N° 2794
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 mai 2015.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE (1)chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens,
M. Noël MAMÈRE
Président
M. Pascal POPELIN
Rapporteur
Députés
——
(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.
La commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation est composée de : M. Noël Mamère, président ; M. Pascal Popelin, rapporteur ; MM. Philippe Doucet, Philippe Folliot, Guillaume Larrivé, Mme Clotilde Valter, vice-présidents ; Mme Marie-George Buffet, MM. Hugues Fourage, Philippe Goujon, Jérôme Lambert, secrétaires ; MM. Jean-Paul Bacquet, Jean-Pierre Barbier, M. Daniel Boisserie, Gwenegan Bui, Mme Marie-Anne Chapdelaine, MM. Guy Delcourt, Pascal Demarthe, Christophe Guilloteau, Meyer Habib, Mme Anne-Yvonne Le Dain, MM. Olivier Marleix, Michel Ménard, Philippe Meunier, Yannick Moreau, Mme Nathalie Nieson, MM. Christophe Priou, Boinali Said, Éric Straumann, Daniel Vaillant et Michel Voisin.
SOMMAIRE
PAGES
AVANT-PROPOS DE M. NOËL MAMÈRE, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE 9
INTRODUCTION 11
I. LE CADRE GÉNÉRAL DU MAINTIEN DE L’ORDRE EN FRANCE 15
A. UN RÉGIME JURIDIQUE TRÈS PROTECTEUR DE LA LIBERTÉ DE MANIFESTER 15
1. Un régime déclaratif libéral pour garantir une composante de la liberté d’expression 15
a. La valeur fondamentale de la liberté de manifestation 15
b. Le régime de déclaration préalable des manifestations 16
c. Les faibles portées de l’obligation déclarative et de l’interdiction de manifester soulignent l’étendue de la liberté de manifestation 17
2. Un cadre de police administrative préventive 20
a. La mission de sécurité publique de maintien ou de rétablissement de l’ordre public est une mission administrative préventive 20
b. Le trouble délictueux à l’ordre public : le régime de l’attroupement 21
B. LA MISE EN œUVRE DU RÉGIME DU MAINTIEN OU DU RÉTABLISSEMENT DE L’ORDRE 22
1. Le recours par principe à des forces dédiées, formées spécifiquement au maintien de l’ordre 22
a. Les forces mobiles et leurs missions de maintien de l’ordre 23
b. Les effectifs et l’organisation tactique des unités 26
c. Le cadre de formation des unités 28
2. La doctrine française du maintien de l’ordre et les moyens qui la servent 31
a. La mise à distance et le recours absolument nécessaire, proportionné et gradué à la force 31
b. Des équipements et armements individuels et collectifs offrant un équilibre mobilité/protection/puissance 38
c. Les exemples étrangers : d’autres types d’organisations, de doctrines et d’équipements 40
C. L’EFFICACITÉ DU MAINTIEN DE L’ORDRE À LA FRANÇAISE 47
1. Une doctrine efficace pour prévenir ou faire cesser les troubles à l’ordre public 47
a. L’efficacité de la protection de l’ordre public 47
b. L’usage de la force comme ultima ratio d’une opération de maintien de l’ordre 48
c. Des données parcellaires sur le nombre de blessés 51
2. Les suites judiciaires, administratives et déontologiques d’une opération de maintien de l’ordre 52
a. Une judiciarisation complexe des opérations de maintien de l’ordre qui ne favorise pas la réponse pénale 52
b. Les mises en cause possibles de l’action des forces de l’ordre et de la puissance publique 56
II. LES CONDITIONS DES TROUBLES À L’ORDRE PUBLIC ONT ÉVOLUÉ 61
A. LA RECOMPOSITION DES ACTEURS PRINCIPAUX DES MANIFESTATIONS A PRIVÉ PROGRESSIVEMENT L’ÉTAT DE SES MOYENS DE RÉGULATION DES TROUBLES À L’ORDRE PUBLIC 61
1. Les conditions d’organisation des manifestations ne permettent plus autant la concertation en amont 62
a. La part décroissante des grands acteurs traditionnels et de leurs services d’ordre dans l’organisation des manifestations 62
b. L’organisation de manifestations… sans organisateurs 63
c. La présence récurrente de contremanifestants ou/et de groupes structurés sans lien avec la manifestation se livrant à des actes délictuels ou cherchant explicitement à troubler l’ordre public 65
2. La recomposition des forces à disposition du préfet 67
a. Les conséquences de la suppression des Renseignements généraux 67
b. La diminution des effectifs des forces mobiles impose un recours accru à des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre 70
B. DES NOUVEAUX TERRAINS DE CONTESTATIONS SOCIALES 75
1. Le déplacement des manifestations vers des territoires ruraux ou de plus en plus étendus nécessite une évolution tactique 75
a. Les problématiques de maintien de l’ordre en espaces ouverts et/ou multiples 76
b. L’intervention des forces de l’ordre sur des terrains aménagés et occupés par les manifestants. 77
2. Le phénomène des zones à défendre (ZAD) : des infractions causant davantage de préjudice à autrui qu’elles ne troublent l’ordre public 82
a. L’installation d’une ZAD est en soi un acte délictueux, mais ne constitue pas par elle-même un trouble à l’ordre public 82
b. Une confusion grandissante entre les opérations de sécurité classique et les opérations de rétablissement de l’ordre face à des attroupements hostiles 84
C. L’ASSIGNATION DE NOUVEAUX OBJECTIFS AUX FORCES DE L’ORDRE, ASSOCIÉE À LA MÉDIATISATION CROISSANTE DES ENJEUX DE SECURITÉ, BROUILLE LA NOTION MÊME DE RÉTABLISSEMENT DE L’ORDRE PUBLIC 86
1. La médiatisation renforce les enjeux associés aux conflits sociaux et aux opérations de maintien de l’ordre 86
a. Une tolérance moins grande à une violence déployée par certains manifestants et davantage exposée 86
b. Des relations plus compliquées entre la presse et certains manifestants dans la production de l’information, qui rendent nécessaire une protection plus importante de la part des forces de l’ordre 87
2. La recherche d’une réponse pénale adaptée aux agissements individuels a complexifié les opérations de maintien de l’ordre 90
a. Une plus grande préoccupation de la sanction pénale des manifestants les plus violents ou délinquants 90
b. La mise en place de dispositifs qui contribuent à brouiller la notion même de maintien de l’ordre 91
III. DÉVELOPPER DES RÉPONSES PLUS GRADUELLES POUR MIEUX CONJUGUER ORDRE ET LIBERTÉ 95
A. REDONNER DES MOYENS À L’AUTORITÉ CIVILE EN AMONT DES MANIFESTATIONS : UN CHANTIER DÉJÀ OUVERT 96
1. Reconstruire et densifier le renseignement de proximité : les mesures déjà prises 96
a. La création du service central du renseignement territorial 96
b. Les évolutions en cours du renseignement de proximité 98
2. Professionnaliser davantage le maintien de l’ordre 99
a. Organiser une formation spécifique du corps préfectoral au maintien de l’ordre : la mission Lambert et ses conclusions 99
b. Envisager un renforcement des compétences en matière de maintien de l’ordre dans certaines préfectures particulièrement exposées 101
3. Réaffirmer l’autorité et la présence indispensable de l’autorité civile 102
a. La réaffirmation de l’autorité du préfet et du partage des rôles entre l’autorité civile et les forces mobiles 102
b. La présence de l’autorité civile doit être permanente pendant les opérations de maintien de l’ordre et non pas seulement pour engager la force 104
B. RECRÉER DES FORMES DE CONCERTATION ENTRE LES AUTORITÉS CIVILES ET POLICIÈRES, D’UNE PART, ET LES MANIFESTANTS RESPECTUEUX DE L’ORDRE PUBLIC, D’AUTRE PART 105
1. Formaliser et diffuser les séquences types d’une opération de maintien de l’ordre et faciliter sa couverture par la presse 107
a. Créer un guide d’action à usage des préfets et le communiquer aussi largement que possible 107
b. Simplifier et rendre plus compréhensibles les sommations et la communication à destination des manifestants 107
c. Faciliter le suivi par la presse des opérations de maintien de l’ordre 108
2. Aménager les procédures judiciaires et administratives afin que des individus isolés ne puissent prendre en otage la liberté publique de manifester 110
a. Les procédures actuelles ayant pour effet d’interdire à un individu de participer à une manifestation 110
b. Les exemples étrangers d’interdiction administrative de manifester 111
c. L’introduction de l’interdiction administrative de manifester 112
3. Organiser une médiation systématique et continue entre les forces chargées du maintien de l’ordre et le public manifestant avant, pendant et après l’événement 113
a. Fixer le principe d’une concertation préalable obligatoire 114
b. Créer de nouvelles unités policières de médiation, intégrées dans les manifestations 116
c. Organiser un accueil permanent et un retour d’expérience de la part des manifestants 116
C. FACE AUX FOULES MANIFESTANTES : FAIRE CONFIANCE À DES FORCES DE L’ORDRE SPÉCIALISÉES, PROFESSIONNELS DU MAINTIEN DE L’ORDRE ET RESPECTUEUX DES LIBERTÉS PUBLIQUES 117
1. Moderniser la formation des forces chargées du maintien de l’ordre 118
a. Ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l’ordre aux recherches en sciences sociales 118
b. Chercher à préserver et rendre incompressible le temps de recyclage des unités 119
2. Favoriser l’intervention exclusive d’unités spécialisées pour les opérations de maintien de l’ordre 120
a. Réduire l’emploi des forces mobiles pour des missions ne concernant pas le maintien de l’ordre afin d’accroître leur disponibilité 121
b. Créer une habilitation au maintien de l’ordre pour les unités constituées de la police et de la gendarmerie nationales, hors forces mobiles 122
3. Recentrer l’équipement des forces chargées du maintien de l’ordre sur les besoins liés à la gestion des foules 123
a. Restreindre l’usage du lanceur de balles de défense LBD 40x46 lors des opérations de maintien de l’ordre aux seules forces mobiles et aux forces dûment formées à son emploi dans le contexte particulier du maintien de l’ordre 123
b. Développer de nouveaux moyens intermédiaires visant à disperser les foules 129
c. Renforcer et rénover les moyens mécaniques pour pallier les diminutions d’effectifs et favoriser l’émergence de nouveaux schémas tactiques 129
4. Faciliter la judiciarisation des infractions commises lors ou en marge d’une manifestation 130
a. Privilégier la capacité des unités spécialisées à interpeller des groupes d’individus violents 131
b. Créer de meilleures conditions d’interpellation en cas de commission de délits flagrants lors des manifestations 132
LISTE DES PROPOSITIONS 139
EXAMEN EN COMMISSION 143
CONTRIBUTIONS 163
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS 185
PERSONNES ENTENDUES PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE 469
PERSONNES AYANT ADRESSÉ UNE CONTRIBUTION ÉCRITE 473
ANNEXE 1 : Les missions des escadrons de gendarmerie mobile en opération de maintien de l’ordre 475
ANNEXE 2 : Configuration des escadrons de gendarmerie mobile en opération de maintien de l’ordre 478
AVANT-PROPOS DE M. NOËL MAMÈRE,
PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
Le 3 décembre 2014, lors de l’examen en séance publique de la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête « relative aux missions et modalités du maintien de l’ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation », j’avais rappelé les faits dramatiques à l’origine d’une telle demande de la part du groupe Écologiste : la mort de Rémi Fraisse, âgé de 21 ans, opposant au projet absurde du barrage de Sivens, à la suite de l’utilisation d’une grenade offensive lancée par un gendarme au cours d’une opération, dans des circonstances pour le moins confuses.
J’avais également précisé qu’il n’était évidemment pas question que le Parlement se substitue à l’autorité judiciaire en enquêtant sur des faits soumis à l’instruction du juge. En revanche, j’étais persuadé qu’une telle tragédie nous obligeait en tant que parlementaires et qu’il était de notre devoir de procéder à un travail d’analyse et de réflexion sur l’ensemble des questions relatives au maintien de l’ordre.
Dès l’origine, j’ai estimé que cette commission d’enquête ne devait ni servir à nourrir de vaines polémiques, ni se transformer en caisse de résonance de propos caricaturaux : non, les manifestants et militants ne sont pas, par essence, de dangereux individus qui souhaitent mettre à bas l’ordre républicain et les institutions. Non, les forces de l’ordre ne sont pas, par nature, un instrument de répression aveugle aux mains d’un pouvoir oppresseur. Mais tous les manifestants et militants ne sont pas pacifiques. Et les forces de l’ordre ne conduisent pas toujours leur mission de manière acceptable et conforme au cadre réglementaire et déontologique qui les oblige.
Le nombre et la diversité des auditions menées par la commission dans un calendrier contraint, ainsi que la qualité des échanges qui ont présidé à ses travaux, témoignent d’un souci constant d’écoute et d’équilibre de la part de ses membres. Pour qui souhaiterait se livrer à un exercice de comparaison purement arithmétique, la commission d’enquête a organisé 13 auditions au cours desquelles des représentants des forces de l’ordre, en activité ou non, et du ministère de l’Intérieur – dont le ministre lui-même – ont été invités à s’exprimer. Et 13 auditions au cours desquelles des blessés, des manifestants et militants, des chercheurs, des associations et des représentants de la société civile, d’institutions, d’autorités indépendantes ont pu livrer leur point de vue.
À l’occasion de ces 26 auditions (soit 50 heures de débats), des deux déplacements qu’elle a effectués et grâce aux nombreuses contributions écrites qu’elle a reçues, la commission d’enquête a pu approfondir des problématiques très variées : sur le cadre juridique applicable à la liberté de manifestation, sur la nature des forces susceptibles de participer à des opérations de maintien de l’ordre, sur leurs effectifs, leur formation, leur équipement, leur doctrine d’emploi, leurs schémas tactiques, sur les nouveaux terrains et modalités de contestation sociale, sur les différents modèles européens de maintien de l’ordre, etc. Sur tous ces sujets, la commission d’enquête a apporté des éclairages utiles.
Je ne partage pas, tant s’en faut, l’ensemble des préconisations formulées par le Rapporteur. Aussi, ai-je décidé d’apporter une contribution personnelle au rapport, en annexe, afin de présenter et de préciser ma position, ainsi que les enseignements que je retire de ces travaux. Ils auront eu au moins le mérite de clarifier plusieurs points dans un domaine qui se prête trop souvent à la polémique, aux raccourcis regrettables et aux commentaires partiels.
À une exception près, au demeurant compréhensible, les auditions ont été ouvertes à la presse, retransmises en direct sur le site Internet de l’Assemblée nationale où elles restent disponibles en vidéo à la demande ; leur compte rendu écrit est annexé au rapport.
Chacun pourra donc s’y référer et se forger une opinion en conscience.
Art. X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Art. XI. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Art. XII. La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789
La commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation a été créée par l’Assemblée nationale à la suite du décès tragique de Rémi Fraisse survenu lors d’affrontements entre les forces mobiles et certains occupants du site du chantier du barrage de Sivens. Les procédures judiciaires en cours ont interdit à la commission d’investiguer spécifiquement sur ces événements, et ses travaux ont respecté strictement ce principe de séparation des pouvoirs. L’exigence, partagée par tous, de limiter le risque qu’un tel événement puisse se reproduire est demeurée présente à l’esprit du Rapporteur et des commissaires, tout au long des travaux de la commission d’enquête.
Ces derniers ont respecté un cadre qu’il convient de rappeler à titre liminaire. Comme le précise l’intitulé de la commission d’enquête, son champ d’investigation et d’analyse concerne uniquement le maintien de l’ordre et les forces qui en ont la charge. Au-delà de cette mission – essentielle –, les forces de police françaises assurent une multiplicité d’autres missions : sécurité publique générale, lutte contre la délinquance, le terrorisme, les trafics, sécurité routière, etc. Il n’en sera pas question dans le cadre du présent rapport. Si, au cours des auditions, certaines personnes entendues ont pu faire référence, à titre accessoire ou même principal, à de telles missions et aux unités de police ou de gendarmerie qui y participent, la commission ne saurait faire état de ces éléments dans le cadre du présent rapport dont l’objet a été strictement limité au champ défini lors de sa création. On ne s’étonnera donc pas de l’absence de faits ou d’informations rapportés qui, pour intéressants qu’ils puissent être, sont étrangers au cadre déterminé par l’Assemblée nationale lors de l’adoption de la résolution portant création de ladite commission le 3 décembre 2014.
Celle-ci a tenu 26 réunions et auditionné soixante personnes. Certains de ses membres se sont également rendus en Allemagne et au Centre national d’entraînement des forces de la gendarmerie à Saint-Astier, afin de rencontrer professionnels, experts et chercheurs. Au terme de ce travail, le Rapporteur veut souligner l’équilibre français entre liberté de manifester et ordre républicain. Déjà présent au sein même de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, cet équilibre est toujours pertinent de nos jours.
Aucune personne auditionnée par la commission n’a remis en cause cet équilibre, ni ses principales caractéristiques juridiques et matérielles, qui n’ont pas davantage fait débat parmi les commissaires :
– la force constitutionnelle de la liberté de manifester, garantie par le libéralisme du régime de la simple déclaration préalable ;
– l’exigence, à valeur également constitutionnelle, de préserver l’ordre public, en tant notamment qu’il permet l’expression des libertés individuelles ;
– l’existence de forces spécialisées dans une mission elle-même spécifique : le maintien ou le rétablissement de l’ordre public.
C’est donc davantage la modernité de l’équilibre entre liberté et ordre public que la commission d’enquête a interrogée, que son principe lui-même. En effet, les travaux de la commission ont rapidement fait apparaître le double constat suivant. D’une part, la doctrine française et les moyens qui la servent ont des points forts et des mérites, y compris pour garantir la liberté d’expression et la sécurité des personnes et des biens. D’autre part, les conditions générales des manifestations et du maintien de l’ordre ont beaucoup évolué depuis que le cadre général en a été posé, au lendemain de Mai-68, qu’il s’agisse des conditions d’organisation, de la médiatisation croissante, des lieux de manifestations, etc.
Le maintien de l’ordre et les opérations qui visent à le rétablir s’inscrivent nécessairement, dans le cadre d’une société démocratique et d’un État de droit, dans une philosophie de tolérance à un certain degré de désordre. La démocratie et certaines de ses modalités d’expression impliquent une telle tolérance, qui ne remet pas en cause, en tant que telle, l’ordre public.
Ce n’est que lorsque celui-ci est menacé, lorsqu’une manifestation dégénère en attroupement violent, par exemple, que les forces de police ont vocation à faire usage de la contrainte. Tout État est capable de faire régner l’ordre, mais seuls les États de droit démocratiques peuvent assurer un maintien de l’ordre respectueux de l’expression des libertés publiques. Ce maintien de l’ordre républicain est celui qui se conforme, lui-même, aux valeurs démocratiques, aux principes et aux procédures qu’il protège. À cet égard, le rôle premier des unités chargées du maintien de l’ordre consiste d’abord et avant tout à créer les conditions d’un exercice optimal des libertés publiques et, notamment, du droit de manifestation. S’il s’avère nécessaire, le rétablissement de l’ordre ne s’effectue que dans un second temps et de manière particulièrement encadrée, notamment en ce qui concerne l’usage de la force.
Le maintien de l’ordre n’est donc pas une science exacte qui permettrait d’appliquer au réel des schémas tactiques produisant automatiquement les effets désirés. Il s’agit, au sens littéral de l’expression, d’une science humaine. Une science car le maintien de l’ordre ne s’improvise pas. Il est étudié, fait l’objet d’analyses rationnelles, de recherches approfondies, de réflexions doctrinales, de retours d’expérience. Une science humaine car il repose, en dernière analyse, sur des hommes et des femmes pouvant être amenés à faire face et à gérer d’autres hommes et femmes dans des circonstances parfois extrêmement tendues et particulièrement mouvantes.
Le Rapporteur considère que c’est précisément là que réside l’intérêt et l’enjeu des travaux de cette commission d’enquête : contribuer à moderniser le cadre du maintien de l’ordre pour permettre que la liberté de manifester et l’ordre public se conjuguent sans heurt dans la durée, en préservant la vie et la sécurité de chacun. C’est ainsi qu’il a conçu le présent rapport, comme un outil de diagnostic et de réflexion à destination du pouvoir exécutif. Il suggère très globalement de s’appuyer sur les points forts et les atouts de l’expérience française, tout en adaptant les moyens et la doctrine afin qu’ils soient mieux adaptés aux réalités et aux exigences actuelles de nos concitoyens. Dans ce but, le fil rouge des préconisations que le Rapporteur formule est résumé par l’idée de mieux préserver, demain, la liberté de manifester par davantage de gradation dans la gestion des protestations publiques.
I. LE CADRE GÉNÉRAL DU MAINTIEN DE L’ORDRE EN FRANCE
A. UN RÉGIME JURIDIQUE TRÈS PROTECTEUR DE LA LIBERTÉ DE MANIFESTER
1. Un régime déclaratif libéral pour garantir une composante de la liberté d’expression
Forme spécifique de la liberté d’expression, la liberté de manifester est une liberté constitutionnellement garantie. Elle est également consacrée par la Cour européenne des droits de l’homme. Cependant, c’est dans la mise en œuvre de son régime juridique particulièrement libéral que se révèle la portée de la liberté de manifestation.
a. La valeur fondamentale de la liberté de manifestation
Dans la jurisprudence constitutionnelle, comme dans celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la liberté de manifester constitue un droit fortement garanti, mais qui peut subir des limitations en raison de strictes nécessités d’ordre public.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 janvier 1995 sur la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, n° 94-352 DC, a estimé que la liberté de manifester constituait une forme de combinaison de la liberté d’aller et venir et du droit d’expression collective des idées et des opinions auxquels il reconnaît une valeur constitutionnelle. Dans la même décision, le Conseil a également posé les conditions de limitation de cette liberté de manifester, en indiquant que le législateur devait veiller à en concilier l’exercice avec « la prévention des atteintes à l’ordre public et notamment des atteintes à la sécurité des personnes et des biens qui répond à des objectifs de valeur constitutionnelle ».
La liberté de manifestation apparaît également comme une composante de la « liberté de réunion pacifique » garantie par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette liberté, que la Cour européenne des droits de l’homme analyse de façon constante en lien avec la liberté d’expression des opinions prévue à l’article 10 de la Convention, peut cependant subir des limitations, si celles-ci sont prévues par la législation nationale et poursuivent l’objectif général de sauvegarde de l’ordre public. La CEDH a précisé cet équilibre dans sa jurisprudence en posant comme principe que les ingérences dans l’exercice de la liberté de manifester doivent être justifiées par « un besoin social impérieux » et « proportionnées au but légitime visé ». La Cour a clairement illustré cette approche équilibrée dans sa décision Barraco c/ France du 5 mars 2009 :
« 41. La Cour observe d’emblée que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive […]
« 42. La liberté de réunion pacifique, dont l’un des buts est la protection des opinions personnelles, fait l’objet d’un certain nombre d’exceptions qu’il convient toutefois d’interpréter de manière étroite ; de plus, la nécessité des restrictions doit être établie de façon convaincante. […]
« 48. Dans ces conditions, mettant en balance l’intérêt général à la défense de l’ordre et l’intérêt du requérant et des autres manifestants à choisir cette forme particulière de manifestation, et compte tenu du pouvoir d’appréciation reconnu aux États en cette matière, la condamnation pénale du requérant n’apparaît pas disproportionnée aux buts poursuivis. »
Ainsi, en France, manifester – c’est-à-dire exprimer une volonté collective en utilisant la voie publique – est une liberté fortement protégée, qui ne trouve sa limite que dans les nécessités de l’ordre public. Cet équilibre a été parfaitement décrit lors de son audition par M. Christian Vigouroux, président de la section de l’intérieur du Conseil d’État : « En résumé, le régime est celui de la liberté avec un encadrement législatif minimal – la déclaration – et la possibilité d’aller plus loin, par l’interdiction, mais alors sur preuves, en fonction des circonstances étroitement évaluées, et dans les limites strictement nécessaires au rétablissement de l’ordre public. (1)».
b. Le régime de déclaration préalable des manifestations
En pratique, la possibilité de manifester n’est subordonnée qu’à un régime déclaratif. C’est le décret-loi du 23 octobre 1935, codifié à l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure, qui a institué une obligation de déclaration préalable pour « tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes et d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique ». Comme l’a souligné le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur (2), ce régime juridique « s’applique aussi bien aux veilleurs, qu’aux zadistes ou aux anti-corrida, et aux flash mob qu’aux free parties. »
La déclaration préalable doit être déposée entre quinze jours et trois jours avant la date de la manifestation prévue (art. L. 211-2 du code de la sécurité intérieure). Ce dépôt s’effectue auprès de la mairie, qui délivre un récépissé. Il s’effectue auprès de la préfecture dans les villes où est instituée la police d’État. Enfin, comme le prévoit l’article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure : « La déclaration fait connaître les noms, prénoms et domiciles des organisateurs et est signée par trois d’entre eux faisant élection de domicile dans le département ; elle indique le but de la manifestation, le lieu, la date et l’heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s’il y a lieu, l’itinéraire projeté. »
Dans la pratique, ce régime de déclaration préalable, en plus de faire naître une responsabilité particulière de l’organisateur de la manifestation, a traditionnellement constitué un outil de dialogue et de concertation entre les citoyens souhaitant manifester et le représentant de l’État dans le département, qui a la charge de veiller à l’ordre public. En effet, le pouvoir de l’autorité civile d’interdire la manifestation projetée (cf. infra), y compris de façon partielle (3), lui confère concrètement le pouvoir d’encadrer ponctuellement le projet qui lui est soumis grâce à une concertation préalable afin d’éviter l’interdiction elle-même. Ainsi que l’a rappelé M. Christian Vigouroux (4), l’ordre public « est autoritaire puisque c’est une décision unilatérale qui encadrera une manifestation ou éventuellement l’interdira, et les autorités administratives assument ce pouvoir de police, mais il est en même temps négocié : il fait l’objet de discussions avec les citoyens auxquels les mesures restrictives s’appliqueront. »
Le juge administratif a ainsi admis que l’autorité administrative puisse, en présence de risques de troubles à l’ordre public induits par une manifestation, conditionner l’absence de prononcé d’une interdiction à un aménagement d’un itinéraire, lorsque celui-ci expose à des risques particuliers (Tribunal administratif de Paris, ord. 24 janvier 2014, Association « La manif pour tous », ou encore 4 septembre 2013, Banasiak) ou bien même interdire l’accès de la manifestation à un certain périmètre (Conseil d’État, 21 janvier 1996, Legastelois). Toutefois, un tel encadrement, même dans la négociation, ne saurait être généralisé pour toutes les manifestations. Sauf à transformer le régime de déclaration préalable en régime d’autorisation, il doit être réservé et justifié, sous le contrôle du juge, aux seuls cas où des troubles sont hautement prévisibles et ce, afin d’éviter l’interdiction pure et simple de la manifestation.
Ce régime déclaratif des manifestations s’applique dans plusieurs pays voisins de la France, comme en Espagne. D’autres États, comme la Suède, ont choisi d’adopter un régime d’autorisation préalable des manifestations par la police ou l’autorité civile. Le Rapporteur observe que, dans une telle comparaison, le régime juridique français peut déjà apparaître comme le plus libéral. Son caractère particulièrement protecteur de la liberté de manifester se révèle encore davantage à la lumière des très faibles moyens de coercition à la disposition de l’autorité civile pour le faire respecter.
c. Les faibles portées de l’obligation déclarative et de l’interdiction de manifester soulignent l’étendue de la liberté de manifestation
Le régime juridique des manifestations prévu par le code de la sécurité intérieure dispose que toutes les manifestations doivent être déclarées, et que « si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêté qu’elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu » (art. L. 211-4). De surcroît, l’article L. 211-12 de ce même code et l’article 431-9 du code pénal instaurent une responsabilité pénale des organisateurs de manifestations non ou mal déclarées.
Le Rapporteur observe que ces dispositions s’effacent en réalité devant la force qui s’attache à la liberté publique de manifester dans le droit constitutionnel et européen. Ce droit ne prévoit d’autre limitation à la liberté de manifester que celle strictement nécessaire à la préservation de l’ordre public. Il en résulte notamment que l’absence de déclaration ne vaut pas interdiction de la manifestation, que l’interdiction elle-même doit être particulièrement justifiée, et enfin que celle-ci n’a pas pour conséquence directe que l’État peut mettre un terme à la manifestation interdite.
Premièrement, le défaut de déclaration de la manifestation, ou la déclaration incomplète – quoique constitutif d’une infraction pour l’organisateur implicite de l’événement – n’emporte pas automatiquement l’interdiction de celui-ci au sens du code de la sécurité intérieure. Comme l’a jugé le Conseil d’État (12 novembre 1997, Min. intérieur c/ Association « Communauté tibétaine en France et ses amis »), seul un motif explicite de préservation de l’ordre public peut justifier une mesure d’interdiction d’une manifestation, même non déclarée. Ce principe est également affirmé par la CEDH, notamment dans sa décision Barraco c/ France : « la Cour note que la manifestation n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable formelle comme cela est exigé par le droit interne pertinent en la matière. Elle rappelle toutefois qu’une telle situation ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion d’autant qu’en l’espèce, l’événement avait largement été porté à la connaissance des autorités publiques qui disposaient de leur pouvoir de police administrative soit pour l’interdire, soit pour en assurer le bon déroulement. En l’occurrence, lesdites autorités ont pu organiser préalablement à la manifestation les mesures nécessaires au maintien de la sécurité et de l’ordre publics, notamment en plaçant des forces de police en protection et en escorte. La Cour en déduit, comme le requérant, que la manifestation était sinon tacitement tolérée, du moins non interdite ».
Deuxièmement, l’interdiction d’une manifestation, régulièrement déclarée ou non, doit être justifiée par l’existence d’une menace à l’ordre public. L’autorité civile doit notamment établir avec suffisamment de précision les risques de troubles à l’ordre public (qualité de l’organisateur, comportements lors de manifestations précédentes, risques de contre-manifestation au même moment, sur le même parcours ou parcours voisin, risque d’éléments perturbateurs, modalités pratiques, nombre de participants attendus, etc.) mais aussi l’impossibilité de prévenir ces risques par un moyen moins coercitif que l’interdiction de manifestation (configuration des lieux, moyens insuffisants notamment si d’autres événements concomitants, etc.). Le juge administratif exerce sur ces aspects un contrôle sévère à l’encontre des mesures d’interdiction, pouvant aller jusqu’à l’appréciation de l’effectif des forces de l’ordre disponibles afin de réguler les troubles possibles à l’ordre public (Cour administrative d’appel de Paris, 7 mars 2000 – n° 97PA00133) et « parer à tout danger dans le quartier considéré ». Cette stricte condition de légalité des arrêtés d’interdiction de manifestation a été largement intégrée par les préfets, comme en témoignent le très faible nombre de mesures d’interdiction, et la proportion marginale de ces mesures ayant été annulées par le juge administratif. Le ministre de l’Intérieur ne dispose pas de chiffres au niveau national concernant les mesures d’interdiction prononcées mais uniquement pour Paris. En 2013, 3 410 manifestations ont été déclarées à Paris et 27 interdites par le préfet de police tandis qu’en 2014, 2 046 ont été déclarées et 5 interdites, soit respectivement 0,79 % et 0,25 % des cas.
Troisièmement, lors même qu’une manifestation, déclarée ou non, a été valablement interdite par l’autorité civile, il n’est pas possible à l’État d’ordonner sa dispersion, a fortiori par l’emploi de la force, en l’absence de trouble ou de risque certain de trouble à l’ordre public. Conformément aux articles L. 211-9 du code de la sécurité intérieure et 431-3 du code pénal, seuls les attroupements peuvent être dispersés par l’État et non les manifestations pacifiques. Ici encore, seul le critère de trouble à l’ordre public est déterminant pour contraindre l’exercice de la liberté de manifester. Ce principe de la législation française a également été rappelé à plusieurs reprises par la CEDH : « La Cour reconnaît que toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre pour le déroulement de la vie quotidienne, y compris une perturbation de la circulation, et qu’en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion ne soit pas dépourvue de tout contenu » (Barraco c/ France, précité).
En définitive, c’est donc moins le régime déclaratif qui consacre la liberté de manifestation en France que les faibles limitations pouvant lui être apportées, en l’absence de trouble avéré à l’ordre public. Cela entraîne notamment deux conséquences :
– les décisions d’interdiction de manifestation ne sont pas systématiquement respectées. Ainsi, le préfet de police de Paris a interdit le 18 juillet 2014 une manifestation de soutien aux Palestiniens prévue le 19 juillet. Cependant, le 19 juillet des personnes se sont effectivement regroupées à l’endroit prévu. Faute de déclaration préalable identifiant les organisateurs et de moyens légaux permettant de disperser la manifestation illicite, le seul régime de responsabilité pénale prévu par le code de sécurité intérieure paraît bien mince pour garantir le respect des arrêtés d’interdiction ;
– compte tenu des fortes contraintes juridiques et du risque de leur peu d’effet concret, les préfets ne sont donc guère enclins à prononcer des arrêtés d’interdiction. Ceux-ci rompent le lien déjà trop fragile entre un organisateur de manifestation et le représentant de l’État. Lors de son audition, le préfet honoraire Dominique Bur a clairement expliqué cette attitude du corps préfectoral : « Il est toujours moins dangereux pour le préfet d’autoriser une manifestation que de prendre le risque qu’elle se déroule malgré l’interdiction, et de se retrouver démuni. Mieux vaut assumer l’autorisation, à moins, bien entendu, que la manifestation ne viole les grands principes républicains. » (5)
2. Un cadre de police administrative préventive
Compte tenu du régime juridique protecteur de la liberté de manifester, l’action de l’État et notamment des forces de l’ordre à l’occasion d’une manifestation consiste à prévenir l’apparition de troubles à l’ordre public ou, dans les cas difficiles, à rétablir celui-ci. Il s’agit donc d’une mission de police administrative préventive s’exerçant dans des conditions différentes des missions de police judiciaire. Cette nature de la mission ne change pas lorsque l’ordre public est effectivement troublé et que la notion de manifestation disparaît au profit de celle d’attroupement (auquel il est pénalement répréhensible de participer).
a. La mission de sécurité publique de maintien ou de rétablissement de l’ordre public est une mission administrative préventive
Les huitième alinéa de l’article 16 et quatrième alinéa de l’article 20 du code de procédure pénale consacrent une distinction explicite au sein des missions de sécurité. Ils organisent la suspension de la qualité d’officier ou d’agent de police judiciaire des personnels participant en unité constituée à une opération de maintien de l’ordre.
C’est dire la priorité que l’État assigne à son action, lors d’une opération de maintien de l’ordre, en dépit même du fait que le code de sécurité intérieure prévoit des sanctions pénales pour ceux qui ne respecteraient pas l’équilibre juridique entre liberté de manifester et ordre public.
Comme l’a indiqué le préfet honoraire Patrice Bergougnoux : « L’objet du maintien de l’ordre républicain est de permettre l’expression des libertés publiques, dont celle de manifester, dans les meilleures conditions de sécurité pour les personnes et les biens. La force publique a pour mission de faciliter et de permettre l’exercice de ce droit. » (6)
Il en résulte également un partage spécifiquement français des responsabilités en matière de sécurité. Tandis que les missions de police judiciaire s’effectuent sous le contrôle de magistrats avec un certain degré d’autonomie de la part des policiers et gendarmes dont elles constituent le métier, les missions de maintien de l’ordre ne sont réalisées, quant à elles, que sous la stricte et exclusive responsabilité de l’autorité civile, qu’il s’agisse de proportionner l’encadrement des manifestations ou de recourir à la force ou à l’usage des armes. Ce phénomène a été très clairement expliqué par le sociologue Fabien Jobard, directeur de recherches au CNRS :
« Le maintien de l’ordre, d’une certaine manière, n’est pas un métier policier, mais une compétence politique. La police – la police urbaine ordinaire que nous connaissons dans la vie de tous les jours – est fondée sur des principes mêlant discernement de l’agent, connaissance du terrain, dialogue, confiance, appréciation de la situation préalable à la décision et ancrage territorial. Le maintien de l’ordre, à l’inverse, repose non sur des individus mais sur des unités constituées organisées selon un mode militaire, où prévaut le principe de la discipline à travers une chaîne de commandement. La force, dans les opérations de maintien de l’ordre, n’est engagée que sur l’ordre de l’autorité légitime, alors que sa mise en œuvre relève de l’appréciation individuelle du gardien de la paix en police ordinaire. Beaucoup de chercheurs, notamment anglo-saxons, estiment même que le maintien de l’ordre est un métier de type militaire et non policier. […]
Dans les pays de common law, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, le maintien de l’ordre est envisagé tout autrement qu’en France. Le principe de police autonomy prime : le policier est considéré en tant que professionnel comme seul responsable de la conduite des opérations, dans un cadre général fixé par le politique qui n’est pas censé intervenir ensuite – s’il s’avère qu’il le fait, sa responsabilité peut même être mise en cause. En France, il existe une tradition de méfiance à l’égard des forces de police : le politique doit être au plus près du policier. Cela implique que, d’une certaine manière, le policier est dépossédé de la responsabilité du maintien de l’ordre. » (7)
b. Le trouble délictueux à l’ordre public : le régime de l’attroupement
L’article 431-3 du code pénal définit l’attroupement comme le regroupement des personnes sur la voie publique susceptible de troubler l’ordre public. Cette définition floue est dominée en pratique par le risque de trouble à l’ordre public ou le trouble avéré. La participation à un attroupement constitue, en elle-même, une infraction prévue par les articles L. 211-16 du code de la sécurité intérieure et 431-4 du code pénal, dont la dissimulation du visage est une circonstance aggravante. La participation à un attroupement (ou à une manifestation) en étant porteur d’une arme est également passible de sanction pénale.
Pour autant, le Rapporteur relève que si le code pénal définit l’attroupement, ce n’est pas d’abord pour qualifier pénalement le fait d’y participer, mais pour autoriser administrativement sa dispersion par l’emploi de la force. En effet, l’article 431-3 du code pénal dispose que « Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public.
Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure. »
Cela illustre la nature particulière de l’action de maintien de l’ordre dans la tradition française, compte tenu de la valeur qui s’attache à la liberté de manifester. Celle-ci ne peut être restreinte que pour maintenir ou rétablir l’ordre public : telle est la mission essentielle de l’autorité civile, qui bénéficie pour la mener à bien du concours de la force publique.
Cette circonstance n’est pas neutre dès lors que le Rapporteur note (cf. infra) les difficultés à judiciariser les agissements délictueux commis à l’occasion de manifestations et/ou d’attroupements. Elle éclaire également les conditions pratiques et concrètes dans lesquelles les forces de sécurité maintiennent ou rétablissent l’ordre public, à travers une doctrine et une tactique principalement collective et de mise à distance des citoyens manifestants.
B. LA MISE EN œUVRE DU RÉGIME DU MAINTIEN OU DU RÉTABLISSEMENT DE L’ORDRE
1. Le recours par principe à des forces dédiées, formées spécifiquement au maintien de l’ordre
Il existe deux institutions policières en France : l’une à statut militaire – la gendarmerie nationale –, l’autre à statut civil – la police nationale. Au sein de ces deux institutions, des forces dédiées ont été créées, sont spécialement formées, équipées et entraînées pour mener des opérations de maintien de l’ordre – mais pas uniquement. Il s’agit, d’une part, de la gendarmerie mobile, organisée en escadrons (EGM), et, d’autre part, des compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui forment conjointement la réserve nationale à disposition des autorités publiques.
Si les EGM et les CRS constituent effectivement les unités spécialisées dans le maintien de l’ordre, elles assument, par ailleurs, d’autres missions. En outre, d’autres unités et forces de police non spécialisées en la matière sont susceptibles de participer à des opérations de maintien de l’ordre. Enfin, il convient de rappeler que les forces armées elles-mêmes – armée de terre, marine nationale, armée de l’air, services de soutien interarmées – peuvent, dans certaines circonstances exceptionnelles et selon des procédures particulières, lorsqu’elles en sont légalement requises, prendre part à de telles opérations (8).
Le Rapporteur a jugé utile de décrire à titre principal les deux forces spécialisées et d’en détailler les éléments et caractéristiques essentiels : effectifs, formation, missions, équipements, doctrine, etc. Les informations présentées ci-après s’appuient sur les éléments recueillis par la commission d’enquête au cours des auditions qu’elle a menées et à l’occasion du déplacement effectué par certains de ses membres au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier (CNEFG) (9), ainsi que sur les réponses aux questionnaires adressés aux institutions et services concernés (10).
a. Les forces mobiles et leurs missions de maintien de l’ordre
Comme l’a rappelé le général Bertrand Cavallier, ancien commandant du CNEFG, « Le maintien de l’ordre est une spécificité française remontant à la Révolution française, qui a posé les bases du maintien de l’ordre moderne » (11). On peut citer à cet égard la loi du 3 août 1791 relative à la réquisition et à l’action de la force publique contre les attroupements. Initialement remplie par l’armée – la troupe – cette mission sera par la suite confiée à des institutions de nature policière, dont l’action repose sur un recours à la force plus contenu. En effet, la naissance des forces mobiles part du constat de l’inadaptation des forces armées à gérer les conflits sociaux et les manifestations de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (12).
En application de la loi de finances du 22 juillet 1921 (13), qui accorde à la gendarmerie les moyens budgétaires nécessaires à la création de pelotons mobiles, et de la circulaire du 15 novembre 1921 (14), les « pelotons mobiles de gendarmerie » – ancêtres des escadrons de gendarmerie mobiles – sont créés et constituent ainsi la première force permanente spécialisée dans le maintien de l’ordre. Le second pilier du maintien de l’ordre français sera bâti en 1944 avec la création par décret (15), au sein de la police nationale, de l’autre force spécialisée en la matière : les compagnies républicaines de sécurité.
● Des missions variées, réalisées par des manœuvres précises.
Pour assurer la mission générale qu’est la préservation ou le rétablissement de l’ordre public, les unités spécialisées sont entraînées à remplir des missions de différentes natures dont chacune se traduit, en opération, par des manœuvres spécifiques (cf. annexe 1). L’énumération suivante présente les quatre types de missions susceptibles d’être effectuées par les EGM et une sélection non exhaustive des manœuvres associées :
– des missions offensives : fixer, évacuer, interpeller ;
– des missions défensives : tenir, protéger, contrôler ;
– des missions de sûreté : couvrir, reconnaître, surveiller ;
– des missions communes : s’interposer, escorter, sécuriser.
Ces missions et manœuvres sont applicables, mutatis mutandis, aux compagnies républicaines de sécurité. En effet, les deux forces partagent la même spécialité et ont vocation, en cas de besoin, à intervenir conjointement au cours d’une même opération et sous la conduite de la même autorité civile ; elles mettent en œuvre des schémas tactiques analogues, nécessaires au bon déroulement de la mission globale. En effet, si les commandants de CRS et les chefs d’escadron de gendarmerie mobile dirigent leurs unités respectives sur le terrain – la mixité des forces n’existant pas –, celles-ci peuvent temporairement être placées sous les ordres d’une autorité qui n’appartient pas à la même institution.
Un exemple de cet indispensable partage des références tactiques a été fourni par le commandant de CRS Christian Gomez, lorsqu’il a évoqué l’intervention de la CRS 40 de Plombières-lès-Dijon à Notre-Dame-des-Landes : « Nous sommes placés sous l’autorité du préfet du département et mis à la disposition du colonel commandant le groupement de gendarmerie qui est l’autorité habilitée à décider de l’emploi de la force, le concepteur du service. Nous sommes temporairement placés sous ses ordres pour toutes nos actions. Selon le nombre des forces présentes, un échelon intermédiaire, un lieutenant-colonel de la gendarmerie, anime et commande des CRS ou des gendarmes mobiles. Lorsque plusieurs unités de CRS sont engagées, il est parfois mis en place un commandement de groupe de compagnies. » (16)
En outre, l’instruction ministérielle portant doctrine d’emploi des forces mobiles de la police et de la gendarmerie nationales (17) prévoit un principe de fongibilité des compétences territoriales entre CRS et EGM. Si la gendarmerie a naturellement tendance à se déployer en milieu rural et outre-mer et les CRS en zones urbaines, chaque force peut être employée dans des missions de maintien de l’ordre public indifféremment dans les deux zones de compétence (police et gendarmerie). La disponibilité des forces et les délais d’acheminement de celles-ci sont des critères à prendre en compte, de même que l’importance des dispositifs à mettre en place, les plus importants d’entre eux nécessitant de déployer les deux catégories de forces mobiles.
● La spécificité du maintien de l’ordre outre-mer : le monopole de la gendarmerie mobile.
Si, en métropole, l’ordre public a vocation à être assuré indifféremment par les CRS ou les EGM, tel n’est pas le cas outre-mer où seules des forces de la gendarmerie mobile sont engagées. Ainsi que le rappelait le général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, un tel monopole d’engagement ne relève pas de l’application d’une norme déterminée de répartition des compétences entre les deux forces mobiles, mais répond à une demande politique (18). De fait, la formation militaire des membres des EGM, leur capacité à mener une action sur le long terme – les opérations pouvant durer plusieurs mois sans relève – et dans des conditions parfois dégradées, expliquent ce recours exclusif aux moyens de la gendarmerie.
Une telle mission est loin d’être marginale pour les EGM, puisque sur les 108 escadrons que comporte la gendarmerie mobile, une vingtaine est déployée en permanence dans les territoires ultramarins, soit 18,5 % des forces mobiles. Ainsi que l’affirme le général Favier, « c’est considérable, si bien que si nous retirions ces 20 escadrons, la sécurité publique générale n’y serait plus assurée. » (19). En effet, en dehors du maintien de l’ordre stricto sensu, les EGM projetés outre-mer permettent notamment d’affermir une présence de terrain dans le cadre de la lutte contre la délinquance et de renforcer l’action de certaines unités territoriales isolées en raison de l’élongation de territoire et de la multi-insularité.
Le maintien de l’ordre public outre-mer ne nécessite pas de formation particulière des unités projetées. S’il est vrai que certains territoires peuvent connaître, de manière ponctuelle, des troubles inhabituels par leur durée ou leur intensité, les EGM sont entraînés à y faire face sans formation complémentaire. Seule la lutte contre l’orpaillage illégal en Guyane, menée dans le cadre de l’opération Harpie, suppose une préparation opérationnelle adaptée compte tenu de sa spécificité.
Le déploiement des EGM outre-mer procède d’un choix gouvernemental ; c’est le Premier ministre qui détermine la nature et l’importance de cette projection (20). Les unités concernées sont déployées pour des périodes de trois mois, un escadron étant, en moyenne, projeté en territoire ultramarin tous les 12 à 15 mois.
b. Les effectifs et l’organisation tactique des unités
● Au 1er janvier 2015, la gendarmerie mobile, composée d’un groupement blindé de la gendarmerie mobile (GBGM) et de 17 groupements de gendarmerie mobile (GGM), comprenait 12 877 hommes en équivalents temps plein (ETP) répartis en 108 escadrons et trois pelotons d’intervention inter-régionaux de gendarmerie (PI2G) (21). Les 108 EGM seuls regroupent 12 751 hommes, soit un effectif moyen d’environ 118 hommes par EGM (22).
Le format et la composition d’un EGM participant à une opération de maintien ou de rétablissement de l’ordre sont déterminés par une circulaire du 22 juillet 2011 relative à l’organisation et à l’emploi des unités de la gendarmerie mobile (23). En application de ce texte, deux configurations sont envisageables en fonction de la mission à exécuter (cf. annexe 2) :
– la configuration Alpha correspond à des opérations de rétablissement de l’ordre, soit un engagement de moyenne à haute intensité, avec pour objectif de faire cesser les troubles à l’ordre public ;
– la configuration Bravo correspond à des opérations de maintien de l’ordre, soit un engagement de faible intensité visant à préserver un ordre déjà établi.
Dans les deux cas, quel que soit le format retenu, la présence d’au moins deux officiers est requise pour chaque opération.
En configuration Alpha, l’escadron comprend 68 gendarmes répartis en :
– un groupement de commandement de quatre militaires : un commandant d’unité, un conducteur, deux transmetteurs ;
– quatre pelotons : un peloton d’intervention et trois pelotons de marche de 16 gendarmes chacun.
L’évolution du contexte opérationnel – notamment en cas d’engagement effectif pour rétablir l’ordre ou de risque d’engagement effectif – peut amener à modifier cette composition. Le cas échéant, le groupe de commandement peut être complété par une cellule image ordre public (CIOP) composée de trois gendarmes prélevés sur les trois pelotons de marche.
En configuration Bravo, l’EGM comprend au minimum 53 gendarmes déployés en trois pelotons.
● Les compagnies républicaines de sécurité sont, quant à elles, composées de 60 unités dont l’effectif moyen est de 130 agents environ, certaines unités comprenant environ 120 CRS tandis que d’autres – les compagnies parisiennes par exemple – sont légèrement mieux dotées avec 136 agents (24). En termes opérationnels, une compagnie dispose a minima des trois cinquièmes de son effectif disponible pour effectuer une mission de maintien de l’ordre, soit en moyenne entre 75 et 80 agents : deux à trois officiers, 30 à 35 gradés et 35 à 40 gardiens de la paix.
L’organisation tactique des CRS repose sur une division de chaque unité en quatre sections, avec deux sections d’appui et de manœuvre (SAM) et deux sections de protection et d’intervention (SPI) menées par un échelon de commandement et de soutien. Chaque unité est sécable et peut former deux demi-unités comprenant chacune un échelon de commandement et de soutien (25), une SAM et une SPI. L’effectif de chaque section est de 15 agents, l’échelon de commandement et de soutien comprenant entre 15 et 20 agents.
Les sections (SAM et SPI) sont composées de trois groupes tactiques A, B et C, ce dernier constituant le groupe de commandement de la section.
● Pour chacune des deux forces, les temps d’engagement opérationnel sont théoriquement de 8 heures, sachant qu’en matière de maintien de l’ordre et pour reprendre l’expression de M. le préfet Philippe Klayman, directeur central des CRS, « nécessité fait loi, le temps de travail n’est pas limité » (26). De fait, gendarmes et CRS peuvent être amenés à maintenir leur posture opérationnelle bien au-delà de ce temps d’engagement théorique, le directeur central évoquant l’exemple d’une compagnie ayant passé 22 heures sur le terrain lors d’opérations de maintien de l’ordre menées au mois de juillet 2014 (27), tandis que, pour la gendarmerie mobile, le chef d’escadron Mélisande Durier a fait référence à des engagements « de près de 14 heures, où les gendarmes [étaient] restés debout sans boire ni manger » (28).
c. Le cadre de formation des unités
Maintenir ou rétablir l’ordre public dans le cadre de manifestations n’est jamais une action de police ordinaire. Il s’agit, par nature, d’une mission extrêmement sensible. D’une part, elle prend corps à l’occasion d’événements consacrant l’exercice concret, par les citoyens, des libertés publiques. D’autre part, de tels événements imposent un changement d’échelle aux forces de l’ordre. Contrairement à d’autres opérations de police où les forces de l’ordre ont vocation à gérer des comportements individuels – interpellations par exemple –, une opération de maintien de l’ordre suppose quasi-systématiquement une présence humaine massive, les gendarmes et policiers devant interagir non pas avec des individus, même nombreux, pris isolément, mais avec une foule.
Ces deux spécificités majeures impliquent la mise en place d’une formation et d’un entraînement adaptés à destination des unités appelées à intervenir dans un tel contexte. Le maintien de l’ordre ne s’improvise pas. C’est un métier auquel il faut être formé et qui ne tolère aucune approximation dans sa mise en œuvre, au risque d’emporter des conséquences potentiellement malheureuses tant pour les manifestants que pour les forces de l’ordre, voire pour les tiers pris dans le tumulte de l’événement.
● La formation des EGM.
La gendarmerie dispose d’un centre unique dédié à la formation des unités mobilisées lors d’opérations de maintien de l’ordre : le Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier (CNEFG) en Dordogne.
Créé en 1969 et s’étendant sur 140 hectares, le CNEFG a vocation à assurer la formation, initiale et continue – le « recyclage » – des officiers et sous-officiers de la gendarmerie dans le domaine du rétablissement de l’ordre, que ces gendarmes soient déployés sur le territoire national ou en opérations extérieures (OPEX). D’après les informations fournies par le directeur général de la gendarmerie nationale, les escadrons de gendarmerie mobile suivent une formation au Centre une fois tous les trois ans (29), une telle fréquence nécessitant, selon lui, d’être augmentée.
Plus précisément, le recyclage des unités prend la forme d’un stage d’une durée de deux semaines, précédé d’une semaine de formation. Sept stages à six unités – EGM et compagnies de la Garde républicaine – sont planifiés tous les ans, chaque EGM effectuant ce recyclage environ tous les 32 mois.
Comme l’a expliqué le général Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre, aux membres de la commission d’enquête, « Trois notions structurent l’entraînement à Saint-Astier : premièrement, le rappel du sens – pourquoi est-on gendarme et quels sont les enjeux de cette qualité, la réponse étant le fait de servir son pays et de protéger nos valeurs communes, notamment nos libertés – ; deuxièmement, le renforcement des capacités individuelles, car le maintien de l’ordre et les actions de sécurité en général sont de plus en plus exigeants ; troisièmement, le réalisme des entraînements, qui permet de placer les gendarmes dans des situations les plus proches possibles de la réalité, afin de favoriser une certaine maturité psychologique dans la gestion du stress – en effet, face à des situations éprouvantes, il est nécessaire de s’entraîner pour acquérir le sang-froid et la maîtrise de soi qui seront déterminants pour faire un usage abouti de l’emploi de la force.» (30)
Au cours de son déplacement au Centre, la commission d’enquête a pu apprécier concrètement le contenu de cette formation. Elle a pu constater, notamment, le réalisme et l’exigence des entraînements – mission rupture de contact, engagement de haute intensité de nuit, etc. – nécessaires à l’acquisition des savoir-faire complexes qui devront être mis en œuvre au cours d’opérations réelles.
La qualité de la formation dispensée est d’ailleurs reconnue au-delà de nos frontières puisque le CNEFG accueille régulièrement des stagiaires issus de l’ensemble des pays européens.
● La formation des CRS.
Contrairement à la gendarmerie, la police dispose de quatre structures distinctes et complémentaires pour la formation individuelle et collective des compagnies républicaines de sécurité :
– les centres de Lyon et Rennes, qui sont spécifiquement dédiés à l’ordre public ;
– le centre de Dijon, spécialisé dans l’entraînement au tir ;
– le centre de Toulouse, qui a trait à la gestion administrative et financière des unités de CRS.
Ces centres permettent l’acquisition d’une formation uniforme, partagée par l’ensemble des unités, ce qui est indispensable dès lors que celles-ci peuvent être regroupées pour participer aux mêmes opérations. En outre, les unités mettent en œuvre des systèmes de formation interne avec des référents et des sites d’entraînement variés.
Chaque compagnie de CRS est tenue d’effectuer trois semaines de formation par an, auxquelles s’ajoutent dix jours d’entraînement au tir et au maniement des équipements (31). Le commandant Christian Gomez a ainsi précisé à la commission que les agents des CRS suivaient une trentaine de journées de formation annuelles. Environ 25 jours de formation, organisés en trois périodes de recyclage unité de trois jours (PRU) complétées par des journées d’entraînements techniques sont effectués. Par ailleurs et en fonction des besoins individuels, des journées de formation ponctuelle d’entraînement au tir et d’entraînement technique sont susceptibles d’être organisées par section (32).
● Ces formations et recyclages renforcent le sens du collectif et la cohésion, qui sont indispensables au sein des EGM et des CRS pour mener à bien leurs missions. Dans de telles unités, en opération de maintien de l’ordre, il n’y a pas de place pour l’action individuelle, il n’y a que des actions collectives (33). Comme le précisait le commandant de CRS Roland Guillou, « […] le CRS n’est jamais un « gardien lambda » ; il fait partie d’un groupe au sein d’une section elle-même rattachée à une demi-compagnie, la compagnie dans son ensemble étant placée sous l’autorité d’un commandant. » (34), le commandant Éric Le Mabec ajoutant que « Une unité de CRS réunit des hommes qui, au-delà de leurs missions ponctuelles de maintien de l’ordre, vivent ensemble deux cents jours par an. La cohésion entre eux dépasse donc le cadre professionnel […] » (35).
● Au-delà des formations stricto sensu, les retours d’expérience consécutifs aux opérations menées permettent aux forces mobiles de faire évoluer leur doctrine, leurs équipements et l’utilisation qui en est faite. C’est ce qu’a précisé M. Jean-Marc Falcone, directeur général de la police nationale en affirmant que « Ce fut le cas des manifestations de février 2014 à Nantes, qui nous ont conduits à faire évoluer la doctrine d’emploi des lanceurs d’eau et la doctrine paramédicale au profit des tiers et des forces de l’ordre. » (36)
2. La doctrine française du maintien de l’ordre et les moyens qui la servent
a. La mise à distance et le recours absolument nécessaire, proportionné et gradué à la force
Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, l’homme politique et historien athénien Thucydide assure que « De toutes les manifestations du pouvoir, celle qui impressionne le plus les hommes, c’est la retenue. »
Une telle devise pourrait résumer la doctrine française en matière de maintien de l’ordre. La présence des unités qui en sont chargées est avant tout dissuasive ; il s’agit de montrer sa force – de manière proportionnée par rapport à la situation – pour ne pas avoir à l’exercer. Cette doctrine repose, d’une part, sur l’évitement, aussi longtemps que possible, des contacts physiques entre manifestants et forces de l’ordre et des violences et blessures qu’elles peuvent engendrer. D’autre part, elle suppose la mise en œuvre de la force en dernier recours sachant que, lorsqu’il est effectivement recouru à la contrainte, cette réponse doit être graduée, nécessaire et proportionnée. D’autres pays ont opéré des choix doctrinaux et opérationnels différents.
Cela semble relever de l’évidence mais il convient de le rappeler : policiers et gendarmes responsables du maintien de l’ordre ne font éventuellement usage de la force que dès lors que ce qui était initialement un événement de voie publique où s’exerçaient normalement les libertés publiques dégénère en un attroupement susceptible de troubler l’ordre public. Si aucun risque de trouble n’existe ou si aucun trouble ne se matérialise effectivement, les forces de l’ordre, bien que présentes, resteront dans une attitude préventive et ne feront aucun usage de la force. Leur mission première n’est pas de réprimer, mais de garantir aux citoyens qui l’exercent le droit de manifester en toute sécurité, sans que cet exercice légitime soit troublé par des actions et des comportements qui sortiraient alors du cadre de l’expression des libertés publiques, pour relever de la catégorie des actes pénalement répréhensibles.
C’est ce que confirment les propos que M. Bernard Boucault, préfet de police de Paris a tenus devant la commission : « je citerai ce que je dis toujours lors de la réunion de briefing préalable à une manifestation avec toutes les personnes qui participeront au maintien de l’ordre : "Cet après-midi, nous n’aurons pas devant nous des adversaires mais des citoyens qui veulent exercer leur droit de manifester pour exprimer leur opinion, et notre devoir est de garantir cette liberté, en leur permettant de l’exercer en toute sécurité." C’est cela, selon moi, l’ordre public républicain, et il doit inspirer toutes les décisions que nous prendrons au cours de la manifestation. » (37)
Comme l’a résumé le directeur général de la police nationale, « La doctrine française du maintien de l’ordre […] repose sur deux principes simples : prévenir les troubles pour ne pas avoir à les réprimer et éviter l’usage des armes en faisant preuve, jusqu’aux dernières minutes, de calme et de sang-froid. » (38)
L’usage de la force dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre est – légitimement – contraint par un cadre juridique et des procédures spécifiques prévus notamment par le code pénal (39) et le code de la sécurité intérieure (40). Les deux types de forces mobiles appliquent le même régime juridique et il n’existe aucune différence entre elles sur la doctrine d’emploi de la force en opération de maintien de l’ordre. Schématiquement, celui-ci suppose :
– qu’un attroupement se soit formé ;
– qu’une autorité habilitée à cet effet ait décidé de la dissipation de l’attroupement ;
– que des sommations réitérées aient été prononcées en ce sens afin que les individus constituant l’attroupement se dispersent ;
– que les individus en cause n’aient pas obtempéré et que l’attroupement ne se dissipe pas.
Aux termes du premier alinéa de l’article 431-3 du code pénal, « Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public. ». Il se distingue donc de la manifestation ou de la réunion publique par le risque de trouble à l’ordre public qu’il est susceptible de constituer. Contrairement à la manifestation et ainsi que l’a rappelé M. Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur, « l’attroupement ne constitue pas l’exercice d’une liberté publique. On ne lui reconnaît pas de finalité politique. » (41). Il ne doit pas être confondu avec la manifestation illicite en raison d’une absence de déclaration ou d’une déclaration incomplète ou inexacte qui, si elle se tient, ne constitue pas ipso facto un attroupement. L’attroupement est un délit qui crée un fait justificatif légal permettant l’emploi de la force pour le faire cesser. Lorsqu’elle est retenue, la qualification d’attroupement a un double effet : elle permet la dispersion de celui-ci et de retenir l’incrimination pénale de participation délictueuse à un attroupement.
● En application du second alinéa de l’article 431-3 du code pénal, « Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure. » Les sommations doivent être prononcées par les autorités habilitées mentionnées à l’article L. 211-9 du code la sécurité intérieure, à savoir :
– le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police ;
– le maire ou l’un de ses adjoints (sauf à Paris) ;
– tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire.
Le prononcé des sommations est décrit à l’article R. 211-11 du code de la sécurité intérieure. Au préalable, l’autorité habilitée doit avoir annoncé sa présence en énonçant : « Obéissance à la loi. Dispersez-vous. » L’ordre de dissipation devant pouvoir être entendu par tous les individus concernés, celui-ci est effectué par haut-parleur.
À la suite de cette annonce préalable et dans l’hypothèse où l’attroupement ne s’est pas dissipé, il peut alors être fait usage de la force pour y parvenir. L’autorité habilitée doit avertir à deux reprises les individus concernés de son intention de faire usage de la force. Par le même moyen technique, l’autorité procède alors à une première sommation en vue de dissiper l’attroupement : « Première sommation : on va faire usage de la force. » Si elle reste sans effet, une seconde sommation est effectuée : « Dernière sommation : on va faire usage de la force. ».
Les sommations doivent évidemment être audibles et visibles par les participants à l’attroupement. Chaque annonce ou sommation peut être remplacée – si l’utilisation du haut-parleur est impossible ou inopérante – ou complétée par un signal visuel avec le lancement d’une fusée rouge.
En cas de recours à certaines armes mentionnées à l’article R. 211-16 du code de la sécurité intérieure, la dernière sommation et/ou le lancement de la fusée d’alerte doivent être réitérés.
Il convient de noter que le code de la sécurité intérieure ne fixe aucun délai après la première annonce et entre les sommations.
Si les sommations aboutissent in fine à la dissipation de l’attroupement, l’usage de la force n’est plus justifié et le délit de participation à l’attroupement n’est plus susceptible d’être retenu. Le recours à la force n’est donc pas systématique en maintien de l’ordre. Ce n’est qu’en cas d’échec des sommations et de persistance du trouble que l’usage de la force est possible, de manière absolument nécessaire et proportionnée, une gradation des moyens étant, par ailleurs, suivie en la matière.
● L’absolue nécessité et la proportionnalité du recours à la force sont deux conditions strictes et cumulatives rappelées à l’article R. 211-13 du code de la sécurité intérieure, étant entendu que l’emploi de la force doit évidemment prendre fin dès lors que le trouble a cessé (42).
La gradation des moyens et matériels auxquels les forces de l’ordre sont susceptibles de recourir peut être décomposée en quatre phases distinctes. L’appréciation de cette gradation dans l’emploi des moyens coercitifs nécessaires à la dissipation d’un attroupement est du ressort de l’autorité civile, sa mise en œuvre relevant des commandants d’unités. La gradation permet une adaptation permanente de la réponse opérationnelle à la physionomie et à l’évolution de l’événement et une prise en compte différenciée des multiples comportements susceptibles d’être constatés au sein d’attroupements.
Il peut tout d’abord être fait usage de la force physique seule avec, par exemple, le recours à des manœuvres telles que des barrages, des charges (43) ou des bonds offensifs de dispersion (44).
Les unités peuvent, par ailleurs, recourir à la force dite « simple », c’est-à-dire l’emploi de la force physique et des moyens intermédiaires, à savoir les matériels et armements non classés en tant qu’armes à feu : bâtons de défense, boucliers, engins lanceurs d’eau (en dotation dans la police), containers lacrymogènes à main, grenades lacrymogènes à main MP7 ou CM6 par exemple.
Si le trouble persiste ou s’aggrave et après réitération de la seconde sommation, l’usage des armes à feu est possible. Les moyens pouvant être mis en œuvre sont strictement et limitativement énumérés à l’article D. 211-17 du code de la sécurité intérieure. Il s’agit, à l’exclusion de toute autre arme, des grenades en dotation dans les unités et de leurs lanceurs, soit :
– les grenades lacrymogènes instantanées GLI/F4 à effet de souffle. Utilisées dans des situations particulièrement dégradées, elles émettent par détonation un effet sonore et de choc intense de l’ordre de 165 décibels à 5 mètres ;
– les grenades instantanées (sans produit lacrymogène) ;
– les lanceurs de grenades 56 mm et leurs munitions (lanceur dit « Cougar ») ;
– les lanceurs de grenades 40 mm et leurs munitions ;
– les grenades à main de désencerclement (GMD). Elles propulsent 18 projectiles en caoutchouc et émettent un fort effet sonore (150 décibels à 5 mètres).
Si les grenades offensives OF F1 figurent toujours à l’article D. 211-17 précité, l’interdiction de leur utilisation au titre du maintien de l’ordre a été décidée par le ministre de l’Intérieur après les opérations menées dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 à Sivens au cours desquelles le jeune manifestant Rémi Fraisse est décédé à la suite de l’utilisation d’une telle grenade. Rappelons que cette catégorie de grenades était uniquement en dotation au sein de la gendarmerie nationale.
Enfin, dans l’hypothèse ultime d’agression des forces de l’ordre par armes à feu et en application de l’article D. 211-20 du code de la sécurité intérieure, celles-ci peuvent riposter au moyen du fusil à répétition de précision de calibre 7,62 x 51 mm.
Lors d’opérations de maintien de l’ordre, l’usage des armes à feu ne peut s’effectuer que sur ordre exprès des autorités habilitées à décider de l’emploi de la force, celui devant être transmis de telle sorte que sa matérialité et sa traçabilité soient assurées (45). Ces autorités sont : le préfet du département ou le sous-préfet, le maire ou l’un de ses adjoints, le commissaire de police, le commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l’autorité préfectorale, un commissaire de police ou l’officier de police chef de circonscription ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale (46).
Au total, la décision de faire usage de la force n’est donc pas prise individuellement par chaque policier ou gendarme membre d’une CRS ou d’un EGM ; il s’agit d’une action collective strictement encadrée et qui relève de la décision d’une autorité supérieure, l’autorité civile, qui doit, en outre, être présente sur les lieux en vue de décider de cet emploi si les circonstances l’exigent (47). En conséquence et hors le cas où celui-ci se retrouverait isolé en cours d’opération, un CRS ou un gendarme mobile en unité ne peut faire usage de la force sur le fondement de la légitime défense telle qu’elle est prévue aux articles 122-5 et 122-6 du code pénal (48).
En dehors de cette échelle de gradation à quatre niveaux, si des violences ou voies de fait sont exercées contre les forces de l’ordre ou que celles-ci ne peuvent défendre autrement le terrain qu’elles occupent, le commandant de la force publique peut décider lui-même de faire usage de la force directement, sans sommation (49), au moyen des armes énumérées à l’article D. 211-17 précitées auxquelles s’ajoute, en application de l’article D. 211-19 du code de la sécurité intérieure, le lanceur de balle de défense de calibre 40 (LBD 40 x 46) avec des projectiles non métalliques. Les projectiles non métalliques tirés par les lanceurs « Cougar », dits projectiles « bliniz », ont été retirés des services sur décision des directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales (50). Quant au LBD de calibre 44 Flash-Ball, même s’il figure à l’article précité, il n’est pas en dotation au sein des unités spécialisées pour l’accomplissement de missions de maintien de l’ordre.
Le schéma suivant, réalisé par le Centre national d’entraînement des forces de Saint-Astier, reprend strictement les dispositions législatives et réglementaires précitées sans tenir compte des éventuelles décisions de retrait de certains équipements ou de l’absence de dotation pour l’accomplissement des missions de maintien de l’ordre. Il permet toutefois de visualiser de manière synthétique la doctrine d’emploi de la force par la gendarmerie en vertu du principe de gradation de la réponse.
LE PRINCIPE DE GRADATION DANS L’EMPLOI DE LA FORCE
Source : direction générale de la gendarmerie nationale ; réponse au questionnaire de la commission d’enquête.
● Il convient de préciser que, en plus d’être strictement encadré, le recours à la force et sa mise en œuvre sont susceptibles d’être soumis, en dernière analyse, au contrôle a posteriori du juge. Celui-ci pourra être amené, le cas échéant, à apprécier les critères d’absolue nécessité et de proportionnalité au regard des circonstances particulières propres à chaque attroupement. Outre le juge national, le juge européen peut avoir à connaître de l’action des forces de l’ordre. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considère qu’un contrôle de l’absolue nécessité et de la proportionnalité du recours à la force susceptible d’entraîner la mort s’impose sur le fondement de l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et les libertés fondamentales (droit à la vie) (51). La France a récemment été condamnée à ce titre, la Cour considérant que, dans le cas d’espèce, l’usage de la force armée par un gendarme n’était pas absolument nécessaire au regard des circonstances (52). Il convient toutefois de préciser que cette affaire ne concernait pas une opération de maintien de l’ordre mais une garde à vue.
Au total, le maintien de l’ordre et les hommes qui l’assurent sont donc soumis à un très grand formalisme et relèvent de deux autorités : l’autorité civile incarnée par le représentant de l’État ou son délégué ; et le juge national (le maintien de l’ordre est une mission qui est en partie définie par le code pénal) ou européen. Dès lors que sont en jeu les libertés publiques et des impératifs démocratiques, un tel encadrement est parfaitement légitime.
Au-delà de ce cadre juridique, les forces de police et de gendarmerie ont développé une éthique du maintien de l’ordre. Le code de déontologie commun aux deux forces, applicable depuis le 1er janvier 2014 et codifié dans la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure dispose, dans son article R. 434-18 consacré à l’emploi de la force que :
« Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas.
Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut. »
b. Des équipements et armements individuels et collectifs offrant un équilibre mobilité/protection/puissance
Les moyens matériels à disposition des forces mobiles – équipements, armements et munitions, voire véhicules – ont vocation à leur permettre d’adapter leur posture en fonction des différentes situations rencontrées en opération de maintien de l’ordre et à assurer un équilibre entre trois contraintes parfois difficilement compatibles :
– la mobilité : essentielle pour assurer la réactivité et effectuer des manœuvres rapides, effectives et efficaces ;
– la protection : les CRS et gendarmes mobiles pouvant être confrontés à des situations de haute intensité et à des comportements parfois extrêmement violents. En outre, un niveau de protection élevé permet de retarder l’emploi de la force par « absorption » de la violence rencontrée ;
– la puissance : la réponse opérationnelle par usage de la force, lorsqu’elle est mise en œuvre, devant permettre un maintien ou un rétablissement rapide de l’ordre public afin d’éviter la persistance durable des troubles et l’envenimement de la situation.
À cet égard, un service spécialisé unique, le service de l’achat, des équipements et de la logistique de la sécurité intérieure (SAELSI) assure, depuis le 1er janvier 2014, le recueil des besoins, la conception, l’achat et la mise à disposition des équipements et des moyens nécessaires à l’exercice des missions des personnels et des services de la direction générale de la gendarmerie nationale, de la direction générale de la police nationale et de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (moyens mobiles, armement, équipements de protection, habillement, etc.).
D’après les informations communiquées à la commission d’enquête par le SAELSI, il n’existe pas de différences notables sur le plan technique dans l’expression des besoins ou l’utilisation des équipements entre les CRS et la gendarmerie mobile. En effet, un travail de convergence a été opéré par la DGGN et la DGPN depuis plusieurs années. Toutefois, les demandes de chacune des forces peuvent évoluer en fonction de leurs missions spécifiques (engagement en opération extérieure pour la gendarmerie par exemple) ou des priorités fixées par chaque direction quant à l’affectation de ses crédits.
Le Rapporteur a souhaité s’intéresser aux principaux matériels et équipements défensifs et offensifs en dotation dans les CRS et les EGM (53), étant entendu que tous ne sont pas susceptibles d’être utilisés lors d’opérations de maintien de l’ordre (par exemple les bâtons télescopiques ou les pistolets à impulsions électriques ; cf. supra).
En ce qui concerne les éléments de protection, les membres des deux forces mobiles sont dotés de protections individuelles pare-coups – jambières, gants, protection du haut du corps – voire pare-balles – gilets et casque pare-balles, hormis la visière. Les unités disposent également, en dotation collective (54), de boucliers de maintien de l’ordre. Il convient de préciser que les CRS possèdent deux types de tenues pare-coups, ce qui peut poser des difficultés sur le terrain dès lors qu’il n’est pas possible de changer de tenue en cours de service. La gendarmerie a, quant à elle, fait le choix d’une tenue de maintien de l’ordre modulaire, la tenue 4S, qui permet au gendarme de faire évoluer son niveau de protection en fonction des événements, de l’importance de la menace ou de l’effet à obtenir sur les individus troublant l’ordre public.
En ce qui concerne l’armement, il convient de distinguer entre les armes non classées en tant qu’armes à feu d’une part, et les armes à feu et leurs munitions d’autre part. S’agissant des premières, les forces mobiles disposent de bâtons en bois, en caoutchouc, à poignée latérale de type tonfa, de bâtons télescopiques et des aérosols de gaz lacrymogènes. Les armes à feu en dotation sont : les LBD, les lanceurs de grenades, le pistolet automatique en dotation individuelle, le fusil AMD, Famas ou carabine de précision de type Tikka en dotation collective pour le tir de riposte. Les munitions à disposition sont les munitions cinétiques (55) pour les LBD, les grenades lacrymogènes, les grenades lacrymogènes instantanées GLI/F4 (lancées à la main ou au moyen du lance-grenades), les grenades à main de désencerclement et les munitions de calibre 9 mm, 5,56 mm et 7,62 mm.
En outre, des dispositifs spécifiques peuvent être mis en œuvre. Il s’agit des lanceurs d’eau, en dotation au sein des CRS (mais également à la préfecture de police de Paris) et des dispositifs de retenue autonome du public (barrières mobiles).
Les moyens déployés en opération de maintien de l’ordre dépendent de la nature de la mission assignée aux forces. Si l’événement de voie publique se caractérise par son calme, certains équipements et matériels ne seront pas sortis et encore moins utilisés. La modularité et l’adaptation sont essentielles, y compris en termes psychologiques vis-à-vis des manifestants. Ainsi que le soulignait le directeur général de la gendarmerie nationale, « Si [les forces] sont trop équipées, elles donneront une impression guerrière contradictoire avec l’objectif poursuivi » (56) dès lors qu’une manifestation n’a pas été interdite.
Par ailleurs, l’équipement est évidemment évolutif. Ainsi, les CRS ont été dotés de jambières en polyamide (57), d’un nouveau type de bouclier en polycarbonate et d’un gilet pare-coups lourd (dit « Robocop ») à la suite des manifestations de marins-pêcheurs à Rennes en 1994 au cours desquelles de nombreux fonctionnaires avaient été touchés aux membres inférieurs.
c. Les exemples étrangers : d’autres types d’organisations, de doctrines et d’équipements
Une analyse comparative des pays voisins de la France tend à démontrer une grande hétérogénéité des doctrines et modalités du maintien de l’ordre ainsi que de l’organisation des forces qui en sont chargées. Un tel constat n’est guère étonnant dans la mesure où chaque pays possède sa propre perception de l’équilibre entre ordre public et expression des libertés publiques et sa propre sensibilité collective, héritées de son histoire.
Il a semblé utile au Rapporteur de présenter, de manière synthétique, ces différents modèles. Ils se fondent, d’une part, sur les réponses aux questionnaires adressés par la commission d’enquête à un certain nombre d’attachés de sécurité intérieure en poste dans différentes représentations diplomatiques (58) et, d’autre part, sur les éléments recueillis par la commission lors du déplacement de certains de ses membres à Lunebourg (Allemagne) (59).
● Allemagne
Deux forces de police de niveaux différents sont susceptibles d’intervenir : la police fédérale et la police de chaque Land. Leurs compétences sont mises en commun lors d’opérations globales. Les deux polices se concertent pour la définition des mesures opérationnelles et mènent leurs opérations de manière parallèle et sous leurs responsabilités respectives. Dans certains Länder, l’intégration peut être assez poussée. Ainsi, en Basse-Saxe, une direction commune des opérations a été créée afin de gérer les transports de matière nucléaire de type CASTOR (60).
La doctrine allemande du maintien de l’ordre oscille entre, d’une part, le maintien à distance des fauteurs de trouble avec, notamment, l’emploi important d’engins lanceurs d’eau et, d’autre part, la recherche du contact avec des manœuvres de force et de saturation de l’espace, notamment à des fins d’interpellations. Cette seconde tactique est susceptible de provoquer de nombreux blessés, qu’il s’agisse de manifestants ou de membres des forces de l’ordre.
L’éventail des moyens utilisés par les polices allemandes en maintien de l’ordre – et, par conséquent, leur gradation – est plus restreint que celui dont les forces mobiles françaises disposent. Outre les engins lanceurs d’eau, les policiers allemands ont recours aux bâtons de protection et de défense et aux conteneurs de gaz de défense en dotation individuelle ou collective.
● Belgique
Les services de police belges sont organisés et structurés à deux niveaux, le niveau fédéral et le niveau local, qui assurent ensemble la fonction de police intégrée. Ces niveaux sont autonomes, sans lien hiérarchique entre eux, et dépendent d’autorités distinctes.
La police locale assure, à son niveau de compétence, la fonction de police de base, laquelle comprend toutes les missions de police administrative et judiciaire nécessaires à la gestion des événements et des phénomènes locaux sur le territoire de la zone de police (61), de même que l’accomplissement de certaines missions de police à caractère fédéral. Le maintien de l’ordre est l’une des sept fonctionnalités de base qui doivent être exercées dans toutes les zones de police (62).
La police fédérale assure sur l’ensemble du territoire les missions spécialisées et supralocales de police administrative et judiciaire, ainsi que des missions d’appui aux polices locales et aux autorités de police.
Il existe peu d’unités constituées permanentes spécialisées dans le maintien de l’ordre. En font partie le Corps d’intervention de la police fédérale (CIK) et certains pelotons de grandes zones de police avec, le cas échéant, l’appui spécialisé de la police fédérale.
Le maintien de l’ordre s’appuie sur une doctrine spécifique dénommée la gestion négociée de l’espace public (GNEP) qui repose sur les principes de dialogue, de concertation, de responsabilisation et de collaboration. Pour gérer les événements de voie publique, diverses capacités peuvent être mises en œuvre, notamment :
– la capacité hypothéquée de la police locale (Hycap), qui s’analyse comme un mécanisme de solidarité nationale en matière de gestion du maintien de l’ordre. À ce titre, l’ensemble des zones de police du pays sont susceptibles de mettre une partie de leur capacité opérationnelle à disposition d’une autre zone confrontée à des missions qu’elle ne peut assurer seule. Diverses unités peuvent donc être regroupées temporairement pour les besoins et la durée d’une mission ;
– les pelotons d’intervention de certaines zones de police locales : certaines grandes zones disposent de personnels exerçant à titre principal des missions de maintien de l’ordre au sein d’unités constituées quasi-permanentes ;
– le Corps d’intervention de la police fédérale : réserve non spécialisée d’intervention, elle peut remplacer la réserve Hycap et fournir un appui aux polices locales et aux services déconcentrés de la police fédérale ;
– l’appui spécialisé de la police fédérale par la Direction de la sécurité publique (DAS) : elle assure des missions spécifiques avec, par exemple, la mise à disposition d’équipes lacrymogènes (teams lacry), d’équipes d’arrestation et de captation vidéo (teams arrestations et teams vidéo), d’unités de police à cheval, de cellules de commandement spécialisées et de poste de commandement mobile, ou encore la gestion et l’appui en moyens de transports spécialisés (camion sanitaire, bus personnes arrêtées, etc.).
L’usage de la force doit être différé le plus longtemps possible et rester limité au strict nécessaire pour maintenir ou rétablir l’ordre public. Au titre de l’armement individuel, les fonctionnaires de police disposent d’armes à feu courtes (type pistolet automatique calibre 9 mm), d’armes de frappe droite rétractables et de moyens incapacitants. Au titre de l’armement collectif, ils disposent d’armes de frappe droite rigides ou souples et de moyens incapacitants (sprays au poivre naturel ou lacrymogènes). Enfin, un armement particulier peut être utilisé, telles des grenades lacrymogènes lancées à la main ou tirées.
● Espagne
Le système policier espagnol repose sur deux principes.
Le premier principe est celui de la dualité des forces d’État. Comme la France, l’Espagne dispose d’une police à statut civil, le Cuerpo Nacional de Policía (CNP), et une à statut militaire, la Guardia Civil (GC). La répartition des missions repose essentiellement sur la compétence territoriale : le CNP est compétent dans les zones urbaines, la GC dans les zones rurales. Chaque force a la charge du maintien de l’ordre dans sa zone de compétence propre, sauf en cas de crise grave impliquant un renforcement du dispositif opérationnel. La décision en revient alors au secrétariat d’État à la Sécurité (SES), dépendant du ministère de l’Intérieur. La coordination entre les deux forces s’effectue, au niveau national, par le SES et, au niveau des comunidades autónomas, par le délégué du Gouvernement dont le rôle est équivalent à celui du préfet de zone français.
Le second principe est celui de la décentralisation des pouvoirs de police au niveau des comunidades autónomas qui en font la demande. Tel est le cas en Catalogne ou encore au Pays Basque. Les polices « autonomiques » (63) sont alors compétentes pour le maintien de l’ordre au sein de la comunidad. Chaque corps emploie, entraîne et équipe ses propres unités, sans mutualisation d’emploi, de moyens ou de formation entre les comunidades.
En dépit de cette décentralisation très poussée, la doctrine générale qui se dégage en matière de maintien de l’ordre repose sur la canalisation et le maintien à distance des manifestants, même si l’action opérationnelle sera évidemment adaptée en fonction de la physionomie de la protestation et des troubles observés.
L’action générale des forces de sécurité est régie par un texte organique (64). L’action concrète en matière de maintien de l’ordre relève de procédures internes, de directives et de circulaires qui peuvent différer d’un corps à l’autre. Ainsi, le CNP, la GC et les polices « autonomiques » peuvent-ils recourir à des procédés tactiques et mettre en œuvre des moyens différents.
À l’image de la France, l’usage de la force est soumis aux principes d’opportunité – un certain désordre est acceptable –, de proportionnalité et de gradation. Les forces de police utilisent principalement les équipements suivants : bâtons de défense en bois ou en caoutchouc dur ; projectiles fumigènes à main ou à fusil ; projectiles mixtes fumigènes/lacrymogènes à main ou à fusil ; dispositifs sonores à longue portée (65) ; pelotas, des balles en caoutchouc 54 mm lancées à l’aide d’un fusil de précision ; lanceurs de type Flash-Ball avec balles de 44 mm (66).
Les deux forces de police d’État se préparent à l’interdiction des balles de défense de 54 et 44 mm et étudient des moyens alternatifs (containers lacrymogènes, billes de peinture indélébile, projectiles déformables type « bliniz »). La comunidad de Catalogne envisage, quant à elle, l’interdiction des balles de gomme de 44 mm.
Quant à la décision de recourir à la force ou aux armes, il convient de souligner que, contrairement à la France, elle ne relève pas de l’autorité civile. Celle-ci donne uniquement l’ordre de disperser une manifestation au commandant territorial qui le répercute sur les chefs d’unités. Ceux-ci sont seuls juges du degré de contrainte à employer pour exécuter cet ordre, le cas échéant, dans le respect des consignes éventuellement données par l’autorité administrative.
● Italie
Les forces de police italiennes sont divisées en deux catégories distinctes, selon qu’elles disposent ou pas de la compétence générale de police.
La première catégorie comprend deux forces : la Police d’État et l’Arme des Carabiniers qui possèdent une compétence générale de police et sont comparables respectivement à la police et à la gendarmerie nationales françaises. Ce sont elles qui ont normalement la charge des opérations de maintien de l’ordre public.
La seconde catégorie comprend trois forces de police à compétence spécialisée : la Garde des Finances, police à statut militaire dépendant du ministère de l’Économie, la Police pénitentiaire, responsable de la garde des établissements pénitentiaires et des transfèrements dépendant du ministère de la Justice et la Police Forestière, qui réprime les atteintes à l’environnement dans les zones forestières et les parcs naturels et dépend du ministère de l’Environnement. Seule la Garde des Finances dispose d’unités spécialisées au maintien de l’ordre, les deux autres pouvant être amenées ponctuellement à mettre à disposition des unités destinées au maintien de l’ordre lors d’événements de grande ampleur (par exemple des événements internationaux de type G8).
En termes de doctrine, une autonomie est reconnue à chaque force dans l’exécution de la mission confiée par l’autorité de sécurité publique compétente. Il n’y a pas de mutualisation dans l’exécution, chaque commandant de force gérant sa propre mission, en parallèle des autres forces présentes. Les différents textes applicables à chaque force sont toutefois homogénéisés, afin d’assurer une cohérence dans l’action opérationnelle.
L’usage de la force est décidé par le questeur (67) ou son représentant sur le terrain. Il vise, dans un premier temps, à rétablir la distance avec les manifestants et, le cas échéant, leur dispersion et d’éventuelles arrestations. Les équipements mis en œuvre sont :
– défensifs : casques, boucliers, protections corporelles, bâtons de défense, pistolets automatiques dans le cadre de la légitime défense ;
– offensifs : grenades lacrymogènes, fusils lance-grenades.
● Royaume-Uni
Le système britannique présente une grande originalité puisque les unités de maintien de l’ordre ne sont pas structurées de manière permanente, le Royaume-Uni ne disposant pas d’unités spécialisées en la matière. Il s’appuie sur le réseau policier associatif de l’ACPO (68) et du College of Policing pour déterminer des formations et des méthodes communes – avec, par exemple, le manuel de police Keeping The Peace élaboré par l’ACPO et diffusé à l’ensemble des acteurs. L’organisation des forces de l’ordre est très décentralisée, avec quelque 43 polices locales en Angleterre et au Pays de Galles, auxquelles s’ajoutent la police d’Irlande du Nord et la police unifiée d’Écosse.
Le modèle opérationnel situe la police parmi la foule, au contact, ce qui l’expose davantage aux provocations et violences, même si la culture britannique de la manifestation se caractérise par un nombre de débordements et un degré de violence moins importants que dans d’autres pays, dont la France. Il n’est pas recouru à des unités séparées des manifestants ou des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre. Exceptionnellement, la séparation physique entre policiers et manifestants s’effectue au moyen de canons à eau (69) ou de bâtons de défense. Dans tous les cas, la force doit être mise en œuvre de manière proportionnée.
La réponse aux troubles à l’ordre public s’exerce souvent a posteriori, les condamnations pénales prononcées étant alors généralement sévères et faisant l’objet d’une grande médiatisation. De la même manière, la responsabilité individuelle des agents est régulièrement mise en cause par les médias en cas d’usage de la force.
● Suède
La Suède dispose d’un service de police national, dépendant du ministère de la Justice, avec des forces de police régionalisées. La « police quotidienne » est l’autorité compétente de droit commun en matière de maintien de l’ordre (70). Elle est composée de forces civiles territoriales qui reçoivent une formation de base sur les tactiques de maintien de l’ordre.
Par ailleurs, l’Organisation nationale de renforcement (NFO) peut être mobilisée par le Département des opérations nationales (71), afin d’apporter son concours aux unités de police locales pour les événements jugés à haut risque de débordement. La NFO se compose d’une structure de commandement, d’unités mobiles en uniforme, d’officiers de police de dialogue et d’agents en civil qui effectuent des recherches et peuvent procéder à des contrôles et des arrestations. Les unités d’intervention mobiles sont composées de commandants et d’officiers de la police civile, spécialement entraînés à la gestion de crise et basés principalement dans les trois plus grands centres de police (Stockholm, Västra Götaland et Skåne).
La doctrine en matière de maintien de l’ordre a été revue en 2004 à la suite des violents affrontements en marge du sommet européen de Göteborg en 2001. La nouvelle stratégie nationale pour les événements à hauts risques de débordement (Special police tactics – SPT) privilégie le dialogue, via des agents spécialisés, la mise à distance et la dispersion. En substance, il s’agit de réduire au maximum les risques de confrontation plutôt que de contrôler physiquement la foule. Dans l’hypothèse où la situation est relativement calme, les forces de l’ordre adoptent une attitude préventive fondée sur trois piliers : la non-confrontation, la désescalade des tensions et le dialogue. Des officiers des unités mobiles sont spécialement formés au dialogue et assurent un lien avec les manifestants avant, pendant et après l’événement. Si la situation est plus violente, les unités cherchent à mettre la foule à distance et à la disperser. L’usage de la force est régi par les principes de nécessité et de proportionnalité, chaque policier étant équipé d’un pistolet, d’une bombe lacrymogène et d’un bâton télescopique.
C. L’EFFICACITÉ DU MAINTIEN DE L’ORDRE À LA FRANÇAISE
1. Une doctrine efficace pour prévenir ou faire cesser les troubles à l’ordre public
a. L’efficacité de la protection de l’ordre public
Le maintien de l’ordre est une matière particulièrement sensible, chaque débordement, manquement ou faute constaté à cette occasion – de la part des manifestants comme des forces de l’ordre – faisant l’objet de débats publics et d’une grande médiatisation. À cet égard, il est intéressant de se replonger dans les archives parlementaires pour constater que, au cours des travaux menés par la commission d’enquête chargée de rechercher les causes et les origines des événements du 6 février 1934, les mêmes interrogations avaient surgi : quel était le degré de violence des manifestants ? L’usage de la contrainte physique par les forces de l’ordre était-il légitime et proportionné ? Les procédures ont-elles été respectées ? Combien y a-t-il eu des blessés parmi les manifestants et parmi les forces de l’ordre ? (72)
Il n’en demeure pas moins que, de l’avis quasi-unanime des personnes auditionnées par la présente commission d’enquête, les forces chargées du maintien de l’ordre exercent leur mission de manière efficace et en conformité avec les textes et procédures applicables. Au regard du nombre d’événements de voie publique donnant lieu chaque année à des opérations de maintien de l’ordre, les conséquences regrettables de telles opérations, de gravité diverse et pour inacceptables qu’elles soient, demeurent statistiquement marginales. La grande majorité des opérations de maintien de l’ordre, qui s’effectuent sans accroc majeur, ne font évidemment pas l’objet de publicité. Rappelons qu’en 2014, d’après les statistiques communiquées par la direction générale de la police nationale, 7 442 opérations de maintien de l’ordre ont été effectuées en zone DCSP (73), soit une moyenne de plus de 20 opérations par jour.
Comme le souligne M. Bertrand Cavallier, « Dans une acception large, le maintien de l’ordre est une fonction centrale destinée à garantir la cohésion de la Nation et la cohérence du corps social sur les fondements de nos valeurs communes. Il doit notamment permettre de régler les contentieux de façon négociée plutôt que par la violence. Comme vous le savez, il repose sur un strict équilibre entre les impératifs de l’ordre public et les exigences du respect des libertés publiques. » (74)
Sur la période récente, il n’est pas exagéré d’affirmer que la France a connu peu de problèmes majeurs liés à des opérations de maintien de l’ordre dans le sens où les forces qui en sont chargées auraient été totalement désemparées ou démunies face à des manifestants, où des dégradations particulièrement lourdes auraient été commises et où des violences extrêmes – de la part des manifestants comme au niveau de la réponse policière – auraient été constatées. Des « pics » conjoncturels et ponctuels se sont cependant produits et se produiront encore à l’avenir, qui heurtent légitimement les sensibilités individuelles ou sociale. Ils ne doivent néanmoins pas masquer la réalité.
Notre pays n’a pas été confronté à des débordements massifs tels qu’on a pu les constater lors du sommet du G8 à Gênes en 2001, où le dispositif de maintien de l’ordre était manifestement sous-dimensionné – environ 15 000 policiers pour quelque 300 000 manifestants – et qui s’est traduit par un bilan très lourd – un mort et 600 blessés chez les manifestants.
Ainsi que l’a rappelé le ministre de l’Intérieur lors de son audition, devant la plus grande crise d’ordre public de la période moderne qu’a constitué Mai-68, « vingt-cinq jours d’émeutes violentes n’ont pas eu en France de conséquences fatales pour les manifestants, tandis que, la même année, aux États-Unis la garde nationale tirait à plusieurs reprises sur la foule, faisant quarante-trois morts à Détroit et vingt-six à Newark. » (75)
Pour n’évoquer que l’exemple de la capitale, qui concentre le plus grand nombre de rassemblements sur la voie publique, et selon les informations communiquées par le préfet de police, « Quelque 3 000 rassemblements à caractère revendicatif se déroulent chaque année à Paris : 3 382 en 2012, 3 411 en 2013, 2 623 en 2014, dont 600 à 700 de manière inopinée, ce qui pose, j’y reviendrai, des problèmes particuliers. Environ 10 millions de personnes défilent ou se rassemblent sur la voie publique parisienne chaque année. À ce chiffre, déjà considérable, il convient d’ajouter les manifestations festives – technoparades, gay prides –, sportives – Tour de France, marathons, matchs de football – et institutionnelles – le défilé du 14 juillet et les nombreuses visites de chefs d’État et de Gouvernement étrangers. Ce sont au total plus de 6 300 événements que le préfet de police doit encadrer annuellement dans la capitale. » (76)
b. L’usage de la force comme ultima ratio d’une opération de maintien de l’ordre
L’usage de la contrainte physique par les unités en charge du maintien de l’ordre à l’occasion d’événements de voie publique ne constitue pas, tant s’en faut, la règle. Il a vocation à demeurer l’exception et, lorsque la contrainte se matérialise, son exercice est encadré par un régime juridique et des procédures légitimement stricts et contraignants, sous le contrôle a posteriori du juge. La présence des forces de l’ordre est avant tout dissuasive et ce n’est qu’en cas de troubles ou de risques de troubles à l’ordre public du fait de la constitution d’un attroupement que l’usage de la force pourra être décidé. M. Patrice Bergougnoux, préfet honoraire, a parfaitement résumé ce principe en assurant que « La règle d’or en matière de maintien de l’ordre est que la force doit se manifester sans s’exercer. » (77)
Le recours à la force n’est donc pas systématique. Il n’est pas non plus immédiat, la contrainte physique ne s’exerçant pas sans avertissement préalable dès l’instant où un attroupement est constitué. C’est ce que démontre l’existence du système des sommations, au demeurant précédées d’une annonce invitant les participants à l’attroupement à se disperser (cf. supra).
La vocation et la mission premières des unités de maintien de l’ordre sont de permettre l’expression des libertés publiques dans un contexte assurant la protection physique de l’ensemble personnes participant à l’événement considéré. Il est essentiel de retarder au maximum l’emploi de la force dans le but de limiter les dommages physiques pouvant en résulter. Comme l’exprime M. Bertrand Cavallier, « […] les gendarmes sont pétris de cette culture du maintien de l’ordre qui veut que l’on retarde le plus possible l’usage des armes : on ne cherche pas à neutraliser l’adversaire en le détruisant, mais simplement à disperser les attroupements, par exemple. » (78)
Une telle attitude présente, en outre, un intérêt tactique évident dans la perspective d’un retour rapide à l’ordre. L’usage de la force pouvant potentiellement entraîner une réponse de la part des participants à un attroupement, il est nécessaire d’épuiser toutes les autres voies non contraignantes de dispersion et de faire de l’exercice de la contrainte physique l’ultima ratio d’un schéma tactique. En dernière analyse, l’action des forces de l’ordre a bien vocation à permettre une désescalade des troubles et un retour à la normale. C’est ce qu’a résumé le chef d’escadron Aymeric Lenoble de la manière suivante : « [Le commandant d’escadron ou de groupement tactique de gendarmerie] s’efforce, en tout cas, de retarder au maximum l’emploi de la force, car on ne sait jamais où s’arrêtera l’escalade. » (79)
Ce recours modéré à la force relève au demeurant d’une évolution réfléchie de la doctrine opérée au cours du XIXe siècle, ainsi que l’a rappelé M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférence à l’École normale supérieure : « Au début du XIXe siècle, en effet, les forces de l’ordre calaient l’intensité de l’usage de la force sur la violence des protestataires qui leur faisaient face. Cette montée aux extrêmes favorisait l’usage d’armes de part et d’autre, provoquait nombre de blessés et, du reste, se soldait parfois par un nécessaire repli de la force publique.
À la fin du XIXe siècle, la situation s’est parfaitement inversée. Les forces de l’ordre, ayant reçu de nombreuses consignes, ayant été dotées d’une doctrine d’emploi réfléchi, ont cessé d’ajuster leur usage de la force à celui des protestataires. Il s’agissait de contraindre ces derniers à s’ajuster au niveau de violence des forces de l’ordre. Cette doctrine a fonctionné : le nombre d’affrontements a baissé et leur intensité a diminué. Il ne faut pas, bien sûr, commettre d’anachronisme et transposer un raisonnement aussi lointain à la situation actuelle. Il n’en reste pas moins que la doctrine du maintien de l’ordre, en France, s’est constituée sur cette inversion. C’est cette doctrine qui a garanti la compétence des forces de police en matière de gestion des protestations publiques et la création des forces spécialisées – gendarmes mobiles en 1927 et CRS en 1944 – en a été l’aboutissement logique. » (80)
Il convient, par ailleurs, de souligner le fait que les forces de l’ordre ne recourent pas systématiquement à l’ensemble des moyens de contraintes légalement et réglementairement autorisés. Le commandant de CRS Christian Gomez l’a évoqué en ces termes devant la commission : « Outre que la sécurité même des manifestants nous conduit à différer cette riposte [des forces de l’ordre], parfois pendant plusieurs heures – comme à Quimper en 2013 –, les moyens employés restent souvent très en deçà de ceux qui nous sont autorisés par la loi. Notre expérience nous permet de relativiser les situations de violence et de ne riposter qu’avec mesure. » (81)
Des évolutions pourraient être envisagées à ce sujet. Pour ce qui concerne les armes à feu susceptibles d’être utilisées pour le maintien de l’ordre public, l’article D. 211-17 du code de la sécurité intérieure qui les énumère n’établit pas de hiérarchie quant à leurs effets physiques ou leur possible dangerosité. Dès lors, au-delà du respect des principes d’absolue nécessité, de proportionnalité et de gradation, il n’existe donc réglementairement aucune hiérarchie clairement établie dans l’utilisation de ces moyens de force. De même, les munitions pouvant être employées sont classifiées selon le vecteur utilisé et non selon l’effet qu’elles produisent. Interrogé sur ces différents points par le Rapporteur, le directeur général de la gendarmerie nationale a estimé qu’un effort pouvait utilement être entrepris à cet égard (82).
Enfin, il est nécessaire de rappeler que les modalités d’usage de la force font l’objet de réflexions permanentes, afin de les adapter au mieux aux situations opérationnelles et d’éviter au maximum les dommages corporels qui pourraient en résulter. Au-delà de l’interdiction des grenades offensives précédemment évoquée, le ministre de l’Intérieur a décidé d’encadrer de manière plus stricte et sécurisante les modalités d’utilisation des grenades lacrymogènes instantanées (GLI). Leur emploi se fera dorénavant en binôme, avec un lanceur et un superviseur plus à même d’évaluer de manière fine et distanciée la situation, et de guider l’opération (83).
c. Des données parcellaires sur le nombre de blessés
Le rappeler semble une évidence : le maintien de l’ordre est une activité à risque. Ce risque, de dommages physiques notamment, est susceptible de toucher des acteurs de qualités différentes : les manifestants, les tiers, pris par hasard dans un événement de voie publique, mais également, et en dépit de leurs éléments de protection, les forces de l’ordre. À cet égard, le Rapporteur ne peut que souscrire aux propos de M. Christian Vigouroux, président de la section de l’intérieur du Conseil d’État : « Le contentieux n’ignore pas que les fonctionnaires prennent des risques et ne savent jamais devant qui ils se trouveront ni à quelle violence ils auront à faire face. […] Le contentieux marque le courage quotidien de ces personnels. » (84)
La question des blessés est difficile à appréhender dans la mesure où les statistiques disponibles sont plus que parcellaires. Si les deux directions de la police et de la gendarmerie nationales recensent de manière exhaustive les fonctionnaires de police et gendarmes blessés au cours d’opérations de maintien de l’ordre, tel n’est pas le cas en ce qui concerne les manifestants qui, d’après les informations communiquées à la commission d’enquête, se signalent rarement auprès de la police et de la gendarmerie nationales pour faire état de leurs blessures.
À cet égard et comme le suggérait M. Fabien Jobard, il serait sans doute utile de mettre en place un outil de collecte du nombre de blessés – manifestants comme membres des forces de l’ordre –, recensant les cas pris en charge aux urgences et donnant lieu à des interruptions temporaires de travail supérieures à zéro jour (85). Toutefois, concrètement, il ne faudrait pas que cette collecte fasse peser sur les services d’urgence une charge administrative supplémentaire trop lourde : le renseignement et la transmission d’un document seraient en effet nécessaires. En outre, un tel système et la fiabilité des statistiques reposeraient exclusivement, par construction, sur la bonne foi des personnes se présentant aux urgences.
Pour ce qui concerne les seules forces de l’ordre, le tableau suivant retrace le nombre de blessés parmi les gendarmes mobiles et les CRS entre 2008 et 2014. Il fait état d’une augmentation constante pouvant témoigner d’une violence accrue lors d’opérations de maintien de l’ordre.
NOMBRE DE BLESSÉS PARMI LES FORCES MOBILES AU COURS D’OPÉRATIONS DE MAINTIEN DE L’ORDRE
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
2014 | |
Gendarmes mobiles |
19 |
103 |
12 |
20 |
37 |
113 |
163 |
CRS |
98 |
175 |
86 |
69 |
138 |
225 |
224 |
Total |
117 |
278 |
98 |
89 |
175 |
338 |
387 |
Source : directions générales de la police et de la gendarmerie nationales ; réponses au questionnaire de la commission d’enquête.
Au titre des années les plus significatives, 2009 correspond notamment à la tenue du sommet de l’OTAN à Strasbourg avec des affrontements avec les Black Blocs et aux manifestations contre la vie chère outre-mer. Les années 2013 et 2014 ont, quant à elles, vu se dérouler des manifestations et des troubles concernant en particulier des grands projets d’aménagement tels que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou le barrage de Sivens.
2. Les suites judiciaires, administratives et déontologiques d’une opération de maintien de l’ordre
Une opération de maintien de l’ordre stricto sensu s’analyse comme l’ensemble des moyens mis en œuvre pour rétablir l’ordre lorsque celui-ci a été troublé. Elle prend fin avec la dispersion des attroupements et l’arrêt des éventuels affrontements. Il est toutefois possible d’élargir le spectre d’analyse en prenant en considération les suites possibles à une opération de maintien de l’ordre. Il s’agit principalement, pour les manifestants, des suites judiciaires – avec les interpellations et la judiciarisation des infractions – et, pour les forces de l’ordre, des poursuites engagées contre elles et des suites disciplinaires. Prend alors forme un continuum du maintien de l’ordre qui s’étend au-delà de l’instant où la manifestation et l’action opérationnelle s’achèvent.
a. Une judiciarisation complexe des opérations de maintien de l’ordre qui ne favorise pas la réponse pénale
Par nature, le maintien de l’ordre se prête difficilement à une judiciarisation pleinement efficace. Le cadre juridique applicable, la doctrine, les schémas tactiques, la vocation première des forces mobiles, la physionomie même des opérations souvent caractérisées par une grande confusion et par l’urgence, rendent la réponse pénale particulièrement complexe en la matière. La commission d’enquête s’est intéressée à quelques-uns des principaux blocages qui ont pu être portés à son attention au cours de ses travaux.
● La judiciarisation : une nouvelle exigence parfois difficilement compatible avec le maintien de l’ordre stricto sensu.
Traditionnellement et très schématiquement, la mission des unités mobiles peut s’analyser de la manière suivante : tenir et subir, de manière collective. Il s’agit d’abord et avant tout d’assurer la gestion démocratique des foules et non d’interpeller, mission qui suppose une posture et des tactiques moins figées et plus dynamiques. M. Grégory Joron, délégué national d’Unité SPG Police FO l’a exprimé de manière très directe : « Quant aux interpellations, ce n’est à l’origine clairement pas la tâche des CRS […] », même si celles-ci se sont adaptées avec la création des sections de protection et d’intervention (SPI) (86). Chaque unité dispose de deux SPI qui travaillent spécifiquement les techniques d’interpellation à l’occasion d’attroupement. Lorsqu’elles doivent s’effectuer, de telles manœuvres sont décidées par le commandant d’unité et conçues dans un dispositif tactique interpellation/appui, le premier volet étant à la charge des SPI et le second à la charge des sections d’appui et de manœuvre (SAM).
Le dispositif est analogue pour la gendarmerie. Au sein de chaque EGM, les interpellations sont assurées par le peloton d’intervention (PI), qui bénéficie de l’appui des pelotons de marche.
M. Cédric Moreau de Bellaing est allé plus loin en évoquant un réel virage doctrinal, accéléré à la suite des émeutes urbaines de 2005 avec « […] la dislocation du principe de base des forces de maintien de l’ordre : celui de l’action collective selon lequel on tient ensemble un site, une rue, on charge ensemble et on s’arrête ensemble » (87). Il estime ainsi que « l’inversion a été totale dans la mesure où l’unité de base de ces services est devenue le binôme afin de rendre plus fluide l’intervention policière et de permettre, le cas échéant, des arrestations. Les policiers chargés du maintien de l’ordre n’avaient donc plus pour unique tâche de tenir un cordon, une rue, un espace mais de se mouvoir et, j’y insiste, d’interpeller. Le fait de demander aux forces de maintien de l’ordre – dont la compétence réside spécifiquement dans la capacité à résister, à défendre un lieu – de revenir à une dynamique beaucoup plus classique, celle de l’arrestation, a changé beaucoup de choses. » (88)
En tout état de cause, la décision de procéder à des interpellations doit s’appuyer sur une analyse d’opportunité de type bénéfices/risques et être prise avec précaution. En effet :
– il est nécessaire de s’assurer que l’imputabilité de la commission de l’infraction ayant justifié l’interpellation pourra clairement être établie ;
– la manœuvre ne doit pas déstabiliser le dispositif tactique d’ensemble ;
– elle peut créer soit un mouvement de panique chez les manifestants, soit un réflexe de protection de la personne interpellée susceptible de placer les forces interpellatrices dans une situation délicate ;
– elle ne permet pas automatiquement une désescalade d’une situation tendue.
Au-delà du strict volet « interpellation », l’appui judiciaire des unités engagées en maintien de l’ordre s’effectue par la mise en place d’équipes spécialisées composées d’agents ayant qualité d’officiers de police judiciaire, totalement dissociés de la composante maintien de l’ordre et qui viennent en appui des unités constituées.
Il convient en effet de préciser que les articles 16 et 20 du code de procédure pénale suspendent temporairement la qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) et d’agent de police judiciaire (APJ) pour les fonctionnaires et militaires concernés pendant le temps où ils participent, en unité constituée, à une opération de maintien de l’ordre. Ils ne peuvent dès lors exercer les missions de police judiciaire découlant de cette qualité : constatation des infractions à la loi pénale, recueil des preuves, recherche des auteurs des infractions, établissement des procès-verbaux, placement en garde à vue (OPJ uniquement). Cette interdiction de cumul des qualités se justifie par une exigence d’impartialité.
Au total, si les manœuvres ordre public et police judiciaire peuvent effectivement être combinées, elles ne sont pas confondues :
– elles sont exécutées par des unités distinctes : les OPJ agissent en périphérie de l’opération de maintien de l’ordre et n’y participent pas directement ;
– elles relèvent de deux autorités distinctes : l’autorité civile (préfet) pour le maintien de l’ordre et le procureur de la République pour la police judiciaire.
● Une imputation des faits délictueux et un recueil de preuves parfois problématiques.
Comme l’a indiqué M. François Molins, procureur de la République de Paris, lors de son audition, il est parfois malaisé de recueillir les éléments de preuves nécessaires à l’encontre d’une personne interpellée, « les conditions d’intervention des unités de maintien de l’ordre [n’étant] pas propices à la rédaction de rapports ou de procès-verbaux d’interpellation répondant à nos exigences » (89).
Il est en effet compliqué, pour l’agent ayant procédé à une interpellation, de sortir du dispositif de l’unité constituée pour présenter l’interpellé à un OPJ. En outre, les fiches remises à l’OPJ sont, du fait des circonstances et de l’urgence qui caractérisent une opération de maintien de l’ordre, parfois insuffisamment précises notamment sur les éléments constitutifs de l’infraction (90).
Dans des conditions souvent dégradées, il n’est pas évident à la fois de maintenir l’ordre, de procéder à des interpellations et d’effectuer un traitement procédural correct afin d’assurer la bonne suite de la procédure.
Une autre difficulté tient au fait que les unités des CRS ou les escadrons de gendarmes mobiles proviennent de l’ensemble du territoire et ne sont donc présents que de manière ponctuelle sur le lieu de l’opération de maintien de l’ordre. Il est donc malaisé de les immobiliser davantage sur le terrain à l’issue des opérations pour des questions procédurales.
● Des règles de procédure contraignantes dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre.
Le problème récurrent est celui des délais nécessaires à la notification des droits et à l’éventuel placement en garde à vue. En effet, les droits doivent être notifiés à la personne concernée dès l’interpellation et le placement en garde à vue (91). En outre et sauf « circonstances insurmontables », le parquet doit être avisé de la garde à vue dès le début de la mesure (92) – en pratique, selon la jurisprudence, dans un délai d’une heure quinze au maximum (93). Passé ce délai, l’avis est considéré comme tardif et la procédure est jugée irrégulière.
Afin de gérer de telles contraintes, le parquet de Paris a mis en place une organisation spécifique reposant sur une section dédiée chargée du traitement en temps réel des interpellations en flagrant délit. Cette section dite P12 assure une permanence criminelle effectuée par un magistrat (94). Toutefois, ce qui est possible dans la capitale ne l’est pas probablement pas dans tous les parquets de France, faute des moyens suffisants.
● Des facilitations possibles mais sans doute insuffisantes.
En matière de judiciarisation du maintien de l’ordre, le procureur dispose de certains pouvoirs, notamment la possibilité de délivrer des réquisitions de contrôles d’identité aux fins de rechercher et poursuivre des infractions particulières (95). Ces réquisitions sont délivrées pour des lieux et périodes déterminés, le périmètre pouvant correspondre au trajet et aux abords d’une manifestation et la réquisition étant généralement valable pour une durée de six heures (96), huit heures maximum selon les informations communiquées par la Direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police de Paris.
En outre, le recours aux moyens de captation vidéo, qu’il s’agisse de dispositifs statiques présents en permanence sur la voie publique (97), de systèmes provisoires installés lors de manifestations et rassemblements de grande ampleur ou de matériels spécifiques en dotation parmi les forces de l’ordre (caméras portées), peut permettre d’améliorer l’imputation des faits, de consolider ou de pré-constituer des éléments de preuve en matérialisant les commissions d’infractions. Elle peut également constituer une alternative à l’interpellation immédiate, qui peut parfois s’avérer contre-productive et perturber le schéma tactique d’ensemble.
Enfin, la création de fiches d’interpellation type à la suite d’un travail conjoint du parquet de Paris et de la préfecture de police de Paris a permis une sécurisation accrue des éléments de preuve et des procédures. Contenant toutes les mentions nécessaires à la poursuite de la procédure, elle est distribuée à tous les commandants d’unités ayant vocation à intervenir (98).
b. Les mises en cause possibles de l’action des forces de l’ordre et de la puissance publique
L’acceptabilité sociale de la contrainte que sont susceptibles d’exercer les forces de police lors d’une opération de maintien de l’ordre repose sur sa légitimité. Cette notion renvoie au respect scrupuleux, d’une part, des règles et procédures qui encadrent cet exercice et, d’autre part, des règles déontologiques qui s’imposent aux forces de l’ordre.
Certaines personnes auditionnées par la commission d’enquête ont fait état de leurs doutes sur la qualité et l’efficacité des procédures mettant en cause des membres des forces de l’ordre prises de manière globale (pas uniquement les unités opérant en maintien de l’ordre). Ainsi, M. Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme a affirmé que « les enquêtes sur les plaintes contre des agents de police ou des tenants de l’autorité sont rarement complètes, souvent inefficaces et très souvent partiales ; la plupart du temps, d’ailleurs, on n’en ouvre pas. » (99) M. Jean-Baptise Eyraud, porte-parole de l’association Droit au logement a fait état d’un « sentiment […] que les policiers sont mieux protégés qu’avant […] » (100).
Une telle question est éminemment complexe. Il n’appartient pas à la commission d’enquête de prendre position sur un « sentiment », quel qu’il soit. En outre, elle n’a pas vocation à mettre en doute, sans éléments factuels précis, le travail mené par les différents services et juridictions, ni à commenter des décisions ayant l’autorité de la chose jugée. La commission ne saurait, par principe, se substituer aux professionnels concernés, magistrats notamment (101). Dans l’hypothèse où un tel exercice serait constitutionnellement et légalement possible, elle ne disposerait pas, en tout état de cause, des moyens matériels et techniques nécessaires à l’analyse d’un nombre suffisamment substantiel d’affaires pour en tirer des conclusions statistiques pertinentes.
Elle ne peut, par conséquent, que s’en tenir aux données dont elle dispose et en fournir une présentation objective. À cet égard, il semble nécessaire de faire état des rappels utiles formulés par M. Christian Vigouroux lors de son audition par la commission d’enquête pour ce qui concerne la procédure devant la juridiction administrative. « La responsabilité administrative comporte la responsabilité disciplinaire du policier ou du gendarme, ainsi qu’une forme de responsabilité civile de l’administration par le paiement d’indemnités. […] Comme dans tout système de responsabilité, une série de haies doivent être franchies avant qu’un manifestant victime d’agissements involontaires – si les agissements sont volontaires il s’agit de responsabilité pénale – de la police ou de la gendarmerie puisse recevoir une indemnité. Il faut tout d’abord respecter les délais. […] Il faut montrer que [l’action des forces de l’ordre mises en cause] représente une faute lourde des agents de police. […] Il faut encore, une fois que les faits ont été établis, que les agissements de la victime n’exonèrent pas l’administration. Par exemple, il ne faut pas avoir été imprudent en restant sur les lieux malgré les sommations […] Ainsi, le juge administratif place des haies de procédure, prend en considération le comportement de la victime, ce qui peut conduire à une diminution de l’indemnité, mais il indemnise, soit automatiquement dans le cas d’un attroupement ou d’une émeute, soit lorsque l’administration a commis une faute lourde. » (102)
Mutatis mutandis, des analyses analogues sont effectuées par le juge judiciaire pour déterminer si la responsabilité pénale doit être mise en cause et, le cas échéant, avec quelles conséquences. Même si une telle situation peut parfois sembler difficilement compréhensible pour les plaignants, cela explique que l’ensemble des plaintes déposées à l’encontre de membres des forces de l’ordre ne débouchent pas forcément sur des poursuites et que ces poursuites n’ont pas, par nature, vocation à entraîner automatiquement des condamnations.
Au-delà de cet aspect, une question particulière semble toutefois problématique. Ainsi que l’a souligné le Défenseur des droits, le manque de rigueur dans la rédaction des procès-verbaux établis à la suite de l’usage de la force constitue un problème récurrent. En effet, « Ce manque de rigueur peut conduire, notamment dans le cas de manifestations où les protagonistes sont nombreux, à l’impossibilité d’établir qui est l’auteur d’un tir. Il complique aussi le contrôle des opérations a posteriori, tant par la hiérarchie que par les inspections générales. Dans plusieurs dossiers, le Défenseur des droits a recommandé l’engagement de poursuites disciplinaires pour manque de loyauté à l’encontre de fonctionnaires de police qui avaient omis de signaler l’usage de la force ou qui l’avaient mentionnée de façon inexacte dans les procès-verbaux. Ces insuffisances peuvent contribuer à jeter le discrédit sur l’ensemble des déclarations d’un fonctionnaire qui relate la manière dont il est fait usage de la force au cours d’une intervention. Les règles doivent donc être suffisamment encadrantes et strictes, notamment en matière de rédaction des procès-verbaux, pour qu’il ne puisse y avoir aucune suspicion sur la bonne foi de ceux qui sont interrogés. » (103) Le Rapporteur ne peut que souscrire à un tel constat : pour être légitime, l’action des forces de l’ordre doit être irréprochable, a fortiori lorsque sont mis en œuvre des moyens de contrainte.
● Les statistiques suivantes ont été fournies par les inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales (IGPN et IGGN), étant entendu qu’elles ne sauraient prétendre à l’exhaustivité dès lors que ces services ne détiennent pas le monopole des saisines administratives ou judiciaires en la matière. Ainsi l’autorité judiciaire choisit en toute indépendance et en opportunité le service d’investigation pour traiter des plaintes et procédures pénales. En outre, le processus judiciaire s’inscrivant dans le temps long, le suivi des affaires peut s’avérer complexe pour les services d’inspection, d’autant que les suites judiciaires sont rarement communiquées à l’administration par les autorités compétentes (104).
Sur le plan administratif, l’IPGN a recensé, pour l’année 2014, quatre enquêtes liées à un contexte de maintien de l’ordre. Aucune n’est en cours au titre de 2015.
Sur le plan judiciaire et au titre de 2014, l’IGPN a diligenté 41 enquêtes correspondant à 55 plaintes pour des faits relatifs à des opérations de maintien de l’ordre. Parmi ces plaintes, 20 ont fait l’objet d’un classement sans suite, 13 ont été transmises aux parquets compétents pour appréciation ou à un juge d’instruction et 22 sont en cours de traitement. Au cours des trois premiers mois de l’année 2015, aucune plainte n’avait été portée à la connaissance de l’IGPN concernant des opérations de maintien de l’ordre.
Les statistiques communiquées par l’IGGN font état de 14 événements en maintien de l’ordre ayant fait l’objet d’une enquête judiciaire entre 2010 et 2015. Deux condamnations pénales ont été prononcées.
● Quant aux réclamations portées devant l’autorité administrative indépendante (AAI) en charge de la déontologie de la sécurité, le Défenseur des droits, celui-ci recense, au titre de 2014, 40 dossiers liés à la thématique du maintien et du rétablissement de l’ordre (105).
Il relève que « Dans le domaine du rétablissement de l’ordre, le Défenseur des droits est généralement suivi dans ses demandes de poursuites disciplinaires à l’égard de l’auteur d’une violence illégitime ; il l’est beaucoup moins quand les demandes de poursuites disciplinaires visent le donneur d’ordre. En revanche, le Défenseur des droits a été suivi partiellement dans ses recommandations générales concernant les deux LBD qui posent la question de la doctrine du maintien de l’ordre. » (106) Des développements spécifiques à cette dernière problématique figurent dans une partie ultérieure du présent rapport.
● Il convient de rappeler que des mesures ont déjà été prises ou vont être renforcées pour permettre d’assurer ou d’améliorer la transparence dans l’action des forces chargées du maintien de l’ordre – et des forces de police en général.
En premier lieu, et depuis le 1er janvier 2014, l’identification individuelle des policiers et gendarmes de manière visible est obligatoire (107) via le port d’un numéro d’identification (matricule) lisible à une distance de deux mètres (108).
En outre, depuis 2013, tout citoyen peut saisir directement en ligne l’IGPN ou l’IGGN de faits ou de comportements de fonctionnaires de police ou de gendarmes qui seraient contraires à la déontologie (109). Un tel signalement ne se substitue évidemment pas à l’éventuel dépôt de plainte auprès d’un service de police ou de gendarmerie ou, directement, auprès du procureur de la République.
Enfin, le recours plus systématique à l’enregistrement vidéo permettra, outre les avancées précitées en matière de judiciarisation, de mieux sécuriser le déroulement des opérations de maintien de l’ordre, qu’il s’agisse de repérer les éventuels écarts et manquements des forces de l’ordre ou, au contraire, de les mettre hors de cause en cas de fausse accusation. En ce sens, la décision du ministre de l’Intérieur de filmer intégralement les opérations de maintien de l’ordre à risque contribuera à ce légitime impératif de transparence (110).
II. LES CONDITIONS DES TROUBLES À L’ORDRE PUBLIC ONT ÉVOLUÉ
Si le cadre juridique et les grandes lignes de la doctrine applicables au maintien de l’ordre n’ont finalement que peu évolué au cours des dernières décennies, tel n’est pas le cas des troubles à l’ordre public eux-mêmes. Le directeur général de la police nationale, Jean-Marc Falcone, a globalement résumé ces évolutions :
« De nouvelles formes de contestation ont émergé dans les dernières années. Les forces de l’ordre sont aujourd’hui confrontées à des manifestations dont les formes diffèrent, à bien des égards, de celles que nous connaissions il y a une vingtaine d’années. Elles sont plus souvent spontanées, en lien avec l’actualité internationale couverte de manière instantanée par les médias, moins souvent déclarées et encadrées par des organisateurs responsables ; elles sont également le fait de groupes plus structurés et parfois violents ; elles sont enfin plus hétérogènes, mêlant des manifestants pacifiques, des délinquants et des provocateurs organisés tels que les No Borders ou les Black blocs. Dans leur expression violente, ces nouvelles formes de contestation bénéficient d’une couverture médiatique considérable et immédiate, qui les rend encore moins acceptables pour l’opinion publique. » (111)
Disposant à la fois d’interlocuteurs moins structurés ou moins connus et de moyens décroissants, l’autorité civile a dû faire face simultanément à l’apparition de nouvelles formes et espaces de contestation sociale et à des exigences accrues de l’opinion publique.
A. LA RECOMPOSITION DES ACTEURS PRINCIPAUX DES MANIFESTATIONS A PRIVÉ PROGRESSIVEMENT L’ÉTAT DE SES MOYENS DE RÉGULATION DES TROUBLES À L’ORDRE PUBLIC
Comme l’a rappelé le sociologue Cédric Moreau De Bellaing, le dialogue entre l’autorité civile et les organisateurs de manifestations est une des clés de la préservation conjointe des libertés et de l’ordre publics, mais il est devenu plus complexe à mettre en œuvre : « que l’on ait affaire à des groupes moins organisés, à des collectifs plus flous, c’est certain et c’est là que réside le défi principal. En effet, ce qui a permis l’institutionnalisation du maintien de l’ordre, c’est le développement d’une coopération avec les organisateurs des manifestations – de ce point de vue, la CGT a été reconnue par les services de police comme un interlocuteur privilégié pour organiser des manifestations « carrées ». La question qui se pose est dès lors sans doute moins celle de l’arsenal des forces de l’ordre que celle de la capacité à créer de nouvelles coopérations avec des groupes relativement flous mais participant d’un mouvement social plus global. » (112)
Un tel dialogue implique naturellement les deux parties en présence et le Rapporteur relève que si les conditions actuelles d’organisation des manifestations sont moins propices à la concertation, dans le même temps, les forces à disposition des préfets leur permettent moins qu’auparavant d’anticiper les troubles à l’ordre public.
1. Les conditions d’organisation des manifestations ne permettent plus autant la concertation en amont
Du côté des manifestants, les préfets doivent tenir compte de trois grandes évolutions : le recul des événements organisés avec des acteurs traditionnels et structurés, habitués au dialogue avec l’autorité civile ; la recrudescence de manifestations organisées sans déclaration préalable voire inopinées ou spontanées ; enfin l’apparition de plus en plus fréquente de collectifs organisés d’individus violents recherchant systématiquement le trouble à l’ordre public sinon la confrontation avec les forces de l’ordre.
a. La part décroissante des grands acteurs traditionnels et de leurs services d’ordre dans l’organisation des manifestations
Le préfet de police de Paris, dont la circonscription concentre la plupart des manifestations chaque année en France, a souligné lors de son audition (113) toute l’importance qu’il attachait à la concertation préalable : « Le bon déroulement d’une manifestation tient en grande partie à l’existence d’une concertation préalable entre les organisateurs et les responsables des services de maintien de l’ordre, même si – on peut le regretter – les textes relatifs aux déclarations de manifestation ne prévoient pas de négociation avec les déclarants. Dans la réalité, cette négociation a lieu et c’est grâce à elle que les choses se passent bien, dans la très grande majorité des cas. »
Cette concertation a été facilitée pendant plusieurs décennies par la structuration des principaux organisateurs de manifestations – partis politiques ou organisations syndicales pour l’essentiel. Ces acteurs, rompus au cadre juridique et aux méthodes du corps préfectoral, partagent avec celui-ci le souci du dialogue dans le but de garantir des manifestations sans incident. Le préfet honoraire Dominique Bur a évoqué ces conditions (114) presque idéales d’organisation : « Au fil du temps, la nature des manifestations a beaucoup évolué. Les importantes manifestations syndicales, groupées et encadrées, que j’ai connues au début de ma carrière ne donnaient pas lieu à des débordements. Leur parcours avait été fixé avec les organisateurs, leur déroulement était bordé et l’on n’avait pas à redouter les trublions que l’on a vus surgir par la suite. (…) Chaque fois que cela m’a été possible, j’ai établi un contact personnel avec les organisateurs, notamment les responsables agricoles, qui acceptaient de discuter de l’endroit où les manifestants déverseraient de la paille. »
Au cours de son audition, il a également souligné plusieurs évolutions caractérisant les conditions d’organisation des manifestations. « La première tient à une baisse de l’encadrement. Lors des grandes manifestations syndicales des années soixante ou soixante-dix, il y avait des responsables et un service d’ordre. Ceux-ci avaient pris contact avec les forces de l’ordre, par l’intermédiaire des renseignements généraux, et il était facile de leur faire passer un message. La situation est très différente lors des manifestations spontanées. »
Il n’existe pas d’outil statistique permettant au Rapporteur d’objectiver le constat d’une moindre proportion de tels acteurs dans le nombre des manifestations organisées chaque année. Cependant, cette observation a fait consensus auprès de la plupart des personnes entendues par la commission.
b. L’organisation de manifestations… sans organisateurs
Concernant les événements d’ampleur significative, les manifestations contemporaines ne sont donc plus aussi souvent qu’auparavant ces cortèges réglés et régulés par des services d’ordre suffisants et efficaces. De plus en plus de manifestations n’ont pas d’organisateur déclaré en préfecture, et, parmi celles-ci, de plus en plus n’ont tout simplement pas d’organisateur.
Le régime juridique de la déclaration préalable a toujours contenu, en raison de sa souplesse et de l’absence de réelle sanction, le risque d’une telle évolution de la part d’individus devenus moins scrupuleux et respectueux de l’autorité de l’État et du cadre légal. En fait, de nombreux organisateurs d’événements sur la voie publique considèrent, à l’heure des réseaux sociaux et de l’immédiateté de la communication, qu’il n’y a guère avantage à déclarer une manifestation. Non déclarée, celle-ci n’est pas pour autant interdite ; elle ne peut être dispersée par principe par les forces de l’ordre et son organisateur peut même avoir un certain sentiment de sécurité juridique lié à son anonymat. La déclaration préalable de manifestation est le fait de ceux qui partagent le souci de l’ordre républicain, mais n’est qu’une formalité risquée et inutile pour d’autres organisateurs moins légalistes.
De nombreuses personnes auditionnées par la commission ont pointé la fréquence croissante de ce phénomène, à l’instar de M. Dominique Bur : « Il existe en outre des manifestations qui n’ont pas réellement d’organisateurs. […] À Lille, les sans-papiers manifestaient presque chaque semaine sans cadre juridique et sans que nous ayons d’interlocuteurs, puisqu’il n’existait même pas d’association. On a vu également des manifestations spontanées éclater dans les entreprises. […] L’irruption des moyens modernes permet aux manifestants de se mobiliser très rapidement. Avec des téléphones portables, il suffit de quelques heures pour organiser un flash mob de plusieurs centaines de personnes devant une préfecture. ».
Dans de telles conditions, les stratégies de concertation des préfectures – qui reposent sur l’exigence de déclaration préalable – sont très largement mises en échec, comme l’a déploré devant la commission le préfet de Police de Paris, qui a également fourni des chiffres attestant que le phénomène n’est pas marginal : « L’ensemble des projets sont instruits, même ceux qui ne sont pas déposés selon les règles fixées par la loi. Nous ne faisons pas de juridisme pointilleux. […] Nous privilégions le dialogue avec les organisateurs, même s’il n’y a que deux signatures, si les signataires n’habitent pas à Paris, si les délais ne sont pas totalement respectés. Nous sommes pragmatiques. Ces discussions aboutissent dans la majorité des cas à un accord.
Certains organisateurs – c’est une évolution récente – sont toutefois de moins en moins enclins à accepter les itinéraires ou les horaires suggérés, et appliquent le principe de la déclaration préalable dans toutes ses acceptions, en ne laissant d’autre alternative qu’accepter ou interdire. Une autre évolution inquiétante est le nombre significatif de manifestations inopinées qui s’affranchissent du cadre légal de la déclaration préalable : 719 en 2012, 733 en 2013, 576 en 2014. » (115).
Face à cette évolution, la recherche d’un dialogue nécessite que l’autorité civile adopte de nouvelles stratégies. La concertation n’étant plus à l’initiative du manifestant qui se déclare au préalable, le Rapporteur estime qu’elle peut être à l’initiative du préfet s’il parvient à identifier lui-même des interlocuteurs pertinents. En l’absence de respect du formalisme légal, c’est le travail de renseignement qui doit permettre aux préfets de mieux préparer les manifestations, y compris avec des organisateurs de fait mais non déclarés.
M. Patrice Bergougnoux, préfet honoraire, a décrit le rôle facilitateur que les nouvelles technologies de la communication jouent dans l’organisation des manifestations non déclarées et défendu, lui aussi, l’exigence d’adaptation pesant sur l’État dans ce domaine du renseignement territorial (cf. infra) : « il est certain que les manifestations se déploient dans un environnement très différent. Les technologies nouvelles vont très vite, mais les services mettent du temps à s’adapter à la nouvelle donne, alors même que le ministère de l’Intérieur a doté ses services des moyens nécessaires. Dans les domaines de pointe, où les formations sont très coûteuses – je pense au big data –, l’État doit recruter les meilleurs spécialistes pour préserver le potentiel de ses capacités d’information. » (116)
c. La présence récurrente de contremanifestants ou/et de groupes structurés sans lien avec la manifestation se livrant à des actes délictuels ou cherchant explicitement à troubler l’ordre public
Une troisième et dernière évolution concernant les acteurs manifestants a été relevée de façon unanime par les personnes auditionnées par la commission. Il s’agit de la présence, de plus en plus fréquente et nombreuse, d’individus violents animés, peu ou prou, par la seule volonté de troubler l’ordre public, de commettre des exactions (y compris contre les manifestants eux-mêmes) ou de se confronter aux forces de sécurité.
Ces individus diffèrent du modèle historique du « casseur » par deux caractéristiques : d’une part, ils sont structurés en collectifs organisés cherchant délibérément à commettre des infractions et répondant ainsi largement aux critères organiques définissant l’association de malfaiteurs au sens de l’article 450-1 du code pénal (117) ; d’autre part, en s’appuyant sur une plus grande disponibilité de l’information sur les mouvements sociaux, ils se sont pratiquement professionnalisés et se déplacent volontiers – y compris hors des frontières de leur pays – afin d’être présents sur les événements de leur choix, quels qu’en soient les motifs et mots d’ordre.
Cette troisième évolution a été fréquemment rapportée à la commission par les préfets et responsables des forces de l’ordre.
M. Dominique Bur a ainsi déclaré lors de son audition (118) : « Les manifestations que nous avons connues se déroulaient dans l’après-midi, voire dans la journée. Elles se dispersaient le soir, même quand leur fin posait problème. À Toulouse, à la queue de la manifestation contre la réforme des retraites, qui a réuni 30 000 à 40 000 personnes, sont apparus une centaine d’autonomes très mobiles et organisés, avec lesquels s’est engagée une sorte de course-poursuite. » ; décrivant cette évolution comme tenant « à l’apparition de personnes mues par d’autres intentions que celle d’exprimer un point de vue ou une revendication. Le but des autonomes est de casser. On l’a mesuré à Toulouse. Certains éléments, parfois venus d’ailleurs, s’infiltrent dans la masse des manifestants paisibles. »
De son côté, M. Bernard Boucault, préfet de police de Paris, a décrit plus précisément le phénomène tel qu’il apparaît fréquemment à Paris (119) : « Les accès rapides en transport en commun permettent à des individus violents et déterminés de se mobiliser en très peu de temps, via l’utilisation des réseaux sociaux. L’expression des mécontentements peut prendre des formes multiples : envahissement de la voie publique et entrave à la circulation, envahissement et occupation de locaux, prise à partie violente d’opposants lors de manifestations, perturbation des services d’ordre institutionnels, saccage du mobilier urbain et de commerces par des bandes violentes parties à la manifestation ou en marge de celle-ci. » Le préfet de police de Paris en concluait que « la doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre, selon laquelle il convient de tenir à distance les manifestants afin d’éviter tout risque de confrontation, ne paraît pas adaptée lorsqu’il se commet des exactions ou des violences sur les personnes en marge ou à l’intérieur d’un rassemblement ».
Gendarmes et policiers ont témoigné devant la commission de cette apparition récurrente des collectifs violents, le général Bertrand Cavallier évoquant même une ère de la « violence globale ». Le lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet, chef d’escadron de gendarmes mobiles, a même tenté de caractériser l’évolution historique en la matière (120) : « dès la fin des années quatre-vingt-dix, lors de G20 et de G8, à Évian et à Nice par exemple, nous avions été confrontés à des formes de violence extrêmes ; la nouveauté est qu’elles nous semblaient viser les représentants de l’ordre pour ce qu’ils sont, et non plus se revendiquer de quelque aspiration à la liberté. […] Nous ne sommes pas surpris par la violence de l’adversaire, quand bien même le phénomène est devenu plus fréquent. Avec le temps, les opposants se sont également structurés, acquérant une dimension internationale : à Notre-Dame-des-Landes, nous avons fait face à des éléments radicaux venus d’Espagne, de Grande-Bretagne, de Belgique et d’Allemagne. »
Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve a fourni lors de son audition (121) le descriptif le plus documenté du phénomène : « Aujourd’hui, notre pays et nos forces mobiles sont confrontés à nouvelles formes de contestation sociale, qui posent des problèmes pour partie inédits. De plus en plus souvent, les rassemblements institutionnels classiques sont marqués par l’intervention séparée de groupes structurés, organisés et violents. Leurs méfaits couvrent un large spectre, du vol au saccage organisé, jusqu’à l’agression caractérisée des forces de l’ordre. Il ne s’agit pas de casseurs au sens traditionnel du terme car les participants à ces actions violentes préparent leurs actions de manière professionnelle et méthodique. Ils suivent des stages de résistance, bénéficient de soutien logistique, d’assistance médicale ou juridique, et s’équipent de dispositifs de protection leur permettant de résister aux moyens employés par les unités de maintien de l’ordre. Rompus aux nouvelles technologies, ces groupes structurés se caractérisent par une intelligence collective développée, construite sur l’anticipation, l’observation des forces et l’expérience. »
Ce phénomène a aussi été rapporté à la commission par les personnes entendues au titre de leur participation à des contestations sociales en tant que manifestants. Ainsi, M. Ben Lefetey, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet (sur laquelle devait être implanté le barrage dit « de Sivens »), a décrit (122) aux membres de la commission le processus qui a vu des semi-professionnels de l’affrontement peupler en partie la ZAD de Sivens : « Voilà comment s’enclenche la spirale de la violence car, lorsque ces images [montrant l’usage de la force par des gendarmes de Gaillac] sont diffusées sur Internet, elles attirent d’autres manifestants sur les lieux, dont certains forts de leur expérience à Notre-Dame-des-Landes. Début mars, une cinquantaine de personnes sont ainsi arrivées en renfort pour organiser la défense de la zone humide, en y installant des barricades. »
Adoptant un point de vue plus général, M. Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme a témoigné de cette évolution contemporaine des acteurs présents durant les manifestations ou en marge de celles-ci : « L’autre phénomène, plus restreint mais plus spectaculaire, est celui de l’utilisation directe de la violence – violence, et non pas occupation d’espace public – qui surgit au sein de manifestations pacifiques et démocratiques. Elle déplace le sens de ces manifestations sur un autre terrain que celui de la démocratie, à savoir celui de la violence et de la casse. Or il est troublant de constater que dans de telles situations, les forces de l’ordre sont désarçonnées, voire en état de sidération. Je précise que je parle aussi bien en tant que président de la Ligue des droits de l’Homme qu’en tant que citoyen ayant beaucoup manifesté et s’étant trouvé confronté à l’apparition ex nihilo de ces groupes, que ce soit aux États-Unis, en Italie ou en France. »
Enfin, il résulte, sans surprise, des échanges conduits avec les administrations des États voisins de la France que ce double phénomène de violence plus organisée et directement orientée contre l’ordre public est constaté dans la plupart d’entre eux. Son caractère international va de pair avec la mobilité transfrontalière des collectifs concernés, dont ont à nouveau témoigné les violences et dégradations commises lors de l’inauguration du nouveau bâtiment de la Banque centrale européenne à Francfort le 18 mars 2015.
2. La recomposition des forces à disposition du préfet
a. Les conséquences de la suppression des Renseignements généraux
Dans un cadre juridique relativement peu structurant, la déclaration préalable légalement obligatoire constitue le seul outil officiel de concertation prévu entre autorité civile et organisateurs. Celle-ci devant s’effectuer jusqu’à trois jours francs avant l’organisation de l’événement de voie publique, la capacité d’anticipation du préfet peut s’en trouver singulièrement réduite. Celui-ci disposait d’un autre outil, susceptible d’être actionné plus en amont : les Renseignements généraux (RG). Or, la suppression, en 2008, un siècle après sa création en 1907, de la Direction centrale des renseignements généraux en tant qu’institution aura fatalement privé l’autorité préfectorale d’un réseau précieux de remontée d’informations et d’analyse, complexifiant sa tâche en la matière. La reconstitution de ce réseau, sous une forme nouvelle, est particulièrement positive, même si elle prendra du temps.
Il ne s’agit pas ici de revenir de manière détaillée sur les motifs et les motivations techniques et politiques ayant conduit à la suppression des RG, mais d’en présenter succinctement les conséquences pour l’autorité préfectorale au regard de la gestion des manifestations et événements organisés sur la voie publique et susceptibles, à ce titre, de faire l’objet d’opérations de maintien de l’ordre.
● De l’importance d’un renseignement fiable.
Même si un tel constat semble relever de l’évidence, il n’est sans doute pas inutile de le rappeler : l’organisation et la gestion efficace d’une manifestation reposent sur un renseignement fiable, pertinent et aussi précis que possible. Ainsi que l’a résumé M. Patrice Bergougnoux, « L’information est à la base de toutes les solutions qui permettent aux citoyens de manifester dans les meilleures conditions de sécurité. » (123)
Le recueil, l’analyse et la transmission des informations au niveau territorial – le préfet – comme au niveau national – le ministre de l’Intérieur – sont essentiels. Le renseignement passe avant tout par un contact direct et permanent avec les acteurs locaux intéressés. Il s’agit, tout d’abord, d’anticiper ce qui peut l’être : repérer les individus susceptibles de générer des difficultés, disposer d’éléments « d’ambiance » sur l’attitude des futurs manifestants, évaluer autant que faire se peut l’ampleur de la participation à l’événement, identifier les risques de perturbations, de dégradations, voire de confrontations avec les forces de l’ordre, etc.
Par ailleurs et en fonction des éléments recueillis en amont, il s’agit de dimensionner de la manière la plus fine possible le dispositif de maintien de l’ordre qui sera déployé sur le théâtre concerné, en termes d’hommes comme d’équipements. C’est une dimension essentielle du maintien de l’ordre car en la matière, l’aspect psychologique n’est pas à négliger. Un sous-dimensionnement ou, au contraire, un surdimensionnement des unités chargées du maintien de l’ordre peut potentiellement inciter certains individus à créer des troubles, soit qu’ils estiment que la faiblesse du dispositif leur donne l’opportunité de se livrer à des actes répréhensibles et ne permettra pas une réponse efficace ; soit qu’ils considèrent qu’un déploiement trop massif de la force publique constitue une provocation légitimant, à leurs yeux, une attitude violente.
Enfin, la présence d’agents au cours des événements permet l’information, en temps réel, des responsables du maintien de l’ordre avec la transmission de données sur les éléments à risque par exemple. Elle permet d’adapter de manière réactive le dispositif opérationnel.
● De l’avis unanime des acteurs et observateurs du maintien de l’ordre, la disparition des Renseignement généraux a entraîné une perte de connaissances et de savoir-faire.
La suppression de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) par fusion avec la Direction de la surveillance du territoire (DST) pour donner naissance à la Direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) ne s’est évidemment pas traduite par un abandon total des missions assurées par les RG. À sa suite fut créée la sous-direction de l’information générale (SDIG) relevant de la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP) et accueillant une partie des agents des anciens RG.
Toutefois, cette « dilution » de la spécificité des RG associée à une diminution de leurs moyens, notamment humains, a conduit à une certaine perte de connaissance du terrain pourtant extrêmement précieuse. Ainsi que l’a précisé M. Jérôme Léonnet, chef du Service central du renseignement territorial (SCRT), la SDIG, chargée des missions classiques des RG, s’est trouvée « en sous-capacité par rapport à la situation antérieure. Alors que la DCRG employait, en 2008, 3 200 fonctionnaires, la SDIG, créée cette année-là, en comptait 1 400 » (124), soit une réduction de plus de la moitié des ressources humaines (- 56,3 %). Commentant cette baisse drastique des moyens alloués au renseignement de proximité consécutivement à la réforme, le directeur général de la police nationale a déclaré que « la capacité d’analyse et de renseignement a été perdue » (125).
Les deux préfets honoraires auditionnés par la commission d’enquête ont fait état d’avis convergents. Selon M. Patrice Bergougnoux, « Une condition capitale du maintien de l’ordre républicain est que les autorités disposent des informations nécessaires pour apprécier la situation et adopter les bons dispositifs. C’est pourquoi je regrette que les réorganisations intervenues récemment dans le renseignement aient réduit la capacité d’information des autorités préfectorales. » (126) Pour M. Dominique Bur, « La question du renseignement est essentielle. Les décisions prises par le politique ont causé sur le terrain séparations et coupures, qui ont entraîné une perte de contact. Les renseignements généraux avaient tissé des liens avec les organisations syndicales et professionnelles, dont ils étaient bien connus. Ils servaient de relais avec la préfecture, à laquelle ils permettaient de faire passer des messages. Il a fallu reconstruire ces liens disparus. Des moyens y ont été consacrés, mais on ne tisse pas un réseau du jour au lendemain. » (127)
Parallèlement et au-delà du cas des RG, service spécialisé, le ministre de l’Intérieur a rappelé lors de son audition que la diminution, durant le quinquennat précédent, des effectifs de la police et de la gendarmerie nationales – qui participent à cette mission de renseignement – a obéré les capacités de détection des « signaux faibles » sur le terrain (128).
Il est intéressant de souligner que les acteurs de l’ordre public ne sont pas les seuls à déplorer les conséquences de la disparition des RG. Ainsi que l’a affirmé M. Fabien Jobard, directeur de recherches au CNRS, « Nous mesurons depuis assez longtemps les effets de la dissolution des Renseignements généraux. Celle-ci a entraîné une perte de connaissance des phénomènes de société à l’échelle territoriale. Les événements de Poitiers, de Strasbourg, de Notre-Dame-des-Landes, mais aussi de Sivens, ont illustré la difficile capacité des pouvoirs publics à anticiper les dynamiques de protestation et de contestation. » (129)
● La spécificité parisienne en matière de renseignement de proximité.
Compte tenu de la spécificité de la capitale et des départements limitrophes, la préfecture de police de Paris dispose de son propre service de renseignement de proximité. Non concerné par la fusion entre RG et DST, il a donc été moins touché par les conséquences de cette réforme.
La direction du Renseignement de la préfecture de police (DRPP) « est chargée de la recherche, de la centralisation et de l’analyse des renseignements destinés à informer le préfet de police dans les domaines institutionnel, économique et social, ainsi qu’en matière de phénomènes urbains violents et dans tous les domaines susceptibles d’intéresser l’ordre public et le fonctionnement des institutions dans la capitale et les départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. » (130) Encore faut-il préciser que le renseignement territorial n’est pas sa seule mission, la DRPP contribuant également à la prévention du terrorisme, à la lutte contre l’immigration clandestine et à la recherche de l’information opérationnelle au profit de l’ensemble des policiers. Selon le préfet de police, les manifestations représentent environ un tiers de l’activité de renseignement de la DRPP (131).
b. La diminution des effectifs des forces mobiles impose un recours accru à des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre
Le propos du Rapporteur ne consiste pas à se livrer à une nouvelle querelle de chiffres concernant les diminutions d’effectifs qui, sous le quinquennat précédent, ont touché la police et la gendarmerie nationales et, pour ce qui concerne le présent rapport, les forces mobiles. Il s’agit simplement de faire état des informations communiquées à la commission d’enquête, par les acteurs du maintien de l’ordre eux-mêmes, sur ces réductions et leurs conséquences opérationnelles.
● Un lourd tribut payé à la révision générale des politiques publiques (RGPP).
D’après les éléments communiqués à la commission d’enquête, ce sont les forces mobiles qui ont supporté la plus grande partie des efforts de réduction des effectifs demandés, tant à la police qu’à la gendarmerie nationales, dans le cadre de la RGPP.
Ainsi, sur 123 escadrons de gendarmerie mobile, 15 ont été dissous, soit environ 12,2 % du nombre total d’EGM. Au 1er janvier 2008, la gendarmerie mobile comptait 22 groupements de gendarmerie mobile (GGM) et un groupement blindé de gendarmerie mobile (GBGM) qui regroupaient 123 EGM. L’effectif total en équivalents temps plein (ETP) était de 15 262 ETP. Au 1er janvier 2015, conséquence des dissolutions d’escadrons intervenues, la gendarmerie mobile comptait 12 877 ETP, soit 2 385 ETP de moins (132) (- 15,6%).
De telles données corroborent les déclarations des personnes auditionnées qui se sont exprimées à ce sujet, et selon lesquelles la gendarmerie mobile s’est vu amputée de 2 000 à 2 500 gendarmes consécutivement aux restructurations (133).
Quant aux compagnies républicaines de sécurité, si le nombre d’unités est resté constant, elles ont eu à subir une déflation de même ampleur (134) entraînant mathématiquement une réduction des effectifs par compagnie et donc une diminution du nombre d’agents présents sur le terrain, en vertu de la règle des trois cinquièmes (cf. supra). Pour reprendre les termes de M. Paul Le Guennic, secrétaire national d’Unité SGP Police FO, « La révision générale des politiques publiques (RGPP) a porté un sacré coup aux effectifs des CRS : au sein de la police nationale, c’est la direction qui a réagi le plus vite et qui a payé le plus lourd tribut. » (135)
Pour sa part M. Éric Mildenberger, délégué général d’Alliance police nationale, a précisé que « Dans l’exercice de leur mission de maintien et de rétablissement de l’ordre, le cœur de leur métier, les compagnies de CRS sont handicapées par la baisse significative de leurs effectifs. Elles peuvent se trouver en situation difficile sur le terrain, quand il s’agit de protéger un site ou de barrer des rues. En quelques années, l’effectif réel d’une compagnie sur le terrain est passé de 90-100 personnes à 70-80 personnes. L’effectif théorique se situe à 130 CRS, mais certaines compagnies fonctionnent avec 118-120 CRS, le nombre fluctuant en fonction des mouvements des personnels. » (136)
Les efforts consentis depuis 2012 par le Gouvernement pour la reconstitution des effectifs de sécurité publique ont été bénéfiques, mais n’ont évidemment pas suffi à compenser les coupes claires massives opérées durant le quinquennat précédent.
● Une réduction couplée à un haut niveau d’engagement opérationnel qui n’a pas vocation à diminuer compte tenu du contexte actuel.
Selon le directeur général de la gendarmerie nationale, les escadrons de gendarmerie mobile sont soumis à une pression opérationnelle forte résultant d’un fort taux d’engagement de plus de 220 jours par an pour chaque escadron (137). La situation est similaire pour les CRS. D’après M. Grégory Joron, délégué national d’Unité SGP Police FO, ce sont en moyenne 45 unités par jour qui sont engagées depuis le mois de janvier 2015, contre 41 à 42 unités auparavant. Ces statistiques ne tiennent en outre pas compte des renforcements d’unité à unité (138).
En plus de leurs missions principales, les forces mobiles sont évidemment mobilisées dans le cadre du plan Sentinelle. Si un tel engagement n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés de gestion, il n’est probablement pas amené à se réduire à moyen terme.
● La diminution des moyens humains à disposition des forces mobiles, de même que la contrainte de l’urgence, entraînent le recours à des formations non spécialisées pour des opérations de maintien de l’ordre au sens large.
Par principe, les unités de gendarmerie départementales (GD) ne participent pas aux opérations de maintien de l’ordre. Toutefois et comme souvent en matière de sécurité, l’urgence commande et l’autorité concernée peut n’avoir d’autre choix que de déployer les forces immédiatement disponibles, dans l’attente de l’arrivée des unités spécialisées.
En cas de troubles à l’ordre public et en l’absence des forces mobiles, les gendarmes départementaux peuvent constater les infractions à la loi pénale, intervenir pour les faire cesser et appréhender leurs auteurs. Si la gendarmerie départementale est mobilisée pour participer à des opérations de maintien de l’ordre, son organisation et sa doctrine d’emploi ne permettent pas son engagement en unités constituées. Comme le précisent les réponses de la direction générale de la gendarmerie nationale au questionnaire de la commission d’enquête, la GD n’est ni équipée, ni formée pour répondre aux standards des missions de maintien de l’ordre. Le directeur général de la gendarmerie nationale lui-même l’a exprimé en ces termes : « […] j’y insiste, la règle veut que qu’il n’y ait pas d’engagement d’unités de la gendarmerie départementale, hors situation d’urgence, au maintien de l’ordre. Il n’y a pas à transiger : à chacun son métier. » (139)
Lorsqu’elle est engagée dans une opération de maintien de l’ordre d’ampleur, la GD mène son action en périphérie de celle des forces mobiles (missions de recherche du renseignement, de gestion des flux et d’appui judiciaire). Ce sont généralement les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) qui sont mobilisés et dont les membres, même s’ils ont pu par ailleurs servir au sein d’EGM, ne sont pas spécifiquement formés au maintien de l’ordre. Le recours aux PSIG n’est possible que de manière temporaire et limitative s’agissant des missions qu’ils sont appelés à exercer. Ils peuvent intervenir :
– sous l’empire de l’urgence et dans des situations de violences exacerbées, dans l’attente de l’arrivée d’unités de forces mobiles ;
– dans le cadre de la protection des représentants de la force publique et des tiers pouvant être directement menacés ;
– en appui des unités de forces mobiles engagées : renseignement dans la profondeur, appui judiciaire et interpellation de fauteurs de trouble désignés par le commandant territorial.
D’autres formations et unités de la gendarmerie peuvent également être requises au maintien de l’ordre :
– les unités d’intervention spécialisées : GIGN (140), GPI (141) et PI2G (142), en situation de crise exceptionnelle ;
– la Garde républicaine, qui pourrait participer exceptionnellement et sur décision du ministre de l’Intérieur, au maintien de l’ordre dans la capitale ;
– les gendarmeries spécialisées dépendant du ministre de la Défense (143), exceptionnellement et sur décision de celui-ci. Elles réaliseraient alors des missions comparables à celles de la GD dans les mêmes circonstances.
Les mêmes observations peuvent être faites concernant la participation d’unités non spécialisées de la police nationale avec, selon l’expression de M. Fabien Jobard, « la multiplication de quasi-unités de maintien de l’ordre » (144). Les informations communiquées par la direction générale de la police nationale indiquent ainsi que, contrairement aux CRS, de telles unités sont faiblement équipées en moyens de protection et en armements dédiés et ne sont pas formées à évoluer en unités constituées.
Les brigades anti-criminalité (BAC) sont employées pour assurer des interpellations, ses effectifs intervenant en civil. En outre, les compagnies départementales d’intervention (CDI) en région et les compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI) à Paris et en petite couronne peuvent être déployées en opération de maintien de l’ordre. Les circonscriptions de sécurité publique les plus importantes disposent également d’unités d’ordre public et de sécurité routière (UOPSR).
Encore convient-il d’opérer des distinctions parmi les unités « non CRS ». Ainsi, lorsqu’elles participent à une opération de maintien de l’ordre, les sept compagnies d’intervention (CI) de la DOPC de la préfecture de police de Paris peuvent disposer d’un équipement qui présente de nombreuses analogies avec celui des CRS, avec notamment une tenue de maintien de l’ordre et des moyens de protection individuelle (casque lourd, protège-tibias, protection d’épaules, boucliers, bâtons de défense, etc.). L’armement en dotation collective présente, quant à lui, des différences substantielles. Si ces compagnies sont équipées du lance-grenades « Cougar » et de grenades lacrymogènes MP7 ou CM6 (également susceptibles d’être lancées à la main), elles ne disposent d’aucun fusil ou d’arme longue, et les grenades lacrymogènes instantanées ont été retirées de la dotation en 2009. Quant aux moyens de force intermédiaire, ces compagnies ne possèdent pas de Flash-Ball et si le LBD de calibre 40 figure dans leur équipement, une interdiction permanente d’utilisation a été décidée d’après les informations communiquées par la DOPC.
Bien que composées de professionnels aguerris et entraînés, les unités de police ou de gendarmerie non spécialisées ne bénéficient pas, par essence, du même de degré de formation au maintien de l’ordre, ni du même équipement et ne suivent pas nécessairement les mêmes doctrines d’intervention. Le recours à la force par de telles unités peut donc susciter des interrogations. Sans méconnaître les difficultés et la complexité d’une opération de maintien de l’ordre, il s’avère que l’usage de moyens de contrainte dans ce cadre peut s’effectuer dans des conditions moins sécurisées que lorsqu’il est le fait d’unités spécialisées.
En effet, soit certaines unités non spécialisées mettent en œuvre des équipements dont ne sont pas dotées les unités mobiles (et qui, par construction, ne sont pas forcément adaptés dans une situation de maintien de l’ordre), soit la maîtrise de tels équipements dans le contexte d’une opération de maintien de l’ordre est moins assurée du fait de la spécificité de ce contexte, d’une moindre habitude et d’une formation moins spécialisée.
C’est ce dont témoignent les déclarations d’un certain nombre de personnes auditionnées par la commission, notamment les représentants de l’Assemblée des blessés, des familles et des collectifs contre les violences policières (145) ou encore le Défenseur des droits. Celui-ci a en effet affirmé que « Dans les dossiers liés à l’usage de la force et des armes, les unités non constituées, telles que les brigades anti-criminalité (BAC), me semblent davantage mises en cause que les formations spécialisées dans le maintien de l’ordre. Cette impression, qui ressort de l’examen des saisines du Défenseur des droits et de la CNDS [Commission nationale de déontologie de la sécurité], mérite l’attention d’une commission comme la vôtre. Les personnels ne sont pas formés de la même manière et leur action n’est pas encadrée par le même régime juridique : les unités spécialisées obéissent à des règles particulières alors que les unités non constituées relèvent du droit commun. » (146) Le Rapporteur reviendra plus en détail sur ce sujet à l’occasion de développements ultérieurs consacrés à ses préconisations.
B. DES NOUVEAUX TERRAINS DE CONTESTATIONS SOCIALES
Pour M. Pierre Tartakowsky, les violences structurées pour combattre l’ordre public lui-même constituent une des marques caractéristiques de la nouvelle contestation sociale : « Les nouveaux réseaux sociaux ont profondément bouleversé la donne. Certes, il y a toujours des manifestations de type classique, c’est-à-dire négociées avec les pouvoirs publics en amont, avec un rendez-vous précis fixé dans un lieu précis et, de façon implicite, limité dans le temps. Ces formes-là sont aujourd’hui, sinon concurrencées, du moins complétées par des formes plus fragmentées : manifestations décentralisées, qui peuvent avoir un impact extrêmement important sur la vie urbaine, mais aussi, et surtout, manifestations qui défient la légitimité du pouvoir public par l’occupation pérenne de zones, d’où la popularisation du terme de "zone à défendre". » (147).
En effet, les nouveaux conflits sociaux ne se distinguent pas seulement par une recomposition des acteurs, mais aussi par un déplacement de l’action vers de nouveaux lieux – davantage ruraux que par le passé – et de nouvelles méthodes illustrées par les fameuses « zones à défendre » (ZAD).
1. Le déplacement des manifestations vers des territoires ruraux ou de plus en plus étendus nécessite une évolution tactique
Les ZAD de Notre-Dame-des Landes et de Sivens ont constitué une part considérable de l’engagement des forces de maintien de l’ordre depuis 2013. Elles caractérisent, certes, une évolution des problématiques de notre société vers des enjeux associés à la sauvegarde de l’environnement, expliquant que des dossiers locaux et ruraux puissent aujourd’hui cristalliser des conflits sociaux. Cependant, ces ZAD illustrent également une évolution tendancielle des contestations sociales à se déplacer vers des espaces ruraux et ouverts, que les moyens modernes de communication permettent aux manifestants de couvrir avec peu de difficultés mais qui placent, à l’inverse, les forces de l’ordre devant une nécessaire évolution de leur mode d’intervention traditionnel.
Cette évolution a été ainsi résumée par le préfet honoraire Dominique Bur : « Les manifestations se déroulaient rarement en milieu rural. Quand les agriculteurs voulaient marquer leur présence, ils se déployaient en ville, souvent devant la préfecture ou l’hôtel de ville, ce qui pose peu de problèmes majeurs. L’espace urbain est clos par les habitations. On peut toujours fermer une rue et canaliser les manifestants. […] Il est très difficile de maintenir l’ordre dans le milieu rural, qui est très ouvert, et dans la durée. Peut-on même parler de manifestation pour désigner non le regroupement de personnes qui se réunissent un jour pour déposer des revendications à la préfecture ou à la mairie, mais l’attaque dans la durée – jour et nuit – de positions tenues par les forces de l’ordre ? » (148)
Le déplacement de la contestation vers des espaces ruraux pose deux grands types de difficultés nouvelles : d’une part, des difficultés d’ordre tactique pour les forces mobiles en raison des caractéristiques mêmes de la zone d’intervention ; d’autre part, des difficultés opérationnelles et juridiques tenant à l’installation et l’occupation dans la durée d’un espace que les forces de l’ordre doivent donc reconquérir.
a. Les problématiques de maintien de l’ordre en espaces ouverts et/ou multiples
Sur le plan tactique, les nouveaux terrains de contestation posent des problèmes de préparation et de manœuvre aux forces mobiles, mais rendent également plus complexe leur mobilisation.
En zone rurale, a fortiori lorsque le mouvement social précède le dispositif de maintien de l’ordre (cf. infra), les forces mobiles rencontrent des difficultés accrues à anticiper et préparer leur engagement. Le Commandant Christian Gomez, de la CRS 40 de Plombières-lès-Dijon, a livré à la commission (149) une illustration de ces difficultés tirée de son expérience : « Le cas de Notre-Dame-des-Landes présente des différences avec celui des manifestations de grande ampleur au cours desquelles nous avons l’habitude d’intervenir. Il n’est pas facile d’évaluer le nombre des personnes présentes sur les sites occupés, et l’intervention en pleine campagne rend difficile leur localisation. Les réunions préparatoires organisées par la gendarmerie et les dossiers fiables, complets et détaillés dont nous disposons atténuent toutefois les difficultés. Les indications topographiques et les clichés photographiques permettent d’évoluer dans de bonnes conditions de jour comme de nuit. Sur le théâtre d’opérations, l’adaptation de mon unité a pu être immédiate. »
En outre, l’espace rural impose aux unités chargées du maintien de l’ordre un réexamen des tactiques et manœuvres utilisées. Selon le général Bertrand Cavallier (150), « les situations sont de plus en plus complexes, notamment en matière de maintien de l’ordre rural, l’un des plus exigeants en raison du fait qu’il nécessite d’intervenir sur un terrain ouvert, non compartimenté, et de faire face à un adversaire extrêmement mobile. » La description de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et des missions qui s’y sont déroulées, fournie par le Lieutenant-colonel Emmanuel Gerber (151), du groupement III/3 de gendarmerie mobile de Nantes illustre également ces problématiques tactiques :
« Le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes vise une zone occupée par cinq communes, à vingt kilomètres au nord-ouest de Nantes. Cette zone, qui s’étend sur vingt kilomètres en longueur et cinq en largeur, est essentiellement constituée de bocages et de bois. Elle est desservie par de petites routes départementales et des chemins. Cette topographie ne facilite pas l’action des forces de l’ordre, mais, à l’inverse, offre un cadre propice aux opposants. Au cours des opérations menées d’octobre 2012 à avril 2013, nous avons pu identifier, parmi eux, trois types essentiels : les quelque 200 radicaux qui, ignorant les décisions de l’État et rejetant toutes les valeurs, se montrent d’une grande violence qui s’accroît encore ; les associations, notamment d’agriculteurs, qui, même s’ils peuvent aussi faire preuve de violence et freiner l’action des forces de l’ordre, ne sont pas les plus virulents ; les "Robin de bois", autrement dit des défenseurs de l’environnement, retranchés dans des constructions en bois dans les arbres, ce qui ne facilitait pas non plus notre tâche. Le climat humide la rendait plus difficile encore, de même que sa durée, qui nous a cependant permis de mener à bien l’ensemble de nos missions. »
Enfin, certaines nouvelles formes de contestation sur sites multiples posent des difficultés d’engagement aux forces mobiles. Le mouvement dit « des bonnets rouges » a illustré ces nouvelles difficultés. Ainsi, le 5 janvier 2014, une opération a consisté en la mobilisation simultanée de plusieurs centaines de personnes pour bloquer quinze ponts du Finistère, vingt-six ponts dans les Côtes-d’Armor, onze ponts dans le Morbihan, dix ponts en Ille-et-Vilaine et cinq ponts en Loire-Atlantique. De telles formes de contestation, qui nécessitent à l’évidence des opérations de rétablissement de l’ordre républicain, demandent aux autorités civiles une capacité à se projeter rapidement en de nombreux lieux avec des forces de maintien de l’ordre en effectif suffisant. Elles interdisent le recours au processus habituel de concentration d’unités mobiles sur le lieu de contestation et entraînent au contraire un recours accru à des unités non spécialisées pour accomplir des missions de rétablissement de l’ordre.
b. L’intervention des forces de l’ordre sur des terrains aménagés et occupés par les manifestants.
Les ZAD posent une seconde série de difficultés en termes de maintien de l’ordre, qui sont d’ailleurs explicitement recherchées par le recours à ce mode de contestation, et tiennent au fait que celle-ci précède généralement de beaucoup non seulement les réelles manifestations, mais aussi l’intervention des forces de l’ordre. Cette préemption du terrain, ainsi que son occupation dans la durée, instaurent des conditions nouvelles de rétablissement de l’ordre, notamment décrites par le ministre de l’Intérieur lors de son audition (152) : « Il est difficile d’en déloger les occupants illégaux, disséminés sur de vastes terrains, souvent accidentés, situés en pleine nature, pour faire respecter les décisions de justice. Les plus déterminés d’entre eux se sont préparés de façon méthodique à résister à l’intervention des forces de sécurité, en leur tendant toutes sortes de pièges. Ils savent tirer parti de la présence, ponctuelle ou durable, de manifestants ou de sympathisants non-violents, parmi lesquels des femmes et des enfants. Cette situation crée pour les forces de l’ordre des conditions d’intervention très différentes de celles qu’elles connaissent lors des manifestations en centre-ville ou des émeutes urbaines. »
Les lieutenants-colonels Emmanuel Gerber et Stéphane Fauvelet, qui ont commandé à Notre-Dame-des-Landes, ont précisé ces modes d’action rendus possibles par une occupation longue et préalable de la zone par les protestataires. Selon le lieutenant-colonel Emmanuel Gerber, « les manifestants étaient parfaitement organisés, commandés, disposaient d’un réseau de téléphones et avaient même piraté certaines fréquences radio : cela nous a d’ailleurs permis d’écouter leurs échanges, de contrecarrer leurs manœuvres de harcèlement et – n’ayons pas peur des mots – de guérilla. En effet, quand les opérations se prolongent, les opposants s’organisent, durcissent leurs positions et optent pour des modes d’action très proches de la guérilla, le stade ultime étant celui de la victimisation : à Notre-Dame-des-Landes, certains, parmi les opposants les plus radicaux, n’avaient qu’un leitmotiv, obtenir une victime. » Le lieutenant-colonel Stéphane Fauvelet a dit aussi avoir « eu à traiter non seulement avec des agriculteurs, mais aussi, dans les landes de Rohanne, avec des familles – au sein desquelles on voyait des enfants dans des poussettes –, des élus et des riverains. Juste derrière ces manifestants étaient positionnés des groupes radicaux, reconnaissables à leurs équipements, leurs cagoules et leurs casques. »
Le Rapporteur retient des nombreux témoignages et documents reçus que l’occupation durable des ZAD par les protestataires entraîne une préparation accrue de leur part qui complexifie les opérations ultérieures de rétablissement de l’ordre républicain. Cette difficulté ne tient d’ailleurs que marginalement à la construction de cabanes dans les arbres, lesquelles sont loin de résumer le degré de préparation de certains zadistes et leur état d’esprit, contrairement à ce que certaines présentations « bon enfant » de ces zones voudraient faire accroire. Du point de vue du rétablissement de l’ordre républicain, qui ne peut manquer d’intervenir compte tenu du caractère illégal de telles occupations (cf. infra) et qui est fortement anticipé par les minorités radicales présentes sur les ZAD, ce délai de préparation et d’installation des zadistes se traduit surtout par la mise en place d’un arsenal dangereux.
Le directeur général de la gendarmerie nationale a évoqué cet aspect lors de son audition : « nous faisons face à une opposition nouvelle, avec des gens implantés sur un territoire qu’ils défendent selon des modes d’action que nous ne connaissions pas. […] Nous avons été confrontés à des situations de blocage très tendues. L’engagement avec les forces de l’ordre est préparé par les manifestants qui utilisent non seulement des moyens passifs pour empêcher ces dernières d’agir, mais aussi des moyens offensifs – si ce n’est des jets d’acide, en tout cas des cocktails Molotov ou des bouteilles incendiaires de nature plus explosive. » Les matériels et documents saisis par les forces mobiles et les pièces fournies au Rapporteur, notamment par la gendarmerie nationale, attestent de ce degré de violence accru, rendu possible par la durée de l’installation préalable des zadistes.
Sur le plan défensif, la durée de l’occupation de la ZAD permet aux occupants de ne pas s’en tenir aux simples barricades construites rapidement pour freiner la manœuvre des forces de l’ordre. Celles de la ZAD sont régulièrement dotées de mécanismes incendiaires conçus pour blesser gravement les forces de l’ordre lors des franchissements. Le terrain est parfois piégé au moyen d’engins explosifs. Certains de ces engins ont nécessité l’intervention des démineurs, à l’image de cette bouteille de gaz surmontée d’une pancarte « Une explosion = 10 flics » – sans que l’on sache si une telle indication traduisait une réelle volonté d’attenter à l’intégrité physique des forces de l’ordre, ou si elle avait uniquement pour but de produire un effet psychologique sur celles-ci et de les retarder le temps de neutraliser un engin a priori dangereux. En tout état de cause, si certains manifestants n’ont pas la volonté de blesser grièvement, telle peut être la conséquence de l’utilisation d’armes par nature ou par destination.
EXEMPLE D’ENGIN EXPLOSIF ARTISANAL SUR LE SITE DE SIVENS
Source : direction générale de la gendarmerie nationale
Sur le plan offensif, l’occupation des ZAD dans la durée (conjuguée à la convergence sur ces lieux d’individus spécialisés dans l’affrontement) permet aux contestataires de concevoir et de produire un arsenal potentiellement mortel inquiétant, principalement composé de divers engins explosifs et incendiaires. Selon la direction générale de la gendarmerie nationale, déjà lors des affrontements à Notre-Dame-des-Landes, il avait été constaté une certaine maîtrise de la fabrication d’engins incendiaires par certains occupants de la ZAD (153). Or, plusieurs éléments recueillis par les unités du groupement de gendarmerie départementale du Tarn confirment que cette expertise s’est déplacée sur la ZAD de Sivens, où deux manuels de fabrication différents ont été découverts. Le premier a été trouvé le 14 mai 2014 lors de l’expulsion de la Métairie neuve à Lisle-sur-Tarn (81). Le second a été découvert sur le chemin de la Jasse à Lisle-sur-Tarn (81) lors d’une reconnaissance d’axe menée le 29 septembre 2014 par les gendarmes mobiles pour permettre le passage des camions du chantier. Ce second manuel se décompose en 8 chapitres : préparatifs, utilitaires (mèche, rallonge de mèche, détonateur...) ; produits chimiques (nitrate de potassium, acide sulfurique...) ; produits explosifs (poudre noire, chlorate de soude, TNT...) ; fumigènes ; produits incendiaires (napalm, thermites...) ; bombes (bombe tuyau, bombe au chlore …) ; bombes B.S « pour amuser les enfants ».
Outre la découverte de manuels de fabrication d’explosifs et de matériaux de fabrication, les gendarmes ont constaté l’usage de bouteilles remplies d’un mélange d’acide et d’aluminium, de fusées, de cocktail Molotov, de bouteilles de gaz, de lanceurs de type « patator » et ce qui s’apparente à des engins explosifs artisanaux. De nombreuses images et vidéos, captées tant par les forces de l’ordre en opération que par les occupants de la ZAD eux-mêmes, attestent de la réalité et de l’emploi de ces arsenaux explosifs et incendiaires à l’encontre des forces de sécurité, comme le montrent les trois clichés suivants extraits d’une vidéo visible sur Internet :
EXEMPLE D’UTILISATION D’ENGINS INCENDIAIRES CONTRE LES FORCES DE L’ORDRE SUR LE SITE DE SIVENS
Explosion d’un engin incendiaire aux pieds des gendarmes mobiles
Dispersion sur les militaires du liquide enflammé
Certains militaires ont pris feu.
Source : direction générale de la gendarmerie nationale.
2. Le phénomène des zones à défendre (ZAD) : des infractions causant davantage de préjudice à autrui qu’elles ne troublent l’ordre public
Une ZAD consiste en une occupation illégale de parcelles de terrain, appartenant à des personnes publiques ou privées, qui a pour effet ou pour but de rendre impossible la conduite d’un projet ou d’un ouvrage implanté en tout ou partie sur lesdites parcelles. Cette méthode de contestation est une version à grande échelle spatiale et temporelle du barrage humain ou cordon de protection : elle impose à l’État républicain de s’assurer d’abord en toute sécurité des personnes s’étant mises (illégalement) en danger avant de pouvoir conduire son projet.
Cependant, idéologiquement, la ZAD est aussi une source de multiples confusions, que les travaux de la commission permettent au Rapporteur de clarifier ici. En premier lieu, quoique présentée parfois comme une société miniature ou un laboratoire démocratique, une ZAD est d’abord construite sur une violation du droit de propriété et ne peut perdurer qu’au mépris des injonctions administratives et des décisions de justice. En second lieu, considérer qu’une ZAD est une forme d’espace permanent de trouble à l’ordre public impliquant son rétablissement ne serait pas exact : l’essentiel des opérations de sécurité qui y sont conduites visent à mettre fin à la commission d’infractions causant des préjudices à des personnes physiques et/ou morales, lesquelles réclament légitimement justice.
a. L’installation d’une ZAD est en soi un acte délictueux, mais ne constitue pas par elle-même un trouble à l’ordre public
Au plan juridique, l’installation d’une ZAD constitue en elle-même un délit au sens où elle porte atteinte au droit de propriété et à certaines libertés garanties. Toutefois, elle ne trouble pas par elle-même l’ordre public, son statut de « lieu public » demeurant incertain.
● La ZAD constitue un délit causant un préjudice à une personne publique ou privée.
La notion de ZAD recouvre une réalité qui n’est pas juridiquement ambiguë, ni inconnue ou nouvelle. Le « zadiste », au sens d’une personne installée pour une longue durée sur un terrain ou un bâtiment proche d’un projet d’aménagement, peut être qualifié d’occupant sans droit ni titre d’une propriété publique ou privée. C’est sur ce fondement que des procédures d’expulsion sont menées, comme par exemple celle ordonnée le 16 février 2015 par un jugement du tribunal de grande instance d’Albi à l’égard des occupants de la Métairie neuve de la ZAD du Testet.
Quelle que soit la communication organisée sur son caractère politiquement expérimental ou encore sur les vertus de la proximité avec l’environnement, une ZAD est une méthode de revendication politique par l’occupation illicite d’un bien immeuble appartenant à autrui, c’est-à-dire une action bafouant les droits et libertés fondamentaux. Formellement, elle n’est guère éloignée des occupations illégales d’appartements en zone urbaine, et elle est constitutive du délit d’installation en réunion, en vue d’y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant à autrui, prévu à l’article 322-4-1 du code pénal (154).
Cette interprétation est conforme à la circulaire de la Chancellerie du 20 mars 2003 prise en application de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure : « Cette nouvelle disposition tend à répondre aux trop nombreux comportements irréguliers commis par des groupes d’individus qui, sans droit ni titre, au mépris du respect de la propriété privée, décident d’établir sur des terrains communaux ou privés des campements qui peuvent, de surcroît, sur le plan sanitaire ou de la sécurité des personnes constituer de réels dangers ».
Compte tenu de ces éléments, et dès son installation, les autorités doivent faire en sorte que la ZAD s’achève, non pour rétablir l’ordre public, mais afin que cessent l’infraction et le préjudice civil.
● Certains comportements sur une ZAD peuvent troubler l’ordre public, mais ne peuvent être qualifiés d’attroupements au sens du code de la sécurité intérieure.
Quel que soit le statut domanial des parcelles investies par les zadistes, certains cas de troubles manifestes à l’ordre public de nature sanitaire ou tenant à la sécurité des personnes présentes peuvent justifier une intervention de l’État afin de rétablir l’ordre : violences, dégradations, atteintes à la tranquillité publique, risques d’incendie, risques d’épidémie, etc. (155). Hormis dans ces cas plutôt rares, une ZAD trouble-t-elle l’ordre public ?
Le but de la ZAD est d’empêcher la réalisation d’un projet ou d’un aménagement public. La question posée à l’État par le phénomène des ZAD est donc de savoir si l’interposition de ses occupants afin d’entraver les projets concernés (qui est constitutive d’un délit, cf. infra) peut, ou non, être regardée comme un trouble à l’ordre public.
Il n’est pas juridiquement certain que cette action contestataire, y compris sous forme de manifestations spontanées, puisse être considérée comme un trouble à l’ordre public soumis au régime de l’attroupement et donner lieu à une dispersion pure et simple.
En effet, l’article 431-3 du code pénal définit l’attroupement comme le risque à la survenance d’un trouble à l’ordre public « sur la voie publique ou dans un lieu public ». Ce dernier terme fait l’objet d’une interprétation relativement large de la part de la jurisprudence. Peuvent ainsi être considérés comme des « lieux publics » au sens de cet article certains lieux privés ouverts au public, voire des lieux purement privés qui, dans certaines circonstances, sont rendus accessibles à des tiers. Des lieux sont ainsi qualifiés de publics en raison de leur nature ou de leur destination. Ainsi, une petite cour intérieure d’un hôpital où à différentes heures la circulation est possible a été qualifiée de lieu public (Cass. crim. 4 mai 1935, DH 1935.349), de même que la terrasse d’un restaurant (Cass. crim. 15 mars 1983, Bull. crim., no 82).
Les ZAD sont généralement des propriétés privées ou des dépendances appartenant à une personne publique mais non affectées à l’usage direct du public (emprise d’un projet d’aménagement en cours de réalisation) qui n’entrent pas par définition dans le champ du « lieu public » au sens de l’article 431-3, sauf en cas d’ouverture spécifique au public.
M. Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur, a indiqué devant la commission (156) : « L’occupation de vastes terrains privés sur lesquels séjournent des personnes s’opposant à l’action de la puissance publique suscite plusieurs interrogations. Est-on totalement démuni au regard de l’application du cadre juridique de l’attroupement ? Non, car l’attroupement se déroule sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, notion qui peut inclure les vastes terrains privés dont l’accès est assez facile. Seul le juge pénal est compétent pour trancher cette question, mais celle-ci ne me semble pas fermée. »
b. Une confusion grandissante entre les opérations de sécurité classique et les opérations de rétablissement de l’ordre face à des attroupements hostiles
Le Rapporteur note donc une confusion croissante dans les propos et analyses relatifs aux ZAD en général et à celle du Testet en particulier (avant son évacuation). Il relève notamment qu’une partie de l’opinion publique a tendance à considérer que la ZAD serait une longue manifestation, certes d’un genre nouveau, mais soumise au régime classique de l’expression des revendications sur la voie publique.
Au contraire, il rappelle qu’en principe l’intervention des forces de l’ordre sur ces terrains ne constitue pas initialement une opération de maintien ou de rétablissement de l’ordre républicain. Elle peut avoir trois fondements distincts.
● Premièrement, les forces de l’ordre peuvent concourir à l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’évacuation des lieux. Ces décisions judiciaires résultent d’une procédure très formalisée (mobilisation du propriétaire, identification de la parcelle concernée, identification des occupants sans titre, respect de la trêve hivernale, etc.) souvent peu adaptée aux pratiques des zadistes. En effet, il n’est pas rare que les zadistes modifient l’emprise de leur installation pour précisément faire échec à l’exécution des décisions de justice. Mme Françoise Mathe, présidente de la commission « Libertés publiques et droits de l’homme » du Conseil national des barreaux, a rappelé lors de son audition (157) le régime de protection qui s’attache au logement : « Une ordonnance est nécessaire pour expulser une personne d’un local dès lors que celle-ci en a fait son logement, si précaire soit-il. Je comprends que l’on puisse être heurté par l’idée que des occupants sans titre se plaignent que leurs propres biens aient été détruits et détériorés, mais c’est la règle générale en matière de logement illégal. Pour expulser des squatters, il faut une décision judiciaire. Aussi longtemps qu’il n’y en a pas, le domicile, même fixé en violation du droit à la propriété d’autrui, est inviolable. Cela ne concerne pas spécifiquement les ZAD, mais le problème plus général de l’équilibre entre la protection de la propriété privée et le droit au domicile ou au logement. »
● Deuxièmement, les forces de l’ordre peuvent également intervenir dans une ZAD pour faire cesser un crime ou un délit flagrant (ou porter assistance à une personne en danger). Outre le délit d’occupation illicite d’un terrain en réunion précédemment mentionné, l’action des activistes présents sur une ZAD est le plus souvent également constitutive du délit d’opposition à l’exécution d’un travail public prévu à l’article 433-11 du code pénal.
● Troisièmement, des manifestations de caractère plus classique se déroulent parfois de manière ponctuelle sur le site d’une ZAD, en soutien ou en opposition au mouvement, avec un tel risque de confrontation entre les deux parties opposées sur le projet qu’il nécessite l’interposition des forces de l’ordre.
Par conséquent, si les motifs d’intervention des forces de l’ordre dans la ZAD ne manquent pas, y compris pour en expulser certains occupants, ils ne sont guidés par le souci de l’ordre public que dans un second temps : après une tentative de faire exécuter une décision de justice ou de faire cesser un délit flagrant.
Il ne faut donc pas regarder l’existence d’une ZAD comme une unique et vaste opération de maintien de l’ordre. Il semble plus proche de la réalité, y compris au regard des unités de police et de gendarmerie mobilisées, de relever que, sur une ZAD, se succèdent des opérations de sécurisation voire de police judiciaire classique, d’une part, et, parfois, des opérations de maintien de l’ordre, d’autre part, lorsque l’attroupement des activistes fait violemment échec aux premières.
C. L’ASSIGNATION DE NOUVEAUX OBJECTIFS AUX FORCES DE L’ORDRE, ASSOCIÉE À LA MÉDIATISATION CROISSANTE DES ENJEUX DE SECURITÉ, BROUILLE LA NOTION MÊME DE RÉTABLISSEMENT DE L’ORDRE PUBLIC
1. La médiatisation renforce les enjeux associés aux conflits sociaux et aux opérations de maintien de l’ordre
La médiatisation des conflits sociaux est utile et, en tout état de cause, incontournable dans un monde hyper connecté. C’est tout naturellement qu’elle fait naître une attention accrue aux troubles à l’ordre public et aux opérations visant à le maintenir ou le rétablir.
L’ensemble des acteurs est confronté à ce phénomène. Cette médiatisation constitue souvent un élément de complexité supplémentaire pour le pouvoir politique et les forces de l’ordre, dont elle accroît la mise en cause de l’action, jugée alternativement – ou simultanément – trop sévère ou trop laxiste. Les manifestants font face à des difficultés similaires. Les actes de violence perpétrés par certains individus faisant l’objet d’une exposition plus rapide et plus massive ils sont, de ce fait, susceptibles de délégitimer l’action et les modalités d’expression de la majorité des manifestants pacifiques. Cette conscience d’une sensibilité sociale plus grande à la violence entraîne, pour les éléments les plus déterminés ou les plus radicaux, la multiplication de tentatives visant à contrôler l’information délivrée par les médias classiques, voire le recours à des actes de contrainte et même de violence qui rendent nécessaire une protection des professionnels de l’information par les forces de l’ordre.
a. Une tolérance moins grande à une violence déployée par certains manifestants et davantage exposée
Les processus d’exclusion progressive et de rejet social de la violence privée, de monopolisation de la contrainte physique légitime par la puissance publique et de pacification sociale ont fait l’objet d’analyses portées par de nombreux penseurs et universitaires – notamment Max Weber (158) et Norbert Elias (159) pour ne citer que les pères de ces champs de recherche.
La plus grande couverture des désordres publics par les médias traditionnels et les nouveaux modes de communication – réseaux sociaux notamment – font ressurgir dans l’espace social, de manière quasi-instantanée et répétée des actes de violence parfois extrêmes qui heurtent la sensibilité collective d’une société devenue moins tolérante à leur égard. Comme le résume le directeur général de la police nationale, « Dans leur expression violente, ces nouvelles formes de contestation bénéficient d’une couverture médiatique considérable, qui les rend encore moins acceptables par l’opinion publique » (160).
La violence constatée à l’occasion d’événements de voie publique est-elle plus importante qu’elle ne l’était par le passé ou est-elle simplement plus connue car plus visible et plus médiatisée ? Cette question et les réponses qui y ont été apportées par les différentes personnes auditionnées ont été régulièrement abordées au cours des travaux de la commission d’enquête.
Si, pour M. Bertrand Cavallier, « nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de la "violence globale" […] notre société [ayant] adopté une culture de la violence » (161), pour M. Cédric Moreau de Bellaing, « […] la France a connu des épisodes qui peuvent "concurrencer" sans trop de difficulté ce qui s’est passé à Sivens […] si violent que cet épisode ait pu être, cette violence reste très en deçà de ce que connaissent certains des pays voisins comme la Grèce ou l’Allemagne. » (162) Sans remonter aux grandes grèves ouvrières de la fin du XIXe siècle, il a assuré que « En ce qui concerne le caractère plus violent des manifestants auxquels font face les forces de l’ordre, d’un point de vue sociologique, cela reste à voir : la violence des grandes manifestations de 1947-1948, de celles – des viticulteurs – de 1950 ou de celle – de Creys-Malville – de 1977, n’avait rien à envier à la violence des manifestations d’aujourd’hui. » (163)
b. Des relations plus compliquées entre la presse et certains manifestants dans la production de l’information, qui rendent nécessaire une protection plus importante de la part des forces de l’ordre
L’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire et imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. ». Il trace ainsi le cadre dans lequel s’inscrivent la liberté de la presse et de la communication audiovisuelle.
Il est intéressant de noter que les libertés de réunion et de manifestation ne sont pas expressément mentionnées, mais découlent de ce même principe de libre communication des pensées et des opinions. On peut considérer que ceux qui s’en prennent aux journalistes à l’occasion de manifestations s’en prennent aussi, indirectement, à la liberté qu’ils exercent et qu’ils dénient aux médias cette même liberté qu’ils revendiquent pour eux-mêmes.
Au regard de cette consécration constitutionnelle sans ambiguïté, il apparaît essentiel que les professionnels des médias puissent exercer leur activité et remplir leur fonction sans entraves, en dépit des circonstances parfois peu favorables dans le cadre de manifestations donnant lieu à des opérations de maintien de l’ordre.
Les journalistes peuvent d’abord se voir empêchés – voire davantage – par les forces de l’ordre. Lors de son audition M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France, a ainsi fait état de plusieurs problèmes ayant impliqué des membres des forces de l’ordre (sans qu’il soit possible de déterminer s’il s’agissait de membres des forces mobiles ou d’autres formations) : un journaliste violenté à Albi lors d’une action de protestation contre la destruction de la zone humide du Testet ou encore la retenue de plusieurs journalistes à un barrage de police leur interdisant ainsi l’accès à un site (164). De tels comportements sont évidemment inacceptables et doivent faire l’objet des mesures qui s’imposent.
Pour autant, selon M. Deloire, le comportement des forces de l’ordre « […] n’est pas le problème le plus crucial pour les journalistes qui couvrent les manifestations », celui-ci étant « considéré de manière favorable » (165) par les journalistes interrogés par l’association.
En revanche, « […] bien plus graves sont les comportements des manifestants, ou groupes de manifestants à l’égard des journalistes », ceux-ci « [étant] attaqués de toutes parts, et leur rôle de plus en plus contesté par des gens qui estiment pouvoir se passer d’eux grâce aux nouvelles technologies » (166).
D’après le directeur général de RSF France, il semble que certains individus nourrissent une défiance de principe à l’égard des médias traditionnels, estimant que les faits et analyses délivrés par les professionnels de l’information étrangers à leur cause sont forcément biaisés et désirant, de ce fait, contrôler la production et la diffusion de cette information en empêchant le travail journalistique et en ne fournissant que les éléments choisis par eux-mêmes. Les professionnels du maintien de l’ordre formulent un constat analogue, à l’image de M. Pierre-Marc Fergelot, représentant du Syndicat indépendant des commissaires de police : « Cette violence [exercée par certains manifestants] se banalise car elle s’appuie sur une manipulation de l’image et de l’information, qui passe parfois par l’agression de journalistes. » (167)
Cette volonté de contrôle de l’information, qui peut parfois basculer dans la désinformation pure et simple, s’exerce également à l’encontre de l’action menée par les forces de l’ordre. M. Cyrille Robert, représentant de l’association Gend XXI en a fourni un exemple éclairant à la commission : « À Sivens, un même compartiment de terrain était filmé pendant des heures, montrant des personnes déguisées en clowns, ou ostensiblement sympathiques, femmes, adolescents, nous parlant, nous expliquant pourquoi elles étaient là. Puis, ces personnes s’éloignaient et nous étions alors violemment harcelés par des groupes d’individus conduits par des chefs. La riposte des forces de l’ordre était filmée, mais non l’attaque qu’elles venaient de subir. Cela se passe de la même manière dans d’autres types de manifestations. » (168)
Ainsi qu’en témoignent les exemples évoqués par M. Deloire, l’hostilité de certains manifestants à l’égard des journalistes prend des formes diverses allant de l’intimidation à l’agression caractérisée, en passant par la détérioration de leur matériel. Au-delà des problèmes rencontrés aux abords de Sivens, celui-ci a particulièrement évoqué le cas des manifestations contre le mariage pour tous qui semblent avoir donné lieu à plusieurs débordements. Ainsi, « En avril 2013, alors que le projet de loi était en cours d’examen dans l’hémicycle, deux journalistes de La Chaîne parlementaire Assemblée nationale (LCP) ont été agressés et leur matériel a été détérioré. Quelques jours plus tard, à Rennes, des manifestants anti-mariage pour tous ont attaqué deux journalistes de Rennes TV. Le 26 mai, un journaliste de l’Agence France-Presse a été jeté à terre et roué de coups, en marge de la manifestation. Plus tard, des reporters du Petit Journal, qualifiés de collabos, ont reçu des coups de pied, des coups de poing et des cannettes. » (169)
Autre exemple, les manifestations de l’été 2014 relatives au conflit au Proche-Orient ont vu un photographe de l’AFP « violemment frappé dans le dos par un individu, au point d’avoir l’épaule fracturée et de rester en arrêt de travail pendant vingt et un jours » (170).
Face à de tels agissements, les forces de l’ordre présentes sur les lieux ne restent pas inactives et ont vocation à protéger les professionnels des médias. Comme le soulignait le lieutenant-colonel Gerber, « Lorsqu’une équipe de l’Agence France presse, lorsque des médias nationaux ou internationaux sont présents sur le terrain, il nous faut mettre à leur dispositif une équipe de protection […] » (171). En la matière, la communication en amont entre journalistes et forces de l’ordre est primordiale, afin de permettre aux premiers de faire leur travail dans des conditions de sécurité acceptables. Il ne s’agit évidemment pas de contrôler l’action des professionnels de l’information, mais « si les journalistes ont signalé leur présence, les CRS pourront intervenir plus facilement en cas d’affrontements violents. » (172)
2. La recherche d’une réponse pénale adaptée aux agissements individuels a complexifié les opérations de maintien de l’ordre
a. Une plus grande préoccupation de la sanction pénale des manifestants les plus violents ou délinquants
Les actes de violence sont de moins en moins tolérés socialement. D’une part, le processus de pacification progressive des sociétés démocratiques contemporaines a accru leur sensibilité en la matière. D’autre part, cette sensibilité est exacerbée par une médiatisation croissante, continue et perpétuellement renouvelée des phénomènes violents et délinquants qui nourrit a minima un sentiment – si ce n’est une réalité – de progression statistique de tels actes et d’accroissement de la radicalité.
Au-delà des débordements « classiques » – saccage du mobilier urbain, de commerces, atteintes aux biens (détérioration de véhicules par exemple), etc. – il est toutefois certain qu’une nouvelle violence se déploie et se voit. Ainsi, d’après la direction générale de la gendarmerie nationale, outre les éléments « traditionnels » que constituent par exemple les cocktails Molotov ou l’utilisation d’armes de fortune, dont le nom et la vocation première peuvent prêter à sourire (173), des manuels retrouvés sur le site de Sivens contenaient toutes les indications nécessaires pour procéder à la fabrication d’engins incendiaires ou d’explosifs. Des bouteilles de gaz ont également été utilisées afin de piéger les axes ou les barricades (cf. supra).
Qu’ils soient plus nombreux, simplement plus visibles ou qu’ils soient à la fois en progression et mieux connus, les actes de délinquance et de violence sont par nature répréhensibles, dès lors qu’ils sont constitutifs d’une infraction prévue par la loi et condamnables sur ce même fondement. En ce sens et dans cette hypothèse, la demande sociale, mais également politique, d’une réponse pénale plus systématique à ce type de comportements est non seulement compréhensible, mais totalement légitime.
Pour le préfet de police de Paris Bernard Boucault, les schémas classiques d’intervention des EGM et des CRS ne sont pas adaptés, dès lors que des exactions sont commises à l’intérieur ou en marge de rassemblements. L’organisation opérationnelle et l’emploi traditionnel des forces mobiles n’apporte qu’une réponse partielle à de tels actes (174). Des unités et des dispositifs ont donc été créés, afin de répondre à ce nouvel impératif opérationnel, dont le déploiement n’est pas sans susciter des interrogations.
b. La mise en place de dispositifs qui contribuent à brouiller la notion même de maintien de l’ordre
Au-delà des manœuvres opérées par les formations spécialisées des unités mobiles spécialistes du maintien de l’ordre – pelotons d’intervention des EGM et sections de protection et d’intervention des CRS – afin de procéder à des interpellations, des dispositifs spécifiques ont été mis en place, qui peuvent contribuer à brouiller la notion de maintien de l’ordre dans son acception classique. En effet, le maintien ou le rétablissement de l’ordre qui suppose « simplement » de faire cesser les troubles et de permettre un retour à la normale et la répression active de faits délictueux à des fins de pénalisation constituent deux opérations différentes quant à leur nature, leurs objectifs et leurs modalités de réalisation.
D’après le préfet de police de Paris, il existe trois difficultés principales relatives à l’emploi des unités de la réserve nationale pour des opérations de répression des infractions et violences (175) :
– les EGM et CRS ne peuvent être fractionnés en deçà du demi-escadron ou de la demi-compagnie, ce qui ne facilite pas leur emploi pour traiter les comportements délictueux commis par des groupes détachés ou très mobiles ;
– très efficaces en maintien de l’ordre « classique », ces unités sont moins adaptées pour la gestion des phénomènes de violence urbaine, ce qui rendrait plus compliquée la réversibilité de leur mission ;
– enfin, les conditions dans lesquelles s’effectuent les éventuelles interpellations ne permettent pas toujours un traitement procédural conforme aux attentes et aux exigences de l’autorité judiciaire.
La préfecture de police de Police a donc mis en place un dispositif opérationnel original reposant à titre principal sur les sept compagnies d’intervention (CI) de la DOPC. Leurs agents sont susceptibles d’intervenir en tenue comme en civil et peuvent passer de l’une à l’autre au cours d’une même vacation en fonction des besoins. Les CI se caractérisent par leur modularité et leur souplesse d’emploi, ainsi que par une sécabilité plus grande que les EGM et les CRS. Ainsi la compagnie peut se scinder en section, en groupe et en demi-groupe, les différents éléments d’une même CI pouvant être combinés avec les composantes d’autres CI. Les unités peuvent aussi être composées d’effectifs mixtes regroupant à la fois des agents en tenue et des agents en civil afin, selon le préfet de police de Paris, de « répondre dans la même séquence de temps à l’évolution de la manifestation et [de] faire face aux groupes de casseurs et fauteurs de troubles de tous acabits » (176).
Ce soutien des forces de maintien de l’ordre par des forces de sécurité publique générale est régulièrement mis en œuvre, notamment pour la gestion des événements de voie publique de grande envergure. Il n’est pas réservé à la capitale, ainsi que l’a confirmé le directeur général de la police nationale en évoquant les exemples de Toulouse et Nantes, où des unités en civil ont été déployées en marge des cortèges à des fins d’éventuelles interpellations (177). D’après les informations recueillies par la commission, les brigades anti-criminalité (BAC) sont souvent sollicitées à cet égard.
Toutefois, la coordination des différentes unités et le respect du schéma tactique d’ensemble peuvent s’avérer problématiques dès lors qu’interviennent, de concert, des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre et d’autres qui ne le sont pas. C’est ce qu’a souligné M. Éric Mildenberger : « La question des interpellations est à rapprocher de celle, plus générale, de la coordination sur un même théâtre d’opérations, entre unités spécialisées dans le maintien de l’ordre et unités non spécialisées. La vocation des CRS n’est pas aujourd’hui de procéder à des interpellations, même si nous en avons les moyens lorsqu’il s’agit de neutraliser des meneurs. Lors des événements de Nantes, en février 2014, sont intervenues ensemble les CRS, les CDI – compagnies départementales d’intervention –, la BAC – brigade anti-criminalité – et les gendarmes mobiles, ce qui a engendré des problèmes de coordination dans les manœuvres et nous a mis en difficulté. Je persiste donc à penser que le maintien de l’ordre doit être prioritairement confié, en particulier dans des opérations de grande envergure et face à des manifestations qui peuvent dégénérer, aux unités mobiles spécialisées, CRS et gendarmes. » (178)
De fait, même si elles peuvent être complémentaires, la notion de maintien de l’ordre stricto sensu et la notion d’interpellation obéissent à des schémas tactiques, des manœuvres, des postures opérationnelles distinctes et à des temporalités différentes. Elles relèvent de « philosophies » spécifiques – d’un côté la gestion du collectif (la foule) par un collectif (l’EGM ou la CRS) ; de l’autre une individualisation du rapport manifestant/police avec des unités légères, tant dans l’équipement que dans la composition, interpellant des individus identifiés. Elles requièrent des qualités différentes de la part des agents qui les mettent en œuvre. En outre, les unités interpellatrices participant à une opération ne sont pas placées sous l’autorité des forces mobiles et relèvent de leur autorité de référence (par exemple le directeur départemental de la sécurité publique ou son représentant), une situation qui peut s’avérer problématique pour la coordination d’ensemble de forces ne partageant pas forcément les mêmes priorités ni les mêmes contraintes opérationnelles.
Les dispositifs mixtes et les unités mixtes ont évidemment leur utilité, les interpellations effectuées par ces unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre (telles les BAC) ou moins spécialisées que les forces mobiles (les CI) contribuant également au rétablissement de l’ordre public dès lors que, par « extraction » et par neutralisation des éléments perturbateurs, elles participent à la cessation des troubles.
Pour autant, leur mise en place peut brouiller la notion de maintien de l’ordre :
– en perturbant le schéma tactique d’ensemble dont la finalité première est la gestion apaisée de foules dans une logique collective et non l’interpellation menée dans une logique d’individualisation, une telle opération ne garantissant en outre pas une désescalade automatique des troubles (179) ;
– en créant de la confusion aux yeux de l’opinion publique sur l’action et la vocation des forces de police en opération de maintien de l’ordre.
Il ne s’agit évidemment pas de renoncer aux interpellations en opération de maintien de l’ordre puisqu’elles contribuent à celui-ci. Les auteurs de dégradations, de comportements et d’agissements délictueux doivent pouvoir être appréhendés et leurs actes punis. Toutefois, dans un souci de cohérence avec la doctrine du maintien de l’ordre et de bonne réalisation de la mission première des unités déployées dans ce cadre, il serait pertinent de procéder à un partage des rôles plus clair entre les différentes forces et unités.
Il s’agirait de s’appuyer à titre principal sur le savoir et le savoir-faire des unités spécialisées ou spécifiquement formées, qui « connaissent » la foule, en leur laissant le soin de procéder au besoin à des interpellations sur le bloc manifestant. Par leur formation et leur expérience, elles sont plus à mêmes d’anticiper l’impact d’une interpellation sur le schéma tactique d’ensemble et sur le déroulement global de l’opération de maintien de l’ordre. Les unités en civil, de formation, de culture et de comportements opérationnels différents, agiraient uniquement à l’extérieur de ce bloc. Pour les comportements les moins graves, n’appelant pas nécessairement une intervention immédiate, les interpellations pourraient, par ailleurs, s’effectuer à l’issue de la manifestation, une fois les tensions retombées et dès lors que les individus auraient pu être repérés grâce notamment aux dispositifs de captation vidéo (cf. infra).
III. DÉVELOPPER DES RÉPONSES PLUS GRADUELLES POUR MIEUX CONJUGUER ORDRE ET LIBERTÉ
Les travaux de la commission ont permis de mettre en évidence les caractéristiques d’un certain équilibre français entre ordre et liberté publics. Rien dans ces travaux n’incite le Rapporteur à recommander de bouleverser cet équilibre, tant du point de vue juridique que de celui des acteurs concernés.
Cependant, si la doctrine française et ses moyens ont des points forts et des mérites (y compris pour garantir la liberté d’expression et la sécurité des personnes et des biens), les conditions générales des manifestations et du maintien de l’ordre ont substantiellement évolué depuis que le cadre général en a été posé au lendemain de Mai-68 (conditions d’organisation, médiatisation, lieux de manifestations, etc.). C’est cette dernière évolution qui fragilise aujourd’hui l’équilibre entre ordre et liberté publics, car l’État a peu adapté les moyens de l’autorité civile aux changements de la société.
Le recours à la force (par des manifestants ou par les forces de l’ordre) et la prohibition constituent, aujourd’hui comme c’était le cas par le passé, les atteintes les plus graves à la liberté de manifester et à la liberté d’expression au sens large. Or, le Rapporteur observe que les seuls moyens concrets dont dispose un préfet confronté à une manifestation sont précisément de prohiber en amont et de réprimer en aval.
Ce maigre arsenal, principalement dissuasif, a pu suffire pendant plusieurs décennies, grâce au professionnalisme des forces mobiles sur lequel le préfet s’appuyait pour ne pas interdire en amont et pour repousser le recours à la force en aval. Il suffisait également face à des acteurs sociaux respectueux de la loi, soucieux du dialogue avec l’autorité civile et sensibilisés aux enjeux du respect de l’ordre républicain.
Aujourd’hui, les nouvelles conditions de manifestation et le rejet plus franc de l’autorité ne permettent plus de se satisfaire d’une stratégie reposant sur la dissuasion. Le non-respect trop fréquent du cadre légal de liberté de manifester, pourtant très libéral, et la violence trop systématique de certains groupes d’individus utilisant les manifestations comme prétexte, laissent trop souvent le préfet devant l’obligation de faire recourir à la force. Ce nouvel équilibre est d’autant moins heureux qu’il ne satisfait pas même les attentes de l’opinion publique en matière d’ordre et de judiciarisation des délits, tout en multipliant les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants violents.
Le Rapporteur considère qu’il est possible de préserver l’ordre public et de protéger les personnes et les biens, en réduisant le recours à l’interdiction ou à la force, qui ne doivent constituer que les derniers moyens à la disposition de l’autorité publique. Pour cela, il importe d’offrir davantage d’éléments d’action graduels aux autorités civiles afin que le compromis entre ordre républicain et libertés démocratiques soit en permanence adapté, ajusté, proportionné.
Face au risque permanent de manifestations inopinées, l’autorité civile doit fournir un effort supplémentaire en matière d’information du public, de renseignement et de communication. Lorsqu’il est privé de dialogue légal préalable, le préfet doit rechercher la concertation et la médiation durant les manifestations. Confronté à une escalade trop régulière de la violence, l’autorité civile et les forces de l’ordre doivent disposer de moyens de « désescalade » avant et pendant la manifestation.
A. REDONNER DES MOYENS À L’AUTORITÉ CIVILE EN AMONT DES MANIFESTATIONS : UN CHANTIER DÉJÀ OUVERT
1. Reconstruire et densifier le renseignement de proximité : les mesures déjà prises
Le renseignement est essentiel en amont des manifestations mais également pendant leur déroulement et après leur dispersion. Il permet de concevoir de la manière la plus précise possible la manœuvre d’ensemble, de dimensionner au mieux le dispositif d’ordre public qui sera déployé, de bien l’articuler et de l’adapter en fonction de l’évolution de l’événement.
La régénération du renseignement de proximité, entreprise en 2014 par le Gouvernement, ainsi que les récentes annonces relatives au renforcement de ses moyens, ont été saluées par l’ensemble des acteurs et des observateurs du maintien de l’ordre.
a. La création du service central du renseignement territorial
Créé en mai 2014, le service central du renseignement territorial (SCRT) est, en application de l’arrêté du 1er février 2011 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), l’un des services rattachés à cette direction relevant du ministère de l’Intérieur (180).
Aux termes de l’article 5 du même texte, il est composé d’un secrétariat général et des sept divisions thématiques suivantes :
– division des faits religieux et mouvances contestataires ;
– division de l’information économique et sociale ;
– division des dérives urbaines et du repli identitaire ;
– division de la documentation et de la veille technique ;
– division de l’outre-mer ;
– division des communautés et faits de société ;
– division nationale de la recherche et de l’appui.
Concrètement, le SCRT est en charge de la mission de renseignement qui incombe à la DCSP en application de l’article 21 du décret n° 2013-728 du 12 août 2013 (181). Il s’agit de « la recherche, de la centralisation et de l’analyse des renseignements destinés à informer le Gouvernement et les représentants de l’État dans les collectivités territoriales de la République dans les domaines institutionnel, économique et social ainsi que dans tous les domaines susceptibles d’intéresser l’ordre public, notamment les phénomènes de violence. Cette mission s’exerce sur l’ensemble du territoire des départements et collectivités, en coordination avec la gendarmerie nationale. »
La DCSP exerce cette mission, via le SCRT, sur l’ensemble du territoire national à l’exception de Paris et des départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne qui, comme rappelé précédemment, relèvent de la compétence de la direction du Renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP).
Le SCRT est chargé des missions de renseignement territorial à l’échelon central. Pour l’information de l’autorité préfectorale, un service déconcentré du renseignement territorial a été créé dans chaque direction départementale de la sécurité publique (182).
Un service zonal (SZRT) est installé au siège de chacune des six zones de défense et de sécurité de France métropolitaine hors Paris (183) dans le ressort de laquelle le SCRT n’est pas compétent. Occupant les fonctions d’adjoint au directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), les chefs du SZRT participent à l’animation et à la coordination des services départementaux du renseignement territorial (SDRT). Ils ont notamment vocation à centraliser et synthétiser les commandes nationales passées par l’échelon central. À l’échelon régional, le chef du service régional du renseignement territorial (SRRT) est l’interlocuteur privilégié du préfet de région. Le SDRT informe, quant à lui, le représentant de l’État dans le département.
Le travail du SCRT se décompose en deux grandes phases, avec un travail d’anticipation qui débouche sur un travail d’analyse concrétisé par des notes à destination des autorités publiques. Comme le résume M. Jérôme Léonnet, chef du SCRT, « Notre mission est d’établir une gamme d’alertes. » (184)
L’effectif du SCRT compte 2 200 policiers et gendarmes, dont 2 000 opèrent sur le terrain. Le renseignement s’effectue d’abord en amont, par le contact humain, par les liens que les services créent ou s’efforcent de créer avec l’ensemble des acteurs pertinents. M. Léonnet a ainsi précisé à la commission que « Pour accumuler des références sur la manière dont se déroulent les initiatives sur la voie publique, le renseignement territorial est ouvert à tout contact. Quand un mouvement se crée, nous allons au-devant des organisateurs, pour discuter avec eux, afin de prendre leur pouls. Quand ils refusent le contact, nous cherchons des informations par d’autres sources. C’est ainsi que nous évaluons les mouvements qui peuvent un jour ou l’autre aboutir à un trouble à l’ordre public, voire à des violences. » (185)
Internet et les réseaux sociaux font également partie des sources d’information potentielles, étant entendu que le SCRT travaille exclusivement selon les méthodes du milieu ouvert. Dans sa mission d’information de l’autorité préfectorale sur la vie économique et sociale, il ne disposera pas des moyens particuliers que pourront mettre en œuvre les services spécialisés de renseignement tels qu’ils sont prévus par le projet de loi relatif au renseignement (186).
La mission du SCRT ne prend pas fin dès lors que la manifestation a effectivement lieu. Des agents peuvent être présents aux abords de l’événement, notamment lorsque celui-ci risque d’entraîner des mobilisations dangereuses. Dans ce cas, des agents de la division de la recherche et de l’appui viennent en observation. Ils pourront réaliser des clichés susceptibles, d’une part, d’aider les services chargés des enquêtes judiciaires à l’identification des auteurs de violences et, d’autre part, de créer des références au profit du SCRT et de l’autorité préfectorale.
Enfin, le travail d’analyse du SCRT se prolonge après que les événements de voie publique ont pris fin, les agents du SCRT établissant un compte rendu et une analyse comprenant un volet prospectif.
D’après les statistiques communiquées par la DGPN, en 2014, les services départementaux du renseignement territorial ont produit quelque 43 182 flashes et brèves relatifs à des initiatives ayant des conséquences en termes d’ordre public.
b. Les évolutions en cours du renseignement de proximité
Le Rapporteur se réjouit du renforcement des moyens, tant humains que budgétaires, affectés au renseignement territorial. Ainsi que l’a rappelé le ministre de l’Intérieur, 500 recrutements seront réalisés au profit du SCRT – soit une augmentation de 22,7 % des effectifs. Parmi eux, 350 agents seront déployés en zone police et 150 en zone gendarmerie.
En outre, une partie des 233 millions d’euros annoncés par le Premier ministre, dans le cadre du plan de renforcement des moyens de la lutte antiterroriste alloués à la police et à la gendarmerie nationales, permettra de renforcer et de moderniser les moyens techniques du renseignement territorial (radio-télécommunication, moyens numériques et téléphoniques) (187).
Une telle mesure est d’autant plus bénéfique dans le contexte d’un recours croissant aux réseaux sociaux par les organisateurs et les manifestants qui favorise une mobilisation rapide ainsi que les rassemblements spontanés. Cette évolution, appelée à perdurer et s’amplifier, implique une adaptation en conséquence des moyens conventionnels de recherche du renseignement afin de permettre la meilleure anticipation possible des situations d’ordre public, de leur ampleur et de leur physionomie, lesquelles dimensionnent la réponse opérationnelle qui y est apportée.
En complément de ces dotations supplémentaires, il convient également que les destinataires privilégiés du renseignement territorial, les préfets, s’approprient totalement cet outil indispensable. Comme l’a souligné M. le préfet honoraire Christian Lambert dans le rapport qu’il a récemment remis au ministre de l’Intérieur (188), l’investissement des préfets dans le domaine du renseignement repose en grande partie sur l’appétence personnelle de certains d’entre eux – mais pas tous – pour la matière. Aussi, une partie seulement possède la « culture du renseignement » nécessaire à l’animation et la coordination effective du dispositif de renseignement dans les territoires (189).
D’après ce rapport, le corps préfectoral a moins besoin de formation que d’une « feuille de route » ministérielle clarifiant sa position, en déclinant précisément le contenu des missions afférentes. Des séminaires thématiques relatifs au renseignement territorial et au renseignement intérieur seront toutefois organisés par le Centre des hautes études du ministère de l’Intérieur (CHEMI).
Les préconisations sont différentes en ce qui concerne le maintien de l’ordre.
2. Professionnaliser davantage le maintien de l’ordre
a. Organiser une formation spécifique du corps préfectoral au maintien de l’ordre : la mission Lambert et ses conclusions
Par lettre de mission en date du 9 décembre 2014, le ministre de l’Intérieur avait chargé M. le préfet honoraire Christian Lambert de mener un travail d’expertise relatif à la formation des préfets et sous-préfets en matière, d’une part, de maintien de l’ordre public et, d’autre part, d’animation du renseignement territorial. Fruit d’une centaine d’entretiens conduits auprès de l’ensemble des acteurs concernés par ces questions et, notamment, quelque 58 préfets dont les treize préfets nommés pour la première fois en 2014 et tous les préfets de zone métropolitaine, le rapport formule 20 propositions susceptibles d’être mises en œuvre à brève échéance. Certaines de ces recommandations ont d’ailleurs d’ores et déjà été traduites en actes.
Les observations et préconisations en matière de renseignement territorial ont été brièvement exposées dans les développements précédents consacrés à cette problématique. Ceux qui suivent porteront uniquement sur la formation au maintien de l’ordre.
Le rapport Lambert dresse un constat relativement sévère en la matière. Il note ainsi que la formation initiale des préfets, dans un domaine qui constitue pourtant l’un des aspects fondamentaux du métier, est inexistante et que leur formation continue demeure très limitée. Par ailleurs, les modules suivis se caractérisent par une faible dimension opérationnelle. En plus d’une formation continue, les sous-préfets bénéficient certes d’une formation initiale, mais celle-ci reste d’une durée très limitée – trois jours et demi au total – et ne s’adresse qu’à ceux appelés à exercer la fonction de directeur de cabinet d’un préfet. Le même constat d’insuffisance quantitative et opérationnelle s’applique à leur formation.
Le rapport préconise de mettre en place des formations obligatoires, présentant un caractère opérationnel plus affirmé et dispensées avant la prise de poste, au cours de la première année, puis tout au long de la carrière des membres du corps préfectoral. Il ne s’agit pas de détailler l’ensemble des préconisations de manière exhaustive dans le cadre du présent rapport, mais de faire état de l’économie générale des recommandations, telle que M. le préfet Lambert l’a présentée à la commission (190). Au-delà des rappels relatifs au corpus juridique applicable ou encore de la fourniture de fiches réflexes sur la conduite à tenir dans diverses situations types et en dehors de modules spécifiques de formation au maintien de l’ordre outre-mer et du module sur le renseignement précédemment évoqué, le parcours de formation des nouveaux préfets s’articulera en six phases :
– avant sa prise de poste, chaque futur préfet sera placé pendant quarante-huit heures en immersion auprès d’un préfet de zone expérimenté au sein d’une préfecture traitant régulièrement d’événements d’ordre public (191) ;
– il participera à des « retours d’expérience » relatifs à des événements d’ordre public majeur avec le préfet concerné. À l’issue de ces modules, une fiche réflexe à destination de l’ensemble du corps préfectoral sera diffusée ;
– il bénéficiera d’une session de formation spécifique organisée par l’École nationale supérieure de la police et portant sur les enjeux de la régulation de l’ordre public. Assurée par des représentants de la police et de la gendarmerie, cette formation fournira aux préfets les bases juridiques essentielles en matière de maintien de l’ordre, leur présentera les moyens et techniques mis en œuvre dans ce cadre et les mettra en situation de gestion de crise ;
– afin de renforcer le lien avec l’autorité judiciaire, il participera également à un séminaire mixte préfets-procureurs de la République relatif à la judiciarisation de l’ordre public ;
– d’autres immersions seront organisées dans les centres de formation des unités spécialisées de la police et de la gendarmerie nationales ;
– enfin, les sous-préfets assurant la fonction de directeur de cabinet verront leur formation totalement refondue : d’une durée de trois semaines, elle se décomposera en une semaine théorique et deux semaines en immersion au sein des services de police et de gendarmerie.
Comme l’a résumé le préfet Lambert, « La professionnalisation dont il est question passe par quatre axes prioritaires : l’amélioration des formations ; l’implication personnelle des préfets en matière d’ordre public, de sécurité et d’animation et de coordination du renseignement territorial ; une articulation renforcée entre le préfet et l’autorité judiciaire ; la mise en place d’un appui méthodologique national dédié prenant la forme de la création d’une cellule de conseil et d’analyse en matière d’ordre et de sécurité publique auprès du secrétaire général du ministère de l’Intérieur. » (192).
Le Rapporteur considère ces préconisations tout à fait pertinentes. Afin de renforcer encore la professionnalisation en matière de maintien de l’ordre dans certaines préfectures plus exposées en la matière, il estime que d’autres pistes de réflexion pourraient être explorées.
b. Envisager un renforcement des compétences en matière de maintien de l’ordre dans certaines préfectures particulièrement exposées
Lors de son audition par la commission d’enquête, le directeur général de la police nationale a évoqué la mise à disposition d’un état-major qui, sans se substituer aux responsables locaux, pouvait aider à la gestion des grands événements organisés en région. Cette idée d’un état-major « ambulant », déployé autant que de besoin est séduisante et il serait sans doute utile d’y recourir plus régulièrement. Elle pourrait, par exemple, s’avérer particulièrement adaptée dans le cas d’événements inhabituels devant être gérés, parfois dans la durée, notamment par des préfectures qui ne disposeraient pas forcément des moyens humains adéquats pour faire face à ce type de mobilisation (en zone rurale par exemple). Pour autant, eu égard à certaines contraintes objectives et notamment la mobilisation des moyens humains et techniques nécessaires, une telle solution semble difficile à systématiser. En outre et par essence, il ne pourrait s’agir que d’un dispositif provisoire (193).
Afin d’assurer une continuité dans la connaissance, les savoir-faire et l’action et à la suite des préconisations du rapport Lambert, le Rapporteur juge que la professionnalisation de la fonction « maintien de l’ordre » au sein de certaines préfectures plus exposées pourrait passer par la création d’une fonction, voire d’une structure permanentes dédiées.
Sans chercher à créer des préfectures de police départementales, il pourrait être envisagé d’adapter à l’échelon territorial l’exemple offert par la direction de l’ordre public et de la circulation de la préfecture de police de Paris. Au sein de chaque préfecture confrontée à des problématiques spécifiques d’ordre public du fait du nombre, de la régularité et de l’ampleur des événements de voie publique, pourrait ainsi être mise en place une cellule « ordre public » permanente, avec à sa tête un référent « ordre public » qui pourrait remplir la fonction de directeur de cabinet adjoint du préfet, chargé de l’ordre public. Il assurerait la continuité de cette mission dans toutes ses composantes – connaissances juridiques, techniques, opérationnelles, contact avec les représentants de la force publique, le chef du renseignement territorial, les acteurs institutionnels de la vie économique et sociale, etc. – et en rendrait compte directement au préfet, améliorant ainsi les compétences et la réactivité de l’autorité civile et l’efficacité de son action.
3. Réaffirmer l’autorité et la présence indispensable de l’autorité civile
Le Rapporteur a fait sienne la conviction, exprimée unanimement tout au long des auditions effectuées par la commission, que le partage des rôles entre l’autorité civile et le commandement des forces de l’ordre doit être non seulement conservé, mais réaffirmé. Compte tenu de la complexité croissante des théâtres de manifestations, ce partage des rôles impose selon lui que l’autorité préfectorale soit physiquement présente au côté du commandement tout au long des opérations de maintien de l’ordre.
a. La réaffirmation de l’autorité du préfet et du partage des rôles entre l’autorité civile et les forces mobiles
Selon le directeur général de la gendarmerie nationale, Denis Favier (194) , « il s’agirait d’affermir le rôle, d’affirmer le primat, même, de l’autorité civile dans les opérations d’ordre public. Le préfet joue un rôle clef. […] De notre point de vue, il appartient au préfet ou à son représentant – le directeur départemental de la sécurité publique ou le commandant de groupement – d’assurer la responsabilité des opérations. Si le préfet définit les effets à produire, il revient au chef opérationnel d’en tenir compte pour concevoir la manœuvre de terrain. »
À ce sujet, le directeur général de la police nationale, Jean-Marc Falcone, estime que « la distinction historique et juridique entre l’autorité civile décidant de l’emploi de la force et le commandant de la force publique chargé de la mettre en œuvre demeure nécessaire. Cette dichotomie garantit le recul nécessaire à l’appréciation la plus juste des situations les plus compliquées ou les plus confuses » (195).
En effet, toutes les dispositions du code de la sécurité intérieure en matière d’ordre public, ainsi que celles du code pénal relatives aux attroupements, consacrent le rôle déterminant du représentant de l’État dans le département. Celui-ci est, en pratique, investi de l’ensemble des pouvoirs de décision réglementaire, à l’exception des cas marginaux d’emploi de la force par une unité constituée victime de violences et voies de fait ou incapable de tenir son terrain (cf. supra). Par déduction, il revient au chef des unités mobilisées en opération de maintien de l’ordre d’exécuter les directives du préfet en concevant une manœuvre et en la lui soumettant, puis en mettant en pratique cette manœuvre avec les effectifs et les équipements dont il dispose.
Deux risques principaux pèsent sur cette répartition : que l’autorité civile n’assume pas pleinement son rôle décisionnaire, ou qu’au contraire elle l’outrepasse en interférant dans la mise en œuvre de la mission qu’elle confie aux forces de maintien de l’ordre. Tous les professionnels auditionnés par la commission ont affirmé que le respect de la répartition historique et réglementaire des rôles est un gage de qualité et de sécurité de l’opération de maintien de l’ordre.
M. Christian Lambert a ainsi estimé que « La répartition des rôles entre le préfet et le commandant opérationnel est centrale. Les opérations se déroulent bien lorsque chacun reste à sa place. Il faut maintenir le système français sous sa forme actuelle : le préfet définit les objectifs, les effets à produire sur le terrain et s’appuie sur le responsable des forces qui, lui, choisit les moyens à employer ; le préfet ne s’immisce donc pas dans la manœuvre opérationnelle. […] L’ordre public est un métier et il faut donc le laisser au responsable commandant la force publique – nous insistons beaucoup sur ce point au cours de la formation des préfets et des sous-préfets. » (196)
Le général Denis Favier a également souligné l’importance du respect des rôles de chaque acteur : « La question de la répartition des rôles entre préfet et commandant opérationnel est centrale. Les opérations se déroulent mal quand ces rôles ne sont pas précisément définis, quand le préfet se mêle de la conduite opérationnelle et quand le commandant, faute de directives claires de la part de l’autorité préfectorale pense qu’il peut aller plus loin qu’il ne devrait. »
Sur cette question, le Rapporteur observe que le corpus réglementaire ne souffre aucune ambiguïté ni lacune. Comme le préfet Lambert, il estime cependant que la formation des membres du corps préfectoral doit inclure une plus grande sensibilisation à la responsabilité éminente et délicate du préfet en matière de maintien de l’ordre. Il suggère, en outre, que le ministre de l’Intérieur rappelle cette responsabilité, son caractère indispensable mais aussi ses limites, à tous les membres du corps préfectoral en activité. Il conviendrait sans doute de compléter ce rappel par une instruction de formaliser de façon claire les directives données aux forces de maintien de l’ordre, afin que ne se présentent plus les situations de flou que certains professionnels ont pu rapporter à la commission (197).
b. La présence de l’autorité civile doit être permanente pendant les opérations de maintien de l’ordre et non pas seulement pour engager la force
La responsabilité décisive du préfet, conjuguée à la complexité croissante des opérations de maintien de l’ordre mais aussi à leur plus grande médiatisation, implique une présence continue auprès des forces de l’ordre au cours des manifestations.
En effet, la responsabilité du préfet ne se dissout pas avec la mise en marche du cortège de manifestants. Au contraire, une fois la manœuvre engagée par les forces de l’ordre, c’est encore le préfet qui a la charge de « l’appréciation la plus juste des situations les plus compliquées » selon les mots de M. Jean-Marc Falcone. Il lui appartient, certes, de décider du recours à la force si elle est nécessaire, mais également de modifier les directives données aux forces de l’ordre, de désengager celles-ci ou au contraire de leur allouer un nouvel objectif, d’engager au besoin un échange direct avec les manifestants, etc. En un mot : de continuer de diriger l’opération de maintien de l’ordre dans ses grandes lignes.
M. Pierre Tartakowsky a résumé lors de son audition le caractère indispensable et essentiel du rôle de l’autorité civile dans la continuité : « Faut-il que les autorités civiles soient présentes là où l’on sent que les choses peuvent déraper ? Je pense que oui. Il revient aux autorités civiles de jouer pleinement leur rôle de représentantes des populations et de la légitimité républicaine, ainsi que d’interface de négociation dans les débats qui ont cours au sein de la société. En effet, avant la confrontation physique, il y a une légitimité de la confrontation politique, dont les termes sont d’ailleurs complexes. » (198)
Afin d’assumer cette responsabilité en continu jusqu’au terme de l’opération de maintien de l’ordre, le Rapporteur estime, à l’instar de la plupart des personnes entendues par la commission (199), que le préfet – ou son représentant – doit être physiquement présent sur les lieux de commandement des forces de l’ordre, afin de pouvoir mesurer et adapter ses propres décisions.
Cependant, il paraît évident que le préfet ne peut, en personne, demeurer au contact du commandant des forces pendant toute la durée d’une opération, en particulier si plusieurs événements ont lieu simultanément. C’est pourquoi le Rapporteur considère que le ministre de l’Intérieur devrait non seulement demander explicitement aux préfets de participer physiquement à l’opération, mais également établir une liste réduite et impérative des personnes à qui le préfet pourra, en cas de nécessité, déléguer ses pouvoirs et sa responsabilité.
B. RECRÉER DES FORMES DE CONCERTATION ENTRE LES AUTORITÉS CIVILES ET POLICIÈRES, D’UNE PART, ET LES MANIFESTANTS RESPECTUEUX DE L’ORDRE PUBLIC, D’AUTRE PART
Le second axe de préconisations que le Rapporteur souhaite formuler concerne le cœur de l’équilibre entre la garantie de la liberté de manifester et l’impératif de préservation de l’ordre public. Cet équilibre demeure pertinent aujourd’hui et le Rapporteur considère comme une priorité de veiller à sa continuité, en dépit des changements profonds et parfois préoccupants qui affectent les conditions de manifestation (cf. supra). Il estime qu’il y a un risque, s’il était accepté que les Français ne soient plus en sécurité dès lors qu’ils manifestent, ou dès lors qu’il y a une manifestation à proximité, que la société soit alors contrainte de choisir entre liberté publique et ordre public.
Pour prévenir ce risque, en s’appuyant notamment sur l’observation de plusieurs exemples étrangers, ainsi que sur les conclusions du groupe de travail européen sur le maintien de l’ordre (cf. encadré ci-après), le Rapporteur suggère de mieux prendre en compte des expressions moins légalistes de la liberté de manifester, grâce à de nouvelles formes de concertation. Le modèle français repose souvent sur le droit et sa primauté, qui doit bien sûr être conservée, y compris, le cas échéant en rappelant à la loi les individus qui confondent liberté de manifester et commission violente d’infractions. Cependant, en complément de ce modèle, malheureusement battu en brèche par de nouveaux acteurs peu soucieux d’aider l’État à préserver l’ordre public, il semble possible de rechercher des processus modernes de communication et d’échange qui peuvent n’être pas moins efficaces pour réguler les manifestations et préserver l’ordre républicain.
Aux nouvelles formes d’organisation des manifestations, l’État peut répondre par de nouvelles formes plus modernes de concertation. L’idée générale des préconisations suivantes peut se résumer dans le fait que, même si certains acteurs encouragent une certaine forme d’escalade de la tension et de la violence à l’occasion des manifestations, l’État peut employer des stratégies et des outils de désescalade afin de faciliter, ensuite, une préservation fluide de l’ordre public et qui garantisse la liberté d’expression.
REVUE EUROPÉENNE DES DISPOSITIFS DE MAINTIEN DE L’ORDRE : LE PROJET GODIAC
Le projet GODIAC (200) a fonctionné durant trois années de 2010 à 2013. Il s’agissait d’un projet de revue par les pairs de certains dispositifs de maintien de l’ordre en Europe, afin d’en dégager des bonnes pratiques pouvant inspirer les États dans la conception de leurs politiques d’encadrement des manifestations. Le projet a été coordonné par la police suédoise, et financé à 70 % par des crédits de l’Union européenne et à 30 % par le ministère de l’Intérieur suédois. Douze services nationaux ou territoriaux de police et huit centres de recherches dans le domaine de la sécurité ont participé au projet GODIAC, représentant au total douze pays européens : Autriche, Allemagne, Chypre, Hongrie, Roumanie, Suède, Royaume-Uni, Danemark, Espagne, Pays-Bas, Portugal, Slovaquie. La France n’a pas participé au projet GODIAC. La revue par les pairs a analysé dix opérations de maintien de l’ordre : | |||
Pays de l’opération |
Objet de la manifestation |
Ville/Région |
Dates |
Allemagne |
CASTOR Transport |
Wendland |
6-7 novembre 2010 |
Portugal |
NATO summit |
Lisbon |
19-21 novembre 2010 |
Autriche |
The WKR Ball |
Vienna |
30 janvier 2011 |
Royaume-Uni |
TUC March for the Alternative |
London |
26 mars 2011 |
Espagne |
Catalonian National Day |
Barcelona |
11 septembre 2011 |
Hongrie |
National Day |
Budapest |
23 octobre 2011 |
Danemark |
European Counter Jihad meeting |
Aarhus |
31 mars 2012 |
Slovaquie |
Dúhový pochod – Rainbow pride march |
Bratislava |
9 juin 2012 |
Suède |
Global Counter Jihad meeting |
Stockholm |
4 août 2012 |
Royaume-Uni |
Cairde Nah Éireann parade |
Liverpool |
13 octobre 2012 |
Le projet GODIAC a abouti à de nombreuses recommandations regroupées sous plusieurs thématiques : base de connaissance ; communication entre les forces de l’ordre et les manifestants ; facilitations des manifestations déclarées et/ou régulières ; différenciation des sous-opérations de maintien de l’ordre (traitement individuel des délits, gradation des ripostes, ciblage fin des zones, etc.). Ces recommandations tirées des expériences de terrain et des documentations fournies par les différents États participants concernent à la fois la politique publique en amont (volet juridique) et l’action des forces de l’ordre en opérations (volet opérationnel). |
1. Formaliser et diffuser les séquences types d’une opération de maintien de l’ordre et faciliter sa couverture par la presse
La première des concertations repose, en fait, sur une meilleure communication par l’État sur les conditions matérielles, géographiques et juridiques de la manifestation, et par une intervention facilitée de la presse qui, par son regard indépendant et la transparence qu’elle apporte, incite davantage les acteurs au dialogue et au respect mutuel qu’à l’escalade du recours à la force.
a. Créer un guide d’action à usage des préfets et le communiquer aussi largement que possible
Plusieurs personnes auditionnées ont souligné devant la commission la méconnaissance de trop nombreux manifestants des procédures du maintien de l’ordre, des limites qui s’imposent à eux, et des risques – y compris de condamnation pénale – qu’ils encourent. Or comme l’a indiqué M. Thomas Andrieu, « l’action de l’administration vis-à-vis des manifestants doit être claire, qu’il s’agisse des sommations ou de l’enchaînement qui conduit à l’usage de la force, lequel est placé sous le signe de la plus stricte proportionnalité. Tout cela doit être bien expliqué aux personnes qui participent à la manifestation ; ce point est sans doute susceptible d’amélioration. » (201)
En définitive, les opérations de maintien de l’ordre, notamment en raison du double principe de nécessité et de proportionnalité du recours à la force, sont relativement prévisibles. Elles suivent des schémas graduels qui pourraient utilement être synthétisés de façon lisible et claire, puis communiqués très largement, afin que la population puisse anticiper de façon rationnelle l’action des forces de l’ordre.
Le général Denis Favier y verrait, lui aussi, un gage de bonne conduite des opérations de maintien de l’ordre : « La communication entre acteurs de sécurité doit être claire. J’évoquais précédemment le rôle des organisateurs des manifestations ; il faut que les intentions des forces de l’ordre, de leur côté, soient également présentées de façon explicite. » (202)
b. Simplifier et rendre plus compréhensibles les sommations et la communication à destination des manifestants
Cette communication doit également être modernisée et clarifiée. Les outils contemporains de communication permettent assurément de dépasser le stade du porte-voix, même complété par un tir de fusée rouge. Le Rapporteur observe d’ailleurs, à la suite du général Denis Favier, que les prescriptions en matière de sommations prévues par l’article R. 211-11 (203) du code de la sécurité intérieure ne sont pas dépourvues d’ambiguïté :
« Les trois sommations d’usage ne comportent qu’une seule formule : "On va faire usage de la force !" Ces sommations sont faites à voix haute et sont éventuellement accompagnées de codes sonores, mais il est impossible de distinguer entre les trois sommations.
Que signifie l’expression : "On va faire usage de la force" ? Que l’escadron de gendarmerie mobile peut être amené à faire un bond offensif pour dégager un axe ; cela peut aussi signifier que l’escadron en question peut être conduit à utiliser des grenades lacrymogènes ou, plus grave, d’autres munitions. Or il n’existe pas de gradation entre ces différents stades d’engagement ; ces sommations faites à voix haute ne sont pas intelligibles : personne ne les entend – chacun sait bien que, dans une manifestation, il y a du bruit. Nos intentions doivent donc être mieux perçues. En outre, il est temps de définir un code sonore et visuel – par exemple par le moyen de fusées éclairantes – pour accompagner les sommations orales. Ce code, national, devra être connu des manifestants. »
Le ministre de l’Intérieur a déclaré à la commission vouloir moderniser et clarifier ces sommations réglementaires afin de les rendre plus faciles à interpréter rapidement par les manifestants. Le Rapporteur partage cet objectif.
Plus précisément, il suggère que l’État français suive plusieurs des recommandations en matière de communication et concertation, issues de la revue européenne du maintien de l’ordre par les pairs (GODIAC) : création de sites Internet présentant les dispositifs et les règles du maintien de l’ordre pour chaque événement, ou encore communication sur les horaires, les parcours et les conduites à tenir en utilisant les SMS et les réseaux sociaux.
c. Faciliter le suivi par la presse des opérations de maintien de l’ordre
L’audition par la commission du directeur général de Reporters sans frontières France, M. Christophe Deloire, le jeudi 29 janvier 2015, a permis de dresser un tableau globalement rassurant sur le respect des conditions d’exercice de la liberté de la presse par les forces de l’ordre dans les opérations de maintien de l’ordre.
Journalistes et forces de l’ordre ont tout à la fois un intérêt commun et un devoir de travailler ensemble et, à tout le moins, de ne pas nuire à l’exercice du métier de l’autre. En effet, la transparence sur leur professionnalisme et sur l’attitude violente et/ou délictueuse de certains manifestants ne peut que servir les missions des forces mobiles et, si certains ont déploré devant la commission la diffusion de montages grossiers caricaturant l’action des forces de l’ordre à Sivens (204), elle était le fait des organes de communication « officielle » et monopolistique de la ZAD. De leur côté, les journalistes ont besoin de la sécurité offerte par l’action des forces de l’ordre, et que cette action ne les empêche pas de travailler en toute indépendance.
Comme l’a indiqué M. Christophe Deloire (205), de petits ajustements dans les relations entre policiers et journalistes seraient encore utiles à tous. Aux journalistes : « Les principaux problèmes ne surgissent d’ailleurs pas lors des grandes manifestations mais plutôt lors de petites opérations de ce genre, durant lesquelles du matériel peut être saisi, ce qui pose le problème de la confidentialité des sources des journalistes. […] Certains considèrent que les journalistes sont en dehors de leur champ de légitimité quand ils s’avisent de prendre des images. Nous contribuons à faire savoir à toutes les parties prenantes que la captation d’images est libre, et que seule la diffusion est soumise à des règles. » Mais également aux unités chargées du maintien de l’ordre : « Nous avons interrogé Olivier Pouchin, le chef de la délégation des CRS de l’agglomération parisienne, qui souligne l’importance de la communication entre les journalistes qui couvrent les manifestations et les CRS. Si les journalistes ont signalé leur présence, les CRS pourront intervenir plus facilement en cas d’affrontements violents. Et il arrive que les forces de l’ordre viennent activement défendre des reporters en situation délicate, selon le commissaire. Pour être complet, il précise qu’en certaines occasions, les journalistes ont pu perturber les manœuvres de ses hommes, notamment en se retrouvant entre les CRS et les manifestants. »
Pour le Rapporteur, l’action indépendante de la presse est une source d’objectivation et de débat public et concourt donc activement, pour ce qui concerne la liberté de manifester et le maintien de l’ordre, à la désescalade et au refus de la violence. Il considère que cette action pourrait être encore facilitée par la conclusion d’un protocole ou l’adoption d’une charte commune entre la profession et le ministère, qui rappellerait aux uns et aux autres les principes qui ne font nullement débat, mais nécessitent sans doute une réaffirmation, notamment :
– le matériel journalistique ne peut être saisi par un policier ou gendarme en opération de maintien de l’ordre ;
– la manœuvre des forces mobiles ne doit et ne peut être entravée ou limitée par le positionnement de la presse ;
– les journalistes doivent veiller à proportionner les risques qu’ils prennent pour leur propre sécurité ;
– les forces de l’ordre doivent avoir conscience en permanence que la protection de la presse est une mission essentielle du maintien de l’ordre.
2. Aménager les procédures judiciaires et administratives afin que des individus isolés ne puissent prendre en otage la liberté publique de manifester
Dans l’éventail des outils graduels de gestion des manifestations à disposition des préfets, le Rapporteur estime également que devrait être envisagée la possibilité très encadrée d’interdire à un ou plusieurs individus de participer à une manifestation sur la voie publique. En effet, il est des comportements individuels délictueux qui ne peuvent être assimilés à l’exercice d’une liberté constitutionnelle et doivent au contraire être prévenus, afin que les libertés publiques et l’ordre républicain soient conjointement préservés.
Une telle interdiction s’analyserait donc comme une prévention d’infractions. Elle contribuerait à la désescalade en créant, en amont, de meilleures conditions de sécurité permettant l’exercice de la liberté de manifester. Une telle mesure n’est d’ailleurs pas étrangère au droit français, ni à la pratique actuelle du maintien de l’ordre : l’encadrer offrirait une plus grande garantie de respect des libertés fondamentales, par le contrôle du juge. En outre, il s’agit d’une procédure déjà en vigueur dans plusieurs pays proches de la France, qui n’est contraire ni aux droits et libertés constitutionnels ni à ceux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
a. Les procédures actuelles ayant pour effet d’interdire à un individu de participer à une manifestation
L’interdiction de manifester existe déjà en droit français, sous la forme d’une peine complémentaire pouvant être prononcée par le juge pénal à l’encontre d’une personne s’étant rendue coupable, lors de manifestations sur la voie publique, de violences à l’encontre des personnes, de détérioration de biens, ou de diffusion de procédés visant à élaborer des engins de destruction. Cette peine complémentaire est prévue par l’article L. 211-13 du code de la sécurité intérieure.
Sans pouvoir naturellement prétendre à l’exhaustivité, le Rapporteur n’a pas pu recenser de décisions de cours d’appel ou de la Cour de cassation se prononçant sur une telle peine complémentaire. Il est donc malaisé de mesurer aujourd’hui la fréquence à laquelle cette interdiction de manifester est prononcée à l’encontre d’un « casseur » reconnu coupable.
En tout état de cause, le Rapporteur suggère qu’une circulaire de la direction des affaires criminelles et des grâces rappelle aux procureurs la possibilité de requérir une telle peine complémentaire.
En outre, les dispositions permettant aux procureurs de requérir des contrôles d’identité en marge des manifestations servent d’ores et déjà aujourd’hui de fondement à des formes d’interdiction de manifester. Le procureur de la République de Paris, François Molins, en a expliqué le processus à la commission : « En amont, [le procureur] est sollicité par les services de police pour délivrer des réquisitions de contrôles d’identité qui correspondent aux heures et au parcours de la manifestation ainsi qu’à ses abords. Ces réquisitions sont délivrées généralement la veille ou l’avant-veille de l’événement et fournissent aux forces de l’ordre un cadre juridique sécurisant sur le plan procédural. En effet, une interpellation réalisée à la suite d’un contrôle d’identité qui serait dépourvu de régularité conduirait nécessairement au classement sans suite par le parquet ou à l’annulation de la procédure par le tribunal saisi de poursuites.
Sur la base de ces réquisitions, les services de police peuvent contrôler l’identité de toute personne quel que soit son comportement dès lors qu’elle se trouve dans le périmètre et le créneau horaire figurant sur la réquisition. » (206)
L’audition du préfet de police de Paris a permis à la commission de mesurer l’usage qui est parfois fait de ces contrôles sur réquisition : « Pour ma part, j’estime préférable de faire confiance aux services de renseignement, qui nous informent efficacement sur les personnes susceptibles de troubler l’ordre public : il nous suffit alors de les attendre à la gare où elles arrivent de province et de les interpeller sur réquisition du procureur de la République. »
Ce type de contrôle « extensif » d’identité ne s’assume pas réellement comme une interdiction individuelle de manifester. Il contribue à nourrir un sentiment de violation arbitraire des libertés fondamentales par les forces de police, comme en a témoigné M. Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme : « Le deuxième phénomène, tout aussi préoccupant parce qu’il se développe de manière perverse en dehors du cadre juridique, consiste à empêcher les manifestants de manifester, non pas sur le lieu de la manifestation, mais en amont : en les interceptant sur le chemin, sans raison et sans aucune légitimité juridique. On nous dit souvent, après coup, qu’il s’agissait de contrôler les identités… Or cette notion de contrôle d’identité est extrêmement vague. Cela s’est déjà produit à plusieurs reprises. » (207)
b. Les exemples étrangers d’interdiction administrative de manifester
Au contraire, certains pays voisins de la France, comme la Belgique ou l’Allemagne, en dépit de normes constitutionnelles ne protégeant pas moins la liberté d’expression que dans notre pays, ont choisi d’instaurer une possibilité d’interdire à un individu de manifester, en raison de son comportement violent lors des manifestations et du risque – étayé par l’expérience – que cet individu ne trouble gravement l’ordre public par la commission de délits.
En Belgique, la loi sur la fonction de police du 5 août 1992 a organisé un régime d’arrestation administrative préventive, se traduisant même par une privation de liberté temporaire. Cette arrestation d’une personne peut se fonder sur « des motifs raisonnables de croire, en fonction de son comportement, d’indices matériels ou des circonstances, qu’elle se prépare à commettre une infraction qui met gravement en danger la tranquillité ou la sécurité publiques, et afin de l’empêcher de commettre une telle infraction. » Elle obéit au cadre général des mesures de privation de liberté et ne peut excéder 12 heures.
En Allemagne, dans le cadre du maintien de l’ordre et de la sécurité publique, la police dispose d’un éventail de mesures à valeur d’actes administratifs qu’elle met en œuvre de manière autonome, parmi lesquelles la « rétention policière ». Il s’agit pour les forces de police de retenir une personne ou un groupe en vue de prévenir la commission ou la poursuite d’infractions ou d’atteintes à l’ordre public présentant une certaine gravité. Cette rétention est également fondée lorsque l’identité de la personne ne peut être prouvée autrement. Sa durée ne peut généralement pas excéder la journée (sauf en Thuringe).
c. L’introduction de l’interdiction administrative de manifester
Sans aller jusqu’à prévoir de mesures privatives de liberté, le Rapporteur estime donc qu’il est possible et souhaitable d’introduire en France un dispositif interdisant à un ou plusieurs individus de manifester. Comme l’a souligné M. François Molins, « Il ne s’agit pas d’empêcher quelqu’un d’exercer une liberté fondamentale, mais d’empêcher la commission d’une infraction. Il faut entourer la mesure de garde-fous suffisamment solides pour s’assurer que la personne visée n’a pas l’intention d’exercer une liberté mais de commettre une infraction de violence ou de dégradation. Dans le cas contraire, ce serait une grave atteinte à l’exercice des libertés démocratiques. » (208)
Sous le bénéfice d’un encadrement très strict, une telle interdiction est pleinement conforme à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que l’ont indiqué les personnes auditionnées par la commission. Le Conseil constitutionnel, se prononçant précisément sur l’instauration de la peine complémentaire d’interdiction de manifester par l’article 18 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 (209) d’orientation et de programmation relative à la sécurité, a jugé que « l’interdiction de manifester prévue par le législateur pour une durée maximum de trois ans est limitée à des lieux fixés par la décision de condamnation ; qu’il incombe ainsi au juge pénal de décider non seulement du principe de cette interdiction mais aussi de son champ d’application ; qu’eu égard à la nature des infractions énumérées par l’article en cause, l’interdiction mentionnée ci-dessus ainsi que les peines sanctionnant sa méconnaissance ne portent pas atteinte au principe de proportionnalité des sanctions et ne sont pas non plus de nature à méconnaître les exigences de la liberté individuelle, de la liberté d’aller et venir et du droit d’expression collective des idées et des opinions ».
Le juge administratif – se prononçant sur l’interdiction du spectacle de Dieudonné à Nantes en 2014 (210) en raison des risques de troubles à l’ordre public – a considéré qu’il « appartient en outre à l’autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises » mais que « les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ».
Pour le Rapporteur, cette proportionnalité serait inévitablement une condition de la légalité de l’interdiction administrative de manifester qu’il suggère. Sous le contrôle du juge, celle-ci résulterait d’un arrêté de police administrative qui :
– ne pourrait frapper que les individus nominativement condamnés ou connus en tant que casseurs violents (selon le même critère matériel que la peine complémentaire) ;
– consisterait en une interdiction de pénétrer, pendant une durée très précise, au sein d’un périmètre également très déterminé à peine de se rendre coupable d’un délit spécifique devant être défini ;
– n’entraînerait pas en lui-même de mesure de rétention administrative ;
– devrait être justifié par l’autorité civile par des risques sérieux et manifestes de trouble à l’ordre public ou par la présence d’indices matériels faisant redouter la commission d’une infraction à l’occasion de la manifestation.
Une telle mesure, outre son caractère dissuasif pour l’individu frappé d’interdiction, permettrait aux forces de l’ordre constatant la présence de la personne dans le périmètre interdit durant la période concernée de l’interpeller immédiatement en flagrant délit et de la faire garder à vue.
3. Organiser une médiation systématique et continue entre les forces chargées du maintien de l’ordre et le public manifestant avant, pendant et après l’événement
Au-delà d’une meilleure communication de la part de l’autorité civile ou policière et des moyens de prévention des délits les plus graves, le Rapporteur considère que le panel des moyens et des procédures à disposition de l’État en cas de manifestation devrait accorder une place accrue au dialogue permanent avec les manifestants. Cette recherche permanente de médiation est, selon M. Fabien Jobard, « le point essentiel de comparaison entre les expériences actuellement menées à l’étranger et les pratiques françaises. La police française a une culture de dialogue avec les manifestants. Le décret-loi de 1935 remplit à ce titre une fonction essentielle : avant la manifestation, la police se concerte avec les organisations appelant à manifester pour fixer l’itinéraire et les modalités d’intervention des services d’ordre. Toutefois, elle n’a pas cette culture de la médiation au cours de l’action, ancienne dans la police anglaise. Les images d’archives de manifestations dans les grandes villes du Royaume-Uni de la période de fortes tensions de 1983-1984 montrent ainsi des policiers en uniforme, défilant avec les manifestants. » (211)
Selon le directeur de recherche au CNRS : « Ce privilège donné à l’uniforme par rapport au camouflage, la présence des policiers parmi les manifestants et la poursuite du dialogue au cours de l’événement constituent une avancée essentielle à conquérir pour la gestion des dispositifs de maintien de l’ordre. À cet égard, il serait bon de se tourner, outre l’Angleterre et l’Allemagne, vers la Suède, pays qui a beaucoup promu des expérimentations en ce sens, qui sont discutées dans le cadre du Collège européen de police ou du projet GODIAC. » (212)
Le directeur général de la gendarmerie nationale a, lui aussi, considéré que la médiation constituait un des points faibles des opérations de maintien de l’ordre en France : « Ce dialogue ne me paraît pas assez affirmé : il faut le développer non seulement en amont mais également au cours de la manifestation. J’y vois une des garanties de son bon déroulement en permettant l’exercice, en sécurité, du droit de manifester. » (213)
a. Fixer le principe d’une concertation préalable obligatoire
Le principe de déclaration préalable se justifie d’ores et déjà par le souci d’une concertation entre le préfet et les manifestants. Il ne serait pourtant pas superflu de renforcer, dans la réglementation en matière d’ordre public, l’exigence de concertation entre organisateurs et autorité civile.
Comme l’a souligné M. Pierre Tartakowsky, il convient de garder à l’esprit que ceux qui ne souscrivent déjà pas aujourd’hui, en dépit des sanctions pénales, à l’exigence de déclaration préalable, risquent de n’être pas davantage sensibles à une incitation ou injonction au dialogue : « Maintenant, faut-il organiser une concertation obligatoire avec les groupes violents ? Si l’on y parvient, cela voudra dire qu’ils sont beaucoup moins violents qu’on ne l’annonçait, et la République ne s’en sortira que mieux… Je souris, mais il est vrai que, si tous les voleurs de banque pouvaient être rendus honnêtes, on pourrait investir beaucoup moins dans la sécurité des banques. Dans la pratique, je ne suis pas certain que ce raisonnement nous mène très loin. » (214)
Pour autant, le Rapporteur considère que l’exigence de concertation pourrait, à tout le moins être réaffirmée ou renforcée, à l’égard des manifestants… comme des préfets. En effet, certains témoignages auprès de la commission semblent indiquer que les pistes de dialogue ne sont pas toujours explorées par l’autorité civile, dont ce serait pourtant le devoir. Ainsi M. Ben Lefetey déclarait-il au sujet de la ZAD de Sivens : « Début mars, lorsqu’une cinquantaine de personnes extérieures ont rejoint les occupants et ont commencé à installer des barricades, nous avons, devant les risques de radicalisation du mouvement, sollicité un rendez-vous auprès de la préfète et du président du conseil général pour discuter avec eux de la manière dont nous pouvions contribuer à apaiser les choses sur le terrain. Le président du conseil général nous a répondu que le maintien de l’ordre n’était pas de son ressort ; quant à la préfète, elle n’a pas donné suite, alors que notre courrier faisait clairement état de nos craintes qu’il y ait des affrontements et des blessés de part et d’autre. Fort heureusement, la situation n’a pas dégénéré à l’époque car les occupants s’en sont tenus à la défense de la zone humide, sans jamais aller au contact avec les forces de l’ordre. Lorsque le successeur de Madame Chevalier a pris ses fonctions, le 1er septembre, j’ai contacté son secrétariat pour obtenir un rendez-vous. Cela n’a pas abouti et, compte tenu de mon expérience précédente, j’avoue ne pas avoir insisté.
Si les forces de l’ordre et le commandant de gendarmerie savent le rôle de médiateur qu’a pu jouer notre collectif et la manière dont, à plusieurs reprises, nous avons contribué à apaiser la situation entre les gendarmes et les occupants, l’État, en revanche, n’a pas su utiliser nos ressources. La situation est heureusement différente aujourd’hui : je suis en contact régulier avec le préfet qui, à travers moi, s’efforce de nouer des relations avec les zadistes et d’apaiser les tensions. » (215)
Ce témoignage a été confirmé par M. Patrick Rossignol, maire de Saint-Amancet (Tarn) : « Quant au préfet – en réalité, deux préfets se sont succédé au cours de la période –, il n’a pas joué dès le début le rôle de conciliation qu’il a désormais endossé. Au départ, influencé par les élus, il a misé sur le rapport de forces pour décaper la zone avec l’aide des forces de l’ordre, au lieu d’assurer d’emblée une médiation. » (216)
De même, M. Albéric Dumont, coordinateur général de la « Manif pour tous », estime que « la clé de la réussite d’une manifestation est sa préparation, en particulier le "calage" des dispositifs respectifs des organisateurs et des forces de l’ordre » (217).
b. Créer de nouvelles unités policières de médiation, intégrées dans les manifestations
Certains professionnels, à l’instar du préfet de police de Paris, ont également fait part à la commission des efforts déjà consentis par l’État en matière de médiation : « Pour les rassemblements les plus importants, un officier de liaison, désigné par le directeur de l’ordre public, est mis en place auprès des organisateurs, afin qu’une liaison permanente puisse s’établir entre ces derniers et les responsables de l’ordre public. » (218)
Ce souci indiscutable, s’il paraît adapté aux organisations de grande envergure par des acteurs responsables, semble cependant moins applicable aux cas de manifestations spontanées ou délibérément non déclarées par les participants, manifestations sans organisateur ou avec des prête-noms sur les documents remis en préfecture (cf. supra). Pourtant, comme le souligne M. Fabien Jobard, ce sont précisément sur de tels événements que les efforts de médiation consentis dans d’autres pays produisent un résultat sensiblement différent que celui de la doctrine française : « Il faut aller au-delà du face-à-face entre l’officier de liaison et ses points de contact habituels au sein des organisations professionnelles. La rue est devenue pour beaucoup un moyen légitime d’expression des revendications, qui ne passe plus forcément par la médiation des organisations professionnelles, syndicales ou associatives. De nombreuses personnes se joignent aux cortèges sans être véritablement encadrées. Cela nécessite de poster des policiers à l’intérieur des manifestations, de manière à pouvoir maintenir un contact permanent entre manifestants et forces de police. » (219)
Le Rapporteur partage cette recommandation du projet GODIAC de créer des unités policières spécifiques de médiation, parfaitement identifiées et connues du public, dans le but d’entretenir (ou de créer) tout au long de l’événement un dialogue avec les manifestants. Ces unités sont également, dans les pays comme l’Allemagne où elles sont déjà utilisées, une source de dialogue avec les forces spécialisées dans le rétablissement de l’ordre. Elles renseignent tout en dialoguant et fournissent un éclairage riche et dense à l’autorité civile et au commandant de la force publique.
c. Organiser un accueil permanent et un retour d’expérience de la part des manifestants
Enfin, dans la continuité des préconisations précédentes suggérant à l’État de s’affranchir du cadre exclusivement juridique, le Rapporteur considère que l’échange administratif de la déclaration préalable contre un récépissé constitue un héritage en léger décalage avec la réalité des communications et des nouvelles technologies.
S’il n’est pas question de remettre en cause l’exigence de déclaration formelle, celle-ci pourrait être complétée par d’autres formes de dialogue s’appuyant sur un accueil physique permanent du public, avant et après les manifestations, par exemple, ou encore sur des plateformes de publication ou d’échange sur Internet avec les préfectures.
En effet, l’écoute des citoyens manifestants, désireux de s’exprimer dans le respect de l’ordre public, n’est probablement pas un vain exercice pour l’autorité civile. S’y étant modestement livrée au cours de ses auditions, la commission a pu constater parfois des convergences avec les points de vue des professionnels de l’ordre public, mais aussi des éclairages originaux. En tout état de cause, il ne serait pas inutile que les préfectures soient en mesure de recevoir (voire de susciter) les commentaires et retours d’expérience des citoyens sur leurs conditions de manifestation. C’est également ainsi qu’un dialogue objectif peut se nouer entre les populations et l’autorité en charge de l’ordre public, même après un événement, qui ne pourrait qu’être bénéfique dans la durée à l’occasion de l’organisation de futurs événements.
C. FACE AUX FOULES MANIFESTANTES : FAIRE CONFIANCE À DES FORCES DE L’ORDRE SPÉCIALISÉES, PROFESSIONNELS DU MAINTIEN DE L’ORDRE ET RESPECTUEUX DES LIBERTÉS PUBLIQUES
Dans la gradation des moyens permettant de conjuguer ordre républicain et liberté de manifester, l’emploi des forces mobiles constitue à lui seul une palette évolutive. Ce véritable point fort de la doctrine française doit être encore mieux utilisé par l’État et, à cette fin, la formation des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre doit être encore densifiée et modernisée, pour mieux tenir compte des évolutions sociales.
La spécificité de leur métier doit aussi être reconnue, sans faire injure aux autres unités de la gendarmerie ou de la police nationales. Les personnes entendues, les déplacements réalisés et les documentations et statistiques consultées ont forgé la conviction du Rapporteur que les opérations de maintien de l’ordre doivent, autant que possible, pouvoir être réservées aux unités spécialisées. Cette confiance dans leur professionnalisme et leur capacité d’adaptation, en dépit d’effectifs décroissants, dont il serait vain d’imaginer qu’ils puissent être fortement accrus dans le contexte budgétaire actuel, doit guider la réflexion du ministère de l’Intérieur s’agissant des équipements sur lesquels s’appuient les hommes et les femmes en charge de rétablir l’ordre.
Enfin, le Rapporteur considère que la judiciarisation des délits commis lors d’une manifestation doit être revue, afin de lever les obstacles pratiques qui s’opposent aujourd’hui à l’exigence de justice durant une opération de maintien de l’ordre.
1. Moderniser la formation des forces chargées du maintien de l’ordre
Il importe de souligner la grande qualité du processus de formation initiale et continue des unités spécifiquement chargées du maintien de l’ordre. Le Rapporteur et la commission ont pu constater les efforts déployés afin de s’assurer de la discipline et de la clairvoyance au sein des unités ayant à faire face à des attroupements violents. Pour autant, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, ces formations peuvent être renforcées.
a. Ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l’ordre aux recherches en sciences sociales
La culture française du maintien de l’ordre est enracinée dans l’histoire et dans le droit. Mais pour parfaitement s’adapter aux conditions de manifestations actuelles, elle doit aussi être plus sensible aux évolutions des mœurs et des attentes de la société.
M. Pierre Tartakowsky a fourni sa vision du regard que l’État projette sur les foules manifestantes par le truchement de ses unités mobiles : « Il me semble que l’hégémonie d’Alain Bauer avait contribué à marginaliser l’idée d’un institut d’études de la sécurité publique, dont nous avons besoin. Il nous faut un lieu de débat entre chercheurs en sciences sociales, quelle que soit par ailleurs la qualité ou l’orientation de leurs travaux. Nous devons débattre de tout cela et rendre publics les débats. C’est déjà une partie de la formation. Et j’insiste sur l’idée que la formation dont je parle n’est pas à sens unique : une police bien formée est aussi une police qui contribue à la formation des citoyens à la citoyenneté. La police n’est pas un corps étranger à la population. De ce point de vue, nous avons tout à gagner. » (220)
Directeur de recherche au CNRS, en poste en Allemagne, M. Fabien Jobard a également éclairé ce retard français par rapport aux pays voisins :
Le maintien de l’ordre, tous les policiers vous le diront, repose sur la connaissance de la société, des groupes protestataires, des dynamiques de contestation, d’escalade mais aussi de désescalade, de l’articulation entre violences et expressions politiques conventionnelles. […]
Reste à améliorer le rapport de la police au savoir. En France, aucun enseignement de sciences sociales n’est dispensé dans les écoles de police alors qu’en Allemagne – comme cela a dû vous être dit lors de votre visite à Lunebourg –, l’Institut de formation des cadres de la police, la Deutsche Hochschule der Polizei de Münster, comprend dans son corps enseignant des chercheurs avec qui je peux écrire des articles publiés dans des revues de sociologie. […]
Reste aussi à la France à s’intégrer dans des instances de réflexion collective auxquels participent déjà nombre de pays européens, en particulier s’agissant des dynamiques d’escalade ou de violence dans les manifestations. La Suède, le Danemark, la RFA, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie et d’autres ont ainsi pris part à la production d’un guide de bonnes pratiques dans le cadre du projet GODIAC – Good Practice for Dialogue and Communication as Strategic Principles for Policing Political Manifestations in Europe – qui repose sur un savoir élaboré en commun par les policiers et les chercheurs en sciences sociales autour du comportement des foules. Tout n’est sans doute pas à prendre mais ce qu’il faut retenir, c’est l’absence de la France de ces dispositifs. » (221)
Pour le Rapporteur, sans rien remettre en cause du contenu actuel des formations des unités en charge du maintien de l’ordre, il serait utile que le ministère de l’Intérieur enrichisse la doctrine française et cette formation d’une vision plus sociologique des populations et de leurs comportements.
b. Chercher à préserver et rendre incompressible le temps de recyclage des unités
Si le Rapporteur est convaincu de la qualité de la formation, notamment opérationnelle, qui est dispensée aux unités mobiles, de nombreuses personnes entendues par la commission ont lancé des alertes sur un risque de diminution du volume de cette formation. Attaché à la nécessité de conserver à ces unités un très haut niveau de compétence, le Rapporteur n’a pu qu’être sensible à de telles alertes.
Le commandant Christian Gomez (CRS 40 de Plombières-les-Dijon) a illustré le poids de ce dispositif de formation et l’arbitrage avec l’engagement opérationnel : « Environ vingt-cinq jours de formation sont dispensés annuellement, notamment sur trois périodes bloquées de trois jours, dites "de recyclage de l’unité", auxquelles sont accolées des journées d’entraînement technique. Ces périodes permettent de travailler les techniques et la cohésion de l’unité. D’autres journées éparses d’entraînement technique ou d’entraînement au tir peuvent être organisées par section au sein des unités en fonction des besoins de chacun. Au total, nos personnels bénéficient d’une trentaine de journées de formation annuelles. Malgré le très fort besoin en emploi, la direction centrale s’attache à bloquer ces périodes afin de garantir la qualité de la formation du personnel. L’emploi est évidemment prioritaire, mais on ne badine pas avec la formation. » (222)
M. Denis Hurth, délégué régional de l’UNSA Police, chargé de la formation a également alerté la commission sur le risque que les recyclages s’espacent excessivement pour les unités en dépit de leur caractère indispensable : « Comme les compagnies tournent énormément sur le territoire national, elles n’ont quasiment plus le temps de faire leurs périodes de recyclage. À une époque, ces périodes de formation étaient vraiment neutralisées ; maintenant, il arrive de plus en plus souvent qu’une compagnie soit rappelée pour un maintien de l’ordre deux jours avant, voire la veille de la session prévue. Il faut alors déplacer la formation. Une formation correcte suppose un programme correct : les formateurs et les officiers doivent pouvoir se réunir pour réaliser toutes les procédures tactiques des périodes de recyclage et de formation. » (223)
Le Rapporteur ne peut que souscrire aux interventions devant la commission qui ont insisté sur l’importance de la formation et de l’entraînement, comme celle du général Bertrand Cavallier (224) : « Or, c’est bel et bien l’entraînement qui conditionne l’efficacité des forces sur le terrain. Plus un gendarme est entraîné, plus grande sera la maîtrise dont il fera preuve au moment d’agir. » C’est pourquoi, compte tenu de la grande diversité des emplois des forces mobiles et de la sensibilité de leur mission de maintien de l’ordre, le Rapporteur souhaiterait que les missions moins essentielles des CRS et gendarmes mobiles (gardes statiques par exemple) soient réduites à due concurrence de l’exigence minimale de formation et de recyclage qui s’impose aux unités afin de conserver leur aptitude à mettre en œuvre la doctrine.
2. Favoriser l’intervention exclusive d’unités spécialisées pour les opérations de maintien de l’ordre
Au gré des travaux de la commission, le Rapporteur a renforcé sa conviction de la spécificité du métier de maintien et de rétablissement de l’ordre public. Le souci de garantir les libertés publiques et les droits fondamentaux alors que la situation impose de faire cesser des troubles à l’ordre public, en recourant parfois à la force et en subissant soi-même des violences, ne peut d’ailleurs que contribuer davantage à rendre ce métier particulièrement délicat.
Pour autant, en dépit de cette spécificité peu contestable, les unités mobiles ou spécialisées dans le maintien de l’ordre n’ont pas le monopole des opérations de maintien de l’ordre. Ceci résulte évidemment d’un certain pragmatisme : la disponibilité et la localisation des unités spécialisées ne permettent pas toujours à l’autorité civile d’y recourir utilement. Toutefois, ces interventions des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre proviennent également d’une multiplication des objectifs assignés à ces opérations. En souhaitant judiciariser davantage les comportements individuels délictueux, l’État a également brouillé l’homogénéité des dispositifs de maintien de l’ordre. Ce phénomène, que le Rapporteur a déjà décrit précédemment, a été rappelé par M. Fabien Jobard lors de son audition : « Cette immixtion du judiciaire dans les dispositifs de maintien de l’ordre conduit des unités en civil – des brigades anti-criminalité (BAC) ou, à Paris, la brigade d’information de voie publique (BIVP) ou la section sportive de la préfecture – à intervenir selon leurs méthodes propres sans considération pour la logique d’ensemble du dispositif de maintien de l’ordre. J’ai pu le constater en 2008 lors des manifestations lycéennes que j’ai observées du côté des forces du maintien de l’ordre. […] D’une certaine manière, je ne comprends pas pourquoi aujourd’hui on a le souci de multiplier les unités en intervention dans les dispositifs de manifestation. Mieux vaudrait consolider le savoir et le savoir-faire des unités constituées, y compris dans le domaine des techniques d’interpellation. » (225)
Ce constat serait d’importance mineure si, parallèlement, les auditions de la commission ne l’avaient pas amenée à envisager que nombre de difficultés de gestion des manifestations ou de blessures irréversibles infligées lors de manifestations résultent spécifiquement de l’intervention d’unités non spécialisées en maintien de l’ordre. À l’évidence, la commission d’enquête n’avait pas pour ambition de se substituer au Défenseur des droits (qui partage cette analyse) et encore moins aux services d’inspection de la police nationale ou de la gendarmerie nationale afin d’établir des responsabilités en la matière. Cependant, le Rapporteur redoute les confusions que peut faire naître dans l’esprit du public cette mixité des interventions. Ainsi, pour ne retenir que cet exemple, est-il compréhensible pour l’opinion publique qu’un manifestant soit blessé de façon irréversible par un tir de Flashball Super-pro, alors que les forces mobiles en charge des manifestations n’en sont pas dotées en raison de son imprécision (cf. infra) ?
Ces considérations amènent le Rapporteur à préconiser que les opérations de maintien de l’ordre ne soient confiées qu’à des unités spécialisées, c’est-à-dire, notamment, spécialement formées pour les assumer sans risque pour la sécurité et en garantissant les libertés, mais aussi entraînées pour être capables d’intervenir ensemble. Une telle proposition n’est pas irréaliste, elle pourrait s’articuler sur deux préalables : l’accroissement de la disponibilité des unités spécialisées, l’instauration d’une habilitation à maintenir l’ordre pour un échantillon d’unités sur l’ensemble du territoire national.
a. Réduire l’emploi des forces mobiles pour des missions ne concernant pas le maintien de l’ordre afin d’accroître leur disponibilité
Comme l’indiquait le général Denis Favier, « certaines missions ne me semblent pas devoir être conduites par les forces mobiles. Trop nombreuses, les gardes statiques, improductives en matière de sécurité, pourraient être assurées par d’autres forces – je pense à la garde d’ambassades, à la garde de différents bâtiments publics, comme le Palais de justice à Paris. Mobiliser des forces de haute compétence pour effectuer des missions de cette nature n’est pas satisfaisant. » (226)
De même, pour M. Éric Mildenberger, délégué général d’Alliance police nationale, « pour que les missions d’interpellation soient confiées aux CRS, il faudrait que leurs forces sur le terrain soient plus nombreuses, ce qui n’est actuellement pas possible puisque nous sommes largement affectés à d’autres missions dans les zones de sécurité prioritaires (ZSP), en renfort à la police aux frontières (PAF) ou dans le cadre du plan Vigipirate. » (227)
Le Rapporteur ne revient pas sur l’éventail des missions étrangères au maintien de l’ordre incombant aux unités mobiles. Il observe qu’il y a toujours une réalité budgétaire à assumer et ne saurait condamner par principe le souci d’optimiser le temps d’emploi des milliers d’hommes et de femmes constituant les unités mobiles. Cependant, il s’interroge sur la pertinence d’un arbitrage qui conduirait trop d’opérations de maintien de l’ordre à devoir être conduites par des unités non spécialisées, en particulier lorsque des risques de troubles à l’ordre public existent, comme ce fut le cas régulièrement lors du mouvement dit des « bonnets rouges » en Bretagne en 2013. C’est pourquoi il recommande au Gouvernement de procéder à une révision des missions hors maintien de l’ordre des unités mobiles de façon à en réduire le poids, afin de parvenir à une disponibilité opérationnelle plus satisfaisante de ces unités.
b. Créer une habilitation au maintien de l’ordre pour les unités constituées de la police et de la gendarmerie nationales, hors forces mobiles
Il convient cependant de rester pragmatique. Dans l’urgence, indépendamment même des problématiques de disponibilité des unités mobiles, il est logique et même souhaitable que l’autorité civile puisse recourir immédiatement aux unités de sécurisation dont elle a la disposition réelle. C’est pourquoi il n’est possible au Rapporteur de recommander l’emploi exclusif d’unités spécialisées en maintien de l’ordre qu’après avoir, au préalable, préconisé d’instituer, pour un nombre restreint d’unités de police et de gendarmerie réparties sur le territoire national, une habilitation à maintenir et rétablir l’ordre. Cette habilitation pourrait être délivrée sous l’égide des unités mobiles, en s’appuyant sur leurs protocoles de formation et en utilisant leurs infrastructures d’entraînement. Pour certaines unités, une telle habilitation ne nécessiterait probablement, d’ailleurs, aucune démarche de formation initiale supplémentaire, compte tenu de leur savoir-faire déjà reconnu en matière de maintien de l’ordre.
L’objectif d’une telle habilitation serait d’offrir à l’autorité civile la garantie de pouvoir recourir, en première urgence et dans l’attente de l’intervention des forces mobiles spécialisées, à un petit volume d’unités parfaitement formées au maintien de l’ordre :
– au fait du cadre juridique et doctrinal du maintien de l’ordre ;
– disposant de l’équipement nécessaire ;
– disposant des habilitations à l’usage des principales armes et munitions du maintien de l’ordre (par exemple lanceur de grenades de type Cougar) ;
– maîtrisant les principales manœuvres des unités mobiles ;
– présentant un haut niveau de discipline collective forgé par un entraînement spécialisé en unité constituée.
Pour le Rapporteur, ce processus d’habilitation présenterait trois avantages principaux.
Premièrement, il apporterait aux préfets une solution immédiate efficace pour maintenir ou rétablir l’ordre face à un risque brutal ou inopiné.
Deuxièmement, pour le préfet et le ministère, l’habilitation de ces unités constituerait une façon de restaurer des marges temporelles. Malheureusement, face à un événement non déclaré, inopiné, souvent très violent, les réactions dans l’urgence de l’autorité civile se font non seulement avec des moyens parfois moins bien formés mais aussi en privilégiant le seul objectif supérieur de défense du terrain. La disposition d’unités habilitées capables de protéger efficacement et dans le respect de la doctrine les objectifs principaux de l’autorité civile, permet à celle-ci de disposer de temps. Ce temps sera logiquement mis à profit pour renforcer le dispositif de maintien de l’ordre au moyen d’unités mobiles mais aussi pour établir un dialogue avec les participants à l’attroupement, que l’urgence ne permet pas habituellement d’établir avant que la dispersion par la force ne s’impose.
Troisièmement, l’habilitation au maintien de l’ordre d’unités de sécurisation devrait favoriser une meilleure coordination avec les unités mobiles. En effet, dans le contexte actuel, la composition des dispositifs de maintien de l’ordre ne va pas sans poser parfois certains problèmes opérationnels, comme l’ont souligné plusieurs personnes auditionnées (cf. supra).
3. Recentrer l’équipement des forces chargées du maintien de l’ordre sur les besoins liés à la gestion des foules
a. Restreindre l’usage du lanceur de balles de défense LBD 40x46 lors des opérations de maintien de l’ordre aux seules forces mobiles et aux forces dûment formées à son emploi dans le contexte particulier du maintien de l’ordre
● D’après les informations recueillies par la commission et comme l’a confirmé le Défenseur des droits (228), il apparaît que la majorité des blessures graves provoquées par l’utilisation, par les forces de l’ordre, de lanceurs de balles de défense (au sens générique) n’ont manifestement pas été infligées par des membres d’unités spécialisées dans cette mission, a fortiori lorsque de telles blessures résultent de tirs de Flash-Ball qui ne sont pas en dotation au sein de ces unités. Or, le maintien de l’ordre étant le seul et unique objet de la commission d’enquête, les développements et préconisations qui suivent ne concerneront que l’usage de certains équipements dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, la commission n’ayant pas reçu mandat pour investiguer d’autres champs.
Il n’en demeure pas moins que, au-delà du seul champ d’analyse de la commission, les témoignages particulièrement forts des blessés, parents de blessés et professionnels médicaux ayant eu à connaître de telles blessures (229),reproduits en intégralité en annexe du rapport, doivent amener les pouvoirs publics à poursuivre leur réflexion sur les conditions d’utilisation, voire le maintien de tels équipements dans certaines situations opérationnelles. En effet, ces armes peuvent occasionner des blessures dramatiques lorsque le visage notamment et, en particulier, les yeux sont atteints, avec des risques non négligeables d’énucléation, et toutes les conséquences que de telles blessures impliquent aux plans personnel, professionnel, et social. Par nature, aucun dispositif d’expression de la force n’est totalement inoffensif. Toutefois, en dehors de circonstances accidentelles, malheureuses mais imprévisibles, la sanction d’un individu même extrêmement violent ou coupable de dégradations ne saurait être que de nature pénale, sans être doublée d’une mutilation physique irréversible.
Les lanceurs de balles de défense ont été progressivement introduits dans l’équipement des forces de l’ordre il y a 20 ans déjà, à compter de 1995 : Flash-Ball modèle Compact en 1995, puis modèle Super-pro en 2001 et LBD à partir de 2007. Depuis la mise en dotation de ces équipements et d’après les informations fournies par les représentants de l’Assemblée des blessés, des familles et des collectifs contre les violences policières (230), on recense, toutes opérations et toutes forces de l’ordre confondues, 36 cas connus de blessures graves ou de mutilations. Un homme est également mort en 2011 des suites d’un arrêt cardio-respiratoire après avoir été touché par un tir de Flash-Ball au niveau du thorax (231).
● Pour ce qui concerne le seul maintien de l’ordre, le Rapporteur souhaite tout d’abord rappeler succinctement les caractéristiques principales du Flash-Ball et du LBD et présenter leurs différences. Il ne reviendra pas sur les conditions règlementaires d’utilisation de ces équipements, rappelées par l’instruction du 2 septembre 2014 commune à la DGPN et la DGGN (232) et par le rapport du Défenseur des droits consacré à trois moyens de force intermédiaire (233).
Le Flash-Ball modèle Super-pro (ci-après Flash-Ball) est un lanceur manuel à deux coups, sans crosse d’épaule, composé de deux canons superposés basculants et lisses et doté d’une « poignée pistolet » permettant son usage à une main. Les cartouches tirées contiennent un projectile sphérique en caoutchouc souple conçu pour se déformer à l’impact et limiter ainsi le risque de pénétration.
Le LBD 40x46 (234) (ci-après LBD) est une arme mono-coup d’épaule composée d’un canon basculant et rayé. Il s’utilise horizontalement, un genou à terre ou debout et porté à l’épaule. Il est en outre doté d’un dispositif de visée électronique dénommé désignateur d’objectif électronique (DOE). Les munitions tirées se composent d’une douille en polymère et d’un projectile bi-matière (235) également développé pour se déformer à l’impact et limiter le risque de pénétration.
FLASH-BALL SUPER-PRO
LBD 40X46
Le canon rayé et la présence d’un système d’aide à la visée font du LBD un modèle beaucoup plus précis (236) que le Flash-Ball dont les canons lisses affectent la précision et la stabilité de la trajectoire des projectiles. Compte tenu de ce défaut de précision, le Flash-Ball n’est manifestement pas adapté lorsque les forces de l’ordre interviennent lors de manifestations et autres événements de voie publique qui sont l’occasion de rassemblements compacts d’individus et qui peuvent, en outre, dégénérer (237). De fait, le Rapporteur souscrit pleinement à la recommandation du Défenseur des droits de proscrire ou limiter très strictement l’usage du Flash-Ball Super-pro dans le cadre de manifestations (238). Avec sa préconisation tendant à réserver les opérations de maintien de l’ordre aux unités spécialisées ou dûment formées et équipées en conséquence – donc sans Flash-Ball, le Rapporteur va plus loin que cette recommandation puisque les unités de police dotées de cet équipement ne participeraient plus à de telles opérations.
Le cas du LBD appelle des remarques différentes. Certes, et en cela il se rapproche du Flash-Ball, le LBD n’est pas, par essence, une arme dont la mise en œuvre est totalement conforme avec la doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre. Alors que celle-ci considère la foule en tant qu’entité à laquelle répond, le cas échéant, la force exercée par les unités de maintien de l’ordre de manière collective, le LBD individualise à la fois les comportements des manifestants et la réponse des forces de l’ordre. M. Joachim Gatti l’a résumé de la manière suivante : « [Les Flash-Ball et LBD] ne s’adressent pas au corps collectif des manifestants mais à une seule personne. Ensuite, ils ne repoussent pas mais frappent. S’ils dispersent, ce n’est pas par l’exercice contenu de la force contre l’ensemble des manifestants mais par l’extrême violence exercée sur l’un d’entre eux. » (239) En outre, une manifestation peut se caractériser par une grande confusion, avec des mouvements de foule ou d’individus rapides et désordonnés qui rendent très difficile, voire aléatoire, la mise en œuvre d’une réponse individuelle de manière sécurisée.
Pour autant, le Rapporteur tient à effectuer quelques rappels importants. Tout d’abord, en maintien de l’ordre et hors cas de légitime défense, le LBD ne peut être employé que lors d’un attroupement et dans l’hypothèse où des violences ou voies de fait sont exercées contre les forces de l’ordre ou que celles-ci ne peuvent défendre autrement le terrain qu’elles occupent (240). Autrement dit, en maintien de l’ordre, le LBD est une arme de défense d’exception, à laquelle les forces ne peuvent règlementairement recourir qu’en situation d’urgence, confrontées à un certain degré de violence et si elles ne peuvent mettre en œuvre aucune solution alternative. Il ne vise pas à disperser des manifestants simplement agités, mais des individus qui se rendraient coupables de violences ou de voies de fait, comportements qui ne sont objectivement pas anodins. De fait et dans certaines situations opérationnelles extrêmes, le LBD constitue parfois le seul recours possible pour permettre la mise en œuvre d’un principe majeur de la doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre : le maintien à distance entre manifestants et forces de l’ordre.
Par ailleurs, l’introduction, dans l’équipement à disposition des forces de l’ordre, de moyens de force intermédiaire – dont font partie les lanceurs de balles de défense – est rendu nécessaire pour protéger le droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et les libertés fondamentales. Ainsi, la CEDH a condamné la Turquie sur ce fondement au motif que les forces de police turques n’étaient pas dotées d’armes de substitution aux armes à feu et n’avaient donc d’autre choix que d’utiliser celles-ci au cours de manifestations violentes (241).
Enfin, même si des interrogations légitimes et des oppositions de principe au demeurant parfaitement compréhensibles persistent, notamment pour les raisons précédemment rappelées, le Défenseur des droits, dont l’indépendance n’est pas à démontrer, n’a lui-même pas recommandé une interdiction absolue de tous les lanceurs de balles de défense en opérations de maintien de l’ordre : il a préconisé le retrait du seul Flash-Ball ou une limitation stricte de son utilisation.
La préoccupation centrale du Rapporteur est de concilier deux exigences : maintenir l’éventail opérationnel le plus étendu possible pour assurer une gradation effective, efficace et sécurisée de la réponse des forces de l’ordre, tout en préservant l’intégrité physique des manifestants. Dès lors il préconise de restreindre l’usage du LBD, en maintien de l’ordre, aux seules forces mobiles ainsi qu’aux forces « habilitées » à cette mission et dûment formées à son emploi dans le contexte particulier que constitue une opération de maintien de l’ordre.
Ce sujet a divisé la commission d’enquête. Certains de ses membres, à l’image de son Président, sont partisans d’une interdiction absolue de l’ensemble des lanceurs de balles de défense, quelles que soient leurs caractéristiques ou leur appellation. D’autres ne sont pas favorables à la perspective de réduire l’équipement des forces de l’ordre. Le Rapporteur a conscience que sa position risque de mécontenter les deux parties, non seulement au sein de la commission mais au-delà – blessés et leurs proches d’un côté, forces de l’ordre de l’autre.
Il l’assume pleinement, convaincu que cette position mesurée est raisonnable, cohérente avec le raisonnement d’ensemble qui a guidé son rapport et ses préconisations, et parfaitement applicable. Elle permet de préserver l’efficacité opérationnelle des forces de l’ordre tout en apportant des garanties de sécurité supplémentaires aux manifestants dès lors que ce type d’équipement serait exclusivement mis en œuvre par des unités spécialisées parfaitement rompues aux manœuvres réalisées dans le contexte particulier des événements de voie publique.
Les tableaux suivants retracent l’utilisation du LBD par les forces de police et de gendarmerie toutes opérations confondues (pas uniquement en maintien de l’ordre). Si l’on constate un recours beaucoup plus fréquent à cet équipement par la police nationale, tel n’est pas le cas pour la gendarmerie avec un usage en constant déclin depuis 2010, au point que celui-ci est devenu marginal. Pour la police, ce recours plus important au LBD va de pair avec une diminution tendancielle de l’utilisation du Flash-Ball (589 utilisations en 2012 contre 785 en 2010). Sur la période considérée, les forces de police ont tiré en moyenne 2,7 munitions par opération et les forces de gendarmerie 2 munitions.
UTILISATION DU LBD 40X46 PAR LA POLICE
2010 |
2011 |
2012 | |
Nombre de situations opérationnelles |
171 |
345 |
623 |
Nombre de munitions utilisées |
480 |
994 |
1 514 |
Nombre de munitions utilisées par opération |
2,8 |
2,9 |
2,4 |
Source : Défenseur des droits, Rapport sur trois moyens de force intermédiaire, 2013 ; calculs du Rapporteur.
UTILISATION DU LBD 40X46 PAR LA GENDARMERIE
2010 |
2011 |
2012 | |
Nombre de situations opérationnelles |
47 |
34 |
21 |
Nombre de munitions utilisées |
84 |
66 |
52 |
Nombre de munitions utilisées par opération |
1,8 |
1,9 |
2,5 |
Source : Défenseur des droits, Rapport sur trois moyens de force intermédiaire, 2013 ; calculs du Rapporteur.
b. Développer de nouveaux moyens intermédiaires visant à disperser les foules
Afin d’assurer l’efficacité de la réponse opérationnelle des forces de l’ordre tout en garantissant une sécurité maximale aux manifestants, le Rapporteur estime nécessaire de poursuivre les analyses, études et développements relatifs à la conception de nouveaux moyens intermédiaires.
À cet égard, l’utilisation de grenades projetant, à faible hauteur, des galets de caoutchouc peut constituer une alternative intéressante, ainsi que le soulignait M. Fabien Jobard (242).
D’autres solutions sont à l’étude. D’après les informations communiquées par le service de l’achat, des équipements et de la logistique de la sécurité intérieure (SAELSI), son centre de recherche et d’expertise de la logistique (CREL) travaille sur les solutions techniques suivantes :
– systèmes lumineux produisant un éblouissement non vulnérant ;
– systèmes sonores diffusant des messages ou utilisant des fréquences provoquant un inconfort.
Dans ses réponses au questionnaire adressé par la commission d’enquête, la direction générale de la gendarmerie nationale a, par ailleurs, indiqué que le SAELSI travaillait à l’expérimentation d’armes non létales telles que des grenades à effet sonore sans effet de souffle ou des grenades à effets multiples (sonore, cinétique, lacrymogène).
c. Renforcer et rénover les moyens mécaniques pour pallier les diminutions d’effectifs et favoriser l’émergence de nouveaux schémas tactiques
Un autre axe de réflexion pourrait consister à renforcer le parc de véhicules de maintien de l’ordre à disposition des forces, soit en procédant à la rénovation et à l’adaptation des véhicules anciens, soit en effectuant des acquisitions de nouveaux moyens. Tout en étant conscient de la contrainte budgétaire, le Rapporteur considère qu’il s’agit là d’une piste intéressante qui pourrait permettre, d’une part, de compenser partiellement les diminutions d’effectifs et, d’autre part, de faire émerger ou de consolider des schémas tactiques cohérents avec la doctrine classique du maintien de l’ordre.
Les 84 véhicules blindés à roues de la gendarmerie (VBRG) sont entrés en service en 1974. Âgés de plus de 40 ans, leur renouvellement est demandé par la gendarmerie depuis de nombreuses années – 20 ans d’après M. Bertrand Cavallier (243). Or de tels véhicules peuvent constituer une aide précieuse lors d’opérations de maintien de l’ordre. Ils sont notamment susceptibles de tenir efficacement une position ou d’en empêcher l’accès en lieu et place de gendarmes mobiles. Ils peuvent dès lors permettre de redéployer au moins une partie des effectifs sur d’autres positions en statique, ou de les employer à des manœuvres nécessitant une plus grande mobilité.
Les véhicules lanceurs d’eau présentent les mêmes avantages de libération des ressources en hommes et d’accroissement de la mobilité, tout en permettant une riposte conforme à la doctrine de maintien de l’ordre puisqu’elle vise la foule en tant que corps collectif. Toutefois, parmi les deux forces mobiles, seules les CRS en sont dotées. Le Rapporteur estime qu’une réflexion pourrait utilement s’engager sur la perspective de doter également les EGM d’engins lanceurs d’eau.
De tels dispositifs mécaniques ne sont certes pas susceptibles d’être déployés sur l’ensemble des terrains de maintien de l’ordre. En outre, pour ce qui concerne les lanceurs d’eau, leur utilisation peut s’avérer dangereuse du fait de la force de projection ou si le canon à eau est actionné à trop courte distance. Toutefois, aucun moyen de riposte à disposition des forces de l’ordre n’est totalement inoffensif et le Rapporteur observe que les lanceurs d’eau sont régulièrement utilisés dans plusieurs pays étrangers.
Au-delà de ces matériels, il conviendrait également de renforcer les moyens statiques de gestion des foules avec notamment les dispositifs de retenue autonome du public (DRAP) et autres « barre-pont » qui permettent de tenir des espaces avec un nombre réduit de personnels tout en offrant une protection renforcée.
Au total, un recours plus large à de tels équipements pourrait s’avérer pertinent en permettant :
– de pallier, dans une certaine mesure, la réduction des effectifs ;
– de redonner de la mobilité aux unités ;
– et de développer de nouveaux schémas tactiques.
4. Faciliter la judiciarisation des infractions commises lors ou en marge d’une manifestation
En conclusion de ses préconisations visant à offrir une palette graduelle d’instruments pour une gestion proportionnée des manifestations, le Rapporteur considère que les conditions de judiciarisation des délits commis à l’occasion de celles-ci devraient également être améliorées. Ce souci de mieux judiciariser n’est pas récent, de même, comme l’a indiqué M. François Molins que « la qualité des procédures n’est pas un problème nouveau. » Selon le procureur de la République de Paris, « la direction des affaires criminelles et des grâces diffuse régulièrement depuis le milieu des années 1990 des circulaires qui appellent l’attention des procureurs sur la nécessité de se rapprocher des préfets et de veiller à l’existence de dispositifs de police judiciaire suffisants lors des manifestations. Si la qualité des procédures pose problème et si tant de procédures tombent, la raison en est simple : le dispositif judiciaire n’est pas au niveau qui devrait être le sien dans le traitement du maintien de l’ordre. Cela ne nécessite pas forcément une modification législative mais peut-être plus de travail en commun. » (244)
a. Privilégier la capacité des unités spécialisées à interpeller des groupes d’individus violents
Le Rapporteur les a évoquées précédemment, les préfets ont déjà tenté d’apporter des solutions aux exigences de judiciarisation des délits commis lors des manifestations, d’une opinion publique de plus en plus attentive et alimentée en images marquantes sur le déroulement des opérations de maintien de l’ordre.
Dans certains cas, le dispositif mis en place par la préfecture mélange unités constituées spécialisées dans le maintien de l’ordre et unités en charge de la mission de police judiciaire, avec parfois les difficultés de coordination évoquées précédemment. Ces tentatives, indubitablement source de confusion sur les opérations de maintien de l’ordre (cf. supra), ont été critiquées par plusieurs personnes auditionnées par la commission, tels que M. Fabien Jobard. Par ailleurs, il est difficile au Rapporteur de dresser un constat de leur efficacité en termes de politique pénale à l’encontre de la délinquance pendant les manifestations.
En tout état de cause, le Rapporteur a été davantage convaincu par les solutions consistant à renforcer l’action d’interpellation des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre. Ainsi, à Paris, et dans quelques grandes métropoles, ces solutions reposent sur l’emploi de nouvelles unités d’intervention, intervenant parfois de façon mixte, en civil et en tenue, disposant d’un équipement et de tactiques proches de ceux des unités mobiles, mais également de fraction d’unités formées pour interpeller des individus au sein des manifestations.
C’est ce que propose de généraliser le préfet de police de Paris : « Les modalités d’intervention des forces de sécurité évoluent régulièrement. Nous sommes ainsi en train de rassembler en une seule unité les brigades d’information de voie publique (BIVP) de tous les districts, afin de constituer un groupement capable d’intervenir au sein des manifestations pour interpeller certains individus ou pour extraire des personnes se trouvant en danger – un peu comme le font les unités civiles des compagnies d’intervention. Je suggère que les unités de la réserve nationale, les escadrons de la gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité puissent s’engager dans cette évolution, ce que le droit ne permet pas actuellement. » (245)
Il semble ainsi possible de préconiser que soient abandonnés les dispositifs mixtes, mêlant unités constituées spécialisées dans le maintien de l’ordre et unités en charge de la police judiciaire, au profit d’un renforcement des compétences et des moyens d’action des seules unités spécialisées. Une telle solution garantirait une plus grande clarté des opérations de maintien de l’ordre, en particulier pour le public et les manifestants.
Cependant, elle a également pour effet de subordonner l’action judiciaire à la manœuvre générale des unités spécialisées, c’est-à-dire de faire primer la préservation immédiate de l’ordre public sur la recherche des sanctions pénales individuelles. Pour être pleinement acceptable, un tel compromis devrait donc être complété par un réel développement de manœuvres collectives d’interpellation par les unités spécialisées, c’est-à-dire de schémas tactiques permettant aux forces déployées de poursuivre simultanément une pluralité d’objectifs.
b. Créer de meilleures conditions d’interpellation en cas de commission de délits flagrants lors des manifestations
Le Rapporteur estime que la structuration des unités intervenant en maintien de l’ordre ne réglera pas l’essentiel des obstacles à la judiciarisation, car ceux-ci sont de nature procédurale et en définitive juridique.
● Utiliser systématiquement la vidéo pour nourrir la procédure judiciaire d’autres éléments probants que les procès-verbaux.
M. François Molins a souligné l’exigence de la procédure pénale : « Nous sommes donc soumis à un impératif : disposer des éléments de preuve qui ont pu être retenus contre la personne interpellée et qui vont reposer le plus souvent sur le témoignage de l’agent interpellateur. […] Il est impératif d’améliorer la qualité du traitement judiciaire. De nombreuses réunions ont été organisées depuis deux ans pour améliorer le dispositif. Mais les procédures continuent à tomber parce que les règles procédurales n’ont pas été respectées ou parce que le recueil des éléments de preuve est insuffisant. » (246)
Le général Denis Favier a lui aussi relevé toute la difficulté de mettre en œuvre la procédure pénale et les règles propres aux enquêtes et aux interpellations dans le cadre spécifique du maintien de l’ordre : « Nous devons donc également être capables, en termes judiciaires, de les confondre – d’apporter des éléments de preuve, c’est-à-dire être capables de les identifier et de les lier directement à un fait. Or les individus en question sont souvent casqués, parfois cagoulés. Il s’agit de développer une action cohérente avec l’autorité judiciaire. » (247)
La généralisation de la captation vidéo des opérations de maintien de l’ordre offre aujourd’hui davantage d’éléments probants des infractions que par le passé. Le recours aux nouvelles technologies permet ainsi aux unités chargées du maintien de l’ordre de fournir rapidement des images fixes et des images « en direct » des conditions de la manifestation et, éventuellement, des délits commis. Le recours systématique à la vidéo offre donc, dans le cadre de la procédure judiciaire, une première solution de simplification des constatations.
Or, le Rapporteur observe qu’une fois les individus gardés à vue dans le respect des procédures, leur poursuite ne pose pas de réel problème pour le parquet. Le procureur de Paris a ainsi expliqué que « si la procédure est régulière, nous privilégions, en cas d’infraction commise contre les forces de l’ordre – violences volontaires par jets de projectiles ou rébellions – ou contre les biens – destructions volontaires par incendie ou bris de vitrines –, une réponse binaire : soit les charges ne sont pas suffisantes et la procédure fait l’objet d’un classement sans suite ; soit les charges sont suffisantes, et, compte tenu du trouble à l’ordre public, nous faisons déférer la personne interpellée au parquet pour engager ensuite des poursuites rapides devant le tribunal correctionnel par voie de comparution immédiate ou de convocation par procès-verbal dans un délai de deux mois, assortie d’une mesure de contrôle judiciaire. » (248)
● La procédure pénale est mal insérée dans l’exercice de police administrative qu’est le maintien de l’ordre.
Dès lors, l’amélioration du traitement judiciaire des actes commis lors des manifestations doit se concentrer sur une articulation précise de la procédure : l’interpellation par une unité spécialisée, le placement en garde à vue et la notification des droits par un officier de police judiciaire.
Or, deux principales difficultés ont été signalées sur cette articulation par les personnes entendues par la commission : le nombre de personnes interpellées lors d’opération de maintien de l’ordre qui a une incidence sur le respect ou non des délais procéduraux, d’une part, et le statut des agents réalisant l’interpellation qui a une incidence sur le dispositif tactique de maintien de l’ordre, d’autre part.
En premier lieu, la procédure judiciaire s’adapte difficilement aux grands effectifs. M. François Molins soulignait « que la gestion de cette mission n’est pas la même selon le nombre de personnes interpellées. Dans tous les cas, les contraintes procédurales sont très fortes.
Il peut d’abord être compliqué de contrôler l’identité d’un nombre important de manifestants dans certaines conditions de tension. Ensuite, dès l’interpellation et le placement en garde à vue, les droits doivent être notifiés immédiatement à la personne placée en garde en vue et le parquet doit être avisé dès le début de la mesure. L’expérience démontre que, lorsque l’on est confronté à de nombreuses interpellations, les délais ne sont pas toujours respectés – c’est un euphémisme. Cela nous conduit à décider la remise en liberté de la personne et à procéder au classement de la procédure pour irrégularité, sauf si, compte tenu de l’ampleur du trouble à l’ordre public, nous retenons les circonstances insurmontables qui permettent de déroger aux exigences légales et jurisprudentielles. » (249)
Ce risque de non-respect des délais a également été rapporté par le préfet Christian Lambert : « quand il est procédé à une interpellation, la notification des droits doit être faite immédiatement. Au cours de mon travail d’information et d’expertise, j’ai rencontré de nombreux procureurs qui ont confirmé ce que j’avais pu constater en occupant mes différents postes : la conduite au commissariat d’une personne interpellée est une perte de temps et, bien souvent, le fait de ne pouvoir lui notifier ses droits dans les délais impartis empêche toute poursuite. » (250)
Ce dérapage du temps de la procédure tient naturellement d’abord aux conditions particulières du maintien de l’ordre, que l’entraînement des unités spécialisées devrait permettre de surmonter.
Mais il tient aussi, en second lieu, à la computation d’opérations successives qui pourraient être mieux conjuguées. Ainsi, lorsque les unités en charge du maintien de l’ordre interpellent un individu se rendant coupable d’un délit de façon flagrante, elles doivent le présenter à l’officier de police judiciaire le plus proche, elles-mêmes étant temporairement dépourvues de cette qualité (cf. supra). Or, comme l’a rappelé le procureur de Paris, « la police doit aviser téléphoniquement le parquet et ce, dans de très brefs délais. Le code de procédure pénale exige que le procureur de la République soit avisé de la garde à vue dès le début de la mesure et selon la jurisprudence la plus récente, dans un délai d’une heure quinze. Au-delà de ce délai, sauf circonstances insurmontables, l’avis est considéré comme tardif et la procédure est jugée irrégulière. » (251)
Pour que cet officier de police judiciaire déclenche la garde à vue, notifie ses droits à l’intéressé et alerte le parquet, il importe donc que les agents qui ont interpellé et contrôlé l’identité soient en mesure de joindre un procès-verbal d’arrestation à la procédure… alors même que l’opération de maintien de l’ordre se poursuit avec un dispositif affaibli et qu’à son terme, les agents des unités mobiles quitteront la circonscription.
● Les tentatives de réponses déjà apportées à Paris.
Plusieurs réponses ont d’ores et déjà été expérimentées afin que cet enchaînement de procédures soit donc plus fluide et rapide. Ainsi pour M. Christian Lambert : « Il faut donc prévoir, pour une notification immédiate, la présence sur le terrain d’une petite unité judiciaire dédiée. » (252) Le préfet de Police et le procureur de Paris ont évoqué pour leur part à la fois la spécificité des compagnies d’intervention mixtes (civil/tenue) de la préfecture de police et la mise à disposition d’une « fiche d’interpellation », facile à remplir et conçue pour accélérer la saisie d’un procès-verbal : « Ce schéma permet d’apporter une réponse complète à la problématique des fauteurs de trouble insérés dans les cortèges mais aussi à celle de la délinquance acquisitive lors de grands regroupements. Ces compagnies mixtes permettent en outre d’obtenir un meilleur traitement judiciaire, notamment grâce à l’amélioration de la rédaction des PV de contexte et des procédures d’interpellation. Leur travail est toujours accompagné d’un vidéaste professionnel filmant leurs interventions. » (253)
Pour sa part, le Rapporteur estime que si l’expérience parisienne apporte de meilleures réponses en matière de judiciarisation, c’est par la coordination entre les autorités administrative et judiciaire. Cette complémentarité d’action a été soulignée par le préfet de police de Paris : « Lors des manifestations les plus importantes, nous travaillons constamment sous le contrôle du parquet – avec les magistrats de permanence, mais également avec le procureur de la République si nécessaire. Ce travail se fait en respectant des compétences de chacun, mais dans des conditions permettant de faire face à des situations parfois inédites. […] Je me félicite de la qualité des relations qui existent entre la préfecture de police et le procureur de la République de Paris. » (254)
Ce dernier a fourni à la commission un descriptif précis du partage des rôles et des bonnes conditions de coordination entre les autorités administratives et judiciaires (255) :
« Le procureur de la République n’est pas en charge de l’ordre public. Son rôle consiste, dans le respect des libertés individuelles dont il est le garant, à rechercher et à faire constater les infractions à la loi pénale, à poursuivre leurs auteurs puis à statuer sur la suite à donner à ces procédures. Il s’appuie pour cela sur la direction de la police judiciaire et dispose du libre choix du service de police à qui il va confier l’enquête. Cela ne le dispense pas de travailler en liaison étroite avec l’autorité administrative, notamment le préfet. […] Nous sommes bien évidemment en liaison constante avec la direction de sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) et le cabinet du préfet de police qui nous avise de la manifestation et des éventuels problèmes qu’elle a pu poser en amont ou qu’elle est susceptible d’entraîner au vu des renseignements dont ils disposent.
Dès que nous sommes avisés d’une manifestation, particulièrement en cas de risque de dérive violente, nous sensibilisons les services de police à la nécessité de prévoir un dispositif, que je qualifierai de judiciaire, permettant de rassembler les preuves des infractions et d’interpeller les auteurs présumés. Ces échanges ont pour but de s’entendre sur l’utilisation de la vidéo, sur l’équipement de certains personnels avec du matériel vidéo portable et sur la présence en nombre suffisant d’enquêteurs judiciaires.
En aval, le parquet est amené à intervenir si des interpellations ont été réalisées à la suite d’infractions constatées par les forces de l’ordre. (…) Pour gérer ces interpellations, le parquet de Paris s’appuie sur une organisation spécifique qui varie selon l’ampleur de la manifestation.
Nous avons donc travaillé avec la préfecture de police et les services de la DSPAP et de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) pour rappeler le cadre juridique du travail de la police qui s’appuie sur trois grandes procédures : le contrôle d’identité, la procédure de dispersion en cas d’attroupement et la garde à vue. »
● Des solutions de meilleure coordination entre la police du maintien de l’ordre et les procédures judiciaires.
D’une manière plus générale, au-delà des bonnes relations de travail devant exister entre elles, le Rapporteur considère que la coordination entre les autorités civiles et le parquet peut apporter de réelles solutions aux difficultés de judiciarisation des délits commis lors des manifestations.
En effet, comme l’a indiqué le procureur de Paris : « Le traitement judiciaire de l’ordre public est intimement lié au choix qui sera fait par l’autorité administrative. Cela justifie un travail en amont et en synergie. En tout état de cause, l’intervention judiciaire dépend du traitement de la manifestation : par exemple, si de faibles moyens sont affectés au recueil des preuves d’infraction, si la manifestation dégénère, et si le préfet décide ne pas intervenir et de laisser commettre les infractions parce qu’il choisit de se concentrer sur d’autres impératifs, le traitement judiciaire n’aura pas lieu d’être. À l’inverse, dans certaines manifestations, priorité peut être donnée à une intervention des forces de l’ordre, de nature judiciaire, pour extraire les fauteurs de troubles de la manifestation et les remettre ensuite à la justice. » (256)
Dans de tels cas, comme le suggère M. François Molins, un dispositif coordonné d’interpellation, de recueil de preuves, de contrôle d’identité, de notification des droits et de placement en garde à vue doit être mis en place afin que le déferrement se traduise ensuite par une procédure pénale efficace.
Toutefois, une telle coordination ne nécessite pas absolument la présence d’un magistrat, qui, par ailleurs, pourrait s’avérer difficile à obtenir sur chaque manifestation : « Je ne suis pas favorable à la présence systématique du parquet. D’une part, l’obligation de présence du parquet n’est pas indifférente en termes de moyens. Si, à Paris, le magistrat de la permanence criminelle est affecté à la salle de commandement, il faudra trouver quelqu’un pour assurer la permanence criminelle. Cela pose donc des problèmes d’organisation et d’effectifs. D’autre part, au vu de mon expérience, la systématisation de la présence du parquet ne s’impose pas car, dans certains cas, elle ne s’avère pas nécessaire.
Nous devons toutefois faire preuve d’une vigilance marquée qui se traduit par une relation constante avec le préfet et la DSPAP. Si la manifestation dégénère, nous prenons la décision d’envoyer quelqu’un dans la salle de commandement pour veiller au respect des contraintes procédurales. » (257)
Pour le Rapporteur, l’articulation entre l’interpellation d’un individu et son déferrement au parquet peut être améliorée par la présence d’un officier de police judiciaire lors de l’intervention des forces de l’ordre visant à faire cesser la commission du délit. Cette présence renforcerait le caractère probant des constatations effectuées et authentifierait les images fournies par l’unité mobile. Elle permettrait aussi, le cas échéant, une notification immédiate des droits (après extraction de la manifestation) et la signification du placement en garde à vue, pourvu que le préfet et le commandant de la force publique aient organisé un local de permanence à proximité de la manifestation. Le Rapporteur préconise donc que soient envisagées et comparées les solutions permettant aux pelotons d’intervention des EGM et aux SPI des CRS d’interpeller les auteurs de délits en présence d’un officier de police judiciaire. Celui-ci pourrait être un officier de police judiciaire de la circonscription. Celui-ci pourrait également être l’officier commandant le peloton ou le SPI, sous réserve que soit levé l’obstacle (article 16 du code de procédure pénale, cf. supra) de la suspension temporaire de sa qualité d’OPJ et qu’il soit habilité en tant que tel par le procureur.
A. REDONNER DES MOYENS À L’AUTORITÉ CIVILE EN AMONT DES MANIFESTATIONS : UN CHANTIER DÉJÀ OUVERT
• Thème n° 1 : Professionnaliser le maintien de l’ordre dans les préfectures les plus exposées
> Proposition n° 1 : Créer soit une task force préfectorale spécialisée dans le maintien de l’ordre et mobile rapidement, soit des professionnels du maintien de l’ordre dans les préfectures les plus exposées.
• Thème n° 2 : Réaffirmer l’autorité et la présence indispensable de l’autorité civile
> Proposition n° 2 : Clarifier les rôles respectifs de l’autorité exclusive du préfet et des forces mobiles
> Proposition n° 3 : Assurer la présence permanente de l’autorité civile pendant les opérations de maintien de l’ordre et non pas seulement pour engager la force
B. RECRÉER DES FORMES DE CONCERTATION ENTRE LES AUTORITÉS CIVILES ET POLICIÈRES, D’UNE PART, ET LES MANIFESTANTS RESPECTUEUX DE L’ORDRE PUBLIC, D’AUTRE PART
• Thème n° 3 : Formaliser et diffuser les séquences types d’une opération de maintien de l’ordre et communiquer sur les bonnes pratiques en matière de manifestation
> Proposition n° 4 : Créer un guide d’action à usage des préfets et le communiquer aussi largement que possible
> Proposition n° 5 : Simplifier et rendre plus compréhensibles les sommations et la communication à destination des manifestants
• Thème n° 4 / proposition n° 6 : Faciliter le suivi par la presse des opérations de maintien de l’ordre
• Thème n° 5 : Aménager les procédures judiciaires et administratives afin que des individus isolés ne puissent prendre en otage la liberté publique de manifester
> Proposition n° 7 : Rappeler le dispositif actuel permettant de prononcer une peine complémentaire d’interdiction ponctuelle de manifester sur la voie publique en cas de condamnation pour des violences commises lors de troubles à l’ordre public (interdiction judiciaire)
> Proposition n° 8 : Permettre la mise en œuvre, par arrêté préfectoral, de mesures de police administrative portant interdiction individuelle de participer à une manifestation (interdiction administrative)
• Thème n° 6 : Organiser une médiation systématique et continue entre les forces chargées du maintien de l’ordre et le public manifestant, avant, pendant et après l’événement
> Proposition n° 9 : Fixer le principe d’une concertation préalable obligatoire
> Proposition n° 10 : Créer de nouvelles unités policières de médiation, intégrées dans les manifestations et dispositifs de maintien de l’ordre
> Proposition n° 11 : Organiser un accueil et un retour d’expérience de la part des manifestants à l’issue des opérations de maintien de l’ordre
C. FACE AUX FOULES MANIFESTANTES : FAIRE CONFIANCE À DES FORCES DE L’ORDRE SPÉCIALISÉES, PROFESSIONNELS DU MAINTIEN DE L’ORDRE ET RESPECTUEUX DES LIBERTÉS PUBLIQUES
• Thème n° 7 : Moderniser la formation des forces chargées du maintien de l’ordre
> Proposition n° 12 : Ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l’ordre aux recherches en sciences sociales
> Proposition n° 13 : Chercher à préserver et rendre incompressible le temps de recyclage des unités
> Proposition n° 14 : Densifier la formation et le recyclage des unités chargées du maintien de l’ordre
• Thème n° 8 : Favoriser l’intervention exclusive d’unités spécialisées en opération de maintien de l’ordre
> Proposition n° 15 : Réduire l’emploi des forces mobiles pour des missions périphériques de sécurité afin d’accroître leur disponibilité
> Proposition n° 16 : Créer une habilitation au maintien de l’ordre pour les unités constituées de la police et de la gendarmerie nationales, hors escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité
> Proposition n° 17 : Restreindre les dispositifs de maintien de l’ordre aux seules unités spécialisées ou habilitées du fait de leur formation
• Thème n° 9 : Recentrer l’équipement des forces chargées du maintien de l’ordre sur les besoins liés à la gestion des foules
> Proposition n° 18 : Restreindre l’usage du lanceur de balles de défense LBD 40x46 lors des opérations de maintien de l’ordre aux seules forces mobiles et aux forces dûment formées à son emploi dans le contexte particulier du maintien de l’ordre
> Proposition n° 19 : Développer de nouveaux moyens intermédiaires visant à disperser les foules
> Proposition n° 20 : Renforcer et rénover les moyens mécaniques pour pallier les diminutions d’effectifs et favoriser l’émergence de nouveaux schémas tactiques
• Thème n° 10 : Faciliter la judiciarisation des infractions commises lors ou en marge d’une manifestation
> Proposition n° 21 : Systématiser le recours à la vidéo afin de faciliter les procédures d’interpellation lors des opérations de maintien de l’ordre
> Proposition n° 22 : Développer la capacité des unités spécialisées à interpeller des groupes d’individus violents
> Proposition n° 23 : Améliorer la coordination entre les autorités judiciaires et préfectorales afin que les dispositifs de maintien de l’ordre permettent de façon plus fluide les poursuites pénales lorsque des délits sont commis
La commission d’enquête a examiné le présent rapport au cours de sa réunion du jeudi 21 mai 2015.
M. le président Noël Mamère. Nous sommes arrivés à la fin de notre commission d’enquête. À l’issue de notre dernière réunion, qui a permis un échange de vues sur les propositions de notre rapporteur, celui-ci a rédigé son rapport, qui sera soumis à votre approbation. À dix heures, nous tiendrons une conférence de presse.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Au moment où, après un semestre d’un programme particulièrement dense, il me revient de vous présenter mon rapport, je remercie chacune et chacun d’entre vous, pour la qualité qui a marqué nos échanges.
Je salue notre président, qui a su conduire nos travaux avec toute la mesure et le souci d’équilibre qu’exige cette fonction, tout en conservant sa liberté de parole et de ton. Même si nous ne partagions pas toujours la même approche – « tant s’en faut », pour reprendre l’expression qu’il emploie lui-même dans l’avant-propos du rapport –, nous avons travaillé en harmonie et en confiance, notamment pour arrêter le programme très diversifié de nos auditions.
Nous avons eu l’occasion de le vérifier tout au long de nos travaux : une commission d’enquête permet de faire émerger des constats objectifs, de mettre fin à des préjugés parfois tenaces et répandus, d’acquérir une meilleure connaissance des faits et du droit. Ce processus d’établissement d’un diagnostic objectif concourt naturellement à rapprocher les points de vue.
Nous avons tous progressé dans la connaissance de notre sujet et je ne doute pas que nous avons, les uns et les autres, adapté certaines de nos convictions pour tenir compte de ce savoir approfondi.
Voilà pourquoi je pense que notre commission d’enquête peut aboutir à un consensus très large, sur l’essentiel de ses conclusions. Cette convergence me semble possible, parce que nous pouvons – je crois – partager les trois grands constats qui étayent les préconisations que je formule.
Le premier est que l’équilibre entre liberté de manifester et ordre public n’a guère évolué en cinquante ans. Il repose sur un régime juridique libéral et un maintien de l’ordre plutôt efficace, piloté par les préfets, en s’appuyant principalement sur des forces spécialisées.
Le deuxième constat, c’est que, si l’équilibre entre les concepts de liberté et d’ordre demeure intangible, les conditions des manifestations ont en revanche beaucoup évolué. De nouvelles formes de protestation, moins respectueuses du cadre légal et de l’autorité ont émergé. De nouveaux lieux de manifestation sont investis. Toute forme de contestation est aujourd’hui davantage médiatisée. Une violence parallèle, qui n’est imputable ni aux initiateurs ni à l’immense majorité de ceux qui prennent part aux manifestations, s’est également développée.
Le troisième constat, conséquence des deux premiers, c’est qu’il n’est nul besoin de bouleverser l’équilibre français entre ordre public et liberté de manifester, mais que la France a besoin de moderniser le cadre régissant les manifestations sur la voie publique et d’adapter les modalités du maintien de l’ordre aux nouvelles expressions que recouvre désormais la liberté de manifester.
Tel est le sens du rapport que je vous présente aujourd’hui.
Dans un premier temps, je me suis attaché à décrire le régime juridique et le cadre du maintien de l’ordre, en soulignant la grande stabilité de cet ensemble.
Le régime juridique applicable aux manifestations revendicatives peut être qualifié de libéral. La liberté de manifestation est elle-même de valeur constitutionnelle, sinon dans les textes du moins dans la jurisprudence, tout comme l’objectif de maintenir l’ordre public. L’équilibre entre ces deux exigences trouve ses racines dans la Révolution française de 1789, comme en attestent les articles 10, 11 et 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Clairement favorable à la liberté d’expression conformément aux valeurs républicaines françaises, cet équilibre est consacré par un régime de déclaration préalable des manifestations. Ce régime, plus souple que celui de l’autorisation en vigueur dans d’autres pays européens, vise à amener les manifestants au dialogue, pour permettre à l’autorité civile de s’adapter et de maintenir l’ordre dans les meilleures conditions.
Les travaux de la commission d’enquête ont permis de mesurer précisément toute la portée que ce régime offre à la liberté de manifester. Ainsi, une manifestation non déclarée n’est pas pour autant interdite en elle-même, bien que son organisateur commette une infraction. En soi, une manifestation interdite ne constitue pas non plus un attroupement pouvant être dispersé, bien que sa persistance soit constitutive, là encore, d’une infraction.
La seule limite à la liberté de manifester est le trouble à l’ordre public, au motif que celui-ci empêche alors l’exercice d’autres libertés, comme la liberté de travail, de circulation ou d’expression. Le rôle de l’État n’est donc pas de restreindre les libertés, mais au contraire de les préserver en garantissant que le désordre public ne va pas « trop loin ».
Voilà pourquoi la responsabilité du maintien de l’ordre incombe à l’autorité civile, qui exerce en la matière une police administrative préventive. L’autorité civile régule l’exercice de la liberté de manifester afin de prévenir le trouble excessif à l’ordre public, mais ne peut et ne doit intervenir – le cas échéant en faisant usage de la force – que lorsque ce trouble excessif est caractérisé : la manifestation devient alors un « attroupement » au sens du code pénal.
L’intervention pour maintenir ou rétablir l’ordre doit être toujours proportionnée. Le rapport détaille les conditions de mise en œuvre de la doctrine française du maintien de l’ordre, qui découlent de ces principes de droit et n’ont pas non plus substantiellement évolué durant les dernières décennies.
Cette doctrine est mise en œuvre principalement par des unités spécialisées dans le métier du maintien de l’ordre : les forces mobiles, compagnies républicaines de sécurité (CRS) et escadrons de gendarmerie mobile (EGM). Leur organisation, leur équipement et leur formation constituent les gages d’une mise en œuvre adéquate de la doctrine spécifique de maintien de l’ordre à la française, c’est-à-dire d’une préservation aussi concomitante que possible, aussi longtemps que possible, de la liberté de manifestation et de l’ordre républicain.
Cette doctrine réglemente strictement le recours à la force à l’encontre des manifestants. Il ne peut en effet y être recouru que lorsque c’est strictement nécessaire, toujours de façon proportionnée aux troubles à l’ordre public, de manière graduée. La gradation est un élément fondamental de la doctrine qui vise à mettre à distance manifestants et force de l’ordre, afin que la sécurité des biens et surtout des personnes soit au mieux garantie. En effet, la gradation des moyens de force employés offre toujours une réversibilité à ceux qui troublent excessivement l’ordre public, afin de freiner l’escalade de la confrontation.
La doctrine française et les forces qui la mettent en œuvre ont fait preuve de leur efficacité. En dépit de l’événement dramatique qui a conduit un groupe de l’Assemblée à demander la création de cette commission, et d’autres cas avérés de manquements inacceptables, force est de constater que l’intégrité physique des manifestants, y compris des plus agressifs à l’endroit de l’État et de l’ordre républicain, a été plutôt bien préservée au cours des dernières décennies. Les interdictions de manifestation sont marginales et, comme l’ont souligné de nombreuses personnes auditionnées, de tous profils, l’immense majorité des protestations se déroule sans heurts.
Ce cadre général, qui comporte de nombreux points de force, est toutefois confronté à des évolutions importantes affectant les acteurs, les lieux et les conditions de manifestation.
Ces évolutions concernent tout d’abord les organisateurs des manifestations. Chacun d’entre nous a pu le mesurer, le temps des grands cortèges encadrés par des services d’ordre structurés est globalement révolu. De plus en plus de manifestations se déroulent sans avoir jamais été déclarées et a fortiori sans encadrement civil. Un grand nombre résulte d’échanges sur les réseaux sociaux, sans véritable organisateur responsable, ou qui pourrait être responsabilisé.
Les dernières décennies ont également vu s’affirmer un phénomène récurrent de grande violence en marge des manifestations, dont les manifestants eux-mêmes sont rarement les initiateurs – quoique certaines confusions soient parfois possibles –, et que l’on doit à des groupes d’individus autonomes, structurés pour se livrer à des troubles et des violences. Celles-ci sont parfois orientées contre les manifestants eux-mêmes, le plus souvent contre les biens publics ou privés, assez systématiquement contre les forces de l’ordre.
Ces nouveaux acteurs ont également investi de nouveaux terrains, sur lesquels le rapport apporte quelques éclairages. Tout d’abord, le fait même de manifester en zone rurale ou d’occuper physiquement un espace rural pose aux forces de l’ordre des problèmes nouveaux, d’ordre tactique ou matériel.
Il convient aussi d’évoquer les zones dites « à défendre » (ZAD). Le rapport s’efforce d’éclairer ce phénomène relativement nouveau. Comme vous sans doute, j’ai relevé avant et pendant cette commission d’enquête que ces espaces et opérations faisaient l’objet d’une certaine confusion. D’aucuns considèrent qu’une ZAD s’apparente à une forme de grande « manif » dans la nature, d’une durée exceptionnellement longue, mais comparable dans l’esprit et la finalité à ses pendants en milieu urbain. Les ZAD se heurteraient à l’intervention des forces mobiles appelées à maintenir l’ordre public par l’usage de la force, dans des conditions plus difficiles qu’en ville. Cela ne me semble pas correspondre à la réalité factuelle et juridique.
L’installation d’une ZAD sur des parcelles privées non ouvertes au public ne constitue pas en soi un trouble à l’ordre public. Il s’agit au premier chef d’un délit contre le droit de propriété, à l’instar d’un squat illégal dans un immeuble. Comme le rapport l’explique, la ZAD peut même être constitutive en elle-même d’une succession de délits. Ces infractions causent des préjudices aux propriétaires ou occupants légitimes des terrains concernés et la mission de l’État consiste essentiellement à garantir l’exécution des décisions des tribunaux rendant justice à ces propriétaires ou occupants. Il n’y a là rien de comparable avec les cortèges occupant le pavé des centres-villes.
Il n’en demeure pas moins exact que l’opposition physique, voire violente, de certains zadistes aux décisions de justice transforme, de proche en proche, sur les ZAD, les opérations de sécurité classique en opérations de rétablissement de l’ordre face à des foules hostiles. En outre, l’existence de manifestations de soutien et/ou de contre-manifestations, elles-mêmes parfois violentes, crée un risque de dégénérescence de la paix publique, qui oblige l’État à s’interposer, pour préserver la sécurité des personnes.
Dans tous ces cas, effectivement, l’État intervient sur les ZAD afin de préserver l’ordre, la justice et la paix civile, en recourant le plus souvent aux unités mobiles, dont le métier est précisément de bien proportionner l’usage de la force aux attroupements les plus violents.
À titre personnel, même dans ces cas, je demeure perplexe sur la qualification de « manifestation ». Notre droit et nos valeurs républicaines ne consacrent aucun droit à occuper illégalement la propriété d’autrui ni à s’opposer par la violence aux décisions des tribunaux, même pour protester contre un projet public et quelle que soit l’idée qu’on se fasse du bien-fondé de cette contestation.
Enfin, pour en terminer avec la deuxième partie du rapport consacrée aux évolutions des phénomènes de protestation, les manifestations contemporaines sont également différentes par les attentes qu’elles suscitent dans l’opinion publique. La médiatisation plus systématique des opérations de maintien de l’ordre a rendu l’opinion particulièrement sensible tant à la violence de certains manifestants et à la commission de délits lors des manifestations, qu’aux violences commises, le cas échéant, par les forces de l’ordre. Cette évolution a poussé, et pousse encore aujourd’hui, l’État à chercher une réponse pénale adaptée aux agissements individuels délictueux qui perturbent l’exercice de la liberté de manifester. Force est de reconnaître que cette recherche n’a pas abouti, jusqu’à présent, à des solutions satisfaisantes. Ce chantier est encore largement devant nous.
Le fil directeur des préconisations que j’ai pensé utile de formuler est l’idée que, pour mieux préserver demain la liberté de manifester, il faut davantage de gradation dans la gestion des protestations publiques.
Nous avons procédé entre nous, il y a dix jours, à un échange de vues sur ces propositions. J’ai cherché autant qu’il était possible, tout en préservant la cohérence du rapport, à intégrer dans sa version finale les fruits de nos échanges.
Le recours à la force – par des manifestants ou les forces de l’ordre – et la prohibition constituent les atteintes les plus graves à la liberté de manifester et à la liberté d’expression au sens large. Or quels sont aujourd’hui les seuls moyens concrets dont dispose un préfet confronté à une manifestation ? Prohiber en amont. Réprimer en aval. Je crois qu’il est possible de préserver l’ordre public et de protéger les personnes et les biens, en réduisant le recours à de tels moyens, qui ne doivent constituer que les derniers outils à la disposition de l’autorité publique. Le rapport s’efforce donc d’offrir davantage de solutions d’actions graduelles aux autorités civiles, afin que le compromis entre ordre républicain et libertés démocratiques soit en permanence adapté, ajusté, proportionné.
Le premier axe concerne le rôle même de l’autorité civile. La formation initiale et continue du corps préfectoral doit mieux insister sur les conditions de mise en œuvre du maintien de l’ordre. Ce point me semble faire consensus. Dans le prolongement de cette idée, il pourrait être envisagé de renforcer le dispositif préfectoral de maintien de l’ordre dans certains départements. Certaines préfectures connaissent structurellement davantage de manifestations, d’autres sont confrontées ponctuellement à une série d’événements de type ZAD. Il doit être possible, dans de telles préfectures, de garantir la présence d’une équipe préfectorale aguerrie au maintien de l’ordre. Il me semble également qu’il faut réaffirmer et préciser le rôle du préfet, en mentionnant que sa participation ou celle de représentants explicitement habilités par lui doit être continue durant l’ensemble des opérations de maintien de l’ordre.
Le deuxième axe des préconisations a trait au travail préfectoral, en amont des manifestations ou des troubles à l’ordre public : il s’agit notamment de la concertation. Ce travail a peu ou prou disparu, faute de pouvoir être fait de façon traditionnelle, à cause de l’affaiblissement temporaire du renseignement territorial au cours de la dernière décennie, en raison parfois de l’absence d’organisateurs structurés, ou du fait de l’apparition de nouvelles formes de contestation. Pourtant, il est indispensable au respect des libertés publiques comme de l’ordre républicain. C’est pourquoi il me semble qu’il faut trouver de nouvelles formes de concertation, en s’inspirant notamment de ce qui peut être observé chez certains de nos voisins : communication via des sites web, unités de médiation, etc.
L’État dispose aujourd’hui des moyens de communiquer de façon plus directe et plus moderne à destination des citoyens qui manifestent sur la voie publique : au préalable, en utilisant les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, mais aussi pendant les manifestations, en créant des unités policières de médiation ou en adaptant ses messages à notre temps, afin qu’ils soient plus clairs, plus intelligibles. Je pense, par exemple, à la formulation des sommations. Il n’est pas certain que l’expression « Obéissance à la loi » soit très claire. On peut sans doute travailler sur ce point, ce qui répond à une demande du ministre et du directeur général de la gendarmerie nationale.
Je tire aussi de nos travaux la conviction que l’État ne doit pas se priver d’un travail administratif et judiciaire de prévention des troubles les plus graves à l’ordre public. De Ben Lefetey, venu exprimer son point de vue sur le cas de Sivens aux divers commandants d’unités, en passant par le préfet de police de Paris, tous ont confirmé l’existence d’une tendance de plus en plus systématique à la violence organisée en marge des manifestations : violences contre les personnes et les biens, contre les forces de l’ordre, ou violences contre ou entre manifestants eux-mêmes. L’État doit se donner les moyens d’agir contre cette quasi-professionnalisation, itinérante en Europe, qui constitue probablement une des pires menaces contre la liberté de manifester.
Si nous acceptons que nos concitoyens ne soient plus en sécurité dès lors qu’ils manifestent, ou dès lors qu’ils sont à proximité d’une manifestation, nous risquons d’aboutir à une situation qui contraindrait la société à choisir entre liberté publique et ordre public. Il me semble que l’État peut agir préventivement et de façon contrôlée, afin que des individus isolés et connus pour leurs comportements avérés lors des mouvements de protestation ne puissent plus autant nuire à la liberté de manifester. Le Gouvernement et le Parlement devraient explorer la piste consistant à permettre au préfet d’interdire – de façon très encadrée dans le temps et l’espace, et évidemment sous le contrôle du juge – à un ou plusieurs individus déjà objectivement connus pour leur violence lors ou en marge de manifestations, de prendre part à certains événements. Une telle mesure, qui s’inscrit dans l’esprit de la peine complémentaire d’interdiction de manifester que le juge pénal peut déjà prononcer en l’état actuel de notre droit, serait de nature à aider à la préservation de la paix publique, de la liberté d’expression et de l’ordre républicain.
Le troisième et dernier axe des préconisations concerne l’action des forces de sécurité lors des opérations de maintien de l’ordre. En définitive, lorsque la manifestation commence, c’est dans leur professionnalisme que se situe la gradation de l’action publique. Telle est d’ailleurs déjà la doctrine des forces mobiles, CRS et gendarmes mobiles, dont la discipline et les équipements permettent de doser – en permanence et au plus juste – l’action régulatrice ou répressive de l’État. La France doit continuer de s’appuyer, voire s’appuyer davantage sur le point fort que constituent ces unités mobiles. Cela suppose d’adapter leurs moyens et leur doctrine d’emploi, afin que leur action demeure toujours proportionnée. Dans cette perspective, j’ai mentionné plusieurs pistes de travail :
– renforcer et moderniser la formation, déjà très complète, des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre,
– chercher à faire intervenir, en opération de maintien de l’ordre, des unités dont c’est précisément le métier, et qui ont été formées spécifiquement pour cela. Les forces mobiles, bien sûr, mais aussi les compagnies de police « mixtes » ou « d’intervention », comme celles de la préfecture de police de Paris, à qui leur formation et leur équipement pourraient valoir une habilitation à maintenir ou rétablir l’ordre. Il serait alors souhaitable de s’assurer d’une présence homogène d’au moins une ou deux unités ainsi formées ou habilitées dans chaque département, afin de permettre aux préfets de disposer d’effectifs de première urgence présentant toutes les garanties requises pour le maintien de l’ordre,
– faire confiance à la discipline collective des unités spécialisées en leur confiant un équipement adapté. Il s’agit de prévoir notamment que seules les unités constituées et habilitées au maintien de l’ordre puissent continuer d’être dotées de lanceurs de balles de défense lors de l’intervention en manifestation, à l’exclusion de toute autre unité des forces de l’ordre susceptible d’intervenir à rencontre de manifestants. Il s’agirait également de développer de nouveaux moyens intermédiaires de type collectif, comme les grenades projetant à faible hauteur des galets en caoutchouc, et de suggérer un investissement plus grand dans des équipements qui permettent de pallier les diminutions d’effectifs des unités et de renforcer leur mobilité tout en préservant leurs missions. Je pense notamment aux systèmes de camion/barrière ou de barre-ponts. On pourrait aussi revisiter la doctrine d’usage des lanceurs d’eau.
Enfin, je préconise d’envisager l’instauration d’une procédure adaptée d’interpellation, pour les cas flagrants de grandes violences durant une manifestation. Une telle procédure s’appuierait notamment sur la généralisation de la captation vidéo et sur des moyens d’accélération de l’interpellation standard : local commun de transfert, magistrat de permanence, numérisation d’un procès-verbal oral instantané. Elle permettrait aux forces spécialisées d’intervenir dans de meilleures conditions pour faire cesser les violences, sans pour autant mettre en péril leur schéma tactique d’ensemble, grâce à la rapidité de remise à disposition des personnels.
Telles sont, brossées à gros traits, les grandes lignes du rapport, que j’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir adopter, et qui sera enrichi du compte rendu de nos débats, de quelques annexes et de vos contributions.
M. Philippe Goujon. Le projet de rapport agrée au groupe UMP. Je salue l’esprit constructif qui a présidé à nos travaux, lesquels se sont déroulés dans d’excellentes conditions. Je regrette toutefois que la demande que j’avais formulée, il y a un an et demi, de créer une commission d’enquête sur les conditions d’exercice du maintien de l’ordre, n’ait pu aboutir, et qu’il ait fallu attendre le drame de Sivens pour que nous puissions nous pencher sur le sujet.
La première partie du rapport aurait gagné à préciser que l’autorité civile présente en permanence pendant les opérations ne doit pas interférer dans le commandement opérationnel, et à proposer des pistes concrètes pour assurer une meilleure traçabilité des commandements. Si la doctrine française consiste à maintenir les manifestants à distance, afin d’éviter le plus possible tout contact physique, il faut veiller à ne pas créer de vide défensif, en privant les forces de l’ordre de certains outils dont l’emploi est strictement encadré, comme les lanceurs de balles de défense (LBD). Dès lors qu’on supprime des moyens considérés comme dangereux, il faut développer de nouveaux moyens intermédiaires. Par ailleurs, l’autorité administrative gagnerait à bénéficier d’un soutien juridique renforcé.
D’autres propositions concernent les manifestants. J’avais proposé de responsabiliser les organisateurs de manifestations non déclarées, grâce à un régime de présomption d’organisation de manifestation, étayée par un faisceau d’indices, notamment l’utilisation des réseaux sociaux et l’envoi de SMS. Le procédé permettrait de formaliser leur déclaration de manifestation et de prévoir les dispositifs de secours. Cette proposition, soutenue par le procureur de la République de Paris, aurait mérité de figurer dans le rapport.
Nous approuvons l’interdiction ponctuelle de manifester sur la voie publique pour des personnes condamnées pour des faits graves commis lors de troubles. Ce régime serait assorti de garanties juridiques, à l’instar du dispositif anti-hooligans. Certains d’entre nous considèrent que, pour une meilleure efficacité, l’interdiction pourrait être complétée par une obligation de pointage au commissariat.
Face aux nouvelles formes de manifestation, qui peuvent s’apparenter à une guérilla urbaine, le rapport aurait pu retenir, comme l’avait suggéré M. Vigouroux, l’autorisation de procéder à une évacuation forcée, comme celle qui se pratique sur des campements illégaux. Compte tenu de la lenteur de la procédure judiciaire, qui peut durer deux à dix-huit mois, il serait pertinent de créer une réponse judiciaire et administrative expresse, quand des recours ont été déposés, ce qui faciliterait l’évacuation des opposants.
L’introduction dans notre droit de la notion de subversion violente, proposée par le préfet de police de Paris, permettrait d’utiliser les moyens spéciaux du renseignement à l’encontre d’éléments violents agissant en marge de la manifestation. Le rapport reprend toutefois l’idée d’un protocole d’intervention rapide, en cas d’urgence, afin de systématiser leur arrestation et leur neutralisation.
La garantie supplémentaire résultant de la systématisation de l’enregistrement des opérations et de la présence permanente d’un substitut du procureur, à l’instar de celle d’un représentant de l’autorité civile, sécuriserait davantage les démarches judiciaires.
Globalement, la réponse judiciaire gagnerait à être accélérée et harmonisée. Le Défenseur des droits a en effet relevé une inégalité de traitement judiciaire selon qu’il s’applique au donneur d’ordres – l’autorité civile – ou à l’exécutant – les forces de l’ordre –, ce qui pourrait entraîner une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
La responsabilité des organisateurs dans les dommages causés lors des manifestations peut aussi donner matière à légiférer, afin de créer un mécanisme de responsabilité civile solidaire des organisateurs. Ce mécanisme suggéré par M. Vigouroux autoriserait ceux-ci à intenter une action en réparation auprès des casseurs agissant en marge de la manifestation.
Nous développerons ces pistes dans notre contribution. Cependant, nous ne nous opposerons pas à l’adoption du rapport, conscients que la meilleure sauvegarde des libertés publiques, dont celle de manifester, réside dans l’adaptation du cadre juridique du maintien de l’ordre aux nouvelles formes de contestation et au bon déroulement des manifestations.
M. Daniel Vaillant. Au terme de notre travail, je salue l’état d’esprit constructif qui a prévalu, tout en ménageant la diversité des sensibilités, sur un sujet qui fait régulièrement l’objet de raccourcis, de commentaires partiels, voire de caricatures.
Consécutive au décès dramatique de Rémi Fraisse, le 26 octobre 2014, la création de la commission d’enquête a initié une démarche d’analyse et de réflexion sur le maintien de l’ordre, à l’initiative de M. Mamère. Le rapport de M. Popelin, sérieux, constructif et équilibré, n’appelle aucun commentaire de ma part. Les commissaires socialistes l’approuveront.
S’il est toujours nécessaire pour progresser de prendre du recul, les auditions ont permis de rappeler un élément fondamental : en France, la liberté de manifester est garantie par un régime juridique protecteur, indispensable à une démocratie digne de ce nom.
C’est d’ailleurs la première réflexion du rapport, qui concerne le cadre général du maintien de l’ordre dans notre pays. L’autorité civile doit être présente, autant que faire se peut, sans interférer avec les tâches légitimes des forces de l’ordre. Leur complémentarité est utile.
Les auditions ont mis en exergue des possibilités d’amélioration. C’est dans ce sens que s’inscrivent les vingt-trois propositions. Celles-ci plaident pour un renforcement des moyens donnés à l’autorité civile, dont elles proposent la présence permanente pendant les opérations. M. Bacquet insistera sur ce point dans sa contribution personnelle. C’est en effet un sujet qui doit être précisé.
C’est aussi sur la concertation et la communication que portent certaines propositions, comme la mise en place d’un guide d’action à destination des préfets ou d’une concertation préalable obligatoire. Dans le domaine des raves et des free parties, la procédure trouvée in fine dans la loi sur la sécurité quotidienne, que j’avais fait voter en novembre 2001, a permis de responsabiliser les organisateurs. Une autre préconisation me semble utile : il est bon qu’à Paris, les manifestations soient suivies en amont par le procureur de la République et qu’un substitut soit présent sur le terrain, afin de prévoir d’éventuelles suites juridiques.
La garantie pleine et entière du droit de manifester passe par la sécurité de chacun : manifestants, journalistes ou membres des forces de l’ordre. Si la formation de ces derniers est performante, il est proposé à juste titre de l’ouvrir, tout comme la doctrine, aux recherches en sciences sociales. Il faut aussi doter ces forces de moyens adaptés à leurs missions et à la réalité des situations auxquelles elles font face. Celles-ci étant évolutives, nous préconisons de réduire l’utilisation des forces mobiles à des missions périphériques de sécurité, afin d’accroître leur disponibilité, et de réserver l’usage du LBD aux forces dûment formées à son emploi.
Parce que le droit à l’information est primordial, et qu’il contribue à la nécessaire transparence qui concerne l’action de nos forces, le rapport suggère de faciliter le suivi des opérations de maintien de l’ordre par la presse.
Si ces propositions sont prises en compte, comme je le souhaite, elles renforceront les garanties du droit à manifester, si cher à notre tradition démocratique, tout en assurant la sécurité de chacun.
Mme Marie-George Buffet. Je remercie toutes les personnes auditionnées – militants, chercheurs, représentants des forces de l’ordre – de leur attachement à une conception démocratique et républicaine du maintien de l’ordre. Cette intelligence de lecture, qui garantit le caractère démocratique et républicain des forces de l’ordre, permet de faire évoluer les méthodes dans le sens d’une meilleure garantie des libertés publiques, dont celle de manifester, et d’une plus grande sécurité pour les différents acteurs.
Je remercie le président pour son initiative et le rapporteur pour son travail. L’enjeu de notre commission d’enquête était de moderniser le cadre du maintien de l’ordre afin que la liberté de manifester et l’ordre public se conjuguent sans heurts, dans la durée, en préservant la vie et la sécurité de chacun.
De nombreuses propositions du rapport vont dans ce sens. Toutefois, en nous obnubilant sur le cas pourtant très minoritaire des groupes violents, nous avons détourné le sens de la commission d’enquête et formulé des préconisations qui, qu’on le veuille ou non, limitent la liberté de manifester.
Je conviens que certaines propositions vont dans le bon sens : réaffirmation de la présence permanente de l’autorité civile lors des opérations de maintien de l’ordre, organisation d’un retour d’expérience de la part des manifestants, création d’unités policières dont le cœur de métier est la médiation. Souhaitons que ces dispositifs s’affermissent avec le temps, l’expérience et les progrès scientifiques qu’apportera notamment l’ouverture de la doctrine aux sciences sociales. Je salue aussi la création d’un guide d’action destiné aux préfectures et le fait que les forces mobiles, CRS et gendarmes mobiles, spécialisés dans les missions qui nous intéressent, soient soulagés de missions périphériques, qui les accaparent.
Certaines préconisations pourraient être étendues. L’une d’elles propose de réserver le maintien de l’ordre aux unités spécialement formées. À mon sens, il faut aller plus loin, et le réserver aux unités mobiles, puisque le maintien de l’ordre est le cœur de métier des CRS et des escadrons de gendarmerie mobile. Par ailleurs, si les propositions confirment la fin du recours aux Flash Ball, ce dont je me réjouis, l’utilisation des LBD demeure pendante.
Enfin, quatre propositions me semblent inutiles et inefficaces.
L’une tend à imposer une concertation préalable obligatoire, alors que le régime actuel est celui de la déclaration. Quand une manifestation se déroule de manière démocratique, la concertation se fait naturellement ; quand les groupes sont motivés par le désir de violence gratuite, je vois mal comment procéder à une concertation obligatoire, surtout si l’on ignore l’identité des organisateurs.
L’interdiction administrative de manifester ne semble pas plus convaincante. Le rapprochement avec l’interdiction de stade n’est pas pertinent. On va au stade pour se faire plaisir ; la manifestation appartient aux libertés publiques. Le stade est une enceinte privée ou publique ; la manifestation se déroule dans la rue, qui est un espace de liberté. D’ailleurs, on comprend mal comment la mesure pourrait s’appliquer.
Je suis opposée au recours systématique à la vidéo.
Enfin, le contrôle d’identité collectif ne me semble pas correspondre à l’esprit d’un maintien de l’ordre républicain.
Autant de raisons qui m’incitent à ne pas voter le rapport.
M. Philippe Folliot. Je salue à mon tour l’initiative du groupe écologiste, qui nous a permis un temps de réflexion sur un sujet essentiel. Si, dans l’avant-propos du rapport, le président est libre de juger « absurde » le projet du barrage de Sivens, nous avons aussi la liberté d’affirmer que ce projet était utile.
Le président et le rapporteur nous ont permis d’auditionner des personnes de sensibilités diverses. Je suis sensible à la qualité du rapport, très équilibré, ce qui mérite d’être souligné. La République, c’est aussi le respect, qui permet aux députés de la majorité et de l’opposition de sortir de certaines postures, pour adopter une attitude constructive.
Le rapport rappelle certains fondamentaux de notre démocratie. Le droit de manifester, auquel nous sommes tous attachés, doit être préservé. D’autre part, il faut distinguer ceux qui manifestent de manière pacifique et les groupes des casseurs ultraviolents, qui se greffent, comme des cancers, sur les manifestations.
Nous faisons nôtre l’essentiel des propositions du rapport, à commencer par la professionnalisation du maintien de l’ordre dans les préfectures les plus exposées, par le biais de la task-force préfectorale spécialisée. Nous approuvons aussi les propositions nos 2 et 3 visant à réaffirmer la nécessaire présence de l’autorité civile, ainsi que les propositions nos 4, 5 et 6. Nous soutenons aussi les propositions nos 7 et 8, plus sensibles toutefois, qui visent à instaurer l’interdiction individuelle de participer à une manifestation. Encore faut-il que ces mesures, qui resteront exceptionnelles et ne frapperont que des personnes bien connues des services de police et de sécurité, soient effectives.
Nous ne pouvons être que favorables à l’organisation d’une médiation systématique entre les forces chargées du maintien de l’ordre et le public manifestant. En revanche, l’ouverture de la formation et de la doctrine du maintien de l’ordre aux recherches en sciences sociales nous semble légèrement superfétatoire.
Nous craignons que la réduction de l’emploi des forces mobiles pour des missions périphériques de sécurité ne reste un vœu pieux, car il faut bien effectuer certains choix : l’opération Sentinelle, par exemple, bien que périphérique, est extrêmement utile.
Nous nous interrogeons sur la restriction de l’emploi des LBD, dont nul ne fait usage de manière disproportionnée. L’utilisation de la vidéo semble logique : il faut utiliser tous les moyens actuels.
Malgré les quelques réserves que j’ai formulées, mon groupe votera le rapport sans état d’âme.
M. le président Noël Mamère. Je remercie le rapporteur. Pendant six mois, nous avons essayé de mener un travail constructif, même si nous en avons tiré des conclusions différentes.
L’objet de nos travaux, entre notre demande d’ouverture d’une commission d’enquête et la fin des auditions, s’est subtilement déplacé. Du constat qu’il était possible d’être blessé ou tué lors d’une manifestation en France aujourd’hui et, partant, de la volonté d’enquêter sur les conditions du maintien de l’ordre dans un contexte de respect des libertés et de droit à manifester, nous aboutissons à un rapport qui s’interroge sur la façon d’intégrer la possibilité de manifester dans le cadre de l’ordre public. Il n’est donc plus question de garantir un droit et de comprendre comment il peut être bafoué mais, au contraire, de tenter de le circonscrire pour qu’il s’ajuste au maintien de l’ordre, dont les modalités ont, par ailleurs, déjà été modifiées. Cette inversion du prisme change pour beaucoup le sens et la raison d’être de ce travail.
Ainsi, je n’approuve pas le rapporteur lorsqu’il écrit que les formes de manifestations ont évolué au point d’aboutir à un « rejet plus franc » de l’autorité. Le chercheur Cédric Moreau de Bellaing a souligné, lors de son audition, que c’est « le niveau de tolérance au désordre global [qui] a baissé parmi le public ou chez les policiers, mais aussi chez les manifestants », tout en précisant que la preuve n’est pas apportée que les manifestations d’aujourd’hui sont plus violentes que celles d’hier. En revanche, un changement de doctrine est à l’œuvre. La violence employée par les forces de l’ordre est désormais à la mesure de celle des manifestants, ce qui ne participe pas à la désescalade.
Il en est de même des consignes d’interpellation et de la plus grande mobilité des forces de l’ordre qui, depuis 2005, ont provoqué une dislocation de l’action collective et un rapprochement physique sur le terrain, certes favorable à la judiciarisation des délits, mais néfaste à la réduction de la violence.
Le rapport a abordé la gestion des manifestations non-traditionnelles sous un angle non sociologique, mais sécuritaire. À aucun moment, le rapporteur ne se demande si la société peut et doit s’adapter à ces nouvelles formes de contestation. Sa seule préoccupation est de savoir comment aider les forces de l’ordre et la justice à contenir et judiciariser les éléments perturbateurs, qu’il appréhende d’ailleurs en groupe et non pas individuellement. C’est l’un des nombreux paradoxes de ce rapport. On maintient les lanceurs de balles de défense qui blessent un seul pour disperser l’ensemble, mais l’on souhaite mettre en place des contrôles d’identité collectifs et non plus au cas par cas, comme si les manifestants devaient être pris dans leur individualité et les fauteurs de trouble dans leur ensemble, soit l’exact inverse de la doctrine française en matière de maintien de l’ordre.
Je commenterai les propositions de notre rapporteur en suivant l’ordre dans lequel il les présente.
Que ce soit sous la forme d’une task-force ambulante ou d’une structure dédiée au sein de certaines préfectures, la professionnalisation dans les préfectures est ambiguë. Quid de la chaîne de commandement du maintien de l’ordre dans laquelle le ministre de l’intérieur est responsable juridiquement ? Quel est le rapport hiérarchique entre ce nouveau « réfèrent ordre public » et le préfet, selon qu’il serait membre du cabinet ou dépêché sur place ? Qui demanderait l’emploi d’une task-force, et qui prendrait la décision de l’envoyer ? Enfin, la définition des « préfectures les plus exposées » est trop vague. Celles-ci seraient-elles définies au préalable ou au cas par cas ? Sur quels critères ? Pour combien de temps ?
En revanche, la clarification des rôles de l’autorité exclusive du préfet et des forces mobiles, la présence permanente de l’autorité civile pendant l’ensemble des opérations de maintien de l’ordre, la mise en place d’un guide d’action à l’usage des préfets, la simplification et la meilleure compréhension des sommations à destination des manifestants sont des avancées.
La proposition n° 6 sur les rapports entre les forces de l’ordre et les journalistes rappelle des principes qui sont assez essentiels. Attention, toutefois, à ne pas faire de la non-entrave et de la proportionnalité des risques, des moyens détournés d’attenter au droit de la presse. Il serait également intéressant de mener une réflexion sur les liens entre présence de la presse et degré de violence. Il a été généralement admis au cours des auditions que la première réduisait la seconde. Si la médiatisation des manifestations augmente et que cela induit une diminution de la violence, comment peut-on arguer de l’augmentation globale du niveau de violence ?
Si l’interdiction judiciaire existe déjà, je m’oppose totalement à l’idée d’une interdiction administrative de manifester. Cette proposition doit être rapprochée de la réglementation et de la jurisprudence afférentes à l’interdiction des supporters de spectacles sportifs. Toutefois, un stade n’est pas une manifestation. Limiter l’accès à un lieu clos n’est pas limiter l’accès à une portion d’espace public, étendue et mouvante. Et le droit d’assister à un match n’est pas une liberté fondamentale, contrairement à celui de manifester. Plus spécifiquement, le terme « d’individus connus en tant que casseurs violents » me semble hasardeux et sujet à débat. Si cette interdiction devait être autorisée, elle devrait, au minimum, ne s’appliquer qu’à des individus déjà condamnés.
En outre, la mise en œuvre de ce type de mesures semble hautement improbable. Comment déterminer ab initio que telle ou telle personne pourrait participer à telle ou telle manifestation ? Autant les supporters de football peuvent être individualisés et se voir signifier une interdiction par un arrêté préfectoral, autant il semble improbable de cibler les manifestants de type violent sur l’ensemble du territoire pour tous types de manifestation. Il a été dit à plusieurs reprises au cours de notre travail que l’on compte près de treize manifestations par jour à Paris. Comment pourrait-on techniquement émettre des interdictions ponctuelles dans cette ville ?
Il existe enfin un autre risque démocratique majeur : celui de cibler certains membres d’organisations politiques et syndicales. Le rapporteur écrit que « les dispositions permettant aux procureurs de requérir des contrôles d’identité en marge des manifestations servent d’ores et déjà aujourd’hui de fondement à des formes d’interdiction de manifester ». Légiférer sur un procédé déjà pratiqué, via des biais administratifs, ne rend pas ce procédé légitime. Cela montre également que les contrôles d’identité sont détournés de leur objectif premier.
La médiation entre les forces de l’ordre et les manifestants durant la manifestation, et les retours d’expérience, inspirés des modèles européens, privilégiant le port de l’uniforme et non l’infiltration en civil, sont d’excellentes propositions.
En revanche, fixer le principe d’une concertation obligatoire implique de changer radicalement le fonctionnement du droit de manifester, qui est purement déclaratif. Il y aurait dès lors un contrôle a priori et systématique de toutes les manifestations, ce qui entraînerait une restriction disproportionnée du droit de manifester. Une concertation préalable peut certes être utile et bénéfique, mais les propos cités par le rapporteur ne justifient aucunement la nécessité de rendre cette concertation obligatoire.
Je suis extrêmement favorable à l’idée d’ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l’ordre aux sciences sociales, ainsi qu’aux propositions nos 13 et 14.
L’immobilisation de forces par définition mobiles présente une incohérence assez évidente, surtout pour des missions qui ne nécessitent pas l’usage de leurs compétences particulières. La volonté de rationaliser les effectifs est compréhensible, surtout en période de restriction budgétaire, mais il est problématique de voir des forces mobiles assurer des opérations statiques et être remplacées par des forces de sécurité publiques sur certains terrains de maintien de l’ordre. L’habilitation d’unités constituées, hors CRS et EGM, peut ainsi être envisagée, mais à plusieurs conditions, en partie évoquées par le rapporteur.
Interdire effectivement le Flash Ball dans toutes les opérations de maintien de l’ordre est une mesure consensuelle et je suis satisfait que le rapporteur l’ait reprise. Elle sera d’autant plus facile à mettre en œuvre que la mobilisation d’unités, hors EGM et CRS, sera encadrée.
En revanche, comme il l’a souligné, je suis un fervent partisan de l’interdiction des lanceurs de balles de défense dans leur ensemble et, plus généralement, de toutes les armes de quatrième catégorie, ce qui inclut les LBD 40x46 mais aussi les Tasers. C’est une position que j’ai défendue, avec mes collègues Yves Cochet et François de Rugy, en déposant une proposition de loi en ce sens, en juillet 2009. En effet, la présence d’armes sublétales comme le LBD – c’est-à-dire moins létales, mais potentiellement létales tout de même – entraîne une surutilisation par les forces de l’ordre et un risque plus élevé de blessures graves et de décès. C’est dans le cadre des manifestations que ces risques sont les plus importants, en raison des mouvements de foule, des fumigènes et de l’imprécision du tir.
À cet égard, il semble plus judicieux d’imposer que toutes les normes du maintien de l’ordre et de l’utilisation des armes résultent d’un acte réglementaire, pris en application d’une loi, afin d’éviter l’opacité des diverses circulaires et manuels d’utilisation ou de formation. À titre d’exemple, il est particulièrement difficile, dans le cas de la mort de Rémi Fraisse, de déterminer les textes applicables, certains manuels ou circulaires ayant disparu.
Le développement de nouveaux moyens intermédiaires et le renforcement de moyens mécaniques sont attendus, mais il faut là encore être vigilant. Tous deux peuvent créer plus de dangers qu’ils n’en éviteraient. Je me méfie de certains dispositifs comme les lances à eaux.
Une fois de plus, c’est la philosophie générale du maintien de l’ordre qui bouge. Les unités mixtes employées à Paris, avec des policiers en civil chargés des interpellations, sont déjà une forme dévoyée de maintien de l’ordre, qui ne peut qu’entraîner une suspicion de la part des manifestants. Il est impératif d’imposer le port de l’uniforme et les interpellations doivent viser spécifiquement les abords et les individus, et non pas des groupes. La généralisation de la vidéo porte atteinte au droit de manifester et pourrait entraîner l’identification et la constitution de fichier d’opposants politiques ou syndicaux.
Quant à la systématisation d’un local de permanence pour les contrôles collectifs d’identité, elle est contraire au principe de contrôle d’identité qui doit être individualisé et répondre à des troubles préalables. Le secret de la procédure pénale et son caractère individuel, s’opposent à la présentation groupée à un officier de police judiciaire (OPJ).
Au-delà de ces mesures limitées aux modalités du maintien de l’ordre, c’est une réflexion globale qui doit être entreprise dans notre pays sur la place des forces de l’ordre dans la société. Toute société nécessite un ordre et une autorité. Cependant, le monopole de la violence légitime qui définit l’État wébérien n’implique pas la légitimité de toute violence qu’il pourrait exercer.
Nous serons d’accord sur le fait que le rôle premier des forces de l’ordre est de protéger les citoyens, pris au sens de l’ensemble des habitants de la cité. Elles sont ainsi un service public, au service de la population. La police agit au nom du peuple et non en fonction d’entités abstraites comme la Nation – les étrangers seraient-ils exclus de facto de cette protection ? – ou la République, terme dévoyé, qui n’est ni l’apanage ni la condition de la démocratie. C’est au nom de chaque citoyen que la police agit au nom d’une conception non individualiste mais humaniste de l’ordre. En effet, la défense de l’intérêt collectif ne doit pas oublier d’inclure les individus. Il ne peut y avoir de victime collatérale acceptable dans une société qui se veut et se revendique comme démocratique.
Notre société doit entreprendre un travail collectif pour redéfinir la place du pouvoir de police et son rapport à la population. L’ordre pour l’ordre ne résout rien, c’est aussi en améliorant la justice sociale, la démocratie locale, la représentativité du peuple, que l’on réduira les situations conflictuelles, causes et conséquences des limites floues des pouvoirs accordés aux forces de l’ordre. C’est pour cette raison que les écologistes ont proposé de remettre à plat les procédures de déclaration d’utilité publique, afin d’éviter de reproduire « un vieux, très vieux monopole de représentation, des débats de convenance, des pratiques d’entente et des ententes pratiques [qui] ont engendré une confusion regrettable entre la représentation élective et un inamovible banquet de notables multi-reconduits », comme l’a écrit Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’homme.
Dans une majorité de cas, les forces de police sont blanchies dans les procédures qui les visent pour blessures graves, homicides ou non-assistance à personne en danger. Je n’ai pas à vous rappeler la décision prise récemment à Rennes. Il manque de toute évidence une réelle autorité indépendante chargée de faire la lumière sur les pratiques abusives, non conformes, illégales, commises par certains représentants des forces de l’ordre. La question du statut des gendarmes qui dépendent du ministre de l’intérieur mais n’ont pas le droit de se syndiquer et sont jugés par des cours militaires, se pose également.
Heureusement, les fautes policières ne sont pas la norme. Ceux qui les commettent sont aussi minoritaires que les fauteurs de trouble en manifestation. Ils ne sont qu’un arbre qui cache la forêt du respect des procédures, mais ils ternissent l’ensemble de leur profession et leur impunité laisse un goût amer à une grande partie de la population, qui se sent confrontée à un terrible sentiment de deux poids-deux mesures.
Le rapporteur écrit, en préambule, que l’opinion publique aurait des « attentes [...] en matière de maintien de l’ordre et de judiciarisation des délits ». Mais qui est donc cette opinion publique unanime et uniforme, capable de s’exprimer d’une seule et claire voix ? Ce n’est probablement pas la France de Nassuir, de Quentin et Joachim, de Rémi ou de Zyed et Bouna, celle qui subit les contrôles d’identité quotidiens ou qui a la « bêtise » de mourir pour ses idées, pour citer le mot prononcé en octobre 2014 par un président de conseil général, qui aurait mieux fait de se taire.
Pour toutes ces raisons, je n’approuverai pas le rapport de M. Popelin.
M. Jean-Paul Bacquet. Comme mes collègues, j’exprime mon profond respect pour le président et le rapporteur qui ont mené cette commission d’enquête. Je rappelle toutefois avant le vote que l’intervention du président n’engage que lui.
M. le président Noël Mamère. Elle engage aussi le groupe que je représente.
M. Jean-Paul Bacquet. J’enverrai une contribution. Auparavant je voudrais poser quelques questions. Le rapport tend à faire de la gendarmerie l’intervenant exclusif outre-mer, où 18,5% des effectifs de gendarmerie sont installés en permanence. Peut-on institutionnaliser cette situation, qui risque de poser un problème opérationnel ? Ce n’est pas parce qu’elle correspond à une habitude qu’elle doit devenir une règle.
D’autre part, si la ville dépend généralement de la police, et les zones rurales de la gendarmerie, ce n’est pas une obligation en matière de maintien de l’ordre. Sur ce point, il faut nuancer la rédaction du rapport.
Enfin, celui-ci insiste sur la nécessité de renforcer la formation de la gendarmerie et de la police. Sommes-nous en mesure de compenser l’indisponibilité opérationnelle des forces pendant leur temps de formation, qui se compte non en jours mais en mois ?
M. le rapporteur. Le passage sur l’outre-mer figure dans la partie du rapport qui établit un constat et non dans une recommandation. Il ne s’agit donc pas d’un jugement personnel. Par ailleurs, il n’y a pas de confusion ni d’ambiguïté sur le rôle de la police et de la gendarmerie en milieu rural et en zone urbaine. Je vous invite à relire le rapport : « En outre, l’instruction ministérielle portant doctrine d’emploi des forces mobiles de la police et de la gendarmerie nationale prévoit un principe de fongibilité des compétences territoriales entre CRS et EGM. Si la gendarmerie a naturellement tendance à se déployer en milieu rural et outre-mer et les CRS en zones urbaines, chaque force peut être employée dans des missions de maintien de l’ordre public indifféremment dans les deux zones de compétence (police et gendarmerie). »
M. Guillaume Larrivé. Nos travaux ont été d’une excellente tenue, et je partage le point de vue de M. Goujon, qui a approuvé le rapport. Cependant, notre groupe exprime son profond désaccord à l’égard des propos du président.
M. le président Noël Mamère. Cela ne me surprend pas ; je dois même avouer que cela me rassure.
M. Guillaume Larrivé. Nous ne pouvons accepter, monsieur le président, que vous mettiez en cause certaines institutions de la République, comme vous le faites quand vous vous interrogez sur la déontologie des forces de l’ordre ou le contrôle qu’elles exercent.
Vous avez fait allusion de manière rapide et extrêmement polémique au jugement rendu récemment à Rennes par l’autorité judiciaire dans une affaire bien triste qui a heurté nombre de personnes, il y a dix ans, à Clichy-sous-Bois. Il n’y a pas lieu de remettre en cause, à l’Assemblée nationale, l’indépendance de l’autorité judiciaire et l’autorité de la chose jugée.
Si nous sommes républicains, soyons-le pleinement. Un jugement peut déplaire ou interroger la conscience de tel ou tel, mais notre devoir de député est de ne pas mettre en cause l’autorité de la chose jugée, l’indépendance de l’autorité judiciaire et les instruments de contrôle de l’État de droit.
M. le président Noël Mamère. Je me méfie comme de la peste des directeurs de conscience. Je ne suis pas là pour juger du bien ou du mal. Comme vous, je suis représentant d’une part de la souveraineté nationale, représentant du peuple, et je suis là pour construire l’État de droit.
Pour ce faire, il faut légiférer non dans l’émotion et la précipitation, mais dans le débat et la confrontation. La commission d’enquête a duré six mois. J’ai le droit républicain et démocratique d’exprimer des réserves sur les pratiques de certaines institutions que je respecte. Je n’ai pas à être à genoux devant elles ni, au motif que ce sont des institutions, à renoncer à toute critique.
Quelle que soit notre famille politique, nous sommes ici pour améliorer le fonctionnement des institutions et pour les contrôler. Peut-être serons-nous d’accord pour voter des lois qui nous permettront de contrôler mieux et plus souvent l’action de l’exécutif. En la matière, notre pays pourrait s’inspirer des autres démocraties de l’Union européenne. Les institutions que je critique fonctionneraient mieux si elles respectaient davantage les citoyens.
Mes propos ne sentent pas le soufre. Ils sont guidés par la volonté démocratique et politique d’améliorer l’État de droit et de respecter l’ordre républicain. Il n’y a pas, dans cette salle, de révolutionnaire qui veuille abattre la pyramide républicaine. Nous avons le droit – et nous l’exercerons aussi longtemps que nous aurons un souffle politique – de formuler des critiques et d’apporter des contributions.
La proposition de nous doter d’une autorité indépendante n’émane pas seulement du président farfelu d’une commission d’enquête parlementaire. Elle est reprise par des associations de magistrats ou de policiers, qui souffrent de voir le contrôleur se confondre avec le contrôlé.
La Commission d’enquête adopte le rapport.
M. le président Noël Mamère. En application de l’alinéa 3 de l’article 144-2 du règlement de l’Assemblée nationale, la réunion en comité secret de l’Assemblée nationale peut être demandée pendant cinq jours francs à compter de l’annonce au Journal officiel du dépôt du rapport d’une commission d’enquête, afin de se prononcer le cas échéant sur la publication du rapport. C’est la raison pour laquelle celui-ci doit rester confidentiel jusqu’à la fin de ce délai, soit jusqu’au mercredi 27 mai 2015 inclus.
Contribution de M. Noël MAMÈRE, Président de la commission d’enquête et député Écologiste
Comme je le précisais dans mon avant-propos, malgré la grande qualité des débats et la pertinence d’un certain nombre de points et propositions du rapport, je suis loin de partager l’ensemble des préconisations de notre Rapporteur.
L’objet de nos travaux, entre notre demande d’ouverture d’une commission d’enquête et la fin des auditions, s’est subtilement déplacé. Du constat qu’il était possible d’être blessé ou tué lors d’une manifestation en France aujourd’hui et, partant, de la volonté d’enquêter sur les conditions du maintien de l’ordre dans un contexte de respect des libertés et du droit de manifester, nous aboutissons à un rapport qui s’interroge sur la façon d’intégrer la possibilité de manifester dans le cadre de l’ordre public. Il n’est donc plus question de garantir un droit et de comprendre comment il peut être bafoué mais, au contraire, de tenter de le circonscrire pour qu’il s’ajuste au maintien de l’ordre, dont les modalités ont, par ailleurs, déjà été modifiées. Et cette inversion du prisme change pour beaucoup le sens et la raison d’être de ce travail.
Ainsi, je n’approuve pas le Rapporteur lorsqu’il écrit que les formes de manifestations ont évolué au point d’aboutir à un « rejet plus franc » de l’autorité. Le chercheur Cédric Moreau de Bellaing a souligné, lors de son audition, que c’est « le niveau de tolérance au désordre global [qui] a baissé parmi le public ou chez les policiers, mais aussi chez les manifestants », tout en précisant que la preuve n’est pas apportée que les manifestations d’aujourd’hui sont plus violentes que celles d’hier. En revanche, le changement de doctrine progressif des forces de maintien de l’ordre est radical, puisqu’elles doivent aujourd’hui « caler le degré de force qu’[elles] engagent sur le niveau de violence des manifestants » au lieu de réduire la violence à sa portion congrue, afin de « contraindre [les manifestants] à s’ajuster au niveau de violence des forces de l’ordre ». Ainsi des consignes d’interpellation et de la plus grande mobilité des forces de l’ordre qui, depuis 2005, ont provoqué une dislocation de l’action collective et un rapprochement physique sur le terrain, certes favorable à la judiciarisation des délits, mais néfaste à la réduction de la violence.
Le rapport n’a pas abordé la gestion des manifestations non-traditionnelles sous un angle sociologique, mais sécuritaire. À aucun moment notre Rapporteur ne se demande si la société peut et doit s’adapter à ces nouvelles formes de contestation ; sa seule préoccupation est de savoir comment aider les forces de l’ordre et la justice à contenir et judiciariser les éléments perturbateurs, qu’il appréhende d’ailleurs en groupe et non pas individuellement. C’est l’un des nombreux paradoxes de ce rapport. On maintient les lanceurs de balles de défense qui blessent un seul pour disperser l’ensemble, mais l’on souhaite mettre en place des contrôles d’identité collectifs et non plus au cas par cas. Comme si les manifestants devaient être pris dans leur individualité et les fauteurs de trouble dans leur ensemble, soit l’exact inverse de la doctrine française du maintien de l’ordre.
Concernant les propositions de notre Rapporteur, je les commenterai en reprenant la numérotation avec laquelle elles sont référencées en fin de rapport.
Thème 1 :
Le renforcement des compétences en matière de maintien de l’ordre dans certaines préfectures particulièrement exposées (proposition n°1) peut sembler à première vue, ne pas être une mauvaise idée. Il s’agit cependant d’être attentif, car la notion de professionnalisation est ambiguë. Que ce soit sous la forme d’une task force ambulante ou d’une structure dédiée au sein de certaines préfectures, plusieurs questions se posent : cela pourrait-il perturber la chaîne de commandement du maintien de l’ordre dans laquelle le ministre de l’Intérieur est responsable juridiquement ? Comment serait défini le rapport hiérarchique entre ce nouveau « référent ordre public » et le préfet, selon qu’il serait membre du cabinet ou dépêché sur place ? Dans le cas d’une task force, qui la demanderait et qui prendrait la décision de l’envoyer sur place ? Enfin, la définition de « préfectures les plus exposées » est trop vague. Seraient-elles définies au préalable ou au cas par cas ? Sur quels critères, pour combien de temps ? Une telle proposition remet en cause le principe d’égalité. Pour l’ensemble de ces raisons, je ne peux l’approuver.
Thème 2 et 3 :
En revanche, la clarification des rôles de l’autorité exclusive du préfet et des forces mobiles (proposition n°2) et la présence permanente de l’autorité civile pendant l’ensemble des opérations de maintien de l’ordre (proposition n°3) me semblent tout à fait pertinentes. Tout comme les propositions n° 4 et n°5 qui concernent la mise en place d’un guide d’action à l’usage des préfets, la simplification et la meilleure compréhension des sommations à destination des manifestants. Ces deux avancées, relativement aisées à mettre en place, peuvent permettre de fluidifier la gestion des troubles et de s’assurer d’un plus grand respect des procédures et protocoles en vigueur.
Thème 4 :
La proposition n°6 sur les rapports entre les forces de l’ordre et les journalistes rappelle des principes qui sont assez essentiels. Attention, toutefois, à ne pas faire de la « non-entrave » et de la « proportionnalité des risques » des moyens détournés d’attenter au droit de la presse. Il serait également intéressant de mener une réflexion sur les liens entre présence de la presse et degré de violence. Il a été généralement admis au cours des auditions que la première réduisait la seconde. Cependant, je ne peux que m’interroger sur le raisonnement dans son ensemble. Si la médiatisation des manifestations augmente – ce qu’a évoqué Cédric Moreau de Bellaing et qui justifie que l’on fasse un rappel de principes fondamentaux – et que cela induit une diminution de la violence, comment peut-on, dans le même temps, arguer de l’augmentation globale de ce même niveau de violence ? Enfin, l’évocation de « montages grossiers caricaturant l’action des forces de l’ordre à Sivens » produit par « des organes de communication ‘officielle’ et monopolistique de la ZAD » est assez cocasse quand on sait à quel point les images produites a posteriori par la gendarmerie ont été reprises, avec parfois les mêmes limites concernant leur subjectivité.
Thème 5 :
Si l’interdiction judiciaire (proposition n°7) existe déjà, je m’oppose totalement à l’idée d’une interdiction administrative de manifester (proposition n°8). Cette proposition doit être rapprochée de la réglementation et de la jurisprudence afférentes à l’interdiction des supporters de spectacles sportifs et, notamment, la jurisprudence du Conseil d’État qui a annulé le fichier des supporters ainsi que la loi du 23 janvier 2006 qui a autorisé les interdictions individuelles pour les manifestations sportives. Or, un stade n’est pas une manifestation. Limiter l’accès à un lieu clos n’est pas limiter l’accès à une portion d’espace public, étendue et mouvante. Et le droit d’assister à un match n’est pas une liberté fondamentale, contrairement à celui de manifester. Plus spécifiquement, le terme « d’individus connus en tant que casseurs violents » me semble hasardeux et sujet à débat. Si cette interdiction devait être autorisée, elle devrait, au minimum, ne s’appliquer qu’à des individus déjà condamnés. En outre, la mise en œuvre de ce type de mesures semble hautement improbable. Comment déterminer ab initio que telle ou telle personne pourrait participer à telle ou telle manifestation ? Autant les supporters de football peuvent être individualisés et se voir signifier une interdiction par un arrêté préfectoral, autant il semble improbable de cibler les manifestants de type violent sur l’ensemble du territoire pour tous les types de manifestation. Il a été dit à plusieurs reprises au cours de notre travail que l’on compte près de 13 manifestations par jour à Paris, comment pourrait-on techniquement émettre des interdictions ponctuelles dans cette ville ? Il existe, enfin un autre risque démocratique majeur, celui de cibler certains membres d’organisations politiques et syndicales.
Le Rapporteur écrit que « les dispositions permettant aux procureurs de requérir des contrôles d’identité en marge des manifestations servent d’ores et déjà aujourd’hui de fondement à des formes d’interdiction de manifester ». Or légiférer sur un procédé déjà pratiqué, via des biais administratifs, ne rend pas ce procédé légitime. Cela montre également que les contrôles d’identité sont détournés de leur objectif premier.
Thème 6 :
La médiation entre les forces de l’ordre et les manifestants durant la manifestation (proposition n°10) et les retours d’expérience (proposition n°11), inspirés des modèles britannique, allemand ou suédois, privilégiant le port de l’uniforme et non l’infiltration en civil, sont d’excellentes propositions. Je ne reprendrai pas ici l’argumentaire du Rapporteur avec lequel je suis parfaitement en accord sur ces points.
En revanche, fixer le principe d’une concertation obligatoire (proposition n°9) implique de changer radicalement le fonctionnement du droit de manifester, qui est purement déclaratif. Il y aurait dès lors un contrôle a priori et systématique de toutes les manifestations, ce qui entraînerait une restriction manifestement disproportionnée du droit de manifester. Une concertation préalable peut, certes, être utile et bénéfique, mais les propos cités par le Rapporteur ne justifient aucunement la nécessite de rendre cette concertation obligatoire. Ni Pierre Tartakowsky, président de la LDH, dont la démonstration par l’absurde prouve le scepticisme, ni Ben Lefetey qui regrette de n’avoir jamais réussi à être entendu par la préfecture du Tarn, ne la réclame. Quant à Albéric Dumont, de La Manif pour tous, il souligne l’importance de la concertation, mais ne considère pas son organisation responsable des troubles qui ont émaillé certains de ses rassemblements. On se heurte également à la problématique du choix des organisateurs dans le cadre de manifestations initiées par plusieurs organisations.
Thème 7 :
Je suis extrêmement favorable à la proposition n°12 d’ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l’ordre aux sciences sociales, ainsi qu’à celles concernant le temps de recyclage des unités et leur formation, demandées par un certain nombre de représentants auditionnés (propositions n°13 et 14).
Thème 8 :
Les propositions n°15, 16 et 17 vont dans le bon sens. L’immobilisation de forces, par définition mobiles, présente en effet une incohérence assez évidente, surtout pour des missions qui ne nécessitent pas l’usage de leurs compétences particulières. La volonté de rationaliser les effectifs est compréhensible, surtout en période de restriction budgétaire, mais il est problématique de voir des forces mobiles assurer des opérations statiques et être remplacées par des forces de sécurité publique sur certains terrains de maintien de l’ordre. L’habilitation d’unités constituées, hors CRS et EGM, peut ainsi être envisagée, mais à plusieurs conditions, en partie évoquées par le Rapporteur :
- que cela n’empêche pas la mise en œuvre de la proposition n°15. Ce n’est pas parce que plus d’unités sont habilitées qu’il faut continuer à confier des missions aux forces mobiles hors de leur champ de compétence ;
- que le nombre d’unités soit restreint et correctement réparti sur le territoire ;
- que leur usage ne se fasse qu’en cas d’indisponibilité d’unités de forces mobiles ;
- qu’elles soient formées dans les infrastructures d’entraînement des EGM et CRS, dans le cadre d’un protocole stricte, exigeant et précis ;
- qu’elles ne soient dotées que de matériel en usage en maintien de l’ordre ;
- qu’il ne soit désormais plus possible qu’une unité non-habilitée soit amenée à mener une opération de maintien de l’ordre.
Thème 9 :
Interdire effectivement le Flash-Ball (proposition n°18) dans toutes les opérations de maintien de l’ordre est une mesure consensuelle et je suis satisfait qu’elle ait été reprise par le Rapporteur. C’est une disposition qui sera d’autant plus facile à mettre en œuvre que la mobilisation d’unités, hors EGM et CRS, sera encadrée.
En revanche, comme il l’a souligné, je suis un fervent partisan de l’interdiction des lanceurs de balles de défense dans leur ensemble et, plus généralement, de toutes les armes de 4ème catégorie, ce qui inclut les LBD 40x46 mais aussi les Tasers. C’est une position que j’ai défendue bien avant l’ouverture de cette commission d’enquête, avec mes collègues Yves Cochet et François de Rugy, en déposant une proposition de loi en ce sens, en juillet 2009 (n°1875).
En effet, même si j’entends l’argument développé suite à la condamnation de la Turquie par la CEDH, la présence d’armes sublétales comme le LBD – moins létales, mais potentiellement létales tout de même – entraîne une surutilisation par les forces de l’ordre et un risque plus élevé de blessures graves et de décès. C’est dans le cadre des manifestations que ces risques sont les plus importants, en raison des mouvements de foule, des fumigènes et de l’imprécision.
À cet égard, il semble plus judicieux d’imposer que toutes les normes du maintien de l’ordre et de l’utilisation des armes résultent d’un acte règlementaire, pris en application d’une loi, afin d’éviter l’opacité des diverses circulaires et manuels d’utilisation ou de formation. À titre d’exemple, il est particulièrement difficile dans la mort de Rémi Fraisse de déterminer les textes applicables, certains manuels ou circulaires ayant disparu.
Concernant les propositions n°19 et n°20, ce sont plus des pistes que de réelles préconisations, il est donc difficile de les commenter. Mais elles répondent toutes les deux à des demandes entendues lors des auditions, de la part des forces de l’ordre mais aussi de certains représentants de la société civile. Il s’agira toutefois d’être vigilant, afin que ne soient pas mis en service des dispositifs plus dangereux ou moins précis.
Thème 10 :
Une fois de plus, c’est la philosophie générale du maintien de l’ordre qui bouge, les unités mixtes employées à Paris, avec des policiers en civil chargés des interpellations, sont déjà une forme dévoyée de maintien de l’ordre, qui ne peut qu’entraîner une suspicion de la part des manifestants. Il est impératif d’imposer le port de l’uniforme quelle que soit la vocation des forces en présence (maintien de l’ordre ou interpellation). Et ces interpellations doivent viser spécifiquement les abords et les individus et non pas des groupes (proposition n°22).
S’agissant de la généralisation de la vidéo (proposition n°21), elle porte atteinte au droit de manifester et pourrait entraîner l’identification et la constitution de fichiers d’opposants politiques ou syndicaux.
Quant à la systématisation d’un local de permanence pour les contrôles collectifs d’identité (proposition n°23), elle est contraire au principe de contrôle d’identité qui doit être individualisé et doit répondre à des troubles préalables. Le secret de la procédure pénale et son caractère individuel, s’opposent à la présentation groupée à un OPJ (proposition n°23).
Au-delà de ces mesures limitées aux modalités du maintien de l’ordre, c’est une réflexion globale qui doit être entreprise dans notre pays sur la place des forces de l’ordre dans la société.
Toute société nécessite un ordre et une autorité. Cependant, le monopole de la violence légitime qui définit l’État wébérien n’implique pas la légitimité de toute violence qu’il pourrait exercer.
Nous serons d’accord sur le fait que le rôle premier des forces de l’ordre est de protéger les citoyens, pris au sens de l’ensemble des habitants de la cité. Elles sont ainsi un service public, ‘‘au service de’’ la population. La police agit au nom du peuple et non en fonction d’entités abstraites comme la Nation – les étrangers seraient alors exclus, de facto, de cette protection ? – ou la République – terme dévoyé, qui n’est ni l’apanage ni la condition de la démocratie. C’est au nom de chaque citoyen que la police agit. Ce n’est pas une conception individualiste mais humaniste de l’ordre. En effet, cette défense de l’intérêt collectif ne doit pas oublier d’inclure les individus. Il ne peut y avoir de victime collatérale acceptable dans une société qui se veut et se revendique démocratique.
Notre société doit entreprendre un travail collectif pour redéfinir la place du pouvoir de police et son rapport à la population. L’ordre pour l’ordre ne résout rien, c’est aussi en améliorant la justice sociale, la démocratie locale, la représentativité du peuple, que l’on réduira les situations conflictuelles, causes et conséquences des limites floues des pouvoirs accordés aux forces de l’ordre. C’est pour cette raison que les écologistes ont proposé de remettre à plat les procédures de déclaration d’utilité publique, afin d’éviter de reproduire « un vieux, très vieux monopole de représentation, des débats de convenance, des pratiques d’entente et des ententes pratiques [qui] ont engendré une confusion regrettable entre la représentation élective et un inamovible banquet de notables multi-reconduits », comme l’a écrit Pierre Tartakowsky (Hommes & Libertés n°168, décembre 2014).
Dans une majorité des cas, les forces de police sont blanchies dans les procédures qui les visent pour blessures graves, homicides ou non-assistance à personne en danger. Il manque de toute évidence une réelle autorité indépendante chargée de faire la lumière sur les pratiques abusives, non-conformes, voire clairement illégales, commises par certains représentants des forces de l’ordre. La question du statut des gendarmes qui dépendent du ministre de l’Intérieur mais qui n’ont pas le droit de se syndiquer et sont jugés par des cours militaires se pose également. Bien sûr, les fautes policières ne sont, heureusement, pas la norme. Ceux qui les commettent sont aussi minoritaires que le sont les fauteurs de trouble en manifestation, ils ne sont qu’un arbre qui cache la forêt du respect des procédures, mais ils ternissent l’ensemble de leur profession et leur impunité laisse un goût amer à une grande partie de la population, qui se sent confrontée à un terrible sentiment de deux poids-deux mesures. M. le Rapporteur écrit en préambule de ses propositions que l’opinion publique aurait des « attentes […] en matière de maintien de l’ordre et de judiciarisation des délits ». Mais qui est donc cette opinion publique unanime et uniforme, capable de s’exprimer d’une seule et claire voix ? Ce n’est probablement pas la France de Nassuir, de Quentin et Joachim, de Rémi ou de Zyed et Bouna. Celle qui subit les contrôles d’identité quotidiens ou qui a la « bêtise » de mourir pour ses idées, comme disait un président de conseil général en octobre 2014.
Contribution de MM. Philippe GOUJON, Secrétaire, Guillaume LARRIVÉ, Vice-Président, et Olivier MARLEIX et les membres UMP de la commission d’enquête
En préambule, Philippe GOUJON, Guillaume LARRIVÉ et Olivier MARLEIX, respectivement Secrétaire, Vice-Président et les membres UMP de la commission d’enquête, tiennent à rendre hommage au dévouement et au professionnalisme des forces de l’ordre qui assurent une mission essentielle à la vie démocratique de notre pays, en permettant aux citoyens d’exercer leur droit d’expression par la voie de manifestations se déroulant dans le respect de l’ordre public.
Ils regrettent cependant qu’il ait fallu attendre une demande du groupe Écologiste pour que la majorité accepte de créer une commission d’enquête sur ce sujet, alors qu’il y a un an et demi seulement, elle avait profondément dénaturé par voie d’amendement, provoquant ainsi son abandon, les contours de celle que le groupe UMP, par la voix de son rapporteur Philippe GOUJON, avait réclamé en usant de son « droit de tirage » pour faire toute la lumière sur la gestion de la sécurité lors des rassemblements de personnes à Paris, notamment lors des « manifs pour tous » ou des débordements du Trocadéro.
Partageant pour l’essentiel les propositions du Rapporteur, Pascal POPELIN ainsi que l’état des lieux qu’il dresse du cadre juridique du maintien de l’ordre en France, ils souhaitent, par la présente contribution, avancer d’autres pistes de réflexion complémentaires qui auraient mérité de figurer dans ce rapport.
En ce qui concerne les propositions relatives au cœur de métier des forces de l’ordre, à savoir le maintien de l’ordre sur le terrain, les membres UMP souscrivent aux propositions d’améliorer la lisibilité de la chaîne de commandement en clarifiant les rôles respectifs du Préfet et des forces mobiles, ainsi que d’assurer la présence permanente de l’autorité civile ou son représentant pendant les opérations de maintien de l’ordre, sans qu’elle n’interfère dans le commandement opérationnel, et non uniquement, comme c’est le cas à l’heure actuelle, au moment d’engager la force.
Ils regrettent que le Rapporteur n’ait pas retenu la proposition du général Cavallier d’améliorer, au risque de rester dans l’ambiguïté et l’opacité dans laquelle évolue à l’heure actuelle le représentant de l’État, la traçabilité des commandements et directives préfectorales par leur matérialisation, sans pour autant revenir à l’ancien système de la réquisition – trop rigide.
Ils soulignent que, si la restriction de l’utilisation des LDB a été demandée par les représentants des manifestants, leur emploi est soumis à un protocole strict et strictement réservé aux fonctionnaires individuellement agréés. À ce titre, il aurait été pertinent que le rapport propose plutôt l’allongement des durées d’agrément, étant donné les difficultés tenant au report des temps de formation, induisant souvent la perte du renouvellement de l’agrément.
En matière de formation, il serait également pertinent de revitaliser la dominante maintien de l’ordre/défense dans le corps des officiers, afin de compenser la contraction actuelle du vivier des experts du maintien de l’ordre au profit de la sécurité publique et de la police judiciaire, permettant ainsi de les projeter en tant que de besoin sur les opérations sensibles sur tout le territoire, si nécessaire avec un état-major réduit, solution préférable à la sédentarisation des effectifs spécialisés dans les préfectures sensibles.
La complémentarité gendarmerie mobile/CRS doit également être préservée par le maintien de temps de formation, de contenu des entraînements et d’équipements adaptés à ces exigences opérationnelles.
Ils soulignent le risque de priver les forces de l’ordre de certaines techniques leur permettant de tenir les manifestants à distance, conformément à la doctrine française du maintien de l’ordre, si cela n’est pas compensé par de nouveaux moyens intermédiaires et équipements lourds, comme les canons à eau, sur l’exemple allemand, ou le développement des nouvelles technologies comme les dispositifs sonores, électro-magnétiques et optiques.
L’autorisation d’interception des SMS échangés entre les organisateurs et les manifestants permettrait également d’anticiper les mouvements de foule ainsi que d’incriminer les casseurs, comme l’a proposé le Ministre de l’Intérieur Bernard CAZENEUVE.
Aussi proposent-ils que toute modification des instruments du maintien de l’ordre soit impérativement accompagnée d’une solution alternative, afin de ne pas créer de situation de « vide défensif », source d’insécurité pour les forces de l’ordre, victimes d’atteintes physiques en augmentation : l’an dernier, 387 gendarmes mobiles et CRS ont été blessés en France (contre 338 en 2013, 175 en 2012). À Paris, 232 membres des forces de l’ordre ont été blessés durant la même période (contre 203 en 2013 et 68 en 2012).
La nécessité du renouvellement du parc de blindés de la gendarmerie, aujourd’hui obsolète, ne peut être éludée, les forces de l’ordre étant en sous-capacité à l’heure actuelle pour assurer le maintien de l’ordre en situation de troubles insurrectionnels.
Si les difficultés liées à la réforme des renseignements généraux ainsi que les carences budgétaires mentionnées dans le bilan des moyens des forces de maintien de l’ordre ne font pas débat, les membres UMP tiennent cependant à préciser qu’elles ne peuvent être attribuées exclusivement à la précédente majorité, alors que le Ministre de l’Intérieur, avait procédé au recrutement de plus de 13 000 policiers et gendarmes en 2002, a fortiori moins de deux ans avant la fin du présent quinquennat et dans un contexte de recrutement de dizaines de milliers de fonctionnaires dans d’autres secteurs, sans même évoquer la régime des 35 heures qui a supprimé de fait l’équivalent de 8 000 policiers.
À l’heure actuelle, une situation de rupture capacitaire prévaut, alors même que les opérations de maintien de l’ordre nécessitent des moyens importants dès lors qu’une crise éclate ; aussi, faute d’un renforcement des effectifs dits spécialisés, le rapport aurait-il pu préconiser de maintenir, en le clarifiant, l’engagement de moyens non spécialisés comme les PSIG notamment pour les actions de deuxième échelon de type bouclage, sécurité des arrières.
Par ailleurs, le Rapporteur ayant indiqué que le contexte budgétaire ne permettait pas d’engager de nouveaux recrutements dans les forces de maintien de l’ordre, les membres UMP craignent que sa proposition de restreindre l’affectation des unités non spécialisées à cette activité ne conduise à une embolie des forces spécialisées, les privant du temps de formation requis pour maîtriser certains équipements ou obtenir les agréments nécessaires à l’utilisation de techniques ou équipements spécifiques, en les soumettant à une trop forte cadence, susceptible d’accroître le stress situationnel et la fatigue des unités mobilisées dans cette mission particulièrement délicate. L’exemple d’une dizaine d’unités CRS se déclarant en arrêt maladie pour exprimer leur « mal-être » en raison de l’exceptionnelle mobilisation consécutive au relèvement du plan Vigipirate au niveau « alerte attentats », en témoigne.
Enfin, ils rappellent la demande récurrente des syndicats de police et des gendarmes de voir amélioré leur régime de protection fonctionnelle, qui a déjà fait l’objet, depuis 2012, de deux propositions de loi UMP rejetées par le Gouvernement.
En ce qui concerne les propositions relatives aux manifestants, les membres UMP de la commission d’enquête partagent le constat dressé par le Rapporteur concernant l’affaiblissement des moyens de régulation de l’État face à la recomposition des acteurs principaux des manifestations – multitude de nouveaux organisateurs isolés au lieu d’acteurs institutionnels identifiés, comme les syndicats – et l’émergence de nouveaux phénomènes de contestation : organisation de manifestations par les réseaux sociaux, ZAD, occupation de nouveaux terrains de contestation sociale notamment en espaces ouverts et multiples.
Ils approuvent le principe de faciliter les contacts préalables à la manifestation entre les autorités et les manifestants, afin d’organiser au mieux le parcours, comme l’a suggéré le Directeur général de la Police nationale, ainsi que d’assurer la permanence de ces échanges durant la manifestation par des unités policières de médiation et de généraliser les retours d’expérience. Cependant, il serait préférable de qualifier ces unités d’ « unités forces de l’ordre-médiation » (UFOM) plutôt que d’unités policières, afin de pouvoir utiliser ce dispositif en zone gendarmerie.
Ils sont favorables à une rénovation des canaux de communication permettant aux forces de maintien de l’ordre d’adresser leurs consignes aux manifestants, les auditions ayant révélé que leur compréhension laissait à désirer. À ce titre, le rapport mentionne opportunément, outre l’emploi de signaux lumineux de transmission de ces consignes, leur diffusion par SMS aux manifestants, proposition avancée par le Directeur général de la gendarmerie nationale.
Ils regrettent que le rapport se soit limité à dresser le constat d’une tendance à l’organisation de manifestations non déclarées, notamment par le biais des réseaux sociaux, sans en tirer de conséquences juridiques.
Lors des auditions, Philippe GOUJON, auteur d’une proposition de loi encadrant l’organisation de rassemblements sur la voie publique au moyen de réseaux de communications électroniques, avait suggéré de responsabiliser les organisateurs par l’instauration d’un régime de présomption d’organisation de manifestation étayée par un faisceau d’indices (échanges électroniques, Facebook, SMS), permettant à l’autorité civile de les contacter en vue de formaliser leur déclaration de manifestation auprès d’elle, et notamment de mettre en place les services de secours qui doivent obligatoirement être présents à proximité des cortèges.
Cette proposition, fortement soutenue par le Procureur de la République de Paris, aurait dû figurer dans le présent rapport.
Bien que reconnaissant l’absence de sanctions pour les manifestations non déclarées, la souplesse et la capacité d’adaptation dont l’autorité civile fait preuve afin de garantir le droit de manifestation, le présent rapport aurait dû instaurer un dispositif incitant à effectuer cette déclaration, sur le modèle d’une déclaration préalable obligatoire, comme l’a suggéré Olivier MARLEIX.
Ils souscrivent à la proposition-phare consistant à compléter le dispositif portant peine complémentaire d’interdiction ponctuelle de manifester sur la voie publique en cas de condamnation pour des faits graves commis lors de troubles à l’ordre public, à l’instar du dispositif contre les hooligans lors des matches de football.
Si le renforcement des contrôles d’identité ciblés pour ouvrir les possibilités d’interdiction de participer à un cortège est indispensable pour donner toute sa portée à cette mesure, une obligation de pointage en commissariat à l’encontre des fauteurs de troubles identifiés comme tels durant le temps de la manifestation, inspirée du modèle de lutte contre le hooliganisme, aurait pu utilement compléter cette proposition.
Face aux nouvelles formes s’apparentant parfois à la guérilla, et regrettant que le rapport n’ait pas retenu une approche par scénario alors que la commission a bien identifié l’émergence de situations nouvelles relevant du rétablissement de l’ordre, les Députés UMP soutiennent la proposition de Christian VIGOUROUX, Président de la section de l’intérieur du Conseil d’État, d’améliorer les dispositifs juridiques permettant l'évacuation forcée, sur le modèle des campements illégaux (loi de 2000 modifiée en 2005).
Par ailleurs, un accompagnement juridique renforcé de l’autorité administrative commanditaire du maintien de l’ordre serait pertinent, les « ZADistes » disposant notamment de « legal team ».
Une procédure de réponse judiciaire et administrative express quand des recours sont déposés permettrait de faciliter l’évacuation de terrains occupés illégalement tant que les recours ne sont pas épuisés, ce qui prend aujourd’hui entre 2 et 18 mois…
En ce qui concerne la judiciarisation des manifestations et la réponse pénale
Les Députés UMP de la commission d’enquête souhaitent nuancer l’idée avancée par le Rapporteur selon laquelle la médiatisation affaiblirait la tolérance à l’égard des violences déployées par certains manifestants, rappelant que la violence physique est par définition inacceptable dans une société civilisée, d’autant plus lorsqu’elle prend en otage un mode d’expression normalement pacifique en démocratie tel que la manifestation ; l’augmentation du nombre de blessés parmi les forces de l’ordre témoigne de la réalité de ce phénomène.
Ils regrettent à cet égard que le rapport ne préconise pas d’introduire la notion de « subversion violente » dans notre droit, qui permettrait d’utiliser les moyens spéciaux du renseignement à l’encontre des éléments violents agissant en marge des manifestations, comme l’a préconisé le Préfet de Police, Bernard BOUCAULT, lors de son audition.
Cette violence s’exerce aussi bien à l’encontre des forces de l’ordre que des manifestants eux-mêmes ou des journalistes, qui réclament, comme l’ont indiqué leurs représentants, une protection par les forces de l’ordre en cas de dérapage d’éléments extérieurs ou de manifestants, dans un contexte d’affaiblissement des services d’ordre mis en place par les manifestants.
À ce titre, regrettant ce qui peut apparaître comme une certaine passivité des forces de l’ordre à l’égard des casseurs durant une manifestation, bien que ce principe de non-intervention découle directement de la doctrine de maintien à distance et n’empêche pas que des poursuites judiciaires soient menées post-manifestation contre ces délinquants, ils adhèrent à l’idée d’un protocole d’intervention rapide en cas d’urgence, permettant de systématiser l’arrestation et la neutralisation des éléments violents, proposé par le Rapporteur via la création d’un régime de flagrance du trouble à l’ordre public.
Ils regrettent toutefois que la présence permanente d’un substitut du procureur de la République durant la manifestation, à l’instar de l’autorité civile, n’ait pas été retenue, afin de sécuriser les démarches judiciaires contre les fauteurs de troubles et éléments violents, ainsi que, le cas échéant, des membres des forces de l’ordre.
De façon générale, la réponse judiciaire gagnerait à être accélérée dans ce domaine, comme le préconise d’ailleurs le préfet Christian LAMBERT, afin de ne pas laisser impunis des comportements qui non seulement sont délictueux mais, parce qu’ils ont cours dans le cadre de l’exercice du droit d’expression citoyen qu’est la manifestation, portent atteinte à la « démocratie de rue » qui fait l’originalité du modèle français.
Madame Françoise MATHE, présidente de la commission « libertés publiques et droits de l’homme » du conseil national des barreaux, rejoint ce constat, parlant d’ « enkystement lié à la durée de la procédure administrative ».
La complexification croissante des procédures judiciaires, notamment en termes de délais et de procédure, justifierait cette permanence du substitut du procureur, qui serait à même de piloter et d’optimiser les démarches engagées par les officiers de police judiciaire sur le terrain.
Le nombre d’arrestations effectuées pour flagrance du trouble à l’ordre public et le taux de réponse judiciaire de ces arrestations devraient figurer au rang des indicateurs budgétaires annuels...
Une garantie supplémentaire résultera de la systématisation de l’enregistrement vidéo des opérations de maintien de l’ordre, comme indiqué par le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur, qui permettra par ailleurs de poursuivre les fauteurs de troubles à la fin de la manifestation, tout en constituant également un élément de preuve dans toute procédure visant les comportements des forces de l’ordre, sécurisant ainsi leur intervention.
À cet égard, alors que les procédures à l’encontre des fonctionnaires membres des forces de l’ordre sont courantes, le Défenseur des droits a relevé que les sanctions à l’encontre de l’autorité civile étaient quasiment inexistantes, confirmant l’existence d’une inégalité de traitement judiciaire selon qu’il s’applique au donneur d’ordre ou à l’exécutant, risquant d’amener la condamnation de la France sur ce fondement par la Cour européenne des Droits de l’Homme.
La question de la responsabilité des organisateurs à l’égard des dommages causés par les manifestations donnerait également matière à légiférer, en vue de créer un mécanisme de responsabilité civile solidaire des organisateurs, comme l’a suggéré lors de son audition Monsieur Christian VIGOUROUX, citant l’exemple des dommages importants et pourtant prévisibles causés par une distribution de billets de banque sur la voie publique à des fins publicitaires, dont les organisateurs n’eurent pas à répondre. Une telle responsabilité civile solidaire permettrait également aux organisateurs d’intenter une action en réparation auprès des casseurs agissant en marge de la manifestation.
Conclusion
Sous réserve des remarques évoquées ci-dessus et des propositions alternatives qu’ils auraient souhaité voir formulées dans ce rapport, les Députés UMP ne s’opposeront pas à son adoption, conscients que la meilleure protection des libertés publiques, dont la liberté de manifester, réside dans un cadre juridique du maintien de l’ordre adapté aux nouvelles formes de contestation et au bon déroulement des manifestations.
Observations de Mme Marie-George BUFFET, Secrétaire de la commission d’enquête et députée du groupe de la Gauche démocrate et républicaine
Je tiens tout d'abord à remercier les personnes auditionnées par notre commission, leurs apports, remarques et points de vue ont considérablement enrichi ce rapport. Je tiens à souligner tout particulièrement l’attachement de chacun des intervenants, militants, chercheurs et représentants des forces de l'ordre, à une conception démocratique et républicaine du maintien de l'ordre. C'est cette intelligence de lecture de chacun qui est le garant du caractère républicain et démocratique de nos forces de l'ordre, et c'est cette intelligence qui permet de faire évoluer nos méthodes de maintien de l'ordre vers toujours plus de garanties pour les libertés publiques et de sécurité pour les différents acteurs.
Il convient de remercier M. le Président et M. le Rapporteur pour leur travail. Comme l'introduction le souligne, l'enjeu de cette commission d'enquête était de « contribuer à moderniser le cadre du maintien de l'ordre pour permettre que la liberté de manifester et l'ordre public se conjuguent sans heurt dans la durée, en préservant la vie et la sécurité de chacun. »
Au terme de cette commission, de nombreuses propositions vont en ce sens et méritent d'être soulignées. Par contre, d'autres sont extrêmement préoccupantes, en particulier dans le glissement de l'objet de notre commission : nous sommes passés de la volonté d'assurer le respect des libertés individuelles et du droit de manifester au comment manifester dans le cadre de l'ordre public. En se focalisant trop sur les nouvelles formes de mobilisations – dont les Zones à Défendre- nos travaux ont opéré ce glissement alors même que ces questions sont un aspect minoritaire de ce qui nous préoccupe.
Certaines préconisations de ce rapport vont quand même dans le sens originel de notre commission, il faut les souligner pour leur permettre de garantir toujours plus les droits à la mobilisation, à la revendication tels que les portent notre République dans ses fondements mêmes. Ainsi, la réaffirmation de l'autorité civile et la volonté de sa présence permanente pendant les opérations de maintien de l'ordre va en ce sens. De même que l'organisation du retour d'expérience de la part des manifestants, la création d'unités policières dont le cœur de métier est la médiation et la clarification des modalités de sommation à destination de ces mêmes manifestants.
Ces mesures sont à même d'éviter au maximum les confrontations et d'assurer sécurité et respect des droits de chacun. On ne peut qu'espérer que ces mesures iront en progressant avec le temps, l'expérience et les avancées scientifiques promises par ce rapport avec l'ouverture de l'étude des modalités de maintien de l'ordre aux sciences sociales. C'est avec l'étude scientifique, universitaire, citoyenne et impartiale du maintien de l'ordre que l'avenir de cette mission de service publique sera de plus en plus pacifié et équitable.
Concernant l'organisation et l'application du maintien de l'ordre, plusieurs éléments sont également des pistes intéressantes. On peut citer la création d'un guide d'action à destination des préfectures afin qu'elles puissent mieux appréhender ces opérations, la libération des forces mobiles – CRS et gendarmes mobiles, spécialisées dans les missions qui intéressent cette commission – des missions périphériques qui accaparent bien trop leur action.
Je pense que nous pouvons même étendre ces préconisations. L'une d'entre elles nous propose de restreindre le maintien de l'ordre aux unités spécialement formées et reconnues sur cette question. Nous devrions affirmer que les missions de maintien de l'ordre devraient être réservées aux unités mobiles. Ce sont la raison d'être et le cœur de métier des CRS et des EGM (Escadrons de Gendarmes Mobiles). Elles disposent de décennies d'expérience sur ces questions, et ce dans des opérations d'intensité variable. Elles ont fait la preuve – encore pendant l'audition de leurs commandants pendant la tenue de notre commission – de leur compétence en la matière, en particulier en la conjuguant avec le respect des libertés publiques et de l'esprit républicain.
Avant de proposer l'habilitation d'autres unités au maintien de l'ordre, libérons nos forces mobiles des missions statiques et de sécurité publique qui ne sont pas leur cœur de métier.
Dans le même esprit, il faut souligner la confirmation du retrait du flashball des missions de maintien de l'ordre mais la question du Lanceur de Balle de Défense 40 millimètres (LBD 40) se pose. Le rapport préconise de limiter son usage aux forces mobiles lors de ces missions. De part leur spécialisation, ces unités sont les plus à même d'en faire un usage adapté – dans un cadre strict de déploiement. Mais je pense qu'il faut ambitionner le retrait de ces armes des missions de maintien de l'ordre. Le LBD 40 – « arme à létalité atténuée » – est un outil d'exception dans les situations qui nous intéressent, car inadapté à la doctrine d'intervention, comme l'ont confirmé nos auditions. On ne peut traiter la foule en un bloc unique, qu'il faut protéger, en ayant la possibilité de viser individuellement un citoyen qui la compose.
C'est en développant la formation des unités mobiles, en les libérant des missions annexes, en les utilisant sur leur mission exclusive et originelle de maintien de l'ordre, tout en assurant la primauté de l'autorité civile, l'évolution de nos connaissances des nécessités républicaines et démocratiques, la prise en compte des expériences des manifestants que nous pouvons porter cette ambition: le retrait de ces armes qui ont déjà blessé – parfois gravement – des citoyens.
Ainsi, ce n'est pas en renforçant les moyens mécaniques pour « pallier les diminutions d'effectifs » que nous garantirons les droits des manifestants. Des fonctionnaires de police ou des militaires de la gendarmerie en nombre suffisant pour pleinement assurer les organisations tactiques actuelles, régulièrement formés et recyclés, déployés dans des conditions de repos suffisantes et sous l'autorité civile seront toujours plus efficaces et républicains dans leur action que des « moyens mécaniques ».
Je le disais précédemment, certaines préconisations sont particulièrement préoccupantes, je ne peux qu'y être opposée. Tout d'abord, le principe de concertation obligatoire. Ici encore s'opère un glissement, aujourd'hui les manifestations n'ont qu'à être préalablement déclarées, imposer la concertation, c'est imposer un contrôle systématique a priori de toutes les manifestations. C'est une transformation lourde de sens du droit de manifester ! Aujourd'hui, les organisateurs qui déclarent s'engagent quasi-systématiquement dans des procédés de concertation afin d'assurer à tous les meilleurs conditions dans et autour de la mobilisation. Pourquoi donc imposer une mesure qui porte en elle une telle transformation du droit à manifester ? De plus, que dire de certaines mobilisations spontanées, je pense ici à des mobilisations lycéennes telles que nous en avons connues les années précédentes ou encore à certaines mobilisations professionnelles en réaction à des annonces de plans sociaux, qui ne sont pas déposées de par leur spontanéité mais qui ne nuisent pour autant en aucun cas à l'ordre public ? Quelle concertation préalable et obligatoire est-il possible avec ces mouvements qui sont la plupart du temps pacifiques et ne dérangent en rien l'ordre public ?
De même, les modalités d'action contre le hooliganisme ont été transposées aux manifestations dans certaines recommandations de ce rapport. Je pense ici en particulier aux interdictions administratives de manifester. On peut interdire à quelqu'un de rentrer dans un stade, d'assister à une représentation sportive. Mais on ne peut interdire à quelqu'un d'exercer son droit fondamental à la manifestation, d'autant plus si elle se déroule sur la voie publique. C'est non seulement une limitation du principe de libre circulation mais c'est également une mesure inapplicable. On ne peut décréter administrativement qu'un citoyen ne peut participer à une action collective sur la voie publique.
Dans le même esprit, je m'oppose au recours systématique à la vidéo. On ne peut préconiser que chaque manifestant puisse être filmé par les forces de l'ordre, enregistré et potentiellement fiché pour sa simple participation à une manifestation.
Il en va de même pour la mise en place systématique d'un local de permanence pour les contrôles collectifs. La présentation groupée de manifestants à un Officier de Police Judiciaire va à l'encontre des modalités de contrôle d'identité telles qu'en dispose la Loi. Cette mesure présente de graves travers qui vont à l'encontre du droit à manifester.
C'est pour ces raisons que, tout en soulignant la qualité de nos travaux, je ne peux souscrire à certaines de ces propositions et que j'ai donc voté contre le rapport de cette mission.
Contribution de M. Philippe FOLLIOT, Vice-président de la commission d’enquête et député du groupe Union des démocrates et indépendants
Représentant le Groupe UDI, je tiens tout d’abord à saluer le travail réalisé dans le cadre de cette commission d’enquête. Sans esprit partisan, je me réjouis qu’à l’initiative du groupe Écolo, une concertation que nous avons voulue sereine ait été effectuée par notre Assemblée, afin que nous puissions engager une réflexion de fond sur les missions de maintien de l’ordre, qui doivent être réalisées dans les meilleures conditions possibles.
Très attachés aux valeurs humanistes de notre pays, nous tenons à réaffirmer que le droit à manifester, fondement de notre démocratie, doit être préservé. Pour autant, « la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres », et ce principe vaut en particulier pour le droit de manifester.
Dans un État de droit, le point de vue de manifestants qui ne représentent qu’eux-mêmes et celui d’élus au suffrage universel qui représentent leurs concitoyens ne doivent pas être placés sur un pied d’égalité. En effet, il est inacceptable que des militants puissent interrompre et bloquer des projets élaborés, décidés et votés par de larges majorités d’élus locaux, départementaux et régionaux.
Le droit des minorités à s’exprimer ne saurait remplacer celui des majorités à décider. Et en aucun cas, des minorités ne devraient pouvoir, utilisant comme un prétexte leur droit à s’exprimer et à manifester, recourir à la violence.
L’équilibre trouvé par la commission d’enquête, entre le droit fondamental à manifester et le maintien de l’ordre républicain, me parait satisfaisant et c’est pourquoi je soutiens ce rapport.
Sur les 23 propositions formulées, 15 reçoivent mon soutien :
ê Proposition n°1 : Créer soit une task force préfectorale spécialisée dans le maintien de l’ordre et mobile rapidement, soit des professionnels du maintien de l’ordre dans les préfectures les plus exposées ;
ê Proposition n°2 : Clarifier les rôles respectifs de l’autorité exclusive du préfet et des forces mobiles ;
ê Proposition n°3 : Assurer la présence permanente de l’autorité civile pendant les opérations de maintien de l’ordre et non pas seulement pour engager la force ;
ê Proposition n°4 : Créer un guide d’action à usage des préfets et le communiquer aussi largement que possible ;
ê Proposition n°5 : Simplifier et rendre plus compréhensible les sommations et la communication à destination des manifestants ;
ê Proposition n°6 : Faciliter le suivi par la presse des opérations de maintien de l’ordre ;
ê Proposition n°9 : Fixer le principe d’une concertation préalable obligatoire ;
ê Proposition n°10 : Créer de nouvelles unités policières de médiation, intégrées dans les manifestations et dispositifs de maintien de l’ordre ;
ê Proposition n°11 : Organiser un accueil et un retour d’expérience de la part des manifestants à l’issue des opérations de maintien de l’ordre ;
ê Proposition n°13 : Chercher à préserver et rendre incompressible le temps de recyclage des unités ;
ê Proposition n°14 : Densifier la formation et le recyclage des unités chargées du maintien de l’ordre ;
ê Proposition n°16 : Créer une habilitation au maintien de l’ordre pour les unités constituées de la police et de la gendarmerie nationale, hors EGM et CRS ;
ê Proposition n°21 : Systématiser le recours à la vidéo afin de faciliter les procédures d’interpellation lors des opérations de maintien de l’ordre ;
ê Proposition n°22 : Développer la capacité des unités spécialisées à interpeller des groupes d’individus violents ;
ê Proposition n°23 : Améliorer la coordination entre les autorités judiciaires et préfectorales afin que les dispositifs de maintien de l’ordre permettent de façon plus fluide les poursuites pénales lorsque des délits sont commis.
Pour autant, certaines questions peuvent être soulevées :
Comment pourront être mises en œuvre les propositions n°7 et n°8 ? La mise en œuvre de mesures de police administrative portant interdiction individuelle de participer à une manifestation, d’une part, et la possibilité de prononcer une peine complémentaire d’interdiction ponctuelle de manifester sur la voie publique en cas de condamnation pour des violences commises lors de troubles à l’ordre public, d’autre part, sont des mesures nécessaires. Toutefois, afin qu’elles soient réellement effectives, il est essentiel qu’un mécanisme de contrôles d’identité ciblés soit prévu.
ê La proposition n°15, qui consiste à réduire l’emploi des forces mobiles pour des missions périphériques de sécurité afin d’accroitre leur disponibilité, doit être étudiée par exemple à la lumière de l’opération Sentinelle. Je crains que cette proposition ne demeure un vœu pieu, sachant que des forces mobiles de gendarmes et de CRS sont y actuellement très mobilisées.
ê Il en est de même de la proposition n°17 (restreindre les dispositifs de maintien de l’ordre aux seules unités spécialisées ou habilitées du fait de leur formation). Une telle mesure serait bien évidemment souhaitable, mais nécessité faisant loi, ce sont souvent les premières unités arrivant sur place, et en particulier dans le cas de manifestations spontanées, qui doivent parer au plus pressé.
ê Concernant la proposition n°18 (restreindre l’usage du LBD lors des opérations de maintien de l’ordre aux seules forces mobiles et aux forces dûment formées à son emploi dans le contexte particulier du maintien de l’ordre), le cadre actuel me parait satisfaisant. Je regrette cependant l’absence d’étude d’impact préalable sur les conséquences, à terme, de la décision d’interdire les grenades offensives. Je tiens également à souligner que l’interdiction d’une technique devrait être compensée par des moyens alternatifs mis à la disposition des forces de l’ordre, alors même que ces dernières sont la cible d’individus ou de groupes « armés » ou tout au moins utilisant des armes ou engins à tendance de plus en plus létale ;
ê En outre, dans le contexte actuel de tension budgétaire, des doutes sont permis concernant les propositions n°19 et n°20. En effet, le développement de nouveaux moyens intermédiaires visant à disperser les foules, d’une part, et le renforcement et la rénovation des moyens mécaniques pour pallier les diminutions d’effectifs et favoriser l’émergence de nouveaux schémas tactiques, d’autre part, nécessiteront des moyens budgétaires ;
ê La proposition n°12, qui préconise d’ouvrir la formation et la doctrine du maintien de l’ordre aux recherches en sciences sociales, est à mon sens superfétatoire.
D’autre part, je tiens à souligner la nouvelle menace que constitue l’apparition de casseurs, ultra-violents, en marge des manifestations. Ces derniers, qui souhaitent être confondus avec les manifestants, s’inscrivent dans une logique exclusivement violente. Ils constituent une menace évidente pour l’ordre public, et des mesures spécifiques devraient être prises à leur endroit.
Nous constatons également l’apparition de nouveaux troubles à l’ordre public ruraux et pérennes, nommés « ZAD ». Même lorsqu’ils sont situés sur des propriétés privées, les attroupements, par les débordements connexes engendrés, peuvent être assimilés à une forme de trouble de l’ordre public.
Enfin, nous avons tous conscience que confrontés à l’hostilité des manifestants, confrontés à la violence des casseurs, la mission des forces de l’ordre s’avère bien souvent particulièrement délicate. Rappelons que les organisateurs de ces manifestations, le plus souvent de bonne foi, sont aussi victimes de ces casseurs. La République ne serait tolérer de tels comportements.
C’est pourquoi je souhaite ici rendre hommage aux forces de l’ordre et saluer leur action, essentielle au service de la protection des personnes et des biens.
Contribution de M. Jean-Paul BACQUET, membre de la commission d’enquête et député du groupe Socialiste, républicain et citoyen
1/ Le projet de rapport est équilibré et modéré. Il évite ainsi deux écueils, n'étant ni accusateur, ni irréaliste.
Il doit être noté que sur les 23 propositions formulées, la majorité est partagée par le directeur général de la gendarmerie nationale qui a lui-même émis des propositions analogues.
2/ Toutefois, à la lecture du projet de rapport, il apparaît que 3 points doivent être approfondis :
a. L'encadrement du recours à des unités non spécialisées
Le rapport propose la création d'une habilitation des unités non spécialisées qui pourraient être engagées au maintien de l'ordre.
Cette mesure pose deux difficultés :
le choix des unités, la gendarmerie ne disposant pas de l'équivalent des compagnies d'intervention ;
un risque de dérive dans sa mise en œuvre, qui pourrait aboutir à l'inverse de l'effet recherché, en favorisant le recours par le préfet à des unités non spécialisées qui seraient implantées dans son département et donc employables sans avoir besoin de solliciter l'autorisation de la zone ou du ministère (cf. Affaire des paillotes corses).
b. Le renforcement de la judiciarisation des opérations
Le rapport semble proposer que les unités spécialisées puissent à la fois procéder aux opérations et gérer le volet judiciaire des interpellations, en évoquant même la possibilité de faire des commandants de peloton des OPJ.
Une telle mesure serait source de confusion et ne pourrait que conduire à dégrader l'efficacité des dispositifs de maintien de l'ordre, sans pour autant faciliter le traitement judiciaire des interpellations.
Il apparaît indispensable de ne pas créer de confusion entre autorité judiciaire et forces de l'ordre.
c. L'emploi des armes de force intermédiaire
Le Rapporteur propose une mesure de compromis consistant à encadrer le recours aux LBD, en proscrivant par ailleurs toute possibilité d'emploi au flashball.
Or, les intervenants auditionnés ont insisté sur la nécessité de maintenir la possibilité d'emploi des LBD au sein des escadrons, ces armes permettant la mise en place de la réponse graduée.
Il pourrait alors être proposé de substituer à cette mesure l'interdiction d'emploi des flashball au maintien de l'ordre. Ces armes sont celles qui sont mises en cause dans les différents cas de blessure évoquées lors des auditions
3/ Enfin, et sur un plan plus rédactionnel, deux points peuvent être améliorés :
La phrase « si la gendarmerie a naturellement tendance à se déployer en milieu rural et outremer et les CRS en zone urbaine » apparaît tendancieuse. En effet, la formulation semble laisser entendre que chaque force choisit ses zones d'intervention alors que l'engagement des forces mobiles relève de la décision des autorités préfectorales ou ministérielles. Celles-ci peuvent indistinctement être engagées sur toute partie du territoire nationale, qu'elle soit en zone urbaine, rurale ou outremer.
De la même façon, et à la même page, la phrase « la spécificité du maintien de l'ordre outremer : le monopole de la gendarmerie mobile » apparaît également trop définitive. S'il s'agit, aujourd'hui, d'un engagement exclusif de la gendarmerie mobile, sur décision de l'autorité gouvernementale, cet état de fait ne constitue en rien un monopole ou une « chasse gardée ». La situation actuelle ne veut pas dire que demain, en fonction des décisions de l'autorité gouvernementale et/ou des circonstances, cette répartition ne soit pas amenée à évoluer.
– Audition, ouverte à la presse, de MM. Patrice BERGOUGNOUX et Dominique BUR, préfets honoraires (jeudi 15 janvier 2015) 187
– Audition, ouverte à la presse, du général Bertrand CAVALLIER (2e section), ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie (Saint-Astier, Dordogne) (jeudi 15 janvier 2015). 195
– Audition, ouverte à la presse, de M. Cédric MOREAU DE BELLAING, maître de conférences à l’École normale supérieure (jeudi 22 janvier 2015) 206
– Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas ANDRIEU, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur (jeudi 22 janvier 2015) 215
- Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe DELOIRE, directeur général de Reporters sans frontières France (jeudi 29 janvier 2015) 222
- Audition, ouverte à la presse, de M. Ben LEFETEY, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet (jeudi 29 janvier 2015) 231
Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard CAZENEUVE, ministre de l’Intérieur (mardi 3 février 2015) 242
- Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard BOUCAULT, préfet de police de Paris (jeudi 5 février 2015) 260
- Audition, ouverte à la presse, du général Denis FAVIER, directeur général de la gendarmerie nationale (jeudi 12 février 2015) 279
- Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc FALCONE, directeur général de la police nationale, et de M. Philippe KLAYMAN, préfet, directeur central des compagnies républicaines de sécurité (jeudi 12 février 2015) 293
- Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre TARTAKOWSKY, président de la Ligue des droits de l’Homme (jeudi 19 février 2015) 304
- Audition, ouverte à la presse, de Mme Françoise MATHE, présidente de la commission « Libertés publiques et droits de l’homme » du Conseil national des barreaux (jeudi 19 février 2015) 317
-Audition, ouverte à la presse, de MM. Bernard COTTAZ-CORDIER, porte-parole de l’Association départementale des élus communistes et républicains (ADECR)-Les Alternatifs du Tarn-Europe Écologie-Les Verts- NPA-PCF-Parti de Gauche, et Patrick ROSSIGNOL, maire de Saint-Amancet (Tarn) (jeudi 25 février 2015) 324
- Table ronde, ouverte à la presse, réunissant cinq commandants (Mohammed BELGACIMI, Christian GOMEZ, Roland GUILLOU, Éric LE MABEC, et René-Jacques LE MOËL) de compagnies républicaines de sécurité (CRS) étant intervenus à Notre-Dame-des-Landes (jeudi 5 mars 2015) 332
- Table ronde, ouverte à la presse, réunissant cinq commandants (Mélisande DURIER, Stéphane FAUVELET, Emmanuel GERBER, Bernard HERCHY et Aymeric LENOBLE) de groupements de gendarmerie mobile étant intervenus à Notre-Dame-des-Landes (jeudi 5 mars 2015) 342
- Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Baptiste EYRAUD, porte-parole du Droit au logement (jeudi 19 mars 2015) 351
- Audition, ouverte à la presse, de Mme Nathalie TORSELLI et de MM. Quentin TORSELLI, Christian TIDJANI, Joachim GATTI, Pierre DOUILLARD et Florent CASTINEIRA, représentants de l’Assemblée des blessés, des familles et des collectifs contre les violences policières, et du Docteur Stéphanie LEVEQUE (jeudi 19 mars 2015) 359
- Audition, ouverte à la presse, de M. Fabien JOBARD, directeur de recherches au CNRS, actuellement en poste au Centre de recherches Marc Bloch à Berlin (jeudi 19 mars 2015) 373
-Audition, ouverte à la presse, de M. Christian LAMBERT, préfet hors classe (jeudi 26 mars 2015) 383
- Audition, ouverte à la presse, de M. François MOLINS, procureur de la République de Paris (jeudi 26 mars 2015) 392
- Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, des représentants des syndicats des officiers de police et des commissaires de police et des représentants de l’association GEND XXI (jeudi 2 avril 2015) 402
- Audition, sous forme de table ronde, ouverte à la presse, des représentants des syndicats de gradés et gardiens (jeudi 2 avril 2015) 414
- Audition de M. Jérôme LÉONNET, inspecteur général des services actifs, directeur central adjoint chargé du renseignement, chef du service central du renseignement territorial (jeudi 2 avril 2015) 426
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Ludivine DUTHEIL De La ROCHÈRE, présidente de « la manif pour tous » et de M. Albéric DUMONT, coordinateur général (jeudi 16 avril 2015) 431
– Audition, ouverte à la presse, de M. Christian VIGOUROUX, président de la section de l’intérieur du Conseil d’État (jeudi 16 avril 2015) 445
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jacques TOUBON, Défenseur des droits (jeudi 16 avril 2015) 455
Audition, ouverte à la presse, de MM. Patrice BERGOUGNOUX et Dominique BUR,
préfets honoraires
Compte rendu de l’audition du Jeudi 15 janvier 2015
M. le président Noël Mamère. Je vous remercie, messieurs les préfets, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête créée à la suite des opérations qui se sont produites sur le théâtre de Sivens. Une information judiciaire ayant été ouverte, nous ne nous intéresserons pas aux décisions prises par la chaîne de commandement. Nous cherchons à savoir, de manière plus générale, de quelle manière le maintien de l’ordre peut être mieux assuré, soit en amont, par la préparation et le dialogue avec les organisateurs des manifestations, soit sur le terrain, pendant le déroulement des opérations. Nous nous demanderons également s’il existe, dans ce domaine, une spécificité française et comment le maintien de l’ordre est assuré dans les autres pays européens.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
(MM. Patrice Bergougnoux et Dominique Bur prêtent serment.)
M. Patrice Bergougnoux, préfet honoraire. L’objet du maintien de l’ordre républicain est de permettre l’expression des libertés publiques, dont celle de manifester, dans les meilleures conditions de sécurité pour les personnes et les biens.
La force publique a pour mission de faciliter et de permettre l’exercice de ce droit. Elle le fait sous l’autorité du préfet de police à Paris, du préfet de police dans les Bouches-du-Rhône et du préfet de département sur le reste du territoire. L’article 11 du décret 2004-374 du 29 avril 2004 confie en effet au préfet de département la charge de l’ordre public et de la sécurité de la population.
La force publique se compose de formations civiles : les compagnies républicaines de sécurité (CRS), les compagnies d’intervention ou sections d’intervention, les compagnies de sécurisation, les unités de voie publique et les unités mobiles d’intervention et de protection dans les grandes agglomérations. Elle comporte aussi des unités militaires, comme la gendarmerie départementale et la garde républicaine, les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et, dans certaines circonstances, les forces armées de troisième catégorie (FA3). Les CRS et les EGM constituent l’essentiel du dispositif de maintien de l’ordre.
Ces formations sont parfaitement professionnalisées, entraînées et formées. Leur savoir-faire est reconnu de tous. Cependant, leur potentiel opérationnel se trouve dégradé du fait de la réduction massive de leurs effectifs intervenue en 2009 et 2010. Quinze escadrons de gendarmerie mobile ont été supprimés, soit environ 2 000 hommes. Le même effectif a été supprimé dans les CRS, à nombre d’unités constant. Cette situation fragilise les unités, qui comportent désormais soixante fonctionnaires, alors qu’elles en réunissaient une centaine il y a quinze ans.
La règle d’or en matière de maintien de l’ordre est que la force doit se manifester sans s’exercer. Ce n’est que dans l’hypothèse de troubles graves à l’ordre public qu’il en sera fait usage, ce qui peut entraîner le recours à certaines armes en dotation dans les unités de maintien de l’ordre.
Le recours à des opérations de maintien ou de rétablissement de l’ordre public se justifie en cas de trouble à l’ordre public lors d’un attroupement. Il s’agit de prévenir les troubles pour ne pas avoir à les réprimer et, si cela s’avère nécessaire, de disperser les individus présents. En maintien de l’ordre, le recours à la force n’est donc pas systématique. D’ailleurs, dans un premier temps, les responsables de la force publique invitent les manifestants à se disperser par le biais d’une annonce : « Obéissance à la loi, dispersez-vous ».
En cas de persistance du trouble, il est possible de recourir à l’usage de la force de manière « absolument nécessaire » et « proportionnée », conditions mentionnées à l’article R211-13 du code de la sécurité intérieure.
L’emploi de la force est conditionné à une gradation des moyens et des matériels qui peut se décliner en trois phases.
La première prévoit l’usage de la force dite « simple », par opposition à la force résultant de l’usage d’armes à feu. Les moyens et les procédés à utiliser relèvent de l’appréciation du commandant de la force publique engagé sur les lieux ou du chef d’escadron engagé dans l’opération, au sein d’une gamme de moyens autorisés par les textes en fonction des situations rencontrées. Il s’agit de la force physique ou de l’utilisation de divers matériels tels que tonfas, boucliers et grenades lacrymogènes.
La deuxième phase admet le recours aux armes à feu sur la décision de l’autorité civile. Celles qui peuvent être déployées à ce stade sont strictement définies à l’article D211-17 du code de la sécurité intérieure. Il s’agit des différents types de grenades en dotation dans les services et les unités de maintien de l’ordre.
En troisième lieu, dans l’hypothèse où les manifestants ouvrent le feu sur les personnels, ceux-ci peuvent riposter en utilisant leurs armes de service collectives ou individuelles.
En dehors du schéma ainsi décrit, en cas de violence exercée contre les forces de l’ordre ou si celles-ci ne peuvent défendre autrement le terrain qu’elles occupent, le commandant de la force publique peut décider lui-même de l’usage des armes.
Ce rappel trop sommaire souligne la complexité des dispositions réglementaires de maintien de l’ordre. Aucun critère n’est véritablement défini, qui permette de conditionner le passage d’une phase à une autre. Si la transition entre les postures est organisée par le protocole des sommations ou les annonces, les manifestants ne sont pas nécessairement en situation de connaître en permanence la posture adoptée par la force publique.
Le maintien de l’ordre est une prérogative de puissance publique qui incombe au représentant du pouvoir exécutif dans le département, en l’occurrence le préfet. Celui-ci dispose de forces de police ou de gendarmerie mises à sa disposition par le ministère de l’Intérieur et responsables de l’exécution de la mission qui leur a été confiée, sans autre limite que le refus des ordres manifestement illégaux et le respect des lois. Les autorités habilitées à décider de l’emploi de la force sont le préfet, le sous-préfet, le commandant de police, l’officier de police chef de circonscription, le maire et, depuis l’adoption de la loi sur la gendarmerie de 2009, le commandant de groupement de gendarmerie ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale.
Quelle qu’elle soit, l’autorité qui décide du recours à la force en vue de dissiper un attroupement doit être présente sur les lieux « en vue le cas échéant de décider de l’emploi de la force après sommation », comme le prévoit l’article R211-21 du code de la sécurité intérieure.
Cette obligation soulève deux interrogations. La première tient à la permanence de la présence de l’autorité civile, si les troubles s’inscrivent dans la durée. Les opérations de maintien de l’ordre peuvent durer tantôt quelques heures tantôt des jours, voire des semaines, sinon plus. La seconde interrogation découle du fait que l’article R211-21, qui vise la décision initiale d’engagement de la force, n’évoque pas l’évolution de la situation. Or, aux termes de l’article R211-13 du code de la sécurité intérieure, « la force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin si celui-ci a cessé », ce qui suppose que le contrôle de l’autorité habilitée soit effectif et permanent du début à la fin de l’opération.
Cette double interrogation devrait conduire à préciser le rôle de l’autorité civile et à prévoir sa présence permanente auprès du commandant de la force publique tout au long de l’opération.
Encore un mot, pour répondre à votre question liminaire : oui, il est toujours possible d’améliorer le maintien de l’ordre public.
M. Dominique Bur, préfet honoraire. En quarante ans de service public dans le corps préfectoral, j’en ai passé vingt en administration centrale, dans des postes de direction, dont celui de directeur général des collectivités locales. Pendant les vingt autres, j’ai travaillé sur le terrain, dans le préfectoral territorial. J’ai notamment été préfet, préfet de région et préfet de zone, poste que j’ai occupé à Lille avant de prendre ma retraite en août dernier. Si je n’ai pas exercé de responsabilités au niveau national, comme M. Bergougnoux, j’ai une expérience certaine du maintien de l’ordre public au niveau territorial.
La responsabilité du maintien de l’ordre, qui incombe en grande partie au préfet, n’est ni anodine ni secondaire. Elle touche aux libertés publiques. Elle s’exerce sous le contrôle détaillé du juge, qui en examine la proportionnalité et la mise en œuvre. Une mauvaise gestion peut avoir des conséquences très lourdes sur les personnes ou sur les biens.
Le droit constitutionnel de manifester, que le préfet doit concilier avec le maintien de l’ordre public, me semble garanti dans son principe. En vingt ans de terrain, je ne me souviens pas avoir interdit aucune manifestation. Les dernières mesures de ce type concernaient les « apéros saucisson-pinard », dont le principe avait été largement débattu.
Il est toujours moins dangereux pour le préfet d’autoriser une manifestation que de prendre le risque qu’elle se déroule malgré l’interdiction, et de se retrouver démuni. Mieux vaut assumer l’autorisation, à moins, bien entendu, que la manifestation ne viole les grands principes républicains.
Les moyens dont il dispose lui sont alloués tant au niveau zonal, dans un espace restreint, qu’au niveau national, lors d’arbitrages que Monsieur Vaillant, en tant qu’ancien ministre de l’Intérieur, connaît fort bien. Une région comme Paris se voit attribuer beaucoup plus d’unités que d’autres, plus éloignées. Le préfet doit procéder à des choix, quand il fait face à un cumul de situations. Ainsi, j’ai eu à gérer le maintien de l’ordre lors de la visite simultanée de plusieurs ministres. Les situations sont rarement pures ou nettes. Elles se combinent au sein d’un environnement compliqué. Dans de tels cas, le préfet met à contribution les moyens locaux, comme les compagnies départementales d’intervention, qui sont plus ou moins étoffées.
La gestion de l’ordre public n’est pas une situation théorique. On ne peut prévoir les différents cas de figure susceptibles de se présenter dans le temps ou les territoires. J’ai connu des situations très diverses. Ainsi, quand j’ai été quatre ans en poste en Nouvelle-Calédonie, j’ai fait face, lors de la signature de l’accord de Nouméa, à de grandes tensions créées par des mineurs qui utilisaient d’énormes engins pour troubler l’ordre public.
Au fil du temps, la nature des manifestations a beaucoup évolué. Les importantes manifestations syndicales, groupées et encadrées, que j’ai connues au début de ma carrière ne donnaient pas lieu à des débordements. Leur parcours avait été fixé avec les organisateurs, leur déroulement était bordé et l’on n’avait pas à redouter les trublions que l’on a vus surgir par la suite.
Les manifestations se déroulaient rarement en milieu rural. Quand les agriculteurs voulaient marquer leur présence, ils se déployaient en ville, souvent devant la préfecture ou l’hôtel de ville, ce qui pose peu de problèmes majeurs. L’espace urbain est clos par les habitations. On peut toujours fermer une rue et canaliser les manifestants.
Les manifestations que nous avons connues se déroulaient dans l’après-midi, voire dans la journée. Elles se dispersaient le soir, même quand leur fin posait problème. À Toulouse, à la queue de la manifestation contre la réforme des retraites, qui a réuni 30 000 à 40 000 personnes, sont apparus une centaine d’autonomes très mobiles et organisés, avec lesquels s’est engagée une sorte de course-poursuite. À Nantes ou sur d’autres sites, les forces de l’ordre, confrontées à une sorte de harcèlement, ont eu pour tâche de protéger des lieux dans la durée.
À mon sens, le préfet doit s’impliquer personnellement dans la gestion de l’événement. J’ai toujours porté une grande attention aux opérations de maintien de l’ordre, car toute manifestation risque de dégénérer pour une raison qu’il n’est pas facile d’identifier au départ. Je présidais les réunions préparatoires avec les responsables des forces. Je me faisais expliquer le dispositif, que je discutais. Je cherchais à en connaître les fragilités.
L’obligation de déclaration à la préfecture, que prévoit le code de la sécurité intérieure, est diversement respectée. À cet égard, les Toulousains sont moins obéissants que les Lillois. Il existe en outre des manifestations qui n’ont pas réellement d’organisateurs. Dans le cas des rave parties, ceux-ci s’évanouissent dans la nature. Chaque fois que cela m’a été possible, j’ai établi un contact personnel avec les organisateurs, notamment les responsables agricoles, qui acceptaient de discuter de l’endroit où les manifestants déverseraient de la paille.
Quand une manifestation se déroulait l’après-midi, je me suis toujours rendu disponible afin de pouvoir être alerté à tout moment si la situation devenait difficile ou dramatique, ou qu’il faille prendre une décision. Le territoire du Nord étant vaste, j’ai souvent délégué la responsabilité locale au sous-préfet de Dunkerque ou de Valenciennes, tout en restant à l’écoute, car il est nécessaire que les informations remontent.
À l’origine, la gendarmerie, compte tenu de son statut de force militaire, devait être réquisitionnée, alors que la police nationale dépendait – comme nous – du ministère de l’Intérieur. L’intégration de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur, en 2009, a permis d’uniformiser nos relations avec les deux forces. La situation administrative et la relation d’autorité sont désormais clarifiées. J’ai toujours associé le colonel ou le général de gendarmerie aux réunions que j’organisais.
Enfin, comme Monsieur Bergougnoux, je pense que certains éléments peuvent être améliorés. Nous y reviendrons sans doute au cours de la discussion.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Comment les atteintes à l’ordre public ont-elles évolué au cours des dernières décennies, lors de manifestations sociales, politiques, sportives, culturelles ou environnementales ? Le cadre juridique est-il adapté aux nouvelles contraintes que rencontre l’autorité publique ?
Les nouvelles manifestations sont-elles moins guidées par le désir d’exprimer des revendications que par celui d’en découdre avec l’ordre public ? Ne sont-elles pas plus violentes et plus désordonnées que les précédentes ? Peut-on distinguer, parmi les actes délictueux, ceux qui relèvent d’une atteinte à l’ordre public – violence et dégradation de biens avec ou sans danger pour les personnes – et ceux qui relèvent du droit commun, comme les vols ?
La possibilité d’interdire une manifestation préalablement déclarée a-t-elle une portée concrète ? Est-il facile pour un préfet de gérer les conséquences d’une interdiction, notamment quand le juge porte une appréciation différente de la sienne ?
M. Dominique Bur. J’ai observé trois évolutions essentielles. La première tient à une baisse de l’encadrement. Lors des grandes manifestations syndicales des années soixante ou soixante-dix, il y avait des responsables et un service d’ordre. Ceux-ci avaient pris contact avec les forces de l’ordre, par l’intermédiaire des renseignements généraux, et il était facile de leur faire passer un message. La situation est très différente lors des manifestations spontanées. À Lille, les sans-papiers manifestaient presque chaque semaine sans cadre juridique et sans que nous ayons d’interlocuteurs, puisqu’il n’existait même pas d’association. On a vu également des manifestations spontanées éclater dans les entreprises.
Une autre évolution tient à l’apparition de personnes mues par d’autres intentions que celle d’exprimer un point de vue ou une revendication. Le but des autonomes est de casser. On l’a mesuré à Toulouse. Certains éléments, parfois venus d’ailleurs, s’infiltrent dans la masse des manifestants paisibles.
Une dernière évolution tient au lieu et à la durée des manifestations. Il est très difficile de maintenir l’ordre dans le milieu rural, qui est très ouvert, et dans la durée. Peut-on même parler de manifestation pour désigner non le regroupement de personnes qui se réunissent un jour pour déposer des revendications à la préfecture ou à la mairie, mais l’attaque dans la durée – jour et nuit – de positions tenues par les forces de l’ordre ?
Des mesures sont prises, en cours de manifestation, pour que les agents de la police judiciaire puissent établir des constats, qui seront ensuite transmis aux juges. Ceux-ci ont besoin d’éléments d’informations tangibles – procès-verbaux et photos – pour déterminer les responsabilités, par exemple si une devanture est brisée ou un local saccagé. Il existe des incriminations spécifiques en cas de manifestation violente ou quand les manifestants passent outre une interdiction. Reste qu’il est très difficile de sanctionner les responsables, à moins que l’on ait décidé en amont d’accentuer fortement le dispositif.
Je le répète, il est exceptionnel qu’une manifestation soit interdite. Du fait de la médiatisation, une telle mesure devient aussitôt nationale et remonte au ministère de l’Intérieur. Le juge peut vérifier si, compte tenu des moyens dont elle dispose, la préfecture est en mesure de faire face à la situation. Il n’est jamais agréable à un préfet de voir sa décision cassée par une décision de justice.
M. Patrice Bergougnoux. Les atteintes à l’ordre public évoluent comme les autres formes de délinquance et de criminalité. Comme on voit apparaître dans les cités un banditisme très différent du banditisme classique, on constate dans les manifestations une violence plus importante et plus spontanée, qui oblige la force publique – CRS ou gendarmerie mobile – à disposer d’équipements de protection plus importants et de moyens particuliers.
Une condition capitale du maintien de l’ordre républicain est que les autorités disposent des informations nécessaires pour apprécier la situation et adopter les bons dispositifs. C’est pourquoi je regrette que les réorganisations intervenues récemment dans le renseignement aient réduit la capacité d’information des autorités préfectorales.
Heureusement, le renseignement territorial s’est développé. Il permet le recueil, l’exploitation et la transmission de l’information au préfet dans le département et, au niveau national, au ministère de l’Intérieur, ce qui permet de choisir les bons dispositifs. L’information est à la base de toutes les solutions qui permettent aux citoyens de manifester dans les meilleures conditions de sécurité.
Si l’on craint des troubles importants à l’ordre public, il est essentiel de prévoir des dispositifs de police judiciaire, ce qui permettra de réprimer les actes délictueux commis à l’occasion de la manifestation, du rassemblement ou de l’attroupement.
Mme Marie-George Buffet. J’ai été très frappée, lors des manifestations contre le contrat première embauche (CPE), de voir surgir des groupes qui attaquaient les manifestants, les battaient ou les volaient. C’est sans doute ce qui explique une certaine disproportion entre les forces déployées et le nombre de manifestants. Récemment, j’ai constaté que dix cars de CRS avaient été prévus pour encadrer une manifestation de quatre-vingts personnes pacifiques. On comprend l’importance d’un meilleur renseignement.
Si les services d’ordre, parfois appelé services d’accueil et de sécurité, des manifestations classiques sont moins efficaces, est-ce en raison d’une perte de leur savoir-faire, ou parce qu’ils sont confrontés à de nouveaux problèmes ?
M. Daniel Vaillant. Il me semble important de favoriser le renseignement territorial, qui possède une dimension humaine. Il vise en effet non à ficher les gens mais à prévenir les heurts et les difficultés.
Nous sommes passés d’une culture de la manifestation réussie au désir de mettre les autorités en échec, ce qui représente une singulière évolution. Le préfet Gaudin a eu raison d’interdire « l’apéro saucisson-pinard » à la Goutte d’or, où la présence musulmane est assez forte, et le préfet Boucault la manifestation prévue à Barbès. Les renseignements montraient qu’il s’agissait moins de manifester sur la question israélo-palestinienne que de casser, de brûler, et de faire dégénérer, voire de s’attaquer à la synagogue de la rue Doudeauville.
Vous n’avez pas évoqué l’évolution des modes de communication. Comment les autorités sont-elles informées en temps réel de la volonté des organisateurs ou des intentions de ceux qui se greffent sur la manifestation ? Peut-on améliorer le renseignement du préfet, notamment grâce aux forces héliportées, ce qui suppose, il est vrai, quelques moyens ?
Monsieur Bergougnoux a souligné à juste titre le rôle de la police judiciaire, qui agit sur mandat. Le flagrant délit permet la sanction, ce qui est essentiel, car toute violence ou tout excès est une atteinte au droit de manifester.
M. Gwenegan Bui. Monsieur Bur peut-il revenir sur la question de la remontée d’information du terrain vers le préfet ? Dans ma circonscription rurale, qui se distingue par sa capacité à incendier les centres des impôts ou de la Mutualité sociale agricole (MSA), ou à prendre d’assaut les sous-préfectures, on n’utilise guère les nouvelles technologies de l’information, mais on peut faire débouler cent cinquante tracteurs en quatre heures sans que nul ne soit prévenu. Comment améliorer le renseignement, dont la défaillance assure l’impunité de ceux qui veulent tout casser ?
M. Guy Delcourt. Dès le début de l’audition, vous avez parlé du juge. Je n’avais pas perçu que celui-ci était en première ligne lors d’une manifestation. Pouvez-vous confirmer que celui-ci n’intervient qu’au cas où des éléments délictuels sont identifiés ?
Compte tenu des évolutions que vous avez signalées, tout organisateur craint aujourd’hui que sa manifestation ne soit infiltrée par des mouvements organisés ou spontanés provenant de quartiers sensibles. Existe-t-il sinon un fichier, du moins un répertoire des personnes, jeunes ou moins jeunes, qu’on retrouve toujours dans les mêmes secteurs ou les mêmes milieux, et qui, quand des mouvements écologistes et pacifistes sont annoncés, se déplacent sur tout le territoire pour occuper les terrains et entretenir la guérilla ? Les juges qui interviennent dans ce type d’affaires sont-ils qualifiés ou le procureur désigne-t-il, en fonction de ses convictions, le juge de permanence ?
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Lors des événements de Sivens, un débat s’est élevé dans la presse sur la présence des forces de l’ordre sur un terrain privé. Celle-ci était-elle légitime ? Faut-il modifier notre droit sur ce point ?
M. Patrice Bergougnoux. Je ne sais pas si la qualité des encadrants a baissé. En revanche, il est certain que les manifestations se déploient dans un environnement très différent. Les technologies nouvelles vont très vite, mais les services mettent du temps à s’adapter à la nouvelle donne, alors même que le ministère de l’Intérieur a doté ses services des moyens nécessaires. Dans les domaines de pointe, où les formations sont très coûteuses – je pense au big data –, l’État doit recruter les meilleurs spécialistes pour préserver le potentiel de ses capacités d’information.
La baisse des effectifs est un autre facteur à prendre en compte. Avec moins de personnel, il est plus difficile de maîtriser les situations. Le nombre d’hommes par unité ayant diminué, il faut désormais deux unités pour obtenir l’effet dissuasif qu’on obtenait il y a dix ans avec une seule.
Les dispositifs de la police judiciaire doivent accompagner ceux du maintien de l’ordre public, ce qui permet d’agir immédiatement et de réprimer tous les actes commis pendant les manifestations, en particulier par des groupes extérieurs.
M. Dominique Bur. La question du renseignement est essentielle. Les décisions prises par le politique ont causé sur le terrain séparations et coupures, qui ont entraîné une perte de contact. Les renseignements généraux avaient tissé des liens avec les organisations syndicales et professionnelles, dont ils étaient bien connus. Ils servaient de relais avec la préfecture, à laquelle ils permettaient de faire passer des messages. Il a fallu reconstruire ces liens disparus. Des moyens y ont été consacrés, mais on ne tisse pas un réseau du jour au lendemain.
L’irruption des moyens modernes permet aux manifestants de se mobiliser très rapidement. Avec des téléphones portables, il suffit de quelques heures pour organiser un flash mob de plusieurs centaines de personnes devant une préfecture. Pour peu qu’on leur en donne les moyens, les services spécialisés, qui vont sur Internet, savent sur quels sites il faut se rendre – à Lille, j’étais régulièrement informé des risques de manifestation –, mais il est très difficile de posséder une visibilité sur la totalité du spectre.
Actuellement, les services s’emploient à reconstruire les réseaux d’informations, notamment grâce aux services territoriaux, qui possèdent une connaissance fine et régulière du territoire et de ses habitants. Pour éviter que l’information ne se perde en route, le préfet doit rappeler, au niveau local, l’obligation qu’ont les services de la lui transmettre en même temps qu’à leur hiérarchie policière.
Quand une manifestation est interdite par le préfet, le juge saisi en référé peut le désavouer et annuler l’interdiction. Il intervient ensuite au cours de la procédure judiciaire. Dans toutes les grandes manifestations, des équipes sont dédiées pour établir les constats et déférer les contrevenants au tribunal.
Je n’ai pas suivi la polémique sur l’intervention de la police en terrain privé. À mon sens, la force publique est en droit d’y poursuivre les auteurs d’une infraction ou d’un fait délictueux.
M. le président Noël Mamère. Dans le cadre du maintien de l’ordre, quelles consignes de sévérité ou d’apaisement un préfet peut-il donner ?
M. Patrice Bergougnoux. Le préfet, représentant du ministre de l’Intérieur sur le terrain, donne aux forces de police des consignes générales et particulières pour que la manifestation se déroule dans le bon ordre. Il leur indique l’attitude à adopter. Il prévoit leur temps de réaction, dans le cas où elles doivent intervenir sur des groupes qui perturbent la manifestation. Il y a toujours différentes façons de gérer la situation. Le préfet délivre ses consignes lors des réunions préparatoires qui précèdent obligatoirement le déroulement d’une manifestation sur le territoire d’un département.
M. Dominique Bur. Le premier objectif du préfet est de garantir le droit de manifester sans heurt, car, dans notre métier, les sanctions sont rapides : elles peuvent intervenir dès le mercredi suivant les faits… Si l’on ne sait jamais quelle forme prendra une manifestation ni quels sont les risques de dérapage, on peut cependant donner des consignes. L’interdiction d’entrer dans une préfecture est une règle absolue. Pour le reste, si les forces sont harcelées et si elles subissent une pression, elles peuvent réagir, mais l’intérêt bien compris du préfet – et plus largement l’intérêt public – est que les choses se déroulent bien.
M. le président Noël Mamère. Messieurs les préfets, je vous remercie d’avoir inauguré cette commission d’enquête.
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Audition, ouverte à la presse, du général Bertrand CAVALLIER (2e section), ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie
(Saint-Astier, Dordogne)
Compte rendu de l’audition du jeudi 15 janvier 2015
M. le président Noël Mamère. Mon général, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête à être auditionné au sujet du maintien de l’ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation. L’Assemblée nationale a accepté le principe de la constitution de notre commission à la suite des événements tragiques survenus au barrage de Sivens en octobre 2014. Son objectif n’est pas de revenir sur les faits, qui font l’objet d’une information judiciaire, mais de contribuer, au sein de l’une des institutions construisant l’État de droit, au perfectionnement du maintien de l’ordre, en entendant les experts et les responsables dans ce domaine.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Le général Bertrand Cavallier prête serment)
Général Bertrand Cavallier. Je vous remercie pour votre invitation et suis très honoré de m’exprimer aujourd’hui devant les membres de la représentation nationale.
Je commencerai par rappeler brièvement mon cursus. Sorti de Saint-Cyr en 1978, j’ai effectué toute ma carrière au sein de la gendarmerie, et ai servi à plusieurs reprises dans la gendarmerie mobile. Parmi les temps forts de mon parcours, je citerai le commandement d’un groupement de gendarmerie mobile, celui d’un groupement de gendarmerie départementale, celui d’une région de gendarmerie, et celui du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie situé à Saint-Astier, en Dordogne. Très récemment, je viens de contribuer à la formation de la gendarmerie jordanienne, à qui nous nous efforçons de transmettre la culture française du maintien de l’ordre.
Dans une acception large, le maintien de l’ordre est une fonction centrale destinée à garantir la cohésion de la Nation et la cohérence du corps social sur les fondements de nos valeurs communes. Il doit notamment permettre de régler les contentieux de façon négociée plutôt que par la violence. Comme vous le savez, il repose sur un strict équilibre entre les impératifs de l’ordre public et les exigences du respect des libertés publiques.
Le maintien de l’ordre est une spécificité française remontant à la Révolution française, qui a posé les bases du maintien de l’ordre moderne, notamment avec le décret du 3 août 1792, dont certains éléments sont repris quasiment in extenso dans le code de la sécurité intérieure créé en 2012 – je pense notamment au principe selon lequel la force militaire est essentiellement obéissante, ainsi qu’aux modalités d’emploi de la force. Au XIXe siècle, George Clemenceau, appuyé par un groupe de députés, estimera que l’évolution de la société, de la démocratie, des libertés publiques et de l’expression des revendications sociales appelle une autre réponse, en matière de maintien de l’ordre, que celle consistant à opérer un déploiement de la troupe : il préconisera une réponse de nature policière, strictement encadrée sur le plan juridique et reposant sur un emploi beaucoup plus contenu de la force, devant se traduire par la création d’une force permanente spécialisée en matière de maintien de l’ordre. La décision de créer cette force sera prise après la guerre de 1914-1918, dans le cadre de la loi du 22 juillet 1921 et de la circulaire du 15 novembre 1921, créant les pelotons de gardes mobiles. La France est alors le premier pays à se doter d’une force permanente spécialisée en matière de maintien de l’ordre, répondant aux nouvelles exigences que j’ai évoquées précédemment. L’expérience montrera que ce choix était extrêmement judicieux, notamment lors de la crise du 6 février 1934, qui vit des ligues marcher en direction de la Chambre des députés.
Cette culture française du maintien de l’ordre s’est confortée au fil du temps et se traduit aujourd’hui par un dispositif global référencé dans le monde entier, reposant sur le concept de force spécialisée – intégré par la police nationale avec la création des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) en 1944-1945 – et s’appuyant sur un corpus juridique relevant à la fois du code pénal, qui définit la notion d’attroupement, et du code de la sécurité intérieure qui, par transposition à droit constant des dispositions initialement contenues dans le code pénal, réglemente l’emploi de la force publique pour le maintien de l’ordre.
Pour moi, le maintien de l’ordre ne se résume pas à la simple gestion des attroupements et manifestations. Le dernier rapport d’évaluation de la loi du 3 août 2009, rédigé par le député Hugues Fourage et le sénateur François Pillet, rappelle toute la pertinence du modèle de gendarmerie et évoque l’objectif politique de la représentation nationale, qui s’est manifesté dans le maintien du caractère militaire de la gendarmerie garantissant, par ses capacités de montée en puissance rapide et ses moyens matériels, la liberté d’action du Gouvernement. Bien que tous les gendarmes bénéficient d’une formation initiale au maintien de l’ordre, la gendarmerie mobile constitue une force militaire spécialisée dans cette mission. Actuellement forte de 12 000 hommes, elle comporte toute la variété de moyens nécessaires pour faire face à l’ensemble des situations susceptibles de se présenter, notamment aux plus dégradées.
C’est au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier qu’est formée la gendarmerie mobile, dans un cadre très transparent – ce dont peuvent témoigner les députés qui ont pu y séjourner. C’est un motif d’étonnement pour nombre de stagiaires étrangers que de constater que ce centre est complètement ouvert : y sont reçues des délégations de tous milieux, qui viennent se former à la conception française du maintien de l’ordre – nous proposons même aux stagiaires qui le souhaitent de vivre l’expérience du maintien de l’ordre dans toutes ses exigences, y compris les plus pratiques. Le CNEFG de Saint-Astier s’est affirmé comme un centre d’excellence accueillant des stagiaires de l’Europe entière, et constitue un modèle sur lequel se sont alignées la plupart des forces européennes, y compris celles du Royaume-Uni. Ce modèle repose sur les grands principes que sont l’absolue nécessité, la proportionnalité et le respect d’une très stricte gradation dans l’emploi de la force, l’objectif étant de maintenir l’adversaire à distance et d’être capable de l’amener à revenir progressivement au calme.
Trois notions structurent l’entraînement à Saint-Astier : premièrement, le rappel du sens – pourquoi est-on gendarme et quels sont les enjeux de cette qualité, la réponse étant le fait de servir son pays et de protéger nos valeurs communes, notamment nos libertés – ; deuxièmement, le renforcement des capacités individuelles, car le maintien de l’ordre et les actions de sécurité en général sont de plus en plus exigeants ; troisièmement, le réalisme des entraînements, qui permet de placer les gendarmes dans des situations les plus proches possible de la réalité, afin de favoriser une certaine maturité psychologique dans la gestion du stress – en effet, face à des situations éprouvantes, il est nécessaire de s’entraîner pour acquérir le sang-froid et la maîtrise de soi qui seront déterminants pour faire un usage abouti de l’emploi de la force.
Le dispositif actuel est reconnu par l’Union européenne et constitue un moyen pour la France de promouvoir ses valeurs en dehors de ses frontières, notamment sur le continent africain, où plusieurs États s’inspirent de son modèle. Cela dit, il est permis de se demander si ce dispositif est adapté aux nouvelles exigences en matière de sécurité, en termes de moyens et d’effectifs, mais aussi d’évolution dans le comportement des adversaires. Depuis quelques années, nous assistons à une nouvelle phénoménologie de la violence : les contestataires sont souvent aptes, désormais, à organiser et à recourir à des manœuvres globales et cohérentes combinant un ensemble d’actions d’ordre physique, psychologique, juridique et technologique. Les violences sont protéiformes : les gendarmes ne sont plus seulement confrontés aux traditionnels mouvements de foule, mais aussi à des jets d’objets de plus en plus dangereux constituant des armes aux termes de l’article 132-75 du code pénal – et les armes blanches et à feu sont également utilisées de plus en plus souvent. Enfin, il n’est pas rare de devoir faire face à certains modes d’actions proches de la guérilla. Le dispositif actuel de maintien de l’ordre est conçu pour garantir la cohésion de la Nation dans le plein respect de ses valeurs communes, au sein desquelles figurent évidemment les libertés publiques fondamentales.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Nous réfléchissons actuellement, avec le président Mamère, à l’organisation dans le cadre de nos travaux d’un déplacement de notre commission – pour un nombre limité de participants – au centre de Saint-Astier, a priori sur deux jours et deux nuits, durant la suspension des travaux de l’Assemblée qui doit intervenir en février prochain.
Comme vous l’avez dit, mon général, on assiste à une évolution du type de manifestations auxquelles l’autorité est confrontée, qu’il s’agisse de manifestations à vocation sociale ou politique, ou de manifestations sportives ou musicales. Considérez-vous que l’état du droit – puisqu’il nous incombe de faire la loi – est adapté à ces nouvelles formes de manifestations collectives, en particulier quand les opérations de maintien de l’ordre doivent se poursuivre dans la durée – je pense notamment au phénomène des « zones à défendre » (ZAD) ?
Alors que les forces de maintien de l’ordre sont en théorie, y compris dans leurs modalités d’emploi, distinctes des forces de sécurité publique, on constate que les forces de maintien de l’ordre sont parfois amenées à assumer des missions de sécurité publique et qu’inversement, les forces de sécurité publique peuvent également assurer le maintien de l’ordre. La distinction initiale entre les deux types de forces est-elle toujours pertinente, ou devrait-elle être adaptée ?
Pourriez-vous nous préciser la hiérarchisation des missions et des priorités assignées aux forces chargées d’une opération de maintien de l’ordre, comprenant la protection des tierces personnes, la protection des biens, la dispersion des manifestants, la préservation de l’intégrité physique des manifestants et celle des membres des forces de l’ordre ?
Les forces mobiles chargées du maintien de l’ordre vous paraissent-elles disposer d’effectifs suffisants – les préfets que nous avons entendus précédemment ont évoqué la réduction du format des escadrons –, être convenablement formées aux nouvelles formes de manifestations et équipées de manière à faire face efficacement et de façon sûre pour elles-mêmes et les personnes qu’elles sont chargées de protéger ?
Enfin, comment jugez-vous le modèle français de maintien de l’ordre par rapport aux modèles étrangers établis selon des doctrines différentes ? Nous envisageons également de permettre à certains membres de notre commission d’effectuer un déplacement à l’étranger, dans un pays ayant une conception différente de la nôtre en matière de maintien de l’ordre.
M. le président Noël Mamère. Notre rapporteur vient d’évoquer les États se basant sur une doctrine différente de la nôtre. On observe, dans les pays dits de common law, une séparation très nette entre la police et l’autorité civile – qui, en Allemagne ou au Royaume-Uni, n’a pas à participer à la gestion du maintien de l’ordre ; que vous inspire la différence de conception entre la France et ces pays où les policiers sont en tenue lors des manifestations ?
Êtes-vous d’avis que le maintien de l’ordre est en train de se militariser, comme on l’entend dire actuellement ?
M. le préfet Bergougnoux a évoqué tout à l’heure la question de la durée des manifestations, souvent beaucoup plus longue qu’auparavant – je pense surtout aux ZAD, que vient d’évoquer M. Popelin – et suggéré la nécessité de revoir la présence de l’autorité civile dans la durée aux côtés du commandant de gendarmerie. Qu’en pensez-vous ?
Général Bertrand Cavallier. Avant de s’interroger sur le cadre juridique, il me semble nécessaire de se poser une question essentielle : la violence est-elle acceptable indépendamment de l’objectif poursuivi ? Pour ce qui est du corpus juridique, il est tout à fait complet. Ainsi l’article 431-3 du code pénal fournit la définition de l’attroupement, et les articles 431-4 et suivants donnent des précisions sur les individus armés et les violences qu’ils exercent au sein d’attroupements. La France est donc déjà dotée d’un corpus juridique qui me semble suffisant mais renvoie toujours à cette question préalable, d’ordre idéologique : peut-on admettre que des groupes, de quelque nature qu’ils soient, recourent à la violence aux fins de promouvoir leurs idées ?
Pour ce qui est des procédures visant au maintien de l’ordre, il me semble que le dispositif actuel mérite d’être amélioré. La première recommandation que je me permets de formuler est que, lorsqu’une force mobile est mise à disposition du représentant de l’État – à savoir le préfet –, celui-ci devrait préciser de façon très formelle en quoi consiste la mission initiale confiée à cette force, ce qui était le cas pour la gendarmerie dans le cadre des réquisitions générales et particulières, mais ne l’est plus aujourd’hui. J’estime par ailleurs que la présence du représentant de l’État devrait être systématique.
Il me paraît également nécessaire de clarifier ce que doivent recouvrir les notions d’emploi de la force et d’usage des armes. À l’heure actuelle, certains équipements devraient relever de l’emploi de la force et non de l’usage des armes. Ainsi, dès lors qu’une grenade lacrymogène est lancée au moyen d’un lanceur de grenades, elle est intégrée à l’usage des armes – alors que la même grenade lancée à la main relève du cadre juridique de l’emploi de la force.
La traçabilité de l’ordre exprès devrait être établie au moyen de sa matérialisation. Sans en revenir aux réquisitions – abandonnées pour différentes raisons en dépit des réticences de certains membres de la représentation nationale, attachés à un dispositif ayant le mérite d’être très clair –, il me semble que nous devrions nous inspirer de ce système afin de disposer d’une meilleure visibilité sur le fonctionnement de la chaîne décisionnelle.
Pour ce qui est de la hiérarchisation des missions, lorsqu’une autorité nous confie une mission, il importe d’en comprendre l’esprit. S’il est inenvisageable que des manifestants investissent l’Assemblée nationale, le palais de l’Élysée ou des installations d’importance vitale, les situations les plus courantes sont soumises à une appréciation portant sur leur étendue et leur contexte et mettant en jeu la notion de désordre acceptable : si quelques dommages matériels n’entraînent pas forcément une intervention – quelques bris de glaces ne remettent pas en cause une République –, les scènes de pillage auxquelles j’ai assisté il y a quelque temps à Montpellier m’ont décidé à intervenir d’autorité. Notre obsession, c’est la protection des personnes. Nous avons pour objectif de limiter constamment l’emploi de la force afin de limiter les dommages corporels pouvant en résulter. C’est la prise en compte de l’ensemble de ces éléments qui détermine l’attitude du chef opérationnel, étant précisé que tout va très vite : une situation peut muter en quelques secondes.
La différenciation des forces est une question très importante. On a créé des forces spécialisées : d’abord la gendarmerie mobile, puis les CRS, partant du principe que le maintien de l’ordre est un métier. Si la gendarmerie et la police partagent le même spectre d’intervention, la gendarmerie mobile a vocation, de par sa nature militaire et ses moyens, à aller au-devant des situations les plus complexes. En matière d’implication des forces de sécurité publique générale, je considère que police et gendarmerie sont complémentaires et que les forces territoriales sont des forces de régulation sociale du quotidien : elles ont un contact avec les personnes et un comportement un peu différents de ceux des gendarmes mobiles et des CRS – j’ajoute que ces forces ne sont pas entraînées au maintien de l’ordre.
En termes de volume, je suis de ceux qui plaident pour que l’emploi de la gendarmerie départementale se fasse en deuxième échelon, pour des missions de bouclage plutôt que pour des missions de force – car, je le répète, le maintien de l’ordre est un métier nécessitant un entraînement approprié et renouvelé.
J’en viens au format des escadrons. Il y a quatre ou cinq ans, dans le contexte de l’époque, il a été décidé de procéder à une réduction très significative des effectifs des forces mobiles. Ainsi la gendarmerie mobile a-t-elle vu quinze de ses escadrons dissous, ce qui représente environ 2 500 effectifs. Discipliné, j’avais cependant émis des réserves à deux titres, considérant que la société évolue dans le sens d’une radicalisation – on assiste à une augmentation de la violence globale sous différentes formes –, et qu’il est donc nécessaire de disposer de volumes importants de forces mobiles, étant précisé que celles-ci peuvent efficacement soutenir la gendarmerie ou la police dans la lutte contre les cambriolages, car gendarmes et CRS savent très bien contrôler un territoire. L’effectif de l’escadron est passé de 75 à 68 personnels, ce qui a été en partie compensé par l’introduction d’un plus grand nombre de véhicules, afin d’améliorer la mobilité des unités. Nous avons également intégré les cellules « image ordre public », composées chacune de deux personnes, afin de garantir les droits des manifestants, mais aussi ceux des forces de l’ordre. Actuellement, au sein d’un escadron, le nombre de gendarmes intervenant effectivement pour le maintien de l’ordre est d’une cinquantaine.
Or, les situations sont de plus en plus complexes, notamment en matière de maintien de l’ordre rural, l’un des plus exigeants en raison du fait qu’il nécessite d’intervenir sur un terrain ouvert, non compartimenté, et de faire face à un adversaire extrêmement mobile. Se pose donc la question de l’équilibre du rapport des forces et de l’insuffisance des moyens, qui concerne notamment les moyens spéciaux. Chacun sait que, du fait des choix budgétaires, la gendarmerie dispose de capacités moindres qu’auparavant : par exemple, elle dispose de moins de véhicules blindés de maintien de l’ordre – qui sont, je le précise, des véhicules bleus à roues, d’une grande importance dans certaines situations très dégradées. Une réflexion peut être engagée sur le format utile et nécessaire des forces de l’ordre et sur les équipements qui leur sont nécessaires.
La France est le pays dont la doctrine est la plus aboutie, et je ne dis pas cela par chauvinisme, mais parce que j’ai pu m’en convaincre en allant visiter les forces de sécurité de la plupart des pays d’Europe. Ainsi, au Royaume-Uni, le policier concentre tous les pouvoirs, ce qui est très étonnant pour un pays s’affichant comme une démocratie. En France, le gendarme ou le policier chargé du maintien de l’ordre relève de deux autorités : d’une part celle du magistrat – le maintien de l’ordre étant une mission en partie définie par le code pénal –, d’autre part, celle du représentant de l’État, donc de l’autorité civile. Le très grand formalisme auquel sont soumises nos forces, cette tutelle constante – qui me paraît logique au regard des impératifs de la démocratie – étonne souvent les stagiaires étrangers.
L’Allemagne a pour tradition de pratiquer des manœuvres de force, de saturation de l’espace, s’effectuant en déployant des policiers surprotégés qui vont au contact. En France, nous nous efforçons au contraire d’éviter systématiquement le contact. En Espagne, quand nous avons formé les premiers effectifs de la Guardia Civil, nous avons dû leur expliquer que l’usage de la gomme-cogne – des projectiles en caoutchouc – était interdit en France, même s’il est systématique au Royaume-Uni.
Pour ce qui est de la militarisation, nombre de pays ne disposant pas de forces spécialisées utilisent ou ont utilisé l’armée à titre principal – je rappelle le Bloody Sunday de 1972 en Irlande du Nord. En la matière, il faut savoir dépasser ce qui peut apparaître comme un paradoxe. Le caractère militaire de la gendarmerie apporte plusieurs atouts en termes de démocratie : une grande disponibilité, la capacité à monter rapidement en puissance, et surtout une très grande discipline – la discipline militaire – qui est peut-être formelle et exigeante pour les individus concernés, mais constitue une garantie pour les citoyens, au quotidien comme lors des actions de maintien de l’ordre.
Mme Marie-George Buffet. Je vous remercie pour votre exposé très riche et je souhaite vous poser trois questions, dont la première a trait aux moyens : quels nouveaux moyens matériels seraient nécessaires à la gendarmerie mobile pour effectuer les missions qui lui sont confiées ? Par ailleurs, j’ai cru comprendre que vous aviez parfois des difficultés à définir avec précision les objectifs qui vous sont assignés par l’autorité civile : pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Enfin, vous avez indiqué qu’il fallait parfois prendre une décision en quelques secondes : quelles sont les décisions pouvant être prises par les officiers en action, et en quoi consiste l’intervention de l’autorité civile durant une intervention ? L’un des préfets que nous venons d’entendre nous disait être très impliqué durant les manifestations, et se maintenir en liaison directe avec les forces de maintien de l’ordre : qu’en est-il habituellement ?
M. Philippe Goujon. Vous avez rappelé la spécificité du maintien de l’ordre à la française, avec la création des forces mobiles, dont nombre de pays se sont inspirés, mais aussi le fait que cette spécificité permet le bon exercice des libertés publiques, dans la mesure où il s’agit de protéger aussi bien les sites concernés que les manifestants dans l’exercice de leur droit de manifester. Vous êtes un spécialiste internationalement reconnu des questions de maintien de l’ordre et avez beaucoup œuvré pour faire évoluer la doctrine qui y a trait, notamment lors de votre passage à Saint-Astier – et l’on peut considérer qu’en matière de maintien de l’ordre en France, il y a eu un « avant » et un « après Cavallier ».
Ne faudrait-il pas réviser la façon dont les sommations sont exprimées ? En effet, dans l’agitation et le stress caractérisant une manifestation, les personnes qui y participent ne comprennent pas toujours très bien la façon qu’ont les forces de maintien de l’ordre de réagir. Si les sommations sont soumises à des modalités définies de longue date, les techniques mises en œuvre pourraient sans doute être modernisées afin que les manifestants comprennent mieux ce qui est en train de se passer : en effet, il peut arriver qu’ils ne se retirent pas faute d’avoir compris le message adressé par les forces de l’ordre.
Pour ce qui est de l’articulation du commandement entre l’autorité civile – préfectorale ou policière – et l’autorité militaire, pourriez-vous nous préciser les modifications qu’il vous semblerait utile d’apporter en termes de présence et de rôle de l’autorité civile durant les opérations de maintien de l’ordre ?
Estimez-vous qu’il soit nécessaire d’améliorer la formation et l’entraînement de la gendarmerie départementale en vue de l’accomplissement de certaines de ses missions secondaires – je pense aux missions de nature à soutenir et faciliter l’action des escadrons de gendarmerie mobile (EGM) – et éventuellement de recentrer ses missions sur le maintien de l’ordre, compte tenu du fait qu’un grand nombre d’escadrons a été dissous et que la force de réserve nationale s’est trouvée diminuée en CRS comme en maintien de l’ordre ?
Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de l’évolution du mode tactique d’intervention des gendarmes, et quels sont les différents niveaux d’action et d’utilisation de la force sur le terrain en fonction de la nature des manifestations ?
Enfin, en ce qui concerne les armes, je note qu’il a récemment été décidé de retirer la carabine Tikka de l’armement des EGM. Comment expliquez-vous cette décision et y voyez-vous une bonne chose ? N’y a-t-il pas des situations extrêmes où cet armement, d’un emploi heureusement rarissime, peut se révéler nécessaire ?
M. Philippe Folliot. Mes questions porteront à la fois sur les moyens, la formation et le cadre.
Pour ce qui est des moyens, vous avez évoqué les difficultés liées aux véhicules blindés à roues de la gendarmerie (VBRG). Je me rappelle qu’il y a une quinzaine d’années, on envisageait déjà de les remplacer par des véhicules de l’avant blindé de maintien de l’ordre (VABMO), ce qui n’a finalement pas été fait. Les VBRG ont donc désormais cinquante ans d’âge en moyenne, ce qui n’est pas sans poser certaines difficultés face à l’évolution du comportement des manifestants ; par ailleurs, on ne compte plus que 120 unités environ de ces blindés – dont le taux de disponibilité, estimé à 50 % il y a quelques années, ne s’est sans doute pas amélioré.
En ce qui concerne la formation, Saint-Astier est une référence au niveau européen, mais aussi international. J’étais il y a quelques semaines au Qatar, où l’on m’a beaucoup parlé des relations et de la transmission de savoir-faire entre les gendarmeries française et qatarie. Estimez-vous que la formation dispensée à Saint-Astier relève toujours autant de l’excellence, ou que des modifications apportées à cette formation pourraient en élever le niveau ?
Je veux également évoquer la pluralité des forces intervenant dans le domaine du maintien de l’ordre. Historiquement, ces forces sont de deux ordres : civil d’un côté – la police –, militaire de l’autre – la gendarmerie –, ce qui est une spécificité latine. En effet, dans les pays anglo-saxons, le maintien de l’ordre est assuré par une force nationale d’une part, et des forces locales d’autre part, mais toutes de nature civile. Pensez-vous que l’engagement sur le terrain des CRS et des gendarmes mobiles se situe au même niveau en termes d’intensité : en d’autres termes, des choix sont-ils effectués pour recourir plutôt aux uns qu’aux autres en fonction de l’intensité des manifestations ou de la période où elles ont lieu ? On sait aussi que les conditions de logement lors d’un déploiement ne sont pas les mêmes pour les gendarmes que pour les policiers : y voyez-vous un problème ?
Enfin, à la suite des tragiques événements survenus la semaine dernière, le Président de la République et le Gouvernement ont lancé une opération intérieure (OPINT) mobilisant 10 000 hommes dans le cadre du plan Vigipirate renforcé. Certes, il s’agit de prévention et non d’une véritable opération de maintien de l’ordre, mais ne risque-t-on pas de voir nos forces armées être amenées à intervenir toujours davantage en matière de maintien de l’ordre, ce qui serait susceptible de remettre en cause sur le plan doctrinal la spécificité de la mission de nos forces armées, qui fait partie des fondements mêmes de notre République ?
M. Guy Delcourt. Mon général, vous avez évoqué la nécessaire professionnalisation des forces de maintien de l’ordre, en indiquant que certaines manifestations justifieraient l’intervention en première ligne des gardes mobiles plutôt que de la gendarmerie départementale – et bien que n’ayant pas votre compétence, j’ai tendance à penser comme vous. En une période où le Gouvernement est amené à mener une réflexion en raison des récents événements, iriez-vous jusqu’à considérer qu’il soit nécessaire de réformer l’ensemble des procédures d’intervention lors de manifestations à caractère risqué, en milieu rural comme en milieu urbain ? Que pensez-vous, en particulier, de la réforme profonde que constituerait l’intervention de la gendarmerie mobile en première ligne sur des zones de police ?
Général Bertrand Cavallier. Madame la députée Buffet, vous avez évoqué la question délicate du positionnement du représentant de l’État lors des manifestations. D’expérience, je dirai que, dès lors qu’il y a déploiement des forces de l’ordre, le commandant du dispositif rencontre le représentant de l’État – si le préfet n’est pas disponible, ce sera le directeur de cabinet. Notre attente première est d’obtenir une formulation claire de la mission que le représentant de l’État souhaite assigner aux forces de maintien de l’ordre : quel est l’effet recherché et quelles sont les limites de l’action requise ? Pour ma part, j’insiste sur la nécessité de voir cette mission rédigée par écrit. Certains préfets sont plus orientés « ordre public » que d’autres, c’est-à-dire qu’ils s’impliquent davantage. En tout état de cause, le commandant du dispositif déployé va systématiquement rechercher l’approbation de sa conception de manœuvre par le représentant de l’État. Nous sommes des militaires, nous préparons nos missions et, dans ce cadre, nous rédigeons une conception de manœuvre faisant apparaître le but poursuivi par l’autorité et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Une fois la conception de manœuvre soumise au préfet, celui-ci peut l’approuver sans réserves, ou demander à ce qu’elle soit modifiée en fonction de sa propre analyse : l’essentiel est de disposer d’une base objective, matérialisée et traçable.
En tant que pays latin, nous sommes un pays de droit écrit, ce qui constitue une raison supplémentaire pour souhaiter favoriser un certain formalisme – qui pourra éventuellement faciliter l’intervention ultérieure de l’institution judiciaire, en fournissant au juge des éléments objectifs et matérialisés établissant qui a fait quoi. Cela dit, le commandant du dispositif doit tout de même disposer d’une certaine liberté de manœuvre en matière de dosage de l’emploi de la force ou d’usage des armes, de manière à pouvoir obtenir l’effet attendu : il doit pouvoir faire son métier, étant précisé que le préfet, tenu informé des manœuvres entreprises et de l’évolution de la situation, peut décider à tout moment de faire cesser l’action de la gendarmerie ou de la police, de modifier l’effet à obtenir, ou de demander à ce que des efforts nouveaux soient produits.
De ce point de vue, le renseignement est essentiel : ce qui va permettre de rédiger au mieux la conception de manœuvre, de dimensionner et d’articuler le dispositif, ce sont les éléments relatifs à la nature de l’adversaire et à sa possible évolution en cours de manifestation. Si la France est un pays où l’on manifeste beaucoup, la plupart des manifestations se déroulent très bien, c’est-à-dire sans mauvaises surprises par rapport à ce qui a été prévu à la suite de la concertation organisée au préalable entre les organisateurs et les forces de l’ordre – dans le cadre de laquelle on explique ce que l’on va faire, et on décide, par exemple, de la place qui sera donnée à la presse lors de la manifestation ; dans ce cas, les dispositifs déployés sont surdimensionnés, mais il vaut toujours mieux être surdimensionné que sous-dimensionné.
Une manifestation bien encadrée donne toujours lieu à une rencontre avec les organisateurs, qui permet de délivrer une information préalable aux opposants. Cela dit, le dispositif des sommations a ses limites face à des individus extrêmement déterminés et armés, qui partent à l’assaut des forces de l’ordre : dans ce cas, il est évident que les individus en question ne se conformeront pas aux prescriptions qui leur seront faites. Classiquement, les sommations peuvent se faire avec un porte-voix ou en tirant une fusée rouge, et je ne vois pas l’utilité de recourir à d’autres moyens.
Pour ce qui est de l’articulation entre autorité civile et militaire, j’estime que le préfet doit prendre toute la place qui lui revient, et y rester. On attend de lui des ordres clairs, des directives formelles et précises : rien n’est plus difficile pour un commandant de dispositif que de devoir rester dans le vague. Au demeurant, il appartient au représentant de l’État, responsable de l’ordre public, de prendre ses responsabilités.
Policiers et gendarmes se trouvent actuellement dans une position difficile, dans la mesure où ils doivent faire face à un adversaire diffus : comme les événements récents l’ont montré, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de la « violence globale », pour reprendre une expression que j’utilisais lors des exposés que je faisais à Saint-Astier. C’est au niveau idéologique que le problème de la violence se pose : est-elle acceptable quelles que soient ses motivations ? En fait, le véritable combat est à mener en amont, car notre société a adopté une culture de la violence sous l’effet de l’américanisation de notre mode de vie, et de la banalisation de la violence, notamment au cinéma et dans les jeux vidéo. La délinquance quotidienne devient, elle aussi, plus violente : je suis bien placé pour le savoir, car j’ai une fille gendarme dans une brigade territoriale et j’évoque souvent cette question avec elle.
Pour moi, les gendarmes départementaux doivent être formés comme les policiers de la sécurité publique, afin de leur permettre d’exercer au mieux leur mission au quotidien. Cette mission consiste à être en mesure de faire face à des menaces imprévues, tout en ayant une posture de bonhomie, de sociabilité vis-à-vis des citoyens. Ce compromis difficile à réaliser, c’est le métier même des gendarmes départementaux. Au sein des écoles de gendarmerie, on enseigne que l’« intervention professionnelle » doit se faire en observant trois principes : le principe de légalité, qui correspond au respect des droits premiers de la personne, le principe de sécurité – se protéger et protéger également les autres, notamment la personne que l’on contrôle –, et le principe d’efficacité, selon lequel on est amené à prendre, le moment venu, l’ascendant sur l’adversaire. Dans ce cadre, l’une des exigences fondamentales est le vouvoiement, dont les gendarmes font un usage inconditionnel, car il renvoie la personne contrôlée à une certaine idée du respect qu’elle a pour elle-même.
Cela dit, je considère que la gendarmerie départementale ne doit être utilisée pour le maintien de l’ordre que dans des missions de deuxième échelon, de bouclage, de surveillance de points particuliers. En effet, les missions de force, de premier échelon, demandent un entraînement et une cohésion spécifique. J’insiste sur l’importance de cette cohésion, qui participe d’une culture acquise grâce aux officiers d’encadrement : d’une importance fondamentale, elle s’obtient en travaillant et ne peut en aucun cas s’improviser.
M. Philippe Folliot. Ce que vous dites vaut-il également pour les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) ?
Général Bertrand Cavallier. Pour moi, les PSIG ne sont pas des unités de maintien de l’ordre à proprement parler. Ils effectuent des interventions domiciliaires, mais les quelques opérations de maintien de l’ordre qui leur sont confiées reposent sur un emploi très contenu de la force et une psychologie particulière. Cela dit, les PSIG peuvent tout de même être engagés dans des opérations de maintien de l’ordre dans certaines situations exceptionnelles.
Pour ce qui est des moyens, le code de la sécurité intérieure prévoit que la carabine Tikka figure parmi les moyens dont disposent à la fois la gendarmerie et la police nationale, afin de procéder à un tir sélectif visant à neutraliser un tireur isolé faisant feu sur les forces de l’ordre. J’ai appris que la gendarmerie avait mené une réflexion au sujet de l’emploi de cette arme – réflexion qui, à mon sens, s’inscrivait dans une démarche d’amélioration du dispositif actuel. La possibilité que nous soyons un jour confrontés à un tireur isolé – faisant feu depuis le toit d’un bâtiment ou une fenêtre, par exemple – est bien réelle : cette situation s’est déjà produite et elle se produira à nouveau.
La question des VBRG est effectivement centrale : cela fait vingt ans que la gendarmerie estime qu’un renouvellement de son parc blindé s’impose. Je parle d’un parc de véhicules de maintien de l’ordre, et non de combat. En 2003, quand j’ai reçu des membres de la Bundespolizei à Saint-Astier, je leur ai conseillé de porter du bleu, et non du vert, car dans la psychologie collective, c’est l’une des différences essentielles entre un dispositif de maintien de l’ordre et un dispositif de combat – de même, les véhicules servant à la première de ces missions doivent obligatoirement être équipés de roues, les chenilles étant réservées aux véhicules de combat. Comme l’a indiqué le général Denis Favier, directeur général de la gendarmerie nationale, des choix budgétaires ont été faits dans l’objectif d’assurer la mission de sécurité au quotidien. Cependant, un débat doit être ouvert sur l’urgence de répondre à des besoins en moyens plus spécifiques de la gendarmerie mobile, afin de lui permettre de faire face à toutes les situations – ce qui renvoie à la question de la complémentarité avec l’armée, qui fait partie des forces de troisième catégorie, et demeure régie par le principe des réquisitions.
Il ne faut pas perdre de vue que l’armée de terre a une culture de combat. Dans les années 2000, j’ai participé au sein de la Direction générale à des discussions serrées entre l’état-major des armées et la Direction générale de la gendarmerie nationale, estimant pour ma part que, dans les opérations extérieures, ce n’était pas à l’armée de terre qu’il revenait de faire du maintien de l’ordre. Depuis, ce principe est totalement admis : ainsi, en République centrafricaine, ce sont les gendarmes qui interviennent actuellement en premier échelon dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.
J’insiste sur le fait que les gendarmes sont pétris de cette culture de maintien de l’ordre, qui veut que l’on retarde le plus possible l’usage des armes : on ne cherche pas à neutraliser l’adversaire en le détruisant, mais simplement à disperser les attroupements, par exemple. Cela peut d’ailleurs poser problème, dans la mesure où la réactivité d’un gendarme mobile face à une situation de feu est bien inférieure à celle d’un parachutiste, par exemple. J’ai d’ailleurs déjà eu l’occasion de dire à certains camarades de l’armée de terre que je voyais un non-sens dans le fait de confier des missions de maintien de l’ordre aux parachutistes du 2e REP.
Nous, gendarmes, sommes aptes à assumer des missions difficiles, car nous avons une formation initiale au combat. Le gendarme est d’abord un citoyen ; ensuite un soldat avec ses valeurs spécifiques, son positionnement en tant qu’individu par rapport au collectif – le statut militaire étant très exigeant par rapport au statut civil – et son savoir-faire technique et tactique qui, en le dotant d’une grande mobilité, lui permet de repousser plus longtemps la confrontation avec l’adversaire ; enfin, c’est un uniforme bleu. Un travail considérable est fait dans les écoles de gendarmerie sur les valeurs citoyennes, la tolérance et la constitution de la société.
J’ai eu l’occasion de dire il y a peu de temps, lors d’une rencontre avec un sénateur et des députés, que, pour moi, l’armée devait conserver ses effectifs. Au cours des trois dernières années, j’ai parcouru la plupart des pays du Sahel, et je viens de rentrer de Jordanie, ce qui me permet d’affirmer que nous nous trouvons dans un environnement très instable – et appelé à le rester durablement. Dès lors, notre armée sera de plus en plus engagée, et sa vocation première n’est pas d’être engagée sur le territoire national – étant précisé que certaines menaces sur le territoire national sont initiées en dehors de nos frontières. La complémentarité dans une conception globale de la défense de sécurité appelle une imbrication des différents moyens. Depuis la Révolution française, il est prévu que les armées peuvent être appelées à intervenir comme force de maintien de l’ordre dans le cadre d’une situation d’exception, mais en tant qu’ultima ratio – en dernière extrémité.
Je conclurai en disant un mot de l’entraînement, sur lequel nous devons continuer à mettre l’accent. Quand j’étais chargé de la formation et de l’entraînement en gendarmerie, un budget d’environ 8 millions d’euros était consacré à cette mission ; aujourd’hui, ce budget a été réduit de moitié. Or, c’est bel et bien l’entraînement qui conditionne l’efficacité des forces sur le terrain. Plus un gendarme est entraîné, plus grande sera la maîtrise dont il fera preuve au moment d’agir. Malheureusement, certains choix budgétaires ont été faits, dont l’entraînement pâtit, non sur le plan de la formation doctrinale – bien qu’il faille veiller, sur ce point, à rester en phase avec l’évolution des menaces auxquelles il faut faire face – mais en termes de budget alloué, qui doit rester d’un niveau permettant aux forces de maintien de l’ordre de continuer à exercer leur mission de la meilleure façon sur le terrain : en la matière, je considère qu’une réflexion s’impose.
M. le président Noël Mamère. Au nom de notre commission, je vous remercie, mon général, pour vos réflexions et vos suggestions, qui vont venir enrichir notre travail.
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Audition, ouverte à la presse, de M. Cédric MOREAU DE BELLAING, maître de conférences à l’École normale supérieure
Compte rendu de l’audition du jeudi 22 janvier 2015
M. le président Noël Mamère. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Cédric Moreau de Bellaing prête serment)
M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences à l’École normale supérieure. Je suis maître de conférences en sociologie du droit et en sciences politiques. Je travaille depuis dix-sept ans sur la police. J’ai commencé par une étude historique sur la genèse des compagnies républicaines de sécurité (CRS) au lendemain de la Seconde guerre mondiale puis j’ai changé de discipline, me consacrant à la sociologie politique, tout en conservant la police comme objet d’étude et notamment la formation policière. Mon doctorat a porté sur l’école de police et sur le contrôle interne – en particulier l’Inspection générale des services (IGS). Après ma thèse, j’ai continué à travailler sur l’institution policière autour de trois axes : les dispositifs policiers de lutte contre le hooliganisme, la gestion des pratiques de dégradation dans les moments de protestation collective et l’introduction des armes dites non létales ou sub-létales dans l’équipement policier.
Je souhaite vous donner quelques pistes de réflexion à propos du maintien de l’ordre, nourries par mes travaux de recherche passés et actuels. La présente commission d’enquête a été constituée à la suite du décès de Rémi Fraisse lors d’une opération de maintien de l’ordre au barrage de Sivens. Une constante du discours officiel m’a alors frappé : l’assurance que, cette nuit-là, les gendarmes mobiles ont affronté une violence hors de toute proportion - certains affirmant même qu’ils n’avaient pas vu cela en vingt ou trente ans de gendarmerie. Ce constat devait avoir pour effet de contextualiser, peut-être de justifier l’usage des grenades offensives.
J’ai été surpris par ce discours, d’abord parce que la France a connu des épisodes qui peuvent « concurrencer » sans trop de difficulté ce qui s’est passé à Sivens, ensuite parce que, si violent que cet épisode ait pu être, cette violence reste très en deçà de ce que connaissent certains des pays voisins comme la Grèce ou l’Allemagne. Les forces françaises de maintien de l’ordre sont réputées dans l’Europe entière pour leurs compétences techniques à assurer des services d’ordre voire des missions de rétablissement de l’ordre difficiles. Surtout, j’ai été surpris car j’y ai décelé un changement de discours, symptôme d’un changement de doctrine. Ainsi, l’intensité de l’engagement des forces de maintien de l’ordre serait justifiée par l’intensité de la violence des protestataires, ce qui signifie que les services de maintien de l’ordre devraient caler le degré de force qu’ils engagent sur le niveau de violence des manifestants.
Or, ce qui semble être devenu un principe technique m’a interpellé parce qu’il est - disons-le franchement – radicalement opposé aux doctrines sous-tendant l’école française de maintien de l’ordre depuis de très nombreuses années. Les historiens ont montré de manière incontestable que les forces de police et les forces de gendarmerie ont progressivement connu, en particulier au XIXe siècle, une évolution essentielle qui a largement contribué à la réduction globale du niveau de violence dans les mouvements de protestation collective. Au début du XIXe siècle, en effet, les forces de l’ordre calaient l’intensité de l’usage de la force sur la violence des protestataires qui leur faisaient face. Cette montée aux extrêmes favorisait l’usage d’armes de part et d’autre, provoquait nombre de blessés et, du reste, se soldait parfois par un nécessaire repli de la force publique.
À la fin du XIXe siècle, la situation s’est parfaitement inversée. Les forces de l’ordre, ayant reçu de nombreuses consignes, ayant été dotées d’une doctrine d’emploi réfléchi, ont cessé d’ajuster leur usage de la force à celui des protestataires. Il s’agissait de contraindre ces derniers à s’ajuster au niveau de violence des forces de l’ordre. Cette doctrine a fonctionné : le nombre d’affrontements a baissé et leur intensité a diminué. Il ne faut pas, bien sûr, commettre d’anachronisme et transposer un raisonnement aussi lointain à la situation actuelle. Il n’en reste pas moins que la doctrine du maintien de l’ordre, en France, s’est constituée sur cette inversion. C’est cette doctrine qui a garanti la compétence des forces de police en matière de gestion des protestations publiques et la création des forces spécialisées – gendarmes mobiles en 1927 et CRS en 1944 – en a été l’aboutissement logique.
C’est pourquoi le retournement que la tragédie de Sivens a contribué à rendre visible est inquiétant : il est potentiellement symptomatique d’une transformation de la doctrine du maintien de l’ordre et cela mérite explication. Il faut s’interroger sur les raisons de ce virage, de cette inversion. Je me contenterai ici d’esquisser quelques pistes d’explication.
La situation actuelle est d’abord le fruit d’une transformation des doctrines d’emploi des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre ; cette transformation a commencé dans les années 1970 lorsque les CRS et les gendarmes mobiles ont créé des unités légères en leur sein pour combattre les petits groupes mobiles d’autonomes qui se disséminaient dans les grandes manifestations pour mener une action spectaculaire – bris de vitrines de magasins de luxe… – avant que de se disperser dans la manifestation. L’évolution doctrinale s’est surtout accélérée avec la réforme impulsée pendant les émeutes urbaines de 2005. Cette réforme reposait sur une doctrine visant à rendre de la mobilité aux forces de l’ordre qui n’étaient plus seulement confrontées à des manifestations imposantes organisées par des syndicats rompus à l’exercice mais à des groupes de jeunes évoluant sur un terrain mal connu des policiers : les méandres des grands ensembles.
Le principe a donc consisté en la dislocation du principe de base des forces de maintien de l’ordre : celui de l’action collective selon lequel on tient ensemble un site, une rue, on charge ensemble et on s’arrête ensemble. Or l’inversion a été totale dans la mesure où l’unité de base de ces services est devenue le binôme afin de rendre plus fluide l’intervention policière et de permettre, le cas échéant, des arrestations. Les policiers chargés du maintien de l’ordre n’avaient donc plus pour unique tâche de tenir un cordon, une rue, un espace mais de se mouvoir et, j’y insiste, d’interpeller. Le fait de demander aux forces de maintien de l’ordre – dont la compétence réside spécifiquement dans la capacité à résister, à défendre un lieu – de revenir à une dynamique beaucoup plus classique, celle de l’arrestation, a changé beaucoup de choses.
Depuis la création des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, la doctrine reposait sur la mise à distance des manifestants : tenir un barrage plutôt que de mener ce que les policiers appellent des courses à l’échalote, c’est-à-dire des poursuites individuelles des fauteurs de troubles ; développer des équipements qui protègent les policiers mais qui sont lourds et qui donc rendent difficile cette poursuite ; utiliser des armes qui visent à disperser, à éloigner, le dispositif principal étant ici la grenade lacrymogène. Or le retour des missions d’interpellation signifie l’inverse : moins de patience, plus de risques, avec la nécessité d’un rapprochement physique avec les perturbateurs afin de les interpeller. Évidemment, les CRS et les gendarmes mobiles n’ont pas, du jour au lendemain, perdu ce qui a fait leur grande compétence et les services d’ordre auxquels on assiste aujourd’hui couplent ces dispositifs. Il n’en reste pas moins que cette mutation fondamentale a un effet durable sur la manière dont sont désormais envisagées les situations de gestion de l’ordre et de contention des désordres.
Autre fait significatif : la transformation de l’armement. Depuis une quinzaine d’années, ont été introduites dans l’équipement des forces de l’ordre des armes dites non létales. Il faudrait affiner l’analyse de leurs effets en fonction des services policiers ou gendarmiques. Le développement de ces armes non létales avait pour vocation de remplacer les armes à feu et donc de réduire la létalité globale de la force policière. On sait pourtant, désormais, que ces armes ne sont pas utilisées dans les mêmes contextes que les armes à feu – que les policiers français utilisent peu, ce qui est heureux. Ainsi le flash ball n’a pas du tout remplacé les armes à feu mais s’est ajouté aux moyens déjà disponibles. Le flash ball permet certes de maintenir à distance les protestataires mais il les blesse parfois gravement – chaque année compte son lot d’éclopés et d’affaires médiatisées comme celle de ce manifestant qui avait perdu un œil. Si bien que les flash ball, dont l’« argument de vente » consistait à dire qu’il s’agissait d’armes devant contribuer à réduire le niveau de violence engagée par les forces de l’ordre d’un État démocratique, ont un effet tendanciellement inverse et contribuent à élever le niveau de violence des situations de maintien de l’ordre.
Que serait aujourd’hui un maintien de l’ordre réussi du point de vue des forces de l’ordre : un maintien de l’ordre sans blessés ou avec un niveau d’arrestations élevé ? des forces de l’ordre patientes ou bien qui interviennent rapidement ? Autrement dit, comment faire pour évaluer différemment la qualité de la prestation policière, comment récompenser les policiers et les gendarmes parce que le calme a été maintenu, parce qu’il n’a pas été nécessaire d’intervenir, la pacification ayant été obtenue en amont, plutôt que de les récompenser en fonction du nombre d’arrestations ? Il ne s’agit pas de supprimer cette seconde modalité de reconnaissance mais il paraît nécessaire de réfléchir à la première.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Vous avez évoqué, à la fin de votre exposé, l’utilisation du flash ball ; or, à ma connaissance, cet outil n’est pas employé par les forces de maintien de l’ordre – les opérations de maintien de l’ordre et les opérations de sécurité ne recouvrant pas tout à fait la même réalité. Je suis élu dans une circonscription où, malheureusement, se sont déroulés les événements qui ont conduit aux émeutes urbaines de 2005 que vous avez rappelées à la marge – événements qui ne correspondaient pas à une opération de maintien de l’ordre au sens classique de l’expression.
Considérez-vous que l’évolution des formes de manifestations, ces dernières années, permet d’envisager sérieusement la modification – et c’est un peu l’objet de cette commission – de la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre ? Nous sommes en effet confrontés à des manifestants plus violents et moins organisés. On est passé de la forme classique d’une manifestation allant d’un point A à un point B, manifestation encadrée par son propre service d’ordre, à des manifestations aux formes plus floues, organisées par des collectifs dépourvus d’interlocuteurs identifiables par les autorités. On pense au phénomène des « zones à défendre » (ZAD), qui évolue en milieu ouvert et qui, forcément, amène la force publique à adapter ses dispositifs.
Quand bien même on poursuit l’objectif de préserver l’ordre public, on est enclin, en autorisant une manifestation, à accepter une dose de désordre public. Y a-t-il, selon vous, une évolution de ce désordre public ? Que peut-on tolérer dans une société démocratique et quel est le degré de tolérance en France en comparaison avec d’autres pays démocratiques ?
Enfin, comment jugez-vous le système de maintien de l’ordre français dans l’absolu puis par rapport à d’autres modèles ?
M. Cédric Moreau de Bellaing. Le maintien de l’ordre est assuré en France par des forces spécialisées – les CRS et les gendarmes mobiles – qui reçoivent une formation spécifique, mais aussi par des compagnies plus ponctuelles – comme les compagnies de district – dont les membres reçoivent une formation moins poussée. Ces dernières sont dotées d’armes de type flash ball – ce qui rend pertinente la question de leur utilisation dans les opérations de maintien de l’ordre. Je rappelle souvent à mes étudiants que les CRS portent sur leur casque deux larges bandes jaunes depuis Mai-1968. Elles ont été apposées à leur demande parce qu’elles en avaient marre de se faire accuser de violences commises par d’autres services et en particulier les compagnies d’intervention.
Ensuite, si c’est bien au cours des émeutes de 2005 qu’a été décidé un renouvellement de la doctrine, celui-ci a été conçu antérieurement.
En ce qui concerne le caractère plus violent des manifestants auxquels font face les forces de l’ordre, d’un point de vue sociologique, cela reste à voir : la violence des grandes manifestations de 1947-1948, de celles – des viticulteurs – de 1950 ou de celle – de Creys-Malville – de 1977, n’avait rien à envier à la violence des manifestations d’aujourd’hui. En revanche, que l’on ait affaire à des groupes moins organisés, à des collectifs plus flous, c’est certain et c’est là que réside le défi principal. En effet, ce qui a permis l’institutionnalisation du maintien de l’ordre, c’est le développement d’une coopération avec les organisateurs des manifestations – de ce point de vue, la CGT a été reconnue par les services de police comme un interlocuteur privilégié pour organiser des manifestations « carrées ». La question qui se pose est dès lors sans doute moins celle de l’arsenal des forces de l’ordre que celle de la capacité à créer de nouvelles coopérations avec des groupes relativement flous mais participant d’un mouvement social plus global.
Il est difficile d’établir un diagnostic général, certains groupes s’étant pacifiés, d’autres durcis. Reste que le niveau de tolérance au désordre global a baissé parmi le public ou chez les policiers, mais aussi chez les manifestants, les organisations condamnant systématiquement les groupes fauteurs de violences – ce point fait l’objet de débats parmi les zadistes sur le fait de savoir ce qui, de leur point de vue, relève ou non de la violence légitime.
Enfin, je n’ai pas moi-même mené d’enquête sur le maintien de l’ordre dans d’autres pays mais, lorsque j’ai travaillé sur les dispositifs policiers de lutte contre le hooliganisme dans les cas de Lyon et Paris, j’ai été frappé de constater la présence très régulière de délégations d’autres polices européennes qui venaient voir comment les forces de maintien de l’ordre françaises traitaient la question, tant il est vrai que la France jouit d’une bonne réputation en la matière. On peut en inférer que le système de maintien de l’ordre français est efficace concernant ce qu’il connaît ; il a en revanche plus de mal à s’adapter à ce qu’il connaît moins bien.
Lorsque j’ai évoqué la transformation de la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre, je n’ai pas voulu dire qu’elle était irréfléchie mais qu’elle visait à répondre à des changements des comportements protestataires. Cela étant, cette transformation ne me paraît pas avoir été accompagnée d’une réflexion globale sur ses effets sur le fonctionnement des unités concernées.
M. le président Noël Mamère. À la différence du rapporteur, je ne suis pas convaincu que la violence ait évolué de telle manière qu’elle doive entraîner un changement de doctrine. Vous datez le début de ce changement des années 1970 et décelez un tournant en 2005. En tant que sociologue, pensez-vous que cette évolution soit inéluctable, va-t-elle modifier la conception du maintien de l’ordre en France ? Vous avez évoqué cette capacité à résister, à retenir – ces deux piliers du maintien de l’ordre ; or donner la priorité aux interpellations ne correspond pas à la mission des forces de l’ordre.
J’aborderai ensuite la mauvaise formation des forces supplétives qui sont, pour leur part, dotées de flash ball et de tasers, et qui les utilisent – on compte plusieurs accidents, notamment des énucléations, et on a même déploré la mort d’un manifestant. Quel est votre point de vue sur, non pas une moralisation, mais sur la formation de ces supplétifs ? Je pose la question avec d’autant plus de force qu’en tant que député j’avais demandé que ces supplétifs ne soient pas armés de flash ball ni de tasers. Je souhaite savoir s’il s’agit également de votre opinion et connaître vos propositions en ce sens.
M. Cédric Moreau de Bellaing. Une transformation de la doctrine peut sembler inéluctable. On peut en effet reconnaître que les interventions classiques des forces de l’ordre à l’occasion de manifestations de masse dans un espace urbain connu et quadrillé sont difficilement transposables à ce qu’on désigne sous l’appellation de violences urbaines – le territoire n’est pas le même, le mode opératoire des protestataires n’est pas le même non plus. En revanche, revenir sur la priorité donnée à la préservation d’un territoire sur les arrestations me paraît discutable. Il conviendrait de réfléchir à l’articulation des différentes forces de police qui interviennent dans le cadre d’opération de maintien de l’ordre.
On a vu se renforcer une articulation entre les forces mobiles de maintien de l’ordre et des groupes de policiers en civil qui vont choisir une ou deux personnes identifiées comme des meneurs. Le débat existe depuis un siècle sur la possibilité d’identifier des meneurs alors que la sociologie des manifestations montre que les échauffourées sont très rarement structurées autour de meneurs et de suiveurs. Aussi ne s’agit-il pas à mes yeux d’une transformation inéluctable.
Quant à la question des arrestations, elle renvoie à celle du degré de désordre que peut supporter un État démocratique, sachant que, précisément, la spécificité du maintien de l’ordre dans un État démocratique est d’accepter un certain niveau de désordre.
On doit également réfléchir au moment où les forces de l’ordre doivent savoir se retirer quand c’est nécessaire. Il arrive encore, en effet, que des dispositifs soient mis en place alors que très peu de risques sont encourus, et que cela suscite des tensions entre manifestants et forces de l’ordre. Si ces dernières sont considérées comme les représentantes de l’État, il faut attendre de leur part des propositions stratégiques plus réfléchies que celles constatées.
La question de la formation des forces supplétives se pose aussi du point de vue des policiers. L’anecdote que j’ai rappelée des deux bandes jaunes sur les casques des CRS est à cet égard très significative du souci des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre de préserver des compétences qu’elles pensent être mises à mal par l’intervention de ces forces supplétives. On assiste en effet à un mouvement contradictoire qui consiste à considérer que le nombre de manifestations de masse ayant globalement baissé depuis trente ans, il faudrait redéployer les CRS vers des missions de sécurisation alors que, dans le même temps, on confie le maintien de l’ordre à des forces supplétives moins bien formées. On peut s’interroger sur le fait de savoir s’il ne faudrait pas confier à ces forces supplétives des missions de sécurité publique ou des missions de police urbaine et de nouveau confier aux CRS et aux gendarmes mobiles le maintien de l’ordre – spécialité qui a fait leur renommée.
M. Guy Delcourt. La semaine dernière, l’ancien directeur du centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier nous indiquait qu’en matière de maintien de l’ordre, la formation spécifique qui y est donnée révélait que, dans certains cas, on ne devrait pas faire appel, en zone rurale, aux gendarmes départementaux ; il a même ajouté qu’il valait mieux les laisser dans leurs casernements. Je lui ai demandé, dès lors qu’on considère le maintien de l’ordre comme une spécialité qui nécessite un entraînement très particulier – et j’ai lu les différents rapports sur ce qu’on enseigne au centre de Saint-Astier, devenu une référence en la matière –, s’il pensait que l’on devait également se pencher, à l’occasion des grandes manifestations, sur les périmètres urbains. Et nous n’avons pas manqué de grandes manifestations – l’une très pacifiste et les autres beaucoup moins – en territoire urbain et notamment dans la capitale.
Pensez-vous que cette suggestion mérite d’être travaillée sous la forme d’une proposition qui pourrait être faite à l’autorité politique ?
M. Daniel Vaillant. Mon point de vue diverge du vôtre, monsieur le professeur, et de celui du président : bien sûr que la violence a évolué. La société d’aujourd’hui est plus violente – en tout cas on le sait davantage. Les manifestations se sont diversifiées et si l’on cherchait, auparavant, à rassembler le plus de monde possible, on cherche davantage, aujourd’hui, à alimenter son tableau de chasse y compris aux dépens des forces de l’ordre. On a même connu des manifestations où il y avait une forme de jeu entre les manifestants et les forces de l’ordre ; mais chacun évitait l’engrenage. Or on ne peut nier une évolution dans le sens d’une plus grande violence. Il est vrai également que des initiatives ont été prises du côté des forces de l’ordre : je pense à la création des voltigeurs en 1986 – force supplétive dont l’action a connu une issue dramatique.
On note par ailleurs la volonté, vis-à-vis des forces de l’ordre, de créer un effet de surprise, et c’est très ennuyeux. Une manifestation est annoncée, déclarée, éventuellement autorisée mais certains groupes essaient de surprendre. C’est pourquoi je vous interrogerai sur la nécessité de s’appuyer davantage sur le renseignement – et je suis heureux d’apprendre que le renseignement territorial va être renforcé – puisqu’il fait remonter d’autres éléments d’information que ceux affichés par les organisateurs de la manifestation primaire que les groupes en question essaient de « polluer » à travers des démonstrations de violence, de casse ou de vol.
S’ajoute une autre évolution : la dimension internationale. Les sommets nécessitent un renseignement anticipé. Les interceptions de sécurité n’ont pas vocation à priver des individus de liberté mais elles sont parfois nécessaires quand on sait que des groupes extérieurs, y compris étrangers, vont se joindre à des manifestations pour déstabiliser, casser, blesser ou tuer. Ayant été membre de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) pendant cinq ans, je puis vous assurer que pendant la préparation d’une manifestation ou pendant la manifestation elle-même, certaines interceptions se révèlent nécessaires pour prévenir les échauffourées ou les drames.
Aussi, plus que jamais, l’anticipation m’apparaît-elle un élément essentiel du maintien de l’ordre. Les forces de l’ordre et notamment l’autorité administrative doivent disposer du maximum d’informations pour mieux maîtriser l’ordre sans que la liberté de manifester soit remise en cause.
Partagez-vous ce point de vue ?
M. Cédric Moreau de Bellaing. Dans le cas des événements de Sivens, fallait-il caserner les gendarmes départementaux ? Depuis plusieurs semaines, des tensions très fortes s’étaient développées entre les manifestants eux-mêmes – étant entendu que l’univers zadiste est très hétérogène – puis entre les manifestants et les gendarmes départementaux. On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur l’engagement ou non de forces qui ne sont pas du tout habituées à la gestion de mouvements de protestation. J’aurais tendance à abonder dans le sens de la personne qui m’a précédé devant cette commission.
J’en viens à l’intervention de Monsieur Vaillant. La première question à se poser pour savoir si les mouvements de protestation sont plus violents est de déterminer par rapport à quoi et par rapport à quand. Je suis convaincu que le niveau de violence est globalement plus faible que dans les années 1950-1960, qu’il s’agisse de grandes manifestations, d’émeutes ou de résistance à la force publique. Peut-être y a-t-il eu une phase d’apaisement dans les années 1980 – et encore est-ce au cours de cette période qu’apparaît le phénomène des violences urbaines. J’aurai donc tendance à me raccrocher à la seconde partie de votre phrase selon laquelle « on le sait davantage ». On note en effet une plus grande sensibilité à l’illégitimité du recours à la violence au cours des protestations collectives.
En Allemagne, le mouvement autonome, très puissant, n’a jamais rechigné à affronter les forces de l’ordre. Or ces dernières ont trouvé des moyens autres que la réponse oppositionnelle pour réduire la violence : elles ont affaibli leur présence, les espaces urbains ont été modifiés… En Grèce aussi on relève un niveau de violence très élevé mais que l’on parvient à contenir.
En ce qui concerne l’effet « tableau de chasse », je ne dispose pas de données empiriques mais qui remplirait ce tableau ? Relativement peu de policiers sont gravement blessés ou tués – c’est très rare et c’est heureux.
Quant à l’effet de surprise, on gagnerait à préciser de quel groupe on parle. Certains cherchent l’affrontement car ils estiment que le recours à la violence est une modalité d’expression de leurs revendications, voire une modalité d’accès à l’espace public. Il existe deux manières, en effet, de prévenir l’affrontement : l’anticipation et la soustraction à l’affrontement. Dans ce dernier cas, vous me répondrez qu’il faut bien, dans certains cas, protéger des lieux ; mais parfois, ce sont des principes généraux de maintien de l’ordre qui amènent les services de police à se trouver à tel ou tel endroit. Il faudra peut-être réviser ces principes.
La dimension internationale est intéressante. Depuis le sommet de l’OMC à Seattle en 1999 et celui du G8 à Gênes en 2001, des regroupements protestataires internationalisés se sont formés. L’activité de renseignement existe déjà car, si je me souviens bien, à Gênes, de nombreux représentants de policiers n’étaient pas italiens. Cette expertise internationale a également été développée à l’occasion des grandes compétitions sportives, notamment de football, où les policiers spécialistes des phénomènes de hooliganisme des pays engagés dans la compétition se rendent sur place. Je ne suis pas certain que cette dimension internationale provoque un changement de nature des mouvements de protestation collective. Si ce phénomène s’est intensifié, il n’est pas nouveau : lors de la manifestation antinucléaire de Creys-Malville en 1977, au cours de laquelle un manifestant serait décédé à cause d’une grenade offensive, il y avait des militants allemands au point que certains responsables locaux ont déclaré à la presse que c’était la deuxième fois que leur ville était « occupée ». Si cette dimension internationale, donc, n’est pas nouvelle, elle ne s’en est pas moins intensifiée et nécessite une meilleure articulation au niveau européen.
M. le président Noël Mamère. Votre thèse porte sur les institutions de contrôle des forces de l’ordre : l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Pensez-vous que ces services fonctionnent de manière satisfaisante ou bien pensez-vous qu’il n’est pas sain que le contrôleur soit également le contrôlé ?
M. Cédric Moreau de Bellaing. Il est toujours difficile d’être bref quand on vous interroge sur votre sujet de thèse. J’ai travaillé sur l’Inspection générale des services (IGS) qui, à l’époque, avait compétence pour Paris et les trois départements limitrophes. J’ai été alors frappé par le très faible nombre de dossiers ouverts à propos d’agissements de policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre. Ce phénomène est avant tout lié à un problème d’identification : il était difficile, sinon impossible, à une personne se rendant à l’IGS de décrire le policier incriminé. Peut-être conviendrait-il de rendre visible le matricule – j’y suis pour ma part très favorable.
L’IGS sanctionne majoritairement la « privatisation » des fonctions policières, à savoir l’utilisation à des fins privées des moyens mis à disposition des fonctionnaires de la force publique. Si c’est la préservation du caractère public de la mission policière qui est au cœur des inquiétudes des forces de l’ordre, il faudra accroître l’exigence du contrôle public comme le port du matricule sur les uniformes, éventuellement l’installation de caméras dans les véhicules ou dans les lieux de rétention, non pas en raison d’une méfiance vis-à-vis des forces de l’ordre mais parce que cela compte pour eux.
Pour répondre globalement à votre question sur le fonctionnement des services internes et en particulier sur l’éventuel risque présenté par le fait que le contrôleur est également le contrôlé, ce qui peut apparaître comme un inconvénient présente également des avantages. En effet, les enquêteurs de l’IGS savent déceler les moments où les policiers essaient de contourner un fait ou quand où ils essaient de changer leur version des faits. La question n’est donc pas de savoir s’il faut privilégier le contrôle interne ou le contrôle externe, mais de savoir quelle articulation organiser entre les deux – il s’agit là d’un chantier considérable dès lors que la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) a été dissoute au profit du Défenseur des droits, dont je ne conteste pas la qualité du travail mais qui ne peut pas tout faire. Le contrôle externe a ainsi perdu des moyens qui par ailleurs étaient déjà relativement faibles – la CNDS avait du mal à finir l’année avec le budget qui lui était alloué et ses droits d’investigation n’étaient pas des plus étendus.
M. le rapporteur. Je partage votre point de vue sur l’articulation nécessaire entre contrôle interne et contrôle externe. Dans tous les corps de l’administration française, il y a des organismes de contrôle interne et des enquêtes administratives qui peuvent déclencher des procédures judiciaires.
Vous avez évoqué la question des caméras. Les policiers étaient très réticents, au début, à l’installation des caméras-piétons alors qu’ils adhèrent maintenant complètement à ce système dont ils estiment qu’il les protège.
Par ailleurs, les journalistes remarquent être beaucoup plus rejetés par les manifestants que les forces de l’ordre.
Qu’en pensez-vous ?
M. Daniel Vaillant. Des évolutions positives ont eu lieu concernant les inspections, certains services de contrôle ayant mérité par le passé d’être davantage contrôlés. Plusieurs procédures judiciaires ont montré que l’IGS avait mieux à faire que ce qu’elle a parfois fait. Sa régionalisation a été une bonne réforme.
Vous avez déclaré qu’il était parfois préférable que les forces de l’ordre ne soient pas présentes pour que tout se passe bien. Je comprends bien le sens de votre propos mais, par expérience, je sais que quand on a affaire à une manifestation aux contours incertains, plus il y a d’effectifs pour maintenir l’ordre, mieux ça se passe. Il est toujours dramatique d’envoyer des policiers pour contrôler une manifestation quand le rapport de force n’est pas bon.
Enfin, sans chercher à convaincre le président Mamère d’adhérer à ce système, la vidéo-protection permet, dans des milieux urbains denses, d’avoir des éléments de preuves parfois utiles en dehors des téléphones portables.
M. le président Noël Mamère. Je ne l’ignore pas mais tant que j’en serai maire, il n’y aura pas de police municipale ni de caméra de surveillance dans la commune de Bègles.
M. Cédric Moreau de Bellaing. J’ai pu constater au moins une fois le phénomène décrit par le rapporteur, au moment des manifestations contre le contrat première embauche (CPE). Quelques personnes ont commencé à briser des vitrines et s’en sont pris aux forces de l’ordre et, entre les deux, se trouvait une rangée entière de journalistes casqués. Nul doute que certains manifestants s’en prennent parfois aux représentants des médias. Nous disposons de très peu de données sur ce phénomène. Néanmoins, on pourrait assez facilement montrer que ce n’est pas nécessairement l’ensemble de la presse qui est visé dans ce genre de situation et que les protestataires choisissent leurs cibles : les journalistes de télévision – et certains d’entre eux plus que d’autres selon qu’ils travaillent pour telle ou telle chaîne – sont ainsi plus visés que les journalistes de radio, et eux-mêmes plus que les journalistes de la presse écrite.
Qu’il y ait eu des ratés – et même plus – dans le fonctionnement de l’IGS ne fait aucun doute. On verra les résultats de la régionalisation, qui ne concerne pas seulement les rapports entre l’IGPN et l’IGS mais aussi les rapports entre la préfecture de police et le ministère de l’Intérieur.
J’ai indiqué que les forces de l’ordre pouvaient se retirer ou n’être pas directement présentes sur le site. Il ne fait pas de doute que des manifestations se déroulent bien parce que l’encadrement policier est considérable. Mais il arrive qu’à l’occasion de certaines manifestations on compte plus de policiers que de manifestants – même si c’est rare. Lorsque j’évoque l’idée que des manifestations puissent se dérouler sans que les forces de l’ordre soient présentes, je devrais préciser : sans qu’elles soient visiblement présentes, afin qu’elles restent prêtes à intervenir.
M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions pour votre contribution à la réflexion de la commission d’enquête.
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Audition, ouverte à la presse, de M. Thomas ANDRIEU, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur
Compte rendu de l’audition du jeudi 22 janvier 2015
M. le président Noël Mamère. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thomas Andrieu prête serment)
M. Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur. Je commencerai par replacer la question du maintien de l’ordre et de l’emploi de la force dans l’état du droit, qui protège la liberté constitutionnelle de manifester. Est considéré comme manifestation un groupe de personnes qui utilisent la voie publique pour exprimer une volonté collective. Le terme est donc défini par un fait matériel – la présence de personnes sur la voie publique – et par une intention politique – celle de délivrer un message. La manifestation peut être mobile ou non.
Le régime juridique de la manifestation, qui s’applique aussi bien aux veilleurs, qu’aux zadistes ou aux anti-corrida, et aux flash mob qu’aux free parties, est libéral. La liberté de manifestation est mentionnée pour la première fois en tant que telle dans un décret-loi de 1935 relatif au maintien de l’ordre public, dans un contexte politique particulier. Une décision du Conseil constitutionnel datant de 1995 la consacre comme une des facettes du droit d’expression collective des idées et des opinions. La Constitution ne cite pas la liberté de manifestation, qui est toutefois rattachée à la liberté d’expression, à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le régime qui s’applique aux manifestations – comme aux associations – est celui de la déclaration, mais l’administration ne peut interdire une manifestation même non déclarée que si celle-ci peut entraîner des troubles graves, et que l’administration ne peut la gérer avec les moyens dont elle dispose. C’est donc un raisonnement en deux temps qui amène l’administration, puis le juge – avec un contrôle entier de proportionnalité – à vérifier que l’interdiction est justifiée. Répétons-le : une manifestation qui reste pacifique et ne trouble pas l’ordre public ne peut être interdite pour le simple motif qu’elle n’aurait pas été déclarée, et seul le motif d’ordre public justifie l’interdiction.
Autre signe du principe de liberté qui entoure la manifestation : la violation d’une interdiction est peu sanctionnée. Seuls ceux qui auraient dû déclarer la manifestation sont passibles de sanctions pénales. Les participants encourent seulement une amende pour non-respect d’arrêté de police, en vertu de l’article R610-5 du code pénal.
Enfin, on ne peut recourir à la contrainte pour faire exécuter un arrêté de police tendant à interdire la manifestation. Même si l’arrêté d’interdiction pris par un préfet ou un maire est légal et proportionné, on ne peut utiliser la contrainte pour disperser les manifestants dès lors que la manifestation est pacifique et ne trouble pas l’ordre public.
En revanche, à la différence de la manifestation, l’attroupement ne constitue pas l’exercice d’une liberté publique. On ne lui reconnaît pas de finalité politique. Son seul critère de définition est matériel. C’est un rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans des lieux publics, qui est susceptible de troubler l’ordre public. Aux termes de la loi, le trouble n’a pas à être constaté. Il suffit que l’on sente venir.
Non seulement le code de la sécurité intérieure permet la dispersion de l’attroupement, mais il fait obligation à l’autorité publique de mettre fin à des troubles éventuels. Il faut toutefois, après deux sommations sans effet, une décision administrative de l’autorité compétente, la première décision d’emploi de la force n’étant pas laissée à l’appréciation de la seule autorité opérationnelle. L’article R-211-21 du code de la sécurité intérieure réserve la décision au préfet du département ou au sous-préfet, au maire ou à l’un de ses adjoints, au commissaire de police, au commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l’autorité préfectorale, au commissaire de police ou à l’officier de police chef de circonscription.
La décision, qui ne revient en aucun cas au commandant direct des opérations, doit se prendre au plus près du terrain, sachant que les circonstances sont extrêmement fluides et que, ces dernières années, la gravité des violences a augmenté. En même temps, l’autorité – qualifiée d’autorité civile, bien que la décision puisse incomber à un gendarme ou à un policier de haut rang – doit avoir un regard distancié sur les événements. C’est une autorité suffisamment élevée qui recourt à l’usage de la force.
Cette tension, qu’on retrouve dans tout sujet d’ordre public, est au cœur de la réflexion du ministère de l’Intérieur. C’est probablement sur ce chaînage qu’un travail peut être fait. À la différence de ce qui se passe dans les autres États, il faut en France que les forces de l’ordre reçoivent un ordre exprès pour se servir des armes à feu.
Le régime libéral des manifestations fait que les conséquences pénales sont très mesurées. Je ne peux citer aucun exemple récent de condamnation pour manifestation illicite ni d’amende pour participation à une telle manifestation. En revanche, le régime des attroupements est répressif. Le fait de participer à un attroupement en étant porteur d’une arme constitue une infraction à part. La provocation directe à un attroupement armé est également réprimée, et plus encore si elle est suivie d’effet. L’objectif principal de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, adoptée en 2010, étant la préservation de l’ordre public, une personne qui dissimule intégralement son visage lors d’un attroupement peut être punie d’amende.
Les infractions de droit commun commises dans ce cadre concernent l’entrave à la liberté du travail ou à la circulation. Le fait de se débarrasser d’objets sur la voie publique est également répréhensible. L’outil pénal existe et peut être employé, pourvu qu’on ait identifié l’auteur de l’acte. Les outils de police judiciaire prennent alors tout leur sens : contrôle d’identité – contrôle d’identité de police judiciaire si l’on soupçonne une infraction, contrôle d’identité de police administrative en amont dans des zones où l’on sent que des troubles peuvent survenir –, vérification d’identité, interpellation et placement en garde à vue.
Je reviendrai si vous le souhaitez sur les fichiers de police utilisés pour prévenir ce type de troubles.
L’action de l’administration vis-à-vis des manifestants doit être claire, qu’il s’agisse des sommations ou de l’enchaînement qui conduit à l’usage de la force, lequel est placé sous le signe de la plus stricte proportionnalité. Tout cela doit être bien expliqué aux personnes qui participent à la manifestation ; ce point est sans doute susceptible d’amélioration. Enfin, dans la chaîne de commandement, il faut résoudre l’équation qui impose à la fois de rester proche du terrain où tout va très vite et de conserver une distance pour savoir s’il faut ou non lâcher prise.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Les textes et les procédures relatifs à l’expression des libertés publiques et au maintien de l’ordre sont-ils adaptés aux nouveaux phénomènes de revendication, notamment ceux qui se caractérisent par l’occupation durable de sites privés ? Celle-ci ne constitue-t-elle pas une occupation illicite, relevant du droit de l’expulsion ? Faut-il harmoniser ces domaines du droit ou mieux adapter l’encadrement juridique ?
Les dispositions du code de la sécurité intérieure suggèrent qu’une manifestation interdite ou non déclarée ne bascule pas automatiquement dans le régime de l’attroupement. Est-ce une faille juridique ou une bonne application du principe de liberté ? Sur ces questions très précises, nous vous adresserons peut-être un questionnaire écrit, afin d’évoquer en détail la notion d’interdiction, le dialogue et la coopération avec les organisateurs, ainsi que l’information préalable du public et le renseignement.
Quelle est la responsabilité de la puissance publique, s’il est avéré que celle-ci a insuffisamment prévenu la situation, ce qui a causé des dommages aux personnes ou aux biens ? Quelle est celle des organisateurs ? Leur définition juridique est-elle assez claire ? Comment appréciez-vous les spécificités du modèle français, qui impose de concilier maintien de l’ordre et expression des libertés publiques ? Dans ce domaine, quels enseignements peut-on tirer des autres démocraties ?
M. Daniel Vaillant. Compte tenu de la complexité de ces matières, il serait effectivement utile que nous puissions vous interroger par écrit. Dans le cas des rave et des free parties, qui posent la question d’une occupation illicite de l’espace, l’obligation de la déclaration a permis la responsabilisation, qui a réduit le nombre de décès. La responsabilité des organisateurs constitue un principe essentiel, sachant que l’autorité est sur le fil du rasoir : elle prend un risque tant en autorisant la manifestation qu’en l’interdisant.
Notre régime est libéral, au sens philosophique du terme, sans pour autant être libertaire, de même que chacun est favorable à la sécurité, en se défendant de toute attitude sécuritaire. Lors d’une manifestation, le port de certains insignes – par exemple de croix gammées – justifie l’intervention de la force publique, de même que les appels à la violence. Quelles sanctions encourent des manifestants qui appellent à la violence contre les forces de l’ordre ?
Mme Marie-Anne Chapdelaine. Dans quel cadre juridique s’inscrit l’activité des zadistes, puisqu’on ne peut pas la rattacher à la liberté de manifester ? Il me semble que, sur le terrain, les représentants des forces de l’ordre sont tenus d’arborer leur matricule ; est-ce bien le cas ?
M. Olivier Marleix. Je suis frappé par la différence entre le régime juridique qui s’applique aux manifestations politiques et celui qui régit les manifestations récréatives, sportives ou culturelles. Bien que les unes et les autres soient rattachées au même article 211-1 du code de la sécurité intérieure, les secondes s’inscrivent dans un cadre plus contraint. Un maire qui en organise dans sa commune engage sa responsabilité de manière très lourde. Il est traduit devant un tribunal correctionnel en cas d’accident, par exemple si, lors d’une course cycliste, il manque à un carrefour des gilets de signaleurs. J’ai le sentiment que notre arsenal juridique est assez déséquilibré.
J’ai consulté ce matin le site de plusieurs préfectures. Pour organiser une loterie – démarche assez innocente –, il faut renvoyer un formulaire CERFA très détaillé. Pour organiser une manifestation culturelle sur une zone classée Natura 2000, il faut remplir un formulaire de huit pages dans des délais contraignants. La manifestation à caractère économique ou social s’organise de façon beaucoup plus rapide, avec en quelque sorte une « inversion » de la charge de la responsabilité : dès qu’une manifestation à caractère politique tourne mal, on s’en prend à l’autorité politique, au préfet ou au ministre de l’Intérieur, qui l’a laissée se dérouler. Notre commission d’enquête s’inscrit aussi dans cette logique. Sans aller jusqu’à instaurer un régime d’autorisation, ne faudrait-il pas aller un peu plus loin dans l’encadrement des manifestations, dans ce que l’administration demande aux manifestants, voire établir un régime de responsabilité plus étendu pour les organisateurs, à une époque où l’on considère de plus en plus que les interlocuteurs de l’autorité publique sont quasiment aussi légitimes que celle-ci ?
Mme Nathalie Nieson. Comment réagissez-vous face aux zadistes, qui semblent ne laisser à l’autorité que deux solutions : procéder à une évacuation ou accepter l’occupation illégale d’un terrain, qui devient ainsi une zone de non-droit ?
M. Hugues Fourage. Comment responsabiliser les organisateurs ? Existe-t-il un guide que l’on pourrait remettre aux organisateurs de manifestation ? Serait-il souhaitable d’en rédiger un ? Comment la chaîne de commandement appréhende-t-elle le principe de proportionnalité, qu’il est difficile d’appliquer face à la provocation ?
M. le président Noël Mamère. Sur la chaîne de commandement, il serait intéressant de connaître les pistes que vous pourriez proposer. Sachant que le maintien de l’ordre s’effectue sur la voie publique, comment appréhender les événements de Sivens, qui se sont déroulés sur un terrain privé ? L’intervention des forces de l’ordre relève-t-elle alors de la réquisition ? Récemment, des manifestations ont été interdites à la demande du préfet de police, confirmée par le juge administratif. La décision du préfet et l’interprétation du juge se fondent-elles sur les mêmes motifs ?
M. Thomas Andrieu. À ces questions très complexes, j’essaierai de faire une réponse qui ne soit pas que juridique. En matière d’ordre public et de police administrative, le droit public est infiniment réaliste. L’ordre public est une notion concrète, matérielle. Le trouble se constate, et il appelle qu’on agisse dans l’urgence. « Lorsque la maison brûle, a dit un grand commissaire du Gouvernement au Conseil d’État, on ne demande pas l’autorisation d’appeler les pompiers : on les appelle. »
Le système déclaratif que j’ai rappelé est libéral, au sens philosophique – et non libertaire –, il a vocation à canaliser mais, au bout du compte, l’urgence prime. En d’autres termes, que la manifestation soit ou non déclarée, le trouble est le seul critère réel considéré par le préfet pour savoir s’il doit disperser les gens ou laisser commencer la manifestation. Celui-ci préfère souvent laisser se dérouler une manifestation juridiquement interdite ou des rave parties qui ne respecteraient pas la loi de 2001, si l’interdiction risque de susciter une réaction violente de la part d’un grand nombre de personnes. La jurisprudence l’admet parfaitement : elle est réaliste, concrète et matérielle.
La vraie difficulté, dans ce système, est de responsabiliser les organisateurs, qu’on ne parvient pas toujours sinon à identifier, du moins à qualifier juridiquement, ce qui permet de diriger contre eux une action administrative ou pénale. Si le régime qui s’applique aux rave parties ou aux spectacles et activités culturelles est devenu plus fort, plus exigeant, c’est parce qu’on sait à qui l’on s’adresse. Les rave parties sont désormais un univers structuré dont on connaît les organisateurs. Le défaut d’organisation caractérise les zadistes, qui par essence refusent cette notion ou font de l’absence d’organisation une stratégie politique, une stratégie de combat.
Pour l’instant, le phénomène des zadistes n’est pas une catégorie juridique, mais peut-être le législateur va-t-il s’en emparer.
M. le président Noël Mamère. C’est un terme derrière lequel on peut mettre beaucoup de choses, de même qu’on peut mettre beaucoup de choses derrière « Charlie ».
M. Thomas Andrieu. L’occupation de vastes terrains privés sur lesquels séjournent des personnes s’opposant à l’action de la puissance publique suscite plusieurs interrogations. Est-on totalement démuni au regard de l’application du cadre juridique de l’attroupement ? Non, car l’attroupement se déroule sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, notion qui peut inclure les vastes terrains privés dont l’accès est assez facile. Seul le juge pénal est compétent pour trancher cette question, mais celle-ci ne me semble pas fermée.
D’autre part, le code de procédure civile prévoit une procédure judiciaire d’évacuation des terrains, qui ne nécessite pas de cibler un organisateur. Ce régime juridique étant mal connu, nous informons les préfets de son existence : on peut demander l’évacuation d’un terrain privé devant le juge civil, alors même qu’on n’est pas en mesure de notifier sa décision à une personne en particulier. Quand la décision de justice est prise, le concours de la force publique peut être accordé, même si l’occupation des lieux est pacifique et, hors de toute procédure, ne justifierait pas d’action de maintien de l’ordre public.
Je rappelle que le concours de la force publique, hors du maintien de l’ordre public, ne peut être accordé que sur décision judiciaire, mais qu’en vertu de la séparation des pouvoirs, le préfet est tenu de faire exécuter les décisions de justice. Il serait en faute s’il ne le faisait pas. L’occupation non violente doit donc se traiter par une décision de justice préalable : une décision administrative pour le domaine public, une décision judiciaire pour les terrains privés.
La question de la responsabilité doit être examinée sous l’angle des organisateurs et de la puissance publique. Il faut pouvoir identifier un interlocuteur si l’on veut créer un régime équivalent à celui des rave parties et des manifestations culturelles. À cet égard, la difficulté est non juridique mais matérielle. De son côté, la puissance publique serait en faute si elle laissait se dérouler des troubles sans intervenir, sauf si elle peut justifier que son intervention aurait créé des troubles supplémentaires. Elle serait également en faute si elle faisait un usage exagéré de la force – ce qui reste difficile à apprécier.
Je ne suis pas compétent pour répondre sur la formation des policiers, mais, dans les écoles de police ou de gendarmerie, les fondements de la procédure pénale et du maintien de l’ordre sont deux piliers de l’enseignement, certaines unités étant spécialisées sur ces questions.
Monsieur Vaillant m’a interrogé sur les messages qui peuvent être diffusés, les insignes qui peuvent être arborés ou portés, les mots qui peuvent être prononcés lors d’une manifestation. Certaines provocations sont sanctionnées par la loi de 1881, qui n’appellent pas de réponse pénale immédiate telle que la comparution immédiate, la mise sous écrou ou la garde à vue. Mais il existe aussi dans le code pénal de nombreuses infractions caractérisées comme « provocation », par exemple la provocation à la violence directe, qui sont sanctionnées pénalement et permettent des interpellations immédiates.
La question des insignes est plus délicate. Cet été, des manifestants ont arboré le drapeau d’organisations reconnues comme terroristes par le droit européen. Sur le plan juridique, il est compliqué de sanctionner le port d’un drapeau, s’il ne s’accompagne pas de slogans ou d’un message direct. En revanche, l’appel à la violence verbal ou écrit est réprimé fermement.
Sur ces questions passionnantes et compliquées, je suis disposé à me lancer, si vous le souhaitez, dans un exercice écrit complémentaire.
M. le président Noël Mamère. Nous vous ferons parvenir un questionnaire. Le but de notre commission d’enquête est de formuler des propositions, en vue d’améliorer le maintien de l’ordre et son exécution, dans le respect des libertés.
M. le rapporteur. Nous devons connaître précisément l’état du droit, sa mise en œuvre, ses limites et la façon dont il doit évoluer pour s’adapter aux situations rencontrées sur le terrain. La responsabilité des organisateurs est une question intéressante : elle fait apparaître une difficulté pratique et rien ne serait pire que d’instaurer un cadre juridique qui ne s’appliquerait qu’à ceux qui jouent le jeu. Peut-on créer un mécanisme de responsabilité civile solidaire des organisateurs à l’encontre des fauteurs de troubles, afin de permettre une action récursoire de l’État, qui est civilement responsable des dommages causés par un attroupement ? Certains pays ont-ils tenté des expériences dans ce sens ? Quel en est le bilan ?
M. Thomas Andrieu. Je ne dispose pas d’éléments de droit comparé. La responsabilité solidaire des fauteurs de troubles pose la question matérielle de l’identification des organisateurs et des personnes que l’on voudrait responsabiliser – sauf à dire que tous ceux qu’on arrête dans un champ sont collectivement responsables du désordre général. La démarche serait inconstitutionnelle en matière pénale. Qu’en est-il en matière civile ? Je vérifierai si le législateur peut retenir cette option.
M. le président Noël Mamère. Je puis rapporter sur ce point mon expérience de faucheur volontaire. Quand j’ai été arrêté, avec quelques autres, nous nous sommes transformés en délateurs, en nommant ceux qui avaient été photographiés, parce que nous voulions tous comparaître, mais la procédure n’impliquait pas de désignation collective. La justice a refusé notre démarche, préférant sélectionner selon son bon plaisir une partie des manifestants, qui ont été traduits au pénal et au civil. Les plus connus ont payé le plus cher, ce qui me semble assez normal.
M. le rapporteur. C’est la rançon de la gloire !
M. le président Noël Mamère. C’est en tout cas un cas de figure intéressant. La manifestation, qui n’avait pas été autorisée, s’était déroulée devant les appareils photos des gendarmes.
M. Hugues Fourage. L’action civile solidaire pose la question de l’assurance des organisateurs, quand ceux-ci sont identifiés. L’absence d’assurance constituerait-elle un obstacle au droit de manifester, et par conséquent une entrave à l’exercice d’une liberté fondamentale ? C’est dans ce sens-là qu’il faut faire porter l’analyse.
M. Thomas Andrieu. Vous soulevez la question de la proportionnalité entre plusieurs libertés constitutionnellement protégées. L’obligation d’assurance, qui représente une atteinte à la liberté contractuelle, existe dans le droit français. La considérer comme une atteinte à la liberté du droit de manifester me semble peut-être excessif. C’est un point que je vérifierai.
Mme Marie-Anne Chapdelaine. Je réitère ma question : lors d’une manifestation, les représentants de la force publique sont-ils tenus d’arborer leur matricule ? Cela peut constituer un élément de garantie s’il survient un incident entre un manifestant et un représentant des forces de l’ordre.
M. Thomas Andrieu. Le port du numéro d’identification est obligatoire depuis le 1er janvier 2014 pour toutes les forces de police et de gendarmerie en tenue, non seulement lors des opérations de maintien de l’ordre mais au quotidien.
M. le rapporteur. Cette obligation s’applique-t-elle aussi aux unités mobiles ?
M. Thomas Andrieu. Oui. Les caractères sont suffisamment grands pour être lisibles à une distance de deux mètres. La mesure, qui est essentielle pour améliorer les rapports entre la police et la population, accompagne le développement du recours à la vidéo. À l’avenir, les caméras piétons tourneront chaque fois que le dialogue s’engagera entre un citoyen et la police urbaine ou que celle-ci procédera à une interpellation. Le recours à la vidéo sera également développé, voire systématisé, lors des opérations de maintien de l’ordre, dans un but de renseignement ou pour déterminer a posteriori, pour des besoins judiciaires, le comportement des manifestants ou des forces de l’ordre. Cette voie, dans laquelle nous sommes engagés, sécurisera tout le monde.
M. le président Noël Mamère. Je vous remercie.
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Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe DELOIRE, directeur général
de Reporters sans frontières France
Compte rendu de l’audition du jeudi 29 janvier 2015
M. le président Noël Mamère. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Au préalable, je précise que, si notre commission a été créée à la suite des événements survenus sur le site du projet de barrage de Sivens en octobre 2014, son objectif n’est pas d’enquêter sur ces faits – qui font l’objet d’une information judiciaire. Il s’agit d’une commission d’enquête sur le maintien de l’ordre.
En votre qualité de directeur général de Reporters sans frontières (RSF), vous recueillez beaucoup de témoignages de journalistes – grands reporters ou autres – sur les conditions d’exercice de leur métier. Vous aurez donc des choses à nous apprendre sur la manière dont ils voient l’évolution de leurs relations avec les forces de l’ordre et avec les organisateurs de manifestations.
Avant de vous entendre, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Christophe Deloire prête serment)
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France. Votre commission d’enquête a pour objet de travailler sur les missions et les modalités du maintien de l’ordre, mais une bonne partie de mon intervention portera non pas sur le comportement des forces de l’ordre elles-mêmes – ce n’est pas le problème le plus crucial pour les journalistes qui couvrent des manifestations – mais sur celui d’autres parties prenantes, à savoir des groupes de manifestants. Nous reviendrons néanmoins au sujet puisque le comportement de certains types de manifestants à l’égard des journalistes peut ou doit susciter une réaction des forces de l’ordre.
Les journalistes, quel que soit leur lieu de reportage, sont attaqués de toutes parts, et leur rôle est de plus en plus contesté par des gens qui estiment pouvoir se passer d’eux grâce aux nouvelles technologies. Ceux-là se disent qu’il suffit d’avoir un site Internet, des caméras et des micros pour maîtriser un média et s’adresser directement à son public. Je m’inscris bien sûr en faux contre cette idée : pour imparfaits qu’ils soient, les médias appliquent néanmoins des procédures et des règles d’éthique qui visent à garantir la fiabilité et l’honnêteté des informations qu’ils délivrent, et on ne saurait les assimiler à des organes de communication purement militants. Pour autant, la confusion s’installe dans l’esprit du public, et les journalistes qui font honnêtement leur travail de collecte et de diffusion d’informations s’en trouvent fragilisés.
La violence à l’égard des journalistes qui couvrent des manifestations est un phénomène mondial. En mars 2014, Reporters sans frontières a fait un exposé écrit sur le sujet, à l’occasion de la vingt-cinquième session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, où notre ONG dispose d’un statut de membre consultatif. Nous avons listé de très nombreux pays et il ne me viendrait évidemment pas à l’esprit de renvoyer dos à dos la Chine ou la Turquie et la France, mais nous avons relevé les dérives observées dans certains États démocratiques. En France, nous avons cité les agressions et intimidations dont ont été victimes des journalistes, notamment lors des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous ou lors de la manifestation du 26 janvier 2014.
Lors des manifestations, il peut y avoir des tensions entre journalistes et policiers. En novembre 2014, nous en avons recensé quelques cas dans un communiqué. Le samedi 22 février 2014, un photographe indépendant, cofondateur de Citizen Nantes, a été atteint par le tir de flash-ball d’un CRS pendant une manifestation contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, alors qu’il était en train de filmer. Le 23 septembre, un journaliste du site spécialisé Reporterre, Emmanuel Daniel, a été violenté par la police à Albi, pendant une action de protestation contre la destruction de la zone du Testet. Depuis, le fondateur de Reporterre et ancien journaliste du Monde, Hervé Kempf, nous a signalé que lui-même et les journalistes de son site n’avaient eu d’autre problème que celui d’avoir été retenus pendant vingt minutes à un barrage par la police. Enfin, dans un tout autre contexte, une journaliste de Montpellier Journal a été empêchée de faire son travail, le jeudi 23 octobre, lors de l’expulsion d’un squat situé sur l’avenue de Lodève à Montpellier : un policier lui a arraché des mains le téléphone portable avec lequel elle avait pris des photos.
Les principaux problèmes ne surgissent d’ailleurs pas lors des grandes manifestations mais plutôt lors de petites opérations de ce genre, durant lesquelles du matériel peut être saisi, ce qui pose le problème de la confidentialité des sources des journalistes. Un problème similaire s’est produit lors d’une opération organisée par l’association Droit au logement (DAL). Or ces phases ne sont pas couvertes par la loi de 2010 sur le secret des sources qui, j’en conviens, n’est pas le sujet du jour.
De notre point de vue, bien plus graves sont les comportements de manifestants, ou groupes de manifestants, à l’égard des journalistes. Les manifestations contre le barrage de Sivens ont donné lieu à de très fortes tensions. Le 2 novembre, Éric Bouvet, un photographe qui a couvert les terrains les plus dangereux du monde, a dû quitter la commémoration à la mémoire de Rémi Fraisse, craignant pour sa sécurité : sa photo avait circulé et le bruit courrait qu’il était en réalité un policier infiltré. Il ne s’agissait pas d’une réaction spontanée mais d’une construction destinée à l’empêcher de travailler. D’autres reporters ont été empêchés de prendre des photos à Albi ou à Lisle-sur-Tarn. À quelque 900 kilomètres de là, deux journalistes de La Voix du Nord ont été délibérément agressés, le 27 octobre : ils ont reçu un jet de gaz lacrymogène dans les yeux.
Ces agressions sont souvent le fait de gens qui considèrent qu’il n’y a pas lieu d’avoir d’autres versions des faits que la leur, qu’ils diffusent via leurs propres moyens de communication. La critique des médias est légitime mais, dans leur cas, elle est poussée au point où tout média étranger à leur cause est nécessairement vendu à tel ou tel pouvoir.
Les manifestations contre le mariage pour tous ont produit de semblables comportements. En avril 2013, alors que le projet de loi était en cours d’examen dans l’hémicycle, deux journalistes de La Chaîne parlementaire Assemblée nationale (LCP) ont été agressés et leur matériel a été détérioré. Quelques jours plus tard, à Rennes, des manifestants anti-mariage pour tous ont attaqué deux journalistes de Rennes TV. Le 26 mai, un journaliste de l’Agence France-Presse a été jeté à terre et roué de coups, en marge de la manifestation. Plus tard, des reporters du Petit Journal, qualifiés de collabos, ont reçu des coups de pied, des coups de poing et des cannettes. Je vous épargne d’autres cas d’espèces mais je les tiens à votre disposition.
Je vous ai cité les manifestations hostiles au barrage de Sivens ou au mariage pour tous, mais des actes semblables se sont produits en d’autres occasions : en février, en Haute-Normandie, lors de manifestations des salariés du port de Rouen ou du Havre ; en septembre, à Saint-Nazaire, après une manifestation « Mistral, gagnons ! » organisée par des partisans de la vente de navires Mistral à la Russie ; cet été, pendant les manifestations pro-Gaza et pro-israéliennes, Jacques Demarthon, photographe de l’AFP, a été violemment frappé dans le dos par un individu, au point d’avoir l’épaule fracturée et de rester en arrêt de travail pendant vingt et un jours.
Nous n’avons pas fait d’enquête exhaustive, mais nous avons organisé une table ronde avec des journalistes qui se sont dits préoccupés par le comportement des manifestants et non pas par celui des forces de l’ordre. Au risque de vous surprendre, je dois dire que le comportement des forces de l’ordre est considéré de manière favorable par les journalistes que nous avons rencontrés.
Il existe des textes internationaux sur ce que devrait être le comportement des forces de l’ordre à l’égard des journalistes durant les manifestations. Dans sa résolution 25/38, adoptée le 24 mars 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies exprime sa préoccupation face au nombre d’attaques visant les défenseurs des droits de l’homme et les journalistes dans le cadre de manifestations pacifiques. Il souligne « le rôle important que peut jouer la communication entre les manifestants, les forces de l’ordre et les autorités locales dans la bonne gestion des rassemblements. » Il appelle les États « à établir des mécanismes de communication appropriés » et il leur demande « d’accorder une attention particulière à la protection des journalistes et des professionnels des médias qui couvrent les manifestations pacifiques, en tenant compte de leur rôle spécifique, de leur exposition et de leur vulnérabilité. »
Un texte comme celui-là affirme que les forces de l’ordre doivent protéger les journalistes et ne pas se contenter de s’abstenir de commettre des exactions à leur encontre. En outre, il engage les États « à assurer une formation adéquate aux membres des forces de l’ordre et, s’il y a lieu, à promouvoir la formation adéquate du personnel privé agissant pour le compte de l’État. » La France pourrait s’en inspirer.
La catégorie des journalistes ne comprend pas les seuls détenteurs de la carte de presse. Le journalisme est une fonction sociale. Dans son observation générale n° 34 sur la liberté d’expression, le Comité des droits de l’homme a eu l’occasion de rappeler que « le journalisme est une fonction exercée par des personnes de tous horizons, notamment des reporters et analystes professionnels à plein-temps ainsi que des blogueurs et autres particuliers qui publient eux-mêmes le produit de leur travail, sous forme imprimée, sur l’Internet ou d’autre manière. » Certes, dans une manifestation, il est difficile de repérer une fonction sociale et de distinguer certains manifestants de personnes exerçant une activité d’information.
Je voudrais attirer votre attention sur la Résolution 1947, adoptée en 2013 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui s’intitule « Manifestations et menaces pour la liberté de réunion, la liberté des médias et la liberté d'expression ». Elle appelle notamment les États « à assurer la liberté des médias, à mettre un terme au harcèlement et à l’arrestation des journalistes et à la perquisition de leurs locaux, et à s’abstenir d’infliger des sanctions aux médias qui couvrent les manifestations, conformément à la Résolution 1920, adoptée en 2013, sur l’état de la liberté des médias en Europe. »
Venons-en à la question du droit à l’image, source d’agacement des manifestants et des forces de l’ordre. Certains considèrent que les journalistes sont en dehors de leur champ de légitimité quand ils s’avisent de prendre des images. Nous contribuons à faire savoir à toutes les parties prenantes que la captation d’images est libre, et que seule la diffusion est soumise à des règles.
Il nous semble important que l’État soit particulièrement vigilant, s’agissant de la sécurité des journalistes et de la protection de la liberté d’information, dans le contexte des manifestations. Les forces de l’ordre doivent avoir conscience que, de nos jours, les journalistes se trouvent malheureusement en état de vulnérabilité quand ils font leur travail, quand ils exercent leur fonction de tiers de confiance consistant à rapporter au citoyen ce qui se passe dans une manifestation, le plus honnêtement possible.
Il nous semble essentiel que soient poursuivies en justice et jugées les personnes qui agressent des journalistes ou les empêchent de couvrir une manifestation. Nous proposons d’intégrer dans la législation un délit d’obstruction à la liberté d’information par une personne dépositaire de l’autorité publique, assorti de sanctions pénales. Cette mesure n’est pas prioritaire mais elle mérite d’être soumise à la réflexion pour prévenir de plus grandes dérives que celles constatées.
Nous proposons aussi d’intégrer dans les textes des dispositions relatives au secret des sources et à l’interdiction des réquisitions de matériel journalistique car, comme je l’ai indiqué précédemment, nous avons observé plusieurs cas de saisie de matériel, vidéo ou autre. J’espère que le vide juridique sera comblé à la faveur de l’adoption de la loi sur le secret des sources, puisque le Président de la République a annoncé le réveil de ce texte endormi depuis un an.
Nous pensons aussi qu’il serait pertinent d’assurer une formation adéquate aux agents des forces de l’ordre : le droit à l’image devrait être au programme des écoles de police.
Enfin, il faut reconnaître que le droit à l’information n’est pas conditionné à la détention d’une carte de presse ou d’une accréditation. Des blogueurs, des citoyens et des documentaristes peuvent exercer régulièrement l’activité de journaliste sans avoir la carte de presse. Celle-ci n’a pas à devenir un visa pour pouvoir couvrir les manifestations.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Vous avez évoqué des opérations de police, menées dans le cadre d’une évacuation d’un squat ou d’une action du DAL, qui n’entrent pas dans le champ de cette commission travaillant sur le maintien de l’ordre. S’agissant de l’usage du flash-ball, qui n’est pas employé par les unités mobiles, nous allons devoir clarifier les choses : d’autres forces que ces unités spécifiquement dédiées au maintien de l’ordre sont-elles intervenues lors de manifestations ou y a-t-il une confusion ?
Nonobstant quelques cas particuliers que vous avez cités, il semble que ce ne sont pas des gendarmes mobiles mais des manifestants qui empêchent parfois les journalistes de faire leur travail. Avez-vous, au cours des dernières années, constaté une évolution des formes de manifestations et des comportements des uns et des autres ? Les nouvelles formes de protestation, comme les occupations dans la durée, posent-elles des problèmes particuliers aux journalistes ?
Y a-t-il des échanges en amont avec les forces de l’ordre, au moment de l’organisation d’un reportage ? Si oui, des consignes particulières sont-elles données ? Les forces de l’ordre assurent-elles la protection des journalistes ? J’ai cru percevoir une demande de cette nature, au cours de votre exposé. Quelle forme peut-elle prendre, dans une démocratie où les médias sont libres ?
De leur côté, les forces de l’ordre ne considèrent-elles pas la présence des médias comme une forme de protection pour elles-mêmes puisque les images interdiront de raconter n’importe quoi sur leur intervention ? Demande-t-on parfois aux journalistes de fournir leurs images dans le cadre de procédures ?
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France. Mes réponses ne sont pas liées à l’actualité, au fait qu’on a vu des manifestants crier « Je suis Charlie ! Je suis policier ! » Ces dernières années, les journalistes nous ont signalé que les forces de l’ordre avaient un comportement beaucoup plus favorable à leur égard, contrairement à certains manifestants.
S’agissant de la protection par les forces de l’ordre, il ne faudrait pas que le remède aggrave le mal. Comme les journalistes sont pris à partie, certains se retrouvent du côté des forces de l’ordre, ce qui peut renforcer l’acrimonie des manifestants et entraîner en retour des crachats et des insultes, quand ce n’est pas des violences physiques. Il ne faudrait pas que cette protection trouble davantage la perception que certains manifestants ont du rôle et de l’indépendance des journalistes.
Nous avons interrogé Olivier Pouchin, le chef de la délégation des CRS de l’agglomération parisienne, qui souligne l’importance de la communication entre les journalistes qui couvrent les manifestations et les CRS. Si les journalistes ont signalé leur présence, les CRS pourront intervenir plus facilement en cas d’affrontements violents. Et il arrive que les forces de l’ordre viennent activement défendre des reporters en situation délicate, selon le commissaire. Pour être complet, il précise qu’en certaines occasions, les journalistes ont pu perturber les manœuvres de ses hommes, notamment en se retrouvant entre les CRS et les manifestants.
Olivier Pouchin assure aussi que les CRS ne sont pas hostiles au fait d’être filmés par des journalistes – ce dont on peut douter pour certains d’entre eux. D’autres pourront se dire que les images permettront, le cas échéant, de démentir des allégations fallacieuses d’exactions commises par les forces de l’ordre à l’encontre des manifestants.
L’AFP a initié un groupe de travail sur la sécurité des journalistes, auquel participent toutes les grandes rédactions de France, mais dont les préconisations n’ont pas vocation à être publiées. Les premiers échanges ont porté sur les problèmes de sécurité posés par la couverture de la coupe du monde de football à Rio, mais il me semble qu’un travail est aussi effectué sur les dangers encourus lors de reportages sur des manifestations en France.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Il me semble que les conditions d’exercice du métier diffèrent beaucoup selon que le journaliste travaille pour la presse écrite, la radio ou la télévision, du fait qu’il ne se trimbalera pas avec le même matériel et avec le même nombre de gens. Par nature, le rapport au public et aux forces de l’ordre ne sera pas le même. Percevez-vous cette différence dans le comportement des journalistes ?
M. le président Noël Mamère. Notre rapporteur a soulevé la question du flash-ball. Les forces qui maintiennent l’ordre, par opposition à celles qui assurent la sécurité publique, n’utiliseraient pas de flash-ball. C’est un artifice de langage puisqu’elles sont dotées de « gomme cogne », des lanceurs de balles de défense en plastique qui entraînent des risques plus importants que les flash-ball.
De plus en plus souvent, les forces de l’ordre sont aussi dotées de caméras. Avez-vous reçu des témoignages de journalistes qui ont été amenés à confronter leur vérité à celle de la police ? À la lumière de votre intervention, il apparaît que les journalistes ont moins de soucis avec les forces de l’ordre qu’avec les manifestants. Au fil de nos travaux, je pense que nous allons réaliser que les problèmes – énucléations et autres accidents – se posent moins lors de grandes manifestations que lors d’opérations de sécurité publique. Les forces qui interviennent sont mieux formées dans un cas que dans l’autre.
S’agissant du secret des sources, vous avez en face de vous un député qui a travaillé avec ses collègues socialistes sur le projet de loi. Nous considérons qu’il ne va pas assez loin et c’est la raison pour laquelle il est en attente. En fait, si nous voulons vraiment protéger le secret des sources des journalistes, nous devons nous inspirer de la législation belge, la plus protectrice en la matière.
M. Philippe Folliot. Ma première question ne porte pas sur le maintien de l’ordre proprement dit, mais sur une opération médiatique conduite par des manifestants de Sivens, qui ne laisse pas de surprendre. La semaine dernière, des journalistes ont été invités – pour ne pas dire convoqués – à un point presse par des personnes masquées. Quand on parle à un individu masqué, on ne sait pas à qui l’on a affaire.
M. le président Noël Mamère. À des gens du FLNC, par exemple.
M. Philippe Folliot. Il y a d’autres cas, mais je prends l’exemple le plus récent. Non contents d’être masqués, ces individus ont demandé aux journalistes de présenter des pièces d’identité pour vérifier leurs noms et adresses, en leur expliquant que c’était un moyen de savoir où venir les chercher en cas de besoin, autrement dit si leurs écrits n’allaient pas dans le sens voulu. De telles pratiques sont graves ; elles dépassent les habituelles accusations – « les médias sont vendus à tel ou tel lobby » – qui circulent dans les blogs et autres. Une nouvelle limite a été franchie. Face à cela, je voulais vous faire part de mon émotion, en tant que citoyen, et aussi de l’inquiétude des journalistes concernés. S’ils cessent de couvrir des événements de ce type, cela pose le problème du droit à l’information de nos concitoyens. J’aimerais avoir votre réaction par rapport à cela.
M. le président Noël Mamère. Je voulais apporter une précision à notre collègue Philippe Folliot. Tout d’abord, les faits que vous évoquez ne sont pas une manifestation et les journalistes sont libres d’accepter ou de refuser les conditions qui leur sont posées. Ensuite, il serait judicieux que l’on se pose les mêmes questions lorsque des membres de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) tombent à bras raccourcis sur des militants et qu’aucune explication ne leur est demandée, ou lorsqu’ils procèdent à des intimidations qui sont parfois beaucoup plus graves que celles dont vous parlez.
M. Daniel Vaillant. L’image joue un rôle très important dans l’interprétation que l’on peut avoir du succès et du déroulement d’une manifestation, des affrontements qui ont pu s’y produire, de l’attitude des forces de l’ordre et des manifestants. Notre commission qui enquête sur le maintien de l’ordre doit avant tout se préoccuper de la liberté de manifester. Or cette liberté implique aussi que les journalistes puissent faire leur travail sans risque.
Les manifestants sont-ils de plus en plus violents ? Sur ce point, les avis divergent. D’aucuns insistent sur une sorte de diversification des formes de violence et sur la difficulté que rencontrent les forces de l’ordre pour s’y adapter. Quant aux intimidations, elles doivent être, autant que faire se peut, interdites. Menacer un journaliste, c’est porter une grave atteinte à la liberté d’exercer cette profession indispensable.
Quand un journaliste couvre une manifestation, de quelque nature qu’elle soit, sera-t-il perçu de la même manière s’il travaille avec une caméra, un micro ou un simple stylo ? Par expérience, je pense que la caméra provoque de la répulsion chez certains manifestants.
Au cours de leur formation, les journalistes doivent-ils être amenés à s’interroger sur des limites à ne pas franchir dans l’exercice de leur métier, et sur la prise de risques ? Avez-vous travaillé à l’élaboration de règles qui seraient respectées par les journalistes professionnels, y compris pour les protéger ?
La liberté de manifester n’est pas différente de la liberté d’informer. Comme vous l’avez souligné, dans la France actuelle, les journalistes ont moins à craindre des forces de l’ordre que de certains manifestants. À cet égard, notons que les manifestants les plus à redouter ne sont pas ceux qui défilent en faveur de la laïcité ou de certaines catégories sociales, et que le danger vient davantage de formes spontanées, erratiques et parfois violentes de protestation. Pour certains, manifester c’est détruire. On retrouve ici la problématique de l’utilisation de l’image à des fins judiciaires.
M. Gwenegan Bui. Vous avez noté une montée de la radicalisation des manifestants, quel que soit leur engagement : opposants au mariage pour tous ou à la construction d’un barrage, syndicalistes agricoles, etc. Estimez-vous nécessaire d’inciter les journalistes à respecter certaines consignes – se regrouper, signaler leurs déplacements à leurs collègues ou autre – pour que la profession puisse assurer une certaine forme d’autoprotection ? Même si cela peut poser un problème au journaliste qui veut suivre sa propre idée, des consignes collectives sont-elles données ?
Les reporters ont la possibilité de se signaler aux forces de l’ordre avant le début d’une manifestation, nous avez-vous indiqué. Cette procédure doit-elle devenir systématique ? Dans ce cas, cela ne risque-t-il pas d’aller à l’encontre du métier même de journaliste car ce dernier doit pouvoir aller où il veut pour vérifier les informations qu’il donne à la population ?
Constatez-vous une différence d’intensité dans la violence qui s’exprime lors d’une manifestation et lors d’une occupation de locaux ou de sites ? Dans les « zones à défendre » (ZAD), sur des sites tels que celui de Notre-Dame-des-Landes, les tensions seraient plus vives car les relations avec les journalistes s’inscriraient dans la durée.
M. le président Noël Mamère. L’une des questions de Daniel Vaillant conduit à évoquer les journalistes qui n’ont pas de carte de presse, étant entendu que certains détenteurs de cette carte ne se comportent pas bien non plus. Constatez-vous un changement dans l’appréciation du risque par vos confrères, avec la montée en puissance des chaînes d’information en continu qui provoque une sorte de course à l’échalote pour le scoop ? Cette course peut d’ailleurs engendrer des actes condamnables : lors de la tragédie qui nous venons de vivre, certaines télévisions finissaient par indiquer aux preneurs d’otages où se trouvaient leurs otages.
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France. Deux questions portent sur les différences de réaction des manifestants selon qu’ils se trouvent face à tel ou tel média. Les journalistes les plus identifiés – plus le matériel est lourd, plus ils le sont –, et notamment les photographes, sont particulièrement visés.
Monsieur le président, vous m’interrogiez sur les images produites par la police. Le pluralisme ne revient pas à diffuser exactement la même durée d’images de chaque partie prenante, pour ne pas dire de camp. Dans une démocratie, les lignes éditoriales et les images sont variées. Cela étant, ne faisons pas de mauvaises prophéties auto réalisatrices. Il serait très regrettable que les images de la police puissent être un jour utilisées comme peuvent l’être celles de l’armée sur certains théâtres d’opérations extérieures. RSF dénonce le fait que l’armée empêche parfois des journalistes d’accéder à certains endroits et qu’elle aille ensuite proposer ses images dans les rédactions. C’est une dérive qui ne doit pas s’élargir au champ des manifestations.
Monsieur le rapporteur, j’ai oublié de vous répondre sur l’usage que les forces de l’ordre peuvent faire des images des journalistes, notamment dans le cadre d’une procédure judiciaire. Il peut y avoir des réquisitions judiciaires. Néanmoins, je considère extrêmement dangereux pour les journalistes que leurs images puissent être utilisées à des fins d’identification. Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple qui n’a rien à voir avec les manifestations mais qui est néanmoins valide. Le fait que des journalistes aient témoigné devant le Tribunal pénal international – certains ont refusé et ont eu gain de cause – a changé l’image des médias dans les pays concernés : on leur a reproché de sortir de leur rôle de purs collecteurs et diffuseurs d’informations pour se mettre au service de la justice. Leur image d’indépendance s’en trouve atteinte, à une époque où la critique des médias n’a que trop tendance à se résumer dans le slogan : « policiers, magistrats, journalistes, même combat ! ». Chacun doit garder son rôle et il ne faut surtout pas ajouter au sentiment de confusion.
En matière de protection des sources, le président prône un alignement sur la loi belge. Pour sa part, RSF préconise qu’il ne puisse être fait exception à la protection des sources des journalistes que pour empêcher des faits à venir et non pas pour élucider des événements passés. Sinon, les journalistes devront se contenter de sources vêtues de lin blanc et de probité candide, et leur activité s’en trouvera sacrément réduite.
Sur les personnes masquées, il est très difficile pour moi de vous répondre. Les rédactions sont libres et il semble difficile d’élaborer une règle déontologique générale : les journalistes doivent pouvoir se rendre là où ils le souhaitent. En revanche, le carnage à Charlie Hebdo a renforcé la prise de conscience croissante dans les rédactions, même dans les chaînes d’information en continu que vous évoquiez, que la capacité à faire une image n’implique pas sa diffusion automatique. De l’extérieur, il faut faire la distinction entre le journalisme qui a une fonction sociale et la communication porteuse d’intérêts particuliers. À l’intérieur des rédactions, il ne faut pas se laisser instrumentaliser.
La question de la prise de risque est très à la mode au niveau international. Dans les instances onusiennes, des représentants des plus grands pays – y compris ceux qui briment affreusement les journalistes – s’y déclarent très sensibles. Certains médias favorisent-ils des prises de risque plus grandes ? Je suis incapable de vous répondre. En revanche, je perçois clairement que les dirigeants des rédactions et les journalistes s’en préoccupent beaucoup plus que par le passé, ce qui se traduit par la mise en place de procédures, l’acquisition de matériel, etc. Par ailleurs, la prise de risque n’est pas forcément liée au respect de règles d’éthique et de déontologie.
Les journalistes doivent-ils se regrouper pour être moins vulnérables ? Il serait dommageable – et même absurde – que les journalistes soient cantonnés sur une estrade. Leur rôle est de regarder sous différents angles. Il n’y a pas lieu, non plus, d’avoir des procédures d’accréditation – auprès de qui que ce soit – pour des manifestations publiques. Olivier Pouchin parlait de l’importance de la communication entre les journalistes qui couvrent les manifestations et les CRS. Cette communication doit se faire avec toutes les parties prenantes mais de manière informelle : tout caractère obligatoire aurait in fine des répercussions négatives car la sécurité peut toujours servir d’argument pour restreindre la liberté de l’information.
Certains journalistes, notamment les grands reporters qui partent dans des pays comme la Syrie ou l’Irak, suivent des stages organisés par l’armée et le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). Les groupes de médias se mettent aussi à créer des stages qui intègrent de plus en plus les problèmes liés à la couverture des manifestations en France.
M. Philippe Folliot. Monsieur le président, je voudrais faire une mise au point. Tout d’abord, Sivens et sa « zone à défendre » représentent une forme de manifestation permanente qui dure depuis plusieurs mois. Les journalistes y vont pour rendre compte de ce qu’il s’y passe. Ensuite, je trouve la comparaison avec la FNSEA totalement déplacée et inacceptable. On ne peut pas faire un parallèle entre ceux auxquels je faisais allusion et cette organisation. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des débordements pendant des manifestations organisées par la FNSEA ou d’autres mais, à ce jour, je n’ai jamais vu un de ses responsables arriver masqué à une conférence de presse et se livrer à des intimidations plus ou moins directes sur les journalistes qu’il aurait convoqués.
M. le président Noël Mamère. Nous n’allons pas entamer un débat politique car ce n’est pas l’objet de notre commission d’enquête parlementaire. Nous exerçons ici notre fonction de député ; nous ne sommes pas candidats à des élections cantonales.
Il y a d’autres lieux d’occupation que Sivens, je pense notamment à Notre-Dame-des-Landes, à la forêt de Roybon à côté de Grenoble, à la ville de Gonesse où des gens se battent contre un projet du groupe Auchan. Je ne sache pas que ceux qui occupent des terrains comme à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes se soient livrés à des dégradations de préfectures ou de mutuelles, du genre de celles dont pourrait témoigner notre collègue Bui, puisqu’il a même été pris en otage pendant quelques heures.
On utilise le jargon de « zadistes » pour mettre tout le monde dans le même sac. Or les « zadistes » sont aussi différents que les « Charlie » : certains sont violents, d’autres proposent des solutions très pacifiques. Et d’ailleurs, on peut être masqué sans être violent.
M. Philippe Folliot. En l’occurrence, c’était violent.
M. le président Noël Mamère. Nous sommes dans une commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre et non pas en campagne électorale. Il est assez inconséquent de venir sur ce terrain-là.
M. Philippe Folliot. C’est vous, monsieur le président, qui m’y amenez.
M. le président Noël Mamère. Parce que vous avez évoqué des faits qui n’ont rien à voir avec les manifestations. Les occupations de longue durée et les manifestations ponctuelles posent-elles des problèmes différents en termes de maintien de l’ordre ? C’est sur ce thème que nous devons nous interroger, pas sur le fait de savoir si les gens sont cagoulés ou pas.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Pour ma part, je considère cette commission comme un lieu de réflexion qui sied à notre fonction de législateur et de contrôleur de l’action de l’exécutif. Nous devons faire un état des lieux et réfléchir aux évolutions du droit qui pourraient se révéler nécessaires. Sans vouloir anticiper sur les conclusions du rapport, il me semble que si les modes de protestation évoluent, le cadre juridique doit s’adapter, ainsi que les effectifs et l’organisation des forces chargées d’assurer le maintien de l’ordre. Pour ma part, je ne fais pas de distinction entre un manifestant qui casse une sous-préfecture et un autre qui occupe de manière illicite tel ou tel lieu : quand la loi n’est pas respectée, il doit y avoir une réponse proportionnée et adaptée de la part de l’autorité républicaine. Il nous revient de nous interroger sur la pertinence des réponses juridiques et sur la manière dont elles sont appliquées.
M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions de votre témoignage.
Audition, ouverte à la presse, de M. Ben LEFETEY, porte-parole
du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet
Compte rendu de l’audition du jeudi 29 janvier 2015
M. le président Noël Mamère. Nous accueillons M. Ben Lefetey, que je remercie d’avoir bien voulu répondre à notre invitation.
Notre commission d’enquête s’intéresse au maintien de l’ordre républicain ; elle ne porte en aucun cas sur les événements survenus à Sivens, qui font l’objet d’une information judiciaire en cours, dans laquelle les parlementaires ne sont pas autorisés à s’ingérer.
Avant de vous entendre, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Ben Lefetey prête serment)
M. Ben Lefetey, porte-parole du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet. Je précise d’entrée que je ne suis guère spécialiste de la question du maintien de l’ordre en France, mais que c’est au titre de témoin des événements survenus à Sivens – j’exclus ici la mort de Rémi Fraisse – que je peux témoigner ce matin devant vous.
Le collectif que je représente a été créé par des associations de protection de l’environnement, des agriculteurs biologiques et altermondialistes en 2011, pour défendre la zone humide du Testet, menacée par le projet de barrage de Sivens. Partisans de modes d’action légalistes, nous avons, dès que nous avons eu connaissance de ce projet, sollicité auprès du conseil général du Tarn concertation, transparence et dialogue, toutes choses qui nous ont été refusées.
Comme la plupart des associations loi de 1901, notre collectif s’efforce de contribuer au dialogue public et milite en faveur d’une bonne utilisation des fonds publics. Dans cette perspective, il a, à partir des éléments dont il disposait, organisé des réunions publiques, des manifestations et des stands d’information. Aucune de ces actions n’a jamais occasionné de troubles à l’ordre public et nous n’avons jamais été confrontés aux forces de l’ordre jusqu’à fin 2013, date où s’est achevée la procédure administrative concernant le projet de barrage.
En octobre 2013, malgré les nombreux avis défavorables émanant de scientifiques, des services de l’État chargés de l’eau, de la Fédération pour la pêche et la protection des milieux aquatiques, malgré les réserves émises par la commission d’enquête publique et malgré, enfin, notre contre-expertise citoyenne montrant que ce projet était surdimensionné et non finançable par l’Europe, l’État, contre toute attente, a donné son feu vert au projet.
Notre collectif a donc déposé plusieurs recours devant les tribunaux. Estimant néanmoins que ces recours ne permettraient pas d’empêcher l’irréversible, c’est-à-dire la destruction de la zone humide du Testet, certaines personnes – adhérents individuels des associations que nous représentons ou n’en étant pas membres – ont décidé de mener leurs propres actions. Ils étaient fondés à agir ainsi, dans la mesure où, à plusieurs reprises, notamment dans le Sud-ouest, les associations ayant déposé des recours devant les tribunaux ont finalement obtenu gain de cause mais trop tard : les ouvrages avaient déjà été réalisés, inaugurés, et ne pouvaient être détruits puisqu’ils avaient été financés sur des fonds publics.
Ces personnes ont donc décidé d’occuper le chantier, afin d’obliger les porteurs du projet à attendre la fin du recours, comme l’a fait le Gouvernement à Notre-Dame-des-Landes, Jean-Marc Ayrault ayant, à l’époque, déclaré dans les médias qu’il était normal, dans un État de droit, d’attendre la fin des recours avant de démarrer les travaux. Nous souhaitions donc l’application de la même règle dans le Tarn, qui nous semble faire partie du même État de droit que la Loire-Atlantique. Cela étant, notre collectif n’a jamais appelé à occuper le terrain, se bornant à l’organisation de manifestations sur la voie publique en vue d’obtenir un débat public.
C’est à partir de ces mouvements d’occupation, en novembre 2013, que les forces de l’ordre ont commencé à intervenir. Je peux, dès lors, vous apporter mon éclairage sur certains faits graves dont j’ai été le témoin direct ou qui m’ont été rapportés, et dont il existe des images enregistrées, qui ont généralement été diffusées sur Internet. Il faut, en premier lieu, distinguer entre ce qui relève de l’attitude individuelle des agents des forces de l’ordre et ce qui relève de la responsabilité politique de leur intervention.
J’ai observé que, dans leur majorité, les forces de l’ordre se comportent de manière proportionnée et adaptée à la situation, essayant même parfois d’instaurer un dialogue et d’apaiser les tensions. Cela a notamment été le cas des gendarmes locaux qui constituaient à Sivens, le gros des troupes d’intervention et dont l’attitude a, le plus souvent, été correcte. En revanche, une minorité de ces forces de l’ordre a tendance à s’écarter des règles à respecter, à faire du zèle et à utiliser la force de manière disproportionnée, ce qui a des conséquences directes mais contribue également à une forme d’escalade de la violence.
En ce qui concerne la responsabilité politique, les consignes d’extrême fermeté peuvent, dans certaines situations, avoir des conséquences dramatiques et, selon moi, inacceptables dans une démocratie comme la France, lorsqu’il s’agit d’une invalidité permanente ou de la perte d’un œil consécutives à un tir de flash-ball. Cela n’a pas été le cas à Sivens, où, si l’on a eu à déplorer de nombreux blessés par flash-ball, personne, à ma connaissance, n’a été touché au visage, mais où ce sont ces mêmes consignes qui ont entraîné la mort de Rémi Fraisse.
Que les manifestations soient déclarées ou non, l’attitude des forces de l’ordre entraîne toujours des blessés : en février 2013, lors d’une manifestation déclarée, à Strasbourg, un syndicaliste belge a perdu l’usage de son œil après avoir été touché par un flash-ball ; en décembre 2013, lors d’une manifestation de sapeurs-pompiers à Grenoble, un pompier a été touché au visage par un flash-ball ; en février 2014, trois manifestants contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ont également perdu un œil.
À Sivens, nous étions dans le cas d’une action non déclarée, les opposants au projet ayant décidé d’occuper le terrain suite au refus d’ouvrir un débat public que leur opposait depuis un an le conseil général du Tarn et alors même qu’une grève de la faim – action non violente par excellence – ne leur avait pas permis d’obtenir de réponses à des questions aussi essentielles que le coût du projet pour le contribuable, en financement et en fonctionnement, ou le nombre de bénéficiaires. Cette occupation a motivé le durcissement des interventions des forces de l’ordre à partir de septembre 2014. Une avocate a élaboré, à partir des plaintes qu’elle a reçues, une synthèse destinée à la Ligue des droits de l’homme qui dénonce, entre autres, un usage disproportionné et démesuré de lanceurs de balle de défense et de grenades de désencerclement, des insultes nombreuses, fréquentes et systématiques, une utilisation fréquente et disproportionnée du tonfa et de la matraque, l’usage d’armes en dehors du but à atteindre et des missions à encadrer, des interpellations violentes constitutives d’un traitement inhumain et dégradant, des violations de domicile, des vols d’affaires personnelles, des destructions de lieux de vie.
Pour ma part, j’ai pu observer, tout au long du mois d’octobre, l’attitude disproportionnée du Peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie, le PSIG de Gaillac, qui a souvent dépassé le cadre dans lequel il devait travailler, notamment en brûlant des effets personnels appartenant aux manifestants ou en frappant à coups de pied des gens, déjà au sol et maîtrisés par des gendarmes mobiles. Le PSIG est impliqué dans l’affaire de la grenade lancée sur une caravane, dans laquelle l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a considéré que « le sous-officier a commis une faute d’appréciation qui doit être sanctionnée au plan professionnel ». Mentionnons enfin la charge menée contre cinq manifestants enterrés jusqu’aux épaules sur la piste : une femme, piétinée, a perdu connaissance et a dû être transférée aux urgences par les pompiers. Il y a donc clairement un problème de comportement des forces de l’ordre, qui ont agi de manière disproportionnée par rapport aux gens qu’elles avaient en face d’eux.
J’insiste enfin sur la différence de comportement des forces de l’ordre selon qui manifeste. J’illustrerai mon propos par quelques exemples. Le 30 septembre 2013, à Saint-Pourçain-sur-Sioule, des membres de la FNSEA ont répandu de la paille dans les locaux de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), puis déversé du fumier devant le bâtiment, pourtant situé en face de la gendarmerie – une photo montre d’ailleurs un gendarme assistant, immobile, à la scène. Le 22 septembre 2013, une action du même genre est organisée dans le parc du Morvan, avec des dégâts bien pires mais sans aucune intervention des forces de l’ordre, pas plus qu’elles ne sont intervenues lors de récentes manifestations à Montauban ou à Albi, où 800 tonnes de fumier ont été nuitamment déversées dans la ville.
Pour en revenir à Sivens, le 18 décembre dernier, des membres de la FDSEA montés sur des tracteurs ont organisé une action « manche de pioche » et sont venus passer un « coucou franc » aux occupants de la zone. Fort heureusement, l’État avait décidé de leur interdire l’accès au site, autour duquel les forces de l’ordre avaient reçu mission de former un cordon de sécurité. Du coup, les agriculteurs se sont défoulés sur les journalistes présents, les ont molestés et ont cassé un appareil photo, sans être inquiétés par les gendarmes, qui se sont contentés d’inviter les journalistes à passer derrière le cordon de sécurité.
Le 19 janvier, les agriculteurs sont revenus attaquer les occupants, dont l’action n’était pas totalement illégitime, puisque l’État avait reconnu que leurs arguments étaient valables. Les forces de l’ordre ont, pourtant, choisi de tourner le dos aux agriculteurs pour faire face aux occupants, comme si ces derniers étaient les agresseurs.
J’ai moi-même été agressé en septembre par un partisan du barrage, au cours d’une manifestation. Lorsque l’un des gendarmes motorisés qui accompagnaient le convoi d’engins de chantier s’est approché, mon agresseur, qui me tenait par le petit doigt et venait de me le casser, m’a relâché, mais le gendarme – à qui j’ai demandé de l’aide – s’est contenté de me répondre que je n’avais que ce que je méritais puisque j’empêchais les familles en week-end de rentrer chez elles.
Il y a donc des dysfonctionnements qu’il convient de résoudre. Sans être spécialiste, il me paraît évident qu’il faut interdire les grenades et les flash-balls. Il est inacceptable qu’en France, quelqu’un qui défend l’intérêt général et l’application des lois protégeant l’environnement puisse être victime d’un tir de flash-ball. J’irai plus loin : il est tout aussi inacceptable que, dans un pays comme le nôtre, quelqu’un qui détruit un abribus soit sanctionné par une blessure grave. Autant je considère qu’il est normal qu’un casseur soit interpellé, jugé et sanctionné, autant je juge la perte d’un œil une sanction disproportionnée.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Vous avez évoqué un certain nombre de faits relatifs au comportement des forces de l’ordre, sans mentionner que celles-ci étaient parfois confrontées à des formes d’extrême violence et devaient essuyer des jets de pierre, d’acide ou de cocktail Molotov. Cela correspond-il, selon vous, à la réalité ? Comment l’expliquez-vous et considérez-vous que c’est acceptable ?
Le processus de mobilisation que vous décrivez met en lumière le durcissement d’une action, à l’origine parfaitement pacifique. Cela laisse supposer la présence, parmi les opposants, de gens aux motivations diverses. Y a-t-il un moyen de gérer les éléments considérés comme les plus radicaux et les plus violents ? Peut-on évaluer la proportion de ces éléments radicaux parmi les manifestants ? Certains considèrent que quelques-uns ces éléments radicaux se déplacent de théâtre en théâtre sur tout le territoire. Est-ce plausible ?
M. le président Noël Mamère. Le PSIG est un peloton de gendarmes qui ne sont pas formés au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier. Ils ne sont donc pas formés au maintien de l’ordre et à l’application de la doctrine française fondée non pas sur l’affrontement mais sur la mise à distance. Cela explique peut-être certains des faits que vous nous avez rapportés.
Deux préfets ont successivement été chargés des questions d’ordre public à Sivens. Comment avez-vous travaillé avec eux ? Une réunion à laquelle nous avons participé tous les deux, le 21 octobre 2014, me laisse penser qu’entre les services de la préfecture et votre collectif, l’ambiance n’était pas vraiment à la collaboration, ce qui aurait pourtant permis d’éviter un certain nombre d’événements, y compris les plus tragiques.
Pourriez-vous nous en dire davantage sur la difficulté que peut avoir un collectif comme le vôtre à gérer des éléments violents ?
M. Gwenegan Bui. Notre commission d’enquête ne porte pas sur les flash-balls, et il ne s’agit pas pour nous de nous focaliser sur les moyens dont disposent les forces de l’ordre mais sur le cadre dans lequel elles interviennent et sur les conditions requises pour que les citoyens, quels qu’ils soient, puissent manifester en toute sécurité.
La violence n’est jamais à sens unique. On assiste souvent à une radicalisation des mouvements de protestation et à une montée de la violence chez les manifestants. Cela nous a été signalé par des journalistes, qui ont de plus en plus de mal à couvrir ces manifestations, étant eux-mêmes pris pour cible par les éléments les plus radicaux.
L’occupation d’un lieu nécessite toujours un minimum d’organisation, si l’on entend s’installer dans un rapport de force durable avec l’État ou des tiers. On met en place des services d’ordre pour canaliser les débordements et empêcher le message d’être pollué par la radicalisation du mouvement. Que pouvez-vous nous dire, au regard de votre expérience, des capacités de régulation interne des mouvements comme le vôtre ? Êtes-vous en mesure - même s’il ne s’agit pas, à proprement parler, de manifestations organisées – de prévoir le début et la fin des opérations ? Qu’en est-il de votre aptitude à négocier non seulement avec les services préfectoraux mais également avec les forces de l’ordre sur le terrain pour faire baisser la pression ?
M. Philippe Folliot. Votre présentation des faits me semble quelque peu univoque, ce qui ne m’empêche pas de vous reconnaître toute légitimité pour contester un projet que vous jugez mal mené : je respecte votre droit à manifester et à vous y opposer par les voies de droit. Pourriez-vous, à ce sujet, nous préciser ce qu’il en est des recours que vous avez formés devant les tribunaux et dans quel sens, le cas échéant, la justice les a-t-elle tranchés ?
Vous dites n’avoir jamais appelé à occuper la zone de Sivens, mais quels sont vos liens avec les personnes qui mènent sur le site des actions parfaitement illégales ?
Vous avez admis, dans un premier temps, que la majorité des forces de l’ordre avait eu une attitude correcte, avant de dérouler une litanie de faits, dont certains mettant très directement en cause le PSIG de Gaillac. Or, comme cela vient d’être dit, la violence n’est pas unilatérale. Elle s’inscrit, chez les forces de l’ordre, dans un schéma de réponse à la violence adverse, dont vous n’avez pas du tout parlé.
Vous plaidez pour l’interdiction des grenades, flash-balls, etc., mais quels moyens préconisez-vous pour permettre aux forces de l’ordre de contenir l’extrême violence à laquelle elles sont confrontées sur bien des théâtres de manifestation, et en particulier à Sivens ? Quelles consignes doivent être données ? Quelle attitude leur faut-il adopter ? Comment faire face à des personnes déterminées et ultraviolentes qui usent d’un type de cocktails Molotov similaires à ceux qu’utilisaient les militants de l’IRA en Irlande du Nord, mais qui n’avaient jusqu’à présent jamais été utilisés en France ?
Je voudrais enfin votre sentiment sur la décision à l’origine des faits survenus à Sivens. Ne considérez-vous pas légitime un projet porté par des élus – président du conseil général en tête – qui ont reçu mandat du suffrage universel pour défendre l’intérêt général ?
M. Daniel Vaillant. Vous n’aimez pas la violence, vous la condamnez, tentez de la prévenir et avez évoqué les différentes voies de recours dont vous avez usé. Or, je n’avais, pour ma part, jamais entendu parler du dossier du barrage de Sivens avant les événements tragiques et regrettables que l’on sait. Au-delà des représentants des pouvoirs publics qui refusaient le dialogue, avez-vous saisi d’autres parlementaires, afin qu’ils relaient votre position ? On ne peut évidemment contester la légitimité des élus, mais il est normal que des citoyens puissent contester un projet, et le mieux pour cela est que leur action soit portée à la connaissance de tous. Or il semble que cette affaire nous soit apparue au moment où il était trop tard.
Concernant les faits eux-mêmes, avez-vous eu conscience des débordements dont se rendaient coupables, à un moment donné, des personnes – militants ou agitateurs – extérieures à votre collectif ?
Il y a aussi eu des blessés parmi les forces de l’ordre, et, je le redis, la violence n’est pas à sens unique, comme semblaient l’induire vos propos. J’ai apprécié que vous ayez d’ailleurs précisé qu’au départ les forces de maintien de l’ordre, à l’exception peut-être du PSIG de Gaillac, avaient manifesté leur refus d’user de la violence. Il faut, face à la provocation, faire preuve de discernement. Cela vaut certes pour les forces de l’ordre, mais cela vaut tout autant pour les manifestants, qui doivent rester en alerte et se désolidariser des éléments les plus violents.
M. le président Noël Mamère. Je répondrai à Daniel Vaillant que le projet de Notre-Dame-des-Landes remonte à près de cinquante ans, mais qu’il a fallu attendre les manifestations qui ont eu lieu il y a deux ans pour que l’opinion publique et les responsables politiques s’en préoccupent. Pour ce qui concerne le barrage de Sivens, des élus – et non des moindres : je pense à Gérard Onesta, vice-président du conseil régional de Midi-Pyrenées – s’opposent depuis l’origine au projet, au côté des associations. Sans doute est-ce les médias qui n’ont pas fait leur travail.
Philippe Folliot devrait être plus prudent lorsqu’il parle d’illégalité, car celle-ci n’est pas toujours du côté que l’on croit, puisque le projet du barrage de Sivens a, d’une certaine façon, été déclaré illégal par la Commission européenne, qui lui a retiré ses subventions au motif qu’il portait atteinte à la zone humide. Par ailleurs, je rappelle que notre commission d’enquête n’a pas pour objet de déterminer si certaines décisions politiques sont légitimes ou non.
J’ajoute que M. Lefetey n’a jamais plaidé, comme le prétend Philippe Folliot, pour « l’interdiction des grenades, flash-balls, etc. » Il n’a pas dit « etc. ». Il a, comme certains d’entre nous, dénoncé l’usage des grenades, ce qu’a d’ailleurs décidé le ministre de l’Intérieur. Il s’est aussi opposé à l’usage des flash-balls, comme votre serviteur qui, sous la précédente législature, avait demandé la création d’une commission d’enquête sur l’interdiction des flash-balls et des tasers par les forces de l’ordre.
Ma question suivante a directement trait au maintien de l’ordre. Lorsqu’a eu lieu l’accident dramatique que l’on sait, dans la nuit du samedi au dimanche 26 octobre, 65 membres des forces de l’ordre faisaient face à 150 manifestants. Le préfet savait depuis le vendredi qu’il y avait eu des exactions et des violences et, contrairement a ce qui a été prétendu, le ministre de l’Intérieur, avait donné des consignes d’apaisement. Peut-on considérer que l’on répond à des consignes d’apaisement en envoyant 65 gardes mobiles contre 150 manifestants ? L’intérêt n’aurait-il pas commandé de ne pas être présent, d’autant qu’il s’agissait d’un terrain privé ? Cela pose la question de la responsabilité des gendarmes. Le lieutenant-colonel Rénier et le lieutenant-colonel Andréani, qui n’étaient pas sur le terrain mais donnaient les ordres, ne sont-ils pas sortis du cadre défini par le préfet, lequel maintient, dans un entretien accordé à La Dépêche du Midi, qu’il n’a jamais donné de consignes de fermeté ?
M. Philippe Folliot. Nous sortons, nous, du cadre de notre commission d’enquête !
M. le président Noël Mamère. Il s’agit de maintien de l’ordre, ce qui est exactement au cœur de notre commission d’enquête !
M. Philippe Folliot. Vous menez une contre-enquête, ce qui est clairement interdit par notre règlement !
M. le président Noël Mamère. Il ne s’agit aucunement d’une contre-enquête ! Vos questions, en revanche, n’ont rien à voir avec le maintien de l’ordre mais procèdent d’un procès en règle contre les zadistes.
M. Ben Lefetey. En ce qui concerne l’escalade de la violence, notre position est claire, comme en témoigne notre communication sur le site Internet du collectif : nous avons toujours dénoncé la violence, que ce soit lors des manifestations sur le chantier ou lors de celles qui ont eu lieu en novembre, à Toulouse ou à Albi.
Le premier acte de violence survenu sur le barrage de Sivens a été le fait de gens favorables au barrage, qui, en janvier 2014, sont venus à une vingtaine, en partie cagoulés, saccager la ferme occupée par trois ou quatre opposants non-violents. Le conseil général, propriétaire de la ferme, a porté plainte, mais il ne semble pas que l’instruction ait été menée avec suffisamment de fermeté pour que l’on retrouve les coupables, qui habitent pourtant la région et dont certains se sont vantés de ce qu’ils avaient fait.
Quant au premier acte de violence imputable aux forces de l’ordre, il remonte au 27 février 2014, lors de la première expulsion à laquelle elles ont procédé, sur une parcelle du conseil général occupée par cinq à dix manifestants pacifiques.
M. Philippe Folliot. Cette occupation était-elle légale ?
M. Ben Lefetey. Non, elle était illégale.
M. le rapporteur. Les forces de l’ordre exécutaient-elles une décision de justice ?
M. Ben Lefetey. J’y viens. Cette expulsion d’une parcelle occupée illégalement, à laquelle j’ai assisté en tant qu’observateur, s’est dans un premier temps déroulée de manière normale, les forces de l’ordre agissant, a priori sur la base d’une décision de justice et donc en présence du directeur du cabinet du préfet et d’un membre du conseil général, de manière correcte et proportionnée. S’en est suivi un face-à-face entre forces de l’ordre et manifestants, ces derniers évidemment mécontents mais ne s’en prenant pas aux gendarmes. C’est alors qu’un manifestant a franchi le cordon des forces de l’ordre pour grimper sur un tas de débris. Il était seul, les bras ballants, et la logique aurait voulu que les gendarmes viennent le chercher pour le ramener sur la voie publique : il n’aurait opposé aucune résistance, et tout serait rentré dans l’ordre. Au lieu de cela, un membre du PSIG – le même que celui qui avait jeté la grenade dans une caravane – est arrivé en courant, l’a saisi par le bras, l’a fait tomber en arrière, risquant de le blesser grièvement sur les débris tranchants, avant de le traîner sur le sol. Cela a évidemment suscité la colère des autres manifestants, qui ont débordé le cordon de gendarmes pour porter secours à leur camarade et ont commencé à escalader les pelleteuses. Les images de la scène montrent alors des membres du PSIG et des forces de l’ordre en civil s’en prendre violemment aux manifestants grimpés sur les pelleteuses, au risque de les blesser, tandis qu’un gendarme en civil de la gendarmerie de Gaillac – je peux en témoigner, car c’est le même qui a saisi ma déposition sur la mort de Rémi Fraisse – jetait les manifestants sur les débris. Des gaz lacrymogènes ont enfin été lancés pour évacuer tout le monde.
Voilà comment s’enclenche la spirale de la violence car, lorsque ces images sont diffusées sur Internet, elles attirent d’autres manifestants sur les lieux, dont certains forts de leur expérience à Notre-Dame-des-Landes. Début mars, une cinquantaine de personnes sont ainsi arrivées en renfort pour organiser la défense de la zone humide, en y installant des barricades. Encore une fois, les gendarmes, dans leur grande majorité ne sont pas en cause, et l’on voit sur les images le commandant rappeler à l’ordre le membre du PSIG ayant fait preuve de brutalité. Quoi qu’il en soit, cette expulsion, qui signe le premier acte de violence des forces de l’ordre, a été annulée par la Cour d’appel de Toulouse, qui l’a jugée illégale.
En ce qui concerne la position des élus et sa légitimité, je voudrais rappeler qu’à l’automne 2013, avant que l’État n’autorise le projet de barrage, nous avons adressé un courrier aux deux ministres concernés, avec copie aux députés et sénateurs du Tarn, aux préfets du Tarn et du Tarn-et-Garonne, au préfet de région, au président du conseil régional, aux présidents des conseils généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne, à l’ensemble des conseillers généraux ainsi qu’au maire de Lisle sur Tarn. Ce courrier reprenait les conclusions de notre contre-rapport ainsi que l’ensemble des avis défavorables montrant que le projet était surdimensionné.
Il aura malheureusement fallu attendre un an pour que cette alerte soit enfin entendue par les pouvoirs publics, après que les experts du ministère ont procédé aux mêmes analyses que nous et abouti aux mêmes constats, tout comme la Commission européenne, qui a jugé le projet illégal au regard du droit européen et non éligible aux financements européens. Aujourd’hui, la pertinence du projet est enfin reconsidérée, mais il aura fallu, pour en arriver là et malgré tous nos efforts pour convaincre les pouvoirs publics, en passer par le saccage de la zone humide, un mort et plusieurs blessés, y compris parmi les forces de l’ordre. Cela aurait pu être évité, si les pouvoirs publics, au lieu de vouloir passer en force, avaient tenu compte de nos alertes. Nous considérons que les élus du conseil général n’ont pas défendu l’intérêt général en agissant comme ils l’ont fait et que les citoyens avaient raison d’essayer de sauver 15 à 20 millions d’euros et une zone humide d’importance départementale.
Par ailleurs, en marge de l’attitude disproportionnée des forces de l’ordre qui provoque l’arrivée sur le terrain de gens décidés à en découdre avec elles de façon plus musclée, enclenchant la spirale de la violence, il faut également s’interroger sur le rôle de la presse. En effet, certains font délibérément monter la tension, estimant que c’est le seul moyen d’attirer l’attention des journalistes sur leur combat. Je demande aux médias et aux responsables politiques s’il est normal que, lorsque la FNSEA se livre en guise de protestation à des dégradations, elle soit généralement reçue aussitôt à la préfecture et obtienne du Gouvernement qu’il recule, tandis que, lorsque la Confédération paysanne organise une marche de plusieurs jours entre la Marne et Bruxelles, elle ne bénéficie d’aucune couverture médiatique et ne dispose d’aucun moyen de pression pour faire plier le Gouvernement ?
Les gendarmes ont parlé de jets d’acide. Cela me laisse très circonspect car je n’ai pour ma part jamais eu connaissance de telles pratiques chez les manifestants. L’acide entraîne dégâts et blessures, or rien n’a jamais été constaté de tel. Photographier une bouteille d’acide posée au sol n’est pas la preuve qu’elle a été utilisée, et il faut se méfier de certaines manipulations qui visent à discréditer les manifestants aux yeux de l’opinion publique.
Il y a bien eu en revanche des tirs de cocktails Molotov lors de la manifestation des 25 et 26 octobre – les images en témoignent. Avant cette date, des cocktails Molotov ont également été lancés sur les barricades pour les enflammer et ralentir les forces de l’ordre mais, à ma connaissance, ils ne visaient pas directement ces dernières.
On sait que les éléments radicaux qui infiltrent une manifestation le font pour des raisons qui leur sont propres, et l’on peut fort bien imaginer – mais je n’ai aucune preuve de ce que j’avance – qu’en l’occurrence ils aient été téléguidés par l’extrême droite, voire par l’État lui-même, pour ternir l’image de notre combat.
Quoi qu’il en soit, nous nous étions concertés, avant la manifestation du 25 octobre, avec la préfecture du Tarn, car la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s’inquiétait en effet de la présence d’éléments radicalisés parmi les manifestants. Nous nous étions engagés à assurer le service d’ordre de notre manifestation, laquelle devait se dérouler à 1,5 kilomètre du chantier, et avions obtenu que, de son côté, la préfecture évacue les engins présents sur le chantier, afin d’éviter que d’éventuels agitateurs s’en emparent. Un groupe électrogène et un Algeco laissés sur place ont malheureusement été incendiés mais, alors qu’il ne restait plus rien à défendre sur ce chantier, était-il raisonnable d’y laisser des vigiles pouvant servir de cible ? Que les consignes aient été données par Bernard Cazeneuve ou par Matignon, fallait-il, le samedi matin, laisser les forces de l’ordre postées sur le terrain ? Le plus grave, ainsi que je l’ai déclaré lors de mon audition dans le cadre de l’instruction judiciaire sur la mort de Rémi Fraisse, est d’avoir laissé les gendarmes face aux manifestants pendant la nuit. Il faut juridiquement quarante-huit heures pour que les occupants illégaux d’un terrain soient protégés d’une expulsion, donc, si les forces de l’ordre avaient quitté le chantier le samedi avant la tombée de la nuit, il aurait été parfaitement loisible aux pouvoirs publics de procéder à l’expulsion des occupants le lundi matin, pour que les travaux puissent redémarrer. Je m’interroge donc sur cette décision d’avoir laissé en place les forces de l’ordre, au risque d’affrontements nocturnes. Quel sens y a-t-il à procéder à des tirs de flash-ball ou de grenade en pleine nuit ?
M. le rapporteur. Il y a eu des tirs de flash-ball ?
M. Ben Lefetey. Bien sûr. Les pouvoirs publics ont, à mon sens, pris un risque énorme, d’autant que les gendarmes étaient dans l’incapacité de respecter les protocoles qui régissent les tirs de grenade : à cause du grillage, ils ne pouvaient les lancer au sol et ont donc dû les envoyer en l’air. Il ne s’agit pas ici de refaire l’enquête, mais on peut s’interroger sur la responsabilité du pouvoir politique, qui expose les forces de l’ordre à des manifestants dont on sait qu’ils sont potentiellement dangereux. S’il s’agissait, comme on me l’a dit, de protéger Gaillac ou Albi, c’est à l’entrée de ces villes qu’il fallait positionner les forces de l’ordre, et non dans un endroit où il n’y avait plus rien à défendre.
M. le rapporteur. Je suis gêné que nous abordions ces sujets, non pour une question de fond mais pour une question de forme, car nous sortons de l’objet de notre commission d’enquête. Sans entrer dans des détails dont nous n’avons pas à connaître, je ferai néanmoins observer que le rapport de l’IGGN, rendu en décembre, fait apparaître qu’il existait un risque de contre-manifestation et qu’il n’était donc pas forcément stupide que les pouvoirs publics positionnent sur les lieux des forces de l’ordre, non pour défendre un grillage mais pour empêcher des citoyens poursuivant des objectifs radicalement opposés de se taper dessus. Et il ne s’agit pas là d’une question que je vous pose, car c’est aujourd’hui à l’autorité judiciaire d’examiner les faits et d’en tirer les conclusions qu’elle entend.
M. le président Noël Mamère. Je partage l’avis du rapporteur, à ceci près que je vous pose, moi, la question : pourquoi les pouvoirs publics ont-ils laissé 65 gardes mobiles face à 150 personnes déterminées et très équipées ? Si des consignes d’apaisement avaient été données, la meilleure manière de les respecter était de les retirer.
Qu’en a-t-il été, par ailleurs, de la coordination avec la préfecture ?
M. Philippe Folliot. On ne sait trop qui vous visez quand vous évoquez à mots à peine couverts l’instrumentalisation des éléments violents présents sur le site. C’est une manière de « théorie du complot » qui me paraît assez grave.
Je constate ensuite que, lorsque vous faites l’inventaire des violences commises, vous ne mentionnez pas le saccage des locaux du conseil général du Tarn. Étiez-vous présent ? Cautionnez-vous ce type d’action ? Qu’avez-vous à dire des manifestations particulièrement violentes qui ont eu lieu à Gaillac et Albi, et qui se sont accompagnées de la profanation d’un monument aux morts et de dégradations diverses ?
M. Ben Lefetey. Notre relation avec la première préfète, Josiane Chevalier, a été inexistante, car, après l’envoi de notre contre-rapport, elle a refusé de nous rencontrer. Lorsque nous avons demandé l’organisation d’un débat public afin que l’État explique pourquoi il autorisait le projet, elle n’a pas daigné nous répondre.
Début mars, lorsqu’une cinquantaine de personnes extérieures ont rejoint les occupants et ont commencé à installer des barricades, nous avons, devant les risques de radicalisation du mouvement, sollicité un rendez-vous auprès de la préfète et du président du conseil général pour discuter avec eux de la manière dont nous pouvions contribuer à apaiser les choses sur le terrain. Le président du conseil général nous a répondu que le maintien de l’ordre n’était pas de son ressort ; quant à la préfète, elle n’a pas donné suite, alors que notre courrier faisait clairement état de nos craintes qu’il y ait des affrontements et des blessés de part et d’autre. Fort heureusement, la situation n’a pas dégénéré à l’époque car les occupants s’en sont tenus à la défense de la zone humide, sans jamais aller au contact avec les forces de l’ordre. Lorsque le successeur de Madame Chevalier a pris ses fonctions, le 1er septembre, j’ai contacté son secrétariat pour obtenir un rendez-vous. Cela n’a pas abouti et, compte tenu de mon expérience précédente, j’avoue ne pas avoir insisté.
Si les forces de l’ordre et le commandant de gendarmerie savent le rôle de médiateur qu’a pu jouer notre collectif et la manière dont, à plusieurs reprises, nous avons contribué à apaiser la situation entre les gendarmes et les occupants, l’État, en revanche, n’a pas su utiliser nos ressources. La situation est heureusement différente aujourd’hui : je suis en contact régulier avec le préfet qui, à travers moi, s’efforce de nouer des relations avec les zadistes et d’apaiser les tensions.
Pour en revenir aux hypothèses que j’ai formulées sur les véritables motivations des perturbateurs, on comprend aisément l’intérêt que peuvent avoir les porteurs de projet à voir dégénérer une manifestation : cela focalise l’attention des journalistes sur les affrontements, plutôt que sur le fond du dossier. Y a-t-il eu manipulation ? L’extrême-droite a-t-elle voulu déstabiliser notre mouvement ? Ce que je sais, c’est que je n’avais jamais vu auparavant les trois quarts des individus qui sont arrivés sur le site le 25 et le 26 octobre. Pour notre part, nous nous étions engagés à assurer le service d’ordre sur les lieux où nous manifestions pendant la journée du samedi. Nous avons tenu notre engagement et évité tout débordement. Ce qui se passait à 1,5 kilomètre de là, ce n’était pas à nous de l’assumer.
Quant au saccage du conseil général, je vous renvoie au Tarn libre, qui a relaté avec précision ce qui s’est exactement passé. Soixante-dix personnes ont investi le conseil général et se sont assises sur les escaliers, dans l’attente de réponses que nous attendons depuis plus d’un an et que même une grève de la faim ne nous a pas permis d’obtenir. À la demande du président du conseil général, elles ont été expulsées manu militari par la police, et, avec elles, des journalistes et des élus de la République. Ne parlons donc pas de saccage. Je déplore simplement qu’une personne ait tagué les murs mais, là encore, je m’interroge : filmée et photographiée par les journalistes, vêtue d’une combinaison qui la rend très visible parmi les manifestants, elle opérait sous le regard du personnel, des forces de l’ordre et de policiers en civil mais n’a pas été arrêtée. Les images des murs tagués en revanche ont été massivement utilisées et diffusées par le conseil général.
Le préfet du Tarn ou son directeur de cabinet vous confirmeront que, lors des manifestations qui ont eu lieu à Gaillac ou à Albi après la mort de Rémi Fraisse, nous avons fait en sorte que les nôtres se comportent bien, n’hésitant pas à nous écarter pour laisser les forces de l’ordre intervenir contre les casseurs. Nous ne sommes pas solidaires des gens qui utilisent la violence pour obtenir gain de cause.
Les pouvoirs publics doivent travailler à la prévention des conflits, ne pas rester sourds aux alertes citoyennes, favoriser le dialogue et la concertation, au lieu de passer en force, avec les risques de conflit que cela comporte. Si, toutefois, le conflit sur le terrain n’a pu être évité, les consignes données aux forces de l’ordre doivent être proportionnées : quand on à affaire à des gens non violents, il est inacceptable d’avoir recours à la violence. Une manifestation n’est pas un lieu où l’on doit perdre un œil ou mourir.
M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions pour votre témoignage.
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Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard CAZENEUVE, ministre de l’Intérieur
Compte rendu de l’audition du mardi 3 février 2015
M. le président Noël Mamère. Monsieur le ministre, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires faisant obligation aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous demande de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».
(M. Cazeneuve prête serment.)
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur. Je vous remercie de m’avoir invité à apporter à votre commission d’enquête des précisions sur un sujet aussi important que douloureux.
La vocation première du maintien de l’ordre est de permettre l’exercice des libertés publiques, en particulier du droit de manifester son opinion en toute sécurité. Dans ce cadre, la mission des forces de sécurité consiste à permettre à tous les citoyens, quelles que soient leurs opinions ou leurs revendications, d’exercer leur droit à s’exprimer, à protester et à manifester. À ce titre, les forces mobiles de la gendarmerie et de la police remplissent pleinement une mission républicaine, nécessaire et souvent difficile.
Quelques jours après que la liberté d’expression a fait l’objet dans notre pays d’un attentat d’une exceptionnelle violence, il est bon de rappeler que la liberté de manifester relève, comme la liberté de la presse, de la liberté d’expression telle que définie à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
La liberté de manifester, réglée, comme la liberté de la presse, par la norme et le droit, implique que les manifestants eux-mêmes respectent la loi et renoncent à l’exercice de la violence. Cet équilibre n’est pas nouveau. En 1906, Georges Clemenceau, récemment nommé ministre de l’Intérieur, avait parlé en ces termes aux grévistes de Lens : « La grève constitue pour vous un droit absolu et qui ne saurait vous être contesté. Mais j’ajoute que dans une République, la loi doit être respectée par tous. Donc soyez calmes ! Vous n’avez pas vu de soldats dans la rue, vous n’en verrez pas si vous respectez les droits de chacun, si vous respectez les personnes et les propriétés. » Depuis un siècle, les techniques du maintien de l’ordre ont évolué. Les brigades mobiles de gendarmerie ont été créées au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour éviter que les régiments de ligne de l’armée ne soient chargés de cette tâche. Mais le principe reste et il permet aux citoyens de manifester librement leurs opinions sans compromettre leur sécurité.
Avant de revenir sur le drame de Sivens et sur les conséquences que j’ai voulu en tirer, je crois utile de rappeler ce qu’est le cadre républicain du maintien de l’ordre, les postures opérationnelles qu’il implique et les formes nouvelles de menaces auxquelles nous sommes amenés à répondre.
La liberté de manifestation s’inscrit dans un cadre juridique précis qui soumet les organisateurs à une obligation de déclaration préalable auprès de l’autorité administrative compétente. Cette dernière peut alors prendre des mesures restreignant l’exercice de la liberté de manifestation allant jusqu’à l’interdiction, mais elle ne peut le faire qu’en cas de risque établi de trouble à l’ordre public, et de manière proportionnée et motivée.
L’interdiction d’une manifestation doit demeurer exceptionnelle. L’an passé, sur le ressort de la préfecture de police de Paris, qui compte de loin le plus grand nombre de manifestations organisées en France, seules cinq d’entre elles ont été interdites sur un total de 2 047 manifestations revendicatives déclarées. Celles qui l’ont été présentaient des risques insupportables, à l’image de trois manifestations dont nous savions qu’elles pouvaient déboucher, à Paris et à Sarcelles, sur des violences antisémites, que leurs organisateurs n’étaient nullement en mesure de prévenir. J’ai pris la décision de les interdire, que j’ai publiquement assumée. Le droit de manifester est sacré, mais dès lors que des risques de débordement antisémites sont annoncés avant même le début de la manifestation, ceux-ci doivent être prévenus.
De la même manière, les forces de l’ordre ne sont autorisées à faire usage de la force face aux manifestants que dans certaines circonstances exceptionnelles : trouble grave à l’ordre public, émeute, voire de l’insurrection. Cet usage est donc soumis à des conditions de nécessité et de proportionnalité, ainsi qu’à un formalisme particulièrement exigeant et protecteur. Conformément à ces principes, la gradation des moyens mis en œuvre permet une adaptation permanente et une prise en compte différenciée des comportements au sein des attroupements. L’emploi judicieux des munitions, dont la portée et les effets correspondent à la progressivité recherchée, et leur maîtrise constante, doivent répondre à cette exigence démocratique.
Le respect de ces principes, mais aussi le souci constant de l’apaisement face aux foules qu’elles doivent protéger, guident l’action quotidienne de nos forces de sécurité, qu’il s’agisse des forces territoriales ou de celles plus particulièrement chargées du maintien de l’ordre. Ces principes sont au cœur de l’enseignement dispensé dans les écoles de formation des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et des escadrons de gendarmerie mobile (EGM). Lors de mon déplacement à Saint-Astier, le 6 octobre, j’ai pu me rendre compte de la qualité de l’instruction dispensée au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, que beaucoup de pays étrangers nous envient. Vous avez prévu de vous y rendre, dans le cadre de vos travaux. Cette visite vous permettra d’entrer dans le cœur de la formation au maintien de l’ordre.
Nous devons rendre hommage, comme l’ont fait beaucoup de nos compatriotes le 11 janvier dernier, à l’engagement, au courage et à l’abnégation des unités de maintien de l’ordre. Durant l’année écoulée, celles-ci ont été régulièrement mises à contribution. Elles sont intervenues dans des situations de conflit particulièrement tendues, comme lors des violentes manifestations qui se sont déroulées en Bretagne – à Morlaix ou contre les portiques écotaxe. Elles se sont également exposées à Notre-Dame des Landes et à Sivens. Elles ont fait face à de nombreux mouvements revendicatifs, en province comme à Paris. Enfin, elles ont œuvré dans des contextes très délicats sur les territoires d’outre-mer, notamment en Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte. Le prix qu’elles ont payé pour garantir la liberté de manifester tout en protégeant nos concitoyens contre les violences a été particulièrement élevé, puisque 387 gendarmes mobiles et CRS ont été blessés l’an passé à l’occasion d’un engagement opérationnel en maintien de l’ordre. Signe des temps, le nombre de ces blessés a fortement augmenté ces dernières années : il était de 175 en 2012, et de 338 en 2013.
Sur un plan opérationnel, la doctrine française du maintien de l’ordre repose sur le souci de limiter au maximum les contacts physiques et les violences qu’elles peuvent entraîner. Il s’agit d’abord de maintenir les manifestants à distance des forces de l’ordre pour que, même en cas de violences exercées contre elles, les blessures sérieuses soient évitées de part et d’autre. La doctrine repose aussi sur le principe de gradation de la réponse, proportionnée à l’évolution de la physionomie de la manifestation, lorsque des violences apparaissent. Pour ce faire, depuis des décennies, les forces de l’ordre s’appuient sur une gamme de munitions permettant d’adapter leur posture : grenades lacrymogènes simples, grenades de désencerclement, grenades lacrymogènes à effet de souffle.
Ces postures opérationnelles, et les équipements qui les rendent possibles, ont été perfectionnés peu à peu. Les événements de mai 1968 ont amené à rechercher des solutions nouvelles pour disperser des manifestants agressifs ou regroupés derrière des barricades. Les années suivantes, les premiers véhicules blindés à roues de la gendarmerie sont apparus, les tenues ont été adaptées et une formation dédiée a été mise en place. En 1986, la mort tragique de Malik Oussekine a amené à dissoudre le peloton de voltigeurs motocyclistes. Vingt ans plus tard, les émeutes urbaines de 2005 ont conduit à repenser l’organisation des escadrons de gendarmerie mobile, désormais dotés de quatre pelotons au lieu de trois, ce qui leur permet de gagner en souplesse d’emploi et en réactivité, pour faire face à des fauteurs de troubles de plus en plus mobiles et organisés. L’équipement individuel s’est également amélioré pour renforcer la protection des personnels.
Aujourd’hui, notre pays et nos forces mobiles sont confrontés à nouvelles formes de contestation sociale, qui posent des problèmes pour partie inédits. De plus en plus souvent, les rassemblements institutionnels classiques sont marqués par l’intervention séparée de groupes structurés, organisés et violents. Leurs méfaits couvrent un large spectre, du vol au saccage organisé, jusqu’à l’agression caractérisée des forces de l’ordre. Il ne s’agit pas de casseurs au sens traditionnel du terme car les participants à ces actions violentes préparent leurs actions de manière professionnelle et méthodique. Ils suivent des stages de résistance, bénéficient de soutien logistique, d’assistance médicale ou juridique, et s’équipent de dispositifs de protection leur permettant de résister aux moyens employés par les unités de maintien de l’ordre. Rompus aux nouvelles technologies, ces groupes structurés se caractérisent par une intelligence collective développée, construite sur l’anticipation, l’observation des forces et l’expérience.
Ces manifestants violents ne fonctionnent plus de manière étanche et hermétique. Les catégories auxquelles ils appartiennent se mélangent autour de causes autrefois étrangères à leurs préoccupations. Il n’est donc plus rare de voir des Black Blocs associés dans l’action à des individus a priori moins politisés issus de la mouvance des raveurs, à des adeptes des flash mobs, aussi bien qu’à des altermondialistes ou à des groupes issus des mouvements anarchistes ou radicaux. Dans d’autres cas, comme on l’a vu au cours de certaines manifestations de juillet 2014, certaines franges de l’islamisme radical peuvent faire cause commune avec des groupes de supporters de football liés à des mouvements identitaires. Le Service central du renseignement territorial joue un rôle important pour permettre aux forces mobiles d’anticiper ces regroupements lorsqu’ils surviennent et d’en tirer les conséquences opérationnelles.
Enfin, le phénomène des « zones à défendre » (ZAD), selon la terminologie employée par les militants radicaux, pose des problèmes spécifiques. Il est difficile d’en déloger les occupants illégaux, disséminés sur de vastes terrains, souvent accidentés, situés en pleine nature, pour faire respecter les décisions de justice. Les plus déterminés d’entre eux se sont préparés de façon méthodique à résister à l’intervention des forces de sécurité, en leur tendant toutes sortes de pièges. Ils savent tirer parti de la présence, ponctuelle ou durable, de manifestants ou de sympathisants non-violents, parmi lesquels des femmes et des enfants. Cette situation crée pour les forces de l’ordre des conditions d’intervention très différentes de celles qu’elles connaissent lors des manifestations en centre-ville ou des émeutes urbaines.
C’est en ayant présent à l’esprit le cadre juridique qui régit l’intervention des forces de l’ordre, l’évolution de la doctrine du maintien de l’ordre et l’apparition de formes de contestation nouvelles que nous devons analyser le drame de Sivens, où, dans la nuit du samedi 25 au dimanche 26 octobre, un jeune manifestant, Rémi Fraisse, est mort lors d’une opération de maintien de l’ordre public.
La mort d’un jeune homme de vingt et un ans constitue toujours une tragédie. Nous devons nous incliner devant la douleur de sa famille et de ses proches et leur exprimer notre compassion dans cette épreuve terrible, mais je dois également, en tant que ministre de l’Intérieur, tirer toutes les conséquences de ce drame et faire en sorte qu’il ne puisse pas se reproduire.
C’est pourquoi, tout en veillant à ce que l’enquête judiciaire puisse se dérouler dans des conditions de transparence et d’indépendance exemplaires, j’ai immédiatement déclenché deux enquêtes administratives. La première, confiée conjointement aux inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales, portait sur la pertinence et les conditions de l’emploi de munitions explosives dans les opérations de maintien de l’ordre. La seconde, confiée à l’inspection générale de la gendarmerie nationale, concernait le déroulement des opérations de maintien de l’ordre à Sivens. Le général de corps d’armée Pierre Renault, chef de cette inspection générale, a déjà eu l’occasion d’en exposer devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 2 décembre dernier, les principales conclusions.
Après la remise du premier rapport d’expertise, j’ai rendu publique, le 13 novembre, une première série de décisions que je souhaite rappeler.
La mort de Rémi Fraisse, par l’effet direct d’une grenade offensive, posait clairement la question du maintien en service de cette munition dans la gendarmerie, qui en était seule dotée. Parce qu’une grenade offensive avait tué un jeune homme de vingt et un ans et que cela ne devait plus jamais se produire, j’ai décidé d’en interdire l’utilisation dans les opérations de maintien de l’ordre.
Dans le même temps, j’ai décidé de durcir les modalités d’emploi des grenades lacrymogènes à effet de souffle, dites « GLI » (grenades lacrymogènes instantanées). Des instructions ont d’ores et déjà été diffusées afin que leur utilisation se fasse désormais dans le cadre d’un binôme, composé du lanceur lui-même et d’un superviseur ayant le recul nécessaire pour évaluer la situation et guider l’opération. Moins puissantes que les grenades offensives, mais nécessaires au maintien à distance, elles sont indispensables à la gradation de la réponse pour protéger tout à la fois les forces de l’ordre et les manifestants violents contre les conséquences dommageables d’un contact.
Au-delà de ces mesures concernant les armes, j’ai souhaité poursuivre un travail plus profond sur notre pratique du maintien de l’ordre. Pour partie en cours, les réflexions s’articulent autour de trois axes : la prévention et l’information des manifestants, la modernisation du cadre juridique de notre intervention, la transparence. Mon ministère regardera de près les travaux de votre commission et ses conclusions, qu’il intégrera à sa réflexion.
En premier lieu, nous devons en permanence expliquer les règles juridiques et les moyens employés par les forces pour prévenir les risques de débordement. Avant chaque manifestation, chaque fois que c’est possible, nous devons travailler avec les organisateurs pour mieux étudier le contexte, les enjeux et les risques. Lors des opérations de maintien de l’ordre, le dialogue doit être maintenu avec les manifestants pacifiques et leurs représentants. Dans le souci de les informer clairement sur l’évolution de la posture des forces de l’ordre, j’ai donné instruction de revoir le libellé des sommations lancées au cours des opérations. Il s’agit de mieux faire la distinction entre les différents degrés de réponse des forces, en fonction de l’évolution de la physionomie de la manifestation. Une annonce visuelle complétera cette information clarifiée.
En deuxième lieu, j’ai voulu que les règles du maintien de l’ordre soient harmonisées et s’appliquent indistinctement aux deux forces, police et gendarmerie, notamment en ce qui concerne l’usage des munitions. Par ailleurs, j’ai souhaité que la présence permanente d’une autorité civile spécialement déléguée par le préfet lors des opérations de maintien de l’ordre devienne obligatoire. Elle permettra de réévaluer en temps réel le dispositif, ainsi que sa pertinence et son dimensionnement. Une circulaire réaffirmant le caractère indispensable de la présence, sur ces opérations de maintien de l’ordre, de l’autorité habilitée à décider de l’emploi de la force sera adressée dans les prochains jours à tous les préfets.
Sur ce sujet, j’entends également exploiter les recommandations qui me seront remises dans les prochains jours par le préfet Lambert, auquel j’ai confié une mission de formation du corps préfectoral. La consolidation des connaissances des représentants territoriaux de l’État dans ces domaines constitue une priorité. Leur formation initiale et continue devra comprendre des modules portant tant sur les modalités de maintien de l’ordre public que sur la coordination et l’animation du renseignement territorial en amont des manifestations.
Afin de préciser ces différentes directives et d’en assurer le suivi, j’ai constitué un groupe de travail commun à la police et à la gendarmerie, qui m’a remis ses conclusions intermédiaires le 10 décembre dernier. J’en ai approuvé l’esprit et souhaité qu’il poursuive ses travaux. Il sera chargé d’étudier les techniques de maintien de l’ordre et de travailler à la modernisation de notre doctrine. Il partagera des retours d’expérience pour faire évoluer les pratiques, et travaillera à l’évaluation systématique des munitions utilisées, qu’il comparera à celles qu’emploient les grandes démocraties. Il associera à ses travaux, en utilisant les ressources de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), des chercheurs en sciences sociales, dont le ministère de l’Intérieur s’est trop coupé. Il étudiera, avec le concours de la délégation ministérielle aux industries de sécurité, la possibilité de recourir à chaque instant à des moyens techniques alternatifs.
Enfin, pour améliorer la transparence de notre dispositif, j’ai décidé que toutes les opérations de maintien de l’ordre à risque seront intégralement filmées, dans le cadre juridique qui organise la prise de vues dans l’espace public. Dans le prolongement de ma démarche d’aujourd’hui, je souhaite que la représentation nationale soit informée en permanence des conditions du maintien de l’ordre en France et associée à la modernisation de notre doctrine. Un rapport annuel sera présenté, à mon initiative, aux présidents de la commission des lois et des commissions en charge de la sécurité des deux assemblées. Les résultats des travaux du groupe de travail que je viens d’évoquer seront, de la même manière, partagés avec vous.
La doctrine française du maintien de l’ordre a fait ses preuves au cours des dernières décennies. Le drame de Sivens constitue à cet égard une exception tragique, dont, je l’ai dit, nous devons tirer toutes les conséquences. J’ai évoqué certaines d’entre elles, mais, d’une manière générale, les accidents graves sont rares, même lors de manifestations au cours desquelles se déchaîne une extrême violence. C’est pourquoi de nombreux pays ou collectivités continuent à reconnaître la qualité de notre modèle, en faisant former en France leurs unités de maintien de l’ordre.
Une telle reconnaissance doit beaucoup au professionnalisme et à l’expérience des chefs comme des gardiens et des gendarmes, au sein de nos unités de maintien de l’ordre. Elle résulte aussi du caractère profondément républicain des hommes auxquels incombe cette mission. En mai 1968, vingt-cinq jours d’émeutes violentes n’ont pas eu en France de conséquences fatales pour les manifestants, tandis que, la même année, aux États-Unis la garde nationale tirait à plusieurs reprises sur la foule, faisant quarante-trois morts à Détroit et vingt-six à Newark. Le 29 mai 1968, le préfet de police Maurice Grimaud avait adressé une lettre personnelle à chaque agent de la préfecture de police de Paris pour les mettre en garde contre les excès dans l’emploi de la force. « Si nous ne nous expliquons pas très clairement et très franchement sur ce point, écrivait-il, nous gagnerons peut-être la bataille dans la rue, mais nous perdrons quelque chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme moi : c’est notre réputation. »
En prenant les dispositions pour que le drame de Sivens ne puisse se reproduire, en protégeant mieux les forces de l’ordre contre la violence extrême qu’elles doivent stoïquement subir et contenir, en assurant de la manière la plus libérale l’exercice du droit de manifester, nous serons fidèles à cette tradition et à ces valeurs qui sont celles de la République.
Je remercie le Parlement, qui a créé votre commission d’enquête, et les élus qui y participent. Votre réflexion nous permettra de faire progresser la mise en œuvre des opérations de maintien de l’ordre, dans le respect rigoureux des principes généraux du droit et la fidélité absolue à la tradition républicaine.
M. le président Noël Mamère. Le but de notre commission d’enquête, créée au lendemain des événements de Sivens, est de faire contribuer le Parlement à l’amélioration de la doctrine ou à sa révision, en fonction de l’évolution de la société, ainsi qu’à la définition de certaines règles de maintien de l’ordre. Je vous remercie des réponses que vous nous avez déjà apportées.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Monsieur le ministre, je vous remercie de vos propos, qui attestent de votre respect pour les travaux de notre commission et de votre esprit d’ouverture. Je m’associe à l’hommage que vous avez rendu au caractère républicain du maintien de l’ordre.
Préserver l’ordre public, c’est par définition accepter, en encadrant l’expression d’une manifestation, un certain degré de désordre public. Le degré de désordre public que peut tolérer une société démocratique a-t-il évolué ? Est-il plus ou moins important en France que dans les autres démocraties ? Le cadre juridique actuel est-il adapté aux nouvelles formes de protestations ?
Faut-il renforcer les moyens du renseignement territorial pour mieux apprécier a priori les situations les plus susceptibles de dégénérer, mieux cibler les éléments radicaux et mieux adapter la réponse des forces de l’ordre en termes d’équipements, d’effectifs et de consignes ? Les nouvelles mesures que vous avez annoncées sur le renseignement et les nouveaux effectifs permettront-elles de renforcer l’information dont disposent le préfet et les forces de l’ordre avant et pendant les manifestations ?
Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit : « Police : A toujours tort. » Tantôt, on accuse les forces de l’ordre de molester des manifestants pacifiques. Tantôt, on leur reproche leur passivité face aux casseurs qui dévastent un centre-ville en marge d’une manifestation. Comment jugez-vous – dans l’absolu et par rapport aux systèmes étrangers – le système français, qui tente de concilier maintien de l’ordre et expression des libertés publiques ?
La France, qui dispose de forces spécialisées dans le maintien de l’ordre – les CRS et la gendarmerie mobile – utilise aussi pour remplir cette mission des forces non spécialisées, affectées à la sécurité quotidienne des citoyens. Cette situation présente-t-elle des inconvénients ? La formation des forces non spécialisées est-elle à la hauteur des tâches qu’on leur confie ? La réduction des effectifs opérée sous les deux quinquennats précédents, qui a amené à reconfigurer les unités de CRS et de gendarmerie mobile, a-t-elle réduit l’efficacité du dispositif national de maintien de l’ordre ?
Une certaine confusion semble régner en ce qui concerne l’équipement des forces de maintien de l’ordre, notamment sur le port des armes non létales. Quelles forces sont dotées de Flash-Ball ou de lanceurs de balles de défense (LBD) 40x46 ? Ces armes ont-elles le même usage ? Sont-elles adaptées aux mêmes situations ? Y a-t-il un lien entre la dotation des différentes forces et les caractéristiques opérationnelles de ces armes ?
M. le ministre. Ces questions couvrent quasiment la totalité du champ qui relève du ministère de l’Intérieur.
Il faudrait interroger la philosophie, l’histoire et la géographie, pour savoir s’il existe un lien entre le niveau de désordre public supporté par les pays et leur caractère plus ou moins démocratique. L’histoire nous apprend que le désordre a souvent été organisé, avant d’être toléré, pour rendre supportables certaines contraintes sociales. Ainsi s’expliquent le carnaval, le charivari et autres manifestations locales. L’acceptation d’un certain désordre dans la rue est contrebalancée par une ritualisation des modes de l’expression de la contestation et par une organisation de la contestation en lien avec les forces de l’ordre. C’est ce qu’on a appelé la ritualisation encadrée du désordre, qui a été longtemps le fait des services d’ordre travaillant avec les forces de l’ordre.
Au sein des manifestations, le service d’ordre mis en place par les organisateurs eux-mêmes a permis de faire vivre, à côté de l’État, une démocratie de rue. Parmi vous, certains représentants d’organisations politiques, ayant appartenu à des syndicats, savent de quoi je parle. Certaines organisations très structurées ont pu affirmer vivement dans la rue leur opposition Gouvernement et à l’État, tout en se dotant de moyens permettant d’établir un lien avec les forces de l’ordre.
Le désordre dans la rue est à la fois subi et accepté. Encore faut-il éviter qu’il n’y ait des blessés, compte tenu de la difficulté opérationnelle que rencontrent les forces de l’ordre pour agir dans la foule. C’est ce qui rend une organisation nécessaire, bien que celle-ci soit particulièrement délicate à mettre en œuvre dans le contexte actuel des manifestations radicales. Celles-ci ne sont encadrées par personne. Leur véritable but est la violence, l’expression d’un message ne jouant que le rôle de prétexte.
À Paris, on n’a signalé aucun problème lors des grandes manifestations de juillet 2014 sur la question palestinienne, qui ont été le fait de grandes organisations syndicales ou politiques. Celles-ci ont invité les manifestants radicaux qui dérapaient à se reprendre ou à sortir du défilé. La difficulté est plus grande quand des violences sont annoncées, que des propos, notamment antisémites, sont tenus avant la manifestation, et qu’on sait d’ores et déjà qu’aucun organisateur ne sera capable de faire ce travail. Dans un tel cas, il appartient au ministère de l’Intérieur de prendre des mesures pour protéger les forces de l’ordre et les manifestants, fussent-ils violents. Telle est la position que j’ai adoptée cet été, et que je reprendrai, si nécessaire.
Vous m’avez interrogé sur le cadre légal, qui pose la question des infractions obstacles. La participation délictueuse à un attroupement constitue déjà une infraction, comme le fait de participer à une manifestation en portant une arme pouvant être utilisée pour agresser les forces de l’ordre. Une autre infraction obstacle a été introduite dans le code pénal en 2010 : le fait de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violence volontaire contre les personnes ou de destruction et de dégradation de biens.
Cette infraction pénale, qui complète le cadre légal existant, vise les bandes violentes, qui se réunissent pour organiser des affrontements de rue. Une réflexion peut être engagée sur ce sujet afin de réprimer les casseurs. Il faudra cependant caractériser la préparation de leurs actions violentes. Ont-ils échangé des SMS pour se donner rendez-vous sur les lieux de l’affrontement ? Ont-ils prévu les déplacements de bandes convergentes et organisées ? Ces critères permettraient aux forces de l’ordre d’intervenir plus efficacement pour arrêter les individus et les sanctionner pénalement.
D’autres dispositions visent à prévenir la violence dans les enceintes sportives. Celles-ci peuvent être interdites à des personnes qui ont déjà perturbé les manifestations sportives. À partir cette expérience encadrée par le droit, on étudiera la possibilité d’interdire à des manifestants violents multirécidivistes de manifester sur la voie publique, où leur comportement pourrait créer nouvelles difficultés.
Il est nécessaire de renforcer les moyens du renseignement territorial, qui a perdu une grande partie de ses effectifs. La suppression de 13 000 postes en cinq ans dans la police et la gendarmerie a réduit la capacité de détecter sur le terrain des signaux faibles soit avant les manifestations soit pour repérer des acteurs dangereux sur le terrain, par exemple dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le Premier ministre a prévu de conforter les services du renseignement territorial en procédant à 500 recrutements : 150 en circonscription de gendarmerie et 350 en zone police. Par ailleurs, une partie de l’enveloppe de 233 millions allouée aux services de police et de gendarmerie permettra de doter le renseignement territorial de moyens numériques, téléphoniques ou de radio-télécommunication, ce qui le rendra plus efficace en cas de manifestation violente.
Vous avez cité le mot de Flaubert, selon lequel la police aurait toujours tort. Il lui arrive aussi d’avoir raison. Les événements récents nous ont rappelé son courage et sa culture profondément républicaine. Je n’ai jamais fait partie de ceux qui théorisaient la consubstantialité de la violence aux forces de l’ordre. Celles-ci, confrontées à des violences extrêmes, peuvent commettre des manquements, que je sanctionne avec la plus grande sévérité, mais sa culture profonde est marquée par un attachement viscéral aux valeurs de la République et une volonté de les faire prévaloir, en s’exposant durement. Je rappelle que 387 policiers et gendarmes ont été blessés en 2014.
L’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales énonce que l’exercice la liberté d’expression « comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique ». La liberté de manifestation est mentionnée pour la première fois dans un décret de loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public. Sans être considérée de façon autonome comme une liberté constitutionnelle garantie, elle est conçue comme une facette de la liberté d’expression. Une décision du Conseil constitutionnel datée de janvier 1995 consacre un droit d’expression collective des idées et des opinions.
Le droit français cherche à concilier des droits du citoyen et ceux de la société. L’ordre public est l’un des premiers objectifs que le Conseil constitutionnel reconnaît dans sa jurisprudence. En 1980, il juge qu’il faut concilier la liberté individuelle et celle d’aller et venir avec la sauvegarde des fins d’intérêt général ayant valeur constitutionnelle, comme le maintien de l’ordre public. Sur tous ces sujets, ni le citoyen ni le policier ne doivent avoir tort. Les principes de droit inclus dans la législation et constamment rappelés par le Conseil constitutionnel doivent prévaloir.
La France, qui dispose de forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, utilise aussi, pour certaines missions, des forces affectées à la sécurité quotidienne. Les unités de forces mobiles sont extrêmement efficaces dans une posture statique de protection des bâtiments ou de refoulement des groupes et des différents cortèges, mais la rigidité de leur équipement constitue un handicap face à des manifestations très mobiles. Lors de votre visite à Saint-Astier, vous constaterez les limites de leurs conditions d’intervention.
Le complément apporté par les forces territoriales de sécurité publique est intéressant. La préfecture de police, comme la direction générale de la police nationale, dispose d’un premier niveau d’intervention avec des unités dédiées, formées de manière spécifique. Les compagnies de district parisiennes et les compagnies des sections d’intervention de la direction centrale de la Sécurité publique sont des unités constituées, mais, à la différence des unités de CRS ou de la gendarmerie, elles ne sont pas projetables sur l’ensemble du territoire. Les policiers des brigades anticriminalité (BAC) peuvent aussi être associés aux opérations dans le cadre de la judiciarisation croissante du maintien de l’ordre.
Ces forces sont complémentaires. Si les unes peuvent intervenir de manière rapide et flexible, et les autres s’employer dans des opérations plus lourdes, toutes sont formées de façon rigoureuse. Regrettant que la direction de la formation ait été supprimée pour devenir une sous-direction de la direction générale, je souhaite remettre l’accent sur la formation des forces de l’ordre et les conditions d’engagement au maintien de l’ordre.
Pour ne pas faire de peine à M. Larrivé, je n’insisterai pas sur les réductions d’effectifs.
Vous m’avez interrogé sur l’usage des munitions. Les escadrons de gendarmerie mobiles et la garde républicaine sont dotés de lanceurs de balles de défense 40x46 (LBD), tandis que les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) et certaines unités périurbaines sont munies de Flash-Ball. En ce qui concerne la police, les compagnies républicaines de sécurité possèdent des LBD 40x46, comme les effectifs de la direction centrale de la sécurité publique, dotés entre autres de lanceurs de balles de défense du type Flash-Ball.
Policiers et gendarmes sont souvent confrontés à la difficulté de maîtriser un ou plusieurs individus dangereux ou de réagir à une prise à partie par des groupes armés ou violents, sans que la situation exige pour autant le recours à des armes à feu. Pour faire face à ces situations dégradées, pour lesquelles la coercition physique est insuffisante, et améliorer la capacité opérationnelle, les unités de la gendarmerie et les services de la police sont en possession d’armes de force intermédiaire, qui permettent, dans le respect des lois et des règlements, une réponse graduée et proportionnée à une situation de danger, lorsque l’emploi de la force légitime s’avère nécessaire.
Le Flash-Ball, arme de légitime défense, est constitué de deux canons courts et non rayés, ce qui limite sa précision. La portée de ses projectiles est réduite à quinze mètres. De conception plus récente, le LBD40 est équipé d’une aide à la visée permettant d’apprécier la distance de l’objectif. Doté d’un canon rayé plus long, il tire jusqu’à quarante mètres avec une précision élevée. Sur ces sujets très précis, je suis disposé à répondre par écrit aux questions de votre commission d’enquête.
Mme Marie-George Buffet. Je m’interroge sur les rôles respectifs, dans la prise de décision, de l’autorité civile et des officiers des forces de maintien de l’ordre. Selon un officier que nous avons entendu, les consignes de l’autorité données oralement avant la manifestation manquent souvent de clarté et laissent place à l’interprétation. Quelle part de décision reviendra à l’autorité civile, dont vous annoncez qu’elle sera désormais présente pendant toute la manifestation ? Quelle part sera attribuée aux officiers ?
Quel est l’état du parc de véhicules ? Celui-ci est-il renouvelé ? Est-il exact que l’on manque de véhicules blindés à roues ?
Après les groupes radicaux des années soixante-dix et quatre-vingt, qui se présentaient en tête des manifestations sociales pour provoquer des incidents, nous avons vu, lors des manifestations contre le CPE, les casseurs attaquer les biens publics comme les manifestants. Il existe aujourd’hui des groupes organisés et structurés où se mêlent différentes sensibilités. Quels sont ceux qui les composent ? D’où viennent-ils ? Est-il exact que certains arrivent de l’étranger ? Combien sont-ils ? Un travail est-il mené avec les organisateurs de manifestations pacifiques afin de prévenir les violences ?
Une fédération des groupes de supporteurs, créée pour prévenir la violence dans les stades, ne suscite guère l’intérêt des fédérations sportives. Le ministère pourrait-il encourager son action ?
M. Guillaume Larrivé. Commençons par vider la vieille querelle des effectifs. En 2002, quand Nicolas Sarkozy devient ministre, son premier souci est de compenser la perte de 8 000 équivalents temps plein entraînée par la réduction du temps de travail dans la police et la gendarmerie. Entre 2002 et 2007, la première loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI) crée 11 500 postes, qui, j’en conviens, font l’objet, sous le quinquennat suivant, d’une rationalisation à la baisse. De ce fait, en 2012, l’effectif des forces de police et de gendarmerie est sensiblement égal à celui de 2002.
Je ne vous interrogerai pas sur les événements de la nuit du 25 octobre, couverts par une enquête judiciaire. On sait cependant que, fin octobre, la tension était telle que les gendarmes ont dû faire face à des intervenants armés. Pourquoi l’autorité de décision n’a-t-elle pas crevé l’abcès dès l’été ? Quels obstacles juridiques, opérationnels ou techniques l’ont empêchée de le faire ?
J’aimerais revenir sur la gestion – sous l’autorité du précédent ministre de l’Intérieur et du préfet de police Bernard Boucault – des manifestations de 2013 contre le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Le défenseur des droits a été saisi, au titre de ses missions sur la déontologie de la sécurité. Quels retours d’expérience tirez-vous de ses premières réponses, parues dans la presse ? Quelle appréciation portez-vous sur Bernard Boucault ?
En réponse à une question écrite que je vous ai adressée, vous m’avez indiqué qu’en 2014, on comptait soixante et une compagnies républicaines de sécurité, composées de 11 194 agents, et 108 escadrons de gendarmerie mobile, composés de 11 670 militaires, dont l’emploi relève non du préfet de département mais du préfet de zone de sécurité. Ces effectifs vous semblent-ils adaptés ? Envisagez-vous de les faire évoluer à hausse ou à la baisse ? Prévoyez-vous de redéployer ces forces vers la sécurité publique ?
Enfin, selon la presse, il aurait été procédé entre 2012 et 2013 à la suppression de 1 720 648 patrouilles de sécurité publique, soit un taux de diminution de 6,36 %. Confirmez-vous ces chiffres ?
M. Gwenegan Bui. Monsieur le ministre, vous avez rappelé la montée de la violence et de la radicalisation à différents endroits : Notre-Dame-des-Landes, Pont-de-Buis, où un manifestant a perdu une main, Sivens, Morlaix, où le centre des impôts a été incendié. La radicalisation frappe tout le champ politique et social.
Si M. Larrivé entend minimiser la réduction des effectifs, je n’ai pas oublié la fermeture de l’escadron de Rennes ou de Nantes. Quand un escadron voit son effectif se réduire de cent à soixante personnes, ce n’est pas sans conséquences sur sa capacité de remplir une mission. La baisse des effectifs n’incite-t-elle pas les hommes à utiliser davantage les outils défensifs dont ils disposent ? Faut-il constituer de nouveaux escadrons et de nouvelles compagnies républicaines de sécurité ?
Le renseignement permet d’adapter efficacement les moyens aux missions. Hélas, les informations ne remontent pas toujours du terrain vers les préfets. Ne faut-il pas retravailler la procédure, pour pallier cette défaillance ?
Enfin, faut-il réviser la doctrine de maintien de l’ordre qui, maîtrisée dans l’espace urbain, semble inadaptée quand la confrontation se déroule dans l’espace rural ? Faut-il revoir l’organisation des escadrons ?
M. le ministre. Mme Buffet m’a interrogé sur la présence de l’autorité civile, ainsi que sur ses responsabilités et celles des forces chargées du maintien de l’ordre. J’ai souhaité, je l’ai dit, qu’on ne puisse plus engager d’opérations lourdes de maintien de l’ordre sans la présence de l’autorité civile, qui seule possède le recul suffisant pour évaluer en permanence l’adéquation des moyens mobilisés aux résultats obtenus.
Rappelons les règles qui régissent le maintien de l’ordre sur des théâtres où la violence est présente. Aux termes d’un décret de 2004, la responsabilité de l’ordre public relève de la responsabilité du préfet. Celui-ci doit faire remonter régulièrement certaines informations au cabinet du ministre de l’Intérieur, qui peut lui donner des instructions sur la manière de conduire les opérations.
M. Larrivé m’a demandé ce qu’on pouvait faire en amont de la manifestation du 25 et 26 octobre, compte tenu des tensions constatées à Sivens. Dès le début de l’été, et plus encore à la fin août, j’ai senti que celles-ci pouvaient aboutir à des difficultés sérieuses. Les informations dont je disposais sur le nombre de blessés dans les rangs des forces de l’ordre m’ont incité à donner au préfet des consignes d’apaisement, que j’ai réitérées jusqu’au dernier moment.
Dès l’annonce de la manifestation du 26, et du risque d’une contre-manifestation des agriculteurs, je lui ai conseillé d’engager un dialogue avec les organisateurs. On pouvait éviter de positionner des forces mobiles sur le site, tant qu’il n’y avait pas de tentative d’occupation, mais, si c’était le cas, on pouvait craindre une contre-manifestation, ce qui obligerait les forces de l’ordre à s’interposer entre manifestants et contre-manifestants. Je vous laisse imaginer les reproches qui auraient été adressés à l’État si la tentative d’occupation du terrain avait été immédiatement suivie d’une contre-manifestation d’agriculteurs.
Les forces de l’ordre n’ont pas été positionnées jusqu’au moment où, dans la nuit du vendredi au samedi, les terrains ont fait l’objet d’une tentative d’occupation. Cette précision me permet de répondre aux affirmations selon lesquelles on aurait cherché à protéger un terrain qui n’avait pas besoin de l’être. Ce n’est pas ainsi que le problème s’est posé, en termes d’ordre public. Dans un souci d’apaisement, j’avais donné l’instruction de ne pas positionner de forces, mais, dès lors que les zadistes ont décidé d’occuper le terrain, on devait le défendre pour éviter un affrontement dans lequel les forces de l’ordre n’auraient pu s’interposer. Toute autre affirmation relève d’une réécriture de l’histoire.
Avant cet épisode, le ministère de l’Intérieur a évité les affrontements en demandant à ses représentants sur place de créer les conditions d’un dialogue permanent. C’est au préfet de coordonner et d’organiser l’engagement des forces. Dans les opérations de ce type, je souhaite – je l’ai dit – la présence permanente d’un représentant de l’autorité civile, qui évalue le climat et conseille aux forces de l’ordre, engagées dans l’action, souvent même agressées, de se repositionner ou de graduer l’engagement de la force. Cette mesure, qui clarifiera les responsabilités, protégera les parties en présence.
Mme Buffet m’a également interrogé sur la nature et l’organisation des groupes de manifestants. Je vous répondrai par écrit dès que j’aurai reçu le résultat d’études menées non seulement par mon ministère mais par des chercheurs et des universitaires. On rencontre sur les ZAD une majorité d’acteurs non violents, environnementalistes, écologistes, parfois scientifiques, qui défendent leur position par la force des arguments. On y trouve aussi d’autres acteurs, qui prennent l’écologie en otage dans un but politique de déstabilisation et de contestation de l’État. Les forces de l’ordre subissent la violence très structurée de groupes organisés et radicaux, qui instrumentalisent les manifestants et cherchent l’incident. Cette situation, qui justifie les consignes d’apaisement que j’ai données, rend notre action extraordinairement difficile.
Monsieur Larrivé, créer 8 000 emplois pour en supprimer 12 000 ne me semble pas la meilleure manière de donner des moyens à la police et à la gendarmerie, qui, dans un contexte d’extrême tension, ont besoin de visibilité et de stabilité. Je vous rejoins cependant sur un point : il n’est pas utile de nous quereller sur le sujet. C’est la raison pour laquelle je ne ferai pas de la question des heures supplémentaires l’alpha et l’oméga de la lutte contre le terrorisme. Ne suscitons pas de mauvais débats, qui entretiendraient de mauvaises polémiques.
Le nombre de patrouilles sur la voie publique a été maintenu à un haut niveau et, dans un souci de rationalisation, des fonctionnaires travaillant dans des bureaux ont été remis sur la voie publique. À cet égard, vos chiffres ne correspondent pas à ceux dont je dispose, mais, vous sachant très précis, je m’engage à vérifier les conditions dans lesquelles s’opèrent ces patrouilles, et à vous en indiquer le nombre.
La révision générale des politiques publiques (RGPP), qui a conduit à réduire les effectifs, a entraîné la suppression de quinze escadrons de gendarmerie mobile. En optimisant la localisation des unités de forces mobiles sur le territoire, nous évitons de consommer en permanence des renforts qui pourraient être déployés soit sur des théâtres d’opérations soit, en complément des forces de sécurité, dans des actions transversales comme la lutte contre les cambriolages. Nous mobilisons en effet des unités de forces mobiles pour compléter les effectifs de sécurité intérieure. C’est ainsi que j’ai décidé d’affecter une demi-unité de force mobile à Calais, en complément des effectifs de sécurité publique, pour lutter contre la petite délinquance ou les cambriolages.
Le nombre de compagnies de CRS n’a pas changé, mais celles-ci se sont adaptées en interne. Elles peuvent fonctionner en demi-section, se séparer et passer à tout moment d’une opération de sécurisation à une opération de maintien de l’ordre. En outre, nous avons adapté les matériels. Certaines compagnies disposent désormais de canons à eau et peuvent mettre des barrages en place. Les équipements individuels, comme les boucliers ou les tenues de protection, ont été renforcés. Autant de mesures qui permettent de faire face aux situations avec des effectifs contraints.
Les événements de 2013 auxquels vous avez fait allusion se sont produits avant que je sois en situation. Le préfet Boucault, que vous allez auditionner, vous donnera à leur sujet toutes les informations que vous souhaiterez. Le défenseur des droits a adressé des recommandations relatives au maintien de l’ordre, au terme de l’opération menée le 14 juillet 2013. À l’époque, le ministère avait reçu des informations alarmantes : on pouvait craindre des perturbations entraînant des troubles graves à l’ordre public et mettant en péril la sécurité des personnes. Des dispositifs rigoureux de filtrage avaient été mis en place, notamment pour l’accès aux tribunes, lors du défilé. Ces mesures sont classiques, compte tenu du nombre important de personnalités présentes.
Le défenseur des droits, saisi par une personne dont le drapeau avait été confisqué, a jugé le dispositif de sécurité trop lourd, et considéré que la confiscation du drapeau pouvait s’apparenter à une interdiction générale et absolue. Je ne partage pas son analyse, puisque, pour peu que l’intéressée renonce à ce qui pouvait être considéré comme un projectile ou une arme par destination, elle aurait pu accéder aux tribunes. Quoi qu’il en soit, il faut répondre précisément et dans les plus brefs délais au défenseur des droits. J’ai donné des instructions dans ce sens au préfet Boucault, qui aura probablement répondu quand vous l’auditionnerez.
M. Meyer Habib. En interdisant des manifestations, en juin 2014, vous avez pris vos responsabilités, ce dont je vous félicite. Ceux qui ont défilé à cette époque en criant « Mort aux juifs » et en brandissant des drapeaux de Daech et du Hamas ont-ils été filmés, interpellés et condamnés ? Je déplore la présence d’élus de la République appartenant à la majorité, lors de certaines manifestations qui avaient été interdites. J’y vois, de leur part, un invraisemblable manque de responsabilité. Plus généralement, quelles instructions sont dispensées aux forces de l’ordre ? Celles-ci doivent-elles intervenir – le cas échéant, à quel moment ? – ou se contenter de filmer les événements ? Comment doivent-elles réagir dans les manifestations de foule ou les stades, où certains font des saluts nazis, des quenelles ou lancent des slogans racistes ?
M. Philippe Goujon. Je regrette que le secrétaire de la commission soit l’un des derniers à pouvoir prendre la parole.
M. le président Noël Mamère. Je donne la parole aux membres de la commission en respectant l’ordre dans lequel ils l’ont demandée.
M. Philippe Goujon. La conception française de l’ordre public a inspiré beaucoup d’États, qui envoient leurs forces s’entraîner à Saint-Astier. Néanmoins, le maintien de l’ordre a posé problème à plusieurs reprises : lors des manifestations de juin, lors de celle du Trocadéro ou lors de la Manif pour tous. Je regrette qu’il n’ait pas été possible de faire la transparence sur les deux derniers événements. La commission d’enquête que j’avais souhaité créer à leur sujet, et dont l’Assemblée nationale avait accepté le principe, a malheureusement été sabordée. Il serait précieux, en tout cas, que notre commission d’enquête puisse entendre le défenseur des droits.
M. le président Noël Mamère. Son audition est prévue.
M. Philippe Goujon. Monsieur le ministre, envisagez-vous de faire évoluer la législation relative au maintien de l’ordre ? Vous avez supprimé des moyens de défense, comme les grenades offensives ou lacrymogènes, qui ont pour objet de tenir les manifestants à distance. Ceux-ci ne risquent-ils pas de se rapprocher des forces de l’ordre ? Envisagez-vous de recourir à de nouvelles techniques ? Quels procédés utiliserez-vous pour reconquérir les terrains occupés par des manifestants violents, comme l’est actuellement celui de Sivens ? Comment appréciez-vous la réponse pénale aux délits et infractions commis par les manifestants ? Allez-vous supprimer certaines missions de sécurisation, compte tenu des besoins qui se dégagent en matière d’ordre public ? Considérez-vous qu’il faille limiter le temps de mobilisation des unités sur un site, afin de réduire les effets du stress situationnel ?
Mme Marie-Anne Chapdelaine. Vous avez plaidé pour un travail préalable avec les organisateurs des manifestations. Que faire quand ceux-ci sont dépassés ? Il arrive que des lycéens organisent une manifestation spontanée. Ne doit-on pas informer davantage les parents, voire l’ensemble de la population sur les risques qui surviennent quand un tel mouvement dégénère ? Enfin, le cadre législatif et réglementaire adapté aux manifestations classiques est-il opérant quand les forces de l’ordre doivent faire face à l’occupation d’une ZAC ?
M. Olivier Marleix. Dans notre cadre juridique, la responsabilité du maintien de l’ordre incombe aux forces de l’ordre, placées sous l’autorité du préfet et du ministre de l’Intérieur, ce qui dispense les organisateurs de manifestation d’une responsabilité effective. Dans le drame de Sivens, la seule information – ouverte le 26 octobre par le parquet de Toulouse – vise les faits commis par une personne dépositaire de l’autorité publique. Quel paradoxe ! Les organisateurs d’une manifestation dont on sait qu’elle risque de dégénérer sont soumis à moins de contraintes que ceux d’une simple course cycliste, auxquels on oppose un arsenal réglementaire très développé…
Dans l’affaire de Sivens, une concertation a eu lieu, dans un esprit d’apaisement, avec les organisateurs. Mais ceux-ci n’ont pas tenu leurs engagements. Le rapport de l’inspection générale de la gendarmerie nationale fait état de jets de pierre, de jets de bouteilles incendiaires et de piégeages réalisés avec des bouteilles de gaz. Faut-il compléter notre cadre juridique pour mieux responsabiliser les organisateurs et les obliger à apporter des garanties supplémentaires ? Dans le dossier de Sivens, envisagez-vous de porter plainte contre les organisateurs, ou du moins de solliciter du parquet, sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale, un élargissement de l’information judiciaire ?
M. le président Noël Mamère. Je regrette, monsieur Marleix, que vous n’ayez pas pu assister à l’audition d’un des organisateurs de la manifestation de Sivens.
M. Guy Delcourt. Nul ne se remettra de la mort d’un jeune homme de vingt et un ans, et nul ne se serait remis du fait qu’un gendarme mobile ait eu le visage brûlé par un cocktail incendiaire. Lors de son audition, le général Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie, à Saint-Astier, a évoqué avec prudence le rôle du juge. Il n’a pas répondu, quand je lui ai demandé si les juges détachés par le parquet, souvent très jeunes, avaient la compétence requise pour statuer sur une intervention en terrain d’opérations. Il a ensuite indiqué que le maintien de l’ordre était une opération très particulière, nécessitant une formation adaptée, et qu’il vaudrait mieux, parfois, que les forces départementales restent dans leur casernement. Faut-il rappeler que les policiers ne demandent qu’à suivre la formation dispensée aux gendarmes à Saint-Astier ?
M. Jean-Paul Bacquet. Vous avez brutalement mis fin à l’utilisation des grenades offensives. Depuis combien de temps la gendarmerie les utilisait-elle ? Combien d’accidents ont-elles causés, avant celui de Sivens ? Est-il responsable de désarmer les forces de l’ordre, dans un contexte où les manifestations sont de plus en plus violentes et de mieux en mieux organisées ?
M. Daniel Vaillant. Quels moyens envisagez-vous, en lien ou non avec les nouvelles technologies, pour assurer à la police un temps d’avance sur les organisateurs de manifestation ? Comment allez-vous employer le renseignement territorial, afin de gagner en efficacité ?
Faut-il revisiter sur le plan législatif l’équilibre entre déclaration et interdiction ?
Selon une personnalité que nous avons auditionnée, moins les forces de l’ordre sont présentes et visibles, moins il y a de problèmes sur le terrain. L’expérience me conduit à penser l’inverse : quand les forces de l’ordre sont nombreuses, ceux qui veulent détourner une manifestation y parviennent moins facilement.
Nous avons parlé des manifestants, des organisateurs et des forces de l’ordre, mais des tierces personnes peuvent aussi être victimes collatérales de manifestations violentes. Comment faut-il envisager leur droit et protéger leurs libertés ?
J’ai été surpris d’entendre le directeur des libertés publiques nous dire qu’on était peu armé pour poursuivre le port d’insignes ou de pancartes incompatibles avec nos textes fondamentaux. Quelle est votre position à cet égard ?
L’utilisation de photos ou de vidéos peut dissuader ceux qui voudraient recourir à la violence. Dans le même esprit, peut-on utiliser les drones pour suivre les mouvements d’une manifestation ?
M. Philippe Folliot. À mon tour, je rends hommage aux forces de l’ordre, qui exercent leur mission dans des conditions très difficiles. Dès lors que des manifestants ultraviolents portent des armes létales, on ne peut douter de leur volonté de tuer. Dans ce contexte, je vous invite à reconsidérer votre décision d’interdire les grenades offensives, que vous avez peut-être prise à chaud, sous le coup de l’émotion et peut-être dans une certaine précipitation.
Une personnalité que nous avons auditionnée a remis en cause – à tort, selon moi – la capacité d’intervention du PSIG de Gaillac. Comment réagissez-vous à un tel jugement ?
La tradition latine place le maintien de l’ordre sous le double signe de la police et de la gendarmerie. Faut-il conserver cette dualité entre une force de statut civil et une force de statut militaire, ou doit-on fondre celles-ci en une seule et même entité ?
Dans une lettre poignante, la maire de Lisle-sur-Tarn a appelé attention du Premier ministre sur la situation de la ZAD de Sivens, qui constitue une zone de non-droit. Combien y a-t-il de zones de ce type en France ? Comment allez-vous y rétablir l’ordre pour éviter de nouveaux débordements ?
M. le ministre. Monsieur Folliot, je ne prends aucune décision sous le coup de l’émotion. Si j’avais cédé aux pressions, après la tragédie de Sivens, j’aurais dit des choses bien incongrues. Je ne me suis jamais défaussé de mes responsabilités en chargeant les forces de l’ordre non plus que tel responsable administratif. Quels que soient le tumulte, le vacarme et les polémiques, mon rôle de ministre est de chercher la vérité en respectant scrupuleusement le droit des personnes et des organisations. On ne peut pas me reprocher à la fois d’avoir été proche de mes troupes et d’avoir cédé à l’émotion.
Je souhaitais connaître la vérité sur un drame qui m’a affecté, comme tous les Français. Un juge était chargé de l’affaire. Les enquêtes administratives que j’avais engagées contribueraient à faire la lumière. À mon sens, une munition qui avait tué un jeune homme ne pouvait pas être maintenue en service, mais on ne pouvait pas supprimer son utilisation si l’on risquait d’exposer les forces de l’ordre à un danger.
J’ai essayé de prendre une décision juste pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise. La caractéristique d’une opération de maintien de l’ordre dans la République est que, quelles que soient les violences auxquelles les forces de l’ordre sont confrontées, il ne peut pas y avoir de mort. J’ai donc réuni gendarmerie et police. J’ai fait l’inventaire des munitions utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre. J’ai confié à l’inspection générale de la police nationale et de la gendarmerie nationale le soin d’examiner la question. La grenade en cause a les mêmes caractéristiques que les grenades à effet de soufre, qui, elles, n’ont jamais tué. Par ailleurs, elle est utilisée par la gendarmerie, mais non par la police, qui n’en a jamais eu besoin pour maintenir l’ordre. Sa suppression ne compromet donc pas l’efficacité sur le terrain. J’ai pris, face à un drame qui appelait une réponse républicaine ferme, une décision rationnelle.
Pour rétablir l’ordre dans des ZAD, qui risquent de devenir des zones de non-droit, je ne peux intervenir que dans le respect rigoureux du droit. On ne procède pas à l’évacuation d’un terrain si l’autorité publique ou privée qui en est propriétaire n’a pas appliqué toutes les procédures permettant à la force publique d’intervenir. D’un autre côté, nul ne peut, sous prétexte qu’il estime avoir raison, s’ériger au-dessus de l’État de droit, ce qui serait une forme de violence inacceptable dans une République. Il ne servirait à rien que le souverain vote des lois si certains estiment qu’en raison de ce qu’ils pensent, ils peuvent s’en affranchir.
Si des décisions de justice doivent être appliquées par les forces de l’ordre, mon rôle de ministre de l’Intérieur sera de m’y employer. J’ai lu la lettre de la maire de Lisle-sur-Tarn. Je comprends son exaspération comme celle des riverains. Vivre ensemble dans une société de droit, c’est aussi s’interroger sur les conséquences pour autrui des violences qu’on peut exercer. Cette élue affronte une situation difficile face à laquelle – la ministre de l’écologie l’a indiqué la semaine dernière – une mobilisation est possible, dans le respect rigoureux des procédures.
Monsieur Habib, quand, dans une manifestation violente ou non, des individus exhibent des insignes, tiennent des propos ou brandissent des banderoles qui sont autant d’appels à la haine ou de provocations au terrorisme, ces comportements inacceptables appellent une sanction pénale. Cependant, lors de la manifestation, il n’est pas toujours possible de procéder aux interpellations, qui risquent d’engendrer des violences plus grandes encore. C’est pourquoi j’ai donné des instructions pour qu’on filme le plus possible les manifestations et utilise au mieux la vidéosurveillance. En juillet, il a été procédé à relativement peu d’interpellations sur le coup – même si celles-ci ont été plus nombreuses qu’à l’accoutumée –, et à beaucoup d’interpellations par la suite. Les événements de Sarcelles ont donné lieu à des mises en examen, incarcérations et jugements à mesure que les informations récupérées permettaient la judiciarisation.
Monsieur Goujon, je ne pense pas qu’une action utile passe nécessairement par la loi, compte tenu de l’encombrement du calendrier législatif, de l’urgence qui s’attache aux opérations de maintien de l’ordre et du fait que celui-ci ne relève peut-être pas de l’article 34 de la Constitution. Mieux vaut intégrer les bonnes préconisations, comme celles qui résulteront de votre commission d’enquête, aux consignes données aux forces de l’ordre ou aux préfets, ou aux textes à caractère réglementaire.
En ce qui concerne la reconquête des terrains, il faut être très ferme, éviter l’ambiguïté et envoyer des messages républicains incitant au respect de l’état de droit. La réponse pénale doit être la plus ferme possible. Les sanctions les plus sévères doivent frapper ceux qui cassent ou témoignent d’une violence délibérée à l’égard des forces de l’ordre.
M. Vaillant a cité – sans la reprendre à son compte – la thèse selon laquelle moins les forces de l’ordre sont présentes et visibles, moins il y a de problème sur le terrain. Si celles-ci n’avaient pas été présentes à Nantes, Toulouse et Gaillac, je serais en train d’expliquer à une tout autre commission d’enquête pourquoi le ministère de l’Intérieur a échoué dans ces villes à protéger les biens et les personnes. Comment peut-on considérer que c’est la présence des forces de l’ordre qui crée la violence, alors que cette présence ne se justifie que par la volonté de limiter la violence annoncée ? Ce faux raisonnement est blessant pour les forces de l’ordre, qui s’exposent chaque jour pour assurer la sécurité de tous. Heureusement, les Français ne s’y trompent pas. J’ai trouvé bouleversant le juste hommage qu’ils ont rendu récemment aux forces de l’ordre.
Mme Chapdelaine, M. Delcourt et M. Vaillant se demandent si l’on peut modifier le processus de déclaration et d’autorisation, et entretenir sur le plan contractuel ou conventionnel une relation différente avec les organisateurs, voire les sanctionner davantage. Je ne pense pas qu’il faille remettre en cause le principe de la déclaration, qui correspond à la reconnaissance du droit de manifester.
En France, le pouvoir n’autorise pas une manifestation. On déclare une manifestation parce qu’on est libre de manifester. Cette liberté est intangible et absolue en démocratie. Le cas échéant, l’autorité publique peut interdire la manifestation déclarée, quand celle-ci fait courir un risque grave à l’ordre public – encore cette interdiction s’exerce-t-elle sous le contrôle du tribunal administratif et du Conseil d’État. Il ne faut pas modifier cet équilibre. Le droit de manifestation doit demeurer absolu, la déclaration étant la règle et l’interdiction, l’exception. Cinq interdictions ont été prononcées à Paris, pour 2 047 manifestations déclarées.
Vous m’avez également demandé si l’on peut modifier la relation entre l’organisateur de la manifestation et les pouvoirs publics. Dans le cas de Sivens, ceux-ci ont su mener un dialogue responsable et intelligent, qui nous a permis dans un premier temps de ne pas positionner de forces de l’ordre. Ben Lefetey s’est comporté de manière très convenable. Le problème est qu’il n’était pas seul. À Sivens, comme dans d’autres ZAD, se trouvent des gens organisés au plan européen pour instaurer la violence et faire dégénérer la situation. Dans ces conditions, la discussion avec un organisateur pacifique ne sert pas à grand-chose, d’autant qu’on hésite, dans un tel dialogue, à faire état de tous les renseignements dont on dispose. Le pouvoir public donne l’impression de ne pas vouloir autoriser une manifestation qui pourrait le gêner, alors qu’une manifestation pacifique ne le gêne en rien.
Les groupes radicalisés cherchent la violence et l’incident, dont ils se serviront pour justifier le discours selon lequel la violence est consubstantielle aux forces de l’ordre et l’État, illégitime. Conservons le droit existant. Discutons le plus longtemps possible avec les organisateurs, dans une relation républicaine et respectueuse, pour que toutes les manifestations pacifiques puissent avoir lieu. Informons-les des risques auxquels ils s’exposent quand des débordements sont possibles. Créons le moyen de judiciariser tout ce qui est pénalement répréhensible, ce qui suppose de nous doter de moyens audiovisuels. Cette situation est contraignante, mais nous devons l’accepter, pour pouvoir, malgré les nouvelles formes de violences radicales, continuer à garantir la liberté de manifester.
M. le président Noël Mamère. Ben Lefetey, que nous avons auditionné, a reconnu ne pas avoir pu contrôler la manifestation, pendant la nuit du 25 octobre. Vous avez expliqué la présence des forces de l’ordre par la crainte d’une contre-manifestation. L’enquête judiciaire expliquera pourquoi il n’y avait que soixante-cinq gardes mobiles en face des 150 manifestants qui, la veille, s’étaient déjà rendus coupables de violence.
M. le ministre. Vous imaginez dans quelles affres se trouve un ministre de l’Intérieur viscéralement attaché aux principes républicains, désireux d’appliquer le droit et déterminé à faire respecter l’autorité de l’État. Lors de la tragédie de Sivens, on m’a d’abord sommé de justifier la présence des forces de l’ordre. On me demande à présent pourquoi elles étaient si peu nombreuses. Je le répète : j’ai d’abord considéré qu’il ne fallait pas les positionner. Mais, dès l’ordre que notre interlocuteur, Ben Lefetey, était débordé par des casseurs, et qu’on pouvait craindre une contre-manifestation, on ne pouvait laisser s’affronter des casseurs et des représentants du monde agricole exaspérés. S’il y avait eu des morts et des blessés, c’est non devant vous mais devant une autre instance que je devrais répondre aujourd’hui.
Tous les responsables de la police et de la gendarmerie vous confirmeront que, dans les opérations de maintien de l’ordre, le rapport entre forces de l’ordre et manifestants n’est pas d’un pour un. Comment ferait-on dans une manifestation comme celle du 11 janvier, qui a réuni un million et demi de personnes ? On se sert du positionnement, des munitions et de l’évaluation de la situation. Je vous suggère d’auditionner le plus grand nombre possible de mes collaborateurs, pour aller jusqu’au bout de cette réflexion stratégique.
M. le président Noël Mamère. Monsieur le ministre, je vous remercie de nous avoir répondu si longuement.
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Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard BOUCAULT, préfet de police de Paris
Compte rendu de l’audition du jeudi 5 février 2015
M. le président Noël Mamère. Monsieur le préfet, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Bernard Boucault prête serment.)
Vous êtes accompagné de M. Laurent Nunez, votre directeur de cabinet, et de M. Alain Gibelin, directeur de l’ordre public et de la circulation. Si ces messieurs sont appelés à s’exprimer devant nous, je leur demanderai également de prêter serment.
Je vous invite à faire le point sur les thèmes de cette Commission d’enquête relative au maintien de l’ordre dans les manifestations. M. le rapporteur Pascal Popelin vous posera ensuite la première série de questions, avant les autres commissaires présents.
Cette Commission d’enquête parlementaire a été créée après les événements de Sivens. Elle n’a pas pour objet de revenir sur ce qui s’est passé sur ce lieu, dans la mesure où une information judiciaire est en cours, mais de tenter de contribuer à l’amélioration de l’ordre public, en faisant évoluer la doctrine dans un sens qui corresponde à l’évolution de notre société.
M. Bernard Boucault, préfet de police de Paris. L’ordre public dans la capitale constitue historiquement la première mission du préfet de police, créé dans ce but par le Consulat par la loi du 28 pluviôse an VIII, précisée par l’arrêté des Consuls du 12 messidor an VIII. Nous visons encore ces textes lorsque nous modifions l’organisation de la préfecture de police.
Depuis cette époque, le caractère hautement sensible de cette responsabilité ne s’est pas démenti. Siège des institutions et des représentations diplomatiques, capitale de la cinquième puissance économique du monde, qui assume pleinement ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, perçue dans le monde entier comme la capitale des droits de l’homme, Paris constitue le réceptacle de tous les mécontentements en France mais aussi en provenance de l’étranger. Il faut savoir que 30 % des manifestations n’ont absolument rien à voir avec la France : ce sont des contestations internes à certains pays, Sénégal, Côte-d’Ivoire, Gabon, Congo, ou relatives à des conflits extérieurs, par exemple entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
Quelque 3 000 rassemblements à caractère revendicatif se déroulent chaque année à Paris : 3 382 en 2012, 3 411 en 2013, 2 623 en 2014, dont de 600 à 700 de manière inopinée, ce qui pose, j’y reviendrai, des problèmes particuliers. Environ 10 millions de personnes défilent ou se rassemblent sur la voie publique parisienne chaque année. À ce chiffre, déjà considérable, il convient d’ajouter les manifestations festives – technoparades, gay prides –, sportives – Tour de France, marathons, matchs de football – et institutionnelles – le défilé du 14 juillet et les nombreuses visites de chefs d’État et de Gouvernement étrangers. Ce sont au total plus de 6 300 événements que le préfet de police doit encadrer annuellement dans la capitale.
Seul un tout petit nombre ont fait l’objet d’une mesure d’interdiction : cinq en 2014, vingt-cinq en 2013, quinze en 2012. C’est toujours très largement inférieur à 1 %. Dans l’équilibre qui doit être trouvé entre l’exercice de la liberté de manifester ses opinions et les impératifs de l’ordre public, deux objectifs de valeur constitutionnelle, la balance penche ainsi très nettement en faveur de la liberté, ce qui est dans l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Je présenterai dans un premier temps l’organisation dont est dotée la préfecture de police pour assurer ses missions de maintien de l’ordre et, dans un second temps, les nouvelles formes de contestation, les difficultés qu’elles présentent et les mesures que nous avons prises pour y répondre.
Il existe à la préfecture de police une direction spécialisée, la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), créée en 1999 et issue de la scission d’une partie de l’ancienne direction de la sécurité publique. Les opérations de maintien de l’ordre à Paris se déroulent dans des conditions différentes qu’à Sivens, dans un milieu très urbanisé, à proximité immédiate de centres de décision politiques ou économiques du pays. Les manifestations parisiennes se déroulent dans des secteurs qui continuent de vivre normalement ; des personnes à quelques dizaines ou centaines de mètres d’une manifestation peuvent n’avoir aucune conscience de sa présence.
La préfecture de police s’appuie sur une chaîne de commandement très intégrée, pilotée en première ligne par le directeur de cabinet du préfet de police, et qui assure la continuité de l’ordre public toute l’année, jour et nuit. Chaque événement reçoit un traitement particulier en fonction des risques connus et du lieu où il se déroule. Une ou plusieurs réunions sont organisées en lien avec le cabinet du préfet de police, parfois sous la présidence du directeur de cabinet, et, pour les plus importantes, par moi-même. Il revient à l’état-major de la DOPC de préparer et d’assurer la gestion des événements, selon les directives qu’il reçoit de ma part ou de celle de mon directeur de cabinet. Pour chaque manifestation, un chef d’état-major adjoint de la DOPC, sous l’autorité de M. Alain Gibelin, est responsable de l’ensemble des événements d’une journée considérée. Il assure la préparation de ceux-ci, en étant lui-même présent ou en désignant une autorité qui le représente, par les reconnaissances nécessaires, les discussions avec les organisateurs, et conduit l’exécution des services qu’il a préparés, soit sur le terrain soit, pour les événements les plus sensibles, via une salle de commandement. J’insiste sur le fait qu’il n’y a pas de césure entre les phases de préparation et d’exécution, qui sont confiées aux mêmes personnes.
Sur le terrain, le préfet de police est représenté, pour chaque rassemblement à risque, par un commissaire de police en liaison permanente avec sa hiérarchie, le chef de district de l’ordre public et l’état-major de la DOPC. Ce commissaire est chargé de vérifier que la force est employée en dernier recours et dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité.
En dehors des cas où la force est employée en légitime défense ou pour tenir une position prédéfinie, l’accord de l’autorité préfectorale est toujours demandé pour recourir à cette contrainte contre les manifestants. L’ensemble des événements de voie publique font l’objet d’un suivi continu du directeur de cabinet, par l’intermédiaire des conseillers de police ou de l’officier de permanence. Le directeur de cabinet peut à tout moment évoquer à son niveau le déroulement d’une manifestation, prendre les décisions nécessaires, m’en informer ou me demander la validation de telle ou telle décision. Cette chaîne de commandement permet de limiter au plus juste l’emploi de la force dans les manifestations.
Le deuxième élément de cette organisation, c’est la concertation permanente avec les organisateurs. Le bon déroulement d’une manifestation tient en grande partie à l’existence d’une concertation préalable entre les organisateurs et les responsables des services de maintien de l’ordre, même si – on peut le regretter – les textes relatifs aux déclarations de manifestation ne prévoient pas de négociation avec les déclarants. Dans la réalité, cette négociation a lieu et c’est grâce à elle que les choses se passent bien, dans la très grande majorité des cas. On pourrait, c’est une suggestion que je fais, rendre cette concertation obligatoire.
Il existe un guichet unique vers lequel convergent toutes les déclarations de manifestation : le secrétariat de l’ordre public de l’état-major de la DOPC. L’ensemble des projets sont instruits, même ceux qui ne sont pas déposés selon les règles fixées par la loi. Nous ne faisons pas de juridisme pointilleux. Vous savez qu’est imposée la signature de trois personnes domiciliées à Paris et que la demande doit être faite entre quinze et trois jours francs avant l’événement. Nous privilégions le dialogue avec les organisateurs, même s’il n’y a que deux signatures, si les signataires n’habitent pas à Paris, si les délais ne sont pas totalement respectés. Nous sommes pragmatiques. Nous souhaitons concilier les objectifs des organisateurs, qui veulent exprimer leur opinion sur la voie publique, avec les nécessités de l’ordre public, ou avec d’autres occupations de l’espace public prévues au même moment.
Ces discussions aboutissent dans la majorité des cas à un accord. Certains organisateurs – c’est une évolution récente – sont toutefois de moins en moins enclins à accepter les itinéraires ou les horaires suggérés, et appliquent le principe de la déclaration préalable dans toutes ses acceptions, en ne laissant d’autre alternative qu’accepter ou interdire. Une autre évolution inquiétante est le nombre significatif de manifestations inopinées qui s’affranchissant du cadre légal de la déclaration préalable : 719 en 2012, 733 en 2013, 576 en 2014. Il serait souhaitable d’introduire dans le droit positif une obligation de concertation préalable, qui permette de responsabiliser les organisateurs.
Pour les rassemblements les plus importants, un officier de liaison, désigné par le directeur de l’ordre public, est mis en place auprès des organisateurs, afin qu’une liaison permanente puisse s’établir entre ces derniers et les responsables de l’ordre public.
Le troisième élément de l’organisation, c’est le renseignement. Pour bien préparer une manifestation, il nous faut un renseignement fiable, pertinent et aussi précis que possible. C’est le rôle de la direction du renseignement, dont le responsable, René Bailly, est ici présent, et qui a pour mission de déterminer tous les aspects d’un événement grâce à un travail de recueil d’informations, en milieu aussi bien ouvert que fermé, de veille sur les réseaux sociaux et Internet, de consultation des archives, en reprenant l’historique des manifestations. L’échange d’informations entre services, en particulier avec les autres services de renseignement, le service de renseignement territorial, qui nous donne des informations sur la participation en provenance de province, mais aussi la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), est essentiel. Le but de ce travail est d’identifier les risques de perturbations, de dégradations, voire de heurts avec les forces de l’ordre, de même que les sites les plus sensibles le long de l’itinéraire, et ainsi de fournir une aide à la décision aux responsables de l’ordre public.
Cette direction du renseignement a plusieurs missions au cours de l’événement. Tout d’abord, elle compte les manifestants, selon une méthode rigoureuse qui a fait ses preuves, sous le contrôle d’une commission indépendante composée de trois personnalités : sa présidente Mme Dominique Schnapper, ancien membre du Conseil constitutionnel, M. Daniel Gaxie, professeur à l’Université Paris I, et M. Pierre Muller, jusqu’à il y a peu chef de l’inspection générale de l’INSEE. La direction du renseignement transmet également aux responsables du maintien de l’ordre, en temps réel, l’identification des éléments à risque et des auteurs d’infractions.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles formes de protestation. Ces cinq ou six dernières années, ont eu lieu à Paris des événements d’une ampleur et d’une portée médiatique significatives : mobilisations étudiantes et lycéennes très suivies, répercussion quasi immédiate de crises et d’événements internationaux entraînant la réaction non encadrée de diverses communautés étrangères vivant en France, avec le Printemps arabe, les événements du Tibet, ceux de Côte-d’Ivoire, les guerres au Mali, en Syrie, en Irak, le conflit israélo-palestinien. Nous avons vu apparaître aussi de nouvelles habitudes culturelles, difficilement prévisibles et contrôlables : flash mobs, apéros géants, distribution d’argent sur la voie publique organisée au dernier moment… Nous avons par ailleurs assisté à la radicalisation des franges politisées les plus extrêmes et le retour de violences de rue entre différents mouvements, antifas, extrême-droite, Printemps français et ses dérivés… Les accès rapides en transport en commun permettent à des individus violents et déterminés de se mobiliser en très peu de temps, via l’utilisation des réseaux sociaux.
L’expression des mécontentements peut prendre des formes multiples : envahissement de la voie publique et entrave à la circulation, envahissement et occupation de locaux, prise à partie violente d’opposants lors de manifestations, perturbation des services d’ordre institutionnels, saccage du mobilier urbain et de commerces par des bandes violentes parties à la manifestation ou en marge de celle-ci.
Force est de constater que les manifestations ont évolué et dépassé le schéma traditionnel d’un rassemblement massif de personnes encadrées par l’organisateur. La doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre, selon laquelle il convient de tenir à distance les manifestants afin d’éviter tout risque de confrontation, ne paraît pas adaptée lorsqu’il se commet des exactions ou des violences sur les personnes en marge ou à l’intérieur d’un rassemblement, particulièrement à Paris, où aucun débordement ne peut être toléré, eu égard aux atteintes graves portées à la fois aux institutions et à l’image de la France dans le monde, notamment en raison de la médiatisation immédiate de tout désordre dans la capitale.
Ces nouvelles formes de contestation ne remettent pas en cause le modèle de commandement que j’ai décrit, mais plutôt l’organisation opérationnelle des forces déployées sur le terrain. L’emploi des forces mobiles traditionnelles, escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et compagnies républicaines de sécurité (CRS), n’est pas toujours adapté à ces nouvelles formes, ou plus précisément n’offre qu’une réponse partielle.
Les difficultés d’ordre tactique sont au nombre de quatre. Tout d’abord, le principe du fractionnement des EGM et des CRS est admis en sécurisation mais il reste à développer en maintien de l’ordre. En effet, à Paris, l’engagement des forces de maintien de l’ordre ne doit pas seulement permettre de traiter une manifestation mais aussi un second événement : des exactions commises par des groupes détachés de ce rassemblement quelques rues plus loin. Or l’absence de fractionnement au-delà de la demi-compagnie ou du demi-escadron ne permet pas toujours cette souplesse. La difficulté est encore plus prégnante lorsque nous disposons d’unités à trois escadrons ou trois sections, et non à quatre, car alors le fractionnement par moitié n’est plus possible.
Ensuite, la réversibilité des missions n’est pas toujours possible. Nous sommes très heureux de pouvoir bénéficier des effectifs conséquents des unités de la réserve nationale, qui présentent d’indéniables avantages dans le cadre d’un maintien de l’ordre statique ou défensif, mais ces unités sont plus limitées face à des phénomènes de violence urbaine qui nécessitent une très grande mobilité.
La troisième difficulté est relative aux interpellations et à leur traitement judiciaire. Les interpellations ne sont pas toujours suivies de procédures judiciaires adaptées et efficaces, les conditions d’intervention de ces unités n’étant pas propices à la rédaction de rapports ou de procès-verbaux d’interpellation répondant aux attentes de l’autorité judiciaire.
Enfin, se pose la question de l’articulation des commandements entre la préfecture de police et les unités de la réserve nationale engagées sur l’agglomération. Les services d’ordre de la préfecture de police les plus importants se caractérisent le plus souvent par l’emploi simultané de plusieurs unités de la réserve nationale et donc la présence de coordonnateurs de ces unités, appartenant aux CRS ou aux gendarmes mobiles, distincts des responsables de la DOPC. Pour dépasser cette difficulté, j’ai souhaité, dès mon arrivée, que la DOPC puisse associer les responsables des forces mobiles eux-mêmes à la conception des dispositifs, de façon qu’ils y adhèrent au mieux. Un offic