravité – nombre de jours perdus en arrêt du travail multiplié par 103 et divisé par le nombre d’heures travaillées –, qui est légèrement inférieur à 6 ?
M. Patrice Carvalho. Non. Mais s’agit-il de l’indicateur TF1 ou bien de TF1, TF2 et TF3 ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Il s’agit de TF3.
M. Patrice Carvalho. Donc tous les accidents cumulés.
M. Virgilio Mota Da Silva. Je ne suis plus membre du CHSCT, mais lorsque je l’étais, j’ai dû à deux reprises recourir au registre de danger grave et imminent pour imposer l’arrêt d’un équipement. À cette époque, la pression sur la production était telle qu’on ne pouvait pas obtenir un tel arrêt par simple discussion ; ne trouvant pas de solution à l’amiable, j’ai dû utiliser ce moyen. Aujourd’hui, avec l’allègement de la pression, les équipements sont fréquemment arrêtés – cela arrange même la direction.
S’agissant des délocalisations, la direction n’a pas enlevé de la production à Amiens-Nord pour la transférer en Pologne ou en Slovénie. Elle s’est contentée de ne pas investir sur notre site, nous privant des équipements nécessaires pour produire des pneus adaptés au marché d’aujourd’hui ; en même temps, elle a investi dans les usines de Pologne et de Slovénie, leur donnant cette capacité. On ne fabrique pas en Pologne, à notre place, les pneus de 13, 14 ou 15 pouces que nous fabriquions ; en revanche, on y produit des pneus correspondant à la demande actuelle. La direction s’en défendra sûrement, mais il s’agit d’une forme de délocalisation : ne pas avoir investi pour actualiser son parc machines et mettre son potentiel de fabrication à niveau a fait partir les productions ailleurs. Les sommes dont ont bénéficié les usines de Pologne et de Slovénie sont colossales ; aussi, aujourd’hui, l’usine de Pologne est-elle l’une des plus modernes du groupe Goodyear en Europe.
Enfin, le refus du 5x8 et du 4x8 ne s’est pas fait sous influence. Les syndicats ont, chacun de leur côté, informé les salariés des dangers des systèmes de rotation, mais les gens ont pris la décision en pleine conscience ; nous n’avons pas voté à leur place. En 1995, 80 à 90 % des salariés étaient opposés à l’accord.
M. Patrice Carvalho. Avec quel temps de travail hebdomadaire devait fonctionner le 5x8 de 1995 ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Avec 33,6 heures – le maximum que prévoyait la convention collective du caoutchouc ; multiplié par 5, cela fait 168 heures, soit le nombre d’heures d’une semaine.
M. Jean-Louis Bricout. Je voudrais revenir sur les relations sociales dans l’entreprise. Le rejet de l’accord sur les 4x8, 350 jours par an, proposé par la direction, semble représenter un point de rupture. Or les modifications dans l’organisation du travail d’une entreprise sont chose courante, et il faut parfois se mettre autour de la table pour trouver les bonnes solutions. Quand ils constatent aujourd’hui les conséquences de ce refus – dégradation des conditions de travail et de la santé des salariés, risque de fermeture de l’usine –, les employés ne ressentent-ils pas une forme de regret de ne pas avoir abouti à un accord sur un autre projet – terme que je préfère à celui de contre-projet ? Pensez-vous que la négociation reste possible ? Devant une situation aussi tragique, n’est-il pas temps de renouer le dialogue ? Qu’en pense le personnel aujourd’hui ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Le personnel d’Amiens-Nord, qui vit une tension intolérable, veut absolument voir l’avenir se dégager d’une manière ou d’une autre et retrouver des perspectives. Le plus angoissant reste de ne pas savoir de quoi le lendemain sera fait. Si nous disposions d’un contre-projet, nous pourrions nous battre tous ensemble pour l’imposer à la direction.
Quant à Amiens-Sud, vous demandez si, en dépit des conditions de travail difficiles, il ne vaut pas mieux travailler que de voir l’usine fermée. Pour ma part, je ne peux pas poser la question dans ces termes ; autant demander si vous préférez être guillotiné ou pendu. En tout état de cause, le 2 septembre 2009, le tribunal a invalidé l’accord, sur quatre points en particulier, enjoignant à la direction de les corriger. En appel – arrêt rendu le 17 mars 2011–, la direction a réussi à prouver qu’elle avait apporté toutes les modifications nécessaires.
M. Jean-Louis Bricout. On a l’impression que toutes vos relations avec la direction s’inscrivent dans l’opposition ; la rupture me paraît démesurée par rapport aux enjeux.
M. Virgilio Mota Da Silva. En 2008, j’ai participé aux négociations qui se sont déroulées dans un cadre légal ; nous avons travaillé d’arrache-pied pour formuler des contre-propositions. Nous en avons fait onze, toutes rejetées par la direction. Au final, ces six mois de discussions n’ont servi à rien, puisque la direction a balayé tous nos scénarios pour déclarer qu’elle voulait un 4x8 à 350 jours, 35 heures hebdomadaires, tous temps de pause exclus – et rien d’autre. Autant le dire dès le début, et éviter de faire semblant de négocier.
M. Jean-Louis Bricout. Vos contre-propositions concernaient-elles uniquement l’organisation du travail, ou bien également les contreparties sociales à la nouvelle organisation ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Uniquement l’organisation du travail. Le 4x8 permettait à la direction de supprimer une équipe en gardant le même volume de travail. De 31,30 heures, on devait passer à 35 heures, le nombre de salariés tombant de 2 110 à 1 770.
M. Jean-Louis Bricout. Mais y a-t-il un sentiment de regret de ne pas avoir fait aboutir les négociations ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Nous le regrettons évidemment, mais quelle attitude aurions-nous dû adopter pour qu’elles aboutissent ? On ne peut pas négocier seul ; nous étions face à un mur. La direction joue à « pile je gagne, face tu perds » : elle accuse aujourd’hui les salariés d’Amiens-Nord de ne pas avoir accepté le 4x8 – argument largement relayé dans la presse ; mais de quoi accusera-t-elle demain les salariés de Dunlop ? De ne pas arriver à faire tourner le 4x8 ? D’avoir trop d’accidents ? Trop d’absentéisme ? Trop de déchets ? Trop de fatigue ? Trop de dépressions ? La direction trouve toujours une raison d’accuser les salariés, alors qu’elle seule est responsable des investissements et des conditions de travail. Pour que les salariés soient rentables, il faut les faire travailler dans de bonnes conditions ; aujourd’hui, ce n’est le cas ni à Amiens-Nord ni à Amiens-Sud.
M. Philippe Noguès. L’accord est impossible sans dialogue social, donc sans volonté des deux côtés ; aujourd’hui, estimez-vous que la direction garde la volonté d’envisager autre chose que la fermeture totale de l’usine ?
Qu’avez-vous pensé de la proposition de la CGT consistant à créer une société coopérative et participative (SCOP) ? La réaction de la direction n’illustre-t-elle pas son refus de reprendre le dialogue ?
M. le président Alain Gest. Ne s’agit-il pas d’un contre-projet valable ? Même si ce n’est pas celui que vous souhaitiez, qu’en pensez-vous ?
M. Virgilio Mota Da Silva. La procédure de fermeture totale d’Amiens-Nord est engagée depuis le 31 janvier 2013, et la direction avance méthodiquement, réunion après réunion. J’espère néanmoins qu’il reste encore une solution de sortie de crise par le dialogue. À une certaine époque, la direction avait tout fait pour préserver l’activité agricole ; elle ne peut pas y renoncer par pur désir de revanche. En effet, l’expert note que si Goodyear abandonne aujourd’hui ce marché, il aura du mal à y revenir par la suite ; face à une direction déchaînée, prête à tout perdre, notre contre-projet – qui nous apparaît sérieux et viable – a pour objectif de la ramener à la raison, lui permettant de conserver le marché agricole. Nous consentons beaucoup d’efforts, notamment en acceptant la suppression de 394 postes – principalement des départs seniors, mais ce sont malgré tout des emplois en moins. La direction devrait considérer ce projet – poursuite de l’activité d’Amiens-Nord, concentrée sur le secteur agricole – avant de fermer le site, car elle pourrait y gagner économiquement. L’agricole représente l’une des activités les plus rentables dans le pneumatique, où l’on réalise les marges les plus importantes. La direction aurait pu vendre ce secteur avec profit ; elle ne perd de l’argent que parce qu’elle a elle-même baissé la charge de l’usine : on produit actuellement environ 300 pneus agricoles par jour contre 820 à la belle époque. La direction crée donc véritablement les conditions de son plan social. Or nous avons les capacités et les équipements nécessaires pour poursuivre l’activité ; l’expert évalue à 25 ou 30 millions d’euros la remise à niveau du matériel – chiffre à comparer aux 162 millions que coûte le plan social. Il s’agit donc d’une ineptie ; il est ridicule et dégoûtant de perdre complètement un marché par simple volonté de représailles, car ce sont les salariés qui en subiront les conséquences.
Quant à la SCOP, c’est un projet qui a le mérite d’exister, mais auquel je n’ai jamais cru.
M. le président Alain Gest. Pourquoi ? La CGT affirme proposer le même projet que Titan.
M. Virgilio Mota Da Silva. Les mélanges en amont de la production, ainsi que les machines, les codes et les mesures des pneumatiques sont protégés par des brevets Goodyear, et l’entreprise ne les cédera pas à une SCOP. Celle-ci ne pourra donc reprendre que la partie production. Il en allait tout autrement de Titan – pneumaticien qui se spécialise dans l’agricole – auquel Goodyear comptait céder la chaîne d’un bout à l’autre.
M. le président Alain Gest. Mais vous pourriez produire sous licence ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Je pense que Goodyear ne donnera jamais ses licences sur les mélanges. Le projet de la SCOP excluait également la recherche et le développement, les moules de pneumatiques – qui coûtent des centaines de milliers d’euros pièce – et la distribution. La CGT propose de reprendre uniquement la partie production, en la sous-traitant à Goodyear. Or comment une SCOP pourrait-elle dicter aux salariés les mêmes conditions de travail que la direction d’une entreprise, exiger des résultats, des cadences ? Comment pourrait-elle leur imposer des sacrifices sur les salaires au nom de la rentabilité ? Tout cela me semble incongru et incompatible avec le monde syndical. Ce projet m’apparaît donc mort-né, mais il a le mérite d’exister, et la CGT a le droit de le développer.
M. le président Alain Gest. Vous portez une appréciation plus que mitigée sur l’évolution des conditions de travail à Amiens-Sud ; mais pouvez-vous nous confirmer que depuis que la nouvelle organisation du travail a pris effet, la direction y a investi entre 41 et 48 millions d’euros ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Non ; d’ailleurs j’en doute.
M. le président Alain Gest. Vous avez mentionné que les réunions se passaient parfois dans un climat difficile, un brouhaha, etc. ; pouvez-vous confirmer que le syndicat majoritaire ne vient pas à certaines d’entre elles, ou s’en va immédiatement ?
M. Virgilio Mota Da Silva. C’est arrivé pour des réunions qui ne l’intéressaient pas ou qui posaient problème pour la suite de la procédure. Nous vivons une guérilla ; même quand on essaie d’adopter une démarche constructive, la volonté d’hégémonie – ou d’exclusivité – du syndicat majoritaire rend difficile de se faire entendre, de porter nos revendications à la direction et d’en entendre les réponses. Mais je ne condamne pas ces comportements, car la violence vient d’abord de la direction. Quand on annonce la fermeture totale d’une usine, cela crée forcément des tensions extrêmes.
M. le président Alain Gest. On nous avait d’abord indiqué que toutes les usines du groupe fonctionnaient en 4x8 ; or hier, la CGT a affirmé que ce n’était le cas ni de Montluçon ni de Riom.
M. Virgilio Mota Da Silva. Je confirme que ni Montluçon ni Riom ne travaillent en 4x8. En revanche, je ne connais pas la situation dans les autres usines en Europe ; il faudra poser la question à M. Rousseau.
M. le président Alain Gest. Êtes-vous depuis toujours syndiqué à SUD, ou bien avez-vous auparavant fait partie d’un autre syndicat ?
M. Virgilio Mota Da Silva. J’étais à la CFDT jusqu’en 2003, année de rupture.
M. le président Alain Gest. Avez-vous participé à la création de la section SUD d’Amiens-Nord ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Oui. Goodyear a tout fait pour nous priver de la représentativité dans l’entreprise, que nous avons dû prouver devant les tribunaux.
M. le président Alain Gest. Chez Dunlop, il existe aussi une section CGT ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Elle a disparu depuis la signature de l’accord 4x8. Tous les responsables ont été démis de leurs fonctions, et la section dissoute.
M. le président Alain Gest. Par la fédération nationale ?
M. Virgilio Mota Da Silva. Oui.
M. Patrice Carvalho. Parce qu’ils n’ont pas respecté le vote des gens.
M. Virgilio Mota Da Silva. Cette décision peut se comprendre si la section ne suit pas les directives de la fédération et va contre la volonté des salariés. Les membres de la CGT se sont réfugiés à l’UNSA.
M. le président Alain Gest. Monsieur Mota Da Silva, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions.
d. Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, et M. Thierry Récoupé, secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC
(Séance du mardi 17 septembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous continuons l’audition des syndicats de l’entreprise Goodyear. Les semaines passées, nous avons auditionné la secrétaire du comité centrale d’entreprise (CCE) et les représentants CGT et SUD de l’usine d’Amiens-Nord. Aujourd’hui, nous recevons M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, et M. Thierry Récoupé, secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC.
Messieurs, soyez les bienvenus.
Cette audition est ouverte à la presse écrite et audiovisuelle. Comme nous nous efforçons de le faire chaque fois que cela est possible, notre réunion est retransmise en direct et en téléchargement, tant sur le canal interne que sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale.
Un compte rendu de nos débats sera établi dans les jours qui suivent notre réunion. Il vous sera soumis, messieurs, pour vous assurer qu’il correspond exactement aux propos que vous aurez tenus, puis il sera publié sur le site Internet de l’Assemblée nationale.
Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole pour un exposé introductif d’une vingtaine de minutes. Ensuite, notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, pourra poser une première série de questions. Enfin, les autres membres de la commission d’enquête interviendront pour un débat approfondi.
La CFTC est le syndicat majoritaire sur le site Goodyear d’Amiens-Sud. Historiquement, ce site est une usine de la marque Dunlop, intégrée ensuite dans le groupe Goodyear. L’audition d’aujourd’hui vous permettra, messieurs, de nous présenter la situation dans cette usine.
Nous sommes particulièrement intéressés par la présentation que vous allez nous faire du passage aux équipes en 4x8 en 2008. Comment expliquez-vous que les salariés de l’usine Goodyear d’Amiens-Sud l’ont accepté, alors que ceux de l’usine d’Amiens-Nord l’ont refusé ?
Pourriez-vous dresser un bilan, après cinq ans d’application, de ce changement d’organisation du travail – en termes d’emplois, de rémunérations, de conditions de travail, etc. –, que d’autres syndicats ont présentée comme très difficile ?
Comment se passe le dialogue social dans l’usine ?
Enfin, comment voyez-vous l’avenir d’Amiens-Sud, sachant que d’autres syndicats jugent sa pérennité menacée ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Théveniaud et M. Thierry Récoupé prêtent serment.)
M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud. Je suis salarié de l’usine Dunlop Goodyear Amiens-Sud depuis 1981, représentant du personnel depuis 1983 et délégué syndical CFTC depuis 1989.
Beaucoup de choses ont été dites sur la CFTC. C’est pourquoi je tiens à être très clair aujourd’hui : la CFTC n’est pas l’avocat du système des 4x8. En 2007, elle a fait des propositions sur d’autres aménagements du temps de travail, plus adaptés à la vie familiale, associative et culturelle des salariés. La direction, elle, avait la ferme volonté de mettre en place l’organisation des 4x8, appliquée dans pratiquement tous les sites basés en Europe, dont les cinq usines en Allemagne.
Dans un contexte de concurrence, souvent déloyale, les leviers à la disposition des syndicats pour préserver les emplois se résument à des accords. Il n’existe pas de recette miracle ! Notre pays dispose de très peu de marges de manœuvres pour assurer la compétitivité de son industrie. On nous promet une Europe sociale harmonisée depuis plus de vingt ans, mais nous continuons de subir la concurrence des usines à bas coûts salariaux de l’Europe de l’Est.
Lorsque l’accord des 4x8 nous a été soumis, il était synonyme pour nous de pragmatisme car lié aux investissements. Nous savions que dire « non », refuser de mettre les mains dans le cambouis, signifiait la mise à mort des usines. Celles situées en Allemagne fonctionnaient déjà avec cet aménagement depuis plus de vingt ans. Nous n’avions pas d’autre choix à l’époque.
En 1994, les syndicats anglais et allemands de l’entreprise que j’avais réunis nous avaient indiqué que si nous refusions le travail en continu en France, eux l’appliqueraient et obtiendraient la production. Même entre syndicats européens, il était déjà impossible de faire progresser cette Europe sociale espérée depuis des décennies !
Ainsi, à la concurrence entre sites du même groupe à laquelle nous sommes confrontés, vient s’ajouter celle des autres groupes, comme Bridgestone à Béthune qui négocie actuellement un accord de compétitivité basé sur les 4x8. En définitive, ne pas négocier pour un syndicat, c’est mettre en péril les emplois.
Deux choix se présentaient donc à la CFTC : refuser tout changement ou négocier l’accord. J’y insiste : nous avions conscience – depuis le début – que ne rien négocier signifiait, dans un contexte de mondialisation, la mort assurée des deux sites.
Notre syndicat a choisi le pragmatisme, le réalisme. Il a préféré négocier afin de trouver un accord de compétitivité, un accord gagnant-gagnant pour sauver les 2 000 emplois des deux sites et donner à ces derniers une chance de devenir pérennes.
Contrairement à d’autres syndicats, la CFTC a estimé – et cela a toujours été son point de vue depuis le départ – que le chômage serait beaucoup plus destructeur pour les salariés et leur famille que la nouvelle organisation des 4x8. Mais ce fut très difficile à expliquer aux salariés, car ce nouveau système dégrade la vie familiale et sociale. Il n’y avait cependant pas d’alternative : c’était l’accord ou la fermeture.
Lors de la signature de l’accord, la CFTC était minoritaire. Après la signature, les salariés de Dunlop ont compris que nous nous étions efforcés de sauver l’usine, et notre syndicat est devenu majoritaire. La CGT ne pèse plus aujourd’hui que 3 % chez Dunlop, après avoir été ultra-majoritaire.
M. Thierry Récoupé, secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC. La CFTC est très bien placée pour parler de ce dossier, car elle a été signataire de l’accord des 4x8 et qu’elle est aujourd’hui majoritaire sur le site d’Amiens-Sud.
Sur cette affaire, on entend tout et n’importe quoi. C’est pourquoi je suis très heureux d’être devant vous aujourd’hui pour vous parler de l’établissement d’Amiens-Sud où l’accord des 4x8 est appliqué depuis bientôt cinq ans.
En 1983, Dunlop France a déposé le bilan et, à la suite de son rachat par Sumitomo en 1984, un groupe japonais, 220 emplois ont été supprimés. Un dialogue social de bonne qualité a pu être instauré avec la direction japonaise, ainsi qu’une modernisation à travers de nombreux investissements sur le site.
À l’inverse, le climat social s’est dégradé à l’usine d’Amiens-Nord, avec des grèves à répétition, et très peu d’investissements y ont été réalisés.
En 1994-1995, le groupe a souhaité mettre en place à Amiens-Sud le travail en continu – les 3x8 avec des équipes de suppléance. La CFTC a pris ses responsabilités en signant pour cette organisation du travail. Le syndicat majoritaire de l’établissement, la CGT, n’a pas fait valoir son droit d’opposition, bien au contraire : il a demandé, un an plus tard, le rajout de la cinquième équipe aux équipes de suppléances. C’est bien la preuve que la CFTC avait pris la bonne décision.
À l’usine d’Amiens-Nord, après trois semaines de grève très dure contre le travail en continu, le syndicat majoritaire a fini par prendre ses responsabilités en signant pour les équipes de suppléance.
Grâce à cet accord, 280 embauches ont été réalisées à Amiens-Sud entre 1994 et 1996. Il s’agissait donc d’un très bon accord.
En 2003, Dunlop France a été racheté par Goodyear.
En avril 2007, Olivier Rousseau nous a annoncé le souhait du groupe de créer un complexe industriel moderne et compétitif dans les plus brefs délais. Ce projet comportait des contreparties, notamment financières, sur lesquelles je reviendrai.
Malheureusement, la direction a commis l’erreur de soumettre aux salariés son projet 4x8 sans ouvrir de négociations sur les contreparties financières pour les salariés ! Si bien que, sur les deux sites, 66 % des salariés ont rejeté le projet.
Fin 2007, une ultime réunion s’est tenue, en vain.
La CFTC a alors pris ses responsabilités en demandant l’engagement de négociations sur le site d’Amiens-Sud, puis elle a été rejointe dans sa position par les autres syndicats : la CGT, syndicat majoritaire, FO et la CGC. Les semaines suivantes, des réunions ont pu être organisées sur le site.
À Amiens-Nord, la CGT, majoritaire, a refusé les négociations sur les 4x8.
À partir de ce moment-là, la CFTC, pensant que le complexe industriel ne verrait jamais le jour, s’est attachée à défendre les intérêts d’Amiens-Sud afin de sauver ses 1 100 emplois.
Le 17 mars 2008, notre organisation a signé pour Amiens-Sud l’accord 4x8, assorti de contreparties financières significatives : une prime de 3 500 euros bruts pour les salariés en 3x8 passant aux 4x8, une prime de 5 500 euros pour les salariés des équipes de suppléance passant aux 4x8, ainsi qu’une augmentation de salaire de 220 euros par mois. Il s’agissait là d’une grande avancée en matière de pouvoir d’achat des salariés – environ 20 % de salaire net. L’accord comportait également l’engagement du groupe d’investir 25,7 millions d’euros sur cinq ans. À ce jour, mesdames, messieurs, le groupe a injecté 44 millions sur le site !
Aujourd’hui, le site d’Amiens-Sud est méconnaissable par rapport à ce qu’il était il y a cinq ans, en particulier grâce à nos outils ultramodernes. Certes, l’usine rencontre encore des difficultés pour répondre à la demande du marché, c’est-à-dire produire des pneus BA, à haute valeur ajoutée. Il reste que désormais Amiens-Sud fabrique ces pneus labellisés haute performance.
En définitive, nous sommes fiers d’avoir signé l’accord des 4x8. Malgré le chemin qui nous reste à parcourir, nous avons réussi à mettre en place un bon dialogue social au sein de l’établissement.
En avril 2009, le groupe a souhaité placer Amiens-Sud en location-gérance, c’est-à-dire transformer le site en filiale, en vue de le sortir du périmètre des licenciements. Le changement de direction, avec un directeur allemand, a malheureusement abouti à la destruction du dialogue social pendant deux ans. Nous avons condamné cette situation et demandé le changement de cette direction interne, et le groupe nous a entendus. Dorénavant, le nouveau directeur, M. Josy Blum, en place depuis un an et demi, est très à l’écoute et le dialogue social est devenu extrêmement positif.
À présent, je n’ai pas peur de le dire : le jusqu’au-boutisme ne peut plus être un objectif. Notre syndicat s’inscrit dans une démarche de négociation : il souhaite s’installer autour de la table, analyser les dossiers et exposer les problèmes au personnel. Voilà comment nous avançons avec la direction. Nous ne pouvons pas nous permettre de « jouer » avec 1 000 salariés. Si, au départ, personne ne voulait des 4x8, y compris la CFTC, ce choix s’est imposé à nous. Étant donné la conjoncture économique actuelle et les avancées réalisées au sein de l’établissement, je pense que nous avons fait le bon choix. Pour autant, j’ignore si cette nouvelle organisation perdurera…
Dans le cadre de cette commission d’enquête, on a évoqué la fermeture de l’usine, en même temps ou après celle d’Amiens-Nord : je condamne fermement ces propos. Comment une personne n’ayant pas mis les pieds à Amiens-Sud depuis quatre ans peut-elle dire cela ? Les 1 173 salariés d’Amiens-Nord vivent un enfer depuis plusieurs années mais il ne faut pas jouer sur l’inquiétude des 950 salariés d’Amiens-Sud ! Notre présence parmi vous aujourd’hui est très importante, pour nous et pour les salariés, car elle nous permet enfin de nous exprimer.
En tant qu’organisation syndicale, nous ferons tout pour améliorer le dialogue social et l’avenir du site. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, avec l’ensemble des salariés, pour résoudre les problèmes et éviter un drame humain – la perte de leur emploi pour 1 000 salariés sans parler des prestataires !
Pourquoi l’usine d’Amiens-Nord en est-elle arrivée là ? Chacun a son idée – y compris les premiers acteurs de ce dossier – et doit avoir la franchise de la dire. Si notre organisation avait été majoritaire dans cette usine, les choses ne se seraient pas passées ainsi. Des choix ont été faits, que nous avons condamnés. Certes, cette usine n’a pas bénéficié d’investissements, mais ils étaient liés à la signature des 4x8. Notre organisation a pris ses responsabilités en signant l’accord, ce qui a permis à l’usine d’Amiens-Sud de bénéficier des investissements. Pour autant, l’organisation du travail doit être améliorée, et nous y travaillerons de tout notre cœur pour donner un avenir à l’usine. J’y crois sincèrement.
Je l’ai dit : des choix ont été faits à Amiens-Nord. D’abord, sur l’accord des 4x8 – on connaît l’issue de ce dossier. Puis sur le plan de départs volontaires (PDV). Pourquoi un groupe comme Titan en est-il arrivé à retirer son offre, alors que le PDV prévoyait la sauvegarde de 500 emplois et d’importantes enveloppes financières ? Pourquoi aucune consultation n’a-t-elle été organisée auprès des salariés sur ce plan ?
Depuis cinq ans, je vis avec le dossier 4x8 – mes nuits sont parfois très courtes. Il n’est pas simple pour nous de côtoyer nos collègues d’Amiens-Nord.
J’ajoute qu’en avril 2008, des salariés ont créé à Amiens-Nord une section CFTC, laquelle a demandé un référendum sur les 4x8. Le quorum a été respecté et le « oui » l’a emporté. Notre organisation a alors signé l’accord, mais il a été frappé d’opposition dans les quarante-huit heures par le syndicat majoritaire, la CGT. Dans ces conditions, qu’était-il possible de faire ? J’ai moi-même été victime de menaces, mais je vous avoue que les choses n’ont pas été faciles non plus pour nos deux délégués syndicaux sur le site…
À présent, Amiens-Nord et Amiens-Sud ne sont plus du tout dans la même configuration, ce que je regrette profondément. Ce qui aurait pu être le plus gros site industriel présent dans la région est dorénavant un projet derrière nous.
Je précise que le dossier que nous vous avons remis en début de séance reprend la chronologie des événements et comporte les tracts que nous avons diffusés à l’époque.
Mme Pascale Boistard rapporteure. Votre présentation nous laisse penser qu’il y a eu une forme de chantage aux 4x8, autrement dit que, faute de signature de l’accord, aucun investissement ne serait réalisé ni aucune garantie accordée sur le nombre d’emplois. Qu’en est-il ?
M. Thierry Récoupé. Si le dialogue social était difficile à l’époque, il est aujourd’hui bien établi grâce à la présence d’un seul syndicat majoritaire.
Olivier Rousseau nous a très clairement indiqué que si le projet industriel, avec 350 jours de travail par an et une rotation en 4x8, n’était pas accepté, il n’y aurait pas d’investissement. Il s’agissait donc bien d’une forme de chantage.
M. Philippe Théveniaud. Entre 1984 et 2004, le dialogue social à Amiens-Sud a été de bonne qualité, puis il s’est dégradé après le rachat de Dunlop par Goodyear.
Par contre, à Amiens-Nord, il est détestable depuis le début des années 90. Pour moi, la direction de Goodyear est responsable de cette situation en raison de son mauvais management, en particulier pour ne pas avoir respecté à plusieurs reprises la législation du travail. On connaît le résultat : des salariés qui se radicalisent, un syndicat qui dit « non » à tout, et la casse de l’usine ! En 2007, les négociations ont été très mal menées : comment peut-on faire voter des salariés sur un système qui va dégrader leur vie professionnelle et familiale sans les informer des contreparties ? La CFTC elle-même avait refusé de donner un « chèque en blanc » à la direction. J’accuse la direction de Goodyear d’avoir été championne de l’incompétence ! C’est elle qui a créé la lutte des classes !
S’agissant des 4x8, on peut effectivement parler de chantage. Néanmoins, comme je l’ai dit en introduction, nos amis syndicalistes allemands ne nous ont pas encouragés pour le projet de complexe industriel dans la mesure où ils souhaitaient eux-mêmes obtenir la production dans leurs cinq usines.
Mme la rapporteure. En 2008, un nouveau référendum sur les 4x8 est organisé. Dans la mesure où des salariés concernés par les 4x8 aussi bien que des salariés non concernés par cette organisation ont été amenés à s’exprimer, le résultat favorable constitue-t-il à vos yeux une approbation massive ?
M. Thierry Récoupé. La direction a demandé un référendum sur les 4x8, puis que le dépouillement soit assuré à la DIRECCTE du fait de l’appel au boycott du syndicat majoritaire CGT et de SUD. Nous avions indiqué par voie de tracts aux salariés d’Amiens-Nord que nous respecterions leur choix si le quorum était atteint. Sur 1 455 inscrits, le nombre de votants a été de 788 et le nombre de suffrages exprimés de 747. Le « oui » l’a emporté à 72,82 %. Nous nous étions engagés auprès des salariés : nous avons signé l’accord.
Mme la rapporteure. Considérez-vous normal de prendre en compte le vote des salariés non concernés par les 4x8 ?
M. Thierry Récoupé. Notre communiqué de l’époque est parfaitement clair : il présente les résultats en toute transparence pour les personnes concernées par les 4x8 et pour celles qui ne l’étaient pas. Malgré la présence des deux syndicats forts au sein de l’établissement, CGT et SUD, plus de 50 % des salariés se sont exprimés. Je le répète : nous avons respecté le choix des salariés.
Mme la rapporteure. Après avoir été invalidée en 2010, l’organisation des 4x8 a été validée par la justice. Aviez-vous soulevé les problèmes en 2008 ?
M. Thierry Récoupé. Le dossier qui vous a été remis comprend les pièces afférentes.
M. Philippe Théveniaud. En 2008, nous avons indiqué à la direction que l’accord ne respectait pas certains points de la convention collective du caoutchouc. Le DRH de l’époque nous a alors indiqué que, à défaut de signature, les deux usines seraient fermées. Le jugement a bien indiqué que la convention collective n’était pas respectée au regard du travail en continu. Nous avons demandé à la direction de revoir sa copie, et l’accord a été renégocié. Je rappelle qu’à l’époque, la CFTC n’était pas majoritaire à Dunlop – c’était la CGT, qui a signé l’accord avec nous.
Mme la rapporteure. En 2008, les 4x8 ont donc été mis en place à Amiens-Sud. Avec le recul, ce dispositif vous paraît-il garantir la pérennité de l’entreprise ? Quel était le niveau de production avant les 4x8 et quel est-il aujourd’hui ?
M. Thierry Récoupé. Contrairement ce que l’on a pu entendre, l’accord n’a pas une durée de cinq ans : il est à durée indéterminée, mais les parties signataires ont le droit de le dénoncer à partir de la cinquième année.
Cet accord comporte trois volets. Un volet industriel, relatif aux investissements, pour l’instant plus que respecté. Un volet emploi, avec la garantie de l’emploi de 862 salariés permanents jusqu’à fin 2014 – mais l’accord a d’ores et déjà permis d’embaucher 60 personnes supplémentaires, ce qui porte l’effectif à 920. Enfin, un volet volume de pneus, auquel nous avons ajouté depuis 2008 trois avenants afin d’adapter la production à la conjoncture économique, c’est-à-dire à la demande des clients et à la régression des ventes. Nous sommes ainsi passés d’une production de 17 000 pneus par jour en 2008 à 11 000 aujourd’hui qui partent directement chez le client. L’usine d’Amiens-Sud travaille en flux tendus : aucun pneu n’est stocké – alors que la moitié l’était en 2008.
J’ajoute que les pneus que nous vendons n’ont rien à voir avec ceux de 2008, car nos clients actuels nous demandent des pneus à haute valeur ajoutée. Grâce à notre service développement qui met au point des prototypes, vingt dimensions BA ont été développées et sont fabriquées au sein de l’établissement. En 2014, nous fabriquerons 1,8 millions de pneus de ce type. La question n’est plus celle de la quantité : c’est celle de la qualité et du prix de revient. Les investissements étaient conditionnés aux 4x8 : depuis quatre ans, l’usine d’Amiens-Sud se développe en produisant ces pneus pour véhicule de tourisme de grande valeur ajoutée qui lui permettront de dégager des bénéfices.
Le groupe a investi pour produire les pneus qui lui étaient demandés. Nous les fabriquons actuellement et, je l’espère, pour longtemps. Alors que l’usine Dunlop n’avait jamais fait de bénéfice, nous sommes parvenus à réaliser 1,1 million de bénéfice en 2011, et 2,6 millions en 2012. Les prévisions pour 2013 sont de l’ordre 4 millions. En 2012, la moyenne reçue par les 950 salariés au titre de la participation aux bénéfices a dépassé 400 euros, soit un niveau jamais atteint par le passé.
M. Thierry Récoupé. Pour utiliser une image, on peut comparer notre production d’avant 2007 à une 2 CV, et celle d’aujourd’hui à une Mercedes. Nous fabriquons des pneus à haute performance et labellisés. Cette qualité, que l’on doit au savoir-faire de l’usine d’Amiens-Sud, place la France avant l’Allemagne pour certaines homologations. Évitons donc de comparer ce qui n’est pas comparable, comme cela a été fait au cours d’auditions précédentes.
Mme la rapporteure. Avez-vous constaté la délocalisation d’une partie de la production ?
M. Thierry Récoupé. Au contraire !
M. Philippe Théveniaud. Les 4x8 ont été instaurés avant la crise de 2008. Depuis cette date, la production a baissé, ce qui a amené notre usine à chômer treize jours avant l’été. Cela dit, depuis un an, les cinq usines situées en Allemagne ont été touchées plus durement que nous.
Moins on vend de véhicules, moins on vend de pneus. Les Européens, qui voient leur pouvoir d’achat se réduire, du fait des politiques d’austérité menées par les gouvernements, roulent moins et achètent moins de voitures. Même si nous subissons la crise de plein fouet, les investissements continuent, ce qui nous permettra, en cas de reprise, de répondre à la demande en fabriquant des pneus à haute valeur ajoutée.
Mme la rapporteure. En termes de conditions de travail ou de vie sociale, quelles ont été les conséquences pour les salariés du passage aux 4x8, auquel, initialement, vous n’étiez pas favorables ? Avez-vous constaté, comme à l’usine d’Amiens-Nord, une évolution en matière de sécurité ? La gravité et la fréquence des accidents de travail ont-elles augmenté ? Les arrêts de travail sont-ils plus nombreux ? Le syndicat a-t-il usé de son droit d’alerte ?
M. Thierry Récoupé. Les 4x8 imposent des rotations très contraignantes. Alors que nous travaillions 31,6 heures par semaine, pour 33,6 dues au titre de la convention collective, nous effectuons aujourd’hui 35 heures en moyenne. Pour compenser le passage de 33,6 à 35 heures, un complément de salaire a été consenti lors du deuxième accord, conformément aux conditions légales.
La pire année a été 2009, non seulement à cause de la transition qu’a représentée le passage des 3x8 aux 4x8, mais aussi parce que le calendrier n’avait pas été réfléchi. Par la suite, le dialogue social a été rétabli au sein de l’établissement. De ce fait, depuis 2010, le calendrier est amélioré chaque année de manière significative. La conjoncture économique y a aidé, puisque la baisse de la production a permis de supprimer des dimanches de travail. L’organisation actuelle n’a plus rien à voir avec celle de 2009. Les salariés disposent d’une certaine flexibilité. Je leur demande chaque jour si tout va bien. De son côté, la direction interne fait son travail. Nous sommes à l’écoute des demandes pour l’an prochain, car dans le système des 4x8, la seule solution, quand on veut un samedi, est de le remplacer en fonction du système de rotation, sachant que chacun doit effectuer 214 postes de travail de huit heures dans l’année.
Mme la rapporteure. Les conséquences de ce système sur la santé, la vie sociale ou les conditions de travail des salariés sont-elles positives ?
M. Thierry Récoupé. En 2009, elles ont été dramatiques, notamment pour la vie de famille. Nous avons dû nous adapter. Il nous arrivait de faire cinq nuits consécutives, alors que nous n’en faisons plus que deux aujourd’hui, suivies de deux repos. Les salariés se sont progressivement réadaptés à la vie familiale, culturelle, associative et sportive. C’était un grand bouleversement, mais notre corps a fait face. Pour sauver nos emplois, nous avons été contraints d’accepter un système, qui s’est adapté pour devenir plus que correct. Plus personne ne se plaint des 4x8. Nous avons déjà anticipé un calendrier pour 2014, comparable à celui de 2013, ce dont les salariés sont satisfaits.
Mme la rapporteure. S’ils devaient revoter sur cet accord, ils l’accepteraient donc à une majorité plus élevée qu’en 2008 ?
M. Thierry Récoupé. Oui, d’autant que les compensations financières ont dépassé nos espérances et que l’expérience a permis d’améliorer notre calendrier. Dans l’usine d’Amiens-Sud, le taux d’absentéisme hebdomadaire est tombé à 0,8 %, ce qui est inédit. Pour les maladies à plus de 30 jours, il se situe entre 4 % et 4,5 %.
La prime d’intéressement – 360 euros nets par trimestres – est désormais liée non seulement au volume de production et au taux de rebut mais à la diminution du nombre d’accidents du travail avec arrêt, selon les critères de l’OSHA (Occupational Safety and Health Administration). En 2012, on a compté dix-huit accidents. En 2013, le nombre à ne pas dépasser est huit. Or nous en sommes à trois, trois mois avant la fin de l’année. Il s’agit là de résultats concrets. Nous ne sommes pas en mesure d’organiser demain un référendum, mais l’approbation de l’accord ne fait aucun doute.
M. Philippe Théveniaud. Vous connaissez les valeurs de la CFTC, qui défend depuis vingt ans le repos dominical. Il n’a pas été facile d’annoncer aux salariés qu’il n’y avait pas d’autre possibilité que d’accepter les 4x8. Ils ont réfléchi. S’ils n’avaient pas accepté, l’usine aurait fermé. Nul n’ignore le taux de chômage dans notre département. Nous avons saisi notre chance.
Nous savons hélas que l’espérance de vie d’un salarié soumis aux 3x8, aux 4x8 ou aux 5x8 est plus courte de huit ans qu’un salarié qui travaille de jour, mais, dans le système libéral, la réalité économique s’impose aux salariés.
M. Thierry Récoupé. Le droit d’alerte n’est utile que pour obtenir certaines informations. Or le directeur, Joseph Blum, attaché à la transparence, met toutes celles que nous demandons à notre disposition. Dès lors, user du droit d’alerte ne servirait qu’à accréditer les rumeurs véhiculées par les médias, selon lesquelles l’usine pourrait fermer dans un an.
Mme la rapporteure. La durée de l’accord sur les 4x8 est indéterminée, mais, au terme des cinq premières années – donc, fin 2013 –, les signataires peuvent demander de le renégocier. Allez-vous consulter les salariés pour savoir s’ils souhaitent conserver ce régime de travail ?
M. Thierry Récoupé. Nous y réfléchissons. La CFTC étant à leur écoute, je les interroge chaque jour à ce sujet. La période de cinq ans dont vous parlez s’achèvera non fin 2013 mais fin 2014. Si, à cette date, les parties dénoncent l’accord, le nouveau calendrier ne pourra intervenir, compte tenu du temps nécessaire pour l’établir, que fin 2015, voire début 2016. Où en sera le marché automobile ? Les investissements effectués au sein de l’entreprise auront-ils porté leurs fruits ? Nous travaillons pour que ce soit le cas, d’autant que leur montant dépasse de 19 millions la somme initialement prévue.
M. Philippe Théveniaud. L’an dernier, quand le volume de la production a baissé, nous avons demandé à passer aux 5x8, système plus confortable pour les salariés. La demande n’a pu être satisfaite. Elle supposait de réorganiser tout le travail, au risque de devoir faire marche arrière par la suite, si la demande augmentait. On risquait en outre une baisse de productivité, alors que nous sommes en concurrence avec d’autres sites européens.
Je veux souligner une autre innovation. Pour la première fois chez Dunlop, des femmes ont été recrutées, ce qui va dans le sens de l’égalité. En tant que président de la caisse d’allocations familiales de la Somme (CAF), je sais qu’il existe des fonds disponibles. À Amiens, l’équipe municipale s’était engagée à aider les salariés qui effectuent des horaires atypiques. Elle n’a pas tenu ses promesses, alors qu’on favoriserait l’attractivité du territoire en créant des crèches interentreprises adaptées à notre rythme de travail. Je regrette que les fonds publics aient servi non à accompagner les efforts des salariés pour conserver leur emploi, mais à aider ceux qui allaient manifester.
Mme la rapporteure. J’en viens à une question que je pose à tous ceux que nous auditionnons : quel poste occupez-vous dans l’entreprise ? Quels sont vos horaires et vos contraintes ? Le passage aux 4x8 a-t-il modifié votre vie ?
M. Philippe Théveniaud. En tant que responsable syndical et président du conseil d’administration de la CAF, je suis détaché de mon usine depuis douze ans. Le salaire que me verse Dunlop est calculé sur le taux horaire le plus bas de l’usine, alors que j’ai trente-deux ans d’ancienneté. Je tiens mes fiches de salaires à votre disposition. Dunlop se fait rembourser mon salaire par la CAF, le fonds de gestion des congés individuels de formation (FONGECIF) ou Pôle emploi, au titre du paritarisme qui constitue une exception sociale française. Sur les dix-huit mandats exercés par des membres de la CFTC, 80 % travaillent aux 4x8.
M. Thierry Récoupé. Au sein de l’établissement, je suis agent de maîtrise. Si, en tant que secrétaire du comité d’entreprise (CE), je n’effectue pas les 4x8, je suis suffisamment souvent dans l’atelier, au contact de ceux qui travaillent à ce rythme, pour pouvoir en parler. Notre syndicat était minoritaire quand les accords ont été signés. Le fait qu’il soit devenu majoritaire nous conforte dans notre analyse.
Le secrétaire du CE devant effectuer des choix importants, les salariés doivent le voir chaque jour dans l’usine. C’est pourquoi je ne compte pas mon temps de présence. Il m’arrive de travailler soixante heures par semaine. Mes nuits sont parfois plus courtes que celles de salariés qui font les 4x8, et dont je suis solidaire.
J’ai trois enfants, mais si l’on me demandait demain de choisir entre les 4x8 ou Pôle emploi, je n’hésiterai pas. Je m’adapterai à ce régime comme l’ont fait 750 salariés de l’établissement.
Mme la rapporteure. Vous laissez entendre que refuser les 4x8 risquerait de vous faire perdre votre emploi ou pourrait entraîner à terme la fermeture de l’usine ?
M. Thierry Récoupé. Oui. Amiens-Sud ne produit que des pneus pour les véhicules de tourisme, ce qui n’est pas le cas d’Amiens-Nord ou de Montluçon. Notre usine aurait fermé il y a longtemps si nous n’avions pas signé l’accord pour passer aux 4x8.
M. Philippe Théveniaud. Quand nous l’avons signé, tous les élus de la CFTC ont voté à bulletin secret dans mon bureau. Étant détaché de l’entreprise, j’ai refusé de prendre part au vote.
M. le président Alain Gest. Nous savons comment fonctionnent les délégations syndicales. Il est rare qu’on puisse exercer une importante responsabilité dans ce domaine en continuant à travailler dans l’entreprise.
M. Jean-Louis Bricout. Avant d’accepter l’accord, connaissiez-vous le montant de la réévaluation du salaire compensant l’augmentation du temps de travail hebdomadaire et de la prime dédommageant le passage aux 4x8, ou vous en êtes-vous remis à la direction ?
M. Philippe Théveniaud. Lors de la première consultation à Amiens-Nord et Amiens-Sud, comme les contreparties financières n’étaient pas connues, la CFTC n’a pas appelé à voter oui, estimant qu’elle ne pouvait pas faire un chèque en blanc à la direction. Souhaitant tout faire pour sauver l’emploi, nous avons demandé à celle-ci de se rasseoir à la table de négociation. C’est à ce moment-là que nous avons renégocié les contreparties financières, augmentation mensuelle et prime.
M. le président Alain Gest. Les salariés ont donc voté l’accord en pleine connaissance de cause ?
M. Philippe Théveniaud. Oui.
M. Jean-Louis Bricout. Les conditions de l’accord vous semblaient-elles satisfaisantes ? Qu’en pensent les salariés aujourd’hui ? Quelles sont leurs revendications ?
M. Thierry Récoupé. Il n’a pas été facile d’accepter le passage aux 4x8. Aussitôt l’accord conclu pour Rueil-Malmaison, nous avons réclamé l’ouverture de négociations pour pérenniser le site d’Amiens-Sud. Il a fallu de nombreuses réunions pour aboutir. Chaque fois qu’une proposition était avancée, les salariés étaient consultés. Le syndicat majoritaire était la CGT. À l’ultime réunion, le point de non-retour a failli être atteint. La CGT a radié les deux délégués de l’établissement, qui avaient signé l’accord. Ceux-ci ont alors pris l’étiquette de l’UNSA. Pour respecter la procédure juridique, il fallait revoter pour qu’ils retrouvent leur statut de délégués. Ils ont été élus à plus de 85 %.
Nous travaillons chaque jour pour que les contreparties du passage aux 4x8 restent satisfaisantes. Je l’ai dit, le montant de la prime d’intéressement trimestriel, qui permet au groupe d’atteindre ses objectifs en matière d’accidents du travail et de production, peut s’élever jusqu’à 360 euros. Nous ne sommes jamais descendus en dessous de l’objectif, et le montant mensuel moyen, qui varie entre 80 et 120 euros par salarié, est un record historique. En 2013, le taux de rebut mensuel, carcasses et déchets confondus, qui, en 2012, était de l’ordre de 1,8 million d’euros – soit plus de 20 millions pour douze mois – est tombé entre 600 000 et 700 000 euros, ce qui représente un gain annuel de 12 millions pour le groupe. Nous sommes sur de bons rails. Partenaires sociaux, salariés et direction interne partagent la volonté d’atteindre des objectifs et de pérenniser le site.
M. Jean-Louis Bricout. Les accords comprenaient trois volets : investissement, emploi et production. Sur ce dernier point, disposez-vous d’éléments de comparaison avec d’autres sites ?
M. Thierry Récoupé. Compte tenu de nos effectifs, nous devons augmenter le volume de production, dans la limite de la demande des clients, pour la BA haute performance. Nous sommes à 10 000, voire 10 500 pneus par jour. Lors du CE du mois dernier, le groupe a déclaré que nous passerions à 12 000 en 2014, avant de monter encore en puissance. Les deux outils industriels qui assurent la bande de roulement, installés cet été durant l’arrêt de l’usine, tourneront à plein régime courant 2014. En d’autres termes, il existe encore de la marge.
M. Jean-Claude Buisine. Je suis surpris par la différence entre l’usine d’Amiens-Nord et celle d’Amiens-Sud, qui ne dépend plus de Goodyear France mais appartient à un groupe européen basé au Luxembourg. La stratégie de Goodyear était-elle de mettre fin à l’activité d’une usine pour favoriser l’autre ? Compte tenu du volume d’investissement – plus de 60 millions d’euros depuis 2007 –, pourquoi ne pas avoir maintenu les deux unités, ce qui aurait préservé les emplois ? Comment expliquer la dégradation du travail à Amiens-Nord ? Enfin, je m’étonne que vous présentiez sous un jour plutôt favorable des conditions d’hygiène et de travail qu’on nous a décrites comme déplorables.
M. Thierry Récoupé. Je n’ai pas caché que notre régime de travail était dur. Je ne souhaite à personne d’être soumis aux contraintes que nous avons connues en 2009. Depuis lors, elles ont été améliorées et sont devenues plus que convenables.
Sur la différence entre les deux usines, vous pourrez interroger la direction. Nous sommes fiers d’avoir pris nos responsabilités, mais mon rôle n’est pas d’accuser qui que ce soit. Chacun a son idée sur ce qui s’est passé. Des engagements ont été pris de part et d’autre. Nous tenons les nôtres et avons obtenu ce que nous souhaitions, en termes d’investissement et de dialogue social. Celui-ci est rompu ailleurs. Posez-vous les bonnes questions à ce sujet.
Il faut cesser de répéter que notre usine va fermer, alors que nous nous sommes donné toutes les chances de réussir. Notre syndicat, qui est désormais majoritaire, s’est comporté de manière responsable. Il y a suffisamment de gens qui pointent à Pôle emploi pour que chacun essaie de conserver son travail.
M. Philippe Théveniaud. Quand on est au service d’une multinationale, on connaît sa logique économique et financière. Nous savions que l’usine fermerait si nous refusions l’accord, alors qu’en le signant, nous lui laissions des chances de se maintenir. La CFTC se veut pragmatique. Même si nos chances n’étaient que de 5 %, il fallait relever le défi. Depuis lors, une étude réalisée par la CFTC sur le marché du pneu européen a levé nos doutes.
Je travaille depuis 1982. Pour avoir effectué trente ans de mandat, je connais bien les caractéristiques de notre secteur : surcapacité, obligation de rentabilité, course à la concurrence. Vu la situation internationale, il était indispensable que Goodyear-Dunlop possède, en France, terre de Michelin, un complexe industriel performant. Notre usine est bien située. Elle est proche notamment de l’usine Toyota de Valenciennes, qui est notre client – n’oubliez pas que transporter des pneus coûte cher. Par ailleurs, notre direction a tenu ses engagements en termes d’investissement. Il n’y a donc pas lieu de perdre confiance.
Pour Amiens-Nord, la direction de Goodyear a sa part de responsabilité. Le management était mauvais. Durant les années 90, la législation du travail n’a pas été respectée, ce qui a amené le syndicat à se radicaliser et à attiser une lutte des classes, ce qui ne correspond pas à notre position. À présent, la messe est dite. La France actuelle, ouverte au libre-échange et à la libre concurrence, n’est plus celle des années 60, qui vivait refermée sur ses frontières.
M. le président Alain Gest. Il est toujours difficile d’évoquer les violences qu’induit le blocage du dialogue social. Des menaces de mort ont été prononcées contre Mme Charrier, secrétaire (CFE-CGC) du comité central d’entreprise, ou contre M. Mota da Silva, représentant de SUD, et contre vous-mêmes, si j’en crois le document que vous nous avez remis. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
M. Philippe Théveniaud. La CFTC a fait le maximum pour sauver l’usine, avec l’aide de deux personnes courageuses. Je vous ai transmis une lettre que j’ai adressée au préfet pour lui signaler les menaces de morts proférées à Amiens-Nord, ainsi que le saccage de voitures et de locaux. J’ai rappelé à la direction qu’elle devait assurer la sécurité des salariés dans l’entreprise. Plusieurs plaintes ont été déposées sans suite. Le préfet de l’époque a constaté lui-même que la justice n’avait pas fait son travail.
À Amiens-Nord, nous avons jeté l’éponge en nous retirant. En tant que responsable syndical, je ne peux pas jouer avec la vie des salariés. Un militant a été victime d’un accident du travail, après avoir subi harcèlement, insultes et menaces de mort. Alain Dupuis, qui, alors qu’il n’exerçait plus de mandat, a témoigné sur France-bleue Picardie, s’est fait agresser le lendemain à l’usine. Il a subi un nouvel accident du travail, consécutif au harcèlement. La démocratie va de pair avec la pluralité des organisations syndicales. Encore faut-il qu’elles se respectent. J’ai toujours condamné la violence.
Entre autres difficultés, il nous a été impossible de faire connaître nos idées par voie d’affiche : les nôtres étaient immédiatement saccagées ou arrachées. Nos militants ne pouvaient pas diffuser de tract sans recevoir des menaces de mort. Dans ces conditions, comment parler de liberté d’expression ou de débat d’idées ?
M. Thierry Récoupé. On peut avoir des divergences sur différents sujets, mais le respect est nécessaire. Verbalement, l’ambiance est très tendue et, dans l’enceinte de l’établissement, certains n’osent pas dire ce qu’ils pensent, ce qui est grave. Il est difficile de parler à la direction au nom des salariés s’ils ne se respectent pas entre eux.
M. le président Alain Gest. Les 44 millions investis à Amiens-Sud, dont M. Wamen a relativisé l’importance en les comparant aux sommes investies en Pologne, vous paraissent-ils suffisants pour réaliser la modernisation annoncée ? Quels sont les montants investis dans les autres usines européennes ?
M. Thierry Récoupé. Depuis que notre usine a été placée en location-gérance, et que nous n’allons plus à Rueil-Malmaison, il est difficile d’obtenir des informations sur l’usine polonaise de Dębica. L’investissement de 44 millions semble correspondre aux besoins du groupe. Initialement, la somme prévue était de 25,7 millions. Il en aurait fallu 52 pour créer le complexe unique d’Amiens, mais – qui sait ? – Le groupe en aurait peut-être investi davantage – par exemple 100 millions.
Quand la direction a vu qu’il fallait un outil supplémentaire pour produire les pneus BA demandés par les clients, elle a investi davantage. Demain, si Renault ou Toyota attendent une nouvelle technologie, il faudra bien qu’elle mette la main au porte-monnaie. Les 44 millions investis ont permis de répondre à la demande. Ils ont fait considérablement évoluer le site d’Amiens-Sud en quatre ans. Notre première priorité est de gagner des parts de marché, ce qui permettra au groupe d’envisager de nouveaux investissements.
M. Philippe Théveniaud. Entre 1984 et 2004, Sumitomo avait déjà investi, à la différence de Goodyear, ce qui explique que, lors de la vente, Amiens-Sud ait bénéficié d’une technologie plus élevée qu’Amiens-Nord.
M. le président Alain Gest. Le système des 4x8 est généralisé en Allemagne. En France, s’applique-t-il à toutes les usines de Goodyear ?
M. Thierry Récoupé. Montluçon, Amiens-Nord et Amiens-Sud tournaient en 3x8 SD (samedi et dimanche), alors que Riom suivait un autre régime. Les 4x8 devaient s’appliquer au complexe industriel unique et, à terme, à Montluçon. Dans les faits, le complexe n’a pas été réalisé, Amiens-Sud est passé aux 4x8 et, compte tenu de la conjoncture, le projet n’est plus d’actualité pour Montluçon.
M. Philippe Théveniaud. À Montluçon, la production de pneus de véhicules de tourisme est très marginale, l’essentiel étant constitué de pneus de camionnettes et de motos. À l’usine de Riom, spécialisée dans le rechapage, il n’y a aucune raison d’appliquer les 4x8.
M. Thierry Récoupé. L’usine Friskies, qui dépend de Nestlé, abrite trois rotations différentes, qui correspondent au fonctionnement de l’atelier. Amiens-Sud ne fabriquant que des pneus de tourisme, le système des 4x8 s’imposait, alors qu’il n’aurait pas été adapté partout.
M. le président Alain Gest. Quel est le salaire moyen mensuel depuis le passage aux 4x8 ?
M. Thierry Récoupé. Dans la production, il se situe aux alentours de 2 000 euros. Si l’on intègre le treizième, voire le quatorzième mois que constituent la prime d’intéressement et la participation aux bénéfices, les salariés déclarent 27 000 à 35 000 euros par an.
M. le président Alain Gest. Avez-vous analysé le contre-projet auquel M. Mota a fait allusion ? Que pensez-vous du projet de reprise en SCOP, déposé par la CGT ?
M. Thierry Récoupé. Comme vous, nous sommes à l’écoute, et nous essayons d’analyser les projets. Cela dit, les salariés n’ont été consultés ni sur le projet de SCOP ni sur une éventuelle reprise par Titan. Les réunions n’ont jamais atteint le quorum : elles ne rassemblaient pas plus de 100 à 200 employés sur 1 173, ce qui est très insuffisant pour prendre de telles décisions.
À l’origine, le groupe du complexe amiénois (GCA), réunissant toutes les organisations syndicales d’Amiens-Sud et Amiens-Nord, était chargé de recueillir les diverses propositions d’aménagement de temps de travail permettant d’ouvrir 350 jours dans l’année. Aucune des onze propositions que M. Mota da Silva dit avoir déposées n’a été retenue. Pourquoi le groupe, qui a refusé les premières, en examinerait-il d’autres, alors même que la situation a évolué ? M. Mota da Silva a-t-il seulement recueilli l’accord des salariés ? Avant d’envoyer des projets à travers la presse, un leader syndical doit s’assurer qu’ils sont viables.
M. Philippe Théveniaud. Il faut être très prudent à cet égard. Demain, si l’on revient aux 3x8, c’en sera fini de la prime de 220 euros versée en contrepartie du passage aux 4x8. Sait-on si les salariés sont prêts à y renoncer ? Certains syndicats les font rêver en omettant cet aspect du problème. Or beaucoup de salariés de Dunlop ont adapté leur niveau de vie au salaire actuel, en achetant une maison ou une voiture.
Le projet de SCOP, qui reviendrait pour Goodyear à une sous-traitance, ne me paraît pas crédible. Les moyens manqueront pour faire de la recherche, qui est nécessaire si l’on veut soutenir la concurrence. Le projet économique ne tient donc pas la route. En outre, ce mode de management est irréaliste, compte tenu de l’ambiance qui règne dans l’usine. À mon sens, la CGT a lancé cette idée pour noyer le poisson. Elle n’y croit pas, étant donné l’état du marché européen.
M. le président Alain Gest. Certains responsables syndicaux prétendent que Goodyear a décidé depuis longtemps de se débarrasser d’Amiens. La première étape consistait à ne pas investir à Amiens-Nord, ce qui a fait baisser l’activité. Amiens-Sud devait disparaître dans la foulée. Que pensez-vous de cette analyse ?
M. Thierry Récoupé. En 2007, le groupe n’ayant pas pu réaliser à Amiens un complexe ultramoderne, qui aurait été le plus grand d’Europe, il a renoncé à investir à Amiens-Nord. Nous avons défendu un autre choix.
J’ai entendu dire que la direction avait voulu punir Amiens-Nord d’avoir refusé les 4x8. Elle est allée bien au-delà, en mettant 1 173 salariés à la porte, ce que nous condamnons. Si j’avais pris une telle décision, je ne dormirais plus. Avez-vous idée de ce que vivent les salariés qui, depuis quatre ans, travaillent deux heures par jour ? Auraient-ils envie de retravailler pour le groupe, même si on le leur proposait ? Veulent-ils seulement rester sur leur site ? Je vous engage d’ailleurs à visiter les deux usines, ce qui vous permettra de mieux comprendre les choix qui ont été faits.
M. le président Alain Gest. Nous nous rendrons sur place le 10 octobre.
M. Philippe Théveniaud. Si la production a baissé à Amiens-Nord, c’est parce que les investissements ont manqué pour fabriquer les pneus à haute valeur ajoutée et de grande performance. L’usine fabrique des pneus qui ne sont plus demandés sur le marché. La situation actuelle découle des choix de 2007. À l’époque, Thierry Récoupé et moi-même étions si stressés que nous n’en dormions plus. Nous passions toutes nos journées au téléphone. Vous savez, on fait très attention quand il est question de l’avenir de centaines de salariés et de leur famille. Certains choisissent de ne pas mettre les mains dans le cambouis, mais, quand on prend des responsabilités, on les assume. Je suis fier de mon équipe CFTC Dunlop, qui a pris les siennes, et de celle de Goodyear, qui a vécu sur le terrain des jours et des nuits difficiles. Avoir le courage de dire la vérité, c’est aussi s’exposer à recevoir insultes et menaces.
M. Thierry Récoupé. Un secrétaire de CE connaît la vie des salariés. Il sait combien ils ont sur leur compte en banque. Certains sont en difficulté financière, voire interdits bancaires. Il connaît aussi leur niveau d’études et la situation de l’emploi dans la région. Compte tenu de ces éléments, ma décision a été vite prise. Restait à négocier de bons accords, c’est-à-dire à demander des contreparties, sans mentir aux salariés, parce qu’ils ont le droit de savoir toute la vérité. Ils étaient libres ensuite d’accepter ou de refuser l’accord.
M. le président Alain Gest. Depuis sa signature, des formations ont-elles été mises en place ?
M. Thierry Récoupé. Le système des 4x8 implique la multivalence, car les salariés ne restent plus à un seul poste. Ils doivent pouvoir en occuper plusieurs pour pallier l’absentéisme ou les RTT. Depuis quatre ans, la formation reçoit un budget de plus de 1 million d’euros. En tout, elle a bénéficié d’une somme de 5,3 millions, ce qui est considérable.
M. Philippe Théveniaud. Nous utilisons de nouvelles technologies, puisque nous ne travaillons plus sur les mêmes machines. Ces formations apportent une meilleure reconnaissance aux salariés.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie, messieurs.
e. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France
(Séance du mercredi 18 septembre 2013)
M. le président Alain Gest. Après avoir reçu, au cours de nos précédentes réunions, les syndicats des usines Goodyear d’Amiens-Nord et Sud, nous poursuivons nos travaux en auditionnant la direction de l’entreprise Goodyear. Nous accueillons aujourd’hui M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France.
Cette audition est ouverte à la presse écrite et audiovisuelle. Comme les précédentes, notre réunion est retransmise en direct et en téléchargement, tant sur le canal interne que sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale.
Un compte rendu de nos débats sera établi dans les jours qui suivent notre réunion. Il vous sera soumis, messieurs, pour vous assurer qu’il correspond exactement aux propos que vous aurez tenus, puis il sera publié sur le site internet de l’Assemblée nationale.
Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole, messieurs, pour un exposé introductif d’une vingtaine de minutes. Ensuite, notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, pourra poser une première série de questions. Enfin, les autres membres de la commission d’enquête interviendront, pour un débat approfondi.
Votre audition de ce jour, messieurs, sera suivie la semaine prochaine de celle d’autres dirigeants du groupe Goodyear, ainsi que, le jeudi 10 octobre, d’une visite des deux usines Goodyear d’Amiens-Nord et Sud, à laquelle sont conviés tous les députés membres de la commission d’enquête.
Nous avons entendu, de la part du syndicat majoritaire d’Amiens-Nord et d’un syndicat minoritaire, une mise en cause de la responsabilité de la direction de l’entreprise dans la situation actuelle, caractérisée par l’annonce, en janvier dernier, de votre décision de cesser l’activité et de fermer le site. Il a même été dit hier que vous portiez une part de responsabilité dans la dégradation du dialogue social.
Nous serions très intéressés d’écouter votre point de vue sur le déroulement des événements passés, notamment depuis 2007, qui ont conduit à la situation actuelle. Quelles sont les raisons qui vous ont amenés à décider la fermeture du site, avec comme conséquence 1 150 licenciements ?
Pourquoi la situation respective des usines d’Amiens-Nord et Sud a-t-elle autant divergé ?
Comment se passe le dialogue social dans l’usine d’Amiens-Nord – et, si vous pouvez nous le dire, dans l’usine d’Amiens-Sud ?
Quelle est votre appréciation sur la situation actuelle et son évolution ?
Nous sommes d’autant plus intéressés par votre point de vue que des violences ont été évoquées par les personnes auditionnées précédemment.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Michel Dheilly et M. Laurent Dussuchale prêtent serment.)
M. Michel Dheilly, directeur de production de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord. J’ai quarante-sept ans et travaille dans le groupe Goodyear depuis plus de vingt ans. J’ai intégré le groupe Dunlop à vingt-cinq ans, pour une mission à Paris dans le cadre de la réorganisation des moyens de stockage et de distribution des pneumatiques. Point important, j’ai eu l’occasion de travailler sur les deux sites.
Pendant plus de quinze ans, j’ai exercé la mission d’homme de production au cœur des ateliers, au contact des opérateurs, ce qui m’a permis d’être à leur écoute et de connaître l’ensemble des équipements. J’ai en effet travaillé dans tous les secteurs de production de l’usine, où j’étais chef de centre.
Pendant une période, j’ai été détaché pour remplir les fonctions de chef de projet dans le cadre du projet de complexe unique. Le groupe souhaitait créer à Amiens une unité de production destinée à devenir sinon numéro un, du moins numéro deux en Europe. Je tiens à exprimer ici toute ma fierté d’avoir travaillé avec l’ensemble des salariés sur des projets touchant au cœur de l’atelier dans le cadre d’une mission de gestion de flux. D’un commun accord, nous étions convenus d’avoir la même approche, les mêmes types de projets pour les deux usines. Il s’agissait d’une vraie démarche participative, à laquelle étaient associés les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Comme beaucoup, j’ai cru à ce projet de complexe unique.
Installé à Amiens-Nord depuis 2001, j’ai donc repris mes fonctions de chef de centre à la fin de l’année 2008 dans un secteur que je ne connaissais pas, puis, au milieu de l’année 2011, je suis devenu responsable de production de ce site, mais également président du CHSCT. Depuis le début de l’année, je suis directeur de production à Amiens-Nord.
Je suis donc en mesure de vous relater l’histoire de ce site, telle que je l’ai vécue. Pour ce faire, j’aborderai trois domaines : la production, la formation et la prévention des risques, en particulier psychosociaux, à l’usine d’Amiens-Nord.
La fabrication d’un pneu comprend trois étapes : la fabrication des mélanges et la préparation des composants, l’assemblage, la cuisson et l’inspection des produits finis. Le procédé est identique pour les pneus tourisme et les pneus agricoles. Les équipements peuvent être mixtes ou réservés à une ligne de produits.
Notre capacité à fabriquer la gomme est primordiale. Il faut en effet commencer par confectionner les mélanges qui constitueront le produit. Mais notre capacité à répondre aux exigences de nos clients grâce aux évolutions technologiques n’est pas moins importante. En la matière, deux notions sont essentielles : la taille des pneumatiques – nous parlons de « diamètre d’accrochage » – et leur poids, sachant que plus les pneus sont gros, plus nous avons besoin de gomme pour les fabriquer. Actuellement, le poids moyen des pneus passagers produits à l’usine d’Amiens-Nord est de 7,5 kilos, contre 5 kilos il y a une dizaine d’années ; celui des pneus agraires a doublé pendant la même période, passant de 80 kilos à 150 kilos, voire 400 kilos pour certains. Les exigences pour les pneus tourisme s’apprécient en termes de résistance au roulement, d’adhésion sur sol mouillé et de confort – ces caractéristiques figurant désormais sur l’étiquette du produit commercialisé. Les produits agraires présentent des contraintes de charge et de vitesse. Sur les routes de campagne, la vitesse des engins agricoles est passée de 20 à 50 kilomètres à l’heure avec des charges bien supérieures à ce qu’elles étaient auparavant.
Actuellement, nous répondons à la demande commerciale en produisant en ligne tous nos pneus agraires. Ce n’est pas le cas pour l’ensemble des produits tourisme. De fait, à Amiens-Nord, la capacité à répondre aux critères techniques est un point clé. En effet, un outil de fabrication est adapté pour un certain process, mais, lorsque les exigences du client augmentent, il devient nécessaire de modifier un certain nombre de critères, à commencer par la fabrication des mélanges, d’où la nécessité de modifier nos équipements.
L’assemblage, deuxième étape de la fabrication d’un pneu, présente également des contraintes – précision, adaptation de la capacité des machines, etc. Sur le site d’Amiens-Nord en particulier, nous sommes contraints de revoir une grande partie de nos moyens de vulcanisation, de cuisson, pour les adapter aux nouvelles références, avec des particularités, par exemple le maintien des pneumatiques après un cycle de vulcanisation pour améliorer le refroidissement.
Au début des années 2000, Goodyear avait déjà investi plusieurs millions d’euros en équipements lourds dans l’usine d’Amiens-Nord, mais cela s’était révélé insuffisant pour assurer notre capacité à produire les nouvelles gammes demandées sur le marché. Une modernisation complète de l’outil industriel était donc indispensable. Dès lors, la direction a proposé le projet de complexe industriel consistant à réunir les deux usines d’Amiens, Dunlop et Goodyear, séparées par une rue, et destiné à devenir une référence en Europe.
Ainsi, en ligne avec son objectif de répondre à la demande des constructeurs automobiles, la direction a annoncé sa décision d’investir plus de 50 millions d’euros dans la modernisation des deux usines. Il s’agissait là d’un premier grand pas. Elle a également annoncé sa volonté de restructurer les deux usines en contrepartie de l’adhésion du personnel à un changement d’organisation du travail, à savoir le passage aux 4x8.
L’usine d’Amiens-Sud a accepté cette remise en cause de l’organisation du travail, ce qui lui a permis de bénéficier de 40 millions d’euros d’investissement pour moderniser son outil de production. Amiens-Nord, en refusant les 4x8, a conservé ses deux lignes de fabrication, les pneus agraires et les pneus tourisme. Mais, en ces années 2008-2009, ceux-ci ne répondaient déjà plus aux besoins du marché. Dans l’incapacité de développer les nouvelles références, comme le faisaient ses usines sœurs, elle s’est retrouvée avec une gamme de produits vieillissante. C’est alors que la direction a envisagé, pour sauver ce qui pouvait encore l’être, y compris les emplois, de céder la gamme agraire, en ligne à l’époque avec les besoins du marché, au groupe Titan.
Comme vous le savez, ce projet de cession s’est heurté à une fin de non-recevoir. Nous avons donc dû faire face à de grandes difficultés. D’une part, la restructuration des effectifs dans l’usine était totalement bloquée, en particulier dans le secteur tourisme. D’autre part, les contraintes de stocks s’alourdissaient – il nous était demandé de donner du travail aux gens… –, notamment dans certaines références qui sont passées à plus de cent jours de stock, contre cinquante en moyenne pour des dimensions normales.
Nous avons tenté d’apporter des solutions par des restructurations et la remise en cause de nos produits. Aujourd’hui, plus de 50 % des pneus produits à Amiens-Nord correspondent à des dimensions nouvellement introduites – 60 % le seront dans les mois à venir –, puisqu’elles ont été rapatriées d’autres sites afin de préserver un minimum d’activité dans l’usine. De 12 000 à 9 000 pneus par jour, nous sommes passés à 6 000 pneus lors de la mise en place des plans de sauvegarde de l’emploi, car les partenaires sociaux nous demandaient de réduire l’activité en raison des risques psychosociaux. Actuellement, le volume de production s’établit à 3 000 pneus pour lesquels nous avons du mal à trouver des acheteurs.
Dans ce contexte, nous avons été confrontés à de réelles difficultés, liées à l’introduction des nouvelles dimensions et à la nécessité d’occuper notre personnel. Nous avons surtout dû faire face à un manque de polyvalence du personnel, que nous avons eu du mal à motiver pour changer de fonction. Nous avons tenté de mettre en place plusieurs solutions : le passage d’opérateurs du secteur de la construction au secteur agraire, avec le même métier ; des reconversions d’un secteur à l’autre dans la même ligne de produits ; des reconversions complètes, certains opérateurs de production ayant accepté de devenir professionnels de la maintenance. En même temps, nous avons proposé une prime incitative. Aujourd’hui, seules trente-cinq personnes ont fait l’effort de se remettre en cause sur un poste de production dont il était stratégique qu’il soit occupé afin de garantir le process de fabrication.
La formation est une réponse à la problématique que je viens d’évoquer, à savoir la sous-utilisation des salariés d’Amiens-Nord, occupés dans certains secteurs à 95 % et dans d’autres à moins de 50 %. Il est de la responsabilité de l’employeur de préparer l’avenir de ses salariés, et la polyvalence est une réponse. Pour nous, la formation est une manière saine d’occuper notre personnel. En 2013, plus de 32 000 heures sont été consacrées à la formation, soit trente heures par salarié. Le budget formation représente 1,2 million d’euros, soit 3,35 % de la masse salariale – contre 2,5 % auparavant, soit largement plus que ce que la loi nous impose. Notre politique de formation s’inscrit donc dans la continuité.
Nous avons mis en œuvre des formations générales, avec l’acquisition des savoirs de base, la maîtrise des outils informatiques et bureautiques, la sensibilisation à l’entrepreneuriat, la mise en place de bilans professionnels.
En matière d’hygiène et de sécurité, nos salariés ont été formés aux moyens de manutention et de levage, dont le développement est lié à l’augmentation du poids des pneus, et aux produits chimiques.
Des formations ont également été dispensées dans le cadre des certifications aux postes de travail. J’ai personnellement tenu à associer tous les salariés à la prise en charge de leur poste de travail.
Les formations DIF ou CIF ont obtenu l’adhésion totale de la direction. Toutes les demandes de formation ont reçu une réponse. Pour satisfaire l’ensemble des demandes, nous avons même pris en charge le financement des formations lorsqu’il avait été refusé par l’organisme.
En outre, en lien avec le projet de fermeture en cours, nous mettons en œuvre cette année un large panel de formations : renforcement des savoirs de base ; gestion du stress ; préparation à la retraite ; sensibilisation aux risques psychosociaux – formation destinée aux agents de maîtrise et aux secouristes ; communication orale, estime de soi, etc.
Sur le plan organisationnel, notre difficulté est de parvenir à compléter les heures d’inactivité des salariés par des heures de formation. Il ne s’agit pas de sortir un opérateur de son poste pour le former pendant trois jours, mais de lui dispenser une formation au quotidien pour compléter ses quatre heures de présence.
J’exprimerai un regret : nous n’avons pas réussi à convaincre nos partenaires sociaux dans les différentes instances pour la mise en place d’un point d’information-conseil.
La sécurité, autrement dit la réduction du nombre d’accidents, est une priorité du groupe Goodyear. La prévention des risques à Amiens-Nord s’articule autour de trois axes : le management participatif, qui vise à inciter les salariés à l’autocontrôle, à garantir leur propre sécurité ainsi que celle de leurs collègues ; des antennes de sécurité, consistant en des audits réalisés par nos salariés auprès de leurs collègues afin de connaître les difficultés qu’ils rencontrent et d’identifier les risques dans les ateliers – nous avons beaucoup travaillé avec les secouristes, qui réalisent un travail remarquable dans l’usine, de même que les pompiers volontaires – ; la mise en conformité – modification des équipements, adaptation des moyens de levage aux postes de travail, etc.
En 2009, après l’annonce des premiers plans de sauvegarde de l’emploi, nous avons réalisé un travail très important sur la prévention des risques psychosociaux. Cette question a été prise très au sérieux par le groupe, comme par les membres du CHSCT de l’usine avec lesquels nous avons signé, en 2010, un accord sur la base d’un rapport Secafi de 2009 qui appelait notre attention sur les services médico-sociaux, les formations et la mobilisation du personnel. Nous avons donc engagé plusieurs démarches, à commencer par l’actualisation du document unique d’évaluation des risques (DUER), en particulier de la partie relative aux risques psychosociaux. À l’occasion des visites à l’infirmerie dans le cadre de la médecine du travail, les services médicaux ont mené des interrogatoires sur les niveaux de stress. Des formations ont été dispensées sur la détection des salariés en souffrance. Des groupes de parole ont été mis en place. Les horaires de l’infirmerie ont été allongés, avec une ouverture sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, afin de permettre aux salariés de chaque équipe de trouver un interlocuteur à tout moment. Une psychologue clinicienne est venue compléter les actions du médecin du travail.
En outre, des réunions ont été organisées entre les services du conseil général et nos salariés rencontrant des problèmes de surendettement, ce qui a permis la signature d’une convention avec l’association Cyprès et l’embauche d’une assistante sociale. Nous avons également mis en place des groupes autour des addictions. Depuis l’annonce du projet de fermeture, nous avons renforcé l’action des services médico-sociaux, avec la mise en place de permanences au service des équipes de week-end en particulier, mais également l’ouverture d’une ligne d’écoute. En relation avec le médecin du travail, nous avons installé un comité de reclassement pour l’ensemble des salariés déclarés partiellement inaptes, afin que leur soit proposée une activité adaptée.
L’ensemble de ce dispositif fait l’objet d’un suivi assuré par un comité de veille des risques psychosociaux, qui se réunit une fois par semaine, et grâce auquel nous adapterons au mieux l’ensemble des mesures prises par l’entreprise en association avec tous les acteurs des ressources humaines et des services médico-sociaux, y compris le secrétaire du CHSCT.
M. Laurent Dussuchale, directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France. Je suis le directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop pour la France. J’ai intégré le groupe en décembre 2008 en tant que juriste chargé des relations sociales dans les deux usines d’Amiens. Mon parcours s’est poursuivi au siège social, avec des fonctions plus larges, ce qui m’a permis de constater que le dialogue social à Amiens-Nord est différent de celui des autres établissements.
Compte tenu de mes fonctions, mon intervention portera essentiellement sur trois sujets : l’exposition des salariés aux produits chimiques ; le dialogue social, en particulier dans le cadre du projet actuel ; le projet de modernisation mis en œuvre dans l’usine d’Amiens-Sud. Dans la mesure où, comme vous l’avez souligné, monsieur le président, d’autres membres de la direction vont prochainement être auditionnés, nous avons choisi de structurer nos interventions en tenant compte de nos prérogatives respectives.
L’exposition des salariés aux produits chimiques a été traitée au cours des précédentes auditions, mais je pense que certains points méritent d’être précisés. Ce sujet est mieux connu depuis quelques années, ce qui a conduit à une réponse de plus en plus précise du législateur, du pouvoir réglementaire et des industriels en matière de politique de prévention. En 2001, un décret a renforcé l’information des salariés sur leur exposition aux produits chimiques. Il a été complété par un décret en 2003, puis par une circulaire en 2006, preuve de la complexité de ce sujet mêlant aspects d’hygiène industrielle et médicaux.
En ce qui concerne l’usine d’Amiens-Nord, un plan d’action a été mis en œuvre dès 2007 pour permettre la mise à disposition de fiches et d’attestations d’exposition, conformément à la réglementation. Ces fiches permettent de retracer pour chaque salarié et chaque poste de travail l’exposition aux produits chimiques. Nous sommes d’ailleurs allés au-delà de ce que la réglementation impose, puisque nos fiches remontent à 1998. Je souhaite préciser que les salariés de l’usine d’Amiens-Nord bénéficiaient, avant la mise à disposition de ces fiches et attestations d’exposition, de fiches de données de sécurité mentionnant les risques chimiques – elles ont toujours été disponibles à l’infirmerie de l’usine – et d’une formation aux risques chimiques.
La condamnation de Goodyear en 2011 concernait une carence dans les modalités d’information des salariés pour omission d’établissement d’attestation d’exposition. La situation est depuis lors régularisée.
S’agissant du dispositif de prévention, des mesures ont été mises en place à Amiens-Nord : l’évaluation du risque – ce que Michel Dheilly vous a dit pour les risques psychosociaux est également valable pour le risque chimique – ; la suppression ou la substitution de produits chimiques et la diminution des solvants ; des prélèvements biologiques et des mesures atmosphériques, réalisés à intervalles réguliers ; des mesures de protection collective, avec l’installation d’introducteurs d’air, de bâches pour canaliser les fumées de vulcanisation, d’extracteurs d’air, de mécanismes d’aspiration des poudres. En outre, des équipements de protection individuelle sont mis à la disposition de l’ensemble des salariés concernés.
Dans une démarche de transparence, l’usine d’Amiens-Nord mène depuis l’année 2010 avec le centre hospitalier universitaire (CHU) d’Amiens une étude épidémiologique qui a pour objet de comparer les constats médicaux observés sur les salariés de l’usine avec un registre départemental tenu par le CHU. Cette étude novatrice, dont les résultats seront disponibles au second semestre de 2014, nous fournira les analyses scientifiques dont nous ne disposons pas aujourd’hui, portant notamment sur les aspects de lien de causalité. Lors des réunions de CHSCT, l’inspection du travail comme la médecine du travail ont en effet indiqué que, s’il était possible d’appréhender les expositions à un certain nombre de risques de manière précise sur le plan scientifique, il était nécessaire d’aller au-delà.
Vous le savez, le projet de fermeture de l’usine d’Amiens-Nord que nous avons été contraints d’annoncer le 31 janvier 2013 intervient à la suite du constat de l’impossibilité de mettre en œuvre les différents projets qui visaient au maintien de l’emploi à Amiens-Nord : d’une part, en 2007, le projet de complexe unique, avec plus de 2 000 salariés concernés ; d’autre part, le projet de reprise des activités agricoles par Titan, qui aurait permis le maintien de 537 emplois sur le site et qui était accompagné, en 2012, d’un plan de départs volontaires (PDV) qui était proposé par la direction et qui offrait à chaque salarié la possibilité de faire un choix sur son avenir professionnel.
Depuis cette annonce et le début de la procédure d’information et de consultation, nous constatons une obstruction systématique de la part de certains représentants du personnel. Elle se manifeste de plusieurs façons : une majorité des représentants du personnel n’assistent pas aux réunions que nous organisons ou quittent la salle avant la fin sans aucune raison ; des réunions d’instance sont organisées en notre absence ou à quelques heures d’une réunion que nous avons nous-mêmes régulièrement convoquée, avec pour seul objet de régulariser, avant que tout dialogue n’ait pu avoir lieu, une délibération pour agir en justice ; les insultes et les violences verbales à l’encontre des autres représentants des salariés ou de la direction sont également monnaie courante dans le cadre de ces réunions.
Ces mêmes représentants refusent presque systématiquement, en particulier à travers leur secrétaire de CHSCT, de signer les ordres du jour des réunions, ce qui nous contraint à aller devant les présidents des TGI pour obtenir l’autorisation de convoquer ces réunions. Ces mêmes représentants du personnel proclament systématiquement la non-validité de la procédure – non-validité qui a fait l’objet d’une première décision du TGI de Nanterre le 20 juin dernier, lequel a remis en cause ces contestations nombreuses formulées depuis l’annonce du projet au mois de février.
Par ailleurs, dans la quasi-totalité des cas, les demandes d’information, pour la plupart sans lien avec le projet, sont formulées à travers une assignation en justice. Lorsque nous répondons aux questions posées, qui sont nombreuses, nos réponses ne sont ni écoutées ni lues puisque les questions sont souvent reposées dans les mêmes termes lors des réunions suivantes. Cela a encore été le cas lors de la réunion du comité central d’entreprise (CCE) du 30 août 2013 : dans le cadre d’une procédure judiciaire devant la cour d’appel de Versailles, plusieurs questions ont à nouveau été posées ; nous y avons répondu, mais la majorité des membres du CCE, arguant de faux prétextes, a purement et simplement quitté la salle en début de réunion.
En outre, des experts sont désignés dans le seul dessein manifeste de conforter cette manœuvre de blocage, ce qui a été sanctionné le 2 août 2013 par le TGI de Lyon. Hier encore, lors d’une réunion du CHSCT sur le projet de fermeture, qui s’est tenue à Amiens-Nord et à laquelle j’ai assisté avec M. Dheilly, la majorité des membres de l’instance a usé d’artifices procéduraux liés à l’ordre du jour et à sa rédaction pour ne pas traiter du sujet.
Il s’agit bien évidemment d’un projet difficile. Les réactions syndicales qu’il entraîne sont parfaitement compréhensibles, mais cette obstruction totale sacrifie tout dialogue sur l’autel d’une instrumentalisation systématique de la justice.
Compte tenu des conséquences de ce projet, je considère qu’une telle attitude est irresponsable. Toutefois, ma priorité, comme celle du directeur général de la société et de l’ensemble du comité de direction, est de permettre le reclassement des salariés, sachant que le bassin d’emploi en question offre peu de possibilités de reclassement dans le secteur industriel.
Le premier objectif du plan de sauvegarde de l’emploi que nous avons présenté est donc de proposer le maximum de reclassements internes au sein du groupe Goodyear en France ou, si les salariés le souhaitent, à l’étranger, où des postes de reclassement interne dans le groupe ont été identifiés.
Dans un contexte économique dégradé, en particulier dans le secteur de l’automobile, nous avons pris un engagement raisonnable, celui d’offrir au minimum 100 postes de reclassement en France, soit quarante-cinq postes dans l’usine de Montluçon et cinquante-cinq dans l’usine d’Amiens-Sud. Lorsque nous leur avons présenté cet engagement, les représentants du personnel de ces deux sites ont souligné la nécessité de ne pas trop augmenter artificiellement l’effectif de leur site respectif pour ne pas dégrader leur compétitivité. Ces mobilités internes seront encouragées par des primes incitatives comprises entre 5 000 et 8 000 euros.
À défaut de solution permettant un reclassement interne, nous avons présenté un projet de plan de reclassement externe ambitieux qui vise à adapter les actions d’accompagnement des salariés, en particulier les actions de formation, aux besoins qui seront identifiés sur le bassin d’emploi Amiens-Nord. C’est la raison pour laquelle nous avons commandé au cabinet Sodie une étude du marché de l’emploi dans le bassin amiénois. Réalisée notamment sur la base de l’étude annuelle de Pôle emploi sur les besoins en main-d’œuvre, cette étude a identifié des besoins de main-d’œuvre dans les secteurs suivants : préparation de matières et de produits, revalorisation de produits industriels, manutention, magasinage, maintenance mécanique industrielle, secteur du transport et, enfin, bâtiment.
Une prospection beaucoup plus active sera réalisée directement auprès des entreprises du bassin d’emploi afin de proposer le maximum de postes de reclassement dans le cadre de ce dispositif de reclassement externe.
Pour permettre aux salariés qui seraient licenciés d’avoir un profil qui corresponde à ces besoins, nous avons prévu d’importants moyens. À commencer par un congé de reclassement pouvant aller jusqu’à quinze mois, pendant lequel la rémunération serait maintenue à hauteur de 75 %, soit au-delà de notre obligation légale. Nous avons par ailleurs prévu des budgets de formation importants, de 7 000 à 9 500 euros par salarié, budgets qui seraient mutualisables de façon à mobiliser davantage de moyens pour les salariés qui en ont le plus besoin.
Afin d’inciter les salariés à trouver une solution professionnelle, nous avons également prévu des mesures d’aide au retour à l’emploi salarié, en particulier une allocation temporaire dégressive compensant pendant quinze mois une éventuelle perte de rémunération chez un nouvel employeur. Par ailleurs, des salariés qui accéderaient plus rapidement à une nouvelle solution professionnelle et qui seraient amenés à quitter de manière anticipée le congé de reclassement bénéficieraient d’une prime de reclassement rapide, d’un montant de 2 000 à 3 000 euros, et de la capitalisation de leur congé de reclassement, correspondant à 50 % des allocations qu’ils auraient perçues jusqu’à la fin du congé s’ils n’étaient pas partis de manière anticipée. Sont également prévues des aides financières à la reprise ou à la création d’entreprise, récemment portées de 15 000 à 20 000 euros.
Dans le cadre des récents CCE, des propositions ont été formulées par quelques représentants du personnel et ont permis de renforcer certaines mesures.
Bien évidemment, l’implication des salariés sera déterminante pour la réussite de ces actions. Ils doivent donc être aidés pour s’inscrire dans cette nouvelle dynamique.
Au mois d’août 2013, nous avons donc renforcé notre projet de plan de sauvegarde de l’emploi – nouveau projet transmis au CCE en vue de la dernière réunion du 30 août 2013 –, avec des mécanismes visant à favoriser l’implication des salariés à la suite notamment de préconisations reçues du ministère du Travail. Ces mécanismes consistent principalement en la mise en place d’ateliers collectifs de mobilisation à la transition professionnelle et d’une prime de mobilisation pendant les différentes phases du dispositif d’accompagnement.
Nous sommes conscients que le projet que nous avons présenté peut avoir des conséquences sur les sous-traitants – et sur les intérimaires, dont le niveau est cependant quasiment nul actuellement à Amiens-Nord. À ce titre, nous avons prévu un campus formation visant à offrir à nos sous-traitants la possibilité de bénéficier de formations, ainsi que d’un accompagnement de la plateforme de redéploiement que nous souhaitons mettre en œuvre.
Le reclassement des salariés, dans le cadre de la procédure que nous menons depuis le 31 janvier 2013, est notre priorité absolue. C’est pourquoi nous avons renforcé, même si nous ne parvenons pas à discuter des mesures qu’il prévoit, notre projet de plan de sauvegarde de l’emploi, que je tiens à votre disposition.
Le dialogue social – qui n’est manifestement pas possible dans l’usine d’Amiens-Nord – a néanmoins permis la mise en œuvre du projet de modernisation, à compter de l’année 2008, de l’usine d’Amiens-Sud où ont été réalisés des investissements à hauteur de 44 millions, soit au-delà de ce qui était initialement prévu dans la proposition de 2007. Ces investissements permettent aujourd’hui à l’usine d’Amiens-Sud de produire des pneumatiques haute performance qui répondent aux exigences actuelles des consommateurs en termes principalement de résistance au roulement, d’adhérence sur sol mouillé et d’efficacité énergétique.
Compte tenu de la signature de l’accord 4x8 à Amiens-Sud, l’organisation du travail au sein de cette usine a été modifiée. D’une organisation en 3x8 – trois équipes de semaine travaillaient huit heures chacune, avec des rotations soit du matin, soit de l’après-midi, soit du soir d’une semaine sur l’autre, et des équipes de week-end travaillaient douze heures par jour –, l’usine est passée, à compter du 1er janvier 2009, à une organisation continue de quatre équipes effectuant chacune des rotations de huit heures dans le cadre d’un horaire hebdomadaire moyen de trente-cinq heures.
Les conditions de travail liées à l’organisation des 4x8 ont été, nous en sommes conscients, pointés du doigt depuis leur mise en œuvre. Néanmoins, le nombre d’accidents du travail est resté stable entre 2008 et aujourd’hui. Les premiers soins ont fortement diminué, passant cette année de cinquante à moins de vingt par mois. Le taux de présence s’est également amélioré, pour s’établir à 95 % en 2012, contre 93 % en 2009. Enfin, les absences pour maladie ont diminué, de 2,4 % en 2009 à 1,4 % en 2013.
Depuis la signature de cet accord, le statut social des salariés d’Amiens-Sud a été amélioré grâce à la signature, d’une part, d’un nouvel accord 4x8 le 23 décembre 2009, prévoyant notamment un complément 4x8 annuel – en plus du complément mensuel – et, d’autre part, d’un accord en 2012 avec les organisations syndicales permettant aux salariés de disposer plus souvent dans l’année de trois jours consécutifs de repos. Il s’agit là indéniablement d’une amélioration des conditions de travail, en particulier au regard de la conciliation de la vie professionnelle et de la vie privée.
Comme le montre l’exemple d’Amiens-Sud, le dialogue social est un facteur de progrès. Je pourrai naturellement répondre à vos questions sur le dialogue social dans les autres sites du groupe GDTF.
M. le président Alain Gest. Quel était le montant des aides financières prévues par le PDV ?
M. Laurent Dussuchale. Il prévoyait une indemnité de départ volontaire de 125 000 euros bruts pour un senior ayant vingt-cinq ans d’ancienneté, et de 178 000 euros bruts pour un senior avec trente-cinq ans d’ancienneté.
Pour un salarié ayant douze ans d’ancienneté, l’indemnité prévue était de 85 000 euros bruts, de 110 000 euros bruts pour un salarié ayant vingt ans d’ancienneté, et de 138 000 euros bruts pour un salarié totalisant vingt-cinq ans d’ancienneté.
M. Michel Dheilly. Après l’échec du complexe unique, un deuxième espoir a été offert aux ateliers. La majorité des salariés que je côtoyais alors considéraient que la mise en place d’un PDV était certainement une issue favorable, que ce soit pour ceux qui voulaient se reconvertir et exercer un autre métier, pour ceux qui, grâce à la reprise de l’activité agraire, acceptaient un transfert vers un atelier qui répondait à une demande commerciale, ou pour ceux qui, approchant de la fin de leur carrière, voyaient là une solution idéale pour attendre confortablement l’heure de la retraite, dans des conditions qui, aux dires de tous, n’avaient jamais été aussi intéressantes.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Plusieurs dépêches nous apprennent que, dans le cadre d’une affaire d’accident du travail survenu en 2011, la direction du groupe Goodyear vient aujourd’hui d’être condamnée par le tribunal correctionnel d’Amiens pour défaut de formation et d’information de ses salariés. Pouvez-vous confirmer cette information ?
M. Michel Dheilly. Je ne peux confirmer cette décision de justice. Il s’est effectivement produit un accident en 2011 – je n’étais pas encore président du CHSCT ni responsable de production – et, comme chaque fois qu’il s’en produit un, nous avons été affectés par le fait qu’un salarié puisse se blesser dans nos ateliers. Nous avons dû nous pencher sur un certain nombre de points et sur les circonstances de l’accident. Pour l’heure, je n’ai pas envie de commenter cet accident en particulier et je respecterai les décisions de justice. Ce qui m’importe, c’est de renforcer globalement la sécurité dans les ateliers et de faire comprendre que la sécurité de chacun commence par le respect d’un ensemble de règles. Peut-être serons-nous jugés pour défaut de formation, mais nous avons bel et bien repris l’ensemble des dossiers de formation pour tous les postes de travail du site Amiens-Nord. Un important travail a été accompli, pour les postes de production comme pour les professionnels de maintenance.
Mme la rapporteure. Pourriez-vous nous faire parvenir la liste des formations que vous proposiez chaque année, et nous dire depuis quand et à quels salariés elles s’adressaient ? Il nous a été dit que certaines étaient réservées à des catégories de salariés bien définies.
En ce qui concerne les risques que présente la manipulation de produits chimiques, vous dites avoir mis en place, après un certain nombre d’années – vous pourrez d’ailleurs nous expliquer pourquoi vous avez tant attendu – des fiches à destination des salariés. Or il nous a été rapporté que de nombreux salariés avaient du mal à maîtriser la lecture. Comment avez-vous abordé ce problème ? Avez-vous proposé des formations plus concrètes pour les personnes éloignées de la lecture ? L’information des salariés sur ces risques était-elle suffisante ?
Par ailleurs, chacun s’accorde à dire que la production de pneus agraires de l’usine d’Amiens-Nord est très rentable. Pourquoi Goodyear tient-il à se séparer d’une activité lucrative, qui a de plus des retombées positives dans la région Picardie, notamment dans le domaine de la construction de tracteurs ?
M. Michel Dheilly. En ce qui concerne l’exposition aux produits chimiques, des fiches de données de sécurité sont accessibles à l’ensemble des salariés à l’infirmerie, qui est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Mais, comme de telles fiches de sécurité peuvent ne pas être assez claires pour tous les salariés, une formation aux produits chimiques est proposée à l’ensemble du personnel depuis plusieurs années.
Mme la rapporteure. Combien d’années exactement ?
M. Michel Dheilly. Cette formation a été mise en place avant 2007, peut-être même avant 2005. Les salariés étant différemment exposés à ces produits, nous ne nous contentons pas d’une information générale valable pour l’ensemble des salariés de l’usine, mais nous l’adaptons à chaque poste de travail. Le salarié doit prendre conscience, au moment de la recertification annuelle, qu’il a intérêt à s’assurer que les protections collectives sont en ordre de marche et que les protections individuelles sont à sa disposition.
Pour répondre aux problèmes liés aux difficultés de lecture, nous avons ajouté à ce module de formation diverses questions permettant de nous assurer que la personne est en mesure de lire le document. Nous avons pour cela mis en place un support interactif et ajouté des photographies. En outre, la recertification est pratiquée avec une seule personne, ce qui suppose un échange. Ainsi, nous devrions pouvoir cerner l’ensemble des problèmes liés à la formation.
M. le président Alain Gest. Quel est le niveau de formation du personnel de l’usine ? Quel est le nombre des personnes qui ont des difficultés de lecture ?
M. Michel Dheilly. Je ne suis pas en mesure de vous donner une réponse exacte, mais nous savons que, si la très grande majorité du personnel est dépourvue de diplôme, une très faible minorité de personnes ne savent ni lire ni écrire. C’est l’une de nos préoccupations. Il y a trois ans, dans le programme de formation 1001 Lettres, nous avons associé un module de formation complémentaire aux formations de base, en français et en mathématiques. C’est dans cet esprit que nous voulons encore renforcer le dispositif pour nous assurer que l’ensemble des opérateurs atteignent le niveau minimal requis.
Mme la rapporteure. Vous dites vouloir, dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), proposer des formations – renforcement du savoir de base, gestion du stress, risques psychosociaux (RPS). Est-ce parce que vous considérez qu’il y a de sérieux problèmes ? Si vous envisagez des formations sur la gestion du stress, la communication orale et l’estime de soi, est-ce parce que vous avez décelé une certaine souffrance au travail ?
M. Michel Dheilly. Le programme de formation aux risques psychosociaux (RPS) ne date pas de 2013. Dès 2009, nous avions engagé une réflexion et décidé de reprendre les formations relatives à ces risques, et cette démarche a été renouvelée régulièrement et renforcée en 2013. À l’origine, pour identifier le plus rapidement possible les difficultés vécues par le personnel, nous avions travaillé essentiellement avec les agents de maîtrise et les secouristes – nous veillons en effet à organiser, au-delà de l’infirmerie, un réseau de secouristes présents dans toutes les équipes de production. Aujourd’hui, nous entendons compléter la formation aux RPS en dispensant aux dirigeants de service, ainsi qu’aux secouristes et aux agents de maîtrise, des formations encore plus complètes afin qu’ils soient capables d’identifier au mieux les salariés en souffrance.
Ce dispositif est discuté dans le cadre des comités de veille RPS. J’interroge régulièrement les participants, en particulier les médecins, la psychologue, l’infirmier et l’assistante sociale, si le dispositif peut être encore amélioré. Certes, il y a toujours trop de personnes en souffrance, mais les chiffres montrent que le dispositif en place encadre le maximum de salariés en souffrance dans les ateliers.
M. Laurent Dussuchale. Il est bien normal que, avec tous les projets de restructuration présentés depuis six ans, les salariés ressentent de l’anxiété et de la crainte. C’est la raison pour laquelle, dès 2009, nous avons pris nos responsabilités en mettant en place ce dispositif que nous faisons évoluer constamment pour prendre en compte cette réalité.
Madame Boistard, vous souhaitez savoir ce qui motive le projet d’arrêt des activités agricoles de Goodyear dans la zone Europe Moyen-Orient Afrique (EMEA). Au cours de leur audition qui aura lieu la semaine prochaine, MM. Dumortier et Rousseau reviendront sur les problématiques économiques et financières du groupe. Le groupe Goodyear est particulièrement endetté…
Mme la rapporteure. Vous parlez de Goodyear monde ?
M. Laurent Dussuchale. Je parle de Goodyear monde, en effet, car, selon les derniers résultats diffusés, les chiffres de la zone EMEA sont les moins bons du groupe.
Compte tenu de cet endettement et de sa faible capacité d’investissement, le groupe Goodyear a effectivement décidé de se concentrer sur ses activités stratégiques et de se désengager de son activité de production de pneumatiques agricoles. Pour mémoire, ce désengagement est déjà intervenu en 2005 en Amérique du Nord et en 2011 en Amérique latine. Nous avions proposé la reprise des activités agricoles dans la zone EMEA, et le groupe Titan s’était porté acquéreur à la fin de l’année 2010.
Mme la rapporteure. Est-ce le même opérateur qui a repris cette filière dans les autres zones du monde ?
M. Laurent Dussuchale. Bien sûr. C’est le groupe Titan qui a repris l’activité en Amérique du Nord et en Amérique du Sud.
Souhaitant nous concentrer sur nos activités stratégiques, nous avons décidé de présenter le projet d’arrêt de l’activité agricole dans la zone EMEA. Nous aurions naturellement préféré qu’elle soit reprise, mais l’option d’achat que le groupe Titan avait déposée en 2010 a pris fin en novembre 2011 et, malgré diverses démarches – notamment de la part des pouvoirs publics –, l’échec des négociations a été constaté à la fin de septembre 2012.
M. Jean-Louis Bricout. Je suis heureux de vous auditionner, messieurs, vous qui jouez, dans le cadre de vos responsabilités professionnelles, un rôle au plus près des salariés.
Quel regard portez-vous sur les accords passés au sujet des 4x8 dans l’usine d’Amiens-Sud et dans quel état d’esprit entendez-vous aborder la renégociation qui devrait intervenir l’année prochaine ?
Notre commission d’enquête reçoit l’ensemble des syndicats. Au cours de son audition, et également en dehors de ces murs, la CGT a défendu son projet alternatif de SCOP, dont elle affirme que la direction l’a rejeté après trois jours sans l’avoir réellement étudié. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Les syndicats ont également évoqué le souhait d’un autre projet. Comment la direction l’accueille-t-elle ? Quelle collaboration pouvez-vous y apporter ?
Mme Barbara Pompili. Je reviens sur l’exposition des salariés aux produits cancérigènes, en particulier les fameux hydrocarbures aromatiques polycycliques / cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (HAP/CMR). Outre la procédure d’information des salariés que vous avez évoquée, quelles mesures susceptibles d’abaisser les taux d’exposition avez-vous prises ?
Il existe des produits de substitution à ces produits polluants employés dans le processus de fabrication des pneus et que vous étiez manifestement les seuls à utiliser. Pourquoi avez-vous continué à les employer si vous pouviez vous en procurer d’autres ?
Audition après audition, nous découvrons les difficultés qui existent dans l’usine d’Amiens-Nord en matière de dialogue social. Vous venez d’affirmer que vous transmettez des informations qui ne sont même pas lues. Il me semble pourtant que les décisions de justice qui suspendent les différents plans mis en place par la direction portent justement sur le manque d’informations. Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?
Enfin, que répondez-vous à ceux qui vous accusent de vouloir délocaliser la production dans des usines à bas prix, notamment au regard des baisses d’investissement qui ont eu lieu à la suite de l’achat d’une usine en Pologne dans les années 1990 ?
Vous abandonnez la production de pneus agricoles, secteur pourtant rentable. Une zone tout entière sera totalement abandonnée, mais à qui ?
M. le président Alain Gest. Vous avez rappelé qu’Amiens-Sud avait bénéficié de 44 millions d’euros d’investissements. Certains considèrent que cette somme est dérisoire par rapport aux centaines de millions investis dans l’usine polonaise. Est-ce la vérité ? À quoi sert d’investir des centaines de millions dans une usine si l’on ne consacre que 50 millions à la modernisation d’une usine existante ?
M. Laurent Dussuchale. Monsieur Bricout, l’accord qui a été conclu en 2008 pour Amiens-Sud est très positif. Les organisations syndicales ont fait le choix de signer cet accord alors que le 4x8 était très critiqué. La majorité des salariés ont accepté la modification de leur contrat de travail puisqu’ils étaient moins d’une centaine à refuser le passage à cette nouvelle organisation du travail.
Le regard que je porte sur cette usine est très positif. Les délégués syndicaux de la CFTC en ont certainement mieux parlé que moi, mais je constate effectivement que des investissements ont été engagés et que les salariés, malgré les idées reçues, n’ont pas l’air malheureux. Et, dans les instances auxquelles je participe, de manière formelle ou informelle, ainsi que dans mes relations avec les organisations syndicales, je constate que le dialogue est possible, même si j’ai face à moi des organisations syndicales qui défendent leur position avec fermeté.
M. le président Alain Gest. Vous intervenez sur les deux sites – Amiens-Nord et Amiens-Sud – malgré la séparation juridique ?
M. Laurent Dussuchale. En effet, puisque j’ai la responsabilité des sites situés en France.
Mme la rapporteure. On nous a dit que l’usine ne faisait plus partie de Goodyear France mais qu’elle était devenue une filiale rattachée à un siège situé au Luxembourg et appartenant au groupe international Goodyear.
M. Laurent Dussuchale. En ce qui concerne la renégociation de l’accord sur les 4x8, celui du 23 décembre 2009 étant à durée indéterminée, aucune renégociation n’est prévue.
M. Jean-Louis Bricout. Sauf si les syndicats le demandent.
M. Laurent Dussuchale. L’accord peut être en effet dénoncé par l’une ou l’autre partie, qui peut alors susciter une renégociation ou rédiger un avenant pour améliorer l’accord ou son économie générale, mais aucune renégociation du statut social et de l’organisation du travail des salariés d’Amiens-Sud n’est prévue.
Madame Boistard, le site d’Amiens-Sud est une entité juridique à part entière qui dispose de ses propres instances représentatives du personnel et dont la société mère est la même que celle de la société Goodyear Dunlop Tires France.
Mme la rapporteure. Mme Catherine Charrier nous a expliqué qu’elle n’était absolument pas au courant des conséquences des 4x8, car, depuis la différenciation entre les deux entités juridiques, aucune information ne circule entre Goodyear France et cette entité juridique qui est rattachée au Luxembourg, mais appartient à la même société mère.
Vous nous dites aujourd’hui que, dans le cadre de vos fonctions, vous y rencontrez, de façon formelle ou informelle, les représentants des salariés. Où vous situez-vous réellement ?
M. Laurent Dussuchale. Madame Boistard, nous ne sommes pas là pour parler de moi, mais je vais répondre à votre question. Je suis le directeur des relations sociales de Goodyear Dunlop Tires France, salarié de la société GDTF. Néanmoins, les deux sociétés sont liées par un contrat de prestation de service et GDTF fournit certaines activités à la société GDTAS, notamment les ressources humaines et l’animation des relations sociales.
Mme la rapporteure. Vous rencontrez donc le CCE de cette entité.
M. Laurent Dussuchale. J’ai en effet des contacts avec les représentants du personnel d’Amiens-Sud.
Mme la rapporteure. Vous avez donc des informations quant aux conséquences éventuelles sur la santé et la vie sociale des conditions de travail des salariés d’Amiens-Sud.
M. Laurent Dussuchale. Les personnes d’Amiens-Sud ont plus d’informations que moi.
Mme la rapporteure. Nous n’avons pas réussi à les entendre : c’est pourquoi je vous pose la question.
M. Laurent Dussuchale. Je suis prêt à répondre en toute transparence à vos questions.
Mme la rapporteure. J’imagine que vous devez évaluer tout nouveau dispositif ou tout nouveau mode de travail pour l’améliorer et éventuellement le corriger. D’ailleurs, à la fin de l’année 2014, les signataires auront la possibilité de renégocier l’accord sur les 4x8. De votre point de vue, ce dispositif a-t-il eu des conséquences sur les conditions de travail des salariés, notamment sur leur vie sociale ? C’est la question que j’ai posée hier aux représentants de la CTFC.
M. Laurent Dussuchale. Ils vous ont répondu en partie hier. Le travail en continu, comme en semi-continu, est une modalité contraignante pour la santé, nous le savons. D’ailleurs, diverses dispositions, notamment en matière de rémunération, sont prévues pour en tenir compte, même si, j’en conviens, la rémunération n’est pas l’élément essentiel.
Les 4x8 ont peut-être un impact plus important que les 3x8 sur la vie sociale. M. Récoupé l’a fort bien dit hier : au début, ce rythme lui a semblé difficile ; aujourd’hui, les salariés ne parlent quasiment plus des 4x8. Les indicateurs concernant l’hygiène et la sécurité que je vous ai commentés dans mon exposé liminaire montrent que la situation ne se dégrade pas. Par ailleurs, les enquêtes menées auprès des salariés dès la signature de l’accord font apparaître que cette organisation du travail fait l’objet de très peu de plaintes. Elles proviennent pour la plupart de salariés appartenant aux équipes du week-end, qui exercent peut-être une autre activité pendant la semaine et ne peuvent se satisfaire de cette nouvelle organisation du travail.
Mme la rapporteure. Vous avez indiqué que le nombre des accidents du travail était resté stable. Or, hier, quelqu’un nous a dit qu’ils avaient diminué. Vous voudrez bien nous transmettre les chiffres exacts par écrit.
M. Michel Dheilly. J’en viens au projet de SCOP, qui a été présenté à la direction pour remplacer la proposition de Titan. Ce n’est pas moi qui peux décider de céder une activité : c’est la direction du groupe, dans le cadre d’une stratégie globale, et je respecte la décision des dirigeants. Nous devons fabriquer d’un bout à l’autre de la chaîne des produits agraires : cette chaîne commence par l’activité de recherche et développement, sans laquelle les produits ne correspondraient plus à la demande du marché et l’activité péricliterait. La cession de l’activité agraire à la société Titan présentait un avantage important : Titan avait l’intention bien réelle d’installer à Amiens un siège social et une unité de recherche et développement. Une fois que l’usine a transformé les matières premières en suivant les spécifications qui ont été déterminées, il faut encore assurer la commercialisation des produits. Or les modules de distribution et de vente ne figuraient pas dans l’offre de la SCOP, qui n’était donc pas équivalente au projet de reprise de l’activité agraire présenté par Titan à Goodyear.
Par ailleurs, je ne me ferai pas le porte-parole des salariés – il y a des représentants du personnel pour cela –, mais j’ai discuté de la SCOP avec un certain nombre de salariés et je ne suis pas convaincu que ce projet rassurait l’ensemble du personnel, car il ne contenait aucune précision sur la façon de préserver les activités et les salariés.
M. le président Alain Gest. Nous poserons la question aux membres de la direction, mais ce que vous venez de dire est à peu près similaire à ce que le représentant de Sud nous a indiqué il y a quelques jours.
M. Michel Dheilly. En ce qui concerne les produits cancérogènes HAP/CMR, je peux dire, en tant que président du CHSCT, que la première étape consiste à substituer à un produit dangereux un produit qui l’est moins ou qui ne l’est pas du tout. À cet égard, Goodyear monde a mené une véritable politique en remplaçant un certain nombre de produits. Ainsi, chaque usine du groupe a dû recourir, avant une date butoir, à une gamme de produits déterminée. S’agissant des huiles aromatiques, par exemple, nous avons remplacé, à la fin de 2010, les huiles injectées dans les mélanges. Quant aux HAP, ils se dégagent lors de la fabrication des mélanges et lors de la cuisson des pneumatiques, deux opérations qui produisent des fumées. Dès le début des années 2000, ont été installés sur chaque poste de travail des hottes aspirantes et des introducteurs d’air, qui envoient de l’air frais vers le salarié tout en chassant l’air contaminé vers les extracteurs de fumée.
De même, nous avons remplacé les encres qui contenaient des composés organiques volatils (COV) par des encres à l’eau.
Nous montrerons à ceux d’entre vous qui visiteront l’usine d’Amiens les aspirations qui ont été mises à la disposition des salariés à différents stades de la fabrication. Au niveau de la pesée des poudres, étape préalable à la préparation des mélanges, des aspirations collectives ont été installées. Aux moyens collectifs de protection, il convient d’ajouter les protections individuelles et des contrôles annuels de l’atmosphère destinés à améliorer la sécurité et l’hygiène de chaque poste de travail.
Mme Barbara Pompili. Les salariés d’Amiens-Nord bénéficient-ils des mêmes conditions de sécurité et de la même protection que ceux des autres usines de France et d’Europe ?
M. Michel Dheilly. Pour ce que j’en sais, la réponse est oui, sauf que les équipements ont été modifiés et les équipements neufs ont été adaptés en éliminant un certain nombre de contraintes. Le site d’Amiens-Nord ne bénéficie pas, malheureusement, des équipements modernes permettant de travailler la gomme à froid. Or, le réchauffage de la gomme entraîne des fumées, ce qui oblige à installer des aspirations. Les nouveaux équipements, en termes d’ergonomie, de conditions de travail et d’hygiène, sont beaucoup plus simples.
Mme Barbara Pompili. Selon vous, la législation relative au respect de la santé des salariés est-elle respectée dans l’usine d’Amiens-Nord ?
M. Michel Dheilly. Il reste à régler la question des vestiaires, qui se pose depuis plusieurs années et qui a déjà été évoquée par le CHSCT. Je sais que Mickaël Wamen est excédé par la qualité des vestiaires proposés. M. Wamen le sait aussi bien que moi, la question est très complexe. Nous faisons des propositions – pour les vestiaires comme pour les protections individuelles –, mais nous avons parfois du mal à imposer certaines règles sans prendre de mesures disciplinaires. Toutefois, l’objectif étant de donner aux salariés la possibilité de se protéger, ceux qui occupent les postes les plus exposés ne devraient pas avoir le choix. Nous avons voulu installer de nouveaux casiers dans le vestiaire le plus critiquable de l’usine, qui se situe au niveau de la pesée des poudres et des mélanges. Chaque employé devait pouvoir disposer d’un casier pour ses vêtements de travail et d’un autre pour ses vêtements de ville. Malheureusement, nous avons eu le plus grand mal à gagner l’adhésion du personnel : Mickaël Wamen sait qu’il est difficile de changer les habitudes.
Lorsqu’un opérateur se rend en tenue de travail au restaurant d’entreprise, nous avons deux possibilités : soit nous lui en interdisons l’accès, et il va se plaindre de ne plus être admis au restaurant d’entreprise, soit nous essayons de trouver un compromis. En réalité, nous n’avons pas trouvé le bon équilibre.
Mme Barbara Pompili. En tant que parlementaires et législateurs, nous ne saurions accepter que l’application des réglementations, qui découlent des lois que nous votons, dépende du bon vouloir des particuliers. Une loi doit être respectée : le port de la ceinture de sécurité ne se discute pas. J’ai donc du mal à suivre votre discours.
M. Laurent Dussuchale. Madame Pompili, pour les salariés les plus exposés aux fumées ou aux poudres, nous sommes extrêmement vigilants quant au respect de la réglementation sur le port des équipements de protection individuels. Un système de double vestiaire a été aménagé, conformément à la réglementation, pour le personnel qui effectue les travaux les plus salissants – notamment avec les mélanges. Cependant, les salariés ne les utilisent pas forcément, et si je partage votre souci du respect strict de la règle, le contexte ne nous permet pas toujours d’envisager des sanctions disciplinaires. En effet, depuis 2008, ce type de décisions nous vaut des accusations de harcèlement ; aussi sommes-nous souvent amenés à prendre des demi-mesures, suivant le risque et toujours dans l’intérêt du salarié.
Les décisions de justice intervenues en 2009 concernaient l’avenir de l’activité agricole. En mai 2009, nous avions annoncé notre projet de nous en désengager, sans disposer à l’époque d’un projet de reprise concret, Titan n’ayant fait parvenir qu’une lettre d’intention en ce sens. La justice a alors statué que l’avenir du site engageait un seul et même projet, nous enjoignant de fournir aux représentants du personnel l’ensemble des informations. En 2011, Titan ayant présenté son offre, deux décisions de justice ont conclu à l’insuffisance de son business plan. Même si les efforts pour transmettre aux représentants du personnel tous les éléments concernant le projet de reprise ont considérablement ralenti les plans de restructuration, leur souhait de rester informés était évidemment légitime. C’est pourquoi les médiations et les discussions de 2012 ont duré si longtemps.
Actuellement, nous prenons soin de mener une procédure de consultation exemplaire et de répondre à toutes les questions posées par les membres du CCE – qui nous arrivent par voie d’assignation plutôt que par courrier ou au moment les réunions. Même si – comme vous pouvez le constater – le dialogue social apparaît donc un peu spécieux, même si les questions n’ont pas toujours de lien direct avec le projet de restructuration ou qu’elles nécessitent de remonter jusqu’en 2004 pour trouver les informations exigées, nous nous efforçons à chaque fois d’y répondre. Pourtant, nos réponses ne sont pas toujours écoutées. Prenons l’exemple de la réunion du CCE du 7 mars 2013 consacrée à la présentation, par le cabinet Secafi – mandaté par le CCE –, de son rapport sur notre projet de fermeture. Les membres du CCE – notamment les représentants du personnel d’Amiens-Nord – avaient posé des questions en début de réunion ; mais, avant même que l’expert ait fini d’exposer son analyse, les élus quittent la salle, se désintéressant de la suite. Ceux qui restent – et qui se taisaient jusque-là – osent alors enfin poser des questions ; je vous laisse en tirer les conclusions.
Le procès-verbal de la réunion – que je mettrai à la disposition de la Commission – mentionne quelques échanges instructifs. Ainsi, à la page 62, on peut lire que, alors que je réponds à une question, l’un des représentants du personnel interpelle M. Dumortier, directeur général de GDTF et président du CCE : « Vous êtes élégant aujourd’hui, monsieur Dumortier : cravate à pois, la cravate du meilleur grimpeur ! » M. Dumortier rétorque : « Je note que nos réponses à vos questions vous intéressent énormément ! », et entend alors : « J’en ai rien à branler, si vous voulez tout savoir ! » Autre exemple, tiré de la même réunion : lorsque, la réponse que l’on vient d’apporter n’ayant pas été écoutée, la même question est reposée par les mêmes représentants du personnel, nous leur opposons que, si nous voulons bien être diligents et répondre à toutes les questions – même les plus absurdes et sans lien avec le projet –, nous ne pouvons pas passer les réunions à nous répéter. En réaction, nous entendons : « Vous êtes diligents ; est-ce vous, l’histoire du cheval dans les lasagnes ? » – propos sans rapport avec l’objet de la réunion. De nombreux exemples similaires montrent qu’aucun dialogue social n’est possible, même les échanges de questions et de réponses ne se révélant pas constructifs.
M. le président Alain Gest. Nous avons demandé communication des comptes rendus du CCE ; nous pourrions également consulter ceux du CHSCT.
M. Laurent Dussuchale. À ce propos, le 2 septembre 2013 s’est tenue une réunion convoquée à la demande de deux membres du CHSCT. Surpris par leur intérêt soudain pour le sujet, nous avons fini par comprendre que la réunion avait pour seul objet de régulariser le mandat du secrétaire pour agir en justice. À la fin de la réunion, l’un des membres du CHSCT revient sur le dispositif renforcé du PSE présenté quelques jours auparavant en CCE, pour soulever la question des petits déjeuners thématiques – simple détail du dispositif global qui prévoit notamment des ateliers collectifs. Lorsque je prends acte de son manque d’intérêt et note qu’aucun échange n’est possible en CCE sur ce projet de mesures sociales d’accompagnement, je reçois de nouveau comme réponse : « Non, nous n’en avons rien à branler. » C’est édifiant !
M. Michel Dheilly. S’agissant de l’abandon de l’activité agricole, ce n’est pas à moi que revient le pouvoir de décision, et ce point vous sera mieux expliqué par mes supérieurs hiérarchiques. En tout état de cause, il faut parler de cession, et non de délocalisation de cette activité.
Le terme de « délocalisation » est tout aussi infondé pour les pneus tourisme. À quoi bon délocaliser une production pour laquelle il ne reste plus de marché ? Les nouveaux produits ne peuvent pas être fabriqués avec les technologies du site d’Amiens-Nord, et les gammes que nous y produisions ne trouvent plus preneur, ce qui entraîne des surstocks. N’étant plus en mesure d’assurer l’écoulement des produits, on est forcé d’arrêter la production. Seule une petite partie des pneus a été transférée ailleurs, à la demande des constructeurs automobiles – notamment Renault – qui souhaitaient en rapprocher la fabrication de leurs sites d’assemblage polonais et turcs. Ce transfert représente 20 % de baisse d’activité sur le site d’Amiens-Nord.
M. le président Alain Gest. Pour revenir à la question de l’investissement, nous voudrions comparer les 44 millions d’euros dont bénéficie le site d’Amiens-Sud et les sommes investies en Pologne. On nous a parlé de centaines de millions d’euros, et il serait intéressant de connaître la réalité des chiffres.
M. Laurent Dussuchale. S’agissant de ces données plus globales, impliquant les sites européens, je vous invite à poser la question à MM. Dumortier et Rousseau la semaine prochaine.
Mme la rapporteure. Confirmez-vous que le refus des salariés de valider les 4x8 a eu une incidence sur le niveau de production des pneus tourisme à l’usine d’Amiens-Nord ?
M. Michel Dheilly. Les deux sites devaient partager une enveloppe d’investissement de plus de 50 millions d’euros. Il ne s’agissait d’ailleurs que d’un point de départ : ainsi, Amiens-Sud – qui devait recevoir 26 millions – en est aujourd’hui à quelque 44 millions. Ce n’est pas le refus des 4x8 qui nous a conduits à sanctionner l’usine d’Amiens-Nord en la privant de pneus ; mais sans les 4x8, nous n’avons pas pu obtenir les investissements liés au projet de réorganisation du temps de travail, qui devaient permettre l’adhésion du personnel. Or, sans investissements, nous en restons à une gamme de pneus vieillissante qui ne correspond plus aux besoins du marché, et ne pouvons plus produire les pneus à haute valeur ajoutée pour lesquels il existe une demande.
Mme la rapporteure. Les trois références de pneus GT3 sont-elles fabriquées à Amiens-Nord ?
M. Michel Dheilly. Elles font partie des dimensions que nous livrions aux constructeurs automobiles et qui ont fait l’objet d’un transfert sur d’autres sites – en Turquie et en Pologne, à Dębica.
M. Laurent Dussuchale. Cela a été fait à la demande des constructeurs, pour rapprocher la production de l’usine d’assemblage de véhicules.
Mme la rapporteure. À partir de 2008, la production de ces pneus – fabriqués à Amiens-Nord – a donc été transférée en Pologne et en Turquie.
M. Michel Dheilly. Je ne saurais dire si cela s’est produit en 2008 ou en 2010. Nous vous transmettrons le tableau – fourni aux représentants du personnel – qui récapitule les dimensions ayant fait l’objet d’un transfert vers d’autres sites de production. En même temps, pour soutenir l’activité d’Amiens-Nord, on y a rapatrié une quinzaine d’autres références, produites ailleurs. Rien que sur le dernier trimestre de cette année, quelque 60 % du volume de production de l’usine seront réalisés avec des dimensions qui n’y étaient pas fabriquées auparavant.
Mme la rapporteure. Soyons précis. Les trois références GT3 ont été envoyées en production en Pologne et en Turquie ; en contrepartie, d’autres références sont arrivées à Amiens-Nord. D’où venaient-elles ?
M. Laurent Dussuchale. D’autres usines. Entre 2008 et 2012, Amiens-Nord a connu une baisse de la production, liée à 80 % à l’obsolescence des produits qui y étaient fabriqués et à 20 % à des transferts vers d’autres usines – essentiellement celui des GT3, effectué à la demande des constructeurs qui voulaient rapprocher la production de ces pneus de leurs usines d’assemblage. L’exemple des GT3 a été particulièrement médiatisé, voire judiciarisé, mais le mot de best-seller qu’on y accole souvent est exagéré : les GT3 représentent aujourd’hui moins de 2 % de la production européenne de pneus de tourisme.
Mme la rapporteure. De quelles usines viennent les autres références arrivées à Amiens-Nord ?
M. Michel Dheilly. Sava en Slovénie, Dębica en Pologne et Amiens-Sud.
Mme la rapporteure. Il y a donc eu des échanges.
M. Michel Dheilly. Si l’on veut. Obligés de transférer hors Amiens-Nord l’équivalent de 20 % de sa production, nous avons dû y rapatrier quelques dimensions réalisables sur le site. Mais l’on ne pourra pas répéter cette opération éternellement puisque, plus on avance dans le temps, plus les gammes de pneus d’il y a sept ou huit ans deviennent obsolètes. N’ayant pas obtenu les investissements nécessaires pour en produire de nouvelles, Amiens-Nord ne pourra un jour plus fabriquer un seul pneu tourisme – à moins de les stocker à l’infini.
M. Laurent Dussuchale. Madame Boistard, nous nous sommes longuement expliqués sur ce point en réunions du CCE ; surtout, le 20 juin, le Tribunal de grande instance de Nanterre a clairement affirmé qu’il n’y avait pas eu de transfert massif de production. Quant aux transferts qui ont eu lieu, nous en avons exposé les raisons.
Mme la rapporteure. Je n’ai pas parlé de transferts « massifs ».
M. Laurent Dussuchale. Ce mot revenant souvent, je préfère le préciser.
Mme la rapporteure. Le transfert intervient vers 2007 ou 2008 ; comment expliquez-vous que, entre 2008 et 2009, la production de pneus tourisme ait chuté à Amiens-Nord de plus de 50 %, alors que ce n’est le cas dans aucune autre usine Goodyear ? La crise – qui touche tout le monde – n’explique pas tout.
M. Michel Dheilly. Le contexte économique n’était pas favorable, mais c’était le cas pour toutes les usines.
Mme la rapporteure. Notamment pour celle d’Amiens-Sud, de l’autre côté de la rue.
M. Michel Dheilly. En 2009, lorsque nous avons envisagé un PSE, l’usine produisait 9 000 pneus tourisme par jour. À la demande des partenaires sociaux, on a baissé l’activité du personnel de 30 %, ce qui a eu pour conséquence de diminuer la production de 30 % également. Du jour au lendemain, mi-2009, on est donc passé de 9 000 à 6 000 pneus produits.
M. Laurent Dussuchale. La crise a fait le reste.
Mme la rapporteure. Mais la crise ne s’est pas arrêtée aux frontières de Montluçon. Pour Amiens-Sud, on pourrait encore alléguer le miracle de l’accord 4x8 ; mais Montluçon n’a pas subi de réorganisation du travail.
M. Laurent Dussuchale. Montluçon a également enregistré une baisse de la production.
Mme la rapporteure. Pas dans les mêmes proportions. La crise peut évidemment expliquer une diminution de la production ; mais, de toutes les usines – y compris celles de Pologne ou d’Afrique du Sud –, seul le site d’Amiens-Nord connaît une chute aussi vertigineuse. De plus, si la baisse de l’activité de 30 % n’est intervenue qu’à la mi-2009, cette chute s’est donc en grande partie opérée sur six mois.
M. Michel Dheilly. On avait longtemps maintenu un niveau d’activité permettant d’allouer un volume de travail raisonnable à l’ensemble des salariés. Mais, en 2007, lorsque démarre le projet de complexe unique, le besoin de changer de gamme de production se fait déjà sentir et les stocks s’accumulent. Sans transition vers de nouvelles gammes, on ne bénéficie pas du renouveau que connaît le marché ; et, pour couronner le tout, on baisse l’activité. Combinez crise économique, gammes vieillissantes et baisse de l’activité du personnel, et vous obtiendrez une large part des 9 000 pneus.
Mme la rapporteure. À propos du PDV, les montants qui avaient été colportés par la rumeur – contribuant à entretenir un climat particulier – sont bien plus importants que ceux que vous avez cités. Quelle est la valeur juridique de ce que vous nous avez lu ?
Pourquoi avoir choisi une négociation hors cadre pour ce PDV et pour le projet de reprise de l’activité agricole, dans un tête-à-tête avec un syndicat ? Ce choix fragilise votre crédibilité, car aucun tiers ne peut confirmer votre version des faits ; c’est votre parole contre la leur.
M. Laurent Dussuchale. Les négociations de 2012, autour du projet de PDV, ont connu deux phases. Compte tenu de l’engagement, long de plusieurs années, de la CGT dans le combat pour le site d’Amiens-Nord, nous avons d’abord travaillé exclusivement avec ce syndicat. Cette phase a permis de poser les jalons du projet de PDV et du plan plus global qui aurait permis la reprise du site par Titan. Au mois de juin, alors que la discussion avait suffisamment avancé, nous avons présenté le projet d’accord de méthode en groupe de négociation réunissant l’ensemble des délégués syndicaux centraux et en CCE. Les chiffres que je vous ai cités – mentionnés à l’époque dans des notes d’information que nous avons diffusées dans l’entreprise – sont issus de ce document.
Si Goodyear n’a pas mis en œuvre ce projet de PDV sans la signature de la CGT, c’est d’abord parce que l’exigence avancée par celle-ci d’obtenir sept – et non plus deux – ans de garantie d’emploi a conduit Titan à se désengager. Surtout, la justice nous ayant signifié que l’avenir de nos activités constituait un seul et même projet, nous ne pouvions envisager une mise en œuvre unilatérale de PDV sur l’une d’entre elles sans donner toute la clarté sur l’autre. Quant à la possibilité – parfois évoquée – de le faire par voie de référendum ou par dérogation administrative, elle ne correspond à rien sur le plan juridique.
Mme la rapporteure. J’aimerais vérifier quelques détails évoqués dans les auditions précédentes. Est-il exact que tous les salariés de l’entreprise ne bénéficient pas de l’évaluation annuelle individuelle ?
M. Laurent Dussuchale. L’évaluation annuelle des salariés a bien lieu, sous des formes qui tiennent compte de l’histoire de chaque établissement. À Amiens-Nord, elle concerne tant le personnel de maintenance que les cadres et les collaborateurs chargés de la production.
Mme la rapporteure. Tout le monde a donc été évalué chaque année.
M. Laurent Dussuchale. La question se pose surtout dans le cadre de la mise en œuvre des augmentations individuelles, que l’évaluation annuelle permet de justifier. Nous avons pris soin de faire le nécessaire pour toutes les populations concernées.
Mme la rapporteure. On nous a parlé de la souffrance dans l’entreprise – que vous reconnaissez. Est-il vrai que les salariés convoqués le matin sont parfois renvoyés chez eux sans travailler, ou bien attendent toute la journée pour ne travailler en définitive que deux heures ? Des propos désobligeants à leur encontre – dépeignant le futur de l’usine ou mettant en doute leur utilité à l’entreprise – ont également été évoqués.
M. Michel Dheilly. Directeur du site depuis le début de l’année, ayant longuement côtoyé le chemin des ateliers, j’ai travaillé sur des projets dont certains salariés étaient très demandeurs. En matière de risques psychosociaux, j’ai par exemple contribué à aménager une organisation en 2x8 dans un secteur. Nous parvenons donc parfois à agir, et il arrive que les choses se passent bien.
Je garde le droit de traverser les ateliers de l’usine et de serrer les mains. Beaucoup de salariés – dont j’ai été, par le passé, le chef direct – m’appellent encore par mon prénom ; cette proximité avec les opérateurs n’est d’ailleurs pas étrangère au choix de me confier la direction du site. Dans ce contexte, me voir accuser de harcèlement parce que je réponds à leurs questions – au mois de juillet, le sujet a été abordé devant l’inspection du travail par les partenaires sociaux et les membres du CHSCT – me blesse profondément. Les salariés de l’atelier qui me demandent où on en est dans la procédure ont le droit de connaître la vérité. Pour eux, l’incertitude ne fait que trop durer ; depuis des années, ils voient se succéder une restructuration, un projet de réorganisation, un PSE, un PDV – et ce dernier leur a été présenté comme un véritable succès. En juillet 2012, on leur a promis la signature d’un PDV pour septembre, au retour des congés – signature finalement annulée. Rien d’étonnant à ce que des tensions finissent par apparaître à la longue.
M. le président Alain Gest. Qui leur a promis ce PDV ?
M. Michel Dheilly. Au-delà de Mickaël Wamen qui a tenu ce discours, toute la section syndicale est en cause.
On m’accuse aujourd’hui de faire mon travail de directeur en répondant clairement aux questions des salariés – et, pour venir régulièrement le week-end, je côtoie aussi ceux qui ne bénéficient pas des horaires de bureau classiques. Mais il est légitime de leur dire la vérité : la procédure avance et le projet de fermeture du site progresse. Certes, il peut encore se trouver stoppé, comme l’ont été plusieurs PSE, mais, pour l’heure, la procédure suit son cours et, si elle est menée à son terme, le site sera fermé. Faut-il le cacher aux salariés ? Cela dérange visiblement certains que l’on puisse leur dire que nous sommes passés à côté d’un projet de complexe unique. J’y avais travaillé, j’y avais cru ; en tant que chargé de projet, responsable de production, vous ne souhaitez qu’une chose : faire fructifier votre outil industriel, voir l’usine transformée, satisfaire toutes les attentes des salariés – et, pour commencer, leur donner du travail. Aujourd’hui, je regrette – comme certainement nombre d’entre eux – que l’on ait manqué cette occasion, que la reprise du site par Titan n’ait pas abouti, alors qu’elle prévoyait la préservation de 537 emplois – sans parler des emplois induits – et une sortie honorable, avec possibilité de reclassement, pour l’ensemble des salariés. Considère-t-on qu’un directeur ne doit pas dire la vérité ? Pour ma part, je continuerai à discuter avec mes salariés comme que je le fais aujourd’hui, en essayant de leur répondre de la manière la plus honnête possible ; sans honnêteté, je n’occuperais pas ce poste aujourd’hui.
On m’a opposé à de nombreuses reprises le fait de ne pas avoir été élu, mais nommé directeur d’usine. On a incité des salariés à déposer une plainte contre moi à cause des propos que j’ai tenus en discutant avec eux, et on m’a demandé de reporter la réunion du CHSCT pour m’expliquer sur un cas de harcèlement. J’ai accepté, de manière que les partenaires sociaux – en l’occurrence la CGT – puissent mener l’enquête. Or, deux mois plus tard, il s’est avéré que deux personnes seulement avaient affirmé se sentir harcelées. Sans entrer dans un débat juridique, reconnaissons qu’on est loin de la véritable définition du harcèlement. Même si cela dérange, mon devoir reste de dire les choses telles qu’elles sont, sans dramatiser la situation.
Mme la rapporteure. Mais qu’en est-il du temps de travail sur la journée ?
M. Laurent Dussuchale. Michel Dheilly l’a souligné : comme les salariés refusent les mobilités au sein de l’atelier, on n’arrive pas à répartir la charge de travail de manière égalitaire. Dans certains départements, elle est donc beaucoup moins lourde que dans d’autres. Nos propositions de mettre les bonnes personnes aux bons postes afin d’équilibrer les charges de travail sont rarement acceptées, malgré une incitation financière. La définition des postes dans les contrats de travail nous empêche de parvenir à une répartition plus satisfaisante des tâches. C’est pourquoi, face à ce niveau d’activité – les chiffres ont été transmis, en toute transparence, au CHSCT et à l’inspection du travail –, nous essayons de développer au maximum les activités de formation pour occuper le temps libre des salariés.
Mme la rapporteure. Ces activités sont-elles d’ores et déjà mises en place ?
M. Laurent Dussuchale. Un plan de formation pour l’année 2013 est en cours de mise en œuvre ; demain après-midi, une commission de formation se tiendra à Amiens-Nord, où seront présentées toutes les mesures que Michel Dheilly vous a citées. Cette commission – qui apparaît comme une instance positive de dialogue social dans l’usine – formule souvent des propositions de valeur, ce qui laisse espérer la possibilité de multiplier les actions en ce sens.
M. le président Alain Gest. Notre commission d’enquête est « relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales » – enjeux auxquels toute cette audition a été consacrée. Mais nous nous intéressons également « aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas ». Pourriez-vous – directement ou par l’intermédiaire de vos supérieurs que nous auditionnerons la semaine prochaine – nous faire part de ce que vous inspirent les événements que vit l’usine ? Que disent-ils du fonctionnement d’une entreprise en difficulté économique, qui choisit d’envisager la fermeture d’un site ? Quels enseignements en avez-vous tirés, en termes de relations sociales ? Nous aimerions connaître votre point de vue sur les évolutions nécessaires.
M. Laurent Dussuchale. Notre directeur général aura certainement des éléments de réponse à vous apporter. Loin d’être représentative, cette situation – marquée par un affrontement extrême – me semble tout à fait unique en France. Pour autant, on peut en tirer quelques enseignements, et la majorité actuelle a déjà commencé à le faire en votant la loi sur la sécurisation de l’emploi.
Un point de détail mériterait d’être corrigé : le refus d’un secrétaire de CHSCT de signer l’ordre du jour impose aujourd’hui de passer par l’autorisation d’un magistrat, alors même qu’il s’agit d’une procédure obligatoire. Pourquoi ne pas appliquer au CHSCT ce qui est prévu pour le CCE et le CE ?
M. le président Alain Gest. Messieurs, je vous remercie pour vos réponses.
f. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de Goodyear Dunlop Tires France, vice-président Finance de Goodyear Dunlop Tires Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA), et de M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France
(Séance du mercredi 25 septembre 2013)
M. le président Alain Gest. Mes chers collègues, après les syndicats, la commission d’enquête auditionne la direction de l’entreprise Goodyear.
Nous accueillons aujourd’hui M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de Goodyear Dunlop Tires France, vice-président Finance de Goodyear Dunlop Tires Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA), et M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France.
Messieurs, soyez les bienvenus.
Comme les précédentes auditions, celle-ci est ouverte à la presse écrite et audiovisuelle. Un compte rendu de nos débats sera établi.
Messieurs, conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole pour un exposé introductif d’une durée d’une vingtaine de minutes. Ensuite notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, vous posera une première série de questions. Enfin, les autres membres de la commission d’enquête interviendront dans le cadre d’un débat approfondi.
Votre audition de ce jour suit celle, la semaine dernière, de MM. Michel Dheilly et Laurent Dussuchale et sera suivie par la visite des deux usines Goodyear d’Amiens-Nord et Sud le jeudi 10 octobre prochain, où, je le rappelle, tous les députés de la commission d’enquête sont conviés.
La semaine dernière nous avions abordé les problématiques liées aux deux sites, Nord et Sud, d’Amiens : passage aux 4x8 dans l’usine d’Amiens-Sud, niveaux de production et état des équipements dans les deux usines, plan de sauvegarde de l’emploi de l’usine d’Amiens-Nord, dialogue social – très dégradé dans cette dernière –, sécurité et conditions de travail, risques psychosociaux, formation.
Nous souhaiterions vous entendre aujourd’hui sur les aspects plus stratégiques de la direction du groupe Goodyear, au regard de la situation économique de la filière caoutchouc-pneu.
Quelles sont les orientations du groupe en matière d’investissements et de localisation des activités de production en France, en Europe et ailleurs dans le monde ? Il serait intéressant que vous nous précisiez la répartition des quantités produites dans l’usine d’Amiens-Nord et dans les autres usines du groupe en Europe. La presse, aujourd’hui, à la suite de la décision de justice d’hier, fait état de productions qui, après avoir été déplacées sur d’autres usines européennes, ont cessé depuis quelques années déjà sur ces sites. Pouvez-vous fournir à la commission d’enquête des éléments attestant ces faits ?
Par ailleurs, pourquoi avoir pris la décision de fermer l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, alors que le groupe investit dans l’usine d’Amiens-Sud, située juste en face, et qu’il fait des bénéfices ? Le montage financier du groupe soulève de nombreuses questions, s’agissant notamment du fait que l’entreprise d’Amiens a désormais son siège au Luxembourg. De même, des dividendes semblent de nouveau versés aux actionnaires, alors que cela n’était plus arrivé depuis 2003.
Enfin, comme nous y invite l’intitulé de notre commission d’enquête, je vous pose la question : quels enseignements peut-on tirer du cas du site d’Amiens-Nord ? Pensez-vous que des solutions législatives pourraient être apportées ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Olivier Rousseau et M. Henry Dumortier prêtent serment.)
M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF). M. Rousseau et moi-même vous remercions de nous avoir invités pour apporter les éclairages nécessaires sur le projet de fermeture de l’usine d’Amiens-Nord.
Nous avons l’un et l’autre exercé au sein du groupe Goodyear des fonctions dans différents pays. Personnellement, j’ai rejoint le groupe il y a dix ans au sein de notre siège européen en Belgique. J’ai repris la direction générale de l’Espagne et du Portugal à partir de 2005 avant de rejoindre la France. Depuis avril 2009, je suis le directeur général de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) : j’ai donc la responsabilité de la gestion de GDTF depuis les annonces des projets d’arrêt de l’activité tourisme sur le site d’Amiens-Nord et notre projet de cession de nos activités agricoles.
Dans le cadre de mes fonctions antérieures, j’ai été souvent confronté à la nécessité de mettre en place, de piloter ou encore de maintenir un dialogue social constructif et ouvert dans des pays dont la culture syndicale n’est pas si éloignée de celle qui prévaut en France. En revanche, je n’aurais jamais pu imaginer la nature des difficultés auxquelles il me faudrait faire face à Amiens-Nord.
Être devant vous aujourd’hui est pour nous l’occasion de rectifier les contrevérités qui vous ont été communiquées et de confirmer certaines affirmations. Nous nous sommes imposé depuis plusieurs années un devoir de réserve auquel nous nous sommes toujours tenus. Nous nous sommes ainsi interdit de répondre aux sollicitations des médias. Cette réserve n’a souffert qu’une seule exception : l’information de nos salariés. Durant toutes ces années, nous avons constamment cherché à partager avec eux directement et sans délai toute l’information nécessaire. Vous le savez, ils sont, depuis des années, dans une incertitude moralement épuisante. Nous leur devions donc toutes les informations auxquelles ils puissent se référer.
Depuis l’annonce de la mise en place de la commission d’enquête, j’ai personnellement donné instruction à l’ensemble de mes équipes de tout faire pour partager avec vous, en totale transparence, l’ensemble des informations nécessaires. Les documents que nous vous avons transmis sont complets et à jour. S’il le fallait, c’est bien volontiers que nous vous en délivrerions d’autres.
M. Olivier Rousseau et moi-même sommes également prêts, si la commission le souhaite, à partager notre expérience de chefs d’entreprise confrontés à une situation unique et très difficile.
M. Olivier Rousseau, président du conseil d’administration de Goodyear Dunlop Tires France, vice-président Finance de Goodyear Dunlop Tires Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA). J’ai un parcours assez similaire à celui de M. Henry Dumortier. J’ai rejoint le groupe en 1996 et j’ai exercé des responsabilités de direction en France, au Maroc, en Belgique avant de retourner au Maroc à Casablanca pour prendre la direction générale de Goodyear Maroc puis celle de Goodyear Dunlop en Espagne et au Portugal. Je suis revenu en France en 2005 pour prendre la présidence et la direction générale de GDTF. En 2009, M. Henry Dumortier m’a succédé à la direction générale et j’ai pris la responsabilité de la fonction Finance du groupe Goodyear pour la région Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA).
Dans le cadre de mes fonctions en France, j’ai eu la responsabilité d’étudier et de tenter de mettre en œuvre le projet de complexe unique d’Amiens.
Je tiens à partager avec vous un véritable paradoxe. Goodyear, qui est présent en France depuis 1920, y a investi l’équivalent de centaines de millions d’euros et n’y a jamais fermé d’usine, contrairement à un grand nombre de ses concurrents. Il y a six ans, l’entreprise avait même le projet d’investir une première enveloppe de 52 millions d’euros pour créer à Amiens le plus gros complexe industriel de Picardie et y fabriquer des pneumatiques haut de gamme.
L’idée à l’époque était simple : il s’agissait de réunir dans un complexe industriel deux usines uniquement séparées par une route, la route de Poulainville. L’une de ces deux usines, l’usine Dunlop, avait intégré le groupe quelques années auparavant : il existait donc une véritable logique de rapprochement. C’était une opportunité industrielle pour le grand bassin amiénois.
Or, six ans plus tard, cette grande entreprise est contrainte d’envisager la fermeture d’un de ses deux sites parce que certains représentants des salariés ont systématiquement refusé tous les changements qui leur étaient proposés. Cette situation atterrante représente un véritable gâchis humain, social et industriel qui dépasse l’entendement.
Malheureusement, Henry Dumortier et moi-même n’avons plus aujourd’hui que deux priorités : gérer au mieux l’avenir des salariés et minimiser l’impact social, économique et environnemental de ce projet de fermeture.
Je commencerai par évoquer la structure du groupe Goodyear. La gestion de Goodyear est répartie en quatre régions : une région Amérique du Nord, une région Amérique du Sud, une région Asie-Pacifique et une région Europe-Moyen-Orient-Afrique. L’ensemble représente 70 000 salariés, cinquante-deux usines dans vingt-deux pays, trois centres de recherches et six pistes d’essais.
La région EMEA emploie un peu moins de 25 000 salariés dans dix-neuf usines réparties dans six pays et dispose de deux centres de recherche et de deux pistes d’essais. La présence industrielle y est forte en Europe de l’Ouest – Royaume-Uni, France, Luxembourg, Allemagne. L’Europe de l’Est comprend deux sites industriels – des acquisitions plus récentes pour servir ces marchés. Il existe également une usine en Afrique du Sud pour couvrir l’Afrique subsaharienne.
Il faut savoir que la région Europe produit pour la région Europe. Plus généralement même, les quatre régions du groupe Goodyear dans le monde travaillent essentiellement pour les régions où elles produisent. La région EMEA importe quelque 7 % de ses pneumatiques tourisme d’autres régions du monde, l’essentiel de ces importations provenant de notre partenaire japonais Sumitomo Rubber Industries. Puisque la Chine a été évoquée au cours de précédentes auditions, je précise que nous importons 0,01 % – soit une quantité négligeable – de notre usine chinoise de Dalian.
Nos importations de pneumatiques agricoles représentent moins de 1 % des volumes. Celles en provenance du Brésil – pays également évoqué – s’élèvent à moins de 0,02 % : il s’agit là encore d’une quantité négligeable des volumes de pneumatiques agricoles vendus sur la région.
Celle-ci exporte une petite partie de sa production, quelque 2 %, vers l’ensemble des autres régions du monde. On ne saurait donc parler de la région Europe comme d’une région qui délocaliserait sa production.
Chaque pays européen est représenté dans le cadre d’un comité central d’entreprise européen basé au Luxembourg (Goodyear European information and communication forum – GEICF).
Les activités de la partie Europe de l’Est, Moyen-Orient et Afrique de la région sont détenues par le groupe Goodyear. Dans ce groupe, deux sociétés ont un statut particulier – l’une est en Turquie et l’autre en Pologne – puisqu’elles sont cotées sur les marchés financiers locaux.
Notre activité en Europe de l’Ouest a deux actionnaires principaux : Goodyear, pour 75 % et Sumitomo pour 25 %. Dans chaque pays européen où Goodyear est présent existe une filiale de Goodyear Dunlop Tires Europe (GDTE), laquelle gère soit des activités de commerce et de distribution, soit des activités de commerce, de distribution et de production. Toutes ces sociétés sont des sociétés sœurs, ainsi que Goodyear Dunlop Tires Operations, basée au Luxembourg et qui est, elle aussi, une filiale de GDTE.
J’en viens à notre mode de fonctionnement. En Europe, celui-ci est organisé autour d’une centrale d’achat basée au Luxembourg. Cette société achète auprès de l’ensemble de nos fournisseurs la matière première et les composants nécessaires pour les usines ou façonniers qui produisent les pneumatiques. Ces pneumatiques sont acquis par la centrale d’achat, qui les revend aux sociétés distributrices de l’ensemble des pays dans lesquels GDTE a des activités commerciales et de distribution, sociétés distributrices qui, elles-mêmes, les revendent à nos clients lesquels les montent sur les véhicules des utilisateurs finaux.
Baser cette centrale d’achat au Luxembourg était un choix naturel compte tenu de l’importance de notre présence dans ce pays. Goodyear est en effet le deuxième employeur privé du Luxembourg – nous y employons plus de 3 100 personnes. Nous y avons des usines importantes ainsi que notre principal centre de recherche européen. Nous y gérons également nos activités opérationnelles.
Notre modèle de prix de transfert assure à chacune de nos entreprises opérationnelles un niveau de marge constant et comparable. Tous nos distributeurs et tous nos façonniers, à l’exception de notre centrale d’achat, sont donc structurellement bénéficiaires. Ce système est en totale conformité avec les règles de l’OCDE. Nous sommes d’ailleurs régulièrement audités par les services fiscaux des différents pays, dont la France, dans lesquels nous sommes présents en Europe.
Nous avons deux sociétés en France : Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) et Goodyear Dunlop Tires Amiens-Sud (GDTAS). La société GDTF, qui est présente en France depuis 1920 et à Amiens depuis 1960, est à la fois un façonnier et un distributeur : elle a des activités industrielles sur les sites d’Amiens-Nord, de Montluçon et de Riom, et des activités de distribution gérées principalement à partir de son siège social et de ses équipes commerciales réparties sur le territoire français. GDTF est structurée comme n’importe quelle filiale d’une multinationale : l’équipe de direction est sous la responsabilité de M. Henry Dumortier et je préside le conseil d’administration, qui assure la bonne gouvernance de l’entreprise. Par ailleurs, des salariés, représentant le comité central d’entreprise (CCE), participent au conseil d’administration et ont donc accès à l’information relative à ses décisions. Je précise que M. Wamen, que vous avez auditionné, fait partie de ces salariés.
L’usine d’Amiens-Sud, quant à elle, est gérée par la société GDTAS. Pourquoi deux sociétés puisqu’il n’y en avait qu’une historiquement ? Parce qu’il était devenu impossible de conserver dans le cadre du CCE de GDTF les représentations syndicales de deux sites industriels qui s’étaient affrontées durant des mois sur le projet de complexe unique. Aux deux bouts de la salle siégeaient la CGT d’Amiens-Nord et la CGT d’Amiens-Sud, laquelle a fini par être exclue de la centrale syndicale et s’est recréée dans le cadre d’une section UNSA. Le niveau de tension était tel qu’il était devenu impossible de prendre la moindre décision. À partir du moment où le projet de complexe unique a été rejeté, nous avons décidé de créer une société distincte pour donner sa chance à Amiens-Sud et y permettre la réalisation des investissements que nous souhaitions réaliser pour garantir un avenir aux salariés de cette société.
Le groupe Goodyear est en reconstruction. Après avoir connu des années très difficiles à partir de 2000, il a décidé de recentrer ses activités sur ses cœurs de métier où son savoir-faire, ses capacités d’innovation et sa taille lui permettaient d’accroître sa compétitivité et ses performances. Sur les quatorze dernières années, le groupe a perdu de l’argent une année sur deux. Les pertes cumulées, qui s’élèvent à 1,8 milliard de dollars, sont très largement supérieures aux profits réalisés. En raison de ces pertes chroniques et importantes, le groupe doit faire face à un niveau moyen d’endettement considérable, de plus de 6 milliards de dollars, que le cabinet Secafi, mandaté par le comité central de GDTF, a qualifié de « mur de la dette ». Cet endettement monte jusqu’en 2013. Je précise que le chiffre de la dette sociale des six premiers mois de l’année 2013 n’a pas encore été publié.
Les résultats s’améliorent sur les années 2011-2012 et sur la première partie de 2013 : c’est la preuve que les choix stratégiques effectués commencent à produire leurs effets. Il n’en reste pas moins que le problème du niveau de la dette reste entier. Pour bien comprendre, retirons les zéros ! Sur les deux dernières années nous ayons gagné en moyenne 250 euros par an, et nous avons toujours 6 000 euros de dettes ! Le niveau des résultats actuels ne permet donc pas d’abattre le « mur de la dette ».
Comme le montre l’évolution du résultat opérationnel du groupe Goodyear par rapport à celle de ses principaux concurrents – les données sont publiques et reprises d’un site d’information financière –, il n’y a pas une seule année depuis 2006 où les résultats du groupe Goodyear aient été supérieurs à ceux d’un seul de ses concurrents. Il en est évidemment de même de l’évolution du résultat net du groupe, qui est très nettement inférieur à celui de ses concurrents. La dette du groupe ne cesse en revanche d’augmenter par rapport à celle de ses concurrents.
Ayant, de ce fait, une capacité d’investissement limitée, nous devons faire des choix : le groupe Goodyear n’a jamais pu investir depuis 2006 en pourcentage de ses ventes un montant équivalent à celui de ses concurrents.
Si les résultats du premier semestre 2013 s’améliorent, la situation de la dette, je le répète, n’est toujours pas réglée. Nous sommes également face à un niveau de marge très inférieur à celui de nos concurrents. Nous devons donc limiter nos investissements. Si nous allons dans la bonne direction, il reste néanmoins du chemin à parcourir.
L’ayant porté, j’ai vécu de l’intérieur le projet de complexe unique. Face à un marché évoluant vers des produits à haute valeur ajoutée et compte tenu de l’obsolescence d’une partie de nos installations de production d’Amiens, qui sont inaptes à fabriquer ces nouveaux produits, dès le début de l’année 2006 – je rappelle que j’ai pris mes fonctions en décembre 2005 –, l’équipe de direction de GDTF et moi-même avons fixé les grandes lignes du projet. Des équipes d’ingénieurs se sont mises au travail, dont M. Michel Dheilly, que vous avez auditionné la semaine dernière.
Nous avons alors proposé un projet ambitieux à l’équipe de management du groupe, visant à regrouper les deux usines d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud qui ne sont séparées que par la route de Poulainville et à créer un complexe unique. Nous nous sommes également rapprochés des autorités locales qui ont compris notre analyse. Nous avons même obtenu leur accord pour privatiser la route de Poulainville. Nous avons aussi fini de convaincre le management du groupe qu’il s’agissait d’un projet nécessaire et prioritaire : le groupe s’est dit prêt à y investir à partir du moment où nous étions capables d’assurer dans la durée la compétitivité du complexe. Nous avions alors évalué à 52 millions d’euros l’enveloppe nécessaire pour faire monter l’usine en gamme.
Parallèlement, nous avions étudié toutes les évolutions possibles en matière d’organisation du travail, tout d’abord au sein du groupe puis, dans le cadre de groupes de travail, avec les organisations syndicales qui faisaient leurs propres propositions que nous analysions. La situation était compliquée dans la mesure où il nous fallait respecter à la fois la loi sur les 35 heures et la convention nationale collective du caoutchouc. Compte tenu de cet encadrement juridique et réglementaire, nous sommes parvenus, après des mois d’études et une multitude de réunions avec les organisations syndicales, à une conclusion simple : il n’y avait pas d’autres solutions que de passer aux 4x8 pour assurer la réussite du projet.
Vous connaissez la suite : acceptation à Amiens-Sud, rejet à Amiens-Nord suivi de violences et d’exclusions. Nous n’avions pas d’autre choix que d’abandonner à regret le projet de complexe unique et de décider d’investir seulement dans le site d’Amiens-Sud, où 40 millions d’euros ont déjà été investis. La montée en gamme du site et les investissements programmés se poursuivent.
M. Henry Dumortier. Après le refus du complexe unique, il a fallu gérer la situation d’Amiens-Nord. Nous sommes en 2008 : c’est le début de la crise financière, à laquelle s’ajoute la crise économique de 2009. Un projet de PSE est introduit en mai 2009, qui prévoit l’arrêt de l’activité tourisme, devenu économiquement non viable à la suite du rejet du projet de complexe unique. Nous annonçons également notre décision de céder l’activité agraire, le groupe la jugeant non prioritaire puisque non rentable. Je tiens à insister sur le fait que, contrairement à ce qui a été dit, en mai 2009, Goodyear n’a jamais eu l’intention de fermer l’usine d’Amiens-Nord. Au contraire, nous souhaitions rechercher le meilleur repreneur possible pour l’activité agricole, en vue de sauver un maximum d’emplois et de maintenir une activité de production de pneumatiques agraires dans l’usine.
L’effort que nous avons engagé à partir de 2009 était comparable à celui que certains de nos grands concurrents comme Pirelli ou Continental avaient consenti précédemment. Il était également lié à la nécessité de se recentrer sur les cœurs de métiers de Goodyear que sont les pneumatiques tourisme et poids lourds. Nous avions déjà cédé à Titan ces activités en Amérique du Nord, puis en Amérique du Sud. Pour l’Europe, nous avons confié le dossier, en mai 2009, à une banque d’affaires très connue, qui a recherché à travers la planète entière un éventuel repreneur. Seul Titan fut en mesure de se porter acquéreur. Je tiens à préciser qu’en 2013, nous avons travaillé durant plusieurs mois avec l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), mandatée par le ministère du redressement productif : or l’AFII parviendra à des conclusions similaires à celles de l’étude que nous avions réalisée en 2009. Titan s’est porté acquéreur en 2010 : il était dès lors critique que nous arrivions à une solution car la réussite ou l’échec du plan d’acceptation de la poursuite de l’activité agricole à Amiens-Nord dépendait de l’acceptation de ce plan par les instances représentatives du personnel. Ce n’est qu’après trois tentatives que le syndicat représentatif majoritaire d’Amiens-Nord a accepté de ne pas s’opposer physiquement à ce que des représentants de l’acquéreur potentiel visitent l’usine. Toutefois, son intention de faire une offre à peine annoncée, Titan s’est vue poursuivre devant la justice en demande de dommages et intérêts pour 4 millions d’euros. Enfin, les exigences formulées par l’organisation syndicale majoritaire dans les négociations auront été déraisonnables et changeantes jusqu’au bout, en passant notamment, alors que l’accord était prêt, à une condition de garantie d’emploi de sept ans pour l’ensemble des 537 salariés – une exigence irréaliste et vouant à l’échec n’importe quelle négociation. Titan renoncera en 2012. On peut critiquer Titan, notamment sa culture, marquée par un esprit d’entreprenariat américain, mais c’est un partenaire crédible, auquel nous avons déjà cédé des activités en Amérique du Nord et en Amérique du Sud et qui a procédé aux investissements qu’il s’était engagé à réaliser. La production a également augmenté sur ses sites. Cet acquéreur potentiel, très patient – il aurait pu en effet se décourager plus vite –, aurait installé à Amiens-Nord sa direction européenne.
L’offre de Titan portant sur l’activité agricole, il nous fallait trouver une solution relative à l’activité tourisme. Au début de l’année 2012, afin de parvenir à un accord satisfaisant pour l’ensemble des intervenants, c’est-à-dire gagnant-gagnant pour les salariés, les organisations syndicales, les autorités publiques, Goodyear et Titan, a germé l’idée d’un plan de départs volontaires (PDV), pour donner la possibilité à ceux qui le voudraient d’être transférés chez Titan et à ceux qui souhaiteraient quitter l’entreprise – et ils étaient nombreux entre les seniors et ceux qui avaient un projet spécifique – de pouvoir le faire dans de bonnes conditions. Au vu de son importance, je me suis personnellement impliqué dans cette négociation, sentant à l’époque qu’une solution était toute proche si chacun y mettait du sien.
Après six mois de négociations et plus de vingt réunions de travail, la CGT d’Amiens-Nord crie victoire sur le parking de l’usine le 6 juin, à savoir cinq jours avant le premier tour des élections législatives auxquelles son leader était candidat. Curieusement, quelques semaines plus tard, après les élections législatives, alors qu’on négociait en septembre les virgules de l’accord – j’ai la preuve de ce que j’avance : les documents de juin et de septembre sont identiques à quelques virgules près –, nous nous heurtons tout à coup à une volte-face incompréhensible de la part de l’organisation syndicale majoritaire à Amiens-Nord pour deux raisons que vous connaissez : le passage de deux à sept ans des garanties données par Titan en matière de maintien de l’emploi et l’accusation selon laquelle le PDV serait devenu un PSE déguisé. Le PDV était dès lors condamné. Était-ce une stratégie délibérée ? Avons-nous été manipulés par des négociateurs qui savaient dès le départ qu’ils ne signeraient sans doute jamais ? Nous ne le saurons pas. Je ressens encore aujourd’hui cet échec avec amertume. D’un côté Goodyear voulait et pouvait sauver des centaines d’emplois ; de l’autre, une organisation syndicale a refusé un accord pourtant exemplaire et qu’elle avait elle-même salué comme une victoire peu de temps auparavant. C’est un vrai gâchis. Tout le monde pouvait sortir par le haut et gagner : c’est finalement un échec absurde pour des centaines de salariés.
Nous avons dû annoncer la fermeture d’Amiens-Nord le 31 janvier 2013 après plus de six ans de tentatives pour sauver le site, tentatives qui se sont traduites par un projet d’investissements, la recherche de repreneurs identifiés, un PDV ambitieux, des médiations judiciaires ou avec des représentants de l’État. Durant toutes ces années, le groupe a accepté de continuer d’accumuler des pertes colossales – le site perd 60 millions d’euros par an –, parce qu’il croyait une solution possible. Malheureusement, il n’y avait plus d’autre choix, le 31 janvier, que d’annoncer le projet de fermeture de l’usine. Le projet de PSE vous a été présenté la semaine dernière par M. Laurent Dussuchale.
L’organisation syndicale majoritaire à Amiens-Nord a judiciarisé à l’extrême le projet de fermeture. Goodyear a été assigné à dix reprises depuis le mois de juin. Sur septembre et octobre, nous irons ainsi dix fois au tribunal. Voici les décisions récentes : le tribunal de grande instance de Nanterre a refusé le 20 juin dernier la demande de suspension de la procédure d’information-consultation, le TGI de Lyon a sommé l’expert des CHSCT de remettre ses rapports en l’état et hier, 24 septembre, le TGI de Nanterre n’a retenu ni les accusations de transfert d’activités, ni les accusations de rupture frauduleuse de contrat de travail, ni celles d’insuffisance des mesures du plan, ni celles d’absence de recherche de reclassement.
Il convient désormais de nous intéresser à l’avenir. Il est essentiel de trouver, tous ensemble, une solution. Les objectifs doivent être communs puisqu’il s’agit du reclassement des salariés et de la revitalisation du site. Nous n’y parviendrons, je le répète, qu’en y travaillant ensemble. Vous pardonnerez ma franchise : nous avons tous beaucoup de progrès à accomplir. Autant je tiens à saluer l’engagement du Gouvernement et des services déconcentrés de l’État, qui s’est traduit par une coopération étroite avec le ministère du travail et de l’emploi et celui du redressement productif ainsi qu’avec les préfets qui se sont succédé à Amiens et la DIRECCTE, autant il me faut constater que nous n’avons pas pu convaincre pour l’instant la plupart des élus locaux de s’intéresser de suffisamment près à la situation réelle d’Amiens-Nord, alors que nous avons publiquement indiqué depuis janvier 2013 que nous sommes à la disposition de tous les acteurs locaux pour présenter le détail des plans.
Nous voulions créer à Amiens un complexe industriel durable, dont la ville aurait été fière et dont l’économie du grand Amiénois aurait largement bénéficié. Nous n’avons jamais eu pour objectif de fermer l’usine d’Amiens-Nord. Ce sont les choix successifs du syndicat majoritaire à Amiens-Nord qui nous ont irrémédiablement contraints à présenter un projet de fermeture du site.
Mesdames et messieurs les députés, en toute transparence et en toute sincérité, le souhait ardent que nous formulons aujourd’hui est que les travaux de votre commission permettent d’éviter la répétition, à l’avenir, d’un tel gâchis en France.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Je rappelle que Goodyear a, au mois de juillet, fait des annonces florissantes, portant notamment sur un résultat opérationnel de 1,5 milliard de dollars pour 2013. De plus, le groupe a réitéré une prévision de croissance annuelle de 10 % à 15 % de son bénéfice d’exploitation d’ici à 2016. Il a aussi l’intention de lancer un programme de rachat d’actions de 100 millions de dollars. Il procède par ailleurs à une première distribution de dividendes – ce n’était pas arrivé depuis 2002.
Je tiens également à rappeler que cette commission d’enquête a fait l’objet de deux recours, le premier avant le vote de la représentation nationale sur sa création, le second juste après ce vote : la garde de sceaux a d’ailleurs répondu de manière très claire à Goodyear, qui avait évoqué les procédures judiciaires en cours pour asseoir ses demandes. C’est pourquoi, messieurs, je suis ravie que vous ayez accepté de venir aujourd’hui répondre à nos questions.
Monsieur Rousseau, quelles sont vos responsabilités au sein de GDTO ? Quel est le rôle de cette société ? Une fois que le pneu est fabriqué, qui le commercialise ? Où vont les bénéfices ?
M. Olivier Rousseau. Goodyear Dunlop Tires Europe a différentes filiales, dont Goodyear Dunlop Tires Operations, basée au Luxembourg, ainsi que toutes les sociétés qui ont des activités de production ou de distribution dans les différents pays européens.
GDTO est responsable de l’achat de l’ensemble des matières premières et produits entrant dans la fabrication des pneumatiques. Elle les transfère dans les différents sites industriels ou façonniers européens qui les transforment en pneumatiques tout en générant une marge. Ces pneus sont la propriété de GDTO au Luxembourg, qui les vend à l’ensemble des sociétés commerciales des différents pays – GDTF en France –, lesquelles sociétés les revendent à leur tour à leurs clients avec une marge garantie, quelle que soit la marge finale effectivement réalisée. Les sites français de Goodyear ont donc deux sources garanties de revenus : la première est la marge dégagée par l’activité de façonnage, et la seconde, la marge dégagée sur la vente des pneumatiques aux clients tiers. Comme ces marges sont garanties, les sociétés de façonnage et de distribution sont structurellement bénéficiaires, la différence étant assumée par la centrale d’achat du Luxembourg.
Prenons l’exemple d’un pneumatique fabriqué à Amiens-Nord vendu 50 euros sur le marché français alors qu’il a coûté 70 euros à produire – à l’heure actuelle les coûts de production à Amiens-Nord sont supérieurs au prix de vente. GDTF est à la fois producteur et distributeur : en tant que producteur, elle a 8 % de marge et gagne donc 6 euros sur la fabrication du pneu ; en tant que distributeur, elle a 4 % de marge et gagne donc 2 euros sur la vente du pneu. GDTF gagne donc sur ce pneu 8 euros de marge : 6 euros pour la production et 2 euros pour la vente. Or ce pneumatique a coûté 70 euros. Le résultat économique pour le groupe se solde donc par une perte de 20 euros. Et comme GDTF a gagné 8 euros, le site du Luxembourg, GDTO a perdu 28 euros. Depuis la mise en place en 2009 de la centrale d’achat, les risques résiduels sont donc assumés par la société luxembourgeoise tandis que les marges de l’ensemble des activités de production, de distribution et de commercialisation sont garanties. GDTO perd de l’argent depuis sa création. La situation n’est donc pas celle d’un transfert de profits mais bien de pertes de la France vers le Luxembourg : Goodyear garantit des profits à la France, ce qui n’était pas le cas avant la mise en œuvre de ce mode de fonctionnement. Or vous imaginez bien qu’un tel modèle ne peut pas durer et que nous avons besoin de restaurer la compétitivité de l’ensemble de nos activités. Nos prix de vente de produits doivent redevenir supérieurs à nos coûts de production pour garantir la pérennité de l’entreprise, ce qui est heureusement le cas de certains de nos produits.
Je suis depuis un an le président du conseil d’administration de GDTO. J’exerce cette responsabilité à titre temporaire depuis le départ d’un de nos dirigeants importants.
Mme Isabelle Le Callennec. Je tiens à revenir sur les enseignements à tirer du cas de Goodyear, s’agissant notamment des responsabilités partagées des organisations syndicales, des salariés et de la direction de Goodyear, des responsabilités de l’État – vous avez évoqué la bonne intelligence qui a présidé à vos relations avec les différents ministères concernés et la DIRECCTE –, ou encore des élus locaux, sans oublier les phénomènes de judiciarisation et de médiatisation du dossier.
Des enseignements seraient-ils également à tirer en matière législative ? L’accord national interprofessionnel (ANI) a été négocié par les partenaires sociaux et transcrit dans la loi : comporte-t-il des éléments susceptibles d’éviter le drame humain et le gâchis financier que vous avez évoqué ? Nous avons également examiné en première lecture une proposition de loi sur la reprise de sites rentables : qu’en pensez-vous ?
M. Henry Dumortier. L’enseignement principal à tirer de ce dossier est qu’il est essentiel de travailler ensemble : la résolution d’un conflit d’une telle importance ne saurait être cantonnée à la seule entreprise. Tous les élus locaux et toutes les bonnes volontés au plan local doivent se mettre autour de la table pour chercher des solutions avec nous.
M. le président Alain Gest. Qu’attendez-vous précisément des élus locaux ?
M. Henry Dumortier. Un plan de revitalisation est en cours de négociation avec la préfecture : notre objectif est de mettre en place une plate-forme économique et sociale réunissant l’ensemble des intervenants pouvant agir en termes d’emplois et d’investissements sur le bassin amiénois.
Que ce soit sous la majorité actuelle ou sous la précédente majorité, nous avons dialogué avec les ministères concernés – travail et redressement productif depuis la nouvelle législature – pour chercher ensemble des solutions. Nous avons également tout fait pour, en dépit de notre projet de fermeture, relancer le processus de recherche de repreneurs : or cette démarche entre dans le cadre de la proposition de loi sur la reprise de sites rentables. Nous attendons des élus locaux qu’ils s’engagent également dans la recherche de solutions.
La judiciarisation à l’extrême du dossier est dramatique parce qu’elle ne fait que retarder les solutions : cela fait six ans que les salariés attendent des réponses sur leur avenir.
Nous ne sommes pas des experts du droit. L’instrumentalisation de la justice devrait être analysée par l’Assemblée nationale. La mise en place de notre projet de fermeture reste toutefois soumise à l’ancienne législation, puisqu’il a été lancé en janvier dernier. Est-il normal de devoir saisir le tribunal pour réunir le CHSCT si son secrétaire y est opposé ? Le dialogue social s’en trouve compliqué.
Mme la rapporteure. Monsieur Dumortier, vous avez évoqué les négociations de 2012 sur le PDV, lequel, dans un premier temps, a fait l’objet du satisfecit des représentants des salariés. Au cours d’une précédente audition, le représentant d’un syndicat minoritaire d’Amiens-Nord nous a affirmé que vous aviez fait le choix, en dehors de toute règle et de tout cadre habituel, d’un tête-à-tête avec le syndicat majoritaire. Pourquoi avoir fait un tel choix alors que vous nous avez vous-même indiqué que le dialogue social avec la CGT était très dur à Amiens-Nord ? Aujourd’hui, c’est votre parole contre celle de la CGT puisque la valeur juridique des documents évoqués au cours de l’audition de la semaine dernière ne peut être attestée par aucun tiers.
M. Henry Dumortier. La situation du dialogue social à Amiens-Nord est complexe, voire unique. C’est en mon âme et conscience que j’ai décidé en 2012 d’engager ce dialogue avec le seul syndicat majoritaire parce que j’étais convaincu que la CGT et la direction avaient été capables de jeter, après six mois de discussion, les bases d’un accord gagnant-gagnant, qui prévoyait l’arrêt progressif de l’activité tourisme jusqu’au seuil de soixante-seize salariés et le départ dans de bonnes conditions des seniors – leur demande était très forte. Les nombreux salariés qui avaient un projet individuel auraient également eu la possibilité de le réaliser grâce à leur indemnité de départ et Titan aurait pu reprendre le site avec les 537 emplois. Je me suis impliqué personnellement dans ce projet à plus de 50 % de mon temps alors que je suis responsable de plus de 2 500 salariés parce que, je le répète, j’étais convaincu que l’accord était en vue. Du reste, le 29 juin 2012, les avocats de la direction et ceux de la CGT sont parvenus à un « projet d’accord de méthode relatif au projet d’Amiens-Nord » – je l’ai avec moi – devant être remis au CCE du lendemain. Ce projet reprend toutes les dispositions et les montants proposés aux salariés. Une des personnes que vous avez auditionnées vous a dit que nous aurions, la veille du CCE du 27 septembre 2012, publié un document qui n’avait plus rien à voir avec celui du 29 juin. Ce n’est pas leur parole contre la mienne puisque j’ai avec moi les deux documents, que je me propose de vous remettre. Certes, le document a évolué entre juin et septembre, certains montants, notamment, ont été modifiés, mais c’est à la marge : le projet d’accord du 29 juin n’est pas subitement devenu un PSE. Je le répète : la direction était, en septembre 2012, à deux doigts de signer cet accord.
Pensant que le climat permettait enfin d’avancer, et sachant que la CGT était incontournable pour signer un accord, quel qu’il soit, nous avons décidé de travailler sereinement avec elle, ce qui fut le cas, d’ailleurs. C’est pourquoi nous ne comprenons pas ce revirement soudain, notamment l’exigence faite à Titan de passer de deux à sept ans de garantie en matière d’emploi, exigence qui rendait la signature de l’accord impossible.
Mme la rapporteure. Êtes-vous en possession d’un document produit par la CGT à cette période ?
M. Henry Dumortier. Nous allons vous remettre les deux documents officiels produits pour les CCE de juin et de septembre : ainsi, vous pourrez les comparer.
M. Jean-Louis Bricout. Le passage aux 4x8 a semble-t-il été le point de rupture entraînant la dégradation du dialogue social. Certainement un tel fonctionnement permettait-il d’optimiser l’outil de production par une modification des process de production : quel effet précis aurait-il eu sur les marges ? Pourquoi ce passage avait-il un caractère aussi vital ? Vos concurrents fonctionnent-ils en 4x8 ?
M. Olivier Rousseau. En 2005, les équipes travaillaient en 3x8-SD (samedis et dimanches) : or le temps de travail moyen hebdomadaire était de 31 heures 30 centièmes par salarié. Afin d’assurer la pérennité des investissements que nous étions prêts à réaliser, nous avions pour objectif de maximiser ce temps de travail, qui reste la seule variable sur laquelle on puisse agir, dans le respect du droit du travail français – loi sur les 35 heures et convention collective du caoutchouc. Il faut savoir que nos six usines en Allemagne fonctionnent en 4x8 depuis de très nombreuses années avec un temps de travail moyen par salarié de 39 heures et 40 centièmes. Donc, même si les salariés sont productifs – et c’est le cas –, l’organisation en 3x8-SD – les équipes du week-end travaillant deux fois 12 heures – nous conduit à une moyenne horaire relativement faible et à une base de coût qui n’est pas comparable à celle obtenue non pas, je le précise, en Pologne ou en Chine, mais en Allemagne.
Le passage en 4x8 modifie non pas les processus de production mais uniquement le système de rotation des équipes. Après avoir observé, y compris chez nos concurrents européens, tous les systèmes de rotation possibles, notamment les 5x8, après avoir également envisagé diverses modalités d’application des 4x8 – il en existe plusieurs –, nous fondant sur notre expérience européenne des 4x8 – seules nos usines françaises ne le pratiquaient pas à cette époque –, nous sommes parvenus à la conclusion que ce système nous permettrait de maximiser le nombre de jours ouvrables annuels et le temps de travail des salariés. Je le répète : nous voulions optimiser le temps de travail dans le cadre législatif et réglementaire existant.
Il est en revanche difficile de préciser l’effet du passage aux 4x8 sur les marges car ce passage modifie d’autres éléments de cette équation qu’est un coût de production : il faudrait réussir à le décomposer avec exactitude en ses différentes variables. Ainsi, l’amélioration des marges à l’usine d’Amiens-Sud est liée à la fois à l’évolution du temps de travail et à l’investissement réalisé dans les machines. Il faut une combinaison de facteurs pour passer d’une usine improductive à une usine productive et il est difficile de préciser la part qui revient à chacun. Je ne suis donc pas en mesure aujourd’hui de vous indiquer la part de la seule variable du passage aux 4x8 dans l’évolution des marges.
Mme Barbara Pompili. J’ai été interpellée, monsieur Rousseau, par vos déclarations selon lesquelles, à la suite du refus d’Amiens-Nord de passer aux 4x8, vous avez décidé de créer GDTAS pour « donner sa chance » à Amiens-Sud : ces déclarations donnent en effet l’impression qu’Amiens-Nord était perdu à vos yeux dès 2008, d’autant que vous avez privilégié les négociations bilatérales avec la CGT alors même que vous ne cessez d’affirmer que ce syndicat est le principal obstacle au développement économique d’Amiens-Nord. Pourquoi négocier uniquement avec un syndicat dont vous pensez ne rien pouvoir obtenir et en écartant soigneusement tout témoin de ces discussions bilatérales ?
Par ailleurs, comment expliquez-vous le gros déficit d’investissement sur les sites d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud bien avant 2008, un déficit qui a été confirmé par des syndicats qu’on ne saurait soupçonner d’avoir des accointances avec la CGT et qui a eu un impact sur la qualité des pneus de tourisme produits sur le site ?
Vous avez également évoqué votre volonté d’investir 52 millions d’euros dans le cadre du projet de complexe unique : était-ce suffisant pour rendre compétitif ce site alors que, dans le même moment, Goodyear consacraient 500 millions d’euros à l’usine polonaise de Dębica ?
Vous affirmez également que le passage aux 4x8 était la seule solution que vous ayez trouvée pour lancer ce projet : or les salariés d’Amiens-Nord avaient déjà refusé ce passage quelques années auparavant. Vous n’ignoriez donc pas leurs fortes réticences sur le sujet.
On nous a également signalé à plusieurs reprises l’utilisation de produits cancérogènes : il semblerait que vous ayez des difficultés à appliquer la législation en la matière. Qu’en est-il aujourd’hui ? Employez-vous désormais, comme vos concurrents, des produits de substitution ?
Enfin, que va devenir la production de pneus agricoles dans la zone EMEA ? Alors que vous étiez un des champions en ce domaine, vous voulez vous en débarrasser. Quelle est votre stratégie globale pour vos autres sites français, ceux d’Amiens-Sud, de Riom et de Montluçon ? Tous ces sites sont-ils passés aux 4x8 ?
M. Olivier Rousseau. Le projet de complexe avait été soumis aux personnels des deux sites : ceux du premier l’ont approuvé, et ceux du second l’ont rejeté, si bien qu’il n’a pu aboutir sous la forme que nous souhaitions. Mais il fallait avancer.
Au sein du CCE, que je présidais, le climat de violence verbale, et même physique, avait rendu tout dialogue impossible. Pour tenir nos engagements en matière d’investissements et de production de pneumatiques haut de gamme, la seule solution possible, évidemment retenue à contrecœur, était dès lors de sortir les activités d’Amiens-Sud du périmètre de GDTF.
Le lourd déficit d’investissements avant 2008, que nous n’avons jamais nié, tient à la situation financière du groupe et aux centaines de millions de dollars de pertes qu’il a accusées entre 2002 et 2004.
S’agissant de l’usine de Dębica, en Pologne, ce qui vous a été dit est faux. Au cours des douze dernières années, le groupe a investi trois fois plus à Dębica qu’à Amiens-Sud, alors que l’usine polonaise est quatre fois plus grande que la française : proportionnellement, nous avons donc davantage investi dans cette dernière.
M. le président Alain Gest. Pourquoi, au vu de ce que vous venez d’indiquer, ne pas nous communiquer de données chiffrées ? Que je sache, trois fois 50 millions font 150 millions… On nous a d’ailleurs indiqué, la semaine dernière, que certaines productions ont été délocalisées en Pologne à la demande de Renault, qui y est présent, afin de réduire les distances de transport des marchandises.
M. Olivier Rousseau. Je me suis borné à vous donner une échelle comparative sur les investissements, car ces chiffres ne sont pas publics. En tout état de cause, le chiffre de 500 millions d’euros est au moins deux fois supérieur à celui des investissements réalisés en Pologne – je ne puis en dire davantage.
M. le président Alain Gest. Pourquoi ? À cause des enjeux de concurrence ?
M. Olivier Rousseau. Notre audition est publique, et je rappelle que la société implantée en Pologne est cotée. Je ne puis donc aller au-delà des informations que je vous ai données.
M. le président Alain Gest. Votre refus me semble mieux justifié en ces termes…
M. Olivier Rousseau. Je veux revenir sur ce qui a conduit aux 4x8. Nos ingénieurs se sont penchés sur la meilleure façon, au regard de l’organisation du travail, de produire du haut de gamme, dans un pays où les coûts sont élevés. Nous savions qu’une première proposition de passage aux 4x8 avait été refusée, alors que ce système s’appliquait dans l’ensemble de nos sites industriels, à l’exception des français. Après avoir vérifié qu’il était le seul possible, nous avons étudié toutes les propositions des organisations syndicales – majoritaires comme minoritaires – sur sa mise en œuvre, s’agissant notamment de la rotation des équipes. Le désaccord, alors, ne portait pas tant sur le principe des 4x8 que sur ses modalités : c’est ce dernier point qui a déclenché les tensions. Le système des 4x8, dont nous ne prétendons pas qu’il est intrinsèquement bon, s’avère être le meilleur au vu du droit du travail français et de la convention collective du caoutchouc. Pour l’instant, il n’est toutefois pas appliqué dans nos usines de Riom et de Montluçon.
M. le président Alain Gest. Vous avez parlé de violences verbales, et même physiques. À deux reprises, au cours de nos auditions, des responsables syndicaux ont même dit avoir reçu des menaces de mort. Le confirmez-vous, et, si oui, les personnels de direction ont-ils aussi reçu de telles menaces ?
Mme la rapporteure. Des plaintes ont-elles été déposées suite à ces violences ?
M. Henry Dumortier. Certains représentants d’organisations syndicales ont effectivement déposé des plaintes ; ils se sont exprimés à ce sujet ; je n’y reviens donc pas.
La direction n’a pas reçu de menaces de mort, mais le climat est très difficile. Nous sommes constamment sur la crête entre la nécessité des sanctions et celle du dialogue. Sur d’autres sites, ou dans d’autres entreprises, les décisions auraient peut-être été différentes… Nous nous efforçons en tout cas de ne pas alimenter les tensions : notre responsabilité est de maintenir le dialogue afin de trouver une solution pour les salariés d’Amiens-Nord.
Vous vous étonnez, madame la rapporteure, que nous nous séparions de l’activité agraire alors qu’elle est florissante. En Europe, elle représente environ 2,5 % de notre chiffre d’affaires : elle n’est donc pas stratégique. Le groupe se voit obligé de recentrer ses investissements dans les produits destinés aux poids lourds et aux véhicules de tourisme ; aussi a-t-il annoncé, dès 2005, son désengagement des activités agraires. Ce secteur, hautement technique, exige des investissements significatifs, et il est, au regard de la situation des entreprises agricoles en France et en Europe, d’une grande volatilité. Notre groupe affronte aussi, depuis de nombreuses années, la concurrence d’entreprises asiatiques, qui ont fait baisser les prix sur le marché européen. La longévité des pneumatiques a également fait refluer ce marché, à hauteur d’environ 16 % depuis 2008.
Mme Barbara Pompili. Vous dites que le groupe a annoncé son souhait de se désengager de l’agraire en 2005 ; or, sauf erreur de ma part, le projet de complexe, en 2008, incluait des activités dans ce secteur.
M. Henry Dumortier. En 2005, c’est une annonce sur l’Amérique du Nord ; celle qui concerne plus particulièrement l’Europe et l’Amérique latine est intervenue en 2009, soit après l’échec du projet, lequel prévoyait effectivement la poursuite des activités dans l’agraire. Cet échec a justement entraîné l’annonce de la cession de toute activité dans ce secteur ; Titan s’est alors manifesté en 2010.
Laurent Dussuchale et Michel Dheilly vous ont répondu de façon détaillée, je pense, sur les produits cancérigènes. Plus généralement, la gestion des risques psychosociaux (RPS) est de la plus haute importance pour Goodyear. Tous les matins, je m’entretiens de ce sujet pendant au moins une demi-heure avec Michel Dheilly.
Quant aux substances chimiques, la question posée est d’abord celle de l’information des salariés. Goodyear a effectivement été condamné sur ce point en 2009, sur la base d’une législation de 2001 dont le décret d’application ne fut publié qu’en 2006 – et même en 2009, soit dit au passage, pour les agents de l’État. Dès 2007, nous avons fait en sorte que les salariés disposent des informations nécessaires, à travers les fiches d’exposition, qui, depuis lors, sont rigoureusement tenues à jour ; les informations qu’elles contiennent vont d’ailleurs au-delà de nos obligations légales, puisqu’elles remontent à 1998.
Nous avons de surcroît, comme certains de nos concurrents, cessé d’utiliser certains produits pour les remplacer par d’autres, conformément aux dispositions du règlement européen REACh – registration, evaluation and authorisation of chemicals – sur les huiles. Nous avons enfin mis en œuvre une série de mesures visant à éviter toute exposition dangereuse des salariés aux fumées de vulcanisation. Laurent Dussuchale et Michel Dheilly sont aussi revenus, la semaine dernière, sur le sujet des casiers et des vestiaires. Enfin, une étude épidémiologique est conduite avec le centre hospitalier universitaire (CHU) d’Amiens-Nord.
Mme la rapporteure. Vos propos sur les difficultés du secteur agraire sont quelque peu contradictoires avec la situation florissante, en Picardie, de l’entreprise Massey Ferguson, dont la production de tracteurs a littéralement explosé. Je m’étonne un peu que vous n’ayez pu profiter de ce marché.
M. Henry Dumortier. Je n’ai pas dit que l’activité agraire ne pouvait être profitable ; mais toute la question est de disposer du bon niveau de spécialisation. Titan était en ce sens le candidat idéal. D’autres entreprises spécialisées dans le secteur, comme Trelleborg AB, ont repris les activités de Continental et Pirelli. Notre groupe a besoin, comme ses concurrents, de se spécialiser et d’investir, et a pour cette raison décidé de se désengager de l’agraire.
Mme la rapporteure. Cette décision résulte donc d’un choix stratégique, non de l’hypothèse que la filière ne serait plus porteuse …
M. Olivier Rousseau. Le recentrage sur notre cœur de métier – les pneumatiques destinés aux poids lourds et aux véhicules de tourisme – relève en effet d’un choix stratégique.
De plus, la production de pneumatiques agricoles, très technique, est devenue l’apanage de spécialistes, lesquels l’associent parfois à la fabrication de pneumatiques de véhicules utilisés pour le petit génie civil.
Le groupe ayant annoncé, au niveau mondial, son souhait de se désengager du secteur – ce qu’il a fait en Amérique du Nord et du Sud –, certains fabricants de matériels agricoles, qui ont une politique d’achat mondiale, ont de moins en moins fait appel à lui ; d’où la décroissance continue de ses volumes d’activité.
Mme la rapporteure. Les pneumatiques fabriqués pour l’Amérique sont d’abord conçus pour les champs, alors que ceux fabriqués pour l’Europe sont essentiellement radiaux ; c’est ce qui faisait votre spécificité à Amiens-Nord : le confirmez-vous ?
M. Olivier Rousseau. C’est globalement vrai. Le marché, en Europe de l’Ouest, est pour partie radial, compte tenu des besoins en termes de vitesse, d’accélération ou de traction des gros tracteurs et remorques agricoles.
M. Jean-Louis Bricout. Le fait d’inclure dans le projet de complexe, en 2008, une solution dont vous aviez annoncé l’abandon en 2005 ne relève-t-il pas d’une certaine incohérence ?
M. le président Alain Gest. Quelle part l’activité agraire aurait-elle représenté au sein de ce complexe, s’il avait vu le jour ?
M. Henry Dumortier. L’activité agraire, confinée à Amiens-Nord, représente 537 emplois.
M. le président Alain Gest. En d’autres termes, un quart de ce qui aurait été l’activité industrielle du complexe…
M. Henry Dumortier. Oui.
Mme la rapporteure. En 2005, Goodyear a annoncé, au niveau mondial, son souhait de se désengager de l’activité agraire ; le projet de complexe réunissant les usines d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud a quant à lui été présenté en 2008 ; et ce n’est qu’en 2009 que vous avez décidé de renoncer à toute production dans l’agraire en Europe. Je suppose pourtant qu’une décision au niveau mondial a vocation à s’appliquer partout – mais passons. En 2008, le projet de complexe incluait bel et bien l’agraire…
La loi, comme vous le savez, vous fait obligation d’évaluer le coût de la dépollution du site d’Amiens-Nord, si vous décidez sa fermeture. Puisque vous avez, semble-t-il, beaucoup avancé dans cette hypothèse, combien de millions d’euros avez-vous provisionné pour faire face à vos obligations ? Comment entendez-vous les mettre en œuvre ? Ces questions sont du plus grand intérêt pour les collectivités, avec lesquelles vous avez déclaré vouloir travailler.
M. Henry Dumortier. La loi nous oblige à signer avec le préfet une convention relative à la revitalisation, et de rédiger un mémoire de fin d’activité, auquel nous travaillons : l’évaluation de l’impact d’une cessation d’activité du site d’Amiens-Nord y figurera tout naturellement.
Par ailleurs, les audits approfondis menés dès 2009 sur les risques environnementaux ont conclu à l’absence de conséquences dommageables pour la pollution des sols et des nappes phréatiques. Un nouvel audit, similaire à celui-ci, sera lancé une fois signée la convention de revitalisation. Les élus locaux doivent savoir que Goodyear respecte ses obligations en ce domaine, et continuera de le faire.
M. Olivier Rousseau. Quel que soit le résultat du nouvel audit, Goodyear assumera ses responsabilités s’il y a lieu. Nous avons déjà mis en œuvre, depuis plusieurs années, un certain nombre de mesures tendant à garantir le suivi de la qualité des eaux et des sols.
Mme la rapporteure. Qui choisit le cabinet d’audit ?
M. Henry Dumortier. Cela n’est pas encore décidé, mais nous sommes tout à fait disposés à le déterminer avec la préfecture.
Mme la rapporteure. Le groupe, au niveau mondial, a déclaré avoir identifié des sources d’économies susceptibles d’améliorer son résultat annuel d’environ 75 millions de dollars. Pouvez-vous nous indiquer quelques-unes des pistes envisagées ? La fermeture du site d’Amiens-Nord, ou d’autres sites, en fait-elle partie ?
M. Olivier Rousseau. Non. Vous faites allusion à une communication de janvier 2013 relative à un plan d’amélioration de notre productivité en Europe, ayant pour objectif d’augmenter nos résultats opérationnels dans une fourchette comprise entre 75 et 100 millions de dollars en 2013, 2014 et 2015.
Au niveau mondial, et plus encore européen, la situation économique du groupe n’est pas satisfaisante, que ce soit au regard de nos concurrents ou de notre dette. Les économies dont nous parlons peuvent prendre la forme d’améliorations, tant sur la productivité que sur les coûts de distribution ou les prix de vente ; mais il n’est écrit nulle part qu’elles passent par une réduction de notre activité industrielle.
M. le président Alain Gest. Votre président-directeur général a annoncé que, pour la première fois depuis longtemps, des dividendes seraient versés au mois de décembre prochain. Le confirmez-vous ? Si oui, comment justifiez-vous cette décision, au regard de la situation financière du groupe, notamment en Europe ?
M. Olivier Rousseau. Le groupe, au niveau mondial, a effectivement annoncé, vendredi dernier, le versement d’un dividende de cinq centimes de dollar par action le 1er décembre prochain, ce que, compte tenu de sa situation économique et financière, il n’avait pas fait depuis décembre 2002, à la différence de l’ensemble de ses concurrents, pour qui ces versements se chiffrent en centaines de millions d’euros. Le versement qui interviendra le 1er décembre représente environ 9 millions de dollars, montant peu élevé au regard des 21 milliards de dollars de chiffre d’affaires du groupe. Il s’agit aussi d’envoyer un message de confiance sur notre stratégie et sur une situation qui s’améliore depuis trois ans, même si nous sommes encore loin de nos objectifs.
Mme la rapporteure. Les déficits dont vous avez parlé ne concernent-ils que vos activités en France ?
M. Henry Dumortier. Non, il s’agit des chiffres mondiaux consolidés, qui sont publics.
M. Olivier Rousseau. Je suis un peu étonné de l’association de ces chiffres – environ 1,8 milliard de dollars de pertes sur la période visée – à la France. J’ai comparé, dans mon exposé liminaire, la situation de l’ensemble du groupe – qu’il s’agisse de l’exploitation, des résultats nets ou de l’endettement – à celle de nos concurrents. Je n’ai évoqué nos activités en France que pour montrer qu’elles étaient structurellement bénéficiaires depuis la création de notre centrale d’achat au Luxembourg en 2009.
Mme la rapporteure. Quels sont donc les chiffres pour la France et pour l’Europe ?
M. Olivier Rousseau. Pour la France, les données sont publiques : un résultat net de quelque 21,5 millions d’euros en 2012. Nous vous transmettrons, si vous le souhaitez, la liasse fiscale déposée au greffe du tribunal de commerce – puisque, sur ce point également, nous respectons nos engagements.
S’agissant des chiffres pour l’Europe, pourriez-vous préciser votre question ? Comme je vous l’ai indiqué, dans la zone EMEA – Europe, Moyen-Orient et Afrique –, nos activités sont, pour une part, réalisées en joint-venture avec Sumitomo, notamment en Europe de l’Ouest, et pour une autre sous le contrôle du groupe Goodyear, à l’exception de celles réalisées par les sociétés elles-mêmes cotées.
Mme la rapporteure. Pourriez-vous nous donner des éléments de comparaison entre les chiffres de la France et ceux de la zone EMEA ? Si vous n’êtes pas en mesure de nous les donner maintenant, vous pourrez bien entendu nous les communiquer ultérieurement.
M. Olivier Rousseau. Le résultat net pour la zone EMEA n’est pas disponible, en l’absence d’une société qui disposerait de données consolidées : seules sont disponibles les données pour l’Europe de l’Ouest, à travers la co-entreprise (joint-venture). Pour l’ensemble de l’EMEA, le résultat d’exploitation est publié tous les trimestres : je puis donc vous en proposer un historique, avec un « zoom » sur l’Europe de l’Ouest, où le groupe perd de l’argent depuis quelques exercices.
Mme la rapporteure. Titan s’est avéré votre seul repreneur pour l’agraire : envisagez-vous de lui céder l’ensemble de vos activités dans ce secteur ?
M. Henry Dumortier. Titan a toujours été notre partenaire privilégié : c’est avec lui que nous avons travaillé, entre 2010 et 2012, à un accord qui aurait pu sauver 537 emplois.
Entre le 12 février et le 26 mai 2013, nous avons, avec l’AFII, entrepris une nouvelle prospection partout dans le monde – en Chine, en Inde, dans l’ensemble des pays du Sud-Est, en Corée du Sud, en Russie, puis en Europe, au Canada et aux États-Unis –, mobilisant pour ce faire de considérables ressources financières, juridiques et humaines. Sur cinquante-huit entreprises contactées – auxquelles il faut ajouter cinq contacts spontanés –, sept ont manifesté un intérêt pour la reprise.
Mme la rapporteure. Pouvez-vous nous préciser, à défaut de leur nom, leurs pays d’origine ?
M. le président Alain Gest. Ces éléments, je pense, nous serons transmis par votre directeur juridique.
M. Henry Dumortier. Effectivement : nous vous donnerons tous les détails sur ce point.
Parmi les sept entreprises intéressées, donc, on comptait quatre industriels et trois fonds de retournement. Aucun des industriels n’a fait d’offre, pas même le groupe canadien, avec les responsables duquel je m’étais pourtant entretenu près de deux heures au téléphone le 1er mai dernier. Quant aux fonds de retournement, outre que leurs offres ne présentaient pas assez de garanties pour les emplois, ils n’avaient aucune expérience sur le marché des pneumatiques agricoles.
M. Olivier Rousseau. Les fonds de retournement exigeaient, pour reprendre le site, un financement de notre part de 200 à 400 millions au titre de la restructuration de l’activité tourisme et des investissements dans le secteur agraire, sans apporter la moindre garantie, ni sur la pérennité de l’activité ni sur les emplois.
Mme la rapporteure. Vous avez bien fait de souligner ces difficultés pour la reprise du site, qui tiennent visiblement à son état compte tenu de l’absence d’investissements depuis plusieurs années. Titan était-il prêt à mettre de 200 à 400 millions d’euros sur la table pour faire vivre l’activité ? En quoi le dialogue avec ce groupe a-t-il été différent ?
M. Henry Dumortier. Titan s’était engagé à reprendre le site, mais seulement pour l’activité agricole, qui représente 537 emplois : il demandait à Goodyear de résoudre au préalable les problèmes rencontrés dans le secteur des pneumatiques pour véhicules de tourisme ; d’où le plan de départs volontaires et le gâchis que j’ai rappelé. Quant aux fonds de retournement, ils proposaient tout simplement de racheter le site pour un euro contre un investissement de 400 millions de notre part, moyennant quoi ils se chargeaient de la restructuration, c’est-à-dire de ce que nous avions nous-mêmes annoncé le 31 janvier. Bref, comme l’a rappelé Olivier Rousseau, leur offre ne contenait aucune garantie en termes d’emplois et d’investissements. Dans ces conditions, notre discussion n’est pas allée très loin…
M. le président Alain Gest. Ces différents contacts ont-ils eu lieu en coordination avec le ministère du redressement productif ?
M. Henry Dumortier. Absolument : le ministère pourra vous apporter son éclairage sur le sujet. Nous avons travaillé en totale transparence avec lui.
Mme la rapporteure. Les sept candidats à la reprise étaient donc, si j’ai bien compris, sollicités pour les deux activités, celle liée au tourisme et celle liée à l’agraire… N’y a-t-il eu aucune offre spécifique à l’une ou l’autre de ces activités ?
M. Henry Dumortier. C’est sur l’ensemble du site que la situation doit être résolue.
Mme la rapporteure. Les sept repreneurs potentiels étaient-ils tous candidats à la reprise des deux activités ? Certains d’entre eux n’étaient-ils pas intéressés par la reprise d’une seule ?
M. Henry Dumortier. Le secteur du pneu pour véhicule de tourisme n’avait d’intérêt pour personne.
Mme la rapporteure. Nous sommes d’accord. Ces repreneurs étaient donc motivés par l’agraire.
M. Henry Dumortier. Tout à fait.
Mme la rapporteure. En quoi, je le répète, leur offre différait-elle de celle de Titan ? Ce groupe ne vous demandait-il pas d’effort financier pour remettre à flot les infrastructures ? Vos discussions avec lui sont allées très loin, puisque vous aviez engagé les négociations avec le CGT, et que vous étiez prêts à signer.
M. Henry Dumortier. Comme je l’ai précisé, Titan était prêt, depuis 2010, à reprendre l’activité agraire sur l’ensemble de la zone EMEA.
Mme la rapporteure. Quelles sont, dans cette zone, les autres usines, en plus d’Amiens-Nord, qui ont développé une activité dans le secteur agraire ?
M. Henry Dumortier. La production dans ce secteur aurait été concentrée à Amiens-Nord ; mais le projet de Titan permettait de transférer une activité complète, depuis la recherche et développement jusqu’à la commercialisation. Aucune des autres offres ou marques d’intérêt présentées par la suite – y compris la société coopérative et participative (SCOP) proposée par la CGT – n’allait aussi loin.
Mme la rapporteure. Pourriez-vous nous transmettre les documents dont nous avons parlé sous une forme papier ? Nous avons pris bonne note de ceux d’entre eux qui doivent rester confidentiels. Il est possible que l’étude de ces documents ou les auditions ultérieures nous conduisent à vous interroger de nouveau, de même que les autres personnes auditionnées.
M. Henry Dumortier. Comme je l’ai dit dans mon propos introductif, nous considérons cette audition comme une opportunité. J’ai donné pour instruction à mes équipes de vous communiquer l’ensemble des informations que vous souhaitez obtenir pour vous faire une idée de la vraie situation. Nous continuerons dans cette voie.
M. le président Alain Gest. Lors des précédentes auditions, d’aucuns ont prétendu que la décision de fermer le site d’Amiens-Nord avait été prise depuis longtemps, et que c’est donc volontairement que vous avez réduit son volume de production. Le syndicat majoritaire de cette usine l’aurait aussi demandé, en raison des conditions de travail et de la pression subie par les salariés. Le confirmez-vous ?
M. Henry Dumortier. Comme Michel Dheilly l’a expliqué la semaine dernière, le « ticket de production » a été réduit dès 2009 à la demande des organisations syndicales, afin de gérer au mieux les risques psychosociaux liés à l’annonce du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) de l’époque.
Quant aux transferts de production, je ne puis, là encore, que répéter les propos tenus la semaine dernière : pour 80 %, la réduction d’activité à Amiens-Nord tient à une chute de la demande pour certaines références.
M. le président Alain Gest. La production de celles-ci a-t-elle également cessé dans les usines où elle avait été transférée ?
M. Henry Dumortier. Au total, sur les vingt références concernées par ce transfert, seules deux sont encore produites : nous vous avons indiqué lesquelles.
J’ajoute que, sur les vingt références initialement transférées ailleurs, dix-sept ont été réintroduites à Amiens-Nord, dont trois au début de 2013, afin de relancer, dans la mesure du possible, l’activité sur le site.
M. le président Alain Gest. Messieurs, je vous remercie.
g. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie de Dauphine-Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (LEDA-CGEMP), et de M. Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP), sur le contexte économique de l’usine goodyear d’Amiens-Nord
(Séance du mercredi 2 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Après avoir entendu les protagonistes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, nous poursuivons notre travail en élargissant notre réflexion sur les aspects économiques du dossier. L’audition sera, comme les précédentes, ouverte à la presse. Un compte rendu de nos débats sera établi.
Deux économistes de renom, au profil très différent, présenteront les principales caractéristiques de la filière caoutchouc-pneu, notamment les répercussions de la crise économique de 2009, consécutive à la crise financière de 2008, et la concurrence internationale induisant des délocalisations vers les pays à bas salaire ou pratiquant le dumping social, dans l’Union européenne ou ailleurs. Dans quelles conditions peut-on maintenir – voire développer – une industrie sur le territoire national ? Quels enseignements doit-on tirer du cas de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord ?
Messieurs, soyez les bienvenus.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Patrice Geoffron et M. Bruno Muret prêtent serment.)
M. Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP). Économiste statisticien de formation, j’ai travaillé dans différents cadres sectoriels avant de rejoindre le SNCP, il y a plus de dix ans.
Le syndicat du caoutchouc est une structure professionnelle disposant de cinq grands domaines de compétence : la convention collective, la gestion des affaires sociales de la branche et la formation professionnelle ; l’environnement, la santé, la sécurité ; la veille et les affaires économiques ; la normalisation, la R&D ; la promotion de la filière.
Nous comptons une centaine d’adhérents, qui réalisent quelque 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sont présents sur 140 sites industriels et emploient en France 45 000 salariés. Il s’agit des fabricants de pneumatiques, de pièces techniques ou d’articles grand public en caoutchouc. Le matériau est le dénominateur commun de notre métier.
Le SNCP dépend d’une structure plus large, le Centre français du caoutchouc et des polymères, qui comprend deux structures opérationnelles. L’Institut national de formation et d’enseignement professionnel du caoutchouc (IFOCA) enseigne les technologies de transformation, en formation initiale ou continue, dans une perspective de moyen et de long terme. Un centre technique (LRCCP) apporte une assistance pointue aux acteurs de la filière, transformateurs ou clients finaux.
Le secteur du pneumatique est très segmenté, d’abord par type de produits. Ceux-ci peuvent être orientés vers le tourisme – voitures, camionnettes, deux-roues – ou l’industrie – poids lourds, autobus, génie civil, agraire et aviation. Il est également segmenté entre la première monte et le rechange, représentant plus de 70 % du volume des pneus vendus. Ce pourcentage tombe à 60 % dans le domaine agraire. Compte tenu de l’importance du rechange, les manufacturiers de pneumatiques sont des équipementiers automobiles atypiques, la structure du chiffre d’affaires de Michelin, Goodyear, Bridgestone ou Continental se distinguant nettement de celle de Valeo ou de Faurecia. Enfin, le secteur du pneumatique est segmenté entre le neuf et le rechapé. Le rechapage, très développé dans le domaine du poids lourds et l’avion, consiste à réparer un pneu sur la base d’une carcasse saine et contrôlée, ce qui prolonge sa durée de vie, dans un but tant économique qu’écologique.
Le pneu est un produit paradoxal. Les consommateurs ignorent comment il est fabriqué, alors même que les marques bénéficient d’une notoriété spontanée ou assistée exceptionnelle. Il possède un visage relativement discret mais un squelette sophistiqué. C’est un composite de haute technologie, sachant que l’exigence de sécurité, qui se répercute sur diverses actions – porter, guider, amortir, adhérer, durer – varie selon les secteurs : tourisme, agraire, poids lourds et avion.
Le pneumatique a beaucoup évolué depuis sa mise au point, il y a plus de cent ans. Il a connu des mutations technologiques en cascade, bien que son apparence ronde et noire soit relativement immuable. En termes de durabilité et de tenue de route, ses performances se sont régulièrement améliorées. Quant au marché, il se modifie en permanence. L’offre combinée (product mix) s’enrichit en intégrant de nouvelles dimensions, des indices de vitesse plus élevés ou de meilleure durabilité.
Un des premiers enjeux pour les fabricants est de minimiser le prix de revient kilométrique. Un autre, plus environnemental, consiste à améliorer l’efficacité énergétique du produit. Depuis plus de cinquante ans, les manufacturiers travaillent sur les solutions de faible résistance au roulement, qui réduisent la consommation de carburant.
Quand on fabrique un pneu, le taux de valeur ajoutée à la matière première est supérieur à celui qu’on observe dans l’ensemble de l’industrie manufacturière française. Le processus exige une longue suite d’opérations. Près de 200 ingrédients sont nécessaires : des caoutchoucs différents – naturels ou synthétiques – et des nappes textiles ou métalliques, assemblés de manière complexe.
En amont de l’usine, les ingénieurs travaillent conjointement sur trois critères – durée de vie, adhérence et résistance au roulement –, sans privilégier l’un au détriment de l’autre, ce qui signifie une recherche permanente de compromis. On emploie dans les usines de pneumatiques toutes les technologies de transformation du caoutchouc, sans oublier les technologies nécessaires à la production des nappes textiles ou métalliques, parfois produites dans des sites dédiés.
Le marché européen est particulièrement exigeant, ce qui représente une opportunité pour mettre en avant un savoir-faire. Adopté en 2006 au niveau européen, le règlement concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals, REACH) a conduit à l’interdiction de l’emploi des huiles aromatiques polycycliques (HAP) dès 2010. Par ailleurs, depuis novembre 2012, une étiquette figurant sur la bande de roulement renseigne le consommateur sur l’efficacité énergétique du pneu, son adhérence sur sol mouillé et les émissions sonores qu’il engendre.
Si la profession a parfaitement joué le jeu, anticipant même certaines recommandations, les autorités publiques ne surveillent pas toujours attentivement les marchés européens. Avec notre antenne bruxelloise, nous avons effectué deux séries de tests sur des pneus prélevés au hasard dans des réseaux de distribution, pour vérifier notamment qu’ils ne contenaient pas de HAP. Il en ressort que 10 % des produits, de provenance exotique, ne satisfont pas la réglementation européenne.
Le pneumatique agraire est très diversifié, selon qu’il est destiné aux tracteurs ou aux remorques, aux roues motrices ou directrices, aux engins de récolte. Le machinisme agricole, qui utilise des engins de plus en plus puissants et de plus en plus lourds, à la vitesse de travail élevée, impose aux manufacturiers de relever des défis techniques, économiques et environnementaux. Le pneu évolue dans un milieu relativement agressif, sur des terrains parfois rocheux où encombrés de restes de récoltes. Les charges portées augmentent. La consommation énergétique doit être réduite, contrainte commune à tous les segments du marché, de l’avion au tourisme. Enfin, il faut limiter la compaction des sols en développant des technologies de très basse pression.
La France comme l’Europe poursuit une logique de spécialisation, voire d’hyperspécialisation des sites, sur des produits à forte valeur ajoutée, tendance qui, sans être nouvelle, a tendance à s’accroître. Le site de Goodyear Montluçon s’est spécialisé dans le mélangeage et les pneus moto, Bridgestone Béthune dans le pneu tourisme haute performance, Pneu Laurent Avallon, filiale de Michelin, dans le rechapage de pneu poids lourds, Michelin Bourges dans le pneu avion neuf et rechapé, Michelin Le Puy et Montceau-les-Mines dans le génie civil.
L’organisation industrielle des manufacturiers s’effectue sur une base régionale, qu’il s’agisse d’une région d’Europe, d’Amérique ou d’Asie. Paradoxalement, le pneumatique voyage peu. Le marché européen est principalement alimenté par des flux intra-européens. Tant à l’import qu’à l’export, le flux français qui provient des pays tiers ou leur est destiné, est limité en valeur.
L’environnement concurrentiel est très évolutif. En 2011, les dix principaux manufacturiers étaient, dans l’ordre, Bridgestone, groupe japonais présent en France, Michelin, qui détenait 15 % de parts de marché, Goodyear, Continental, d’origine allemande, Pirelli, Sumitomo, Yokohama Rubber Company, le groupe coréen Hankook Tire Manufacturing, le groupe taïwanais Maxxis international et le groupe chinois Hangzhou Zhongce Rubber Company. Les chiffres de 2012, toujours attendus, ne devraient pas apporter de modification importante à ce classement. Trois acteurs européens – Michelin, Continental et Pirelli – figurent dans les cinq premières places.
Ces dix premiers acteurs mondiaux perdent de leur influence. Leurs parts de marché cumulées représentaient 75 % en 2011 contre 83 % en 2000. De nouveaux compétiteurs apparaissent en Chine et en Inde. Parmi les 75 premiers fabricants mondiaux de pneumatiques, 55 viennent d’Asie, dont 27 de Chine et 9 d’Inde. En Europe, on ne trouve que 7 acteurs, qui représentent toutefois 27 % du marché mondial. De même, aux États-Unis, on ne compte que 5 acteurs, dont le groupe Cooper Standard Automotive, qui devrait passer prochainement sous pavillon indien, mais leur poids est important.
Le secteur du pneumatique est dominé par les spécialistes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dunlop a, par exemple, produit d’autres articles en caoutchouc, notamment sous la marque Dunlopillo. Mais la tendance est au recentrage des sociétés sur le cœur de métier. Le poids de l’activité pneumatique dans le chiffre d’affaires total des manufacturiers dépasse 75 %, sauf pour Continental. Il atteint 95 % pour Michelin et 90 % pour Goodyear.
Les groupes les plus importants – Bridgestone, Michelin – sont présents sur tous les segments de marché, ce qui est loin d’être le cas de tous les manufacturiers, compte tenu des barrières techniques à l’entrée, des coûts d’homologation et de distribution. Des hyperspécialistes sont positionnés sur quelques segments, voire sur un seul, comme Trelleborg Wheel System, qui ne produit que du pneumatique agraire, Titan, Mitas, Dunlop Aircraft Tyres, entreprise indépendante du groupe Goodyear Dunlop et dédiée au secteur de l’aviation, et Marangoni, groupe italien spécialisé dans le rechapage.
Le secteur est globalisé depuis longtemps. Jusqu’au milieu des années quarante, l’industrie du caoutchouc a été dépendante d’une matière première (caoutchouc naturel) produite intégralement en dehors de l’Europe. Cette industrie a dû affronter très tôt le problème des barrières douanières, des taux de change, de la logistique et de la dépendance à l’égard d’une matière première, le caoutchouc naturel, venue du Brésil, puis d’Asie du Sud-Est. Dunlop, présent en France depuis la fin du XIXe siècle, a ouvert sa première usine à Argenteuil et la deuxième à Montluçon. Michelin a implanté sa première usine en Italie en 1906 et aux États-Unis en 1907. Les manufacturiers ont dû aussitôt amortir leurs frais de recherche et développement au-delà de leurs marchés domestiques. Aujourd’hui encore, il faut assurer une présence mondiale équilibrée sur les marchés matures d’Europe et d’Amérique, aux volumes élevés mais en faible croissance, et sur les marchés émergents, aux volumes plus limités, mais en forte progression.
Dans l’industrie du pneu, le facteur travail représente en moyenne, en France, un peu plus de 20 % du chiffre d’affaires. Le ratio masse salariale/chiffre d’affaires a tendance à diminuer. On constate toutefois une exception en 2009 : au cœur de la crise, alors que la production s’est effondrée de 30 %, comme dans beaucoup de secteurs d’activité, beaucoup d’industriels ont choisi de préserver les emplois et les compétences.
Selon des chiffres provenant de l’INSEE ou de bases financières, la rentabilité moyenne en 2008-2011 est relativement modeste en résultats d’exploitation et très légèrement négative en résultats nets, avec un creux en 2009.
Les effectifs ont tendance à se contracter, bien que la situation soit moins grave que dans d’autres secteurs. L’emploi salarié s’enrichit au profit d’ingénieurs, de techniciens et de cadres. Le siège social de quelques grandes entreprises est installé en France, ainsi qu’un important centre de recherche, ce qui tire l’emploi vers le haut et compense la décroissance quantitative des effectifs.
Depuis 2008, le marché du remplacement, en France comme en Europe de l’Est, connaît des fluctuations importantes sur le segment du tourisme et du poids lourd. La demande finale des consommateurs, particuliers ou transporteurs routiers, est volatile. Les comportements d’achat sur les deux marchés sont comparables dans tous les pays de l’Europe de l’Ouest. Entre 2012 et 2013, on note un léger déclin dans l’Europe de l’Ouest, et une croissance de 1 % en France, mais on ne doit pas oublier la chute enregistrée entre 2011 et 2012. Ces chiffres sont conformes à l’évolution du PIB : la chute de l’activité en 2008-2009 a été suivie d’une reprise avortée, correspondant au pic de 2011, puis d’une rechute.
Pour l’agraire, les marchés sont en recul en France et dans l’Europe de l’Ouest en valeur absolue, et les taux de croissance sont négatifs. L’activité de production ne retrouve les volumes d’avant la crise ni en France ni Allemagne ni en Espagne ni en Italie. Le différentiel, avant et après la crise, est beaucoup plus marqué en France qu’en Allemagne. La courbe de la production industrielle de pneumatiques ressemble à celle des autres secteurs, puisque, dans son ensemble, le volume l’activité manufacturière française est inférieur de 10 % en volume à celui de fin 2007.
Si l’Europe est en panne, malgré des atouts, le monde, lui, continue à rouler. Au niveau mondial, le creux de 2009 a été suivi par deux années de forte croissance.
Je terminerai sur une note positive. Nous avons célébré début 2013 les cent cinquante ans du SNCP. Nous croyons fortement aux potentialités du caoutchouc, au service de secteurs de haute technologie ; la route, l’aérien, le spatial, le médical, le bâtiment contiennent des défis à relever. Autant de possibilités, pour nos industriels, de capitaliser sur des savoir-faire et des compétences dans le domaine des matériaux et de leur transformation.
M. Patrice Geoffron, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie de Dauphine - Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (LEDA-CGEMP). Lorsque votre commission m’a demandé le nom d’un économiste spécialiste du pneumatique, j’ai éprouvé une certaine perplexité. Si certains de mes collègues sont spécialistes de l’automobile ou des matières premières, le pneumatique ne fait pas l’objet de travaux universitaires réguliers. Je me contenterai donc de porter sur ce sujet le regard d’un honnête homme, au sens où l’entend le XVIIIe siècle. Je me propose de vous faire des observations sur la nature de la concurrence dans l’industrie du pneu, sur l’effet de la crise économique et sur les évolutions structurelles qui se profilent.
Quelques précisions, tout d’abord, concernant mon parcours. Je suis docteur en économie industrielle. Mes recherches portent notamment sur la transformation, dans un monde globalisé, des secteurs sous « stress » du fait des évolutions technologiques ou réglementaires. Telle est la situation du secteur du pneu, comme l’a montré Bruno Muret. Sans prétendre à être un spécialiste de « l’économie du pneumatique », je dois toutefois signaler que l’université Paris-Dauphine collabore avec plusieurs industriels du secteur, notamment Renault. Comme les manufacturiers du pneu, cette entreprise doit traduire l’évolution du prix des matières premières, notamment du pétrole, dans le prix des biens, sur des secteurs à forte concurrence. L’université Paris-Dauphine possède en outre une chaire d’économie du climat, dont Michelin est partenaire. Nous réfléchissons dans ce cadre à la transformation des systèmes de transports, qui évoluent vers des modes à bas carbone, le pneumatique étant partie prenante de cette évolution
Le secteur du pneumatique peut être présenté comme un oligopole, dont les acteurs dominants sont attaqués par ce que les économistes appellent la « frange ». Par exemple, on peut noter que le douzième plan quinquennal lancé par la Chine en 2001 vise à rationaliser un pan d’activité qui regroupe 500 marques. Au cours des dix prochaines années, des acteurs prendront à l’évidence pied sur le marché européen, où ils ne sont encore que marginaux.
Malgré ces évolutions, la taille compte dans ce secteur d’activité : les puissants groupes peuvent négocier le volume et le prix des matières premières dans des contrats de long terme, alors que les petits acteurs sont fortement bousculés par l’évolution des cours, ou peuvent se diversifier par zones géographiques. La taille d’une société détermine aussi sa capacité à faire de la R&D, qui permet de passer du caoutchouc naturel ou synthétique à des matériaux plus sophistiqués. Michelin emploie 6 000 chercheurs dans le monde. Être puissant en amont permet non seulement de dégager des économies d’échelle, mais aussi de développer une expertise sur des marchés segmentés, tant par leur géographie que par leur destination, ce qui est essentiel dans un environnement où la réglementation se densifie. Le secteur se singularise par une dernière contrainte. L’appareil de production de l’industrie pneumatique, contrairement à celui d’autres industries, est dédié à un type de produit, sa flexibilité (c’est-à-dire la possibilité de déployer les capacités sur d’autres types de pneus) est donc assez réduite.
On a pu se demander si la situation de l’usine d’Amiens-Nord était à considérer au vu d’un marché mondial ou de la région Europe, et s’il lui serait possible d’exporter. Le marché du pneu présente un caractère régional, situation qui n’est appelée à se modifier ni à court ni moyen terme. La raison en est simple : le pneu est un produit dont la valeur ajoutée est forte au kilo, mais bien plus faible au mètre cube, puisqu’en le déplaçant, on transporte aussi du « vide ». Cette donnée segmente le marché en termes géographiques. Si, à l’avenir, des régulations internationales ou l’évolution du prix du pétrole augmentent le coût du transport, les marchés régionaux resteront verrouillés. Pour autant, la concurrence internationale n’est pas absente, qui s’exerce moins par la circulation des produits que par le déplacement des acteurs sur les marchés. Cela peut expliquer un glissement des capacités de production, à l’intérieur de la région Europe, de l’ouest vers l’est.
Le secteur est naturellement frappé par la crise économique. Après une demi-douzaine d’années, nous ne sommes toujours pas sortis de la crise, qui ne peut donc pas être considérée comme de nature conjoncturelle, compte tenu de cette durée. La surcapacité a incité les usines, surtout à l’ouest de l’Europe, à fermer ou à se redéployer. Même Michelin, dont la culture historique est paternaliste, n’a pas échappé au redéploiement, qui a frappé aussi des groupes italiens et allemands.
Durant cette période, des acteurs nouveaux sont apparus en Europe, comme le coréen Hankook Tire Manufacturing, implanté dans l’est de l’Europe, avec outil de production très récent. Hankook Tire Manufacturing donne idée de la concurrence que devra affronter l’Europe. Ce groupe souhaite produire 20 millions de pneus au milieu de la prochaine décennie. Venu d’Asie, il a réussi à prendre pied dans le marché du haut de gamme (premium) en signant un contrat d’équipement avec Mercedes. On se trompe si l’on s’imagine que les nouveaux entrants se contenteront de proposer des produits bas de gamme à des prix faibles. Les acteurs récemment entrés sur le marché pourraient aussi défier les membres de « l’oligopole » sur des produits à forte valeur ajoutée.
On constate actuellement un effet de ciseaux (squeeze), qui n’est pas limité au secteur du pneu. Entre 2000 et 2011, le prix mondial du caoutchouc naturel a augmenté de 300 %, tandis que celui du caoutchouc synthétique variait en fonction du cours du pétrole (donc fortement à la hausse). Ainsi, les prix ont été tirés vers le haut par la demande mondiale indexée sur la dynamique économique des pays émergents. Pendant ce temps, le marché baissait en Europe, zone en en récession, alors que le monde ne l’était pas. C’est ce qui explique le choc violent subi par l’industrie du pneu.
On ne peut en conclure que la production va s’effondrer, ni que tous les acteurs ont vocation à disparaître en France ou dans l’Europe de l’Ouest. Cependant, l’épicentre de la production tend à glisser vers l’est de l’Europe. L’avenir des Européens dans ce secteur dépendra de leur capacité à rester sur la frontière de l’innovation. La France, qui s’est fixée pour objectif de produire dès 2020 des véhicules consommant deux litres au cent, devra travailler non seulement sur le rendement des moteurs thermiques et les véhicules hybrides, mais aussi sur les pneumatiques. C’est la clé de la survie à terme, et l’expertise d’acteurs comme Michelin comptera.
Cet enjeu se double d’une course contre la montre, puisque, dans le même temps, les acteurs asiatiques trouveront à se développer en Europe. N’étant pas très dynamique, cette zone n’est pas non plus très attractive, mais elle intéressera tôt ou tard les acteurs qui se projettent à la maille internationale. Même si, actuellement, les pneus chinois ont une image de qualité médiocre, l’exemple d’Hankook Tire Manufacturing prouve qu’il faut prendre au sérieux la concurrence asiatique. Les Chinois ont, dans beaucoup de domaines industriels, l’ambition de remonter des filières en couvrant également de produits de qualité. On observe que l’industrie des télécommunications a été défiée par des acteurs nouveaux en Europe comme Huawei, qui, grâce à un bon rapport qualité/prix et une crédibilité technique, s’est ouvert des marchés conséquents. Pour se garder de cette concurrence, les réglementations européennes doivent être plus exigeantes, et les Européens rester en avance de phase. En outre, Michelin, Goodyear et Continental ne resteront dynamiques qu’en restant très présents ailleurs qu’en Europe. Le marché européen, qui n’était pas suffisant hier, ne le sera pas davantage demain.
Je terminerai en citant un article paru il y a deux jours dans Les Échos et qui me semble préfigurer de nouvelles formes de concurrence (et les perturbations qui les accompagnent) : « Les actionnaires de Cooper Tire and Rubber ont voté lundi en faveur du rachat du fabricant américain de pneumatiques par son concurrent indien Apollo Tyres, et ce dernier espère toujours boucler l’acquisition avant la fin 2013 même si des obstacles demeurent. L’opération, annoncée en juin pour un montant de 2,5 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros), donnera naissance au septième fabricant mondial de pneus et sera la deuxième plus importante acquisition jamais réalisée par un groupe indien aux États-Unis. Avec ce rachat, Apollo entend s’implanter sur les deux premiers marchés mondiaux pour les ventes de voitures, la Chine et les États-Unis. Cooper a des usines dans ces deux pays et également un site en Serbie. […] Mais les salariés chinois de Cooper ne l’entendent pas de cette oreille. Les ouvriers de Cooper Chengshan Tire Co, coentreprise du groupe américain dans la province orientale du Shandong, sont en grève depuis trois mois et le partenaire chinois Chengshan Group, furieux de ne pas avoir été consulté sur la fusion, a intenté une action en justice pour la faire annuler. De son côté, une instance d’arbitrage américaine a décrété que Cooper ne pouvait vendre deux de ses usines aux États-Unis sans avoir conclu au préalable un accord collectif avec le syndicat United Steelworkers. »
Cette opération est à méditer : il s’agit d’une opération de fusion-acquisition, impliquant un acteur indien, dont l’Europe est absente et qui fera naître un nouvel acteur de l’oligopole, tout en suscitant simultanément un double conflit social aux États-Unis et en Chine… On mesure la complexité de la concurrence nouvelle qui émerge dans cette industrie. C’est dans ce cadre que les acteurs européens doivent se positionner et définir une stratégie.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Commençons par une question technique : est-il nécessaire d’associer du caoutchouc naturel et synthétique pour fabriquer un pneu, ou peut-on utiliser un seul de ces composants ?
M. Bruno Muret. La confection d’un pneu est l’assemblage complexe de matériaux localisés de manière spécifique dans chaque partie. Les caoutchoucs naturels et synthétiques sont employés en fonction de leurs propriétés respectives. Pour les poids lourds, on recourt à 30 % de caoutchouc naturel, connu pour sa capacité d’amortissement, son faible échauffement et son pouvoir collant à cru. Les manufacturiers utilisent cependant un caoutchouc synthétique – un copolymère, le styrène-butadiène (SBR), qui résiste mieux à l’abrasion – pour confectionner la bande de roulement, qui sera en contact avec le sol. L’intérieur de l’enveloppe est fait d’un caoutchouc très imperméable, le butyle, qui assure l’étanchéité intérieure du pneumatique. Depuis les années soixante, on se sert, notamment pour les véhicules de tourisme, de pneus tubeless, qui comportent une enveloppe sans chambre à air.
Mme la rapporteure. L’Allemagne cherche à trouver dans des pissenlits russes génétiquement modifiés des substituts au caoutchouc. Cette piste est-elle envisagée en France ?
M. Bruno Muret. La sécurisation des approvisionnements en matières premières est un problème délicat. On peut citer, entre autres alternatives au caoutchouc, la guayule, qui génère de l’isoprène, présent dans le latex de l’hévéa, et le pissenlit cultivé par les Soviétiques au cours de la Seconde Guerre mondiale. C’était l’époque où la route du caoutchouc naturel était fermée, puisque les Japonais occupaient l’Asie du Sud-Est où se concentraient les plantations. Il n’existait pas d’autre solution que le recyclage ou les cultures alternatives. On compte plus de 1 000 plantes laticifères dans le monde. Le pissenlit qui pousse en France fournit aussi de l’isoprène, mais dans une faible proportion.
Si l’hevea brasiliensis reste la seule plante cultivée qui produise du caoutchouc naturel, un programme européen, auquel participe le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), basé à Montpellier, cherche à lui trouver un substitut. Il était difficile de développer la culture de l’hévéa dans sa zone de production, les hauts bassins amazoniens, car l’arbre est victime d’une maladie cryptogamique qui entraîne la défoliation et empêche la production de latex. Les Brésiliens ont toutefois réussi à le faire pousser au sud, dans le Mato Grosso, le reste de la production étant assurée à plus de 90 % par l’Asie du Sud-Est, Thaïlande, Indonésie, Malaisie et Vietnam.
Le CIRAD travaille, en association avec Michelin, sur des clones résistant au microcyclus ulei, champignon qui n’est pas connu dans l’Asie du Sud-Est. Le risque que celui-ci représente, que j’entends évoquer depuis des années, mérite d’être pris en compte, au même titre que d’autres facteurs climatiques ou phytosanitaires propres à toute activité agricole.
L’hévéaculture, qui représentait à l’origine 100 % de la consommation des gommes des manufacturiers de pneumatiques, fournit aujourd’hui 40 % de la consommation mondiale de caoutchouc. Le taux est descendu à 30 % dans les années soixante-dix ; depuis lors, il est remonté, compte tenu de la qualité inégalée de ce matériau.
L’évolution des cours pose un réel problème. Le prix du caoutchouc naturel a considérablement augmenté début 2011, ce qui a généré des surcoûts pour les manufacturiers. Cette situation a pourtant eu un effet positif pour les planteurs, lesquels ont bénéficié d’un prix plus rémunérateur, qui les a amenés à réinvestir. Il faut attendre sept ans avant de pouvoir exploiter une plantation d’hévéas. Le cycle ayant commencé en 2005, nous bénéficierons pendant cinq ou six ans d’un surplus d’offre. Nous n’avons donc rien à craindre à court ni à moyen terme. Un problème pourrait toutefois survenir à plus longue échéance, compte tenu de la croissance du parc automobile mondial.
M. Patrice Geoffron. On pourrait alors jouer sur la variable du rechapage, peu utilisé dans certains segments.
M. Bruno Muret. Cette technique, qui consiste à apporter une nouvelle bande de roulement sur une carcasse saine, afin de prolonger la durée de vie du pneu, est devenue classique pour les poids lourds et les avions. Elle diminue le prix de revient kilométrique. Dans l’aviation, on peut rechaper jusqu’à six fois les pneus. Ceux de Michelin, Goodyear ou Bridgestone se prêtent facilement à cette forme de réparation, mais ce n’est pas le cas de certains pneus exotiques utilisés par les poids lourds.
Nous croyons beaucoup à cette technologie, sur lequel nous travaillons depuis plus de dix ans. Des réglementations concernant l’homologation des ateliers de rechapage ont été adoptées en France dès 2002, et au niveau européen en 2006. Sur 100 pneus de poids lourds en rechange, 46 sont rechapés. On peut parler d’une économie circulaire, même si le système est délicat au niveau européen : dans certains cas, les carcasses transitent par la case déchets et doivent être requalifiées en produits. Nous menons des discussions à ce sujet avec le ministère français de l’Écologie, et cherchons à simplifier le jeu à l’échelon européen afin de pérenniser et de crédibiliser la filière. Au sein du SNCP, j’anime un groupe consacré au rechapage.
Cette technique intéressante sur le plan économique et écologique n’est plus, en revanche, utilisée pour les véhicules de tourisme.
Mme la rapporteure. L’Union européenne est-elle suffisamment armée pour contrôler les pneus ? Au cours des deux tests auxquels vous avez fait allusion, a-t-on découvert des pneus défectueux de marque européenne, fabriqués dans l’Union ?
M. Bruno Muret. Les produits non conformes aux exigences européennes venaient de Chine. Ils ne provenaient pas des cinq premières marques mondiales. Les tests ayant fait l’objet d’un communiqué de presse, il n’est pas difficile de connaître les firmes incriminées. Tout pneu comporte une fiche d’identité qui détaille sa date et son lieu de fabrication, sa taille, sa référence et son fabricant.
Des contrôles plus efficaces doivent être menés par les autorités nationales et communautaires. Il est dommage qu’en France, leur mise en place soit difficile, pour des raisons de compétences ou de budget. Les manufacturiers ont joué le jeu. En matière d’étiquetage, ils ont porté un projet qui va dans le bon sens. C’est désormais aux autorités publiques de prendre le relais.
Mme Barbara Pompili. L’interdiction des pneus à forte teneur en HAP, inscrite dans le règlement REACH, concerne-t-elle la France ou l’ensemble de l’Europe ? Quels investissements faut-il prévoir pour l’appliquer ?
M. Bruno Muret. Pour les acteurs européens comme Goodyear-Dunlop, Michelin, Continental ou Bridgestone, c’est déjà de l’histoire ancienne. La partie du règlement REACH qui concerne les vingt-huit États membres de l’Union s’applique sur l’ensemble du marché européen. Des plastifiants ont remplacé les HPA entre 2005 et 2010, même si la substitution n’a pas été simple, car la modification d’une substance interagit sur les autres.
C’est le travail des formulateurs que de modifier la formule d’un produit sans dégrader sa performance. Nous accompagnons les PME, pour lesquelles ces difficultés posent plus de problème. Techniquement et financièrement, les reformulations peuvent être complexes, quand on ne trouve pas de produits de substitution.
M. Thierry Lazaro. Vous avez présenté Michelin comme une entreprise paternaliste. Peut-on lui reprocher d’être attachée à son territoire, même si, pour d’évidentes raisons économiques, elle a dû se redéployer ?
La situation complexe de l’Union européenne tient aux politiques menées par les vingt-huit États membres et à leur perméabilité fiscale.
Les entreprises du pneumatique ont besoin de compétences, de formation et de valeur ajoutée humaine. Peut-être leur créneau est-il l’innovation. Cela dit, l’anecdote du contrevenant chinois peut aussi bien nous rassurer sur la qualité de nos produits que nous inquiéter sur les conditions de la concurrence. L’évolution des moyens de communication risque d’accélérer le transfert de l’innovation.
Certains saluent l’arrivée, dans le département du Nord, d’Amazon qui créera 200 emplois à proximité d’Amiens. Ses salariés n’effectueront pas plus de vingt-huit heures annualisées par semaine, soit moins d’un temps plein. Avec 1 000 euros par mois, ils ne pourront même pas s’acheter des pneus chinois.
Enfin, pouvez-vous nous apporter votre éclairage sur la procédure de justice relative à l’usine d’Amiens-Nord ?
M. Patrice Geoffron. Je partage en partie votre pessimisme. Cela dit, des évolutions européennes sont en cours pour favoriser la transition énergétique ou l’économie circulaire liée au rechapage. Ces efforts, qui sont nécessaires pour tirer vers le haut certains secteurs industriels, ne sont cependant pas suffisants.
Le premier mal est la fragmentation des politiques. Ce qu’on qualifie ainsi de « transition énergétique » européenne est en fait l’addition de vingt-huit transitions coordonnées par les seuls mécanismes du marché, jointe à une faible coopération industrielle. Il faut être très naïf pour penser que leur somme aboutira à une transition commune, harmonieuse. L’Europe est la seule partie du monde à avoir traduit une vision politique en objectifs comminatoires, ce qui lui crée des obligations à l’horizon de 2020, mais pourrait ne pas en tirer les légitimes bénéfices…
Nous sommes pionniers en matière d’innovation, mais nous risquons de ne pas savoir transformer cet avantage initial en un leadership qui créerait in fine de la valeur ajoutée, des emplois, des brevets… C’est un des enjeux dans le domaine du pneu qui concourt à l’efficacité énergétique des véhicules automobiles : parvenir à traduire les exigences européennes en dynamique économique.
Plus globalement, l’Europe a sans doute accordé trop de foi à la gestion par les grands ratios. L’objectif des 3x20 pour 2020 en matière énergétique me fait penser au déficit contenu à 3 % du PIB ou à l’endettement public inférieur à 60 %. Si l’on n’y ajoute pas une politique industrielle, de la R&D et de la vigilance aux frontières, le pilotage par les ratios ne se traduira pas par une dynamique économique.
Cette vigilance aux frontières est essentielle : ce qui pose problème est la présence en Europe non d’un acteur comme Hankook Tire Manufacturing, qui met sur le marché des produits de qualité, mais de firmes chinoises ou indiennes, à la production incertaine via des circuits qui le sont non moins…
M. Jean-Claude Buisine. Quelles réflexions vous inspire l’évolution contrastée des sites d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud ?
M. le président Alain Gest. On croit comprendre en vous écoutant que la situation du secteur n’est pas inquiétante à court terme. Comment expliquez-vous les difficultés rencontrées par Goodyear à Amiens-Nord ou par Continental, Bridgestone ou Michelin ? Celles-ci sont-elles de même nature ? Pourquoi Goodyear a-t-il décidé d’abandonner l’agraire, qui aurait pourtant eu sa place dans le complexe industriel qu’il souhaitait mettre en place en 2008 ? Est-ce un effet de la spécialisation, que vous avez mentionnée ?
M. Bruno Muret. Si j’ai fait part d’un optimisme relatif, c’est à l’égard de la l’approvisionnement en caoutchouc naturel, dont l’offre s’est dynamisée en Asie du Sud-Est. Sur le conjoncturel, en revanche, la situation reste difficile, puisque ni l’industrie du pneumatique ni, plus généralement, l’industrie manufacturière n’ont retrouvé les volumes d’activité de 2007. Alors que le PIB français évolue de 0,1 % à la hausse ou à la baisse, l’activité manufacturière reste nettement négative. L’industrie française et européenne perd de son influence. Ce n’est pas nouveau, mais, dans certains cas, la situation est dramatique.
Dès lors qu’il y a spécialisation, il existe une multiplicité de segments. Ceux-ci exigent des équipes de R&D, ainsi que des capitaux pour monter ou redéployer des usines. Il faut aussi effectuer des choix stratégiques pour se concentrer sur un marché dont on apprécie la rentabilité et la taille. L’agraire est un segment plus réduit que les poids lourds ou le tourisme. La direction de Goodyear a fait un choix. Je ne suis pas en mesure de revenir sur les décisions relatives à Amiens-Nord ou Amiens-Sud, qui vous ont été expliquées par Olivier Rousseau et Henry Dumortier.
M. le président Alain Gest. Si la spécialisation était nécessaire, on comprend qu’ils aient abandonné l’agraire, mais pourquoi ce segment avait-il sa place dans le grand projet industriel prévu en 2008 ?
M. Bruno Muret. Sur ce choix stratégique, je n’ai pas d’autre explication que celles qui ont pu vous être fournies, puisque je n’appartiens pas à l’équipe de Goodyear.
Mme la rapporteure. Comment se fait-il que l’agraire ne représente qu’une petite partie de la production de pneus, voire que ce secteur semble en perdition, alors que la fabrication du tracteur explose, surtout dans la région où se situent les deux usines de Goodyear ? C’est d’autant plus curieux que l’Europe fabrique le pneu agraire radial qu’on ne produit pas en Amérique du Nord ou du Sud.
M. Bruno Muret. Je connais mieux le marché du pneu que celui des machines agricoles. Si la production de Massey Ferguson est dynamique, c’est au niveau d’une région européenne, plutôt que française. Les secteurs du tracteur et du pneu sont tous deux concurrentiels, et plusieurs compétiteurs, dont Michelin, sont présents dans le pneumatique agraire. Il est tentant d’établir un lien entre les deux marchés, mais ceux-ci ne peuvent être confondus. En outre, si Massey Ferguson a des besoins de premier équipement, 60 % des ventes de pneus agraires s’effectuent en rechange.
Le pneu à architecture radiale, dont l’aventure a commencé en 1946, par un brevet déposé à Clermont-Ferrand, domine l’Europe et les États-Unis. En France, la radialisation s’est opérée de manière précoce dans le pneu de tourisme, puis de poids lourd. Cette technique a amélioré la sécurité, notamment dans les virages, augmenté l’efficacité énergétique et réduit les coûts. Elle est devenue la norme, même s’il reste quelques bastions à conquérir, notamment dans l’agraire et l’aviation. D’ailleurs, la Chine continue de fabriquer des pneus conventionnels.
Mme la rapporteure. À votre sens, le projet de reprise par Titan était-il porteur ? Je rappelle les termes de la lettre adressée par son P-DG au ministre du redressement productif : « Titan va acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins d’un euro l’heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. »
M. le président Alain Gest. Fallait-il prendre au sérieux l’offre de reprise d’Amiens-Nord par Titan, qui avait repris les activités agraires en Amérique ? Un syndicat a déclenché contre ce groupe une procédure judiciaire, avant même que celui-ci n’arrive en France, ce qui n’était guère encourageant. Je ne pense pas que de tels procédés aient cours aux États-Unis ou en Amérique du Sud.
M. Bruno Muret. Le dossier est complexe. Le courrier que vous avez cité n’est pas exempt de provocation. Cela dit, je ne connais pas personnellement le P-DG de Titan, dont l’entreprise pointe dans le secteur au vingt-septième rang mondial. Goodyear a cédé son activité agraire pour l’Amérique à ce groupe qui mobilise sur l’agraire – roue et pneumatique – l’essentiel de ses capitaux et de ses équipes de R&D. Cette cession obéit à une logique de consolidation de l’offre, qui revient à des acteurs très spécialisés.
N’appartenant pas au groupe Goodyear-Dunlop, je n’étais pas en première ligne lors des premiers contacts plutôt tendus que Titan a eus avec le site à reprendre. Si le marché de l’agraire offre des opportunités, son volume a tendance à se rétracter, et les exigences augmentent en matière de technicité, de valeur ajoutée, de mobilisation de capitaux et de R&D. Un acteur spécialisé peut y trouver des opportunités, mais les conditions du marché favorisent une restructuration.
M. Patrice Geoffron. La situation ne changera pas après 2015. Il y avait une opportunité à saisir durant la crise, en espérant que des acteurs qui pouvaient être achetés à vil prix retrouvent ensuite une dynamique de marché. Cela dit, sur la plupart des segments, on ne peut guère anticiper de retournement spectaculaire, même en cas de retour de la croissance.
Mme la rapporteure. Le groupe Goodyear est ainsi structuré que sa filiale basée au Luxembourg achète de la matière première, et que, celle-ci transformée, Goodyear reste propriétaire du pneu, dont le bénéfice revient au Luxembourg. Tous les fabricants recourent-ils à cette méthode ? Achètent-ils la matière première au même moment ?
M. Patrice Geoffron. Le procédé est assez banal. Une ex-entreprise publique française a installé le sommet de sa holding dans une fondation néerlandaise, pour des raisons fiscales (et liées à des dispositifs anti-OPA). L’organisation de l’Europe permet l’optimisation fiscale et les exemples abondent dans ce domaine. Le problème me semble plus être du côté des règles européennes que de la manière dont les entreprises s’en saisissent…
M. Bruno Muret. Peut-être ce point est-il à nuancer. Goodyear s’est implanté au Luxembourg à la fin de la guerre, jugeant que cette position géographique, qui paraissait centrale en Europe, était un atout. Actuellement, le groupe y emploie 3 000 personnes à la recherche et à la production de pneumatiques poids lourds. L’image de l’optimisation fiscale colle au Grand-Duché, mais l’implantation de Goodyear obéit à une logique d’organisation.
Sur la remontée des bénéfices, sa direction a été explicite, compte tenu des prix de transfert et des marges garanties sur les sites de France. Elle prétend d’ailleurs avoir vu remonter plus de pertes que de bénéfices.
La massification de l’achat des matières premières est un point fondamental, d’autant que, depuis 2005, les cours sont de plus en plus volatils. Le kilo de caoutchouc naturel est passé de moins d’un euro en décembre 2008 à 4,6 en février 2011, pour retomber aujourd’hui à deux. D’où la nécessité pour les grands manufacturiers d’anticiper et d’acheter de manière professionnelle du caoutchouc naturel ou synthétique, ainsi que des composants métalliques ou d’autres ingrédients.
Les achats de caoutchouc naturel s’effectuent à partir de Singapour. Les groupes l’achètent auprès des producteurs locaux, en centralisant leurs achats en fonction de leur organisation. Goodyear explique en partie par la diminution de leur coût l’amélioration de ses résultats. Tous les communiqués de presse qui accompagnent la publication des bilans trimestriels mentionnent l’opportunité que représente la réduction du prix des matières premières et du SBR pour les manufacturiers.
Il y a quelques années, ceux-ci avaient connu la situation inverse. Une succession de surcoûts, qui n’étaient pas toujours correctement répercutés, leur avait occasionné des charges supplémentaires. Cette variation en yo-yo, voire en montagnes russes, pose de réelles difficultés aux services achat. Il est difficile d’établir le budget pour 2014. Si, depuis deux ans, le prix du pétrole est relativement stable, celui du caoutchouc naturel suit une autre évolution.
M. le président Alain Gest. À la différence des autres grands du pneumatique, Goodyear dit être confronté au « mur de l’endettement ». Pourquoi le niveau d’endettement varie-t-il tant d’un groupe à l’autre ?
M. Bruno Muret. Les données sont transparentes, puisque les entreprises sont cotées et tenues par la loi d’informer leurs actionnaires. On ne peut que constater des différences de performance et de rentabilité entre concurrents. L’endettement, qui s’explique souvent par le poids du passé, devient rapidement un boulet qui limite l’investissement. Un groupe endetté entre dans un cercle vicieux, puisqu’il emprunte à des taux élevés. Cela dit, je ne dispose d’aucune information précise sur l’origine de l’endettement de Goodyear.
M. Patrice Geoffron. Dans plusieurs secteurs industriels, l’endettement d’acteurs figurant en tête de liste est hétérogène. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de celui de Goodyear, dont il serait intéressant de connaître les causes.
Par ailleurs, je suis heureux de comprendre que sa présence au Luxembourg se justifie également par une activité de R&D et de production. Quoi qu’il en soit, on ne saurait l’accuser d’une situation imputable à la législation européenne. La politique des prix de transfert est conforme aux recommandations de l’OCDE et à la réglementation en vigueur. Il n’empêche qu’en permettant la concurrence fiscale entre ses membres, l’Union manque de cohérence ; le secteur du pneu ne fait pas exception.
M. Jean-Louis Bricout. Considérez-vous, comme l’a affirmé la direction de Goodyear, que la réorganisation du temps de travail, qui a causé la rupture du dialogue social, conditionnait la survie du site ?
M. Bruno Muret. Je ne suis pas spécialiste des 3x8 ni des 4x8, mais l’enjeu économique est clair. Le coût du travail étant plus élevé chez nous que chez nos voisins, il faut l’amortir par une organisation adéquate et un positionnement sur des niches rentables, c’est-à-dire sur des produits à forte valeur ajoutée. C’est le seul moyen de limiter la concurrence des pays exotiques. Il n’existe pas de solution miracle, même si l’automatisation permet des gains de productivité.
Mme la rapporteure. Comment les 4x8 s’articulent-t-ils avec la convention collective ? Ne risquent-ils pas d’entraîner un défaut de formation ? Quel est votre rôle en la matière ?
M. Bruno Muret. Étant extérieur à Goodyear, je ne peux pas répondre précisément sur l’articulation des 4x8 avec la convention collective. Vous pourrez poser cette question à notre président Christian Leys et à Christian Caleca, délégué général du SNCP et porte-parole de la délégation patronale, que vous auditionnerez en novembre.
L’industrie du pneumatique recourt peu à l’intérim, signe que l’emploi est stable et pérenne. Dès lors que la fabrication est compliquée, l’opérateur ne peut être changé du jour au lendemain. Il faut suivre un long apprentissage avant de savoir répondre à certaines exigences de technique et d’organisation. C’est une des clés de la compétitivité.
L’IFOCA propose une formation initiale à des jeunes qui ont déjà bac + 3 ou bac + 5, afin qu’ils obtiennent une licence professionnelle ou un titre d’ingénieur, en partenariat avec des écoles de chimie ou de mécanique. Il dispense également une formation professionnelle, notamment auprès des manufacturiers de pneumatiques et, en aval, des utilisateurs de pièces en caoutchouc. Ceux-ci doivent savoir les insérer dans des dispositifs complexes, dont elles assureront l’étanchéité ou l’amortissement.
Notre structure, unique en Europe, représente un atout pour l’industrie française du caoutchouc. Les grands manufacturiers ont besoin d’équipes de formulateurs capables d’appréhender en interne les besoins de substitution. Dans ce domaine, la France et plus largement l’Europe possèdent indéniablement des atouts.
Mme la rapporteure. La filière fait appel à un savoir-faire particulier, qui peut être extrêmement pointu.
M. Bruno Muret. Les ouvriers possèdent un savoir-faire spécifique, qui, dans la perspective d’un reclassement, peut sans doute se décliner dans d’autres industries. J’anime un groupe dédié au caoutchouc au sein de la plate-forme sur la filière automobile mise en place par les pouvoirs publics en 2009. Des opérations ont été conduites au Salon du Bourget pour organiser, avec la participation des pouvoirs publics et des professionnels, des transferts de compétences vers l’aéronautique, qui est en capacité de recruter. Je pourrais citer d’autres exemples du même type.
M. le président Alain Gest. Si l’usine d’Amiens a cessé de produire certains pneus, est-ce parce qu’ils ne trouvent plus de place sur le marché, tant celui-ci a évolué ?
M. Bruno Muret. Je répondrai par un exemple. Chez Volkswagen, où les modèles durent particulièrement longtemps, les premières générations de Golf, apparues à la fin des années soixante-dix, avaient en monte initiale des pneus d’une section de 145 millimètres. La génération actuelle, la sixième, de pneus de 205 mm de section.
L’évolution de l’offre combinée (product mix), particulièrement marquée pour les véhicules de tourisme, accompagne la montée en puissance des indices de vitesse, répertoriés sur le flanc du pneu. La déformation de la demande, qui peut être constatée de visu, appelle une évolution de l’outillage et des usines. Les lignes axées sur des produits de tourisme, dont la dimension et l’indice de vitesse sont faibles, doivent adapter la production à la demande. Tous les segments ne suivent pas la même dynamique de croissance sur le marché européen, ce qui impose des organisations régulières de l’outil de production.
M. le président Alain Gest. L’investissement de 40 millions réalisé par Goodyear dans l’usine d’Amiens-Sud vous semble-t-il conforme aux besoins ?
M. Bruno Muret. Pour comparer les structures, il faut tenir compte du niveau d’emploi. Les derniers chiffres publiés par l’INSEE montrent que, dans un secteur dominé par de gros acteurs – généralement 600 employés par site, quand Amiens-Sud en emploie 900 –, le taux d’investissement dépasse la moyenne. Le ratio investissement/valeur ajoutée est de 26 % pour la fabrication et le rechapage de pneumatiques, contre 15 % pour l’ensemble de l’industrie manufacturière française. L’investissement est une dimension fondamentale de secteur du pneu, très gourmand en capitaux.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
h. Audition, ouverte à la presse, de M. Antoine Lyon-Caen, professeur agrégé de droit du travail à l’université Paris X (Paris-Ouest Nanterre La Défense), M. Bruno Dondero, professeur agrégé de droit à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Me Gilles Belier, avocat et Me Michel Henry, avocat, sur le contexte juridique de la situation de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord
(Séance du mardi 8 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous continuons les auditions relatives au contexte de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, en nous intéressant au contexte juridique des procédures de licenciement économique et de leurs plans sociaux d’accompagnement. Quatre éminents juristes, deux professeurs et deux avocats, participent à cette audition.
M. Antoine Lyon-Caen est professeur agrégé de droit du travail, directeur du master de droit social et gestion des ressources humaines de l’université Paris X (Paris Ouest Nanterre La Défense), directeur de la Revue du droit du travail, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et auteur de nombreuses publications de référence en droit du travail.
M. Bruno Dondero est professeur agrégé de droit à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), spécialiste de droit des affaires et de droit des sociétés.
Me Gilles Belier est avocat à la Cour, spécialiste en droit social, associé au cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer de droit international des affaires, vice-président du Conseil d’orientation pour l’emploi et directeur d’un séminaire de droit social en troisième année de magistère à Paris X.
Me Michel Henry est avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit du travail. Il se consacre particulièrement à la défense des salariés et des organisations syndicales. Enseignant à l’université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), il est membre du comité de rédaction de la revue Le Droit ouvrier et auteur de différents articles de droit du travail dans les revues spécialisées.
Messieurs, soyez les bienvenus.
Lors de précédentes auditions, les représentants syndicaux ne se sont pas privés de nous rappeler que toutes les procédures de licenciement intentées par Goodyear avaient été suspendues par le juge. M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF), a regretté la « judiciarisation à l’extrême » du projet de fermeture par l’organisation syndicale majoritaire à Amiens-Nord, alors que le site continuerait de perdre quelque 60 millions d’euros par an. Le groupe a été assigné à dix reprises depuis le mois de juin dernier. Depuis 2008, plus de vingt procédures ont été lancées par le comité central d’entreprise ou la CGT.
Leurs motifs sont variés : validité des plans sociaux d’accompagnement, procédure d’information et consultation des institutions représentatives du personnel, demande de désignation d’un administrateur provisoire, lien de préposition entre Titan et GDTF, absence de consultation préalable du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et du CE lors de la mise en œuvre de réductions temporaires du ticket de production, insuffisance de la communication d’informations à l’expert désigné par le CHSCT, convocation des réunions du CHSCT en raison du refus de son secrétaire de signer l’ordre du jour des réunions, risques psychosociaux au sein de l’établissement d’Amiens-Nord.
Par respect pour le principe de séparation des pouvoirs, la Commission d’enquête n’a pas à refaire l’instruction de ces procès. En revanche, elle doit tirer les conséquences d’un cas particulier. C’est pourquoi il lui appartient, au-delà du cas de Goodyear, d’analyser le droit applicable aux procédures de licenciement économique et aux plans sociaux d’accompagnement, ainsi que la façon dont il est mis en œuvre, sous le contrôle des juges. Notre travail peut déboucher sur des propositions de modification de la législation.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Antoine Lyon-Caen, M. Bruno Dondero, Me Gilles Belier et Me Michel Henry prêtent serment.)
M. Antoine Lyon-Caen, professeur agrégé de droit du travail à l’université Paris X (Paris Ouest Nanterre La Défense). Dans l’affaire Goodyear, on peut estimer que la justice a bien fonctionné. Elle a été accessible, puisque les représentants du personnel ont facilement trouvé un juge. Celui-ci a rendu rapidement sa sentence. Enfin, la diversité des actions, des demandeurs et des juridictions n’a pas empêché la justice de statuer. Autant de preuves que notre appareil judiciaire est apte à réagir à des traumatismes sociaux aussi importants que la fermeture de l’usine d’Amiens-Nord.
Je relèverai cependant deux problèmes.
En votant cette année la loi relative à la sécurisation de l’emploi, le Parlement a confié à l’administration le soin d’examiner les procédures, notamment en ce qui concerne l’information des représentants du personnel et la validité des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Alors que le juge judiciaire statue de manière rapide, contradictoire et publique, ce qui est fondamental dans une démocratie, l’administration n’est pas tenue aux mêmes exigences. Le principe contradictoire est soumis au bon vouloir des Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE), dont les analyses ne sont pas publiques. Hors de tout jugement sur la stratégie des syndicats, le cas de Goodyear montre qu’il est bon que les représentants du personnel puissent accéder à un juge de proximité. Le Parlement aurait dû réfléchir à deux fois avant de fermer la porte à la procédure judiciaire.
Ce qui s’est passé à Amiens s’est joué sur trois niveaux : un groupe a ordonné à une de ses filiales de fermer un établissement. Or le droit français ne permet pas de mettre en cause la responsabilité d’un groupe ni de considérer que l’intervention d’une société a été forcée. Même quand les juges ont conscience qu’un dirigeant n’a pas l’initiative des décisions – il peut exécuter un plan défini au sein du groupe par des instances plus ou moins formalisées –, même quand ils considèrent que le reclassement doit être recherché au sein du groupe, la responsabilité d’un licenciement n’incombe qu’à celui qui le décide formellement.
Une proposition de loi en cours de préparation tend à associer les sociétés mères à la responsabilité des décisions de leurs filiales, ce qui me paraît sage. Notre législation doit s’adapter à l’organisation des groupes, afin que la question de leur responsabilité ne puisse plus être évacuée.
M. Bruno Dondero, professeur agrégé de droit à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Nous discutons d’un dossier sensible, qui a suscité plusieurs décisions de justice. Il y a quelques années, le CE de Goodyear m’a demandé de lui fournir des éléments de droit positif concernant la désignation d’un administrateur provisoire, mais je ne m’exprime pas ici en tant qu’avocat, ce que je ne suis pas. Je m’en tiendrai à des remarques objectives.
Au regard du droit français, Goodyear France représente une personne morale possédant son intérêt propre, que ses dirigeants sont tenus de défendre. Que le groupe lui donne ordre de fermer un établissement crée une situation délicate. Sur ce sujet, on peut s’inspirer de la jurisprudence Rozemblum de 1985, dont il ressort qu’une société peut accorder à une société de son groupe une aide qui n’excède pas ses possibilités financières, c’est-à-dire qui ne mette pas en cause sa survie. On peut considérer qu’en s’amputant d’une activité, une société prend une décision contraire à son intérêt.
En l’espèce, la société exerce l’activité de façonnier. Elle réalise des pneus à la commande, pour des sociétés du groupe, qui les livrent à ses clients. Il existe un décalage entre l’autonomie formelle de la personne morale, tenue de défendre son intérêt, et son mode de gestion.
Dès lors que le groupe lui rembourse ses coûts en lui consentant une faible marge, il est difficile d’apprécier sa rentabilité d’une société. Celle-ci appartient à une chaîne de fonctionnement, mais ne recherche pas de clients et ne développe pas d’activité propre. On comprend que les salariés soient frustrés de s’entendre dire qu’ils ne sont pas rentables, car Goodyear France n’a jamais eu la maîtrise de sa rentabilité. Cette société sans autonomie a évolué comme on le lui demandait, dans des conditions convenues avec le groupe ou imposées par celui-ci.
En créant Goodyear France, le groupe s’est protégé, puisque les salariés de cette société ne dépendent pas de lui. Si, en cas de préjudice environnemental, la loi permet qu’on puisse dans certains cas se retourner contre la société mère, c’est là une exception : la règle de principe, c’est celle selon laquelle le passif éventuel pèse uniquement sur la filiale. Notre droit distingue la société, qui a son intérêt propre, et le groupe, qui poursuit un autre intérêt, lequel peut être contraire à celui de la société.
Dans un procès, on peut considérer que la responsabilité civile ou pénale des dirigeants est engagée, puisque le droit français reconnaît l’abus de biens sociaux ou l’abus de pouvoir quand un chef d’entreprise privilégie son intérêt propre ou celui d’une société à laquelle il est lui-même intéressé.
Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la demande de désignation d’un administrateur provisoire est recevable, même si une des décisions précise qu’ « aucune disposition légale ne donne au comité d’entreprise le droit de solliciter la désignation d’un administrateur provisoire dans l’intérêt des salariés de l’entreprise. »
S’il faut modifier la législation, c’est peut-être sur ce point qu’il faut agir, en rendant plus sûre la désignation d’un administrateur provisoire ou du moins d’un mandataire chargé d’une mission plus réduite. L’administrateur provisoire a pour mission de gérer l’entreprise à la place des dirigeants, ce qui peut être vécu comme un dessaisissement. La loi pourrait prévoir la désignation d’un observateur ou d’un mandataire ad hoc, auquel le juge assignerait une mission particulière, en vertu d’une procédure attestée dans la jurisprudence.
La proposition de loi visant à redonner des perspectives à l’économie réelle et à l’emploi industriel, surnommée « loi Florange », vise à sanctionner les dirigeants qui arrêteraient les activités rentables. Mais un site est-il rentable en tant que tel ? Son appartenance à un groupe détermine l’accès à une clientèle comme à des fournisseurs, et impose des contraintes, des frais et un mode d’organisation. De ce fait, un établissement peut ne pas être rentable à l’intérieur d’un groupe, alors qu’il le serait s’il était indépendant.
Me Michel Henry, avocat. Le point de vue d’un avocat un peu accoutumé à ce type de procédures ne peut en réalité se faire que de l’extérieur de ce contentieux, parce que je sais trop l’irritation que provoquent, quand ils viennent de l’extérieur, des propos sur des dossiers sur lesquels on a une connaissance intime. Je ne voudrais pas me hasarder à commenter les procédures qui ont été conduites dans cette affaire, simplement faire des observations qui sont celles d’un praticien.
Selon la Cour de cassation, la fermeture d’un établissement – contrairement à la cessation de l’activité d’une entreprise – ne constitue pas nécessairement un motif de licenciement économique valable, la réalité de ce motif devant s’apprécier au niveau de l’activité du groupe. La Cour de cassation considère d’autre part que les sociétés mères ou holdings peuvent être tenues pour responsables en tant que co-employeurs. De ce fait, l’action en justice tend généralement à rechercher des informations qui permettront d’apprécier la validité des données économiques fournies par l’employeur.
L’abondance des décisions rendues dans l’affaire Goodyear n’a rien d’extravagant. Celle-ci dure depuis quatre à cinq ans. Les projets de la direction ont évolué plusieurs fois. Les données fournies aux représentants des salariés sont relativement opaques. La multiplicité des actions se justifie par l’obligation d’ajuster la réaction des instances représentant le personnel aux consultations. Sont intervenus ici les acteurs habituels de ces contentieux : le comité d’entreprise, comité de groupe ou comité consultatif, qui peut exiger une information pertinente afin d’émettre un avis éclairé, les syndicats, qui défendent les intérêts de la profession, et le CHSCT, qui prévient la détérioration des conditions de travail.
L’action contentieuse est faite de ruses et de louvoiements, compte tenu de l’impossibilité de s’immiscer dans la gestion du chef d’entreprise. Ne pouvant contester la légitimité de ses décisions, on cherche à prendre en défaut son discours sur son projet économique. S’il annonce des pertes, on vérifie les résultats du groupe. On se demande s’il n’a pas considéré seulement l’état financier de la filiale en France ou d’un établissement, voire d’une partie d’un établissement. On reconstitue des résultats consolidés et l’on prend en compte la logique du groupe. Chaque fois, il est apparu que Goodyear, Continental ou Metaleurop avaient déplacé la charge de travail d’un atelier de fabrication vers un autre pour des raisons de coût, de résistance sociale ou d’opportunités diverses.
Il y a quelques années, Continental a dû réintégrer des personnels dans leur emploi après qu’ils s’étaient mis en grève, parce qu’une charge de travail avait été déplacée en Italie ou en Allemagne. Dans le cas de Goodyear, les plaignants ont demandé au juge de suspendre la procédure jusqu’à ce que leur employeur produise une information économique pertinente. Certains ont regretté que l’action leur ait fait perdre du temps. Des dissensions ont éclaté au sein des syndicats entre ceux qui préféreraient toucher leur chèque au plus tôt et ceux qui entendaient prolonger le statu quo.
L’enjeu central du contentieux est de se situer en amont des décisions et non de faire reconnaître que des licenciements n’ont pas de cause réelle et sérieuse, ce qui n’est pas si difficile, comme l’ont montré, fin août, à Compiègne, la condamnation de Continental ou, fin septembre, la confirmation par la Cour de cassation de la décision prud’homale, au motif que la société n’avait pas fourni d’éléments justifiant les difficultés économiques dans le secteur d’activité concerné. Seul un juge judiciaire, celui des référés, auquel la Cour de cassation a confié des pouvoirs étendus en matière de contrôle des plans sociaux, est compétent pour agir.
L’an dernier, cependant, dans l’affaire Viveo, la Cour de cassation a fermé une porte, ce qui est dommage, en revenant sur une décision de la Cour d’appel de Paris. Elle a suspendu une décision dans une affaire qui s’achèvera fatalement, dans quatre ou cinq ans, par le versement aux salariés de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Je regrette aussi que la loi de sécurisation de l’emploi n’ait pas renforcé le pouvoir du juge judiciaire sur les plans sociaux, en lui permettant d’affirmer qu’il ne saurait y avoir de plan social pertinent en l’absence de cause économique.
Depuis quelques années, sous l’impulsion des milieux patronaux, la loi évolue dans le sens d’une défiance accrue à l’égard du juge. Après le rapport Virville, la loi de modernisation sociale et la loi de sécurisation de l’emploi ont restreint son pouvoir, notamment en raccourcissant les délais de prescription ou en lui retirant des prérogatives. Or on se souvient qu’entre le 3 janvier 1975 et le 31 décembre 1986, lorsque les licenciements étaient soumis à un contrôle administratif, le Conseil d’État n’a récusé aucun plan social.
Me Gilles Belier, avocat. À mon sens, les deux décisions les plus marquantes du dossier ont été rendues en 2013 par le TGI de Nanterre. Le 20 juin, le tribunal qui avait sanctionné Goodyear dans des audiences précédentes a démonté point par point l’argumentaire relatif à l’opacité ou à la mauvaise qualité des informations fournies par le groupe, ainsi qu’à la déloyauté du débat qui s’est tenu devant les instances représentatives du personnel. Le 24 septembre, il a affirmé que le plan de sauvegarde est conforme à la loi.
Dans ce dossier, ce n’est pas le nombre d’assignations qui pose problème mais leur sens. Le débat judiciaire remplace la grève, en créant un rapport de force presque aussi important que le conflit collectif, sans exposer les travailleurs aux mêmes risques. On peut parler d’assignation pression, car l’action en justice a un sens dynamique, qui force la négociation. Cela dit, l’organisation syndicale qui obtient 85 % des suffrages aux élections professionnelles de l’établissement n’a jamais examiné les solutions alternatives proposées aux salariés, lesquelles ont évolué en fonction des schémas économiques. Au vu de la décision du 20 juin, on peut se demander si l’action judiciaire n’a pas été hypertrophiée au détriment de l’emploi, alors que 1 400 personnes allaient perdre leur poste.
Le droit du travail, qui prévoit l’information et la consultation des salariés dans des termes extrêmement vagues et généraux, est fait pour être instrumentalisé. Il ouvre au magistrat un champ d’appréciation très vaste pour savoir si les représentants du personnel sont convenablement informés, sachant que, comme les avocats le répètent à l’envi, le poids du papier ne fait pas la qualité du dossier.
Le législateur français n’est jamais allé jusqu’à donner au CE un droit de veto suspensif, qui déclenche une nouvelle procédure. Le nouveau texte instaure une sorte de médiation, puisqu’en cas de conflit, l’administration du travail recevra les représentants de l’entreprise et des organisations syndicales, et leur demandera de formuler des propositions plus sérieuses. Sur la cause économique, le législateur n’a pas souhaité que l’administration se prononce, mais celle-ci peut néanmoins s’exprimer, par exemple en récusant sa propre compétence sur un dossier. Un droit de veto suspensif, joint à l’intervention d’un tiers, n’est pas à l’ordre du jour, mais il offrirait une solution quand un plan social pose problème.
La semaine dernière, M. Lacabarats, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, a publié un article dans lequel il insiste sur la nécessité de revoir l’organisation judiciaire, lorsqu’on est face à une opération d’une certaine ampleur qui touche l’information consultation. Mieux vaudrait confier à un seul tribunal l’ensemble des dossiers liés à une restructuration. On éviterait ainsi une multiplicité des décisions prises à Montluçon, Amiens ou Nanterre. Un juge unique pourrait être désigné par le président de la Cour d’appel du siège ou, comme c’est le cas en droit de la concurrence, un même tribunal pourrait être chargé de tous les grands dossiers d’information consultation. Les organisations syndicales, les représentants du personnel et les entreprises y gagneraient en sécurité juridique.
Il faut aussi réfléchir à l’organisation du débat judiciaire. Quand il s’agit de savoir si la politique de marge menée par Goodyear aux États-Unis organise la faillite d’un établissement en France, la plaidoirie en robe noire n’est guère de mise. J’en ai parlé à des membres du syndicat de la magistrature. Mieux vaudrait organiser des audiences auxquelles assisteraient les experts du comité d’entreprise et de la direction. Le juge pourrait-il lui-même être assisté d’un sachant indépendant, et traiter ainsi le dossier avec le sérieux qu’il mérite.
Il importe d’être réaliste. Dans le droit français, la santé des entreprises et la sauvegarde de la compétitivité sont des notions restrictives, si on ne les analyse pas d’un point de vue économique et industriel. On rencontre la question de la compétitivité hors coûts, qui soulève celle des marges, dans un environnement international particulier. Pour qu’une entreprise soit prospère, elle ne doit pas reverser la totalité de ses marges aux actionnaires, mais les réinvestir en partie. Reste à savoir où mettre le curseur, quand l’activité industrielle est en perte de vitesse. On lit souvent dans la presse, ou l’on entend dire à l’Assemblée que « les dirigeants n’ont pas pris à temps les décisions courageuses qui s’imposaient. » Dans certains cas, notamment dans le dossier Moulinex, on les a empêchés de le faire.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. L’évolution du droit ou de la situation économique accentue-t-elle la judiciarisation du droit du travail ?
M. Antoine Lyon-Caen. Il n’y a pas lieu de parler de judiciarisation, dès lors qu’on ne constate pas de saisine croissante des juges. En 2012, quatre-vingt-neuf procédures ont été intentées devant le TGI, ce qui est relativement peu. Toutes les analystes montrent que le nombre de contentieux lié à des licenciements pour motif économique a diminué. Si certaines affaires rencontrent dans la presse un écho important, c’est parce que les organisations syndicales connaissent l’impact du journal télévisé.
La saisine du juge judiciaire est la seule manière d’ouvrir une discussion réelle, car, une fois le licenciement prononcé, le débat sert surtout à apporter aux salariés une satisfaction relative. Ces procédures ont connu un essor relatif au début des années soixante-dix, parce que les juges ont accepté d’être saisis et de suspendre les licenciements, quand l’information livrée au CE était manifestement insuffisante. À partir de 1975-1976, ces procédures ont disparu, les licenciements étant soumis à une autorisation administrative, ce que le CNPF a violemment critiqué. Le juge a perdu la place qu’il occupait. 1986 a vu le retour à la normalité judiciaire, qui prévoit que deux personnes privées doivent pouvoir s’expliquer devant un juge. À partir de 1987-1988, le juge des référés a retrouvé un rôle dans ces procédures contradictoires et publiques, ce qui est essentiel pour ménager un échange entre les avocats et les parties.
Contrairement à Me Belier, je pense que les organisations syndicales aimeraient souvent négocier. C’est pourquoi elles saisissent le juge. En ce sens, l’action judiciaire est un thermomètre. Le juge doit faire régner la paix, alors que l’administration réagit plutôt aux circonstances et à la conjoncture. Elle peut tenir compte des moyens dont dispose un groupe. S’il est impossible d’appeler un juge pour lui dicter sa conduite, une administration peut être sensible aux coups de téléphone, par exemple, d’un député.
Mme la rapporteure. En cas de licenciement collectif, le juge a-t-il le moyen d’apprécier le caractère réel et sérieux du motif économique ? Est-il à même d’évaluer la capacité de l’entreprise à faciliter la reprise du site ?
Me Michel Henry. Depuis vingt ans, le contrôle du juge sur le motif économique s’est amplifié, jusqu’à ce qu’en décembre 2002, l’arrêt SAT rendu non par la chambre sociale mais par l’assemblée plénière de la Cour de cassation apporte un coup de frein à cette évolution. Un employeur, qui, pour redresser sa société, avait le choix entre trois options, avait choisi la plus dommageable pour l’emploi. La cour d’appel de Riom a considéré que sa décision excédait la mesure de ce qui était nécessaire pour assurer la compétitivité de l’entreprise. Cette formulation me paraissait pertinente : compte tenu de la double obligation qui pèse sur le chef d’entreprise – atteindre l’équilibre économique et sauvegarder l’emploi –, on peut lui demander de privilégier la seconde. La Cour de cassation a censuré la décision, en considérant qu’elle constituait une immixtion dans le pouvoir de gestion du dirigeant.
L’arrêt a pesé sur l’évolution du contentieux en limitant les pouvoirs du juge. L’arrêt Viveo est un avatar de l’arrêt SAT. Je ne suis pas convaincu que la chambre sociale aurait été aussi réticente à l’idée de censurer des options inutilement dommageables pour l’emploi. Un coup de pouce du législateur aurait pu l’aider à sauter le pas. Le fait que l’assemblée plénière ait statué sur cette affaire traduisait peut-être une défiance à l’égard de la chambre sociale, qui aurait sans doute jugé différemment.
Me Gilles Belier recommande à tous les employés dont l’usine va fermer de se mettre en grève… procédure où s’exprime le vrai rapport de force entre les hommes. Ce n’est pourtant pas la première idée qui vient à l’esprit, quand on risque de perdre son emploi. S’il est logique d’interrompre le travail pour définir une stratégie, la grève ne doit pas servir à peser sur le choix de l’employeur. La meilleure solution est de demander au tribunal qu’il mette fin à une situation qu’on juge injuste.
Je souscris en revanche à une idée que Me Belier défend depuis longtemps : le recours à un médiateur, en cas de désaccord majeur sur l’existence de difficultés économiques. C’est d’ailleurs le dispositif que vous avez retenu. Il me paraît sage et conforme à la possibilité jadis offerte au CE d’user d’un droit de veto, débouchant le cas échéant sur une médiation. Pourquoi ne pas revenir à cette formule, en prévoyant que le médiateur soit assisté d’experts, ce qui lui assurerait une fine analyse de la situation ?
Accéder à la vérité est en soi un enjeu. Trop souvent les salariés sont persuadés que la société réalise des bénéfices, alors que les employeurs affirment que les pertes s’accumulent. On sortirait de l’opacité si un arbitre calculait le taux de retour sur investissement ou proposait des secteurs de reconversion, quand l’activité principale de la société est en déclin.
Me Gilles Belier. Je m’inscris en faux contre la présentation caricaturale qui vient d’être faite de mes propos… Loin de moi l’idée d’appeler tous les travailleurs à faire grève si l’on prétend fermer leur entreprise ! En revanche, je rejoins le diagnostic de M. Lyon-Caen selon lequel la judiciarisation des conflits du travail n’est qu’apparente.
M. le président Alain Gest. Dans le dossier Goodyear, il y a tout de même eu beaucoup d’actions en justice.
Me Gilles Belier. Depuis la décision du 20 juin 2013, qui démonte très clairement certains arguments, y compris sur les contentieux du CHSCT à Amiens ou Montluçon, dix assignations nouvelles ont repris à l’envi les mêmes thèmes. On sait que le débat judiciaire est un élément essentiel du rapport de force, et que la première audience relève d’une nécessaire catharsis. Mais l’action juridique doit avoir un sens : il ne s’agit pas de faire un contentieux par principe, jusqu’au moment où l’on perd tout. La stratégie judiciaire doit avoir un but.
M. Bruno Dondero. Je défendrai la même idée, au nom d’un argument un peu différent. Quand on judiciarise un conflit, on demande au juge de dire le droit. Si la jurisprudence compte tant, c’est parce que la réponse n’est pas dans la loi, ce qui explique à la fois l’importance et la médiatisation des décisions.
M. Jean-Louis Bricout. Dans le cas de Goodyear, y a-t-il eu un acharnement judiciaire ? En détournant le recours du judiciaire vers l’administration, la loi que nous venons de voter en première lecture ne force-t-elle pas la négociation et ne propose-t-elle pas des possibilités de sortie de crise ou de médiation ?
M. Antoine Lyon-Caen. Le dossier a donné lieu à des procédures diverses, y compris de la part du CHSCT, nouvel acteur très présent. La préoccupation de la santé s’impose dans le réaménagement de l’appareil productif. Cette sensibilité, qui n’est pas uniquement française, n’existait pas il y a dix ou vingt ans, ce qui traduit une évolution profonde. Cela dit, la loi n’a pas doté le CHSCT d’un budget. Quand ce comité intervient, c’est l’employeur qui paie, ce qui peut expliquer qu’il apparaisse comme un acteur judiciaire plus actif qu’il ne l’était.
L’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013, devenu la loi du 25 juin 2013, a transféré du juge judiciaire vers l’administration l’appréciation des procédures d’information et de consultation dans les grands licenciements, ainsi que l’homologation ou la validation des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). À mon sens, cette évolution n’est pas positive. L’administration, qui peut, dans certains cas, jouer le rôle d’un médiateur, navigue au gré des flots. Un des mérites du juge est qu’il ne se saisit pas lui-même : les gens vont vers lui, signe qu’ils attendent quelque chose. La démocratie vit de demande et d’actions. Au titre de la loi que vous venez de voter, l’administration sera systématiquement saisie par l’employeur, dont elle homologuera ou validera les projets. Cette procédure ne responsabilisera pas des acteurs. L’ANI place désormais l’employeur en situation de tutelle ou de curatelle administrative, ce qui n’est pas opportun.
Me Gilles Belier. Dans le dossier Goodyear, il n’est pas abusif de parler d’acharnement judiciaire. Le juge a fait observer que les plaignants ont demandé au CE et au CHSCT les mêmes informations, qui ne relevaient en rien de l’hygiène ou de la sécurité, signe que le CHSCT avait pour eux le statut d’instance politique. Comme l’a observé Me Henry, il entre dans ces contentieux une part de ruse. Tous les moyens sont bons pour bloquer le processus. Je ne sais pas si Goodyear a été suffisamment responsable ni si le groupe a réellement cherché des solutions. Il est sûr en tout cas que deux solutions ont été envisagées, permettant le maintien, la première, de la totalité de l’emploi, la seconde, d’une partie de l’emploi, avec des départs volontaires. L’une d’elles a échoué parce qu’on demandait à Titan de s’engager à maintenir l’emploi sur sept ans, alors qu’il ne voulait pas aller au-delà de deux. Mais aucune entreprise au monde n’aurait accepté de s’engager sur une durée aussi longue !
Nous verrons ce que l’application de la nouvelle loi donne sur le terrain. Reste à savoir – ce que nul ne se demande – pourquoi le corps social s’est entendu pour évincer le juge judiciaire. On comprend la position du patronat. Celle des organisations syndicales, dont la CFDT, qui a toujours recouru à une stratégie judiciaire, et de la CGT, est plus difficilement explicable.
M. Antoine Lyon-Caen. Vous parlez de la CFDT de 1975.
Me Gilles Belier. …qui était parfaitement honorable. Le juge administratif devra apprécier la régularité des procédures et le contenu du plan social, ce qui traduit une évolution forte. Comment et pourquoi patronat et organisations syndicales ont pu arriver à un tel accord, qui constitue un dysfonctionnement de notre démocratie ?
Cela dit, pour savoir comment fonctionnent les administrations du travail, je ne pense pas qu’il soit si facile de leur passer un coup de téléphone pour leur dicter la conduite à adopter. Ce sera in fine le Conseil d’État qui tranchera.
Mme la rapporteure. Les représentants de Goodyear, de Titan et des salariés ayant choisi d’examiner sans témoin les possibilités d’un accord, on ignore ce qu’ils se sont dit. S’ils en avaient signé un, quelle aurait été sa valeur juridique ? Aurait-il été contraignant si Titan s’était engagé à maintenir l’emploi sur deux ans ?
M. le président Alain Gest. Est-il fréquent qu’une entreprise ne discute qu’avec un seul syndicat ? Comment justifier la mise à l’écart des autres organisations, même si elles sont minoritaires ?
Me Michel Henry. En théorie, un employeur ne mène pas de négociations séparées avec des organisations syndicales. S’il le fait, les organisations évincées peuvent faire annuler par un juge l’accord ainsi conclu. En la matière, il existe pourtant une tradition ancienne. Jadis, dans les Nouvelles messageries de la presse parisienne (MNPP), le patronat ne discutait qu’avec la CGT. Quand on lui a fait remarquer que cette pratique était interdite, il a parlé à la CGT avant de négocier avec les autres organisations. La jurisprudence a efficacement corrigé ces abus, en imposant des règles de loyauté dans la conduite de la négociation.
Dans l’affaire Goodyear, j’ignorais que le groupe avait négocié exclusivement et sans témoin avec l’organisation qui le méprisait le plus, ce qui est pour le moins singulier.
M. le président Alain Gest. Il avait sans doute reçu l’acceptation tacite de la CGC, qui préférait laisser une chance à un accord.
Me Michel Henry. Un employeur qui s’engage à maintenir l’emploi dans l’entreprise est tenu par cet accord. Reste à vérifier que celui-ci est bien écrit, par exemple qu’il ne comporte pas de porte de sortie trop facile à ouvrir. Cela dit, si des licenciements intervenaient en violation de cet engagement, le juge ne pourrait pas prononcer leur nullité. Il se contenterait de condamner le groupe à des dommages et intérêts.
M. le président Alain Gest. Certains députés voudraient revenir au régime de l’autorisation préalable de licenciement, qui s’est appliqué jusqu’en 1986. Quel effet avait-il sur l’issue des conflits sociaux ?
M. Antoine Lyon-Caen. J’ai bien connu cette période. En 1977, j’ai écrit un article intitulé : « La loi du 3 janvier 1975 : une loi morte ? » À l’époque où tout licenciement pour motif économique devait donner lieu à autorisation, on s’était engagé dans une voie bureaucratique. En fait, le silence de l’administration valant autorisation après un certain délai, moins d’une demande sur dix était examinée. Le système déresponsabilisait tout le monde.
Il a eu du moins un effet positif. L’administration devait procéder à des choix draconiens, car elle ne disposait pas d’un personnel suffisant pour traiter toutes les demandes. Les directeurs régionaux ou départementaux ont choisi de se concentrer sur le départ de personnes âgées ou l’existence de discriminations. L’enquête privilégiait le cas des personnes vulnérables, au détriment de l’existence d’un motif économique, que l’administration n’avait pas le temps de vérifier de manière systématique.
Dans le nouveau système, le juge administratif ne contrôlera pas la décision de l’employeur, c’est-à-dire le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), mais le fait que l’administrateur a bien joué le rôle que lui impartit la loi. Il jugera l’action de l’administration. Il s’assurera par exemple que celle-ci a contrôlé que le plan ne comportait pas de discrimination manifeste.
Le contentieux a commencé en 1978. Dans un arrêt de 1981, le Conseil d’État affirme que l’administration n’a pas à se prononcer sur les options de gestion de l’employeur, n’étant pas armée pour effectuer ce type de contrôle. Les CE et les syndicats suivent la vie de l’entreprise. En outre, ils se font assister par des experts, que la loi leur permet de solliciter. Ils peuvent donc ouvrir avec le chef d’entreprise un dialogue plus riche que le contrôle administratif.
Enfin, l’administration du travail devra se spécialiser, en confiant le contrôle à certains membres de la DIRECCTE. Cette segmentation est critiquable, car il peut être nécessaire de suivre des questions de santé en même temps que des problèmes de restructuration.
Le juge judiciaire est un arbitre, qui se demande si les prérogatives de l’employeur et des représentants du personnel ont pleinement joué dans le cadre de la loi. Il occupe à ce titre un terrain que lui a laissé le Parlement. Celui-ci, alors qu’il pouvait définir clairement la mission du juge, s’est réfugié derrière deux adjectifs : « réel » et « sérieux ». Or, dans la langue française, plus on recourt aux adjectifs, moins on dit de chose : le substantif nomme les situations, que l’adjectif ne permet que d’apprécier. En 1973, en choisissant ces adjectifs, le Parlement a dit au juge : « À vous de jouer ! »
Mme la rapporteure. Au regard du droit du travail français, licencier pour délocaliser est-il licite ?
M. Antoine Lyon-Caen. La Cour de cassation a statué au moins à trois reprises sur ce point. La délocalisation motivée par la recherche d’avantages financiers ou fiscaux ne constitue pas en soi un motif de licenciement économique recevable. Mais tout est question d’argumentation. Récemment, une entreprise de haute technologie s’est délocalisée en Israël, où le Gouvernement lui offrait des conditions d’accueil ou des exonérations importantes. Comme elle a prouvé qu’elle trouverait sur place des conditions de travail et une main-d’œuvre telles que sa production serait de qualité égale, sinon supérieure, le juge n’a pas considéré qu’il s’agissait d’une simple délocalisation.
De même, quand, en 1990-1991, Thomson a fermé son usine de la région lyonnaise pour fabriquer les tubes cathodiques au Brésil, le juge a considéré qu’il y avait suppression d’emplois, puisque ce n’étaient pas les mêmes postes qui étaient détruits en France et créés au Brésil, mais que la stratégie du groupe préservait la compétitivité de l’entreprise, en permettant à la société d’employer une main-d’œuvre plus qualifiée à des coûts moindres et d’écouler plus facilement sa production. Ce n’était donc pas, là non plus, une simple délocalisation.
M. le président Alain Gest. Goodyear utilise comme façonniers certaines sociétés du groupe. Est-ce une manière d’externaliser la production de pneus ?
M. Bruno Dondero. Un site de presse a présenté Goodyear France comme un simple façonnier, une société ne possédant rien d’autre que ses usines et travaillant pour le compte d’une seule autre société, ce qui n’est d’ailleurs pas si rare. Au regard du droit, les sociétés du groupe sont gérées de manière autonome, alors qu’elles dépendent de celui-ci. Un façonnier extérieur aurait eu la possibilité d’aller chercher d’autres clients, de refuser certaines commandes ou de négocier ses prix, ce que n’a jamais fait l’usine d’Amiens-Nord. Celle-ci a été déclarée non rentable, sans avoir jamais fixé les conditions dans lesquelles elle travaillait.
M. le président Alain Gest. Est-ce le groupe qui fixe la marge de manœuvre de chaque unité ?
M. Bruno Dondero. Oui, mais, juridiquement, les salariés sont rattachés à leur société et non au groupe. Ils ne peuvent donc pas se retourner que contre lui. Cela dit, beaucoup d’entreprises de petites tailles subissent la loi d’entreprises plus importantes, sans appartenir pour autant à un groupe.
Lorsque les mêmes dirigeants sont à la tête de toutes les sociétés d’un groupe, il leur est plus facile de privilégier l’activité de l’une ou de l’autre.
J’ignore si Goodyear France avait le droit d’aller chercher des clients à l’extérieur du groupe, mais, à l’évidence, elle ne l’a pas fait.
M. le président Alain Gest. On imagine qu’elle n’en avait pas le droit.
Me Michel Henry. Un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 25 janvier 2006 présente la société mère comme co-employeur. Dès lors, sa responsabilité est engagée à l’égard des salariés, qui peuvent lui demander des comptes dans tous les domaines. C’est essentiel, car la qualité du plan de sauvegarde de l’emploi dépend non seulement des capacités de la société qui licencie, mais de celles de l’ensemble du groupe et de ses moyens, en termes de reclassement et d’accompagnement financier.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
i. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Demailly, maire d’Amiens
(Séance du mercredi 9 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous abordons aujourd’hui l’audition des élus locaux concernés par le projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord.
Je souhaite la bienvenue à M. Gilles Demailly, maire d’Amiens et président de la communauté d’agglomération Amiens Métropole.
Monsieur le maire, la filière caoutchouc-pneu ne vous est pas totalement étrangère puisqu’elle fait partie de l’industrie chimique, votre première spécialité. Mais ce n’est pas au titre de vos hautes compétences en chimie organique que nous vous avons convié ! Vous êtes le maire d’Amiens depuis mars 2008 et, à ce titre, vous avez vécu les projets de restructuration successifs des deux usines Goodyear implantées sur le territoire de cette commune.
Pouvez-vous nous dire comment vous avez appréhendé ces situations ? Quels enjeux représentent les sites industriels dans le bassin d’emploi ?
De quels moyens disposent les collectivités publiques pour défendre et promouvoir leurs industries ? Concrètement, quel a été votre rôle ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande d’abord de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gilles Demailly prête serment.)
M. Gilles Demailly, maire d’Amiens et président de la communauté d’agglomération Amiens Métropole. C’est un honneur et un plaisir pour moi de m’exprimer devant vous aujourd’hui, et je tiens à remercier les parlementaires qui sont à l’origine de cette commission d’enquête. Plusieurs d’entre vous sont élus d’Amiens et de Picardie, mais ce dossier est plus généralement représentatif de la politique industrielle menée dans notre pays depuis les années 1950 : au moment où l’on parle beaucoup du sort de l’industrie sur notre territoire, je crois utile de rappeler que l’usine Goodyear a fortement marqué l’histoire de notre ville. La zone industrielle concernée, « l’espace industriel nord », a été construite dans les années 1950, et c’est de cette époque que datent les usines Goodyear et Dunlop ; dans les années 1960 et 1970, plus de 20 000 personnes y travaillaient. Aujourd’hui, il en reste environ 11 000, ce qui révèle la désindustrialisation de notre ville. Ces deux usines, parfois appelées Amiens-Nord et Amiens-Sud, sont construites côte à côte ; elles partagent d’ailleurs maintenant certains équipements.
L’usine Dunlop a été rachetée en 1984 par l’entreprise japonaise Sumitomo, puis en 2003 par Goodyear. Tous ceux qui s’intéressaient à l’industrie amiénoise – j’en étais déjà – ont alors espéré que des investissements importants permettraient de moderniser ces usines, car les investissements avaient été faibles durant les années 1990-2000. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, et il me paraît important de remonter jusque-là : fondamentalement, c’est le manque d’investissement qui a été fatal, car on sait bien que, dans l’industrie du pneumatique, l’investissement est crucial. Chaque année, ou en tout cas très régulièrement, la modernisation de telles usines exige que l’on y dépense des dizaines de millions d’euros. C’est à ce prix que l’outil de production peut demeurer performant.
En 2007, la direction de Goodyear, face à des difficultés qu’elle définit comme des problèmes de productivité de l’usine, essaye de modifier le rythme de travail des salariés. Un long débat s’en est suivi, dont les Amiénois ont été les témoins. Les salariés, vous le savez, ont accepté ces modifications dans l’une des usines et les ont refusées dans l’autre. Je n’ai pas à me prononcer sur l’organisation du travail dans une entreprise : cela relève du dialogue social entre la direction et les représentants des salariés.
C’est en 2008 que sont annoncés le premier plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) et les premières suppressions d’emploi – PSE par la suite annulé par la justice. Les élus amiénois de l’époque ont bien entendu mené des actions – M. de Robien, qui fut mon prédécesseur, pourra vous en dire davantage à cet égard. Avant même mon élection, j’avais pris des contacts avec les salariés et leurs représentants ; dès mon élection, des contacts ont été pris avec la direction. Je me suis personnellement impliqué dans toutes ces discussions : tout au long de ces six années, j’ai régulièrement rencontré, plusieurs fois par an, la direction de Goodyear France et celle de Goodyear Europe, pour poser des questions sur leur stratégie industrielle et leur projet pour ces usines. J’ai aussi tenté, mais sans succès, de rencontrer la direction de Goodyear International. J’ai rencontré les salariés, pour me renseigner sur leurs conditions de travail, mais aussi pour recueillir auprès d’eux certaines informations dont ne disposent pas les élus locaux – comment ceux-ci peuvent-ils agir alors qu’ils n’ont pas accès aux données économiques, à certains documents qui leur permettraient de demander des précisions sur une stratégie industrielle qui, comme ici, a des conséquences immenses pour une collectivité ?
Le conseil régional, le conseil général et la métropole – collectivités qui partagent certaines compétences et qui sont directement concernées – ont uni leurs efforts pour organiser des réunions communes avec la direction et avec les organisations syndicales. Je me suis toujours impliqué dans ces réunions, avec la volonté de favoriser le dialogue social, et non de prendre parti – sauf lorsque des faits objectifs m’y poussaient.
La communauté d’agglomération Amiens Métropole – comme la ville d’Amiens – a voté des vœux, par deux fois, à l’unanimité, ce qui marque la volonté de tous les élus, quelle que soit leur sensibilité et quelle que soit leur commune d’origine, de faire passer plusieurs messages. Ainsi, le 19 mars 2009, un premier vœu déplore le manque cruel d’investissements et appelle au dialogue social tout en demandant l’intervention des pouvoirs publics locaux et nationaux.
Dès 2009, Amiens Métropole a également voté une aide exceptionnelle au comité d’entreprise de Goodyear, afin notamment d’aider les salariés à aller devant les tribunaux. Le conseil général et le conseil régional ont voté des aides semblables. C’est une démonstration concrète de la solidarité des collectivités locales, qui voulaient contribuer à sauver le maximum d’emplois chez Goodyear.
En 2009, un nouveau PSE s’est heurté à un nouveau refus du tribunal de grande instance de Nanterre. Dès 2009-2010, Titan a envoyé une lettre d’intention puis annoncé officiellement sa volonté de reprendre la partie agricole de la production des usines Goodyear d’Amiens. C’est l’un des points dont j’aimerais beaucoup qu’il soit clarifié, car je n’ai jamais pu obtenir de précisions très convaincantes. À ce moment, il faut le souligner, la stratégie mondiale de Goodyear était bien de vendre une grande partie de son activité agraire, ce qui a été fait en Amérique du Nord et du Sud, mais pas en Europe.
À la fin de l’année 2010, la direction présente un PSE qui prévoit 817 licenciements : seule l’activité agraire serait maintenue, et revendue à Titan.
En 2011 a lieu une rencontre mémorable, pour moi comme pour le président du conseil général et le représentant de la région, avec M. Taylor, PDG de Titan, dont les propos ont pour le moins surpris les élus de la République que nous sommes. Titan a confirmé qu’il ne reprendrait la partie agraire qu’une fois que les licenciements auraient eu lieu, c’est-à-dire après la mise en œuvre du PSE – ce qui était son droit – ; il nous a également précisé que son entreprise attachait une grande importance à cette activité pour le marché européen, africain et moyen-oriental. Mais il a aussi tenu des propos – qu’il a ensuite confirmé par écrit à Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif – sur le fait que les ouvriers français ne travaillaient pas beaucoup et qu’il y avait parmi eux de nombreuses « pommes pourries » ! Nous avons gardé notre calme et n’avons pas répondu à ces assertions. Nous avons seulement continué de souhaiter que soit rétablie à Amiens une activité industrielle qui ait un avenir. Le marché agraire me paraît en effet ouvrir des perspectives intéressantes ; il peut se développer et permettre de créer par la suite de nouveaux emplois.
Le manque d’investissements dans la partie tourisme a été criant : je me demande si, dès 2003, Goodyear avait vraiment la volonté de créer un pôle de production à haute valeur ajoutée, puisque, jusque dans les années 2007-2008, les pneus fabriqués par l’usine Goodyear, ou même par l’usine Dunlop, étaient des pneus à faible valeur ajoutée, et donc à faible marge : ils pouvaient donc être fabriqués dans d’autres pays, et dans d’autres conditions financières. C’est pour moi un fait marquant.
En juin 2012, la direction de Goodyear renonce au PSE au profit d’un plan de départs volontaires (PDV). C’était un moment de dialogue : durant toute la fin de l’année 2012, nous avons toutefois reçu peu d’informations, tant de la direction que des organisations syndicales. À cette époque, la CGT est le seul interlocuteur de la direction. Malheureusement, vous le savez, cette négociation échoue ; à la fin du mois de janvier 2013, la direction de Goodyear annonce la fin des négociations avec Titan et la fermeture totale du site.
Les élus locaux des trois collectivités ont alors demandé à être reçus par des responsables de l’État : c’est ainsi que, le 5 février 2013, ils ont pu rencontrer Arnaud Montebourg et Michel Sapin, en compagnie de deux parlementaires. Le conseil de la métropole a voté, à l’unanimité, un vœu pour interpeller l’ensemble des autorités et demander une table ronde, tout en dénonçant la responsabilité de Goodyear dans la fermeture de l’usine ; il a voté, également à l’unanimité, une nouvelle aide destinée à soutenir les salariés.
Je me réjouis de la création de cette commission d’enquête parlementaire, dont j’espère qu’elle permettra de faire toute la lumière sur l’enchaînement des événements.
Le président du conseil régional a demandé lui aussi, en 2011 ou 2012, à rencontrer les responsables du Gouvernement, et nous nous sommes rendus au ministère de l’Économie et des finances. Nous avons demandé l’organisation d’une table ronde avec la direction internationale de Goodyear, pour essayer d’apprendre quelle était la stratégie de cette entreprise : il n’y a pas eu de suites. Mais je sais que vous n’avez vous non plus pas pu auditionner la direction internationale de Goodyear, qui a refusé de s’exprimer sur ce dossier.
Les conséquences de cette affaire, c’est d’abord un immense gâchis humain. Les salariés des deux usines n’ont aucun avenir professionnel, voire personnel, puisqu’ils sont sous la menace constante d’un licenciement. Leurs conditions de travail dans cette usine, qui n’a pas été modernisée, sont rudes ; ils y sont exposés aux poussières, à des produits dont, comme chimiste, je connais la toxicité. Voir les ouvriers sortir de ces usines me fait penser à la sortie des salariés des mines de charbon que je voyais, enfant, dans le Pas-de-Calais… Physiquement comme psychologiquement, les salariés sont épuisés. Il faut aussi s’imaginer qu’ils viennent pour huit heures de travail, mais n’en font souvent que deux ou trois, ce qui n’est absolument pas leur souhait. Ils vous le diront comme ils me le disent – je les rencontre souvent –, et l’un de mes adjoints a travaillé très longtemps à l’usine Goodyear.
Les menaces, les inquiétudes sont plus grandes que jamais : le projet de regrouper les usines Goodyear et Dunlop pour former un pôle compétitif est mis en danger par la disparition de l’une des deux usines.
Il reste 1 173 emplois, il y en avait encore près de 1 400 en 2007-2008 : cela représente une perte importante. Je n’ai pas de chiffres pour les sous-traitants et les emplois induits.
Les conséquences financières pour les collectivités locales sont limitées par la suppression de la taxe professionnelle. Les pertes d’Amiens Métropole en 2012 sont estimées à près de 1,2 million d’euros pour l’agglomération : 345 000 euros de cotisation foncière des entreprises (CFE), 290 000 euros de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), 31 000 euros de taxe foncière sur les propriétés bâties, 500 000 euros de versement transport. Pour la ville d’Amiens, on peut évaluer ces conséquences à 340 000 euros de taxe foncière. Au total, on est donc aux alentours de 1,5 million d’euros : c’est important – pour donner un exemple, c’est à peu près le coût de la mise en place des nouveaux rythmes scolaires… Au titre de la loi de finances pour 2014, il est prévu une diminution de recettes de 840 millions d’euros pour le bloc communal : cela représente pour la ville d’Amiens une perte de 1,2 million d’euros et pour la métropole 1,6 million. Ces pertes de recettes seraient doublées pour 2015. Mais ce n’est pas le débat qui nous occupe aujourd’hui.
De nouvelles friches vont également apparaître dans la zone industrielle nord, qui s’étend sur environ 570 hectares, aménagés à partir des années 1950. Environ 70 000 mètres carrés bâtis sont déjà des friches ; la fermeture de Goodyear en ajouterait 80 000 : sur un site de 27,5 hectares, c’est considérable.
Je n’ai pas d’informations sur ce point, mais il est probable que ce site soit pollué, et que le coût de la dépollution sera considérable.
Tout au long des réunions qui ont eu lieu, les collectivités locales, fortement touchées par la perte des emplois, ont bien entendu été à l’écoute de l’ensemble des acteurs. Elles ont, ensemble, essayé d’intervenir régulièrement auprès des autorités, de la direction de Goodyear et des syndicats ; elles ont interpellé les gouvernements qui se sont succédé.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. En votre qualité de maire d’Amiens, au vu des échanges que vous pouvez avoir avec les salariés et plus largement avec vos concitoyens, quelle appréciation portez-vous sur ces événements ? Comment la population réagit-elle ?
Si vous avez visité cette usine, qu’avez-vous pensé des conditions de travail des salariés ? Les machines ont-elles été modernisées ?
M. Gilles Demailly. Chaque ville compte des entreprises symboliquement importantes : c’est le cas de Goodyear à Amiens. J’ai parlé de la zone industrielle, dans laquelle 20 000 personnes travaillaient dans les années soixante. Des quartiers entiers ont été construits pour accueillir ces salariés de l’industrie : l’office HLM a construit le quartier nord, la chambre de commerce et d’industrie le quartier Étouvie. Ces quartiers étaient modernes et de qualité, et la mixité sociale y était réelle ; ce sont aujourd’hui des quartiers de rénovation urbaine, qui rencontrent des difficultés sociales très importantes, et dont on parle dans les médias nationaux pour de mauvaises raisons... L’attachement des Amiénois à l’industrie est profond ; ils sont fiers de leur passé et pensent qu’ils peuvent avoir un avenir industriel. Le soutien aux travailleurs qui se battent pour leur emploi, la solidarité, sont très forts.
Environ 60 % des salariés de Goodyear habitent dans la métropole ; 40 % habitent dans le bassin d’emploi du grand Amiénois, qui s’étend sur la Somme presque tout entière. Les conséquences de la fermeture de l’usine Goodyear s’étendraient donc bien au-delà de la ville d’Amiens.
J’insiste sur la fierté des travailleurs de cette usine, qui a été moderne, qui a même été la plus productive du groupe. Ils étaient d’ailleurs bien rémunérés. Ensuite, chacun a vu les conditions de travail et l’ambiance se dégrader. Je n’ai pour ma part jamais visité l’usine ; mais je constate que les salariés que je rencontre sont physiquement épuisés, notamment ceux qui travaillent aux « presses », exposés aux poussières de carbone, aux monomères... Les Amiénois vivent tout cela de façon dramatique : c’est pour eux le symbole des difficultés de l’industrie française.
Mme la rapporteure. Lors de son audition, le 25 septembre dernier, M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France a tenu les propos suivants : « Autant je tiens à saluer l’engagement du Gouvernement et des services déconcentrés de l’État, qui s’est traduit par une coopération étroite avec le ministère du travail et de l’emploi et celui du Redressement productif ainsi qu’avec les préfets qui se sont succédé à Amiens et la DIRECCTE, autant il me faut constater que nous n’avons pas pu convaincre pour l’instant la plupart des élus locaux de s’intéresser de suffisamment près à la situation réelle d’Amiens-Nord, alors que nous avons publiquement indiqué depuis janvier 2013 que nous sommes à la disposition de tous les acteurs locaux pour présenter le détail des plans. »
Qu’en dites-vous ? Quelles démarches avez-vous entreprises, comme élu local, vis-à-vis de la direction ? Quelle appréciation portez-vous sur le dialogue que vous avez eu avec la direction, ou peut-être sur l’absence de dialogue ?
M. Gilles Demailly. J’ai rencontré M. Dumortier en mai ou juin 2009, puis quelques mois plus tard avec la direction de Goodyear Europe. Tout au long de ces années, j’ai rencontré régulièrement les directions locales, nationales et internationales de l’entreprise. Mais ce dialogue consistait essentiellement pour nous à demander des informations, et peu de précisions nous étaient apportées sur la stratégie de l’entreprise. Je n’en savais pas plus que ce qu’on lisait dans la presse.
Plus récemment, avec les élus départementaux et régionaux, nous avons clairement fait savoir que nous étions disposés à tout faire pour que de nouveaux emplois industriels soient créés sur le site. Notre volonté est forte, mais il faut aussi nous apporter des clarifications, notamment sur les financements. Il faudrait d’abord que Goodyear, qui est toujours propriétaire du site, nous fasse connaître ses intentions : comment voient-ils l’avenir du site ? Comment comptent-ils participer à sa dépollution ainsi qu’à la réindustrialisation ?
Je n’ai pas rencontré M. Dumortier récemment. Nous avons échangé des courriers, vous le verrez dans le dossier que je vous remettrai.
Cela fait cinq ans que nous nous battons contre la fermeture de l’usine – elle n’est toujours pas fermée, d’ailleurs. Nous entrons, certes, dans une phase nouvelle. Mais les Amiénois, et leurs élus, considèrent – j’y insiste – que la responsabilité de la direction de Goodyear est grande ; c’est elle qui décide de l’avenir du site, mais il est aussi nécessaire de faire toute la clarté sur les responsabilités qui incombent aux uns et aux autres. Nous espérons que votre commission d’enquête jouera ce rôle.
Nous sommes bien sûr disposés à travailler avec la direction de l’entreprise, avec laquelle les services de la métropole sont régulièrement en contact. Mais, quand il est demandé à la collectivité de mettre des locaux à disposition, les élus ne peuvent pas ne pas réagir nettement : on ne peut pas tirer un trait sur notre passé ! Nous avons donc des réticences ; nous le ferons, mais nous voulons d’abord que la direction de Goodyear affronte ses responsabilités.
M. Patrice Carvalho. Sur le plan environnemental, la situation est-elle réellement catastrophique ?
M. Gilles Demailly. Je n’ai pas de moyens de le savoir. Je ne suis jamais rentré dans l’usine.
M. Patrice Carvalho. De l’extérieur, on ne voit rien ?
M. Gilles Demailly. Je sais, par profession, dans quelles conditions on fabrique les pneus – depuis les années 1950, les choses ont heureusement beaucoup changé. Pour ma part, je le répète, je ne suis pas rentré dans l’usine. Des plaintes ont été déposées, des procès sont en cours. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur ces points.
Des questions sont posées, c’est vrai, sur les conditions de travail et sur la santé des salariés.
M. Patrice Carvalho. Par qui en avez-vous été informé ?
M. Gilles Demailly. Par les salariés que je rencontre. L’un de mes adjoints a travaillé durant plusieurs décennies dans cette usine…
M. le président Alain Gest. Vous n’avez jamais visité l’usine ?
M. Gilles Demailly. Non. J’ai travaillé dans une usine Goodyear à l’occasion d’un stage étudiant au Luxembourg, il y a fort longtemps, mais je n’ai pas visité l’usine d’Amiens.
M. le président Alain Gest. Cela paraît bien étrange. Ne serait-ce pas pourtant une démarche essentielle pour bien comprendre un tel dossier ?
M. Gilles Demailly. Monsieur le président, mon rôle n’est pas d’avoir un avis sur les conditions de travail. Je ne souhaite sûrement pas me substituer aux partenaires sociaux. Je m’en tiens à ce que peuvent faire les collectivités locales : j’ai toujours demandé à la direction ce que nous pouvions faire en matière d’environnement industriel, en matière d’immobilier.
Ensuite, je m’informe sur la stratégie de l’entreprise, j’écoute les salariés ; nous venons en appui. Mais il ne m’appartient pas de mener une enquête.
Mme la rapporteure. La direction de Goodyear vous a-t-elle adressé des demandes précises d’actions qui auraient relevé de votre domaine de compétence ?
M. Gilles Demailly. Jamais.
M. Patrice Carvalho. Vous n’avez jamais demandé à visiter le site, il ne s’agit pas d’un refus de la direction.
M. Gilles Demailly. C’est cela.
M. Patrice Carvalho. Vous semble-t-il que l’usine fonctionne de façon conforme à la réglementation ? Y a-t-il des rejets anormaux dans l’atmosphère, des bruits ?
M. Gilles Demailly. Je ne peux pas me substituer à l’inspection du travail ! Il existe des services de l’État compétents. Ce n’est pas parce que je suis ingénieur chimiste que je peux remplacer des gens qualifiés…
M. Patrice Carvalho. Dans ma ville, quand des riverains se plaignaient d’une usine, le maire allait voir le patron pour discuter avec lui ; et des solutions étaient trouvées.
M. Gilles Demailly. En l’occurrence, l’usine se situe dans une zone industrielle ancienne : elle vit dans un espace qui lui est adapté, et les premières habitations sont à plusieurs kilomètres de là. La protection des habitants ne nécessite pas que j’intervienne dans l’entreprise : c’est le rôle des services de l’État.
M. Patrice Carvalho. Des médecins d’Amiens vous ont-ils informé de problèmes de santé liés aux conditions de travail ? Nous avons entendu parler d’accidents fréquents, souvent graves, et d’arrêts de travail nombreux.
M. Gilles Demailly. Ce sont les salariés eux-mêmes qui m’en ont informé. Ce sujet était évidemment évoqué lors de nos échanges avec la direction comme avec les salariés.
M. Patrice Carvalho. Avez-vous pris contact avec la préfecture pour réaliser un bilan de la pollution du site ?
M. Gilles Demailly. Nous avons bien sûr, seuls ou avec les autres collectivités, interpellé le préfet sur le cas de cette entreprise, sur le manque d’investissement, sur les conditions de travail… Un maire de grande ville rencontre très régulièrement, vous le savez, le préfet de son département – actuellement, je rencontre le préfet chaque semaine ; auparavant, c’était un peu moins fréquent, plutôt mensuel. Ces sujets sont évoqués : le préfet avait des informations dont je ne disposais pas, notamment sur les négociations qui se tenaient au niveau national.
M. Patrice Carvalho. Si vous aviez les preuves d’une pollution du site, cela pourrait constituer un moyen de pression contre la direction.
M. Gilles Demailly. C’est vrai.
Mme Barbara Pompili. On perçoit, dans vos propos, un sentiment d’impuissance : vous deviez aller chercher les informations, vous vous êtes efforcé de jouer un rôle de facilitateur pour éviter la fermeture de l’usine. On sait bien quelles sont les conséquences sociales que les collectivités locales doivent gérer lors de telles fermetures. Quel rôle les collectivités locales vous paraissent-elles pouvoir jouer ? Quelles améliorations pourrait-on apporter à la législation ?
M. Gilles Demailly. Malheureusement, ce n’est ni le premier ni le dernier exemple en France : il y a d’autres sites célèbres… Les collectivités ont souvent construit et entretenu les zones industrielles, et il leur revient ensuite de gérer les graves conséquences – humaines et financières – d’une fermeture d’usine : ici, ce sont 1 200 familles qui vont se retrouver sans ressources !
Les collectivités doivent pouvoir réagir vite, et donc disposer d’informations précises. Or nous n’avons pas de moyens juridiques pour poser des questions sur les conditions de travail, sur la situation économique des entreprises… Certaines modifications seraient donc bienvenues. C’est d’ailleurs pour cela que je me réjouis de l’existence de cette commission d’enquête : vous avez des possibilités que nous n’avons pas pour poser des questions et demander des documents.
Si les collectivités locales et l’État avaient pu intervenir pendant toute la période de 1990 à 2010, lorsque le manque d’investissement est devenu criant, cela aurait pu éviter que l’on se retrouve dans la situation où nous sommes. Pour moi, c’est à cette époque-là qu’a été mise en place la stratégie qui a conduit aux événements que nous connaissons.
Mais c’est aux parlementaires qu’il appartient de légiférer…
M. Jean-Claude Buisine. Quel est pour vous l’avenir de l’usine et de ses 1 200 salariés ? Cette entreprise avait des besoins, un carnet de commandes, des résultats ; elle a même distribué des dividendes : elle est donc viable, à condition qu’il existe un vrai projet d’entreprise. La création d’une société coopérative et participative (SCOP) a été envisagée, mais cela n’a pas marché. Aujourd’hui, y a-t-il une ambition pour faire redémarrer l’entreprise ? Les collectivités pourraient-elles l’aider, pour maintenir à tout prix les emplois sur ce territoire ? Ne serait-il pas possible d’envisager un partenariat public-privé ?
M. Gilles Demailly. Il s’agit d’une industrie dans laquelle les sommes à investir sont extrêmement importantes. Une collectivité locale comme celle que j’anime n’a pas les moyens de se lancer dans un tel projet : on a estimé, je crois, à 80 millions d’euros l’investissement minimal pour mettre à niveau les usines Goodyear et Dunlop. Ce sont des groupes mondiaux ; Goodyear n’est plus aujourd’hui en situation difficile, mais je constate que la stratégie internationale du groupe a été de ne pas développer, de ne pas moderniser l’usine Goodyear, qui a peu à peu cessé d’être compétitive. Dans l’usine Dunlop, en revanche, des investissements ont bien été faits.
Le projet de SCOP nous a été sommairement présenté, comme je crois à d’autres élus présents ici. Je n’ai pas à juger de sa viabilité économique ; il est évident que, si notre collectivité avait pu intervenir, elle l’aurait fait, dans la mesure de nos compétences – la métropole et la région disposent de compétences économiques. Mais, de mon point de vue, la responsabilité de la situation actuelle revient bien aux dirigeants de l’entreprise !
Mme la rapporteure. Quels pouvoirs vous manquent aujourd’hui, notamment en matière de développement économique, pour agir de façon plus efficace ?
M. Gilles Demailly. Je sais qu’un débat parlementaire est en cours sur les compétences des collectivités locales, notamment des métropoles. La métropole d’Amiens investit énormément pour développer des zones d’activité économique : ainsi, elle a aménagé la ZAC Jules-Verne ou – à coups de dizaines de millions d’euros – la ZAC Gare La Vallée. Cela permet de créer des emplois, et d’apporter des ressources fiscales supplémentaires – même si celles-ci ont diminué depuis la suppression de la taxe professionnelle. Toutefois, nous n’avons aucun moyen pour suivre régulièrement la situation économique des entreprises. Nos revendications sont un peu les mêmes que celles des salariés : nous souhaiterions être présents, ou en tout cas disposer d’un droit d’information sur la situation réelle des entreprises. Cela nous permettrait de réagir ou d’interpeller les autorités, voire d’intervenir financièrement.
C’est la métropole qui est le cœur du dynamisme économique – c’est là un phénomène mondial. Celle d’Amiens compte 100 000 emplois, et 40 % des salariés qui viennent y travailler habitent hors de la métropole. Il serait donc pertinent de permettre aux métropoles de disposer de pouvoirs d’investigation qui leur permettent d’agir : c’est l’ensemble du pays du Grand Amiénois qui se développe lorsque des emplois sont créés à Amiens.
M. Jean-Louis Bricout. Quelles sont vos relations avec les autres collectivités territoriales concernées ? Comment cela fonctionne-t-il, notamment avec la région qui dispose elle aussi de compétences économiques ?
M. le président Alain Gest. Vous avez parlé de coopération entre les collectivités territoriales. Mais la région n’a par exemple pas participé à votre rencontre avec la société Titan.
M. Gilles Demailly. La région était représentée, monsieur le président.
Il me paraît nécessaire de reconnaître de façon plus claire le rôle des métropoles – je ne parle pas seulement ici des villes de 400 000 ou 500 000 habitants. La stratégie économique se définit au niveau régional, mais la réalité de l’implantation des entreprises doit être comprise au niveau local. Le rôle de la chambre de commerce et d’industrie et des différentes professions est bien sûr important.
La métropole dispose d’une agence d’urbanisme et d’aménagement, dont le rôle est stratégique, puisqu’il aménage les zones d’activité nécessaires pour tout le Grand Amiénois. Nous disposons également d’un service économique, qui est en contact avec les entreprises. En ce domaine, j’ai continué la politique de mon prédécesseur, même si j’ai renforcé le service économique.
Le développement du rôle des collectivités dans le domaine économique devra, je crois, amener des renforcements, notamment législatifs, de leurs pouvoirs, et ces services seront certainement amenés à grossir encore.
M. Patrice Carvalho. J’ai bien compris que vous ne souhaitiez pas vous immiscer dans les relations entre les partenaires sociaux. Mais le rôle d’un maire est aussi celui d’un médiateur, surtout que vous avez du poids, notamment financier, puisque vous avez apporté une aide aux syndicats. N’était-ce pas une bonne occasion pour essayer d’apaiser le climat social ?
M. Gilles Demailly. J’ai essayé en permanence, plusieurs fois par an, de jouer ce rôle. J’ai rencontré la direction, les syndicats, ensemble ou séparément ; j’ai organisé des tables rondes avec les autres collectivités territoriales. J’ai notamment répété aux syndicats l’importance que revêtait à mes yeux l’unité syndicale. J’ai essayé d’apaiser les tensions, et j’ai même été pris à partie pour cette raison…
Mais j’ai constaté que les choses ne se faisaient pas. Je n’ai pas l’impression d’avoir été entendu, et c’est pourquoi je m’interroge sur la réelle stratégie de l’entreprise pour son site amiénois. Je connais bien les salariés et j’ai beaucoup de respect pour les représentants syndicaux. À de multiples reprises, les salariés ont choisi leurs représentants : il ne m’appartient pas de juger quelle était la position à prendre sur l’organisation du temps de travail, sur l’acceptation du PSE…
S’agissant de Titan, j’espérais sauver les emplois du domaine agraire. Mais je n’ai jamais disposé d’éléments me permettant d’être sûr que l’offre de Titan était sérieuse : les montants d’investissements mis en avant étaient de quelques millions d’euros, ce qui m’a toujours paru sans rapport avec ce qui était nécessaire. Les négociations, vous le savez, ont achoppé sur ce point, mais aussi sur la durée pour laquelle Titan s’engageait à maintenir l’activité ; nous n’avons jamais eu de réponse à ces questions, et c’est pour cela que j’ai demandé que les négociations se tiennent au niveau national, sous l’autorité du Gouvernement. Je l’ai d’ailleurs demandé au ministre Besson comme je l’ai demandé ensuite aux ministres Montebourg et Sapin, et ensuite au Premier ministre lui-même.
M. Patrice Carvalho. Sur l’état des relations sociales, quelle est votre appréciation personnelle ?
M. Gilles Demailly. Je ne suis pas dans l’usine ; ici, il faudrait des faits et je n’en ai pas. Je ne peux vous donner que mon impression. J’ai souvent rencontré la direction de l’usine, mais les dirigeants ont beaucoup changé ; le suivi était meilleur avec les directions France et Europe de Goodyear. Dès les années 2009 et 2010, j’ai douté de la volonté de l’entreprise d’investir et de trouver un accord avec les salariés ; et je pense maintenant que le choix de ne plus moderniser le site était arrêté dès 2003 peut-être, en tout cas dès 2007. Je ne peux analyser que comme cela la suite des événements. Les syndicats ont usé des moyens à leur disposition, tout en divergeant dans leurs analyses. Vous avez bien compris qu’il n’était pas de mon rôle de dire qui avait raison. J’ai au contraire toujours appelé à l’unité syndicale, pour éviter que les différends entre la CGC, Sud et la CGT n’affaiblissent la position syndicale à l’usine Goodyear, et il me semble que cette position a été utile aux salariés.
L’ensemble des élus d’Amiens ont reçu et entendu ces trois organisations syndicales : c’était une séance particulièrement émouvante pour tous, et surtout pour ceux qui découvraient quelles étaient les conditions de travail dans l’usine. Les syndicats étaient d’ailleurs unis à ce moment pour demander une modernisation de l’entreprise et une négociation, qui devait permettre la préservation des emplois.
M. Jean-Louis Bricout. Vous avez évoqué un soutien financier de la métropole. Était-ce une aide sociale et juridictionnelle ? Avez-vous diligenté un cabinet d’experts ?
M. Gilles Demailly. Oui, la métropole a par deux fois, le 2 juillet 2009 et le 8 juillet 2013, accordé son soutien au comité d’établissement, à hauteur de 25 000 euros. J’ai eu de longues discussions avec mon service juridique pour savoir ce que la collectivité pouvait faire. Cette aide était destinée à « l’accompagnement des salariés ». Les attendus stipulent : « La direction de l’entreprise Goodyear a annoncé le 26 mai 2009 un plan social induisant la suppression de 820 postes sur le site d’Amiens-Nord. Étant donné l’ampleur de ce plan et les conséquences attendues de cette décision, il vous est proposé d’accompagner dans leurs différentes démarches, et notamment juridiques, les salariés dont les emplois sont menacés, et ceci par le biais d’une aide exceptionnelle globale de 25 000 euros. Cela permettra d’alléger les difficultés sociales des familles concernées. »
Compte a été rendu de l’utilisation de ces fonds : aide juridictionnelle, mais aussi financement de déplacements effectués pour défendre les salariés devant le comité d’entreprise.
M. le président Alain Gest. Vous êtes arrivé à la mairie d’Amiens à peu près au moment où le projet de complexe industriel était refusé par une partie des salariés. Vous semblez douter de la volonté de Goodyear d’assurer l’avenir de l’usine d’Amiens-Nord. Est-ce à dire que vous n’avez jamais cru à ce projet de complexe industriel ? Quelles initiatives avez-vous prises à ce moment pour éviter que ce projet n’échoue ? Ou bien de votre point de vue la direction de Goodyear n’avait-elle jamais vraiment eu la volonté de le mener à bien ?
M. Gilles Demailly. J’ai l’impression que l’objet de la commission d’enquête change peu à peu… mais peu importe. Je le redis, il n’appartient pas au maire d’Amiens d’établir la stratégie industrielle d’un groupe ou de négocier à la place des salariés, voire d’inspecter les lieux. Je dis simplement que, lors de ma rencontre avec la direction de Goodyear, j’ai d’abord demandé quelle était leur stratégie industrielle : ils m’ont dit vouloir faire un seul groupe. Ce ne sont pas les salariés qui ont refusé cela ! C’est la direction qui en prend la responsabilité. Ensuite, les choix des salariés ont divergé sur des questions d’organisation du travail.
Mes craintes sont grandes pour l’usine qui demeure : au lieu de saucissonner pour pouvoir licencier, il fallait faire un seul groupe et mutualiser des équipements – certains l’ont d’ailleurs été, comme la production de chaleur, ce qui ne facilitera pas la vente éventuelle de l’usine. Il fallait construire un projet pour la partie agraire et un projet pour la partie tourisme. Cela n’a pas été mis en œuvre, les investissements nécessaires n’ont pas été faits ! Mais cela relève de la direction de Goodyear. Je peux favoriser, faciliter, tenir un discours sur la nécessité d’un projet industriel et l’importance des relations sociales. Mais les accords, vous l’avez compris, ce n’est pas le maire d’Amiens qui les négocie, qui les signe et qui les met en œuvre.
M. le président Alain Gest. Nous ne le contestons pas, monsieur le maire. Mais, si je suis tenté de vous suivre pour dire que, légalement, un élu ne peut pas faire grand-chose, je veux dire aussi qu’il peut exercer des pressions. Or j’ai eu le sentiment que vous vous êtes forgé la conviction que Goodyear n’avait pas vraiment de projet industriel pour l’usine d’Amiens-Nord. Personne ne conteste que, pendant des années, il n’y a pas eu d’investissements, ni que le projet de complexe industriel n’a pas pu être mené à bien. Mais, dans l’usine Dunlop, les investissements ont été faits, l’usine a bien été modernisée. Pour vous, Goodyear investirait sans perspectives particulières ?
M. Gilles Demailly. À l’usine d’Amiens-Nord, ces investissements n’ont pas été faits et le dialogue social n’a pas abouti, ce qui relève de la responsabilité des partenaires sociaux. Vous dites que je n’ai pas fait pression ! Mais j’ai rencontré à de multiples reprises la direction et les syndicats pour tenir ce discours. J’ai fait exactement ce que vous décrivez ! C’est même pour pouvoir continuer de tenir ce rôle que je suis toujours demeuré très prudent dans mes prises de position publiques : j’ai défendu l’emploi, j’ai invité les gens à s’exprimer, je n’ai jamais condamné qui que ce soit. Certes, je me suis placé aux côtés des salariés, car je crois normal de me placer auprès de mes concitoyens ; j’ai demandé à la direction de reprendre le dialogue social, de renoncer à des plans de licenciement, de consentir les investissements nécessaires. Les deux vœux, je le rappelle, ont été votés à l’unanimité : il ne s’agissait donc pas d’une position partisane, mais d’une volonté partagée de défendre les emplois et l’activité économique amiénoise.
M. le président Alain Gest. Il aurait été étonnant qu’il n’y ait pas unanimité.
M. Gilles Demailly. Nous sommes tous concernés, monsieur le président, par ce territoire que nous connaissons bien, et je m’abstiendrai de commentaires partisans : mais lorsque des élus du centre, de gauche et de droite, votent un texte, ils en assument le contenu ! Je vous demande donc de lire ce texte, voté par l’ensemble des sensibilités politiques de la métropole et du conseil municipal. Je ne crois pas qu’il se soit agi de votes de complaisance.
M. le président Alain Gest. Je n’ai pas parlé de vote de complaisance. Mais il est rare, lorsqu’il est question de défendre des salariés, que des votes négatifs soient exprimés !
J’en viens à Titan, que vous avez reçu en compagnie de votre vice-président chargé des affaires économiques – ainsi, me dites-vous, que d’un représentant de la région. Cette réunion a lieu à l’initiative de Titan : n’aviez-vous pas souhaité les rencontrer de votre propre mouvement ?
M. Gilles Demailly. Je vous demande d’abord de bien vouloir m’excuser : effectivement, il n’y avait pas de représentant de la région à la première réunion avec Titan, qui a eu lieu le 25 janvier 2011.
Chaque fois que l’on m’a proposé une rencontre, je l’ai acceptée. Mais ce n’est pas Titan qui avait les cartes en main : c’était bien la direction de Goodyear.
M. le président Alain Gest. En écoutant les interviews que vous-même et Jean-François Vasseur, vice-président de la communauté d’agglomération, chargé du développement économique, avez données après cette rencontre, je me suis demandé si vous aviez bien assisté à la même réunion : vos approches paraissent pour le moins différentes. Vous avez semblé réservé sur la personnalité de M. Taylor, ce que chacun ici comprendra parfaitement ; c’est la culture américaine, on en pense ce qu’on veut, vous l’avez dit vous-même. Mais vous avez aussi ressenti une méfiance, une incompréhension ; vous n’aviez pas entendu de réponses à vos questions. En revanche, M. Vasseur avait vu quelqu’un qui connaissait l’entreprise, qui l’avait visitée, qui avait des propositions, et d’ailleurs qui ne demandait pas d’argent. Il semblait avoir des projets précis, et même un projet de partenariat avec l’université de Picardie – ce n’est pas l’ancien président que vous êtes qui le regrettera. On a l’impression que vous n’avez jamais cru à cette reprise : est-elle justifiée ? Qu’est-ce qui a fait naître ces inquiétudes ?
M. Gilles Demailly. Mon sentiment était partagé, je crois. Le fait que M. Taylor m’ait offert un livre relatant sa campagne pour l’investiture républicaine à l’élection présidentielle américaine et qu’il ait prononcé un vrai discours de politique générale m’a paru curieux – mais encore une fois, peu importe. C’est un industriel, et il avait objectivement intérêt à reprendre cette usine ; cela correspondait à une stratégie du groupe Titan, au niveau mondial. Il m’a donc semblé intéressant de l’écouter, ce que nous avons fait, puis nous avons essayé de lui démontrer l’intérêt que ce site présentait pour lui, et il en est convenu.
Ce qui m’a fait douter de son engagement réel, c’est le montant des investissements qu’il entendait réaliser – il était en effet question de 4 millions d’euros, quand il était évident que des dizaines de millions d’euros étaient nécessaires – et la durée pour laquelle il acceptait de s’engager.
Est-ce que Goodyear n’a joué la carte Titan que pour pouvoir licencier 800 salariés, ou bien y avait-il vraiment un projet de reprise ? Ni ce jour-là ni par la suite, je n’ai eu de réponse à ces questions. Ceux qui ont suivi les négociations nationales à la fin de l’année 2012 n’ont pas non plus reçu de réponses satisfaisantes.
J’ai souhaité que ce projet réussisse : il permettait de conserver quelque 500 emplois, et le marché agraire pourrait se développer, surtout si l’on prend en considération le rôle de la Picardie dans le domaine agro-alimentaire : la région, la collectivité voulaient s’engager et développer une véritable filière. Dans l’Oise, notamment, d’autres entreprises auraient pu travailler avec cette usine pour développer des produits destinés au monde agricole. Il pouvait y avoir là une stratégie. J’étais donc au départ plutôt optimiste, parce que les informations que je recevais à la fin de l’année 2012, de la part du préfet notamment, car nous étions tenus à l’écart des négociations, me laissaient espérer une issue positive. J’ai donc été surpris de la rupture des négociations et des déclarations de Goodyear et de Titan à la fin du mois de janvier 2013.
Par la suite, nous avons continué à agir, notamment avec des parlementaires, pour trouver des repreneurs : je reste convaincu qu’il y a une place à Amiens pour la fabrication de pneumatiques, notamment pour le monde agricole. Nous sommes une région industrielle et une région agricole, au cœur de l’Europe, et cela doit permettre de construire un avenir.
Quant aux pneus de tourisme, compte tenu des dégâts dus au manque d’investissements pendant des décennies, je suis plus dubitatif, ou en tout cas moins optimiste.
Vous savez que notre région a également souffert de la fermeture de Continental, dans le département voisin : cette usine faisait des bénéfices, mais elle a été fermée pour des raisons de stratégie européenne de l’entreprise… Les élus picards nourrissent donc des doutes sur les déclarations de certains chefs d’entreprise.
M. le président Alain Gest. À l’été 2012, le plan proposé par la direction, et qui a fait l’objet de discussions avec un seul syndicat, était celui de la dernière chance : avez-vous demandé à la direction pourquoi elle avait choisi le syndicat majoritaire comme interlocuteur unique ?
M. Gilles Demailly. J’ai regretté cette décision, et nous avons pour notre part toujours voulu rencontrer les trois organisations syndicales – la CGT étant évidemment largement majoritaire. C’est vraiment un choix de la direction, qu’elle n’a ni expliqué ni justifié. Je ne sais pas si elle était persuadée d’arriver à un accord ou si elle était persuadée d’un échec…
M. le président Alain Gest. Le Gouvernement, et notamment le ministère du Redressement productif, a cherché des repreneurs. Vous avez d’ailleurs eu des moments d’incompréhension avec le Gouvernement. Avez-vous été informé des recherches faites par le ministère ? Pouvez-vous confirmer que, en dehors de celui de Titan, les projets de reprise n’avaient pas le sérieux nécessaire à un tel site industriel ?
M. Gilles Demailly. D’abord, avant de répondre à votre question, je souhaite revenir sur un aspect. J’ai eu l’occasion de dialoguer avec des directions des syndicats d’autres entreprises d’Amiens-Métropole, et je pense que le rôle de facilitateur de notre collectivité est utile.
Cela a permis de sauvegarder un certain nombre d’emplois chez Whirpool par exemple. Si j’insiste là-dessus c’est parce que je n’ai jamais ressenti de situation aussi bloquée que dans le cas de Goodyear…
M. le président Alain Gest. C’est pour vous une situation exceptionnelle ?
M. Gilles Demailly. Oui, tout à fait exceptionnelle : je n’ai jamais vu de situation aussi tendue, et une telle incapacité à aboutir à un accord, pendant des années. Cela ne pouvait malheureusement que mal finir… Je continue pourtant à ne pas comprendre qu’un groupe qui a la chance d’avoir un site aussi bien situé sur le marché européen, avec des salariés courageux, durs à la tâche, n’ait pas réussi à faire aboutir le dialogue social. Il ne m’appartient pas de juger, même si vous vous y êtes risqué, monsieur le président, en condamnant les organisations syndicales. Le rôle d’un maire n’est pas, je crois, de donner son avis sur la position de tel ou tel syndicat. Je regrette que, malgré les efforts consentis par les uns et les autres, par les élus de toutes sensibilités, par les autorités, aucun accord n’ait pu être signé : cela me paraît grave, et c’est heureusement exceptionnel.
À chacun d’avoir son avis. J’ai pour ma part toujours été proche des organisations syndicales, et des salariés plus largement. J’ai dialogué pendant des heures avec les uns et les autres. Des salariés qui risquent le chômage ont toujours intérêt à trouver un accord : c’est leur vie qui est engagée ! En quarante-cinq ans de vie publique, j’ai vécu de nombreuses expériences de ce type : au bout de quelques mois, on débouche toujours sur un accord politique. C’est pour cela que je me demande si la direction de Goodyear n’avait pas décidé dès 2007 de cesser de moderniser le site. Il me paraîtrait intéressant que vous leur posiez la question : je me demande s’il n’y a pas eu un changement de stratégie mondiale, au moins pour la partie tourisme. J’insiste sur le fait qu’il est vraiment regrettable que vous ne puissiez pas recevoir la direction internationale de Goodyear.
M. le président Alain Gest. Je le déplore comme vous. Nous entendrons tout à l’heure votre prédécesseur, qui, lui, a pu être reçu.
M. Gilles Demailly. Il était ministre, ce qui a dû jouer. J’ai demandé à être reçu avec l’appui du préfet et du ministre précédent : cela n’a pas été possible.
Mme la rapporteure. De quel ministre s’agissait-il ?
M. Gilles Demailly. C’était à l’initiative de la région. Il me semble que c’était Éric Besson. En tout cas, je me suis rendu au ministère pour rencontrer des membres du cabinet, avec le président de région.
M. le président Alain Gest. Avez-vous eu des contacts avec Bercy lorsque Christian Estrosi était ministre ? Nous avons un peu de mal à nous retrouver dans la chronologie.
M. Gilles Demailly. Il me semble que c’était M. Besson, mais je ne peux pas vous le confirmer de mémoire. Je n’ai rencontré ni M. Besson ni M. Estrosi, mais seulement des conseillers…
M. le président Alain Gest. Revenons aux repreneurs : vous semblez reprocher au ministre du Redressement productif d’être allé un peu vite en besogne. Qu’en est-il ?
M. Gilles Demailly. Ma réaction était la même que celle de ma majorité municipale : nous nous sommes tellement battus pendant près de six ans pour défendre l’emploi, pour promouvoir le dialogue social, pour chercher des repreneurs que la déclaration de M. Montebourg nous a déçus. Je m’en suis expliqué avec lui au téléphone, le jour même.
J’ai cru comprendre qu’il avait par la suite continué de chercher un repreneur, ce qui prouve que l’échec n’est peut-être pas définitif.
Ensuite, je me suis adressé au Premier ministre : si nous sommes réunis ici, c’est bien que le dossier est grave, important, exemplaire. Un groupe mondial définit sa stratégie sans concertation avec les autorités politiques nationales ou même européennes, mais ces actions ont des conséquences très concrètes et dramatiques pour notre pays… C’est une question générale qui est posée : comment les élus de la République, locaux ou nationaux, peuvent-ils peser sur les choix stratégiques de ces groupes ?
M. le président Alain Gest. Merci, monsieur le maire.
j. Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles de Robien, ancien ministre, ancien maire d’Amiens
(Séance du mercredi 9 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Monsieur le ministre, soyez le bienvenu. Votre fonction de président du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT) vous conduit sans doute à avoir un point de vue sur l’emploi dans un monde globalisé, caractérisé par d’incessantes restructurations au sein des entreprises. Vous avez été maire d’Amiens de 1989 à 2002, puis président de la communauté d’agglomération Amiens-Métropole de 2001 à 2007, avant de reprendre votre siège de maire en 2007 et 2008. Vous connaissez donc bien le dossier d’Amiens-Nord, dont les origines remontent au début des années quatre-vingt-dix. Vous étiez notamment en fonction lorsque la direction de Goodyear a présenté un projet de regroupement des usines d’Amiens-Nord et Amiens-Sud dans un complexe unique, en s’engageant à investir 52 millions d’euros en cinq ans. En 1995, vous avez également vécu, en tant que maire d’Amiens, le rejet par les salariés, après une grève très dure de treize jours qui avait marqué les esprits, d’un premier projet de réorganisation du temps de travail en 4x8.
Les avis sont unanimes pour souligner le manque d’investissements sur le site dans les années qui ont précédé les projets de réorganisation : avez-vous eu, à l’époque, des explications de la direction de Goodyear sur ce point ? Comment avez-vous vécu le lancement du projet de complexe industriel ? Ce projet avait-il été évoqué par le président de Goodyear lors de votre rencontre avec lui ? Quels enjeux les sites industriels représentent-ils dans le bassin d’emploi ? De quels moyens disposent les collectivités territoriales dans des circonstances de cette nature ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gilles de Robien prête serment.)
M. Gilles de Robien, ancien ministre, ancien maire d’Amiens. Pour Amiens, l’histoire de Goodyear est une vieille histoire, faite d’amour et de haine, de conflits et d’accords, de dialogue et de rupture, de pneus fabriqués et de pneus brûlés… Je suis honoré d’avoir l’occasion de l’évoquer devant vous, car elle a forcément touché l’ancien maire d’Amiens que je suis : je me suis longuement battu, et suis toujours prêt à le faire si cela peut être utile, pour trouver une solution dans ce dossier.
Mes premiers souvenirs remontent à 1990, date du rachat par Goodyear de l’usine Sumitomo d’Amiens, elle-même située, à l’époque, à quelque deux cents mètres de l’usine Goodyear. Le rachat de l’usine Dunlop par le groupe japonais avait d’ailleurs laissé craindre une délocalisation entraînant la fermeture du site. Or les Japonais avaient fait preuve de beaucoup de subtilité, se montrant ouverts au dialogue, conviant les responsables syndicaux au Japon pour leur faire découvrir les usines du groupe, ses méthodes de management et les modalités du dialogue social. La transition de Dunlop à Sumitomo s’était donc déroulée dans les meilleures conditions. Le rachat par Goodyear a suscité de nouvelles interrogations : le groupe avait-il un projet dynamique pour le site, ou entendait-il délocaliser l’activité, non pas forcément très loin, mais par exemple en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne, en Pologne ou même dans une autre région française ?
En 1995, le passage aux 4x8 fut d’emblée rejeté par les salariés, fortement mobilisés derrière le syndicat majoritaire, la Confédération générale du travail (CGT). Je me suis alors efforcé d’encourager le dialogue, tant il est d’usage que chaque partie adopte d’abord une position brutale, afin d’évaluer jusqu’où l’autre peut aller.
En 1999, les syndicats ont fermé la porte des négociations, en affirmant que la direction voulait fermer l’usine, ce qui était à nos yeux un procès d’intention ; quant à la direction, elle s’est montrée particulièrement maladroite, adoptant une ligne dure qui révélait son incapacité en la matière. C’est la raison pour laquelle, accompagné de Joël Brunet, premier vice-président de la communauté d’agglomération et maire communiste de Longueau, de Bernard Désérable, président de la chambre de commerce et d’industrie, et de mon directeur de cabinet, Marc Foucault, je me suis rendu à Akron pour rencontrer Sam Gibara, président-directeur général du groupe ; il connaissait très bien le site d’Amiens, pour y avoir débuté sa carrière. Nous lui avons dit, d’une part, que les collectivités locales utiliseraient tous les moyens légaux pour aider le groupe à développer le site et y maintenir l’emploi, et, d’autre part, qu’elles feraient tout pour faciliter le dialogue, en se tenant à égale distance de chacune des parties. Nous leur avons expliqué qu’Amiens était, par tradition, une terre d’accueil pour l’industrie, et que la collectivité entendait se mobiliser avec ses partenaires institutionnels sur la formation professionnelle ou le foncier.
Nous avons aussi dit à Sam Gibara que l’attitude de la direction, sur place, n’était ni décente ni efficace, qu’elle ne pouvait laisser espérer aucun accord, et que la France avait la culture de la négociation : M. Gibara en a convenu. La discussion, même dans le cadre amical d’un bon restaurant de la ville, était cependant restée difficile ; elle s’est d’ailleurs prolongée le lendemain dans le bureau de M. Gibara, qui nous a ensuite menés dans une grande salle où étaient exposées les maquettes des usines du groupe dans le monde : à cette échelle, le site d’Amiens apparaissait fort modeste. Les exigences des actionnaires, la surproduction de pneus et les résultats du groupe, nous a-t-il expliqué, l’obligeaient à améliorer la productivité dans un marché très concurrentiel, comme les Français pouvaient au demeurant le constater avec Michelin. Bref, il nous a fait comprendre qu’une usine pouvait être fermée aussi facilement qu’on enlève une chaise dans la salle où nous nous trouvons : la démonstration était cruelle, mais elle a redoublé notre motivation pour défendre le site d’Amiens.
Après ce séjour de vingt-quatre heures à Akron, nous nous sommes rendus à Cincinnati, au siège de Procter & Gamble – qui emploie aujourd’hui quelque 700 salariés à Amiens –, pour rencontrer la direction et lui témoigner notre soutien, comme les collectivités doivent le faire auprès des entreprises qui créent des emplois de qualité. Ce contact fut aussi apprécié que fructueux.
Dès notre retour, nous avons fait part de nos impressions auprès des syndicats. Le dialogue nous semblait trop souvent bloqué par des procès d’intention. Sam Gibara nous avait d’ailleurs déclaré qu’en cas d’issue favorable, l’usine d’Amiens, à laquelle il se disait très attaché, pourrait connaître un développement comparable à l’usine polonaise, dans le cadre d’une réunion des sites de Dunlop et de Goodyear : le président de la chambre de commerce et d’industrie – laquelle est propriétaire du terrain – a aussitôt proposé de construire un accès pour relier les deux sites. Je ne sais si notre intervention fut déterminante ; mais le rôle des décideurs publics, dans ce type de circonstances, est bien de proposer des offres de services et de faciliter le dialogue entre les parties.
Les accords ont donné un souffle nouveau au site d’Amiens-Nord, et une longue passerelle a même été installée pour relier les deux usines : preuve que le groupe entendait développer leur synergie.
En 2004 et 2005, le groupe, à l’échelle française et européenne, nous a alertés sur les problèmes de productivité du site, en soulignant que les usines installées en Allemagne et en Grande-Bretagne étaient devenues plus compétitives que celle d’Amiens-Nord – alors même qu’une usine avait été fermée en Grande-Bretagne, à la fin des années quatre-vingt-dix, pour renforcer le site d’Amiens ; d’où, ajoutait-elle, la nécessité de renégocier les horaires de travail. Les syndicats, exprimant un ras-le-bol, ont aussitôt mis en doute la parole de la direction. C’était évidemment leur droit ; mais quand bien même, leur objectais-je, il n’y aurait qu’une chance sur mille pour que la direction dise vrai, il est de votre devoir de saisir cette chance. Ils s’y sont refusés, affirmant que la direction avait, de toute façon, l’intention de fermer l’usine. La direction, de son côté, exigeait des horaires élastiques, y compris le vendredi, le samedi et le dimanche, avec des délais de convocation très courts. Je comprends donc l’hésitation des syndicats, déjà « échaudés » par certaines mauvaises manières à l’encontre des salariés sur d’autres sites producteurs de pneumatiques ; mais ils auraient pu, selon la logique du pari de Pascal, accepter les conditions de la direction, quitte à dénoncer les accords au bout de quelques mois si celle-ci n’honorait pas sa promesse d’investir 52 millions d’euros. Plutôt que de mettre ainsi la direction au pied du mur, les syndicats ont préféré multiplier les procédures judiciaires.
À l’OIT se tient actuellement, sous ma responsabilité, une épineuse négociation opposant employeurs et salariés sur la supervision des normes. Un groupe de six personnes, réunissant les représentants des uns et des autres, se réunit, de façon discrète, pour trouver un terrain d’entente : cela n’a pas empêché les syndicats, au beau milieu d’un séminaire de deux jours, de brandir la menace d’une saisine de la Cour internationale de justice. Bref, la procédure judiciaire peut être complément à la négociation, mais non une alternative, comme elle l’est devenue dans le cas de Goodyear : j’ai le sentiment que c’est, depuis trois ou quatre ans, le principal problème de ce dossier.
Néanmoins, je ne crois pas la situation perdue : « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », dit l’adage. Une commission d’enquête est utile pour tirer les enseignements de ce cas, comme le suggère le titre de la vôtre, mais il est grand temps que les pouvoirs publics, à commencer par les décideurs politiques, toutes sensibilité confondues, aillent plaider le dossier auprès de la direction à Akron, précisant ce qu’ils peuvent faire pour aider au maintien de l’emploi, et engagent les partenaires sociaux à se remettre autour de la table. Peut-être l’avez-vous fait, mais jusqu’à présent, je n’ai pas perçu de mobilisation politique, au-delà des clivages partisans, sur ce point. Or, à travers le désastre ou le succès de ce dossier se joue non seulement l’avenir de l’emploi en Picardie, mais aussi, un peu, l’image de la France.
M. le président Alain Gest. Mme la rapporteure et moi avons émis le souhait de rencontrer le PDG de Goodyear Tire & Rubber, mais jusqu’à présent, cette demande est restée sans suite : nous n’avons pu entendre que les membres de la direction française et européenne du groupe. Mais vous nous encouragez à persévérer.
Vous n’étiez pas ministre lors de votre visite au siège à Akron, en 1999, n’est-ce pas ?
M. Gilles de Robien. Non, monsieur le président.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Les relations entre la direction et les salariés ont manifestement évolué ; plusieurs auditions nous ont même révélé qu’elles étaient parfois devenues violentes. Qu’est-ce qui a provoqué, selon vous, la rupture du dialogue ?
M. Gilles de Robien. C’est aux syndicats qu’il faudrait poser la question. En 2005 et 2006, M. Wamen, que j’encourageais à renouer le dialogue – quitte à le rompre si la direction ne tenait pas ses promesses –, m’opposait systématiquement une fin de non-recevoir en affirmant que la direction avait déjà pris la décision de fermer le site.
Mme la rapporteure. Vous avez aussi parlé des « maladresses » de la direction…
M. Gilles de Robien. Elle était plus que maladroite : hermétique, brutale et fermée à toute concession. C’est ce que nous avons dit à la direction, à Akron ; elle en a d’ailleurs convenu.
M. le président Alain Gest. Les avis sont assez unanimes sur ce point. Les choses se sont-elles améliorées par la suite ?
M. Gilles de Robien. J’avais des contacts, non pas tant avec le directeur de l’usine, qui n’avait pas la main, mais avec les dirigeants du groupe pour la France et l’Europe, ainsi qu’avec le chargé de communication, M. Loriot, qui me tenait informé de l’état d’esprit des parties. Le message que nous avons adressé à M. Gibara me semble avoir été entendu ; mais s’il y avait davantage de souplesse sur la forme, la direction n’était disposée à aucune concession sur le fond.
Mme la rapporteure. Comment la direction mondiale a-t-elle accueilli vos offres de services pour le site ? A-t-elle fait des demandes particulières auprès des collectivités ? Certaines de vos propositions ont-elles été reprises ?
M. Gilles de Robien. La première proposition, d’ordre psychologique, était d’engager les parties au dialogue en essayant d’apaiser les tensions, comme c’est le rôle du maire, qui est un peu chef de tribu à cet égard. La diversité de nos sensibilités politiques témoignait d’ailleurs de notre bonne foi. Nous étions là, comme à l’OIT, pour « mettre de l’huile dans les rouages », sans prendre parti.
Le deuxième engagement portait sur la mobilisation du conseil régional en matière de formation professionnelle en cas de réunion des deux sites ; quant au troisième, dont j’ai parlé, il concernait les solutions offertes pour le foncier et les voiries. Nous avons enfin assuré la direction que toutes les aides publiques leur seraient acquises, à condition que le contrat soit rempli de son côté. Dans ces échanges, le groupe avait bien sûr en vue son intérêt économique, et nous, qui parlions d’une seule voix, celui du site et des personnes qu’il emploie.
Mme la rapporteure. En 1999 est né le projet de complexe réunissant les deux usines. En 2005, alors que vous étiez ministre en fonction et président de la communauté d’agglomération, la direction vous a-t-elle informé qu’elle allait abandonner la production de pneumatiques pour l’agraire ?
M. Gilles de Robien. Oui, sans doute ; mais il m’est difficile d’apporter une réponse précise sur le type de production envisagé. Le groupe entendait d’abord assurer une meilleure synergie entre les deux usines, afin d’améliorer la productivité. M. Dimoff, leader de la CGT chez Dunlop, était d’ailleurs très réceptif, malgré sa méfiance, aux propositions du groupe, et se faisait insulter par ses camardes d’Amiens-Nord pour cette raison. Mais au final, l’usine d’Amiens-Sud prospère et celle d’Amiens-Nord, après une avalanche de procédures, est menacée de fermeture : qui donc a eu raison ? Ladite fermeture pourrait au demeurant fragiliser l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, qui, malgré ses performances, pèserait moins, avec ses 800 salariés, qu’un complexe employant 1 500 à 2 500 personnes.
Mme la rapporteure. La convention 187 de l’OIT, pour la ratification de laquelle je suis rapporteure de la commission des affaires étrangères, a trait au « cadre promotionnel pour la sécurité et la santé au travail ». Le site de Goodyear pourrait-il être visé par cette convention, compte tenu de conditions de travail souvent décrites comme difficiles, avec des conséquences sur la santé ?
M. Gilles de Robien. Aucun investissement n’ayant été réalisé sur le site depuis très longtemps, les conditions de travail sont effectivement d’un autre siècle.
Cependant, les conventions de l’OIT ne s’appliquent pas à des entreprises mais à des États ; c’est donc la loi française qui doit être en conformité avec les conventions ratifiées, à charge pour l’État de faire appliquer cette loi.
M. Jean-Louis Bricout. Pourquoi vous êtes-vous rendu au siège mondial du groupe en 1999 ? Nourrissiez-vous déjà des inquiétudes sur les engagements pris en faveur du site d’Amiens ? Vous avez fait part des bonnes intentions des collectivités auprès de la direction : celle-ci vous a-t-elle sollicité pour mettre en œuvre certaines de vos propositions ?
M. Gilles de Robien. Le rôle d’un élu local est d’avoir la meilleure connaissance des conditions de travail de ses administrés et des sites d’activité sur son territoire. En ce sens, un maire ou un président de communauté d’agglomération se doit d’entretenir les meilleures relations possibles avec les décideurs économiques, sans bien entendu prendre parti. Le réseau économique du territoire, en plus de générer des ressources fiscales, crée une dynamique et des emplois, au bénéfice des conditions de vie de nos concitoyens. La démarche que nous avons entreprise en 1999, assortie d’offres de services, me semble donc normale. Nous avons d’ailleurs tenu le même discours aux dirigeants de Procter & Gamble : représentants de la terre d’accueil, nous sommes à votre disposition pour vous soutenir dans vos projets, et, au besoin, vous empêcher de prendre de mauvaises décisions. Nous avions, dans cette optique, rencontré les dirigeants européens de Whirlpool, dans un climat de tension, afin d’obtenir le maintien du site. Ce n’est peut-être pas cette démarche qui l’a sauvé, mais la qualité des relations avec les décideurs est essentielle, surtout lorsqu’ils sont loin ; aussi avions-nous des contacts réguliers avec les responsables français et européens de Goodyear et Dunlop.
Mme la rapporteure. La direction a-t-elle donné suite à l’une des trois propositions que vous lui aviez faites à Akron ? Je pense en particulier à la formation professionnelle, dont quelques auditions ont révélé qu’elle posait problème.
M. Gilles de Robien. Non. La direction a enregistré nos offres – notamment en matière de formation professionnelle dans le cadre de reconversions – et s’y est déclarée sensible, mais elle ne nous a adressé aucune demande particulière.
M. Jean-Claude Buisine. De 1999 à 2005, vous avez cherché à entretenir des relations avec la direction du groupe, avant de constater qu’elle était devenue hermétique à toute avancée. Le rôle de la ville et de la Métropole n’était-il pas, pourtant, de créer les conditions du dialogue, comme elles l’avaient fait auparavant ? Ne devaient-elles pas assurer une médiation entre la direction et les syndicats ? Il était devenu évident, en 2004 et 2005, que le climat s’envenimait : les syndicats avaient choisi de multiplier les procédures, et la direction avait durci sa position. C’était le moment, me semble-t-il, d’intervenir pour sauver la situation. Je continue d’ailleurs de croire à une issue possible, au bénéfice de l’entreprise et des 1 200 salariés du site. Or j’ai le sentiment que les collectivités ont baissé les bras.
M. Gilles de Robien. Votre sentiment ne reflète en rien la réalité. En 2005, la direction avait adopté une attitude bien plus souple sur la forme, loin de la fermeture dont elle avait fait preuve dans les années quatre-vingt-dix ; mais elle restait intransigeante sur la question des horaires, car c’était là, à ses yeux, ce qui pénalisait l’usine d’Amiens par rapport à d’autres unités de production, implantées notamment en Allemagne.
C’est à cette époque que j’ai reçu les leaders syndicaux dans la salle du conseil municipal ; le principal d’entre eux m’a affirmé, les pieds sur la table, que la direction allait de toute façon fermer l’usine, et qu’il n’y avait donc rien à négocier. Ce refus d’obliger la direction à faire la preuve de ses bonnes intentions me navrait. Les syndicats, sûrs de leur bon droit et de la qualité de leurs conseils, ont préféré la voie judiciaire – où, si je ne m’abuse, ils ont d’ailleurs obtenu des succès.
M. Jean-Louis Bricout. Nous avons interrogé des économistes et des membres de la direction sur l’intérêt du passage aux 4x8, qui est à l’origine de la rupture. Quel est votre sentiment sur ce point ? Le passage aux 4x8 était-il vraiment obligatoire pour assurer la survie du site ?
M. Gilles de Robien. Je suis incapable de vous répondre. La direction vantait les avantages concurrentiels de ce système ; quant aux syndicats, je les encourageais à faire des contre-propositions documentées en faveur de la compétitivité, au besoin sur l’aménagement temps de travail. Peut-être, argumentais-je, aurez-vous des propositions plus pertinentes que celles de la direction ; mais ils m’objectaient que les chiffres de la direction étaient faux, et qu’ils trahissaient la décision de fermer l’usine. Pour dialoguer, il faut être deux, le rôle d’un éventuel tiers étant seulement de faciliter l’échange.
M. le président Alain Gest. A-t-on envisagé de nommer un médiateur ?
M. Gilles de Robien. Pas à ma connaissance.
Mme la rapporteure. Un accord avait tout de même été conclu sur les 35 heures, moyennant une annualisation et une flexibilité. Comment, dès lors, comprendre la rupture intervenue avec la proposition de passage aux 4x8 ? Le blocage est certes venu des syndicats, mais la direction n’était peut-être pas aussi ouverte qu’elle avait pu l’être en acceptant la réduction du temps de travail.
M. Gilles de Robien. Il m’est difficile de vous répondre. Les élus locaux ne peuvent entrer dans les détails techniques de ce genre de dossiers, dont ils ne sont au demeurant pas spécialistes ; s’ils défendaient la position de la direction, ils perdraient la confiance des syndicats, et s’ils défendaient celle des syndicats, ils ne seraient plus des médiateurs crédibles aux yeux de la direction.
Le groupe était bien obligé d’accepter les 35 heures, même s’il restait libre d’en proposer des aménagements aux salariés. Les syndicats, de leur côté, ont tout à fait le droit de juger qu’un nouvel aménagement – qui en l’espèce imposait de travailler deux week-ends sur trois – est trop pénalisant, par exemple pour la vie de famille. Il faut évidemment faire des choix, mais je ne suis pas fondé à demander aux salariés d’accepter une solution dont ils ne veulent pas : en ce domaine, la neutralité s’impose.
M. le président Alain Gest. M. Demailly, votre successeur à la mairie d’Amiens, estime que les collectivités ne disposent que de peu de moyens légaux pour intervenir dans ce type de dossiers. Une évolution à cet égard vous paraît-elle souhaitable ? Si oui, quelle forme pourrait-elle prendre ? Avez-vous par ailleurs été soutenu par les gouvernements successifs sur ce dossier ?
M. Gilles de Robien. Oui : lorsque j’étais au Gouvernement, je m’en entretenais régulièrement avec Gérard Larcher, qui le suivait de près.
Je pense, sans vouloir me démarquer de M. Demailly, que les élus locaux ont un rôle majeur à jouer : les moyens légaux sont peut-être restreints, mais les moyens humains, eux, sont pour ainsi dire sans limites. Amener les gens à dialoguer, éclairer les motifs de leurs différends, est toujours une meilleure solution que la signature d’un chèque. La mission du politique est d’assurer le vivre ensemble entre des personnes qui ont parfois vocation à s’opposer. Les élus ont un rôle, non pas tant de médiateurs – car ils ne se voient pas confier la responsabilité de la décision –, mais de facilitateurs du dialogue. J’ajoute qu’ils ne sont pas tout à fait dépourvus de moyens légaux : j’ai cité la formation professionnelle pour les régions ; mais j’ai également profité, dans un esprit qui restait républicain, de mon passage au ministère de l’aménagement du territoire pour drainer des capitaux vers Amiens et y faciliter l’implantation d’entreprises – 3 500 emplois ont ainsi été créés dans les centres d’appel, l’argent privé ayant pris le relais de l’argent public. Des incitations fiscales sont également possibles.
La mobilisation d’une collectivité et son ouverture au dialogue peuvent être des arguments décisifs pour un dirigeant d’entreprise : même au plus haut niveau d’une multinationale comme Goodyear, l’aspect humain ne doit pas être sous-estimé.
M. le président Alain Gest. Selon M. Demailly, la direction du groupe a changé de stratégie, jugeant que les investissements sur le site d’Amiens devenaient difficiles. Avez-vous eu le sentiment d’une telle évolution, entre le début et la fin de votre mandat de maire ?
M. Gilles de Robien. Non ; la preuve en est que le groupe a investi 44 millions d’euros sur le site Dunlop d’Amiens : pour lui, seul le « business » compte, dès lors que l’accord lui paraît viable – même s’il n’est pas toujours très ouvert aux concessions. La direction a peut-être eu le sentiment qu’un accord avec les syndicats de l’usine d’Amiens-Nord devenait impossible ; d’où les tensions et les blocages.
Aujourd’hui, deux sites coexistent à quelque deux cents mètres de distance : l’un prospère, et nous lui souhaitons tous bonne chance ; l’autre est dans une situation grave, mais il n’est peut-être pas trop tard pour y porter remède.
M. le président Alain Gest. Monsieur le ministre, je vous remercie.
k. Audition, ouverte à la presse, de M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie
(Séance du mardi 15 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Après avoir reçu, la semaine dernière, l’actuel et l’ancien maire d’Amiens, nous entendons aujourd’hui un autre élu local concerné par le projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord.
Monsieur Claude Gewerc, soyez le bienvenu.
Depuis juin, vous êtes membre du conseil d’administration de l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), représentant des collectivités territoriales. Jusqu’en 2010, vous avez été vice-président de l’Association des régions de France (ARF), dont vous êtes actuellement le trésorier.
Depuis 2004, vous êtes à la tête de l’exécutif du conseil régional de Picardie. En 2007, vous avez vécu le projet – puis l’échec – du complexe industriel unique regroupant les usines d’Amiens-Nord et Sud. La direction de Goodyear était alors prête à investir quelque 52 millions d’euros sur cinq ans, pour en faire le plus grand site industriel de Picardie.
L’an dernier, le projet de reprise de l’activité des pneus agraires par Titan a échoué, alors qu’il aurait permis la reprise de plus de 500 salariés, en offrant aux autres des conditions de départ favorables.
Comment avez-vous vécu les deux projets industriels infructueux de 2007 et 2012 ? Qu’avez-vous fait concrètement pour favoriser leur mise en œuvre ? De quels moyens dispose la région pour défendre et promouvoir ses industries ? Enfin, quels enjeux représentent les sites industriels dans le bassin d’emploi amiénois ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Claude Gewerc prête serment.)
M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie. Permettez-moi de rappeler l’historique du dossier.
Les pneumatiques étant des produits volumineux, la proximité des constructeurs automobiles est une donnée importante du marché, lequel se divise en marchés matures – États-Unis et Europe de l’Ouest, où sont concentrés les principaux constructeurs – et marchés émergents – Asie, Europe de l’Est et une partie de l’Amérique latine, caractérisés par une forte croissance.
Dans les années quatre-vingt-dix, Goodyear a fait le choix de s’installer dans les pays émergents. En 1992, le groupe est le premier à s’implanter en Chine, où il produit sous sa propre marque. En 1997, il prend position en Inde. Ces localisations n’ont pas d’effet direct sur la production en Europe. En revanche, après la chute du mur de Berlin, en 1989, plusieurs constructeurs automobiles, dont Volkswagen, PSA et Renault, se déploient en Europe de l’Est. Entre 1999 et 2009, le nombre de véhicules assemblés dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) passe de 1,4 million à plus de 3 millions.
Le marché du pneumatique se partage entre la première monte, déterminée par les constructeurs automobiles, et le remplacement, qui dépend de l’importance du parc. Dès 1995, Goodyear choisit de se développer en Pologne, en prenant une participation dans Dębica. Le groupe annonce un investissement de 115 millions de dollars. Il s’installe en Slovénie en 1997. Dębica se situe dans une zone économique, où les entreprises sont exonérées de taxes, d’impôts sur le revenu et de taxe foncière. Ce zonage, d’abord reconduit jusqu’en 2012, vient d’être prolongé jusqu’en 2020.
La concurrence entre le site polonais et les sites français et allemands est allée en se renforçant. En 2002, Goodyear construit un important pôle logistique à Tarnów et, en 2006, entreprend de moderniser l’usine polonaise. En 2007, le groupe annonce un plan d’investissement de 100 millions d’euros sur quatre ans, pour augmenter la production de pneus à haute performance. D’ordinaire, les constructeurs se fixent près des lieux de consommation. S’ils produisent le onze, le treize ou le quinze pouces dans les PECO, ils maintiennent la fabrication du dix-sept, du dix-neuf et du vingt-et-un pouces dans l’Europe développée. Goodyear masse toute la production à l’Est. L’usine polonaise devient sa vitrine technologique. Sa production passe de 26 000 à 48 000 unités par jour, alors que celle d’Amiens-Nord ne dépasse pas 20 000. Le chiffre d’affaires de Dębica augmente de 62 millions d’euros en 2003 à 218 en 2007, puis à 247 en 2011. En 2009, la production du site polonais est exportée à 74 % vers les pays européens.
Le deuxième volet du redéploiement est l’alliance avec Sumitomo, conclue en février 1999. Celle-ci renforce la présence du groupe dans les pays développés, où les marchés sont à maturité. En Europe, elle conduit au regroupement de six usines Goodyear et de huit usines Dunlop, dans une filiale commune Goodyear Dunlop Tires Europe. Chacun des groupes possède une unité à Amiens. L’établissement de Goodyear deviendra Amiens-Nord et celui de Dunlop, Amiens-Sud. Le second sera rattaché à la filiale européenne après l’échec du plan de modernisation. Ce site avait bénéficié d’un investissement de modernisation de 100 millions de francs (15,2 millions d’euros) et se positionne sur des pneus haut de gamme. Entre les deux sites, la différence de culture industrielle et sociale, comme de situation matérielle, est significative.
Le repositionnement entraîne une vague de restructurations industrielles. Dès 1999, Goodyear annonce 2 500 suppressions d’emploi. En 2000, le groupe ferme une usine en Italie, supprime 1 500 postes dans l’usine anglaise de Wolverhampton et 400 emplois à Montluçon, ancien site de Dunlop. En 2003, il ferme l’usine de Huntsville en Alabama. En 2005, il annonce que sa production européenne chutera de 25 à 15 millions d’unités. L’année 2007 voit la fermeture de deux sites, l’un à Valleyfield, au Québec, l’autre en Australie. En 2011, celui d’Union city, dans le Tennessee, disparaît à son tour. Goodyear, qui, en 2000, possédait quatre-vingt-seize entités dans vingt-huit pays, n’en compte plus, en 2010, que cinquante-six dans vingt-deux pays.
Parallèlement aux restructurations industrielles, le groupe optimise l’organisation du travail. Dès 1995, il veut que les unités travaillent sept jours sur sept. Le premier conflit éclate à Amiens, où les syndicats s’opposent fortement au travail du dimanche. La presse signale un climat social dégradé.
En 1998, alors que l’accord Robien a réduit le temps de travail a trente-six heures par semaine, Goodyear souhaite élever la durée hebdomadaire de travail. Le groupe généralise les 4x8 à tous ses établissements. La proposition du plan de modernisation des sites survient dans un climat social tendu et dégradé à Amiens-Nord et une forte différenciation des deux sites.
En avril 2007, Goodyear propose un plan en trois volets, qui prévoit l’investissement de 52 millions d’euros sur le nouvel ensemble, la suppression de 450 postes en trois ans sans licenciement, le passage aux 4x8, avec quatre équipes au lieu de cinq (trois en semaines et deux le week-end).
Ce plan de modernisation est soumis à consultation. En octobre 2007, il est rejeté par 64,5 % des salariés. Le 17 mars 2008, Dunlop signe un accord avec la CGT, la CFTC et FO. Le site de Dunlop est bloqué. Deux responsables de la CGT sont révoqués par leur syndicat. Un boycott est lancé en juin 2008, suivi d’une consultation par correspondance. La CGT, SUD et FO appellent au boycott. Le fait qu’il y ait deux consultations, dont l’une organisée par la direction, permet à chaque partie de camper sur ses positions. On a le sentiment que la direction voulait depuis longtemps fermer le site et a joué un jeu pervers qui a fait monter la tension au sein des organisations syndicales jusqu’au point de non-retour.
La signature de l’accord chez Dunlop durcit encore les positions. Le site de Dunlop est moderne, positionné sur le haut de gamme. Dans l’usine Goodyear, qui souffre d’un manque d’investissement, le climat social est dégradé. Les 52 millions d’euros annoncés apparaissent comme un plus pour les salariés d’Amiens-Sud, tandis qu’ils apparaissent insuffisants pour les salariés du site Amiens-Nord, qui n’a pas connu d’investissement récent et reste positionné sur des gammes ordinaires. D’après les syndicats, il aurait fallu y consacrer 80 millions. L’écart matériel et social entre les deux usines explique la différence d’appréciation des personnels. Pourtant, Claude Dimoff, qui signe l’accord pour la CGT, qualifie la proposition de la direction d’ « odieux chantage ».
Les conditions contestables de la consultation, la signature de l’accord chez Dunlop et l’éviction de deux représentants de la CGT conduisent une fraction dure et jusqu’au-boutiste à tenter un bras de fer avec la direction. Celle-ci, qui n’accorde de valeur qu’à la seconde consultation, poursuit une logique qui conduit à la fermeture de l’activité de tourisme et à la cession de l’agraire.
Le groupe cède à Titan l’activité agraire en Amérique du Nord en 2005 et en Amérique latine en 2011, ce qui traduit sa volonté depuis plusieurs années de se désengager d’un secteur très technique, exigeant des investissements et des efforts en R&D. En choisissant le tourisme et en investissant dans de nouvelles unités, il se positionne sur le haut de gamme. Compte tenu de son endettement, il lui était difficile d’être leader dans les deux domaines, où l’organisation de la production et la logistique sont distinctes.
En France, Goodyear, qui a choisi de céder l’agraire et d’arrêter le tourisme, pense probablement que le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) passera plus facilement s’il est associé à la sauvegarde de 570 emplois, mais le tribunal de Nanterre a considéré qu’il s’agissait d’une seule et même opération. De ce fait, le manque d’information sur le projet de Titan a permis d’invalider le PSE. Or, tant que celui-ci n’est pas entériné, le pôle agraire n’existe pas en tant que tel.
La CFE-CGC relève cette faiblesse. En mars 2013, elle demande à la direction d’ouvrir des négociations sur un plan de départs volontaires et de séparer juridiquement les deux entités de production. Titan avait annoncé un investissement de 5,5 millions de dollars l’année de la reprise, sans donner d’information pour les suivantes, ne voulant pas s’engager au-delà de deux ans. Le montant est faible, comparé aux 100 millions de dollars consacrés à la reprise des actifs aux États-Unis et aux 20 millions d’euros qui semblaient nécessaires pour moderniser le site. Au dernier moment, M. Wamen refuse de s’engager, au motif qu’il avait demandé à Titan de s’engager sur cinq ans.
Le secteur a connu un drame social : 1 173 emplois sont frappés, voire 2 000 si l’on y ajoute la sous-traitance. À mon sens, la direction avait décidé depuis l’origine de ne pas conserver les deux sites. Avec Continental, la Picardie avait vécu une affaire similaire, mais du moins, avant l’OPA hostile, la crise de 2008 et l’obligation pour les actionnaires, qui avaient tout emprunté aux banques, de se débarrasser des sites de Compiègne et de Hanovre, le groupe avait pourtant fait le choix de produire des pneus haut de gamme. Pendant la dernière année de production, il a gagné 14 millions d’euros. Dans le cas de Goodyear, je crains qu’il n’y ait eu aucune stratégie industrielle et que le groupe ait agi au coup par coup.
J’ai fait allusion à la partie qui se jouait en permanence au tribunal de Nanterre. Un groupe aussi puissant que Goodyear aurait eu les moyens de s’offrir des conseils avisés, au lieu de prolonger une partie de ping-pong avec les organisations syndicales. La fermeture du site de Continental, gérée par des Allemands respectueux du droit européen, s’est effectuée dans des délais courts, alors que Goodyear a fait toute une cavalerie sans jamais construire sa stratégie. Si le groupe voulait vendre l’agraire, il fallait séparer les activités en amont. Cette absence de gestion lui a coûté une fortune, en dehors même de la fermeture, qui représentera peut-être encore 200 millions.
Je tiens à votre disposition tous les courriers que j’ai échangés à ce sujet. En 2007, M. de Robien m’a appelé pour me proposer de l’accompagner aux États-Unis où il devait rencontrer les représentants du groupe. J’ai accepté, mais il n’a jamais pu obtenir de rendez-vous. La direction ne manifestait aucune volonté de s’installer à la table de négociation.
Elle s’est plainte de ne pas avoir été aidée par les collectivités. Celles-ci ne pouvaient s’opposer à son départ, mais tenaient à ce que le site soit réindustrialisé, pour maintenir l’emploi. Quand les actionnaires décident de fermer une usine, s’ils respectent la loi, on a du mal à leur interdire. Mais est-il juste qu’ils interdisent au repreneur d’exercer la même activité qu’eux, ce qui entraîne la perte de tous les savoir-faire, ceux de l’usine comme des sous-traitants ? Le problème a été le même chez Continental. Quand on se réclame du libéralisme, on doit accepter le jeu de la concurrence ! C’est pour faire passer ce message que je me présente devant vous.
La région n’a pas le pouvoir d’empêcher une société de fermer une usine ou de licencier, sauf si elle a conditionné le versement d’une aide à un engagement inscrit dans un contrat. Cela n’a pas été le cas. Chaque fois que j’ai rencontré M. Dumortier, je lui ai dit que nous ne l’aiderions pas tant qu’il ne réglerait pas les problèmes en amont, car Titan, groupe texan brut de décoffrage, ne reprendrait pas l’activité si les problèmes sociaux n’étaient pas réglés par Goodyear, ne serait-ce qu’en raison du droit de suite. Or, quoi qu’en dise M. Dumortier, il n’a jamais créé les conditions de la reprise. Nous sommes arrivés au moment de vérité. Quelle politique a-t-il réellement poursuivie pendant des années ?
Je ne m’étendrai pas sur les conséquences de la situation pour la région. Parmi les salariés licenciés à Compiègne, très peu ont retrouvé un emploi. Le site n’a toujours pas été dépollué. Aucun problème n’est réglé, ce qui condamne toute possibilité de reprise. Il vous appartient de faire en sorte que, lorsque surviendra un nouvel accident, nous soyons armés pour agir et réagir.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Depuis 2004, avez-vous constaté une évolution dans le management de Goodyear ?
M. Claude Gewerc. Mon rôle n’est pas de fliquer les entreprises. Je n’ai pas à me mêler de leurs affaires lorsqu’elles ne me sollicitent pas. La Mission d’intervention économique et sociale (MIES), que nous avons créée fin 2004 et début 2005, en raison de la crise industrielle qui sévit particulièrement en Picardie, nous permet d’avoir des relations avec les entreprises en difficulté, par l’intermédiaire de leurs organisations syndicales et de leurs dirigeants.
Les membres de la MIES ont rencontré les représentants des organisations syndicales de Goodyear lorsque la tension est montée, mais, entre 2004 et 2007, nous n’avions pas de proximité particulière avec eux. À partir de 2007, nous avons régulièrement rencontré les dirigeants ou nous avons communiqué avec eux par courrier.
Mme la rapporteure. À partir de 2007, quels ministres avez-vous interpellés ?
M. Claude Gewerc. Avec le sénateur Philippe Marini, qui était pour moi un allié de poids, puisqu’il appartenait à l’ancienne majorité, j’ai interpellé plusieurs ministres, notamment sur l’affaire Continental, mais nous n’avons reçu en retour, que des réponses évasives nous assurant que le Gouvernement cherchait des solutions.
Quand se produit un accident industriel de grande ampleur, beaucoup de sociétés sont persuadées qu’il a de l’argent à gagner. Elles se manifestent, alors qu’elles n’ont pas de véritables projets. Nous l’avons constaté récemment dans l’Oise, où une société belge est venue chercher des subsides sans ouvrir, fût-ce une heure, l’entreprise qu’elle était censée reprendre.
L’AFII a été mandatée sur le dossier Goodyear. J’ai demandé qu’on essaie de trouver une solution pour le tourisme et une solution pour l’agraire. Dans le second secteur, où elle avait un temps d’avance, puisqu’elle était seule à fabriquer du radial, la société n’avait prévu aucun investissement. C’est d’autant plus dommage que, pour la troisième année consécutive, le machinisme agricole connaît une augmentation de plus de 20 %. Cependant, malgré cette conjoncture exceptionnelle, l’AFII n’a pas réussi à trouver de repreneur.
Mme la rapporteure. La direction de Goodyear a parlé de sept repreneurs potentiels, notamment sur l’agraire, qui auraient renoncé devant le montant des investissements.
M. Claude Gewerc. En matière de tourisme ou d’agraire, un fabricant de pneumatiques doit avoir un service de R&D, un service technique et un service commercial. Rien de tout cela n’existe pour l’agraire à Amiens, où est située la production. Soit la société intéressée possède déjà ces services, et ne reprend que les savoir-faire, soit elle monte un réseau complet, ce qui suppose des investissements très lourds. Et on n’en a pas trouvé.
De même, le projet de société coopérative de production (SCOP) imaginé par la CGT aurait pu fonctionner en tant qu’unité de production, mais il aurait fallu que Goodyear continue d’assurer la chaîne en amont et en aval. J’ai proposé aux représentants de Massey Ferguson, situé à Beauvais, de s’engager sur l’agraire, en travaillant en partie sur le site d’Amiens, mais ils possèdent déjà sept fournisseurs, et Amiens leur avait si souvent fait défaut qu’ils ne voulaient plus en entendre parler.
Mme la rapporteure. Vous parlez d’un défaut de production ?
M. Claude Gewerc. Quand il y a eu des mouvements sociaux, ils n’ont pas été livrés.
Je reste convaincu que notre région pourrait conserver l’agraire, puisqu’elle possède des savoir-faire, mais il faudrait retisser des liens de confiance et repartir sur de nouvelles bases.
M. le président Alain Gest. Sur les sept candidats à la reprise, cinq n’ont pas été jugés sérieux. Ils demandaient au vendeur de régler les problèmes sociaux et de remettre de l’argent dans l’entreprise sans y investir eux-mêmes. En revanche, deux ont proposé de racheter des brevets, avant de renoncer devant le montant des investissements et le climat social.
M. Claude Gewerc. J’ai rencontré un repreneur potentiel, qui chiffrait à 35 millions les investissements nécessaires, m’a demandé de les verser intégralement. Il fallait tout lui apporter, en échange de la promesse que, pendant cinq ans, il ne toucherait pas au bénéfice, qui resterait à l’entreprise. Tu parles !
L’autre réalisait des matrices de pneus, en lien avec un manufacturier. Le dossier n’a pas abouti. Je l’ai suivi point par point, en relation avec le ministère du redressement productif, ainsi que d’autres acteurs.
Mme la rapporteure. Avez-vous eu le sentiment que la direction cherchait une issue à l’appareil productif ?
M. Claude Gewerc. L’issue, c’était la porte de sortie. J’ai signé avec vous, madame la rapporteure, des communiqués très clairs : « Rien sans solution de reprise industrielle ! » Face à vous ou à M. Dumortier, je tiens le même discours, car le reliquat non financé retombera sur les collectivités locales, la région devra prendre en charge le complément de formation, le département gérera les problèmes sociaux et le reste incombera à la ville.
Il y a pire. Il existe à Amiens-Nord des sociétés qui vont bien et qui ont des projets de développement. En laissant s’installer pagaille et zizanie, on prend le risque de les laisser partir. M. Dumortier n’est pas exempt de responsabilité dans ce qui s’est passé.
M. Jean-Louis Bricout. La semaine dernière, j’ai demandé à M. Demailly, Maire d’Amiens, de quelle manière le dossier était géré par la métropole, le département et la région. Ses réponses étaient vagues. Je vous repose la question : comment se passe la coordination entre les collectivités ?
Estimez-vous que la région possède des moyens suffisants, face à un groupe international comme Goodyear ? Comment peut-on renforcer sa marge de manœuvre ? À l’échelle régionale, quel est le bilan social du dossier ? La région a-t-elle mené des actions de soutien auprès des salariés ?
M. Claude Gewerc. Je vous renvoie vos questions : c’est à vous, parlementaires, de clarifier la situation. Selon la législation actuelle, il n’est pas vrai, contrairement à ce que l’on entend dire partout, que la région exerce la responsabilité économique. Dans ce domaine, la compétence se partage entre la commune, le groupement de communes, le département, la région, l’État et l’Union européenne. Quant à leur articulation, elle ne va pas de soi, puisque la Constitution prévoit qu’aucune collectivité ne peut exercer de domination sur une autre.
M. Alain Gest. Cela ne leur empêche pas de se parler.
M. Claude Gewerc. Elles se sont parlé, mais la région ne peut pas tout faire. Puisque vous vous apprêtez à repenser le partage des compétences entre les collectivités, je vous engage à clarifier la situation. Ce sera plus simple pour tout le monde.
Dans les entreprises en difficulté, les structures que nous avons mises en place sont en lien permanent avec les organisations syndicales. Nous nous sommes réunis dans le bureau du maire d’Amiens avec le président du conseil général et vous-même, madame la rapporteure, pour arrêter des positions communes. Toutes les collectivités ont aidé financièrement les organisations à défendre l’emploi. La région a voté 50 000, puis 25 000 euros, comme elle l’avait fait lors de l’affaire Continental, pour les aider à défendre l’emploi face à une crise.
Si M. Dumortier me demande de réfléchir à l’avenir, je suis prêt à participer ; mais mon rôle n’est pas de l’aider à fermer l’établissement en apaisant la crise sociale ou de jouer le rôle de tampon face aux organisations syndicales.
Mme Barbara Pompili. Faut-il donner plus de pouvoir aux collectivités, puisqu’elles devront gérer les conséquences économiques des décisions prises par d’autres ?
Selon vous, la direction de Goodyear ne cherchait qu’à fermer le site, ce qui l’a amenée à jouer un jeu pervers. Comment faire pour éviter ce type de dérive ?
M. Claude Gewerc. Contrairement au Land allemand, la région ne possède pas de pouvoir réglementaire. C’est vous qui faites la loi, c’est eux qui doivent la respecter. La région s’occupe de la formation, mais pas de manière massive, puisque 80 % des crédits proviennent des organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA). Il faudrait clarifier le rôle de chacun et que vous mettiez en place des règles.
On prétend empêcher les sociétés de procéder à des licenciements boursiers. C’est pourtant bien ce qu’a fait Continental. Pourquoi ne pas obliger une entreprise à accepter une offre de reprise ou d’implantation d’une activité similaire à celle qu’elle abandonne, ce qui permettrait de conserver les savoir-faire ? Il faut aussi éviter d’exploser la sous-traitance. Autant de décisions qui relèvent du cadre législatif et non de la région. En revanche, celle-ci peut aider les entreprises en R&D et en formation, parce que c’est là que commence l’activité économique, liée à l’augmentation de la valeur ajoutée. C’est notre rôle, et c’est ce que nous faisons.
Pour que nous rencontrions les entreprises, elles doivent en avoir envie, car nul ne les oblige à dialoguer avec nous. Les Länder siègent au conseil d’administration des grands groupes allemands où, grâce aux banques régionales, ils jouent un rôle actif. Au moment de la crise d’EADS, avec plusieurs présidents de région, nous avons été reçus à Matignon par Dominique de Villepin. Ils étaient prêts à apporter 150 millions d’euros pour rentrer au capital de l’entreprise. Il nous a été répondu que cela ne se faisait pas, et que la somme était insuffisante. Les Länder ont apporté 450 millions. Je vous laisse comparer la manière dont le problème a été traité en France et en Allemagne.
Nous devons changer de culture pour devenir des acteurs de l’économie moderne. Le Gouvernement précédent affirmait qu’il ne voulait plus être un sleeping partner dans les conseils d’administration. C’est une excellente nouvelle, si le vœu devient réalité ! Les régions aussi en ont assez d’être des sleeping partners, alors qu’elles sont impliquées dans toutes les formes de création et d’animation qui ont trait à l’économie. Si les collectivités locales n’avaient pas créé la plateforme aéroportuaire de Méaulte et n’avaient pas financé la R&D, il y a longtemps que bon nombre d’entreprises auraient quitté la Picardie. Il serait bien que les collectivités aient voix au chapitre pour défendre les intérêts de la population.
M. Patrice Carvalho. J’ai rarement entendu une analyse aussi fine de la situation de Goodyear. La direction paraît avoir attisé la colère des syndicats, lesquels ne sont pas exempts de maladresses. On a les larmes aux yeux quand on voit les salariés se déchirer entre eux.
Attachée au maintien de l’emploi, la région s’est engagée, notamment en finançant des services d’études, pour redynamiser ou rouvrir des sites. A-t-elle versé de l’argent à Amiens-Sud ?
M. Claude Gewerc. Non, car ils n’étaient pas dans la même situation de difficulté. Pour Amiens-Nord, j’ai repris le modèle élaboré, bien avant l’affaire Continental, avec des entreprises de peinture et papiers peints de la Somme, qui avaient besoin d’aide ; mais il n’y a pas lieu d’intervenir quand une entreprise va bien. Je respecte l’indépendance des organisations syndicales.
M. le président Alain Gest. Il a été dit que vous aviez apporté des crédits pour former les employés aux nouvelles machines.
M. Claude Gewerc. Non, et cela n’aurait rien à voir avec une aide aux organisations syndicales.
M. Patrice Carvalho. Ma question était plus large : la région a-t-elle aidé certains investissements industriels ? J’ai été frappé par le contraste entre les usines d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud, que nous avions visitées.
M. Claude Gewerc. Si nous avions aidé Amiens-Sud, j’aurais eu le sentiment d’intervenir dans le conflit suscité par le passage au 4x8, en encourageant une solution au détriment d’une autre. J’ai respecté l’indépendance des organisations syndicales. Leur rôle était de prendre position ; ce n’était pas le mien.
M. Jean-Louis Bricout. Sur la santé économique de l’entreprise ou le besoin en formation – car la région pourrait s’engager sur le haut de bilan ou proposer un programme de formation –, l’information dont vous disposiez était-elle suffisante ?
M. Claude Gewerc. Quand une entreprise sollicite la région, nous rencontrons le CE et les organisations syndicales, qui nous informent sur le climat social. Il y a deux mois, j’ai été sollicité par l’usine ArcelorMittal de Montataire, qui, compte tenu de la nocivité des peintures, me demandait de mettre en place un dispositif de protection, en lien avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Depuis la loi de 2010, et la disparition de la taxe professionnelle, la région ne perçoit plus de ressources directes liées au développement des entreprises. Le seul lien avec elles est social. En contrepartie de notre aide, j’ai demandé aux responsables qu’ils s’engagent à ne supprimer aucun poste sur le site pendant trois ans. Ils ont commencé par refuser. Trois semaines plus tard, ils m’ont rappelé pour me dire qu’ils réfléchissaient.
Je n’ai pas d’autres outils à ma disposition. Quand je propose un accord à une entreprise, je peux fixer un cadre et des contreparties. Chez ArcelorMittal, j’ai souhaité rencontrer les organisations syndicales. La direction n’était pas sans réticences, mais elle savait que je ne viendrais qu’à cette condition. Aussi ont-elles joué le jeu. Nous sommes prêts à aider les entreprises lorsque le climat social est satisfaisant. Nous voulons que les organisations syndicales soient entendues.
Dans l’Aisne, pendant la crise de 2008, nous avons créé un dispositif « se former plutôt que chômer », qui s’est avéré positif.
Un soir, à Hirson, j’ai rencontré des représentants de la CGT d’Eberspächer, qui voulaient me parler d’un projet. Le lendemain, j’ai rencontré le patron, qui s’est dit intéressé. Le conseil régional a voté un dispositif, que nous avons présenté à l’ensemble des organisations syndicales régionales. En définitive, la CGT a été le seul syndicat régional à ne pas la signer. Qu’importe ? La seule condition pour accepter un accord est qu’il soit utile à l’entreprise et aux salariés, qui doivent être entendus.
M. Jean-Louis Bricout. Faut-il légiférer pour faciliter l’accès de la région aux données relatives à la santé de l’entreprise ?
M. Claude Gewerc. Nul n’a eu accès à la réalité des comptes de Goodyear, que nous avons demandé à maintes reprises. Nous devions faire confiance à la direction, quand elle affirmait perdre de l’argent. Nous avons eu des comptes consolidés, mais pas les chiffres site par site.
Autre exemple : le siège du groupe Colgate-Palmolive, dont l’usine se trouve à Compiègne, dans la circonscription de M. Carvalho, a été transféré en Suisse, où se trouvent désormais ses comptes consolidés. On nous assure que le site est déficitaire. Comment le vérifier ? Il y a une grande différence, à cet égard, entre les PME, qui doivent tout nous dire, et les grands groupes, que nous sommes obligés de croire sur parole.
M. Jean-Louis Bricout. Lorsque nous avons interrogé Goodyear sur l’enjeu économique du passage aux 4x8, qui a provoqué la rupture du dialogue social, le groupe n’a pas répondu à toutes nos questions. Or l’information est nécessaire aux collectivités qui voudraient intervenir.
M. Claude Gewerc. La loi pourrait prévoir que les comptes soient individualisés en région, ce que le conseil régional ne peut pas imposer. Le Parlement doit faire un vrai travail sur ce sujet, où règne un flou absolu. La fiscalité des PME n’a rien à voir avec celle des grands groupes, puisqu’ils ne sont pas imposés au même taux. Tant que ce point n’aura pas été clarifié, la libre concurrence restera un vain mot.
Mme la rapporteure. L’AFII a-t-elle suffisamment de pouvoir pour chercher des repreneurs au-delà de nos frontières ?
M. Claude Gewerc. L’organisation internationale doit être repensée et concentrée. En plus d’Ubifrance, toutes nos ambassades possèdent des outils économiques. La semaine dernière, à Bruxelles, j’ai réfléchi avec l’ambassadeur au moyen de tisser des liens entre la Picardie et des entreprises belges. Il faut unifier et rassembler les moyens existants.
L’AFII envisage la France de manière globale, alors que la réalité économique se vit dans les régions. Il faudrait avoir des organismes spécialisés, dans les territoires, afin qu’ils fassent le lien entre les offres et les savoir-faire locaux ou les points forts de tel ou tel endroit. L’AFII joue son rôle en défendant la France, mais elle serait plus efficace si elle se rapprochait de la réalité de l’économie des territoires. Je viens seulement d’entrer à son conseil d’administration. Il me faudra sans doute un peu de temps pour être entendu par tous.
Mme la rapporteure. Vous regrettez de ne pas avoir eu de contacts avec les ministres à partir de 2007. En avez-vous davantage avec celui du développement productif ?
M. Claude Gewerc. Je pourrais presque dire que j’en ai trop : à deux reprises, il m’a appelé pour me parler de Goodyear, alors que j’étais en vacances avec mon épouse ! Mais je ne vais pas me plaindre lorsqu’un ministre s’implique dans ce dossier.
Mme la rapporteure. Ce n’était pas le cas auparavant ?
M. Claude Gewerc. Auparavant, je n’avais pas de contact avec le Gouvernement.
Mme la rapporteure. M. Demailly a fait état d’un rendez-vous entre la région et les conseillers d’un ministre.
M. Claude Gewerc. J’ai reçu des ministres et des secrétaires d’État, ainsi que leurs conseillers, mais aucun n’est venu pour travailler directement sur Goodyear.
M. le président Alain Gest. Sur ce dossier, nous nous demandons s’il est plus pertinent d’interroger Christian Estrosi ou Éric Besson.
M. Claude Gewerc. M. Besson a été un ministre très actif.
M. le président Alain Gest. Il prétend ne pas avoir eu à connaître de ce dossier.
M. Claude Gewerc. J’ai reçu aussi Mme Lagarde, lorsqu’elle était ministre du commerce extérieur, mais je n’ai jamais travaillé sur Goodyear avec un ministre ni avec ses conseillers. S’ils ont joint des membres de mon équipe, c’est sans que j’en sois informé, ce qui signifie qu’il ne pouvait s’agir que d’une simple prise de contact.
M. le président Alain Gest. Comme M. Carvalho, je salue votre fine analyse et votre position tranchée, mais certaines de vos affirmations m’étonnent. Puisqu’il vaut mieux fabriquer les pneus à proximité des usines de montage, comment expliquer qu’à partir de 2009, l’usine polonaise ait exporté vers les pays développés, ce que j’entends dire pour la première fois ?
M. Claude Gewerc. La contradiction ne m’a pas échappé. Elle montre que le groupe n’avait pas de projet industriel en s’installant en Pologne. Il était seulement attiré par l’existence d’une zone protégée, dans laquelle il n’aurait aucune taxe à payer.
Lors de la crise de Continental, j’ai rencontré M. Barroso, auquel j’ai fait part de notre inquiétude. Il m’a assuré que l’Union européenne nous aiderait, mais, dans le même temps, elle a aussi aidé Continental à créer une usine à Timisoara. Autant dire qu’elle a payé deux fois pour qu’on produise le même nombre de pneumatiques sans aucune valeur ajoutée.
Je suis convaincu que Goodyear a été aidé en Pologne. Depuis plusieurs semaines, je cherche à savoir à quelle hauteur. Je regrette un tel manque de cohérence de la part de l’Union. J’ai présenté deux rapports au Comité des régions de l’Union européenne à ce sujet.
M. le président Alain Gest. Vous parlez d’un investissement d’une centaine de millions, alors que Dunlop avance le chiffre de 44 millions.
M. Claude Gewerc. La somme que je cite inclut les premiers investissements. La situation de Dunlop et de Goodyear n’a plus rien de commun. Depuis 2006, certains conseillers de Goodyear prétendaient que le site devait fermer. Peut-être étaient-ils mieux informés que nous ne le pensions. Il se peut que, depuis l’origine, le groupe n’ait pas voulu gérer deux sites, et qu’il ait créé les conditions qui lui permettraient, à terme, de n’en conserver qu’un.
Mme la rapporteure. Pourtant, en échange du passage aux 4x8, la direction avait proposé de créer un grand complexe intégrant un pôle de recherche sur le pneumatique.
M. Claude Gewerc. C’était une carotte imaginaire. Seul le bâton était réel.
Mme la rapporteure. D’autant que le projet intégrait le secteur agraire, auquel Goodyear a renoncé à partir de 2009.
M. Claude Gewerc. Ce n’est pas un hasard. Reste que le groupe était en avance dans ce secteur, et qu’il aurait pu gagner de l’argent en cédant le pôle agraire. On ne voit pas quelle stratégie industrielle et commerciale il a poursuivie. Il semble qu’il ait agi au coup par coup, en adoptant la manière américaine : on décide, on fait.
Mme la rapporteure. Êtes-vous inquiet pour l’usine d’Amiens-Sud ?
M. Claude Gewerc. Nous devrons être vigilants. Si le groupe réussit à fermer le site d’Amiens-Nord et que celui-ci n’est pas réindustrialisé, ce sera peut-être – malheureusement – le début d’une longue histoire.
M. le président Alain Gest. Goodyear est arrivé en 2007 avec un projet industriel, qui ne vous a pas convaincu, mais que le PDG avait déjà évoqué en 1999 au siège social américain devant Gilles de Robien. À vous entendre, le groupe espérait que le personnel refuserait les 4x8, ce qui lui fournirait un prétexte de fermer le site.
M. Claude Gewerc. Dès lors que le groupe souhaitait réduire de moitié la production européenne et qu’il avait réalisé d’importants investissements en Pologne, il n’était pas possible que les autres sites demeurent pérennes.
Le problème n’est pas ce qu’ont dit les dirigeants du groupe, mais ce qu’ils ont fait, à Amiens et ailleurs. On aurait pu les croire si, tout en délocalisant l’activité de onze, treize ou quinze pouces en Pologne, ils avaient fait d’Amiens un site d’excellence sur les gros gabarits, pour le marché européen à plus forte valeur ajoutée.
M. le président Alain Gest. S’ils avaient l’intention de fermer, pourquoi avoir investi 44 millions en quatre ans pour moderniser Amiens-Sud, ce qui a eu pour effet de maintenir l’activité et de modifier le travail des salariés ?
M. Claude Gewerc. Je ne peux pas parler à la place des dirigeants, mais je connais leur méthode. La procédure, qui traîne depuis six ans, a coûté beaucoup plus de 44 millions, alors que le groupe avait les moyens de s’offrir un conseil capable de rédiger correctement les actes. Continental a réglé beaucoup plus vite un problème du même type.
M. le président Alain Gest. Quand Titan, qui a repris l’activité agraire aux États-Unis puis en Amérique latine, s’est rapproché du groupe, pourquoi n’avez-vous pas participé à la réunion où siégeaient le maire d’Amiens et le président du conseil général ?
M. Claude Gewerc. Je n’étais pas en France, à cette date. J’ai eu connaissance de la réunion à la dernière minute.
M. le président Alain Gest. Avez-vous rencontré le patron de Titan à une autre occasion ?
M. Claude Gewerc. Nous avons eu des échanges, mais le climat s’est détérioré très vite. J’avais donné mandat au préfet de région pour mener la négociation. Nous étions prêts à aider Titan en matière de formation, et nous avons tenté de créer les conditions favorables pour l’aider à reprendre le site.
M. le président Alain Gest. Pensez-vous que son projet était viable ?
M. Claude Gewerc. Titan voyait dans le site une opportunité de reprendre le pneu agraire en radial. Il s’intéressait aux progrès considérables intervenus en matière de machinisme agricole, qu’il s’agisse de la taille des pneus ou des procédés qui permettent de herser à différents niveaux, pour travailler le sol de manière durable. Le problème est que Goodyear n’avait pas pris le soin de scinder les deux activités. En outre, Titan voulait que Goodyear règle le problème social, ce qui n’a pas été fait.
M. le président Alain Gest. S’il n’a pas donné suite, c’est essentiellement pour des questions d’organisation interne ?
M. Claude Gewerc. Selon le préfet, Titan posait certaines conditions, mais le règlement du problème social était un préalable. La solution devait passer par Nanterre. C’était l’époque où l’on parlait de départs volontaires. Il était hors de question que le repreneur paie la facture laissée par Goodyear.
M. le président Alain Gest. Il serait intéressant de connaître le point de vue du préfet Delpuech, qui s’est beaucoup impliqué dans ce dossier.
M. Claude Gewerc. J’en ai souvent parlé avec lui. Il était optimiste à l’égard de Titan, mais celui-ci avait été très clair : pas question d’arriver dans un contexte de grèves. Le problème devait avoir été traité en amont.
M. le président Alain Gest. Ceux que nous avons auditionnés incriminent tous la direction ou les services de ressources humaines de Goodyear. Est-ce à dire qu’il n’y a pas eu de responsabilités locales ? Vous avez parlé d’une partie de ping-pong. Ce sport se joue à deux partenaires.
M. Claude Gewerc. Si la direction avait été plus compétente, il n’y aurait pas eu de match. Il suffisait d’agir dans les formes, en respectant la loi nationale et en prenant le conseil de cabinets spécialisés. Combien de procès la direction a-t-elle perdu en six ans ? Les conséquences, en matière financière et sociale, sont effrayantes.
M. le président Alain Gest. La responsabilité en incombe-t-elle seulement à Goodyear ?
M. Claude Gewerc. Je n’ai pas dit cela, mais nous nous sommes souvent inquiétés, M. Delpuech et moi, à l’idée des tensions que Goodyear pourrait faire naître dans la zone d’Amiens-Nord. Au moment même où Mersen se développait dans l’éolien et où le secteur pharmaceutique gagnait des parts de marché, on pouvait craindre un mouvement social généralisé, qui compromettrait tous les projets locaux de développement. Pourquoi le groupe n’a-t-il pas réglé le problème une fois pour toutes, en s’offrant les services d’un bon cabinet d’avocats ?
M. le président Alain Gest. Pensez-vous qu’il ait sciemment organisé sa défaite judiciaire ?
M. Claude Gewerc. Vous m’avez mal entendu. J’ai dit que ses dirigeants ont agi à l’américaine – « on veut, on fait » –, sans tenir compte de la législation française, qui ne permet pas d’agir ainsi. J’ai récemment rencontré des Anglais qui regrettaient le manque de souplesse de notre droit du travail. Ils aimeraient réagir chez nous aux hausses et aux baisses de l’activité, comme ils le font dans leur pays. Aux États-Unis, la main-d’œuvre décroche sa caravane et se déplace à la demande. Elle possède une culture de la mobilité. À Amiens, elle a dit non.
M. le président Alain Gest. Les dirigeants de Goodyear connaissaient parfaitement la culture française : le groupe était présent à Amiens depuis cinquante ans.
M. Claude Gewerc. Dans ce cas, c’est encore plus grave. Si Goodyear avait mis une bonne équipe d’avocats sur le dossier, comme l’a fait Continental, la CGT n’aurait jamais pu s’emparer, comme elle l’a fait, de toutes les sottises commises par les dirigeants. Chaque fois qu’elle a remporté une victoire, elle a initié une nouvelle procédure. Le dossier dure depuis 2007. La direction de Goodyear est-elle incompétente ou a-t-elle fait un choix délibéré ? Je n’ai pas la réponse.
M. Jean-Claude Buisine. Face à ce gâchis financier, social, industriel et humain, existe-t-il encore une lueur d’espoir pour les 1 173 salariés de la zone industrielle d’Amiens-Nord ?
M. Claude Gewerc. La seule solution est qu’un repreneur s’implante sur le site, puisque Goodyear cherche à s’en aller, mais il sera difficile que quelqu’un s’installe sur un territoire où la paix sociale paraît compromise. Nous devrons payer six à sept ans de conflit. A la limite, si la direction avait fermé tout de suite, tout le monde y aurait gagné, et peut-être aurait-on déjà trouvé des solutions. Le gâchis a été total.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie de ces propos francs et directs.
l. Audition, ouverte à la presse, de M. Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail
(Séance du mardi 22 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Après l’audition des élus locaux, nous commençons aujourd’hui celle des ministres du Travail et de l’Industrie, anciens et actuels.
Monsieur Xavier Bertrand, soyez le bienvenu.
Vous êtes député de la deuxième circonscription de l’Aisne, en Picardie, et maire de Saint-Quentin. En tant que ministre du Travail, de l’emploi et des relations sociales sous les trois gouvernements de François Fillon, vous avez suivi les étapes de la restructuration des deux usines Goodyear d’Amiens.
En 2007, le projet de créer un complexe industriel réunissant les deux usines n’a pas pu voir le jour en raison d’un différend avec les salariés de l’usine d’Amiens-Nord, qui, contrairement à ceux d’Amiens-Sud, n’ont pas accepté une organisation du travail en 4x8.
En 2008, un premier projet de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) tendait à supprimer 402 postes sur l’activité tourisme. Un deuxième PSE, survenu en 2009, dans un contexte de crise économique, prévoyait la suppression de 817 postes.
En 2011-2012, le projet de reprise par Titan de l’activité de pneus agricoles, qui prévoyait la reprise de plus de 500 salariés et un plan de départs volontaires, n’a pas abouti.
Le 31 janvier 2013, Goodyear a décidé de fermer l’usine d’Amiens-Nord, en supprimant 1 173 postes.
Comment avez-vous vécu les différentes phases de ce conflit ? Quelle a été votre action face à la multiplication des plans sociaux ? Comment appréciez-vous la façon dont s’est passé le dialogue social dans l’entreprise, et plus largement dans notre pays ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Xavier Bertrand prête serment.)
M. Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail. Le ministère du travail n’était pas au premier plan dans le suivi de ce dossier, qui revenait au ministère de l’industrie. Bercy est en première ligne sur les affaires de montage économique. Toutefois, à partir de novembre 2011, un de mes conseillers, Bruno Dupuis, qui travaillait sur tous les projets de restructuration, s’est penché sur cette affaire.
Vous avez rappelé que la première offre de Titan a expiré en novembre 2011. Lorsque son P-DG, Maurice Taylor, a opéré un retrait très médiatisé, en critiquant fortement l’attitude de la CGT, j’ai cherché à savoir, par l’intermédiaire de Bruno Dupuis, si sa position était irrévocable, et s’il n’était pas possible que Titan redépose une offre, dont il faudrait préciser la portée et le niveau d’investissement.
Je cherchais à renouer de manière informelle les discussions avec la CGT, Pierre Ferracci, président, et Laurent Rivoire, directeur associé de Secafi, cabinet qui assistait le comité central d’entreprise (CCE) et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Goodyear France.
Dans un secteur d’activité très capitalistique, Titan apparaissait comme le seul groupe vraiment intéressé par Amiens-Nord. Il avait déjà repris plusieurs usines de Goodyear dédiées à l’agraire, notamment celle de Sao Paolo (Brésil), mais il n’en possédait aucune en Europe, où il devait s’installer s’il voulait devenir leader mondial du secteur. Pour lui, l’usine Amiens, centrale en Europe, aurait été un véritable atout.
Après un premier échange à Paris entre le président de l’activité pneus de Titan, Bill Campbell, et le directeur financier du groupe, Paul Reitz, en décembre 2011, Titan est revenu à la table des discussions. Son président a écrit au préfet de la Somme.
Sous la présidence de Bruno Dupuis, une rencontre a été organisée le 3 janvier 2011, à la direction générale du Travail, avec la CGT, assistée de Me Fiodor Rilov, et le cabinet Secafi, représentant le CCE de Goodyear France. M. Campbell a présenté son plan de développement et les engagements que consentirait Titan pour reprendre l’activité agraire d’Amiens-Nord. Il a dévoilé sa stratégie, en explicitant sa volonté de fabriquer des produits pondéreux en Europe et de disposer à Amiens d’une base complète réunissant fabrication, réseau commercial et R&D. Il a répété que Titan n’irait pas au-delà de ses engagements, notamment pour la fabrication des pneus de tourisme : Goodyear devrait accompagner la cessation d’activité. Enfin, il a précisé que Titan prospectait en vue de reprendre d’autres sites, notamment en Italie et en Tchéquie.
La réunion s’est poursuivie, le 4 janvier 2012, par un entretien bilatéral d’une demi-journée, facilité par la présence d’un interprète, entre Bill Campbell et Mickaël Wamen. Les relations s’étant renouées entre la CGT et Titan, M. Campbell s’est engagé à apporter des précisions par écrit et en français, ainsi qu’un plan de développement répondant aux demandes formulées à propos du document en anglais sur lequel il s’était appuyé lors de sa présentation.
Au terme de la rencontre, les parties sont convenues de se retrouver dès que l’échange d’informations permettrait d’avancer dans la discussion, le projet de Titan restant conditionné par le retrait de Goodyear à Amiens-Nord. M. Campbell a respecté son engagement en fournissant, au cours de la seconde quinzaine de janvier 2012, une version en français de son plan de développement.
Parallèlement, nous avons provoqué, le 17 janvier 2012, dans mon ministère, une rencontre avec Arthur de Bok, président de Goodyear-Dunlop pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient (zone EMEA). Nous voulions vérifier la rationalité économique de la décision de Goodyear et sa stratégie pour Amiens-Nord. Je tenais également à savoir dans quelles conditions le groupe assurerait son désengagement partiel, en garantissant un accompagnement social approprié des salariés et du territoire.
M. de Bok a répondu à mes questions. Après avoir présenté les raisons économiques pour lesquelles Goodyear se désengageait d’Amiens-Nord, il a précisé que le groupe maintiendrait en France une activité industrielle substantielle sur plusieurs sites de production, dont Amiens-Sud et Montluçon. Pour Amiens-Nord, il s’est engagé à trouver des moyens et à fournir un planning qui permettrait d’étaler et d’accompagner les départs sans imposer aux salariés de contrainte immédiate. Enfin, il a promis de réunir l’implantation de Titan et de créer des conditions favorables à la poursuite, voire au développement de l’activité agraire, ce qui sauverait plus de 500 emplois.
Au cours de la période qui a suivi, il a fallu faire avancer le projet qui nécessitait un dialogue tripartite nourri et constructif. La CGT, particulièrement sa fédération de la chimie, qui trouvait le plan de développement solide et crédible, ne s’est jamais engagée publiquement, alors que son impulsion aurait pu être déterminante. De facto, la stratégie de la CGT d’Amiens-Nord a été entièrement construite par Me Rilov. Sans aller jusqu’à parler, comme certains, d’obstruction juridique, je continue de penser que le contexte préélectoral du premier semestre 2012 – on prêtait à certains l’intention de se présenter lors des élections législatives à la succession de Maxime Gremetz, Arnaud Montebourg était, lui aussi, en campagne électorale – n’a pas encouragé un dialogue social et territorial constructif.
À mon initiative, une nouvelle réunion a été programmée par l’intermédiaire de Bruno Dupuis. M. Campbell et M. Reitz sont revenus en France le 11 février, pour rencontrer à nouveau la CGT et les autres syndicats de Goodyear. À la dernière minute, Me Rilov a insisté pour que l’entrevue ait lieu à Amiens et non, comme prévu, à Paris, dans les locaux du ministère de travail. C’est à partir de cette date que le dossier a dérivé.
Il fallait trouver un accord qui aurait permis de traiter globalement la situation, et que des juristes auraient ensuite finalisé. Pierre Ferracci considérait que la guérilla judiciaire et médiatique était une voie sans issue. Le DRH de Goodyear, Jérémie Pieri, avait engagé, grâce à des contacts informels, un travail d’ingénierie sociale. Bruno Dupuis a contribué à rapprocher les points de vue, ce qui n’était pas une mince affaire.
Il s’agissait de bâtir un plan intégrant une période de volontariat, ce qui permettrait une mise en œuvre progressive. On distinguait en première approche trois types de parcours adaptés à la situation des 600 personnes qui ne seraient pas reprises par Titan. Le 17 janvier 2012, j’ai interrogé à ce sujet les dirigeants de Goodyear.
Chaque parcours concernait environ 200 personnes. Le premier visait à améliorer certaines fins de carrière, grâce à une préretraite d’entreprise. Le second prévoyait le reclassement rapide des employés qui avaient un projet personnel. Le troisième concernait ceux dont l’employabilité nécessitait un accompagnement plus sophistiqué et plus long. Celui-ci serait confié à une antenne emploi spécifique, qui préparerait les mobilités et les transitions professionnelles. L’effectif du site décroîtrait progressivement pour atteindre celui prévu par Titan pour la seule activité agraire.
Si j’en crois Bruno Dupuis, M. Wamen ne s’est pas montré hostile à cette solution au cours des entretiens bilatéraux menés en dehors de Me Rilov. C’est dans ce contexte – après nous être entretenus, moi avec Bernard Thibault, Bruno Dupuis avec Carlos Moreira, de la CGT – que j’ai accordé, le 18 février 2012, une interview au Courrier picard.
Cet entretien, dans lequel j’encourageais la CGT à ne pas laisser passer l’occasion de préserver l’activité industrielle d’Amiens-Nord, a fait couler beaucoup d’encre. On m’a reproché de faire pression sur le syndicat, alors que je prenais simplement mes responsabilités, en disant, sans agressivité, qu’il s’agissait d’une opération de la dernière chance. De fait, après mars, il est devenu très difficile de faire avancer la discussion entre la CGT et la direction de Goodyear. Les interventions politiques d’Arnaud Montebourg et de François Hollande n’ont certainement pas facilité les choses.
Je suis le seul responsable politique à avoir pris position publiquement sur ce dossier, alors que je n’étais pas officiellement en première ligne. Je pensais qu’il fallait à tout prix éviter un désastre social, industriel et territorial, après épuisement des recours judiciaires. Bruno Dupuis a fait le maximum pour rapprocher les points de vue, mais sa bonne volonté n’a pas suffi.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Avec quel ministre de l’industrie avez-vous travaillé sur ce dossier ?
M. Xavier Bertrand. Éric Besson.
Mme la rapporteure. Quelle était l’offre de Titan en matière d’investissement ?
M. Xavier Bertrand. Je n’ai plus le détail en tête. N’étant pas en première ligne, j’ai agi de manière informelle. Tous les dossiers de restructuration étaient gérés par Bercy, avec qui Bruno Dupuis était en contact. L’essentiel était que le groupe offre des garanties, et qu’on parvienne à créer, par le contact personnel, les conditions de la confiance. C’est ainsi qu’on parvient à dégager une volonté commune, au-delà de ce qui peut être dit et écrit.
Il fallait savoir si Titan était réellement intéressé et pouvait se donner les moyens de pérenniser les emplois, en d’autres termes si l’usine d’Amiens pouvait devenir la base européenne dont le groupe avait besoin. La confiance m’importait plus que les éléments chiffrés, qui sont publics, donc faciles à retrouver.
L’offre n’a pas considérablement évolué pendant que j’étais en responsabilité. Seules quelques précisions lui ont été apportées.
Mme la rapporteure. Avez-vous eu le sentiment que Goodyear recherchait un repreneur pour la partie agraire ? Titan cherchait-il à pérenniser l’activité de ce secteur ?
M. Xavier Bertrand. Compte tenu des obligations qui lui incombaient et de la difficulté de reclasser les employés, Goodyear avait intérêt à trouver un repreneur. Or Titan avait besoin d’une implantation européenne, et Amiens ne manquait pas d’atout. Les deux groupes pouvaient par conséquent s’entendre.
Pour parler plus franchement, Titan n’était pas un repreneur potentiel. C’était le seul véritable repreneur. Malgré de nouvelles prospections, et bien qu’Arnaud Montebourg ait confié un mandat à l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), aucun autre industriel ne s’est présenté.
M. le président Alain Gest. Sept repreneurs ont jeté l’éponge, soit parce qu’ils manquaient de moyens, soit en raison du climat social de l’entreprise. Deux d’entre eux étaient des industriels. Les autres étaient des fonds d’investissement.
Mme la rapporteure. En tant que ministre du travail et élu de la Picardie, estimez-vous que ce territoire était sous-doté ? On a dit notamment que Pôle emploi n’avait pas les moyens d’accompagner les salariés licenciés ou que la formation était insuffisante.
M. Xavier Bertrand. Le taux de chômage de la région étant l’un des plus élevés de France, il était difficile de reclasser les personnels dans d’autres voies professionnelles. Néanmoins, les services de Pôle emploi, joints à une antenne spécifique, auraient pu trouver des solutions.
Lors des nombreuses restructurations que j’ai connues dans le Saint-Quentinois, notamment dans le textile, le taux de réinsertion a été supérieur à la moyenne nationale, sans atteindre, hélas, 100 %. En Picardie comme ailleurs, il existe des solutions. Les équipes de Pôle emploi ont été renforcées plusieurs fois. Le plus difficile est de trouver des entreprises à même de recruter, même s’il faut que les futurs employés se reconvertissent.
Un plus grand nombre de structures, d’outils ou de moyens n’aurait pas changé la donne. Beaucoup de Picards, surtout quand ils atteignent un certain âge, pensent qu’ils ne retrouveront pas d’emploi. On ne peut leur en vouloir. Sur ce dossier, il a manqué aux représentants du personnel, à Titan et à Goodyear, d’avancer ensemble.
Mme la rapporteure. En tant que ministre de la santé, avez-vous eu à discuter des conditions de travail des salariés ?
M. Xavier Bertrand. Je ne me souviens pas que la médecine du travail ait reçu aucun rapport sur le sujet, mais je peux le vérifier, et vous répondre par écrit. Cela dit, tout le monde connaissait les différences qui opposaient Amiens-Sud et Amiens-Nord.
Mme Isabelle Le Callennec. Quand nous les avons auditionnés, les responsables de Goodyear nous ont dit qu’ils avaient été près de trouver un accord. Pourquoi ne l’ont-ils pas finalisé ? Comment le faire aujourd’hui, où un repreneur est à nouveau sur les rangs ?
M. Xavier Bertrand. Étant désormais éloigné de ce dossier, je n’en connais plus les tenants et les aboutissants. Il faut savoir si le projet est confirmé, ce qui semble être le cas. Je déplore que la nouvelle proposition concerne moins de salariés que la précédente, même si elle prévoit des garanties complémentaires. Il faut aussi vérifier qu’en matière de contexte social, le repreneur trouvera des conditions satisfaisantes.
J’ai déjà commenté le fond et la forme de la lettre adressée par Maurice Taylor à Arnaud Montebourg. Si Titan revient à la charge, c’est que le site et la qualité du personnel l’intéressent toujours. Reste à savoir si les autres acteurs ont envie de saisir cette opportunité.
Il est une question que j’aimerais poser à Me Rilov : pourquoi a-t-il tout fait, au dernier moment, pour déplacer de Paris vers Amiens la réunion du 11 février 2012, ce à quoi ni les avocats de Goodyear ni ceux de Titan ne se sont opposés ? Ce changement de lieu a initié un changement de stratégie.
M. Jean-Louis Bricout. Vous avez déclaré au Courrier picard, en février 2012, que la CGT devait accepter le projet de Titan, qui prévoyait la reprise de 537 emplois et 11 commerciaux. Comment jugez-vous celui qui vient d’être annoncé, qui prévoit le maintien de 333 emplois et que la CGT juge insuffisant ?
M. Xavier Bertrand. J’aurais aimé que la CGT saisisse, en son temps, la première proposition. On sait ce qu’est devenu le projet de société coopérative et participative (SCOP), qu’elle avait présenté.
Dans l’interview que j’ai accordée au Courrier picard, le 18 février 2012, je disais ceci :
« La CGT majoritaire doit dire clairement qu’elle croit dans le plan de développement de Titan qui consiste en la reprise de 537 emplois, plus 11 commerciaux, [pour] faire d’Amiens la base de pénétration du marché européen en y implantant la recherche et le développement, la fabrication et le commercial. Nous avons étudié durant des semaines les détails de ce plan, il est solide et nous y croyons. La seconde condition est que Goodyear doit veiller à ce que la transition se déroule sans départs contraints. Chaque salarié doit pouvoir avoir une solution qui lui convient. Je pense par exemple à Dunlop à Amiens Sud, qui embauche. J’ai veillé également à ce que Goodyear prenne des engagements forts en termes de revitalisation du bassin d’emploi. »
Aujourd’hui, en l’absence d’autre proposition, il faut regarder l’offre de Titan, bien qu’elle soit moins intéressante, compte tenu de l’aggravation de la situation économique. Mais, si l’on ne peut sauver que 333 au lieu de 537, à qui la faute ?
M. Jean-Louis Bricout. Vous dites avoir veillé à ce que Titan s’engage à revitaliser le bassin d’emplois.
M. Xavier Bertrand. Des parcours ont été proposés à trois groupes d’environ 200 personnes. On tenait compte de leur rapport à l’emploi, de leur âge ou de leur niveau de formation, qu’il aurait fallu compléter pour permettre une réorientation professionnelle. On envisageait également les possibilités de reclassement. Des contacts avaient été pris avec des acteurs locaux, ainsi qu’avec les services du ministère de l’économie chargés de l’industrie.
Mme la rapporteure. Que pensez-vous du projet de SCOP ?
M. Xavier Bertrand. Je vois mal comment je pourrais formuler un avis à son sujet, n’étant plus ministre en exercice depuis un an et demi.
En l’absence d’autre perspective, les propositions qui pouvaient aider au maintien de l’activité méritaient d’être regardées, mais, selon l’expert du CCE, le projet de SCOP n’avait pas de fondement économique sérieux. Il a tourné court, malheureusement pour l’activité économique, pour les salariés et pour la revitalisation du secteur.
M. Jean-Claude Buisine. M. de Robien regrette que la direction de Goodyear ait été hermétique à toute négociation avec le personnel. Est-elle responsable de la stratégie mise en œuvre à partir de 2006-2007, pour favoriser l’usine d’Amiens-Sud au détriment de celle d’Amiens-Nord ?
M. le président Alain Gest. Pensez-vous, comme Claude Gewerc, que la stratégie de Goodyear était, depuis des années, de fermer le site d’Amiens ?
M. Xavier Bertrand. En 2006-2007, je n’étais pas ministre du travail. Dans ce dossier, je n’étais l’avocat de personne, ni de Goodyear ni de Titan. Je cherchais seulement à savoir qui préserverait l’emploi.
En 2009, lorsqu’il a été présenté, le plan social s’inscrivait dans un contexte international. Rien ne me permet de dire qu’on ait favorisé un site au détriment d’un autre. D’ailleurs, pour nouer un dialogue, il faut être deux. Quand on n’y parvient pas, lequel des deux interlocuteurs faut-il incriminer ?
Pour avoir vu, en tant qu’élu local, nombre d’entreprises en difficulté, je sais que, si l’on décide de réduire l’activité, mieux vaut qu’il y ait un repreneur. Goodyear s’étant depuis quelque temps désengagé de l’agraire, on ne voit pas au nom de quoi il aurait freiné l’arrivée de Titan. La situation n’était donc pas la même qu’à Florange. Puisqu’on entrevoyait la possibilité de renouer le dialogue, il fallait le faire.
M. Bricout se souvient certainement qu’à Fresnoy-le-Grand, après la disparition complète du textile, nous avons trouvé des solutions en mettant en place des cellules de reclassement.
M. Jean-Louis Bricout. Comment faire pour renouer le dialogue, compte tenu du climat social dégradé qui règne chez Goodyear ? Faut-il nommer d’autres représentants, pour revenir à un climat plus sain ? Faut-il désigner un médiateur ?
M. le président Alain Gest. Des élus locaux comme Gilles Demailly et Claude Gewerc suggèrent que les collectivités territoriales pourraient être représentées au conseil d’administration des groupes industriels.
M. Xavier Bertrand. Les collectivités territoriales ont intérêt à favoriser le développement économique, mais je ne veux pas entrer dans un débat picardo-picard. D’ailleurs, à quel titre siégeraient-elles au conseil d’administration ? Prendraient-elles part au plan de financement et d’investissement ? Dans ce cas, on entrerait dans une autre forme d’économie.
Quand les salariés, dont je n’ai pas oublié le vote, aux dernières élections professionnelles, se prononceront sur le plan proposant de maintenir 333 emplois, ils devront se souvenir que le premier projet prévoyait d’en conserver 537. J’aurais préféré 537 emplois à 333, mais il vaut mieux en préserver 333 qu’aucun. Même si je ne suis pas directement concerné par le dossier en tant qu’élu, je souhaite que la région conserve une activité qui emploie plusieurs centaines de personnes.
Au reste, dans l’attitude des syndicats, il faut faire la part de la théâtralisation, qui caractérise souvent le début des discussions. Chacun sait que la terre amiénoise ne pourra pas refuser tous les projets de reprise.
M. Jean-Louis Bricout. Depuis les premiers échanges, on a le sentiment d’assister plus à une confrontation qu’à un dialogue.
M. Xavier Bertrand. Ce matin, en lisant Le Courrier picard, j’ai été frappé par une expression. Comment un syndicat peut-il parler de « foutage de gueule » dans la situation actuelle ? Il devra assumer ses responsabilités.
Je m’étonne aussi qu’en l’absence de Me Rilov, M. Wamen ait paru plus désireux de négocier que lorsqu’il était accompagné par lui. Quelle stratégie l’avocat de la CGT a-t-il poursuivie dans ce dossier, notamment quand celui-ci semblait proche de se dénouer ? À votre place, je ne me priverais pas de lui poser la question.
M. le président Alain Gest. Pouvez-vous être plus précis ?
M. Xavier Bertrand. J’ai eu le sentiment que, le 4 janvier 2012, à Paris, M. Wamen avait été à l’écoute. Le dossier n’a plus avancé de la même manière quand Me Rilov est intervenu. Pourquoi celui-ci a-t-il tenu à délocaliser la réunion du 11 février 2012 ?
Mme la rapporteure. Comment votre action s’articulait-elle avec le ministre de l’Industrie ?
M. Xavier Bertrand. Nos administrations avaient des échanges réguliers. Chaque fois qu’une rencontre avait lieu, Bruno Dupuis en rendait immédiatement compte à ses homologues du ministère de l’Industrie, avec lesquels il avait établi des relations de confiance. Les liens étaient étroits, notamment lors de la crise financière de 2008-2009, puis lors de celle des dettes souveraines de 2010-2011.
Je ne crois pas qu’il aurait fallu regrouper ces ministères, comme l’ont suggéré certains, puisque nous ne gardions aucune information pour nous. Bruno Dupuis a un profil atypique. C’est un homme de terrain. Il a travaillé dans les directions départementales du ministère du Travail. Il représentait une plus-value pour mon administration, car il a réussi à débloquer un grand nombre de dossiers, dont on a peu parlé, précisément parce qu’il les avait réglés.
Mme la rapporteure. Établissez-vous un lien entre le dossier Goodyear et celui de Continental ? Les moyens mis en place pour accompagner les salariés après la fermeture de l’usine de Clairoix ont-ils été suffisants ?
M. Xavier Bertrand. Je suis venu parler de Goodyear, et non de Continental. Un seul point me rend perplexe dans ce dossier : pourquoi a-t-on trouvé des solutions à Sarreguemines et non dans l’Oise ? Normalement, le ministère du Travail intervient après un drame économique. L’État n’a pas le droit d’être absent. Les préfets avaient toute latitude pour agir, ainsi que les sous-préfets, dont nous avons étendu les compétences.
Mme la rapporteure. Quand vous étiez ministre, avez-vous manqué d’outils législatifs pour mener à bien votre action ?
M. Xavier Bertrand. Non. Le ministère du Travail jouait un rôle atypique, qui se situait en amont de ses attributions traditionnelles. Intervenir après coup, une fois les décisions prises, n’est pas une bonne solution. Cela dit, ce point ne relève pas de la législation. C’est davantage un problème d’architecture.
J’ai souvent agi en amont, de manière informelle. Les bonnes relations que j’entretenais avec Éric Besson m’y aidaient. La situation aurait été plus compliquée si nos administrations s’étaient regardées en chiens de faïence.
M. le président Alain Gest. Le climat social qui régnait dans le groupe a frappé tous nos interlocuteurs. Avez-vous rencontré des tensions comparables dans d’autres entreprises ?
M. Xavier Bertrand. Il y a eu sur ce dossier une cinquantaine de procédures, dans lesquelles la justice a donné raison aux plaignants. J’ai déjà rencontré des difficultés analogues dans des entreprises dont je n’ai plus le nom en tête.
J’ai conclu par ces mots l’interview au Courrier picard du 18 février 2012 : « Ce n’est que par le dialogue qu’une solution sera trouvée pour les salariés. Si je lance cet appel aujourd’hui, c’est que maintenant le temps presse. Titan ne va pas maintenir son offre indéfiniment. Il y a maintenant urgence à ce que chacun prenne ses responsabilités parce qu’il n’y a pas de meilleure solution pour l’avenir des emplois concernés. »
Je ne retire rien à cet appel qui, hélas, n’a été ni entendu ni suivi.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
m. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin
(Séance du mercredi 23 octobre 2013)
Mme Isabelle Le Callenec, présidente. Mesdames, messieurs, après l’audition, il y a quelques semaines, des dirigeants de l’entreprise Goodyear, nous procédons aujourd’hui à celle du représentant d’un autre grand groupe industriel fabricant de pneumatiques : Michelin.
Permettez-moi d’abord d’excuser le président Alain Gest, retenu par d’autres obligations. Il m’a fait l’honneur de me confier la présidence de notre réunion de ce jour et mon appartenance au groupe principal d’opposition, l’UMP, assure le principe de parité politique de nos travaux.
Je souhaite la bienvenue à M. Éric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin.
Monsieur le directeur, comme les précédentes, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en vidéo. Un compte rendu de nos débats sera établi et vous sera soumis. Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole pour un court exposé introductif. Ensuite notre rapporteure, Mme Pascale Boistard, posera une première série de questions. Ce sera enfin le tour des autres membres de la commission d’enquête, pour un débat approfondi.
Nous vous avons demandé de venir, car notre travail d’enquête se doit d’aller au-delà du seul cas de l’entreprise Goodyear.
Le groupe Michelin est le deuxième fabricant de pneus au niveau mondial, derrière Bridgestone et devant Goodyear. Nous avons déjà procédé à l’audition de deux économistes de renom, sur la situation économique de la filière caoutchouc-pneu, mais le témoignage direct d’un des principaux acteurs du marché nous est apparu particulièrement utile.
Quels sont les défis économiques, sociaux et environnementaux auxquels est confronté aujourd’hui un fabricant de pneus ?
Quel regard portez-vous sur le conflit social qui se joue depuis plusieurs années dans les usines Goodyear d’Amiens ? Quel est selon vous son contexte économique ?
Monsieur le directeur, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Éric Le Corre prête serment.)
M. Éric Le Corre, directeur des affaires publiques du groupe Michelin. Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, vous avez souhaité, dans le cadre de votre commission d’enquête, auditionner le groupe Michelin en sa qualité de leader mondial du pneumatique. Notre président, M. Jean-Dominique Sénard, regrette de ne pas avoir pu venir personnellement devant vous aujourd’hui, et il m’a chargé de représenter le groupe Michelin et de répondre à vos questions.
Vous souhaitez avoir le point de vue du groupe Michelin. Avant d’aborder le cœur de mon intervention, je souhaiterais toutefois rappeler un point d’importance : la déontologie professionnelle nous interdit de nous prononcer ou de porter un jugement sur un concurrent, quel qu’il soit. Nous pouvons, en revanche, vous apporter notre éclairage sur le monde du pneumatique, le contexte fortement concurrentiel de nos marchés et la stratégie du groupe Michelin dans un tel contexte.
Par souci de pédagogie, je m’appuierai sur quelques visuels permettant de vous livrer une série de chiffres clé.
Michelin est un acteur global, c’est-à-dire un acteur mondial de l’industrie du pneumatique. Nous sommes présents partout dans le monde, sur les pneumatiques et tous les services associés, pneumatiques qui vont sur tous les types de véhicules, qu’il s’agisse de véhicules automobiles, de poids lourds, de deux-roues, d’engins de génie civil, d’engins agricoles ou d’avions. Comme vous l’avez rappelé, madame la présidente, nous sommes aujourd’hui le numéro deux mondial. Avec 14,8 % du marché mondial du pneumatique, nous sommes quasiment à égalité avec le japonais Bridgestone – qui en contrôle 15 % – et devant le groupe américain Goodyear – qui en contrôle 11 %. Nous produisons dans soixante-neuf usines, dans dix-huit pays, sur tous les continents, et notre chiffre d’affaires annuel avoisinait l’an dernier 22 milliards d’euros. Nous employons un peu plus de 110 000 personnes dans le monde, dans cent soixante-dix pays dont 20 000 en France.
Contrairement à une idée reçue, le pneumatique est un produit très complexe et de haute technologie. Il est valorisé sur deux marchés très distincts.
Le premier est le marché de première monte, c’est-à-dire celui des constructeurs, dont le centre de gravité des besoins est la sécurité et l’environnement – le bruit et la consommation des véhicules. Sur ce marché, les prix sont tendus et ne sont discutables qu’avec des arguments techniques majeurs.
Le second marché sur lequel nous intervenons, et qui est le plus important en volume et en valeur, est celui du remplacement qui est, pour sa part, centré sur les adhérences, la durée de vie kilométrique, avec une contrainte de prix pour le client et une contrainte de marge pour le revendeur. De fait, sur un tel marché, nous ne vendons pas directement au client final.
Cette complexité et ce haut niveau technologique requièrent des investissements importants en termes de R & D, si l’on veut continuer à faire la course en tête. De fait, tous les acteurs de notre industrie n’investissent pas autant que nous dans l’innovation. Le groupe Michelin y consacre près de 600 millions par an, et emploie plus de 6 000 chercheurs de par le monde, dont près de 4 000 en France, à Ladoux, dans notre centre de recherche à côté de Clermont-Ferrand, qui accueille le deuxième laboratoire chimique privé d’Europe, avec plus de 800 chimistes.
Cela se traduit également par une forte complexité industrielle, sur laquelle je reviendrai plus tard.
Pour avoir auditionné un certain nombre d’experts, vous savez certainement qu’un pneumatique répond à trois fonctions principales : porter le véhicule ; permettre à ce dernier d’accélérer et de freiner, puisque c’est le seul point de contact entre le véhicule et le sol ; enfin, guider le véhicule. Il doit être tout à la fois capable d’offrir la meilleure adhérence sur sol sec comme sur sol mouillé, de durer et de contribuer à réduire la consommation du véhicule. De par la résistance qu’un pneumatique offre à l’avancement du véhicule, notamment du fait de son adhérence, il est responsable de 20 % de la consommation d’un véhicule automobile – soit un plein sur cinq – et de plus du tiers de la consommation d’un poids lourd, ce qui n’est pas négligeable.
Ces performances sont communes à tous les pneumatiques, mais elles sont malheureusement très souvent antinomiques l’une de l’autre. Par exemple, la réduction de la résistance au roulement, qui impacte la consommation, se fait, si on ne sait pas maîtriser la technologie, au détriment de l’adhérence sur sol mouillé, et donc de la sécurité des utilisateurs.
En revanche, chaque type d’usage – automobile, poids lourd, deux-roues, avion, engin agricole, génie civil – a des spécificités qui lui sont propres, qui se combinent à des caractéristiques d’usage et des attentes différentes suivant les climats, les types de réseau routier et les habitudes de conduite qui varient suivant les pays et les continents. Voilà pourquoi les industriels de notre secteur sont obligés de fabriquer plusieurs milliers de références différentes, ce qui se traduit par une complexité industrielle lourde. En effet, on ne peut pas produire tous les produits pour un marché donné dans un même pays.
Nous estimons que le marché mondial du pneumatique représentait en 2012 un peu moins de 190 milliards de dollars, soit environ 150 milliards d’euros.
1,4 milliard de pneumatiques pour véhicules de tourisme ont été vendus sur ce marché, dont 30 % aux constructeurs et 70 % au remplacement. 60 % de ces ventes se sont faites sur les marchés matures : Amérique du Nord, Europe de l’Ouest, Japon et Corée du Sud, même si ces marchés continuent à baisser depuis 2007.
Les pneumatiques pour poids lourds, quant à eux, représentent à peu près 30 % en valeur du marché mondial du pneumatique. 30 % seulement des ventes de ces pneumatiques ont été effectuées sur les marchés matures. Enfin, les ventes aux constructeurs de poids lourds ne représentent qu’un peu plus de 15 %.
Le marché mondial du pneumatique a connu une baisse importante suite à la crise de 2008, pour atteindre son point le plus bas en 2009 et remonter depuis. Mais cette évolution a été très contrastée suivant les zones géographiques.
Les volumes se sont réduits de manière drastique en Europe. Pour les véhicules de tourisme, la baisse a été d’un peu plus de 20 millions de pneumatiques entre 2007 et 2012 : 40 millions de baisse entre 2007 et 2009, et moins de 20 millions de croissance entre 2009 et 2012. Ce fut également le cas en Amérique du Nord, où le marché a baissé en net de 22 millions sur la même période.
Pendant cette période, le marché mondial du pneumatique de tourisme croissait en volume de 120 millions de pneumatiques, soit de 10 %. La croissance venait donc des marchés émergents : la Chine, pour près de 100 millions de pneumatiques, l’Amérique du Sud pour 23 millions et l’Inde pour 16 millions.
La même remarque vaut pour le marché mondial du pneumatique pour poids lourds. Ce marché a crû de 20 millions de pneus sur cinq ans, soit de 13 % - sur une base de départ de 157 millions – avec une baisse de 7 millions de pneumatiques vendus en Europe, une croissance quasi nulle en Amérique du Nord, mais une croissance de 16 millions en Chine, 7 millions en Inde et 2 millions au Brésil. Pour vous donner une idée, le marché français du pneumatique pour poids lourds neufs représente, bon an mal an, un million de pneumatiques.
À moyen et long terme, nous attendons toutefois des croissances fortes et structurelles de nos marchés du pneumatique. Nous nous basons sur l’augmentation de la population mondiale et du nombre de véhicules en circulation, dont nous estimons, à l’aune d’un certain nombre d’organismes internationaux, qu’il devrait pratiquement doubler d’ici à 2030, pour passer d’un peu plus de 850 millions de véhicules – automobiles et poids lourds essentiellement – aujourd’hui, à plus d’1,5 milliard sur la planète d’ici quinze ans. Mais nous comptons essentiellement sur la croissance des pays émergents.
Revenons sur le marché européen, plus proche géographiquement de nous. Je vous ai dit qu’il connaissait une baisse durable depuis 2007, notamment dans le secteur du pneumatique poids lourds, avec une baisse d’un peu plus de 20 % mais aussi dans le secteur du pneumatique automobile, avec une baisse de plus de 10 %.
Nous en connaissons tous les raisons : ralentissement de l’activité économique sur notre continent depuis 2007, réduction de la consommation et des investissements des entreprises, ce qui se traduit par une baisse du fret routier. Les poids lourds roulent moins, les pneus s’usent moins, le cycle de remplacement de ceux-ci s’allonge, sur un marché où le remplacement représente quasiment 90 % des ventes.
La tendance est la même pour les véhicules de tourisme. Le marché du remplacement en Europe de l’Ouest représente un peu plus de 80 %. Les difficultés économiques des ménages ont entraîné une baisse du kilométrage moyen parcouru par ces derniers. En outre, ces mêmes ménages repoussent le plus tard possible le remplacement de leurs pneumatiques.
Dans des fonctions antérieures, j’ai eu le privilège de diriger la filiale britannique et j’ai pu constater que depuis 2009, plus de 50 % des pneumatiques qui sont au remplacement chez les distributeurs sont en fait dans une situation illégale : c’est-à-dire qu’il leur reste une profondeur de sculpture inférieure à la limite légale d’1,6 mm, ce qui est un symptôme important des difficultés économiques rencontrées par les ménages.
Notre pays n’échappe pas à cette tendance de fond, comme l’illustre le graphique retraçant l’évolution du marché du remplacement du pneumatique en France de 2007 à 2012 : baisse de 6 % des ventes de pneumatiques pour véhicules de tourisme sur les trois dernières années ; baisse de 13 % des ventes de pneumatiques pour poids lourds sur les cinq dernières années. Et encore s’agit-il là de ventes aux clients finaux, alors même que les manufacturiers pneumatiques ne vendent pas aux clients finaux. Ils vendent à des distributeurs qui, pour amortir l’impact de la crise, ont d’abord puisé dans leurs stocks. Cela amplifie l’effet de la crise pour les manufacturiers pneumatiques.
Mais revenons au marché mondial du pneumatique. Ces évolutions de marché s’inscrivent dans un contexte de concurrence internationale forte, voire féroce.
Les trois premiers acteurs mondiaux – le groupe japonais Bridgestone, le groupe américain Goodyear et nous-mêmes – représentaient en 2000 plus de 50 % du marché mondial du pneumatique. Ils ne représentaient plus, en 2011, que 41 % de ce même marché.
Par ailleurs, les dix premiers acteurs du marché, qui comptent plusieurs centaines de producteurs, sont passés de 83 % du marché en 2000 à 78 % en 2005 et ont perdu 13 points de parts de marché entre 2005 et 2011, pour ne plus représenter que 65 % de ce même marché.
Que s’est-il passé ? Nous avons été confrontés, notamment en Europe de l’Ouest, à une forte progression des manufacturiers non présents industriellement en Europe. Dans un premier temps, ces manufacturiers, dits du « hors pool », se sont dirigés vers l’Amérique du Nord puis, après l’introduction par les États-Unis, en 2009, de droits de douane plus élevés sur les pneus chinois, se sont réorientés vers l’Europe. Ainsi sont-ils passés, entre 2007 et 2012, de 19 % à 21 % du marché du pneumatique pour véhicules de tourisme en Europe de l’Ouest, et de 14,5 % à 17,5 % du marché du pneumatique pour poids lourds. Dans le même temps, des pays comme l’Inde ou la Chine maintenaient des barrières douanières ou des barrières non douanières – barrières réglementaires, barrières de standard, marquage spécifique sur les pneumatiques – afin de protéger leurs marchés locaux.
Pour illustrer mon propos, les manufacturiers chinois ont gagné six points de part de marché mondial entre 2007 et 2012, pour passer de 9 % à 15 % s’agissant des pneumatiques pour véhicules de tourisme, et de 29 % à 35 % s’agissant des pneumatiques pour poids lourds. Cette progression ne s’explique pas uniquement par la croissance de leur marché domestique, mais bien par l’impact de la crise économique en Europe qui a conduit les clients finaux, qu’il s’agisse des automobilistes ou des transporteurs, à privilégier de plus en plus le prix dans leur décision d’achat, au détriment des autres performances du pneu.
Dans ce contexte de concurrence féroce, de croissance des marchés émergents, de recul des marchés matures et d’évolution sans cesse plus rapide de la technologie des véhicules, la stratégie du groupe Michelin repose sur trois piliers :
Le premier est de continuer à nous démarquer de la concurrence et à fidéliser nos clients – qu’il s’agisse des constructeurs comme des utilisateurs finaux – par l’innovation. Vous le savez, nous investissons près de 600 millions d’euros chaque année dans la R&D. Nous travaillons sur les innovations « produits », mais également sur les innovations « services ». Récemment, par exemple, nous avons communiqué sur le développement d’une filiale nommée « Michelin Solutions », qui a pour vocation d’aider les transporteurs à mieux gérer leur flotte et le poste carburant, ainsi que le poste climatique. Enfin, nous avons annoncé en juin dernier que le groupe Michelin investirait d’ici à 2019 près de 200 millions d’euros dans son centre de recherche à Ladoux, près de Clermont-Ferrand.
Le deuxième pilier de notre stratégie est de nous adapter en permanence, en faisant en sorte de conserver la compétitivité de notre outil industriel. Le maître mot, pour notre groupe, est l’anticipation. Il n’est pas question pour Michelin de privilégier les pays à forte croissance au détriment de l’Europe en général, et de la France en particulier. Nous continuons à investir en Europe et en France, et nos investissements, 800 millions d’euros d’ici à 2019, seront tout à fait significatifs en proportion de ce que la France représente aujourd’hui dans notre production mondiale, c’est-à-dire moins de 10 %. Si je veux la résumer, la vision industrielle du groupe est d’avoir un outil productif bien réparti dans toutes les zones géographiques, pour accompagner le troisième pilier de notre stratégie.
Ce troisième pilier est de dynamiser notre croissance, c’est-à-dire d’être là où il y a des marchés en développement, et de tirer parti de cette croissance pour tirer celle du groupe.
En résumé, la stratégie de Michelin consiste à viser une croissance forte et diversifiée, à la fois en valorisant notre offre dans les marchés matures et en accélérant la conquête de nouveaux marchés.
Pour terminer ce propos liminaire, madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, je me propose de mettre un rapide coup de projecteur sur le marché du pneumatique agricole – puisque je crois que cette production préoccupe plus particulièrement votre commission.
Le marché du pneumatique agricole est un marché en croissance structurelle, du fait de la croissance de la population mondiale – aujourd’hui de 7 milliards d’habitants, elle devrait passer à 10 milliards en 2050 – et du fait de l’évolution des modes de consommation alimentaire. C’est un marché beaucoup plus petit que les deux autres marchés que j’ai évoqués devant vous, puisqu’il représente 6 millions de pneumatiques agricoles au niveau mondial, dont 70 % en Europe. Mais c’est un marché qui croît aujourd’hui principalement aux États-Unis et au Brésil.
Les constructeurs d’engins agricoles – les groupes John Deere, Case New Holland, pour citer les deux principaux – sont clients des fabricants de pneumatiques agricoles pour à peu près un tiers du marché. Le secteur du remplacement représente les deux autres tiers du marché, dont les clients finaux sont les agriculteurs. Ces derniers sont de deux grands types : les grands céréaliers et les clients traditionnels.
Les grands céréaliers, dont les exploitations, fortement mécanisées, dépassent en général les 250 hectares, sont attentifs aux arguments de performance du pneumatique agricole, et à la contribution de celui-ci à la rentabilité de leur exploitation. C’est un marché sensible aux produits innovants et à haute technologie. Nous sommes fortement présents sur ce marché qui, vous l’aurez compris, est davantage situé en Amérique du Nord, Russie, Chine et Brésil qu’en Europe. Ensuite, les clients traditionnels, par exemple ceux de la polyculture et de l’élevage, sont d’abord sensibles aux arguments de prix. C’est aujourd’hui la majeure partie du marché européen.
Le marché du pneumatique agricole, comme l’agriculture, est un marché saisonnier, entre la période des semailles et la période des récoltes, soumis aux aléas climatiques et à la situation économique des clients. Il est donc sujet à de très fortes fluctuations.
Les difficultés de ce marché ont amené tous les grands manufacturiers à quitter l’Europe, à l’exception de notre groupe. Le groupe Pirelli a vendu son activité de pneumatiques agricoles au Suédois Trelleborg au début des années 2000, et le groupe Continental a vendu son activité au Tchèque Mitas. Hors d’Europe, le groupe Goodyear a vendu son activité de pneumatique agricole en Amérique du Nord et en Amérique du Sud au groupe Titan.
Nous constatons aussi, sur le schéma retraçant l’évolution des parts de marché des différents acteurs en Europe de l’Ouest, une progression très rapide des producteurs indiens : en particulier les groupes BKT et Alliance, qui ont pris une part très importante des marchés mondiaux et européens, essentiellement sur la base des prix. Ainsi, le groupe BKT, qui ne représentait rien du marché européen en 2003, représente 12 % de ce marché en 2012 ; et le groupe Alliance en représente aujourd’hui 8 %. Dans le même temps, leur marché domestique reste protégé par des barrières douanières et des barrières non tarifaires.
À l’heure actuelle, le groupe Michelin possède, au travers de ses différentes marques, 22 % du marché européen du pneumatique agricole. C’est le seul grand groupe mondial qui reste présent et qui produit en France. Les autres groupes sont aujourd’hui des acteurs des pays émergents, essentiellement compétitifs sur les prix.
Tels sont les principaux éléments que je souhaitais partager avec vous dans mon propos liminaire. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Monsieur le directeur, je souhaite revenir sur le marché du pneumatique agraire qui, de fait, nous intéresse particulièrement. Nous avons entendu que la production et la vente de tracteurs de certaines entreprises comme Massey-Ferguson, par exemple, augmentaient fortement. Y voyez-vous une perspective intéressante pour ce marché, qu’il s’agisse du premier équipement ou du remplacement ?
M. Éric Le Corre. Nous nous attendons en effet à une croissance de ce marché au niveau mondial. Mais en Europe, nous sommes plus prudents.
Comme je vous l’ai dit, ce marché est essentiellement délimité par la taille des exploitations et par les caractéristiques « prix » du marché. Certes, nous intervenons pour le premier équipement. Mais lorsqu’une exploitation agricole investit dans un équipement agricole, elle le conserve plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années. En outre, il me semble, sans être un spécialiste, que la durée moyenne d’un pneumatique sur un engin agricole en Europe est de six ou sept ans. Donc, sauf à avoir une croissance forte de l’agriculture en Europe de l’Ouest, nous pensons que ce marché connaîtra des progressions équivalentes à celle des marchés matures dans le domaine du pneumatique en général, c’est-à-dire peut-être 1 % à 2 % l’an, mais guère plus.
Mme la rapporteure. Au cours de différentes auditions, on nous a dit que les années 2008 et 2009 avaient été très difficiles pour le secteur du pneumatique. Quelles sont les mesures avez-vous dû prendre pour surmonter cette période difficile ?
M. Éric Le Corre. En 2008-2009, le groupe Michelin, comme la plupart des grands groupes industriels confrontés aux difficultés de ces marchés en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, a pris un certain nombre de mesures de ralentissement de ses investissements et de maîtrise de ses stocks, c’est-à-dire de ralentissement de sa production. Notre président de l’époque, M. Michel Rollier, soulignait alors qu’une journée de stock représentait 30 millions d’euros de cash consommés – comme une somme dépensée par l’entreprise sans la rentrée de trésorerie correspondante.
Nous avons ralenti les usines, mais en évitant tout licenciement. Nous avons privilégié les solutions à notre disposition. Nous avons recouru au chômage technique quand il existait dans certains pays comme en France, en Allemagne ou en Italie – où il est financé par l’industrie. Aux États-Unis, où j’étais alors en poste, nous avons fait le choix de nous séparer de tous nos sous-traitants et de donner la priorité au maintien dans l’emploi de nos équipes. Nous avions même décidé – ce qui avait été validé par la direction générale du groupe – que nous ne descendrions pas en dessous d’un certain nombre d’heures par semaine, quitte à occuper les salariés à couper l’herbe ou à repeindre les usines. J’ajoute qu’à l’époque, l’encadrement du groupe a également contribué à des réductions de rémunérations, afin que l’effort soit partagé par tous.
Par ailleurs, je vous ai dit que le groupe Michelin était présent à la fois dans les marchés matures et émergents. Sa stratégie consiste aussi bien à accompagner la réalité des marchés matures, qui sont très importants en taille, qu’à dynamiser notre croissance en étant présents sur les marchés émergents. L’expérience a en effet montré, que ce soit en 2008-2009, au début des années 2000 ou au début des années 1990, après la première guerre du Golfe, qu’il était très rare que les trois grandes zones économiques du monde soient en crise en même temps. En l’occurrence, en 2008-2009, la crise a frappé l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest, mais les marchés émergents ont continué à tirer la croissance. Aujourd’hui, l’Amérique du Nord est repartie, les marchés émergents tirent la croissance, pendant que l’Europe de l’Ouest souffre ; mais notre stratégie permet de le compenser en partie.
Mme la rapporteure. En France, avez-vous dû procéder, à cette période-là ou auparavant, à une réorganisation du temps du travail dans vos usines, par exemple en instaurant les 4x8 ?
M. Éric Le Corre. Je ne serais pas capable de répondre à cette question. Je vous apporterai la réponse par écrit, si vous le souhaitez. Je ne crois pas que nous ayons modifié la durée du temps de travail ou le mode de fonctionnement des usines. Malgré tout, je sais que les usines françaises fonctionnent depuis longtemps en 3x8. D’autres pays fonctionnent sur d’autres modèles : le Royaume-Uni, il y a quelques années, fonctionnait sur 2x12. L’Amérique du Nord fonctionne sur 2x12, soit deux équipes de douze heures, avec une adaptation des principes de rotation, pour faire en sorte que les salariés ne dépassent pas une certaine durée de travail.
Mme Barbara Pompili. Lors des auditions, nous avons appris que le transport des pneus avait une certaine importance et qu’il intervenait dans leur prix. De votre côté, vous nous avez dit que les manufacturiers indiens faisaient venir leurs pneus jusqu’en Europe. Jusqu’à quel point cette « migration » des pneus est-elle soutenable d’un point de vue économique ?
M. Éric Le Corre. Tout d’abord, comme on l’a vu au moment de la crise de 2008-2009, il est possible que des bateaux, qui partent d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord vers l’Asie du Sud-Est, reviennent à vide. Pour l’éviter, les armateurs maritimes sont prêts à prendre du fret à des tarifs tout à fait concurrentiels.
Ensuite, je vous ai parlé de la complexité industrielle de notre industrie. Le pneu A n’est pas le pneu B, et même pour quelqu’un d’un groupe comme le mien, il est parfois difficile de faire la différence entre eux. Reste qu’il y a deux références. Il n’est donc pas possible de produire tous les pneus, pour un même pays, dans ce même pays. Cela nous oblige à jongler entre une organisation industrielle fortement mondialisée ou globalisée, et des marchés nationaux. On cite souvent en interne le fait que 80 % des pneumatiques vendus par le groupe Michelin dans un pays sont importés d’un autre pays dans lequel le groupe produit, et que 80 % des pneumatiques produits dans un pays sont exportés vers un autre pays, tout simplement parce que nous ne pouvons pas tout produire au même endroit.
Enfin, il y a un point d’équilibre à trouver. Quand des manufacturiers du Sud-Est asiatique ont fortement investi dans des usines de grande capacité dans leur pays mais n’ont pas encore, sur leur marché domestique, de quoi écouler leur production, alimenter ou approvisionner le marché européen ne représente finalement pour eux qu’un coût marginal. Autrement dit, le gain sera de toute façon supérieur au coût que représenterait le fait de ne pas pouvoir produire malgré les investissements engagés.
M. Jean-Louis Bricout. Pour affronter les fluctuations du marché, pensez-vous que le passage aux 4x8 soit nécessaire ? Avez-vous évoqué la question ? Le passage aux 4x8 chez Goodyear a constitué un point de rupture, notamment dans le dialogue social.
Ensuite, quel regard portez-vous sur l’annonce de Titan d’envisager son installation en Picardie ? S’agissant du pneumatique agricole, quelle est votre stratégie, en France ou en Europe, que ce soit au niveau industriel ou au niveau de la R & D ?
Enfin, vous nous avez dit qu’il y avait deux marchés dans l’agraire : l’un, sensible à la valeur ajoutée, qui concerne surtout l’Amérique du Nord ; l’autre, sensible aux prix, qui concerne l’Europe. Comment vous positionnez-vous sur ces marchés ?
M. Éric Le Corre. Je vais essayer de répondre à vos questions, en rappelant que le groupe Michelin, déontologiquement, ne saurait pas commenter ou se prononcer sur ce que fait l’un de ses concurrents. Je peux simplement essayer de vous dire ce que nous faisons chez nous.
Je ne crois pas que le passage aux 4x8 – mais je vérifierai – ait été évoqué par le groupe. Notre organisation du travail nous est propre. Chaque acteur s’organise en fonction des réalités de son marché, des réalités du marché du travail et du dialogue avec son personnel au travers des instances représentatives du personnel.
Je ne crois pas non plus que l’on puisse tirer d’enseignements de ce que fait un acteur par rapport à un autre. En tout cas, je ne me le permettrais pas.
En revanche, lorsque j’ai parlé de l’évolution du marché agricole mondial, j’ai souligné la croissance des acteurs des pays émergents qui, ayant construit des usines chez eux, viennent vendre leurs produits en Europe. Comme je vous l’ai dit également, nous sommes aujourd’hui le seul acteur à produire des pneus agricoles en France dans notre usine de Troyes. Nous avons par ailleurs deux autres usines en Europe : une en Espagne à Valladolid, et une autre en Pologne à Olsztyn. Ces trois usines de pneumatiques agricoles du groupe alimentent l’ensemble de notre marché mondial.
Mais, pour vous donner des éléments comparaison, le groupe BKT a trois usines de pneumatiques agricoles en Inde, qui produisent entre 25 000 et 40 000 tonnes par an. L’usine de Troyes en produit 40 000. Le groupe BKT est en train d’en construire une quatrième. Et le groupe Alliance, qui est également indien, démarre ce mois-ci la construction d’une usine agricole de 55 000 tonnes, qui ne va pas alimenter le marché indien, mais très probablement le marché européen. En effet, les pneus qui sortent de ces usines ne sont pas des produits de très haute technologie et sont essentiellement basés sur le prix.
Le groupe Michelin vise plutôt le marché des grands céréaliers et des produits à forte technologie. C’est ainsi qu’il y a quelques années, nous avons introduit la technologie Ultraflex, qui consiste à réduire la pression dans le pneumatique, et permet donc d’accroître la surface de contact au sol tout en réduisant le compactage des sols. On peut ainsi améliorer le rendement à l’hectare de 1,5 %, ce qui n’est pas négligeable pour un céréalier. Mais ce type de produit a un coût, parce qu’il suppose des investissements et de la R & D.
M. Jean-Louis Bricout. Ma dernière question concerne le dialogue social dans votre entreprise. Est-ce que le dossier Goodyear a eu des conséquences sur la qualité du dialogue social chez Michelin ? A-t-il suscité des inquiétudes ? En effet, les difficultés de Goodyear sont liées au marché, et vous êtes également concernés par le marché et ses fluctuations.
M. Éric Le Corre. Notre président a souligné sa volonté d’améliorer le dialogue social dans le groupe. Mais ce dialogue social existe depuis de nombreuses années, voire de nombreuses décennies, non seulement en France, mais encore dans tous les pays du monde. J’ai pu m’en rendre compte lorsque je dirigeais la filiale britannique.
Ce dialogue social doit être permanent. Il convient de partager très régulièrement avec les acteurs de l’entreprise la situation de l’entreprise, celle des marchés, celle de l’emploi, celle des concurrents, ce qui se passe dans d’autres pays. Et ce que nous partageons d’ailleurs avec les instances représentatives du personnel au sein de notre groupe, en France et ailleurs, nous le partageons également, dans chacun des pays du monde où nous opérons, avec les autorités, qu’il s’agisse des autorités gouvernementales, des autorités locales, des élus territoriaux ou des municipalités. Le fait d’avoir un dialogue permanent, qui a ses règles, qui connaît parfois des tensions, permet de travailler en connaissance de cause et d’agir de manière plus concertée lorsqu’une difficulté se présente.
Au niveau européen, le comité européen d’entreprise du groupe se réunit deux fois par an. Il réunit les représentants des organisations syndicales des différents pays dans lesquels nous sommes présents industriellement. C’est une instance de dialogue avec la direction. Les membres de ce comité européen d’entreprise se rendent par ailleurs très régulièrement dans d’autres pays du groupe voir comment nous fonctionnons, pour en tirer des enseignements et s’assurer qu’il n’y a pas, ici et là, deux poids deux mesures.
M. Laurent Baumel. Monsieur le directeur, je voudrais revenir sur la concurrence chinoise. J’ai retenu que les manufacturiers chinois avaient gagné six points de parts de marché, passant de 29 % à 35 % des ventes de pneumatiques agricoles. Cette progression s’explique par un coût du travail plus bas, et donc des prix plus attractifs. Si elle reste contenue, c’est sans doute en raison, notamment, de la qualité des produits de leurs concurrents. Plus généralement, pouvons-nous espérer continuer à endiguer la progression des produits asiatiques ?
Par ailleurs, je suis député de la quatrième circonscription d’Indre-et-Loire, dans laquelle se trouve la ville de Joué-lès-Tours, où vous êtes en train de réduire fortement l’activité de production des pneumatiques poids lourds. 730 emplois sont menacés. Cela m’a conduit à rencontrer M. Sénard au siège de Boulogne-Billancourt. À cette occasion, nous avons évoqué l’échec commercial d’une technologie spécifique aux pneus poids lourds, qui avait été envisagée sur ce site. Peut-être était-ce le pneu radial ? Quoi qu’il en soit, cet échec était lié, selon le président, au fait que la réglementation européenne était inadaptée au marché nord-américain. Cela m’amène à vous poser cette question : quel est l’impact de la réglementation européenne sur les parts de marché, en Europe, en France et dans le monde ?
Mme la rapporteure. Monsieur le directeur, vous avez dit que les opérateurs indiens et chinois se développaient et commençaient à pénétrer sérieusement le marché européen. Nous avons auditionné des représentants du Syndicat national du caoutchouc et des polymères – SNCP. Selon vous, l’Europe est-elle suffisamment armée pour réguler l’entrée de ces opérateurs sur notre marché européen ? Pensez-vous être victimes d’une concurrence un peu déloyale, même si vous avez précisé que ce sont des pneus dont la technologie est moins élevée que ceux que vous produisez ? En situation de crise, les gens se tournent vers ces pneus par manque de moyens.
Ensuite, les représentants du SNCP nous ont dit avoir constaté que des pneus qui ne correspondaient pas à la législation européenne commençaient à arriver sur le continent. Ils s’interrogeaient avec inquiétude sur la capacité de l’Europe à contrôler à ses frontières des produits qui ne seraient pas conformes et pourraient avoir des conséquences assez graves, notamment sur la sécurité de ceux qui pourraient en équiper leurs véhicules. Estimez-vous que toutes les précautions sont prises ?
M. Éric Le Corre. Les pneumatiques qui sont fabriqués en Europe et exportés en Inde paient aujourd’hui à leur arrivée dans ce pays des droits de douane de 10 %, auxquels viennent s’ajouter un ensemble de taxes additionnelles, qui représentent 17 % de la valeur de ces pneumatiques. À cela s’ajoute le fait que l’administration a mis en place des réglementations et des standards particuliers. J’ai évoqué tout à l’heure le marquage des pneumatiques ; or apposer un marquage supplémentaire sur le flanc d’un pneumatique impose de refaire des moules, dont le coût est loin d’être négligeable. Nous devons donc faire face aussi bien à des barrières douanières qu’à des barrières non douanières.
Dans le même temps, en vertu des accords qui ont été conclus entre l’Union européenne et la République indienne, les pneumatiques fabriqués en Inde et importés en Europe le sont en franchise de droits de douane. En effet, l’Inde bénéficie du statut privilégié que constitue le système de préférences généralisées (SPG) de l’Union européenne.
Monsieur Baumel, vous avez évoqué le pneu radial. Michelin a inventé en 1946 la technologie radiale, qui a fait la fortune et la croissance de notre groupe dans les cinquante et soixante dernières années. Sans entrer dans le détail, je peux vous dire que cette technologie permet de distinguer la performance de la bande de roulement – et donc d’avoir le maximum de contact au sol – de la fonction des flancs du pneumatique, qui est essentiellement d’amortir les chocs et de dissiper l’énergie et la chaleur.
En Inde, le marché du poids lourd n’est pas radialisé. L’Inde a lancé un très grand programme de développement routier. Or la technologie conventionnelle du pneu bias, c’est-à-dire à carcasse diagonale, n’est pas adaptée à des poids lourds qui roulent vite et chargés : les pneus finissent par éclater. C’est ce qui s’est passé en Chine lorsqu’elle a commencé à développer son réseau routier.
Pour attaquer ce marché agricole, nous devons être présents industriellement. Mais comme nous n’avons pas de base industrielle en Inde, nous produisons en Europe et nous exportons vers ce marché, et nous sommes soumis à ces droits de douane.
Cela m’amène à vous parler de la réglementation européenne. Les problèmes que vous évoquiez sont liés à la technologie dite du « X One ». Aujourd’hui un poids lourd américain a 12 pneus. Un poids lourd européen en a 18 – avec des pneus jumelés sur les essieux porteurs. Cette technologie américaine permet de remplacer ces deux pneus par un seul pneumatique, et ce faisant, de limiter l’impact du véhicule sur la route et sur l’environnement. Mais pour que cette technologie soit utilisée en Europe, il faut qu’une réglementation autorise les constructeurs de poids lourds et les utilisateurs à mettre ce pneu sur leurs véhicules et autorise les poids lourds ainsi équipés à circuler d’un pays à un autre. Or, jusqu’à présent, un certain nombre d’États n’ont pas accepté la mise en place de pneumatiques de ce type. Nous n’avons donc pas pu développer cette technologie en Europe, alors que, depuis dix ans, elle nous assure un leadership très significatif en Amérique du Nord et contribue par ailleurs très fortement à la réduction de la consommation des poids lourds.
Monsieur Baumel, nous espérons en effet que le marché du pneumatique poids lourd se développera au niveau mondial. Les pays aujourd’hui émergents vont, demain, s’approcher de la maturité, avec des réseaux routiers plus étendus et des véhicules et donc des pneumatiques de haute technologie. Cela permettra à un groupe comme le nôtre de développer un leadership sur ces marchés et de continuer de faire de la France une base exportatrice de ces pneumatiques vers d’autres pays. Simplement, compte tenu des coûts de production et de la réalité de notre outil industriel, il est important que nous soyons capables d’agir de manière compétitive pour exporter ces produits vers des pays où les prix de vente sont inférieurs à ce qu’ils sont sur les marchés matures.
Enfin, madame la rapporteure, je pense que le SNCP faisait référence à la démarche volontaire engagée par l’industrie pneumatique dans les années 2000, consistant à éliminer des pneumatiques certains types d’huiles aromatiques, considérées comme cancérigènes, et à les remplacer par d’autres huiles, qui améliorent les performances du pneumatique – notamment son adhérence sur sol mouillé.
L’industrie a trouvé des solutions techniques et l’Europe a mis en place une réglementation. Malheureusement, les États membres, qui sont chargés de veiller à l’application de cette réglementation, n’ont pas les moyens, ou la volonté, de la faire respecter.
En 2011, au travers de l’Association des manufacturiers pneumatiques européens, l’ETRMA, basée à Bruxelles, nous avons procédé à un certain nombre de tests sur les marchés. Nous avons acheté des pneumatiques à l’aveugle et nous les avons fait tester par des laboratoires indépendants. Il y a eu deux campagnes de tests, réalisés sur une centaine de pneumatiques tourisme et de pneumatiques poids lourd. Il en est ressorti qu’à peu près 10 % des pneumatiques testés – donc, peut-on le supposer, 10 % des pneumatiques vendus en Europe – ne respectaient pas la réglementation. Malheureusement, il n’appartient pas aux acteurs de l’industrie de faire respecter cette réglementation. L’industrie pneumatique européenne peut seulement mener collectivement un travail de lobbying, au sens noble du terme, et alerter les autorités des différents pays sur certaines lacunes. Aujourd’hui les gouvernements allemand, français et britannique nous ont dit qu’ils entendaient bien faire respecter cette réglementation. Mais – et cela dépasse largement les problématiques du groupe Michelin et de l’industrie pneumatique – encore faut-il qu’ils aient les moyens de le faire. Et ce n’est à l’évidence pas leur priorité.
Mme Isabelle Le Callenec, présidente. Monsieur le président, vous nous avez décrit un marché soumis à une concurrence féroce. Nous sommes des législateurs. Comment souhaiteriez voir évoluer l’environnement juridique, fiscal et réglementaire qui pèse sur l’industrie de fabrication du pneu, sachant que notre objectif à tous est de maintenir, voire de développer une production en France ? Quels conseils pourriez-vous nous donner ?
Ensuite, vous nous avez dit qu’un comité d’entreprise européen de votre groupe se tenait deux fois par an. Avez-vous observé une différence d’approche entre les organisations syndicales, notamment d’un pays à l’autre ?
M. Éric Le Corre. Premièrement, que pourrait faire le législateur, face à cette concurrence féroce ? Avant de mettre en place de nouvelles réglementations, il faudrait faire en sorte que les réglementations qui ont été adoptées soient effectivement respectées par l’ensemble des acteurs. Prenons l’exemple des huiles aromatiques : l’industrie pneumatique a investi au niveau mondial près de 350 millions pour s’adapter ; le groupe Michelin, pour sa part, en a investi plus d’une centaine. Malheureusement, ce n’est pas le cas de tous les acteurs, notamment de ceux du Sud-Est asiatique. Pour autant, le fait d’avoir mené cette campagne de tests et d’en avoir publié les résultats a fini par porter ses fruits En effet, un acteur chinois important a annoncé qu’il allait cesser d’importer en Europe, investir et y revenir avec la ferme intention de concurrencer les autres acteurs.
De fait, ce qui est important pour les acteurs d’une industrie, quelle qu’elle soit, c’est que tout le monde soit sur le même pied d’égalité. Après, chacun concourt, sur la base de ses mérites propres, de la qualité de ses produits et de ce qu’ils apportent. Et heureusement, tous les clients ne basent pas leur décision d’achat uniquement sur le prix des produits.
Cela va bien au-delà des réglementations techniques sur le pneumatique. Prenons le prix de l’énergie. En France, il est relativement bas. En revanche, au Royaume-Uni, il est parmi les plus élevés d’Europe et parmi les plus élevés du groupe au niveau mondial. Lorsque j’y dirigeais la filiale du groupe, j’ai tenté très d’alerter le gouvernement britannique, comme le gouvernement écossais et d’Irlande du Nord, sur cette problématique. Encore une fois, si tout le monde concourt sur la base d’un jeu de règles commun à tous, la concurrence peut s’exercer dans des conditions normales. Ce n’est pas le cas lorsque, de par notre présence sur un continent, nous sommes soumis à règles qui ne s’appliquent pas à nos concurrents. Cela dit, la première des choses serait déjà de faire respecter la réglementation existante.
Deuxièmement, je ne participe pas au comité européen d’entreprise. En conséquence, je ne peux pas vous donner un témoignage de première main. Je peux malgré tout vous indiquer qu’il réunit effectivement autour de la table des représentants des organisations syndicales des différents pays européens dans lesquels nous produisons : représentants syndicaux britanniques, français, allemands, espagnols, hongrois, polonais, italiens. Nous avons constaté que la capacité à échanger très régulièrement, avec des points de vue différents, des cultures de dialogue social différentes selon les pays compte tenu de l’histoire, des règles et des habitudes de tout un chacun, est une source d’enrichissement et de progrès. M. Sénard, notre président, souhaite développer et faire vivre cette forme de dialogue. En fin de compte, que nous soyons en France, en Allemagne, aux États-Unis, en Chine, en Inde ou au Brésil, nous sommes d’abord et avant tout des Michelin et nous travaillons dans la même marque, dans le même sens. C’est ce qui est important.
Mme Isabelle Le Callenec, présidente. Merci, monsieur le directeur.
n. Audition, ouverte à la presse, de M. Richard Markwell, président-directeur général du groupe AGCO (Massey Ferguson)
(Séance du mardi 29 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Après avoir entendu les dirigeants des groupes Goodyear et Michelin, nous poursuivons l’audition des principaux industriels de la filière caoutchouc-pneu.
Monsieur Richard Markwell, soyez le bienvenu.
Notre enquête dépassant le cadre du groupe Goodyear, nous avons souhaité interroger le responsable d’une entreprise située en aval de la filière, qui achète des pneumatiques pour les engins agricoles.
Quelle est la situation économique de votre entreprise, que d’aucuns décrivent comme florissante, fait plutôt rare dans la période que nous traversons ? Quelles sont vos relations avec Goodyear ? Quel regard portez-vous sur le conflit social qui se joue depuis plusieurs années dans les usines d’Amiens ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Richard Markwell prête serment.)
M. Richard Markwell, président-directeur général du groupe AGCO (Massey Ferguson). Vous avez souhaité m’entendre en ma qualité de représentant légal de la société AGCO SA, constructeur de tracteurs sous la marque Massey Ferguson. Je suis également vice-président-directeur général pour l’activité Massey Ferguson du groupe en Europe, Afrique et Moyen-Orient (EAME). Ces deux responsabilités se croisent, puisque l’usine de Beauvais est le fournisseur principal de Massey Ferguson en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Diplômé d’universités anglaise et française, je travaille depuis trente-huit ans au niveau international dans le secteur du machinisme agricole. D’origine anglaise, j’ai effectué plus de la moitié de ma carrière en lien avec la France ou en France, où mes enfants ont été élevés. Je suis toujours fier de dire que ma fille est née à Beauvais. Voilà presque huit ans que je suis président-directeur général d’AGCO SA et de Massey Ferguson EAME.
J’ai toujours travaillé dans cette entreprise, qu’AGCO a rachetée en 1994. J’ai commencé ma carrière dans le marketing européen, avant de passer dans la gestion de produit, ce qui m’a permis de rester deux ans au Canada, où se trouvait alors le siège du groupe. J’ai participé au développement des nouvelles gammes de tracteurs, qui ont été fabriqués à partir de 1986 dans l’usine de Beauvais. Rentré en Angleterre, j’ai été nommé à la direction commerciale de l’export vers la Suisse, la Belgique, l’Autriche et la Grèce.
En 1985, je suis arrivé en France, où j’ai dirigé l’équipe commerciale pour les pièces détachées et le service après-vente pour la France. Mon poste était basé à Athis-Mons. En 1988, j’ai pris la direction générale de notre société qui commercialisait l’ensemble de la gamme Massey Ferguson sur le territoire français et développait le réseau de concessionnaires. En 1994, je suis rentré en Angleterre en tant que directeur général de la division pièces détachées et du service après-vente pour toutes les marques AGCO. Je suis revenu à Beauvais en 2006.
Je représente la société AGCO au conseil d’administration du Comité européen de machines agricoles (CEMA), situé à Bruxelles.
Détenu à 100 % par la société mère AGCO corporation, dont le siège est situé à Duluth, en Georgie, aux États-Unis, le groupe AGCO est entièrement dédié aux machines agricoles. Son chiffre d’affaires se monte à 10 milliards de dollars.
Les tracteurs qu’AGCO SA fabrique portent à 94 % la marque Massey Ferguson et, à 6 %, les marques Challenger, Valtra ou Iseki. En France, nous sommes le plus grand constructeur de machines agricoles et, de loin, le plus grand exportateur. En 2012, notre chiffre d’affaires a atteint 1,05 milliard d’euros. Nous anticipons le même type de résultats pour 2013 et 2014. Avec notre coentreprise (joint-venture) GIMA, qui fabrique la majorité des transmissions pour nos tracteurs et qui est située sur le site d’AGCO, nous employons 2 200 personnes, ce qui fait de nous le premier employeur privé de Picardie.
AGCO SA possède deux sites. Le principal est celui de Beauvais, qui a ouvert le 22 novembre 1960. Le second, situé à Ennery, en Moselle, est dédié à la logistique des pièces de rechange.
Nous avons commencé par construire des tracteurs de 25 chevaux sans cabine, avec deux roues motrices et une transmission très simple, pour un prix équivalent à 17 000 euros. Ceux que nous fabriquons aujourd’hui atteignent presque 400 chevaux, possèdent une cabine, avec quatre roues motrices et utilisent des transmissions sophistiquées. Ils contiennent plus d’électronique que la voiture la plus élaborée.
L’usine de Beauvais s’étend sur 25,5 hectares, dont 10 de bâtiments. Elle fabrique une gamme de tracteurs de 80 à 400 chevaux, de haute spécification et de haute puissance. Nous exportons 85 % de notre production vers le monde entier, le reste de la gamme étant produit à l’étranger dans d’autres usines du groupe. C’est à Beauvais que se trouvent le bureau d’études, le laboratoire d’essais et le centre de formation technique destiné à nos concessionnaires et à nos distributeurs. Nous fabriquons vingt-six modèles, répartis en quatre gammes conçues en fonction de la puissance et de la taille du châssis.
En 2012, nous avons acheté et développé à côté de notre site une annexe sur un terrain de 4,1 hectares afin de dégager de la place dans l’usine principale et d’améliorer notre logistique en y transférant notre cellule cabines. Cette annexe accueillera également le nouveau centre de formation commerciale, au niveau international, pour la marque Massey Ferguson.
Ennery accueille, pour l’ensemble des marques d’AGCO, le magasin principal de pièces détachées à destination de l’EAME.
Le groupe emploie 1 071 salariés à Beauvais, où le nombre de CDI demeure stable, en dépit des crises qui ont secoué les marchés internationaux. On compte 229 ingénieurs et cadres, 396 employés techniciens et agents de maîtrise, 446 ouvriers. Au niveau mondial, le groupe emploie 20 000 personnes.
AGCO SA détient par ailleurs 100 % du capital de la société AGCO Distribution SAS, qui diffuse sur le territoire français les tracteurs et machines agricoles de toutes les marques AGCO, principalement Massey Ferguson, Fendt, Valtra et Challenger. AGCO distribution SAS, qui dispose d’un réseau de concessionnaires et de distributeurs pour chacune de ces marques, emploie 145 salariés à Beauvais.
En volume, le marché du tracteur est moins important que celui de l’automobile, mais la valeur moyenne des tracteurs fabriqués à Beauvais se situe environ à 140 000 euros. Pour le secteur EAME, l’ensemble de l’industrie des tracteurs est d’environ 260 000 tracteurs par an, dont 185 000 en Europe. La production exige des investissements élevés. Sur ce secteur à haute concurrence, deux autres grands acteurs globaux sont présents : John Deere, qui produit essentiellement en Allemagne, et le groupe CNH, dont les produits proviennent principalement d’Italie, d’Angleterre et d’Autriche. Viennent ensuite les acteurs régionaux comme Claas, situé au Mans, et le groupe Same Deutz-Fahr, basé en Italie.
AGCO détient 20 % à 25 % du marché du tracteur en EAME, dont Massey Ferguson représente 10 %, marché français inclus. Le secteur est relativement cyclique, mais, à moyen et long terme, nous envisageons l’avenir avec confiance. Pour nourrir avec moins de terres la population mondiale, qui a triplé au cours du XXe siècle et augmenté de 10 % au XXIe, la mécanisation sera indispensable.
Au cours des dix dernières années, AGCO SA a investi 122 millions d’euros, dont plus de 70 depuis cinq ans. En 2013, nous avons consacré 34 millions à la R&D, pour rester compétitifs et relever le défi que représente la nouvelle législation sur les émissions de moteur.
L’annexe de Beauvais, qui sera inaugurée dans quelques semaines par le président mondial du groupe, représente un investissement de 15,5 millions, si l’on inclut les frais induits par la réorganisation de la logistique, à l’intérieur du site principal.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Qui choisit les pneumatiques dont sont équipés vos tracteurs ? Sont-ce les clients ou avez-vous noué des liens privilégiés avec certains partenaires ?
M. Richard Markwell. Le client peut acquérir toutes les marques de pneus qu’il souhaite ; il a le choix. Cependant nous travaillons plus particulièrement avec cinq manufacturiers, dont aucun ne pourrait couvrir la totalité de nos besoins. Alors que nous fabriquons vingt-six modèles de tracteurs, on trouve dans la seule usine de Beauvais 250 tailles de pneus, donc on peut associer environ dix dimensions différentes de pneus à chaque modèle.
Sur les tracteurs à quatre roues motrices, qui représentent la plus grande partie de notre production, la dimension des pneus arrière commande celle des pneus avant, la rotation de ceux-ci ne pouvant excéder de 5 % celle de la roue arrière, sous peine de créer un dommage ou de rendre l’engin moins efficace.
Comme les autres manufacturiers de tracteurs le font, nous mettons sur le marché nos cinq marques de pneus, choisies en fonction de plusieurs critères. Le premier est la notoriété. Le client doit connaître la marque des pneus parce qu’il s’agit d’un produit onéreux. Changer ceux d’un gros tracteur coûte 12 000 euros à un agriculteur. La marque doit donc être renommée. Deuxièmement, la marque doit aussi offrir un bon réseau après-vente qui est assuré par les manufacturiers de pneus eux-mêmes. Troisièmement, elle doit également assurer les livraisons aux usines de manière fiable. Avoir cent tracteurs sur notre parc revient à immobiliser 14 millions d’euros. Autant dire que le moindre délai représente une charge financière considérable, puisque nous produisons selon la saison soixante-dix à quatre-vingts tracteurs par jour. Enfin, la marque doit être compétitive en termes de qualité et de coût, puisque nous devons dégager une marge permettant non seulement de payer nos coûts mais de rembourser nos investissements.
Les fabricants de pneus agraires déterminent le pourcentage des pneus de première et de deuxième monte, dont le prix varie du simple au double. Le volume le plus important est la deuxième monte. Dès lors que le pourcentage de pneus de première monte a été fixé, il est très difficile, si l’on change de fournisseur, de retrouver ailleurs la même capacité.
Compte tenu de cette logistique complexe, notre tarif prend en compte les marques référencées. Si le client en souhaite une autre, nous la lui fournirons moyennant un supplément de 10 %.
M. le président Alain Gest. Quelle part représentent les pneus dans le prix du véhicule ?
M. Richard Markwell. Ils coûtent 5 % à 7 % de celui des tracteurs. Au total, AGCO SA achète chaque année pour 42 millions d’euros de pneus. Les dimensions, le prix et le choix du modèle sont particulièrement importants dans l’agraire. Parmi les critères à considérer, il faut savoir si l’agriculteur roule sur la route ou reste au labour.
Mme la rapporteure. Attachez-vous de l’importance à la proximité du fabricant ?
M. Richard Markwell. Non, car nous achetons des pneus livrés à l’usine. C’est donc le fournisseur qui gère le transport, qui, je pense, pèse relativement peu sur l’ensemble des coûts.
Mme la rapporteure. Dans la zone EAMO, utilise-t-on le pneu radial ?
M. Richard Markwell. On utilise le pneu radial en Europe, où les engins agricoles font beaucoup de route, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis avec les pneus Bias.
Nous exportons vers l’Afrique des tracteurs simples, comme ceux qui étaient fabriqués à Beauvais avant 1986. Reste à savoir quels sont les services après-vente offerts sur place, car les pneus de grande taille étant produits en faible quantité, il faut rationaliser la gamme proposée sur le marché.
M. Jean-Claude Buisine. Sur quelles bases le groupe Massey Ferguson pourrait-il renouer des relations commerciales avec Goodyear ?
M. le président Alain Gest. Est-il exact que, depuis quelque temps, vous ne commandiez plus de pneus à l’usine Goodyear d’Amiens ?
M. Richard Markwell. Nous avons déréférencé Goodyear à partir de 2010. Notre premier souci est de rester compétitif, en gardant en tête que le client a le choix. Nous devons lui proposer un bon produit, qui dégage une marge suffisante pour financer nos investissements. Enfin, nous devons tenir nos délais, puisque l’activité agricole est saisonnière. Un agriculteur qui perd une semaine de travail compromet son revenu de l’année suivante.
Malheureusement la décision que nous avons dû prendre à la fin de l’année 2009 a été due aux livraisons de Goodyear qui n’étaient plus fiables. Il nous est arrivé d’avoir plusieurs centaines de tracteurs sans pneus, sans pouvoir nous approvisionner auprès d’un autre fournisseur. En outre, les prix de Goodyear ont cessé d’être compétitifs. Enfin, le groupe s’est fait un tort considérable en annonçant, le 26 mai 2009, qu’il allait quitter le secteur agricole. Les clients veulent être sûrs d’être dépannés en cas de problème. Ils ne doivent avoir aucun doute sur l’avenir de la marque et sur l’existence d’un réseau de concessionnaires prêts à intervenir.
Cela dit, nous pouvons toujours acheter à Goodyear un petit lot de pneus pour répondre à la demande expresse d’un client ou à une augmentation du marché que les autres fournisseurs n’auraient pas anticipée, mais c’est une exception.
M. le président Alain Gest. Il nous a été dit que vous aviez déréférencé Goodyear parce que l’organisation syndicale majoritaire à Amiens avait engagé une action judiciaire contre vous, au motif que vous auriez acquis des pneus auprès de Titan.
M. Richard Markwell. Notre décision de déréférencer Goodyear, basée sur les critères que je viens de vous exposer, remonte à la fin de 2009, alors que ce procès nous a été intenté en juin 2013. J’ajoute qu’AGCO SA n’achète pas de pneus à Titan.
Mme la rapporteure. Si Titan reprenait le site de Goodyear à Amiens, envisageriez-vous de travailler avec lui ?
M. Richard Markwell. La porte est toujours ouverte aux fournisseurs qui respectent les critères que j’ai énoncés, mais si un ancien partenaire veut se rapprocher de nous, il devra, pour nous convaincre, travailler mieux qu’avant. C’est là le jeu du commerce. Il devra aussi s’engager à livrer les autres usines de notre groupe.
En Europe, Titan nous fournit les jantes, comme à une grande partie de l’industrie agricole. Nous connaissons Titan en Amérique du Nord et aussi en Amérique du Sud, car Titan a repris la marque Goodyear, et nos usines d’Amérique du Nord et du Brésil achètent des pneus de la marque Goodyear appartenant à Titan.
M. le président Alain Gest. Selon vous, c’est donc un groupe sérieux ?
M. Richard Markwell. Titan a acheté la marque Goodyear, qui a moins souffert en Amérique du Nord et du Sud, car le client connaît plutôt Goodyear que Titan. Ce groupe a relevé le défi en termes de coûts et de fiabilité. Il a assuré un bon service après-vente. Avant tout c’est le client qui va décider. Toutefois, le marché du pneu est restreint et concurrentiel. Tous les fournisseurs connaissent les critères que j’ai cités.
M. Jean-Claude Buisine. Vous approvisionnez-vous dans les pays de l’Est ?
M. Richard Markwell. Le client ne nous demande jamais d’où viennent les pneus. Il fait confiance à une marque qui par expérience lui a donné satisfaction, a répondu à ses besoins et peut, le cas échéant, le dépanner rapidement au plan local.
Presque tous les pneus qui équipent l’usine de Beauvais viennent d’Europe. Il existe une production chinoise low cost, mais il n’y a pas de marque de pneus reconnue qui puisse équiper un tracteur en Europe. Nous travaillons avec Michelin, dont la marque, surtout en France, a une image forte, et Trelleborg, qui a repris l’activité de Pirelli en Italie, et jouit d’une bonne notoriété en Allemagne comme en Autriche. Ces marques sont les préférées des clients selon les pays, surtout pour les gros tracteurs. Viennent ensuite Firestone, Mitas, qui a racheté l’activité agricole de Continental, et Nokia, qu’on connaît surtout en Finlande.
M. le président Alain Gest. Les pneus produits en Chine sont-ils compétitifs ?
M. Richard Markwell. Nous ne faisons aucune étude à ce sujet, puisqu’aucune marque chinoise n’est reconnue par les agriculteurs. Je doute que le prix d’un pneu qui a traversé la moitié de la planète soit compétitif en première monte, compte tenu de la gamme de puissance et du niveau de spécification propres à la production de Beauvais. Pour la deuxième monte, la question mérite d’être considérée. À ce jour, pour une première monte et compte tenu des spécifications des gammes de nos tracteurs, le low cost ne nous aidera pas à augmenter nos parts de marché.
M. le président Alain Gest. Avez-vous rencontré des problèmes avec certains fournisseurs ?
M. Richard Markwell. Il nous est arrivé de ne pas recevoir des pneus de grandes dimensions, quand la demande a décollé. En 2007-2009, l’augmentation de la vente des tracteurs de forte puissance ayant été beaucoup plus forte que prévue, les fabricants n’ont pas réussi à satisfaire le marché, même en tenant les engagements pris à la fin de l’année précédente. Nous avons sollicité divers fabricants pour alimenter notre production.
M. le président Alain Gest. Sachant que le client apprécie certaines marques, ne jugiez-vous pas difficile de déréférencer Goodyear ?
M. Richard Markwell. Non. Toutes les marques auxquelles nous faisons appel sont très connues et respectées. Pour les hautes puissances, Michelin et Trelleborg arrivent en tête. Pour les petits tracteurs, le choix est plus large. Les sociétés avec lesquelles nous travaillons ont su défendre leur image et assurer un bon niveau de service après-vente.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
o. Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme, Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE)
(Séance du mardi 29 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Après l’audition des élus locaux, il y a quelques semaines, nous procédons aujourd’hui à l’audition d’une représentante de l’administration déconcentrée de l’État en Picardie.
Je souhaite la bienvenue à Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE).
Nous avons souhaité vous entendre, madame la directrice, car nous connaissons le rôle essentiel que jouent les DIRECCTE pour fixer le cadre dans lequel s’inscrit l’activité des entreprises et vérifier le bon déroulement des relations sociales entre salariés et chefs d’entreprise.
Après avoir été inspectrice du travail dans plusieurs régions, vous exercez vos fonctions actuelles en Picardie depuis décembre 2011. Votre témoignage nous sera particulièrement utile car vous avez vécu la période pendant laquelle le groupe Titan a fait sa première offre de reprise sur les activités agricoles de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, avec la présentation d’un plan de départ volontaire (PDV) pour les salariés travaillant sur les pneus de tourisme. Vous avez également vécu, au début de cette année, la recherche d’un repreneur par l’Agence française des investissements internationaux (AFII), en liaison avec le ministère du Redressement productif.
Nous serons heureux de vous entendre sur la façon dont les événements se sont déroulés, votre action dans ce conflit social et la nouvelle proposition du groupe Titan intervenue la semaine dernière.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Catherine Pernette prête serment.)
Mme Catherine Pernette, directrice régionale adjointe, responsable de l’unité territoriale de la Somme à la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE). Mon propos introductif se déroulera en deux temps. Je commencerai par vous rappeler le cadre juridique d’intervention des services de la DIRECCTE, puis je vous présenterai les principales interventions de nos services depuis deux ans, puisque j’ai pris mes fonctions en tant que responsable de l’unité territoriale de la Somme le 15 décembre 2011.
La DIRECCTE dispose d’un large éventail de missions puisque celles-ci consistent à accompagner le développement des entreprises, agir contre le chômage et les exclusions – le taux de chômage est particulièrement élevé dans la Somme –, garantir les droits des salariés et soutenir le dialogue social, et enfin assurer la loyauté des marchés et la sécurité des consommateurs.
La DIRECCTE de Picardie est organisée autour de trois pôles : le pôle 3E – entreprise, emploi, économie – le pôle C – concurrence, consommation, répression des fraudes et métrologie – et le pôle T – politique du travail.
Le pôle 3E a trait au développement des entreprises, de l’emploi et des compétences. Il s’agit pour notre administration de soutenir la création et le développement des entreprises de tous secteurs et de toutes tailles, par le biais de l’innovation, de la structuration de filière – ce que nous faisons actuellement pour l’automobile – de promouvoir le développement de l’international dans les TPE, les PME et les pépites – entreprises remarquables du département. Notre mission consiste également à contribuer au développement des territoires, par le biais de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) au niveau régional, à parfaire notre connaissance du tissu économique en vue d’anticiper les mutations économiques, dans une approche filière et territoire – ce que nous faisons dans les bassins d’Abbeville, de l’Amiénois et de Péronne. Notre mission nous amène par ailleurs à enregistrer et contrôler les organismes de formation professionnelle et à gérer les fonds européens.
Dans le cadre du pôle T, nous mettons en œuvre la politique du travail en faisant en sorte d’améliorer les conditions de travail et les relations sociales dans les entreprises autour de trois axes stratégiques majeurs : santé et sécurité au travail, qualité et effectivité du droit, dialogue social et démocratie sociale.
Concrètement, les services de l’inspection du travail et l’unité territoriale assurent la protection des salariés en vérifiant la conformité de leurs conditions de travail aux dispositions du code du travail, et vérifient l’accès au droit des salariés et des chefs d’entreprise en leur délivrant conseils et renseignements. Nos services ont également pour mission d’animer le dialogue social et d’encourager la négociation collective, ce que nous faisons sur des sujets d’actualité comme l’égalité professionnelle ou les contrats de génération, et jouent un rôle de médiateur dans les conflits. Enfin, nos services sont en charge du renforcement de la lutte contre le travail illégal, tant en termes de prévention que de contrôle.
En Picardie, la DIRECCTE est organisée à partir de trois unités territoriales, l’Aisne, l’Oise et la Somme. Le département constitue notre échelon opérationnel, ce qui nous place au plus près des difficultés du territoire, et plus précisément du bassin d’emploi et de ses entreprises, chefs d’entreprise, salariés, représentants du personnel et organismes consulaires.
L’unité territoriale de la Somme compte 62 agents, répartis sur trois grands secteurs d’activité.
Le premier concerne l’emploi et l’insertion et a trait à la mise en œuvre des dispositifs suivants : contrats aidés, insertion par l’activité économique (IAE), services à la personne (SAP), alternance, emploi des travailleurs handicapés, animation territoriale, animation des acteurs locaux de l’emploi, Maisons de l’emploi (MDE), missions locales.
Le deuxième secteur est celui de l’inspection du travail, qui regroupe les agents de contrôle, un service de renseignement au public et d’accueil sur les questions de droit du travail, et une section centrale travail qui joue un rôle d’appui en matière d’homologation des ruptures conventionnelles et d’enregistrement des accords d’entreprise.
Le troisième secteur d’activité de l’unité territoriale concerne les mutations économiques. Nos services assurent le suivi des schémas d’intervention pour aider les entreprises en difficulté – par le biais d’actions de formation, de propositions d’activité partielle – ainsi que le suivi des plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Ce secteur regroupe également la revitalisation des territoires.
En 2012, l’unité territoriale de la Somme était en charge de 11 553 établissements, pour un effectif théorique de 133 510 salariés, 8 inspecteurs et 14 contrôleurs du travail et un certain nombre d’assistantes de section. En 2012, ces agents ont réalisé 2 864 interventions en entreprise et ont dressé 88 procès-verbaux qui ont été transmis au parquet ; le service renseignement a reçu 3 741 usagers et rédigé 540 réponses. Nous avons homologué 1 952 ruptures conventionnelles et enregistré plus de 500 accords d’entreprise.
Dans le domaine de l’Inspection du travail, la DIRECCTE assure le contrôle de l’application du droit du travail dans son intégralité – code du travail et conventions collectives – dans tous les domaines qu’il recouvre : santé et sécurité, fonctionnement des instances représentatives du personnel, durée du travail, contrat de travail.
L’unité territoriale de la Somme est divisée en sept sections d’inspection du travail. Les inspecteurs et contrôleurs du travail ont un statut particulier qui garantit leur indépendance vis-à-vis de l’autorité publique et des partenaires sociaux, leur laisse une totale liberté sur les suites à donner au contrôle, qui vont de la lettre d’observation au procès-verbal en passant par le conseil, la mise en demeure ou l’arrêt des travaux. Ce statut leur assure une protection dans l’exercice de leurs fonctions dans le cas où ils rencontreraient un obstacle à l’accomplissement de leurs fonctions.
Comme tous les fonctionnaires, ils ont également des obligations : confidentialité, discrétion, secret professionnel, impartialité, devoir de réserve, moralité, intégrité et probité. Ils doivent motiver leurs décisions et rendre compte de leur activité.
Un inspecteur du travail dispose de plusieurs outils pour mener à bien ses missions. Il réalise des contrôles en entreprise, vérifie les conditions de travail des salariés et demande à l’entreprise de remédier aux situations de non-conformité ; il peut aussi prendre des décisions, qu’il doit impérativement motiver, sur des questions comme la durée du travail, les équipements, les instances représentatives du personnel. Il a par ailleurs une mission de conciliation et de conseil ainsi qu’un droit d’entrée, de visite et d’enquête, qui lui permet d’auditionner les salariés, et un droit de communication.
L’inspecteur et le contrôleur du travail peuvent donner différentes suites à leur visite : adresser à l’entreprise une lettre d’observation – dans laquelle ils constatent la non-conformité des installations aux dispositions du code du travail – la mettre en demeure de réaliser cette mise en conformité, en demander la vérification, établir un procès-verbal ou ordonner l’arrêt temporaire des travaux – essentiellement dans le secteur du BTP – ou déposer un référé.
En qualité de responsable d’unité territoriale, je représente l’échelon hiérarchique de l’inspection du travail. À ce titre, je garantis l’exercice de ses missions dans un cadre administratif, mais je ne peux ordonner à un inspecteur d’effectuer une visite dans une entreprise puisqu’il est indépendant, conformément à la convention n° 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Dans le dossier Goodyear, les inspecteurs du travail ont naturellement effectué de nombreuses visites dans l’entreprise, ce qui est normal s’agissant d’un établissement industriel de grande taille dont l’activité comporte certains risques. En 2012, nous avons effectué 21 visites de contrôles sur des sujets variés comme la formation à la sécurité, le travail en hauteur, les consultations du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), le fonctionnement des délégués du personnel, les salaires, les évolutions professionnelles des élus, les principes généraux de prévention, la température des locaux, le budget du comité d’entreprise, les fiches d’exposition aux agents chimiques, l’étiquetage des produits, les vestiaires, le décompte du temps de travail, la fourniture d’équipements de protection individuelle… Au cours de ces visites, les inspecteurs du travail ont rappelé à l’entreprise ses obligations en matière de respect du code du travail.
En dehors de ces visites, les inspecteurs du travail ont la possibilité d’assister aux réunions du CHSCT, la seule instance représentative du personnel au sein de laquelle ils sont représentés. Les inspecteurs du travail successifs qui ont contrôlé l’établissement Goodyear ont donc participé à ces réunions et reçu à de nombreuses reprises les salariés et les employeurs dans le cadre de leur permanence, qui se tient sur le site une demi-journée par semaine. Ils ont adressé à la direction un certain nombre de demandes concernant la vérification d’équipements, plusieurs mises en demeure, et ils ont dressé trois procès-verbaux, en 2012, portant sur les équipements de travail et l’application de la convention collective – mais je ne peux vous en parler puisque ces documents ont été transmis au parquet et font l’objet d’une procédure judiciaire.
Notre administration intervient en outre dans les procédures collectives de suppression d’emplois, et cela en trois temps. Dans un premier temps, nous cherchons à éviter l’engagement d’une procédure de licenciement collectif pour motif économique ; dans un deuxième temps, nous suivons la procédure déclenchée par l’employeur, et dans un troisième temps nous accompagnons les salariés dans le cadre de la revitalisation du territoire. Nos interventions ont essentiellement lieu dans des TPE et des PME, par le biais des aides (essentiellement deux aides FNE formation et activité partielle) et dans les entreprises qui envisagent leur reconversion totale. Nous sommes également amenés à rechercher des solutions alternatives, par exemple la reprise partielle ou totale de l’activité.
En ce qui concerne l’aide au dialogue social, nos services sont intervenus dès le mois de juin 2012 dans le cadre de la négociation du plan de départ volontaire (PDV) qui a donné lieu à pas moins de 14 réunions de négociation entre Goodyear et les partenaires sociaux, essentiellement la CGT. L’État est intervenu dans le cadre de réunions en préfecture, en présence des préfets de la Somme, MM. Delpuech et Cordet, pour essayer de régler les points de blocage et préciser le cadre légal des discussions entre les partenaires sociaux.
Une première réunion s’est tenue le 21 juin en présence de la direction, de la CGT et de l’État en vue de faciliter l’intervention de la CARSAT (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) pour établir le bilan des droits à la retraite des 185 seniors de l’entreprise et évaluer le portage par l’entreprise d’un dispositif permettant à ces salariés d’attendre le jour où ils percevront une retraite à taux plein.
Au cours de cette réunion, nous avons également évoqué la disparition de la dispense de recherche d’emploi accordée aux salariés âgés de plus de 57 ans, et avons contacté Pôle emploi à ce sujet.
Enfin, nous avons fait le point sur l’avancement de la négociation et le projet de PDV.
La deuxième réunion de négociation a eu lieu le 9 juillet. La cartographie de la CARSAT nous ayant été remise, nous avons été en mesure d’indiquer que 171 salariés de plus de 57 ans seraient soutenus par l’entreprise par le biais du congé de reclassement jusqu’à ce qu’ils bénéficient d’une retraite à taux plein.
La question de la dispense de recherche d’emploi a été à nouveau posée, mais nous avons acté du fait qu’elle n’existait plus et que Pôle emploi serait vigilant et suivrait la situation de chaque salarié de Goodyear. La CGT nous a fait part à cette occasion de son inquiétude face à l’attitude du groupe Titan, avec lequel les contacts étaient rompus.
Au cours de la dernière réunion, qui s’est tenue le 12 septembre, nous avons considéré que la question des départs des plus âgés était réglée dans le PDV et que la disparition de la dispense de recherche d’emploi obligeait tous les salariés à s’insérer dans le dispositif légal existant.
Il me semble que nous étions sur le point de signer un accord final, mais deux nouveaux points de blocage sont apparus : le premier portait sur la demande faite par l’entreprise à la CGT de renoncer aux actions juridiques individuelles et collectives ; le second portait sur le remplacement progressif des équipements tourisme par les équipements agraires. Le troisième point de blocage, commun à toutes les négociations, vient de l’engagement du groupe Titan de maintenir l’emploi pendant deux ans, durée que la CGT souhaitait fixer à cinq ans.
M. le président Alain Gest. Les représentants de la CGT, que nous avons auditionnés, nous ont parlé de sept ans.
Mme Catherine Pernette. Le 12 septembre 2012, ils demandaient un maintien pendant cinq ans.
Au cours de cette négociation, sur les deux premiers points de blocage que sont la renonciation aux actions juridiques et le transfert progressif des équipements de travail, la direction indiquait qu’une solution serait trouvée. Nous en avons conclu qu’un accord était possible, moyennant quelques négociations concernant sa terminologie. Puis la CGT a demandé à la direction si elle s’engageait à assurer des garanties aux salariés pendant cinq ans, ce à quoi la direction a répondu qu’elle ne pouvait prendre un tel engagement. Je pense pour ma part que sans cette question, les autres points du PDV auraient pu faire l’objet d’un accord.
M. le président Alain Gest. Au cours de cette réunion, le montant des aides prévues a-t-il été acté ?
Mme Catherine Pernette. Oui.
M. le président Alain Gest. Leur montant était donc connu. C’est très intéressant, car lorsque nous avons visité l’usine, il nous a été dit que le montant des aides n’avait jamais été porté à la connaissance des salariés.
Mme Catherine Pernette. Je ne pense pas que ces aides aient été portées de façon claire à la connaissance des salariés, mais elles faisaient partie du projet de PDV négocié entre la CGT et la direction. Je ne sais pas quelles informations ont pu être transmises par l’une ou l’autre des parties aux salariés, mais je peux dire que la négociation concernant les seniors, à savoir les salariés nés au plus tard le 31 décembre 1956, portait sur les montants suivants : les salariés ayant 25 ans d’ancienneté devaient percevoir 125 000 euros bruts, et ceux ayant 35 ans d’ancienneté 178 000 euros bruts. À ces sommes s’ajoutait le portage salarial d’un dispositif permettant aux salariés, dans le cadre du congé de reclassement, de percevoir pendant 24 mois maximum une somme correspondant à 67 % de leur salaire en attendant l’âge de la retraite.
Les salariés porteurs d’un projet de création d’entreprise percevaient 85 000 bruts après 12 ans d’ancienneté, 110 000 euros après 20 ans d’ancienneté, et 138 000 euros après 25 ans d’ancienneté, auxquels s’ajoutait la somme de 20 000 euros au titre de la création d’entreprise et un congé de reclassement de neuf mois pour permettre au salarié de développer son projet.
Selon moi et compte tenu de ce qui nous a été dit, à ce stade de la négociation, les discussions ne portaient plus sur ces chiffres mais sur l’engagement de Titan.
En 2013, la situation a basculé lorsque l’entreprise a engagé une procédure collective. J’attire votre attention sur un point : les PSE qui nous intéressent sont soumis à l’ancienne procédure et non à la nouvelle procédure, issue de l’accord national interprofessionnel et applicable au 1er juillet 2013.
En matière de PSE, la DIRECCTE est destinataire de l’ensemble des éléments de la procédure et elle en vérifie le déroulement. Les convocations aux réunions du comité central d’entreprise, du comité d’entreprise et du CHSCT nous sont transmises. Nous vérifions le contenu de l’ordre du jour, les délais de convocation et ceux fixés entre les réunions, ainsi que les documents joints à l’ordre du jour. Le 12 février 2013, la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) du ministère du Travail a délégué à l’unité territoriale de la Somme, par l’intermédiaire d’une lettre de mission, le suivi de l’instruction du PSE.
J’attire votre attention sur le fait que la DIRECCTE n’a pas le pouvoir de vérifier la réalité du motif économique d’un licenciement, ce pouvoir relevant du juge judiciaire. Nous n’avons donc pas à porter d’appréciation sur les motifs économiques présentés par l’entreprise.
J’en viens au contenu du PSE. Dans son livre 1, Plan de reclassement, il présente l’accompagnement des salariés mis en œuvre par l’entreprise : reclassements internes et externes, aides à la création d’entreprise, formations longues. Son livre 2 contient les données économiques présentées aux représentants du personnel et susceptibles de justifier l’engagement de la procédure.
Pendant tout le déroulement de la procédure, nous donnons priorité à la négociation entre les partenaires sociaux. Celle-ci peut intervenir à deux niveaux. Le premier est celui des instances représentatives du personnel : lors de chaque réunion de CCE ou de CE, les membres élus ont la possibilité de faire des propositions et d’amender le projet présenté par l’entreprise. La seconde voie possible est la négociation d’un accord avec les organisations syndicales. Au niveau national, deux réunions de négociations avec les organisations syndicales ont eu lieu en mars, auxquelles la CGT a refusé de participer.
Notre administration a la possibilité de faire des propositions sur le contenu même du PSE, mais nous attendons pour cela le résultat des échanges qui auront lieu entre les membres élus, du CCE et du CE, et la direction.
J’en viens aux missions de notre administration en matière de revitalisation. En fonction de l’impact du licenciement collectif pour motif économique sur un bassin d’emploi, un département ou une région, nous notifions à l’entreprise une obligation de revitalisation sur la base d’une convention signée avec l’État. Dans le cadre de la procédure précédant celle du 1er juillet 2013, nous avons notifié cette obligation à l’entreprise, mais nous n’avons pas négocié le contenu de la convention puisqu’il reste à définir le périmètre et le montant financier des actions à mettre en œuvre.
Nous avons en outre la possibilité d’anticiper une éventuelle fermeture de l’établissement. Pour cela, nous avons demandé à l’entreprise de réaliser une enquête d’impact social et territorial visant le département de la Somme et la région Picardie afin de vérifier la pertinence des mesures contenues dans le PSE en fonction de la réalité de la situation économique du bassin d’emploi.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Madame la directrice régionale, le contrôle des conditions de travail des salariés du site Goodyear d’Amiens-Nord est l’une des compétences de la DIRECCTE. Quels ont été les résultats des contrôles effectués dans l’entreprise concernant la vétusté des équipements, les machines dangereuses à manœuvrer, la température élevée des locaux, le bruit, les vestiaires ?
Mme Catherine Pernette. Les contrôles permettent à l’inspection du travail de demander à l’entreprise de se mettre en conformité avec le code du travail. Des demandes de mise en conformité ont été adressées à l’entreprise. Plusieurs hypothèses existent : soit les améliorations peuvent être apportées rapidement et l’entreprise satisfait les demandes, soit la mise en conformité nécessite un calendrier – c’est le cas notamment des plans de mise en conformité du système électrique, qui nécessitent un énorme travail de recensement. L’entreprise, en liaison avec l’inspection du travail, a défini des priorités à partir du document unique d’évaluation des risques. Certains points qui nécessitaient une réaction immédiate de l’entreprise ont fait l’objet d’une mise en demeure. Mais les interventions ont été tellement nombreuses que je ne peux vous les citer toutes.
Mme la rapporteure. Nous vous en transmettrez la liste par écrit. Quoi qu’il en soit, votre réponse laisse entendre que vous avez rencontré quelques soucis...
Mme Catherine Pernette. Il s’agit d’un établissement industriel, dans lequel les conditions de travail des salariés nécessitent la surveillance de nos services.
Mme la rapporteure. Nous avons visité les deux établissements, Goodyear Amiens-Nord et Dunlop Amiens-Sud. Cet établissement a-t-il fait l’objet d’autant de remarques ?
Mme Catherine Pernette. Je n’ai pas apporté avec moi les chiffres concernant le site d’Amiens-Sud. Toute entreprise fait l’objet de visites régulières de l’inspection du travail. Je ne peux vous dire combien de visites ont été réalisées sur le site d’Amiens-Sud et sur quelles thématiques. Il est clair que les investissements n’ont pas été les mêmes. Nous sommes plus intervenus, au titre de l’inspection du travail, sur des questions liées à la maintenance et au maintien en conformité d’équipements plutôt âgés, dans le souci de prévenir d’éventuels accidents et autres difficultés liées au fonctionnement de ces équipements.
M. le président Alain Gest. Des manquements graves ont-ils été constatés ? L’entreprise s’est-elle exécutée lorsque vous lui avez fait des remarques ?
Mme Catherine Pernette. Certains éléments ont progressé, mais lorsque manifestement les demandes réitérées de l’inspection du travail n’aboutissent pas, l’inspection du travail établit un procès-verbal qui est transmis au parquet. Celui-ci demande au commissariat de police d’entendre l’entreprise et, sur la base de ces auditions, décide ou non de poursuivre l’entreprise. D’ailleurs, celle-ci a fait l’objet de plusieurs condamnations.
M. le président Alain Gest. Pouvez-vous être plus précise et nous dire combien de poursuites et de condamnations ont été prononcées à l’égard de Goodyear ?
Mme Catherine Pernette. En 2009, après un accident du travail qui a causé la mort par électrocution d’un salarié d’une entreprise extérieure, celle-ci et Goodyear ont fait l’objet d’un procès-verbal qui a donné lieu en 2012 à la condamnation de l’entreprise. Elle a été également condamnée sur la base d’un procès-verbal dressé par l’inspection du travail concernant les fiches de données de sécurité concernant les risques chimiques.
M. le président Alain Gest. Les situations de non-conformité y sont-elles plus nombreuses que dans les autres entreprises industrielles ?
Mme Catherine Pernette. Nous ne sommes pas en mesure de faire de telles comparaisons. Nous ne pouvons même pas comparer l’entreprise avec celle qui se trouve de l’autre côté de la rue, bien qu’elles fassent toutes deux partie de la même filière.
M. le président Alain Gest. Dunlop a réalisé des investissements propres à transformer la nature du travail, mais bien des entreprises, dans la Somme ou ailleurs, se trouvent dans une situation de vétusté, en particulier dans le secteur textile. L’entreprise Goodyear s’est-elle exécutée lorsque vous lui avez demandé d’y remédier, ou a-t-elle fait des difficultés ?
Mme Catherine Pernette. Il m’est très difficile d’établir des comparaisons. Chaque entreprise est unique et les entreprises industrielles ont des process et des équipements totalement différents. L’absence d’investissements et la vétusté des locaux peuvent naturellement provoquer des accidents plus graves. Cela dit, chaque inspecteur du travail choisit les entreprises dans lesquelles il entend effectuer des contrôles et leur fréquence, et cela de sa propre initiative, sur la sollicitation des représentants du personnel ou des salariés. J’aurais du mal à vous communiquer des statistiques précises mettant en évidence que l’entreprise Goodyear a été plus contrôlée que les autres, même si elle l’a été très régulièrement, simplement parce que l’activité industrielle, en particulier dans le secteur de la chimie, entraîne certains risques qui nécessitent une vigilance particulière. C’est également le cas des entreprises du secteur automobile. J’ai longtemps travaillé dans le département des Yvelines : les usines de Poissy et de Flins faisaient, elles aussi, l’objet d’une surveillance particulière de la part de l’inspection du travail.
Mme la rapporteure. Êtes-vous informée de l’étude en cours menée par le CHU d’Amiens en lien avec la direction de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, relative aux conséquences des conditions de travail pour les salariés ?
Mme Catherine Pernette. Cette étude est mentionnée dans un compte rendu, du CCE ou du CE, mais je n’en ai pas connaissance.
Mme la rapporteure. Selon vous, les employés de l’établissement d’Amiens-Nord courent-ils de graves risques psychosociaux ?
Mme Catherine Pernette. Depuis 2007, les salariés vivent une situation difficile car ils sentent que leur emploi est menacé. Chaque année, une nouvelle procédure est enclenchée et de nombreux rebondissements surviennent, qu’ils soient liés à la saisine de l’instance judiciaire par les représentants du personnel ou aux négociations qui n’aboutissent pas, comme le PDV de 2012. Pour être très honnête, je me dois de dire que de nombreux salariés sont en situation de souffrance. Des familles entières sont impactées par cette situation. J’ajoute que les Picards et les Samariens sont attachés à l’établissement. Il était important de le rappeler, car au-delà de la responsabilité de la direction et des organisations syndicales et de l’impossibilité de trouver une issue, il y a des salariés qui vivent avec une épée de Damoclès et se demandent chaque jour, au gré des communications, si oui ou non une partie de l’activité sera reprise, si 537 ou 333 salariés conserveront leur emploi, si Titan quittera ou non la négociation, si la fermeture du site sera totale ou partielle… Il est très difficile pour tout individu de vivre une telle situation.
Cette situation est connue depuis 2009, lorsqu’une expertise demandée par le CHSCT au cabinet Secafi a mis en évidence un certain nombre d’éléments pouvant entraîner des risques psychosociaux. Dès 2013, l’entreprise a renforcé de manière significative son dispositif, notamment en mettant en place une équipe pluridisciplinaire, disponible 7 jours/7 et 24 h/24, composée d’un médecin, de secouristes, d’infirmiers et d’une psychologue.
Nos services avaient déjà alerté l’entreprise sur les risques psychosociaux. En effet, dans une lettre du 4 février 2011, l’inspection du travail attirait l’attention de la direction sur les conséquences de la sous-activité sur la santé des salariés et sur une éventuelle rupture du contrat de travail liée au non-respect par l’employeur de son obligation de fourniture de travail.
Dans une lettre du 15 mars 2012, après avoir constaté au cours d’une réunion du CHSCT que dans certains secteurs le taux d’activité était de 23 %, nous avons demandé à l’entreprise de compléter le plan d’action sur les risques psychosociaux. Dans une lettre du 13 juillet 2012, l’inspection du travail rappelait à l’entreprise son obligation de fournir du travail à ses salariés. Le 14 janvier 2013, j’ai personnellement écrit à l’entreprise pour lui rappeler ses obligations. Enfin, dans une lettre du 6 février 2013, l’inspection du travail rappelait à l’entreprise que la sous-activité est l’une des premières causes de risques psychosociaux et demandait à l’entreprise de compléter les contrats de travail en proposant des formations aux salariés en cas d’insuffisante charge de travail.
Je rappelle que depuis le 25 septembre 2013, une enquête de l’inspection du travail est en cours sur les risques psychosociaux.
Mme la rapporteure. Quelles réponses avez-vous reçues à la suite de ces courriers ?
Mme Catherine Pernette. Chacun de nos courriers a reçu une réponse. Le dispositif d’accompagnement a réellement été conforté à l’annonce du PSE.
J’ajoute que la prévention des risques psychosociaux est l’une des obligations de l’employeur. Mais d’autres acteurs ont aussi un rôle à jouer en matière de prévention, tant au sein de l’entreprise – le CHSCT, les salariés, le médecin du travail – qu’à l’extérieur – l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), l’inspection du travail.
Bien que l’obligation de prévention pèse juridiquement sur l’employeur, c’est un domaine dans lequel tous les acteurs doivent travailler ensemble. La cellule de veille composée de professionnels permet à l’entreprise d’avoir une vision pluridisciplinaire de la question et de définir les mesures de prévention. Cette fameuse cellule, qui se réunissait auparavant une fois par mois, se réunit à présent tous les lundis à 15 heures et chacune de ses réunions donne lieu à un compte rendu, dont je suis destinataire au même titre que l’inspection du travail, faisant état de l’évolution des salariés qui présentent des risques psychosociaux.
La prévention doit intervenir le plus en amont possible, avant que les personnes se trouvent en situation de souffrance.
M. Jean-Claude Buisine. Les visites dans l’établissement sont-elles inopinées ou doivent-elles être précédées d’un avis de passage ?
Quelle est la nature de vos relations avec l’entreprise Goodyear, les représentants syndicaux et la direction ?
Mme Catherine Pernette. Il arrive que nous soyons sollicités, pour une demande de dérogation à la durée du travail, ou pour le licenciement d’un salarié protégé – celui-ci faisant l’objet d’une enquête contradictoire – mais les visites classiques sont effectuées de manière inopinée. L’entreprise n’est pas prévenue. L’inspecteur du travail se présente dans l’entreprise, il montre sa carte professionnelle et utilise ses droits – droit d’entrée, droit de visite, droit d’auditionner les salariés, en présence ou non de l’employeur, droit de prélèvement et droit d’accès à certains documents.
Quant à la nature de nos relations avec l’entreprise, je peux dire, pour avoir suivi les négociations, qu’il s’agit de relations habituelles entre une administration et une entreprise. À chaque fois que j’ai demandé une information, je l’ai obtenue. La relation entre l’inspection du travail et l’entreprise se situe dans un contexte de contrôle, ce que les entreprises apprécient généralement peu, mais je n’ai pas entendu parler de difficultés particulières lors des contrôles effectués par l’inspection du travail.
M. Jean-Claude Buisine. Il n’y a pas eu d’opposition aux contrôles de la part de l’entreprise ?
Mme Catherine Pernette. Non, il n’a jamais été fait obstacle aux contrôles.
Mme la rapporteure. Nous avons appris au cours de nos auditions que le statut du site Dunlop d’Amiens-Sud était différent de celui de Goodyear Amiens-Nord puisqu’il est rattaché à une filiale de GDTE (Goodyear Dunlop Tires Europe), située au Luxembourg, et non à la filiale française. Existe-t-il une différence eu égard à l’application du droit du travail ? Le fait que le CCE soit totalement déconnecté de la filière française a-t-il des conséquences ?
Mme Catherine Pernette. Notre contrôle concerne un établissement. Celui-ci appartient à une entreprise, qui elle-même appartient à un groupe. L’appartenance à tel ou tel groupe ne fait aucune différence pour nous. La difficulté apparaît lorsque l’inspecteur du travail souhaite recueillir des informations à un niveau national ou international, mais l’administration se heurte à cette difficulté dans bien d’autres domaines.
Le seul élément que nous ayons pu déceler dans le cadre de la procédure, c’est que le GEICF, le forum européen d’information et de communication de Goodyear, est de droit luxembourgeois et non de droit français. Je n’ai donc pas compétence pour apprécier si, oui ou non, ce comité d’entreprise européen a été correctement consulté.
M. le président Alain Gest. Votre intervention m’inspire un certain nombre de questions.
Vous étiez présente lorsque Titan a fait sa proposition de reprendre 537 salariés affectés à la fabrication des pneus agraires. N’avez-vous pas été surprise de voir qu’un seul syndicat participait à la procédure ?
Mme Catherine Pernette. Sur le plan juridique, l’entreprise se doit d’inviter tous les syndicats représentatifs aux négociations. Nous avons effectivement constaté que l’entreprise engageait la négociation avec la CGT, mais vous n’êtes pas sans savoir que l’audience de ce syndicat atteint 85 % dans l’établissement. Si l’entreprise voulait obtenir un accord, elle ne pouvait pas le faire sans la CGT.
Mme la rapporteure. Nous avons posé cette question à des spécialistes du droit du travail : cet accord aurait-il pu être remis en cause du fait de l’absence des syndicats minoritaires ?
Mme Catherine Pernette. Oui. Sur un plan purement juridique, l’entreprise devait inviter toutes les organisations syndicales, faute de quoi le processus n’aurait pas été engagé de manière équitable. Quoi qu’il en soit, une entreprise qui engage une négociation avec une organisation syndicale a intérêt à la reprendre avec l’ensemble des organisations pour obtenir leur signature et valider l’accord. C’est sans doute ce qu’a fait l’entreprise Goodyear au cours de la réunion du CCE du 4 juillet.
M. le président Alain Gest. Mais vos services et vous-même avez participé à la négociation !
Mme Catherine Pernette. Nous ne participons pas à la négociation en tant qu’acteurs. Nous intervenons dans le cadre de la médiation, pour faciliter la négociation ou répondre à des questions qui font blocage et tenter de dénouer la situation sur le plan juridique. Les seuls acteurs de la négociation sont la direction et les organisations syndicales. Nous sommes là pour faciliter le dialogue social. C’est ce que nous avons fait dans les trois réunions qui ont eu lieu à la demande de l’entreprise ou de la CGT. Les partenaires sociaux avaient besoin d’éclairages juridiques ou pratiques, en particulier sur la question du traitement des seniors, pour faire avancer la négociation engagée.
M. le président Alain Gest. Ma question appelle de votre part une réponse qui ne pourra être que subjective, mais puisque vous avez participé à ces réunions, avez-vous jugé sérieuse la proposition de Titan de reprendre 537 personnes ?
Mme Catherine Pernette. Je ne suis pas une spécialiste, monsieur le président, mais une juriste. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a eu, à un moment donné, l’opportunité de sauvegarder 537 emplois. D’ailleurs Titan a réaffirmé par écrit, à la fin du mois de juillet, sa volonté de mettre en place un business plan qui prévoit sur deux ans un investissement de 23 millions d’euros, le développement de l’activité agraire et la reprise des 537 salariés. Il s’agit tout de même de 537 emplois sur 1 173 ! Pour nous qui sommes garants d’un dispositif de reclassement efficace, au bénéfice des salariés, c’était un élément important.
Titan acceptait de ne plus conditionner la reprise de l’activité agraire à la fermeture de la production de pneus tourisme au profit d’une diminution progressive de l’activité de tourisme – je rappelle qu’au départ il exigeait que Goodyear procède à la fermeture de l’activité tourisme avant de s’implanter sur l’activité agraire. Il avait également formulé le projet d’installer un pôle de recherche et développement.
En bref, je vois dans la proposition de Titan une possibilité réelle de sauvegarder 537 emplois. S’agissant de son engagement de maintenir l’emploi deux ou cinq ans, je ne peux pas vous répondre.
M. le président Alain Gest. Vous avez indiqué tout à l’heure que la CGT souhaitait que les emplois soient maintenus cinq ans. Or les représentants du syndicat nous ont affirmé au cours de leur audition qu’ils souhaitaient que Titan garantisse l’emploi pendant sept ans. Qu’est-ce qui, selon vous, a pu motiver un tel changement ?
Mme Catherine Pernette. Nous nous sommes arrêtés à la négociation du 12 septembre. Le 17 septembre, les partenaires devaient se retrouver à Paris pour signer l’accord, or la signature n’a pas eu lieu puisqu’il restait un point de blocage – la durée de l’engagement de Titan. Le 27 septembre, la direction nous a indiqué qu’elle était allée au bout de ce qu’elle pouvait faire, et j’ai lu depuis dans le Courrier picard une déclaration de la CGT indiquant que « tout projet présenté par la direction de Goodyear serait combattu, même si l’entreprise reprend ses engagements du PDV en les appliquant unilatéralement ».
Nous avons compris qu’il n’y aurait pas d’accord en septembre. Le 19 octobre, au cours d’une réunion extraordinaire du CCE, la baisse de la production a été annoncée et il a été fait allusion aux 44 intérimaires. Nous avons appris ensuite que des négociations ont eu lieu entre la direction et la CGT sur trois points encore en discussion, dont la demande de garantie, à l’origine de cinq ans, mais qui est passée le 12 décembre à sept ans à la demande de la CGT.
L’autre point encore en discussion portait sur la sortie de l’activité tourisme. Dans la négociation du PDV, l’activité tourisme était réduite jusqu’au seuil critique de 76 salariés. Il fallait donc accompagner la sortie définitive de ces 76 salariés restants en créant une plateforme de formation. M. Wamen, s’interrogeant sur la fin de la période de dégressivité de l’activité tourisme, a proposé de traiter ces salariés non dans le cadre d’un PSE mais d’un PDV, mais celui-ci avait été retiré par l’entreprise. J’en suis restée là.
M. le président Alain Gest. Dans le contexte d’une éventuelle reprise, le groupe Titan – qui, semble-t-il, a des contacts avec le ministre du Redressement productif – aurait formulé une proposition portant sur 333 salariés. Comment, sur un plan juridique, les choses peuvent-elles se passer en cas d’une reprise d’activité, sachant que ces 333 personnes ne représentent qu’une partie de celles qui sont censées être employées dans le cadre de l’activité agraire ?
Mme Catherine Pernette. J’écoute les informations nationales et je lis attentivement le Courrier picard. Mais en tant que responsable de l’unité territoriale de la Somme, je n’ai pas d’autre information.
M. le président Alain Gest. C’est pourquoi je vous demande d’imaginer ce qui se passerait si Titan faisait une proposition qui ne porterait pas sur la totalité des personnels concernés.
Mme Catherine Pernette. Sur un plan purement juridique, il existe deux hypothèses.
La première consiste à réinscrire cette reprise d’activité dans le cadre du PSE en cours. Sauf que ce matin, le 29 octobre, s’est tenue la dernière réunion de consultation du CHSCT et que, début novembre, auront lieu la troisième et dernière réunion de consultation du CCE ainsi que la dernière réunion du comité d’établissement, celle-ci devant se dérouler au plus tôt le lendemain de celle du CCE. Il s’agirait alors de suspendre la procédure, qui va bientôt prendre fin, pour réintroduire une reprise partielle d’activité.
La seconde hypothèse revient à laisser la procédure aller jusqu’à son terme. Le site ferme, Titan reprend une partie de l’équipement du site et réembauche un certain nombre de salariés.
Mme la rapporteure. Je suppose qu’il est tenu de réembaucher les salariés qui ont été licenciés ?
Mme Catherine Pernette. Il peut les réembaucher, mais il n’y est pas obligé.
M. le président Alain Gest. Je comprends que deux possibilités existent, avant et après la fermeture de l’usine. Mais est-il juridiquement possible que sur les 537 salariés concernés par l’activité agraire, seuls 333 salariés soient réembauchés ?
Mme Catherine Pernette. Le nombre de 537 salariés a été défini par rapport à un objectif cible : une partie de ces salariés devaient être affectés totalement à l’activité agraire, et une partie au support, qui vaut pour les deux activités. Cette définition était mentionnée dans le PDV qui prévoyait de scinder les activités agraire et tourisme et de présenter deux organigrammes distincts dans le cas où les deux activités devaient travailler ensemble et pour que coïncident la dégressivité de l’activité tourisme et la reprise de l’activité agraire.
Je ne sais pas à quoi correspond ce chiffre de 333 salariés, mais je suppose que c’est le nombre d’employés que Titan prévoit dans le cadre de la reprise du site et d’une partie de l’activité agraire.
M. le président Alain Gest. Je comprends fort bien, mais la question que je vous pose est d’ordre purement juridique : dans la première hypothèse, qui consiste à greffer la mesure dans la procédure en cours, est-il juridiquement possible que seulement 333 personnes fassent l’objet d’une reprise ?
Mme Catherine Pernette. C’est la définition par Titan de ses besoins de production qui déterminera le nombre de salariés. Je ne sais pas quel est le nombre de salariés, sur 537, qui dépendront totalement de l’agraire et combien dépendront des services support. Je ne sais pas si l’entreprise sélectionnera 333 personnes, sur la base de certains critères, parmi celles qui travaillent actuellement dans l’activité agraire.
M. le président Alain Gest. Pour vous, cette option est donc juridiquement possible.
Mme Catherine Pernette. Tout à fait.
M. le président Alain Gest. Elle peut donc s’inscrire dans la procédure en cours, à condition toutefois que celle-ci soit prolongée.
Mme Catherine Pernette. Oui, car il faut que Titan dise concrètement ce qu’il souhaite.
M. le président Alain Gest. Nous nous plaçons naturellement dans cette hypothèse.
En 2007, vos services avaient-ils participé aux réunions concernant la création du complexe industriel ?
Mme Catherine Pernette. Je ne sais pas. Les éléments dont je dispose concernent uniquement les médiations intervenues.
M. le président Alain Gest. J’aimerais que vous puissiez éclaircir certains points. Quelles sont les conséquences des risques psychosociaux ? L’utilisation de produits non-conformes à la législation et le non-respect de normes ayant des conséquences sur la santé des salariés font-ils partie de vos prérogatives ? Si oui, en avez-vous concrètement entendu parler ? Avez-vous eu connaissance de graves problèmes de santé touchant les personnels de l’entreprise ?
Mme Catherine Pernette. Oui. Au cours de leurs visites, les inspecteurs du travail ont constaté la non-conformité de certains équipements et décelé des problèmes liés à l’utilisation des produits pouvant les conduire à établir un procès-verbal. La non-conformité des équipements peut également être révélée par un accident du travail. Je rappelle que l’établissement Goodyear est énorme et occupe plusieurs bâtiments. Malgré la vigilance de l’inspection du travail, il peut arriver que des accidents se produisent et dans ce cas, l’enquête révèle la non-conformité des équipements. Cela se produit régulièrement. Des procès-verbaux ont été dressés, liés en particulier à l’exposition aux risques chimiques lorsque des équipements de protection individuelle se sont révélés non-conformes aux produits utilisés, ce qui a provoqué d’importantes brûlures aux mains pour les salariés concernés.
M. le président Alain Gest. Mais vous n’avez pas eu connaissance, ou vos services n’ont pas relevé d’éléments qui pourraient avoir des conséquences gravissimes sur la santé des salariés – je pense au cancer, qui a parfois été évoqué ?
Mme Catherine Pernette. Les risques chimiques existent sur le site. Je ne suis pas une spécialiste de la réglementation en la matière, mais le code du travail fixe des valeurs limites d’exposition pour les produits susceptibles de présenter un danger. Or, pour certains produits nous ne connaissons pas ces valeurs limites, au-delà desquelles les salariés sont exposés à des maladies professionnelles.
Le travail entrepris avec le CHU consiste à déterminer les valeurs limites d’exposition des produits chimiques pour permettre à nos services de sanctionner l’entreprise. Cela dit, dans la mesure où nous savons que ces produits peuvent avoir des conséquences sur la santé des salariés, nous agissons au niveau de la prévention des risques professionnels.
M. le président Alain Gest. Il serait intéressant pour nous de connaître les résultats des travaux du CHU. Il est très gênant, compte tenu de la gravité d’une maladie comme le cancer, de ne pas savoir si les salariés sont exposés ou non à des produits dangereux. Nous ne devons pas laisser planer le moindre doute, dans un sens ou dans l’autre. Je pense toutefois que si un tel risque existait, s’agissant de maladies professionnelles, vos services auraient été sollicités.
Mme Catherine Pernette. Nous avons été sollicités sur des éléments liés aux risques chimiques de manière générale. Mais du fait de l’évolution des connaissances, un produit qui n’est pas réputé dangereux un jour peut le devenir le lendemain. Il est alors expertisé en tant que tel et introduit dans la liste des produits dangereux contenue dans le code du travail, et des valeurs limites d’exposition lui sont associées. À partir de là, détecter sa présence peut amener l’inspection du travail à établir un relevé d’infraction. La connaissance des risques d’exposition aux produits chimiques évolue sans cesse, tout comme le tableau des maladies professionnelles. Mais il s’agit d’un sujet très technique…
M. le président Alain Gest. Certes, madame la directrice, mais vous me permettrez d’insister car cette histoire me préoccupe. S’il existait des cas avérés de personnes qui, après avoir utilisé des produits chimiques présentant un danger, avaient développé des maladies comme celles qui ont été évoquées, je suppose que vous en auriez été informée. Or vous ne l’avez pas été.
Mme Catherine Pernette. Compte tenu des informations dont je dispose et sachant que j’exerce mes fonctions depuis deux ans... Mais j’ai le souvenir de salariés souffrant de graves brûlures aux mains suite à l’utilisation de produits corrosifs. L’entreprise a été sanctionnée par l’inspection du travail par voie de procès-verbal pour non mise à disposition d’équipements de protection individuels.
Mme la rapporteure. Cela s’est produit pendant les deux dernières années ?
Mme Catherine Pernette. Oui, cette exposition aux risques chimiques date de 2012 et concernait 33 salariés, identifiés par l’inspection du travail. Des gants avaient été mis à la disposition des salariés, mais ils ne les protégeaient pas des risques d’attaque chimique. Voilà le travail de fond qu’effectue quotidiennement l’inspection du travail.
L’entreprise a prévu de mettre à la disposition des salariés des protections respiratoires pour éviter l’inhalation de fumée noire. L’inspection du travail vérifiera que cette mise à disposition ainsi que le port des équipements sont effectifs. Il appartient à l’employeur de veiller à ce que les salariés portent ces équipements, ce qui est difficile dans une entreprise qui compte un tel nombre de salariés.
M. le président Alain Gest. Les réunions du CHSCT de Goodyear auxquelles vos collaborateurs ont assisté se sont-elles déroulées dans les conditions habituelles ? Ont-elles été productives ?
Mme Catherine Pernette. Les inspecteurs du travail sont invités à participer aux réunions du CHSCT et ils y assistent en fonction de leur agenda et de leurs disponibilités. Les inspecteurs du travail ont souvent assisté aux réunions du CHSCT de Goodyear, qu’il s’agisse des réunions trimestrielles, des réunions extraordinaires ou de celles concernant un secteur particulier d’activité. Ce que m’ont rapporté mes collaborateurs, c’est que le dialogue social est difficile dans l’entreprise.
M. le président Alain Gest. C’est un euphémisme !
Mme Catherine Pernette. Je ne lis pas tous les procès-verbaux des réunions de CHSCT, mais j’ai suivi de près les quatre réunions du comité qui avaient pour objet les conséquences du plan de sauvegarde de l’emploi.
La première réunion, le 11 mars 2013, relative à l’information et la consultation sur la procédure de PSE, a abouti, après de courtes discussions, à la délibération sur la désignation d’un expert.
La réunion du 24 avril 2013 devait traiter trois sujets : l’information et la consultation sur la procédure du PSE, la désignation d’un nouvel expert et l’impossibilité pour l’expert désigné d’accomplir sa mission. Après avoir commencé en retard, du fait de l’absence d’une partie des membres de la délégation, la réunion a été suspendue à plusieurs reprises et aucune discussion sur le fond du dossier, à savoir l’étude des éléments mis à la consultation du comité, n’a été possible. La discussion a porté sur le contenu de l’ordre du jour, plus précisément sur les points suivants : le président et le secrétaire n’avaient, soi-disant, pas réussi à trouver un accord sur l’ordre du jour – alors même que celui-ci avait été signé – la réunion sur le premier point était prématurée et l’information était insuffisante. Par la suite, une partie de la délégation a quitté la salle.
L’ordre du jour de la réunion du 2 septembre 2013 reprenait l’information du comité sur la procédure du PSE et l’expertise. Après lecture d’une motion, la discussion a porté sur la convocation et sur le jugement du tribunal de grande instance de Lyon concernant l’expertise de Cidecos, mais le compte rendu ne fait pas état d’une discussion sur le contenu même de l’information du CHSCT, c’est-à-dire sur les conséquences en matière de santé et sécurité au travail de l’engagement d’une procédure de licenciement.
L’ordre du jour de la réunion du 17 septembre 2013 était plus chargé : outre la consultation du PSE et l’examen des points qui empêchent le cabinet Cidecos d’être valablement informé, il comprenait un troisième point portant sur la souffrance au travail et les risques psychosociaux à partir des constats réalisés par l’inspection du travail le 25 août 2013 dans le cadre de la reprise de l’activité après les congés annuels. Le débat a porté sur le libellé du troisième point et dix pages du compte rendu sont consacrées à un dialogue stérile entre les parties. Aucun avis n’a été formulé sur le premier point. La seule proposition que j’ai pu trouver concerne le maintien des salariés se trouvant en arrêt maladie.
Voilà ce que j’ai pu lire dans les comptes rendus des réunions de CHSCT en ce qui concerne la procédure de plan de sauvegarde de l’emploi.
Au cours de la réunion qui s’est tenue ce matin, le 29 octobre 2013, les membres élus, considérant qu’ils n’avaient pas suffisamment d’informations, n’ont pas rendu d’avis.
M. le président Alain Gest. Nous recevrons demain les experts nommés par le CCE ou à la demande de la CGT ou du CHSCT. Nous avons entendu dire que les experts avaient rencontré des difficultés pour obtenir des informations. Ce fait a-t-il été porté à votre connaissance ?
Mme Catherine Pernette. Les experts de Secafi, qui sont présents dans l’établissement depuis un certain temps, ne semblent pas avoir rencontré de difficultés, et ni les experts de Cidecos ni la CGT n’ont contacté nos services pour nous faire part de leurs difficultés. Ils ont saisi la juridiction compétente, ce qui a donné lieu au fameux jugement du tribunal de Lyon – où se trouve le siège social de Cidecos – qui énonce que les experts n’ont pas rencontré de difficultés d’accès aux documents et qu’ils auraient dû rendre leur rapport depuis longtemps. Mais il ne m’appartient pas de commenter une décision de justice.
M. le président Alain Gest. Cela ne nous appartient pas non plus, madame la directrice.
Vous avez en partie répondu à la question, mais si nous mettons de côté l’éventualité d’une nouvelle proposition de Titan, qui entraînerait fatalement un retard des procédures, est-il possible d’évaluer le calendrier des procédures en cours et la date à laquelle interviendra une décision définitive ?
Mme Catherine Pernette. Le CCE s’est d’abord réuni le 31 janvier 2013 pour présenter les documents dans le cadre d’une réunion dite « réunion zéro ».
Ensuite une première réunion a eu lieu le 12 février pour désigner les experts du cabinet Secafi.
La deuxième réunion du CCE s’est déroulée en plusieurs étapes : le 7 mars, avec pour ordre du jour la présentation du rapport ; le 22 mars, pour examiner le rapport de Secafi ; le 28 mai, nous avons évoqué la SCOP et le travail de l’AFII ; le 25 juin, nous avons étudié la partie accompagnement du livre 1 ; deux autres rencontres ont eu lieu, les 18 juillet et 30 août.
Nous en sommes à la troisième réunion du CCE. Il fallait attendre la consultation du CHSCT, dont la dernière réunion avait lieu ce matin. Je ne sais pas comment s’est déroulée cette réunion et comment elle a été appréciée. Si l’entreprise considère qu’elle a valablement consulté le CHSCT sur le PSE, après les réunions du 11 mars, du 24 avril, du 17 mai, du 31 mai, du 2 et du 17 septembre, il resterait une troisième et dernière réunion du CCE et une deuxième et dernière réunion du CE, qui pourrait avoir lieu début novembre. Ensuite interviendront la notification et l’envoi des lettres de licenciement, ce qui peut prendre un certain temps.
M. le président Alain Gest. Notre travail a vocation à tirer les conséquences de cette affaire. Compte tenu de votre expérience dans ce dossier, comme dans celui de l’entreprise Gad qui fait parler d’elle en Bretagne, considérez-vous que les capacités d’intervention de l’inspection du travail sont suffisantes, ou doivent-elles évoluer ?
Faut-il, selon vous, faire évoluer le code du travail pour mieux cerner les problématiques que nous avons rencontrées dans un dossier qui dure depuis six ans et a fait l’objet d’un nombre important de procédures judiciaires ?
Mme la rapporteure. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi donne à la DIRECCTE un rôle important qui vous amènera à juger du contexte économique du PSE. Si vous aviez été dans le contexte de cette loi, une telle accumulation de procédures aurait-elle pu exister ? Ce texte aurait-il facilité le dialogue ? Aurait-il permis d’aboutir à une solution ou à tout le moins à un traitement plus serein du PSE ?
Mme Catherine Pernette. Dans la mesure où nous sommes dans un contexte de réforme de l’inspection du travail, il m’est difficile de vous donner des informations sur ce point. Je considère qu’à partir du moment où nous n’avons pas à examiner le motif économique – qu’au demeurant la nouvelle procédure ne nous attribue pas non plus – la question des outils mis à la disposition de l’inspection du travail se pose en effet. Nos outils – droit d’entrée, d’accès aux documents, d’audition – nous donnent la capacité, sur la base des textes applicables, d’exercer nos missions relatives à l’application du code du travail.
L’accès des représentants du personnel au système judiciaire, pour des motifs très divers, allonge la procédure. Le CCE peut saisir le juge, tout comme le comité d’entreprise, le CHSCT, voire l’expert, pour peu qu’il rencontre des difficultés d’accès aux documents.
Dans la nouvelle procédure, que je n’ai pas encore expérimentée dans mon département, ayant reçu le premier dossier le 15 septembre – je dois l’homologuer dans un délai de deux mois – les délais sont beaucoup plus courts et incluent toutes les procédures, y compris les expertises, que ce soit au titre du CHSCT, du CCE ou du CE. La procédure ne doit pas excéder quatre mois. Elle est donc beaucoup plus contrainte.
Les questions posées au juge judiciaire, notamment sur les difficultés d’accès des experts aux documents, font l’objet d’injonctions présentées par les représentants du personnel auprès la DIRECCTE, qui doit dans un délai très court valider ou non la demande formulée par le requérant.
Après l’homologation ou la validation du dossier, si un contentieux est déposé devant le tribunal administratif, celui-ci doit le traiter dans un délai de trois mois, ce qui ne correspond pas à son mode de fonctionnement. S’il n’a pas tranché, le contentieux est envoyé devant la Cour d’appel.
Or le juge du tribunal administratif ne va pas trancher sur la procédure développée par l’entreprise, mais sur le travail de l’administration. Il va regarder si l’administration a bien fait son travail, si elle a bien vérifié la procédure, si le plan de sauvegarde de l’emploi a été correctement homologué et si les mesures proposées par l’entreprise sont suffisantes au regard de ses moyens. Ce qu’il validera – ou ne validera pas – c’est l’analyse qu’a faite notre administration du contenu du PSE, et non la procédure présentée par l’entreprise. Cela nous place dans une situation différente de celle que nous connaissions jusqu’à présent.
Enfin, dans les procédures de licenciements collectifs pour motifs économiques, chaque salarié a la possibilité de saisir le conseil des prud’hommes sur l’absence de motifs économiques.
Mme la rapporteure. La situation de Goodyear aurait-elle été différente si vous aviez suivi la nouvelle procédure ?
Mme Catherine Pernette. S’agissant de Goodyear, je ne peux pas vous répondre puisque la procédure n’est pas terminée et que le PSE n’est pas finalisé. Je ne sais pas si j’aurais homologué le PSE. J’attends que la discussion se termine. Le CCE du 30 août, notamment à l’initiative de la CGC, a adopté des éléments susceptibles d’améliorer le PSE comme l’augmentation des aides à la création d’entreprise et l’aménagement de la durée du congé de reclassement en fonction de la typologie des salariés.
Mme la rapporteure. La direction envisageait par ailleurs un grand plan de formation ainsi que la création d’une université de la formation pour aider les salariés à rebondir, ce qui, compte tenu du déficit de formation d’une partie des salariés, risque d’être extrêmement lourd.
Mme Catherine Pernette. Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) prévoit de croiser, sur la base d’une étude d’employabilité, le savoir-faire des salariés avec l’étude d’impact social et territorial afin de mettre en place des passerelles et des transferts de compétences. Nous avons ainsi identifié entre une dizaine et une vingtaine de métiers, dans quatre domaines particuliers.
Je ne dispose pas de l’historique des actions en faveur de la formation, mais je sais qu’en 2013 un plan de formation a été soumis à la commission de formation, qui l’a amendé au cours de la réunion du CCE du 19 septembre. En consacrant 3,34 % de sa masse salariale à la formation, l’entreprise se situe au-delà du minimum légal.
M. le président Alain Gest. Nous recevrons demain les représentants des trois cabinets d’expertise en charge du dossier Goodyear : Secafi, Cidecos et Alter Expertise. Connaissez-vous ces experts ?
Mme Catherine Pernette. Je connais uniquement le cabinet Secafi.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
p. Audition, ouverte à la presse, des cabinets d’experts assistant le comité central d’entreprise (CCE), le comité d’établissement d’Amiens Nord et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Goodyear : M. Pierre Ferracci, président, et M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI, ainsi que M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise
(Séance du mercredi 30 octobre 2013)
M. le président Alain Gest. Après avoir entendu les syndicats, la direction du groupe Goodyear et d’autres protagonistes, nous auditionnons aujourd’hui les représentants de deux des trois cabinets qui ont joué le rôle d’experts auprès du comité central d'entreprise (CCE) et du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’usine d'Amiens-Nord. Nous devions aussi recevoir M. Pascal Josse, directeur adjoint de CIDECOS ; souffrant, il ne peut nous rejoindre. Nous lui demanderons de nous faire parvenir une contribution écrite.
Je souhaite la bienvenue à M. Pierre Ferracci, président, et à M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI, ainsi qu’à M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise. Comme les précédentes, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en vidéo. Un compte rendu de nos débats sera établi et vous sera soumis préalablement à sa diffusion.
Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d'abord la parole, messieurs, pour un exposé introductif, puis Mme Pascale Boistard, notre rapporteure, vous posera une première série de questions. La parole sera ensuite aux autres membres de la commission d'enquête.
L’importance de vos travaux a été soulignée au cours de nos précédentes auditions. Pouvez-vous nous présenter brièvement votre cabinet respectif et préciser les missions relatives à l'usine Goodyear d'Amiens-Nord qui vous ont été confiées ? Il nous serait utile de connaître les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées. Nous savons qu’il vous a parfois été difficile d’obtenir les éléments nécessaires à la réalisation de vos expertises, et aussi que la justice a été saisie plusieurs fois à propos de conflits opposant les cabinets d'experts et la direction de Goodyear. Enfin, quelles sont les principales conclusions de vos études sur l'usine Goodyear d'Amiens-Nord ?
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Florent Perraudin, Pierre Ferracci et Laurent Rivoire prêtent successivement serment.)
M. Florent Perraudin, associé du cabinet Alter expertise. Alter est un cabinet d’expertise comptable qui rassemble une quinzaine de salariés installés à Lyon, Mâcon et Lille. Nous avons choisi de travailler exclusivement pour les comités d’entreprise dans le cadre des missions légales et contractuelles que nous confient les représentants du personnel.
Je me félicite que votre commission enquête ait souhaité nous entendre à propos de l’avenir de l’usine Goodyear Amiens-Nord et je vous en remercie. Il me paraît essentiel que la représentation nationale participe le plus possible à la vie économique de notre pays en ayant à connaître, de l’intérieur, de la vie des entreprises.
Le comité d’établissement de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord nous a donné mandat d’examiner les comptes de l’usine pour 2012 et les comptes prévisionnels de 2013. Ce travail est réalisé à 80 % ; je vous présenterai donc l’état des lieux à ce jour. Des interrogations demeurent, sur lesquelles je reviendrai.
(M. Florent Perraudin appuie son propos sur une note de synthèse réalisée à l’aide de transparents dont il commente les points saillants. Ces transparents sont reproduits en annexe du présent compte rendu, consultable en version pdf).
On peut résumer la situation en quatre points : Goodyear augmente sensiblement sa profitabilité en 2013 et affiche des perspectives très favorables de croissance rentable ; le marché des pneumatiques est structurellement porteur puisque les ventes en volume et la part des produits à forte valeur ajoutée augmentent, si bien que l’environnement est très favorable ; l’usine d’Amiens-Nord a été progressivement et délibérément démantelée par la direction de Goodyear depuis 2007 ; les pertes d’Amiens-Nord ne sont que la conséquence de la sous-activité, du cantonnement à des produits bas de gamme et de l’absence de modernisation du site orchestrés par Goodyear.
La performance financière de Goodyear, telle qu’elle ressort des chiffres publiés par le groupe, ne cesse d’augmenter, la perspective officielle étant de dépasser 2 milliards de dollars de bénéfice opérationnel en 2016. Le résultat net est redevenu positif depuis 2011. Le groupe a une présence mondiale dans quatre zones géographiques qui contribuent toutes positivement aux résultats. Le nombre de pneus produits par Goodyear a baissé depuis 2005, mais il faut tenir compte et du fait que tous les grands fabricants se focalisent désormais sur les produits de moyenne et haute gammes, et des conséquences de la crise de 2009. Quoi qu’il en soit, le résultat opérationnel remonte à 4 % du chiffre d’affaires en 2013 pour les activités européennes, en dépit des pertes, orchestrées, de l’usine d’Amiens-Nord.
Quelques mots à propos de l’endettement, sur lequel la direction de Goodyear a certainement insisté devant vous puisque c’est l’argument central par lequel elle justifie l’impossibilité d’investir pour conserver le site d’Amiens-Nord. Pourtant, notre analyse des données chiffrées mais aussi des déclarations du président du groupe montrent que l’endettement est maîtrisé, ce qui permet à Goodyear d’accélérer ses investissements et de renouer pour la première fois depuis onze ans avec la distribution de dividendes – ce qui démontre que la perspective est bien l’amélioration des bénéfices. L’endettement, relativement élevé à 5 milliards de dollars, est stable et diminuera sensiblement d’ici 2016, en valeur et, plus encore, en pourcentage des résultats. Les intérêts de la dette consomment entre un quart et 30 % des bénéfices opérationnels, un niveau relativement élevé mais tout à fait supportable. Par ailleurs, le groupe, dans sa communication aux actionnaires, en septembre, a insisté sur le fait que si l’endettement représentait 4,3 fois les résultats en 2010 et 3,9 fois encore en 2011, il ne représenterait plus que 3,6 fois le résultat en 2013, et 2,5 fois en 2016, une valeur tout à fait modérée et supportable. La diminution de l’endettement permettra au groupe, a indiqué sa direction, « de réduire le coût des capitaux utilisés » et « d’améliorer son accès au crédit ». Tous ces éléments démontrent donc une amélioration progressive de la situation. Goodyear dispose donc des moyens d’investir, qu’il s’agisse d’investissements de remplacement ou d’investissements de développement.
D’ailleurs, grâce à ses bons résultats actuels et à ceux qui sont en perspective, le groupe vient d’annoncer qu’il reprenait la distribution de dividendes : 14 millions de dollars seront versés en décembre 2013. Les derniers dividendes versés l’avaient été en 2002. Il est donc exact que le groupe Goodyear a traversé une période relativement difficile, mais elle est derrière lui. Le groupe a ainsi annoncé qu’il verserait 55 millions de dollars de dividendes chaque année entre 2014 et 2016, et qu’« une augmentation dans le temps de ces dividendes est anticipée au fur et à mesure de l’amélioration de la trésorerie générée et de la réduction du taux d’endettement ». Goodyear va par ailleurs racheter ses propres actions à hauteur de 100 millions de dollars pour compenser l’émission de nouvelles actions destinées aux programmes de rémunération en actions de ses dirigeants. D’évidence, le groupe dispose de trésorerie.
Le marché est, je l’ai dit, structurellement porteur ; les rapports de Goodyear et de Michelin s’accordent sur ce point. La demande mondiale de pneus, qu’ils soient de première monte ou de remplacement, progressera sur le long terme tant sur les nouveaux marchés que sur les marchés matures, dont le marché européen. Même si, à raison d’une croissance annuelle moyenne modeste de 1 %, elle sera moindre dans les pays développés, on n’anticipe pas l’effondrement du marché dans ces pays, mais bien sa croissance, y compris dans la zone qui concerne directement l’usine d’Amiens-Nord : l’Europe.
D’autre part, Goodyear, avec une part de marché de 11,2 %, est l’un des trois leaders mondiaux, derrière Bridgestone qui en détient quelque 16 % et Michelin 15 % environ. La puissance des autres fabricants, les « suiveurs » – dont la part de marché est pour chacun inférieure à 6 % –, est bien moindre. Or, si le marché est en croissance, c’est aussi parce que la pénétration des pneumatiques de haut de gamme est de plus en plus forte. La croissance de la demande pour les produits dits premium - dont le prix est supérieur d’environ 25 % au prix moyen – est deux fois plus rapide que la demande pour les pneumatiques d’entrée et de milieu de gamme, et la fabrication des pneumatiques à forte valeur ajoutée exige une technicité très avancée que seuls les producteurs majeurs maîtrisent.
Le contexte ainsi rappelé, j’en viens au démantèlement progressif délibéré de l’usine d’Amiens-Nord. Il est illustré par la part du site dans la production de pneumatiques « tourisme » par Goodyear en Europe : de 7,4 % en 2006, on est passé à 2,3 % en 2012. La baisse est de 77 % pour l’usine d’Amiens-Nord et de 26 % pour l’ensemble de la zone Europe.
La délocalisation de la production d’Amiens-Nord vers les douze autres usines européennes de Goodyear a été opérée selon trois axes : le transfert de moules et de la production afférente ; le transfert d’une partie des pneus fabriqués à Amiens-Nord dans d’autres usines fabriquant les mêmes références ; surtout, l’absence d’investissements et d’affectation à Amiens de nouvelles références de pneus. Et c’est ainsi que la production est tombée de 5 millions de pneus en 2006 à 1,2 millions en 2012 – ce qui, étant donné les frais fixes, n’est pas tenable.
Un autre volet de ce démantèlement se reflète dans la part d’Amiens-Nord dans la production de pneus de très haute performance : elle est de 3,6 % dans cette usine, contre 17,4 % pour l’ensemble des autres usines européennes de Goodyear. Ainsi, non seulement l’usine d’Amiens-Nord produit de moins en moins de pneumatiques par rapport à la production globale de Goodyear en Europe, mais elle ne fabrique pratiquement aucun pneumatique haut de gamme. Enfin, la part de l’usine d’Amiens-Nord dans les investissements européens de Goodyear n’a cessé de se réduire, passant de 5 millions d’euros, soit 3,4 % des investissements, en 2007, à 1 million d’euros, soit 0,4 % des investissements, en 2012. Cela vaut particulièrement pour les moules nouveaux, si bien que le site n’a aucune chance de produire et de pouvoir équilibrer ses comptes. Voilà ce qu’il en est pour le volet « tourisme ».
Dans le secteur « pneumatiques agricoles », la situation est plus complexe et tout n’est pas encore parfaitement clair. Le prix de vente moyen des pneus agricoles fabriqués à Amiens-Nord était de 649 euros en 2012 contre 284 euros pour les pneus fabriqués par Goodyear dans l’ensemble de la zone Europe ; autrement dit, le site fabrique les pneus agricoles haut de gamme. Mais l’étude des parts de marché montre des éléments difficiles à comprendre et des procédures judiciaires sont en cours qui tendent à éclaircir des éléments tout à fait étonnants. En effet, si, avec 22 % en moyenne, Goodyear a maintenu une part de marché majeure en Europe pour les pneus agricoles de remplacement, sa part de marché pour les pneus de première monte s’est effondrée, passant de 20 % en 2006 à 8 % en 2012. Or, en parallèle, des partenariats ont été signés avec Titan, pour les Amériques. On peut esquisser l’idée qu’au moins une partie des pneus ont été transférés à Titan, les producteurs de tracteurs étant principalement américains.
Le temps de parole qui m’est imparti me contraignant à limiter mes observations aux plus importantes, je souligne que le secteur « tourisme » de Goodyear en Europe est largement bénéficiaire, avec un résultat opérationnel de 334 millions d’euros en 2011, de 144 millions en 2012 et qui remonte dans les comptes prévisionnels du groupe pour 2013 –, cela après que l’on a pris en compte une perte considérable à Amiens-Nord, dont j’ai explicité la cause : le cantonnement du site à la production de pneumatiques bas de gamme qui ne peuvent être profitables.
Pour le secteur « pneumatiques agricoles », la situation est plus délicate. Dans ce segment, les résultats d’Amiens-Nord et de l’ensemble de la zone Europe de Goodyear sont devenus déficitaires à partir de 2010. Outre que la crise économique a pesé sur la demande de pneus agricoles, les années 2008 et 2009 marquent un tournant pour Goodyear avec l’officialisation de son projet de partenariat avec Titan, l’accélération des pertes de parts de marché « première monte » qui a déstabilisé l’ensemble de cette activité et l’effondrement des investissements réalisés à Amiens-Nord. Plusieurs projets de restructuration se sont enchaînés qui prévoyaient la suppression de centaines de postes, en février 2008 d’abord, en mai 2009 ensuite. Ces projets n’ont finalement jamais été réalisés du fait de l’opposition et des luttes opiniâtres des salariés et de leurs représentants.
En substance, tout montre que Goodyear a mis en oeuvre à partir de 2008 et 2009 un plan global et coordonné visant à fermer son usine d’Amiens-Nord et transférer son activité « pneumatiques agricoles » à Titan. Autant pour l’activité « tourisme » les bénéfices sont restés élevés à l’échelle européenne, autant pour l’activité « pneumatiques agricoles » Goodyear s’est déstabilisé lui-même par cette perte de parts de marché de première monte, l’absence d’investissements et aussi l’opposition des salariés, qui a empêché le groupe de transférer la partie européenne de la production à Titan, alors que la partie « Amériques » l’avait été.
En conclusion, le marché des pneumatiques est structurellement porteur. Le groupe Goodyear dispose d’un modèle économique solide et d’atouts déterminants qui vont lui permettre de profiter pleinement de cet environnement favorable : sa position de n° 3 mondial, loin devant les « suiveurs » ; sa présence géographique globale et son portefeuille de marques réputées ; le développement de technologies avancées source de différenciation vis-à-vis des producteurs à « bas coût » et une taille permettant de générer des économies d’échelle ; des bénéfices élevés et croissants ; un endettement maîtrisé dont le poids va diminuer et qui laisse des marges de manœuvre importantes pour renforcer les investissements de « développement » et reprendre, dès la fin de 2013, la distribution de dividendes « suspendue » depuis onze ans.
Enfin, à notre sens, Goodyear dispose des ressources financières, technologiques et commerciales nécessaires pour conserver son usine d’Amiens-Nord et assurer sa pérennité tout en évitant une catastrophe sociale pour les 1 200 salariés concernés. L’enjeu premier tient « simplement » à un traitement équitable d’Amiens-Nord par rapport aux autres sites du groupe en termes d’affectation de la production et des investissements. Il convient pour cela de maintenir sur le site 7 % de volume « pneumatiques de tourisme » comme en 2006 et 2007 ; cela permettrait de produire 3,7 millions de pneus « tourisme » alors que 1,2 millions seulement ont été fabriqués en 2012. Il convient aussi de produire sur le site une gamme comprenant 17 % de pneus à très haute performance et non 4 % comme c’est le cas aujourd’hui. Il faut encore définir un plan d’investissement tendant à rattraper les retards accumulés ces dernières années.
La relance de l’activité « pneumatiques agricoles », qui dispose toujours d’un potentiel considérable – image de marque, parts de marché, dispositif industriel équilibré entre Amiens-Nord pour les pneus techniques et de grande taille et trois usines « à bas coût » en Pologne, en Turquie et en Afrique du Sud - fait sens pour un leader mondial tel que Goodyear, qui devra au passage clarifier ses relations et ses partenariats avec Titan, en particulier pour les pneumatiques agricoles de première monte, dont on peine à comprendre la baisse en volume et en parts de marché.
M. le président Alain Gest. Je pense pouvoir vous éclairer sur ce dernier point : M. Richard Markwell, président du groupe AGCO, que nous avons entendu hier, nous a indiqué avoir renoncé dès 2010 à se fournir en pneumatiques chez Goodyear. Les cinq grands acheteurs de pneus de tracteur ont agi de la sorte en raison de déboires dans l’approvisionnement : les difficultés d’acheminement des pneus vers leurs usines étaient telles que ces entreprises se sont parfois trouvées sans pneus à monter sur les nouveaux tracteurs. Voilà qui répond à votre interrogation.
M. Pierre Ferracci, président de SECAFI. SECAFI est une des sociétés du groupe Alpha. Le groupe compte 1 200 collaborateurs répartis entre trois branches, dont 600 travaillent au sein de SECAFI, le premier cabinet de conseil auprès des comités d'entreprise (CE) et des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Sémaphores assiste les collectivités locales et les entreprises notamment dans leurs actions de revitalisation des territoires. Sodie accompagne les demandeurs d’emploi soit avec les entreprises quand il y a des licenciements économiques, soit avec Pôle emploi, dont nous sommes l’un des principaux opérateurs.
Nous intervenons dans le groupe Goodyear et dans l’établissement d’Amiens depuis une dizaine d’années sous des formes diverses, aussi bien auprès du comité central d’entreprise (CCE) que des CHSCT. Notre cabinet a été désigné pour accompagner la réflexion du CCE dans le cadre du projet de fermeture de l’usine d'Amiens-Nord. Il est maintenant notoire que notre relation avec la partie syndicale, qui a été de grande qualité pendant toutes ces années, s’est quelque peu dégradée avec l’organisation syndicale majoritaire sur le site d’Amiens-Nord depuis la proposition de reprise faite par Titan fin 2011–début 2012, après que nous avons assez clairement affiché notre souhait de voir ce plan pris en considération, estimant la solution proposée solide, pérenne et viable et présentant l’avantage de sauver près de la moitié des 1 200 emplois du site - 537, et 548 avec les cadres commerciaux. L’organisation syndicale majoritaire à Amiens a choisi une autre voie et un autre conseil que celui de SECAFI, et notamment le développement de procédures judiciaires, ce qui a amené Titan à se retirer, et la relation avec la direction à ne pas s’améliorer au fil du temps. Pour moi, la façon dont on juge le dossier Titan et les relations entre Titan et Goodyear est un élément essentiel du dossier.
Notre analyse, lors de cette restructuration, a porté sur les pneumatiques « tourisme » et sur les pneumatiques « agricoles ». Comme d’habitude, nous avons examiné les fondamentaux du site concerné mais aussi l’environnement du groupe, sa stratégie et la relation entre les acteurs. Nous essayons de comprendre cette stratégie, pas forcément de la partager, et au long des dix années où nous nous sommes exprimés, nous avons souvent eu une approche très critique de la stratégie de Goodyear. Mais notre rôle de conseil auprès des représentants du personnel nous amène à un moment donné à leur indiquer quelles nous semblent être les voies du compromis le plus satisfaisant possible ; il leur revient ensuite de prendre leurs responsabilités.
La situation de Goodyear n’est pas la même pour l’activité « tourisme » et pour l’activité « pneumatiques agricoles ». Je ne pleurerai pas sur la situation d’une multinationale qui va distribuer des dividendes, mais pour tenter de comprendre sa stratégie, il faut aussi comparer sa situation à celle de ses concurrents. On se rend alors compte que la rentabilité nette de Goodyear est très inférieure à celle de ses concurrents principaux, Michelin, Bridgestone et Continental. Son endettement est élevé : il représente, ces derniers temps, plus de quatre fois ses fonds propres. Surtout, le niveau des fonds propres de ses concurrents est, en valeur absolue, beaucoup plus élevé que le sien : moins d’un milliard pour Goodyear, mais plus de 12 milliards de dollars pour Bridgestone et plus de 8 milliards pour Michelin.
Dans les enjeux de compétitivité entre les groupes, ces données ont leur importance. Elles peuvent expliquer – et, encore une fois, je ne porte pas de jugement de valeur – que Goodyear choisisse de distribuer des dividendes bien que sa situation ne soit pas bonne au regard de celle de ses concurrents. Mais la conséquence de ce choix est évidente : quand Goodyear investit moins de 2 % de son chiffre d’affaires en recherche et développement, Michelin investit près de 3 %. Pour ce qui est des investissements industriels, Goodyear investit moins de 5 % de son chiffre d’affaires quand Michelin investit de 8 à 9 %. Si Goodyear poursuit dans cette voie, sa compétitivité continuera de se dégrader.
S’agissant de l’activité « tourisme », le marché européen a beaucoup évolué au cours de la dernière période, avec une montée en gamme au bénéfice des pneumatiques de taille plus importante. On constate notamment le développement d’un segment haut de gamme concernant les pneus de 17 pouces et davantage. La vente des pneus plus petits enregistre une baisse en volume en Europe.
Or, le site d'Amiens est historiquement positionné sur une production de pneus de 13 à 16 pouces. La question de son positionnement s’est posée dès 2007. Pour assurer sa pérennité, il fallait faire évoluer l’offre combinée (product mix) tout en conservant des volumes suffisants pour amortir les coûts fixes, élevés ; cela suppose de ne pas abandonner complètement et brutalement les productions standards, au moins dans un premier temps.
Des investissements importants étaient nécessaires, tant pour faire évoluer l'outil que pour compenser l'absence d'investissements depuis plusieurs années. Sur la période 2005–2007, si l’on compare avec la concurrence, ce retard représente plus de 50 millions de dollars pour les deux sites d'Amiens. Il fallait essayer de le rattraper ; cela n’a pas été possible pour des raisons sur lesquelles je reviendrai.
C’est dans cette période de focalisation sur des pneumatiques à forte valeur ajoutée que se sont déroulées les discussions sur le complexe industriel d'Amiens, les deux sites Nord et Sud souffrant d'un sous-investissement chronique et de fortes baisses de volumes en 2005 et 2006.
En 2007, compte tenu de la situation des deux usines, la direction présente le projet dit « Groupe Complexe d'Amiens » (GCA) qui visait la création d’une structure commune aux deux établissements, l’objectif étant « de bâtir un projet pour assurer l'avenir industriel des deux sites d'Amiens ». Il est prévu à cette fin un investissement de 52 millions d’euros destiné à faire évoluer l’offre combinée, ainsi que l’accroissement du temps de travail et la modification de l'organisation du travail – la production en continu sur le mode 4x8, 35 heures de travail hebdomadaires en moyenne pour tous, le fonctionnement des usines 350 jours par an –, et enfin le non-remplacement des départs « naturels ».
Le point dur des négociations portait notamment sur le temps et sur l'organisation du travail. L'objectif affiché par la direction était d'accroître le nombre de jours travaillés pour qu’il atteigne 214 jours par an, et le nombre d'heures travaillées pour le porter à 1 607 heures par an. Pour nous, ces points n'apparaissaient pas comme les plus déterminants dans l'équilibre économique du projet. Le projet GCA est en effet fondé pour l'essentiel sur des investissements qui, à eux seuls, permettent d'améliorer de 9,1 points la position de coûts d'Amiens. Le cycle 4x8 sur lequel se focalisait le débat sur l’organisation du travail permettait une amélioration de 3,4 points. L’enjeu des investissements était donc bien plus important que celui de l’organisation du travail, et nous avions suggéré à l’époque d'explorer d’autres modalités, et notamment l’hypothèse d’un rythme de travail en 5x8.
Après six mois d'échanges, aucun accord n'ayant été trouvé, un référendum est organisé sur les sites, qui conduit à un refus de la majorité des salariés qui s’étaient exprimés. Il est mis fin aux consultations et un projet de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) portant sur une réduction de la production de 27 % et la suppression de 478 emplois permanents est présenté au printemps 2008. Les négociations sont alors rouvertes à la demande de certaines organisations syndicales, et des divergences apparaissent entre elles.
À l’établissement d'Amiens-Nord, 73 % des suffrages exprimés lors du référendum étaient favorables au passage au rythme 4x8 ; un accord en ce sens avait été signé par la CFE-CGC et la CFDT. La CGT, syndicat majoritaire, et SUD avaient alors exercé leur droit d'opposition. À l’établissement d'Amiens-Sud, un accord collectif avait été signé et le passage au travail continu en 4x8 était entré en vigueur dans les premiers jours de janvier 2009.
En mai 2009, le groupe a présenté un nouveau projet portant sur la fermeture de l’activité « tourisme » d’Amiens-Nord, l’impact potentiel étant la suppression de 817 postes. Ce plan et les plans successifs présentés par la direction ont été assez systématiquement suspendus par les tribunaux. Des médiations ont été entreprises, qui n’ont pas abouti. L’une des médiations, avec l’accord des deux parties – la CGT, syndicat majoritaire à Amiens, et la direction – avait été confiée à mon collègue Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI ; ce qui m’avait intrigué car, généralement, on choisit pour médiateur une personnalité extérieure. En dépit de son acharnement et de ses compétences, cette médiation a échoué, comme a échoué par la suite la médiation confiée au regretté Bernard Brunhes.
Étant donné la volonté manifestée par le groupe de recentrer ses activités pour tenir compte de l’évolution évidente du marché vers les produits à forte valeur ajoutée, Goodyear voulait-il réellement restructurer les deux sites d’Amiens ? L’activité « tourisme » d’Amiens-Nord était-elle condamnée d’emblée ? Il est très difficile de répondre avec certitude à cette question. La stratégie de recentrage des deux usines d’Amiens demandait de lourds investissements et, du point de vue de la direction, un compromis social sur les investissements et sur l’organisation du travail et le temps de travail. Il est évident qu’à partir du moment où cet accord n’est pas intervenu, le recentrage de Goodyear a continué de se faire aux niveaux mondial et européen – avec, notamment, le développement de la production en Europe de l’Est, où les coûts de production sont plus bas – et que la partie a été progressivement abandonnée à Amiens-Nord puisqu’il était impossible pour la direction de faire passer ses objectifs de réorganisation puis d’investissement. À partir de ce moment, la situation du site, déjà périlleuse en 2007 en raison du positionnement et du sous-investissement, ne s’est pas améliorée, compte tenu de la mauvaise qualité du dialogue social qui s’est instaurée pendant des années – un point sur lequel chacun aura son avis.
Je n’ai pas besoin pour justifier un point de vue d’expliquer que le site d’Amiens-Nord est rentable et qu’il y aurait des profits cachés. Ce site n’est pas rentable aujourd’hui parce qu’il a été l’objet de sous-investissements – dont on peut analyser les origines et les causes de façons différentes – et parce que le recentrage projeté n’est pas intervenu. Il me paraît en tout cas évident que l’activité « tourisme » est dans une situation extrêmement peu compétitive.
Les choses sont un peu différentes pour l’activité « pneumatiques agricoles » : les fondamentaux étaient solides mais le groupe avait néanmoins commencé de se désengager de ce secteur. L’explication donnée est que Goodyear, un peu contraint dans ses investissements par son niveau d’endettement, avait décidé de ne pas tout faire et, singulièrement, de ne pas se projeter dans une activité qui suppose des investissements très lourds alors que sa situation globale était critique au regard de la concurrence.
Le recentrage a commencé dès 2005, Goodyear vendant à l'époque à Titan ses activités « pneumatiques agricoles » en Amérique du Nord. Nous annoncions, dans notre rapport de mars 2008, malgré les démentis formels de la direction de Goodyear, qu'une cession à venir des activités « pneumatiques agricoles » européennes à Titan était envisageable. De fait, en septembre 2009, Goodyear annonçait des négociations avec Titan afin de lui céder ces activités en Amérique du Sud et en Europe.
Nous avons longuement analysé le plan Titan proposé fin 2011–début 2012. Par deux fois, la perspective d’un compromis s’est dessinée entre les deux parties – le syndicat majoritaire à Amiens-Nord et la direction. Laurent Rivoire et moi-même étions présents lors d’un certain nombre de réunions, notamment celle qui s’est tenue le 4 décembre 2011, près de la mairie de Paris, avec M. Bill Campbell, « numéro deux » du groupe Titan. Ce jour-là a été acté le principe de la reprise des 537 emplois, et un compromis me paraissait tout à fait possible. Les discussions se sont poursuivies en janvier et en février 2012 ; une réunion entre Goodyear, Titan, la partie syndicale et les conseils – SECAFI et les conseils juridiques de la CGT d’Amiens-Nord – devait se tenir en février 2012 sous l’égide du ministère du Travail. Elle s’est finalement déroulée à Amiens et non au ministère, et elle a mal tourné.
Sans doute le tournant s’est-il produit à ce moment-là. Laurent Rivoire et moi-même avons dit plusieurs fois à Mickaël Wamen, délégué syndical CGT de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, qu’il fallait saisir l’occasion de sauver la moitié des emplois du site ; qu’il paraissait évident que Goodyear ne reviendrait pas sur son axe stratégique de désengagement du pneu agricole ; que ses difficultés dans le pneumatique « tourisme » l’amenaient à concentrer tous ses investissements et toutes ses ressources financières et que le train ne repasserait sans doute pas. Sur ce point, je me trompais un peu, puisqu’il revient… J’ajoute que, lors de cette réunion, les dirigeants de Titan ont dit clairement que 70 à 80 des 537 emplois conservés étaient considérés comme en sureffectif, l’entreprise les reprenant par souci de trouver un compromis social.
Ce fut, de mon point de vue, la première occasion gâchée. Elle le fut parce que d’autres conseils que SECAFI, et la CGT d’Amiens-Nord, ont considéré qu’il fallait laisser passer les élections présidentielles et législatives pour négocier en meilleure situation. Ce n’est pas mon sentiment : ma longue expérience au sein du groupe Alpha m’amène à considérer que la période la plus propice à des compromis équilibrés est, précisément, la période qui précède immédiatement ces élections. Mais comme vous le savez, les élections, avec l’implication de certains acteurs du dossier, prenaient une tournure un peu particulière à Amiens, et ils ont jugé bon de les laisser passer.
Une deuxième occasion a été gâchée entre juillet et début octobre 2012, lors de la présentation du plan Titan, assorti d’un plan de départs volontaires et que nous jugions – car nous travaillions avec d’autres équipes du groupe – de qualité. Une nouvelle fois, l’accord ne s’est pas fait, et le président de Titan a annoncé que les négociations étaient terminées.
On peut toujours se demander si un groupe peut ou doit, pour des raisons économiques ou morales, revenir sur une stratégie qu’il a décidée. Mais une négociation est l’expression d’un rapport de forces, lié à un environnement politique et économique, à la situation dans l’entreprise, à la force des syndicats et à celle des directions. Nous avons pensé qu’il fallait défendre le maintien de la moitié des emplois du site et que le plan Titan était solide – un plan sur lequel nous avons été assez critiques au début et que, avec la partie syndicale, nous avons contribué à améliorer. Il était parfois trop optimiste, et trop conquérant aussi sur le plan de la productivité, ses auteurs ne se rendant pas compte que l’état des salariés et celui de l’outil de production ne permettraient pas des gains de productivité aussi importants qu’attendus.
Il n’empêche : Titan, qui réalise à ce jour un chiffre d’affaires supérieur à 2 milliards d’euros dans le secteur du pneumatique agricole, apportait une solution industrielle alternative – ce à quoi les syndicats, en général, et la CGT en particulier, tiennent beaucoup – qui nous paraissait solide. À partir du moment où cette proposition n’a pas été suffisamment prise en considération, il était évident pour nous que Goodyear ne renoncerait pas à sa stratégie de recentrage au niveau mondial. On peut le déplorer, et considérer que malgré son endettement, il pouvait continuer d’affronter Michelin et Bridgestone avec des investissements dans les mêmes activités et les mêmes produits depuis dix ans, il pouvait ne pas investir en Europe centrale et continuer de concentrer ses investissements sur tels autres sites et notamment celui d’Amiens… Mais l’on voyait qu’une stratégie globale avait été décidée et qu’elle était difficile à contrecarrer.
C’était un problème d’opportunité, et les choix qui ont été faits ont conduit à la situation actuelle. Comme vous le savez, Titan revient avec un nouveau projet de reprise qui ne concerne plus que 333 emplois – parce que la conjoncture a changé, parce que Titan n’est plus disposé à faire les concessions qui l’amenaient précédemment à reprendre temporairement des salariés en sureffectif parce qu’il avait sans doute des perspectives de développement qui lui auraient permis de les mettre au travail plus activement par la suite. J’ignore la teneur de la nouvelle proposition de Titan. Je pense que sur le fond, elle est de même nature qu’auparavant, mais l’expérience incite à la prudence car dans ce dossier on n’est pas à l’abri de rebondissements inattendus, comme il s’en est produit en 2012.
Tout au long de ces années, nous avons essayé, comme toujours en de tels cas, de contribuer à la recherche d’un compromis équilibré. Ce n’est jamais facile. Je ne tiendrai à l’égard de personne les propos assez inadmissibles qui ont été tenus à l’égard du cabinet SECAFI, et notamment de Laurent Rivoire, qui a eu pendant de longues années la confiance de toutes les parties syndicales. Le cabinet a pensé que le compromis équilibré passait par l’acceptation du plan Titan, et il faut lui reconnaître, à défaut de partager toutes ses convictions, son esprit de responsabilité.
J’ajoute qu’à l’époque, au moment de soutenir le plan de reprise par Titan, nous nous sommes sentis un peu seuls. Nous aurions aimé un peu plus d’enthousiasme de la part de la direction, et je l’ai dit, il y a quelques jours, à M. Henry Dumortier, directeur général de Goodyear Dunlop Tires France. Dans les centaines de dossiers que nous traitons depuis des années, nous sommes conduits à nous demander si le rapport de forces peut être modifié entre la partie syndicale et la direction de l’entreprise, ou s’il est figé. En l’espèce, il nous a semblé – et d’autres partagent ce point de vue – que la judiciarisation du processus conduisait à l’impasse car la stratégie de Goodyear ne pouvait être remise en cause fondamentalement. Nous avons pris nos responsabilités, ce que nous avons payé par des tensions dans nos relations avec des gens qui nous ont beaucoup aimés pendant de longues années – la preuve étant qu’ils nous ont nommés médiateurs à une certaine époque. Nous avons pris nos responsabilités, disais-je, parce que c’est sans doute la meilleure façon, dans des dossiers aussi compliqués, de trouver des issues favorables à l’emploi et aux salariés qui sont dans des bassins d’emplois, comme vous le savez, extrêmement difficiles.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie. La parole est maintenant à notre rapporteure.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Vous vous êtes donc sentis « un peu seuls » au moment de suivre l’offre de Titan. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le rôle joué par la direction de Goodyear ?
M. Pierre Ferracci. Dans ce dossier, nous avons toujours eu des relations compliquées avec l’ensemble des parties. Nous conseillons les représentants du personnel et, parce qu’il nous arrive d’intervenir aussi dans l’accompagnement des salariés après le plan social, nous travaillons aussi avec la direction. Nous essayons de travailler en bonne intelligence avec les uns et les autres. Ce n’est pas faire injure à la direction de Goodyear de penser qu’à un moment donné, les relations sociales étaient si compliquées et, les procédures judiciaires s’accumulant, le conflit si fort que, peut-être, tout en défendant le plan de reprise par Titan, la direction n’y a plus cru, jugeant que sa mise en place serait très difficile à réaliser. Peut-être aussi, ayant réussi la réorganisation d’Amiens-Sud, avoir une relation sociale aussi déséquilibrée à Amiens-Nord lui a-t-elle fait peur. Mon propos était sans doute un peu exagéré : la direction a porté le plan Titan, mais j’aurais préféré qu’un supplément d’enthousiasme se manifestât des deux côtés, puisque le plan représentait, du point de vue des syndicats, une opportunité considérable et qu’il permettait à la direction de s’extraire d’un guêpier social monumental.
Bien qu’au sein même de la CGT, des voix se soient élevées pour dire qu’il fallait examiner le plan Titan avec attention et ne pas l’écarter d’un revers de main, le conseil de SECAFI n’a malheureusement pas été suivi jusqu’au bout et je le regrette. Je n’en veux pas à ceux qui nous ont lâchés ; la position des syndicats dans une affaire de ce type est toujours extrêmement compliquée. Selon moi, le dossier a été trop politisé et trop judiciarisé. Or, la recherche d’un compromis équilibré ne passe pas forcément par la sollicitation des juges, aussi compétents soient-ils. La preuve en est que les magistrats, après avoir donné raison aux syndicats pendant des années, se sont retournés au cours de la dernière période, et presque tous les procès intentés ont été perdus. Il est parfois bon que le juge intervienne pour trancher et arbitrer, mais dans un débat de cette nature, qui concerne l’entreprise, les partenaires sociaux doivent se mettre d’accord, et ce n’est jamais facile.
Cette affaire me rend malade, car il est très rare, lors de la reprise d’un site de production, de trouver une solution industrielle qui sauve la moitié des emplois. Ainsi, chez Molex, de 5 à 8 % seulement de l’effectif a été sauvé par le plan de reprise. J’ai, comme tout le monde, été choqué par les déclarations tonitruantes du président de Titan, mais s’il fallait juger les groupes industriels à l’aune des déclarations de leurs dirigeants, on ferait parfois le ménage un peu vite. Il n’empêche que le plan de Titan était solide, ouvrait des perspectives durables et comportait l’engagement de maintenir 537 emplois pendant 2 ans. On peut considérer que cette durée, qui aurait sans doute été portée à 4 ans au terme de la négociation avec Goodyear, n’est pas suffisante. Cependant, demander à un repreneur le maintien de l’emploi pendant 7 ans dans un marché qui n’est pas aussi rose qu’on veut bien le dire, car l’automobile ne se porte pas très bien sur le plan mondial –, c’est créer les conditions pour que la négociation n’aboutisse pas. Je n’ai jamais vu des syndicalistes, dans des dossiers aussi compliqués que celui-là, exiger une garantie de l’emploi de 7 ans lors de la reprise d’un site industriel.
Mme la rapporteure. Lorsqu’il a été question de regrouper les sites d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud, la restructuration envisagée était liée à la modification du rythme de travail avec le passage obligé au 4x8, ce que certains parlementaires ressentent comme une forme de chantage. Vous avez préconisé l’organisation du travail en 5x8. Pourquoi votre proposition, qui aurait peut-être suscité des réactions différentes, a-t-elle été rejetée ?
M. le président Alain Gest. Pourquoi aviez-vous suggéré les 5x8 ?
M. Laurent Rivoire, directeur associé de SECAFI. Je tiens à souligner pour commencer qu’il faut considérer ce projet comme un accord de compétitivité avant la lettre. En 2013, cela choque moins, ou c’est plus dans l’air du temps – voyez les réflexions en cours sur les plans de compétitivité de Renault et de Peugeot – mais, en 2008, c’était novateur.
« Chantage », avez-vous dit ? On peut l’interpréter comme tel si l’on considère que la proposition est exprimée sous la forme « Nous investissons, nous changeons l’organisation du travail et alors l’emploi sera maintenu ». Mais si nous avons proposé que la production se fasse selon le rythme 5x8, c’est qu’avant d’être un projet de réorganisation, le projet était un projet d’économie, et nous avons jugé que le passage au 4x8 ne permettait pas de réaliser l’économie souhaitée par la direction de Goodyear. Notre proposition était aussi fondée sur des considérations relatives à la santé au travail : les rythmes 3x8 et 4x8, fréquents après-guerre, ont pratiquement disparu dans l’industrie et il est établi que le régime des 5 x 8 est moins fatigant pour l’être humain. Voilà pourquoi nous avons proposé ce rythme de travail, qui emportait des surcoûts minimes – et je pense même que certaines économies pouvaient être faites.
Mais le projet de passage au 4x8 à l’usine d’Amiens-Nord s’expliquait aussi par une raison plus générale : c’est le rythme de travail en vigueur dans tous les autres sites du groupe en Europe et aux États-Unis. Avant d’être un plan d’économie et une proposition de compromis « gagnant-gagnant » qui s’est fini en un « perdant-perdant », il s’agissait donc d’un projet d’homogénéisation de l’organisation du travail dans l’espace de production de Goodyear en Europe.
Mme la rapporteure. Vous avez conclu dans votre rapport à l’existence de raisons économiques à la fermeture du site. S’agit-il selon vous du durcissement du dialogue social dans l’entreprise à partir de ce moment, conjugué à l’absence d’investissements dans l’usine d’Amiens-Nord ? L’écart d’équipement est notable entre le site Dunlop et le site Goodyear, nous l’avons constaté lors de notre visite.
M. Pierre Ferracci. Ce fut, à l’évidence, un tournant. Auparavant déjà, les relations sociales n’étaient pas au beau fixe, mais le débat autour des 4x8 et les prises de position opposées à Amiens-Sud et Nord ont conduit à un dérapage supplémentaire dans des relations insatisfaisantes. Il est toujours difficile de faire la part des choses quand on passe d’une situation A à une situation B, mais il est évident que la direction, constatant l’impossibilité de parvenir à un accord à l’usine d’Amiens-Nord et la possibilité de le trouver à l’usine d’Amiens-Sud, a modifié le cap et privilégié Amiens-Sud, ce qui s’est traduit en termes d’investissements, comme vous l’avez constaté. Les difficultés du dialogue social ont donc aggravé une situation économique qui n’était pas brillante puisque, je le répète, le retard d’investissement avait provoqué un problème de compétitivité réel. Je me suis permis de nuancer ce qui avait été dit mais, cela étant, je peux être tout aussi choqué que d’autres par le fait qu’un groupe accusant un retard massif d’investissement et un endettement aussi lourd verse des dividendes. Il n’empêche : le retard d’investissement est colossal et la différence de fonds propres en valeur absolue entre Goodyear et ses concurrents n’est pas sans conséquences.
La situation comparée de PSA et de Volkswagen est la même : en trois ans, le premier va investir 9 milliards d’euros et le deuxième 50 milliards, si bien que l’écart technologique ira grandissant, quelles que soient les compétences à l’œuvre. L’endettement significatif de PSA nuit à l’investissement et donc, selon la phrase connue, aux profits de demain et aux emplois d’après-demain.
Il me paraît évident que la conjugaison des enjeux économiques et sociaux accélère la dégradation de la situation d’un site, et la direction de Goodyear ne refusera pas de reconnaître qu’étant donné le blocage social constaté à l’usine d’Amiens-Nord, elle n’a pas eu envie de continuer à essayer de trouver un équilibre entre Amiens-Nord et Sud.
Nous défendons partout la thèse qu’il est préférable pour la santé au travail des salariés concernés d’organiser la production en 5x8 plutôt qu’en 4x8. Des groupes industriels de plus en plus nombreux abandonnent le rythme de travail en 4x8 et la question se posera dans le secteur du pneumatique comme elle s’est posée ailleurs. Dans le cas qui nous occupe, comme je vous l’ai dit, l’organisation du travail pesait bien moins que les investissements dans le renouveau de la compétitivité. De ce fait, le gain de productivité attendu du passage au 4x8 n’était pas, de notre point de vue, à ce point fondamental qu’il faille s’obliger à en passer par là à tout prix.
Mme la rapporteure. Votre cabinet a aussi été chargé d’un rapport sur la situation de Continental et les conclusions auxquelles vous êtes parvenues dans ce dossier sont autres. Quels éléments expliquent cette différence d’appréciation ?
M. le président Alain Gest. Voyez-vous des similitudes entre ces deux dossiers, notamment pour ce qui concerne le démantèlement de l’entreprise et les délocalisations évoquées par votre confrère du cabinet Alter expertise ?
M. Laurent Rivoire. Les similitudes sont très peu nombreuses, ce qui donne plus de crédit encore au diagnostic que nous avons porté sur Goodyear. Continental n’avait ni problème d’endettement, ni problème économique, ni problème avec l’outil de production. Des investissements très importants avaient eu lieu, qui pour certains sont à l’abandon ou ont été détruits, ce qui ne peut manquer de choquer. La situation des deux entreprises n’était donc pas la même, non plus que notre diagnostic, et notre rapport a servi de base au jugement des prud’hommes, qui ont donné raison aux salariés de Continental.
Quand les choses vont bien dans une entreprise, nous le disons, quand elles vont moins bien, nous le disons aussi. Je suis d’ailleurs heureux que cette réunion se tienne, car je vois enfin certains fantasmes se dissiper et quelques dénis s’évanouir. Il y a très peu de temps encore, certains salariés et certains conseillers des organisations syndicales, notamment de l’organisation majoritaire, affirmaient que ni l’activité « tourisme » ni l’activité « pneumatique agricole » de l’usine d’Amiens-Nord ne perdaient d’argent. Vous n’ignorez pas que deux propositions alternatives ont été avancées. Nous les avons combattues car nous les jugions peu sérieuses : elles évoquaient un taux de rentabilité de 84 % pour les pneumatiques agricoles, et de 74 % pour le tourisme. À titre de comparaison, le taux de rentabilité de la société Apple, à son sommet historique, en 2012, était de 33 % !
M. Pierre Ferracci. Si vous reprenez nos rapports sur Goodyear pour les exercices 2008 et 2009, vous constaterez que l’on n’a pas besoin de dire qu’un groupe veut, presque méchamment, casser un site industriel et le délocaliser, pour constater qu’une stratégie de recentrage sur les pays à bas coûts et une politique d’investissement faiblarde en raison de l’endettement sont à l’œuvre, ce qui affaiblit le site. On mêle parfois le jugement moral et une réalité économique qui, depuis des années, nous est apparue évidente. Quand nous parlons, en 2009, d’« une stratégie de fermeture de sites et de délocalisation pleinement assumée », on voit bien que les fabricants de pneumatiques, comme les constructeurs automobiles depuis quelques temps, connaissent un problème de surcapacités qu’ils entendent régler, en choisissant souvent la même stratégie de recentrage sur les produits à forte valeur ajoutée. La lecture de la stratégie de l’entreprise s’impose ; on peut ensuite porter le jugement moral que l’on veut sur cette stratégie, mais si un site n’est pas rentable, mieux vaut expliquer pourquoi il ne l’est pas que d’affirmer qu’il l’est mais que les bénéfices sont cachés dans une caverne d’Ali Baba. Telle a toujours été notre démarche. Ainsi éclaire-t-on les salariés et leurs représentants et leur permet-on de prendre les décisions appropriées.
M. Jean-Claude Buisine. À propos, précisément, de la rentabilité ou de l’absence de rentabilité du site, il nous a été dit par des syndicalistes, lors de précédentes auditions, qu’au moment où il s’est agi pour eux de choisir entre négocier la proposition de Titan et judiciariser le conflit, SECAFI n’avait pas fourni tous les éléments comptables nécessaires à une décision éclairée. Pouvez-vous confirmer avoir transmis au CCE tous les éléments comptables que vous deviez lui transmettre ?
M. Pierre Ferracci. Nous ne prétendons pas à la perfection, mais nous sommes le premier cabinet de conseil auprès des CCE depuis 30 ans et nos clients nous renouvellent souvent leur confiance. Nous nous sommes efforcés de donner tous les éléments aux élus du CCE de manière qu’ils puissent se décider, mais nous ne nous substituons pas à eux.
Je constate que nous avons tenu notre ligne et que d’autres ne l’ont pas fait. Je dépose ici sous serment, comme Laurent Rivoire. Comme moi, il a entendu la partie syndicale, à un moment donné, juger le plan de Titan acceptable. Ce plan n’était pas parfait mais c’était un compromis acceptable car on voyait bien que l’on ne parviendrait pas forcément à obtenir de Goodyear le maintien de 537 emplois. Pour répondre à votre question, nous avons donné ces éléments. Pour aller plus loin dans ma réponse, nous n’avons pas cherché à noircir le trait en dépeignant de manière très sombre la situation économique d’Amiens-Nord ; incidemment, décrire la situation comme catastrophique, tant pour ce qui était de l’outil de travail que pour ce qui était de la productivité des salariés, aurait pu compliquer l’opération de Titan. Nous avons essayé de trouver l’équilibre. Il nous a aussi été reproché d’avoir réalisé une expertise en onze jours – mais quand on intervient depuis dix ans dans une entreprise et sur un site, peut-être fait-on plus vite que d’autres ! Et puis, on peut retourner le compliment en observant que, lorsqu’on veut jouer les délais, on peut parfois prendre 50 jours pour finir un travail alors que 5 jours suffisent…
Encore une fois, nous nous sommes très bien entendus pendant longtemps et je n’en veux à personne, mais je me dois de rectifier les propos désobligeants qui ont été tenus sur nous et en particulier l’assertion que SECAFI aurait noirci le trait pour permettre à Sodie, autre filiale du groupe Alpha, de reclasser les salariés licenciés. Pourquoi, alors, avons-nous, un peu seuls, défendu le plan Titan, au lieu de laisser Sodie reclasser 1 200 salariés et non quelques centaines ? Ces arguments de café du commerce n’ont pas à être tenus, surtout quand on a travaillé ensemble pendant dix ans et qu’on se respecte, comme c’est encore notre cas.
Je ne partage pas le discours tendant à dire : « Nous allons imposer à Goodyear une stratégie qui n’est pas la sienne ». Je le répète, toute négociation est le fruit d’un rapport de forces qui doit être apprécié au cas par cas pour déterminer ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas faire. Dans ce dossier, on a tenu cinq ou six ans mais dans l’intervalle beaucoup de salariés sont partis, pas toujours dans de bonnes conditions, et la situation au travail de ceux qui sont restés n’est pas mirobolante. Je ne souhaite qu’une chose : que Titan reprenne 333 salariés. J’ignore si ce sera le cas, car le président de Titan nous a habitués à quelques volte-face. Mais il est dommage d’avoir laissé passer l’occasion qui aurait permis la reprise de 200 salariés de plus, comme cela a été proposé il y a un an. Nous avons fait notre travail mais nous ne sommes pas parfaits et je reconnais le droit à la critique.
M. Laurent Rivoire. Oui, nous avons fait notre travail, et complètement. Nous avons respecté les délais légaux, soit 20 à 22 jours, conformément au code du travail, pour Goodyear comme pour tous les autres plans sociaux sur lesquels nous travaillons. Nous avons remis un rapport complet, correspondant au cahier des charges qui nous avait été fixé, et une précision s’impose : en fin de séance du CCE, il y a plus de six mois, il nous a été dit : « Votre rapport est incomplet, nous vous assignerons ». Aujourd’hui, 30 octobre, nous attendons toujours l’assignation.
M. Jean-Claude Buisine. Dans sa présentation de la situation comptable du groupe, M. Florent Perraudin s’est attaché à démontrer la rentabilité de l’entreprise, en donnant pour preuve le versement de dividendes. C’est surprenant, car ce n’est pas l’impression que m’ont laissée les précédentes auditions. S’il en est ainsi, pourquoi Goodyear n’a-t-il pas fait les efforts nécessaires à la poursuite de l’exploitation sur ce site ?
Mme la rapporteure. Vos cabinets comptent-ils des experts-comptables ou font-ils appel à des experts-comptables extérieurs pour la réalisation de telles études ?
M. Pierre Ferracci. Mais… nous sommes experts-comptables !
Mme la rapporteure. Je comprends que ma question vous paraisse surprenante ; si je vous la pose, c’est qu’il a été fait état, au cours d’une précédente audition, d’une insuffisante expertise comptable.
M. Pierre Ferracci. Je suis expert-comptable et le groupe Alpha en compte un grand nombre car les missions auprès des comités d’entreprise sont tenues par des professions réglementées. Cela ne nous empêche pas de constituer des équipes aux compétences mixtes, dans lesquelles les experts-comptables ont toute leur place et y côtoient des ergonomes, des financiers, des économistes industriels, des juristes et des spécialistes des ressources humaines. Nous avons la chance d’examiner, chaque année, les comptes de quelque 1 300 entreprises de toutes tailles. Quand un cabinet intervient à l’occasion d’une restructuration dans une entreprise qu’il suit depuis des années, il va très vite, forcément plus vite qu’un autre qui a à connaître de l’entreprise considérée à ce moment-là seulement. Par ailleurs, le fait que nous intervenions chez Michelin, Continental, Bridgestone, Goodyear, Renault et PSA nous donne une connaissance approfondie du marché automobile national et international qui nous permet d’apprécier les enjeux de compétitivité.
M. Florent Perraudin. Sur la qualité et le niveau de résultats de Goodyear et sa situation financière, j’ai fait état des chiffres officiels, ceux qui figurent sur le site du groupe et ont été présentés aux actionnaires. Les fondamentaux de Goodyear sont bons, et même très bons ; le groupe fait des bénéfices élevés. Je vous engage à prendre connaissance des communiqués de presse de Goodyear, de l’ensemble des documents qu’il publie et des déclarations de son président. Vous n’en trouverez pas qui fasse état d’éléments négatifs ; en particulier, le groupe n’évoque jamais un endettement qui le priverait de la capacité d’investir. Mais, quand un groupe décide de fermer un site car il peut produire des pneumatiques dans un autre de ses établissements – on l’a vu avec Continental –, il se livre à certaines manœuvres pour mettre ce site en difficulté, comme j’ai essayé de le montrer. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé pendant toute cette phase de négociation, mais il ne faut pas oublier l’essentiel, le fait que Goodyear a décidé de sacrifier l’usine d’Amiens-Nord. Les salariés auraient-ils dû faire davantage de concessions, doivent-ils toujours être les perdants de ces négociations alors que Goodyear, troisième groupe mondial dans ce secteur, est bien positionné sur un marché en phase de reprise ? Lisez les déclarations du président de Goodyear : elles diffèrent de celles des dirigeants français du groupe, et cette dissonance ne laisse pas d’interroger.
M. le président Alain Gest. Je suis effaré par ce que vous venez de dire, monsieur Perraudin. Pourquoi un groupe dont les « fondamentaux » seraient « très bons » ne distribuerait-il pas de dividendes pendant dix ans ? Goodyear envisage d’en verser cette année, mais la somme qu’il y consacre est dérisoire rapportée au chiffre d’affaires. Par ailleurs, la production du site d’Amiens-Nord ne concerne ni le marché d’Amérique du Nord ni les marchés émergents puisque, comme l’a observé devant nous le représentant de Massey Ferguson, transporter des pneus c’est transporter du vide, ce qui limite l’intérêt de les faire venir de loin.
M. Florent Perraudin. Vous avez raison pour la période antérieure : Goodyear a connu une période difficile. Mais la situation n’est plus la même aujourd’hui, comme le montrent la reprise du versement de dividendes dès le mois prochain et l’annonce que ces versements seront maintenus et augmentés au cours des prochaines années. Les marchés se sont redressés, plus fortement certes dans les pays émergents, mais aussi en Europe.
M. le président Alain Gest. D’un pour cent !
M. Florent Perraudin. D’un à deux pour cent, soit, mais cela signifie que le marché européen ne s’effondre pas. Aujourd’hui, le groupe Goodyear est dans une bonne situation, il annonce croissance, bénéfices et versement de dividendes, et il dispose de ressources permettant un débat plus positif sur l’avenir du site d’Amiens-Nord.
M. Pierre Ferracci. Sachant que les fonds propres de Bridgestone sont six fois supérieurs à son endettement et ceux de Michelin huit fois, mais qu’à l’inverse l’endettement de Goodyear est quatre fois supérieur à ses fonds propres, on peut dire qu’ils ne sont pas tous exactement dans la même situation. Quand on examine les flux de trésorerie, ce qui est affecté à l’investissement et ce qui l’est au remboursement de la dette et des frais financiers, on comprend que Goodyear a des difficultés et qu’il est obligé de se recentrer de manière beaucoup plus radicale que ses concurrents. Encore une fois, cela n’excuse rien de ce qui est fait ici ou là, mais pourquoi rosir la situation ? On peut contester, et je le fais, que dans cette situation Goodyear reprenne une distribution de dividendes tarie depuis de longues années, mais il n’en reste pas moins que le groupe est beaucoup plus endetté que ses concurrents directs. Cela revient à comparer, par exemple, l’endettement de PSA et celui de Volkswagen et, de là, leurs résultats nets et leurs capacités d’investissement respectives.
Mme Barbara Pompili. J’aimerais, monsieur Ferracci, entendre votre avis d’expert sur la stratégie d’entreprise de Goodyear, une question que j’avais posée à sa direction sans obtenir de réponse très satisfaisante. En 2005, la direction du groupe annonce un recentrage, qu’elle compte opérer par la cession de l’activité « pneumatiques agricoles » partout dans le monde. Votre cabinet indique dans son rapport de mars 2008 que Goodyear, bien que sa direction s’en défende, envisage la cession à Titan de cette activité en Europe. Or, quelques mois plus tôt, Goodyear a proposé de réunir les deux usines d’Amiens pour en faire un complexe unique, le projet comprenant un volet « pneumatiques agricoles ». Dans ce contexte, quelle crédibilité accorder à ce projet ?
M. le président Alain Gest. Interrogée à ce sujet, la direction de Goodyear nous a indiqué que la fabrication de pneumatiques agricoles à Amiens dans un complexe industriel unique aurait permis de massifier la production. C’est ensuite, parce que ce projet n’a pu aboutir pour les raisons connues, que le groupe aurait décidé de se séparer de cette activité. Ces explications vous paraissent-elles crédibles ?
M. Pierre Ferracci. Nous nous sommes interrogés à ce sujet. Peut-être le groupe a-t-il fait des choix à un moment où les marchés étaient plus porteurs qu’ils ne sont aujourd’hui, estimant que regrouper les deux fabrications, faire des gains de productivité de part et d’autre et faire ainsi prospérer l’activité « tourisme », tout en gardant la perspective de cession de l’activité « pneumatiques agricoles » était une stratégie jouable. Nous pensons que la cession était en germe depuis un moment, ce qui peut paraître contradictoire mais ne l’est pas forcément. On peut vouloir regrouper les deux sites et restructurer la production de pneumatiques agricoles pour en améliorer la productivité puis, pour des raisons qui se sont sans doute imposées au groupe au niveau mondial, considérer que l’on n’a pas les moyens de tout faire. Certains choix antérieurs de restructuration faits par une entreprise peuvent, au fil du temps, lui apparaître déphasés étant donné l’évolution du marché, le niveau d’endettement et l’insuffisance passée des investissements. Je pense que l’idée de se désengager de l’activité « pneumatiques agricoles » est venue progressivement et qu’après avoir jugé pouvoir la conserver, Goodyear a constaté ne pas pouvoir tout faire.
Mme Barbara Pompili. Vous avez souligné que le retard d’investissement était considérable pour l’activité « tourisme » et plus encore pour l’activité « pneumatiques agricoles ». Est-il crédible que l’investissement de 50 millions de dollars prévu dans le projet ait suffi à renforcer durablement la compétitivité des deux activités sur ce site ?
M. Laurent Rivoire. L’enveloppe de 50 millions de dollars concernait essentiellement l’activité « tourisme ». Cette somme était nécessaire mais pas suffisante : il aurait fallu ajouter de 20 à 30 millions d’euros deux ou trois ans plus tard, et je pense que ces fonds étaient « dans les tuyaux ». Pour un projet Greenfield, c’est-à-dire partant d’une page blanche, nous estimons à 50 millions d’euros au minimum, et idéalement à 100 millions, l’investissement nécessaire pour remettre l’outil au niveau du marché et permettre la fabrication de pneumatiques d’un diamètre supérieur à 16 pouces. Pour l’agraire, l’activité perd près de 25 millions d’euros en 2012, et très certainement près de 30 en 2013. Il faut dans un premier temps éponger le déficit, investir 10 à 30 millions d’euros sur 3 ans sur l’outil et relancer un programme de R&D, qui s’est arrêté depuis l’annonce du retrait de Goodyear en 2009. Ceci nécessitera une somme minimale que nous estimons entre 5 et 10 millions d’euros.
Mme la rapporteure. Titan propose désormais de conserver 333 emplois et d’investir 100 millions de dollars, dont 40 millions consacrés à l’outil de production – c’est donc moins que ce que vous estimez nécessaire.
M. Laurent Rivoire. Il faut tenir compte de l’étalement dans le temps. Le projet Titan évoque 40 millions sur dix ans. Je parlais de 50 millions de dollars en trois ans.
Mme la rapporteure. C’est donc pire encore.
M. Laurent Rivoire. Non. L’activité « pneumatiques agricoles » a besoin de moins d’investissement que l’activité « tourisme ».
Mme la rapporteure. Précisez, je vous prie, ce que devrait être selon vous la part d’investissement réservée à l’activité « pneumatiques agricoles ».
M. Laurent Rivoire. Vingt millions d’euros très rapidement, puis, étalés sur cinq à six ans, de 40 à 50 millions.
Mme la rapporteure et M. le président Alain Gest. Ce n’est pas ce que nous avions compris.
M. Laurent Rivoire. Je me suis mal exprimé. Le point bloquant, pour un investisseur, est précisément qu’il lui faut mettre de 50 à 100 millions d’euros sur la table pour remettre l’activité « tourisme » à niveau.
M. le président Alain Gest. Cela dit, Goodyear a investi 44 millions d’euros pour Dunlop seulement, alors que l’engagement initial portait sur un peu plus de 20 millions – ce qui recoupe vos indications sur l’adaptation à la réalité du marché.
M. Pierre Ferracci. Pour répondre à la question de Mme Pompili, je suis persuadé que la restructuration envisagée dans le projet GCA laissait possible le maintien de l’activité « pneumatiques agricoles ». À un moment donné, l’enjeu était la réorganisation industrielle du site, puis la maison mère a fait comprendre qu’en termes de rentabilité pour les actionnaires il n’était pas possible de maintenir les deux activités. Les ressources disponibles étant contraintes, les choix se sont progressivement affinés mais je suis persuadé qu’au départ le projet GCA a pu être défini en laissant en suspens la question de savoir si l’activité « pneumatiques agricoles » serait ou non maintenue. J’ai vu, ailleurs, des restructurations remettre en cause des investissements massifs faits quelques mois plutôt, ce qui se traduit par un gâchis monumental. Les problèmes de Goodyear ont commencé lors du rapprochement avec Sumitomo, et peu à peu la contrainte s’est faite plus pressante. Si le groupe ne se recentre pas, l’écart continuera de se creuser avec Bridgestone et Michelin.
M. Laurent Rivoire. La concomitance des dates peut troubler mais je pense qu’au départ, les deux dossiers étaient dissociés. C’est notre point de vue en 2013.
Mme la rapporteure. Pouvez-vous nous dire, monsieur Perraudin, sur quels dossiers d’équipementiers automobiles autres que Goodyear le cabinet Alter a travaillé ?
M. Florent Perraudin. Nous menons actuellement des missions pour Faurecia et Valeo.
Mme la rapporteure. Vous avez mentionné, monsieur Ferracci, des observations faites par le syndicat majoritaire à l’usine d’Amiens-Nord. De manière générale, votre groupe assume-t-il facilement d’intervenir à la fois dans l’appréciation d’un plan de sauvegarde de l'emploi et dans la reconversion de salariés licenciés ?
M. Pierre Ferracci. C’est une stratégie parfaitement assumée depuis des années. Quand on veut défendre l’emploi, on le défend dans l’entreprise quand c’est possible – ici, avec le plan Titan. Ensuite, il ne me pose aucun problème que d’autres équipes du groupe s’occupent de la reconversion des salariés qui, malheureusement, subissent un licenciement. Si SECAFI fermait les yeux pour laisser Sodie travailler en aval, ce serait suicidaire – je préfère demander à Goodyear de donner les moyens nécessaires pour reconvertir 600 salariés plutôt que de devoir reconvertir 1 200 salariés avec les mêmes moyens. Penser que nous procéderions de la sorte, c’est désobligeant pour le cabinet SECAFI mais aussi pour les organisations syndicales. Je suis beaucoup plus choqué par les avocats qui se rémunèrent sur les indemnités de sortie des salariés et qui, eux, ne jouent pas les solutions alternatives dans l’entreprise. Il y en a, et certains se rémunèrent même aussi à l’anglo-saxonne, en pourcentage des indemnités touchées pour atteintes à la santé au travail.
Pour notre part, nous sommes tranquilles, et d’autant plus tranquilles que, je l’ai dit, nous étions un peu seuls à défendre le plan de Titan. Je connais bien l’organisation majoritaire que représente Michaël Wamen ; elle se bat très souvent pour des solutions alternatives avant d’avoir à reconvertir les salariés. Ainsi, dans le cas de Molex, s’est-elle battue pour obtenir la reprise de tous les salariés ; elle n’a pas réussi, très peu ont été repris, et cette organisation n’a pas eu de problème concernant la reconversion des autres salariés.
Ce n’est pas nous, bien entendu, qui définissons les plans de restructuration des directions. On pourrait inverser l’interrogation : pensez-vous qu’il soit facile de travailler avec la direction de Goodyear pour reclasser les salariés après l’avoir critiquée pendant dix ans ? Pensez-vous qu’en ce moment – et je lance par votre canal un appel à M. Henry Dumortier ! – il soit facile pour Sodie de dégager les moyens de reconvertir les salariés efficacement dans un bassin d’emploi dont, mieux que quiconque, vous savez les difficultés ? La discussion n’est pas plus facile qu’avec toutes les autres entreprises, car on sous-estime toujours les moyens à mettre en œuvre pour reconvertir les salariés alors que le pays compte déjà plus de 3 millions de chômeurs. Nous avons choisi parfois de prendre des coups des deux côtés pour défendre l’emploi dans l’entreprise quand c’est possible – et je souhaite qu’au moins les 333 emplois dont il est question maintenant soient maintenus et qu’éventuellement la négociation avec Titan permette d’aller au-delà. Ensuite, mieux vaut accompagner le plus efficacement possible ceux qui n’ont pas cette chance. Peut-être un cabinet qui a l’habitude de travailler avec les représentants du personnel et les syndicats sera-t-il attentif aux conditions d’accompagnement des salariés qui ont perdu leur emploi. Je suis très fier d’avoir, dans ce groupe, les différentes activités à gérer et je n’ai pas de problème de conflits d’intérêts.
Mme la rapporteure. À l’aune de votre longue expérience professionnelle, considérez-vous que ce dossier traduise une tension sociale particulière ? A-t-il des caractéristiques exceptionnelles ?
M. Pierre Ferracci. C’est un dossier exceptionnel pour la raison que je vous ai dite : je n’ai jamais eu à connaître qu’une restructuration aussi dramatique – 1 200 salariés dont l’emploi est menacé et une proposition de reprise de près de la moitié d’entre eux – n’aboutisse pas à un compromis équilibré. Cela ne s’est jamais vu et Michaël Wamen le sait bien. Les compromis ne sont jamais très satisfaisants, mais le maintien de 45 % des emplois lors d’une reprise est, malheureusement, un cas original aujourd’hui. Ne pas parvenir à un accord sur ce point signifie que le dialogue social est extrêmement dégradé. C’est souvent le cas dans des dossiers de ce type, on le voit en Bretagne en ce moment, mais pas au point de renoncer à une solution de reprise. Les syndicats sont responsables et je pense que Michaël Wamen l’est aussi, mais faire le choix de ne pas saisir cette opportunité est assez exceptionnel. Je ne lui jette pas la pierre car des considérations autour de lui ont peut-être fait qu’il ne s’est pas senti à même d’adouber le plan Titan. Les propos de M. Maurice Taylor montrent que la négociation avec les Texans n’est pas toujours facile, mais ne pas aboutir à un accord est invraisemblable et je n’ai jamais vu cela en trente années d’exercice au sein du groupe Alpha. Mais, encore une fois, le plan présenté par Titan n’est pas parfait, il est certainement amendable, et les propos tenus par son président donnent à penser que les relations sociales au sein de son entreprise doivent être compliquées.
Je soumets par ailleurs une remarque à votre réflexion. J’ai beaucoup d’estime et de respect pour les juges qui travaillent, dans des conditions difficiles, sur les dossiers de ce type, mais je considère que le débat doit absolument avoir lieu au sein et autour de l’entreprise. Quels que soient le dévouement et les compétences des magistrats, devoir juger de questions aussi complexes sur le plan économique en aussi peu de temps et en écoutant les experts des deux parties porter des appréciations différentes peut avoir pour résultat le meilleur comme le pire, et aussi des revirements judiciaires que l’on a du mal à comprendre. Peut-être l’amélioration du dialogue social dans l’entreprise et de la négociation collective permettra-t-elle de débarrasser la justice de ces dossiers, mais bien du chemin reste à parcourir.
M. le président Alain Gest. Titan garantissait le maintien des emplois pendant deux ans. Hier, la directrice adjointe de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) de Picardie nous a indiqué que, jusqu’au 12 septembre, il était question de maintenir l’emploi pendant 5 ans. Qu’en est-il ?
M. Pierre Ferracci. Titan avait pris l’engagement de maintenir l’emploi pendant 2 ans, mais Goodyear, au cours de la négociation, s’était engagé, en quelque sorte, à un abondement de deux années supplémentaires, portant ainsi à quatre ans la garantie effective de l’emploi. L’avocat de l’organisation syndicale majoritaire demandait 5 ans ; au moment où l’on parvenait à 4 ans, il a demandé le maintien de l’emploi pendant 7 ans.
M. Laurent Rivoire. Goodyear jouait le rôle de filet de sécurité.
M. le président Alain Gest. Des coûts plus bas ont justifié, avez-vous dit, les investissements de Goodyear dans ses usines de Pologne et de Turquie. Considérez-vous qu’il s’agisse de délocalisations ou vous rangez-vous à l’argument de Goodyear selon lequel il a choisi d’investir là-bas parce qu’il y disposait d’une usine proche de celle d’un constructeur automobile ? À votre connaissance, des catégories de production ont-elles été délocalisées en Pologne ?
M. Pierre Ferracci. Une délocalisation est parfois justifiée par la proximité avec les constructeurs. Mais d’autres arbitrages se font, et pour préserver plus facilement la compétitivité, la rétraction de l’emprise industrielle de Goodyear dans les pays d’Europe occidentale – des pays, selon le groupe, « à haut coût de main d’œuvre » – pour les produits de bas de gamme était à l’œuvre depuis 2005, comme était à l’œuvre le recentrage sur les produits à forte valeur ajoutée. L’ensemble de ces mouvements était en cours, et plus un groupe a du mal à recentrer l’activité de l’Europe de l’Ouest sur des produits à forte valeur ajoutée, plus il tend à délocaliser ses autres productions vers des pays dits « à bas coût ».
Mme la rapporteure. Nous avons pourtant ressenti, en visitant l’usine d’Amiens-Nord, que Goodyear avait eu pour stratégie de la cantonner à la fabrication des pneus les moins performants, cependant que Dunlop fabrique des pneus de 18 pouces. Cela contredit ce qui aurait dû se passer s’il existait une volonté stratégique de maintenir le site en activité. Qu’en pensez-vous ?
M. Florent Perraudin. En 2012, la fabrication de pneus « tourisme » haut de gamme, c’est-à-dire de 17 pouces et au-delà, a représenté 17 % en moyenne de la production des sites européens de Goodyear, mais 4 % seulement de la production d’Amiens-Nord, soit quatre fois moins. Cela traduit une volonté délibérée, qui était à l’œuvre depuis longtemps, comme l’a souligné très justement mon confrère du cabinet SECAFI, avec une production plutôt orientée vers le bas de gamme en 2007 déjà. Il aurait fallu non seulement ne pas dégrader la compétitivité de l’usine d’Amiens-Nord mais améliorer son offre. Il aurait fallu aussi ne pas réduire la part du site dans la production totale des pneus « tourisme » de Goodyear, pourtant passée de 7 % en 2007 à 2 % en 2012. La conjonction de ces deux décisions a conduit à la situation dégradée que l’on connaît aujourd’hui.
Mme la rapporteure. Vous avez évoqué le transfert de moules vers des pays d’Europe de l’Est. Pouvez-vous préciser votre propos ? Les moules que nous avons vus dans l’usine ne permettaient pas de fabriquer des pneus de grandes tailles. Passer à cette production suppose donc d’acheter de nouveaux moules, ce qui implique de lourds investissements.
M. Florent Perraudin. Certains moules ont été transférés, nous l’avons écrit dans notre rapport.
Mme la rapporteure. Quelle preuve en avez-vous ?
M. Florent Perraudin. La direction de Goodyear, interrogée, a indiqué quels moules avaient été transférés, et les volumes de production correspondants. Mais c’est là une petite part de la production soustraite à l’usine d’Amiens-Nord, et l’essentiel est ailleurs : il tient au non-renouvellement des moules, à l’absence d’investissements sur ce site, ce qui a eu pour conséquence que, progressivement, les pneumatiques les plus modernes, ceux qui sont installés sur les nouveaux véhicules, n’ont plus été fabriqués à Amiens-Nord.
Mme la rapporteure. Savez-vous qui achète les moules ?
M. Florent Perraudin. Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), société de droit luxembourgeois. Mais, quoi qu’il en soit, c’est le groupe Goodyear qui décide de la répartition des nouveaux moules, des volumes produits et de l’affectation des produits haut de gamme dans ses différentes usines, et c’est lui qui a délibérément mis en œuvre la réduction en volume et l’obsolescence de la production de l’usine d’Amiens-Nord au fil des ans.
M. Laurent Rivoire. Ce n’est pas une question de moules. Dans l’industrie du pneumatique, on ne peut dissocier le produit final de l’outil de production. Or, à l’usine d’Amiens-Nord, l’outil de production, exception faite de la préparation de la matière, est uniquement adapté à la production de pneumatiques de petit diamètre. Passer de la fabrication de pneus de 16 pouces et au-delà suppose de changer de 70 à 80 % de l’outil de production. C’est pourquoi il conviendrait, pour mettre le site à niveau, d’investir des sommes colossales, de 50 à 100 sinon 150 millions d’euros. La situation dramatique, malheureuse et ubuesque est que les produits fabriqués à l’usine d’Amiens-Nord, pour beaucoup d’entre eux, ne sont plus commandés. Le taux de rotation des stocks est éloquent : certaines références ne sont plus demandées depuis deux ou trois ans.
M. le président Alain Gest. Selon M. Claude Gewerc, président du conseil régional de Picardie, Goodyear voulait, avant même les années 2000, mettre un terme aux activités du groupe à Amiens, cela expliquant l’absence d’investissements. Avez-vous déjà eu à connaître de groupes industriels supposés vouloir se séparer d’un site proposer, comme l’a fait Goodyear en 2007, de constituer un complexe industriel auquel il s’apprête à consacrer des investissements de plusieurs millions d’euros ?
M. Florent Perraudin. En 2007, l’usine d’Amiens-Nord était déjà extrêmement défavorisée puisque sa part de la production des pneus à très haute performance dans la production du groupe n’était que de 0,4 % alors qu’elle était de 13 % en moyenne dans les usines européennes de Goodyear. Autant dire que l’absence d’investissements, la dégradation de l’outil de production et le non-positionnement sur la production de pneus haut de gamme fortement margés sont antérieurs à 2007. La théorie mentionnée est donc cohérente. Depuis lors, faute qu’une solution négociée ait pu être trouvée, les choses sont allées de mal en pis.
M. Pierre Ferracci. Le système économique dans lequel nous vivons a parfois des effets extrêmement pervers et même dévastateurs et, en tant que citoyen, j’en combats une partie, mais je me garderai de tout manichéisme. Certains groupes, notamment américains, sont certes engagés dans une logique de très forte rentabilité mais il se produit aussi qu’ils soient dépassés par les événements. Quand un groupe rate une opération de reprise, comme ce fut le cas pour Goodyear avec Sumitomo, et qu’il doit faire face à une compétition féroce sans pouvoir investir faute de moyens si bien qu’il ne peut suivre dans la course à la compétitivité, il est contraint à des choix. Ensuite, il faut être clair : étant donné l’état du dialogue social à Amiens, les dirigeants de Goodyear, appréciant la question dans l’ensemble de ses aspects économiques et sociaux, se sont peut-être dit qu’ils ne feraient pas porter sur ce site les efforts les plus démesurés. Cela ne les a pas empêchés de programmer des investissements non négligeables, mais les négociations n’ont pas abouti. Replaçons-nous dans la stratégie du groupe : le passage au rythme en 4x8, la constitution d’un complexe industriel, le recentrage sur les pneumatiques « tourisme » à forte valeur ajoutée et le désengagement du pneumatique agricole devaient, ensemble, permettre de redresser la situation. Mais, ne parvenant pas à mettre en œuvre une stratégie déterminée – même s’il y a eu, un temps, une hésitation sur les pneumatiques agricoles – confrontés à une contradiction permanente dans le dialogue social et à des actions en justice systématiques, peut-être les dirigeants se sont-ils dit à un moment donné qu’ils arrêtaient les frais.
M. le président Alain Gest. Pourquoi, alors, avoir investi dans Dunlop ?
M. Pierre Ferracci. Je parle de l’usine d’Amiens-Nord. Le président du conseil régional de Picardie affirme que Goodyear a la volonté délibérée de quitter le territoire. Je vous laisserai trancher sur les responsabilités respectives. Pour ma part, je pense que si Goodyear avait été plus conciliant à propos des 4x8 et si la restructuration du site avait pu se faire en tenant compte des enjeux de compétitivité, le groupe serait volontiers resté. À partir du moment où ils ont réussi une partie de l’opération mais pas l’autre, la question peut se poser, mais je ne suis pas sûr qu’elle concerne l’ensemble du territoire. Peut-être faut-il aussi tenir compte d’enjeux plus vastes. Ainsi, l’opération de Titan en Europe à partir de la base d’Amiens ne pouvait réussir que si Titan était bien aidé par Goodyear. Il y avait une cohérence d’ensemble : aurait-on permis d’installer Titan, de l’aider et de créer une configuration plus satisfaisante, que le territoire n’aurait pas fait peur à Goodyear. L’opération ayant échoué, peut-être le groupe en a-t-il conclu qu’il lui fallait se désengager, et la montée en gamme des investissements s’est faite moins rapidement que prévu. Mais ce ne sont que suppositions et politique fiction.
M. Florent Perraudin. Il n’est pas manichéen de penser que les entreprises industrielles ont des plans à moyen et long termes et que Goodyear a prévu depuis une dizaine d’années la rationalisation de ses sites par des gains de productivité lui permettant de fabriquer le même volume de pneus dans des usines moins nombreuses, comme le fait l’ensemble de l’industrie du pneumatique. C’est cela qui se joue. Or, en 2007, l’usine d’Amiens-Nord est déjà concernée par la décision de Goodyear consistant à faire une croix sur certains sites, car elle est déjà dans une mauvaise situation, avec une faible production de pneumatiques haut de gamme, peu d’investissements et la nécessité d’un plan stratégique d’ampleur pour lui permettre de retrouver la capacité d’être compétitive. La situation de l’usine d’Amiens-Nord en 2007 n’est pas telle qu’elle se voit promise un avenir pérenne, sachant que Goodyear ferme aussi plusieurs sites aux États-Unis.
M. Pierre Ferracci. Ce qui est manichéen, c’est de croire qu’un industriel veuille quitter la France, pays réputé pour sa grande productivité, de manière irrationnelle. Je n’approuve pas tout, loin s’en faut, dans le système capitaliste, mais je crois à sa rationalité. Cela ne m’empêche pas de penser que, parfois, des stratégies échappent aux groupes qui les ont définies, parce qu’ils sont ensuite pris en tenaille. Voyez PSA : sa marge de manœuvre, en raison de choix antérieurs, est aujourd’hui bien moindre que celle de Renault, au point que le groupe a été contraint d’appeler l’État à la rescousse pour sauver sa banque de financement et qu’il se trouve obligé d’ouvrir son capital – ce n’est pas la famille Peugeot qui l’a décidé ! On essaye de programmer mais, de temps en temps, les choses dévient ; je ne pense pas que la banque Lehman Brothers avait planifié la fin qui a été la sienne. Ce système économique produit aussi anarchie et chaos. Analyser la stratégie de Goodyear, c’est aussi voir ses inflexions successives à mesure que la conjoncture s’améliorait ou, ces derniers temps, se dégradait. J’ai le souvenir d’un groupe industriel de la chimie qui s’est séparé un jour de sa branche pharmaceutique, fort rentable, parce qu’il avait besoin d’investir des sommes considérables dans des activités plus traditionnelles pour lesquelles il lui fallait rattraper son retard sur la concurrence ; quelques années plus tôt, il ne souhaitait nullement se séparer de cette activité. On peut avoir de l’appétit pour le profit, mais ne pas tout maîtriser et faire des dégâts sociaux que l’on n’avait pas forcément prévu de faire et qu’il faut aussi traiter.
M. Laurent Rivoire. Je pense que Goodyear a cru jusqu’au bout au projet de complexe industriel à Amiens, parce que la fermeture de l’usine d’Amiens-Nord coûte l’équivalent d’une usine neuve. D’autre part, il ne faut pas surestimer les multinationales ; peu de gens, aux États-Unis, comprenaient la situation française. Je ne m’exprime pas à la place du PDG de Goodyear Dunlop Tires France, mais je sais qu’il a éprouvé de grandes difficultés à faire comprendre notre système social et les raisons pour lesquelles les choses n’avançaient pas. Enfin, il faut abandonner l’idée que Titan et Goodyear seraient les associés d’un complot international programmé visant à siphonner la production de pneumatiques agricoles hors de France. La réalité, c’est que, depuis 2007, les marchés ont constaté que Goodyear souhaitait se désengager de l’activité « pneumatiques agricoles » ; cela signifiait qu’il y consacrerait moins d’investissements de recherche. Or la technologie du pneumatique agricole, en Europe tout au moins, est plus compliquée que celle du pneumatique « tourisme », et la confiance s’est perdue chez les clients de première monte, qui se sont tournés vers d’autres fournisseurs.
M. le président Alain Gest. Messieurs, je vous remercie.
q. Audition, ouverte à la presse, de Me Fiodor Rilov, avocat du comité central d’entreprise et de la CGT de Goodyear Dunlop Tires France
(Séance du mardi 5 novembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous poursuivons et terminons aujourd’hui l’audition des protagonistes directs du conflit social de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord.
Maître Fiodor Rilov, soyez le bienvenu.
En tant qu’avocat du comité central d’entreprise (CCE) et de la CGT de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF), vous êtes à l’origine de multiples procédures judiciaires concernant le conflit social qui dure depuis 2007 dans l’usine d’Amiens. Je vous demanderai de les résumer et de présenter le point de vue que vous défendez. Pourrez-vous également citer un succès que vous auriez remporté non sur la forme mais sur le fond du dossier ?
Votre action a été évoquée plusieurs fois au sein de cette commission d’enquête. L’ancien ministre Xavier Bertrand vous attribue une responsabilité directe dans l’échec de la reprise des activités agraires par Titan en 2012, et le préfet Michel Delpuech, dans l’allongement de cinq à sept ans de la garantie d’emploi demandée par la CGT, juste avant la date fixée pour signer l’accord. Quel rôle avez-vous joué dans les discussions menées depuis six ans entre la direction de Goodyear, les représentants du personnel, les élus locaux et l’État ? Le contexte politique de l’année 2012 et l’échéance des élections législatives, auxquelles vous pensiez vous présenter, ont-ils influé sur l’échec de la reprise par Titan ? Enfin, quelle peut être, selon vous, l’issue du conflit ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
(Me Fiodor Rilov prête serment.)
Me Fiodor Rilov, avocat du comité central d’entreprise et de la CGT de Goodyear Dunlop Tires France (GDTF). Au préalable, il me semble indispensable de rappeler quel rôle joue un avocat quand il cherche à empêcher un licenciement injustifié.
Le code du travail, vers lequel se tournent spontanément les salariés, dispose qu’une entreprise ne peut opérer de licenciement collectif pour des raisons économiques que si l’entreprise est dans une situation de difficulté ou si sa compétitivité est menacée. Or, depuis qu’ils ont commencé à se battre, les salariés d’Amiens ont montré qu’il n’existait aucun motif économique valable justifiant qu’on ferme leur usine. En se restructurant, le groupe ne cherche qu’à augmenter immédiatement son profit de quelque 100 millions de dollars, pour citer un chiffre publié par Goodyear aux États-Unis.
Le paradoxe est que la règle précédemment citée ne s’applique qu’après l’envoi des lettres de licenciement. Alors même que le processus est engagé, que le comité d’entreprise est convoqué, que les élus connaissent le projet et que les salariés s’inquiètent, on ne peut demander au juge – tant que les lettres n’ont pas été adressées aux salariés – de vérifier que le plan de licenciement est justifié. Même si chacun peut vérifier son illégalité au vu de la comptabilité consolidée du groupe, le plan ne peut donc pas être annulé. Vous auriez dû vous en souvenir, monsieur le président, lorsque vous m’avez demandé, sans doute pour me piquer au vif, si nous avions déjà obtenu gain de cause sur le fond du procès.
Cependant, le législateur n’a pas affranchi de toute contrainte l’employeur qui entend licencier. Celui-ci a pour obligation – non formelle mais substantielle – d’informer les représentants du personnel. Il doit non remplir je ne sais quel formulaire, en cochant une case « licenciement économique » ou en indiquant le nombre de salariés concernés par la procédure, mais fournir aux représentants des salariés une explication complète, loyale et précise des décisions qu’elle prend et des raisons qui les motivent. À maintes reprises, des juridictions compétentes ont reproché à la direction de Goodyear d’avoir dérogé à cette obligation. Or, tant que les éléments communiqués sont insuffisants, ni les salariés ni les élus ne sont en situation d’émettre un avis.
La règle qui figure dans le code du travail français est loin de s’appliquer dans tous les pays. À l’étranger, nul ne s’étonne qu’un employeur sacrifie ses salariés à ses actionnaires. Qui en use ainsi est parfois même considéré comme un bon gestionnaire. Le problème est que Goodyear agit en France et ne dit pas la vérité.
Circonstance aggravante, depuis qu’en 2008, la justice a sommé ses dirigeants de suspendre la restructuration et de cesser de démanteler l’usine tant qu’ils ne satisferaient pas aux exigences du code du travail, ceux-ci ont redoublé d’astuce pour hâter la fermeture, palier par palier. Pour le secteur du tourisme, la part d’Amiens-Nord dans la production européenne du groupe a chuté de 7,2 % en 2006, à 5,8 % en 2008, puis à 3,1 % en 2009. En somme, alors même qu’elle était contrainte de renoncer à sa restructuration, la société a réduit sa production de moitié.
J’ajoute que l’usine d’Amiens-Nord n’est pas une entité juridique autonome, mais un établissement qui dépend de la GDTF, principale filiale française de Goodyear. Un contrat de façonnage passé avec Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), basé au Luxembourg, qui dirige les activités du groupe dans la zone Europe Moyen-Orient Afrique (EMEA), détermine toute son activité. J’ai réussi à arracher à Goodyear une copie de ce contrat, à peine lisible, il est vrai, et rédigée en anglais, que je vous traduis. Aux termes de l’article 3-1, « GDTO donne instruction à GDTF pour le type et la qualité de toute la production que GDTF a à réaliser. Les délais de livraison sont également déterminés par GDTO. L’ensemble des éléments nécessaires à la réalisation de la production est également fixé par GDTO. » Autrement dit, GDTO commande toute l’activité de GDTF : il suffit à une société luxembourgeoise de prendre une décision unilatérale pour arrêter du jour au lendemain l’activité d’Amiens-Nord.
Si, au sein de la production européenne du groupe, la part de cette usine s’est effondrée entre 2008 et 2009, c’est tout simplement que GDTO a donné ordre à GDTF de retirer à cette usine la moitié de son activité, ce qui, sur le plan contractuel, est son droit le plus strict.
M. le président Alain Gest. Nous savons tout cela.
Me Fiodor Rilov. Mais comment la société GDTO peut-elle prétendre qu’il faut fermer l’usine d’Amiens-Nord, au motif que les pneus qu’on y produit ne correspondent plus au marché, alors qu’elle fixe le type et la qualité de toute la production de GDTF ? Comment peut-elle arguer que l’usine doit être fermée, faute d’avoir reçu les investissements suffisants, puisqu’elle détient toute prérogative dans ce domaine, en France comme dans toute l’Europe ?
Si le groupe GDTO a délibérément réduit la production d’Amiens-Nord et cessé d’investir dans l’usine, alors qu’une décision judiciaire ordonnait d’en user autrement, c’est sans doute qu’il avait décidé depuis longtemps de fermer l’usine lorsque la procédure de licenciement a été engagée.
M. le président Alain Gest. Je regrette que vous n’ayez répondu à aucune des questions que je vous avais posées.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Pouvez-vous revenir sur la négociation menée en 2011 et 2012 entre Goodyear et Titan sur la durée de l’engagement demandé au repreneur de la partie agraire et sur les clauses du plan de départs volontaires (PDV) ?
Me Fiodor Rilov. À cette époque, j’ai cru, comme tous les représentants de la CGT participant à la discussion, que nous étions parvenus à un accord : qu’après cinq ans d’effort, nous avions réussi, chacun faisant un pas vers l’autre, à trouver une solution pragmatique.
L’accord reposait d’abord sur l’engagement que Titan resterait sur le site. Jusqu’à ce soir, dans votre commission d’enquête, il a surtout été question d’un engagement à ne pas licencier. Il n’était pas question de cela. Pour être également l’avocat des salariés de Continental, qui ont tous été licenciés, je sais bien qu’un tel accord ne sert à rien. Depuis vingt-cinq ans, la jurisprudence de la Cour de cassation est immuable : l’employeur qui manque à sa parole est seulement condamné à verser une indemnité aux salariés.
Ce que nous avons réclamé et obtenu de Titan – en parole – était l’engagement qu’il poursuivrait l’activité sur le site. En cas de défaut, les salariés auraient eu deux recours : demander une réparation financière ou obtenir des juges une injonction. Titan nous a promis qu’il prendrait cet engagement, mais, avant de le formaliser par écrit, il voulait crever l’abcès Goodyear. C’était le deuxième pilier du contrat : il fallait trouver un terrain d’entente pour les salariés qui ne seraient pas repris dans l’agraire.
La CGT a accepté que certains contrats soient rompus. C’était le prix à payer pour poursuivre l’activité industrielle. Certains salariés recevraient un emploi pérenne. Les autres partiraient dans des conditions à déterminer. Nous avons consenti, peut-être par excès d’enthousiasme, à engager la discussion avec Goodyear. Pour fixer par écrit l’engagement de continuer la production, une demi-journée devait suffire, mais il était plus compliqué de négocier le PDV, qui, d’ailleurs, occupe près de cent pages.
Seulement, une fois fixées les conditions du départ de certains salariés, quand nous avons demandé à nos interlocuteurs de discuter de leur engagement à continuer la production, ceux-ci ont feint l’étonnement et nié l’avoir jamais pris. Nous avons donc proposé nous-mêmes une rédaction, au titre de laquelle Titan s’engageait à fabriquer sur le site d’Amiens-Nord un certain pourcentage de sa production européenne, que nous lui laissions le soin de préciser, nous contentant de porter sur le document la mention XXX. Mesure-t-on à quel point notre position était souple ? Il suffisait que M. Taylor s’engage à ne pas délocaliser sa production agraire vers un autre site européen, ce qui ne devait pas le gêner, puisqu’il voulait faire d’Amiens-Nord son centre névralgique en Europe.
Mme Arlette Grosskost. Le plan d’affaires était-il annexé à l’accord ?
Me Fiodor Rilov. Non. L’aurait-il été, que cela n’eût rien changé : un plan d’affaires n’est qu’une pétition de principe, une manifestation de bonnes intentions. Il fixe des objectifs dont on n’est jamais sûr qu’ils seront atteints, et n’est pas opposable en cas de défaillance.
M. le président Alain Gest. Aux termes des auditions précédentes – notamment celle de la directrice régionale adjointe de la DIRECCTE de Picardie –, il semble qu’un accord aurait pu être conclu le 12 septembre 2012, si vous n’aviez pas allongé de cinq à sept ans la durée de l’engagement. Titan était prêt à signer, aidé par Goodyear, qui acceptait de prendre à sa charge une durée supplémentaire. C’est la première fois que nous entendons parler d’un engagement de Titan à maintenir à Amiens un pourcentage de sa production européenne.
Me Fiodor Rilov. L’audition de M. Wamen recoupe en partie la mienne. J’ai adressé à toutes les parties la clause rédigée par un avocat américain, qui pouvait discuter avec un avocat américain conseillant Titan. Nous n’avons jamais obtenu de réponse. Le plan d’affaires se bornait à envisager « un engagement à ne pas licencier », clause totalement dépourvue d’effet.
M. le président Alain Gest. Nos interlocuteurs ont parlé d’un engagement à rester sur place.
Me Fiodor Rilov. J’ai écouté leur audition. Ils ont parlé d’un engagement à ne pas licencier ou à maintenir des emplois. Nous avions choisi de ne fixer ni pourcentage de production ni durée d’engagement. Mais, d’après l’avocat américain qui tentait d’entrer en relation avec Titan, le meilleur moyen de nouer la discussion était de remplir les blancs. Après nous avoir consultés, il a rédigé une clause qui fixait une durée. Pas plus que nous, il n’a obtenu de réponse. Quelques mois plus tard, cependant, nous avons eu la surprise de constater que cette clause était parvenue à son destinataire, qui nous accusait – sans fondement – d’exiger un engagement de sept ans.
M. le président Alain Gest. La directrice régionale adjointe de la DIRECCTE aurait donc menti ?
Me Fiodor Rilov. Nous n’avons jamais exigé de manière définitive ni de Titan ni de Goodyear qu’ils s’engagent sur une durée ni sur un pourcentage d’activité. Nous pensions sincèrement trouver un accord en ouvrant la discussion avec M. Taylor. Si celui-ci avait réellement l’intention de faire d’Amiens-Nord son centre industriel et opérationnel en Europe, pourquoi aurait-il refusé de s’engager ? La clause que nous lui présentions ne prévoyait rien d’autre.
Mme la rapporteure. Titan prétend aujourd’hui vouloir investir 40 millions de dollars en machines sur ce site et 60 millions en brevets. Quelle différence faites-vous entre cette offre et la précédente ?
Me Fiodor Rilov. Je n’ai lu aucune nouvelle proposition de Titan concernant Amiens-Nord, même si des interlocuteurs parisiens m’assurent que le groupe veut revenir dans la boucle et que des articles, comme l’entretien accordé par M. Taylor à un journaliste du Monde, font état de nouvelles propositions.
De notre côté, nous n’avons pas changé. Nous nous en tenons à l’offre raisonnable et pragmatique que nous avions faite. Le PDV existe encore. Si ce qui n’était pas possible il y a un an et demi le devient soudain, nous ne refuserons pas ce que nous acceptions alors. Je rappelle toutefois que M. Taylor dépend à 100 % de Goodyear, puisque toutes ses activités bénéficiaires portent cette marque.
M. le président Alain Gest. Il les a rachetées.
Me Fiodor Rilov. Il n’a rien racheté du tout. Il paie des royalties pour utiliser la marque Goodyear, qu’il fait figurer sur ses pneus, jointe à la mention « made by Titan », le plus souvent « in the USA ». Elle apparaît sur les pneus que nous avons retrouvés dans l’usine d’Amiens-Nord.
Le métier de M. Taylor consiste à vendre des pneus Goodyear. Il a repris la totalité de l’activité agricole du groupe en Amérique du Nord et du Sud, et il entendait faire de même en Europe. Ne croyez pas que Goodyear lui ait vendu sa marque. Si M. Taylor possédait Goodyear, il serait parti prendre sa retraite à Honolulu !
M. le président Alain Gest. Ne revenons pas sur l’affaire des pneus retrouvés dans l’usine d’Amiens-Nord. Vous avez assigné les clients de Goodyear, notamment les fabricants de tracteurs, à ce sujet, et vous connaissez les résultats de cette procédure.
Vous semblez considérer que Titan a monté une opération avec Goodyear sans intention réelle de reprendre son activité, ce qui rejoint l’analyse du président du conseil régional de Picardie.
Me Fiodor Rilov. Avec des industriels de l’envergure de Titan ou de Goodyear, on ne peut se satisfaire de déclarations de bonnes intentions. Je ne sais pas ce que M. Taylor se dit le matin en se rasant, et cela ne m’intéresse pas. Je pense même que nous devons nous garder de toute réaction épidermique, même si M. Taylor nous a insultés, ainsi que le Gouvernement, la représentation nationale et l’ensemble du pays. Là n’est pas le problème. Nous cherchons seulement à savoir s’il s’engage à rester sur le site, à y investir et à y produire – et si son engagement peut lui être opposé. Nous aurions la même exigence à l’égard de tout autre repreneur.
Imaginez-vous que les salariés de Goodyear ont envie d’être roulés comme l’ont été ceux de Continental ? Pourquoi accepteraient-ils de passer sous l’autorité de M. Taylor, qui dirige une société vingt fois plus petite que Goodyear et qui, en France, ne posséderait que l’usine d’Amiens ? En cas de faillite, ils se retrouveraient dans la pire des situations, puisque leur usine passerait aux mains d’un liquidateur.
M. le président Alain Gest. Il est très difficile de se mettre à leur place, pour vous comme pour nous.
Me Fiodor Rilov. Il y a quarante-huit heures, ils étaient près de 600, à Amiens, à nous dire qu’il était hors de question d’accepter quoi que ce soit de M. Taylor, s’il ne satisfait pas les engagements sur lesquels nous restons fermes depuis deux ans. Telle est la position des salariés, dont vous devriez en être fier, monsieur le président.
M. le président Alain Gest. Laissez-moi juger de ce qui est bon ou mauvais pour eux ! La reprise de 333 salariés par Titan vous semble-t-elle encore possible ?
Me Fiodor Rilov. Sur le plan judiciaire, nous sommes loin d’être au bout des procédures. Le CCE, qui n’a encore intenté que des actions en référés, pourra bientôt engager des procédures sur le fond. Les procès que nous avons intentés n’ont pas toujours été couronnés de succès, mais ils nous ont permis de recueillir des bribes d’information. Celles-ci montrent par exemple que l’usine a été démantelée et que sa production a été confiée à d’autres structures de Goodyear.
L’action au fond que nous allons engager représentera un enjeu considérable. Il s’agit de remettre l’usine en l’état, en d’autres termes, d’annuler toutes les opérations qui ont été menées clandestinement pour transférer son activité. Cela dit, ce n’est pas à coups de procès que nous sauverons Amiens-Nord, car un jugement ne permet pas de pérenniser des emplois et ni de donner un avenir à un site. Seul un projet industriel peut y parvenir.
Or M. Taylor a montré qu’il avait besoin de l’usine. Quand il a cessé de nous donner des nouvelles, nous nous sommes demandé comment il tenterait de reprendre l’activité agraire de Goodyear en Europe, qui représente 20 % de parts de marché. Nous pensions qu’il fabriquerait des pneus agraires ailleurs, par exemple en Amérique du Nord ou du Sud, et qu’il les importerait en Europe, comme le fait le producteur indien Balkrishna Industries Limited (BKT). Nous nous sommes trompés. Puisque M. Taylor a besoin de l’usine, même à titre provisoire, ce qu’il révèle en sortant de sa cachette, qu’il cesse donc de s’agiter, et qu’il examine la clause que nous lui avions adressée. On ne peut reprendre une usine qui emploie 1 173 salariés sans donner à ceux-ci les garanties qu’ils réclament.
Mme Arlette Grosskost. Vous avez parlé d’un protocole d’accord dont les clauses n’étaient pas exhaustives. Dont acte. Mais le nouveau plan de reprise partielle prévoit la fermeture du site en janvier, ce qui suppose la liquidation pure et simple.
Me Fiodor Rilov. C’est ce qu’attend Goodyear depuis trois ans.
Mme Arlette Grosskost. Le repreneur envisage la reprise partielle d’une branche et des salariés qui y travaillent. Qu’arrivera-t-il si la démarche n’aboutit pas ? Les salariés peuvent-ils espérer autre chose qu’un licenciement et une liquidation ?
M. Patrice Carvalho. Était-il nécessaire d’entreprendre une action en justice envers les clients de Goodyear, ce qui n’a pas amélioré les relations entre les parties ?
Me Fiodor Rilov. Madame Grosskost, si vous avez dans votre sac la proposition de M. Taylor, montrez-la ! Moi, je dispose en tout et pour tout d’une interview à un journaliste du Monde, dans lequel il explique qu’il veut la liquidation totale de l’usine, après quoi, une fois les salariés licenciés et la moitié du site rasée, il recrutera éventuellement 333 personnes. Qui souhaiterait payer un tel prix pour voir son emploi pérennisé ? Mais, je le répète, s’il existe un projet signé par Titan, nous ne demandons qu’à l’examiner. Ce serait enfin du concret ! Il est temps de savoir si l’engagement que nous réclamons a enfin été pris.
Par ailleurs, je confirme que, sur le site, certaines machines, notamment celles qui fabriquent le pneu radial, valent leur pesant d’or.
Mme Arlette Grosskost. Iront-elles à un liquidateur ?
Me Fiodor Rilov. Nous ferons tout pour empêcher que les machines et les hommes qui savent s’en servir ne soient liquidés, pour parler comme vous.
Monsieur Carvalho, quand Titan est parti, la société Goodyear a annoncé qu’elle cessait de produire et de vendre des pneus agraires en Europe. Mais nul ne croit qu’elle abandonnera une activité aussi rentable, en pleine expansion, alors qu’elle détient 20 % du marché en Europe. La presse spécialisée ironise, en rappelant qu’en mars 2013, Goodyear présentait en plein Paris, sur un immense stand, ses deux dernières merveilles destinées au marché européen de l’agraire.
Pour en avoir le cœur net, nous avons interrogé les agriculteurs. Aucun d’eux ne craignait de ne plus pouvoir trouver en Europe de pneu Goodyear. Nous avons écrit à AGCO, principal client mondial de Goodyear pour les pneus agraires de première monte. Ne pouvant obtenir de réponse, nous avons adressé à tous les constructeurs, conformément aux dispositions du code de procédure civile, une sommation de communiquer. Nous leur avons expliqué que l’enjeu était considérable pour les salariés : il s’agissait de savoir si Goodyear disait la vérité quand il affirmait vouloir renoncer à toute activité sur l’agricole en Europe. Un seul fabricant nous a répondu : un constructeur français qui, ayant peu de rapports avec le groupe, ne s’est pas prononcé sur le plan.
Contrairement à ce que vous avez dit, monsieur le député, nous n’avons pas déposé plainte contre des constructeurs.
M. Patrice Carvalho. Vous les avez assignés.
Me Fiodor Rilov. Nous les avons amenés devant le juge qui doit savoir si Goodyear se retire définitivement du secteur agraire dans la zone européenne. Qui peut le dire mieux que ceux qui achètent toute la production de pneus agricoles en France ? Nous n’en serions pas arrivés là si le groupe s’était montré plus coopératif.
M. Patrice Carvalho. La direction nous a indiqué que ces clients avaient été assignés.
M. le président Alain Gest. Me Rilov vient de nous le confirmer. Par ailleurs, nous savons pourquoi le groupe AGCO n’a pas répondu quand vous avez sollicité les principaux clients de Goodyear : il ne lui achète plus de pneus depuis 2009.
M. Patrice Carvalho. De toute façon, il ne faut pas être naïf. Il existe une solidarité entre industriels.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
r. Audition, ouverte à la presse, de Me Joël Grangé, avocat de Goodyear Dunlop Tires France
(Séance du mardi 5 novembre 2013)
M. le président Alain Gest. Maître Joël Grangé, soyez le bienvenu. Vous êtes le conseiller juridique de la direction de Goodyear dans les nombreuses procédures judiciaires concernant le conflit social qui dure depuis 2007. Pouvez-vous les présenter rapidement et rappeler le point de vue que vous défendez ? Quelle appréciation portez-vous sur la multiplication et sur le résultat de ces procédures ? Quel rôle ont-elles joué dans le conflit ?
Nous avons appris par le ministre du Redressement productif l’existence d’un nouveau projet de Titan, qui n’a pas encore été matérialisé. Dans quelles conditions la reprise partielle de l’activité de Goodyear peut-elle s’effectuer ? Quelles conséquences aurait-elle, en termes de délais, sur le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Me Joël Grangé prête serment.)
Me Joël Grangé, avocat de Goodyear Dunlop Tires France. Je ne suis pas l’avocat de Goodyear depuis 2007. J’ai d’abord été extérieur au dossier, que j’ai découvert en mai 2011.
En février 2011, alors que Goodyear avait réengagé sa procédure d’information et consultation sur la fermeture de l’activité tourisme et sur la cession de l’activité agricole à Titan, le TGI de Nanterre avait considéré que les informations fournies par Goodyear sur le projet de Titan étaient insuffisantes.
En prenant connaissance du conflit, qui existait depuis trois ans, j’ai été frappé par sa violence. Je n’avais jamais connu de climat social aussi dégradé. Les procès-verbaux des réunions du comité d’établissement à Amiens-Nord mentionnent des insultes d’une extrême grossièreté, qui témoignent du désir d’avilir les dirigeants.
Des décisions judiciaires avaient déjà été rendues. Il en ressortait que, puisque Goodyear avait formé depuis des années le projet de fermer l’activité de tourisme et souhaitait, depuis mai 2009, se désengager de l’agricole, la consultation devait être entreprise sur les deux sujets en même temps. Autrement dit, le projet de fermeture de l’activité tourisme était conditionné à la consultation sur le projet Titan.
En mai 2011, quand Goodyear, après avoir transmis les informations fournies par Titan, m’a demandé conseil, je leur ai suggéré d’obtenir du repreneur potentiel des garanties et des précisions supplémentaires et de ne pas séparer, dans la consultation que nous menions auprès des instances représentatives du personnel, le tourisme et l’agricole. Nous démentirions ainsi l’organisation syndicale majoritaire qui accusait implicitement Goodyear de dissimuler l’abandon global du site, en renonçant à l’activité tourisme et en sous-traitant la fermeture de l’agricole à Titan.
Les discussions ont été difficiles avec Titan, qui a néanmoins précisé son plan de développement et consenti une garantie d’emploi sur deux ans. Je ne conteste pas qu’en cas de non-respect, celle-ci se serait résolue par le versement de dommages et intérêts, mais aucun groupe n’a envie d’en verser. Quoi qu’il en soit, c’est le maximum que nous ayons obtenu. Nous avons alors relancé une procédure d’information et consultation.
Celle-ci s’est à nouveau déroulée dans un climat invraisemblable. Lors de la première réunion, en juillet 2011, l’organisation syndicale majoritaire a décidé de s’en aller, sans doute à la suite d’un mauvais calcul. Le représentant de la CGC, lui, est resté, et le comité d’entreprise a choisi de désigner, pour le représenter, le cabinet Secafi. Celui-ci qui, pour avoir été médiateur, connaissait parfaitement le dossier, a considéré que ce que nous avions obtenu de Titan n’était pas rien. Par la suite, la CGT, qui n’a plus jamais voulu travailler avec ce cabinet, a assigné la direction en référé, en contestant la validité de la résolution qui avait désigné Secafi pour représenter le comité d’entreprise.
La veille de l’audience, selon un procédé qu’affectionne mon contradicteur, la CGT a ajouté une nouvelle argumentation : elle ne pouvait accepter un engagement de deux ans
– assimilé à une décision de fermer l’établissement dans deux ans – et trouvait le plan de développement insuffisamment précis. La présidente du tribunal a considéré que la désignation de Secafi était valide, mais jugé le plan de développement trop peu détaillé et le délai de deux ans prévu pour le maintien de l’emploi trop court.
Le plan social n’a pas été annulé pour autant, mais la promesse d’achat de Titan expirait dans les quinze jours. Or celui-ci, qui ne s’était engagé pour deux ans qu’à contrecoeur, ne souhaitait pas aller plus loin. Dès lors, en décembre 2011, il n’y avait plus de projet. Les pouvoirs publics qui, comme Goodyear, avaient en ligne de mire la possibilité de sauver 577 emplois, ont pris l’initiative d’organiser de nouvelles réunions avec la CGT, Titan et Goodyear.
En février 2012, une réunion initialement prévue au ministère, s’est finalement tenue à Amiens, en présence des représentants de Titan, qui étaient venus en Europe. Nous nous sommes retrouvés à Amiens à dix heures du soir. À l’issue de la réunion, à laquelle Titan nous a demandé de ne pas participer, nous avions compris qu’un accord avait été trouvé avec la CGT.
Par la suite, la CGT a demandé des engagements écrits. Titan a refusé, ce qui ne m’a pas surpris, puisque j’avais moi-même tenté d’obtenir de lui le maximum. Néanmoins, le dialogue s’est renoué avec la CGT. Puisque Titan réclamait un accord entre nous et la CGT et que la CGT refusait d’avancer tant que le problème de Goodyear ne serait pas réglé, j’ai proposé la mise en place d’un plan de départ volontaire (PDV). Ne pouvant mener deux discussions en parallèle, d’autant que la culture de Titan et celle de la CGT sont difficilement conciliables, nous avons proposé un PDV et de suspendre les discussions avec Titan. Après trois ou quatre ans de procédure, beaucoup de salariés se sentaient découragés et souhaitaient rapidement se consacrer à un projet d’avenir.
La négociation sur le PDV a duré jusqu’en juin 2012. La CGT a obtenu gain de cause sur tous les plans. Le dispositif était audacieux. Il consistait à faire décroître l’activité de tourisme grâce aux départs volontaires, pour que, le moment venu, les salariés qui voulaient rester soient affectés dans le secteur de l’agricole, qui pourrait alors être cédé. Il était logique que Titan, spécialiste de l’agricole, n’ait pas voulu reprendre une usine en partie consacrée au tourisme. Le déclin progressif de ce secteur constituait une avancée considérable. Par ailleurs, les compensations financières étaient avantageuses.
Nous pensions signer l’accord fin juillet, après quoi, ayant avancé sur le PDV, nous pourrions aborder la question de l’agraire et le cas des salariés qui rejoindraient Titan. Or, au moment de signer, alors même que nous avions engagé la procédure de consultation du comité central d’entreprise (CCE), l’organisation syndicale majoritaire a annoncé qu’elle demandait au repreneur potentiel des garanties d’emploi. Nous étions convaincus qu’elle ne les obtiendrait pas, quels que soient les contacts que Me Rilov se vantait d’avoir avec des avocats américains.
Nous sommes convenus de nous retrouver début septembre. Fin août, Titan a refusé de prendre de nouveaux engagements. Malgré ce refus, nous sommes revenus vers les organisations syndicales, car nous avions trop travaillé sur le dossier du PDV pour renoncer. Nous avions réussi, notamment en renonçant à des actions pénales à l’égard du délégué de la CGT, à créer un climat de discussion serein. Nous avons examiné alors la situation des salariés. Celle des plus « chanceux » qui bénéficieraient du plan de départ volontaire et celle de ceux qui iraient dans l’agraire et qui seraient repris par Titan. Ils seraient paradoxalement moins bien lotis, puisqu’ils ne toucheraient pas de gros chèque et entreraient, au-delà de deux ans, dans un secteur aléatoire.
Goodyear a alors imaginé une garantie d’indemnisation au cas où le contrat de travail des salariés de Titan serait rompu avant une certaine période. Mme Pernette y a fait allusion en mentionnant le délai de quatre ans et demi à cinq ans. Alors que nous pensions avoir fait tout le chemin, on nous a accusés de jouer les prestidigitateurs, au motif que nous proposions un accord de méthode, qui ne peut exister en l’absence de plan social.
L’argument ne tient pas. Les versions de juin et de septembre sont toutes deux présentées comme des accords de méthode. Je vous les remets pour que vous puissiez vérifier. Le suivi de la procédure de consultation est prévu, en cas de licenciement économique collectif, conformément à la loi et à la jurisprudence qui remonte à l’amendement Mandon de 1991. Le caractère fallacieux de l’argument m’a fait comprendre que le dialogue était cassé. En outre, les exigences relatives à la durée augmentaient au lieu de se réduire, ce qui est contraire à l’évolution normale des négociations, surtout quand on approche du but. Il était manifestement temps d’arrêter.
Les discussions entre la CGT et Titan étaient cependant plus avancées que je ne le pensais. J’ai notamment découvert, dans le cadre des contentieux initiés en mai, une pièce, qui porte le tampon Rilov, preuve qu’elle a été communiquée par mon confrère, établissant que, contrairement à ce que disposait la version française, dans laquelle les chiffres étaient remplacés par XXX, la version proposée par la CGT en langue anglaise transmise à Titan portait sur une durée d’engagement de sept ans et sur le maintien à Amiens d’une activité de 80 % de l’activité européenne du groupe.
Nous étions fin 2012. Le projet de fermer le tourisme remontait à 2009 et aucune solution ne se présentait pour l’agricole. Dès lors, il ne restait plus qu’à engager une procédure d’information et consultation sur la fermeture de l’ensemble. Sur mon conseil, Goodyear a rédigé un document expliquant les raisons économiques de son projet. Le dossier économique se situe non à l’échelon d’Amiens-Nord mais au niveau du groupe, conformément à la jurisprudence, et se fonde tant sur la sauvegarde de la compétitivité dans le secteur du tourisme que sur la situation de l’agricole.
C’est un contresens de penser que le site a été démantelé pour justifier une fermeture. Dès 2007, un document intitulé Bâtissons ensemble l’avenir du complexe d’Amiens détaillait la situation d’Amiens-Nord, au vu de l’évolution du secteur : difficultés rencontrées par Goodyear, qui a frôlé la faillite en 2000, manque d’investissements et nécessité de procéder à des investissements supplémentaires, pour créer le complexe unique alors en projet. Sa rédaction est extrêmement précise : le secteur du tourisme baisse en volume et, si le groupe ne se positionne pas sur un secteur à haute valeur ajoutée, il ne s’en sortira pas. Je vous engage à lire ce texte, ainsi que le compte rendu de la réunion au cours de laquelle il a été présenté.
Une des contreparties à l’investissement de 50 millions envisagée était le passage aux 4x8, dispositif qui n’est pas illégal et qui est à l’œuvre dans tout le groupe. On ne pouvait pas mieux convaincre le groupe d’investir qu’en lui proposant un système qui fonctionnait partout. Amiens-Sud a accepté. Le document économique que j’ai cité constate en effet l’évolution respective des pneus à basse et à forte valeur ajoutée.
On se lamente qu’après cinq ans de consultation sur un projet de fermeture du tourisme, il n’y ait eu aucun investissement. Le contraire eût été étonnant, puisque, depuis juin 2009, Goodyear pensait achever dans les six prochains mois le processus de consultation sur la fermeture du secteur. Ce n’était pas le moment d’investir. En revanche, des sommes considérables ont été dépensées en investissement de maintenance, environ 60 millions d’euros.
En janvier 2013, nous avons aussi prévu un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), qui n’a suscité aucune remarque de l’administration. Nous avons naturellement cherché, comme la loi le prévoit, des postes de reclassement en Amérique latine ou en Asie, même si les salariés d’Amiens-Nord n’allaient probablement pas se repositionner au Brésil. Nous avons avant tout cherché à aider les salariés, en leur offrant un accompagnement bien supérieur à celui du PDV. Nous avons basculé une part de son budget vers l’accompagnement et la formation, tout en prévoyant des indemnités non négligeables. Avec les différentes indemnités, le niveau de rémunération des salariés va être assuré pendant trois ou quatre ans, voire plus, si l’on inclut des indemnités de chômage, pendant cinq ou six ans.
L’enjeu essentiel est devenu le reclassement. Des cabinets spécialisés ont établi une carte des métiers présents sur le site et des emplois en tension dans la région amiénoise, afin d’imaginer des passerelles de formation. Non seulement, depuis neuf mois, Goodyear n’a pas pu ouvrir un débat constructif, mais il a été l’objet d’un harcèlement judiciaire. À chaque réunion, on lui a opposé la politique de la chaise vide ou lancé des insultes.
Si, en octobre 2011, j’étais déçu qu’un jugement nous ait été partiellement défavorable, je me réjouis que, depuis lors, toutes les procédures judiciaires, une dizaine en tout, nous aient donné raison. Nous n’en sommes pas sortis pour autant. Des décisions ont fait l’objet d’un appel. Hier, j’ai appris l’existence d’un nouveau référé concernant le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Riom. La manœuvre est claire : le CHSCT ne pourra donner son avis avant l’aboutissement de cette nouvelle action en justice. Goodyear a déjà attendu beaucoup de décisions pour pouvoir clore le processus d’information et consultation, mais tous les juges des référés ont constaté l’absence de trouble manifestement illicite.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Je suis heureuse de vous rencontrer, maître, puisque, depuis quelque temps, vous me citez dans vos plaidoiries.
L’offre de reprise qui vient d’être émise par Titan peut-elle mettre en cause le PSE, censé être voté jeudi, lors du dernier CCE, et mardi prochain, lors du dernier CE ? Pensez-vous que cette procédure va devoir s’interrompre ? Comment avez-vous accueilli l’annonce de Titan ?
Me Joël Grangé. Lors d’une audience, j’ai fait allusion, au cours d’une incidente, à l’existence de votre commission d’enquête.
Mme la rapporteure. Vous m’avez qualifiée, semble-t-il ?
Me Joël Grangé. Non.
Mme la rapporteure. La presse se trompe alors ?
Me Joël Grangé. Je vous ai mentionnée au cours d’une incidente, qui n’a pas duré plus de deux minutes, au cours d’une plaidoirie d’une heure. Et c’est à cette allusion que la presse a réduit tout mon propos. Elle a été très attentive.
Je me réjouis finalement de l’existence de votre commission d’enquête, qui, à mon avis, a considérablement clarifié le dossier, mais il faut avoir conscience que tous les sujets que vous abordez sont simultanément traités par la justice. Au nom de la séparation des pouvoirs, il n’est pas illégitime qu’on s’inquiète de l’effet qu’aura peut-être votre rapport sur des juges. Surtout lorsque l’on prend connaissance du support sur la base duquel cette commission a été désignée. Le problème n’a rien de personnel. Il est juridique.
Mme la rapporteure. La garde des sceaux vous a répondu.
Me Joël Grangé. Un avocat est un juriste libre. Quoi qu’en dise la garde des sceaux, je crains que la commission d’enquête ne mette à mal l’indépendance de la justice. Une commission d’enquête n’est pas une juridiction. Comment être sûr, par exemple, qu’elle respecte l’équilibre des parties, puisque sa composition reflète celle du Parlement ?
En tant qu’avocat de Goodyear et en qualité de citoyen français, j’ai consacré beaucoup d’énergie à la solution Titan. Même en sachant que les Américains n’ont pas l’habitude de s’engager sur le long terme, je pensais que, s’il existait une chance de sauver 537 emplois, il fallait la tenter, surtout en l’absence de solution alternative. Je conviens cependant que Goodyear ne pouvait pas répondre de l’activité de Titan, même si nous étions prêts à apporter des garanties supplémentaires.
Sur le retour de Titan, je n’en sais pas plus que vous. Il semble que le nombre d’emplois préservés chuterait de 537 à 333, mais on ne sait pas lesquels sont concernés. La fermeture globale serait suivie d’une réouverture et de nouvelles embauches. La CGT assure qu’il n’en est pas question. Techniquement, je ne sais pas si l’opération est possible, compte tenu de l’article L122-12 du code du travail, qui prévoit dans ce cas le transfert automatique des contrats de travail. Il faut d’abord séparer l’agricole du tourisme, ce qui ne sera pas simple. Vous savez, pour avoir visité l’usine, que les deux secteurs utilisent des équipements spécifiques et des appareils communs. Je veux bien admettre que les avocats brillants sont faits pour trouver des solutions, mais je n’en vois aucune, d’autant que Titan et la CGT n’ont pas le même point de vue.
Mme la rapporteure. Et s’ils se mettaient d’accord ?
Me Joël Grangé. Qu’ils nous expliquent alors comment ils s’y prendront.
M. le président Alain Gest. La semaine dernière, la directrice régionale adjointe de la DIRECCTE de Picardie nous a dit qu’il existait une solution juridique.
Me Joël Grangé. J’ai entendu sa réponse, mais la solution me paraît difficile à trouver. C’est pourquoi il serait judicieux d’introduire dans la proposition de loi visant à redonner des perspectives à l’économie réelle et à l’emploi industriel une disposition permettant de réduire les effectifs à l’occasion d’une reprise, éventuellement sous le contrôle d’un tiers, pour éviter toute fraude. Je veux bien aider le Parlement à travailler sur cette piste. J’espère cependant, ce dont je n’ai pas eu le temps de m’assurer, que la directive communautaire n’exclut pas cette solution.
La seule exception à l’article L.122-12 est le redressement ou la liquidation judiciaire, qu’on ne peut invoquer ici, puisque l’entreprise est loin de déposer le bilan. Je suis à la disposition du Parlement pour essayer de trouver une solution législative. Pour l’heure, la seule piste serait de transférer 650 salariés vers Titan, qui en conserverait ultérieurement 333.
Mme la rapporteure. Ce serait donc Titan qui licencierait ?
Me Joël Grangé. Oui, après transfert des contrats de travail, mais je ne pense pas que le repreneur acceptera, puisqu’il demande pour l’instant que le site soit fermé avant toute opération de reprise, et que la CGT refuse son projet.
Mme la rapporteure. Elle dit qu’avant d’accepter le PSE, elle veut encore discuter du nombre de salariés qui sont repris.
Me Joël Grangé. Nous avons été beaucoup plus près d’un accord que nous ne le sommes aujourd’hui. En l’absence d’option crédible, il n’est pas opportun d’interrompre le processus de consultation. On dit parfois qu’il faut donner du temps au temps, mais on nous reproche aussi d’avoir laissé décliner l’activité du site sans rien faire. C’est faux, d’ailleurs. Ce n’est pas ne rien faire que de négocier.
M. le président Alain Gest. On accuse Goodyear de se servir de Titan pour éviter toute reprise et permettre au PSE d’aller à son terme. Or vous dites que, si l’on trouvait un accord, Goodyear ne l’empêcherait pas, quitte à ce que la procédure en cours soit allongée de quelques semaines, voire de quelques mois.
Me Joël Grangé. Vous m’avez posé une question technique, et je vous ai répondu techniquement. Il ne m’appartient pas de prendre devant une commission d’enquête une décision politique sur un sujet qui évolue chaque jour. J’ai seulement souligné la complexité du problème, qui me semble loin d’être résolu. C’est pourquoi il ne me semble pas opportun de retarder l’issue de la consultation.
Celle-ci achevée, il faudra rechercher des reclassements, en fonction de l’ordre des licenciements, ce qui s’effectue au niveau de l’entreprise. Il faudra ensuite proposer à des salariés protégés par les critères d’ordre d’Amiens-Nord d’aller travailler à Riom ou à Montluçon. Bref, les lettres de licenciement ne partiront pas demain, mais la procédure de consultation s’achève. Je rappelle qu’elle a duré dix mois, qu’elle n’a donné lieu à aucune discussion constructive avec l’organisation syndicale majoritaire et qu’on reproche déjà à Goodyear d’avoir trop attendu.
Certains d’entre vous se sont demandé pourquoi nous n’avions discuté qu’avec l’organisation syndicale majoritaire. Sur le plan juridique, les négociations doivent associer toutes les organisations syndicales, et se tenir au niveau où les décisions sont prises, soit au niveau de l’entreprise. Mais M. Wamen n’est pas le délégué syndical central de la CGT et, sachant que les autres organisations syndicales, présentes au niveau central, sont très peu représentées sur le site d’Amiens-Nord, il ne voulait pas que nous négociions au niveau de l’entreprise.
Si nous avions discuté avec le délégué de la CGT de Riom, qui est le délégué syndical central de l’entreprise, et avec le délégué de la CFDT, nous n’aurions pas réglé le problème d’Amiens-Nord. Nous avons donc agi autrement, en utilisant le plus souvent des précautions de langage. C’est ainsi que nous avons qualifié certains échanges de « discussions » et non de « négociations ». Parfois, pour avancer, il faut accepter de passer par le chas d’une aiguille. Ce sera peut-être encore le cas, quand nous aurons en main la description du nouveau projet.
Mme Arlette Grosskost. N’est-il pas curieux que le premier protocole entre Goodyear et Titan, qui portait sur la reprise de l’agricole, ait été négocié entre Titan et la CGT, en l’absence du cédant potentiel, qui était Goodyear ?
Me Joël Grangé. Parfois, le repreneur potentiel discute directement avec les représentants du personnel, puisqu’il est le mieux placé pour parler de son projet. Ce n’est pas spécialement choquant. En revanche, on peut s’étonner du secret dont la CGT a entouré la négociation, comme pour suggérer qu’elle arracherait à Titan les garanties que nous n’avons pas réussi à obtenir. Aujourd’hui encore, mon confrère Rilov est convaincu que Titan va céder, parce qu’il a besoin de l’usine. Je ne partage pas ce point de vue.
Mme Arlette Grosskost. Le procédé me semble tout de même étrange : si un protocole d’accord est signé in fine, n’est-ce pas Goodyear qui garantira la situation des salariés en cas de non-respect par Titan du maintien de l’activité pendant cinq ou sept ans ?
Me Joël Grangé. Ce schéma est apparu en septembre 2012, soit en fin de négociation, ce qui est assez logique. Notre protocole d’accord prévoyait un PDV, et précisait que les négociations en vue de la cession de l’activité agricole se poursuivraient prioritairement avec Titan. Nous ne proposions donc pas de package complet.
Le premier problème à régler était le PDV. C’est pourquoi nous nous sommes sentis trahis quand on nous a replacés devant le problème de l’engagement pour le maintien de l’emploi de Titan.
M. le président Alain Gest. Comment définissez-vous la notion de motif économique, dont votre confrère conteste qu’elle s’applique à Goodyear ? Souhaitez-vous suggérer d’autres aménagements de la législation ?
Me Joël Grangé. Ce qui vous a été dit sur le motif économique est en partie vrai et très inexact. Il est vrai que les juges ne traitent le motif économique qu’a posteriori. En revanche, on peut penser qu’il existe un motif de licenciement économique réel et sérieux quand une société affronte des difficultés économiques ou cherche à sauvegarder sa compétitivité. Goodyear est beaucoup plus endetté que Michelin ou d’autres acteurs du marché. Ses capacités d’investissement sont très réduites. On mesure combien il faut investir à Amiens-Nord pour fabriquer des pneus à haute valeur ajoutée et faire de la R&D. Dans le cas de Goodyear, qui subit la concurrence des grands groupes et des opérateurs chinois, la sauvegarde de la compétitivité me paraît être un motif de licenciement réel et sérieux.
Au palmarès des procédures judiciaires intentées sous des prétextes fallacieux, le dossier Goodyear représente une apothéose. Il justifie à lui seul qu’on ait déchargé les juges de la procédure de licenciement économique pour la confier à l’administration. Des professeurs de droit l’ont regretté. Je pense moi aussi, en tant qu’auxiliaire de justice, qu’il aurait mieux valu adapter le système judiciaire en conciliant le respect du contradictoire et la décision publique, qui sont fondamentaux, et le pragmatisme, qui ne l’est pas moins.
Cela dit, le combat de coqs ne mène à rien. Pour avoir gagné trois ou quatre procédures, M. Wamen s’est convaincu qu’il était invincible. Il le croit encore après neuf échecs, puisqu’il invoque maintenant des actions au fond. Or il me semble, sans m’avancer à l’excès, car l’issue d’un procès n’est jamais sûre, que nous ayons un argumentaire à faire valoir. Le problème des procédures de licenciement économique est pour partie réglé par la loi de sécurisation de l’emploi. À titre personnel, je regrette la solution adoptée, mais les points de vue personnels n’entrent pas en considération quand on élabore une loi.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
s. Audition, ouverte à la presse, de M. Christian Leys, président, et de M. Christian Caleca, délégué général du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP)
(Séance du mercredi 6 novembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous achevons aujourd’hui nos travaux relatifs à la filière du caoutchouc et du pneumatique. Après avoir auditionné deux économistes, ainsi que les dirigeants des entreprises Michelin, AGCO et, bien sûr, Goodyear, nous recevons aujourd’hui M. Christian Leys et M. Christian Caleca, respectivement président et délégué général du Syndicat national du caoutchouc et des polymères (SNCP).
Nous serions très intéressés de vous entendre, messieurs, sur les structures du SNCP et les actions qu’il mène dans les différents domaines de sa compétence : relations sociales, dialogue social et formation professionnelle ; cadre législatif et réglementaire de l’activité ; contexte économique de la filière ; recherche et développement, innovation et promotion des produits. Pourriez-vous nous faire part, en particulier, des difficultés que perçoivent, sur le terrain, les dirigeants des entreprises de la filière ? Enfin, peut-être aurez-vous des suggestions à formuler pour la rédaction du rapport.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Christian Leys et M. Christian Caleca prêtent serment.)
M. Christian Leys, président du Syndicat national du caoutchouc et des polymères. Je préside le SNCP depuis 2011. Je suis vice-président Europe des activités automobiles de la société Hutchinson, salarié de ce groupe depuis trente ans, directeur du site de Chalette-sur-Loing dans le Loiret, depuis vingt ans, la plus grosse unité de production de la société. Travaillant dans le domaine du caoutchouc industriel, je ne dispose pas d’une expertise pointue dans celui du pneumatique.
M. Christian Caleca, délégué général du Syndicat national du caoutchouc et des polymères. Je remercie la Commission d’enquête de nous donner l’occasion de présenter notre activité. Je suis, depuis le 1er mars 2013, délégué général du SNCP et directeur général du Centre français du caoutchouc et des polymères (CFCP). J’ai occupé pendant vingt-cinq ans des fonctions de direction générale dans des groupes importants. J’ai notamment travaillé dix ans dans le domaine du caoutchouc et des polymères pour la société Trelleborg Industrie implantée à Clermont-Ferrand. Même si je n’ai pas d’expérience dans le domaine du pneumatique, celui-ci fait bien sûr partie des centres d’intérêt du SNCP.
M. Christian Leys. Le CFCP est un centre de compétences unique en France et en Europe. Il regroupe, sur un seul site à Vitry-sur-Seine, le SNCP, l’Institut national de formation et d’enseignement professionnel du caoutchouc (IFOCA) et le laboratoire de recherches et de contrôle du caoutchouc et des plastiques (LRCCP). En 2013, nous avons décidé de placer sous une même autorité ces trois structures, qui disposaient chacune auparavant de leur propre direction. C’est à cette occasion que nous avons recruté M. Caleca. L’objectif était d’assurer une meilleure communication entre les trois entités et, surtout, de créer un centre de services partagés. Dans la mesure où les recettes du syndicat diminuaient à mesure que baissaient les effectifs de l’industrie du caoutchouc, il nous fallait en effet réaliser des économies pour assurer notre pérennité. Le CFCP emploie soixante-dix personnes et a réalisé, en 2012, un chiffre d’affaires supérieur à 7 millions d’euros.
Le SNCP vient de fêter ses 150 ans – peu de syndicats professionnels sont aussi anciens. Il est lui-même adhérent de la Fédération des industries mécaniques (FIM) et du syndicat européen du caoutchouc et du pneumatique, l’ETRMA – European Tyre and Rubber Manufacturers’ Association –, qui suit de près l’élaboration de la réglementation européenne dans le cadre du règlement REACH sur l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que sur les restrictions qui leur sont applicables. Les décisions importantes en la matière se prennent en effet à Bruxelles.
Le CFCP abrite également l’association Travaux de normalisation du pneumatique pour la France (TNPF), compétente en matière de normalisation dans les domaines et du pneumatique.
Le SNCP est à l’origine de la création du pôle de compétitivité du caoutchouc, Élastopôle, installé à Orléans. En outre, le LRCCP travaille, depuis cinq ans, avec le Centre technique des industries mécaniques (CETIM), l’un des rares organismes de recherche privés à être labellisé « institut Carnot ». Enfin, le CFCP accueille dans ses locaux l’Association française des ingénieurs et cadres du caoutchouc et des polymères (AFICEP), la société savante du caoutchouc, dont les membres sont majoritairement des retraités ayant des connaissances importantes dans ce domaine.
Le rôle du SNCP est, bien sûr, de défendre les intérêts des industriels du caoutchouc et de coordonner leurs actions collectives. Il informe et assiste ses adhérents, en particulier les PME : celles-ci ont davantage besoin d’une expertise extérieure que les grands groupes, qui disposent généralement des compétences nécessaires en leur sein.
Le SNCP est un acteur du dialogue social. Il intervient notamment dans la gestion de la convention collective et dans la négociation des salaires minima de la branche. Il suit la réglementation en matière de sécurité alimentaire, certains élastomères étant utilisés dans l’industrie agroalimentaire. En outre, le syndicat assure une veille économique et est, à ce titre, le correspondant officiel de l’INSEE, auquel il apporte une expertise sectorielle. Il est également très actif en matière de normalisation : nous tenons à participer en amont à l’élaboration des normes internationales qui régissent la profession. Enfin, le syndicat joue un rôle clé en matière de formation professionnelle, de mutualisation de la recherche et développement – en lien avec Élastopôle, au profit notamment des PME – et de promotion de la filière.
Le SNCP est très représentatif : ses cent adhérents réalisent 80 % du chiffre d’affaires du secteur du caoutchouc en France. Son comité de direction est composé de seize industriels. Il emploie sept permanents, dont une spécialiste de la veille réglementaire, qui se rend souvent à Bruxelles pour suivre l’évolution de la réglementation européenne dans le cadre du règlement REACH.
Le LRCCP est l’un des rares laboratoires spécialisés dans le domaine du caoutchouc en Europe. Il emploie quarante-trois personnes. Il vit à 80 % des prestations qu’il fournit aux clients des industries du caoutchouc – industries aéronautiques et spatiales, énergie…, par exemple Airbus, Astrium, Areva ou Technip – qui ne disposent pas nécessairement des compétences techniques dans le domaine des élastomères. Le laboratoire réalise un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros par an et réinvestit 10 % de cette somme dans la recherche fondamentale.
Le LRCCP a plusieurs domaines de compétence : la formulation des polymères ; leur caractérisation ; la simulation numérique, afin notamment de prévoir la durée de vie et les modes de rupture des matériaux. Il fournit une assistance technique aux PME, par exemple à celles qui doivent se passer d’une substance interdite dans le cadre du règlement REACH. D’une manière générale, le laboratoire développe une approche écologique. Il mène actuellement un projet sur plusieurs années cofinancé par Bpifrance, dénommé BIOPROOF, qui vise à remplacer les produits de synthèse issus du pétrole par des matériaux renouvelables, notamment d’origine végétale.
Le LRCCP est certifié ISO 9001 et accrédité par le Comité français d’accréditation (COFRAC). Il est agréé par les grands donneurs d’ordre de la filière du caoutchouc : EDF, Safran, Renault et Airbus, entre autres.
L’IFOCA dispense, en premier lieu, des formations initiales de niveau bac+3 – licence professionnelle –, bac+5 – spécialisation de dernière année d’école d’ingénieurs – et bac+6 – spécialisations post-ingénieur. Il a conclu des accords avec des écoles d’ingénieurs – l’École supérieure de chimie organique et minérale (ESCOM), installée à Compiègne ; l’Institut supérieur de mécanique de Paris (Supméca) – et des universités – Pierre-et-Marie-Curie ; Polytech Tours, Université de Nantes…. Les représentants de certains de ces établissements siègent à son conseil d’administration.
L’institut assure, en second lieu, des formations continues : il organise des stages interentreprises ou, lorsque le nombre de stagiaires est suffisant, au sein même des entreprises. Depuis l’année dernière, il délivre des certificats de qualification professionnelle (CQP) pour l’ensemble de la filière du caoutchouc.
L’IFOCA dispose de deux établissements : l’un à Vitry-sur-Seine, l’autre à Carquefou, près de Nantes. Il emploie huit formateurs permanents et neuf experts techniques issus soit du SNCP, soit du LRCCP. Il fait appel à sept professeurs d’universités et à trente-deux intervenants industriels sélectionnés pour leurs connaissances et leur savoir-faire, en particulier dans le domaine des élastomères.
Entre 2009 et 2012, l’institut a formé 130 étudiants en formation initiale, dont près de la moitié en alternance ou en apprentissage. À leur sortie de l’institut, les étudiants n’éprouvent aucune difficulté à trouver un emploi. Dans le même temps, 1 915 stagiaires ont été formés aux techniques du caoutchouc, pour répondre aux besoins spécifiques des entreprises.
Enfin, l’IFOCA organise des formations à l’étranger. Il a ainsi été sollicité par des professionnels brésiliens et roumains. Il existe très peu d’écoles spécialisées dans le domaine du caoutchouc en Europe.
M. Christian Caleca. En France, le secteur du caoutchouc regroupe environ 250 entreprises, dont deux leaders mondiaux – Michelin dans le domaine du pneumatique ; Hutchinson dans celui du caoutchouc industriel – et de très nombreuses PME. En 2012, ces entreprises employaient 52 000 salariés au total et ont réalisé un chiffre d’affaires de 12,4 milliards d’euros. Cette même année, la balance commerciale du secteur est demeurée positive.
L’industrie française du caoutchouc reste solide à l’échelle internationale : elle est la deuxième en Europe après celle de l’Allemagne et se classe parmi les cinq ou six premières mondiales. Le caoutchouc est un matériau aux propriétés extraordinaires qui conserve un potentiel de développement très important. Ses applications sont multiples, notamment dans des secteurs sensibles.
Le premier enjeu pour le SNCP est d’améliorer le dialogue social. Nous essayons de faire vivre, avec les organisations syndicales, la convention collective spécifique à la branche. En outre, nous nous appliquons à développer, grâce à la formation professionnelle, les compétences dont nos entreprises auront besoin demain. D’une manière générale, nous cherchons à conclure des accords gagnant-gagnant avec les organisations syndicales.
Le deuxième enjeu de la profession est de respecter l’environnement tout en préservant la compétitivité des entreprises. Dans ce domaine, nous sommes confrontés à une inflation de textes réglementaires d’origine européenne ou nationale. Nous aidons les PME, qui éprouvent souvent des difficultés à assimiler cette réglementation. En outre, il conviendrait de mieux contrôler les produits importés aux frontières de l’Union européenne : beaucoup d’entre eux ne sont pas conformes à la réglementation européenne, ce qui pénalise nos PME. C’est d’ailleurs un sujet de réflexion pour la représentation nationale.
D’autre part, nous nous efforçons de développer une filière verte. L’industrie du caoutchouc est née de l’exploitation d’un végétal renouvelable, l’hévéa. Les caoutchoucs de synthèse dérivés du pétrole ont été développés dans les années d’après-guerre. Aujourd’hui, nous opérons une véritable révolution : nous essayons de faire entrer le maximum d’ingrédients renouvelables dans la composition de nos produits. C’est un enjeu à la fois scientifique et économique. Nous réalisons également des efforts importants en matière de recyclage. La filière du pneumatique est exemplaire à cet égard : 99 % des pneumatiques usagés sont récupérés et réutilisés ; nous cherchons à les valoriser au mieux.
Le SNCP cherche à répondre à une troisième série d’enjeux, de nature économique. Nous souhaitons créer un environnement propice à l’entrepreneuriat. Cela implique d’améliorer les relations interentreprises, en particulier au sein de la filière automobile, qui représente à elle seule 65 à 70 % des débouchés de l’industrie du caoutchouc à l’échelle mondiale. Nous nous efforçons de rééquilibrer les relations entre les PME et les grands donneurs d’ordre. De plus, nos entreprises doivent restaurer leurs marges pour réaliser des investissements de productivité, financer leur R&D et mettre en œuvre la transition énergétique. Nous devons également favoriser les exportations de la filière et son développement à l’international. Enfin, nous veillons à rendre nos métiers plus attractifs auprès des jeunes, afin de satisfaire nos besoins de recrutement.
Une quatrième série d’enjeux se présente à nous en matière d’innovation. Grâce à son positionnement unique, le CFCP est en mesure de favoriser la recherche tant individuelle que collective. En outre, comme cela a été dit, nous nous mobilisons pour participer à l’élaboration des normes qui régissent notre secteur d’activité. Il est essentiel que des Français soient présents dans les organismes de normalisation – la représentation nationale est bien placée pour le savoir. C’est pourquoi le SNCP consacre près de 25 % de son budget à ce travail d’influence. D’autre part, comme nous l’avons déjà mentionné, nous essayons de généraliser l’utilisation de matières premières biosourcées ou issues du recyclage. Enfin, nous recherchons des applications nouvelles pour le caoutchouc dans des secteurs de pointe tels que l’industrie spatiale, l’aéronautique, l’énergie ou les transports.
J’en viens au dialogue social. Il existe deux instances patronales dans la branche du caoutchouc. La commission sociale, composée de directeurs des ressources humaines et de dirigeants d’entreprises de la branche, se réunit au moins deux fois par an pour définir les thèmes sur lesquels devrait porter le dialogue social de son point de vue. Quant à la délégation patronale, elle est l’interlocuteur des organisations syndicales. Elle est constituée par les deux organisations patronales de notre secteur d’activité : le SNCP – porte-parole officiel de la branche – et l’union des syndicats des PME du caoutchouc et de la plasturgie (UCAPLAST).
Le dialogue social est mené au sein de trois instances paritaires. La commission paritaire de concertation se réunit au début de chaque année pour fixer une méthode et un calendrier prévisionnel de négociation. Ensuite, la commission paritaire plénière traite cet ordre du jour au cours des six à dix séances qu’elle tient dans l’année. Elle peut néanmoins se saisir de toute autre question. Récemment, elle a travaillé sur des sujets tels que les salaires minima de branche, l’actualisation de la convention collective, la formation professionnelle, la pénibilité.
Enfin, la commission paritaire nationale de l’emploi (CPNE) étudie l’évolution de l’emploi dans la profession et établit chaque année un bilan social sur la base d’enquêtes renseignées par les entreprises. La CPNE suit également les travaux de l’organisme paritaire collecteur agréé (OPCA) de la branche, qui l’informe sur toutes les actions menées dans le domaine de la formation professionnelle et sur la réalisation des plans de formation par les entreprises. Sur cette base, la CPNE définit les orientations en matière de formation professionnelle.
Lors de la réunion de la CPNE du 18 septembre 2013, la société Goodyear Dunlop Tires France a informé la commission de son projet de fermeture de l’usine d’Amiens-Nord et des mesures de reclassement qu’elle comptait prendre dans ce cadre. Elle a proposé de communiquer le profil des salariés à reclasser et de créer un site Internet dédié. Elle a suggéré que cette information soit relayée sur les sites du SNCP et de l’UCAPLAST.
Depuis 2009, les partenaires sociaux ont signé une dizaine d’accords sur des sujets variés, ce qui atteste de la pertinence du dialogue social dans la branche du caoutchouc.
Je terminerai en évoquant les efforts de la branche en matière de formation professionnelle. En 2012, 9,3 millions d’euros ont été collectés à cette fin auprès des entreprises du secteur. Ce budget a permis de financer des plans de formation, dont les bénéficiaires ont été, pour les deux tiers, des ouvriers, des employés, pour un tiers, des cadres. Cette répartition est conforme à la structure des emplois dans la branche.
En outre, notre branche a été l’une des premières à introduire les certificats de qualification professionnelle (CQP) dans le cadre de la validation des acquis de l’expérience (VAE). Ces certificats constituent une véritable reconnaissance professionnelle pour les salariés qui travaillent dans les unités de production. Nous avons notamment délivré des CQP « opérateur de fabrication caoutchouc », « conducteur d’équipements industriels » et « animateur d’équipe ». En raison du ralentissement de l’activité en 2012 et 2013, le système des CQP se met en place lentement, mais il est appelé à prendre de l’ampleur dans les années qui viennent.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Selon les informations que vous nous avez communiquées, les salariés de la branche qui ont suivi une formation en 2012 étaient à 56 % des ouvriers. Nous n’avons pas eu le sentiment que les ouvriers de Goodyear aient véritablement bénéficié de formations. Dans quelle proportion Goodyear a-t-il fait appel aux formations que vous proposez ?
M. Christian Caleca. Le chiffre que vous citez concerne l’ensemble de notre secteur d’activité. Il nous a été communiqué par l’OPCA de la branche, AGEFOS PME. Nous ne disposons pas de chiffres entreprise par entreprise. Ce ne serait d’ailleurs guère conforme à notre rôle. En tous les cas, Goodyear cotise pour la formation professionnelle de la branche et consomme des formations.
Mme la rapporteure. Vous avez évoqué le rôle du SNCP dans le dialogue social. Avez-vous été sollicité à ce titre au sujet de l’entreprise Goodyear ?
M. Christian Leys. Les partenaires sociaux de la branche se réunissent une fois par an pour déterminer le programme des négociations à venir. Aucun des partenaires sociaux ne nous a sollicités à propos de Goodyear.
M. Christian Caleca. Le rôle d’un syndicat professionnel n’est pas de se substituer à une entreprise. Dans le cadre de la CPNE, les partenaires sociaux examinent l’évolution des emplois dans la branche. Les organisations syndicales peuvent évoquer, à cette occasion, tel ou tel plan social ou réduction d’effectifs. Comme je l’ai indiqué, lors de la réunion de la CPNE du 18 septembre dernier, l’entreprise Goodyear nous a informés de son projet de fermeture, ainsi que des mesures qu’elle envisageait de prendre. Les organisations syndicales se sont ensuite exprimées sur le sujet. Ces éléments figurent au compte rendu de la réunion.
M. Christian Leys. Il ne s’agissait pas d’une négociation en soi. Quant au SNCP, il relaie auprès de ses adhérents l’information sur le profil des salariés à reclasser.
M. Christian Caleca. Je précise qu’il le fait quand il est saisi à cette fin, soit par les organisations syndicales, soit par l’entreprise concernée.
Mme la rapporteure. En 2011-2012, lors de la discussion avec Titan, qui prévoyait un plan de départ volontaire, la société Goodyear a-t-elle fait appel à vous pour prévoir des formations ou définir le profil professionnel des salariés ?
M. Christian Leys. Non. À cette époque, nous n’avons pas été saisis du reclassement du personnel de Goodyear dans l’industrie du caoutchouc.
Mme la rapporteure. Les 4x8 figurent-ils dans la convention collective que vous venez d’actualiser ?
M. Christian Leys. La mise en conformité de la convention collective, entreprise en 2012, a duré plus d’un an. Elle s’imposait, car certains de ses articles n’étaient pas conformes au droit, ce qui les rendait sans effet. Des négociations avec les partenaires sociaux vont s’ouvrir, afin de l’entériner. Elle contient peu de chose sur le temps de travail.
M. Christian Caleca. Historiquement, la convention collective du caoutchouc a choisi de ne pas investir ce domaine, qui doit être négocié au sein de l’entreprise. L’accord de branche du 17 avril 2001 prévoit une modulation consécutive à l’arrivée des 35 heures, aux termes d’accords a minima conclus avec les partenaires sociaux. La convention prévoit aussi le travail en continu et l’existence des équipes de suppléance, si l’entreprise doit faire appel aux salariés le week-end, mais on n’y trouve pas d’éléments réels, comme une limitation du temps de travail.
M. Jean-Claude Buisine. Dans les trois domaines que vous avez mentionnés – recherche, formation et expertise – quelles relations avez-vous noué avec Goodyear ?
M. Christian Leys. Les sociétés les plus importantes – Michelin, Hutchinson, Goodyear, Bridgestone – n’ont pas réellement besoin du syndicat pour assurer leur avenir, parce qu’elles sont dotées de structures importantes. Ce n’est pas le cas des PME, qui forment la majorité de nos adhérents. Celles-ci n’ont pas toujours le spécialiste REACH ou le formulateur nécessaire dont ils auraient besoin. C’est pourquoi le syndicat intervient beaucoup plus dans les secondes que dans les premières, qui peuvent cependant nous solliciter pour assurer une formation dans leurs murs.
Nous n’avons pas établi de relevé permettant d’établir que Goodyear nous ait sollicités, comme le fait régulièrement Hutchinson.
M. Christian Caleca. Goodyear, qui appartient depuis longtemps au syndicat, peut bien entendu faire appel à nos services. Il est intéressant de noter que les grandes entreprises soutiennent le SNCP, non qu’elles aient besoin de lui, compte tenu des ressources importantes dont elles disposent, mais parce qu’elles jugent essentiel qu’il existe en France ce qu’on pourrait appeler un écosystème du caoutchouc, qui nourrit l’investissement et permet l’existence d’un tissu de PME. La solidarité des grandes, moyennes et petites entreprises est la base de cet écosystème.
M. Christian Leys. Élastopôle, qui sert surtout aux PME, n’existerait pas sans les grands groupes.
M. Jean-Claude Buisine. Existe-t-il des contrefaçons dans votre domaine et, le cas échéant, comment peut-on lutter contre elles ?
M. Christian Caleca. Depuis plusieurs années, un règlement européen interdit que des huiles aromatiques polycycliques (HAP) entrent dans la composition des pneus, mais une vérification menée aux frontières par l’ETRMA a révélé que, sur un échantillon prélevé au hasard, 10 % à 15 % des pneus importés contrevenaient à cette règle. Les autorités pourraient effectuer des contrôles plus vigilants.
M. Christian Leys. À ceci près qu’il n’est pas facile de rechercher la présence de HAP dans les élastomères. Nous ne connaissons que quatre laboratoires qui en soient capables. Si une société nous mandate, nous pouvons effectuer une vérification, mais nous n’organisons pas de veille systématique. Le problème n’est d’ailleurs pas spécifique au caoutchouc : je ne pense pas que tous les produits qui entrent en Europe soient conformes à notre réglementation.
M. Jean-Claude Buisine. Quelle attitude adoptez-vous à l’égard de la production des pays qui ne sont pas soumis aux normes européennes ? Font-ils l’objet d’une alerte particulière ?
Mme la rapporteure. Quelles défaillances identifiez-vous au niveau européen, en termes de sécurité ou de marché ?
M. Christian Caleca. Sous l’impulsion de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie, Bruxelles pourrait affirmer sa volonté de vérifier que la production importée respecte la réglementation de l’Union. Peut-être faut-il prévoir un budget modeste, qui permettrait d’effectuer des contrôles sur certains échantillons de marchandises. Le LRCCP peut s’en charger pour un coût modique. Ce n’est pas une démarche protectionniste que de vérifier que les importateurs observent nos règlements.
M. Christian Leys. Ces vérifications n’empêcheraient pas l’étiquetage des produits.
Mme la rapporteure. Les pneus fabriqués en Inde ou en Chine sont-ils soumis aux mêmes contraintes d’étiquetage que ceux qui sont produits dans l’Union ?
M. Christian Leys. Oui, mais la disposition relative à l’étiquetage date de novembre 2012, de sorte qu’on trouve encore chez les grossistes une grande quantité de pneus fabriqués avant son entrée en vigueur. En outre, un pneu peut contenir des HAP, tout en respectant d’autres critères, comme la résistance au roulement, le bruit ou la tenue sur sol mouillé.
Les produits litigieux sont importés non par des pneumaticiens comme Michelin, Goodyear ou Bridgestone, mais par des grossistes que nous ne connaissons pas. Si des anomalies sont constatées, elles peuvent être dénoncées par des professionnels, ce qui permet de pratiquer des analyses.
M. Jean-Louis Bricout. Le passage aux 4x8, qui a causé la rupture du dialogue social à Amiens-Nord, est-il adapté au marché du caoutchouc ?
M. Christian Caleca. Notre convention collective n’entre pas dans le détail de l’organisation du temps de travail. Ce champ est laissé aux entreprises, ce qui paraît logique. On ne gère par un établissement de vingt salariés comme un groupe qui en emploie 30 000.
M. Christian Leys. À ma connaissance, les syndicats n’ont pas exercé de pression pour que nous intervenions sur le sujet.
M. Jean-Louis Bricout. Le passage aux 4x8 était-il une manière d’adapter l’entreprise au marché ?
M. Christian Leys. Une telle décision se prend au niveau de l’établissement, compte tenu du volume d’activité. Certaines entreprises fonctionnent à feu continu, d’autres aux 3x8, aux 2x8 ou à la journée. Elles s’organisent librement en fonction du marché. C’est au niveau local que se situe le dialogue social, car il n’est pas possible de traiter globalement les spécificités de chacun.
M. Jean-Louis Bricout. Quel impact aurait la fermeture d’Amiens-Nord sur l’ensemble de la filière ? Pouvez-vous citer quelques chiffres ?
M. Christian Leys. Nous n’avons pas ce type de chiffres, mais toute société fait travailler des sous-traitants, qui sont nécessairement touchés par sa fermeture.
M. Jean-Louis Bricout. Dans ce domaine, il n’existe pas de ratio ?
M. Christian Caleca. Non. Une entreprise qui emploie près de 1 200 salariés fait vivre tout un pan de l’économie. Sa présence est vitale dans son bassin d’emploi.
M. le président Alain Gest. Comment évolue le marché du caoutchouc par rapport à celui des autres produits ?
M. Christian Leys. Selon les chiffres de l’INSEE et du SNCP, le marché du pneumatique, tous types confondus, a augmenté en France de 7,8 % entre 2010 et 2011, puis diminué de 7,2 % entre 2011 et 2012, puis encore diminué de 12,2 % entre les dix premiers mois de 2012 et les dix premiers mois de 2013.
L’industrie automobile représente 65 % des débouchés du caoutchouc. Or la France, qui produisait 3,6 millions de véhicules il y a dix ans, en a fabriqué 1,9 million en 2012, et n’ira pas au-delà de 1,8 million en 2013. Au premier trimestre 2008, la production de l’Espagne a rejoint la nôtre, qu’elle dépasse désormais de 25 %. L’Angleterre, dont l’industrie automobile était jadis tenue pour moribonde, pourrait dépasser la France en 2014. Le déclin de la production française est confirmé par les chiffres du Comité des constructeurs français d’automobiles (CCFA).
Le secteur du pneu ne se limite cependant pas à l’automobile. Il s’étend au secteur agricole, à l’aéronautique et aux engins utilitaires. Enfin, si l’on veut être complet, il faut considérer le marché de la première et de la deuxième monte.
Mme la rapporteure. Les chiffres sont-ils moins alarmants pour certains types de pneus ?
M. Christian Leys. Je n’ai pas le détail des différents secteurs. Les machines agricoles étant de plus en plus sophistiquées et puissantes – certaines dépassent 600 chevaux –, les pneumaticiens doivent fournir des produits de plus en plus complexes à un marché qui, selon la presse, n’est pas particulièrement en hausse.
Les fabricants de tracteurs – Massey Ferguson à Beauvais, John Deere à Orléans – ne vivent pas exclusivement du marché français. Ils exportent une grande partie de leur production en Europe, voire dans le monde.
M. le président Alain Gest. Quels sont les chiffres pour l’ensemble du caoutchouc industriel ?
M. Christian Leys. L’activité du secteur a connu une croissance de 5,7 % entre 2010 et 2011. Elle a enregistré l’année suivante une baisse de 11,5 %, suivie d’une autre baisse, de 0,4 %, entre les huit premiers mois de 2012 et de 2013.
Le marché du caoutchouc industriel est beaucoup plus diversifié que celui du pneumatique. Hutchinson travaille beaucoup pour l’aéronautique mondiale – Airbus, Boeing, Thales –, ainsi que pour le système de roulage à plat, qui concerne aussi bien les voitures blindées que les véhicules militaires, qu’ils soient européens, américains, russes ou chinois. Des sociétés de caoutchouc médical se développent aussi en France.
M. le président Alain Gest. Vous avez déploré une certaine inflation législative et réglementaire.
M. Christian Leys. Je ne sais pas si l’industrie a besoin d’aide, mais, pour se développer, il lui faut certaines conditions opératoires, à commencer par une certaine stabilité fiscale et réglementaire.
Récemment, l’Autriche a demandé l’interdiction de l’azodicarbonamide, alors que cet agent gonflant pour le caoutchouc et les plastiques, s’il peut provoquer une gêne respiratoire, n’est pas classé parmi les produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR). Si la requête aboutit, ce sera une révolution pour les PME, car le prix des produits de substitution est élevé. Demain, si l’azodicarbonamide est interdit en France et qu’on en trouve encore en Chine, nos entreprises souffriront d’une concurrence déloyale.
De même, le 1-3 butadiène est réputé dangereux, comme facteur de leucémie, mais la molécule ne peut s’échapper quand elle est prisonnière d’une matrice moléculaire plus complexe. C’est pourquoi, ceux qui la fabriquent courent un risque, mais non ceux qui l’utilisent. En France, il est envisagé d’inscrire cette molécule parmi les causes de maladie professionnelle. L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) s’en est mêlé. Hutchinson et Michelin ont fait séparément des analyses, qu’ils ont publiées. Peut-être sommes-nous juges et parties, mais nous voudrions être sûrs que la décision finale sera prise sur des critères objectifs. Il faut éviter qu’on crée, sur une base floue, une distorsion de concurrence, car nous ne pourrions pas nous passer du 1-3 butadiène sans modifier considérablement nos installations.
Nous sommes favorables aux réglementations, car l’industrie doit respecter le principe de précaution. Elle doit continuellement améliorer la protection des ouvriers, ce qui semble être le cas, puisque leur espérance de vie augmente. Mais il faut aussi tenir compte des contraintes économiques. Un pays comme la Turquie, qui fait partie de l’union douanière européenne, échappe aux contraintes communautaires et applique un salaire horaire plus bas que le nôtre.
M. le président Alain Gest. En dehors même de toute considération morale, les groupes comme le vôtre préservent aussi leur image en proscrivant des produits réputés dangereux. Les industries du caoutchouc situées sur le territoire national évoquent-elles avec vous des problématiques de santé ?
M. Christian Leys. Le SNCP a entrepris une étude épidémiologique sur les fumées de caoutchouc, dont l’International Agency for Research on Cancer (IARC) se demande si elles ne sont pas cancérogènes. Parler des caoutchoucs en général est cependant aussi approximatif que de parler globalement des métaux en mettant l’or, l’aluminium, le cuivre et l’acier sur le même plan.
Reste que la fumée de certains caoutchoucs peut être cancérogène. La Commission européenne a entrepris, via l’université de Milan, une étude épidémiologique qui coûtera 900 000 euros et durera trois ans, pour déterminer si le taux de cancer des personnes qui ont travaillé dans l’industrie du caoutchouc est inférieur, égal ou supérieur à celui de la population globale. La décision de Bruxelles n’interviendra pas avant le terme de cette étude, ce qui est sage, car elle doit être prise au vu des résultats scientifiques.
En matière de sécurité, les grands groupes vont de l’avant. Nous travaillons notamment avec les constructeurs automobiles ou aéronautiques pour anticiper l’interdiction de certaines matières qui pourraient s’avérer dangereuses, mais il serait absurde d’interdire celles qui ne présentent aucun risque.
M. le président Alain Gest. Avez-vous des suggestions qui pourraient concerner le cadre législatif ? J’ai déjà noté que vous vous plaigniez de l’inflation des lois et règlements.
M. Christian Leys. Étant président de CCE dans mon groupe, j’ai de plus en plus souvent l’occasion de négocier avec les syndicats, particulièrement depuis cinq ans, qu’il s’agisse de parité, de stress ou de pénibilité.
Les syndicats eux-mêmes se demandent si l’avalanche des textes règle les problèmes. Quelle que soit la législation, un groupe qui passe une annonce pour embaucher un technicien du caoutchouc reçoit 95 % de réponses masculines. Il est plus facile de pratiquer l’égalité entre les sexes dans les services de comptabilité, d’informatique ou d’achats. On ne peut pas reprocher aux femmes de ne pas avoir envie de faire de la mécanique. Chacun est libre de choisir son métier.
J’ai également signé des accords sur le stress au travail, qui avaient nécessité qu’on fasse longuement appel à des psychologues. La négociation sur la pénibilité n’a pas été plus simple. Or le plus urgent, pour une société, est d’assurer sa pérennité. Le client qui propose un marché est un donneur d’ordre, qui, généralement, fixe son prix. Si, compte tenu des conditions de travail et de rémunération françaises, on peut répondre à sa demande, on fait acte de patriotisme. Dans le cas inverse, il faut bien se tourner vers l’Espagne où le salaire horaire est de dix-huit euros, vers la Pologne, où il est de cinq euros et demi, ou vers la Tunisie, où il tombe à un euro vingt, alors qu’il est de vingt-huit euros chez nous.
Mme la rapporteure. Qu’en est-il en Allemagne ?
M. Christian Leys. En Allemagne, les grandes sociétés, comme celle à laquelle j’appartiens, proposent des salaires identiques à ceux de la France, mais peuvent aussi sous-traiter à des entreprises, qui, compte tenu de l’absence de salaire minimum, versent une rémunération horaire de quatorze euros. Cette situation ne semble pas gêner les Allemands, qui savent que ce ne sont pas les nationaux qui travaillent à ces conditions.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
t. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Besson, ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique
(Séance du mardi 12 novembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous entamons la dernière phase de nos travaux avec l’audition des ministres du Travail et de l’Industrie, anciens et actuels. Après avoir entendu Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail, le 22 octobre, nous accueillons aujourd’hui l’ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique.
Monsieur Éric Besson, soyez le bienvenu. Vous étiez membre du Gouvernement pendant la plus grande partie des négociations sur le premier projet de reprise des activités de pneus agricoles par Titan, accompagné, dans des conditions avantageuses, d’un plan de départ volontaire (PDV) pour plus de 500 salariés.
Comment avez-vous vécu ce conflit social en tant que ministre de l’Industrie ? Quelles ont été votre action et celle de votre administration ? Comment se sont-elles articulées avec celle du ministre du Travail de l’époque, M. Xavier Bertrand ? Enfin, comment éviter qu’un conflit social d’une telle ampleur et d’une telle durée ne se reproduise ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Éric Besson prête serment.)
M. Éric Besson, ancien ministre de l’Industrie, de l’énergie et de l’économie numérique. Au début des années 2000, Goodyear a vu s’exacerber la concurrence entre constructeurs automobiles et, par ricochet, la pression exercée par ceux-ci sur les fabricants de pneumatiques. En 2007, le groupe a décidé de moderniser ses usines d’Amiens en se réorientant vers des pneus à forte valeur ajoutée. La nouvelle organisation industrielle incluait, en contrepartie d’un investissement de 52 millions, un nouvel accord sur la durée et l’aménagement du temps de travail : 35 heures de travail hebdomadaire, passage aux 4x8 et ouverture de l’usine 350 jours par an.
Amiens-Sud a accepté la proposition et reçu 40 millions d’investissement, tandis que la CGT, majoritaire à Amiens-Nord, a exercé son droit d’opposition à l’encontre de l’accord signé par la CFTC et la CGC. Le second site n’a donc pas été réorganisé.
Commence alors une longue phase où s’entremêlent procédures relevant du droit social et procédures judiciaires, entrecoupées de discussions sur des projets de reprise. En 2008, Goodyear envisage un premier plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour 400 salariés. En 2009, le groupe propose un nouveau PSE qui toucherait 800 personnes, et annonce vouloir quitter le marché du pneu agricole au niveau mondial.
En septembre 2009, Titan, spécialiste du pneu agricole, se déclare intéressé par la reprise partielle du site d’Amiens-Nord. Son projet est rapidement contesté par des organisations syndicales, qui saisissent le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre. Des médiations sont ouvertes. J’arrive en novembre 2010 au ministère de l’industrie. En décembre, Titan fait une promesse d’achat, aux termes de laquelle il maintiendrait 537 postes pendant au moins deux ans à compter de la reprise du site et investirait 5,5 millions d’euros la première année.
Le 26 mai 2011 se tient à Bercy la seule réunion à laquelle va participer mon équipe, car, en ce qui me concerne, je n’ai jamais rencontré les protagonistes du dossier. Elle rassemble le P-DG de Titan, la direction de Goodyear, le préfet de la Somme et Picardie, un conseiller du ministre des Affaires sociales et un membre de mon cabinet. Le premier enjeu est d’obtenir davantage d’informations du repreneur potentiel sur son activité, sa stratégie, son plan de développement, son offre de reprise et ses engagements. Le second est de lui faire savoir que l’État est prêt à faciliter l’opération soit en mobilisant des outils financiers soit en s’efforçant de contribuer au dialogue avec les organisations syndicales.
Le P-DG de Titan refusant l’aide des pouvoirs publics, l’enjeu du débat devient moins financier que social. En octobre 2011, le TGI de Nanterre, à nouveau saisi par la CGT, suspend la procédure d’information et consultation, au motif que le plan de développement de Titan est trop peu précis. Le P-DG de Titan renonce à son offre, en pointant l’attitude de la CGT.
À partir de novembre 2011, le ministère des Affaires sociales déploie beaucoup d’énergie pour rapprocher les points de vue et faire revenir Titan à la table de discussion. Dans un entretien accordé le 18 février 2012 au Courrier picard, Xavier Bertrand appelle toutes les parties dont la CGT à leurs responsabilités. Le dialogue reprend mais échouera.
Tels sont les seuls faits que j’ai eu à connaître, en tant que ministre. Depuis lors, je ne suis le déroulement de l’affaire que par la presse.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Entre 2010 et 2012, de quels outils financiers disposait votre ministère pour favoriser la reprise du site ?
M. Éric Besson. Il pouvait notamment utiliser l’aide à la réindustrialisation (ARI). Quand un repreneur se fait connaître, on lui demande s’il arrive à boucler son plan de financement. En cas de problème, l’administration lui indique combien elle peut lui octroyer et la négociation commence. Titan n’entendait pas solliciter l’État.
Mme la rapporteure. Avez-vous eu le sentiment que Titan songeait à délocaliser ses activités, notamment vers la Pologne, dont une zone offrait les conditions d’un paradis fiscal ?
M. Éric Besson. Sur d’autres dossiers, on constate des délocalisations, sinon vers des paradis fiscaux, du moins vers des pays à fort taux de croissance, des pays émergents ou simplement des pays dont le niveau de salaire et de protection sociale est inférieur à celui de l’Union. Les entreprises prennent cette décision tant pour réduire les coûts que pour conquérir des parts de marché dans les pays émergents.
Dans le cas de Goodyear, je n’ai pas eu connaissance d’une délocalisation vers la Pologne. Nous savions seulement que l’activité du groupe se réduisait. Les marchés européens et africains étaient touchés par la concurrence des constructeurs automobiles, qui répercutaient sur les constructeurs leurs efforts pour réduire les coûts. Pendant dix ans, Goodyear a connu des résultats fluctuants. Sa dette n’a cessé d’augmenter pour atteindre six à sept milliards. Selon la direction générale, le groupe perdait trente à trente-cinq euros par pneumatique. Le cabinet Secafi a confirmé que le site d’Amiens n’était pas rentable.
Goodyear a voulu réunir deux sites qui se faisaient face, envisageant même de demander la privatisation de la route qui les séparait. Le projet était rationnel, le budget d’investissement élevé – 52 millions – et le recentrage sur les pneus à forte valeur ajoutée paraissait judicieux. La direction réagissait de manière positive à la réduction de ses parts de marché.
Quand le projet a été refusé par Amiens-Nord, j’ai eu l’impression d’une occasion manquée. La direction a séparé l’activité tourisme, qui, selon elle, avait vocation à cesser, et cherché un repreneur pour l’activité agricole. Titan, qui avait déjà repris de nombreux sites dans le monde, nous a paru crédible.
Mme la rapporteure. Titan pouvait-il pérenniser son activité sur le site au-delà de deux ans ?
M. Éric Besson. Chaque fois que Goodyear projetait de fermer une usine de pneus agricoles, par exemple au Brésil, Titan la reprenait. L’entreprise semblait solide et l’activité vouée à se développer, surtout chez les grands émergents, dont le potentiel agricole est important. Sa crédibilité n’était donc pas contestable.
Cependant, un investisseur qui ne demande pas d’argent à l’État, refuse généralement toute contrepartie. Je n’ai donc jamais cru à un engagement à long terme. Une promesse de conserver 537 salariés pendant au moins sept ans n’aurait pas eu de sens, compte tenu des perturbations qui affectent le marché de l’automobile.
Mme la rapporteure. La direction de Goodyear a-t-elle joué un rôle dans l’échec du dialogue social ?
M. Éric Besson. Mon sentiment est que, lors de sa première approche, Goodyear a réagi de manière positive et offensive à la dégradation incontestable de sa situation. Rencontrant des difficultés sur le pneu à faible valeur ajoutée, le groupe devait investir dans un autre secteur. S’il a privilégié la flexibilité, il a néanmoins fait sa part du chemin.
La CGT locale – évitons de parler de la CGT en général, car le syndicat n’a pas la même attitude sur tous les dossiers – a usé envers le repreneur des moyens les plus agressifs, mettant en œuvre une défense digne du catenaccio... Le résultat n’a pas été à la hauteur de ses espoirs.
M. le président Alain Gest. Le cabinet Secafi assure qu’en trente ans, il n’a vu personne refuser un projet de reprise concernant presque 50 % du personnel et un PDV proposant des primes de 75 000 à 180 000 euros, ce qu’offrait Titan en 2011-2012. Quelle est votre expérience en la matière ?
M. Éric Besson. On peut parler d’un immense gâchis. Dès le début, avant même le projet de reprise partielle, il fallait saisir l’opportunité de créer un site unique à Amiens. Par la suite, les offres sont allées decrescendo. Aujourd’hui, la CGT dit vouloir « jouer à fond » la carte de la reprise potentielle, mais le projet ne concerne plus que 333 emplois. Pourquoi n’a-t-elle pas été aussi constructive, quand il s’agissait de reprendre 537 salariés et 11 commerciaux ?
Je n’ai pas connu de cas comparable quand j’étais au Gouvernement. Dans la plupart des dossiers, les salariés et les syndicats – dont, parfois, la CGT – se sont montrés responsables.
Il est légitime de chercher à apprécier la crédibilité du repreneur pour savoir si son projet est valide ou s’il vaut mieux négocier un bon PDV, mais, en l’espèce, le repreneur était crédible. C’est pourquoi je parle de gâchis.
M. le président Alain Gest. En 2007, c’est avant tout le refus des 4x8 qui a fait échouer le projet d’un grand complexe industriel. Ce régime de travail est-il fréquent ?
M. Éric Besson. Depuis que j’ai quitté la politique et que j’exerce une activité de conseil, je rencontre régulièrement des investisseurs étrangers, bien qu’ils se fassent de plus en plus rares. Tous se demandent s’ils pourront adapter leur production aux évolutions du marché. Ils savent qu’en France, un plan social coûte cher, mais redoutent plus encore la longueur et l’incertitude des procédures. Ils doutent aussi de la possibilité de signer des accords d’entreprise ou de branche. Ils s’inquiètent enfin de notre compétitivité et de l’attractivité de notre territoire.
Les investisseurs étrangers s’intéressent à nous aussitôt qu’il s’agit de tourisme, d’hôtellerie, de luxe ou d’immobilier, surtout d’immobilier de prestige, mais nul ne veut gérer en France des effectifs importants, ce qui met notre industrie en danger.
M. le président Alain Gest. Pendant vos mandats ministériels ou parlementaires, avez-vous l’impression qu’il fallait faire évoluer les relations sociales ? Souhaitez-vous formuler des propositions en la matière ?
M. Éric Besson. On doit d’abord résoudre le problème de notre compétitivité, qui, depuis 2000, s’est fortement dégradée, surtout dans l’industrie.
Il faut aussi donner plus de sécurité tant aux salariés qu’aux employeurs, qui n’ont aucune visibilité en cas de plan social. Il faut aussi accorder aux uns et aux autres davantage de flexibilité. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice, le gouvernement précédent comme l’actuel, qui a favorisé des accords en ce sens, au début de son mandat. Mais il faut avancer plus vite pour rejoindre les pays avec lesquels nous sommes en compétition.
Enfin, il faut favoriser le dialogue social sur le terrain, le décentraliser, accepter les solutions au cas par cas et donner, au niveau de l’entreprise, de la souplesse aux syndicats. Au niveau local, malgré ce que semble montrer l’exemple de Goodyear, les partenaires sont prêts à tout pour préserver l’emploi industriel.
M. le président Alain Gest. Pour que les collectivités territoriales connaissent mieux la situation des grands groupes, certains maires ou présidents de conseil régional proposent qu’elles siègent à leur conseil d’administration ou qu’elles y prennent, comme les Länder allemands, des participations. Qu’en pensez-vous ?
M. Éric Besson. Je n’y crois absolument pas. Ce serait contre-productif. Dans une économie de marché, ni l’État ni les collectivités locales ne doivent interférer dans la gestion des entreprises, ce qui poserait, d’ailleurs, un problème de responsabilité et d’accès à l’information.
Chaque fois qu’un groupe effectue des « licenciements boursiers », c’est-à-dire réduit ses effectifs alors qu’il gagne de l’argent, on mesure que personne – ni l’inspection du travail ni l’administration sociale ni aucune autre instance – n’est en mesure de vérifier ses plans. On finit par laisser ce soin aux tribunaux, qui sont les moins bien équipés pour se prononcer. Évaluer le bénéfice mondial d’une multinationale exige près d’un an et demi de travail et coûte des millions d’euros. Qui les paierait ?
En 2007, quand je travaillais sur le projet de TVA sociale, en tant que secrétaire d’État chargé de la prospective, je me suis intéressé aux pays d’Europe du Nord, qui mettent en œuvre un système à très forte responsabilité partagée, proche de la cogestion. Là-bas, il arrive que des syndicats tiennent des discours qui nous semblent, en France, réservés au patronat. Notre tradition n’est pas que les responsables syndicaux ou les élus locaux partagent certaines décisions difficiles à prendre.
En outre, quand des pays mettent en œuvre des législations de ce type, il existe souvent deux conseils d’administration. Dans le premier, auquel les responsables syndicaux ou les élus ne sont pas admis, se tiennent les discussions de fond. Le second, auquel ils assistent, est purement formel.
Je pense néanmoins qu’il faudrait envisager un engagement contraignant quand une entreprise reçoit un financement public. En cas de non-respect, celle-ci en restituerait une part incompressible, ainsi qu’une autre fraction calculée en fonction de la conjoncture. On mettrait ainsi en place une logique donnant-donnant, et l’on éviterait que des groupes ferment ou diminuent considérablement leurs investissements après avoir reçu des subventions locales ou nationales, ce qui émeut toujours l’opinion.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
u. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ministre du Travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social
(Séance du mercredi 13 novembre 2013)
M. le président Alain Gest. Après avoir entendu, le 22 octobre, M. Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail et, hier, M. Éric Besson, ancien ministre de l’Industrie, nous accueillons M. Michel Sapin, ministre du Travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.
Monsieur le ministre, soyez le bienvenu. De quelle façon vivez-vous le conflit Goodyear ? Quelles ont été votre action et celle de votre ministère depuis votre entrée en fonction ? Comment s’articulent-elles avec celle du ministre du Redressement productif ? Comment éviter qu’un conflit social d’une telle ampleur et d’une telle durée ne se reproduise ?
Beaucoup de procédures judiciaires ont été intentées dans ce dossier, dont certaines sont encore en cours. La direction de Goodyear assure avoir mené dans les formes les consultations relatives au plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), ce que conteste le syndicat majoritaire. Quel est votre avis sur ce point ?
Par ailleurs, M. Montebourg a annoncé l’éventualité d’une reprise partielle du secteur agricole. Quelle forme juridique peut emprunter ce projet ? Peut-il s’inscrire dans la procédure actuelle du PSE ? Titan reprendra-t-il l’activité après la fermeture définitive de Goodyear ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Michel Sapin prête serment.)
M. Michel Sapin, ministre du Travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Je ne suis ministre que depuis dix-huit mois, alors que la procédure dure depuis six ans. Si le ministre du Redressement productif s’attache à sauvegarder l’activité, ma tâche est davantage centrée sur l’accompagnement social des suppressions de poste. Ces problèmes d’articulation pourront expliquer que, sur certaines parties du dossier, comme la nature de l’offre actuelle ou les conditions d’acceptabilité, je me sente moins compétent que sur d’autres.
La situation de l’usine d’Amiens-Nord est, à bien des égards, exceptionnelle, dans le mauvais sens du terme, par le nombre d’emplois menacés – près de 1 200 –, la ténacité du personnel, l’abondance des procédures judiciaires et le nombre de rebondissements qu’ont connus les salariés. C’est d’abord à eux que va ma pensée.
Vous connaissez les temps forts du dossier.
En 2007, un projet d’investissement est proposé aux usines d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud, subordonné à un accord collectif tendant à réviser l’organisation du temps de travail. Le projet est accepté en 2008 à Amiens-Sud où les investissements auront lieu, alors qu’à Amiens-Nord, la CGT fait jouer son droit d’opposition majoritaire.
De 2008 à 2010, l’entreprise met sur la table un projet de PSE concernant 402 postes, qui n’aboutit pas, puis un autre projet concernant 817 personnes, lequel prévoit la fermeture de l’activité tourisme, tandis que l’activité agricole serait reprise par Titan.
De fin 2010 à fin 2011, les négociations portent sur le projet de Titan, qui prévoit de maintenir 537 emplois pendant deux ans. Le TGI de Nanterre jugera le plan d’affaires de Titan communiqué au comité central d’entreprise (CCE) trop imprécis.
De janvier à juin 2012, les négociations se poursuivent, même si la promesse d’achat a expiré. Début juin 2012, M. Wamen déclare être arrivé à une victoire historique, le départ des 817 personnes devant se faire sur la base exclusive du volontariat, tandis que Titan reprendra l’activité agricole. Ce plan de départ volontaire (PDV) généreux vient clore une longue lutte sociale et judiciaire.
Les messages qui me sont transmis à mon entrée en fonction sont donc rassurants : une issue se dessine après quatre ans de conflit. Malheureusement, il apparaît dès septembre que tout n’est pas réglé. La CGT ne se satisfait pas de ce que Titan ne s’engage à maintenir l’activité que pendant deux ans. En dépit des réunions qui se tiennent entre la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), mes collaborateurs et ceux du ministre du Redressement productif, les parties s’éloignent à nouveau, ce qui conduit à l’échec des négociations.
Depuis février 2013, Goodyear a engagé une procédure d’information et consultation portant cette fois sur un projet de licenciement de tous les salariés d’Amiens-Nord. La direction considère que cette procédure est achevée. Durant cette période, le dialogue judiciaire s’est largement substitué au dialogue social.
Dès l’annonce du projet de fermeture, Arnaud Montebourg s’est impliqué pour trouver des repreneurs en mobilisant notamment l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII). Il a ramené Titan à la table de discussion, passant outre, dans l’intérêt des salariés, les propos extrêmement désagréables de M. Taylor. Nous espérons tous qu’une issue positive sera trouvée.
De cette situation exceptionnelle dont je n’ai eu à connaître que les derniers épisodes, on peut tirer quelques conclusions.
D’abord, l’échec du dialogue social conduit malheureusement à une catastrophe sociale. Si le dialogue n’exclut ni les conflits ni le rapport de forces, la victoire d’une partie sur l’autre ne constitue pas une solution. À un moment donné, il faut trouver les voies d’un compromis mutuellement satisfaisant. Manifestement, nous n’en étions pas loin au printemps 2012. Aujourd’hui, l’avenir est plus sombre pour les salariés car, en lieu et place du sauvetage de plus de 500 emplois et d’un plan de départ fondé sur le seul volontariat, nous sommes proches du licenciement contraint de 1 173 salariés – sauf si Arnaud Montebourg obtient que la fabrication de pneus agricoles se poursuive sur le site. Le dialogue social ne se décrète pas, il se construit dans l’écoute, le partage d’informations et la confiance, ce qui a manqué dans le cas de Goodyear.
Ensuite, l’anticipation est toujours préférable aux prises de décision tardives. Mais elle nécessite que la direction soit capable de jouer cartes sur table, de présenter aux salariés les options stratégiques comme leurs impacts sur l’emploi, et de les discuter avec les institutions représentatives du personnel (IRP).
Troisièmement, les salariés peuvent obtenir davantage par un accord collectif que par un plan unilatéral présenté par une direction. Le PDV était financièrement plus attractif que le PSE actuellement proposé aux salariés, même si, pour le ministère du Travail, l’amélioration des mesures actives de reclassement représente une avancée. Il était encore plus attractif en termes d’emploi, puisqu’il était accompagné d’une reprise partielle d’activité tendant à conserver 537 postes.
Enfin, les procédures qui durent sont anxiogènes. Pour les salariés, elles constituent une épée de Damoclès, particulièrement à Amiens-Nord où l’activité a chuté et où la direction a cessé d’investir, depuis l’annonce du premier projet de licenciement. Cependant, comme l’a rappelé Mme Pernette, directrice régionale adjointe de la DIRECCTE, les services de l’État se sont montrés vigilants. L’inspection du travail a effectué vingt et une visites de contrôle en 2012. Elle a été régulièrement présente aux CHSCT. Trois procès-verbaux ont été dressés. Le Parquet a été saisi. L’inspection du travail a donc parfaitement joué son rôle pour protéger la santé physique et morale des salariés. Début 2013, la directrice régionale adjointe de la DIRECCTE a rappelé l’entreprise à ses obligations.
J’en viens aux changements importants apportés par la loi sur la sécurisation de l’emploi (LSE) du 14 juin 2013, transcrivant l’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier, signé par les organisations syndicales majoritaires et l’ensemble des organisations patronales.
La LSE institue un nouveau cadre pour anticiper les difficultés, en discutant le plus tôt possible les orientations stratégiques et leurs conséquences. Elle prévoit une nouvelle consultation sur la stratégie, instaure une base de données économiques et sociales unique, renforce les liens avec la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences (GPEC) et ceux de la GPEC avec le plan de formation. Désormais, les représentants des salariés disposeront de projections sur trois ans des données figurant dans la base de données unique. Ces innovations constituent un levier puissant pour renouveler, dans la durée, le dialogue social au sein des entreprises.
La LSE a profondément transformé le cadre légal dans lequel se déroulent les procédures de licenciement collectif. Désormais, il n’existe plus que deux voies : un accord collectif majoritaire entre direction et organisations syndicales, ou une homologation par l’administration du document unilatéral de l’entreprise. C’est donc soit le contrôle des organisations syndicales soit celui de l’Administration, qui s’exercera. D’autre part, il ne sera plus nécessaire d’attendre l’issue d’une longue action judiciaire pour faire reconnaître la nullité de la procédure ou l’insuffisance du PSE. Si celui-ci ne correspond pas aux moyens du groupe ou si la procédure est entachée d’irrégularités, la DIRECCTE refusera de l’homologuer et les licenciements ne seront pas prononcés. La contestation de la décision d’homologation, par la direction ou par les salariés, sera jugée dans des délais courts, fixés par la loi.
Par rapport à la législation antérieure, la LSE donne plus de temps à la procédure et plus de visibilité à tous les acteurs. Sauf accord entre les parties, la procédure ne durera pas plus de deux, trois ou quatre mois selon le nombre de licenciements envisagés. Pendant ce temps, les parties sont incitées à négocier ou du moins à dialoguer sans que le dialogue judiciaire se substitue au dialogue social. Les organisations syndicales et les salariés conservent le droit d’aller en justice à l’issue de cette période entièrement consacrée au dialogue entre direction et représentants des salariés. L’Administration est à la disposition des parties pour surmonter les blocages, éventuellement en usant de son nouveau pouvoir d’injonction, mais aussi pour les réunir autour de la table et formuler des observations avec l’autorité que lui confère la décision d’homologation. Cette décision peut être contestée devant la juridiction administrative, tandis que la juridiction judiciaire demeure compétente pour les mesures individuelles découlant du PSE et le motif économique du licenciement.
Quels résultats espérons-nous ? Un plus grand dialogue social pour surmonter les difficultés, une amélioration qualitative du PSE et le renchérissement du coût des licenciements non justifiés, que nous entendons décourager.
Les quatre premiers mois d’application de la LSE montrent des résultats positifs. Depuis le 1er juillet, 261 PSE ont été notifiés à l’administration, chiffre moins élevé qu’en 2012 tant en termes d’emplois menacés que de procédures lancées. Hors entreprises en redressement ou liquidation judiciaires, la négociation a été engagée dans presque trois quarts des cas. Le 30 septembre, 109 décisions avaient été rendues : 71 homologations, 22 validations d’accord majoritaire, dont un seul est partiel, et 16 refus. Même dans les cas de redressement ou de liquidation judiciaires, nous dépassons 23 % d’accords collectifs majoritaires. Dans les autres, on compte, pour une trentaine de décisions, une part égale d’accord majoritaire et de document unilatéral. En somme, même dans des processus difficiles, la négociation peut prospérer et l’Administration fait sérieusement son travail sans hésiter, si nécessaire, à refuser l’homologation, ce qui améliore la qualité des PSE.
La LSE aurait-elle permis d’obtenir un résultat différent dans le dossier Goodyear ? J’en ai la conviction. L’administration n’aurait pas eu moins d’exigences que les tribunaux, mais il eût été plus facile de réunir les parties et de trouver une solution. On aurait pu consacrer plus de temps à préparer la reconversion des salariés en les formant et en anticipant. Mais trêve de « juridique fiction ». Notre énergie doit s’employer à ramener rapidement vers l’emploi les salariés qui seront licenciés. C’est le sens de la lettre d’observation sur le PSE que Mme Pernette a adressée à Goodyear le 6 novembre et qui a permis d’ultimes avancées sur les mesures actives de reclassement.
Dans ce domaine, le succès repose sur une remobilisation rapide des salariés, comme nous l’avons constaté chez Kléber à Toul. Les mesures financées par Goodyear y contribueront. Si les licenciements étaient prononcés, tous – entreprises du bassin, organisations syndicales, collectivités territoriales et services de l’État – devraient apporter leur soutien aux salariés. Mes services veilleront en particulier à ce que Goodyear respecte ses engagements en termes d’accompagnement.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Lorsque vous êtes arrivé aux responsabilités, le conflit Goodyear durait déjà depuis six ans. Fallait-il que le ministère du Travail et celui de l’Industrie collaborent davantage pour éviter qu’il ne dégénère socialement et humainement ? Quels leviers permettraient de mieux traiter ce type de dossier ?
M. Michel Sapin. Nous avons apporté quelques réponses, mais la grande bataille est de savoir si l’activité peut être reprise, à quelles conditions et avec combien de salariés.
En ouvrant la séance, vous m’avez demandé, monsieur le président, s’il est possible de licencier tous les salariés de Goodyear et d’en réembaucher 333 dans les activités agricoles. L’article L. 1224-1 du code du travail dispose qu’en cas de poursuite ou de reprise de l’activité d’une entité économique autonome, le transfert des contrats de travail qui lui sont attachés est automatique. La jurisprudence étant abondante sur le sujet, je me garderai de me prononcer. Cela dit, si un projet permet de préserver plusieurs centaines d’emplois, il existe suffisamment de juristes talentueux en France pour trouver une solution.
Je ne peux pas en dire plus. Je n’ai pas à me prononcer sur des sujets qui font l’objet de procédures judiciaires.
M. le président Alain Gest. Les procédures ne portent pas sur ce point. Il y avait l’année dernière un projet de reprise avec 537 emplois, il y en a un cette année avec 333 personnes. Est-ce que juridiquement cette reprise peut s’inscrire dans le cadre du PSE en cours - et donc avant que l’entreprise ne décide de fermer définitivement l’usine ? Ou est-ce que nécessairement cette reprise interviendra après la fermeture ?
M. Michel Sapin. Tout dépend de la proposition, mais il y a un débat juridique sur ce point. En principe, le repreneur rachète l’activité en l’état et lance les procédures. C’est le point que contestent Titan et la direction de Goodyear, et que les organisations syndicales entendent faire respecter. Pardon de ne pas pouvoir être plus précis. Je dois éviter qu’on puisse utiliser mes propos pour préjuger de la décision du tribunal.
Pour le reste, la direction a manqué, dans le dialogue social, de capacité d’anticipation et de vision stratégique, ce qui a en partie bloqué le dialogue social. L’anticipation étant décisive, la LSE contient, outre les procédures de maintien de l’emploi ou de PSE, une obligation de négocier de manière anticipée avec les partenaires sociaux, en se demandant quels seront, pendant les trois prochaines années, les objectifs, les résultats, les capacités de développement ou d’investissement, et l’évolution des marchés. Au lieu d’attendre une catastrophe, qui pousse à prendre des décisions brutales, mieux vaut, à l’instar d’autres grands pays, dont l’Allemagne, anticiper les évolutions en termes d’emploi et de compétence.
Je comprends que, lorsque le dialogue et l’anticipation ne sont pas à la hauteur des enjeux, les organisations syndicales utilisent toutes les voies judiciaires. La stratégie a été efficace envers la direction de Goodyear, mais cette arme n’est pas la bonne. Mieux vaut utiliser la signature, c’est-à-dire la capacité à négocier un accord majoritaire sur le PSE.
Faute d’accord, c’est l’intérêt général que prendra en compte l’Administration, c’est-à-dire l’État, qui revient dans le jeu, non pour se substituer aux décisions de l’entreprise, mais pour permettre que les négociations se déroulent dans les meilleures conditions et vérifier que le PSE correspond aux moyens du groupe. On évitera les procédures longues, parfois perçues comme des victoires, mais qui retardent d’autant le moment des véritables décisions. Comment prétendre que les salariés ont gagné six ou neuf mois si, à la fin, ils n’y trouvent pas leur compte ?
C’est pourquoi, si nous maintenons la possibilité de recourir au juge, nous apportons de nouvelles garanties sur la qualité du PSE ou la proportionnalité des moyens mis en œuvre.
Mme la rapporteure. Toutes les organisations syndicales ont regretté l’insuffisance et l’inadaptation de la formation professionnelle, dont certains personnels n’ont pas profité, même si, dans ce domaine, la direction a respecté ses obligations légales. Comment améliorer ce secteur qui n’est pas sans conséquences sur l’employabilité des salariés ?
M. Michel Sapin. Toutes les grandes entreprises affichent un taux de formation supérieur à l’obligation légale, qui se limite à 0,9 % de la masse salariale. Goodyear atteignait presque 3 %, pour une moyenne nationale de 2,5 %, toutes entreprises confondues, certains groupes allant même jusqu’à 6 %.
Reste que ce n’est pas parce qu’on respecte l’obligation légale qu’on forme nécessairement les salariés qui en ont le plus besoin. En France, la formation représente un budget considérable – 26 milliards, soit une proportion du PIB comparable à celle qu’y consacrent les autres grands pays –, mais elle ne s’adresse pas aux femmes et aux moins qualifiés.
Comment orienter l’argent vers les publics prioritaires ? C’est l’enjeu du plan de formation, presque plus important que le seul fait de savoir si l’entreprise remplit ses obligations légales. Le personnel doit pouvoir s’assurer que la formation atteint le public qui en a le plus besoin. En effet, moins on est formé, plus on est exposé en cas de coup dur : une entreprise qui a beaucoup investi pour former ses salariés a tendance à vouloir les garder.
Ce secteur doit être rapidement réformé. Nous préparons un texte en ce sens, qui vous parviendra avant la fin de l’année.
M. Jean-Louis Bricout. Vous vous êtes demandé ce que serait devenue l’entreprise si la procédure avait été lancée dans le nouveau cadre législatif. Pensez-vous qu’il faille encore améliorer le texte ou qu’il est temps de s’en remettre à la sagesse des parties ?
L’État ne devrait-il pas lever certains freins juridiques aux reprises partielles, à commencer par le transfert automatique des contrats de travail vers le repreneur ?
M. Michel Sapin. Je me suis lancé à l’instant dans un exercice de fiction juridique, politique ou sociale, ce qui est toujours aléatoire. Ma seule certitude est qu’aux termes de la loi actuelle, l’issue de la procédure, quelle qu’elle soit, serait intervenue plus tôt, ce qui aurait permis, en l’espèce, de sauver plus de postes.
L’article L. 1224-1 s’applique dans tous les cas, sauf quand une entreprise est cédée dans le cadre d’un redressement judiciaire, et il est lié à une directive européenne. Je ne suis pas sûr qu’il faille modifier les textes. La question est de savoir s’ils s’appliquent au projet qui pourrait être formulé et que je ne connais pas de manière précise.
Mme la rapporteure. En 2012, 6 000 emplois ont disparu en Picardie, particulièrement dans le secteur industriel. Pourtant, la Somme est le département où le nombre de conseillers à Pôle emploi par demandeur d’emploi est le plus faible de France. Qu’en sera-t-il à l’avenir, particulièrement si 1 173 salariés se retrouvaient au chômage ?
M. Michel Sapin. Pôle emploi est issu de la fusion de l’ANPE et des ASSEDIC, dont les effectifs ont diminué, alors même que le chômage augmentait fortement. Certains postes ont été tardivement compensés par des CDD, mais je ne suis pas certain qu’il soit judicieux, si l’on veut sécuriser les demandeurs d’emploi, d’être soi-même dans une situation précaire.
Le Premier ministre a créé 2 000 postes supplémentaires à Pôle emploi en 2012 comme en 2013. Il a donc mis en face des chômeurs 4 000 personnes de plus, soit près 10 % de l’effectif de Pôle emploi. J’ai souhaité que les nouveaux postes soient attribués aux zones en sous-effectif : 156 l’ont été à Pôle emploi Picardie, 46 au titre des postes créés en 2012 et 110 au titre de ceux créés en 2013. Le nombre des conseillers chargé du suivi et de l’accompagnement des demandeurs d’emploi augmente ainsi de 30 % dans votre région, Le nombre moyen de demandeurs d’emploi par conseiller est passé de 150 à 126 d’août à novembre 2013 ce qui correspond à un niveau comparable à celui observé au niveau national.
La région comprend trois départements. Le nombre de demandeurs d’emploi par conseiller est ramené dans le même temps de 165 à 135 dans l’Aisne, de 144 à 121 dans l’Oise et de 145 à 123 dans la Somme.
Une réforme profonde de Pôle emploi a permis de distinguer la situation des demandeurs d’emploi. Pour certains, il suffit, après une première visite, d’un dispositif de contrôle et de conseil allégé. D’autres, qui cumulent des difficultés personnelles et sociales – par exemple des problèmes de formation ou de mobilité – doivent bénéficier d’un accompagnement renforcé.
Mme Isabelle Le Callennec. Merci d’avoir dressé un premier bilan de la LSE et d’avoir rappelé notre attachement commun au dialogue social plutôt que judiciaire.
Comment jugez-vous le rôle qu’a joué le syndicat majoritaire depuis 2006 ?
Dans notre pays où le taux de syndicalisation est très faible, les accords nationaux interprofessionnels s’appliquent à tous, une fois qu’ils sont signés par les partenaires sociaux. Le cas d’école que représente Goodyear vous encourage-t-il à favoriser le dialogue social ? Où en est le groupe de travail que vous venez de créer pour faire évoluer son financement ?
Les lettres d’observation relatives au PSE sont-elles adressées aux seuls responsables de l’entreprise ou tous les partenaires sociaux peuvent-ils en prendre connaissance ?
Enfin, si des moyens supplémentaires ont été donnés, dans la Somme, à Pôle emploi, le budget pour 2014 divise par deux les crédits des maisons de l’emploi, avant ajout d’une enveloppe de 10 millions. Comment ce montant sera-t-il géré ? Sera-t-il réparti entre les régions par la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) du ministère du Travail et, à l’intérieur de chaque région, par les préfets et la DIRECCTE ?
M. le président Alain Gest. Pour préciser la première question : comment expliquez-vous le revirement intervenu en 2012, quand vous êtes arrivé aux affaires ?
M. Michel Sapin. Ma réponse va vous décevoir. Le ministre du Travail n’a pas à porter de jugement sur l’action d’une organisation syndicale. Celle-ci est responsable devant ses adhérents, qui étaient majoritaires à Amiens-Nord. J’agis de même au niveau national. Certaines organisations ont signé l’ANI, d’autres pas, sans que leur attitude appelle le moindre jugement de ma part. J’écoute tous les arguments et, dès lors qu’un accord est majoritaire, j’essaie d’en être le garant, dans le respect des pouvoirs du Parlement.
Je suis persuadé qu’un bon dialogue social aboutirait à de meilleurs résultats, car il permettrait d’anticiper et de négocier les plans sociaux. Je ne nie pas qu’en France, le taux de syndicalisation soit faible. En revanche, le taux de participation aux élections professionnelles est loin d’être négligeable, preuve qu’on peut approuver l’action d’une organisation sans y adhérer. Mieux vaudrait, cependant, un taux de syndicalisation plus élevé, ce qui permettrait aux salariés de discuter de la ligne à adopter dans des réunions internes. Participer à la vie de l’organisation est plus constructif que se contenter de la déléguer pour qu’elle vous représente.
Je suis convaincu de l’importance de consolider le dialogue social, qui n’est pas dans nos gènes. Du côté syndical, la représentativité est désormais établie par une procédure que vous connaissez. Aux diverses élections, la participation est élevée, sauf dans les très petites entreprises, où l’on a voté pour la première fois et où, j’en suis certain, elle ne tardera pas à augmenter.
La représentativité, désormais assurée du côté syndical, doit être confortée du côté du patronal, où il est parfois difficile de savoir comment elle s’exerce. Il faut éclaircir ce point pour pouvoir négocier des accords, qui, une fois signés, s’appliqueront à tous. Je vous ferai des propositions à cet égard.
La représentativité doit aussi être financée, pour mettre fin aux soupçons qui sapent la légitimité du dialogue social.
Par la suite, peut-être parviendrons-nous à élever le taux de syndicalisation, entreprise par entreprise. Quand chacun aura compris qu’il existe une vraie possibilité de négocier et de signer ou non un accord – de mobilité ou de maintien, voire de suppression de l’emploi –, il comprendra l’intérêt de participer à la définition des orientations syndicales.
La procédure en cours chez Goodyear échappant à la nouvelle législation, le PSE, qui n’a pas été soumis pour homologation à l’Administration, peut être contestée devant un juge.
La lettre d’observation relative au PSE est envoyée à la direction de l’entreprise comme au secrétaire du comité d’entreprise.
Les maisons de l’emploi analysent des situations, créent des synergies entre les acteurs et effectuent la gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences (GPEC) territoriales. Vous en connaissez une, madame la députée, qui fonctionne parfaitement : dans le contexte difficile que connaît la Bretagne, elle a permis des créations, qui ont au moins compensé la baisse de certaines activités. D’autres réussissent moins bien. Si le contexte budgétaire impose de revoir globalement leur capacité à la baisse, nous favorisons celles qui donnent satisfaction.
Le dialogue de gestion entre les DIRECCTE et l’administration centrale est en cours. Il se poursuivra dans chaque région entre la DIRECCTE et les maisons de l’emploi, afin de fixer le budget de chacune.
M. Bernard Lesterlin. La procédure commencée en 2007 tombera-t-elle un jour sous le coup de la LSE, qui s’applique à partir de juillet 2013 ? En d’autres termes, la nouvelle législation finira-t-elle par modifier la donne sur ce dossier ?
M. Michel Sapin. La LSE est applicable à tous les plans de maintien dans l’emploi ou PSE initiés à compter du 1er juillet 2013. Elle ne concerne donc pas les procédures engagées antérieurement, qui doivent aller jusqu’à leur terme. C’est d’ailleurs ce qu’avaient voulu les partenaires sociaux lors de la négociation.
Peut-être le juge considéra-t-il comme valable une proposition contestée par une des parties. Je ne peux pas en préjuger. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’autre solution que de laisser la procédure aller à son terme, en espérant que le projet de reprise parvienne à se concrétiser.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
v. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif
(Séance du mardi 19 novembre 2013)
M. le président Alain Gest. Nous avons l’honneur de clore les travaux de la commission d’enquête par l’audition du principal ministre concerné par le dossier, M. Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif.
Monsieur le ministre, soyez le bienvenu. Nous savons que vous êtes très investi dans ce dossier. Avant même votre entrée en fonction, vous vous étiez déplacé deux fois sur le site. Depuis que vous êtes en responsabilité, vous avez eu des échanges connus de tous avec M. Maurice Taylor, P-DG de Titan. Au début de l’année, vous avez confié à l’Agence française des investissements internationaux (AFII) le soin de chercher un repreneur. Enfin, depuis quelques jours, vous êtes le dépositaire d’une nouvelle offre de reprise de Titan.
Quelles actions avez-vous menées sur ce dossier ? Comment appréciez-vous les responsabilités des uns et des autres ? Quels enseignements peut-on tirer de ce cas ? Par ailleurs, pouvez-vous préciser le projet de reprise par Titan ? Saviez-vous qu’il s’entendait après la fermeture de l’entreprise ? Dans quelles conditions juridiques peut-il s’opérer ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Arnaud Montebourg prête serment.)
M. Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif. Le conflit est effectivement exemplaire et met aux prises des acteurs exceptionnels. Étant en négociation avec les parties, je n’ai ni à évaluer leurs responsabilités ni à juger leur action. J’ai toujours considéré que le combat des salariés qui défendent leur travail est légitime. Quant à savoir jusqu’où peut aller un syndicat, c’est une question qui relève de la conscience de chacun. J’appartiens à un Gouvernement qui cherche à faire reprendre le site et à protéger l’emploi. À ce titre, je m’abstiendrai de mettre qui que ce soit en cause. Mon travail est seulement de faire que tous les acteurs du dossier puissent se parler.
L’affaire commence en avril 2007. Pour améliorer la compétitivité d’Amiens-Nord et d’Amiens-Sud, Goodyear Dunlop Tires France envisage de produire des pneus à plus forte valeur ajoutée, ce qui suppose des investissements et le passage aux 4x8. En 2008, ce projet, qui avait fait l’objet d’un référendum favorable, est rejeté par certaines organisations syndicales, et ne voit pas le jour.
Peut-être la direction conçoit-elle le désir de punir le site qui refuse sa proposition. Toujours est-il qu’en 2008, elle prévoit le licenciement collectif de 400 salariés. L’année suivante, elle double le nombre de postes concernés par la procédure et songe à céder l’activité agricole, pourtant en croissance. La direction aurait pu cependant choisir une autre voie que le désengagement et tenter de discuter pour convaincre les syndicats.
En 2009, le conflit se porte sur le terrain judiciaire. Le plan social est suspendu pour défaut d’information. La première offre de Titan intervient en décembre 2010. Après discussion, Goodyear propose un plan de départ volontaire (PDV) aux salariés qui travaillent dans le pneu de tourisme, tandis que Titan pense reprendre 537 salariés du secteur agricole. On éviterait ainsi le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) et l’on dédommageait les salariés qui vont perdre leur travail. C’est dans cet état que je trouve le dossier.
La discussion associe trois parties. Les organisations syndicales butent sur le fait que Titan ne souhaite pas s’engager au-delà deux ans. Elles soupçonnent la défaisance, craignant que le groupe ne veuille acheter l’usine pour s’en débarrasser en conservant les brevets, scénario peu vraisemblable, compte tenu de la personnalité de M. Taylor. Goodyear n’a peut-être pas tout fait pour les convaincre. Quoi qu’il en soit, la CGT et Titan ne font pas affaire. Je défends en vain l’idée d’un accord, mais, après des années de conflit, les parties ne se font pas confiance. Les salariés craignent que la direction ne tienne pas ses promesses, et celle-ci qu’ils ne multiplient les difficultés. Bref, les conditions ne sont pas réunies pour dialoguer, faire des concessions et aboutir à un accord satisfaisant pour tous.
Le rôle de mon ministère est non de donner raison à tel ou tel mais de trouver des solutions industrielles. En l’espèce, les parties doivent renoncer à la position sur laquelle elles sont arc-boutées et trouver un compromis où chacun serait gagnant. Les salariés sauveraient leur emploi. Goodyear préserverait sa réputation en partant dans des conditions honorables. Titan reprendrait l’activité.
Après l’échec de septembre 2012, Goodyear choisit de fermer l’usine, c’est-à-dire de passer en force, en affrontant de multiples procédures judiciaires. Au PDV et au projet de reprise succède la décision de fermer aux termes de la convention collective. Jugeant cette issue moins avantageuse qu’une solution industrielle, j’écris à M. Taylor qu’après nous être ratés, nous pouvions peut-être nous retrouver.
Avec sa verve et son sens inné de la provocation, il m’envoie publiquement une lettre insultante, dans laquelle il reproche aux Français de ne pas travailler plus de trois heures par jour, soit le temps auquel se réduit désormais l’activité d’Amiens-Nord. Je lui rappelle notre grande admiration pour les États-Unis, le fait que nous soyons la première destination européenne des investissements américains et que ses compatriotes ne se plaignent pas des travailleurs français. Si j’entends réparer notre honneur offensé, je veux surtout maintenir le dialogue et inviter M. Taylor à venir me voir, ce qu’il fait un an plus tard, en août 2013.
Entre-temps, l’AFII cherche un repreneur, frappant, dans le monde entier, à la porte des principaux groupes industriels du pneu. En Chine, en Inde, au Canada comme en Tchéquie, elle contacte cinquante-sept entreprises. Huit se déclarent intéressées. Cinq signent un accord de confidentialité. Deux offres sont présentées.
Un groupe très sérieux se plaint, à cette occasion, de l’attitude de Goodyear, qui refuse de transmettre des informations, comme si, ayant choisi de fermer l’usine, il n’envisage pas réellement de réouverture. Souhaite-t-il toujours punir les salariés ? J’engage les dirigeants à plus de transparence, mais les offres sont retirées en raison de l’extrême conflictualité du dossier, imputable tant à la dureté, à l’intransigeance de Goodyear qu’à la CGT, qui refuse toujours de comprendre qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Titan, qui a repris l’ensemble des activités de Goodyear dans le monde, me demande d’organiser la « paix des braves ». Pour éviter toute surprise, je rends publique la position de M. Taylor. Celui-ci souhaite un accord entre Goodyear et les syndicats afin qu’il puisse reprendre l’activité agricole. Sa proposition est non plus de deux ans mais de quatre. Elle porte non plus sur 537 emplois mais sur 333. L’investissement prévu se monte à 40 millions d’euros. Je le remercie de cette offre, qui montre que la France, par son charme, a su désamorcer ses critiques. Je me réjouis qu’il souhaite embaucher des travailleurs français. Enfin, je lui souffle qu’un mot de regret serait le bienvenu. Dans un entretien avec un journaliste du Monde, il se dit désolé à l’idée qu’il aurait pu en blesser certains. Je le remercie de cette parole d’apaisement.
Pour qu’il puisse reprendre le site, un accord doit intervenir entre Goodyear et la CGT. Autrement dit, tout le monde doit mettre de l’eau dans son vin, après des années extrêmement conflictuelles. L’offre s’inscrit dans la politique générale de reprise par Titan, au plan mondial, de l’activité agricole de Goodyear. Goodyear y est favorable, comme la CGT, pourvu que Titan fasse un pas vers elle. Chaque partie peut donc s’accorder avec les deux autres avant de signer, mais toutes doivent consentir un effort.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. La direction de Goodyear partage-t-elle l’intérêt des autres parties pour le projet de reprise ?
M. Arnaud Montebourg. Elle craint, si elle reprend la procédure où elle l’a abandonnée en septembre 2012, de devoir repartir à zéro, alors qu’elle a déjà gagné un grand nombre de procès. C’est ce qui explique son désir de fermer l’usine. Je pense pourtant qu’elle a envie d’en sortir, ce qui est possible si la CGT renonce à certains recours. Tout le monde doit faire un effort.
Mme la rapporteure. La Picardie est une des régions les plus touchées par le chômage : elle a perdu 6 000 emplois en 2012, trois fois plus qu’en 2011. Quelles initiatives prendrez-vous pour la réindustrialiser ?
M. Arnaud Montebourg. La Picardie, Nord-Pas-de-Calais, Champagne-Ardenne et la Lorraine, régions de monoculture industrielle, connaissent un taux de chômage et de désindusrialisation élevé. Même quand les difficultés touchent des petites entreprises, j’ai chargé les commissaires au redressement productif (CRP) d’aller sur le terrain chercher des solutions, car on ne peut pas abandonner des outils industriels viables.
La monoculture n’a pas favorisé la formation, mais nous sommes décidés à mener un travail de reconversion avec les régions et les collectivités locales. En outre, la Picardie est parfaitement située pour attirer les projets d’implantation. Je publierai bientôt une carte des zones en difficulté, que nous devons rendre plus attractives, car c’est en attirant de nouveaux investissements qu’on réparera les dégâts de la crise.
Mme la rapporteure. Les règles fiscales, sociales et environnementales de l’Union assurent-elles les conditions d’une concurrence loyale ?
M. Arnaud Montebourg. Depuis cinq ans, l’Europe, qui a connu de nombreuses délocalisations, a vu son activité se ralentir. Son taux de croissance est faible, voire négatif. Même si l’on vante le modèle allemand, le vrai modèle – celui qui permet de relancer la croissance par une politique monétaire et budgétaire souple – est américain ou japonais. Comme le dit Enrico Letta, président du Conseil italien, on peut mourir d’austérité.
Les difficultés économiques prolongées, jointes à une certaine naïveté du système libéral, qui favorise la concurrence déloyale, ont intensifié la concurrence sur le sol européen. L’obsession libérale nous pousse à laisser entrer chez nous des produits exemptés des contraintes que nous infligeons à notre industrie. C’est précisément parce que celles-ci sont légitimes – il est normal de préserver les travailleurs ou la santé du consommateur – que nous devons nous protéger d’une concurrence qui les piétine.
Mme Bricq et moi-même avons demandé à la Commission européenne de prendre des mesures douanières. Aujourd’hui, 99,2 % du commerce européen sont exonérés de toute barrière douanière. En raison de la dissymétrie entre l’ouverture de nos marchés et la politique de nos partenaires mondiaux, nous sommes attaqués sur des productions que nos propres multinationales délocalisent vers d’autres continents. Même Mittal demande à la Commission d’imposer des règles de protection. Onze mesures douanières ont été prises sur les aciers spéciaux.
La Commission, qui exerce des pouvoirs propres sous le contrôle des États membres, gagnerait à mieux protéger le sol européen. Nous menons en ce sens un travail diplomatique à Bruxelles. Une enquête est en cours sur les matériels de télécommunication des fabricants chinois, qui ont, par le dumping, détruit l’industrie allemande, française, italienne et espagnole de panneaux photovoltaïques. Les groupes mondiaux préfèrent désormais produire en Chine et en Inde des pneus qu’ils exportent chez nous.
Michelin, numéro deux mondial, qui détient 15 % des parts de marché, doit se réorganiser sur notre territoire et augmenter la taille de ses usines. Il a fermé celle de Joué-lès-Tours pour doubler la taille de celle de La Roche-sur-Yon et la rendre capable d’affronter la concurrence du low cost. Ce groupe patriote, qui vient d’investir un milliard en France et d’augmenter de 200 millions ses investissements dans son centre de R&D, à Clermont-Ferrand, subit une concurrence de plus en plus dure, qui le conduit, bien qu’il fasse des bénéfices, à restructurer l’appareil industriel. On ne ferait que l’affaiblir en freinant sa politique.
Mme la rapporteure. Il semble que la délocalisation de Goodyear en Pologne se justifiait par un désir d’optimisation fiscale, ce qui est une forme de concurrence intra-européenne.
M. Arnaud Montebourg. Goodyear dit avoir vu chuter sa rentabilité et se réduire sa marge opérationnelle. Je note cependant que, l’an dernier, sa cote en bourse a augmenté de 90 % et qu’il a dégagé un milliard de bénéfice. La recherche du profit maximal peut l’amener à considérer qu’une marge de 5 % ne suffit pas. D’autres s’en contenteraient, pourtant.
Il arrive que la position des États soit plus faible que celle des entreprises, qui peuvent jouer sur les modèles sociaux, fiscaux et environnementaux. Cela dit, ce n’est pas toujours le cas, et je me félicite que le Gouvernement ait pris des mesures pour lutter contre l’optimisation fiscale. Si nous exigeons des salaires minimum dans toute l’Europe, notamment en Allemagne, c’est pour décourager la lutte entre États, qui s’effectue au détriment des travailleurs. Reste que la bataille ne se gagnera pas en un jour.
Mme la rapporteure. Quel message souhaitez-vous faire passer aux ouvriers d’Amiens-Nord ?
M. Arnaud Montebourg. Le combat paie, puisque Goodyear a reculé et que Titan a présenté plusieurs offres successives, mais vous connaissez la formule de Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer une grève. » J’ai de l’estime pour les ouvriers, qui peuvent être touchés par le désespoir. Je connais leur combat mais j’espère trouver un accord avec toutes les parties.
La CGT m’a fait part de sa bonne volonté pour chercher un terrain d’entente, et je l’en remercie. J’ai entendu les excuses du P-DG de Titan, qui, revenant sur ses propos blessants, accepte de s’engager pour plus de quatre ans. J’attends que la direction de Goodyear mette de l’eau dans son vin, pour sortir honorablement d’un conflit où elle a sa part de responsabilité. C’est surtout à elle que j’adresse un message.
Mme Arlette Grosskost. Pourquoi parle-t-on d’optimisation fiscale à propos de Goodyear ? Est-ce parce qu’Amiens-Nord ne travaillait que pour un seul donneur d’ordre ?
Titan propose, après liquidation, de reprendre 333 salariés, non dans le cadre de l’article L.122-12 du code du travail, mais en signant de nouveaux contrats. Cela signifie-t-il dire que les salariés protégés pourraient ne pas être repris ?
Confirmez-vous, comme l’a suggéré l’avocat de Goodyear, qu’il existe, dans le cadre d’une cession partielle avant liquidation, une garantie de passif potentiel ?
M. Arnaud Montebourg. Amiens-Nord est une usine façonnière dont le donneur d’ordre est la société Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), située au Luxembourg. Celle-ci fait exécuter le travail à un prix conçu artificiellement pour augmenter le profit dans des zones de basse pression fiscale. La loi de finances pour 2014 vise à redresser ce type d’abus. Des groupes reprochent d’ailleurs au Gouvernement son activisme sur le sujet.
L’optimisation fiscale se double parfois d’une optimisation sociale. Goodyear voulait appliquer à Amiens-Nord, en contrepartie d’un investissement, le système des 4x8. Face au refus des salariés, la société a renoncé à investir et décidé de fermer l’usine.
Titan a demandé au ministère de réussir où lui-même avait échoué en septembre 2012 : en trouvant un accord entre Goodyear et la CGT pour que la reprise s’effectue dans la continuité de l’exploitation. C’est cette solution qu’il privilégie. À défaut, les salariés se retrouveront à la rue et le groupe embauchera pour lancer une nouvelle activité. N’ayant pu conclure d’accord en 2012, Goodyear France préférerait clore ce dossier, conformément à la prescription du groupe américain. Il m’appartient de rapprocher des points de vue encore éloignés. Certes, les lettres de licenciements vont être envoyées, mais des recours sont encore possibles.
Mon équipe recherche une solution qui permettrait à Titan de reprendre l’outil industriel et d’investir. Les salariés de l’activité tourisme licenciés bénéficieraient d’un PDV plus généreux qu’un plan social, ce qui leur laisserait le temps de se reconvertir. La CGT renoncerait à ses recours. Titan s’engagerait pour plus de quatre ans. Je ne suis pas sûr de réussir, mais, pour l’instant, les trois parties me font confiance. Mon rôle est de tenter le tout pour le tout, pour que le territoire d’Amiens conserve son outil industriel.
M. le président Alain Gest. Peut-être disposez-vous d’une information qui nous manque, mais il semble que Titan n’envisage de reprise qu’après la fermeture de Goodyear, ce qui fait réagir le syndicat majoritaire.
M. Arnaud Montebourg. La difficulté est de retrouver des conditions qui ont déjà été réunies sans que l’accord ait été signé pour autant.
M. Bernard Lesterlin. Je suis un élu de l’Allier. En 2000, l’usine Dunlop de Montluçon, qui fabriquait des pneus agricoles, a perdu des centaines d’emplois, à l’issue du co-entreprise (joint-venture) entre Goodyear et Sumitomo. C’est pourquoi nous tenons à ce qu’Amiens-Nord ne ferme pas, même si Montluçon n’a pas reçu, il y a treize ans, beaucoup de témoignage de solidarité de la part des Amiénois.
La France, première puissance agricole d’Europe, doit utiliser des pneus produits dans un pays à haute technologie. Comment le Gouvernement défendra-t-il la stratégie du made in France ? Comment évitera-t-il la délocalisation vers la Pologne ? Est-ce uniquement une question de dialogue ?
M. le président Alain Gest. Dans ce dossier, considérez-vous qu’il y a eu délocalisation, comme cela s’est produit chez Continental ?
M. Arnaud Montebourg. Sur le segment « tourisme », qui dépend du marché de l’automobile, l’Europe connaît une surcapacité qui a fait chuter la rentabilité de tous les producteurs. En revanche, l’agricole poursuit sa croissance. Les investissements sont amortis. Le pneu radial est particulièrement apprécié, compte tenu de l’utilisation européenne des machines agricoles. Les deux activités ne sont donc pas dans la même situation, ce qui justifie que Goodyear ne les traite pas de la même manière.
Pour le made in France, il faut écouter la voix des investisseurs étrangers. Récemment, j’ai rencontré six entrepreneurs américains à Boston et j’ai parlé à Marseille avec une trentaine de patrons du Golfe et du Maghreb. Ils m’interrogent sur le coût du travail, sur la fiscalité et sur le dialogue social.
Sur le coût du travail, le Parlement a consenti un effort en votant le crédit d’impôt pour la compétitivité et pour l’emploi (CICE), dont nous ne voyons pas encore les effets car il n’entrera réellement en vigueur qu’en janvier 2014.
Il faut aussi agir sur le plan fiscal, car les investisseurs privilégieront d’autres pays si nos entreprises sont écrasées d’impôts.
En ce qui concerne le dialogue social, j’explique que la situation change et que le législateur privilégie désormais la recherche du dialogue pour concilier maintien de l’emploi et réorganisation des conditions de travail et de rémunération. Des solutions constructives et temporaires permettent d’affronter une baisse des ventes sans que la direction envisage un plan social ni que les salariés brûlent des pneus dans une cour d’usine ou intentent une action judiciaire qui dure trois ou quatre ans. Il s’agit de trouver une formule loyale fondée sur un diagnostic partagé et soutenue par un effort commun.
Notre compétitivité dépend de nos coûts de production : coût du travail, du capital et de l’énergie. Sur le coût du travail, nous avons fait beaucoup. Je vous renvoie aux déclarations de Louis Gallois. Pour diminuer le coût d’accès au capital, nous avons créé la Banque publique d’investissement (BPI), ce qui est essentiel dans certains secteurs où le coût du capital est plus élevé que celui de la main-d’œuvre. Le prix de l’énergie dépend de l’usage que nous faisons de la rente nucléaire, à l’heure où le prix de l’énergie augmente et où l’Allemagne rouvre des centrales à charbon. J’ai monté un plan industriel sur les énergies renouvelables. Au plan géopolitique, l’explosion du gaz de schiste redessine toute la carte du coût de l’énergie en faveur des États-Unis, dont le gaz coûte trois fois moins cher que le nôtre.
Un pays qui a beaucoup perdu doit porter une grande attention aux coûts de production. La droite accable le coût du travail. Le parti communiste et la CGT pointent celui du capital. Les Verts réfléchissent surtout au prix de l’énergie. Chacun a un peu raison et un peu tort. Nous devons rapprocher les points de vue. Le débat sur la transition énergétique doit être pragmatique plutôt que dogmatique.
M. Jean-Claude Buisine. Existe-t-il beaucoup d’entreprises qui fonctionnent, comme Goodyear, sur des fonds de pension américains, ce qui les fragilise et les pousse à délocaliser ?
M. Arnaud Montebourg. Il existe plusieurs formes de capitalisme. Le modèle rhénan privilégie les territoires et l’enracinement. C’est un capitalisme familial qui a réussi à survivre. Dans le modèle anglo-saxon, où nous avons basculé depuis plusieurs dizaines d’années, ce sont les actionnaires qui dirigent l’entreprise.
Les Allemands ont riposté en donnant aux salariés une voix délibérative dans les conseils d’administration, mesure que vous venez de voter pour les groupes de plus de 5 000 salariés. Par ce biais, les décisions seront tempérées, car les dirigeants et les actionnaires s’expriment différemment quand ils sont face aux salariés. Peut-être même pensent-ils différemment. Nous devons installer dans le système de décision économique un nouvel équilibre des forces, mais, pour parvenir à un compromis social, il faut plusieurs volontés. Or nous nous sentons parfois bien seuls.
La défaillance française est d’avoir confié toute l’économie à des grands groupes. Ceux-ci exportent et figurent dans tous les classements internationaux, ce dont je les félicite, mais ils ont fait leur fortune en étrillant les sous-traitants. Il nous manque les fameux ETI du capitalisme familial et enraciné, que les grands groupes ont souvent empêché de se développer. Nous devons passer d’un modèle financier à un modèle entrepreneurial, enraciné et patriotique, que je veux construire pierre par pierre.
Mme Barbara Pompili. Une commission d’enquête parlementaire fera bientôt la lumière sur le coût du nucléaire, ce qui nous permettra peut-être de sortir d’une vision datée, fondée sur des dogmes plutôt que sur des faits.
Quelles seraient les contraintes respectives de Titan et de Goodyear dans les deux solutions retenues : l’accord évitant la fermeture de l’usine ou la fermeture suivie d’une reprise ?
M. Arnaud Montebourg. Pour l’instant, Goodyear a décidé de fermer, mais je ne me place pas dans cette hypothèse. Dès lors que le groupe a une responsabilité dans le conflit, il doit renoncer à son jusqu’au-boutisme. Pour lui, le coût d’une fermeture serait considérable. Le Gouvernement lui en voudrait. C’est pourquoi nous entendons reconstituer l’accord qui aurait pu être signé en 2012, ce qui, sur le plan juridique, demande de l’audace et de l’imagination. Nous n’en manquons pas, mais il faut que les parties nous y aident.
M. le président Alain Gest. Depuis que vous êtes ministre, avez-vous déjà vu refuser une solution prévoyant la reprise d’une moitié du personnel et le versement, dans le cadre d’un PDV, de primes comprises entre 80 000 et 185 000 euros ?
Êtes-vous toujours favorable, comme vous l’étiez lors de votre première visite sur le site, à une loi qui interdirait les licenciements quand un groupe ou une entreprise distribue des dividendes, ce que Goodyear n’a pas fait pendant plus de dix ans ?
Lors de votre seconde visite, vous avez assuré que Goodyear avait tenté de tromper ses partenaires. Pensez-vous, comme d’autres, que Goodyear voulait fermer les usines depuis des années et que le projet de créer un site unique en 2007 était une manœuvre ?
En tant que président d’un conseil général, jugez-vous que les collectivités locales ont les moyens de répondre aux conflits de grande ampleur ? Lors d’un entretien avec Jean-Jacques Bourdin sur BFM, vous avez fustigé, visant le maire d’Amiens, les « inspecteurs des travaux finis ». Comment les pouvoirs des collectivités territoriales doivent-ils évoluer ?
M. Arnaud Montebourg. Aux termes d’une loi en cours d’achèvement, une entreprise qui ferme ne pourra plus interdire à un repreneur sérieux de poursuivre son activité sur un site rentable.
M. le président Alain Gest. Le site d’Amiens l’était-il ?
M. Arnaud Montebourg. L’activité agricole est rentable. L’activité tourisme aurait pu le rester si des investissements importants avaient été consentis il y a quelques années.
Tous les mois, quand des sites ferment, la direction prend soin d’éliminer le risque de concurrence – preuve que celle-ci serait peut-être plus performante avec un effectif réduit et un outil restructuré et transformé. Nous avons rencontré le problème à Florange. Aujourd’hui où M. Mittal déclare que l’activité liée à l’acier est en train de reprendre, va-t-on importer des brames qu’on aurait pu produire en Lorraine ?
Je sais gré au législateur d’avoir pris des mesures dissuasives pour mettre à l’amende un comportement abusif : une entreprise non rentable ne doit pas empêcher les autres de tenter leur chance. Par cette décision, qui défend l’intérêt des territoires, vous reconnaissez implicitement qu’il existe des licenciements abusifs.
Toutefois, s’il est blâmable qu’une société délocalise à la seule fin d’augmenter son profit, il serait absurde d’empêcher les entreprises de modifier leur appareil productif en anticipant les évolutions du marché. Elles risqueraient de s’affaiblir, voire de disparaître. Il serait absurde d’attendre qu’une société soit en difficulté pour l’autoriser à se restructurer.
La solution est dans l’équilibre : pas d’abus dans un sens, pas d’excès dans l’autre. Il faut être pragmatique et efficace, dans l’intérêt tant des territoires que des syndicats, qui doivent remporter des victoires, et des entreprises, qui ont besoin de sécurité juridique.
Les collectivités locales gèrent sans grands moyens les problèmes attachés au sol : le foncier, l’environnement immédiat et la dépollution des sites. Elles peuvent intervenir quand on cherche une solution. Certes, elles pourraient entrer au capital des sociétés. C’est le cas dans beaucoup de pays européens. Mais elles auraient beaucoup de demandes et peu de disponibilités. De ce fait, il y a fort à parier qu’elles devraient rendre compte à leurs électeurs d’un grand nombre de sinistres. C’est donc peut-être une chance que leurs moyens soient réduits.
Tous les jours, nous voyons des entreprises faire défaut, fermer ou se désengager, comme l’a fait Goodyear en renonçant à ses activités agricoles dans le monde entier. Les salariés réagissent différemment selon les territoires, en fonction des dégâts que causent ces décisions et de la confiance qu’ils accordent à leurs interlocuteurs.
Si Goodyear voulait construire un projet, il lui incombait d’être plus transparent sur ses comptes, ses pratiques fiscales, la localisation de son activité et la rentabilité des métiers et des sites. Un diagnostic clair peut déboucher sur une solution partagée, alors qu’une stratégie dissimulée ne conduit qu’à la méfiance et à l’affrontement.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie, monsieur le ministre. Nous espérons que vous ferez aboutir ce projet de reprise, qui suscite depuis deux ans de grands espoirs à Amiens.
1 () Ce document figure en annexe du présent rapport.
2 () L’exposé complet que M. Dussuchale a présenté à la commission est consultable infra dans le compte-rendu intégral de l’audition du 18 septembre 2013 figurant en annexe du présent rapport.
3 () Voir infra.
4 () Voir en annexe la liste des personnes rencontrées lors de cette mission.
5 () Lettre d’information de l’inspection du travail à la direction de Goodyear et au secrétaire du CHSCT concernant la transmission du rapport d’enquête au procureur de la République.
6 () La CGT n’a pas pris part au vote.
7 () Le rapport examinera en IVe partie les aspects liés à la fiscalité.
8 () Cf ci-dessous.
9 () Voir en première partie les conséquences de cette situation sur le dialogue social.
10 () Communiqué de presse de Goodyear du 26 mai 2009.
11 () Communiqué de presse du 28 février 2005.
12 () Rapport du cabinet d’expert Secafi de 2013 sur le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).
13 () Economic Intelligence Unit, Business Eastern Europe, 9 juin 1997.
14 () La Tribune, 20 juin 1997.
15 () European Rubber Journal, 1er mars 2008.
16 () “Goodyear unit Dębica tires under fire for transfer pricing allegations”, Warsaw Voice, 28 septembre 2010.
17 () Appelé également résultat d’exploitation, c’est un indicateur clé qui mesure la performance d’exploitation récurrente d’une entreprise, avant prise en compte des éléments financiers, exceptionnels et de l’impôt sur les bénéfices.
18 () Goodyear Investor Day (New-York).
19 () Le résultat net mesure le bénéfice (ou perte) après prise en compte de tous les produits et de toutes les charges.
20 () Premier semestre.
21 () On a vu précédemment que l’explication en est l’annonce faite en 2009 de l’arrêt de la production agricole en zone EMEA.
22 () L'endettement net, ou dette financière nette, d'une entreprise est le solde de ses dettes financières d'une part, du disponible et des placements financiers d'autre part.
23 () Source : Infinancials.
24 () Le cabinet Sémaphores appartient, comme le cabinet Secafi, au groupe Alpha conseil.
25 () On retrouve les chiffres mentionnés par le président Claude Gewerc.
26 () Y compris le versement transport et hors taxe d’enlèvement des ordures ménagères.
27 () Règlement (CE) N° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH) et instituant une Agence européenne des produits chimiques.
28 () Le laboratoire du SNCP.
29 () Accord de l’OMC relatif aux obstacles techniques au commerce, issu du cycle de Tokyo.
30 () Ministre du Commerce extérieur.
31 () Information confirmée par la préfecture de la région Picardie.
32 () Ces amendements étaient encore en discussion au moment de la rédaction du présent rapport.
33 () Les « rulings » sont des décisions administratives interprétant le droit fiscal dans des cas particuliers, le plus souvent s’agissant de montages mis en place par des grandes entreprises.
34 () Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail.
35 () Voir infra.
36 () Voir infra.
37 () Voir le tableau des procédures judiciaires en annexe au présent rapport.
© Assemblée nationale