N° 2778
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 mai 2015
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION
ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE
en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)
sur la prescription en matière pénale
ET PRÉSENTÉ PAR
MM. Alain TOURRET et Georges FENECH
Députés
——
La mission d’information sur la prescription en matière pénale est composée de :
MM. Alain Tourret et Georges Fenech, rapporteurs.
SOMMAIRE
___
Pages
INTRODUCTION 7
I. PILIER DE NOTRE SYSTÈME JUDICIAIRE, LA PRESCRIPTION EST AUJOURD’HUI RÉGIE PAR DES RÈGLES CONFUSES ET INCOHÉRENTES 11
A. DES FONDEMENTS FRAGILISÉS MAIS BIEN RÉELS 11
1. Des fondements traditionnels de moins en moins admis 11
a. Un « pardon légal » de moins en moins accepté 12
b. Un dépérissement des preuves moins avéré 14
2. La prescription au service de l’effectivité de la réponse pénale 16
a. La prescription ou la sanction de « l’exercice tardif du droit de punir » 16
b. La prescription comme rempart contre les témoignages humains anciens et fragiles 18
c. La prescription comme régulateur de l’action de la justice pénale 20
B. DES RÈGLES DEVENUES DE PLUS EN PLUS COMPLEXES 22
1. La multiplication des délais de prescription dérogatoires au droit commun 22
a. Les infractions imprescriptibles 23
b. Les infractions soumises à des délais de prescription de l’action publique et des peines allongés 27
c. Les infractions soumises à des délais de prescription de l’action publique abrégés 40
2. La diversification des règles de computation du délai de prescription 46
a. La diversité des règles relatives à la fixation du point de départ du délai de prescription 46
b. L’acception jurisprudentielle extensive des motifs d’interruption et de suspension de la prescription 64
II. LA RÉFORME DE LA PRESCRIPTION OU LA RECHERCHE D’UN MEILLEUR ÉQUILIBRE ENTRE RÉPRESSION DES INFRACTIONS ET SÉCURITÉ JURIDIQUE 73
A. UNE INTERVENTION LÉGISLATIVE NÉCESSAIRE 73
1. Des projets de réforme inaboutis 73
a. Des tentatives de réforme de portée générale 73
b. Des tentatives de réforme partielle 76
2. Le choix d’une réforme équilibrée 79
a. La préservation des « régimes spéciaux » applicables à certaines infractions 80
b. Les scénarios écartés par vos rapporteurs 83
B. UN DROIT DE LA PRESCRIPTION PLUS PROTECTEUR DES INTÉRÊTS DE LA SOCIÉTÉ 89
1. Rationaliser l’ordonnancement des dispositions encadrant la prescription 90
2. Faire des crimes de guerre des infractions imprescriptibles 91
3. Allonger et unifier les délais de prescription de droit commun 96
a. Le doublement du délai de prescription de l’action publique des infractions criminelles 96
b. Le doublement du délai de prescription de l’action publique des infractions délictuelles 101
c. Le doublement du délai de prescription de l’action publique des infractions contraventionnelles 105
4. Adapter les règles de computation des délais de prescription aux exigences de la répression des infractions 107
a. Réaffirmer que le délai de prescription de l’action publique court à compter du jour de la commission de l’infraction 107
b. Supprimer la règle du report du point de départ de la prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre une personne vulnérable au jour de la révélation des faits 109
c. Maintenir le report du point de départ de la prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre un mineur à la majorité de ce dernier 110
d. Consacrer la jurisprudence relative au report du point de départ de la prescription de l’action publique des infractions occultes ou dissimulées 111
e. Prévoir dans la loi que la prescription de l’action publique peut être suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites 112
f. Préciser et clarifier les motifs d’interruption de la prescription 113
5. Prévoir de nouvelles modalités d’extinction de l’action publique en cas d’inaction prolongée de l’autorité judiciaire 116
6. Garantir une interprétation stricte des dispositions relatives à la prescription 118
EXAMEN EN COMMISSION 119
LISTE DES PROPOSITIONS 139
PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS 141
ANNEXE N° 1 : LA PRESCRIPTION EN DROIT COMPARÉ 145
ANNEXE N° 2 : CONTRIBUTIONS ÉCRITES 157
Deux formes de prescription affectent, en droit pénal, l’action de la justice. La première, la prescription de l’action publique, « mode général d’extinction de l’action publique par l’effet de l’écoulement d’un certain temps depuis le jour de la commission de l’infraction » (2), intervient avant la condamnation définitive. Elle se distingue des autres causes d’extinction de l’action publique mentionnées à l’article 6 du code de procédure pénale – la mort du prévenu, l’amnistie, l’abrogation de la loi pénale et la chose jugée – fondées soit sur la disparition de l’auteur présumé de l’infraction, soit sur l’intervention du législateur, soit sur l’action du juge. La seconde, la prescription de la peine, met en échec le droit, pour la puissance publique, d’exécuter à l’expiration d’un certain délai les sanctions définitives prononcées par le juge.
Institution séculaire, ainsi que l’a rappelé le professeur Bernard Bouloc, la prescription est héritée du droit romain et serait apparue pour la première fois sous le règne d’Auguste avec la loi Julia, de adulteriis (18 ou 17 avant Jésus-Christ), qui instaura une prescription de cinq ans pour les delicta carnalia (adultère, déshonneur, inceste, proxénétisme, etc.). Par la suite, les codes romains fixèrent à vingt ou trente ans le délai de prescription de l’action publique et rendirent imprescriptibles les infractions les plus graves, l’hérésie, le parricide ou la substitution d’enfant.
Plus tard, au Moyen Âge, Saint Louis installa la prescription dans notre droit par l’octroi de la Charte d’Aigues-Mortes de 1246. Fait notable, celle-ci posait déjà le principe d’une classification tripartite des délais de prescription selon les distinctions suivantes : « [o]n ne pourra pas enquêter après une période de dix ans au sujet d’un crime (…) contre celui qui aura été présent pendant ces dix ans ou la plus grande partie de ces dix ans ; (…) ni au sujet d’un vol après une période de deux ans ; ni au sujet d’une amende non réglée après une période d’un mois » (3).
La période révolutionnaire vit l’apparition de règles nouvelles édictées par le code pénal des 25 septembre et 6 octobre 1791, qui introduisit la notion de prescription des peines – déjà présente, en pratique, dans l’ancien droit – et abaissa sensiblement les délais de prescription de l’action publique, puis du code du 3 Brumaire an IV et, enfin, du code d’instruction criminelle de 1808. Celui-ci fixait, en ses articles 635 à 642, les délais de prescription de l’action publique des crimes, des délits et des contraventions à dix ans, trois ans et un an et les délais de prescription des peines criminelles, délictuelles et contraventionnelles à vingt, cinq et deux ans. Ces dispositions sont toujours en vigueur, sous réserve du délai de prescription des peines applicable aux contraventions désormais fixé à trois ans, et figurent, pour l’action publique, aux articles 7 à 9 du code de procédure pénale (4) et, pour les peines, aux articles 133-2 à 133-4 du code pénal (5).
Les règles de computation des délais sont elles aussi le produit d’une histoire ancienne. Le point de départ du délai de prescription de l’action publique, établi par le code pénal de 1791 au jour de l’apparition de l’infraction, fut fixé, à compter du code d’instruction criminelle de 1808, au jour de la commission des faits, disposition reprise à l’article 7 du code de procédure pénale. Dès le début du XXe siècle, le juge admit par ailleurs l’interruption du cours de la prescription, principe par la suite inscrit dans la loi.
Simple à l’origine, le droit de la prescription a progressivement perdu de sa clarté en raison du foisonnement des dispositions dérogatoires au droit commun et de l’instabilité du cadre juridique applicable à la détermination du point de départ du délai. C’est ainsi que les exceptions aux règles encadrant la durée des délais – « 1-3-10 » pour l’action publique et « 3-5-20 » pour les peines – et la fixation de leur point de départ se sont multipliées.
Ces évolutions sont le fruit de l’intervention quelque peu erratique du législateur et de l’interprétation prétorienne extensive de textes parfois imprécis et devenus progressivement inadaptés à la répression de certaines infractions. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs tentatives de réforme d’ampleur variable aient vu le jour depuis une vingtaine d’années. Jamais toutefois une réforme globale du droit de la prescription n’est parvenue à apporter des réponses satisfaisantes à ces préoccupations.
C’est dans ce contexte, et alors même que les fondements traditionnels de la prescription sont de moins en moins admis par la société, que notre Commission a créé, lors de sa réunion du 10 décembre 2014, une mission d’information chargée de réfléchir à la question de la prescription pénale et de formuler des propositions destinées à aménager le cadre juridique en vigueur. Cette initiative est apparue d’autant plus justifiée qu’au même moment, la matière était bouleversée par un arrêt de principe relatif à la prescription d’une série d’infanticides (le meurtre de huit nouveau-nés), rendu par l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 7 novembre 2014 (6).
Sur proposition de son président, la Commission a décidé de confier cette mission à vos rapporteurs, appartenant pour l’un à la majorité, pour l’autre à l’opposition, qui avaient précédemment conduit les travaux de la mission d’information sur la révision des condamnations pénales (7) dont les conclusions avaient largement inspiré la loi n° 2014-640 du 20 juin 2014 relative à la réforme des procédures de révision et de réexamen d’une condamnation pénale définitive.
Grâce au temps dont ils ont disposé, vos rapporteurs ont procédé à une quarantaine d’auditions regroupant plus de soixante-dix personnes d’horizons variés : des universitaires, des magistrats à la Cour de cassation, des représentants des conférences et associations des magistrats du siège et du parquet, des représentants de l’Ordre des avocats, des associations d’aide aux victimes, des professionnels du secteur de la presse ainsi qu’un certain nombre de personnalités qualifiées. Vos rapporteurs tiennent à souligner la qualité des échanges qu’ils ont eus avec l’ensemble des personnes entendues, qu’ils remercient vivement pour leurs observations et propositions. Ils ont d’ailleurs souhaité annexer au présent rapport leurs contributions écrites dont ils saluent la richesse et le caractère très constructif (8).
Au terme de plusieurs mois de réflexion, vos rapporteurs sont plus que jamais convaincus de la nécessité de procéder à une réforme globale du droit de la prescription. Mais ils sont bien conscients que cette réforme devra tenir pleinement compte de la grande complexité de la matière. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas hésité à écarter certaines pistes, en apparence séduisantes mais sans doute peu réalistes, et ont privilégié des solutions plus pragmatiques.
Après avoir dressé le bilan du droit existant (I), ils formulent ainsi quatorze propositions destinées à redonner à ce pan de notre droit la lisibilité et la cohérence qui lui font aujourd’hui défaut et à assurer un meilleur équilibre entre l’exigence de répression des infractions et l’impératif de sécurité juridique (II).
I. PILIER DE NOTRE SYSTÈME JUDICIAIRE, LA PRESCRIPTION EST AUJOURD’HUI RÉGIE PAR DES RÈGLES CONFUSES ET INCOHÉRENTES
La prescription constitue, depuis plusieurs siècles, l’une des clés de voûte de notre système judiciaire. Si elle demeure acceptée dans son principe, certains de ses fondements traditionnels apparaissent aujourd’hui en partie remis en question (A). Mais, au-delà des débats sur le principe même de la prescription, l’essentiel des interrogations porte sur la pertinence du cadre juridique actuel, caractérisé par des règles nombreuses, confuses et complexes (B).
A. DES FONDEMENTS FRAGILISÉS MAIS BIEN RÉELS
Interrogée dans ses fondements historiques (1), la prescription n’en conserve pas moins de solides justifications : elle sert l’effectivité de la réponse pénale et permet, in fine, la conciliation de plusieurs exigences fondamentales de notre système judiciaire (2).
1. Des fondements traditionnels de moins en moins admis
Il a été historiquement défendu que la prescription de l’action publique et des peines reposait sur l’œuvre du temps, qui réduirait l’intensité du dommage causé à l’ordre social par le coupable et, partant, la nécessité de le sanctionner. Selon cette théorie, la société aurait intérêt à oublier l’infraction passé un certain délai, plutôt que d’en attiser le souvenir en la réprimant tardivement. Le juriste et philosophe des Lumières, Cesare Beccaria, pourtant fermement opposé à l’idée de prescription pour les crimes les plus graves, considérait lui-même que, pour les « délits ignorés et peu considérables (…) il faut fixer un temps après lequel le coupable, assez puni par son exil volontaire peut reparaître sans craindre de nouveaux châtiments » car « l’obscurité qui a enveloppé longtemps le délit diminue de beaucoup la nécessité de l’exemple, et permet de rendre au citoyen son état et ses droits avec le pouvoir de devenir meilleur » (9).
Aujourd’hui, les fondements traditionnels de la prescription tels qu’ils ont été développés par la doctrine pénaliste à partir du XVIIIe siècle autour de la théorie du « pardon légal » (a) et du dépérissement des preuves (b) sont devenus partiellement obsolètes et méritent donc d’être relativisés.
a. Un « pardon légal » de moins en moins accepté
Premier fondement traditionnel de la prescription, la « grande loi de l’oubli » commanderait à la société d’oublier les infractions commises dans le passé afin de préserver la paix et la tranquillité sociales car le trouble causé par celles-ci s’apaiserait progressivement avec le temps. D’après M. Alexis Mihman, auteur d’une thèse consacrée à l’étude du temps dans la procédure pénale (10), il s’agit du principal fondement retenu au moment de l’élaboration, en 1808, du code d’instruction criminelle, repris par le code de procédure pénale de 1958 (11). Cette présomption d’oubli, qui s’applique aussi bien à l’action publique qu’aux peines, commanderait de renoncer à mettre à exécution une décision pénale trop ancienne, l’efficacité de la justice procédant en grande partie de la célérité avec laquelle elle fait exécuter ses décisions.
Le deuxième fondement traditionnel de la prescription, étroitement lié au premier, repose sur l’idée que le temps qui passe aurait profondément modifié la personnalité et le comportement du coupable présumé (12), en lui permettant de se repentir d’avoir mal agi et de s’amender. Le temps qui passe le soumettrait également à d’incessants remords et d’interminables angoisses liées à la peur d’être condamné. La souffrance du coupable constituerait en quelque sorte un succédané de la peine qu’il aurait dû purger s’il s’était livré à la justice. Ce fondement traditionnel, qui vaut pour l’exercice des poursuites, justifie également la prescription des peines puisque le condamné qui échappe à sa peine aurait intérêt à ne plus faire parler de lui.
Cette forme de « pardon légal » est aujourd’hui discutée et parfois critiquée par la doctrine. À titre d’exemple, M. Jean-François Renucci, professeur à l’Université Nice Sophia Antipolis, s’interroge en ces termes : « comment admettre l’oubli dès lors que la victime réclame réparation, même si cette demande est tardive ? Les remords sont-ils vraiment une réalité, en particulier pour les délinquants qui sont enracinés dans la marginalité ? D’autre part, on peut se demander si la prescription ne risque pas d’être ressentie comme un encouragement à la récidive. (...) Le danger peut être toujours présent, de sorte que du point de vue de l’utilité sociale et de la défense de la société, la prescription de l’action publique n’est pas à l’abri de la critique » (13).
La plupart des personnes entendues par vos rapporteurs ont également constaté le déclin de ces deux fondements ; sans remettre en cause le principe même de la prescription, elles se sont interrogées sur la pertinence de ses délais. Pour l’Union syndicale des magistrats, « le dogme fondateur de la prescription, selon lequel la tranquillité publique serait troublée par des poursuites tardives, est largement remis en question, voire inversé, le bénéfice de ce droit à l’oubli [n’étant] plus admis, le temps n’atténuant pas le danger que les délinquants représentent pour la société » ; au contraire, « l’impunité peut renforcer la détermination criminelle de certains auteurs » (14). MM. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, et Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes et maître de conférences à l’Université de Nantes, ont estimé que la « grande loi de l’oubli », « loi sociale ou sociologique un peu vague », n’apparaissait plus « dans notre société, tout à la fois société médiatique et de mémoire, comme une loi sociale si évidente qu’elle puisse fonder la prescription de l’action publique » (15).
Vos rapporteurs considèrent eux aussi que les justifications traditionnellement apportées au bien-fondé la prescription méritent d’être relativisées et discutées. À leurs yeux, la prescription ne saurait faire échapper les délinquants ou les criminels à la justice et encore moins les faire bénéficier d’une quelconque impunité. Au contraire, vos rapporteurs souhaitent que ses fondements tiennent compte de l’évolution qu’a subie depuis plusieurs décennies la conception de l’ordre public sous l’effet de trois phénomènes mis en lumière par M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles, dans sa contribution écrite :
–– en premier lieu, alors que jusqu’au milieu du XXe siècle, la faiblesse des appareils policier et judiciaire conduisait à rechercher davantage l’exemplarité immédiate, on requiert aujourd’hui de la justice « la systématisation de la réponse pénale » ;
–– en deuxième lieu, « la sensibilité de la société à certains crimes et délits n’a plus rien à voir avec ce que l’on connaissait auparavant compte tenu (…) de la primauté donnée à l’individu et à la protection de son intégrité » et des effets de la médiatisation et de l’internet sur le sentiment de proximité et la réactivité de l’État et des juges en matière de répression ;
–– en dernier lieu, « la mise à l’écart de la victime, sauf à des fins indemnitaires, a laissé la place à une victime sujette de droits qui, au plan individuel ou par le biais associatif, met en cause le monopole de fait reconnu au ministère public, y compris quant à l’engagement des poursuites ». Ce dernier phénomène a conduit certains observateurs de l’institution judiciaire à considérer qu’« au nom d’un devoir de mémoire envers les victimes, une " volonté de punir " envahit les sociétés démocratiques » (16).
b. Un dépérissement des preuves moins avéré
Cela est d’autant plus nécessaire que le troisième fondement traditionnellement donné à la prescription de l’action publique, le dépérissement des preuves, est lui aussi devenu moins pertinent en raison de l’essor des preuves scientifiques. S’il est indiscutable qu’avec le temps, les éléments susceptibles de prouver la culpabilité ou l’innocence d’une personne s’estompent, les progrès scientifiques et le développement de nouvelles techniques d’investigation permettent désormais de faire progresser les enquêtes pénales parfois plusieurs années après la commission des faits.
Vos rapporteurs ont procédé à l’audition de plusieurs représentants des services de police technique et scientifique qui, sans remettre en cause le principe même du dépérissement des preuves, en ont fortement relativisé la portée. Pour le colonel François Daoust, directeur de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), « les progrès technico-scientifiques permettent de constater que dans de nombreux domaines, la recherche d’un résultat scientifique robuste et déterminant est possible au-delà des délais de prescription de l’action publique en matière de crime », ce qui montre « que le dépérissement des preuves ne peut plus être considéré comme un des fondements participant à la justification du délai de prescription de l’action publique » (17).
La professionnalisation du personnel qui intervient sur les scènes de crime, l’utilisation de kits spéciaux pour le prélèvement de traces biologiques et le perfectionnement de l’exploitation des éléments prélevés permettent de disposer de moyens de preuve fiables sur une plus longue durée. Comme l’a indiqué à vos rapporteurs M. Frédéric Dupuch, directeur de l’Institut national de police scientifique (INPS), les empreintes digitales et le profil génétique d’un individu ne changent pas avec le temps, les techniques utilisées pour recueillir et exploiter les traces papillaires et l’ADN ont considérablement évolué, permettant « d’exploiter non seulement des traces " riches " (sang, sperme, salive), mais aussi des traces faibles, pauvres en ADN, et de l’ADN dégradé (…) notamment des " traces de contact " issues de seuls frottements ou touchers ». Qui plus est, « des progrès encore plus considérables sont attendus à un horizon assez proche » (18).
Ces dernières années ont également été marquées par une relative amélioration des conditions de conservation des scellés criminels. Rappelons que la destruction des scellés intervient en principe « six mois à compter de la décision de classement ou de la décision par laquelle la dernière juridiction saisie a épuisé sa compétence » (19). Ce délai est porté à cinq ans pour les enregistrements des auditions de mineurs (20) et des personnes placées en garde à vue pour des faits criminels (21) ou – disposition introduite à l’initiative de vos rapporteurs – lorsque la personne définitivement condamnée par une cour d’assises s’est opposée à leur destruction (22), et à vingt-cinq ou quarante ans pour les prélèvements biologiques (23). Le 16 mars 2011, une dépêche du ministère de la justice relative aux délais de conservation des scellés invitait les parquets à conserver les scellés des affaires les plus sensibles ; en outre, une circulaire du 13 décembre 2011rappelait aux juridictions que, « compte tenu des progrès réalisés ces dernières années en matière de police technique et scientifique, une aliénation ou une destruction systématique des objets placés sous scellés et non restitués, à l’issue d’un délai de six mois, peut être de nature à faire obstacle à la réouverture et la résolution d’affaires qui n’ont pu être élucidées » (24) et les encourageait à rationaliser leur gestion par l’aménagement de locaux sécurisés et adaptés à leur conservation. La plupart d’entre eux sont conservés soit au sein des greffes des tribunaux, soit dans des établissements adaptés à leur nature, leur dangerosité ou leur volume (25).
Dans plusieurs affaires, les progrès réalisés dans le recueil, l’exploitation et la conservation des preuves digitales et génétiques mais aussi de nature olfactive et acoustique ont permis l’identification tardive de suspects. Ainsi, dans l’« affaire Roussel », à la demande de la famille de Delphine Roussel, disparue à l’âge de dix-neuf ans le 17 mai 1994 et découverte étranglée six jours plus tard, une empreinte génétique a été pour la première fois relevée sur les sous-vêtements de la victime en 2009, permettant l’établissement d’un profil génétique rapproché par le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) en 2010 de celui d’Éric G., condamné quelques années plus tard à la réclusion criminelle à perpétuité (26).
Ces évolutions, conjuguées à l’allongement de l’espérance de vie et à la modification des valeurs protégées socialement, expliquent que la société, le juge et le législateur « admet[tent] moins qu’auparavant l’oubli des infractions passées » (27), en tout cas un oubli trop rapide, en particulier pour les infractions les plus graves. Sans être totalement condamnée, la prescription semble de plus en plus perçue « comme un abandon par la justice de ses devoirs, un signe d’indifférence, le déni d’une reconnaissance des victimes, un manquement à un devoir de mémoire » (28).
Pour la Conférence nationale des procureurs généraux, « [l]a force des fondements historiques, moraliste et social, du principe de prescription s’est sans doute atténuée » (29), générant, d’après le premier président de la Cour de cassation, M. Bertrand Louvel, « le sentiment d’un divorce entre cette institution permettant au délinquant d’échapper à une poursuite ou à sa peine, et l’honnête homme chez qui la prescription paraît heurter le sens inné d’une justice voulant que le coupable réponde de ses actes » (30).
2. La prescription au service de l’effectivité de la réponse pénale
S’il est vrai que certains fondements de la prescription sont aujourd’hui fragilisés et semblent avoir perdu de leur force symbolique, d’autres conservent leur validité. Ainsi la prescription continue-t-elle de reposer sur de solides fondements – anciens pour certains – et demeure-t-elle, à ce titre, un pilier de notre système judiciaire.
a. La prescription ou la sanction de « l’exercice tardif du droit de punir »
Tout d’abord et conformément à une idée déjà ancienne, la prescription serait la sanction de l’inaction de l’autorité judiciaire ou, pour reprendre les mots du procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Claude Marin, « la sanction naturelle de l’inertie voire de la carence des personnes et autorités en charge de la poursuite, de la recherche de la vérité ou de l’exécution de la peine » (31). C’est aussi l’idée que Mme Dominique Noëlle Commaret, ancienne avocate générale à la Cour de cassation, développait dans un article paru en 2004 : « parce que tout temps mort excessif laisse présumer le désintérêt de la victime ou du ministère public et leur renoncement, dans un système marqué par le principe d’opportunité des poursuites, la prescription apparaît nettement comme la réponse procédurale apportée à l’inaction ou l’oubli, volontaire ou involontaire. Elle sanctionne le désintérêt lorsqu’il devient manifeste et en signifie l’irréversibilité » (32).
Cette conception mérite cependant d’être nuancée. Ainsi, vos rapporteurs estiment, à l’instar de M. Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes et maître de conférences à l’Université de Nantes, que la prescription de l’action publique ne saurait être raisonnablement considérée comme la sanction de l’inaction de l’autorité judiciaire ou des victimes qu’à la condition que ces dernières aient été en mesure d’agir parce qu’elles avaient connaissance de l’infraction. Elle serait donc la « sanction d’un exercice tardif du droit de punir » (33), une fois les poursuites déclenchées, plutôt que la sanction aveugle de la négligence des personnes susceptibles d’engager, directement ou indirectement, des poursuites. La prescription trouverait ici une justification plus contemporaine mais non moins solide : elle serait la traduction du droit à être jugé dans un délai raisonnable, ainsi que l’ont souligné nombre de personnes entendues par vos rapporteurs.
Ce droit, prévu à l’article 9.3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies, garanti par l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) ou encore par le deuxième alinéa de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (voir l’encadré ci-après), figure également dans notre corpus juridique interne. En effet, le cinquième alinéa du III de l’article préliminaire du code de procédure pénale impose qu’il soit « définitivement statué sur l’accusation dont [une] personne fait l’objet dans un délai raisonnable » tandis que l’article L. 111-3 du code de l’organisation judiciaire dispose que « [l]es décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable ».
Le droit à être jugé dans un délai raisonnable : un principe
largement reconnu par le droit international
Article 9.3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations unies
« Tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré. La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l’intéressé à l’audience, à tous les autres actes de la procédure et, le cas échéant, pour l’exécution du jugement. »
Article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
Article 47, alinéa 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. »
Le droit à être jugé dans un délai raisonnable, qui impose à l’autorité judiciaire de faire preuve de célérité dès lors qu’une personne a été appréhendée, ne justifie cependant pas, en lui-même, l’établissement de dispositions écrites consacrées à la prescription. Soutenir le contraire reviendrait d’ailleurs à considérer que ce droit ne serait pas garanti dans les pays ne disposant pas de règles écrites en la matière, ce qui, à l’évidence, constituerait un raccourci erroné.
En définitive, si, pour vos rapporteurs, il est parfaitement justifié que la prescription sanctionne, au-delà d’un certain délai, l’inaction de l’autorité judiciaire, qu’elle ait délibérément refusé d’agir ou que la victime ait fait le choix de ne pas la saisir, il semble plus difficile d’admettre que tel puisse être le cas si l’infraction est demeurée dissimulée. Il n’est donc guère surprenant que le juge se soit efforcé de dégager des solutions de nature à éviter que le temps ne bénéficie à celui qui aurait délibérément et habilement caché son forfait. Vos rapporteurs reviendront plus loin sur ce point (34).
L’inaction de l’autorité publique justifie également la prescription de la peine. En effet, il faut admettre que l’absence de mise à exécution d’une sanction pénale prononcée définitivement par une juridiction puisse conduire, dès lors qu’un délai déterminé s’est écoulé, à l’impossibilité pure et simple de la mettre à exécution. Naturellement, vos rapporteurs souhaitent que tous les moyens disponibles soient mobilisés en faveur de la mise à exécution rapide des peines, en particulier des peines de prison. Mais ils reconnaissent que la mise à exécution tardive, voire très tardive, des sanctions de nature carcérale n’est guère satisfaisante. Aussi la prescription est-elle ici justifiée par la nécessité de prévenir l’exécution d’une peine dénuée de sens, tant pour la personne condamnée que pour la société tout entière.
b. La prescription comme rempart contre les témoignages humains anciens et fragiles
S’il ne fait guère de doute, comme vos rapporteurs l’ont précédemment indiqué, que les progrès de la police technique et scientifique battent en brèche l’idée selon laquelle la prescription de l’action publique serait justifiée par le dépérissement progressif des preuves, il n’en demeure pas moins que les témoignages humains demeurent, eux, fragiles et périssables. Ainsi, le procureur général près la Cour de cassation expliquait, dans sa contribution écrite, que le « dépérissement des preuves et le risque d’erreur judiciaire qui y serait attaché sont (…) souvent présentés aujourd’hui comme une des justifications les plus solides de la prescription ». Les représentants de la Conférence nationale des procureurs généraux soulignaient de leur côté que, « si les évolutions de la preuve scientifique ont bien évidemment renouvelé les possibilités de voir élucidés des faits anciens, la pratique montre que, dans bien des domaines, le temps qui passe génère un dépérissement réel des preuves, une perte des témoignages, qui conduit ainsi le ministère public à constater le caractère non caractérisé de l’infraction dénoncée » (35). Enfin, M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien président de chambre de jugement à la Cour pénale internationale (CPI), a expliqué qu’il avait pu mesurer, grâce à cette dernière fonction notamment, la fragilité des témoignages qui, au fur et à mesure que le temps passe, « s’appauvrissent souvent et deviennent très approximatifs mais (…) s’enrichissent aussi et se nourrissent des récits qui circulent et des conversations échangées » (36).
Aussi la prescription permettrait-elle de prévenir le caractère inéquitable du procès qui se tiendrait trop longtemps après la commission des faits. Nombre de personnes entendues par vos rapporteurs ont insisté sur ce point. D’après les représentants du Conseil national des barreaux (CNB), le temps qui s’écoule jouerait en défaveur de la personne mise en cause, en raison de la disparition progressive des témoignages à décharge. À cet égard, il est intéressant de noter que, dans un arrêt du 22 octobre 1996, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rappelait que les « délais [de prescription] ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (37).
Si la prévention de l’iniquité du procès semble jouer davantage en faveur du coupable présumé que de la victime, il serait sans doute erroné de considérer que cette dernière aurait nécessairement intérêt à ce que le procès ait lieu, même fort longtemps après la commission des faits. Des plaintes déposées tardivement comportent en effet le risque de ne pas aboutir, soit que le ministère public décide de ne pas déclencher de poursuites, soit que la personne mise en cause bénéficie d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement. La déception de la victime peut alors être grande et le ressentiment à l’égard de l’autorité judiciaire réel. C’est d’ailleurs ce que soulignait avec force le Syndicat de la magistrature dans un document remis à vos rapporteurs : « [l]’argument fort des partisans de l’allongement, voire de la suppression de la prescription est celui qui repose sur la prise en compte des victimes. Ils insistent sur la dimension thérapeutique du procès, qui permettrait seul à la victime de faire son deuil du traumatisme causé par l’infraction.
« C’est oublier, d’abord, que le procès qui se termine par un acquittement ou une relaxe ʺ au bénéfice du doute ʺ en raison de l’absence ou de l’insuffisance des preuves est d’une très grande violence pour la victime. Elle vit ces décisions comme une négation de sa parole et ce, alors qu’elle a supporté la réactivation de son traumatisme et, parfois, le mépris renouvelé de la personne mise en cause tout au long de l’enquête et du procès.
« Même en cas de déclaration de culpabilité, le procès qui intervient trop longtemps après les faits ne peut se terminer que par une ʺ peine symbolique ʺ. Il ne pourra donc apaiser les souffrances de la victime, car si la société démocratique admet et réclame l’individualisation des peines, la victime ne peut la supporter » (38).
Par conséquent, la prescription serait aussi, d’une certaine manière, un moyen de prévenir la souffrance des victimes, ainsi que l’ont notamment reconnu Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice, et M. Alain Boulay, président de l’association Aide aux parents d’enfants victimes (APEV), même si cette position n’a pas fait l’unanimité parmi les associations d’aide aux victimes entendues par vos rapporteurs.
c. La prescription comme régulateur de l’action de la justice pénale
La prescription participerait enfin de la régulation de l’action de la justice pénale. Peut-on en effet imaginer que des poursuites puissent être engagées, à tout moment, dans le but de réprimer l’ensemble des infractions, indépendamment de leur degré de gravité ? Notre système judiciaire dispose-t-il seulement de la capacité de poursuivre indéfiniment l’ensemble des affaires portées à sa connaissance ? À l’évidence et à la lumière des remarques formulées notamment par les représentants de la Conférence des premiers présidents de cour d’appel, répondre par l’affirmative à ces deux questions serait faire preuve de naïveté.
Notre justice souffre en effet d’une insuffisance structurelle de moyens humains et matériels. À cet égard, le rapport sur la refondation du ministère public de la commission de modernisation de l’action publique, présidée par M. Jean-Louis Nadal, rappelait que « la Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe (CEPEJ) [plaçait] la France, avec un budget annuel hors aide juridictionnelle consacré à la justice de 0,18 % du PIB, au 40ème rang sur 47 pays expertisés, la moyenne européenne étant de 0,32 % » (39). D’après le « rapport Nadal », notre pays comptait, en 2010, trois procureurs pour 100 000 habitants alors que dans l’ensemble des pays étudiés par la CEPEJ, il y en avait onze pour 100 000 habitants en moyenne (40). De même, les magistrats du siège sont proportionnellement moins nombreux en France que dans les autres États européens.
Dans ces conditions, il apparaît nécessaire que le nombre des affaires traitées par notre système judiciaire ne puisse pas croître démesurément. Certes, le ministère public dispose de la faculté d’apprécier la suite à donner à chacune des plaintes et des dénonciations qui lui parviennent, en application du premier alinéa de l’article 40 du code de procédure pénale. Toutefois, pour vos rapporteurs, la prescription doit jouer, elle aussi, comme un mécanisme de régulation du stock des affaires pénales.
Cette position se justifie, d’une part, par la situation de nos finances publiques. En effet, en dépit de l’augmentation, au cours des dernières années, du nombre de policiers, de gendarmes et de magistrats, la contrainte budgétaire actuelle empêche toute perspective de recrutements massifs dans les services de police et de gendarmerie ainsi qu’au sein des juridictions. Dans ce contexte, renoncer à la prescription serait irréaliste. Pire, cela risquerait de placer la justice dans l’impossibilité de satisfaire les attentes de nos concitoyens et d’écorner davantage encore la crédibilité de notre système judiciaire.
Elle se justifie, d’autre part et peut-être plus encore, par des considérations de bonne gestion de politique pénale. Ainsi, s’il ne fait pas de doute, comme vos rapporteurs l’ont déjà souligné, que notre société est de plus en plus hermétique à l’idée qu’il existerait une quelconque « loi de l’oubli », il n’en reste pas moins vrai que le trouble à l’ordre public causé par une infraction diminue au fur et à mesure que le temps passe et disparaît même parfois entièrement. Il est donc légitime que l’action de l’autorité judiciaire soit guidée par la nécessité de répondre en priorité aux troubles les plus récents et les plus graves à l’ordre public. C’est ce que M. Jean Danet expliquait en ces termes dans sa contribution écrite : « une bonne administration de la preuve nécessite (…) de facto une sélection des dossiers sur lesquels la police et la justice travaillent. Que cette sélection passe par le critère du temps qui s’est écoulé depuis la commission ou la découverte de l’infraction n’est pas choquant bien au contraire. Ce critère a l’avantage d’être général à gravité équivalente d’infraction. Il renvoie à la présomption, relative certes, mais bel et bien réelle de ce que le trouble à l’ordre public est plus vif sitôt les faits que longtemps après » (41).
Même dans les pays de common law, où les règles de prescription sont généralement moins développées que dans les pays de droit romano-germanique, le juge peut renoncer à poursuivre une infraction trop ancienne. C’est bien la preuve que l’imprescriptibilité généralisée est un leurre. D’ailleurs, quand bien même aurions-nous les moyens de poursuivre sans limitation dans le temps l’ensemble des infractions portées à la connaissance de la justice qu’il serait sans doute nécessaire de s’interroger sur la pertinence d’un tel système. La prescription a donc cette vertu qu’elle sanctionne, au plan juridique, le renoncement à l’exercice des poursuites lorsque la « vengeance sociale et l’expiation apparaissent inutiles » (42).
En définitive, même si certains de ses fondements apparaissent fragilisés, la prescription permet aujourd’hui avant tout de concilier plusieurs exigences :
–– le droit, pour la société tout entière, à la sécurité et l’obligation, pour les systèmes policier et judiciaire, de consacrer leurs moyens, en priorité, à la poursuite des infractions troublant gravement et durablement l’ordre public ;
–– le droit, pour la victime, d’obtenir réparation et celui, pour la personne mise en cause, à être jugée de façon équitable, dans un délai raisonnable ;
–– la nécessité, à travers la mise à exécution des sanctions pénales, de punir le coupable et de protéger le corps social et celle de promouvoir la réinsertion des personnes condamnées, par le renoncement aux peines trop anciennes, dépourvues de caractère éducatif et de véritable sens.
B. DES RÈGLES DEVENUES DE PLUS EN PLUS COMPLEXES
Si les dispositions encadrant la prescription de l’action publique apparaissent, à la seule lecture des articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale, claires et non équivoques, la multiplication des délais dérogatoires au droit commun (1) et l’hétérogénéité des règles relatives à la détermination du point de départ du délai (2) ont progressivement fait d’une matière relativement simple une matière complexe et confuse, à tel point que le procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Claude Marin, a pu parler de « chaos » pour décrire la situation. Aussi est-il apparu nécessaire de revenir, sans prétendre à l’exhaustivité, sur les différentes manifestations de cet incontestable « désordre », pour reprendre le mot de Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice (43).
1. La multiplication des délais de prescription dérogatoires au droit commun
Le temps où le régime de la prescription obéissait à des dispositions claires est désormais révolu. En effet, comment ne pas reconnaître, à l’instar de M. Jean Danet, que « la belle ordonnance des délais de prescription de l’action publique posée en 1808, adossée sur la classification tripartite des infractions subit une remise en cause de plus en plus nette » (44) ? C’est aussi le constat qu’ont dressé l’ensemble des personnes entendues par vos rapporteurs, lesquelles ont très largement insisté sur l’illisibilité et la complexité de ce pan de notre droit.
Assurément, le législateur détient une part de responsabilité dans la segmentation progressive des règles de prescription de l’action publique et des peines. À plusieurs reprises, il a fait le choix d’appliquer à certaines infractions un délai de prescription allongé, marquant ainsi sa réprobation pour des faits qu’il considérait comme d’une particulière gravité tout en offrant aux victimes la possibilité « d’obtenir justice sans se faire opposer un délai de prescription trop court » (45). Mais il a aussi, à l’inverse, prévu des délais de prescription abrégés dans certains cas. C’est donc à raison que M. Jean Danet pouvait constater, dans un article paru en 2006, la dissolution de « la règle du 1-3-10 » (46).
Après avoir fait état du cas exceptionnel des infractions imprescriptibles (a), vos rapporteurs présenteront successivement les infractions soumises à des délais de prescription allongés (b) ou abrégés (c).
a. Les infractions imprescriptibles
La première des exceptions aux règles de droit commun de la prescription et, davantage encore, au principe même de la prescription, réside dans la reconnaissance de crimes imprescriptibles.
C’est la loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité qui, la première, introduisit ce principe dans notre corpus législatif. Son article unique disposait ainsi que « [l]es crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité, telle qu’elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945 (47), sont imprescriptibles par leur nature ». Rappelons que d’après la Cour de cassation, « la loi du 26 décembre 1964, en " constatant l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ", s’est bornée à confirmer qu’était déjà acquise en droit interne, par l’effet des accords internationaux auxquels la France avait adhéré, l’intégration " à la fois de l’incrimination (…) et de l’imprescriptibilité de ces faits " » (48).
Désormais, le premier alinéa de l’article 7 du code de procédure pénale précise que la règle selon laquelle l’action publique des crimes se prescrit par dix années révolues s’applique sous réserve de l’article 213-5 du code pénal, aux termes duquel l’action publique comme les peines des crimes contre l’humanité, réprimés par le sous-titre Ier du titre Ier du livre II du code pénal, sont imprescriptibles. De manière notable et comme le faisaient remarquer fort justement les rapporteurs de la mission d’information sénatoriale sur le régime des prescriptions civiles et pénales, l’article 213-5 ne renvoie pas, à l’inverse de la loi du 26 décembre 1964, « à la définition retenue dans la charte du tribunal international du 8 août 1945 afin de marquer sans ambiguïté que le ʺ droit de Nüremberg ʺ est ʺ un droit du passé comme un droit de l’avenir, c’est un droit naturel qui possède la dimension spatio-temporelle d’un droit international universellement reconnu, à la mesure des crimes dont il assure la protection ʺ » (49).
En l’état actuel du droit, sont des crimes contre l’humanité :
–– le génocide (50), que l’article 211-1 du code pénal définit comme « le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants :
« – atteinte volontaire à la vie ;
« – atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ;
« – soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ;
« – mesures visant à entraver les naissances ;
« – transfert forcé d’enfants. » ;
–– la provocation publique et directe, par tous moyens, à commettre un génocide, prévue à l’article 211-2, lorsqu’elle a été suivie d’effet (51) ;
–– les actes mentionnés à l’article 212-1 commis en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique (52), à savoir :
« 1° L’atteinte volontaire à la vie ;
« 2° L’extermination ;
« 3° La réduction en esclavage ;
« 4° La déportation ou le transfert forcé de population ;
« 5° L’emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
« 6° La torture ;
« 7° Le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
« 8° La persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ;
« 9° La disparition forcée ;
« 10° Les actes de ségrégation commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ;
« 11° Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique. » ;
–– les actes visés à l’article 212-1 « [l]orsqu’ils sont commis en temps de guerre en exécution d’un plan concerté contre ceux qui combattent le système idéologique au nom duquel sont perpétrés des crimes contre l’humanité », en application de l’article 212-2 (53) ;
–– la participation « à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de l’un des crimes définis par les articles 211-1, 212-1 et 212-2 », en application de l’article 212-3 (54).
Les crimes contre l’humanité sont aujourd’hui les seules infractions imprescriptibles même si tel n’a pas toujours été le cas. En effet, le second alinéa de l’article 94 de l’ancien code de justice militaire prévoyait que l’action publique ne se prescrivait pas dans les cas visés aux articles 408 (désertion à bande armée), 409 (désertion à l’ennemi de tout militaire ou de tout individu non militaire faisant partie de l’équipage d’un bâtiment de la marine ou d’un aéronef militaire ou d’un navire de commerce convoyé) et 410 (désertion en présence de l’ennemi). De même, l’imprescriptibilité de l’action publique était la règle « lorsqu’un déserteur ou un insoumis s’[était] réfugié ou [était] resté à l’étranger en temps de guerre pour se soustraire à ses obligations militaires ».
Ces dispositions ont été abrogées par l’ordonnance n° 2006-637 du 1er juin 2006 portant refonte du code de justice militaire ; à présent, les règles de prescription de droit commun s’appliquent aux infractions militaires (voir l’encadré ci-après).
Extraits du code de justice militaire (nouveau)
Dispositions relatives à la prescription de l’action publique applicables
en temps de paix et hors du territoire de la République
Article L. 211-12
« Les modes d’extinction de l’action publique prévus par les articles 6 à 9 du code de procédure pénale sont applicables, sous réserve des dispositions relatives à la prescription prévues à l’article L. 211-13. »
Article L. 211-13
« La prescription de l’action publique résultant de l’insoumission ou de la désertion ne commence à courir qu’à partir du jour où l’insoumis ou le déserteur a atteint l’âge le dispensant de satisfaire à toute obligation militaire. »
Dispositions relatives à la prescription de l’action publique
applicables en temps de guerre
Article L. 212-37
« En matière de crime et sous réserve des dispositions de l’article 213-5 du code pénal, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite.
« S’il en a été effectué dans cet intervalle, elle ne se prescrit qu’après dix années révolues à compter du dernier acte. Il en est ainsi même à l’égard des personnes qui ne seraient pas impliquées dans cet acte d’instruction ou de poursuite.
« Lorsque la victime est mineure et que le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription ne commence à courir qu’à partir de sa majorité. »
Article L. 212-38
« En matière de délit, la prescription de l’action publique est de trois années révolues ; elle s’accomplit selon les distinctions spécifiées à l’article L. 212-37. »
Article L. 212-39
« En matière de contravention, la prescription de l’action publique est d’une année révolue ; elle s’accomplit selon les distinctions spécifiées à l’article L. 212-37. »
Article L. 212-40
« Les dispositions de l’article L. 211-13 relatives à la prescription de l’action publique de l’insoumission et de la désertion sont applicables. »
Dispositions relatives à la prescription des peines
Article L. 267-1
« Les peines prononcées par les juridictions des forces armées se prescrivent selon les distinctions prévues aux articles 133-2 à 133-6 du code pénal sous réserve des dispositions de l’article L. 267-2. »
Article L. 267-2
« La prescription des peines prononcées pour insoumission ou désertion ne commence à courir qu’à partir du jour où l’insoumis ou le déserteur a atteint l’âge le dispensant de satisfaire à toute obligation militaire. »
Toutes les personnes entendues par vos rapporteurs ont fait part de leur attachement au caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité, lesquels portent atteinte à l’espèce humaine tout entière et ne sauraient donc être oubliés. Comment, en effet, imaginer que les responsables des faits les plus atroces, les auteurs des grands crimes du XXe siècle, « qui ont laissé leur empreinte traumatique dans les cœurs et sur les corps » (55), puissent se soustraire à la justice et ne pas répondre de leurs actes ?
Certaines voix s’élèvent cependant pour réclamer l’extension du régime de l’imprescriptibilité de l’action publique et des peines à d’autres crimes particulièrement graves. Vos rapporteurs reviendront plus loin sur la solution qu’ils entendent réserver à ces propositions (56).
b. Les infractions soumises à des délais de prescription de l’action publique et des peines allongés
À côté des crimes contre l’humanité, qui ne sont régis par aucun délai de prescription, d’autres infractions, de plus en plus nombreuses, sont soumises à des délais de prescription de l’action publique et des peines allongés. C’est le cas de certaines infractions commises sur les mineurs (i), des actes de terrorisme (ii), des infractions à la législation sur les stupéfiants (iii) et de plusieurs autres infractions considérées comme d’une particulière gravité (iv).
i. Les infractions commises sur les mineurs
Les évolutions successives des dispositions relatives à la prescription de l’action publique de certaines infractions commises sur les mineurs constituent peut-être l’illustration la plus probante de l’instabilité du droit de la prescription. Pas moins de sept lois ont en effet modifié, depuis 1989, le régime de la prescription de ces infractions, ainsi que l’a rappelé, lors de son audition, Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice. Vos rapporteurs aborderont plus loin la question de la détermination du point de départ du délai de prescription (57) et s’en tiendront, à ce stade, aux évolutions portant sur les seuls délais.
Tout d’abord, la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs a porté de trois à dix ans le délai de prescription des délits d’agressions sexuelles aggravées autres que le viol commises sur un mineur de quinze ans (par exemple, avec usage ou menace d’une arme) et d’atteintes sexuelles aggravées sur un mineur de quinze ans (notamment, par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime).
La loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a étendu l’application du délai de prescription de dix ans au délit de traite des êtres humains commis à l’encontre d’un mineur.
Puis, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a en partie réécrit les articles 7 et 8 du code de procédure pénale afin de prévoir que :
–– serait porté à dix ans le délai de prescription des seuls délits mentionnés alors à l’article 706-47 du code de procédure pénale : agressions et atteintes sexuelles commises sur un mineur, recours à la prostitution d’un mineur ou encore corruption d’un mineur (58) ;
–– serait porté à vingt ans le délai de prescription des délits d’agressions sexuelles aggravées autres que le viol commises sur un mineur de quinze ans et d’atteintes sexuelles aggravées sur un mineur de quinze ans, auparavant fixé à dix ans ;
–– serait fixé à vingt ans le délai de prescription des crimes également mentionnés à l’article 706-47 et commis sur un mineur : viol, meurtre ou assassinat précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie.
À l’occasion des débats à l’Assemblée nationale, en première lecture, le député Gérard Léonard, à l’origine de l’amendement prévoyant l’allongement de ces délais (59), justifiait sa position en ces termes : « [c]haque année, des centaines d’enfants sont victimes de crimes sexuels. La peur, la culpabilité de n’avoir pas su résister à leurs agresseurs ou encore l’affection qu’ils portent parfois aux auteurs de ces abus les empêchent de dénoncer les violences dont ils ont été victimes dans les délais de prescription actuels, fixés à dix ans à compter de leur majorité. Or, c’est souvent quelques années après l’expiration de cette prescription, lorsque l’enfant devenu adulte cherche à construire une vie affective, que la dénonciation des faits devient vitale. L’ensemble des psychologues s’accordent pour reconnaître que l’arrivée du premier enfant, qui survient aujourd’hui en moyenne aux alentours de trente ans pour les femmes, est un moment charnière qui contribue à faire émerger des événements de l’enfance que l’on a souhaité enfouir. La reconnaissance publique des souffrances endurées, qui passe par la condamnation pénale de l’auteur des faits, est un élément essentiel de la reconstruction de ces adultes dont on a volé l’enfance » (60).
Par la suite, la loi n° 2006-399 du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs a ajouté à la liste des délits se prescrivant par vingt ans les violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours commises sur un mineur de quinze ans. Elle a également soumis au délai dérogatoire de vingt ans, en matière criminelle cette fois-ci, la prescription de l’action publique des violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente commises, là encore, sur un mineur de quinze ans. Enfin, elle a ajouté à la liste des infractions mentionnées à l’article 706-47 du code de procédure pénale, auquel renvoient les articles 7 et 8 du même code, le délit de proxénétisme à l’égard d’un mineur et le crime de proxénétisme à l’égard d’un mineur de quinze ans, soumettant par là même ces infractions à des délais de prescription dérogatoires au droit commun – dix ans pour le premier, vingt ans pour le second.
Plus récemment, la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France a complété la liste des infractions énumérées à l’article 706-47 précité en y ajoutant les délits de traite des êtres humains et de traite des êtres humains aggravée – lorsque l’infraction est commise dans des circonstances qui exposent directement la victime à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ou lorsqu’elle est commise à l’égard de plusieurs personnes –, ainsi que les crimes de traite des êtres humains commise en bande organisée ou en recourant à des tortures ou à des actes de barbarie. Aussi l’action publique de ces infractions se prescrit-elle désormais par dix années révolues (pour les deux premières) et par vingt années révolues (pour les deux dernières) lorsqu’elles sont commises à l’encontre de mineurs.
Enfin, la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a soumis au délai dérogatoire de vingt ans prévu par le deuxième alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale la prescription de l’action publique du délit d’agressions sexuelles autres que le viol imposées à un mineur de quinze ans alors que l’action publique n’était auparavant régie par ce délai que lorsque l’infraction était accompagnée d’une circonstance aggravante.
Le tableau ci-après dresse un état des lieux des dispositions actuelles relatives aux délais de prescription dérogatoires applicables à certaines infractions criminelles et délictuelles commises à l’encontre de mineurs.
Article du code pénal |
Infraction |
Quantum de la peine de réclusion criminelle / d’emprisonnement encourue |
Délai de prescription de l’action publique |
Crimes |
En application de l’article 7 CPP | ||
222-23 |
Viol sur un mineur de quinze ans ou plus |
15 ans |
20 ans |
222-24 (2°) |
Viol sur un mineur de moins de quinze ans |
20 ans |
20 ans |
222-24 (1° et 3° à 12°) |
Viol sur un mineur de quinze ans ou plus commis avec une circonstance aggravante |
20 ans |
20 ans |
222-25 |
Viol ayant entraîné la mort de la victime |
30 ans |
20 ans |
222-26 |
Viol précédé, accompagné ou suivi de tortures ou d’actes de barbarie |
Réclusion criminelle à perpétuité |
20 ans |
225-4-2 (II) |
Traite des êtres humains à l’égard d’un mineur commise avec une circonstance aggravante |
15 ans |
20 ans |
225-4-3 |
Traite des êtres humains commise en bande organisée |
20 ans |
20 ans |
225-4-4 |
Traite des êtres humains en recourant à des tortures |
Réclusion criminelle à perpétuité |
20 ans |
225-7-1 |
Proxénétisme à l’égard d’un mineur de moins de quinze ans |
15 ans |
20 ans |
222-10 |
Violences ayant entraîné une mutilation – sur un mineur de moins de quinze ans (1°) – sur un mineur de quinze ans ou plus avec une |
15 ans |
20 ans |
222-10 (avant-dernier alinéa) |
Violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente commises sur un mineur de moins de quinze ans par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur le mineur |
20 ans |
20 ans |
Délits |
En application de l’article 8 CPP | ||
222-12 |
Violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours commises : – sur un mineur de moins de quinze ans (1°) – sur un mineur de quinze ans ou plus avec une circonstance aggravante (2° à 15°) |
5 ans |
20 ans |
222-12 (avant-dernier alinéa) |
Violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours commises sur un mineur de moins de quinze ans par un ascendant ou par une personne ayant autorité |
10 ans |
20 ans |
222-29-1 |
Agression sexuelle autre que le viol imposée à un mineur de moins de quinze ans |
10 ans |
20 ans |
227-26 |
Atteinte sexuelle sans violence, contrainte, menace ni surprise sur un mineur de moins de quinze ans, commise avec une circonstance aggravante |
10 ans |
20 ans |
222-27 |
Agression sexuelle autre que le viol sur un mineur de quinze ans ou plus |
5 ans |
10 ans |
222-28 |
Agression sexuelle autre que le viol sur un mineur de quinze ans ou plus commise avec une circonstance aggravante |
7 ans |
10 ans |
222-29 |
Agression sexuelle autre que le viol sur un mineur de quinze ans ou plus en situation de particulière vulnérabilité apparente ou connue de l’auteur des faits |
7 ans |
10 ans |
222-30 |
Agression sexuelle autre que le viol sur un mineur de quinze ans ou plus en situation de particulière vulnérabilité apparente ou connue de l’auteur des faits, commise avec une autre circonstance aggravante |
10 ans |
10 ans |
225-4-1 (II) |
Traite des êtres humains à l’égard d’un mineur |
10 ans |
10 ans |
225-7 (1°) |
Proxénétisme à l’égard d’un mineur de quinze ans ou plus |
10 ans |
10 ans |
225-12-1 |
Recours à la prostitution de mineurs |
3 ans |
10 ans |
225-12-2 |
Recours à la prostitution de mineurs commis avec une circonstance aggravante |
5 ans |
10 ans |
225-12-2 |
Recours à la prostitution de mineurs de moins de quinze ans commis avec une circonstance aggravante |
7 ans |
10 ans |
227-22 (alinéa 1) |
Fait de favoriser ou de tenter de favoriser la corruption d’un mineur de quinze ans ou plus |
5 ans |
10 ans |
227-22 (alinéa 1) |
Fait de favoriser ou de tenter de favoriser la corruption d’un mineur de quinze ans ou plus lorsque le mineur a été mis en contact avec l’auteur des faits grâce à l’utilisation, pour la diffusion de messages à destination d’un public non déterminé, d’un réseau de communications électroniques ou que les faits sont commis dans les établissements d’enseignement ou d’éducation ou dans les locaux de l’administration, ainsi que, lors des entrées ou sorties des élèves ou du public ou dans un temps très voisin de celles-ci, aux abords de ces établissements ou locaux |
7 ans |
10 ans |
227-22 (alinéa 2) |
Fait, pour un majeur, d’organiser des réunions comportant des exhibitions ou des relations sexuelles auxquelles un mineur assiste ou participe ou d’assister en connaissance de cause à de telles réunions |
5 ans |
10 ans |
227-22 (alinéa 3) |
Fait de favoriser ou de tenter de favoriser la corruption : – d’un mineur de quinze ans ou plus, lorsque les faits sont commis en bande organisée – d’un mineur de moins de quinze ans |
10 ans |
10 ans |
227-22-1 (alinéa 1) |
Fait, pour un majeur, de faire des propositions sexuelles à un mineur de moins de quinze ans en utilisant un moyen de communication électronique |
2 ans |
10 ans |
227-22-1 (alinéa 2) |
Fait, pour un majeur, de faire des propositions sexuelles à un mineur de moins de quinze ans en utilisant un moyen de communication électronique lorsque les propositions ont été suivies d’une rencontre |
5 ans |
10 ans |
227-23 (alinéas 1 et 2) |
– Fait de fixer, d’enregistrer ou de transmettre une image ou une représentation pornographique d’un mineur – Fait d’offrir, de rendre disponible ou de diffuser une telle image ou représentation, par quelque moyen que ce soit, de l’importer ou de l’exporter, de la faire importer ou de la faire exporter |
5 ans |
10 ans |
227-23 (alinéa 3) |
Fait de commettre les infractions prévues aux deux premiers alinéas lorsqu’il a été utilisé, pour la diffusion de l’image ou de la représentation du mineur, un réseau de communications électroniques |
7 ans |
10 ans |
227-23 (alinéa 4) |
Fait de consulter habituellement ou en contrepartie d’un paiement un service de communication au public en ligne mettant à disposition une telle image ou représentation, d’acquérir ou de détenir une telle image ou représentation par quelque moyen que ce soit |
2 ans |
10 ans |
227-23 (alinéa 5) |
Fait de commettre les infractions prévues à l’article 227-23 en bande organisée |
10 ans |
10 ans |
227-24 |
Fabrication ou diffusion de messages à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger, lorsque ces messages sont susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur |
3 ans |
10 ans |
227-24-1 |
– Fait de provoquer un mineur à se soumettre à une mutilation sexuelle, lorsque la mutilation n’a pas été réalisée – Fait d’inciter directement autrui à commettre une mutilation sexuelle sur la personne d’un mineur, lorsque cette mutilation n’a pas été réalisée |
5 ans |
10 ans |
227-25 |
Atteinte sexuelle sans violence, contrainte, menace ni surprise sur un mineur de moins de quinze ans |
5 ans |
10 ans |
227-27 |
Atteinte sexuelle sans violence, contrainte, menace ni surprise sur un mineur de quinze ans ou plus, commise par un ascendant ou une personne ayant autorité |
3 ans |
10 ans |
Source : direction de la protection judiciaire de la jeunesse du ministère de la justice.
Si l’allongement du délai de prescription de l’action publique de ces infractions se justifie par le fait que les mineurs, « en raison de leur jeune âge, peuvent éprouver des difficultés accrues lorsque les auteurs sont des proches ou des personnes ayant autorité sur eux, à dénoncer des agissements dont ils sont victimes » (61), les modifications successives des règles en la matière ainsi que le choix de rendre applicable à ces infractions un délai fixé tantôt à dix ans, tantôt à vingt ans, se sont faits au détriment de la lisibilité et de la cohérence d’ensemble des règles de prescription, ainsi que l’ont souligné bon nombre de personnes entendues par vos rapporteurs. La directrice de la protection judiciaire de la jeunesse s’est par exemple interrogée sur la pertinence de l’application du délai de prescription de vingt ans au délit de violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours commises sur un mineur de quinze ans, passible, en application de l’article 222-12 du code pénal, de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Cette interrogation semble d’autant plus fondée que la même infraction, commise sur un mineur de quinze ans ou plus, se prescrit, quant à elle, selon les règles de droit commun. Qui plus est, certaines infractions criminelles sont passibles de peines nettement plus lourdes mais obéissent à des règles de prescription moins « sévères » : il en est ainsi du meurtre commis sur un mineur de quinze ans, puni de la réclusion criminelle à perpétuité (article 221-4 du code pénal), et des tortures ou actes de barbarie également commis sur un mineur de quinze ans, passibles de vingt ans de réclusion criminelle (article 222-3 du même code), infractions pour lesquelles l’action publique se prescrit par dix années révolues.
Non seulement la fixation à vingt ans du délai de prescription de l’action publique de certains délits soulève des interrogations quant à la pertinence du choix des infractions concernées, mais elle a aussi pour conséquence de soumettre des infractions délictuelles à un délai de prescription de l’action publique applicable à des crimes, au demeurant dérogatoire au droit commun.
En définitive et comme le faisait remarquer Mme Catherine Sultan, « l’empilement des réformes est venu rendre illisibles les règles de prescription et confus les critères d’allongement du délai de prescription » ; de plus « [l]es mouvements contradictoires d’allongement/réduction des délais concernés, [l]es critères peu clairs tantôt fondés sur la gravité de l’infraction, tantôt sur la nature de l’infraction » ont eu pour effet de remettre progressivement en question « la classification entre crimes et délits » (62). De la même manière, Mme Danielle Drouy-Ayral, présidente de la Conférence nationale des procureurs de la République et procureure de la République près le tribunal de grande instance (TGI) de Draguignan, a fait observer, lors de son audition, que le degré de complexité du droit était tel que l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » semblait dénué de toute portée en la matière.
Pour remédier, en partie, à ce désordre normatif, la directrice de la protection judiciaire de la jeunesse a proposé de fixer à dix ans le délai de prescription de l’action publique des délits mentionnés à l’article 8 du code de procédure pénale commis sur des mineurs aujourd’hui soumis au délai de vingt ans. De cette manière, l’ensemble des délits commis sur des mineurs qui obéissent à un délai dérogatoire se prescriraient par dix ans tandis que les crimes se prescriraient, eux, par vingt ans. Vos rapporteurs reviendront plus loin sur le sort qu’ils entendent réserver aux régimes de prescription dérogatoires (63).
ii. Les actes de nature terroriste
Depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative et afin de « limiter les possibilités pour les auteurs de crimes particulièrement odieux d’échapper à toute répression » (64), les actes de terrorisme obéissent à un régime de prescription dérogatoire au droit commun (voir l’encadré ci-après). Ainsi, en application des deux premiers alinéas de l’article 706-25-1 du code de procédure pénale (65), l’action publique et les peines des crimes constituant des actes de terrorisme se prescrivent par trente ans tandis que l’action publique et les peines des délits de même nature se prescrivent par vingt ans.
Les actes de terrorisme obéissant à un régime de prescription dérogatoire
au droit commun (principales dispositions du code pénal)
Article 421-1
« Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes :
« 1° Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration ainsi que le détournement d’aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport, définis par le livre II du présent code ;
« 2° Les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique définis par le livre III du présent code ;
« 3° Les infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous définies par les articles 431-13 à 431-17 et les infractions définies par les articles 434-6 et 441-2 à 441-5 ;
« 4° Les infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires définies par les articles 322-6-1 et 322-11-1 du présent code, le I de l’article L. 1333-9, les articles L. 1333-11 et L. 1333-13-2, le II des articles L. 1333-13-3 et L. 1333-13-4, les articles L. 1333-13-6, L. 2339-2, L. 2339-14, L. 2339-16, L. 2341-1, L. 2341-4, L. 2341-5, L. 2342-57 à L. 2342-62, L. 2353-4, le 1° de l’article L. 2353-5 et l’article L. 2353-13 du code de la défense, ainsi que les articles L. 317-4, L. 317-7 et L. 317-8 à l’exception des armes de la catégorie D définies par décret en Conseil d’État, du code de la sécurité intérieure ;
« 5° Le recel du produit de l’une des infractions prévues aux 1° à 4° ci-dessus ;
« 6° Les infractions de blanchiment prévues au chapitre IV du titre II du livre III du présent code ;
« 7° Les délits d’initié prévus à l’article L. 465-1 du code monétaire et financier. »
Article 421-2
« Constitue également un acte de terrorisme, lorsqu’il est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, le fait d’introduire dans l’atmosphère, sur le sol, dans le sous-sol, dans les aliments ou les composants alimentaires ou dans les eaux, y compris celles de la mer territoriale, une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux ou le milieu naturel. »
Article 421-2-1
« Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents. »
Article 421-2-2
« Constitue également un acte de terrorisme le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ou en donnant des conseils à cette fin, dans l’intention de voir ces fonds, valeurs ou biens utilisés ou en sachant qu’ils sont destinés à être utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre l’un quelconque des actes de terrorisme prévus au présent chapitre, indépendamment de la survenance éventuelle d’un tel acte. »
Article 421-2-3
« Le fait de ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie, tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant à l’un ou plusieurs des actes visés aux articles 421-1 à 421-2-2, est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende. »
Article 421-2-4
« Le fait d’adresser à une personne des offres ou des promesses, de lui proposer des dons, présents ou avantages quelconques, de la menacer ou d’exercer sur elle des pressions afin qu’elle participe à un groupement ou une entente prévu à l’article 421-2-1 ou qu’elle commette un des actes de terrorisme mentionnés aux articles 421-1 et 421-2 est puni, même lorsqu’il n’a pas été suivi d’effet, de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende. »
Article 421-2-6
« I. – Constitue un acte de terrorisme le fait de préparer la commission d’une des infractions mentionnées au II, dès lors que la préparation de ladite infraction est intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur et qu’elle est caractérisée par :
« 1° Le fait de détenir, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances de nature à créer un danger pour autrui ;
« 2° Et l’un des autres faits matériels suivants :
« a) Recueillir des renseignements sur des lieux ou des personnes permettant de mener une action dans ces lieux ou de porter atteinte à ces personnes ou exercer une surveillance sur ces lieux ou ces personnes ;
« b) S’entraîner ou se former au maniement des armes ou à toute forme de combat, à la fabrication ou à l’utilisation de substances explosives, incendiaires, nucléaires, radiologiques, biologiques ou chimiques ou au pilotage d’aéronefs ou à la conduite de navires ;
« c) Consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne ou détenir des documents provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ;
« d) Avoir séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes.
« II. – Le I s’applique à la préparation de la commission des infractions suivantes :
« 1° Soit un des actes de terrorisme mentionnés au 1° de l’article 421-1 ;
« 2° Soit un des actes de terrorisme mentionnés au 2° du même article 421-1, lorsque l’acte préparé consiste en des destructions, dégradations ou détériorations par substances explosives ou incendiaires devant être réalisées dans des circonstances de temps ou de lieu susceptibles d’entraîner des atteintes à l’intégrité physique d’une ou plusieurs personnes ;
« 3° Soit un des actes de terrorisme mentionnés à l’article 421-2, lorsque l’acte préparé est susceptible d’entraîner des atteintes à l’intégrité physique d’une ou plusieurs personnes. »
iii. Les infractions à la législation sur les stupéfiants
L’allongement des délais de prescription de l’action publique et des peines applicables aux infractions de trafic de stupéfiants est un processus ancien. Déjà l’article 706-31 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 (66), prévoyait-il que l’action publique des délits les plus graves en la matière – l’importation, l’exportation, le transport, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi illicites de stupéfiants – se prescrirait par dix ans. Par dérogation à la règle de droit commun, ce même article ajoutait que la peine prononcée serait prescrite, quant à elle, par vingt ans. Ces délits étaient ainsi soumis à des délais de prescription en principe réservés aux crimes.
Par la suite, la loi n° 95-125 du 8 février 1995 précitée a apporté une double modification au droit alors en vigueur :
–– elle a, d’une part, porté à vingt ans le délai de prescription de l’action publique des délits causant un trouble particulièrement grave à l’ordre public visés à l’article 706-26 du code de procédure pénale (et a ajouté à cette liste le délit de participation à une association de malfaiteurs ayant pour objet la préparation de l’une des infractions en question), alignant de ce fait les délais de prescription de l’action publique et des peines ;
–– elle a, d’autre part, fixé à trente ans le délai de prescription de l’action publique et des peines des crimes commis en matière de trafic de stupéfiants
– ainsi de la production ou de la fabrication illicites de stupéfiants commises ou non en bande organisée.
Enfin, le législateur a ajouté à la liste des infractions pour lesquelles l’action publique et la peine se prescrivent en application de ces délais dérogatoires, mentionnées à l’article 706-26 précité, la tentative des délits de trafic de stupéfiants (67). En conséquence, depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, tous les crimes et les délits réprimés par la section 4 du chapitre II du titre II du livre II du code pénal, relative au trafic de stupéfiants, se prescrivent selon les règles dérogatoires prévues aux deux premiers alinéas de l’article 706-31 du code de procédure pénale, soit trente ans pour les crimes et vingt ans pour les délits.
iv. Les autres infractions soumises à des délais de prescription prolongés
D’autres infractions, figurant tantôt dans le code pénal et le code de procédure pénale, tantôt dans d’autres codes, sont soumises à des délais de prescription de l’action publique et des peines allongés. Toutefois, en raison de la multiplicité et de la « dispersion » des dispositions en question, il n’est guère aisé de disposer d’une vision globale en la matière. Vos rapporteurs se sont toutefois efforcés de mentionner ici les principales dispositions concernées, présentées suivant la date de leur intégration dans notre droit.
La loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique a soumis l’action publique et les peines prononcées contre les personnes reconnues coupables de crimes d’eugénisme et de clonage reproductif, réprimés par le sous-titre II du titre Ier du livre II du code pénal, à un délai de prescription de trente ans (article 215-4 du même code). La création de ce régime dérogatoire, issue d’un amendement du Gouvernement déposé en première lecture au Sénat, répondait à la nécessité de tenir compte, là encore, « de la gravité exceptionnelle de ces crimes et du caractère occulte et dissimulé de ces infractions » (68).
La loi n° 2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale a, quant à elle, inséré dans le code pénal un article 462-10 aux termes duquel l’action publique des crimes et des délits de guerre ainsi que les peines prononcées se prescrivent par trente et vingt ans. L’article 461-1 du même code, lui aussi créé par la loi du 9 août 2010, définit les crimes et les délits de guerre visés aux articles 461-2 à 461-31 comme des « infractions (…) commises, lors d’un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés, à l’encontre des personnes ou des biens ».
Pour justifier cette évolution, l’exposé des motifs du projet de loi indiquait qu’il avait fallu « trouver un compromis entre la nécessité de ne pas ʺ banaliser ʺ en droit français la règle de l’imprescriptibilité de l’action publique à des infractions autres que les crimes contre l’humanité et l’intérêt de limiter au maximum les cas où la Cour pénale internationale pourrait se trouver saisie du seul fait de l’application des règles internes en matière de prescription » (69).
En outre, M. Patrice Gélard, rapporteur au nom de la commission des Lois du Sénat, faisait remarquer que, si « [l]e projet de loi s’écart[ait] (…) de la convention de Rome qui, dans son article 29, pose le principe de l’imprescriptibilité des crimes relevant de la compétence de la Cour » (70), l’allongement significatif des délais de prescription prévu par ledit projet n’en traduisait pas moins « un rapprochement avec les principes retenus par la Cour pénale internationale » (71). Pour vos rapporteurs, cette évolution a constitué un progrès réel mais néanmoins insuffisant. C’est pourquoi ils reviendront plus loin sur la modification qu’ils entendent apporter aux dispositions encadrant la prescription des crimes de guerre (72).
La loi n° 2011-266 du 14 mars 2011 relative à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs a, elle aussi, porté à vingt et trente ans les délais de prescription de l’action publique et des peines des délitset des crimes appartenant à la catégorie des infractions relatives à la prolifération d’armes de destruction massive et de leurs vecteurs (73) mentionnées à l’article 706-167 du code de procédure pénale.
Dans l’exposé des motifs du projet de loi, le Gouvernement, soucieux de renforcer la répression de la prolifération de ce type d’armes, soulignait que l’allongement substantiel des délais de prescription se justifiait « non seulement par l’extrême gravité des faits mais aussi parce que les conséquences des infractions ʺ proliférantes ʺ peuvent n’apparaître que plusieurs années après avoir été commises » (74).
Par ailleurs, depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France et afin de satisfaire à l’article 4 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée à New York le 20 décembre 2006, la disparition forcée est réprimée en tant que telle par notre droit pénal – et non plus simplement en tant que crime contre l’humanité.
Caractérisée, aux termes de l’article 221-12 du code pénal, par « l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté d’une personne, dans des conditions la soustrayant à la protection de la loi, par un ou plusieurs agents de l’État ou par une personne ou un groupe de personnes agissant avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement des autorités de l’État, lorsque ces agissements sont suivis de sa disparition et accompagnés soit du déni de la reconnaissance de la privation de liberté, soit de la dissimulation du sort qui lui a été réservé ou de l’endroit où elle se trouve », la disparition forcée obéit, elle aussi, à un régime de prescription dérogatoire au droit commun, l’article 221-18 du même code disposant en effet que l’action publique et les peines prononcées se prescrivent par trente ans.
Dans son rapport, Mme Marietta Karamanli, rapporteure au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, soulignait que « ce délai de trente ans, sensiblement plus long que le délai de droit commun et le délai prolongé pour les crimes sexuels ou violents commis contre les mineurs, répond[ait] à l’exigence de longue durée et de proportionnalité à la gravité de l’infraction prévue à l’article 8 de la convention [du 20 décembre 2006] » (75).
Enfin, la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière a modifié le délai de prescription de l’action publique de l’infraction de fraude fiscale prévue aux articles 1741 et 1743 du livre des procédures fiscales.
Avant l’entrée en vigueur de cette loi, le premier alinéa de l’article L. 230 du livre des procédures fiscales prévoyait que les plaintes de l’administration fiscale tendant à mettre en mouvement l’action publique en matière de fraude fiscale pouvaient être déposées « jusqu’à la fin de la troisième année qui [suivait] celle au cours de laquelle l’infraction [avait] été commise ». Une règle analogue était prévue pour la poursuite du délit de « fausse affirmation de sincérité » réprimé par l’article 1837 du code général des impôts.
Sur l’initiative de notre collègue Éric Alauzet, l’article L. 230 a été modifié afin de prévoir que les plaintes de l’administration fiscale puissent être déposées « jusqu’à la fin de la sixième année qui suit celle au cours de laquelle l’infraction a été commise ».
Introduite par l’Assemblée nationale en première lecture mais supprimée deux fois par le Sénat en première comme en nouvelle lecture, cette disposition fut finalement adoptée par notre assemblée en lecture définitive. Lors des débats, M. Alauzet, insistant sur le caractère dissuasif de la nouvelle règle, expliquait que « le fait de savoir qu’il peut être rattrapé par la patrouille peut dissuader le contribuable de s’aventurer dans l’évasion fiscale » et que « [p]lus le temps de reprise est long, plus la menace est forte et plus la dissuasion fonctionne, sauf évidemment à ce que [ce] délai soit ingérable ou disproportionné [par rapport] à l’objet » (76).
À l’occasion de leur audition, MM. Bastien Llorca, sous-directeur du contrôle fiscal à la direction générale des finances publiques du ministère des finances et des comptes publics, et Gradzig El Karoui, chef du bureau des affaires fiscales et pénales au sein du service du contrôle fiscal, se sont félicités de cette évolution, estimant que l’allongement du délai laissé à l’administration fiscale pour déposer plainte serait de nature à faciliter la répression des infractions les plus complexes à poursuivre en raison de la sophistication des fraudes.
On notera que la disposition prévue au dernier alinéa de l’article L. 230 précité, selon laquelle « [l]a prescription de l’action publique est suspendue pendant une durée maximum de six mois entre la date de saisine de la commission des infractions fiscales et la date à laquelle cette commission émet son avis », n’a pas été modifiée par la loi du 6 décembre 2013.
En définitive, même si la gravité de toutes ces infractions ne fait guère de doute et quand bien même leur répression doit-elle être facilitée, la multiplication des délais de prescription dérogatoires n’en a pas moins rendu de moins en moins lisible le droit de la prescription. Vos rapporteurs, comme les auteurs du rapport d’information sénatorial sur le régime des prescriptions civiles et pénales avant eux, sont d’ailleurs opposés à la création de nouveaux régimes dérogatoires afin de ne pas rendre plus complexe encore une matière déjà très dense et parfois peu cohérente.
c. Les infractions soumises à des délais de prescription de l’action publique abrégés
Outre les cas dans lesquels le législateur a fixé des délais de prescription allongés, il en existe dans lesquels il a prévu des délais de prescription de l’action publique – mais pas des peines – abrégés. Sans doute les infractions de presse en sont-elles l’exemple le plus symbolique (i) même si elles n’en constituent pas l’exemple unique (ii).
Depuis près de deux siècles, les infractions de presse se prescrivent selon des règles fortement dérogatoires au droit commun. Des délais de prescription de l’action publique de six mois et d’un an ont ainsi été institués dès le début du XIXe siècle par la loi du 26 mai 1819, dont l’exposé des motifs soulignait déjà qu’il « est dans la nature des crimes et délits commis avec publicité, et qui n’existent que par cette publicité même, d’être aussitôt aperçus et poursuivis par l’autorité et ses nombreux agents », avant d’ajouter qu’« [e]lle serait tyrannique la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l’auteur lui-même se serait proposé de produire dès l’origine » (77).
La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse fixa par la suite le délai de prescription de l’action publique des infractions de presse à trois mois, disposition toujours en vigueur en application de son article 65, dont le premier alinéa dispose que « [l]’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait ».
Entre 1881 et 2004, le délai de prescription de trois mois demeura applicable à l’ensemble des infractions de presse prévues par la loi du 29 juillet 1881. Puis, la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a porté le délai de prescription de l’action publique à un an – disposition introduite à l’article 65-3 de la loi de 1881 – en cas :
–– de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine, de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (huitième alinéa de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 (78)) ;
–– de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité (article 24 bis) ;
–– de diffamation commise à raison de l’origine, de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (deuxième alinéa de l’article 32) ;
–– d’injure commise à raison de l’origine, de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (troisième alinéa de l’article 33).
M. François Zocchetto, rapporteur au nom de la commission des Lois du Sénat, justifiait la modification par la nécessité de « réprimer plus efficacement des infractions extrêmement graves en matière de racisme et de xénophobie (et d’ailleurs punies de peines d’emprisonnement, à la différence de la quasi-totalité des autres infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881) ». Cette évolution du cadre juridique lui apparaissait d’ailleurs indispensable « du fait de l’évolution technologique et du développement d’Internet, qui entraîne une augmentation exponentielle des informations diffusées » (79).
Par la suite, la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme a ajouté à la liste des infractions mentionnées à l’article 65-3 précité, pour lesquelles l’action publique se prescrit par un an, les délits de provocation à la commission d’actes terroristes et d’apologie du terrorisme alors visés au sixième alinéa de l’article 24 de la loi de 1881.
Après avoir constaté que « la brièveté du délai de prescription [alors en vigueur] ne permet[ait] d’appréhender qu’une courte durée de l’activité d’un site Internet », Mme Marie-Françoise Bechtel, rapporteure au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, expliquait que « [l]’allongement du délai de prescription à un an donnera[it] aux enquêteurs et aux magistrats la possibilité de surveiller un site pendant une plus longue période, ce qui permettra[it] (…) de constituer des dossiers plus solides » (80).
Cette évolution fut rapidement suivie par une nouvelle modification du droit. La loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme transféra en effet l’incrimination des délits de provocation à la commission d’actes terroristes et d’apologie du terrorisme dans le code pénal, afin d’en faire des « délits terroristes ». D’après le rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, M. Sébastien Pietrasanta, malgré l’allongement du délai de prescription de l’action publique de ces infractions, consécutif à l’entrée en vigueur de la loi du 21 décembre 2012 précitée, « – qui pouvait difficilement être plus important dès lors que ces délits demeuraient punis par la loi du 29 juillet 1881, sous peine de dénaturer trop fortement les spécificités du droit de la presse –, cette durée de prescription rest[ait] trop brève pour permettre une surveillance dans la durée des sites dangereux et une répression efficace » (81).
Désormais, ces délits sont prévus à l’article 421-2-5 du code pénal et sont régis par les délais de prescription de droit commun. En effet, le dernier alinéa de l’article 706-25-1 du code de procédure pénale prend soin de préciser que le délai de prescription de l’action publique et des peines applicable aux délits de nature terroriste – fixé à vingt ans (82) – ne leur est pas applicable. Le législateur a considéré, à raison, que le Conseil constitutionnel aurait probablement vu dans l’application de ces délais à des délits dont l’élément matériel est constitué par une expression « une rigueur non nécessaire à [leur] répression » (83).
Quelques mois avant l’adoption de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, la loi n° 2014-56 du 27 janvier 2014 visant à harmoniser les délais de prescription des infractions prévues par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, commises en raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle ou du handicap avait soumis au délai de prescription de l’action publique d’un an :
–– la provocation à la haine ou à la violence à raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, ou du handicap (84) ;
–– la diffamation commise à raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, ou du handicap (troisième alinéa de l’article 32 de la loi de 1881) ;
–– l’injure commise à raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, ou du handicap (quatrième alinéa de l’article 33).
Le droit de la presse n’a donc pas échappé au processus consistant à allonger le délai de prescription de l’action publique des infractions considérées comme les plus graves et pour lesquelles il est apparu nécessaire de renforcer la répression. Ce mouvement n’est d’ailleurs sans doute pas achevé, notamment en raison de la difficulté à combattre efficacement les infractions de presse commises par l’intermédiaire de la presse en ligne. Dans son rapport sur le projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme fait au nom de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, Mme Marie-Françoise Bechtel jugeait nécessaire que « la réflexion [se poursuive] sur les limites de la loi de 1881 au regard des nouveaux défis qui résultent des possibilités offertes par Internet » et ajoutait que « [l]e temps viendra où il faudra reconstruire une législation spécifiquement destinée à répondre à ces nouveaux défis » (85). M. Robert Gelli, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, s’est également interrogé, lors de son audition, sur l’adaptation de la loi du 29 juillet 1881 à la répression des infractions de presse à caractère raciste ou antisémite commises sur internet et sur l’opportunité de traiter séparément la question de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine, de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion de celle des injures et des diffamations commises pour les mêmes raisons.
Toutefois, interrogés par vos rapporteurs sur le bien-fondé du maintien en l’état du régime dérogatoire applicable aux infractions de presse, les représentants des organisations syndicales du secteur ont fait valoir que la brièveté de ce délai de prescription se justifiait par l’indispensable protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (86).
Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître que les règles de prescription des infractions de presse sont, elles aussi, marquées par une instabilité et une illisibilité croissantes. En effet, la rupture avec la règle du délai de trois mois, l’application jurisprudentielle de ce délai à des infractions contraventionnelles prévues par le code pénal qui devraient, en application de l’article 9 du code de procédure pénale, se prescrire par un an (87), le transfert de certaines infractions de presse dans le code pénal et les conséquences procédurales qui en sont résultées
– possibilité de placer les personnes mises en cause en garde à vue et de recourir à la procédure de comparution immédiate par exemple – se sont indiscutablement faits au détriment de la cohérence d’ensemble du droit de la presse.
D’autres infractions que les infractions de presse se prescrivent également dans des délais abrégés.
Il en est ainsi du délit, réprimé par le premier alinéa de l’article 434-25 du code pénal, consistant à « chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance », pour lequel l’action publique se prescrit par trois mois révolus (dernier alinéa de l’article 434-25). On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons qui ont conduit le législateur à faire figurer cette infraction de presse dans le code pénal et non pas dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
On peut aussi s’interroger, à l’instar de M. Emmanuel Derieux, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris II Panthéon-Assas, sur les raisons qui ont conduit le législateur à soumettre au délai de trois mois la prescription de l’action publique de cette infraction et au délai de droit commun – trois ans – la prescription de l’infraction prévue à l’article 434-16 du même code, qui réprime la publication, avant l’intervention de la décision juridictionnelle définitive, « de commentaires tendant à exercer des pressions en vue d’influencer les déclarations des témoins ou la décision des juridictions d’instruction ou de jugement ».
Par ailleurs, certaines infractions prévues par le code électoral sont également soumises à un délai de prescription abrégé. Ainsi, aux termes de l’article L. 114, l’action publique des infractions mentionnées aux articles L. 61, L. 86, L. 87, L. 91 à L. 104, L. 106 à L. 108 et L. 113 se prescrit par six mois (voir l’encadré ci-après).
La brièveté du délai de prescription de l’action publique de ces infractions, pourtant passibles de peines d’emprisonnement d’une durée pouvant atteindre vingt ans (88), s’explique par la nécessité d’éviter la remise en cause trop tardive d’une élection et, partant, de la composition d’un organe élu, ainsi que l’a fait remarquer le directeur des affaires criminelles et des grâces lors de son audition. Aucune des personnes entendues par vos rapporteurs n’a d’ailleurs appelé à une modification de ce régime particulier.
Quelques infractions prévues par le code électoral soumises au délai
de prescription de l’action publique de six mois
Article L. 86
« Toute personne qui se sera fait inscrire sur la liste électorale sous de faux noms ou de fausses qualités ou aura, en se faisant inscrire, dissimulé une incapacité prévue par la loi, ou aura réclamé et obtenu une inscription sur deux ou plusieurs listes, sera punie d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 15 000 euros. »
Article L. 91
« Celui qui, déchu du droit de voter, soit par suite d’une condamnation judiciaire, soit par suite d’une faillite non suivie de réhabilitation, aura voté, soit en vertu d’une inscription sur les listes antérieures à sa déchéance, soit en vertu d’une inscription postérieure, mais opérée sans sa participation, sera puni d’un emprisonnement de trois mois et d’une amende de 7 500 euros. »
Article L. 94
« Quiconque étant chargé, dans un scrutin, de recevoir, compter ou dépouiller les bulletins contenant les suffrages des citoyens, aura soustrait, ajouté ou altéré des bulletins, ou lu un nom autre que celui inscrit, sera puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 22 500 euros. »
Article L. 103
« L’enlèvement de l’urne contenant les suffrages émis et non encore dépouillés sera puni d’un emprisonnement de cinq ans, et d’une amende de 22 500 euros.
« Si cet enlèvement a été effectué en réunion et avec violence, la peine sera de dix ans d’emprisonnement. »
Article L. 104
« La violation du scrutin faite, soit par les membres du bureau, soit par les agents de l’autorité préposés à la garde des bulletins non encore dépouillés, sera punie de dix ans d’emprisonnement. »
2. La diversification des règles de computation du délai de prescription
Outre la multiplication des délais dérogatoires au droit commun, le droit de la prescription connaît deux autres évolutions notables depuis de nombreuses années : la diversification des règles relatives à la fixation du point de départ du délai (a) et l’élargissement des motifs d’interruption et de suspension de son cours (b).
a. La diversité des règles relatives à la fixation du point de départ du délai de prescription
Si, par principe, la prescription de l’action publique court à compter du jour de la commission des faits (i), son point de départ est parfois reporté par la jurisprudence (ii) ou par la loi (iii).
i. En principe, le point de départ de la prescription de l’action publique est fixé au jour de la commission des faits
Évacuons d’emblée la question du délai de prescription des peines, qui commencent à courir « à compter de la date à laquelle la décision de condamnation est devenue définitive », en application des articles 133-2 à 133-4 du code pénal. La date retenue est le moment où le jugement ou l’arrêt est irrévocable et passé en force de chose jugée.
Les personnes entendues par la mission d’information n’ayant pas fait état de difficultés dans la détermination du point de départ de ce délai (89), vos rapporteurs se concentreront principalement sur l’état du droit de la prescription de l’action publique.
• Le droit commun : le jour où l’infraction a été commise
Pour l’action publique, le point de départ du délai de prescription est en principe fixé au jour de la commission de l’infraction, ainsi qu’en dispose le premier alinéa de l’article 7 du code de procédure pénale qui prévoit que « l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis ».
La même règle s’applique aux délais de prescription des délits et des contraventions.
Précisions relatives à la détermination du point de départ
du délai de prescription de l’action publique
En pratique, la jurisprudence a décidé que le jour précis où l’infraction était commise ne devait pas être pris en compte dans le calcul du délai (dies a quo), celui-ci ne commençant à courir que le lendemain à zéro heure (1). Le dernier jour du terme (dies ad quem) est en revanche pris en compte : le délai expire donc le dernier jour à minuit. Le calcul se fait de quantième à quantième par mois ou années et non par jours : peu importe donc le nombre de jours que comporte chaque mois.
En matière contraventionnelle, lorsque le montant de l’amende est forfaitisé, le jour de commission de l’infraction est le jour du constat de la contravention en cas de non-paiement de l’amende ou en l’absence de requête en exonération dans le délai de quarante-cinq jours après remise de l’avis d’amende (2).
(1) Cass. crim., 8 septembre 1998, n° 98-80.742 et 28 juin 2000, n° 99-85.381.
(2) Cass. crim., 18 octobre 2006, n° 06-83.085.
Cette règle est d’application aisée lorsque le mode d’exécution de l’infraction ne soulève pas de difficulté quant à la détermination du jour de la commission de l’infraction, c’est-à-dire en présence d’une infraction instantanée, constituée d’un seul élément matériel et qui se réalise en un trait de temps (90).
C’est également le cas lorsqu’il s’agit d’une infraction instantanée dite permanente qui, bien que constituée d’un seul élément matériel, voit ses effets se prolonger dans le temps sans intervention de son auteur (91).
Des incertitudes ont pu naître sur la nature des infractions de presse commises sur internet (voir l’encadré ci-après) mais, depuis 2004, elles sont considérées comme des infractions instantanées pour lesquelles le point de départ du délai de prescription de l’action publique court à partir du jour où le contenu litigieux est mis en ligne.
Point de départ du délai de prescription de l’action publique
des infractions de presse commises sur internet
Pour les infractions de presse, la prescription de l’action publique court à compter du jour où elles ont été commises, conformément à l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Historiquement analysées comme des infractions instantanées dont le délai de prescription commence à courir à partir du jour de la publication (où l’écrit a été mis à disposition du public), elles ont été considérées, un temps, comme des infractions continues lorsqu’elles étaient commises sur internet, sur lequel la publication consiste non seulement à placer le message mais aussi à l’y maintenir jusqu’à ce qu’il en soit retiré. Cela justifiait, pour la cour d’appel de Paris (1), de faire partir le délai à compter de la suppression du contenu litigieux en ligne. La Cour de cassation a cependant rappelé que le point de départ, même sur internet, était la date « à laquelle le message a été mis pour la première fois à disposition des utilisateurs du réseau » (2).
En 2004, dans le projet de loi pour la confiance dans l’économique numérique, le législateur, qui souhaitait tenir compte de la spécificité des infractions de presse commises par internet, avait prévu que, dans le cas d’un contenu publié exclusivement sur support informatique, le point de départ du délai de prescription courrait « à compter de la date à laquelle cesse la mise à disposition du public du message » (3).
Mais cette disposition a été déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel au motif que, « par elle-même, la prise en compte de différences dans les conditions d’accessibilité d’un message dans le temps, selon qu’il est publié sur un support papier ou qu’il est disponible sur un support informatique, n’est pas contraire au principe d’égalité ; que, toutefois, la différence de régime instaurée, en matière de droit de réponse et de prescription, par les dispositions critiquées dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique » (4).
En 2009, la Cour de cassation a précisé que l’ajout d’un lien hypertexte pour accéder au site existant ne constituait pas un nouvel acte de publication (5) et était donc sans effet sur le cours de la prescription de l’action publique.
(1) CA Paris, 15 décembre 1999.
(2) Cass. crim., 30 janvier 2001, n° 00-83.004 et 16 octobre 2001, n° 00-85.728.
(3) V de l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique.
(4) Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, considérant 14.
(5) Cass. crim., 6 janvier 2009, n° 05-83.491.
Le jour où l’infraction a été commise s’entend du jour où tous les éléments constitutifs de celle-ci sont réunis : la règle de fixation du point de départ de la prescription mérite donc d’être précisée selon la nature (infractions complexes, d’habitude et de résultat) ou la durée (infractions continuées et continues) de l’élément matériel constitutif de l’infraction.
• La prise en compte de la nature de l’élément matériel (infractions complexes, d’habitude et de résultat)
En premier lieu, la prescription de l’action publique des infractions complexes, constituées d’actes matériels multiples de nature différente, court à compter du dernier de ces actes. Ainsi en est-il notamment du délit d’escroquerie, constitué par une sollicitation de l’escroc et la remise d’un bien par la victime, et dont la consommation est fixée à la remise de la chose frauduleusement obtenue, hors les cas dans lesquels les manœuvres frauduleuses constituent des escroqueries distinctes (92) ou une opération délictueuse unique (93).
En deuxième lieu, le point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions d’habitude, constituées d’au moins deux actes matériels identiques qui, pris isolément, ne sont pas répréhensibles, est également fixé au jour où est réalisé le dernier acte caractérisant l’infraction. Sont par exemple concernés les délits d’exercice illégal de la médecine ou de harcèlement sexuel.
En dernier lieu, la jurisprudence a pris en compte les hypothèses dans lesquelles la consommation de l’infraction est retardée. Tel est le cas des infractions de résultat, pour lesquelles le dommage constitutif n’apparaît que plusieurs mois ou années après l’acte qui l’a généré et dont le délai de prescription de l’action publique commence à courir du jour où ce résultat se produit. Sont plus particulièrement concernés les délits d’homicide involontaire, dont la prescription court à compter du décès de la victime (94), d’atteintes involontaires à l’intégrité de la personne, dont la prescription court « du moment où existe l’incapacité, élément constitutif de l’infraction » (95), et d’escroquerie au jugement, dont la prescription court à partir du jour où la décision frauduleusement obtenue est devenue exécutoire (96).
• La prise en compte de la durée de l’élément matériel (infractions continuées et continues)
La durée de l’élément matériel constitutif de l’infraction a également un effet sur le point de départ du délai de prescription de l’action publique. L’infraction instantanée doit en effet être distinguée de l’infraction continuée, consistant en une opération délictueuse unique mise en œuvre sous la forme de plusieurs infractions instantanées à exécution successive, et de l’infraction continue, dont l’acte matériel se prolonge dans le temps en raison de la volonté réitérée de son auteur. La jurisprudence a considéré, pour ces deux dernières catégories, que le jour de la commission de l’infraction correspondait au jour où l’activité reprochée prenait fin.
Tout d’abord, cette solution est retenue pour les infractions continuées, c’est-à-dire les infractions qui, instantanées en apparence, s’accomplissent sous la forme d’une série de faits distincts constitutifs d’une seule et même infraction et révélant une même intention criminelle.
Pour ces infractions, la Cour de cassation a décidé que chaque acte d’exécution renouvelait l’infraction et faisait courir un nouveau délai de prescription, notamment pour :
–– le délit d’escroquerie, pour lequel le point de départ du délai de prescription ne commence à courir qu’à partir de la dernière remise (97) « lorsque les manœuvres frauduleuses constituent, non pas une série d’escroqueries distinctes, mais une opération délictueuse unique » (98), y compris lorsque les « manœuvres frauduleuses multiples et répétées se poursuivent sur une longue période » (99) ; la même solution a été appliquée à une infraction voisine de l’escroquerie, la fraude aux prestations sociales, pour laquelle le délai de prescription « ne commence à courir qu’à compter de la perception de la dernière prestation indûment obtenue » (100) ;
–– le délit de corruption, pour lequel le point de départ de la prescription est retardé au jour du dernier versement ou du dernier acte d’exécution du pacte de corruption car, « si le délit de corruption est une infraction instantanée, consommée dès la conclusion du pacte entre le corrupteur et le corrompu, il se renouvelle à chaque acte d’exécution dudit pacte » (101) ;
–– le délit de concussion, pour lequel le délai « ne commence à courir qu’à compter de la dernière des perceptions de sommes indues lorsque ces perceptions résultent d’opérations indivisibles » (102) ;
–– le délit de prise illégale d’intérêts, en principe instantané, mais pour lequel la prescription court, lorsqu’il se renouvelle dans le temps, « à compter du dernier acte administratif accompli par l’agent public par lequel il prend ou reçoit directement ou indirectement un intérêt dans une opération dont il a l’administration ou la surveillance » (103) à condition que les faits incriminés n’aient pas constitué des opérations successives indépendantes les unes des autres (104) et qu’ils ne présentent pas un caractère continu (105) ;
–– le délit d’abus de faiblesse, pour lequel le délai ne commence à courir qu’à partir du moment où ont pris fin les prélèvements bancaires constitutifs de l’abus de l’état d’ignorance ou de faiblesse de la victime dès lors qu’ils procèdent d’un mode opératoire unique (106) ;
–– ou le délit de trafic d’influence, « qui se prescrit à compter de la perception du dernier versement effectué en exécution du pacte litigieux » (107).
Par ailleurs, une solution comparable est appliquée à l’infraction continue, qui se réalise par une action ou une omission se prolongeant dans le temps par la réitération constante de la volonté coupable de l’auteur. Pour ce type d’infractions, la Cour de cassation a décidé que le délai de prescription court à compter du jour où la situation illicite prend fin. Sont par exemple concernés :
–– le recel de choses, pour lequel le délai de prescription part du jour où la détention frauduleuse de l’objet a cessé (108) ;
–– le délit de proxénétisme, « infraction continue qui ne commence à se prescrire qu’à l’instant où prend fin la cohabitation avec la personne » (109) ;
–– le délit de participation à une association de malfaiteurs, pour lequel le délai de prescription ne court « qu’à partir de l’instant où le prévenu cesse d’en faire partie, soit en la quittant, soit parce qu’elle a cessé d’exister » (110) ;
–– la conservation d’un enregistrement de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ou de données informatisées à caractère personnel, « délits continus à l’égard desquels la prescription de l’action publique ne commence à courir que lorsqu’ils ont cessé » (111) ;
–– le délit de propagande ou de publicité en faveur du tabac qui, « quel qu’en soit le support (…) se poursuit tant que le message litigieux reste accessible au public », même lorsqu’il est commis sur internet (112) ;
–– ou le délit de blessures involontaires, qui « présente un caractère continu » justifiant que la prescription coure à compter de la « date à laquelle le plaignant a eu connaissance du caractère dangereux de l’usage prolongé des produits auxquels il avait été exposé » et qui est à l’origine de sa maladie (113).
De manière plus significative encore, le juge et le législateur ont multiplié les cas de report du point de départ du délai de prescription au-delà du jour de la commission des faits ou de celui de la consommation de l’infraction. Ces reports visent principalement à tenir compte de la gravité des faits poursuivis et de la nécessité d’améliorer l’efficacité de leur répression, en raison notamment de la clandestinité des faits, de la situation particulière de la victime ou de la spécificité de l’infraction.
ii. Le report jurisprudentiel du point de départ du délai de prescription de l’action publique
C’est en dehors de tout fondement légal que le juge a reporté le point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions clandestines ou occultes par nature et des infractions dissimulées par les manœuvres de leurs auteurs. Dans ces circonstances, il a considéré que la prescription ne pouvait pas courir du jour de la commission des faits, ignorés des parties poursuivantes, mais seulement du jour où ils apparaissaient et pouvaient être constatés dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Cette formule vise le moment auquel le ministère public et les parties civiles, seules personnes habilitées à mettre ou à faire mettre en mouvement l’action publique, ont pu connaître les faits et valablement agir.
En pratique, cette jurisprudence a été principalement appliquée aux infractions à caractère économique et financier, ainsi qu’en témoignent les exemples qui suivent.
Les juges du fond apprécient souverainement la date à laquelle les faits réprimés constitutifs de l’infraction sont apparus et ont pu être constatés. La Cour de cassation contrôle toutefois, d’une part, que les motifs retenus par les juges du fond sont suffisants et cohérents (114), et, d’autre part, que la date de la révélation n’est pas simplement hypothétique (115), celle-ci pouvant par exemple être directement liée à la réception par le procureur de la République d’une lettre de dénonciation (116).
• Pour certaines infractions occultes ou clandestines par nature
La Cour de cassation a progressivement décidé du report du point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions occultes et clandestines par nature, c’est-à-dire lorsque « la clandestinité [est] un élément constitutif essentiel » de l’infraction ou « inhérente » à celle-ci.
Cette jurisprudence, inaugurée en 1935, s’est développée au cas par cas sans jamais définir précisément la notion d’infraction clandestine ou occulte par nature et donnant parfois l’impression de tâtonner. Symptomatique est, de ce point de vue, le cas de l’abus de confiance, auquel cette jurisprudence a été appliquée pour la première fois. Après avoir, dans un premier temps, décidé du report du point de départ de la prescription lorsque l’auteur dissimulait ses détournements (117), la Cour de cassation a, dans un second temps, élargi la solution à tous les abus de confiance, avec ou sans dissimulation (118).
Tout aussi caractéristique est l’infraction d’abus de bien social initialement considérée, dès 1967, comme clandestine par nature. La chambre criminelle a décidé, dans un premier temps, que le point de départ de la prescription serait reporté « au jour où ce délit est apparu et a pu être constaté » (119) ou, plus précisément, « au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique » (120). Puis, elle a, en 1997, modifié sa jurisprudence : tout en maintenant à cette infraction sa nature occulte, elle a décidé que « la prescription de l’action publique du chef d’abus de biens sociaux [courrait], sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises indûment à la charge de la société » (121).
En conséquence, le délit d’abus de bien social est désormais considéré comme une infraction occulte par nature pour laquelle le point de départ du délai de prescription est reporté à la publication des comptes annuels, date qui, sauf dissimulation, présume sa révélation (122).
D’autres infractions ont été par la suite reconnues par la Cour de cassation comme occultes ou clandestines par nature, justifiant un report du point de départ de leur délai de prescription :
–– les délits d’atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui et de mise en mémoire informatisée, sans l’accord exprès de l’intéressé, de données nominatives, qui ne peuvent être prescrits « avant (…) que soit révélée, aux victimes, l’atteinte qui a pu être portée à leurs droits » (123) ;
–– le délit de publicité trompeuse, pour lequel la prescription ne court qu’à partir du moment où « le caractère trompeur de la publicité (…) est apparu dans des conditions de nature à permettre l’exercice de l’action publique » (124) ;
–– les délits de simulation et de dissimulation d’enfant (125) ;
–– le délit de malversation (126) ;
–– la tromperie, « délit clandestin par nature, en ce qu’il a pour but de laisser le contractant dans l’ignorance des caractéristiques réelles d’un produit » (127).
La chambre criminelle a en revanche refusé de reconnaître à certaines infractions un caractère occulte, en particulier aux délits d’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics (128), de faux (129) ou de violation du secret professionnel et de recel de violation de ce secret (130). Enfin, elle a refusé de conférer le caractère d’infraction occulte à un crime d’homicide volontaire pour une affaire dans laquelle avaient été découverts les ossements d’une personne signalée disparue onze ans plus tôt (131).
Le mouvement de report du point de départ du délai de prescription s’est encore amplifié avec la jurisprudence relative à la prescription de certains recels. Par dérogation à la règle qu’elle a établie selon laquelle, en matière de recel, délit continu, la prescription est indépendante de celle applicable à l’infraction d’origine et court du jour où le receleur se libère de l’objet volé (132), « alors même qu’à cette date l’infraction qui a procuré la chose serait déjà prescrite » (133), la Cour de cassation a décidé que l’action publique du chef de recel du produit d’un abus de confiance (134) et d’un abus de biens sociaux (135) ne peut commencer à se prescrire avant que l’infraction dont procède le recel soit apparue et ait pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique, même si la détention du produit de l’abus a cessé avant.
• Pour certaines infractions dissimulées
La Cour de cassation retarde également le point de départ du délai de prescription de l’action publique pour les infractions dont la nature même n’est pas occulte ou clandestine mais qui font l’objet de manœuvres de dissimulation par leurs auteurs ou de l’accomplissement clandestin d’actes irréguliers. Tel est notamment le cas de certaines infractions appartenant au champ économique et financier :
–– du délit d’abus de biens sociaux pour lequel, au terme de l’évolution de la jurisprudence de la chambre criminelle opérée à partir de 1997 (136), la présomption de révélation du délit, par nature occulte, au moment de l’inscription dans les comptes sociaux des dépenses litigieuses est levée lorsque cette inscription n’est pas explicite et le point de départ du délai de prescription court alors à compter du jour où il est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique (137) ;
–– du délit de trafic d’influence, « infraction instantanée qui se prescrit à compter de la perception du dernier versement effectué en exécution du pacte litigieux » mais dont « le délai de prescription de l’action publique ne commence à courir, en cas de dissimulation, qu’à partir du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice des poursuites » (138) ;
–– du délit d’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics, dont la prescription « ne commence à courir, lorsque les actes ont été dissimulés, qu’à partir du jour où ils sont apparus et ont pu être constatés dans des conditions permettant l’exercice des poursuites » (139) ;
–– du délit de fraude fiscale : s’il s’agit d’une fraude par omission volontaire de déclarations, le point de départ du délai de prescription est fixé au 1er janvier suivant l’exercice au cours duquel la déclaration n’a pas été déposée ou, lorsqu’elle a été déposée, a été minorée (140) ; en matière de droits d’enregistrement, lorsque la vente dissimule en réalité une donation, le délai court à compter de la présentation de l’acte à la formalité de l’enregistrement et non à la date d’établissement de l’acte authentique (141) ;
–– du délit de participation frauduleuse à une entente prohibée en présence de « dissimulations de nature à retarder le point de départ du délai de prescription » (142) ;
–– ou, très récemment, du délit de prise illégale d’intérêts qui « se prescrit à compter du jour où la participation a pris fin » mais pour lequel « le délai de prescription de l’action publique ne commence à courir, en cas de dissimulation destinée à empêcher la connaissance de l’infraction, qu’à partir du jour où celle-ci est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice des poursuites » (143).
La dissimulation implique un acte intentionnel d’occultation de l’auteur de l’infraction. Elle ne peut donc se fonder sur le seul état d’ignorance de la victime, qui découvrirait par exemple tardivement l’existence d’un faux (144) ou d’un abus de biens sociaux (145). En matière d’abus de biens sociaux, la notion de dissimulation peut recouvrir diverses réalités, comme l’omission ou la présentation sous une fausse imputation d’une dépense litigieuse (146) ou l’établissement de « conventions fictives accompagnées de factures dont la fausseté ne pouvait être mise en évidence à l’occasion des vérifications habituelles, notamment de la part des commissaires aux comptes » (147).
• Une jurisprudence contra legem, source d’insécurité juridique
Vos rapporteurs ont été interpellés par l’ampleur de cette jurisprudence et se sont interrogés sur sa conformité aux exigences de sécurité juridique, d’accessibilité du droit et de confiance légitime, qui impliquent notamment que le cadre juridique dans lequel les individus et les acteurs économiques évoluent soit suffisamment stable et permette de connaître à l’avance la nature et l’étendue des obligations légales.
Ces exigences sont d’ailleurs protégées aux niveaux conventionnel, communautaire et constitutionnel (voir l’encadré ci-après).
Le principe de sécurité juridique
Pour la CEDH, « le principe de sécurité juridique [est] nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire » (1) et « constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit » (2).
La Cour de justice des Communautés européennes, devenue la Cour de justice de l’Union européenne, a fait du principe général de sécurité juridique une règle de droit à respecter dans l’application du traité (3), puis une « exigence fondamentale » (4) et enfin un principe « inhérent à l’ordre juridique communautaire » (5).
Le Conseil constitutionnel a consacré l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi (6) et considère que la sécurité juridique fait partie de la garantie des droits proclamée par l’article XVI de la Déclaration de 1789 (7).
(1) CEDH, 13 juin 1979, Marckx c. Belgique, n° 6833/74.
(2) CEDH, 24 janvier 2008, Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03.
(3) CJCE, 6 avril 1962, Bosch, n° 13-61.
(4) CJCE, 14 juillet 1972, ICI c. Commission, n° 48-69 et 22 octobre 1987, Foto-Frost c. Hauptzollamt Lübeck-Ost, n° 314/85.
(5) CJCE, 27 mars 1980, Amministrazione delle finanze dello Stato c. Denkavit italiana Srl, n° 61/79.
(6) Décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder par ordonnances à l’adoption de la partie législative de certains codes, considérant 13.
(7) Décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, Loi de finances pour 2006, considérant 77.
L’assemblée plénière de la Cour de cassation a eu à se prononcer sur la conformité à la Constitution de la jurisprudence de la chambre criminelle relative aux infractions occultes et dissimulées. Plus particulièrement saisie du régime de la prescription de l’abus de biens sociaux, elle a considéré qu’il ne soulevait pas de difficultés juridiques particulières. D’une part, elle a relevé que la prescription de l’action publique n’a pas valeur constitutionnelle : « la prescription de l’action publique ne revêt pas le caractère d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République et ne procède pas des articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, ni d’aucune disposition, règle ou principe de valeur constitutionnelle ». D’autre part, elle a estimé « que les règles relatives au point de départ de la prescription de l’action publique et à l’incidence que la connexité des infractions peut exercer sur elle, sont anciennes, connues, constantes et reposent sur des critères précis et objectifs » (148).
Toutefois, pour vos rapporteurs comme pour une large partie de la doctrine et de nombreuses personnes entendues, la jurisprudence sur les infractions occultes et dissimulées est contraire au principe de légalité et manque de fondement normatif au regard de l’article 7 du code de procédure pénale, qui dispose sans ambiguïté que l’action publique se prescrit « à compter du jour où le crime a été commis ». Cette jurisprudence, en perpétuelle évolution, génère par ailleurs une forte imprévisibilité qui porte atteinte au principe de sécurité juridique.
Ainsi, pour M. Jean-Claude Marin, « la Cour de cassation a retenu une conception large des infractions clandestines » et les conditions dans lesquelles elle a décidé du report du point de départ du délai de prescription sont « très fluctuantes, comme en atteste le cas de l’abus de biens sociaux » pour lequel « [d]eux mécanismes conjugués rendent en effet très difficile la prescription de cette infraction » (149). Infraction clandestine par nature mais qui peut être dissimulée, l’abus de biens sociaux peut aussi prendre la forme d’une succession de plusieurs actes. Dans cette hypothèse, le délai de prescription de l’abus de biens sociaux résultant par exemple du versement de salaires rémunérant un emploi fictif commence à courir, comme pour toute infraction instantanée, lors de chaque paiement indu du salaire et non au jour de la conclusion initiale du contrat de travail illicite (150). S’il n’est pas certain que cette solution s’applique à tous les abus de biens sociaux commis par l’intermédiaire de contrats à exécutions successives, la chambre criminelle n’ayant pas clairement tranché ce point (151), la jurisprudence de la Cour de cassation conduirait selon lui « à faire de l’abus de biens sociaux un délit quasi-imprescriptible » et aurait « pour effet, en pratique, d’introduire une grande insécurité juridique dans la vie des sociétés » (152).
D’autres infractions sont concernées par plusieurs motifs de report du point de départ du délai de prescription, à l’instar des atteintes à l’intimité de la vie privée d’autrui résultant de l’enregistrement de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ou de la mise en mémoire informatisée des données informatiques à caractère personnel sans le consentement de la personne, infractions qui peuvent être continues et clandestines par nature, ou de la prise illégale d’intérêts, infraction qui peut être à la fois dissimulée et continuée en cas d’opérations successives dépendantes les unes des autres.
Pour M. Didier Boccon-Gibod, premier avocat général à la Cour de cassation, l’extension par la jurisprudence des cas dans lesquels la prescription ne commence à courir qu’à partir du jour où les faits ont pu être découverts dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique pose un problème de cohérence dans la détermination de la liste des infractions concernées – « [e]n réalité, toute infraction est clandestine, rares sont les malfaiteurs qui agissent au grand jour » – et un problème d’équité, en risquant de « laisser à la victime le choix du moment où elle va dire qu’elle a découvert les faits dont elle décide de se plaindre » (153).
M. Jean Maïa, directeur des affaires juridiques des ministères économiques et financiers, considère également que le régime de la prescription des infractions à caractère économique et financier génère un « manque de prévisibilité de la matière » et un « manque de sécurité juridique » (154). Pour M. Dominique Foussard, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, l’état du droit en matière de report du point de départ du délai de prescription est « le siège d’une casuistique dont le sens est difficile à appréhender » et « aboutit dans un certain nombre d’hypothèses à une véritable imprescriptibilité », « à des dérèglements » et à des « revirements » (155).
Cette situation est d’autant plus préoccupante que le législateur a lui-même encouragé ce mouvement en reportant, pour d’autres motifs, le point de départ du délai de prescription de l’action publique.
iii. Les régimes légaux de report du point de départ du délai de prescription de l’action publique
Le législateur a décidé du report du point de départ du délai de prescription de l’action publique principalement afin de prendre en compte la situation particulière de la victime – son âge ou sa vulnérabilité – et la spécificité de l’infraction.
• Le report à raison de l’âge ou de la situation de la victime au moment des faits
Deux situations spécifiques ont conduit le législateur à décider du report du point de départ du délai de prescription de l’action publique : la situation de minorité de la victime et son état de vulnérabilité.
Le législateur a d’abord reporté le point de départ du délai de prescription au jour de la majorité de la victime pour certaines infractions commises à l’encontre des mineurs, afin de tenir compte des difficultés que ces derniers peuvent rencontrer pour dénoncer les infractions dont ils sont victimes et qui sont souvent commises par leurs proches.
Le législateur a progressivement circonscrit ce report, au départ appliqué à toute infraction commise à l’encontre des mineurs, aux crimes et délits de nature sexuelle commis à leur encontre, même si certaines infractions qui ne sont pas sexuelles ont été conservées dans ce dispositif (voir l’encadré ci-après).
L’évolution du champ des infractions commises sur les mineurs concernées
par le reportdu point de départ du délai de prescription de l’action publique
à la majorité de la victime
Initialement, la loi n° 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance avait cantonné le report aux crimes commis sur les mineurs par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par une personne ayant autorité sur eux (1). La loi n° 95-116 du 4 février 1995 portant diverses dispositions d’ordre social a étendu ce report aux délits commis sur les mineurs par les mêmes auteurs, afin de tenir compte, en matière d’infractions sexuelles, des difficultés d’établir après de longues années la contrainte, la violence ou la menace exigée en matière de crime sexuel.
La loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs a par la suite sensiblement modifié les conditions de report à la majorité de la victime du point de départ de la prescription de l’action publique pour les crimes et délits commis contre des mineurs :
–– d’une part, elle a prévu que ce report interviendrait à l’égard de toute personne poursuivie, quelle que soit la qualité de l’auteur de l’infraction commise contre le mineur, supprimant la restriction liée à la qualité d’ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou à l’autorité que la personne a sur lui ;
–– d’autre part, elle a limité la liste des délits concernés (voir supra, le b du 1 du présent B).
Le législateur a ensuite modifié la liste des infractions soumises à la règle dérogatoire du report du point de départ du délai de prescription de l’action publique ainsi qu’à des délais allongés (voir supra, le même b).
(1) L’article 7 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance, ne prévoyait pas en tant que tel un report du point de départ mais une réouverture du délai ou l’ouverture d’un nouveau délai en disposant que « lorsque la victime est mineure et que le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif, ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription est rouvert ou court à nouveau à son profit, pour la même durée, à partir de sa majorité ».
Au terme de ces évolutions, le point de départ du délai de prescription de l’action publique est désormais reporté pour l’ensemble des infractions commises à l’encontre des mineurs qui sont soumises à un délai de prescription allongé (156).
Au titre du report du point de départ de la prescription à la majorité de la victime doit également être mentionnée la disposition introduite au second alinéa de l’article 215-4 du code pénal par la loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique, qui a institué une nouvelle incrimination de crime contre l’espèce humaine et reporté le point de départ du délai de prescription de l’action publique du crime de clonage ayant conduit à la naissance d’un enfant à « la majorité de cet enfant ». D’après les travaux préparatoires, cette règle se justifie, en matière de clonage reproductif, par « le fait que l’enfant né de cette technique peut fort bien être tenu dans l’ignorance de ses origines durant de nombreuses années » et la nécessité « de préserver ses droits à agir jusqu’à ce qu’il ait sa pleine capacité de discernement » (157). Combiné au délai de prescription allongé (158), le délai de prescription de l’action publique du crime de clonage reproductif est donc de quarante-huit ans.
Par ailleurs, le point de départ du délai de prescription de l’action publique pour certains délits commis sur une personne vulnérable « du fait de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou de son état de grossesse » est reporté, en application du dernier alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale, au jour où l’infraction est révélée, plus précisément au « jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
Sont visées par cet article, de manière limitative, plusieurs infractions réprimées par le code pénal : l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse (article 223-15-2), le vol et certains vols aggravés (articles 311-3 et 311-4), l’escroquerie et toute forme d’escroquerie aggravée (articles 313-1 et 313-2), l’abus de confiance et toute forme d’abus de confiance aggravé (articles 314-1 à 314-3), la destruction ou le détournement d’objet saisi (article 314-6) et le recel (article 321-1).
Introduite par la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (159), cette disposition visait à tenir compte, dans le calcul du délai triennal de prescription de l’action publique applicable aux délits, des « personnes qui, en raison de leur particulière vulnérabilité, n’ont pas conscience immédiatement de l’infraction dont elles sont victimes et la découvrent avec un retard tel qu’il n’est plus possible d’engager des poursuites » (160) en inscrivant dans la loi, pour certaines infractions, la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux infractions occultes et dissimulées (161). Les travaux préparatoires précisaient que cette règle ne devait pas avoir pour effet de remettre en cause, par une interprétation a contrario, la jurisprudence plus générale de la Cour de cassation sur les délits occultes ou dissimulés (162) qui n’étaient pas mentionnés dans le dispositif.
Les associations d’aide aux victimes ont défendu cette disposition, protectrice de l’intérêt des personnes vulnérables pour l’Association nationale pour la reconnaissance des victimes (ANPRV). Les associations Stop aux violences sexuelles (SVS) et Mémoire traumatique et victimologie ont même proposé de l’étendre aux infractions sexuelles.
À l’inverse, de nombreuses personnes entendues par vos rapporteurs ont vivement regretté l’imprécision de sa rédaction, son champ d’application à géométrie variable et, plus globalement, l’insécurité juridique qu’elle génère. Tout en reconnaissant la nécessité d’adapter la prescription de l’action publique à la vulnérabilité de certaines victimes, M. Philippe-Jean Parquet, psychiatre spécialiste de l’emprise mentale et professeur de psychiatrie infanto-juvénile à l’Université Lille II, a constaté, lors de son audition, que la vulnérabilité était par définition multiforme dans la mesure où elle correspond à toute « incapacité partielle ou totale, acquise ou congénitale, à pouvoir faire face à des propositions et à la réalité de ce qu’exige la vie quotidienne ». Il a contesté que l’état de grossesse puisse être considéré comme une source de vulnérabilité. En outre, l’imprécision de la rédaction du dernier alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale rend selon lui inopérant le report du point de départ, face à « [l]a difficulté à définir le moment de la récupération par le sujet de ses pleines compétences » et parce que « la définition claire et consensuelle des critères de cette récupération pose des problèmes difficilement surmontables » (163).
Pour la Conférence nationale des procureurs généraux, « [l]a mise en place d’un report du point de départ de la prescription à l’initiative de la victime appelle de très sérieuses réserves, même si elle a pu être consacrée par la loi du 14 mars 2011 » (164). M. Jacques Dallest, procureur général près la cour d’appel de Chambéry, a estimé devant vos rapporteurs que le dernier alinéa de l’article 8 précité constituait « un précédent fâcheux » qui méconnaissait la nécessité de fonder la notion de vulnérabilité sur des éléments objectifs et précis et rendait, sinon impossible à l’usage, du moins juridiquement hasardeuse, la condamnation d’un prévenu sur les simples réminiscences d’une victime. Même s’il lui paraît inopportun de le remettre en cause pour des raisons de cohérence avec la matière civile dans laquelle l’article 2235 du code civil pose le principe que la prescription « ne court pas ou est suspendue contre les mineurs non émancipés et les majeurs en tutelle », M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles, a considéré, au cours de son audition, que ce régime conduisait à ce que le point de départ soit reporté « à une date indéterminée »et rendait l’action publique « en quelque sorte prisonnière du comportement ou de la stratégie de la victime ».
Pour Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice, pareille disposition soulève deux difficultés. D’une part, elle « n’est aucunement justifiée lorsque la victime est majeure » : un tel point de départ est « très insécurisant juridiquement car trop subjectif quel que soit l’âge de la victime ; en effet le champ des poursuites dépendrait alors de l’évolution du psychisme de la victime ». D’autre part, « l’état de vulnérabilité n’est pas défini ni ses déclinaisons », en particulier la vulnérabilité liée à l’âge, notion trop floue, et à l’état de grossesse, discutable. En outre, « les personnes vulnérables ne sont pas toujours isolées et peuvent être entourées de membres de leur famille en capacité de les protéger ou encore bénéficier d’une mesure de protection (tutelle, curatelle,…) » (165).
En définitive, la fixation du point de départ est incertaine et les infractions concernées par ce régime sont susceptibles d’être de facto imprescriptibles. Comme l’a relevé le Syndicat national des magistrats-FO, « la loi a mis la victime au cœur du dispositif d’octroi de l’oubli », conduisant à ce que « le temps de la prescription [soit] suspendu tant que la victime individuelle ne peut exercer tous ses droits » (166).
• Le report à raison de la spécificité de l’infraction
D’autres motifs, plus ponctuels, ont conduit le législateur à décider du report du point de départ du délai de prescription de l’action publique pour certaines infractions spécifiques. Sans être exhaustif, les autres cas légaux de report concernent :
–– le délit d’organisation frauduleuse d’insolvabilité, pour lequel « la prescription de l’action publique ne court qu’à compter de la condamnation à l’exécution de laquelle le débiteur a voulu se soustraire » ou « à compter du dernier agissement ayant pour objet d’organiser ou d’aggraver l’insolvabilité du débiteur lorsque le dernier agissement est postérieur à cette condamnation » (dernier alinéa de l’article 314-8 du code pénal) ;
–– le délit d’usure, pour lequel la prescription de l’action publique « court à compter du jour de la dernière perception, soit d’intérêt, soit de capital » (dernier alinéa de l’article 313-5 du code de la consommation) ;
–– le délit de banqueroute et ses infractions assimilées, pour lesquels « la prescription de l’action publique ne court que du jour du jugement ouvrant la procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire lorsque les faits incriminés sont apparus avant cette date » (article L. 654-16 du code de commerce) ;
–– les infractions liées au non-paiement des cotisations de sécurité sociale par l’employeur ou le travailleur indépendant, pour lesquelles « les délais de prescription de l’action publique commencent à courir à compter de l’expiration du délai d’un mois qui suit, selon le cas, soit l’avertissement [de l’autorité compétente de l’État invitant l’employeur ou le travailleur indépendant à régulariser sa situation dans le mois dans le cas où la poursuite a lieu à la requête du ministère public], soit la mise en demeure [adressée par lettre recommandée à l’employeur ou au travailleur indépendant si la poursuite n’a pas lieu à la requête du ministère public] » (article L. 244-7 du code de la sécurité sociale) ;
–– certains crimes et délits électoraux, pour lesquels la prescription de l’action publique court « à partir du jour de la proclamation du résultat de l’élection » (article L. 114 du code électoral) ;
–– les crimes et délits d’insoumission ou de désertion, pour lesquels la prescription de l’action publique « ne commence à courir qu’à partir du jour où l’insoumis ou le déserteur a atteint l’âge le dispensant de satisfaire à toute obligation militaire », fixé à cinquante ans (167) (article L. 211-13 du code de justice militaire). Il en est d’ailleurs de même pour la prescription des peines prononcées pour insoumission ou désertion (article L. 267-2 du même code) ;
–– ou tout crime ou délit prétendument commis à l’occasion d’une poursuite judiciaire qui impliquerait la violation d’une disposition de procédure pénale, auquel cas le délai court à compter du moment où est intervenue une décision définitive de la juridiction répressive constatant le caractère illégal de la poursuite ou de l’acte accompli à cette occasion (article 6-1 du code de procédure pénale).
b. L’acception jurisprudentielle extensive des motifs d’interruption et de suspension de la prescription
La multiplication des motifs d’interruption (i) et de suspension (ii) du délai de prescription de l’action publique contribue également à en proroger le cours. Comme pour le report du point de départ, vos rapporteurs se sont concentrés sur l’état de la jurisprudence relative aux motifs d’interruption et de suspension de la prescription de l’action publique, la prescription des peines suscitant moins d’observations (voir l’encadré ci-après).
L’interruption et la suspension de la prescription des peines
Depuis l’intervention du législateur dans ce domaine en 2012 (1), l’article 707-1 du code de procédure pénale dispose que la prescription des peines « est interrompue par les actes ou décisions du ministère public, des juridictions de l’application des peines et, pour les peines d’amende ou de confiscation relevant de leur compétence, du Trésor ou de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, qui tendent à son exécution ».
Elle est suspendue par tout obstacle de droit ou de fait empêchant l’exécution de la peine : remise conditionnelle d’une peine (Cass. crim., 30 mars 1957), exécution d’une autre peine à l’étranger (Cass. crim., 2 juin 1964, n° 64-90.046), octroi d’un sursis, etc.
(1) Article 18 de la loi n° 2012-409 du 27 mars 2012 de programmation relative à l’exécution des peines.
i. L’extension progressive de la notion d’acte interruptif
Les articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale prévoient que le cours de la prescription de l’action publique peut être interrompu par un « acte d’instruction ou de poursuite ». A contrario, ne sont pas interruptives de prescription les simples mesures d’administration judiciaire ou d’ordre intérieur (168). Pour être interruptif, l’acte doit être régulier (169). Vos rapporteurs ont pu constater que l’interruption de la prescription présentait un caractère particulièrement vaste, tant au regard de ses effets que de la nature même des actes qui peuvent la causer.
Quant à ses effets, l’acte interruptif efface le délai de prescription déjà écoulé en faisant commencer un nouveau délai de prescription d’une durée équivalente au délai d’origine (170). Aucune limite n’est posée au nombre d’actes susceptibles d’interrompre la prescription. Bien que cantonnée aux seuls faits poursuivis, l’interruption développe ses effets à l’égard de toutes les personnes pouvant être concernées par les faits, celles effectivement impliquées et celles qui pourraient potentiellement l’être, auteures ou complices, connues ou inconnues (171), poursuivies ou non, nommément désignées ou personnellement impliquées par l’acte interruptif ou non (172).
Ces effets sont amplifiés par le jeu de la connexité puisque l’interruption s’applique à toutes les infractions connexes à celle pour laquelle l’acte interruptif a été pris ou qui sont indivisibles de celle-ci, dès lors que la prescription n’était pas encore acquise, même si les poursuites ont été exercées séparément ou par réquisitoire supplétif (173) et même si les infractions n’ont pas le même auteur (174). De surcroît, ainsi que l’a indiqué à vos rapporteurs M. Jean Maïa, directeur des affaires juridiques des ministères économiques et financiers, outre les cas prévus par l’article 203 du code de procédure pénale (175), la jurisprudence a élargi les cas de connexité lorsqu’il « existe, entre les faits, des rapports étroits analogues à ceux que la loi a spécialement prévus » (176), pour les infractions procédant « d’une conception unique » (177) et pour les faits procédant d’une identité d’objet et d’une communauté de résultat (178).
De rares textes prévoient expressément des motifs d’interruption du cours de la prescription, comme les actes tendant à la mise en œuvre ou à l’exécution de la composition pénale (179) et de la transaction sur certaines contraventions constatées par la police municipale (180), ou l’acte par lequel le procureur de la République donne son accord à la proposition de transaction de l’autorité administrative chargée de la concurrence et de la consommation pour le règlement transactionnel des contraventions aux codes de commerce et de la consommation (181).
Mais, dans les autres cas, c’est la jurisprudence qui a dû interpréter la notion d’acte d’instruction et de poursuite. Elle en a développé une conception extensive tenant moins compte de l’organe qui en est à l’origine que de son objet.
• Des actes de poursuite entendus comme les actes tendant à la mise en œuvre de l’action publique
La chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que les actes de poursuite correspondaient aux actes pris pour mettre en œuvre l’action publique, y compris ceux qui tendent à la constatation d’une infraction, qu’ils émanent du ministère public ou de la partie civile, ainsi que les arrêts et jugements.
Au rang des actes émanant du ministère public sont notamment interruptifs de prescription : l’information ouverte par le réquisitoire aux fins d’informer, quelle que soit la qualification pénale des faits qui sera finalement retenue (182) ; la citation directe du prévenu à la requête du ministère public devant le tribunal correctionnel (183) ; la convocation par le procureur de la République d’une personne en vue de l’entendre sur une plainte dont elle est l’objet (184) ; les instructions et mandements délivrés par le procureur de la République aux officiers de police judiciaire (185) ; toute réquisition du ministère public, notamment les réquisitions aux fins de mandement de citation (186) à condition que le mandement ait été transmis à l’huissier en vue de sa délivrance avant le terme de l’année de la prescription de la contravention (187).
Preuve du caractère extensif de l’interprétation jurisprudentielle, la chambre criminelle a inclus dans cette catégorie la simple demande d’un procureur de la République adressée à une administration en jugeant, dans l’affaire des « disparues de l’Yonne », que constituait un acte interruptif tendant à rechercher des infractions et à en découvrir les auteurs le soit-transmis du parquet adressé à la direction de l’aide sociale à l’enfance, à la suite d’un entretien avec la partie civile au cours duquel avait été dénoncée la disparition de plusieurs jeunes filles qui avait donné lieu à une enquête de gendarmerie dans le passé (188). Depuis 2005, elle considère toutefois que, pour être interruptif, le soit-transmis doit révéler « au regard des circonstances dans lesquelles cet acte a été délivré, la volonté, après certaines vérifications, de mettre en mouvement l’action publique » (189).
En définitive, ainsi que l’a souligné M. Didier Boccon-Gibod, premier avocat général à la Cour de cassation, « [l]a notion d’acte interruptif a été étendue à des actes administratifs » (190), comme l’illustrent l’affaire des « disparues de l’Yonne » ou le cas du mandement de citation, considéré, avant 1988, comme un acte administratif non interruptif.
Les actes de la partie civile tendant à la mise en œuvre de l’action publique sont également interruptifs de prescription : plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction ou par voie d’intervention (191) ; citation directe en cas de contravention ou de délit ; demande de report de l’ordonnance de clôture pour produire des pièces nouvelles, etc. La chambre criminelle a subordonné le caractère interruptif de la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction au versement de la consignation prévue par l’article 88 du code de procédure pénale dans le délai fixé par le juge (192) ou au bénéfice de l’aide juridictionnelle dispensant le plaignant de consigner (193).
Enfin, la Cour de cassation assimile aux actes de poursuite tous les jugements et arrêts définitifs ou avant-dire droit (194), la remise de cause si elle est ordonnée contradictoirement et transcrite sur les notes d’audience du greffier signées par le président (195), la décision rendue par défaut à condition d’avoir été signifiée à la personne (196), l’appel (197), l’opposition (198) ou le pourvoi en cassation (199).
En revanche, la jurisprudence a refusé de reconnaître un caractère interruptif à la simple plainte de la victime sans constitution de partie civile, qui n’a pas pour effet de déclencher l’action publique (200), même lorsqu’elle est un préalable nécessaire aux poursuites comme en matière de fraude fiscale (201) ou, en matière contraventionnelle, à une requête en exonération d’une amende forfaitaire (202).
• La double acception, formelle et matérielle, de l’acte d’instruction
S’inspirant de la rédaction du premier alinéa de l’article 81 du code de procédure pénale, qui dispose que « le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité », la Cour de cassation a considéré que relevaient de la catégorie des actes d’instruction les actes qui ont pour but la recherche et la réunion des preuves d’une infraction réalisés au cours de l’instruction préparatoire. Sa chambre criminelle y a inclus à la fois :
–– les actes établis par le juge d’instruction : la mise en examen (203), la commission rogatoire (204), l’avis à une partie civile lui notifiant son droit de formuler une demande d’acte ou de présenter une requête en annulation (205), l’ordonnance de soit-communiqué saisissant le procureur de la République aux fins de réquisitions sur l’action publique (206) et, plus généralement, « toute ordonnance rendue par le juge d’instruction » (207) ;
–– et les actes qui ont pour objet l’administration de la preuve pris par les policiers, gendarmes et agents chargés de fonctions de police judiciaire : les procès-verbaux des officiers et agents de police judiciaire tendant à la recherche et à la constatation d’une infraction (208), comme le recueil de la plainte de la victime d’une infraction (209), l’interrogation d’un fichier (210) ou la réquisition par un officier de police judiciaire tendant à l’inscription au FNAEG d’un profil ADN (211).
ii. La suspension du délai de prescription de l’action publique lorsque l’exercice des poursuites est valablement empêché
Lorsque la partie poursuivante est placée dans l’impossibilité d’agir, le cours de la prescription peut être suspendu. Le délai qui s’est écoulé avant cette suspension n’est toutefois pas anéanti, à la différence de ce qui se produit en matière d’interruption.
Certains motifs de suspension ont été expressément prévus par la loi ou en ont été logiquement déduits, notamment :
–– lorsqu’un obstacle statutaire empêche provisoirement la poursuite de la personne : mise en cause du Président de la République (212), inviolabilité parlementaire (213), etc. ;
–– pour tenir compte de certains évènements de procédure : plainte avec constitution de partie civile (214), alternative à la poursuite (215), exception préjudicielle (216), etc. ;
–– lorsque la mise en œuvre de l’action publique suppose préalablement le recueil d’un avis : infractions militaires (217) ou fiscales (218) ;
–– en cas de consultation d’une autorité administrative : consultation de l’Autorité de la concurrence par une juridiction pénale sur des pratiques anticoncurrentielles (219), consultation pour avis de la commission de conciliation et d’expertise douanière (220) ;
–– ou en raison de la spécificité de certaines infractions : jugement ou arrêt ayant déclaré l’action publique éteinte obtenu grâce à de faux documents (221), diffamation en cas d’imputation d’un fait susceptible de revêtir une qualification pénale (222), dénonciation calomnieuse lorsque le fait dénoncé est l’objet de poursuites pénales (223), etc.
Mais c’est une nouvelle fois en dehors de tout fondement légal que la Cour de cassation a élargi les motifs de suspension de la prescription à d’autres circonstances, en tenant compte de l’existence d’un obstacle de droit ou de fait rendant impossible l’exercice de l’action publique.
Selon les personnes entendues par vos rapporteurs, la Cour de cassation « retient d’une façon générale une conception étroite de la notion d’obstacle de droit ou de fait à l’exercice des poursuites » (224). Il est vrai que, quelle que soit la nature de l’obstacle, elle exige que les faits invoqués soient constitutifs de force majeure ou d’une circonstance insurmontable rendant impossibles les poursuites et que le ministère public ou la partie civile n’aient pas, par leur comportement, créé cet obstacle (225) ou conduit à la paralysie de la procédure (226).
Dans ces conditions, elle a jugé qu’étaient notamment suspensifs de prescription, outre les cas de catastrophe naturelle ou l’invasion du territoire par l’ennemi (227), la perte de tout ou partie des pièces d’une procédure (228) ou l’examen du pourvoi en cassation (229).
La chambre criminelle a en revanche refusé de reconnaître un caractère suspensif à l’exécution d’une expertise ordonnée par le juge (230) ou à l’amnésie post-traumatique de la victime (231).
Néanmoins, vos rapporteurs observent que la Cour de cassation a, ces dernières années, étendu le champ d’application de la suspension de la prescription en appliquant à la matière pénale la maxime civiliste contra non valentem agere non currit praescriptio, selon laquelle la prescription ne court pas contre celui qui ne peut valablement agir. C’est cette maxime que le législateur a choisi de consacrer pour la matière civile, en l’inscrivant en 2008 à l’article 2234 du code civil (232), mais il ne l’a pas fait en matière pénale.
Pourtant, en 2011, la chambre criminelle a considéré, pour la première fois, que « seul un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites peut justifier la suspension de la prescription de l’action publique » (233), sans toutefois faire application de cette décision au cas d’espèce.
Le 7 novembre 2014, l’assemblée plénière a dégagé un nouveau motif de suspension du délai de prescription en matière criminelle dès lors qu’un obstacle insurmontable rend les poursuites impossibles (234).
L’assemblée plénière devait se prononcer sur la prescription de sept infanticides sur les huit commis au total par une mère plus de dix ans avant le premier acte interruptif. Elle était saisie du pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi (235) qui avait résisté à l’arrêt de la chambre criminelle ayant constaté la prescription des faits (236).
À rebours de cette dernière, l’assemblée plénière a reconnu un principe de suspension de la prescription en matière criminelle « en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites ». En l’espèce, l’obstacle insurmontable était caractérisé par les conditions dans lesquelles s’étaient déroulés les grossesses (« masquées par [l’]obésité » de la mère), les accouchements (« sans témoin »), les naissances (qui « n’ont pas été déclarées à l’état civil ») et l’enfouissement des cadavres, « nul [n’ayant] été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat et dont aucun indice n’avait révélé l’existence » (237).
La solution retenue dans cette affaire diffère juridiquement de celle consistant à reporter le point de départ du délai de prescription en raison de la dissimulation de l’infraction. Les crimes, et singulièrement le meurtre, demeurent en conséquence hors du champ de la jurisprudence relative aux infractions occultes et dissimulées stricto sensu, fondée sur la nature de ces infractions et les manœuvres de dissimulation utilisées pour les commettre.
En pratique toutefois, l’effet des deux mécanismes est comparable, l’hypothèse de la suspension se confondant souvent avec celle du report du point de départ. Dans les deux cas, le cours de la prescription se trouve prorogé par la neutralisation du temps durant lequel les poursuites n’ont pas pu être exercées, soit ab initio en raison de la clandestinité de l’infraction (point de départ reporté), soit après que le délai a commencé à courir, en raison d’un obstacle insurmontable à leur exercice (écoulement contrarié).
II. LA RÉFORME DE LA PRESCRIPTION OU LA RECHERCHE D’UN MEILLEUR ÉQUILIBRE ENTRE RÉPRESSION DES INFRACTIONS
ET SÉCURITÉ JURIDIQUE
La confusion et la complexité qui caractérisent le droit de la prescription appellent une indispensable remise en ordre des règles qui le régissent.
Comment, toutefois, réformer la prescription ? La réflexion est ancienne et les pistes d’évolution ne manquent pas. Il n’est donc plus possible de remettre à plus tard l’intervention du législateur (A). À cet égard, les solutions avancées par vos rapporteurs constituent, à leurs yeux, les composantes d’une réforme équilibrée, destinée à redonner au droit de la prescription sa lisibilité et sa cohérence et à garantir un meilleur équilibre entre l’impératif de répression des infractions et le respect du principe de sécurité juridique (B).
A. UNE INTERVENTION LÉGISLATIVE NÉCESSAIRE
Si les auditions conduites par vos rapporteurs leur ont permis de constater que la recherche d’un parfait consensus autour de la réforme du droit de la prescription était vaine, elles leur ont aussi fait prendre conscience de la nécessité et de l’urgence d’une intervention du législateur. Certes, celui-ci est intervenu ponctuellement pour modifier les délais de prescription applicables à plusieurs infractions et reporter le point de départ du délai dans certains cas. En revanche, force est de reconnaître qu’il a jusqu’à présent échoué, peut-être en raison d’une certaine « frilosité politique » (238), à mener à bien une réforme globale des règles de prescription (1). Avant d’en venir à leurs propositions, vos rapporteurs ont souhaité expliquer les raisons pour lesquelles ils ont choisi d’écarter certaines pistes de réforme (2).
1. Des projets de réforme inaboutis
Tout au long des travaux de la mission, nombre de praticiens du droit ont insisté sur la nécessité de procéder à une réforme globale du droit de la prescription. Cette ambition n’est pas nouvelle, comme en témoignent les projets de réforme, de portée générale (a) ou d’ampleur plus limitée (b), restés lettres mortes.
a. Des tentatives de réforme de portée générale
La réflexion sur la réforme du droit de la prescription n’en est pas à ses débuts. Plusieurs rapports se sont en effet intéressés à la question et ont formulé des propositions destinées à clarifier et à simplifier les règles en la matière. Ces différents travaux conclurent à la nécessité d’allonger les délais de prescription de l’action publique mais firent des recommandations distinctes s’agissant de la détermination du point de départ du délai.
Tout d’abord, le rapport d’information sur le régime des prescriptions civiles et pénales de MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung fait au nom de la commission des Lois du Sénat, publié en juin 2007, a formulé sept recommandations guidées par le souci de redonner de la cohérence au droit de la prescription (239), parmi lesquelles :
–– préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de la prescription de l’action publique afin de garantir la lisibilité de la hiérarchie des valeurs protégées par le code pénal, en évitant de créer de nouveaux régimes dérogatoires (recommandation n° 3) ;
–– allonger les délais de prescription de l’action publique des délits et des crimes, en les fixant respectivement à cinq et quinze ans (recommandation n° 4) ;
–– consacrer dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation tendant, pour les infractions occultes ou dissimulées, à repousser le point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction est révélée, et étendre cette solution à d’autres infractions occultes ou dissimulées dans d’autres domaines du droit pénal et, en particulier, à la matière criminelle (recommandation n° 5) ;
–– établir, pour les infractions occultes ou dissimulées, à compter de la commission de l’infraction, un « délai butoir » de dix ans en matière délictuelle et de trente ans en matière criminelle soumis aux mêmes conditions d’interruption et de suspension que les délais de prescription (recommandation n° 6).
Ces recommandations ne furent pas reprises dans un texte de loi alors même que les propositions destinées à « réduire les délais et simplifier le régime de la prescription en matière civile », issues du même rapport, trouvèrent une traduction concrète dans l’adoption de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.
Quelques mois plus tard, le rapport du groupe de travail sur la dépénalisation de la vie des affaires, présidé par M. Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la cour d’appel de Paris, faisait, lui aussi, plusieurs propositions destinées à parvenir à la « sécurisation des règles de la prescription » (240) :
–– fixer de manière intangible le point de départ du délai de prescription au jour de la commission des faits, de façon à rompre avec la jurisprudence de la Cour de cassation, source d’insécurité juridique ;
–– allonger le délai de prescription de l’action publique, en le portant à quinze ans en matière criminelle, sept ans pour les infractions délictuelles passibles d’une peine d’emprisonnement d’une durée égale ou supérieure à trois ans et cinq ans pour les infractions délictuelles passibles d’une peine de prison d’une durée inférieure à trois ans ;
–– maintenir en vigueur les règles de suspension et d’interruption du délai de prescription.
Ces propositions ne trouvèrent pas non plus d’écho au plan législatif.
Enfin, l’avant-projet de réforme du code de procédure pénale soumis à concertation, en mars 2010, par Mme Michèle Alliot-Marie, alors garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés, procédait à la réécriture quasi-intégrale des dispositions relatives à la prescription de l’action publique, qui devaient figurer aux articles 121-6 à 121-19 de ce code (241).
En premier lieu, les délais de prescription de l’action publique applicables aux contraventions, aux délits et aux crimes étaient respectivement fixés à un an, six ans ou trois ans selon que le délit était puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée supérieure ou inférieure à trois ans, et quinze ans.
En deuxième lieu, la règle selon laquelle le point de départ du délai de prescription devait courir à compter du jour de la commission des faits indépendamment de la date à laquelle l’infraction avait été constatée était réaffirmée. Une exception était toutefois prévue : les crimes d’atteinte volontaire à la vie commis de façon occulte ou dissimulée ne devaient se prescrire qu’à compter de la date à laquelle les faits auraient pu être portés à la connaissance de l’autorité judiciaire.
En troisième lieu, deux catégories d’actes susceptibles d’interrompre la prescription étaient définies : les actes ou décisions « émanant de la police judiciaire ou des autorités judiciaires tendant à la recherche et à la poursuite des infractions et à la condamnation de leurs auteurs » et les actes « mettant en mouvement l’action pénale, y compris s’il[s] émane[nt] de la personne exerçant l’action civile ».
En quatrième lieu, un principe général de suspension du délai de prescription « en présence soit d’un obstacle de droit, soit d’un obstacle de fait absolu ou insurmontable, rendant impossible l’exercice de l’action pénale », était consacré.
En cinquième et dernier lieu, l’ensemble des dispositions relatives aux délais dérogatoires de prescription de l’action publique applicables aux crimes contre l’humanité, aux crimes et délits de guerre, aux crimes et délits de terrorisme, aux crimes d’eugénisme et de clonage reproductif, aux crimes et délits de trafic de stupéfiants, aux crimes et délits commis sur des mineurs (242), aux infractions en matière électorale et aux délits et contraventions de presse étaient regroupées au sein d’une même sous-section du code de procédure pénale.
Ces propositions ne virent pas le jour, pas plus que l’avant-projet dans son ensemble. Néanmoins, elles traduisent, comme celles des autres rapports sur le sujet, la richesse de la réflexion, déjà ancienne, sur la réforme attendue du droit de la prescription.
b. Des tentatives de réforme partielle
Outre ces propositions de réforme globale, de nombreuses initiatives parlementaires ont tenté de modifier ponctuellement certains pans du droit de la prescription, sans toutefois y parvenir. Les exemples sont trop nombreux pour pouvoir être tous évoqués ici. Aussi vos rapporteurs n’en citeront que quelques-uns. S’ils ne partagent bien entendu pas toujours l’intention de leurs auteurs, ils n’en demeurent pas moins convaincus que ces tentatives de réforme constituent autant de traductions de l’inadaptation des règles de la prescription.
En premier lieu, certaines initiatives ont visé à supprimer purement et simplement tout délai de prescription pour les infractions considérées comme les plus graves. Ce fut le cas, sous la XIIe législature, de la proposition de loi de M. Pierre Lellouche tendant à rendre imprescriptibles l’action publique des infractions sexuelles commises contre les mineurs ainsi que les peines prononcées (243), de la proposition de loi de M. Léonce Deprez destinée à rendre imprescriptible l’action publique des crimes commis contre un mineur ou une personne vulnérable (244), de la proposition de loi de M. Franck Gilard et plusieurs de ses collègues visant à rendre imprescriptibles l’action publique et les peines s’agissant des infractions sexuelles commises contre les mineurs (245), et de la proposition de loi de M. Sébastien Huyghe et plusieurs de ses collègues tendant à rendre imprescriptible l’action publique des crimes de pédophilie (246). Ce fut aussi le cas, sous la XIIIe législature, de la proposition de loi de M. Jean-Philippe Maurer et plusieurs de ses collègues visant à supprimer tout délai prescription de l’action publique en matière criminelle (247). Aucune de ces propositions de loi ne fut toutefois inscrite à l’ordre du jour de notre assemblée.
En deuxième lieu, d’autres initiatives ont été mues par le souhait d’allonger les délais de prescription applicables à certains crimes et délits. Ainsi de la proposition de loi de M. Philippe Feneuil et plusieurs de ses collègues, déposée sous la XIIe législature, dont l’article unique portait le délai de prescription de l’action publique des crimes à trente ans (248) ; de la proposition de loi de M. Éric Diard et plusieurs de ses collègues, déposée sous la XIIIe législature, qui avait pour objet de faire passer ce délai à vingt ans (249) ; de la proposition de loi de M. Noël Mamère et plusieurs de ses collègues, déposée sous la même législature, qui visait à porter de trois mois à un an le délai de prescription de l’action publique des propos injurieux ou diffamatoires à caractère homophobe (250) ; et de la proposition de loi de Mme Marie-George Buffet, également déposée sous la XIIIe législature, qui faisait passer le délai de prescription de l’action publique des délits d’agressions sexuelles commis contre les personnes majeures à dix ans (251). Ces textes ne furent pas davantage discutés par notre assemblée.
En dernier lieu, des initiatives infructueuses plus ou moins anciennes ont eu pour but de clarifier la règle relative à la détermination du point de départ du délai de prescription de l’action publique, dans des directions cependant distinctes.
Une proposition de loi relative à la prescription du délit d’abus de biens sociaux fut ainsi déposée par M. Pierre Mazeaud au cours de la Xe législature – en novembre 1995 – afin de prévoir que la prescription de l’action publique de ce délit courrait à compter de sa découverte mais que les poursuites ne pourraient plus être engagées dès lors qu’un délai de six ans, à partir de la commission de l’infraction, se serait écoulé. La proposition de loi fut toutefois retirée par son auteur avant son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Par ailleurs, M. Michel Charasse déposa, dans le cadre de l’examen, en première lecture au Sénat, du projet de loi renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes (252), un amendement aux termes duquel les faits constitutifs d’abus de bien sociaux – alors réprimés par l’article 425 de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales – devaient se prescrire « par trois années révolues à compter du jour où ils [seraient] constatés dans des circonstances permettant l’exercice de l’action publique » (253). Cette disposition fut cependant supprimée par l’Assemblée nationale en deuxième lecture.
Plus récemment, le rapporteur désigné par la commission des Lois de l’Assemblée nationale sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (254) déposa un amendement tendant à donner un fondement légal à la jurisprudence de la Cour de cassation sur le report du point de départ du délai de prescription des infractions dissimulées. Dans son rapport, notre collègue Yann Galut affirmait qu’une telle modification « consolidera[it] cette règle, fragile car uniquement jurisprudentielle, mais sans laquelle il serait en pratique quasiment impossible de poursuivre et juger les auteurs d’infractions économiques et financières » (255). La disposition, adoptée par l’Assemblée nationale, fut supprimée par la commission des Lois du Sénat à la suite d’un amendement déposé par le Gouvernement, soucieux « d’engager une réflexion plus approfondie en vue de donner au droit de la prescription une assise législative et constitutionnelle pérenne » (256).
Enfin, une proposition de loi déposée le 13 février 2014 par les sénatrices Muguette Dini et Chantal Jouanno visait à modifier en profondeur les règles relatives à la détermination du point de départ du délai de prescription des infractions de nature sexuelle. Un nouvel article – l’article 8-1 – était inséré dans le code de procédure pénale afin de prévoir que le délai de prescription de l’action publique des crimes et des délits de cette nature commis tant sur les mineurs que sur les majeurs ne commencerait « à courir qu’à partir du jour où l’infraction [serait] apparue à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique » (257). La proposition de loi fut toutefois significativement modifiée en séance publique, la commission des Lois du Sénat
– qui n’avait pas adopté de texte – ayant présenté des amendements transformant intégralement le dispositif initial. Ainsi, la disposition portant sur le report du point de départ fut supprimée tandis que les articles 1er et 2 de la proposition de loi furent totalement réécrits afin de prévoir que :
–– le délai de prescription de l’action publique des crimes mentionnés à l’article 706-47 du code de procédure pénale et à l’article 222-10 du code pénal commis contre des mineurs (258) serait porté de vingt à trente ans ;
–– le délai de prescription de l’action publique des délits mentionnés à l’article 706-47 du code de procédure pénale commis contre des mineurs, fixé à ce jour à dix ans, serait porté à vingt ans ;
–– le délai de prescription de l’action publique des délits prévus aux articles 222-12, 222-29-1 et 227-26 du code pénal, aujourd’hui fixé à vingt ans, serait porté à trente ans.
L’examen de cette proposition de loi, adoptée sans modification par notre Commission mais rejetée par l’Assemblée nationale, fut l’occasion pour le président Jean-Jacques Urvoas d’appeler de ses vœux la création d’une mission d’information sur la prescription en matière pénale, afin d’éclairer la représentation nationale dans la perspective d’une « révision d’ensemble » (259) de ce pan de notre procédure pénale, de même qu’il permit à notre collègue Colette Capdevielle de faire remarquer, à juste titre, qu’« il n’[était] plus possible (…) d’aborder la question des prescriptions infraction par infraction » et qu’« une réforme d’ensemble [était] devenue indispensable » (260).
Vos rapporteurs partagent ce sentiment. Même s’ils sont conscients que les tentatives de réforme globale n’ont jamais abouti par le passé, ils demeurent convaincus que, face à l’illisibilité des règles en vigueur et eu égard à la nécessaire recherche d’une plus grande sécurité juridique au bénéfice de tous les justiciables, il importe de renoncer à toute modification partielle qui n’aurait pour conséquence que d’abimer davantage encore la cohérence d’un système désormais à bout de souffle.
2. Le choix d’une réforme équilibrée
Au terme de leurs travaux, vos rapporteurs ont examiné avec attention les perspectives de réforme du droit de la prescription qui leur ont été proposées. Ils ont veillé à respecter plusieurs exigences contradictoires, rassemblées par M. Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes et maître de conférences à l’Université de Nantes, sous la forme d’« un quadruple équilibre » :
–– équilibre entre le droit à la sécurité et celui au procès équitable ;
–– équilibre entre le droit des victimes d’obtenir réparation et celui de chacun d’être jugé dans un délai raisonnable ;
–– équilibre entre la mise en œuvre des moyens techniques d’élucidation des infractions et la nécessité de délimiter le champ du travail de la police, de fixer des priorités pour éviter la paralysie, la dispersion des moyens et l’arbitraire de choix laissés aux forces de police ;
–– enfin, équilibre entre les différents foyers de sens de la peine, entre le rappel de la loi et la défense de la société, d’une part, qui n’impliquent pas la prescription, et, d’autre part, le sens éducatif, le principe de proportionnalité, la nécessité et l’utilité de la peine qui, eux, la justifient (261).
Au-delà, vos rapporteurs ont pris soin de tenir compte de l’évolution des attentes de la société à l’égard de la prescription, qui ne doit pas favoriser l’impunité de certains délinquants, et de la nécessité de restaurer la sécurité juridique, en préservant le « régime spécial » applicable à certaines infractions (a) et en écartant les scénarios mettant en péril l’équilibre général de la réforme (b).
a. La préservation des « régimes spéciaux » applicables à certaines infractions
La réforme proposée par vos rapporteurs ne remet pas en cause l’existence des « régimes spéciaux » qui sont réservés à certaines infractions, conduisant à l’application d’un délai de prescription de l’action publique allongé ou abrégé, selon la nature de l’infraction considérée.
Tout d’abord, le régime spécial applicable à la prescription de l’infraction de fraude fiscale mérite d’être maintenu. Vos rapporteurs ont en effet été convaincus que le délai de prescription de l’action publique d’une durée de six ans, qui commence à courir le 1er janvier suivant l’exercice au cours duquel la déclaration n’a pas été déposée ou a été minorée et qui est suspendu durant six mois pour permettre à la commission des infractions fiscales d’émettre un avis (262), était parfaitement adapté à la spécificité de la matière fiscale.
M. Dominique Foussard, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, en a souligné la pertinence au regard du rôle décisionnaire de l’administration fiscale dans l’exercice des poursuites, de la nécessité de mener une réflexion précise et une analyse fine de l’élément intentionnel du délit de fraude fiscale – travail qui recoupe largement celui qu’effectue l’administration lorsqu’elle détermine les sanctions administratives – et de l’articulation avec les délais de prescription fiscale régissant l’établissement de l’impôt et son recouvrement (263). MM. Bastien Llorca, sous-directeur du contrôle fiscal à la direction générale des finances publiques du ministère des finances et des comptes publics, et Gradzig El Karoui, chef du bureau des affaires fiscales et pénales au sein du service du contrôle fiscal, ont également estimé que le délai actuel était équilibré et cohérent, permettant à l’administration de poursuivre dans des conditions satisfaisantes ce délit invisible.
De même, dans le domaine forestier, il n’apparaît pas utile de revenir sur le délai de prescription de l’action publique de six ans du délit de défrichement irrégulier mentionné à l’article L. 341-3 du code forestier car, ainsi que l’ont indiqué à vos rapporteurs plusieurs magistrats instructeurs, ce délai permet d’examiner s’il s’agit d’une véritable entreprise de déforestation ou si un reboisement ou une réimplantation d’arbres doivent intervenir (264).
Un constat similaire s’impose pour les infractions qui obéissent à des délais de prescription abrégés. Il s’agit notamment de certaines infractions au code électoral, pour lesquelles le délai de prescription de six mois, courant à partir du jour de la proclamation du résultat de l’élection (265), s’explique par « la nécessité de purger rapidement le contentieux de l’élection et [de] stabiliser la représentation démocratique » (266).
C’est aussi le cas du délai abrégé à trois mois ou un an applicable aux infractions à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (267), en raison de la protection particulière qu’il convient d’apporter à la liberté d’expression. Comme plusieurs représentants de syndicats de presse l’ont souligné, « une personne visée dans un article dont elle considère les termes injurieux ou diffamatoires n’attend pas pour agir » (268). En outre, ainsi que l’a rappelé la Cour de cassation, ce délai abrégé « ne porte pas au droit à un recours effectif une atteinte excessive dans la mesure où il procède d’un juste équilibre entre le droit d’accès au juge et les exigences de conservation des preuves propres aux faits que réprime cette loi » (269). De surcroît, comme l’a justement indiqué M. Christophe Bigot, avocat au barreau de Paris, ce délai « a toujours été justifié par l’objectif de rapprocher au maximum la date du jugement de la date de la publication, non seulement dans l’intérêt des victimes qui veulent laver leur honneur rapidement, mais également dans celui de la presse qui doit conserver ses preuves et peut être amenée à s’autocensurer en raison d’une procédure en cours, alors qu’elle obtiendra gain de cause au final, ce qui nuit à l’information du citoyen » (270).
Bien que conscients des propos inacceptables qui sont parfois tenus sur internet, notamment sur les réseaux sociaux, vos rapporteurs considèrent qu’un alignement du délai de prescription des infractions de presse sur le délai de droit commun serait inopportun et inutile.
Mme Fabienne Siredey-Garnier, présidente de la 17e chambre du TGI de Paris, a très justement indiqué à vos rapporteurs qu’« il peut paraître paradoxal d’arguer de la difficulté d’être tenu informé de propos attentatoires à telle ou telle valeur sociale ou individuelle alors même que les moteurs de recherche (…) ou les techniques informatiques permettent précisément une veille d’un niveau jamais atteint » et que « le problème des informations diffusées sur les réseaux sociaux (…) n’est pas tant celui de la prescription que les techniques employées par les auteurs des infractions pour dissimuler leur identité, héberger leurs données à l’étranger et se soustraire ainsi aux poursuites » (271).
La prescription de ces affaires ne semble d’ailleurs pas soulever de difficultés pratiques. En effet, d’après une étude statistique consacrée aux moyens de procédure opposés à la poursuite devant la 17e chambre du TGI de Paris au cours de l’année 2010 (272), seuls huit moyens de prescription auraient été soulevés
– dont trois accueillis et ayant mis partiellement ou totalement fin à la poursuite – sur 237 décisions rendues (273).
Une autre solution aurait pu consister à établir une distinction entre les propos tenus par des « journalistes professionnels », pour les soumettre à une prescription abrégée, et les autres citoyens, dont les propos constitutifs d’infractions auraient été, quant à eux, soumis au délai de droit commun. Mais comme l’a indiqué M. Christophe Bigot, « il est tout à fait impossible de faire de la prescription trimestrielle le marqueur d’un droit strictement professionnel » puisque « les journalistes ne sont pas les seuls à contribuer à l’information du public » et que « de nombreuses personnes qui ne sont pas détentrices de cartes de presse y contribuent : les auteurs de livres, des personnalités de tous bords, les blogueurs, les hommes politiques, les syndicalistes, ou les simples citoyens, pour ne citer que quelques exemples » (274).
Proposition n° 1 Maintenir en l’état les règles de prescription applicables aux « régimes spéciaux » (infractions de presse, infractions fiscales, infractions au code électoral…). |
b. Les scénarios écartés par vos rapporteurs
Parmi les nombreuses propositions formulées devant la mission d’information, vos rapporteurs ont également écarté toutes celles qui auraient remis en cause l’équilibre général de la réforme attendue par tous, qu’il s’agisse de l’extension du périmètre de l’imprescriptibilité à d’autres crimes que les crimes de guerre (i), de la fixation invariable du point de départ du délai de prescription de l’action publique au jour de la commission des faits (ii) ou de l’instauration d’un délai de prescription processuelle ou « délai butoir » (iii).
i. Étendre l’imprescriptibilité à certains crimes commis contre les personnes
Si la quasi-unanimité des personnes entendues ont souhaité le maintien du champ actuel de l’imprescriptibilité, des associations d’aide aux victimes ont proposé d’en étendre le champ à l’ensemble des infractions sexuelles (275)ou des crimes (276). L’Institut pour la justice a également proposé de rendre imprescriptibles d’autres peines que celles appliquées au crime de génocide et aux autres crimes contre l’humanité, comme les condamnations à la réclusion criminelle à perpétuité, les condamnations criminelles pour terrorisme et les condamnations criminelles prononcées en récidive (277). Pour Mme Christine Courtin, maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis, « le principe de l’effectivité de la justice pourrait justifier une imprescriptibilité de la peine » (278).
Tout en maintenant un régime général de prescription, plusieurs pays ont rendu imprescriptibles certaines infractions et certaines peines, en dehors du crime de génocide, des autres crimes contre l’humanité et des crimes de guerre (279) :
–– en Allemagne, les meurtres commis avec circonstances aggravantes prévues par l’article 211 du code pénal à raison d’un mobile spécifique (envie de tuer, rapacité, satisfaction de l’instinct sexuel) ou d’un modus operandi particulier (cruauté ou perfidie) ainsi que les peines de prison à perpétuité ;
–– en Autriche et en Italie, les infractions punies d’un emprisonnement à vie ; en Autriche, les peines de prison à vie, les peines de prison d’une durée supérieure à dix ans et le régime de détention dans un établissement spécialisé pour anomalies mentales ;
–– au Brésil, les infractions à caractère raciste et celles liées à la constitution de groupes armés civils ou militaires agissant contre l’ordre constitutionnel et l’État démocratique ;
–– en Espagne, les délits contre les personnes et les biens protégés en cas de conflit armé (sauf ceux punis par l’article 614 du code pénal) ainsi que les délits de terrorisme ayant causé la mort d’une personne ;
–– aux Pays-Bas, les crimes et délits réprimés d’une peine de prison d’une durée de douze ans ou plus et les crimes et délits de violences ou de nature sexuelle commis à l’encontre d’un mineur ;
–– en Russie, les infractions de terrorisme et les peines qui leur sont applicables ;
–– en Suisse (280), « les crimes commis en vue d’exercer une contrainte ou une extorsion et qui mettent en danger ou menacent de mettre en danger la vie et l’intégrité corporelle d’un grand nombre de personnes », ce qui vise indirectement le terrorisme, et les crimes sexuels à l’encontre d’enfants âgés de moins de douze ans (281), ainsi que les peines qui leur sont applicables.
Vos rapporteurs, conscients du grave trouble que ces infractions causent à l’ordre public, sont naturellement attachés à leur juste et efficace répression. S’agissant des infractions à caractère sexuel commises contre les mineurs, le législateur a déjà adapté les règles de la prescription afin de tenir compte de leur état de vulnérabilité, en allongeant à dix ou vingt ans le délai de prescription de l’action publique auquel elles sont soumises et en reportant le point de départ à la majorité de la victime. Dans ces conditions, si, comme l’ont indiqué à vos rapporteurs les docteures Violaine Guérin, présidente de l’association Stop aux violences sexuelles (SVS), et Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, la majorité des agressions sexuelles sont perpétrées sur les enfants, qui développent un mécanisme de protection psychique les empêchant de conscientiser les faits et de les révéler à la justice immédiatement, les règles actuelles permettent déjà de tenir compte de cette amnésie post-traumatique et de révéler des faits tardivement. Le régime actuel de prescription de ces infractions n’est donc pas de nature à assurer une quelconque impunité à leurs auteurs et permet aux victimes de faire valoir leurs droits en justice.
L’extension de l’imprescriptibilité à la poursuite des infractions sexuelles et à l’exécution de certaines condamnations criminelles ne paraît donc ni souhaitable, ni opportune en France. Pareille disposition soulève des problèmes de principe, en procédant d’un déséquilibre entre le droit des victimes d’obtenir réparation et celui de chacun d’être jugé dans un délai raisonnable et équitablement. En effet, comment apporter la preuve de faits trop anciens plusieurs dizaines d’années après leur commission ? Ne serait-ce pas, plus généralement, exposer la société et la justice à des risques d’instrumentalisation des poursuites ? Enfin, l’autorité judiciaire ne serait-elle pas dissuadée de mettre rapidement à exécution ses jugements si les peines étaient rendues imprescriptibles ?
Dès lors, pour vos rapporteurs, l’imprescriptibilité doit demeurer réservée aux crimes les plus graves, ceux qui causent un trouble à l’humanité tout entière par la négation de l’homme ou parce qu’ils touchent à la personne humaine. Comme le rappelait M. Robert Badinter en 1996, au moment où certains parlementaires souhaitaient rendre imprescriptibles les actes de terrorisme, « [l]’imprescriptibilité est née du refus de nos consciences d’accepter que demeurent impunis, après des décennies, les auteurs des crimes qui nient l’humanité » et « ne saurait être étendue, (…) dans une sorte de mouvement émotionnel, » à d’autres crimes (282).
Vos rapporteurs souscrivent totalement à cette recommandation et souhaitent que l’imprescriptibilité soit réservée aux crimes contre l’humanité et, ainsi qu’ils vous le proposeront ultérieurement, aux crimes de guerre, qui leur sont souvent étroitement liés (283).
ii. Fixer invariablement le point de départ du délai de prescription de l’action publique au jour de la commission des faits
Vos rapporteurs se sont également interrogés sur la manière dont le législateur devait tenir compte de la spécificité des éléments constitutifs de certaines infractions ou de leurs conditions de commission, s’agissant en particulier des infractions occultes par nature ou dissimulées.
Dans un premier temps, ils ont envisagé de préconiser un allongement significatif des délais de prescription de l’action publique de droit commun en contrepartie de la fixation du point de départ du délai au jour de la commission des faits, quelle que soit la clandestinité de l’infraction, conformément à la lettre de l’article 7 du code de procédure pénale.
Certaines personnes entendues par la mission d’information ont d’ailleurs plaidé en faveur d’un tel système, à l’instar de M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation ou du professeur Jean Pradel. Le rapport du groupe de travail sur la dépénalisation de la vie des affaires, présidé par M. Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la cour d’appel de Paris, avait également formulé, en 2008, une proposition similaire.
Mais, pour vos rapporteurs, cette solution, destinée en principe à englober les situations d’occultation ou de dissimulation, aurait en pratique constitué une forme de prime à la dissimulation et un encouragement à la délinquance astucieuse, en favorisant l’impunité des auteurs des infractions clandestines et dissimulées. C’est ce qu’ont notamment souligné les représentants d’associations de lutte contre la corruption, MM. Éric Alt, vice-président d’Anticor, et William Bourdon, président de Sherpa.
D’une part, elle aurait conduit à rallonger à l’excès les délais de prescription de l’ensemble des infractions de droit commun, pour le seul besoin de la répression des infractions clandestines. Or, comme l’a souligné M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles, il « paraît peu opportun (…) d’allonger indistinctement les délais en question pour la masse des infractions qui ne sont en rien occultes ou dissimulées » (284).
D’autre part, elle n’aurait pas ménagé un juste équilibre entre l’impératif de sécurité juridique, qui commande en l’occurrence la fixation invariable du point de départ au jour de la commission des faits, et l’efficacité de la répression des infractions concernées, qui impose de tenir compte des éléments constitutifs de l’infraction ou de leurs conditions de réalisation. Comme le rappelait M. Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes et maître de conférences à l’Université de Nantes, « quel que soit le délai de prescription que l’on retienne, il y a toujours le risque en certains cas que la prescription ait couru contre celui qui était empêché d’agir, victime ou ministère public et qu’à un mois ou deux mois près elle soit acquise à l’engagement des poursuites » (285). Ce constat a été corroboré par les propos de M. Renaud Van Ruymbeke, premier vice-président du TGI de Paris, chargé des fonctions de juge d’instruction au pôle économique et financier, qui a estimé qu’une telle solution, inadaptée à l’ingéniosité des techniques aujourd’hui utilisées pour organiser la fraude et la dissimuler, créerait l’impunité pour la grande délinquance offshore et opaque.
Enfin, elle aurait mis à néant plusieurs décennies de construction jurisprudentielle, certes élaborée en dehors de toute prescription légale mais inspirée de l’expérience de la poursuite d’infractions astucieuses, sorte de « patrimoine judiciaire auquel il faut toucher avec beaucoup de précaution », selon la préconisation de M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation. C’est pourquoi vos rapporteurs ont écarté cette solution et recherché d’autres propositions ne conduisant pas à rendre aisément prescriptibles les infractions pour lesquelles la partie poursuivante a été mise dans l’impossibilité d’agir.
iii. Instaurer un « délai butoir » au terme duquel l’action publique serait, en toute hypothèse, éteinte
Vos rapporteurs ont enfin examiné la proposition consistant à instaurer un « délai butoir », courant à compter de la commission des faits ou de la mise en cause du prévenu, au terme duquel l’action publique s’éteindrait, quels que soient les motifs d’interruption et de suspension susceptibles d’être soulevés.
S’inspirant d’un mécanisme de l’ancien droit tombé dans l’oubli (286), M. Bertrand Louvel a ainsi proposé d’introduire un mécanisme de prescription processuelle afin de renforcer l’application effective du droit à être jugé dans un délai raisonnable : « [i]l ne faut pas (…) que l’action publique se trouve paralysée par une prescription trop courte ou une application trop mécanique qui interdirait toutes recherches sur des faits particulièrement graves.
« Mais cette préoccupation légitime ne peut non plus, une fois les investigations lancées, se satisfaire au nom de l’efficacité, ou au prétexte malheureusement bien réel de l’insuffisance des moyens de l’autorité judiciaire, de poursuites interminables.
« Or, il existe un risque de voir la durée des procédures s’accroître dès lors que la combinaison des différentes techniques de rallongement des délais de prescription, notamment celle des interruptions successives, permet que l’action engagée devienne, dans les faits, quasiment imprescriptible.
« D’où la nécessité d’un garde-fou qui pourrait consister à prévoir une seconde prescription, de type processuel, venant limiter le temps de la procédure pénale elle-même.
« Conçu comme un délai préfix courant à compter de la mise en cause de la personne, par exemple à l’occasion d’une garde à vue, un tel mécanisme garantirait à ceux sur lesquels pèsent officiellement des charges, et qui se trouvent ainsi placés en situation de précarité judiciaire, un dénouement à bref délai de la poursuite conformément aux exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
« Ce mécanisme, combiné à la suspension de la prescription en cas d’impossibilité d’agir, aurait au surplus le mérite de la simplicité et de la lisibilité en mettant fin à un dispositif d’actes interruptifs qui est à la source lui aussi de discussions et d’incompréhension » (287).
M. Jean-Baptiste Carpentier, directeur de Tracfin, a également évoqué cette possibilité devant vos rapporteurs. Tout en reconnaissant son caractère hétérodoxe et la nécessité de l’articuler avec une profonde réorganisation judiciaire, une telle proposition serait, selon lui, d’une part, susceptible d’écarter les risques d’imprescriptibilité de fait générés par le jeu des interruptions et suspensions de prescription, et, d’autre part, de restaurer la crédibilité du système judiciaire français par rapport à d’autres systèmes internationaux qui sont en mesure de juger les affaires, notamment économiques et financières, plus rapidement.
Un tel mécanisme est à distinguer du « délai butoir » pour la prescription des infractions occultes ou dissimulées proposé, en 2007, par MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung, lequel aurait eu vocation à être interrompu au premier acte de poursuite ou d’instruction et suspendu dans les conditions de droit commun (288).
Vos rapporteurs sont attentifs à ce que les procédures judiciaires respectent une durée globale acceptable, conforme aux exigences posées par la CEDH en matière de droit à un jugement dans un délai raisonnable. Ils considèrent toutefois qu’une telle solution supposerait, au préalable, une réorganisation profonde du système judiciaire et le renforcement significatif des moyens mis à sa disposition. De plus, comme l’ont souligné les représentants de l’Union syndicale des magistrats au cours de leur audition, l’institution d’un délai global des poursuites au terme duquel les faits poursuivis seraient automatiquement prescrits pourrait dissuader la réalisation d’expertises complexes, pourtant nécessaires à la recherche de la vérité, et compromettre plus globalement l’exercice des droits de la défense. Il n’est pas non plus à exclure, comme l’a envisagé M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien président de chambre de jugement à la CPI, qu’un tel délai encouragerait les prévenus à multiplier les recours dilatoires afin d’obtenir la prescription processuelle de l’affaire.
En définitive, ainsi que le résumait parfaitement le rapport précité du groupe de travail sur la dépénalisation de la vie des affaires, le « délai butoir » « peut être contourné par des disjonctions, il présente des risques du fait de la lourdeur de la coopération judiciaire internationale et, plus généralement, l’institution judiciaire ne maîtrise pas la durée de la procédure (avec notamment le risque de demandes dilatoires). L’exemple de l’Italie, où nombre de procédures atteignent la prescription du fait de ces pratiques dilatoires et de la multiplicité des recours, est à cet égard instructif » (289).
Vos rapporteurs n’ont donc pas retenu cette proposition. Ils estiment que le contrôle exercé par la CEDH sur le respect de l’exigence de délai raisonnable posée par l’article 6.1 de la CESDH répond déjà en partie à la problématique des délais des poursuites. Ils formuleront néanmoins ultérieurement une proposition tendant à prévenir l’imprescriptibilité de fait qui résulterait de l’éventuelle inaction prolongée de l’institution judiciaire dans la mise en œuvre des poursuites (290).
B. UN DROIT DE LA PRESCRIPTION PLUS PROTECTEUR DES INTÉRÊTS DE LA SOCIÉTÉ
De prime abord, vos rapporteurs souhaitent réaffirmer leur profond attachement au principe même de la prescription. Force est pourtant de constater que cet attachement n’est pas universellement partagé. Outre les pays dans lesquels l’imprescriptibilité est appliquée à certaines infractions limitativement énumérées (291), les pays de common law, comme l’Australie, le Canada, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni, n’ont pas érigé la prescription en principe mais en exception en n’édictant pas de règles générales en la matière (statutory time-limit).
Mais vos rapporteurs observent que, même dans ces pays, l’imprescriptibilité n’est pas toujours la règle. Au Royaume-Uni, la répression des infractions les moins graves (summary offences) et de certaines infractions graves (indictable offences) est soumise à un délai de prescription. Aux États-Unis, où le régime de prescription des infractions fédérales est régi par le United States Code, seules sont imprescriptibles les infractions punies de la peine de mort alors que les autres infractions sont soumises à un délai de prescription de cinq ans. Pour le reste, chaque État fédéré décide de ses règles de prescription : les crimes les plus graves sont en principe imprescriptibles mais la durée moyenne du délai de prescription varie d’un an à trois ans pour les infractions les moins graves (misdemeanors) et de trois à six ans pour les infractions plus graves (felonies). L’imprescriptibilité des peines est également atténuée par l’interprétation que font les juridictions fédérales de la Due Process Clause du XIVe amendement de la Constitution, aux termes duquel aucun État « ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens, sans procédure légale régulière ». En Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni, la théorie jurisprudentielle de l’abuse of process permet à un tribunal de faire cesser les poursuites contre un prévenu lorsqu’il estime qu’elles sont abusives, c’est-à-dire lorsque la tenue d’un procès équitable ne peut pas être garantie ou lorsque l’accusation a fait un mauvais usage d’une procédure de nature à priver le défendeur de certaines garanties (292).
En tout état de cause, pour vos rapporteurs, la prescription repose en France sur des fondements encore solides tenant à la fois à la nécessité de sanctionner l’exercice tardif du droit de punir, de garantir un jugement dans un délai raisonnable ou de prévenir la tenue d’un procès inéquitable en raison de la dégradation des preuves, notamment humaines, et au besoin de réguler le stock des affaires pénales sur la base d’un critère objectif (293). La prescription est d’ailleurs moins contestée dans son principe même qu’au regard de ses modalités d’application qui doivent s’adapter aux attentes sociales et aux besoins des autorités de poursuite.
Dans ces conditions, vos rapporteurs souhaitent conserver, tout en le modernisant, un système de prescription. Avant toute chose, ils recommandent de mettre de l’ordre dans les dispositions des codes pénal et de procédure pénale qui régissent la prescription (1). Ils suggèrent de réserver l’imprescriptibilité aux crimes les plus graves et de l’appliquer ainsi, en cohérence avec le droit international, aux crimes de guerre (2). Ils proposent de conserver le principe de la prescription pour les autres infractions mais d’en réformer le régime juridique, en allongeant les délais de droit commun (3), en adaptant les règles de computation des délais aux exigences de la répression des infractions et à l’impératif de sécurité juridique (4), et en imaginant de nouvelles modalités d’extinction de l’action publique en cas d’inaction prolongée de l’autorité judiciaire (5). En outre, ils souhaitent que l’ensemble de ces règles fassent l’objet d’une interprétation stricte (6).
1. Rationaliser l’ordonnancement des dispositions encadrant la prescription
Initialement, l’ensemble des dispositions relatives à la prescription de l’action publique et des peines figuraient dans le code de procédure pénale (articles 7 à 10 pour l’action publique et 763 à 767 pour les peines), mais l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, le 1er mars 1994, n’a laissé au premier que ce qui a trait à la prescription de l’action publique.
Toutefois, comme vos rapporteurs l’ont brièvement évoqué précédemment et comme Mme Raphaële Parizot, professeure à l’Université de Poitiers, l’a fort justement relevé, l’ordonnancement de ces dispositions n’obéit aujourd’hui à aucune véritable logique. D’une part, les règles encadrant chacune des deux prescriptions figurent à la fois dans le code de procédure pénale et dans le code pénal et, d’autre part, elles sont, au sein de ces codes, réparties de façon peu lisible dans plusieurs titres ou livres.
Ainsi, les articles 7 et 8 du code de procédure pénale prévoient les délais de prescription de l’action publique de droit commun des crimes et des délits mais ne mentionnent que certains délais dérogatoires. En effet, seuls les délais allongés applicables à certaines infractions commises contre les mineurs y sont visés, alors que les délais applicables aux infractions de nature terroriste et à la législation sur les stupéfiants sont, quant à eux, mentionnés aux articles 706-25-1 et 706-31 de ce code. Qui plus est, d’autres délais dérogatoires sont prévus par le code pénal, à l’instar de ceux applicables aux crimes d’eugénisme et de clonage reproductif (article 215-4), au délit de discrédit jeté sur une décision de justice (article 434-25) ou encore aux délits et crimes de guerre (article 462-10) (294).
De la même manière, si les règles de droit commun relatives à la prescription de la peine sont fixées par les articles 133-2 à 133-4 du code pénal, d’autres articles de ce code prévoient des délais différents, comme pour le crime de disparition forcée (article 221-18). Par ailleurs, le code de procédure pénale comporte également des dispositions relatives à la prescription des peines, notamment en matière d’infractions de nature terroriste ou à la législation sur les stupéfiants (articles 706-25-1 et 706-31 précités) ou encore pour les infractions relatives à la prolifération d’armes de destruction massive ou de leurs vecteurs (article 706-175).
Aussi vos rapporteurs estiment-ils nécessaire, à titre préalable, de rationaliser l’ordonnancement de ces dispositions et de regrouper au sein des articles 7 à 9 du code de procédure pénale les règles relatives à la prescription de l’action publique et, symétriquement, au sein des articles 133-2 à 133-4 du code pénal, celles relatives à la prescription des peines.
Cette proposition devrait être de nature à accroître la lisibilité et l’accessibilité des dispositions en question au bénéfice tant des praticiens du droit que des justiciables.
Proposition n° 2 Rationaliser l’ordonnancement des dispositions encadrant la prescription en regroupant au sein des articles 7 à 9 du code de procédure pénale les règles relatives à la prescription de l’action publique et au sein des articles 133-2 à 133-4 du code pénal celles relatives à la prescription des peines. |
2. Faire des crimes de guerre des infractions imprescriptibles
Si la prescription doit être maintenue, c’est aussi parce que, à l’inverse, certains crimes, heurtant particulièrement la conscience humaine, ont été rendus imprescriptibles en raison de leur exceptionnelle gravité, notamment par le droit international.
La Convention des Nations unies du 26 novembre 1968 prévoit ainsi que sont imprescriptibles les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945, « l’éviction par une attaque armée ou l’occupation et les actes inhumains découlant de la politique d’apartheid » ainsi que le crime de génocide (295).
En France, en application de l’article 213-5 du code pénal, seuls sont imprescriptibles le crime de génocide et les autres crimes contre l’humanité (296). À la suite de la ratification par la France de la Convention de Rome du 17 juillet 1998 portant statut de la Cour pénale internationale et dans le souci de se mettre en conformité avec ses obligations internationales, le législateur a décidé d’incriminer spécifiquement les crimes et délits de guerre dans le droit pénal français. Cependant, il a choisi de les soumettre, ainsi que les peines qui leur sont applicables, à une prescription allongée respectivement à trente et vingt ans (297), alors que l’article 29 de la Convention précitée disposait que « les crimes relevant de la compétence de la Cour [le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression (298)]ne se prescrivent pas ».
Ce choix était motivé par le constat que ces infractions, certes graves, n’atteignaient pas le caractère de gravité intrinsèque du crime contre l’humanité. L’application à ces infractions de délais allongés permettait toutefois « d’en marquer le caractère incommensurable avec toute autre infraction », « [l]’allongement des délais de prescription proposé (…) [traduisant] cependant un rapprochement avec les principes retenus par la cour pénale internationale » (299).
Des voix s’étaient néanmoins élevées afin de rendre les crimes de guerre imprescriptibles et de préserver ainsi l’unité du régime applicable à l’ensemble des crimes relevant de la compétence du Statut de Rome, en soumettant les crimes de guerre, le crime de génocide et les crimes contre l’humanité au même régime de prescription. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) avait notamment considéré que l’exclusion du champ de l’imprescriptibilité des crimes de guerre « affaibli[ssait] (…) la répression des crimes et délits de guerre, menaçant l’harmonisation de la répression de ces crimes au niveau international » (300). Plusieurs parlementaires avaient également défendu cette idée au cours des débats (301), arguant notamment de la primauté qu’il convenait d’accorder aux conventions internationales sur le droit interne et de la nécessité de transposer fidèlement les dispositions prévues par le Statut de Rome (voir l’encadré ci-après).
Le débat juridique sur les conclusions à tirer, en droit interne,
des dispositions du Statut de Rome sur la CPI
Pour le Gouvernement, en tant qu’acte constitutif d’une organisation internationale, la Convention de Rome « fait obligation à tous les États parties d’adapter leur législation interne afin de " coopérer pleinement " avec la Cour » (articles 86 à 102) mais « ne fixe aucune autre obligation notamment de transposition des infractions de la compétence de la CPI » (1) et, a fortiori, de leur régime de prescription.
De surcroît, en vertu du principe de complémentarité de juridiction prévu par le Statut de Rome, « au-delà du délai de trente ans, les juridictions françaises [perdent] la faculté de juger les criminels de guerre présents sur [le] territoire ainsi que [l]es ressortissants [du pays] au bénéfice de la compétence de la cour pénale internationale » (2). Il n’y a donc pas de déni de justice.
Mais lors des débats parlementaires sur le projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale, M. Jean-Jacques Urvoas s’était interrogé sur les conséquences qu’aurait l’absence de transposition en droit interne du principe international d’imprescriptibilité des crimes de guerre, en estimant que « rien n’empêche[rait] un juge français, au nom de la hiérarchie des normes, de s’affranchir de la loi pour appliquer le traité ». En application de l’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958, « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Dès lors, selon ce raisonnement, en vertu de la primauté du droit international sur le droit interne, un juge ordinaire, compétent pour statuer sur la compatibilité d’une disposition législative avec une convention internationale (3), pourrait écarter l’application de l’article 462-10 du code pénal et décider de poursuivre un crime de guerre normalement prescrit en droit français, eu égard à l’imprescriptibilité reconnue à cette infraction au niveau international, notamment par la Convention de Rome.
(1) Réponse du ministre des affaires étrangères et européennes, publiée au Journal officiel de la République française le 17 février 2009, à la question écrite n° 39197 de Mme Danielle Bousquet, publiée au Journal officiel de la République française le 30 décembre 2008 (XIIIe législature).
(2) Rapport (n° 326, session ordinaire de 2007-2008) précité, pp. 47-48.
(3) Pour l’ordre judiciaire, depuis l’arrêt de la Cour de cassation dit Société des Cafés Jacques Vabre (Cass. ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13.556), pris après que le Conseil constitutionnel eut refusé d’exercer lui-même ce contrôle (décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, considérants 1 à 7).
M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien président de chambre de jugement à la CPI, et Mme Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France, souhaitent que la France se mette en conformité avec le Statut de Rome en déclarant les crimes de guerre imprescriptibles. M. Bruno Cotte, fort de son expérience au sein de la CPI, a indiqué, à l’appui de sa proposition, « que nombre de faits sont susceptibles de recevoir la double qualification de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre (une dualité de prescription est dès lors surprenante) et que, dans l’échelle de l’horreur, (…) les crimes de guerre peuvent malheureusement atteindre des sommets » (302). La Cour de cassation a elle-même reconnu à l’occasion de l’affaire Klaus Barbie en 1985 que des mêmes faits pouvaient recevoir la double qualification, en jugeant que « constituent des crimes imprescriptibles contre l’humanité, au sens de l’article 6 (c) du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 – alors même qu’ils seraient également qualifiables de crimes de guerre selon l’article 6 (b) de ce texte – les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d’un État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition » (303).
Sur le fond, vos rapporteurs estiment eux-aussi nécessaire de tenir compte de la conception unitaire des crimes internationaux développée par le droit international, qui soumet à un même régime juridique le crime de génocide, les autres crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Ils observent du reste que d’autres pays ont fait ce choix, à l’image de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique, de la Norvège, des Pays-Bas, de la Pologne, du Portugal, de la Russie ou de la Suisse (304). Par ailleurs, ce ne serait que reconnaître la nature particulière des crimes de guerre qui peuvent certes concerner des actes individuels isolés mais s’inscrivent généralement dans le cadre d’un plan, d’une politique ou d’une série de crimes commis à grande échelle et dans un contexte particulier. Cette préoccupation rejoindrait la « conviction éthique et politique » de Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice, pour laquelle « il n’est pas choquant d’envisager l’imprescriptibilité des crimes de guerre » (305).
Enfin, sur le plan juridique, aucune règle constitutionnelle ne paraît s’opposer à l’imprescriptibilité des crimes de guerre. Saisi du projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale, le Conseil constitutionnel avait certes estimé que la différence de traitement au regard de la prescription entre les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre était conforme à la Constitution, au motif que ces deux crimes « sont de nature différente » et que « le principe d’égalité devant la loi pénale, tel qu’il résulte de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne fait pas obstacle à ce qu’une différenciation soit opérée par la loi pénale entre agissements de nature différente » (306). Mais pour le même Conseil constitutionnel, appelé dix ans plus tôt à se prononcer sur la nécessité d’une révision de la Constitution préalablement à la ratification de la Convention de Rome précitée, « aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, n’interdit l’imprescriptibilité des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale » (307).
Il faut d’ailleurs noter que, jusqu’à l’ordonnance n° 2006-637 du 1er juin 2006 portant refonte du code de justice militaire, l’imprescriptibilité s’appliquait à certains crimes de désertion (308).
En conséquence, vos rapporteurs recommandent d’aligner le régime de prescription des crimes de guerre sur celui du crime de génocide et des autres crimes contre l’humanité. Seraient ainsi rendus imprescriptibles les crimes mentionnés par le chapitre premier du livre quatrième bis du code pénal :
–– les crimes de guerre commis dans le cadre des conflits armés internationaux et non internationaux : les atteintes à la vie et à l’intégrité des personnes (309) (mutilations et expériences scientifiques ou médicales ; violences sexuelles ; traitements humiliants et dégradants), certaines atteintes à la liberté individuelle de personnes protégées par le droit international des conflits armés (310), les atteintes aux droits des mineurs (311), le recours à des moyens et méthodes de combat prohibés (312) et certaines atteintes aux biens (313) ;
–– les crimes de guerre propres aux conflits armés internationaux : les atteintes à la liberté et aux droits des personnes (314) (utilisation d’une personne protégée par le droit international comme un bouclier humain, jugement irrégulier et partial de cette personne, etc.) et le recours à des moyens et méthodes de combat prohibés (315) (utilisation de poisons, gaz, armes ou matériels prohibés ; attaques ou bombardements de villes non défendues ; privation de nourriture aux dépens des personnes civiles ; transfert de populations civiles ; lancement d’une attaque délibérée dont on sait qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines ou des dommages ; utilisation indue du pavillon parlementaire) ;
–– et les crimes de guerre propres aux conflits armés non internationaux : le déplacement des personnes (316) et les condamnations ou exécutions de peines arbitraires (317).
Proposition n° 3 Rendre imprescriptibles, au même titre que le crime de génocide et les autres crimes contre l’humanité, les crimes de guerre visés aux articles 461-1 à 461-31 du code pénal afin de mettre le droit français en conformité avec l’article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. |
3. Allonger et unifier les délais de prescription de droit commun
La question du bien-fondé d’une éventuelle modification des délais de prescription de l’action publique et des peines a occupé une place centrale dans les travaux de la mission. Cette question est cependant déjà ancienne. En effet, les rapporteurs de la mission d’information de la commission des Lois du Sénat de 2007 sur le régime des prescriptions civiles et pénales dressaient le constat suivant : « [l]es délais de prescription de l’action publique apparaissent aujourd’hui excessivement courts. L’allongement des délais de prescription décidé par le législateur pour certaines catégories d’infraction, les initiatives jurisprudentielles tendant à reporter le point de départ du délai de prescription dans certains cas comme la multiplication des motifs d’interruption [et] de suspension de la prescription sont autant de témoignages de l’inadaptation des délais actuels de prescription aux attentes de la société. Ces délais apparaissent, dans l’ensemble, nettement plus courts que ceux retenus par nos voisins au sein de l’Union européenne » (318).
Ce constat demeure d’actualité. En effet, si certains interlocuteurs de la mission, à commencer par les représentants de l’Ordre des avocats, se sont dit favorables au maintien en l’état des délais de prescription des contraventions, des délits et des crimes, la majorité des personnes entendues a appelé à un allongement plus ou moins significatif de ces délais.
Vos rapporteurs traiteront d’abord de la question du délai de prescription des crimes (a) puis feront état de leurs propositions portant sur les délais applicables aux délits (b) et aux contraventions (c).
a. Le doublement du délai de prescription de l’action publique
des infractions criminelles
Pointant du doigt l’excessive brièveté du délai de prescription décennale, certaines personnes se sont prononcées en faveur d’un allongement à trente ans du délai de prescription de l’action publique en matière criminelle, qui conduirait à aligner le délai de droit commun sur le délai le plus long actuellement en vigueur (319) : ainsi du procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Claude Marin (320), des professeurs Jean Pradel et Philippe-Jean Parquet, ou encore de MM. Alain Boulay, président de l’association Aide aux parents d’enfants victimes (APEV), et Jean-Pierre Escarfail, président de l’Association pour la protection contre les agressions et les crimes sexuels (APACS).
D’autres, plus nombreuses, ont expliqué qu’un doublement du délai
– qui passerait donc de dix à vingt ans – serait tout à fait suffisant pour améliorer la répression des infractions criminelles. D’après M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien président de chambre de jugement à la CPI, l’allongement à vingt ans du délai de prescription de l’action publique pour l’ensemble des crimes se justifierait pour deux raisons : d’une part, il s’agirait du délai maximal au-delà duquel la qualité des éléments de preuve ne serait plus préservée ; d’autre part et vos rapporteurs y reviendront plus loin, cela permettrait d’harmoniser les délais de prescription de l’action publique et des peines. Cette solution fut préconisée par d’autres magistrats, comme M. Jacques Dallest, procureur général près la cour d’appel de Chambéry, des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, M. Dominique Foussard (321) et Mme Claire Waquet, des universitaires – Mme Christine Courtin, maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis – ainsi que par le directeur des affaires criminelles et des grâces, M. Robert Gelli.
Certaines personnes ont par ailleurs suggéré de moduler le délai de prescription de l’action publique en fonction du quantum de la peine de prison encourue. Pour M. Didier Boccon-Gibod, premier avocat général à la Cour de cassation, le délai pourrait ainsi être porté à vingt ou trente ans selon la durée de la peine de réclusion criminelle (322). De même, le professeur Jean Pradel a proposé que le délai de prescription de l’action publique des crimes particulièrement graves – les crimes de nature sexuelle commis sur des mineurs par exemple – soit fixé à trente ans tandis que les autres crimes se prescriraient par vingt ans. De son côté, M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles, s’est dit favorable à l’idée de porter à vingt ans le délai de prescription des seuls crimes punis de la réclusion criminelle à perpétuité.
On notera que la modulation du délai de prescription de l’action publique en fonction de la sévérité de la peine de prison encourue est une solution retenue dans de nombreux États. À titre d’exemples (323) :
–– en Allemagne, le délai est fixé à trente ans si les faits sont punis de la réclusion criminelle à perpétuité et à vingt ans si la peine de prison est d’une durée supérieure à dix ans ;
–– en Espagne, ce délai est de vingt ans si la peine d’emprisonnement est d’une durée égale ou supérieure à quinze ans et de quinze ans si la durée de la peine d’emprisonnement est comprise entre dix et quinze ans ;
–– en Italie, le délai de prescription est égal à la durée maximale de la peine de prison encourue sans pouvoir être inférieur à six ans pour les infractions les plus graves et à quatre ans pour les contraventions (324).
Soumettre les infractions punies de la réclusion criminelle à perpétuité à un délai
de prescription allongé : une solution envisagée puis écartée
Vos rapporteurs se sont interrogés sur l’opportunité de mettre en place un système dans lequel l’action publique, en matière de crimes, se prescrirait :
–– par trente années révolues pour les crimes punis d’une peine de réclusion ou de détention criminelle à perpétuité ;
–– par vingt années révolues pour les autres crimes.
Cette solution, qui aurait certes eu le mérite de mieux adapter les règles de prescription à la gravité des infractions, a rapidement été écartée. En effet, certaines infractions criminelles, qui se prescrivent, en l’état actuel du droit, par trente ans (en matière de terrorisme ou de trafic de stupéfiants notamment), ne sont pas punies de la réclusion criminelle à perpétuité.
Dès lors, prévoir une prescription de trente années pour les seules infractions passibles de la réclusion criminelle à perpétuité aurait impliqué de ramener de trente à vingt ans le délai de prescription de l’action publique applicable aux crimes punis d’une peine autre que la réclusion criminelle à perpétuité : ainsi, par exemple, de la production ou de la fabrication illicites de stupéfiants, y compris lorsque les faits sont commis en bande organisée (article 222-35 du code pénal), de l’importation ou de l’exportation illicites de stupéfiants commises en bande organisée (article 222-36 du même code), et de nombreuses infractions commises en relation avec une entreprise individuelle ou collective à caractère terroriste (voir les articles 421-1 et suivants du même code).
Face à la portée symbolique d’une telle modification du droit, vos rapporteurs ont été contraints de renoncer et de réfléchir à une solution alternative.
La solution consistant à instaurer plusieurs délais de prescription de l’action publique en fonction du quantum de la peine de prison encourue, certes séduisante, impliquerait la réécriture à tout le moins partielle, au préalable, du droit des peines, afin d’en renforcer la cohérence. Aussi vos rapporteurs ont-ils fait le choix d’écarter cette piste et lui ont préféré la solution, équilibrée à leurs yeux, consistant à fixer à vingt ans le délai de prescription de l’action publique des infractions criminelles, qui présenterait deux principaux avantages :
–– faciliter la répression des infractions, dans la mesure où des poursuites pourraient être engagées, à l’initiative de l’autorité judiciaire elle-même ou des parties civiles, dans un délai deux fois plus long qu’aujourd’hui. Sans doute peut-on espérer que cette évolution ait, pour ces mêmes raisons, un effet dissuasif ;
–– unifier les délais de prescription de l’action publique et des peines, dans la perspective d’une simplification et d’une plus grande lisibilité des règles en la matière.
Vos rapporteurs considèrent à cet égard que la distinction actuelle entre les deux délais n’est pas réellement pertinente. La dualité des règles en vigueur s’expliquerait, selon certains, par le fait que la prescription de l’action publique, nécessairement acquise alors que la personne est présumée innocente, devrait être régie par un délai plus bref que la prescription de la peine, dont le délai ne court qu’à compter du prononcé d’une condamnation définitive. Cet argument, parfaitement recevable d’un point de vue juridique, présente cependant une limite. Il revient à admettre que l’État puisse disposer de plus de temps pour mettre à exécution une sanction prononcée par l’autorité judiciaire que pour rechercher l’auteur d’une infraction, pourtant susceptible de causer un trouble grave à l’ordre public. Pour vos rapporteurs, cette justification apparaît quelque peu fragile.
Quoi qu’il en soit, si certains interlocuteurs de la mission se sont opposés à l’idée d’un alignement des deux délais de prescription, plusieurs d’entre eux s’y sont montrés favorables, tandis que le directeur des affaires criminelles et des grâces a indiqué, lors de son audition, qu’il n’y était pas opposé dès lors qu’il était admis qu’une telle évolution ne conduirait pas à une réduction des délais de prescription des peines.
Par ailleurs, l’allongement du délai de prescription de l’action publique des crimes tient compte d’une évolution profonde et majeure de notre société, étonnamment peu évoquée lors des travaux de la mission : l’augmentation de l’espérance de vie. En effet, si la prescription décennale pouvait apparaître adaptée lorsque le code d’instruction criminelle fut rédigé, à une époque où l’on vivait en moyenne quarante ans, tel n’est plus vraiment le cas aujourd’hui, alors que l’espérance de vie moyenne des femmes s’élève à près de quatre-vingt-cinq ans et celle des hommes à plus de soixante-dix-huit ans (325).
Enfin, plusieurs personnes ont appelé de leurs vœux la suppression des délais de prescription dérogatoires applicables à certains crimes (326). D’aucuns ont par exemple insisté sur la déconnexion entre, d’une part, la longueur des délais de vingt et trente ans auxquels est soumise la prescription de l’action publique des délits et des crimes de terrorisme et de trafic de stupéfiants et, d’autre part, les nécessités concrètes des enquêtes en la matière.
Parmi eux, M. Jean Danet s’est par exemple interrogé en ces termes : « [p]eut-on nous citer un acte de terrorisme qui a dû faire l’objet d’un engagement de poursuites plus de dix ans après sa commission ? Sachant qu’une fois les poursuites engagées, la prescription peut être interrompue autant de fois que l’on veut, et que les juges d’instruction sont saisis in rem, ce délai d’exception n’a aucune utilité pratique. N’est-il pas d’ailleurs contradictoire avec la notion même de terrorisme qui suppose la volonté délibérée de semer la terreur et donc une recherche, hélas atroce, de publicité ? À quoi sert de laisser penser qu’on pourrait aujourd’hui découvrir un acte de terrorisme commis il y a vingt ans ? » (327) Pour M. Bruno Cotte, ramener le délai de prescription des crimes de trente à vingt ans ne « désarmerait pas l’État » dans sa lutte contre le terrorisme ou le trafic de stupéfiants.
En outre, même s’il est sans doute exact que la recherche d’une meilleure lisibilité et d’une plus grande cohérence dans les dispositions applicables à la prescription des crimes supposerait de supprimer la plupart des régimes dérogatoires, vos rapporteurs n’en estiment pas moins qu’il serait inopportun de revenir sur ces délais de prescription allongés, qui se justifient par la nature particulière du trouble causé à l’ordre public. C’est en effet à raison que Mme la garde des Sceaux a pu rappeler, lors de son audition, que la gravité de ces infractions commandait l’établissement de délais dérogatoires. Qui plus est, il n’est guère envisageable, aux yeux de vos rapporteurs, que leurs propositions de réforme laissent accroire à une diminution de la répression dans ces domaines. La mission d’information sénatoriale précédemment évoquée avait d’ailleurs, elle aussi, suggéré de maintenir en l’état ces exceptions (328).
Bien entendu, il n’est pas non plus question de modifier le délai de prescription de l’action publique applicable à certaines infractions criminelles commises à l’encontre de mineurs, fixé à vingt ans en application du dernier alinéa de l’article 7 du code de procédure pénale (329), qui se justifie par l’extrême gravité de ces infractions et par la nécessité de faciliter autant que possible la répression de ces faits odieux.
Proposition n° 4 Porter à vingt ans le délai de prescription de l’action publique en matière criminelle. Maintenir en l’état les délais de prescription de l’action publique et des peines dérogatoires au droit commun applicables à certains crimes. |
b. Le doublement du délai de prescription de l’action publique
des infractions délictuelles
L’allongement du délai de prescription de l’action publique applicable aux infractions délictuelles est l’un des points qui a suscité le plus de débats tout au long des travaux de la mission. Sans doute est-ce d’ailleurs l’une des questions les plus délicates à résoudre, ainsi qu’ont pu le constater vos rapporteurs au fur et à mesure que leur réflexion progressait sur le sujet.
Rappelons tout d’abord que peu de personnes, si ce n’est les représentants du Syndicat de la magistrature, du Syndicat national des magistrats-FO et de l’Ordre des avocats, ont appelé de leurs vœux le maintien en l’état du délai de trois ans.
À l’inverse, plusieurs des interlocuteurs de vos rapporteurs, à l’instar du procureur général près la Cour de cassation, de M. Dominique Foussard ou encore du professeur Michel Véron, ont suggéré de porter ce délai à six, sept ou huit ans. Favorable à cette solution, Mme Claire Waquet l’a justifiée en expliquant qu’à la lumière d’une analyse de la jurisprudence, il apparaissait que, dans les cas où le juge avait admis que le point de départ de la prescription de l’action publique devait être repoussé, le « délai brut » entre la date des faits et l’engagement de l’action publique était d’environ sept ans, ce qui la poussait à conclure qu’en vertu d’une forme « d’inconscient judiciaire », le délai de prescription de l’action publique en matière délictuelle était, en pratique, de sept années (330).
D’autres personnes ont, comme en matière criminelle, préconisé d’instaurer plusieurs délais de prescription afin de tenir compte de la grande diversité des infractions délictuelles, à l’image de ce qu’avait proposé le groupe de travail sur la dépénalisation de la vie des affaires présidé par M. Jean-Marie Coulon et de ce que prévoyait l’avant-projet de réforme du code de procédure pénale soumis à concertation en mars 2010, resté toutefois lettre morte.
Il est exact que la catégorie des délits rassemble des infractions de gravité très variable. Parmi elles, certaines ne sont passibles, à titre principal, que de peines d’amende : ainsi des paroles, gestes ou menaces, des écrits ou images de toute nature non rendus publics ou de l’envoi d’objets quelconques
– communément dénommés « outrages » – adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie, punis, aux termes du premier alinéa de l’article 433-5 du code pénal, de 7 500 euros d’amende, mais aussi du refus de comparaître, de prêter serment ou de déposer, sans excuse ni justification, devant le juge d’instruction ou devant un officier de police judiciaire agissant sur commission rogatoire, puni de 3 750 euros d’amende en application de l’article 434-15-1 du même code.
Certains délits sont également punis, à titre principal, de peines dites alternatives à l’incarcération : les personnes reconnues coupables d’avoir tagué, sans autorisation préalable, façades, véhicules, voies publiques ou mobilier urbain encourent par exemple, aux termes du second alinéa de l’article 322-1 du même code, une amende de 3 750 euros et une peine de travail d’intérêt général « lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger ».
D’autres infractions délictuelles sont passibles, à titre principal, de peines d’emprisonnement (complétées par des peines d’amende) dont la durée
– comprise entre deux mois au plus et dix ans au plus – varie considérablement. À titre d’illustration, la provocation directe à la rébellion, manifestée soit par des cris ou des discours publics, soit par des écrits affichés ou distribués, soit par tout autre moyen de transmission de l’écrit, de la parole ou de l’image, prévue à l’article 433-10 du même code, est passible de deux mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende alors que le proxénétisme aggravé – commis à l’égard d’un mineur ou d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur – est, quant à lui, puni de dix ans d’emprisonnement et de 1 500 000 euros d’amende, en application de l’article 225-7 du code pénal. Entre ces deux extrêmes, il existe de très nombreuses infractions délictuelles punies, aux termes de l’article 131-4 de ce code, d’un emprisonnement de six mois au plus, d’un an au plus, de deux ans au plus, de trois ans au plus, de cinq ans au plus ou de sept ans au plus.
Ajoutons, enfin, que le quantum de la peine délictuelle encourue est doublé en cas de condamnation en récidive légale, dans les conditions prévues à l’article 132-10 du même code.
En conséquence, pour de nombreux interlocuteurs de la mission, la différenciation des délais de prescription de l’action publique en fonction du quantum de la peine de prison encourue constitue-t-elle la réponse idoine à la variété des infractions délictuelles. À cet égard, plusieurs propositions ont été soumises à l’appréciation de vos rapporteurs : M. Didier Boccon-Gibod, premier avocat général à la Cour de cassation, a par exemple préconisé de maintenir le délai de trois ans pour les délits les moins graves et de porter le délai à dix ans pour les délits les plus graves commis contre les personnes. De son côté, M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles, s’est montré favorable à l’idée de porter à six ans le délai de prescription des délits les plus sévèrement réprimés par notre législation pénale. Le président de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI), M. Jean-Luc Bongrand, a, quant à lui, suggéré d’instaurer un premier délai pour les infractions punies d’une peine de prison d’une durée inférieure à cinq ans, un deuxième délai pour les infractions punies d’une peine de prison d’une durée supérieure à cinq ans, et un troisième délai pour les infractions non punies d’une peine de prison (331).
De manière évidente, la solution consistant à moduler le délai de prescription selon le quantum de la peine de prison encourue présenterait l’avantage de mieux ajuster les règles en la matière au regard de la gravité des infractions et d’éviter, in fine, que des actes délictueux de faible gravité puissent être poursuivis trop longtemps après les faits ou, à l’inverse, que des infractions particulièrement graves se prescrivent trop rapidement. Or l’établissement d’un délai unique fait encourir ces risques. On comprend d’ailleurs aisément qu’il n’est pas forcément justifié qu’un même délai de prescription soit applicable aux infractions d’usage de stupéfiants – puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende (332) – et d’importation ou d’exportation illicites de stupéfiants – punies de dix ans d’emprisonnement et de 7 500 000 euros d’amende (333). De même, l’écart entre les peines prévues pour sanctionner un vol simple – trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende – et un vol aggravé
– dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende lorsqu’il est commis dans trois des circonstances mentionnées à l’article 311-4 du code pénal – est tel qu’il ne semblerait pas impertinent de définir plusieurs délais de prescription.
C’est d’ailleurs le cas dans plusieurs États européens (334) :
–– en Allemagne, le délai de prescription de l’action publique des délits est de dix ans si la durée de la peine d’emprisonnement est comprise entre cinq et dix ans ; de cinq ans si la durée de la peine d’emprisonnement est comprise entre un an et cinq ans ; de trois ans dans les autres cas ;
–– en Autriche, ce délai est de dix ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre cinq et dix ans ; de cinq ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre un an et cinq ans ; de trois ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre six mois et un an ; d’un an si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six mois ;
–– aux Pays-Bas, il est de six ans si le délit est puni d’une amende ou d’une peine de prison d’une durée inférieure à trois ans ; de douze ans si le crime ou le délit est passible d’une peine de prison d’une durée supérieure à trois ans ; de vingt ans si le crime ou le délit est sanctionné par une peine de prison d’une durée égale ou supérieure à huit ans ;
–– au Portugal, le délai est fixé à dix ans lorsque l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre cinq et dix ans ; à cinq ans lorsque l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre un an et cinq ans ; à deux ans dans les autres cas.
Soucieux d’apporter au régime de la prescription la clarté et la lisibilité qui lui font aujourd’hui défaut, vos rapporteurs ont préféré écarter cette piste, dont la mise en œuvre risquerait fort de se heurter aux incohérences de l’échelle des sanctions pénales, que M. Bruno Cotte, chargé par Mme la garde des Sceaux de présider la commission de refonte du droit des peines, n’a pas manqué de souligner lors de son audition (335). Comme le président d’honneur de la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen (LDH), M. Michel Tubiana, ils ont bien conscience qu’il serait préférable de revoir la nature et le quantum des peines afin de les adapter au mieux à la gravité des infractions avant de fixer les délais de prescription de l’action publique et des peines. Toutefois, le réalisme oblige à reconnaître que la réécriture du code pénal n’interviendra certainement pas à brève échéance. Aussi la réforme du droit de la prescription ne saurait-elle être subordonnée à l’hypothétique redéfinition du droit des peines.
En définitive, vos rapporteurs sont favorables au maintien d’un seul délai de prescription de l’action publique en matière délictuelle, qu’ils proposent de porter à six ans. Cette évolution, qui tire les conséquences de la brièveté du délai de trois ans, notamment à la lumière des comparaisons internationales, devrait permettre, ici encore, de faciliter la répression des délits les plus graves et les plus complexes à poursuivre, notamment en matière économique et financière. Plus généralement, on peut espérer qu’elle jouerait, comme en matière criminelle, un rôle positif en termes de dissuasion. Elle aurait enfin l’avantage de supprimer la distinction entre le délai de droit commun et le délai applicable au délit de fraude fiscale, porté à six ans par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 précitée (336), ce qui devrait aller dans le sens d’une meilleure appréhension des affaires complexes mêlant fraude fiscale et autres infractions astucieuses d’ordre économique et financier (l’escroquerie, le blanchiment…).
Naturellement, vos rapporteurs n’ignorent pas que l’allongement de ce délai se traduira sans doute par l’augmentation du nombre des plaintes ou des dénonciations tardives, y compris pour des faits de faible gravité. Toutefois, ils ne doutent pas que les magistrats du parquet useront de leur faculté d’engager ou non les poursuites avec discernement.
Parallèlement et dans un souci de simplification du droit, vos rapporteurs appellent de leurs vœux, pour les raisons qu’ils ont précédemment exposées, l’unification des délais de prescription de l’action publique et des peines. Dans cette perspective, ils souhaitent que le délai de prescription des peines délictuelles, aujourd’hui fixé à cinq ans en application de l’article 133-3 du code pénal, soit porté à six ans. Cette évolution irait dans le sens de la préconisation de M. Bruno Cotte qui, lors de son audition, a fait valoir que l’allongement des délais de prescription de l’action publique pourrait utilement être accompagné de l’unification des deux types de délais.
Enfin, comme en matière criminelle, vos rapporteurs ne souhaitent pas revenir sur les régimes dérogatoires actuellement en vigueur, en application desquels l’action publique se prescrit, pour certains délits, par dix ou par vingt années révolues et les peines par vingt années révolues (337). Là encore, la réduction de ces délais risquerait d’être interprétée par l’opinion publique comme une forme de laxisme, ce qui n’est clairement pas l’objectif de la réforme proposée par vos rapporteurs. Cette remarque vaut tout particulièrement pour le régime dérogatoire applicable à certaines infractions commises à l’encontre des mineurs, mentionnées au deuxième alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale. Vos rapporteurs considèrent en effet que les délais de prescription de l’action publique allongés sont justifiés, quand bien même les règles manqueraient de lisibilité, en raison de l’extrême gravité des infractions en question.
Proposition n° 5 Porter à six ans le délai de prescription de l’action publique et de la peine en matière délictuelle. Maintenir en l’état les délais de prescription de l’action publique et des peines dérogatoires au droit commun applicables à certaines infractions délictuelles. |
c. Le doublement du délai de prescription de l’action publique
des infractions contraventionnelles
Vos rapporteurs se sont interrogés sur la nécessité d’apporter des modifications au régime de la prescription des infractions contraventionnelles. À l’évidence, cette question ne soulève pas autant de difficultés que les deux précédentes. Toutefois, ainsi qu’ils l’ont rappelé à plusieurs reprises, ils sont soucieux d’apporter au droit de la prescription le plus de clarté et de cohérence possible. C’est pourquoi ils sont favorables, là aussi, à l’alignement des délais de prescription de l’action publique et de la peine applicables aux contraventions.
Se pose néanmoins la question de la définition du délai idoine. À cet égard, il leur semble, d’une part, qu’une harmonisation de ce délai à un an
– alignement du délai de prescription de la peine sur celui de l’action publique – comporterait le risque d’entraver le recouvrement des amendes pénales de nature contraventionnelle. Ils estiment, d’autre part, que la fixation à trois ans de ce délai unique – alignement du délai de prescription de l’action publique sur celui de la peine – présenterait l’inconvénient de permettre le déclenchement des poursuites, notamment sur la base de plaintes ou de dénonciations, trop longtemps après la commission de faits d’une gravité toute relative.
Pour vos rapporteurs, la solution la plus équilibrée consisterait à fixer à deux ans le nouveau délai unique. Ils se sont toutefois interrogés sur l’opportunité d’exclure de ce dispositif les contraventions sanctionnées par une amende dont le montant est forfaitisé. C’est peu ou prou ce que proposait, dans sa contribution écrite, M. le procureur général Jacques Dallest, lequel suggérait de porter à deux ans le délai de prescription de l’action publique des contraventions tout en maintenant le délai de prescription actuel pour les infractions au code de la route. Soucieux de poser les jalons d’une réforme aussi claire et lisible que possible, vos rapporteurs ont préféré écarter cette piste et ont souhaité conserver son unicité au régime applicable aux contraventions.
Proposition n° 6 Fixer à deux ans le délai de prescription de l’action publique et de la peine en matière contraventionnelle. |
Vos rapporteurs se sont par ailleurs interrogés sur l’opportunité d’inclure dans leur projet de réforme les cas dans lesquels certaines infractions, prévues par d’autres codes que le code pénal (338), se prescrivent en application des règles de droit commun. Deux situations doivent être distinguées.
Dans certaines hypothèses, le droit commun s’applique « automatiquement ». C’est le cas, notamment, en matière d’infractions douanières, l’article 351 du code des douanes disposant que « [l]’action de l’administration des douanes en répression des infractions douanières se prescrit dans les mêmes délais et dans les mêmes conditions que l’action publique en matière de délits de droit commun ». Plus généralement, de très nombreux codes comportent des dispositions de nature pénale réprimant certaines infractions qui se prescrivent conformément aux règles prévues par le code pénal et le code de procédure pénale, sans d’ailleurs que des dispositions particulières ne le prévoient expressément. La question se pose donc d’inclure ou non ces dispositions dans le champ de la réforme proposée. À cet égard, vos rapporteurs estiment qu’il ne serait pas logique de ne pas appliquer les nouvelles règles de droit commun aux infractions qui, à ce jour, obéissent d’ores et déjà au droit commun. Ils sont donc favorables à ce que ces infractions continuent d’être régies par les dispositions de droit commun.
Dans d’autres cas de figure, des infractions sont soumises au droit commun de la prescription en application de dispositions expresses faisant mention des délais : les articles L. 212-37, L. 212-38 et L. 212-39 du code de justice militaire énoncent par exemple qu’en matière de crimes, de délits et de contraventions de nature militaire, l’action publique se prescrit respectivement par dix ans, trois ans et un an. Pour vos rapporteurs, il ne serait pas ici non plus justifié de soumettre les infractions concernées à un régime de prescription dérogatoire au droit commun puisque tel n’est pas le cas aujourd’hui. Aussi appartiendra-t-il au législateur, au moment de l’examen du texte que vos rapporteurs souhaitent voir adopter à brève échéance, de recenser et de modifier les dispositions en question.
4. Adapter les règles de computation des délais de prescription
aux exigences de la répression des infractions
Vos rapporteurs souhaitent qu’un nouvel équilibre soit trouvé dans les règles de computation des délais de prescription, afin de mieux concilier, d’une part, la sécurité juridique et les besoins de la répression des infractions, et, d’autre part, les droits des victimes à obtenir réparation et le droit des prévenus à un jugement dans un délai raisonnable ainsi qu’à un procès équitable.
C’est pourquoi vos rapporteurs proposent de réaffirmer le principe selon lequel le délai de prescription de l’action publique court au jour de la commission de l’infraction, quelle que soit la date de sa constatation (a), y compris lorsque la victime est une personne vulnérable (b) autre qu’un mineur, cas dans lequel le report du point de départ de la prescription est justifié (c). Par ailleurs, ils suggèrent de consacrer dans la loi la jurisprudence relative au report du point de départ de la prescription des infractions occultes et dissimulées afin de tenir compte des spécificités de la délinquance astucieuse (d). Ils souhaitent également que le principe de la suspension de la prescription en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites soit inscrit dans la loi (e). Enfin, ils recommandent de déterminer avec plus de précisions les motifs d’interruption de la prescription (f).
a. Réaffirmer que le délai de prescription de l’action publique court à compter du jour de la commission de l’infraction
Pour vos rapporteurs, le délai de prescription de l’action publique doit commencer à courir au jour de la commission des faits poursuivis, ainsi qu’en dispose déjà l’article 7 du code de procédure pénale. Toutefois, cette règle mérite d’être réaffirmée et de figurer plus expressément dans le code de procédure pénale afin qu’il y soit précisé que la prescription de l’action publique court à compter du jour où l’infraction a été commise, quelle que soit la date à laquelle elle a été constatée.
Cette règle générale est la seule qui garantisse la sécurité juridique, en permettant à tout justiciable de connaître à l’avance et de manière certaine les modalités de calcul du délai de prescription de l’action publique.
Deux précisions doivent cependant être apportées :
–– cette règle continuerait d’être adaptée à la nature et à la durée de l’élément matériel constitutif de l’infraction : jour du dernier des actes matériels constitutifs de l’infraction complexe ou d’habitude, jour où le dommage constitutif de l’infraction de résultat apparaît, jour où la situation illicite prend fin pour les infractions continuées et continues (339) ;
–– cette règle devrait être appliquée sans préjudice des cas dans lesquels la loi reporte elle-même le point de départ du délai, à raison de la spécificité de l’infraction concernée (infractions militaires (340), fiscales et électorales (341)) ou pour certaines infractions plus « techniques », comme le délit d’organisation frauduleuse d’insolvabilité (342), le délit d’usure (343), les infractions de non-paiement des cotisations de sécurité sociale par l’employeur ou le travailleur indépendant (344), le délit de banqueroute et les infractions commises dans le cadre d’un redressement ou d’une liquidation (345) ou le délit d’atteinte à la présomption d’innocence (346).
Proposition n° 7 Réaffirmer la règle selon laquelle le point de départ du délai de prescription de l’action publique est fixé au jour de la commission de l’infraction. |
Par cohérence avec ce principe général, vos rapporteurs suggèrent de n’admettre le report du point de départ du délai de prescription de l’action publique que dans les situations où il est possible de déterminer avec précision et objectivité le jour auquel l’infraction aurait pu être effectivement poursuivie.
b. Supprimer la règle du report du point de départ de la prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre une personne vulnérable au jour de la révélation des faits
Vos rapporteurs préconisent d’abroger la disposition prévue par le dernier alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale qui reporte le point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre une personne vulnérable au jour de la révélation des faits, c’est-à-dire à un moment par nature indéterminé et incertain. Cet alinéa dispose que le délai de prescription de l’action publique de certains délits « commis à l’encontre d’une personne vulnérable du fait de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou de son état de grossesse, court à compter du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
Or l’état de vulnérabilité de la victime ne peut pas justifier, en dehors de la situation très particulière des mineurs (347), le report du point de départ du délai de prescription au jour où celle-ci serait en mesure de prendre conscience de l’infraction qu’elle a subie et de la faire poursuivre. Car s’il est aisé, pour une victime mineure, de déterminer le moment objectif à partir duquel elle peut raisonnablement agir, tel n’est pas le cas pour les autres victimes vulnérables pour lesquelles ce moment dépend de leur évolution psychique.
Vos rapporteurs souscrivent aux nombreuses critiques formulées à l’égard de ce dispositif par les personnes qu’ils ont entendues : manque de précision et d’objectivité dans la définition des motifs de vulnérabilité, insécurité juridique générée par l’indétermination du jour auquel le point de départ du délai de prescription est reporté, incohérence de la liste des infractions soumises au régime dérogatoire, méconnaissance des mesures de protection juridique et humaine dont peuvent bénéficier certaines personnes vulnérables (348). Comme l’a résumé M. Robert Gelli, directeur des affaires criminelles et des grâces, « [l]e point de départ différé pour les personnes vulnérables (…) n’a pas de sens et pourrait être supprimé » (349).
Proposition n° 8 Supprimer le dernier alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale relatif au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions commises à l’encontre d’une personne vulnérable du fait de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou de son état de grossesse. |
c. Maintenir le report du point de départ de la prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre un mineur à la majorité de ce dernier
En revanche, vos rapporteurs souhaitent maintenir le report à sa majorité du point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions, principalement sexuelles, commises contre un mineur, conformément au dernier alinéa de l’article 7 et au deuxième alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale. Est également concerné le report à sa majorité du délai de prescription de l’action publique du crime de clonage reproductif s’il en est résulté la naissance d’un enfant, en application du second alinéa de l’article 215-4 du code pénal.
Ces dispositions sont essentielles pour la protection des mineurs victimes et constituent un acquis ancien et constamment réaffirmé depuis leur instauration par la loi n° 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance. Toutes les personnes entendues par vos rapporteurs ont d’ailleurs plaidé pour leur maintien. Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice, a souhaité « un statu quo sur le principe du report du point de départ à la majorité » afin de reconnaître la « spécificité pour les victimes mineures des infractions sexuelles au regard de leur très grande fragilité », car « le choc émotionnel subi surtout quand les faits ont été commis sur la durée par un parent ou une personne ayant autorité est de nature à provoquer un traumatisme profond » (350).
Le maintien de ces dispositions est d’ailleurs conforme aux tendances observées dans d’autres pays européens, qui ont choisi de reporter le point de départ du délai de prescription de l’action publique en cas d’infractions sexuelles commises à l’encontre d’un mineur au jour de sa majorité (Autriche, Belgique, Espagne, Pays-Bas, Portugal) ou à ses vingt-et-un ans (Allemagne) (351). En outre, comme l’a indiqué à vos rapporteurs M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles, « il s’agit d’une évolution internationale, préconisée notamment par la Recommandation 2002-5 du Conseil de l’Europe » (352).
Proposition n° 9 Conserver le principe selon lequel le point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre les mineurs est reporté au jour de leur majorité. |
d. Consacrer la jurisprudence relative au report du point de départ de la prescription de l’action publique des infractions occultes ou dissimulées
La fixation du point de départ de la prescription de l’action publique au jour de la commission des faits poursuivis est inadaptée à la répression des infractions astucieuses. Ainsi que vos rapporteurs l’ont expliqué dans les développements qui précèdent, cette règle intangible conduirait à encourager la délinquance la plus opaque et habile (353).
C’est pourquoi il est proposé de consacrer la jurisprudence développée depuis 1935 par la chambre criminelle de la Cour de cassation relative au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions occultes par nature et dissimulées au « jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
La consécration dans la loi de cette jurisprudence permettrait de satisfaire doublement à l’impératif de sécurité juridique, et notamment aux exigences de prévisibilité et d’accessibilité du droit qui en sont des composantes :
–– inscrit dans le code de procédure pénale, le principe même du report ne pourrait plus être ignoré des justiciables qui seraient tentés de se soustraire à la justice grâce à des manœuvres de dissimulation ;
–– la définition précise par la loi des notions de clandestinité et de dissimulation délimiterait plus nettement que ne le fait aujourd’hui la jurisprudence le champ des infractions concernées par le report.
Il appartiendrait aux juges du fond de s’assurer, sous le contrôle de la Cour de cassation, que les conditions de clandestinité et de dissimulation sont satisfaites dans chaque cas d’espèce et que la date à laquelle les faits poursuivis ont pu être portés à la connaissance de la justice n’est pas simplement hypothétique.
Proposition n° 10 Donner un fondement législatif à la jurisprudence relative au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions occultes ou dissimulées au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. |
e. Prévoir dans la loi que la prescription de l’action publique peut être suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites
Au-delà des cas dans lesquels le point de départ du délai de prescription de l’action publique doit être reporté en raison du caractère occulte de l’infraction ou des manœuvres utilisées pour la dissimuler aux autorités de poursuite ou à la victime, principalement en matière de délinquance économique et financière, d’autres motifs, plus larges et plus divers, ne reposant pas sur la clandestinité ou la dissimulation de l’infraction, peuvent mettre la victime ou le ministère public dans l’ignorance de faits répréhensibles et dans l’impossibilité d’agir.
Or la loi ne prévoit aujourd’hui la suspension du délai de prescription de l’action publique que pour des motifs ponctuels et limitativement énumérés, tenant par exemple à l’existence d’un obstacle statutaire à la poursuite d’une personne ou au recueil préalable de l’avis d’une autorité administrative (354). La jurisprudence a donc été contrainte d’intervenir en dehors de toute prescription légale pour autoriser la suspension de la prescription lorsque la partie poursuivante s’est trouvée dans l’impossibilité d’agir, en raison d’un obstacle de droit ou de fait insurmontable. Cette situation n’est pas acceptable, car elle laisse au juge le soin, en dehors de tout contrôle du législateur, de déterminer les conditions dans lesquelles la prescription peut être suspendue (nature de l’obstacle, force dirimante, etc.).
Pour combler ce vide juridique, vos rapporteurs recommandent d’inscrire dans la loi que la prescription de l’action publique est suspendue en cas d’obstacle à l’exercice des poursuites, qu’il s’agisse d’un obstacle de droit ou d’un obstacle de fait insurmontable. La référence à un obstacle de droit ou à un obstacle de fait insurmontable permet de définir avec précision la nature et la portée de l’obstacle suspensif qui ne saurait être caractérisé, aux yeux de vos rapporteurs, par de simples éléments rendant plus difficiles les poursuites mais par des difficultés irrésistibles à leur mise en œuvre, assimilables, lorsqu’il s’agit d’un obstacle de fait insurmontable, à un cas de force majeure.
Cette proposition vise à donner un fondement légal à la règle dégagée par l’assemblée plénière de la Cour de cassation dans son arrêt du 7 novembre 2014 et, ainsi, à renforcer la sécurité juridique des dispositions relatives à la suspension de la prescription. Elle fait aussi écho à la solution adoptée dans le cadre de la réforme de la prescription récemment intervenue en matière civile, avec la consécration par la loi de l’adage contra non valentem agere non currit praescriptio, désormais inscrit à l’article 2234 du code civil qui vise toute « impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ».
Proposition n° 11 Inscrire dans la loi le principe selon lequel la prescription de l’action publique est suspendue en présence d’un obstacle de droit ou d’un obstacle de fait insurmontable, rendant impossible l’exercice des poursuites. |
f. Préciser et clarifier les motifs d’interruption de la prescription
Est aujourd’hui interruptif de prescription, au sens du code de procédure pénale, tout « acte d’instruction ou de poursuite » (355). Dans le silence et l’imprécision de la loi et afin d’adapter cette formulation aux réalités de l’instruction et des poursuites, la Cour de cassation a interprété de façon extensive la notion d’acte d’instruction, en y intégrant non seulement les actes établis par le juge d’instruction mais aussi ceux qui ont pour objet l’administration de la preuve, réalisés par les policiers, les gendarmes et les agents chargés de fonctions de police judiciaire. Elle a fait de même pour la notion d’acte de poursuite afin d’y inclure les actes émanant du ministère public et de la partie civile tendant à la mise en œuvre des poursuites. Elle a également ajouté à cette liste les actes tendant au jugement de l’auteur d’une infraction.
Les auditions menées par vos rapporteurs ont fait apparaître la nécessité d’une clarification de la notion d’acte interruptif :
–– MM. Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes et maître de conférences à l’Université de Nantes, et Didier Guérin, président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ont appelé à préciser davantage cette notion, sous l’angle de l’intention exprimée par la partie poursuivante et de la manifestation d’une volonté de poursuivre ou d’instruire ;
–– M. Bernard Bouloc, professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, a relevé que les actes d’enquête, préalables à la poursuite, n’étaient étrangement pas visés par la rédaction retenue par le code de procédure pénale alors qu’ils constituent l’immense majorité des actes interruptifs : aussi a-t-il suggéré, au cours de son audition, de préciser que la prescription est interrompue par tout « acte d’instruction, de poursuite ou de recherche tendant à l’établissement des infractions ou à l’identification de leurs auteurs » ;
–– M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien président de chambre de jugement à la CPI, a proposé de clarifier et de préciser ainsi la rédaction du premier alinéa de l’article 7 du code de procédure pénale : « en matière de crime et sous réserve des dispositions de l’article 213-5 du code pénal, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite. Ce délai est interrompu si, dans l’intervalle, intervient un acte ou une décision d’enquête, de poursuite ou d’instruction traduisant explicitement l’intention d’exercer ou de continuer à exercer de manière effective l’action publique » ;
–– M. Robert Gelli, directeur des affaires criminelles et des grâces, a également considéré que le législateur pourrait fixer avec plus de précisions les motifs d’interruption en s’inspirant du dispositif proposé par l’avant-projet de réforme du code de procédure pénale de 2010 (356) qui prévoyait que la prescription serait interrompue « par tout acte ou décision émanant des autorités publiques tendant à la recherche et à la poursuite des infractions et à la condamnation de leurs auteurs, par tout acte mettant en mouvement l’action pénale, y compris s’il émane de la personne exerçant l’action civile et par la demande d’octroi de la qualité de partie civile formée par la victime » (357).
Vos rapporteurs considèrent eux aussi que le législateur devrait se montrer plus précis dans la définition des actes qui ont pour effet d’interrompre la prescription, ce qui permettrait de limiter les tentations d’extension jurisprudentielle. Ainsi que le leur ont indiqué nombre de personnes entendues, il ne doit toutefois pas s’engager dans une entreprise, « illusoire, voire dangereuse » (358), d’énumération, sauf à prendre le risque de ne pas être exhaustif et de figer à l’excès la matière (359).
Vos rapporteurs proposent donc de préciser la notion d’actes interruptifs mentionnée par l’article 7 précité :
–– en ajoutant aux actes de poursuite et d’instruction les actes d’enquête qui participent, au même titre que les deux premiers, à la recherche des auteurs d’infractions et à leur condamnation ;
–– en prévoyant que, pour être interruptifs, ces actes doivent avoir pour finalités la recherche, la poursuite et le jugement des auteurs d’infractions : ces précisions permettraient d’exclure de la liste des actes interruptifs ceux qui revêtent simplement un caractère administratif ou de mesure interne et de conférer expressément un effet interruptif aux actes de jugement ;
–– en ajoutant que ces mêmes actes sont interruptifs même s’ils émanent de la personne exerçant l’action civile : si la plupart des actes interruptifs émanant de la partie civile tendent à la mise en œuvre des poursuites ab initio (360) (plainte avec constitution de partie civile, citation directe), certains d’entre eux interviennent au cours de l’instruction ou de l’enquête (appel formé contre une ordonnance de non-lieu rendue par le juge d’instruction (361), demande de report de l’ordonnance de clôture pour produire des pièces nouvelles dans le cadre de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 (362)).
À cet égard, vos rapporteurs proposent que soit ajoutée aux actes tendant à la mise en œuvre des poursuites qui émanent de la victime la simple plainte adressée au procureur de la République ou déposée auprès d’un service de police judiciaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui (363). En effet, la Cour de cassation ne reconnaît un caractère interruptif qu’au dépôt de plainte avec constitution de partie civile opéré à condition que la victime ait procédé au versement, dans le délai imparti, du montant de la consignation prévu par l’article 88 du code de procédure pénale ou qu’elle ait obtenu l’aide juridictionnelle la dispensant de consigner. Sont pourtant considérés comme des actes interruptifs les procès-verbaux établis par les officiers et agents de police judiciaire dans le cadre de l’article 14 du même code, contenant une dénonciation d’infraction pénale par une personne entendue pour des faits distincts (364). En conséquence, il apparaît judicieux de considérer que la simple plainte adressée par une victime potentielle au procureur de la République ou déposée auprès d’un service de police ou de gendarmerie soit également interruptive de prescription, dès lors qu’elle ne présente pas un caractère abusif.
Proposition n° 12 Clarifier et préciser la notion d’acte interruptif mentionnée par l’article 7 du code de procédure pénale en conférant un caractère interruptif à tout acte d’enquête, d’instruction ou de poursuite tendant effectivement à la recherche, à la poursuite et au jugement des auteurs d’infractions, même s’ils émanent de la personne exerçant l’action civile, y compris s’il s’agit d’une simple plainte adressée par la victime au procureur de la République ou déposée auprès d’un service de police judiciaire. |
5. Prévoir de nouvelles modalités d’extinction de l’action publique en cas d’inaction prolongée de l’autorité judiciaire
Vos rapporteurs ont précédemment expliqué qu’ils n’étaient pas favorables à l’instauration d’un « délai butoir » au-delà duquel toute procédure judiciaire serait caduque (365). Néanmoins, ils ont pleinement conscience que le doublement des délais de prescription de l’action publique et la consécration dans la loi de la jurisprudence de la Cour de cassation relative au report du point de départ du délai de prescription iraient dans le sens d’une plus grande sévérité dans la répression.
S’ils sont convaincus du bien-fondé de ces propositions, ils ne souhaitent toutefois pas que l’instauration de ces règles nouvelles conduise à l’avènement d’une forme d’imprescriptibilité de fait. Il paraît en effet difficile d’imaginer que, par le jeu des actes interruptifs, qui effacent rétroactivement le délai déjà écoulé, le délai de prescription de l’action publique recommence à courir pour une durée équivalente à celle des délais que vos rapporteurs ont proposé d’instituer, à savoir six ans en matière délictuelle et vingt ans en matière criminelle (366).
Aussi ont-ils réfléchi à l’opportunité d’instituer de nouvelles règles qui obligeraient la justice, une fois saisie d’une affaire, à faire preuve de toute la célérité possible. Il n’est en effet pas tolérable, comme le faisait remarquer fort justement M. le procureur général près la Cour de cassation, « qu’aucun acte d’investigation ne soit accompli durant 3 ans à partir de la mise en mouvement de l’action publique », de même qu’il est « anormal de laisser prescrire un crime ou un délit alors que des poursuites ont été engagées » (367). Qui plus est, « la dissociation du délai de prescription, à l’intérieur duquel l’acte interruptif doit intervenir, et du délai dans lequel, la prescription ayant été interrompue, l’autorité judiciaire doit poursuivre ses diligences, s’impose avec d’autant plus de force que la durée de la prescription est accrue » (368), ainsi que l’indiquait, à juste titre, M. Dominique Foussard, avocat aux conseils.
Vos rapporteurs ont donc tiré toutes les conséquences de ces remarques et ont conclu à la nécessité de modifier la portée des actes interruptifs de prescription (369) dès lors que les poursuites ont été engagées, en rompant avec la règle selon laquelle chaque acte en question fait courir un délai identique au délai initial. De cette manière, l’action publique serait éteinte à l’issue d’un délai abrégé. À l’instar de M. Jean-Claude Marin, ils estiment que ce délai pourrait être fixé à trois ans, et non pas à un an ou deux ans, ainsi que l’ont proposé M. Dominique Foussard et Mme Claire Waquet. En effet, ces deux derniers délais, vraisemblablement trop brefs, risqueraient de faire peser sur l’autorité judiciaire une contrainte difficilement supportable au regard de ses moyens.
Ce nouveau dispositif ne s’appliquerait que lorsque les poursuites seraient engagées à l’encontre d’une ou plusieurs personnes nommément désignées et pas dans les cas où l’enquête ou l’instruction serait diligentée contre X.
Concrètement, en matière criminelle comme délictuelle (370), l’autorité judiciaire ou les éventuelles parties civiles disposeraient, à compter du premier acte interruptif de prescription ou du dernier lorsqu’il en est réalisé plusieurs
– qu’il émane d’un magistrat, d’un officier de police judiciaire ou de la partie civile – d’un délai de trois ans pour accomplir un nouvel acte d’enquête, d’instruction ou de poursuite ou, s’agissant de la partie civile, un acte considéré comme interruptif de prescription par la jurisprudence.
Chaque acte aurait donc pour effet de faire recourir le délai de prescription pour une durée de trois ans.
Vos rapporteurs n’ignorent pas que cette proposition suscite des réserves au sein du monde judiciaire. Toutefois, ils voient dans cette modification un moyen d’accroître la célérité de l’appareil judiciaire, qui fait parfois cruellement défaut, et de garantir le droit de chacun à être jugé dans un délai raisonnable.
En définitive, l’acquisition de la prescription sanctionnerait la négligence de l’autorité judiciaire ou des parties civiles à faire preuve de vigilance et de diligence une fois l’action publique engagée. N’est-ce pas, comme vos rapporteurs l’ont indiqué au début du présent rapport, l’un des fondements, ancien comme contemporain, de la prescription ?
Proposition n° 13 En matière criminelle et délictuelle, lorsque les poursuites sont engagées à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes nommément désignées, prévoir l’extinction de l’action publique en cas d’inaction de l’autorité judiciaire en fixant à trois ans le délai de prescription rouvert par chaque acte interruptif. |
6. Garantir une interprétation stricte des dispositions relatives
à la prescription
Une analyse de la jurisprudence montre, ainsi que vos rapporteurs l’ont évoqué précédemment, que le juge s’est affranchi de la lettre de certaines dispositions législatives relatives à la prescription ou en a fait une interprétation extensive. Ainsi, il a pu décider, en dehors de tout fondement légal, que le point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions occultes et dissimulées serait reporté à une date autre que celle de la commission de l’infraction (371). Par ailleurs, il n’a pas hésité à conférer un caractère interruptif à des actes dépourvus de nature judiciaire (372).
C’est pourquoi vos rapporteurs estiment judicieux qu’à l’avenir, les dispositions encadrant la prescription fassent l’objet d’une interprétation stricte, ce qui ferait écho au principe posé par l’article 111-4 du code pénal, qui dispose que « [l]a loi pénale est d’interprétation stricte ». Comme le relevait M. Dominique Foussard, avocat aux conseils, si « en droit pénal, les règles sont d’interprétation stricte », en vertu du principe de légalité, « en procédure pénale, les choses sont moins nettes ». Certes, on « évoque bien le principe de légalité procédurale » mais il « n’a pas la force qu’on lui reconnaît lorsqu’on est en présence des règles de fond » (373). Il conviendrait d’y remédier afin de s’assurer que la jurisprudence ne puisse de nouveau s’affranchir des règles édictées par la loi.
Vos rapporteurs ont envisagé de ne consacrer ce principe qu’à l’égard des règles relatives à la prescription. Toutefois, afin d’éviter tout risque d’interprétation a contrario, qui aurait conduit à écarter l’application de ce principe pour les autres dispositions de procédure, ils préconisent de l’inscrire à l’article préliminaire du code de procédure pénale.
Proposition n° 14 Inscrire à l’article préliminaire du code de procédure pénale le principe de l’interprétation stricte de ses dispositions. |
*
Les propositions formulées par vos rapporteurs sont le fruit d’une réflexion entamée il y a plusieurs mois et constituent à leurs yeux les composantes d’une réforme pragmatique et équilibrée. Ils entendent bien traduire rapidement leurs propositions dans un texte de loi, comme ils l’avaient fait à la suite de la mission d’information sur la révision des condamnations pénales de décembre 2013, dont les conclusions avaient largement inspiré la loi n° 2014-640 du 20 juin 2014 relative à la réforme des procédures de révision et de réexamen d’une condamnation pénale définitive.
Au cours de sa réunion du mercredi 20 mai 2015, la Commission procède à l’examen du rapport de la mission d’information.
M. le président Jean-Jacques Urvoas. Je cède à présent la parole aux deux rapporteurs de la mission d’information sur la prescription en matière pénale, qui a longuement travaillé et dont les conclusions sont déjà présentées dans un article du Figaro d’aujourd’hui comme « une œuvre d’importance ». L’on avait dit cela de Chateaubriand ; on le dira maintenant de MM. Alain Tourret et Georges Fenech ! (Sourires)
M. Alain Tourret, rapporteur. Monsieur le Président, je voudrais tout d’abord me féliciter du travail que nous avons réalisé avec Georges Fenech. Nous avons beaucoup travaillé, entendu et écouté de nombreuses personnes ; nous avons ainsi pu nous faire notre propre opinion, rédiger ce rapport et formuler les propositions que nous allons vous présenter, avant de nous atteler à la rédaction d’une proposition de loi. Il s’agit d’une méthode fructueuse qui avait déjà fait ses preuves sur la question de la révision des décisions pénales et permis l’adoption, par notre Assemblée, d’une loi à l’unanimité.
Je souhaite qu’il en soit de même sur la réforme de la prescription pénale mais il faut avouer qu’elle ressemble un peu à la « réforme impossible », tant tous ceux qui s’y sont attelés avant nous ont échoué, à commencer par le président Pierre Mazeaud ou le sénateur Jean-Jacques Hyest qui, après avoir en 2007 formulé des propositions de réforme de la prescription civile et de la prescription pénale, n’a pu faire aboutir que celles relatives à la première. Il y a eu aussi, en 2008, le rapport de M. Jean-Marie Coulon sur la dépénalisation de la vie des affaires, qui est resté lettre morte puis, en 2010, l’avant-projet de réforme du code de procédure pénale, qui a également échoué. J’espère que cette fois-ci, nous y parviendrons.
Ce que nous proposons n’est pas, comme l’écrivait Le Figaro ce matin, une « petite révolution pénale » mais une révolution pénale douce, qui essaie de trouver des solutions adaptées aux problèmes soulevés.
Deux formes de prescription affectent, en droit pénal, l’action de la justice. La première, la prescription de l’action publique, est un mode général d’extinction de l’action publique par l’effet de l’écoulement d’un certain temps depuis le jour de la commission de l’infraction ; elle intervient avant la condamnation définitive. Elle se distingue des autres causes d’extinction de l’action publique mentionnées à l’article 6 du code de procédure pénale. La seconde, la prescription de la peine, met en échec le droit, pour la puissance publique, d’exécuter, à l’expiration d’un certain délai les sanctions définitives prononcées par le juge. Ces deux types de prescription se distinguent également par la durée de leurs délais et, au sein de chacune d’elles, par des délais différents en matière criminelle, délictuelle et contraventionnelle : ce sont donc pas moins de six délais de prescription de droit commun qui existent dans notre droit.
La prescription est une institution séculaire et – puisque nous parlons en ce moment beaucoup du latin – elle serait apparue pour la première fois sous le règne d’Auguste, vers 18 ou 17 avant Jésus-Christ, avec la loi Julia, de adulteriis qui instaura une prescription de cinq ans pour les delicta carnalia – chacun aura reconnu ici notamment l’adultère. Par la suite, les codes romains fixèrent à vingt ou trente ans le délai de prescription de l’action publique et rendirent imprescriptibles les infractions les plus graves, comme le parricide : on a déjà là la distinction entre prescription et imprescriptibilité. C’est Saint Louis qui va installer la prescription dans notre droit avec l’octroi de la Charte d’Aigues-Mortes de 1246 qui, fait notable, posait déjà le principe d’une classification tripartite des délais de prescription. Il y est écrit qu’« on ne pourra pas enquêter après une période de dix ans au sujet d’un crime (…) contre celui qui aura été présent pendant ces dix ans ou la plus grande partie de ces dix ans ; (…) ni au sujet d’un vol après une période de deux ans ; ni au sujet d’une amende non réglée après une période d’un mois ». Cette charte, d’une extraordinaire modernité, montre que l’essentiel des principes du code de procédure pénale
– classification par infraction, motif d’interruption – relatifs à la prescription ont été posés dès 1246 !
Les articles 7 et 8 du code de procédure pénale sont simples : ils disposent que la prescription de l’action publique court à partir du moment où le fait est commis. Toutefois, estimant qu’il était insupportable que certaines infractions ne puissent pas être poursuivies, la jurisprudence s’est progressivement écartée de la lettre de ces articles et a multiplié, à partir de 1935, les décisions contra legem en retenant la date de révélation des faits pour point de départ du délai de prescription de l’action publique. Dans le même temps, et cela témoigne de notre totale schizophrénie, nul ne remet véritablement en cause le principe même de la prescription. En effet, à la différence des pays anglo-saxons dans lesquels l’imprescriptibilité est plutôt la règle, la prescription demeure une tradition forte dans notre pays de droit romain, même si un courant de la doctrine défend désormais la généralisation de l’imprescriptibilité en soulignant que ses effets pervers pourraient parfaitement être tempérés ou corrigés par la possibilité laissée au procureur de la République d’entamer ou non les poursuites.
Cette jurisprudence erratique remet en cause la sécurité juridique en faisant courir le délai de prescription de l’action publique de certains délits à partir du moment où ils sont commis – y compris dans la délinquance économique – et d’autres à partir du moment où ils sont révélés. Tous les professionnels du droit ont estimé qu’il n’était plus possible de continuer ainsi et ont reproché au législateur sa frilosité, en l’invitant à se saisir du problème.
Nous-mêmes, législateurs, avons notre part de responsabilité dans le dérèglement du système, car nous avons allongé les délais de prescription de l’action publique et des peines. Nous avons ainsi soumis certains crimes à des délais de prescription de trente années et porté le délai de prescription de l’action publique de certains crimes commis sur mineurs à vingt années. Nous avons également porté à vingt ou dix ans la durée des délais de prescription applicables à certains délits. Peut-on admettre que notre droit soit devenu si peu lisible et insécurisant en raison, d’une part, d’une jurisprudence contra legem en perpétuel renouvellement et, d’autre part, de lois qui modifient incessamment les règles ? Nous ne le pensons pas et c’est la raison pour laquelle nous avons souhaité apporter des réponses à ce double éclatement du droit de la prescription.
Je le disais à l’instant, beaucoup d’autres ont, avant nous, essayé de réfléchir aux modifications nécessaires. Rappelons-nous de la réforme proposée par le président Pierre Mazeaud – chacun se souvient ici de son art du droit et de sa combativité – qui a buté sur la question de la prescription du délit d’abus de biens sociaux, qui, il faut bien le reconnaître, a systématiquement conduit le législateur à renoncer à réformer dans son ensemble le droit de la prescription, souvent sous d’insistantes pressions extérieures. Georges Fenech vous expliquera en quoi la solution que nous avons retenue sur ce sujet nous évitera un tel écueil.
Nous formulons au terme de nos travaux quatorze propositions ayant vocation à être reprises par une proposition de loi qui sera soumise à l’avis du Conseil d’État et, nous l’espérons, rapidement examinée par notre assemblée. Je vais vous en présenter les grandes lignes.
En premier lieu, il nous est apparu que les délais actuels de prescription de l’action publique, respectivement fixés à un an, trois ans et dix ans en matière de contraventions, de délits et de crimes, ne permettaient plus une juste répression des infractions commises. C’est l’avis de toutes les personnes que nous avons entendues et l’enseignement du droit comparé, les délais de prescription instaurés par nos voisins européens étant généralement plus longs que les nôtres. C’est d’ailleurs en raison de la brièveté de nos délais que la Cour de cassation a développé toute sa jurisprudence contra legem.
En conséquence, nous proposons de doubler les délais de prescription de l’action publique et de les porter d’un an à deux ans en matière contraventionnelle, de trois à six ans en matière délictuelle et de dix à vingt ans en matière criminelle. C’est, à notre avis, le seul moyen de ne pas assurer l’impunité des auteurs d’infractions, car, rappelons-le, l’impunité en raison de l’acquisition de la prescription doit demeurer l’exception et chacun doit répondre de ses actes devant les juridictions. Nous suggérons également de procéder à l’unification des délais de prescription de l’action publique et des peines.
Quelles alternatives se présentaient à nous ? D’autres systèmes juridiques sont fondés sur l’imprescriptibilité mais nous n’y sommes pas favorables : l’imprescriptibilité doit être réservée au crime de génocide et aux autres crimes contre l’humanité, sous réserve – j’y reviendrai – d’y ajouter les crimes de guerre. Il nous a également été proposé d’instaurer un délai butoir d’une durée de dix années, courant à compter de la mise en cause de la personne, au terme duquel la procédure judiciaire s’arrêterait définitivement si aucun procès ne s’est tenu. C’est, selon nous, oublier l’intelligence et la malignité juridiques des parties, singulièrement des avocats qui – c’est un avocat qui parle – soulèvent systématiquement de multiples moyens de nullités de procédure, freinant d’autant l’action judiciaire. Je vous laisse imaginer la situation des victimes qui se trouveraient confrontées à une telle situation. Et je rappelle que les affaires dans lesquelles un tel délai serait aujourd’hui dépassé ne manquent pas, à commencer par le procès de l’amiante.
Nos travaux ont été l’occasion de réfléchir aux fondements de la prescription.
La « grande loi de l’oubli », justification traditionnellement avancée à l’existence de la prescription, selon laquelle, au bout d’un certain temps, il ne serait plus normal ni légitime de poursuivre une infraction, a du plomb dans l’aile et n’est plus revendiquée que par de rares personnes.
Mais d’autres fondements conservent leur validité comme la disparition des preuves qui ne sont pas seulement scientifiques mais aussi humaines. Si ce fondement paraît remis en cause par l’irruption des preuves scientifiques, notamment l’ADN, le Syndicat de la magistrature nous a, à juste titre, invités à ne pas en être les esclaves et à tenir compte des conséquences d’un allongement de la durée des délais de prescription de l’action publique sur la fiabilité des témoignages humains. La prescription demeure également la sanction légitime de l’inaction de l’autorité judiciaire tant il paraît inadmissible de laisser la justice n’accomplir aucun acte pendant un certain temps. Comme vous l’expliquera Georges Fenech, nous avons repris l’une des propositions formulées par le procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-Claude Marin, sur ce sujet. Nous devons enfin prendre en considération de nouveaux fondements, inspirés des réflexions européennes et anglo-saxonnes autour des notions de droit au procès équitable et de délais raisonnables.
Pour toutes ces raisons, il nous est apparu nécessaire de maintenir un système de prescription, en faisant en sorte qu’elle ne constitue pas un moyen d’impunité mais qu’elle puisse jouer lorsque l’action publique n’a pas été exercée correctement par ceux qui en ont la charge, c’est-à-dire les magistrats et les enquêteurs.
En deuxième lieu, nous nous sommes également intéressés au régime de la prescription des crimes de guerre, actuellement soumis à des délais de prescription de l’action publique et des peines de trente années. Faut-il rendre ces crimes imprescriptibles au même titre que le crime de génocide et les autres crimes contre l’humanité ?
Notre Commission a déjà débattu de cette question en 2010, lors de la discussion du projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale, qui a introduit dans notre droit la définition des crimes de guerre et les a soumis à des délais de prescription allongés. J’ai pris connaissance avec beaucoup d’intérêt de la position défendue par le président Jean-Jacques Urvoas, favorable à l’imprescriptibilité des crimes de guerre car il estimait alors qu’un magistrat pourrait poursuivre d’éventuels crimes de guerre prescrits en droit français en invoquant leur imprescriptibilité en application de l’article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998. Cette argumentation nous a convaincus, tout comme celle de M. Bruno Cotte, ancien magistrat à la Cour pénale internationale, qui démontre, dans sa contribution écrite annexée au rapport, que nombre de faits sont susceptibles de recevoir la double qualification de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, les moyens mis en œuvre pour les commettre étant souvent les mêmes. Dès lors, il ne nous semble plus possible de continuer à ignorer plus longtemps l’exigence d’imprescriptibilité posée par la norme internationale. Nous sommes dans l’obligation de mettre notre droit en conformité avec celle-ci, à défaut de quoi le juge le fera à notre place en développant, une nouvelle fois, une jurisprudence contra legem s’appuyant sur la hiérarchie des normes. Nous avons, enfin, été convaincus par la position de madame la garde des Sceaux sur ce sujet lors de son audition.
Vous l’aurez compris, c’est une modification essentielle et sensible de notre droit que nous proposons, qui nous obligera à réfléchir aux modalités d’application dans le temps de ce nouveau cas d’imprescriptibilité et à décider s’il a vocation à s’appliquer aux faits commis à partir de 2010, date à laquelle les crimes de guerre ont été introduits en droit français.
En troisième et dernier lieu, nous proposons de revenir sur la disposition relative au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique lorsque la victime est une personne vulnérable. Introduite à l’article 8 du code de procédure pénale en 2011, elle permet de différer le cours de la prescription aussi longtemps que la victime de l’infraction est soumise à un état de vulnérabilité. Peut-on vraiment considérer que l’« état de grossesse » d’une femme enceinte constitue un motif de vulnérabilité ? Aussi stupide que cela puisse paraître, le législateur l’a fait. Est également visée la personne vulnérable « du fait de son âge » : mais comment peut-on se guérir de l’âge alors qu’on vieillit un peu plus tous les jours ? Cela figure pourtant dans notre code ! Le même constat s’impose pour les personnes privées de leur libre arbitre et placées dans l’incapacité de se rendre compte qu’elles ont été victimes d’une infraction : cela reviendrait à confier à la victime le soin de déterminer par elle-même le point de départ du délai de prescription. Cela nous semble intolérable. L’abrogation de cette disposition est, à notre avis, une solution sage, au surplus souhaitée par tous les magistrats entendus qui avaient unanimement manifesté leur incompréhension au moment de son adoption.
En revanche, nous souhaitons que, s’agissant des mineurs, le délai de prescription de l’action publique des infractions commises à leur encontre continue de courir seulement à compter de leur majorité, comme le prévoit déjà notre code de procédure pénale.
Je cède à présent la parole à mon collègue Georges Fenech qui va vous présenter nos autres propositions.
M. Georges Fenech, rapporteur. Monsieur le Président, mes chers collègues, vous nous avez confié à Alain Tourret, membre de la majorité, et moi-même, membre de l’opposition, cette mission d’information sur la prescription en matière pénale. Nous ne dirons ni l’un ni l’autre qu’il s’agit d’une œuvre mais d’un défi à relever, qui suppose de parcourir encore un long chemin pour parvenir à un texte équilibré, satisfaisant et protecteur à la fois de la société et du justiciable. Nous avons travaillé comme nous l’avions fait précédemment lors de la mission sur la révision des décisions pénales, dans un esprit qui transcende les clivages politiques. Il ne s’agit d’ailleurs pas, à proprement parler, de politique pénale, sur laquelle nous avons l’occasion de nous confronter, mais de philosophie d’une justice qui se veut admise universellement, de quelque côté que nous nous trouvions.
Notre société moderne, à l’heure de l’internet ou de la mondialisation, fait prévaloir la mémoire sur l’oubli, contrairement à l’époque napoléonienne, quand l’espérance de vie ne dépassait guère les quarante-cinq ans, quand la police scientifique n’existait pas encore, quand enfin la religion du juge ne reposait le plus souvent que sur les témoignages. Les formidables progrès de la preuve, notamment par ADN, ont relégué aux oubliettes l’un des fondements de cette trop courte durée de la prescription, celui du dépérissement des preuves. Le premier président de la Cour de cassation, M. Bertrand Louvel, nous faisait ainsi remarquer que des égyptologues venaient d’identifier, 3000 ans après sa mort, le meurtrier de Ramsès III !
Que valent en conséquence aujourd’hui les fondements liés au dépérissement des preuves et à la faillibilité des témoignages pour justifier une prescription de dix ans en matière criminelle et de trois ans en matière délictuelle ? D’ailleurs, reconnaissons que l’opinion publique n’accepte plus que certains crimes puissent rester impunis. Il suffit de penser à l’affaire des disparues de l’Yonne, en réalité prescrite et dans laquelle il a fallu utiliser un subterfuge juridique pour éviter la prescription et considérer qu’un simple soit-transmis du parquet adressé à la DDASS (direction départementale des affaires sanitaires et sociales) l’avait interrompue, et permettre ainsi de poursuivre leur auteur, Émile Louis.
C’est pourquoi les règles édictées par les articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale sont devenues obsolètes et infondées. Tant le législateur que le juge se sont efforcés, au fil du temps, d’en limiter la portée, voire de les contourner. À telle enseigne que les systèmes multiples de prescription sont devenus incohérents, illisibles et sources d’une insécurité juridique préjudiciable tant à la société, qu’à l’auteur et à la victime.
Je ne reviendrai pas sur les points qu’à excellemment développés Alain Tourret, notamment en ce qui concerne l’allongement des délais de la prescription de l’action publique et l’imprescriptibilité des crimes de guerre qui nous permettra de nous mettre en conformité avec nos engagements internationaux. Je m’attacherai pour ma part à vous exposer deux autres propositions essentielles, issues de nos quarante auditions de personnalités du monde judiciaire et associatif.
Il s’agit, premièrement, de la consécration législative de la jurisprudence relative aux modalités de computation des délais de prescription de l’action publique des infractions occultes et dissimulées, ou lorsqu’un obstacle rend impossible l’exercice des poursuites en application de la règle romaine contra non valentem agere non currit praescriptio, selon laquelle la prescription ne court pas contre celui qui se trouve dans l’impossibilité d’agir. Cette seconde règle a dernièrement fait l’objet d’une application très commentée à l’occasion d’un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 7 novembre 2014 portant sur une affaire d’octuple infanticide, commis par une mère dont l’état d’obésité chronique avait masqué les différentes grossesses et constituait, selon la plus haute juridiction, un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites.
Mais vous l’aurez compris, la modification des règles de computation des délais de prescription de l’action publique concerne beaucoup plus fréquemment les délits occultes ou dissimulés, notamment en matière économique et financière, ceux-là mêmes sur lesquels les précédentes tentatives de mise en cohérence du droit de la prescription ont échoué. Sans doute est-ce là l’un des points les plus sensibles, politiquement, de nos propositions et qui est à l’origine des échecs précédents.
Le principe légal est, rappelons-le, que le point de départ de la prescription est celui du moment de la commission des faits. Mais face à la complexité et à la clandestinité de certaines infractions dites astucieuses, tels que l’abus de biens sociaux ou la grande corruption internationale, qui se jouent des frontières, qui sont commises dans la plus grande opacité par de simples jeux d’écritures ou par la fabrication de faux très difficiles à déceler, cette jurisprudence dite de la « révélation » nous apparaît nécessaire et mérite d’être enfin consacrée par le législateur.
Prenons l’hypothèse, telle que nous l’a notamment expliquée le juge émérite du pôle financier, M. Renaud Van Ruymbeke, de malversations à partir de comptes offshore. Bien souvent les faits remontent à plus de trois ans et ne se révèlent que bien plus tard, en raison de législations étrangères très protectrices du secret bancaire. Si effectivement la prescription est interrompue par des actes interruptifs, encore faut-il que l’enquête ait commencé moins de trois ans après la commission des faits, ce qui se révèle pratiquement être une hypothèse d’école dès lors qu’ils se commettent dans les paradis fiscaux.
Il est un fait qu’en vous proposant de consacrer par la loi la jurisprudence sur les faits occultes ou dissimulés, nous nous inscrivons à contre-courant de plusieurs tentatives de réforme précédentes – celle de la commission dite « Coulon » portant sur la dépénalisation de la vie des affaires ou celle de l’avant-projet de réforme du code de procédure pénale de 2010 – qui suggéraient de retenir toujours la date de commission des faits comme point de départ de la prescription avec, en contrepartie, un allongement du délai de prescription. Nous pensons que de telles dispositions auraient conduit à un affaiblissement de la lutte contre la grande délinquance économique et financière et je suis convaincu que nul ici ne le souhaite. Face à la difficulté de traquer la délinquance qui occasionne un trouble grave et durable à l’ordre public et économique, les juges ont développé, pour l’abus de bien social, la théorie dite de la « dissimulation » à partir d’un arrêt du 7 décembre 1967, afin de retarder le point de départ de la prescription au jour où l’infraction a pu être décelée. De même, dans un arrêt de principe du 10 août 1981, la chambre criminelle a énoncé que le point de départ de la prescription triennale est fixé « au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ». Plus récemment, la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du 19 mars 2008, que le délai de prescription en matière de trafic d’influence ne commençait à courir, en cas de dissimulation, qu’à partir du jour ou l’infraction a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice des poursuites. La même solution a été retenue le 6 mai 2009 dans une affaire de corruption et d’abus de confiance, le 27 juin 2001 dans une affaire de favoritisme et le 18 juin 2002 à l’occasion d’une affaire de détournement de fonds publics.
C’est cette jurisprudence que nous vous proposons de consacrer dans la loi en édictant que le point de départ de la prescription ne court qu’à compter de la date à laquelle les faits ont pu être constatés dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Nous nous inscrivons dans la continuité des propositions qu’avait formulées, le 20 juin 2007, la mission d’information du Sénat conduite par MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung. Nous considérons en effet, à la suite de l’avis exprimé le 16 avril 2010 par la Cour de cassation, que revenir sur la jurisprudence de la révélation serait « contraire aux impératifs de lutte contre la grande délinquance ».
Nous pouvons imaginer cependant que quelques esprits chagrins – qui ne sont pas ici bien entendu – puissent objecter la disproportion qu’il y aurait à vouloir rendre quasiment imprescriptibles certains délits occultes ou dissimulés, à l’instar des crimes contre l’humanité, bien plus graves. C’est un point de vue purement caricatural. Ainsi dans les pays de common law qui ne connaissent pas la prescription comme principe général, les poursuites sont de fait abandonnées lorsque le temps écoulé a effacé les preuves ou fait disparaître tout trouble à l’ordre public. Rappelons, dans le même ordre d’idées, que notre système judiciaire repose sur le principe de l’opportunité et non de la légalité des poursuites, ce qui permet de réguler l’action publique en lui conservant tout son sens.
Enfin, avec cette consécration législative, nous renforcerions la sécurité juridique. En effet, d’une part, les justiciables tentés de commettre ces infractions astucieuses seront préalablement avertis des risques encourus et, d’autre part, une définition légale de la notion de dissimulation délimitera plus précisément le champ des infractions concernées par ce report du point de départ de la prescription, qu’il appartiendra bien entendu ensuite à la jurisprudence d’appliquer.
La seconde et dernière proposition que je veux évoquer et que nous soumettons à votre examen, et sur laquelle je voudrais insister, est celle, très novatrice, de la sanction de l’inaction judiciaire. Elle découle en réalité des précédentes propositions sur le report du point de départ de la prescription et l’allongement des délais. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un nouveau cas de prescription mais plutôt d’extinction de l’action publique en raison de l’inaction de l’autorité judiciaire. Nous ne souhaitons pas que, par le jeu cumulé du doublement des délais de prescription de l’action publique, du report du point de départ de la prescription et de l’effacement rétroactif total du temps de prescription déjà écoulé par l’accomplissement d’un acte interruptif, l’on aboutisse à l’avènement d’une forme d’imprescriptibilité de fait. Il n’est en outre pas tolérable, comme nous l’a fait remarquer M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, qu’aucun acte d’investigation ne soit accompli durant trois ans à partir de la mise en mouvement de l’action publique.
Ainsi, dans l’hypothèse de l’ouverture d’une enquête ou d’une instruction judiciaire contre personne dénommée, l’action publique se trouverait éteinte si aucun acte n’intervenait pendant un délai de trois ans à compter du dernier acte interruptif de prescription. Il s’agit, vous l’aurez compris, de sanctionner l’inaction judiciaire pendant une durée incompatible avec l’exigence européenne sur le délai raisonnable et d’éviter une forme d’imprescriptibilité de fait. Il appartiendra dès lors aux acteurs du procès pénal de veiller à l’ininterruption du cours de l’enquête et de l’instruction, exigence qu’est en droit d’attendre tout justiciable.
Voilà, mes chers collègues, les points essentiels sur lesquels je souhaitais revenir. Nous vous proposons donc d’approuver ce rapport, prélude à une prochaine réforme d’envergure qui ambitionne de rendre cohérent, harmonieux et moderne notre régime de prescription pénale, tout en améliorant la prévisibilité juridique pour l’ensemble des justiciables. C’est aussi cela la justice du XXIème siècle.
M. Alain Tourret, rapporteur. J’appelle enfin votre attention sur notre proposition n° 14 qui vise à « inscrire à l’article préliminaire du code de procédure pénale le principe de l’interprétation stricte de ses dispositions » car autant nous pouvons admettre un certain nombre d’interprétations par le juge, autant celles-ci doivent demeurer d’ampleur limitée. Cet élément essentiel doit être rappelé par la loi aux magistrats.
M. le président Jean-Jacques Urvoas. À l’occasion de la création de la mission d’information, nous lui avions assigné l’objectif d’une reconquête de ses prérogatives par le législateur pour sortir de la situation de brouillard que vous avez décrite. Les propositions formulées ont le mérite de la clarté. Nous aurons l’occasion d’approfondir leur présentation en consultant le volumineux rapport qui les accompagne.
M. Philippe Gosselin. Je tiens à saluer le travail de nos collègues : leur exposé très riche témoigne de la bonne entente qui a présidé à leurs travaux. Mais le sujet de la prescription en matière pénale a tout du « serpent de mer » ; il y a de nombreuses années que l’on s’interroge sur le droit à l’oubli. Évoquer cette question nous fait aller d’Auguste à la Révolution française en passant par Saint Louis, comme vous l’avez rappelé. Les règles de prescription sont aujourd’hui peu lisibles et difficiles à appréhender, ce qui est sans doute à mettre au débit du législateur. L’interprétation qu’en font les juridictions et la notion d’ordre public ont également profondément changé.
Nous ne devons pas non plus négliger les évolutions paradoxales de la société : alors qu’internet et les réseaux sociaux voient l’individu revendiquer un droit à l’oubli, la société le récuse collectivement dans la sphère publique. Le phénomène n’est sans doute pas nouveau, mais il connaît une accélération ces dernières années. Sans doute est-ce une conséquence de la considération plus importante dont bénéficient les victimes, ce dont nous devons nous féliciter, mais qui a pour effet d’estomper l’intérêt de la société devant celui de la victime. J’y vois aussi une suite logique de l’idée instillée par certaines séries télévisées américaines, dont il ne faut pas sous-estimer l’impact, qui mettent en scène des enquêtes résolues par la police scientifique laissant penser – dans un droit bien différent du nôtre – que toutes les affaires peuvent être éclaircies, même cinquante ans après les faits.
Malgré ces évolutions, je crois qu’il faut rappeler tout l’intérêt de ce « pardon légal » dont l’abandon serait tout à fait regrettable. Nous ne sommes pas un pays de common law. Pour ma part, je revendique ce droit continental de la prescription, issu de notre histoire et qui façonne en partie notre société. Quelles que soient les accélérations de la vie moderne et la nouvelle place dévolue aux victimes, le trouble suscité par une infraction s’apaise avec le temps. Comme l’ont indiqué nos rapporteurs, le progrès technique n’efface pas complètement la question de la détérioration des preuves et de l’altération des témoignages par l’âge ou par la maladie.
Vos propositions sont, à cette aune, réellement intéressantes. Vous recommandez de conserver le principe d’une prescription, ce que je soutiens, tout en aménageant les durées et le dies a quo. Cette évolution attendue pourrait peut-être éviter, à l’instance, quelques arguties et autres recherches d’éléments en nullité parfois peu convaincantes, même si le succès légal est parfois au rendez-vous. Cette orientation nécessitera une transcription législative que vous saurez, j’en suis sûr, mener à bien.
Je m’interroge sur votre suggestion relative aux crimes de guerre, qui sont par définition insoutenables. Le droit actuel les distingue, en prévoyant leur prescription, des crimes contre l’humanité qui sont imprescriptibles. Aussi le rapprochement des deux régimes me laisse-t-il perplexe : ne risque-t-on pas de banaliser, de donner à penser que tout se vaut et qu’il n’y a pas de gradation entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité – ce qui est peut-être, d’ailleurs, une position intellectuellement soutenable ? Une modification de la définition des crimes de guerre n’en résulterait-elle pas nécessairement ? Ce sont des interrogations dont j’ignore les réponses.
En revanche, je m’inscris en faux contre la recommandation d’une modification rétroactive du régime de la prescription. La loi pénale plus rigoureuse ne dispose que pour l’avenir ; c’est un principe intangible. Envisager une application de nouveaux délais à partir de 2010 me semble délicat et même franchement inconstitutionnel. Nous pouvons discuter de l’application future, mais ne touchons pas au passé !
Je veux conclure en rappelant la très grande qualité de ces travaux qui, sans doute, pourront recueillir un très large soutien dans notre Assemblée et dans notre Commission. Plus qu’une base, c’est une première pierre sur laquelle nous pourrons construire efficacement.
M. Philippe Houillon. Je voudrais rebondir avant toute chose sur le propos du rapporteur Alain Tourret, qui a mentionné l’importance de Saint Louis dans l’histoire de la prescription en France. Ce Roi avait sa résidence habituelle à Pontoise et je m’en félicite. (Sourires)
À titre liminaire, je tiens à rappeler que s’il y a des exceptions de nullité qu’invoquent des avocats, c’est parce que le législateur a estimé que le respect de certaines règles était fondamental pour garantir les libertés publiques et les droits de la défense. Ce ne sont donc pas des arguties. D’ailleurs, pour ces mêmes raisons et cette fois comme Philippe Gosselin, j’imagine mal qu’une loi pénale moins favorable puisse être rétroactive : chacun sait que ce n’est pas possible.
Le travail qui nous est présenté ce matin est d’excellente qualité. Je suis plutôt favorable à la consécration législative de la jurisprudence classique sur la prescription des infractions occultes, à savoir retenir le jour de leur découverte comme point de départ du délai de prescription. Je note d’ailleurs, ce qui n’est sans doute qu’une imperfection rédactionnelle, que cette suggestion entre en contradiction avec votre recommandation générale selon laquelle le dies a quo devrait toujours être le jour de l’infraction.
Je ne suis pas défavorable à un allongement du délai de prescription de l’action publique en matière criminelle. C’est le point qui me semble le plus réclamé pour la société, encore que votre rapport d’information soit précisément présenté au moment où, à Rennes, se déroule un procès d’Outreau dix années après l’acquittement, alors même que le Président de la République et le garde des Sceaux ont présenté leurs excuses et que l’État a versé une indemnisation à la personne qui comparaît maintenant devant la cour d’assises des mineurs. Or ce procès se tient à la limite de la prescription, qui devait intervenir en fin d’année… Rien n’est simple sur des sujets compliqués ; c’est sans doute la raison pour laquelle il est si délicat de les réformer.
Vous avez semblé opposer le droit à la mémoire et le droit à l’oubli. Chacune des deux thèses pourrait être soutenue par de très bons arguments. Mais je crois que nous devons nous intéresser à ce qui constituerait une justice moderne. Est-ce une justice qui intervient vingt ans après les faits ? J’en doute. Je pense qu’il n’est pas utile de doubler le délai de prescription des contraventions, fussent-elles de cinquième classe, alors même que l’institution peine à traiter l’ensemble des dossiers qui lui sont confiés. Ce doublement est-il pertinent en matière délictuelle ? Je n’en suis pas convaincu non plus. Juger vingt ans après des dossiers délictuels n’a pas grand sens. Certes, certaines affaires sont plus lourdes que d’autres, mais la science tend à mettre à la disposition des magistrats des preuves solides plus rapidement que par le passé… D’ailleurs, je signale que l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale se trouve aussi à Pontoise. (Sourires)
Enfin, les rapporteurs proposent une prescription automatique en cas d’inaction de l’autorité judiciaire dans une affaire ouverte depuis plus de trois ans. C’est un premier pas pour lutter contre les procédures qui s’éternisent, même si un même délai ne devrait pas s’appliquer à tous les dossiers, certains demandant plus de temps que d’autres. Néanmoins, dans la mesure où n’importe quel acte interruptif fait repartir pour trois ans le délai de prescription, je crains que l’évolution ne soit vaine, surtout quand vous indiquez dans votre rapport que ces actes interruptifs seront plus nombreux. Il est donc probable que cette bonne réponse ne suffira pas concrètement à résoudre le problème identifié.
J’en termine en insistant sur le fait que les victimes doivent recevoir toute la considération qui leur est due, mais qu’elles disposent toujours de l’action civile pour l’indemnisation d’un préjudice causé par une faute pénale pour laquelle la prescription pénale serait acquise.
M. Dominique Raimbourg. Je félicite tout d’abord les rapporteurs pour le travail fourni et la méthode employée. On en voit les résultats par le consensus qu’ils suscitent, mais aussi par le compromis auquel ils permettent de parvenir entre les nécessités de la répression et le droit à l’oubli. Ce rapport est une base prometteuse.
De plus, les propositions des rapporteurs sont nécessaires. La jurisprudence essaie aujourd’hui d’allonger des prescriptions trop courtes et l’opinion publique est sensible à la possibilité de poursuivre les infractions découvertes tardivement. Il faut un cadre législatif pour améliorer la sécurité juridique. Cependant, c’est plus la question du fonctionnement et de la lenteur de la justice que celle de l’allongement de la prescription qui est posée par ce rapport. L’allongement de la prescription permet des poursuites à retardement, mais il ne faut pas admettre qu’elles puissent être trop tardives.
J’ai été convaincu par l’argumentation de Georges Fenech sur l’inaction judiciaire. Dans un premier temps, j’ai cru que cette proposition était contradictoire avec l’ensemble des autres recommandations. Mais j’ai compris par la suite que la sanction de l’inaction judiciaire au bout de trois ans ne s’appliquerait que lors de poursuites contre une personne dénommée. Par conséquent, il s’agirait de sanctionner l’absence absolue d’actes de procédure pendant trois ans, ce qui paraît être un délai tout à fait raisonnable.
Enfin, je suis, moi aussi, perplexe quant à l’application de la loi dans le temps : je ne crois pas qu’elle puisse être rétroactive. Il m’a semblé que les rapporteurs évoquaient une application à compter de 2010 et je souhaite des éclaircissements sur ce point.
M. Gilbert Collard. Je voudrais commencer par une observation de géographie historique : il ne faudrait pas ne parler que de Pontoise, c’est à Aigues-Mortes que la prescription est née, ville dont j’ai l’honneur d’être le député. (Sourires) Sur le fond, je trouve le travail remarquable et nécessaire : il ouvre le champ à une critique très constructive.
Toutefois, il y a un fondement de la prescription étrangement absent de l’argumentaire des rapporteurs. On croit être moderne, et on en revient finalement à Beccaria qui, dans son Traité, a rappelé que la prescription existait non pas en raison de l’oubli mais parce que le temps qui passe pouvait transformer l’homme. Le criminel poursuivi quinze années après les faits peut ne plus être l’homme du crime. Cicéron l’a également relevé dans nombre de ses plaidoyers. Il faut donc garder à l’esprit que le temps qui s’écoule peut, si la prescription ne l’interrompt pas, nous amener à juger un homme qui n’est plus le même.
Je considère que l’ensemble des propositions des rapporteurs est recevable sur le plan criminel. Sur le plan délictuel, il y a des éléments à discuter. Sur le plan contraventionnel, en revanche, je pense qu’il faut cesser de persécuter les petites gens pour de petites infractions.
Plus généralement, je crains qu’il y ait un danger à l’allongement de la prescription : l’allongement des lenteurs de la justice. Quand on sait la durée des affaires et le poids des procédures judiciaires sur un homme victime ou poursuivi, on peut redouter de donner aux juges une sécurité absolue et la garantie de pouvoir tranquillement s’endormir sur les dossiers. Le sujet, qui ne souffre pas la polémique, mérite d’être débattu.
Par ailleurs, je voudrais savoir si, dans les crimes de guerre que vous rendez imprescriptibles, vous incluez le terrorisme. Le terrorisme doit être imprescriptible, car on sait que, par l’effet des évasions transfrontalières, des terroristes sont parfois retrouvés dix ou quinze ans après les faits. Il faut affirmer que le terrorisme, c’est la guerre, et le faire entrer dans la notion de crime de guerre.
Je suis surpris de la solution que vous préconisez pour les infractions commises à l’encontre de personnes qui n’ont plus leur libre arbitre. Sans libre arbitre, l’individu est un fantôme dans un procès, un fantôme dans son drame. Il est un peu comme le personnage de Goya : il crie mais on ne l’entend pas. J’ai connu personnellement des personnes qui se trouvaient dans cette situation. Il n’est pas possible de les priver, quand elles retrouvent leurs facultés, du droit d’ester en justice. Il faut donc prévoir la possibilité de ne prescrire les infractions commises à leur encontre qu’à partir du moment où elles ont recouvré leur libre arbitre. Je vous demande d’y réfléchir.
Quant à la théorie, presque ecclésiale, de la révélation – il est vrai que notre rapporteur est un spécialiste du droit canonique –, je considère que c’est une jurisprudence pour les maîtres-chanteurs. Elle a son utilité mais peut être très dangereuse. Dans une vie sociale, elle constitue un élément de chantage et de vengeance, souvent utilisé dans les divorces : faire partir la prescription pénale de la révélation des faits me paraît un risque trop grand.
Enfin, j’estime que vous ne prenez pas suffisamment en compte l’honneur et la considération. Pourquoi ne pas rallonger la prescription en matière de diffamation ? Un individu diffamé ne peut agir en trois mois ! Il faut tout de même savoir que, même si la procédure dure pendant un an, l’avocat doit conclure tous les trois mois pour éviter la prescription de l’affaire. Il faut avoir le courage de dire que la presse n’a pas tous les pouvoirs, ni les diffamateurs tous les droits. Lorsqu’un individu se prend une bordée de diffamations et d’injures, il n’a pas le temps de réagir dans un délai si bref. Victime de diffamation, il faut d’abord se remettre avant de pouvoir agir, trouver un avocat et faire l’assignation en justice : or, en trois mois, c’est impossible. L’honneur et la considération méritent donc aussi un rallongement des délais de prescription.
Je suis également contre la rétroactivité de la loi, quelle qu’elle soit. Aucune loi ne devrait rétroagir, mis à part le cas de la rétroactivité in mitius. Car la rétroactivité, c’est l’insécurité totale et le manque de publication, qui ne peuvent être acceptées dans un État de droit humaniste.
M. Patrick Devedjian. Beaucoup de choses ont déjà été dites et je voudrais à mon tour féliciter les rapporteurs pour leur excellent travail et pour l’analyse saisissante du sujet. J’adhère à la prudence exprimée par Alain Tourret qui nous a rappelé que toutes les tentatives de réforme précédentes avaient échoué, ce qui montre la complexité du sujet. Pourtant, la remise en ordre est indispensable et elle est inséparable de la durée des procédures, notamment en matière financière dans laquelle la question de la prescription est particulièrement aiguë. Il y a des procédures pénales qui durent vingt ans. J’ai connaissance d’une procédure dans les Hauts-de-Seine pour laquelle l’instruction a duré quinze ans et qui vient seulement d’être présentée aux juges, ce qui n’a plus beaucoup de sens. Or l’allongement de la prescription risque inévitablement de conduire à l’allongement des procédures, en encombrant encore davantage les cabinets des juges d’instruction – à Paris, certains cabinets traitent 200 à 300 dossiers.
Par ailleurs, je ne suis pas convaincu par la proposition n° 13 relative à la « prescription-sanction » lorsque les poursuites sont engagées à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes nommément désignées, car j’ai peur que vous ne généralisiez ainsi l’ouverture de procédures contre X plutôt que contre des personnes nommément désignées.
En revanche, je suis tout à fait d’accord avec l’imprescriptibilité des crimes de guerre : les crimes contre l’humanité se commettent généralement pendant les guerres et les crimes de guerre sont connexes aux premiers et doivent être rendus eux aussi imprescriptibles. Néanmoins, j’estime que l’on ne peut pas prévoir dans la même réforme l’imprescriptibilité des crimes de guerre et le doublement du délai de prescription de l’action publique des contraventions car les deux propositions ne se situent vraiment pas sur le même plan.
De plus, n’y a-t-il pas une contradiction entre la proposition n° 7, qui réaffirme la règle selon laquelle le point de départ du délai de prescription de l’action publique est fixé au jour de la commission de l’infraction, « quel que soit celui de sa constatation », et la proposition n° 10, qui vise à donner un fondement législatif à la jurisprudence relative au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions occultes ou dissimulées ?
M. Alain Tourret, rapporteur. Il s’agit d’un principe et de l’exception mais je vous l’accorde, il conviendra d’améliorer la rédaction de la proposition n° 7.
M. Patrick Devedjian. Probablement. En outre, je ne crois pas à la proposition n° 14 qui vise à inscrire à l’article préliminaire du code de procédure pénale le principe de l’interprétation stricte de ses dispositions. C’est un vœu pieux : cela n’est jamais arrivé et n’arrivera jamais.
Je partage les propos de mes collègues sur la rétroactivité des nouvelles dispositions mais je suis convaincu que nous nous sommes mal compris.
Je pense également, comme d’autres ici, que la prescription de trois mois en cas de diffamation par voie de presse ou, pire encore, par l’intermédiaire d’internet pose un problème majeur car le citoyen est tout à fait démuni s’il fait l’objet d’une campagne de dénigrement sur un site sans le savoir et qu’il s’en rend compte au-delà du délai de trois mois. Or, je le sais, certains services secrets étrangers participent à la déstabilisation de personnes par ce moyen-là. Ne pas légiférer sur cette question est donc, selon moi, extrêmement dangereux.
Enfin, il me semble important de souligner que la jurisprudence relative au délit d’abus de bien social, créée à l’origine pour répondre à l’affaire Stavisky, a rendu cette infraction, de fait, imprescriptible, au même titre que le crime contre l’humanité. Elle est désormais utilisée par les actionnaires d’une société comme moyen de pression sur des rivaux pour prendre le contrôle de l’entreprise. Or il me semble que le législateur ne devrait pas graver dans le marbre cette forme d’imprescriptibilité.
Pour conclure, je m’inquiète de l’ampleur du projet de réforme que vous proposez compte tenu de la complexité de chacune des questions posées, même si je salue votre initiative. Personnellement, je pense qu’il vaudrait mieux procéder par étapes.
M. François Vannson. Je veux saluer l’excellent travail de nos rapporteurs et les en remercier. Je partage les inquiétudes de mes collègues Gilbert Collard et Patrick Devedjian s’agissant de la prescription de trois mois en cas de diffamation, compte tenu de tous les nouveaux outils technologiques mis à la disposition des auteurs de tels actes. Ce délai de prescription est beaucoup trop court pour permettre aux personnes attaquées de se défendre, et ce d’autant plus qu’il faut parfois solliciter des opérateurs de télécommunications à l’étranger, et que ces derniers ne donnent généralement pas suite aux sollicitations de la justice. Je souhaiterais enfin savoir dans quel délai vos propositions pourront trouver une traduction législative ?
M. le président Jean-Jacques Urvoas. Au nom de la Commission, je souhaite remercier les rapporteurs. L’œuvre était délicate. Vous vous êtes lancés dans un défi dans lequel il n’était pas certain de trouver une heureuse issue. Ce me semble être le cas, car la prescription est à l’image du travail que vous avez fait. C’est une recherche de l’équilibre entre l’effectivité de la peine et le souhait qu’a la société d’être certaine d’être défendue, entre la proportionnalité et le sens éducatif de la peine et la prévention de la récidive. Vous savez ce que disait Cicéron sur les affaires délicates : en substance, « les dossiers sensibles se traitent par l’autorité, l’accumulation de bons avis et la prudence ». Je constate que vous avez réuni ces trois qualités, si j’en juge notamment par la qualité des contributions écrites annexées à votre rapport.
La question qui se pose désormais est celle de savoir si l’autorité judiciaire saura répondre efficacement à une telle réforme. S’il n’y a pas les moyens, s’il n’y a pas de questionnement sur les critères de l’engagement des poursuites ou non, s’il n’y a pas de temps, il sera très difficile pour elle d’y parvenir.
En tous cas, si vous élaborez une proposition de loi, la Commission demandera au Président de l’Assemblée nationale, pour la première fois depuis le début de la législature, de saisir le Conseil d’État pour obtenir un avis éclairé sur ces questions sensibles et complexes.
M. Alain Tourret, rapporteur. Nous allons rédiger dans les semaines qui viennent une proposition de loi. Nous aurons des échanges avec la Chancellerie ainsi qu’avec le parquet général et la première présidence de la Cour de cassation – cela me semble très important. Nous souhaitons aller vite. Notre président saisira ensuite le Président de l’Assemblée nationale afin que le Conseil d’État examine la proposition de loi, tant la matière est importante. Cela nous aidera. Vous nous avez couverts de fleurs mais ce sont les enterrements où l’on est couvert de fleurs. (Sourires) Je me méfie beaucoup d’une telle « floraison ».
Je voudrais répondre à plusieurs observations.
S’agissant d’abord des crimes de guerre, on voit bien que c’est une question très importante. J’ai fait référence à l’année 2010 car c’est à compter de l’adoption de la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale que la notion de crime de guerre a été introduite dans notre droit. Sur l’application de la loi dans le temps, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je n’ai jamais dit que la disposition serait d’application immédiate car je suis en faveur de la solution inverse. Il faut simplement bien vérifier quel est l’état de la jurisprudence en droit international et quelles sont les obligations internationales de la France en la matière.
Je voudrais dire un mot des nullités en droit pénal. Pourquoi certaines affaires sont-elles si longues à juger ? C’est à cause des nullités. Lorsqu’une instruction paraît être terminée, le juge d’instruction propose aux avocats, en application de l’article 175 du code de procédure pénale, de faire leurs observations dans le délai d’un mois avant que le procureur de la République ne prenne ses réquisitions. Or, que se passe-t-il ? Une dizaine de moyens de nullité est toujours soulevée au dernier moment, souvent le dernier jour. Les avocats spécialisés ne le sont pas pour rien. Il ne faut pas tout rejeter sur la justice. Admettons que certains avocats spécialisés font tout ce qu’ils peuvent pour que la procédure soit prolongée. Lorsqu’un moyen de nullité est soulevé, il faut que le juge puisse y répondre ; ensuite, il peut y avoir appel, ce qui oblige la chambre de l’instruction à se prononcer, puis la chambre criminelle de la Cour de cassation à faire de même. Si celle-ci casse, elle peut le faire sans renvoi mais, généralement, elle saisit une nouvelle cour et l’affaire est ensuite portée devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation.
MM. Bertrand Louvel et Renaud Van Ruymbeke souhaitent qu’une réflexion soit engagée sur les nullités en droit pénal. Il faut avoir le courage de se poser certaines questions. Les nullités ne devraient interrompre la procédure qu’à la condition qu’elles portent véritablement préjudice – un préjudice démontré. Il faut aussi s’interroger sur la possibilité de confier à la chambre criminelle un pouvoir d’évocation et de l’autoriser à casser sans renvoi ; une autre solution consisterait à confier à la juridiction de jugement le soin de se prononcer sur tous les moyens de nullité soulevés devant le juge d’instruction. Autrement, les procédures sont allongées de trois ou quatre ans. Regardez l’affaire de l’amiante : elle a commencé en 1996, j’en sais quelque chose, j’ai déposé la première plainte. En 2015, le tribunal n’est toujours pas saisi, notamment en raison du nombre de nullités soulevées tout au long de la procédure. Ne fallait-il pas, à un moment donné, tout renvoyer devant le tribunal, qui aurait statué ?
Je sais bien que l’on va me répondre que les moyens de nullité sont des moyens de liberté. On ne transige pas avec la liberté, mais on enterre les affaires. Il faut savoir ce que l’on veut ! En tout cas, ce n’est pas parce que l’on allongera les délais de prescription que l’on allongera la durée des procédures. C’est lorsque l’on aura résolu le problème des nullités que l’on résoudra le problème de la lenteur des affaires les plus complexes.
Je remercie notre collègue Dominique Raimbourg pour ses propos. Consensus et compromis caractérisent en effet notre travail. Je laisserai Georges Fenech répondre sur la question de la sanction de l’inaction de l’autorité judiciaire. C’est essentiel. Pourquoi ? Parce que nous proposons de porter le délai de prescription délictuelle de trois à six ans. Si nous ne prévoyons pas de sanctionner l’éventuelle inaction de la justice, le cours de la prescription risque d’être prolongé de manière excessive. Rappelez-vous qu’en matière criminelle, nous portons le délai à vingt ans. Il est donc indispensable qu’il y ait un délai préfix qui oblige la justice à accomplir des actes. Je ne pense pas que les magistrats interrompront le cours de la prescription de manière artificielle. Quand un dossier est enterré, il est enterré. Les procureurs généraux nous ont demandé de soutenir cette proposition. Les procureurs de la République sont beaucoup plus circonspects car ils s’interrogent sur l’adaptation de leurs moyens à une telle modification. C’est à nous de faire en sorte que le budget permette de répondre aux obligations du droit.
S’agissant de notre proposition de porter le délai de prescription de l’action publique des contraventions à deux ans, nous l’avons faite dans un souci de lisibilité du droit : il s’agissait de doubler les délais de prescription de l’action publique. Nous avons aussi proposé de ramener le délai de prescription de la peine de trois à deux ans, mais nous savons que cela risque de ne pas plaire à Bercy.
En ce qui concerne le terrorisme, le délai de prescription est de trente ans. Tous les spécialistes que nous avons rencontrés nous ont dit que cela ne correspondait à rien car le terrorisme ne se traduit pas par des infractions occultes mais par des infractions commises en plein jour, dont la publicité est immédiate. En revanche, je comprends parfaitement que l’on puisse dire que puisque le terrorisme est un acte de guerre, il doit être traité comme tel. Nous allons y réfléchir.
En ce qui concerne les modifications à apporter à la loi sur la presse, je vous invite à la prudence. La loi de 1881 est avant tout une loi sur la liberté de la presse. Si vous soumettez à une pression très forte l’ensemble de ce secteur, je pense que vous aurez attaqué la notion de même de liberté de la presse. Le délai de prescription de droit commun est de trois mois en la matière. Certaines infractions se prescrivent par un an. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, certaines infractions sont soumises à une prescription de trois ans. Introduire des infractions de presse dans le code pénal aurait pour conséquence de les soumettre à une prescription de six ans, le délai que nous proposons en matière délictuelle. Cela n’est pas envisageable. Il est préférable de ne pas modifier les régimes spéciaux de prescription. Il faudrait, sinon, les examiner un à un. Nous en oublierions forcément certains.
M. François Vannson. Je voudrais ajouter quelque chose sur la question de la prescription des infractions de presse. Il faudrait faire un distinguo entre deux situations. Pour les diffamations commises par la voie de la presse écrite, l’on peut s’accommoder du délai de trois mois. En revanche, sur internet et les réseaux sociaux, n’importe qui peut utiliser un pseudo et commettre des infractions. Or les opérateurs étrangers ne donnent pas suite aux demandes de la justice. Peut-être que pour la diffamation commise sur internet, l’on pourrait avoir des règles spécifiques.
M. Georges Fenech, rapporteur. Afin d’éviter toute confusion, je voudrais apporter une explication au sujet de l’application de la loi dans le temps. Il ne faut pas confondre les lois pénales de fond et les lois de procédure. Les premières s’appliquent pour l’avenir sauf lorsqu’elles sont plus douces – c’est la rétroactivité in mitius. Les lois de procédure sont en revanche d’application immédiate : c’est ce qu’énonce l’article 112-2 du code pénal selon lequel sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur les lois relatives à la prescription de l’action publique et à la prescription des peines, lorsque les prescriptions ne sont pas acquises. Avant 2004, cette règle s’appliquait sauf lorsque les lois avaient pour résultat d’aggraver la situation de l’intéressé mais cette précision a été supprimée. Autrement dit, les lois de procédure sont d’application immédiate. Quel serait l’intérêt de faire une réforme qui s’appliquerait dans cinquante ans ? Sur ce sujet, la seule discussion qui aura sans doute lieu portera sur les crimes de guerre. Il nous faudra nous rapprocher de la Chancellerie pour travailler ce point.
Je voudrais revenir sur ce qu’a dit Philippe Gosselin, qui voit un paradoxe entre les notions de droit à l’oubli, que l’on revendique aujourd’hui, et de devoir de mémoire. Je ne vois pas de paradoxe. Le droit à l’oubli s’applique lorsque le coupable a été identifié : une fois qu’il a payé sa dette, il peut bénéficier de l’oubli. Dans l’hypothèse où l’individu n’est pas identifié, la société et la victime se souviennent du crime. Il n’y a donc pas de paradoxe.
M. Philippe Houillon a évoqué l’affaire d’Outreau – il avait été rapporteur de la commission d’enquête, vous vous en souvenez – qui a été l’objet d’une erreur judiciaire. La question de la prescription ne se pose pas en la matière.
M. Houillon a surtout insisté sur la notion de justice moderne et s’est demandé s’il était normal que l’on puisse juger vingt-cinq ans après les faits. Cela pose en effet la question de la lenteur de la procédure judiciaire et des nullités. Le problème a été soulevé par le premier président de la Cour de cassation et par M. Van Ruymbeke. Il y a des réflexions à la Cour de cassation et au tribunal de grande instance de Paris sur le sujet. Nous leur avons d’ailleurs appris qu’ils menaient des réflexions parallèles. Aujourd’hui, il faut réfléchir aux moyens de lutter contre l’usage abusif des moyens de nullité. Lorsque le juge clôture son instruction, il fait face à une avalanche de moyens de nullité formés par des avocats spécialisés. Ce sont des moyens dilatoires et la procédure est prolongée de dix-huit mois, deux ans, trois ans… J’en profite pour dire au président de la commission des Lois que nous serons amenés, avec Alain Tourret, à le solliciter de nouveau pour travailler sur ce sujet.
M. le président Jean-Jacques Urvoas. Je vois bien que vous préparez une saison trois ! (Sourires)
M. Georges Fenech, rapporteur. Notre volonté est d’aller dans le sens d’une amélioration de la procédure pénale. Je remercie tous ceux qui sont intervenus ; cela montre l’intérêt pour nos travaux.
Je pense que nous avons répondu aux questions de M. Dominique Raimbourg, notamment celle sur l’application de la loi dans le temps.
En ce qui concerne la presse, MM. François Vannson, Gilbert Collard et d’autres ici nous ont interrogés sur les délais de prescription applicables. On ne peut pas y toucher. Nous avons entendu ce que nous ont dit les représentants de ce secteur. La loi de 1881 est un monument ; il n’aurait pas été opportun d’y apporter des modifications dans le cadre de nos travaux. Il ne faut pas rompre l’équilibre de cette loi.
Par ailleurs, nous l’avons dit, le terrorisme n’est pas, aujourd’hui, un crime de guerre. Il ne nous appartient pas, dans le cadre de cette mission, de redéfinir les crimes de guerre.
Enfin, je pense que nous avons répondu aux interrogations de notre collègue Patrick Devedjian. Je m’inscris en faux lorsqu’il dit qu’il y a deux infractions imprescriptibles en droit français : les crimes contre l’humanité et l’abus de biens sociaux. Cela n’est pas vrai. Le point de départ du délai de prescription, pour cette seconde infraction, correspond généralement au moment où les comptes de l’entreprise sont rendus publics, sauf lorsqu’ils ont été falsifiés ou occultés. Il ne faut pas tomber dans la caricature.
Encore une fois, je vous remercie, M. le président, de nous avoir confié cette mission et d’avoir proposé de saisir le Conseil d’État. Cela nous semble très important.
La Commission autorise, à l’unanimité, le dépôt du rapport de la mission d’information sur la prescription en matière pénale, en vue de sa publication.
Proposition n° 1
Maintenir en l’état les règles de prescription applicables aux « régimes spéciaux » (infractions de presse, infractions fiscales, infractions au code électoral…).
Proposition n° 2
Rationaliser l’ordonnancement des dispositions encadrant la prescription en regroupant au sein des articles 7 à 9 du code de procédure pénale les règles relatives à la prescription de l’action publique et au sein des articles 133-2 à 133-4 du code pénal celles relatives à la prescription des peines.
Proposition n° 3
Rendre imprescriptibles, au même titre que le crime de génocide et les autres crimes contre l’humanité, les crimes de guerre visés aux articles 461-1 à 461-31 du code pénal afin de mettre le droit français en conformité avec l’article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Proposition n° 4
Porter à vingt ans le délai de prescription de l’action publique en matière criminelle.
Maintenir en l’état les délais de prescription de l’action publique et des peines dérogatoires au droit commun applicables à certains crimes.
Proposition n° 5
Porter à six ans le délai de prescription de l’action publique et de la peine en matière délictuelle.
Maintenir en l’état les délais de prescription de l’action publique et des peines dérogatoires au droit commun applicables à certaines infractions délictuelles.
Proposition n° 6
Fixer à deux ans le délai de prescription de l’action publique et de la peine en matière contraventionnelle.
Proposition n° 7
Réaffirmer la règle selon laquelle le point de départ du délai de prescription de l’action publique est fixé au jour de la commission de l’infraction.
Proposition n° 8
Supprimer le dernier alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale relatif au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions commises à l’encontre d’une personne vulnérable du fait de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou de son état de grossesse.
Proposition n° 9
Conserver le principe selon lequel le point de départ du délai de prescription de l’action publique de certaines infractions commises contre les mineurs est reporté au jour de leur majorité.
Proposition n° 10
Donner un fondement législatif à la jurisprudence relative au report du point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions occultes ou dissimulées au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.
Proposition n° 11
Inscrire dans la loi le principe selon lequel la prescription de l’action publique est suspendue en présence d’un obstacle de droit ou d’un obstacle de fait insurmontable, rendant impossible l’exercice des poursuites.
Proposition n° 12
Clarifier et préciser la notion d’acte interruptif mentionnée par l’article 7 du code de procédure pénale en conférant un caractère interruptif à tout acte d’enquête, d’instruction ou de poursuite tendant effectivement à la recherche, à la poursuite et au jugement des auteurs d’infractions, même s’ils émanent de la personne exerçant l’action civile, y compris s’il s’agit d’une simple plainte adressée par la victime au procureur de la République ou déposée auprès d’un service de police judiciaire.
Proposition n° 13
En matière criminelle et délictuelle, lorsque les poursuites sont engagées à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes nommément désignées, prévoir l’extinction de l’action publique en cas d’inaction de l’autorité judiciaire en fixant à trois ans le délai de prescription rouvert par chaque acte interruptif.
Proposition n° 14
Inscrire à l’article préliminaire du code de procédure pénale le principe de l’interprétation stricte de ses dispositions.
PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS (374)
Jeudi 8 janvier 2015
— M. Bernard Bouloc, professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
–– Table ronde réunissant des universitaires
– Mme Christine Courtin, maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis
– M. Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes, maître de conférences à l’Université de Nantes
– Mme Raphaële Parizot, professeure à l’Université de Poitiers
Vendredi 23 janvier 2015
— M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation
–– Table ronde consacrée à la prescription en droit pénal des affaires
– Mme Agathe Lepage, professeure à l’Université Paris II Panthéon-Assas
– M. Michel Véron, professeur émérite à l’Université Paris XIII, doyen honoraire de la faculté de droit
— M. Didier Guérin, président de la chambre criminelle de la Cour de cassation
— M. Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice
Jeudi 29 janvier 2015
— M. Didier Boccon-Gibod, premier avocat général à la Cour de cassation
–– Syndicat national des magistrats-FO : Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale, et M. Jean de Maillard, délégué
–– Conférence nationale des procureurs généraux : Mme Catherine Pignon, présidente, procureure générale près la cour d’appel d’Angers, MM. Jacques Dallest, procureur général près la cour d’appel de Chambéry, et Jean-François Thony, procureur général près la cour d’appel de Colmar
–– MM. Jean-Luc Bongrand, président de l’Association française des magistrats instructeurs, et Denis Guignard, président de chambre de l’instruction à la cour d’appel de Paris
Jeudi 5 février 2015
–– M. Jean-Baptiste Carpentier, directeur de Tracfin
–– M. Daniel Picotin, avocat au barreau de Bordeaux
–– Union syndicale des magistrats : Mme Céline Parisot, secrétaire générale, et M. Olivier Janson, secrétaire national
–– Syndicat de la magistrature : M. Patrick Henriot, secrétaire national, et Mme Mathilde Zylberberg, secrétaire nationale trésorière
Vendredi 6 février 2015
–– Table ronde consacrée à la prescription des infractions de presse
– Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (375) : M. Maurice Botbol, président
– Syndicat de la presse quotidienne régionale et Union de la presse en région : M. Jean Viansson Ponté, président, et Mme Haude d’Harcourt, conseillère chargée des relations avec le Parlement
– Syndicat de la presse quotidienne nationale : Mme Bénédicte Wautelet
–– M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ancien président de chambre de jugement à la Cour pénale internationale
–– Mme Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France, membre de l’Institut
–– M. Renaud Van Ruymbeke, premier vice-président du tribunal de grande instance de Paris, chargé des fonctions de juge d’instruction
Mardi 24 février 2015
–– Direction des affaires juridiques à l’administration centrale du ministère de l’économie, de l’industrie et du numérique et du ministère des finances et des comptes publics : MM. Jean Maïa, directeur, Jean-Paul Besson, sous-directeur du droit privé et du droit pénal, et Michel Lafay, adjoint au chef du bureau du droit pénal
–– Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen : M. Michel Tubiana, président d’honneur
–– M. Dominique Foussard et Mme Claire Waquet, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation
–– M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation
–– Institut pour la justice : MM. Alexandre Giuglaris, délégué général, et Jean Pradel, ancien juge d’instruction, professeur émérite à l’Université de Poitiers, expert auprès de l’Institut
Mercredi 25 février 2015
–– Conférence des premiers présidents de cour d’appel : M. Henry Robert, président, premier président de la cour d’appel de Dijon, et Mme Dominique Lottin, première présidente de la cour d’appel de Versailles
–– Table ronde consacrée à la prescription des infractions de presse
– Syndicat national des journalistes : Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale, et M. Olivier Da Lage, membre du bureau national
– M. Ivan Levaï, président de l’association Presse-Liberté
–– Conférence nationale des procureurs de la République : Mmes Danielle Drouy-Ayral, présidente, procureure de la République près le tribunal de grande instance de Draguignan, Brigitte Lamy, procureure de la République près le tribunal de grande instance de Nantes, et M. Thomas Pison, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nancy
–– Table ronde consacrée à la prescription des infractions de presse
– M. Christophe Bigot, avocat au barreau de Paris
– M. Emmanuel Derieux, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris II Panthéon-Assas
– Mme Fabienne Siredey-Garnier, présidente de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris
–– Direction générale des finances publiques du ministère des finances et des comptes publics : MM. Bastien Llorca, sous-directeur du service du contrôle fiscal, et Gradzig El Karoui, chef du bureau des affaires fiscales et pénales
–– Table ronde réunissant des représentants de l’Ordre des avocats
– Conseil national des barreaux (376) : Mme Françoise Mathe, présidente de la commission Libertés et droits de l’homme, et M. Florent Loyseau de Grandmaison, membre de la commission
– Conférence des bâtonniers : M. Marc Absire, vice-président, ancien bâtonnier de Rouen
– Ordre des avocats du barreau de Paris (1) : MM. Denis Chemla, membre du Conseil de l’Ordre, et Étienne Lesage, membre du Conseil de l’Ordre chargé du bureau pénal et de la défense d’urgence
Jeudi 26 février 2015
–– Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice
–– Table ronde consacrée à la police technique et scientifique
– M. Éric Arella, sous-directeur de la police technique et scientifique à la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l’intérieur
– M. le colonel François Daoust, directeur de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale
– M. Frédéric Dupuch, directeur de l’Institut national de police scientifique
–– Table ronde consacrée à l’aide aux victimes
– Association Aide aux parents d’enfants victimes : M. Alain Boulay, président
– Association pour la protection contre les agressions et les crimes sexuels : M. Jean-Pierre Escarfail, président
– Association nationale pour la reconnaissance des victimes : Mme Marie-Ange Le Boulaire Verrecchia, présidente
– Association Stop aux violences sexuelles : Mme Violaine Guérin, présidente
–– Table ronde réunissant des psychiatres
– M. Philippe-Jean Parquet, psychiatre, professeur de psychiatrie infanto-juvénile à l’Université Lille II
– Mme Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie
Mardi 3 mars 2015
–– Association Anticor : M. Éric Alt, vice-président
–– M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel de Versailles
–– M. Jacques Buisson, président de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation, professeur associé à l’Université Lyon III
Jeudi 5 mars 2015
–– Association Sherpa : M. William Bourdon, président fondateur
–– M. Robert Gelli, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice
Mercredi 18 mars 2015
–– Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la justice
ANNEXE N° 1 :
LA PRESCRIPTION EN DROIT COMPARÉ
Étude réalisée en janvier 2015 par le bureau du droit comparé du service des affaires européennes et internationales du ministère de la justice (Allemagne, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Espagne, États-Unis, Italie, Lituanie, Malte, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni).
I – Présentation générale
1- Fondements de la prescription
Dans les différents systèmes juridiques étudiés, la raison d’être de la prescription – des poursuites ou de la peine – est le plus souvent la même : il s’agit de préserver la tranquillité sociale. Plusieurs autres arguments sont fréquemment invoqués à l’appui de la prescription : la nécessité d’oublier, l’inutilité des poursuites au bout d’un certain temps, la nécessité de sanctionner la carence des autorités publiques qui se sont abstenues d’appliquer une condamnation, ou encore le désir d’éviter une erreur judiciaire. L’Allemagne dépasse la notion de droit à l’oubli pour consacrer plutôt le droit au respect de la dignité humaine, droit fondamental constitutionnel et pilier du système constitutionnel allemand.
2- Délais
Dans l’ensemble des systèmes, la durée de la prescription varie en fonction de la gravité de l’infraction, laquelle peut être établie le plus souvent en fonction de la durée de la peine d’emprisonnement fixée par le législateur ou de la procédure (Canada).
Il peut exister aussi, dans certains pays (Autriche, Belgique, Brésil, États-Unis, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni), des délais de prescription spécifiques à certains types de délinquance, dans les domaines de la criminalité économique ou du droit du travail notamment.
Dans plusieurs pays, certaines infractions particulièrement graves sont imprescriptibles. Les dispositions sur l’imprescriptibilité peuvent être ponctuelles, limitées à certaines infractions graves (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, États-Unis, Italie) ou généralisées à des groupes d’infractions graves (Canada, Pays-Bas, Royaume-Uni). Le Royaume-Uni ne prévoit pas de délais de prescription s’agissant de l’ensemble des infractions qui ne peuvent être caractérisées de « mineures ». Le Canada et les Pays-Bas ne prévoient pas de prescription pour les infractions graves.
3- Sources
Les bases textuelles de la prescription sont le plus souvent contenues dans des lois ou principes fondamentaux ayant valeur constitutionnelle.
En Allemagne, la prescription relève de la compétence concurrente de la Fédération et des Länder. En Italie, elle fait partie des principes constitutionnels. Au Portugal, la prescription est un principe fondamental du droit. En Suisse, la prescription est considérée comme une institution générale du droit. Aux États-Unis, la prescription de l’action publique n’est pas uniforme entre l’État fédéral et les États fédérés. Les délais de prescription de l’action publique sont créés par Actes législatifs.
4- Tendances
On peut noter deux tendances.
– De façon générale, la liste des crimes imprescriptibles s’est allongée, suite à l’introduction du droit pénal international dans les différents ordres juridiques internes. La liste des crimes imprescriptibles tend à s’allonger dans la majeure partie des cas (génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité…). C’est le cas par exemple en Espagne, où l’article 131-4 du Code pénal prévoit que les « délits de lèse-humanité et de génocide et les délits contre les personnes et biens protégés en cas de conflit armé ne se prescriront en aucun cas ». De même le Code pénal italien dispose en son article 575 que les « crimes les plus graves » sont imprescriptibles. Au Portugal, les crimes de guerre prévus dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale et dans le Code de justice militaire sont imprescriptibles. En Roumanie, l’article 138 du Code pénal exclut les infractions contre l’humanité du champ d’application de la prescription. En Allemagne, les crimes visés à l’article 211 du Code pénal (circonstances aggravantes d’un meurtre telles que le plaisir, la satisfaction sexuelle) ne se prescrivent pas. Aux Pays-Bas, une loi du 15 novembre 2012 a modifié la prescription de l’action publique et rendu imprescriptibles les délits punissables de 12 ans ou plus d’emprisonnement. Jusqu’à cette loi, il n’y avait imprescriptibilité que pour les crimes punissables d’une réclusion à perpétuité.
– Certains États étendent la durée de la prescription des crimes considérés comme les plus graves. En Espagne, la loi organique du 25 novembre 2003 ayant réformé le Code pénal a établi que les peines supérieures à 20 ans d’emprisonnement ne se prescrivaient qu’après 30 ans – auparavant toutes les peines supérieures à 15 ans étaient prescrites au-delà de 25 ans. En Pologne, la nouvelle législation pénale de 1997 a allongé les délais de prescription. Il en est de même en Suisse, qui prévoit un allongement du délai de prescription de l’action pénale pour mieux protéger les enfants.
Il n’existe pas, selon nos recherches, de débats actuels au niveau européen sur la question de la prescription.
5- Point de départ, suspension et interruption du délai de prescription
S’agissant du point de départ des délais de prescription, dans un grand nombre d’États, on peut constater des règles identiques, ou assez proches.
– Le plus souvent le point de départ du délai de prescription correspond au jour où l’infraction a été consommée, et s’il s’agit d’une infraction continue, du jour à partir duquel l’infraction a cessé. Aux Pays-Bas, le délai de prescription commence à courir du jour suivant celui au cours duquel le délit a été commis – cependant, il existe de nombreuses exceptions.
– Le délai de prescription peut dans certains cas courir à compter de la date de constatation de l’infraction. C’est le cas par exemple en Italie, où, pour certaines infractions économiques, le délai de prescription court à compter de la date de constatation des faits sur PV, ou au Brésil, s’agissant des infractions de corruption. Des règles similaires existent encore au Royaume-Uni.
– Dans plusieurs pays (Autriche, Belgique, Brésil, Espagne, Pays-Bas, Portugal), en matière d’infractions graves commises sur mineurs, le délai de prescription court le plus souvent à compter de la majorité de la victime.
– Certains pays ont introduit des dispositions spécifiques aux fins d’éviter que la prescription ne joue dans le cadre de procès susceptibles de durer. C’est le cas notamment en Allemagne, où le délai de prescription peut dans certains cas être suspendu à compter de l’ouverture de la phase de jugement devant le tribunal – pour une durée maximale de 5 ans.
6- Prescription de la peine
La législation sur le droit de la prescription comporte, dans de nombreux pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Brésil, Espagne, Italie, Lituanie, Pays-Bas, Portugal), des dispositions sur la prescription de l’exécution de la peine. Cette prescription varie le plus souvent selon la gravité de l’infraction au sujet de laquelle le délinquant a été condamné.
Il existe plusieurs modèles : imprescriptibilité, absence de réglementation, durée de la prescription variable. On donnera un exemple de chacun des modèles :
– en Allemagne, l’exécution d’une condamnation à une peine de prison à perpétuité est imprescriptible ;
– au Canada, il n’existe aucune disposition en matière de prescription de la peine ;
– aux Pays-Bas existe une règle applicable pour toutes les infractions : le droit d’exécuter la peine s’éteint par la prescription et le délai de cette prescription est supérieur d’un tiers au délai de prescription de l’action publique.
II – Analyse des différents systèmes
Allemagne
Le régime de droit commun de la prescription pénale est inscrit au chapitre 5 du Code pénal (Strafgesetzbuch) (§ 78-79 b).
Les délais de prescription de l’action publique dépendent de la gravité des infractions et de la durée de la peine d’emprisonnement :
– 30 ans si les faits sont punis de la peine d’emprisonnement à perpétuité ;
– 20 ans si la peine d’emprisonnement est supérieure à 10 ans ;
– 10 ans si la peine d’emprisonnement est comprise entre 5 et 10 ans ;
– 5 ans si la peine d’emprisonnement est comprise entre 1 et 5 ans ;
– 3 ans dans les autres cas.
S’agissant des infractions d’affaires, le législateur a consacré trois délais spécifiques :
– 10 ans pour les peines comprises entre 5 et 10 ans ;
– 5 ans pour les peines comprises entre 1 et 5 ans ;
– 3 ans dans les autres cas.
Les meurtres commis avec les circonstances aggravantes prévues à l’article 211 du Code pénal ne se prescrivent pas (infractions commises avec un certain mobile : envie de tuer, rapacité, satisfaction de l’instinct sexuel, et sous un certain modus operandi : de manière perfide ou cruelle).
Le délai de prescription court à partir du moment où la commission de l’infraction est accomplie (§ 78 a). Si le succès de l’accomplissement lié à l’infraction se manifeste à un moment ultérieur, la prescription ne prend effet qu’à partir de ce moment.
Lorsque les poursuites concernent un membre du Bundestag ou un parlementaire régional, la prescription est suspendue (« die Verjährung ruht ») à compter du jour où le ministère public a pris connaissance de l’acte ou de son auteur supposé, ou bien à compter du jour où une plainte a été déposée contre cette personne.
Certaines infractions commises à l’encontre de mineurs ne se prescrivent qu’à compter de l’âge de 21 ans (§ 78 b) (crimes d’abus sexuel, de mutilations sexuelles notamment).
Dans l’hypothèse où l’auteur du crime, ayant commis l’infraction sur le territoire allemand, se trouve à l’étranger, la prescription est suspendue à compter du moment où l’autorité judiciaire compétente a soumis une demande d’extradition auprès des autorités de l’État où l’auteur du crime se trouve.
Le délai de prescription de l’exécution de la peine varie selon sa gravité (§ 79) :
– 25 ans pour une peine d’emprisonnement de plus de 10 ans ;
– 20 ans pour une peine d’emprisonnement entre 5 et 10 ans ;
– 10 ans pour une peine d’emprisonnement entre 1 et 5 ans ;
– 5 ans pour les peines de prison inférieures à 1 an ou les amendes supérieures à 30 « jours-amende » (Tagessätzen) ;
– 3 ans pour les amendes inférieures à 30 « jours-amende ».
Les peines de prison à perpétuité ne se prescrivent pas (§ 79 (2)).
Autriche
La matière de la prescription de l’action publique est traitée à l’article 57 du Code pénal autrichien.
Les infractions punies d’un emprisonnement à vie sont imprescriptibles.
S’agissant des autres infractions, les délais de prescription sont les suivants :
– 20 ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement supérieure à 10 ans ;
– 10 ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement comprise entre 5 et 10 ans ;
– 5 ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement comprise entre 1 et 5 ans ;
– 3 ans si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement comprise entre 6 mois et 1 an ;
– 1 an si l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement d’un maximum de 6 mois ou d’une amende.
Il existe des dispositions spécifiques à certaines catégories d’infractions (infractions commises sur les mineurs ; infractions économiques).
En règle générale, le délai de prescription court à partir du moment où l’infraction a été accomplie.
S’agissant des infractions fiscales, la durée de prescription est en principe de 5 ans.
Le délai de prescription de l’exécution de la peine varie selon sa gravité et commence à partir du moment où le jugement est exécutoire (§ 59) :
– 15 ans pour une peine d’emprisonnement entre 1 et 10 ans ;
– 10 ans pour une peine d’emprisonnement entre 3 mois et 1 an (ou pour une amende substituée par une peine d’emprisonnement de plus de 3 mois (Ersatzfreiheitsstrafe) ;
– 5 ans pour tous les autres cas.
L’exécution de la peine ne se prescrit pas dans l’hypothèse où l’auteur du crime est soumis à une peine d’emprisonnement à vie, une peine d’emprisonnement de plus de 10 ans, à un régime de détention dans un établissement spécialisé pour anomalies mentales. Des règles spécifiques concernent aussi les personnes présentant un fort risque de récidive.
Belgique
Les règles de prescription sont contenues aux articles 21 et 21 bis du Titre préliminaire du Code de procédure pénale belge.
L’action publique se prescrit selon les délais suivants :
– 10 ans pour les crimes ;
– 5 ans pour les délits ;
– 6 mois pour les contraventions.
Cependant, certains crimes sont imprescriptibles (crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité).
Il existe aussi des délais de prescription spécifiques à certaines catégories d’infractions :
– 15 ans pour les crimes qui ne peuvent être correctionnalisés par admission de circonstances atténuantes ;
– 15 ans pour les crimes d’abus sexuels, de mutilations sexuelles ou de traite à des fins d’exploitation sexuelle s’ils sont commis sur des mineurs ;
– 15 ans pour les crimes d’abus sexuels, de mutilations sexuelles ou de traite à des fins d’exploitation sexuelle qui sont correctionnalisés ;
– 10 ans pour les crimes punissables de la réclusion à perpétuité ou de la réclusion de vingt à trente ans qui ont été correctionnalisés par la juridiction d’instruction ou par le ministère public ;
– 5 ans pour les crimes punissables de la réclusion n’excédant pas vingt ans qui ont été correctionnalisés ;
– 1 an pour les délits contraventionnalisés.
La prescription commence à courir dès que l’infraction est consommée, lorsque tous ses éléments constitutifs sont réunis. Lorsque l’infraction est continue, la prescription ne commence à courir qu’à compter du jour où l’état délictueux prend fin. Le point de départ du délai de prescription peut être retardé à la majorité de la victime en matière d’abus sexuel, de mutilations sexuelles et de traite à des fins d’exploitations sexuelles.
Plusieurs infractions relevant du domaine économique et financier sont inscrites dans le Code pénal belge (infractions liées à l’état de faillite, escroquerie, tromperie, fraude informatique, recel, blanchiment, etc.). De manière générale, les lois particulières relevant du domaine économique et financier comportant des dispositions pénales ne prévoient pas de délai de prescription de l’action publique spécifique. C’est par exemple le cas de la prescription de l’action publique des infractions en matière fiscale. Aucune disposition particulière n’est prévue. Les infractions sont donc soumises aux dispositions générales relatives au droit de la prescription.
La loi du 6 juin 2010 introduisant le Code pénal social a effectué un travail d’harmonisation des délais de prescription de l’action publique en matière sociale. La plupart des lois sociales prévoyaient des délais de prescription de 3 ans ou 5 ans pour les infractions aux dispositions sociales. La loi du 6 juin 2010 a supprimé toutes ces dispositions particulières. Le droit commun s’applique désormais aux infractions de droit pénal social.
Selon les articles 91 à 94 du Code pénal, les peines se prescrivent selon les délais suivants :
– 20 ans pour les crimes à compter de la date des arrêts ou jugements rendus (sauf crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité) ;
– 5 ans pour les délits, à compter de la date de l’arrêt ou du jugement rendu, délai porté à 10 ans si la peine prononcée est supérieure à 3 ans ;
– 1 an pour les contraventions.
Brésil
S’agissant de la prescription de l’action publique les délais dépendent du quantum de la peine encourue. Ils sont les suivants :
– 20 ans pour les peines encourues supérieures à 12 ans ;
– 16 ans pour les peines encourues comprises entre plus de 8 ans et 12 ans ;
– 12 ans pour les peines encourues comprises entre 4 ans et 8 ans ;
– 8 ans pour les peines encourues comprises entre 2 ans et moins de 4 ans ;
– 4 ans pour les peines encourues comprises entre 1 an et moins de 2 ans ;
– 3 ans si la peine est inférieure à 1 an.
Si seule une peine d’amende est encourue, le délai de la prescription sera de deux ans (ex. détention de drogue pour consommation personnelle).
Le délai de la prescription est réduit de moitié si au moment de l’infraction la personne qui l’a commise avait moins de 21 ans ou plus de 70 ans. En matière de faits de corruption, la prescription est de 5 ans.
Il existe des infractions imprescriptibles : il s’agit des infractions d’actes à caractère raciste et de constitution de groupes armés civils ou militaires agissant contre l’ordre constitutionnel et l’État démocratique.
Le point de départ du délai de prescription est celui de la date du jour de la consommation de l’infraction. Pour les infractions à caractère sexuel commises à l’encontre de mineurs, le point de départ de la prescription est fixé à la date de majorité de la victime (18 ans). En matière d’infractions continues, la prescription commence à courir à compter du jour de la cessation des faits. S’agissant des infractions de corruption, la prescription ne commence à courir qu’à compter du jour de la connaissance de l’infraction. Il en est de même s’agissant d’autres infractions telles que la bigamie ou la falsification de registres de l’état civil.
Le délai de prescription est interrompu par la mise en mouvement de l’action publique.
S’agissant de la prescription de la peine, elle suit les mêmes règles en termes de délais que celle de l’action publique, mais est fixée en fonction de la peine finalement prononcée.
Canada
En principe, les actes criminels sont imprescriptibles.
Les infractions moins graves – punissables par voie de déclaration sommaire – sont prescrites au bout de 6 mois, à compter de la date de commission de l’infraction, sauf si le poursuivant et le défendeur se sont entendus pour écarter l’application de la prescription (art. 786 du Code criminel). Il importe donc que le poursuivant engage immédiatement des poursuites car il ne pourrait tirer prétexte par exemple d’un verdict de non-culpabilité sur un acte criminel pour engager ensuite des poursuites sur une infraction sommaire associée.
La computation des délais s’effectue en excluant le dies a quo et en incluant le dies ad quem (art. 28 de la loi d’interprétation). Le dépôt de la dénonciation interrompt en soi la prescription (art. 788 du Code criminel), sans qu’il soit nécessaire que le juge de paix ait émis une sommation ou un mandat.
Il n’existe pas de texte sur la prescription en matière d’exécution des peines.
Espagne
Les règles relatives aux délais de prescription sont fixées aux articles 131 et suivants du Code pénal.
Les délais de prescription (article 131 du Code pénal) varient pour les délits (qui sont les seules infractions graves) en fonction de la durée de la peine :
– 20 ans si la peine d’emprisonnement est de 15 ans ou plus ;
– 15 ans si la peine d’emprisonnement est comprise entre 10 et 15 ans ;
– 10 ans si la peine d’emprisonnement est comprise entre 5 et 10 ans ;
– 5 ans pour les autres délits. Dans le projet de réforme en cours, il sera possible de poursuivre des délits « légers » pendant 3 ans, si la peine d’emprisonnement est inférieure à 3 ans.
Pour les infractions mineures (faltas), la poursuite est impossible au bout de 6 mois.
Les crimes contre l’humanité et de génocide et les délits contre les personnes et les biens protégés en cas de conflit armé, sauf ceux punis par l’article 614, ne se prescrivent jamais. Les délits de terrorisme ne se prescrivent pas non plus, s’ils ont causé la mort d’une personne.
En matière de délits fiscaux, le délai de prescription pour exiger le paiement de la dette fiscale est fixé à 4 ans. Pourtant, par application des dispositions du Code pénal, le délai de prescription pénale du délit fiscal est de 5 ans.
L’article 132 du Code pénal énumère les critères qui doivent être pris en compte pour fixer le jour où le délai de prescription commence à courir. Les délais prévus sont calculés à compter du jour où l’infraction punissable a été commise. Dans le cas d’un délit continu, les termes sont calculés à compter du jour où la dernière infraction a été réalisée.
Le dépôt de plainte auprès d’un organe judiciaire interrompt la prescription pour un délai maximum de 6 mois dans le cas d’un délit et de 2 mois dans le cas d’une contravention.
Aux termes de l’article 133 du Code pénal, la prescription de la peine est graduée en fonction de sa durée, de 1 an pour les peines mineures jusqu’à 30 ans pour les peines de prison supérieures à 20 ans.
États-Unis
S’agissant des règles de prescription de l’action publique, il convient de distinguer le droit fédéral des législations étatiques.
Droit fédéral :
Le délai de prescription de droit commun pour les crimes fédéraux est de 5 ans. Cependant, des régimes spécifiques sont prévus pour certains types d’infractions : c’est le cas par exemple pour le vol d’œuvres d’art (20 ans) ou les crimes fiscaux (8 ans). Le droit fédéral prévoit en outre un certain nombre d’infractions imprescriptibles. On y retrouve notamment les crimes capitaux, mais aussi les actes terroristes causant ou créant un risque prévisible de mort ou de blessures graves, ainsi que certains actes à caractère sexuel sur mineurs.
Le point de départ du délai de prescription se situe par défaut lorsque le dernier élément constitutif du crime est réalisé. Certaines exceptions existent, notamment en matière d’association de malfaiteurs.
Le délai de prescription n’est généralement interrompu que par un acte formel d’accusation, donc in personam, et non un acte d’enquête in rem, comme en droit français. Cependant des interruptions et extensions sont notamment prévues entre autres pour certaines situations (abus sur mineurs ; cas impliquant des preuves provenant de l’étranger ; fugitifs ; cas impliquant des preuves ADN).
États fédérés :
Le délai moyen de prescription pour les felonies (crimes et délits punis d’une peine supérieure à 1 an d’emprisonnement), ne prenant pas en compte les États dans lesquels celui-ci est imprescriptible, est d’environ 6 ans. Pour ce qui est des imprescriptibilités et des délais particuliers, on remarquera que ces derniers sont souvent appliqués aux crimes capitaux (dont font partie les meurtres), homicides, crimes à caractère sexuel, de même qu’aux enlèvements.
S’il n’existe pas de délai de prescription de la peine dans la législation fédérale ou étatique, la Due Process Clause du 14ème Amendement de la Constitution prévoit néanmoins qu’aucun État « ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens, sans procédure légale régulière ». C’est par le biais de l’interprétation de cet Amendement que les juridictions fédérales ont créé un équivalent du délai de prescription de la peine afin de garantir un seuil minimal de protection pour les personnes qui, ayant été condamnées à des peines de prison ferme, n’ont cependant pas été incarcérées pendant une certaine période de temps. Les juridictions américaines n’ont cependant donné aucune définition précise du délai au-delà duquel la prescription de la peine serait acquise. Une violation du 14ème Amendement pour délai excessif dans l’application de la peine de prison ou pour un comportement de l’autorité manifestement négligent a été reconnue dans deux affaires : l’une rendue en 1978 par la Cour d’appel du 8ème Circuit (délai de 7 ans entre le jugement et son exécution) ; l’autre rendue en 1967 par la Cour d’appel du 5ème Circuit (délai de 28 ans entre le jugement et son exécution).
L’application du 14ème Amendement permet davantage de sanctionner une négligence des autorités judiciaires que de réaliser une véritable prescription de la peine.
Italie
La question du droit de la prescription de l’action publique est traitée à l’article 157 du Code pénal.
Le délai de prescription est égal à la durée maximale de la peine encourue, sans pouvoir être inférieur aux seuils minimaux suivants :
– 6 ans pour les infractions les plus graves (delitti), qui sont des délits, car il n’existe pas de crimes en droit pénal italien ;
– 4 ans pour les contraventions (contravvenzioni).
Les infractions punies de l’emprisonnement à vie sont imprescriptibles.
Le délai de prescription court à compter de la date de commission de l’infraction, ou en présence d’infraction continue, à compter du jour au cours duquel a cessé la commission du délit. Pour certains délits nécessitant une autorisation aux fins d’être poursuivis, le point de départ du délai de prescription correspond à la date d’autorisation des poursuites mais dans le cas où il est nécessaire de prendre en compte le consentement de la victime, le point de départ du délai est celui de la date de commission de l’infraction.
Certains délais de prescription spécifiques sont prévus en matière économique par le décret-loi du 10 mars 2000, n° 74. Il s’agit de délais de prescription allongés (le plus souvent d’un tiers) et le point de départ du délai de prescription correspond à la date d’établissement des faits sur procès-verbal.
S’agissant de la prescription de la peine, l’article 172 du Code pénal fixe les règles suivantes :
La prescription de la peine est réalisée lorsqu’une période égale au double de la durée de la peine d’emprisonnement s’est écoulée depuis le jugement de condamnation devenu irrévocable, période qui ne peut toutefois être inférieure à 10 ans.
Lituanie
S’agissant de la prescription de l’action publique, les infractions sont prescrites en fonction de leur gravité, selon des délais qui s’étalent entre 3 ans pour les infractions mineures, jusqu’à 20 ou 30 ans pour les actes les plus graves (article 95 du Code pénal).
Le délai de prescription est calculé à compter de la date de commission de l’acte. Certaines infractions commises à l’encontre de mineurs ne se prescrivent qu’à compter de l’âge de 25 ans. Il existe des infractions qui sont imprescriptibles (génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre…).
L’article 96 du Code pénal fixe les délais de prescription de la peine, dont la durée dépend de la gravité de la peine : de 2 ans pour une infraction mineure jusqu’à 15 ans pour une peine supérieure à 10 ans ou une peine de prison à vie.
Malte
S’agissant de la prescription de l’action publique, les infractions sont prescrites en fonction de leur gravité, selon des délais qui s’étalent entre 3 mois pour les infractions mineures, jusqu’à 20 ans pour les actes les plus graves.
Le délai de prescription court à compter de la date de commission de l’infraction, ou, en présence d’infractions continues, à compter du jour au cours duquel a cessé la commission du délit. Pour certains délits nécessitant une autorisation aux fins d’être poursuivis, le point de départ du délai de prescription correspond à la date d’autorisation des poursuites.
Certaines infractions commises à l’encontre de mineurs ne se prescrivent qu’à compter de l’âge de 25 ans.
Pays-Bas
Aux termes de l’article 70 du code pénal néerlandais l’action publique est prescrite :
– au terme de trois ans pour toutes les contraventions ;
– au terme de six ans pour les délits réprimés par une amende ou une peine de détention, d’emprisonnement de moins de trois ans ;
– au terme de douze ans pour les crimes ou les délits réprimés par une peine de détention, d’emprisonnement déterminé de plus de trois ans ;
– au terme de vingt ans pour les crimes et délits réprimés par une peine d’emprisonnement de huit ans ou plus.
Il n’y a pas de prescription de l’action publique :
– pour les crimes et délits réprimés par un emprisonnement de 12 ans ou plus ;
– pour les crimes et délits visés aux articles 240 b 2ème alinéa, 243, 245 et 246 (délits sexuels et de violences), pour autant que le fait a été commis à l’encontre d’une personne n’ayant pas encore atteint l’âge de 18 ans.
Le délai de prescription commence à courir du jour suivant celui où le délit a été commis, à l’exception des cas suivants :
– dans le cas des délits prévus aux articles 172 (1), 173 (1) 173 a et 173 b (délits d’atteintes aux personnes), où le délai court à compter du jour suivant celui où le délit parvient à la connaissance d’un officier de police judiciaire ;
– dans le cas de contrefaçon, où le délai court à compter du jour suivant celui où l’objet contrefait a été utilisé ;
– dans le cas des crimes prévus aux articles 240 b, 242 à 250 inclus et 273 f ou 300 à 303 inclus, dans la mesure où le délit constitue la mutilation génitale d’une personne du sexe féminin et où il a été commis contre une personne n’ayant pas atteint l’âge de 18 ans, où le délai court à compter du jour suivant celui où cette personne a atteint l’âge de 18 ans ;
– dans le cas des crimes prévus aux articles 278, 279, 282 et 282 a, où le délai court à compter du jour suivant celui de la libération ou sauvetage ou mort de la personne contre qui le crime a été directement commis.
Tout acte de poursuite interrompt le délai de prescription, y compris à l’encontre des co-auteurs ou complices.
Aux termes de l’article 76 du code pénal néerlandais, le droit d’exécuter la peine s’éteint par la prescription et le délai de cette prescription est supérieur d’un tiers au délai de prescription de l’action publique. Le délai de prescription commence le lendemain du jour où la décision judiciaire peut être exécutée.
En cas d’absence non autorisée d’un condamné exécutant sa peine dans un établissement, un nouveau délai de prescription commence le lendemain du début de l’absence non autorisée. En cas de révocation d’une mise en liberté conditionnelle, un nouveau délai de prescription commence le lendemain de la date de révocation.
Portugal
S’agissant de l’action publique, l’article 118 (1) du Code pénal dispose que les infractions sont prescrites, lorsque les délais suivants se sont écoulés :
– 15 ans lorsque l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement supérieure à 10 ans ;
– 10 ans lorsque l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement comprise entre 5 et 10 ans ;
– 5 ans lorsque l’infraction est punie d’une peine d’emprisonnement entre 1 et 5 ans ;
– 2 ans dans les autres cas.
Certaines infractions particulières sont prescrites au bout d’un délai de 15 ans. Il s’agit notamment d’infractions économiques (fraudes, prises d’intérêts illégales) ou commises par des fonctionnaires.
Les délais de prescription sont calculés à compter de la date de commission de l’infraction. Le point de départ peut être différent pour certains types d’infraction, comme les infractions continues ou habituelles (le délai court alors à compter du jour de commission du dernier acte).
Pour certaines infractions commises à l’encontre de mineurs, le délai de prescription s’écoule à compter de l’âge de 23 ans.
Suivant l’article 122 du Code pénal, l’exécution des peines prononcées se prescrit par :
– 20 ans pour les peines d’emprisonnement supérieures à 10 ans ;
– 15 ans pour les peines d’emprisonnement de 5 ans minimum ;
– 10 ans pour les peines d’emprisonnement supérieures à 2 ans ;
– 4 ans dans les autres cas.
Royaume-Uni
Les infractions peu graves (summary offenses) – pour lesquelles la durée maximale d’emprisonnement est de 6 mois – sont prescrites au bout de 6 mois à compter de la date de commission de l’infraction.
L’exclusion de la prescription est la règle générale pour les infractions qui ne sont pas mineures (celles qui sont suffisamment graves pour relever de la compétence de la Crown Court), le poursuivant conservant le droit de poursuivre le délinquant jusqu’à sa mort.
Exceptionnellement cependant, des textes particuliers ont prévu des délais chiffrés. En vertu de l’article 146 A du Customs and Excise management Act 1979, les infractions douanières se prescrivent au bout de 20 ans.
La jurisprudence a développé la théorie d’abuse of process, afin de suspendre une poursuite qui serait manifestement tardive. Cette théorie est notamment utilisée afin de protéger un accusé qui ne pourrait plus se défendre efficacement parce que les preuves à décharge auraient disparu.
ANNEXE N° 2 :
CONTRIBUTIONS ÉCRITES
Ces contributions ont été annexées au présent rapport avec l’autorisation de leurs auteurs. Aucune modification n’y a été apportée.
SOMMAIRE DES CONTRIBUTIONS
Les contributions sont présentées suivant l’ordre chronologique
de l’audition de leurs auteurs.
Pages
Contribution de Mme Christine Courtin, maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis 159
Contribution de M. Jean Danet, avocat honoraire au barreau de Nantes,
maître de conférences à l’Université de Nantes 167
Contribution de M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour
de cassation 191
Contribution de M. Didier Guérin, président de la chambre criminelle
de la Cour de cassation 212
Contribution de M. Didier Boccon-Gibod, premier avocat général à la Cour
de cassation 217
Contribution du Syndicat national des magistrats-FO 224
Contribution de la Conférence nationale des procureurs généraux 230
Contribution de l’Association française des magistrats instructeurs 237
Contribution de l’Union syndicale des magistrats 239
Contribution du Syndicat de la magistrature 249
Contribution du Syndicat de la presse quotidienne régionale / Union de la presse en région 257
Contribution du Syndicat de la presse quotidienne nationale 261
Contribution de M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ancien président de chambre de jugement à la Cour pénale internationale 263
Contribution de M. Jean Maïa, directeur des affaires juridiques
à l’administration centrale du ministère de l’économie, de l’industrie
et du numérique et du ministère des finances et des comptes publics 273
Contribution de M. Dominique Foussard, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation 284
Contribution de Mme Claire Waquet, avocate au Conseil d’État et à la Cour
de cassation 295
Contribution de M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation 301
Contribution de M. Jean Pradel, ancien juge d’instruction, professeur émérite
à l’Université de Poitiers, expert auprès de l’Institut pour la justice 321
Contribution du Syndicat national des journalistes 327
Contribution de la Conférence nationale des procureurs de la République 332
Contribution de M. Christophe Bigot, avocat au barreau de Paris 335
Contribution de M. Emmanuel Derieux, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris II Panthéon-Assas 339
Contribution de Mme Fabienne Siredey-Garnier, présidente de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris 352
Contribution du Conseil national des barreaux 362
Contribution du Barreau de Paris 369
Contribution de Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire
de la jeunesse au ministère de la justice 371
Contribution de M. Éric Arella, sous-directeur de la police technique
et scientifique à la direction centrale de la police judiciaire du ministère
de l’intérieur 381
Contribution de M. le colonel François Daoust, directeur de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale 387
Contribution de M. Frédéric Dupuch, directeur de l’Institut national
de police scientifique 445
Contribution de l’association Aide aux parents d’enfants victimes 448
Contribution de l’Association pour la protection contre les agressions
et les crimes sexuels 451
Contribution de l’Association nationale pour la reconnaissance des victimes 452
Contribution de l’association Stop aux violences sexuelles 457
Contribution de M. Philippe-Jean Parquet, psychiatre, professeur de psychiatrie infanto-juvénile à l’Université Lille II 461
Contribution de M. Daniel Zagury, psychiatre, expert près la cour d’appel
de Paris 465
Contribution de l’association Anticor 469
Contribution de M. Marc Robert, procureur général près la cour d’appel
de Versailles 474
Contribution de M. Robert Gelli, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice 483
Contribution de Mme Christine Courtin,
maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis
La prescription est au cœur du fonctionnement de la justice pénale, de l’action publique jusqu’à l’exécution de la peine. En droit répressif, toute prescription est extinctive ou bien libératoire. Les droits que la prescription pénale a pour objet ou pour effet d’éteindre, sont, ou bien les droits d’action qui prennent naissance dans l’infraction, ou bien les droits d’exécution qui prennent naissance dans la condamnation, c’est-à-dire les manifestations juridiques du droit de punir. Par suite, la prescription constitue un mode d’extinction commun au droit de poursuite des infractions et au droit d’exécution des condamnations pénales.
C’est la prescription de l’action publique qui fait l’objet des plus vives critiques en doctrine et c’est à son égard que la jurisprudence manifeste une réelle hostilité. La confusion régnant à l’heure actuelle en la matière rend nécessaire une réforme d’ensemble. Mon propos concernera donc principalement la prescription de l’action publique.
Je voudrais d’abord dresser un bref panorama de la situation actuelle résultant des évolutions de la matière qui viennent toutes du fait que notre société n’accepte plus qu’une infraction, à l’exception des infractions mineures, ne reçoive pas de réponse judiciaire, dans un contexte d’exacerbation des droits des victimes.
Je m’interrogerai ensuite sur l’articulation et la cohérence du dispositif en proposant quelques pistes possibles pour une réforme d’ensemble du système.
I. La prescription de l’action publique : un manque de lisibilité nuisant au principe de sécurité juridique
La complexité des règles relatives à la prescription de l’action publique provient de l’instauration d’exceptions toujours de plus en plus nombreuses non seulement à la règle générale relative aux délais de prescription mais surtout aux règles générales relatives à la fixation du point de départ du délai de prescription.
L’introduction de ces diverses exceptions témoigne de l’hostilité manifestée à l’encontre de l’institution elle-même par le législateur mais surtout par la jurisprudence.
De fait, on peut déplorer d’une part une intervention désordonnée du législateur qui entame l’unité nécessaire à la crédibilité de l’institution et d’autre part un arbitraire prétorien dans la fixation du point de départ du délai de prescription qui nuit au principe de sécurité juridique.
A) Une intervention désordonnée du législateur
Il est admis classiquement que le délai de prescription de l’action publique varie suivant la qualification légale de l’infraction. C’est ainsi qu’il est de dix ans pour les crimes (art. 7 CPP), de trois ans pour les délits (art. 8 CPP) et d’un an pour les contraventions (art. 9 CPP). Or, la multiplication des exceptions législatives à la règle générale des délais de prescription inscrite aux articles 7 à 9 du CPP entame l’unité de l’institution qui reposait logiquement sur la classification tripartite des infractions.
Certaines infractions ont été considérées comme imprescriptibles telles que les crimes contre l’humanité (art. 213-5 CP) ainsi que certaines infractions militaires comme la désertion à l’ennemi ou l’insoumission à l’étranger en temps de guerre (art. 94 al. 2 CJM).
Le législateur a encore instauré des délais spéciaux, plus brefs ou plus longs.
Le délai de prescription est par exemple abrégé à trois mois pour les infractions en matière de presse (art. 65 loi du 29 juillet 1881). En la matière, la publicité de l’infraction justifie la brièveté du délai de poursuite et la liberté d’expression ne pourrait se satisfaire d’une durée plus longue. Cependant, la loi Perben II du 9 mars 2004 est venue ajouter un nouvel article 65-3 à la loi du 29 juillet 1881 aux termes duquel, le délai de prescription est désormais d’une année pour les délits de diffamation ou d’injure à caractère racial, ethnique et religieux, de provocation à des discriminations à caractère racial, ethnique et religieux, ou de contestation de crimes contre l’humanité. Par ailleurs, en matière électorale, le délai de prescription est de 6 mois à compter du jour de la proclamation des résultats. La courte prescription serait ici imposée par une considération d’ordre public, celle de rendre incontestables les résultats d’une élection.
Le délai de prescription est en revanche allongé dans de nombreuses hypothèses. L’allongement de la prescription se justifie tout d’abord par le fait que certains comportements, outre leur gravité ou leur monstruosité, sont indicibles. Les victimes peinent à mettre des mots sur les actes qu’elles ont subis. Elles ont besoin de temps pour comprendre et pour formuler leur détresse. Ainsi, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité se justifie par la spécificité et l’horreur de tels crimes ainsi que par l’incompréhension qu’ils provoquent. Cette dérogation aux règles générales de la prescription est une réponse du droit au devoir de mémoire. L’imprescriptibilité, en tant qu’obstacle à l’impunité, doit également dissuader de la commission de tels crimes.
L’allongement de la prescription pour les infractions commises contre les mineurs se justifie par le fait que ces derniers, en raison de leur jeune âge, peuvent éprouver des difficultés accrues lorsque les auteurs sont des proches ou des personnes ayant autorité sur eux, à dénoncer des agissements dont ils sont victimes. C’est pourquoi, le législateur a décidé de reporter le point de départ du délai de prescription de certaines infractions commises contre des mineurs au jour de leur majorité et a augmenté la durée du délai de prescription de certaines infractions commises contre ces derniers. En effet, suite à la loi du 9 mars 2004, le délai de prescription de l’action publique des crimes visés à l’article 706-47 CPP et commis contre des mineurs est désormais de vingt ans. Cela concerne le meurtre ou l’assassinat précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie, ainsi que le viol simple ou aggravé incriminé aux articles 222-23 à 222-26 du code pénal (art. 7 al. 3 CPP). En outre, la prescription des délits mentionnés à l’article 706-47 CPP et commis contre des mineurs est de dix ans. Il s’agit des délits d’agressions sexuelles, d’atteintes sexuelles ou de recours à la prostitution d’un mineur incriminés aux articles 222-27 à 222-31, 225-12-1 et 227-22 à 227-27 du code pénal, sauf les délits des articles 222-30 et 227-26 pour lesquels la prescription passe à vingt ans. Le régime dérogatoire de la prescription de l’action publique en matière d’infractions contre les mineurs résulte de lois successives venues remanier au coup par coup le domaine des infractions visées et les délais de prescription. Les auteurs sont nombreux aujourd’hui à dénoncer la démesure temporelle et les incohérences prescriptives d’un régime qu’ils qualifient d’hyperdérogatoire. De plus, la législation distingue selon l’âge du mineur victime. Si le mineur de 15 ans bénéficie de la prescription dérogatoire, il n’en va pas de même pour le mineur entre 15 et 18 ans qui reste soumis au délai de droit commun sauf à caractériser une circonstance aggravante.
L’allongement du délai de prescription se justifie ensuite par la volonté du législateur de dissuader particulièrement certains criminels. Le délai est par exemple allongé pour les actes de terrorisme et pour les infractions de trafic de stupéfiants : l’action publique se prescrit par trente ans en cas de crime et par vingt ans en cas de délit (art. 706-25-1 et 706-31 CPP). Cependant, en la matière, l’absence de tout débat préalable laisse perplexe quant au choix des infractions retenues.
En principe, le délai de prescription commence à courir à compter du jour où l’infraction a été commise, la détermination de cette date dépendant de la nature de l’infraction (instantanée, continue, de résultat ou d’habitude). Mais dans un certain nombre d’hypothèses, en vue d’une meilleure efficacité de la répression, le législateur retarde expressément le point de départ du délai de prescription. Par exemple, en matière électorale, la prescription ne court qu’à compter du jour de la proclamation des résultats de l’élection (art. L. 114 code électoral) ; en matière d’usure, du jour de la dernière perception d’intérêt ou de capital (art. L. 313-5 code de la consommation). Mais surtout, pour les crimes et les délits visés à l’article 706-47 CPP et commis contre des mineurs, la prescription ne court qu’à partir de la majorité de ces derniers (art. 7 et 8 CPP modifiés par la loi du 9 mars 2004).
B) Un arbitraire prétorien dans la fixation du point de départ du délai de prescription
Dans des hypothèses de plus en plus nombreuses, la jurisprudence n’hésite pas à retarder le point de départ du délai de prescription. Cette hostilité à l’égard de la prescription de l’action publique se manifeste principalement de deux manières : d’une part, par la transformation d’une infraction instantanée en infraction continue ; d’autre part, par la prise en compte de la clandestinité de l’acte délictueux.
Le fait de savoir si, dans une affaire donnée, la prescription de l’action publique et ou non acquise, suppose que soit résolue, au préalable, la question du point de départ du délai de ladite prescription. Or, pour déterminer cette date, tout dépendra de la nature de l’infraction. Par principe, le point de départ de la prescription se situe, pour les infractions instantanées, au jour de la commission de l’infraction et pour les infractions continues, au jour de la fin de l’activité délictueuse. Or, il est évident que la jurisprudence de la Cour de cassation n’apparaît pas toujours orthodoxe s’agissant de la structure des infractions pénales. Et elle n’hésite pas à qualifier de « continues » des infractions qui, pourtant dans leur principe, sont « instantanées ».
Deux exemples permettront d’illustrer cette politique prétorienne arbitraire.
Le premier exemple concerne l’infraction d’escroquerie. Traditionnellement, il est admis que l’escroquerie est une infraction instantanée dont le délai de prescription commence à courir le jour de la remise. Or, la jurisprudence décide que, en matière d’escroquerie aboutissant à des remises successives, la prescription de l’action publique ne commence à courir qu’à partir de la dernière remise de fonds, que l’on se trouve dans le cas où les manœuvres constituent une opération délictueuse unique ou dans le cas où des manœuvres se sont répétées sur une longue période et forment entre elles un tout indivisible.
Le deuxième exemple peut être tiré d’un arrêt de la chambre criminelle du 17 janvier 2006. Dans cet arrêt, la Cour de cassation affirme clairement que le délit de publicité en faveur du tabac réalisé sur internet constitue une infraction continue qui se poursuit tant que le message litigieux reste accessible au public. Or, cette infraction est instantanée, le résultat étant obtenu dès que la publicité illégale est réalisée c’est-à-dire dès que la réglementation est transgressée. Cet arrêt constitue une nouvelle illustration de la jurisprudence visant à retarder le point de départ du délai de prescription au jour où le résultat illicite aura pris fin et qui se justifie par la volonté de sanctionner des infractions instantanées lorsque ces dernières laissent subsister, après leur consommation, des effets inadmissibles socialement.
C’est surtout à propos des infractions clandestines que la jurisprudence a rendu des solutions contra legem en retardant le point de départ du délai au jour où ces infractions auront pu être constatées « dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ». Cette jurisprudence trouve à s’appliquer s’agissant d’infractions clandestines par nature ou s’agissant d’infractions dissimulées grâce à des manœuvres de leur auteur, comme pour l’abus de confiance ou pour l’abus de biens sociaux avant que cette règle d’exception ne prolifère à de nombreux délits. Récemment, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur l’application des règles de la prescription s’agissant d’infanticides dissimulés dans un arrêt du 7 novembre 2014. Cette décision a autant été saluée que critiquée par la doctrine. Dans cet arrêt, l’assemblée plénière, faisant référence à la notion de suspension de la prescription, a considéré que, « si, selon l’article 7, alinéa 1er, du code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites ». Or, en l’espèce, il s’agissait de savoir si, en cas d’homicides volontaires dissimulés sur des nouveau-nés, le point de départ du délai de prescription pouvait être reporté au jour de la découverte du crime. En effet, la suspension ne concerne nullement le point de départ du délai mais traduit un empêchement pour la prescription de suivre normalement son cours. Elle trouve son fondement dans l’adage civiliste contra non valentem agere non currit praescriptio (qui, littéralement, signifie que la prescription ne court pas contre celui qui ne peut agir en justice). Finalement, en invoquant la suspension de la prescription en l’espèce, la cour de cassation est parvenue à opérer un report de son point de départ.
II) Perspectives de réforme des règles de la prescription pénale
L’état des lieux en matière de prescription fait apparaître un manque criant de lisibilité. Seule l’instauration de règles claires et précises est de nature à restaurer en la matière une certaine sécurité juridique. Cela nécessite au préalable de repenser les fonctions qui sont aujourd’hui celles que doit remplir la prescription.
A) Repenser les fonctions de la prescription
Une réforme d’ensemble des règles de la prescription en matière pénale nécessite que l’on s’interroge au préalable sur les fondements contemporains de cette institution. Pour justifier la prescription, il y a des arguments qui ont toujours été avancés mais qui aujourd’hui apparaissent dépassés.
La prescription repose traditionnellement sur l’idée qu’au bout d’un certain délai, dans un intérêt de paix et de tranquillité sociales, mieux vaut oublier l’infraction qu’en raviver le souvenir. Mais la prescription de l’action publique, présentée comme l’expression procédurale du droit à l’oubli, soulève aujourd’hui de nombreuses contestations à la fois d’ordre social et moral. Elle nuit à la protection de la société tout en profitant aux délinquants. Surtout, en matière de crimes, cette justification ne tient plus dans une société marquée par l’équité et soumise à la presse d’informations.
La prescription viserait, en outre, à sanctionner la négligence des autorités : la société perdrait son droit de punir parce qu’elle ne l’aurait pas exercé en temps voulu. Cet argument cède aujourd’hui devant les nouvelles formes de criminalité qui laissent apparaître des mécanismes de perversion et parfois d’organisation autrefois inconnus.
On a encore pu justifier la prescription pénale par des considérations liées à la psychologie du délinquant. En effet, le coupable, en cherchant à échapper aux poursuites ou à la sanction a dû vivre dans la crainte et le remords. Dès lors, la peine aurait perdu tout caractère rétributif, en même temps que le danger social se serait estompé. En outre, la prescription constituerait un bon moyen de politique criminelle puisque le coupable aurait intérêt à ne pas s’exposer une nouvelle fois en commettant une infraction. Or, une telle vision angélique du délinquant apparaît inadaptée dans notre société.
La prescription de l’action publique a encore pu être justifiée par la volonté de lutter contre les risques d’erreurs judiciaires découlant avec le temps du dépérissement des preuves. Mais cette raison factuelle ne tient plus non plus aujourd’hui au regard de l’évolution des nouvelles technologies, ni du développement de la lutte scientifique contre le crime.
Finalement, il apparaît aujourd’hui que la prescription de l’action publique est davantage pensée au travers des fonctions qu’elle peut remplir dans une politique criminelle qu’au travers de ce qui peut la fonder. Mais quelles peuvent être ces fonctions ?
Tout d’abord, les interventions législatives successives ayant pour objet l’allongement des délais de prescription font apparaître que la prescription devient une échelle de gravité des infractions, concurrente à celle des peines. En effet, l’instauration d’exceptions aux règles générales de prescription constitue pour le législateur contemporain le moyen de témoigner l’importance qu’il attache à la poursuite et à la sanction de certains faits en même temps qu’elle traduit une prise en considération des intérêts des victimes. Ensuite, la prescription constitue une limite posée par le législateur à la tentation d’une expansion sans fin de la réponse pénale.
La réforme d’ensemble du dispositif conduit à se poser une première question, celle du maintien ou non de cette cause d’extinction de l’action publique. Il me semble que l’on ne peut envisager de renoncer à la prescription et ce pour trois raisons au moins. En premier lieu, la prescription est une institution profondément enracinée dans notre tradition juridique. En second lieu, renoncer à la prescription entraînerait par voie de conséquence la perte de spécificité des crimes contre l’humanité, seules infractions ou presque imprescriptibles. Enfin, la nécessité de préserver la prescription apparaît au regard du respect du principe conventionnel du droit à être jugé dans un délai raisonnable.
Mais s’il apparaît difficile de renoncer à la prescription, force est de constater que les lois de circonstance ou la jurisprudence ont considérablement entamé le principe même de l’institution. Une réforme est nécessaire et cette réforme doit impérativement passer par la réaffirmation de principes qui ont été progressivement occultés. Si tout principe doit avoir des exceptions, trop d’exceptions nuisent à l’existence même du principe.
Une réforme de la prescription se doit d’assurer un certain équilibre entre les différents intérêts en présence : intérêts de la société tout d’abord qui a droit à la sécurité et qui dispose aujourd’hui de moyens renforcés d’élucidation des infractions ; intérêts des parties ensuite (droit à un procès équitable et à être jugé dans un délai raisonnable pour l’auteur de l’infraction), (droits des victimes d’être reconnues comme telles et d’obtenir réparation).
L’État, au terme de son pouvoir régalien, doit rendre la justice à celui qui la réclame. Mais il convient également de noter l’interférence du délai raisonnable tant en ce qui concerne l’auteur que la victime, qui peuvent en matière de prescription avoir une vision opposée du temps d’où la nécessité d’une réponse pénale adaptée dans un délai raisonnable.
B) Plusieurs pistes envisageables
Sur la forme, les règles relatives à la prescription de l’action publique sont inscrites soit dans le code pénal (par exemple pour les crimes contre l’humanité ou les crimes contre l’espèce humaine) soit dans le code de procédure pénale (art. 7 à 9 (règles générales) ; art. 706-47 pour les infractions commises contre les mineurs ; art. 706-25-1 et 706-31 pour les infractions de terrorisme et de trafic de stupéfiants).
Ce faisant, l’absence d’une règle unique, c’est-à-dire l’inscription des règles de prescription dérogatoires dans le code pénal pour chaque infraction concernée ou le report de toutes ces règles dans le code de procédure pénale peut être regrettée en ce qu’elle ne favorise pas la lisibilité des règles pénales.
Sur le fond, une réforme des règles relatives à la durée du délai de prescription, de celles relatives à son point de départ ainsi qu’une réforme des règles relatives à l’interruption de la prescription sont nécessaires.
Ce sont tout d’abord des principes clairs au travers des délais de prescription qui doivent être réaffirmés. En effet, la restauration de la sécurité juridique suppose en la matière que l’on revienne sur l’anarchie gouvernant l’édiction de délais spéciaux dérogatoires. Pour ce faire, plusieurs voies de réforme sont envisageables.
• Réviser les délais de prescription de droit commun dans le sens d’un allongement
La fixation de trois durées distinctes selon la nature de l’infraction (crime, délit ou contravention) doit être maintenue car elle permet de prendre en compte la gravité des infractions et assure une réelle lisibilité du droit. Mais, la nécessaire prise en compte des droits des victimes ainsi que l’évolution des techniques d’investigation pourraient permettre un allongement raisonnable des délais de prescription. Il est vrai que les délais actuels de prescription de l’action publique peuvent apparaître injustifiés au regard de l’évolution des techniques d’enquête qui recourent largement aux nouvelles techniques scientifiques. Le recours aux preuves génétiques ouvre dorénavant de plus larges possibilités aux services enquêteurs. De fait, les justiciables ne comprennent pas qu’un crime odieux puisse rester impuni du fait d’une disposition procédurale.
Ces délais rénovés pourraient être trois ans pour les contraventions, cinq ans pour les délits et vingt ans pour les crimes. Il y aurait ainsi une parfaite homogénéité entre les délais de prescription de l’action publique et ceux de la prescription des peines.
On peut également concevoir qu’en raison de la faible gravité des contraventions, le délai d’un an paraît satisfaisant. En revanche, les délais en matière criminelle et délictuelle qui n’apparaissent plus satisfaisants pourraient être portés respectivement à 15 ans et 5 ans comme d’ailleurs l’avait préconisé la commission des lois du Sénat en 2007.
• Continuer à prévoir comme aujourd’hui des délais spéciaux pour les comportements qui nécessitent une répression particulière en raison de la valeur de l’intérêt protégé
La réforme n’empêcherait pas de conserver quelques délais dérogatoires mais parfaitement délimités eu égard à la nature intrinsèque de l’infraction et du trouble spécifique occasionné à l’ordre public (trafic de stupéfiants ou actes de terrorisme) ou à la primauté de libertés fondamentales comme en matière de presse.
Pour les infractions de nature sexuelle, le droit positif prévoit déjà des délais dérogatoires en faveur des mineurs (20 ans pour les crimes et 10 ou 20 ans pour les délits). L’allongement du délai de prescription ne doit pourtant pas être limité aux seules infractions commises contre les mineurs car une victime majeure peut avoir les mêmes difficultés à se confier et à se reconnaître victime. Il pourrait être prévu une prescription de 20 ans pour tous les crimes sexuels et de 10 ans pour tous les délits sexuels. Par ailleurs, il pourrait être sauvegardé pour les mineurs le report du point de départ du délai de prescription au jour de leur majorité.
Autre piste de réflexion : En se calquant sur le dispositif ayant été instauré dans le code pénal et consistant à aggraver la sanction en raison d’une qualité de la victime, une règle identique pourrait être inscrite dans le CPP. C’est ainsi qu’une prescription plus longue (10 ans pour les délits et 30 ans pour les crimes) pourrait être instaurée lorsque des crimes ou des délits ont été commis à l’encontre de personnes présentant un état de particulière vulnérabilité due à leur âge (ce qui permettrait d’inclure le régime dérogatoire des infractions commises contre les mineurs), à une maladie, à une infirmité, une déficience physique ou psychique (l’affaire Émile Louis est particulièrement édifiante sur ce point).
Pour les infractions de criminalité organisée, il pourrait tout d’abord être envisagé d’étendre les délais de prescription prévus en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants à tous les trafics en réseau. Comment expliquer par exemple que l’infraction de traite des êtres humains destinée à sanctionner des atteintes à la dignité humaine ne bénéficie pas d’un allongement du délai de prescription ?
Ne faudrait-il pas prévoir par exemple que les infractions de délinquance et de criminalité organisée fassent l’objet d’un traitement identique au regard de la prescription de l’action publique dans la mesure où la loi Perben II du 9 mars 2004 est venue instituer en ce qui les concerne un régime procédural dérogatoire du droit commun notamment en ce qui concerne la recherche des preuves (garde à vue, écoutes téléphoniques, sonorisations et fixations d’images).
Il faut ensuite revenir sur l’insécurité juridique découlant de l’indétermination de la liste des infractions dont le point de départ du délai de prescription est reporté. Cette situation se conciliant d’ailleurs très mal avec le caractère d’ordre public de la prescription qui n’a jamais été contesté.
Puisque le point de départ du délai de prescription fixé par la loi « le jour où l’infraction a été commise » n’apparaît plus satisfaisant aujourd’hui au regard du caractère clandestin de certaines infractions, du souci de rendre justice aux victimes, on peut envisager la généralisation d’un report de ce point de départ en légalisant la formule jurisprudentielle c’est-à-dire en fixant ce point de départ au jour où l’infraction « est apparue et a pu être constatée ». Il s’agirait ainsi de fixer le point de départ de la prescription au jour de la découverte de l’infraction.
Il convient enfin de procéder à un encadrement légal de la notion d’interruption de la prescription. Prévoir une liste exhaustive des actes interruptifs de la prescription n’apparaît pas envisageable. En revanche, il est possible de préciser la notion d’actes d’instruction ou de poursuite qui sont interruptifs.
Un article du code de procédure pénale pourrait prévoir le critère finaliste des actes interruptifs : sont des actes interruptifs les actes d’instruction ou de poursuite c’est-à-dire les actes réalisés en vue d’établir la preuve d’une infraction et de confondre le cas échéant ses auteurs. Il conviendrait également d’intégrer parmi les actes interruptifs, les simples plaintes des victimes adressées au parquet. En effet, aujourd’hui, de telles plaintes ne sont pas interruptives de prescription car en vertu du principe de l’opportunité des poursuites du parquet, elles n’ont pas vocation à provoquer la mise en œuvre des poursuites le parquet étant libre de décider des suites à donner à la procédure. Aujourd’hui, dans cette hypothèse, pour engager des poursuites, la victime doit se constituer partie civile auprès d’un juge d’instruction. Cependant, une simple plainte est dans l’esprit des justiciables le moyen de saisir la justice. En déposant plainte, le justiciable a bien la volonté de provoquer des poursuites. De plus, cela coïnciderait avec la jurisprudence selon laquelle le procès-verbal de police recueillant la plainte de la victime d’une infraction est interruptif du délai de prescription.
Pour conclure, quelques mots sur la prescription de la peine. Le régime de la prescription relative aux peines prononcées diffère de celui relatif à l’action publique. Il est de vingt années pour les crimes, cinq années pour les délits et deux années pour les contraventions, à compter du moment où les condamnations sont devenues définitives. Or, aucune justification pertinente n’a jamais été donnée sur ces durées. En la matière, une décision de justice est venue prononcer une condamnation pénale. Or, le principe de l’effectivité de la justice pourrait justifier une imprescriptibilité de la peine. D’une manière générale, la matière ne peut se contenter comme aujourd’hui de la juxtaposition de modifications législatives et du développement d’une jurisprudence contraire à la lettre de la loi. La réforme envisagée devra éviter à l’avenir une remise en cause des grands principes du droit pénal et permettre de restaurer la sécurité juridique.
Contribution de M. Jean Danet, avocat honoraire
au barreau de Nantes, maître de conférences
à l’Université de Nantes
*
* *
Contribution complémentaire de M. Jean Danet
Messieurs les députés,
Je vous remercie de l’attention que vous avez bien voulu porter à nos propos, ceux de mes collègues et les miens lors de cette audition sur cet important problème de la prescription en matière pénale.
Comme vous nous y avez invités, je me permets donc de réagir et d’ajouter quelques points à mon précédent écrit.
1) sur l’impératif de lisibilité. Il est central mais il ne peut se réduire à celui de la simplicité. Sur un point en tout cas.
En matière de délit et de crimes, les citoyens ne pourraient comprendre que celui ou celle dont l’infraction n’a pu être poursuivie juste après la commission, parce que l’existence de l’infraction n’était pas connue, du fait d’ailleurs parfois de la dissimulation par l’auteur ou du hasard377, bénéficie de ce hasard ou de son habileté à masquer son forfait.
À partir de là, quel que soit le délai de prescription que l’on retienne, il y a toujours le risque en certains cas que la prescription ait couru contre celui qui était empêché d’agir, victime ou ministère public et qu’à un mois ou deux mois près elle soit acquise à l’engagement des poursuites. La morale commune exige ici du droit qu’il réserve ce cas et que la prescription soit suspendue durant toute la durée de cet empêchement. La règle « contra non valentem… » mérite donc d’être inscrite dans notre code. En sachant qu’elle exige comme la décision récente de l’Assemblée plénière l’a dit que cette impossibilité soit insurmontable.
La règle et l’exception sont alors parfaitement lisibles et d’autant plus qu’elles seraient communes à la prescription civile et pénale.
2) Il me semble que les cas de reports du point de départ du délai peuvent alors être limités à la minorité.
3) Sur les infractions de presse, il me semble qu’on devrait peut-être distinguer entre les infractions véritablement commises par voie de presse (quel que soit le type de presse papier, radio ou autre, mais ne tout cas une entreprise de presse) pour lesquelles la liberté d’expression démocratique peut justifier un délai de prescription court d’avec les délits de diffamation et d’injure publics commis par des particuliers à l’aide des moyens tels qu’internet qui eux ne méritent pas la même précaution mais peuvent être très graves de conséquences.
Et toute mise à jour du support (blog, tweet, sites etc. ) sur lequel le délit est commis doit s’analyser en une nouvelle publication, donc la commission d’un nouveau délit déclenchant un nouveau délai de prescription faute de quoi demain les citoyens ne seront pas effectivement protégés contre ces délits quand lors de leur première commission ils n’auront pas été découverts à temps378.
4) Sur les infractions instantanées et continues. La règle du point de départ de la prescription à la date de la commission de l’infraction subit forcément ici une inflexion dans sa mise en œuvre. On ne voit pas trop comment supprimer celle-ci. Tout au plus doit-on au plan légistique, lorsqu’une infraction nouvelle est créée, prendre soin lors des travaux parlementaires d’éviter les difficultés d’interprétation et dire clairement si l’intention du législateur est de créer une infraction continue ou une infraction de résultat. Il s’en faut généralement d’un mot, un verbe très souvent, pour que l’ambiguïté s’installe entre infraction instantanée et continue de résultat. Quand à l’infraction de résultat, on ne voit pas bien, sauf à provoquer une sévère et légitime colère des victimes, comment on peut éviter de prendre en compte par exemple la mort survenue cinq ans après un accident sanitaire ou de travail, du fait même de celui-ci, en la réduisant à son résultat temporaire sitôt le fait commis, une incapacité permanente ! En revanche, l’exception prétorienne des infractions instantanées qui se renouvellent ou infractions continuées devrait être proscrite et pourrait l’être du fait de l’allongement que vous envisagez des délais de droit commun.
En conclusion,
-des délais de droit commun en matière de prescription d’action publique allongés pour les crimes (20 ans ?) et peut-être pour les délits (5 ans ?) et donc de facto alignés pour les crimes et délits sur ceux de la peine,
-le minimum d’exceptions (avec de tels délais allongés, y en a-t-il d’autres qui se justifient que les délais raccourcis en matière de presse et en matière électorale ?),
- la suspension par application de « contra non valentem » et bien sûr pour mise en œuvre de procédures alternatives aux poursuites,
-le report pour cause de minorité,
-des actes interruptifs largement définis,
-et des conséquences alourdies en termes de responsabilité de l’Etat (voire ma contribution précédente) au cas où l’institution judiciaire à « laissé prescrire » au détriment des intérêts de victimes un dossier dans lequel des poursuites ont été engagées et sans prendre leur accord379, tel est à mon sens le socle autour duquel on peut construire un régime simple et clair de la prescription.
Telles sont les observations complémentaires que je pouvais vous présenter suite à notre échange.
Je reste à votre disposition et vous prie de croire Messieurs les députés en l’assurance de ma considération très respectueuse.
Contribution de M. Jean-Claude Marin,
procureur général près la Cour de cassation
Messieurs les rapporteurs Alain Tourret et Georges Fenech,
Je tiens tout d’abord à vous remercier vivement de m’avoir invité à participer à la réflexion menée par cette mission d’information sur la prescription en matière pénale.
« Lorsqu’il s’agit de ces crimes atroces dont la mémoire subsiste longtemps parmi les hommes, s’ils sont une fois prouvés, il ne doit y avoir aucune prescription en faveur du criminel qui s’est soustrait au châtiment par la fuite. Mais il n’en est pas ainsi des délits ignorés et peu considérables : il faut fixer un temps après lequel le coupable, assez puni par son exil volontaire, peut reparaître sans craindre de nouveaux châtiments ». C’est ainsi que s’exprimait Beccaria à propos de la prescription dans son Traité des délits et des peines en 1764.
En matière pénale, il convient d’abord de distinguer la prescription de l’action publique qui fait obstacle à l’exercice des poursuites au terme d’un certain délai, de la prescription de la peine destinée à éteindre les peines restées inexécutées, en tout ou partie, par l’effet de l’écoulement du temps depuis la décision de condamnation.
Héritier du droit romain, le droit pénal français a toujours admis le principe de la prescription.
Les délais actuels de prescription et leur classement triparti selon la gravité de l’infraction (crimes, délits, contraventions) ont été fixés par le code d’instruction criminelle de 1808.
Les difficultés de mise en œuvre de la prescription de l’action publique sont indiscutables. La question est devenue étonnamment délicate et complexe alors que l’énoncé même de la règle procédurale posée aux articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale, constamment confirmée par la jurisprudence comme étant d’ordre public, est d’une réelle simplicité. Règle procédurale utile, justifiée par l’écoulement du temps, la prescription ne saurait par conséquent traduire une échelle de gravité des infractions concurrente de celle des peines. Dans le même sens, la prescription ne saurait constituer un droit au bénéfice de celui qui commet l’infraction ou de celui de la victime. La prescription est un droit, mais également un devoir. Elle s’inscrit dans le sens d’une sécurité juridique accrue.
Néanmoins, depuis une vingtaine d’années, la stabilité de ces règles édictée par le code de procédure pénale est remise en cause par la multiplication des régimes dérogatoires à l’initiative du législateur et du juge qui pour l’ensemble concourent à l’allongement des délais de prescription.
Ces remises en cause du régime de la prescription semblent traduire une hostilité croissante au principe même de la prescription voire la marque d’une société soucieuse de faire prévaloir la mémoire sur l’oubli. La situation actuelle est source de confusion et d’insécurité juridique. Allongement de la durée des délais de prescription, report quasi-systématique du point de départ du délai de prescription au point de lui en faire perdre sa qualité cardinale de sécurité, sont autant de facteurs contribuant à la perte de lisibilité des règles de prescription de l’action publique.
La prescription pénale de l’action publique est en crise. Elle se présente en effet, en droit français, comme une question complexe, mouvante, dépourvue d’unité et discutée, autrement dit comme une notion à géométrie variable selon le type d’infraction poursuivie, créant un sentiment d’insécurité juridique croissant.
Ces évolutions législatives et jurisprudentielles tendant à un allongement des délais de prescription peuvent s’expliquer par la perte de sens des fondements traditionnels de la prescription.
En effet, les raisons de principe justifiant la prescription de l’action publique et des peines ont perdu de leur force. Certains fondements plus pragmatiques sont privilégiés. Pour autant, ces derniers connaissent également des limites. Il convient ici de préciser que les fondements de la prescription de l’action publique et de la prescription de la peine sont en partie communs.
En premier lieu, la prescription de l’action publique repose pour certains sur l’idée qu’après un certain temps, dans un intérêt de paix et de tranquillité sociale, mieux vaut oublier l’infraction qu’en raviver le souvenir.
Plus classiquement, on a fait valoir que la répression perdait sa raison d’être avec le temps en raison de l’apaisement progressif du trouble causé par l’infraction peu à peu oubliée.
Avicenne écrivait « le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise les colères et étouffe la haine ; alors le passé est comme s’il n’eût jamais existé ».
« La grande loi de l’oubli », loi sociale un peu vague, n’apparaît plus dans notre société, tout à la fois société médiatique et de mémoire, comme une loi sociale si évidente qu’elle puisse fonder la prescription de l’action publique. Les victimes, les associations de défense des victimes et les médias, reliés à l’opinion publique veulent agir contre l’oubli.
La prescription est alors perçue comme un abandon par la justice de ses devoirs, un signe d’indifférence, ou comme un déni d’une reconnaissance des victimes. Ainsi, l’oubli d’affaires pénales risque davantage aujourd’hui de heurter l’opinion publique que de conduire à l’apaisement. L’apaisement auquel l’oubli renvoyait autrefois n’est donc nullement tenu pour acquis aujourd’hui et ce d’autant plus qu’il est souvent fait état des vertus thérapeutiques du rappel de faits traumatiques, sous la forme d’un procès et d’une condamnation, qui permettent aux victimes de « faire leur deuil ».
La prescription trouve un autre fondement dans la contrepartie de l’inquiétude dans laquelle vit l’auteur des faits aussi longtemps qu’il échappe à la poursuite et à la punition. En empêchant les poursuites à l’expiration d’un certain laps de temps, il s’agirait de ne pas infliger comme une seconde peine à une personne qui aurait suffisamment souffert après avoir vécu durant des années dans le remords et parfois la clandestinité. «L’insomnie de vingt ans » du délinquant était ainsi évoquée pour justifier la prescription.
En tout état de cause, aussi pénible soit-elle, l’insomnie ne figure pas dans l’échelle des peines criminelles et n’apparaît pas comme l’exact équivalent d’une condamnation pénale. L’idée d’un temps de la prescription qui serait pour l’auteur une forme de sanction équivalente à une peine ne peut plus fonder la prescription et peut-être encore moins depuis que la peine redoutée par l’auteur n’est plus jamais la peine de mort. En revanche se pose la question du sens de la peine lorsqu’elle intervient longtemps après la commission des faits.
Au regard de l’évolution des textes et de la jurisprudence, deux justifications paraissent plus adéquates.
Tout d’abord, la prescription, qui ne peut être acquise que si la victime et les autorités judiciaires et policières sont demeurées totalement inactives pendant le délai légal, peut être présentée comme la sanction naturelle de l’inertie voire de la carence des personnes et autorités en charge de la poursuite, de la recherche de la vérité ou de l’exécution de la peine.
Comme le soulignait Mme Dominique-Noëlle Commaret, avocat général à la Cour de cassation, « parce que tout temps mort excessif laisse présumer le désintérêt de la victime ou du ministère public et leur renoncement, dans un système marqué par le principe d’opportunité des poursuites, la prescription apparaît nettement comme la réponse procédurale apportée à l’inaction ou l’oubli, volontaire ou involontaire »380.
Cependant, cette justification peut s’apprécier différemment selon que la négligence est antérieure ou postérieure à l’engagement des poursuites. En effet, selon M. Jean Danet381, le principe selon lequel la prescription est une sanction de la négligence à exercer les poursuites engagées est parfaitement fondé et rejoint l’impératif de juger dans un délai raisonnable. En revanche, la perte du droit de punir apparaît plus contestable lorsque les poursuites n’ont pas été engagées. Le contentieux des infractions sexuelles ou des violences conjugales témoigne d’ailleurs des difficultés des victimes à dénoncer les faits dans le temps de la prescription : selon lui, « La sanction de la négligence de la victime ne peut être aujourd’hui acceptée comme fondement général de la prescription ».
D’une façon plus générale, c’est peut-être l’idée d’une sanction d’un exercice délibérément tardif du droit de punir qui s’impose plutôt que celle d’une négligence. La prescription peut alors être fondée sur l’idée qu’il doit exister un délai raisonnable pour engager les poursuites, dès lors que l’infraction est connue.
Le dépérissement des preuves et le risque d’erreur judiciaire qui y serait attaché sont, enfin, souvent présentés aujourd’hui comme une des justifications les plus solides de la prescription. Cette justification ne vaut cependant que pour l’action publique et non pour la prescription des peines. Plusieurs années après les faits, les traces ou les indices disparaissent et les témoignages deviennent plus fragiles. Le risque de l’erreur judiciaire conduit logiquement à renoncer à exercer l’action publique.
Une limite doit cependant être apportée à ce fondement de la prescription. En effet, la découverte de nouveaux moyens scientifiques de preuve, comme l’analyse de traces ADN, permettent de relancer des investigations des années après la commission d’une infraction et permettent de rendre justice de plus en plus tard. Les progrès de la technique rendent ce fondement de moins en moins pertinent.
Les différents fondements de la prescription apparaissent ébranlés dans une société réticente à l’oubli. Les fondements de la prescription ne sont plus admis aujourd’hui car la prescription est vue comme un échec des institutions, un manquement de la justice à son devoir de poursuivre les criminels, un manquement des autorités d’investigation à leur devoir de poursuite et de déferrement des criminels à la justice.
Malgré la diversité de ces justifications, la plupart des auteurs s’accordent à considérer que la prescription de l’action publique et de la peine traduit le pardon qu’accorde une société à ses délinquants. Elle est ainsi présente dans la plupart des grands régimes démocratiques.
La prescription, tant de l’action publique que de la peine permet de respecter différents équilibres selon Jean Danet382 :
- équilibre entre sécurité juridique et efficacité du système judiciaire
- équilibre entre le droit à la sécurité et celui du procès équitable ;
- équilibre entre le droit des victimes d’obtenir réparation après une déclaration de culpabilité de l’auteur d’une infraction et celui de chacun d’être jugé dans un délai raisonnable ;
- équilibre entre répression des infractions et capacité de la justice d’absorber les affaires anciennes
- équilibre entre la mise en œuvre des moyens techniques d’élucidation des infractions, en constante évolution et la nécessité de délimiter le champ du travail de la police, de fixer des priorités pour éviter la paralysie, la dispersion des moyens, l’arbitraire de choix laissés aux forces de police ;
- et enfin, équilibre entre les différents foyers de sens de la peine, entre le rappel de la loi et la défense de la société d’une part qui n’impliquent pas la prescription et le sens éducatif, le principe de proportionnalité, la nécessité et l’utilité de la peine qui, eux, la justifient.
La prescription de l’action publique pose une limite au besoin de justice pénale. Elle affirme que d’autres solutions peuvent être trouvées pour rendre justice et rétablir la paix sociale. Elle est une limitation posée par le législateur à la tentation d’une expansion sans fin de la réponse pénale. Et ce d’autant plus qu’une suppression totale du système de prescription pose la question de la capacité de l’institution judiciaire à absorber le contentieux. Le risque est fort de voir s’accentuer le sentiment d’impuissance de la justice face à la délinquance. La prescription en matière pénale relève directement d’un choix fondamental de politique pénale.
L’idée que l’écoulement du temps puisse garantir l’immunité à des délinquants – souvent les plus habiles- a toujours été contestée. Ainsi, Beccaria et Bentham383 étaient partisans de cantonner la prescription aux infractions les moins graves. Mais l’hostilité va grandissante et n’est plus seulement doctrinale. Elle se manifeste tant dans l’évolution de la législation que dans celle de la jurisprudence. Plusieurs lois ont en effet, allongé le délai de prescription de l’action publique du chef de certaines infractions ou reporté son point de départ. De même, la jurisprudence ne cesse d’alimenter la catégorie des infractions dites par la doctrine « clandestines » ou « occultes », pour lesquelles, selon la jurisprudence, le point de départ de la prescription doit être fixé non au jour de la commission de l’infraction mais au jour où les faits délictueux sont apparus et ont pu être constatés dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. De plus, notre droit de la prescription peut être un handicap en termes de coopération internationale.
Considérant ces évolutions, de nombreux juristes déplorent les incertitudes juridiques entourant les solutions jurisprudentielles et la complexité d’une législation multipliant les régimes spéciaux.
Paradoxalement, si la lecture du Code de procédure pénale semble accréditer l’idée d’une admission large de l’extinction de l’action publique par la prescription, ces dernières années ont laissé apparaître un net recul du pardon de la société avec une complexification des règles de prescription, tant du point de vue de l’allongement des délais de prescription de l’action publique, devenu un facteur d’imprescriptibilité de l’action publique (I), mais également du point de vue de la multiplication des causes d’interruption et très récemment des causes de suspension du délai de prescription de l’action publique (II). Aussi, convient-il de dresser des pistes de réforme (III).
I- L’allongement des délais de prescription de l’action publique, facteur d’imprescriptibilité de l’action publique
Tant l’allongement de la durée du délai de prescription de l’action publique (A) que le report quasi-systématique du point de départ du délai de prescription (B) confinent à l’imprescriptibilité de l’action publique.
A- La durée du délai de prescription allongée par le législateur
Préliminairement, il est important de noter que la prescription de l’action publique (comme celle de la peine) est d’ordre public. Elle doit être relevée d’office par le juge. Le délinquant ou le condamné ne saurait y renoncer.
Les délais de prescription de droit commun de l’action publique sont de 10 ans pour les crimes, 3 ans pour les délits et 1 an pour les contraventions (articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale). Ces délais connaissent néanmoins plusieurs exceptions qui, au fil des réformes législatives, se sont faites de plus en plus nombreuses.
Traditionnellement, notre droit admet des délais plus courts de prescription de l’action publique en matière de presse. La loi du 29 juillet 1881 a ramené ces délais à trois mois.
Au cours de la période récente, le législateur a souhaité allonger les délais de prescription de certaines infractions, diversifiant ainsi le régime hérité du code Napoléon.
Les types d’infractions qui ont paru justifier un allongement des délais pour le législateur se résument à six groupes : les crimes contre l’humanité, le terrorisme et les stupéfiants, plus récemment les infractions de sang les plus graves commises contre les mineurs ainsi que les infractions sexuelles, les diffamations et injures à caractère racial, les provocations à la haine raciale et les contestations de crimes contre l’humanité, et enfin le délit de fraude fiscale.
Un tel allongement de la prescription par le législateur a-t-il pour corollaire l’affirmation d’une plus grande gravité de ces infractions? Si l’on devait répondre par la positive à cette question, la prescription deviendrait alors une échelle de gravité des infractions, concurrente de celles des peines. Un allongement de la durée des délais de prescription semble être le moyen d’obtenir du législateur une marque de reconnaissance de la gravité de telle ou telle atteinte aux personnes.
Attachons-nous à détailler les exceptions aux durées légales de prescription ci-dessus énoncées.
Les crimes contre l’humanité sont depuis la loi du 26 décembre 1964 imprescriptibles. En 1992, le nouveau code pénal (article 213-5) consacrait l’imprescriptibilité de l’action publique et des peines en cette matière. Il s’agit de la seule catégorie d’infractions imprescriptibles.
À l’instar de la France, dans les systèmes juridiques des Etats de l’Europe continentale, le champ de l’imprescriptibilité est généralement cantonné, aux crimes contre l’humanité, en application des conventions internationales.
Néanmoins, en Allemagne, les homicides aggravés visés par l’article 211 du code pénal sont également imprescriptibles. Les autres faits passibles de l’emprisonnement à vie se prescrivent par trente ans.
Aux Pays-Bas, les infractions réprimées par la réclusion à perpétuité sont imprescriptibles, et l’article 575 du code pénal italien prévoit également que les crimes les plus graves contre la personne, comme le meurtre, ne se prescrivent pas.
En matière de trafic de stupéfiants, de terrorisme, et d’association de malfaiteurs ayant pour objet de préparer l’une de ces infractions, la loi du 8 février 1995 a porté à trente ans pour les crimes et vingt ans pour les délits la prescription de l’action publique et de la peine (articles 706-25-1 et 706-31 du code procédure pénale).
La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux conditions de la criminalité a allongé à un an le délai de prescription en matière de presse concernant les délits de provocation à la discrimination et à la haine raciale, de diffamation et d’injure raciale et de contestation de crime contre l’humanité. Jusqu’à la loi du 27 janvier 2014, il résultait de cette évolution une inégalité de traitement entre les différentes intolérances drainées par notre société. C’est pourquoi la loi du 27 janvier 2014 a entendu procéder à une harmonisation. Elle étend ainsi le délai de prescription annuel aux hypothèses dans lesquelles ces mêmes infractions auraient été commises à raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité sexuelle ou du handicap.
En matière d’infractions sexuelles commises contre les mineurs, le délai de prescription de l’action publique a été porté par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 à vingt ans pour les crimes ainsi que certains délits d’agression ou d’atteinte sexuelle aggravée et à dix ans pour les autres délits visés à l’article 706-47 du code de procédure pénale.
Autre exemple est celui de la loi du 4 avril 2006 qui porte la durée du délai de la prescription de l’action publique des violences commises sur une victime mineure, ayant entrainé, soit une mutilation ou une infirmité permanente, soit une ITT de plus de 8 jours à vingt ans.
Enfin, très récemment, la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière instaure un délai de prescription de l’action publique d’une durée de 6 années pour le délit de fraude fiscale.
Il convient de noter que ce phénomène d’allongement de la durée des délais de prescription, sans cohérence ni harmonisation aucunes, survient après que la peine de mort ait été abolie et qu’à l’opposé, l’imprescriptibilité a fait son entrée dans le code pénal pour les crimes contre l’humanité.
Il est également intéressant de relever que le mouvement amorcé en matière de délai de prescription accompagne un mouvement d’aggravation des peines encourues.
La prescription est-elle en train d’être pensée désormais davantage au travers des fonctions qu’elle peut remplir dans une politique criminelle (marquer fortement l’importance que le législateur attache à la poursuite et à la sanction de certains faits) qu’au travers de ce qui la fonde ?
L’échelle des délais de prescription constitue un indicateur de la hiérarchie des valeurs protégées par le code pénal. Or, cette échelle ne correspond pas toujours aux autres indicateurs de la gravité des infractions. En effet, pour les délits à caractère sexuel commis contre les mineurs, l’action publique se prescrit par dix ou vingt ans alors que la peine se prescrit par cinq ans.
Ainsi, dans le rapport d’information n°338 de MM. Hyest, Portelli et Yung sénateurs, déposé le 20 juin 2007, intitulé “Pour un droit de la prescription moderne et cohérent”, une des recommandations était de préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de la prescription de l’action publique afin de garantir la lisibilité de la hiérarchie des valeurs protégées par le code pénal, en évitant de créer de nouveaux régimes dérogatoires.
« Le législateur devrait à l’avenir éviter de créer de nouveaux régimes dérogatoires qui tendent précisément à susciter des dysharmonies entre l’échelle des sanctions et celle de la durée de prescription de l’action publique. »
On peut cependant retrouver un mouvement connexe d’allongement des délais de prescription de l’action publique dans un grand nombre de pays étrangers. Ainsi, en Espagne, le nouveau code pénal de 1995 a porté le délai de prescription pour les infractions passibles de quinze ans d’emprisonnement de quinze à vingt ans. En 2003, une nouvelle réforme a prolongé cette évolution en faisant passer le délai de prescription de 5 à 10 ans pour les délits punissables d’une peine de prison comprise entre 5 et 10 ans, et de 25 à 30 ans les infractions punies d’une peine d’emprisonnement supérieure à 20 ans. De même, aux Pays-Bas, le délai de prescription de l’action publique pour les infractions passibles d’une peine de prison de plus de dix ans est passé de 15 à 20 ans en 2006.
Il convient en outre de souligner que depuis la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, les lois relatives à la prescription sont d’application immédiate même si elles ont pour effet d’aggraver le sort de l’intéressé.
Jusqu’à cette loi, l’article 112-2-4° du Code pénal disposait que « sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur […] lorsque les prescriptions ne sont pas acquises, les lois relatives à la prescription de l’action publique […], sauf quand elles auraient pour résultat d’aggraver la situation des intéressés».
Aux termes de la nouvelle rédaction de l’article 112-2-4° du code pénal, le dispositif adopté par la loi du 9 mars 2004 maintient l’unité des règles relatives à l’application dans le temps des lois relatives aux prescriptions, qu’il s’agisse de la prescription de l’action publique ou de la peine, mais selon une orientation inverse de celle retenue dans le code pénal en 1992 puisque, désormais, même les lois plus sévères, c’est-à-dire celles qui prévoient une prescription plus longue, s’appliquent immédiatement. En revanche si la prescription est acquise au jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, celle-ci ne produira aucun effet.
En tout état de cause, la loi nouvelle, en vertu de l’article 112-2, 4° n’a pas d’effet sur les prescriptions déjà acquises.
Au-delà de l’allongement de la durée du délai de prescription de l’action publique, le report quasi-systématique du point de départ de la prescription contrevient au fondement de la prescription.
B- Le point de départ du délai de prescription reporté par l’œuvre commune du législateur et de la jurisprudence
1- Le principe
Le code pénal de 1791 prévoyait que les délais de prescription ne commençaient à courir que le jour où l’existence du crime a été connue ou légalement constatée. Le code d’instruction criminelle a remis en cause cette règle et fixé le point de départ au jour de la commission de l’infraction, principe maintenu jusqu’à aujourd’hui (articles 7, 8 et 9 CPP). Ce principe se décline toutefois de différentes manières suivant la nature de l’infraction commise.
S’agissant des infractions instantanées, cette règle s’applique aisément d’une manière générale. Ces infractions instantanées se caractérisent, selon la Cour de cassation, par l’« instantanéité de l’action ou de l’omission qui la réalise, et l’épuisement en un instant de la volonté délictueuse de l’auteur ».
Tel est par exemple le cas du faux et de l’usage de faux, dont la prescription commence à courir du jour de l’établissement du faux ou de celui de son dernier usage délictueux et non de la découverte de l’existence de l’écrit argué de faux (Crim 27 mai 1991).
Deux difficultés toutefois sont susceptibles de surgir.
Certaines infractions instantanées peuvent se traduire par l’accomplissement de plusieurs actes qui se succèdent dans le temps. La Cour de cassation décide alors que chaque acte d’exécution renouvelle l’infraction et marque ainsi le point de départ d’un nouveau délai de prescription (Crim 6 sept 1995 pour l’escroquerie ; Crim 8 oct 2003 pour la corruption ; Crim 27 mai 2004 pour l’abus de faiblesse ; Crim 19 mars 2008 pour le trafic d’influence).
Ensuite, la prescription des infractions de résultat ne commence à courir qu’à compter de l’apparition du résultat (ex : blessures et homicides involontaires dont le résultat n’apparaitrait que tardivement).
S’agissant des infractions continues, la prescription de ces dernières ne court qu’à compter du jour où l’état délictueux a pris fin dans tous ses éléments c’est-à-dire «dans ses actes constitutifs et dans ses effets». Ces infractions se réalisent « par une action ou une omission qui se prolonge dans le temps » et se caractérisent « par la réitération constante de la volonté coupable de l’auteur ».
C’est notamment le cas de l’infraction de recel. Il s’agit d’une infraction relativement récente dans notre corpus juridique puisqu’elle date d’une loi de 1915. Cette loi va prévoir en répression, des peines qui vont s’avérer plus fortes que le délit ayant généré le produit recelé.
La jurisprudence va appliquer à cette infraction une règle simple et légitime : la prescription ne commence à courir qu’au jour où l’infraction a cessé.
L’application de cette règle de la prescription concernant les infractions continues a posé problème s’agissant des infractions commises par la voie de l’internet. En effet, dans sa rédaction initiale, la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique prévoyait que les infractions de presse commises sur internet se prescrivent à compter de la date à laquelle cesse la mise à disposition au public du message litigieux. Le Conseil constitutionnel avait censuré cette disposition dans sa décision du 10 juin 2004, considérant qu’elle rompait l’égalité entre les différents médias, et imposant ainsi que la prescription de ces infractions commence à courir à compter de la publication du message litigieux.
Toutefois dans un arrêt du 17 janvier 2006, la chambre criminelle a décidé tout au contraire qu’une publicité interdite diffusée par internet en faveur du tabac est un délit continu qui ne commence à se prescrire que lorsqu’il est retiré du site émetteur. Doit-on pour autant considérer que la Cour de cassation est allée à l’encontre de la décision du Conseil constitutionnel ? Il semble que cela ne soit pas le cas car l’infraction de publicité interdite en faveur du tabac n’est pas une infraction de presse mais une infraction au code de la santé publique. Elle n’était par conséquent pas visée par la décision du Conseil constitutionnel.
Enfin, la prescription des infractions d’habitude ne court qu’à compter du dernier acte constitutif de l’habitude.
2- les exceptions
Il est des hypothèses dans lesquelles le point de départ sera reporté à une date postérieure à la commission de l’infraction.
- Exceptions légales
Le législateur a prévu que, dans le cas des mineurs victimes de crimes ou de délits consistant dans des sévices à enfants ou agressions sexuelles (art 706-47 CPP), la prescription ne court qu’à compter de la majorité de la victime.
Par ailleurs, la loi du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure a donné naissance à une nouvelle hypothèse de report du point de départ de la prescription de l’action publique. En effet, l’article 8 CPP prévoit désormais que la prescription des infractions d’abus de faiblesse d’une part, et, d’autre part, des infractions de vol, d’escroquerie, d’abus de confiance ou de recel commises à l’encontre d’une victime d’une particulière vulnérabilité, court à compter du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.
De nombreux pays prévoient, depuis les années 1990, le report du point de départ du délai de prescription en cas d’infractions sexuelles commises à l’encontre d’une victime mineure. Ainsi, en Allemagne, le délai de prescription de l’action publique des infractions relevant de l’article 176 du code pénal (infractions sexuelles sur enfants de moins de 14 ans) ne commence à courir qu’au jour de son dix-huitième anniversaire. Il en est de même en Belgique et aux Pays-Bas. En revanche, le Danemark, l’Espagne, l’Autriche, l’Italie et la Pologne appliquent la même règle que pour les faits commis à l’encontre des majeurs, de sorte que le délai de prescription commence lorsque cesse l’infraction.
En Italie, l’article 158 du code pénal italien fixe le point de départ du délai de prescription de l’action publique des infractions de droit commun au jour de leur commission, mais prévoit que la prescription des infractions continues court à compter du moment où elles cessent, et que la prescription des infractions dont les poursuites sont soumises à une condition ne court qu’à compter de la réalisation de celle-ci.
En France, certaines causes de report du point de départ du délai de prescription sont aussi d’origine jurisprudentielle. Il en est ainsi, notamment, de la clandestinité ou du caractère occulte de l’infraction.
- Exceptions jurisprudentielles
La chambre criminelle a posé la règle suivant laquelle la prescription des infractions clandestines ne court qu’à compter de leur découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. En la matière, l’adage selon lequel « la prescription ne court pas contre celui qui ne peut agir » est appliqué. À cet égard, la Cour de cassation a retenu une conception large des infractions clandestines, par exemple, s’agissant de l’abus de confiance, de l’atteinte à l’intimité de la vie privée, de la simulation et dissimulation d’enfant.
Cette jurisprudence de la Cour de cassation a débuté dans les années 30 avec l’infraction d’abus de confiance. La jurisprudence a considéré, s’agissant de cette infraction, que la confiance étant trahie, la victime n’avait pu agir. Ainsi le délai de prescription était reporté au jour l’autorité publique avait pu constater l’existence d’une infraction.
Cette dérogation jurisprudentielle aux règles de prescription est née dans des affaires de notaires. On considérait à l’époque qu’il y avait une différence de culture entre les victimes et les auteurs d’abus de confiance.
Puis en 1967, l’infraction dissimulée est apparue dans la jurisprudence avec un décalé de prescription en droit stricto sensu des affaires. L’abus de biens sociaux va suivre la même règle que l’abus de confiance.
Puis la jurisprudence a appliqué ce report du délai de prescription à une série d’infraction au gré des recours portés devant la juridiction suprême de l’ordre judiciaire.
Ainsi, une série de décisions vont admettre le décalé de prescription pour les infractions de favoritisme, de corruption, de trafic d’influence mais pas pour l’infraction de prise illégale d’intérêt parce qu’aucun pourvoi ne lui a soumis la question du caractère dissimulé de cette infraction. La jurisprudence agissant au coup par coup crée une insécurité juridique certaine.
Elle a récemment étendu cette notion au trafic d’influence (Crim 19 mars 2008) et de manière plus surprenante à l’infraction de blessures involontaires (Crim 3 juin 2008). Dans cette dernière affaire, un ancien salarié n’avait découvert que tardivement le lien entre sa maladie et son exposition à des produits toxiques à l’occasion de l’exercice de son activité professionnelle.
L’Assemblée plénière a réaffirmé son attachement à cette jurisprudence au travers de quatre arrêts, précités, rendus sur QPC le 20 mai 2011, en matière d’abus de biens sociaux, en énonçant que “les règles relatives au point de départ de la prescription de l’action publique (...) sont anciennes, connues, constantes et reposent sur des critères précis et objectifs”.
La dissimulation implique un acte intentionnel d’occultation de la part de son auteur. Il appartient d’ailleurs à la partie poursuivante de démontrer que son ignorance du délit ou du crime, comme celle de la victime, résultent des manœuvres de dissimulation de la part de l’auteur.
Ce n’est donc pas la nature même du crime ou du délit qui justifie le report du point de départ de la prescription, mais ce sont les circonstances dans lesquelles les actes constitutifs de l’infraction ont été accomplis de façon occulte. Le caractère de clandestinité, ainsi compris, concerne l’acte incriminé et non l’auteur de l’infraction.
Les conditions dans lesquelles la jurisprudence décide de reporter le point de départ du délai de prescription apparaissent néanmoins très fluctuantes, comme en atteste le cas de l’abus de biens sociaux.
• Cas particulier de l’abus de biens sociaux
Il s’agit d’une infraction instantanée qui obéit à un régime particulier s’agissant de sa prescription.
Deux mécanismes conjugués rendent en effet très difficile la prescription de cette infraction.
Il s’agit tout d’abord d’une infraction clandestine. La règle est que la prescription de l’action publique compte à court à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont indûment mises à la charge de la société. Il est fait exception à cette règle en cas de « dissimulation ». Dans cette dernière hypothèse, la prescription de l’action publique est repoussée au jour où l’infraction a pu être découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique (Crim. 7 mai 2002).
Toutefois, l’inscription dans les comptes sociaux des dépenses constitutives d’abus de biens sociaux ne fait pas courir la prescription de ce délit si elle ne permet pas aux actionnaires de déceler les irrégularités. Ainsi, lorsque les dépenses litigieuses sont inscrites dans les comptes sociaux, mais que cette inscription n’est pas explicite (par exemple, inscription sous le nom d’un client imaginaire), il y a dissimulation et le point de départ de la prescription est retardé au jour où « l’infraction a pu être découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique » (Crim. 28 janvier 2004 et Crim 25 février 2004).
Ensuite, l’abus de biens sociaux se traduit par la succession de plusieurs actes. Dans un arrêt du 28 mai 2003, la Cour de cassation a décidé que l’abus de biens sociaux résultant du versement de salaires rémunérant un emploi fictif est une infraction instantanée, consommée lors de chaque paiement indu. L’infraction se consomme lors de la convention illicite (conclusion du contrat de travail) et se renouvelle entièrement lors de chacune de ses exécutions successives. Il faut donc se reporter à l’inscription dans les comptes de chaque exécution de la convention initiale pour déterminer le point de départ du délai de prescription.
Dans un arrêt du 8 octobre 2003, la question s’est posée de savoir si la solution du 28 mai 2003 est applicable à tous les abus de biens sociaux commis par l’intermédiaire de contrats à exécutions successives ou ne doit concerner que les abus de biens sociaux portant sur un emploi fictif.
L’opération litigieuse en l’espèce consistait en un contrat de prestation de services à exécutions successives rémunérées, chaque année, par un pourcentage du chiffre d’affaires de la société victime.
L’arrêt du 8 octobre 2003 ne donne pas de solution unique. Il constate simplement qu’en l’espèce, chaque nouveau paiement constitue le délit parce qu’il résulte d’une renégociation du traité initial.
A contrario, on peut penser que si l’abus de biens sociaux résultait d’une convention liant définitivement la société, sans possibilité de renégociation ou de révision, en l’obligeant à un paiement fixe ou indexé sur une grandeur échappant à la volonté des parties, le délit se consommerait au jour de sa conclusion et non de ses exécutions successives. Il faudrait donc dans ce cas en revenir aux règles de prescription de l’abus de biens sociaux en tant qu’infraction clandestine.
Cette jurisprudence conduit à faire de l’abus de biens sociaux un délit quasi-imprescriptible au même titre que des infractions d’une impardonnable gravité tels que les crimes contre l’humanité.
Une partie de la doctrine estime que cette jurisprudence est contraire au principe même de légalité en ce qu’elle fait fi de la règle générale selon laquelle la prescription d’une infraction instantanée commence à courir le jour où l’infraction est consommée et que la dissimulation de cette infraction ne prolonge aucunement l’activité délictueuse.
Enfin, elle a pour effet, en pratique, d’introduire une grande insécurité juridique dans la vie des sociétés.
La clarification du régime de la prescription du délit d’abus de biens sociaux fait de manière récurrente l’objet d’un débat tant dans la sphère juridique que politique.
En 1995, Mme Marie-Laure Rassat, professeur de droit, dans un rapport sur l’évolution souhaitable du code de procédure pénale, abordait la question générale de la prescription de l’action publique en préconisant notamment de « casser la jurisprudence sur le retard du point de départ du délai de prescription, pour les infractions que la jurisprudence déclare occultes (essentiellement l’abus de confiance et l’abus de biens sociaux) ».
Cette position était justifiée par deux considérations :
- d’une part, retarder le point de départ d’une infraction ne peut résulter que « d’une solution légale précise » et ne peut être une œuvre prétorienne ;
- d’autre part, le retard du départ de la prescription, s’il était consacré pour les infractions « occultes », induirait « un risque d’erreur judiciaire dû à la difficulté et à l’altération de la preuve dans le temps ».
Le rapport préconisait donc, à titre général, que « le point de départ, pour une infraction instantanée ou complexe se situe le jour où tous les éléments constitutifs peuvent être réputés avoir été accomplis ; pour une infraction d’habitude au jour de la commission du second fait ; pour une infraction continue au jour où l’infraction supposée a cessé. » En tant que délit instantané, l’abus de biens sociaux n’aurait donc pu donner lieu à poursuite que dans un délai de trois ans à compter du jour où tant l’élément matériel que l’élément intentionnel de l’infraction ont été effectivement accomplis.
Une proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale le 6 novembre 1995 par M. Pierre Mazeaud, « relative à la prescription du délit d’abus de biens sociaux » tendait à maintenir la jurisprudence actuelle en prévoyant que la prescription de l’abus de biens sociaux courrait à compter de la découverte du délit, mais prévoyait un délai butoir de six ans à compter de la commission de l’infraction. Cette proposition fut néanmoins retirée par son auteur avant son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Dans le rapport d’information sénatorial précédemment cité, il est également proposé en 5ème recommandation la fixation d’un délai butoir en matière d’infractions occultes ou dissimulées à compter de la commission des faits afin de ne pas rendre imprescriptibles de facto certaines infractions. La durée de ce délai serait égale au double de celle de la prescription à compter de la commission des faits.
À son tour, la Commission « Coulon », chargée par le garde des Sceaux de mener « une réflexion d’ensemble des sanctions pénales qui s’appliquent aux entreprises en matière de droit des sociétés, de droit financier et de droit de la consommation » a proposé, le 20 février 2008, parmi trente propositions, une réforme de la prescription de l’action publique, consistant à fixer le point de départ de la prescription de façon intangible à la date des faits tout en allongeant corrélativement le délai de prescription.
Toutes ces tentatives de réformes n’ont pas abouti dans un environnement où les responsables politiques ont craint qu’elles soient lues comme un avantage donné à une délinquance d’affaire contre laquelle il fallait absolument lutter.
Une autre possibilité de réforme législative, puisque les exceptions au point de départ de la prescription de l’action publique se sont multipliées, serait de généraliser le report du point de départ, pour l’ensemble des délits, au jour où l’infraction a pu être découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.
La Cour de cassation ne se prononce, par hypothèse, que dans la limite des pourvois qui lui sont soumis. Aussi la liste des infractions pour lesquelles la jurisprudence accepte de reporter le point de départ du délai de prescription de l’action publique n’est-elle pas limitative.
• La dissimulation de cadavres
Très récemment s’est posée la question de savoir si en matière d’infanticide, l’infraction d’homicide volontaire peut lorsque les corps ont fait l’objet d’une dissimulation, être traitée comme une infraction clandestine.
Dans un premier arrêt rendu le 16 octobre 2013, la Cour de cassation avait répondu à cette interrogation par la négative. La chambre criminelle avait en effet exclu la possibilité de traiter comme une infraction clandestine l’homicide volontaire et s’était par voie de conséquence opposée au report du point de départ du délai de prescription au jour de la découverte fortuite des premiers corps d’enfants. En l’espèce, 8 cadavres de nouveaux nés avaient été découverts sans que les expertises ne permettent de déterminer précisément la date de commission des homicides.
Cette décision a conduit la doctrine à désapprouver fortement la cassation pour violation de la loi prononcée.
M. Le professeur Yves Mayaud s’est ainsi interrogé : « Comment justifier une telle distance de l’abus de biens sociaux à l’homicide aggravé, du délit au crime? La prescription deviendrait-elle une technique de requalification des infractions sur le critère d’une gravité judiciaire? A quand des solutions rationnelles et rassurantes sur le terrain si sensible qu’elle occupe? »
L’affaire a ensuite été renvoyée devant la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris qui dans un arrêt du 19 mai 2014 a choisi de résister à la Cour de cassation. S’appuyant sur le fait que les investigations mises en œuvre n’ont pas permis de dater la commission des infractions, elle juge que le point de départ du délai de prescription imposé par la chambre criminelle ne peut être fixé. Par ailleurs, la Cour relève que dans la mesure où seule la découverte des restes des nouveau-nés ayant établi la réalité de leur existence jusqu’alors insoupçonnée et ayant permis l’exercice de l’action publique, l’autorité de poursuite s’est trouvée dans l’impossibilité d’agir.
La Cour d’appel en conclut qu’il y a lieu de retenir la date de découverte des cadavres comme point de départ du délai décennal de prescription de l’action publique.
L’assemblée plénière de la Cour de cassation, le 7 novembre 2014, a rejeté le pourvoi porté contre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi en considérant que « si, selon l’article 7, alinéa 1er, du code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites ». Dès lors, « la chambre de l’instruction, qui a caractérisé un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, ce dont il résultait que le délai de prescription avait été suspendu jusqu’à la découverte des cadavres, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ».
Le principe évoqué plus haut, concernant les délits dissimulés, selon lequel « la prescription ne court pas contre celui qui ne peut agir » peut être invoqué ici afin de comprendre l’arrêt.
Selon M. Boccon-Gibod, premier Avocat général à chambre criminelle, qui commente cet arrêt, « si l’on se réfère à cette conception à tout le moins extensive ainsi adoptée par la Chambre criminelle en matière d’atteinte aux biens, il paraît surprenant de ne pas trouver la même ouverture pour des infractions infiniment plus graves contre les personnes ». C’est ainsi que la décision de l’assemblée plénière pourrait être justifiée.
Cependant, le propre de tout crime est d’être dissimulé, au sens premier du terme. Généraliser le fait que la dissimulation est une cause de report de la prescription risque de supprimer toute idée de prescription (un deuxième bouleversement opéré par cet arrêt sera évoqué plus tard, lors de l’étude de l’extension des causes de suspension de la prescription).
Au vu de ce contentieux jurisprudentiel foisonnant, une rigueur dans les règles édictant la prescription semble indispensable. Un effort de réflexion a été fait en ce sens dans un rapport d’information déposé au Sénat le 20 juin 2007 précédemment cité.
La recommandation n° 5 de ce rapport préconise, au nom du principe «Contra non valentem agere non currit praescriptio », que les solutions dégagées pour les infractions à caractère économique ou financier soient étendues à d’autres domaines du droit pénal, « et en particulier aux crimes dissimulés par leur auteur (en déguisant par exemple un meurtre en une mort naturelle ou en dissimulant le corps) ».
Les sénateurs précisent dans leur rapport que leur proposition rejoint tant les observations formulées par le Directeur des affaires criminelles et des grâces au Ministère de la Justice que celles faites par plusieurs des universitaires entendus par la mission. Ils citent notamment M. Michel Véron, professeur émérite de l’université Paris 13, qui a suggéré qu’en cas de dissimulation avérée, l’infraction se prescrive à compter du jour où apparaissent les éléments constitutifs de l’infraction.
En faveur de cette thèse, un avant-projet de réforme du code de procédure pénale du 3 mars 2010 prévoyait un allongement des délais de prescription, portés à 15 ans pour les crimes, à 6 ans pour les délits punis d’une peine supérieure à trois ans d’emprisonnement et à 3 ans pour les autres délits. Le point de départ de ce délai était fixé au jour de commission de l’infraction, quelle que soit la date de sa constatation, sauf pour les crimes d’atteinte à la vie commis de façon occulte ou dissimulée. Dans ce cas, la prescription ne courait qu’à compter du jour où les faits avaient pu être portés à la connaissance de l’autorité judiciaire.
Egalement, lors de l’examen de la loi du 9 mars 2004, M. Pierre Fauchon, sénateur, a déposé devant la commission des lois un amendement visant à la modification des articles 7 et 8 du code de procédure pénale. Il proposait tout d’abord un allongement des délais de prescription de l’action publique passant à 20 ans en matière criminelle et à 10 ou 5 ans en matière délictuelle selon que le délit est puni soit d’une peine égale ou supérieure à 5 ans soit inférieure à cette durée. L’amendement proposait parallèlement une unification du point de départ de ces prescriptions fixé de manière intangible à la commission des faits à l’exception notable des crimes et délits commis à l’encontre des mineurs.
À l’occasion de cet amendement, l’effet des modifications engendrées par ces propositions sur les procédures en cours avait été examiné. Il en était ressorti que la situation des procédures en cours, délits comme crimes, n’étaient pas affectées par ces nouvelles règles de prescription, les actes d’investigation ayant eu un effet interruptif de la prescription.
Il convient enfin de signaler, qu’à la suite de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 18 décembre 2013 refusant de reporter le point de départ de la prescription pour la victime de viols invoquant une amnésie lacunaire, des sénateurs ont déposé, le 13 février 2014, une proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles et tendant à reporter, notamment pour le viol, le point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. L’action publique reposerait sur une condition potestative. Fort heureusement, la commission des lois a décidé de ne pas retenir cette proposition.
Conjointement à l’allongement des délais de prescription de l’action publique, les causes d’interruption et très récemment de suspension du délai de l’action publique se sont multipliées par l’effet de la jurisprudence.
II- La multiplication des causes d’interruption et de suspension du délai de prescription de l’action publique
Si les causes d’interruption du délai de prescription de l’action publique ont vu leur champ d’application s’élargir ces quinze dernières années (A), les causes de suspension jusqu’à très récemment semblaient encadrées (B).
A- Une appréciation extensive des causes d’interruption par la jurisprudence
Les causes d’interruption sont multiples (1) de même que leurs effets (2).
1- Extension jurisprudentielle des causes d’interruption de la prescription
D’après les articles 7, 8 et 9 du code de procédure pénale, les « actes de poursuite ou d’instruction » interrompent le cours de la prescription.
La notion d’acte de poursuite regroupe les actes de mise en mouvement de l’action publique (citation directe, plainte avec constitution de partie civile…), les jugements et arrêts, ainsi que tous les actes réguliers de constatation d’une infraction (actes de l’enquête de flagrance).
La notion d’acte d’instruction vise quant à elle les différents actes qui ont pour but la recherche et réunion des preuves de l’infraction accomplis dans le cadre de l’instruction préparatoire (ex : interrogatoire par un juge d’instruction).
La question s’est posée en jurisprudence de savoir si la notion « d’acte d’instruction » pouvait être étendue aux actes de l’enquête préliminaire. La chambre criminelle a répondu par l’affirmative, que l’enquête préliminaire ait été effectuée d’office ou sur réquisition du parquet.
Ces dernières années, la chambre criminelle n’a cessé de faire apparaître de nouvelles causes d’interruption de la prescription.
D’abord dans un arrêt du 20 février 2002 (affaire des disparues d’Auxerre), elle a décidé qu’une demande de renseignements adressée par le Procureur de la République à une autorité administrative (soit-transmis) constitue un acte de poursuite interruptif de prescription, dès lors que son contexte démontre que l’intention du procureur de la République était de poursuivre l’infraction ou d’en rechercher les auteurs.
Selon l’argument développé devant la chambre criminelle, cette demande de renseignements, si elle avait été transmise par la voie de la gendarmerie au service concerné, aurait fait l’objet d’un procès-verbal qui, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, interrompt la prescription.
Il aurait en effet été incohérent de conférer un effet moindre à une initiative prise directement par le mandant qu’à celle reconnue au mandataire, en l’espèce, les gendarmes.
La notion d’acte interruptif s’est encore élargie avec un arrêt rendu le 1er décembre 2004. Jusqu’à lors seuls étaient des actes de poursuite, au sens de l’article 7 CPP, les procès-verbaux présentant une valeur probatoire (procès-verbaux tendant à la recherche et à la constatation des infractions). Dans l’arrêt du 1er décembre 2004, la chambre criminelle considère qu’un procès-verbal sans valeur probatoire (procès-verbal ayant pour objet de renseigner une autorité administrative) constitue un acte de poursuite interruptif de prescription.
C’est ensuite la loi du 9 mars 2004 qui a donné naissance à une nouvelle cause d’interruption de la prescription en posant la règle suivant laquelle les actes relatifs à la mise en œuvre d’une procédure de composition pénale sont interruptifs de prescription.
Dans un arrêt rendu le 18 janvier 2006, la chambre criminelle s’est une nouvelle fois prononcée dans un sens extensif de l’interruption de la prescription en donnant naissance à un nouveau type d’acte interruptif : la diffusion de fiches de recherche d’une personne susceptible d’avoir été victime d’un crime ou d’un délit.
Poursuivant dans cette lignée, par un arrêt rendu le 12 décembre 2012, la chambre criminelle a encore étendu la notion d’acte interruptif de prescription en jugeant que la réquisition émanant
d’un officier de police judiciaire aux fins d’inscription au fichier national des empreintes génétiques du profil ADN établi par l’analyse d’une trace prélevée sur le vêtement de la victime constitue un acte d’instruction, interruptif de prescription au sens de l’article 7 CPP.
En revanche, dans un arrêt du 11 juillet 2012, la chambre criminelle a jugé au visa des articles 6 et 8 CPP qu’ « une plainte adressée au procureur de la République ne constitue pas un acte de poursuite ou d’instruction et n’a pas d’effet interruptif de la prescription de l’action publique ». Une telle position s’explique par le fait que, à la différence d’une plainte avec constitution de partie civile, une plainte simple n’a pas pour effet de déclencher l’action publique.
Il convient de préciser ici que les actes de poursuite ou d’instruction ne sont interruptifs de prescription que dans la mesure où ils sont réguliers : un acte nul ne peut avoir aucun effet interruptif.
2- Extension jurisprudentielle des effets interruptifs de la prescription
L’interruption efface le temps écoulé avant sa survenance. Un nouveau délai identique au premier commence donc à courir à compter du lendemain du jour de l’acte interruptif.
La prescription est interrompue à l’égard de tous les auteurs, coauteurs, complices de l’infraction, connus ou inconnus, même si les poursuites n’ont été engagées que contre un seul d’entre eux ou contre X. En revanche, l’effet interruptif est en principe limité aux faits délictueux concrets et précis qui sont visés par les actes interruptifs.
Toutefois la jurisprudence étend l’effet interruptif aux faits connexes au fait délictueux qui a fait l’objet de l’acte de poursuite ou instruction (l’article 203 du CPP énumère 4 cas de connexité : unité de temps et de lieu, unité de concert, unité causale et recel). Or, la jurisprudence a toujours retenu une conception extensive de la connexité. La chambre criminelle juge en effet de manière constante que les dispositions de l’article 203 CPP définissant la connexité ne sont pas limitatives, et « s’étendent aux cas dans lesquels il existe, entre les faits, des rapports étroits, analogues à ceux que la loi a spécialement prévus ».
Dans cette perspective, un arrêt de la chambre criminelle du 18 janvier 2006 a encore élargi la notion de connexité en y incluant l’ensemble des crimes dont se rendent coupables les différents criminels en série.
Les crimes en série présentent toujours une identité d’auteur, une identité de mode opératoire, et les criminels en série recherchent, d’un crime à l’autre, les mêmes buts. Cela suffit selon la Haute Cour à établir une relation de connexité entre ces différents crimes, bien qu’ils soient commis en des temps et en des lieux éloignés les uns des autres. Ainsi, désormais, les actes interruptifs de prescription effectués à l’occasion d’un crime dont on découvrira ultérieurement qu’il a été commis par un criminel en série, seront interruptifs de prescription à l’égard de tous ses autres crimes.
Beaucoup de systèmes juridiques étrangers prévoient, à l’instar de la France, des causes d’interruption de la prescription de l’action publique, résidant notamment dans les actes de poursuite ou d’investigation.
Par exemple, le nouvel article 160 du code pénal italien prévoit que le délai de prescription est prorogé du fait des diverses interruptions de nature procédurale. Selon le deuxième paragraphe de l’article 161, exception faite de certains délits, lesdites interruptions ne peuvent pas entraîner une augmentation du délai de plus d’un quart et, dans certains cas de figure, de plus de la moitié (dans certains cas de récidive), de plus de deux tiers (dans le cas de récidive réitérée) ou de plus du double (si l’auteur de l’infraction est un délinquant habituel).
A l’inverse des causes d’interruption, les causes de suspension de prescription de l’action publique connaissaient un encadrement assez strict jusqu’à l’arrêt d’assemblée plénière du 7 novembre 2014.
B- Une appréciation encadrée des causes de suspension
En l’absence de texte général, la jurisprudence décide que la prescription de l’action publique est momentanément suspendue en présence d’un obstacle de droit ou de fait (guerre ou cataclysme) à l’exercice des poursuites. Pour avoir un effet suspensif de prescription, l’obstacle mentionné doit être insurmontable (ex : attente d’une autorisation préalable pour déclencher l’action publique).
Dans un arrêt rendu le 10 octobre 2001, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a, à cet égard, jugé que l’immunité politique dont bénéficie le Président de la République pendant son mandat doit être considérée comme une cause de suspension de la prescription de l’action publique.
Depuis la loi constitutionnelle du 23 février 2007, cette solution a valeur constitutionnelle : l’article 67 alinéa 3 de la Constitution énonce désormais que « les instances et procédures auxquelles l’immunité du président de la République fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions ».
Il convient toutefois de souligner que la Cour de cassation retient d’une façon générale une conception étroite de la notion d’obstacle de droit ou de fait à l’exercice des poursuites.
C’est notamment ce qu’illustre un arrêt rendu le 18 décembre 2013 dans lequel la chambre criminelle décide que l’amnésie post-traumatique de la victime de l’infraction ne constitue pas une cause de suspension de la prescription de l’action publique. Dans les hypothèses où la suspension serait reconnue, dès que la cause de suspension cesse, la prescription reprend son cours. Le délai qui avait été suspendu est repris là où on l’avait laissé.
Cependant un arrêt très récent rendu par l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 7 novembre 2014 s’agissant de l’octuple infanticide semble démontrer l’inverse.
Un deuxième bouleversement consécutif à cet arrêt non évoqué précédemment est relatif au régime de la prescription de l’action publique : alors même que la dissimulation de l’infraction justifie traditionnellement un report de son point de départ, elle constitue, dans le présent arrêt, une cause générale de suspension neutralisant l’exercice de l’action d’après les termes utilisés dans l’attendu de principe de la Cour. En somme, pour l’assemblée plénière, la prescription a bien commencé à courir avec la commission des crimes mais elle s’est trouvée suspendue par un obstacle insurmontable dû à la dissimulation opérée par la mère. Laurent Saenko, Maître de conférences à l’Université Paris-Sud estime que cette position ne peut évidemment qu’étonner car « le droit de la procédure pénale ne connaît pas de principe général de suspension de la prescription de l’action publique, mais uniquement des causes interruptives : chaque acte de poursuite ou d’instruction interrompt le délai parti avec la commission de l’infraction. » Il s’interroge ensuite en ces termes : « le secret qui entoure, par principe, la commission d’une infraction ne va-t-il pas suffire à qualifier de facto l’obstacle insurmontable à l’exercice de l’action ? Si oui, la matière criminelle sera-t-elle la seule concernée ? Quant au ministère public, n’est-il pas désormais incité à adopter une attitude passive, reléguant la recherche de la vérité au second plan pour mieux bénéficier du confort d’un temps suspendu par l’action d’un autre que lui ? ».
Si le ministère public peut ainsi repousser les frontières du temps, c’est à la seule condition de réaliser des actes de procédure utiles à la manifestation de la vérité. Sans eux, son droit de poursuite meurt.
Le juge semble appréhender dans cet arrêt, par la suspension de la prescription, les obstacles de droit ou de fait susceptibles de gêner l’exercice des poursuites.
En matière d’homicides dissimulés, le pas avait - presque - été franchi récemment par un arrêt de la chambre criminelle du 20 juillet 2011, non publié, qui avait affirmé que « seul un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites peut justifier la suspension de la prescription de l’action publique » (Crim. 20 juill. 2011, n° 11-83.086). C’est désormais chose faite avec l’arrêt d’assemblée plénière. Un principe si général mériterait certainement d’être énoncé par le législateur.
Si dans l’arrêt d’assemblée plénière, la Cour reprend très précisément les motifs par lesquels la juridiction du fond a souverainement apprécié qu’il existait un obstacle insurmontable à l’exercice de l’action publique posant ainsi des conditions strictes à sa mise en œuvre, il n’en reste pas moins que la Cour énonce bien un nouveau principe, celui de la suspension de la prescription en matière criminelle en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites.
Aussi, convient-il d’envisager des pistes de réforme de la prescription de l’action publique afin de remédier à ces règles chaotiques et imprévisibles et afin de garantir une sécurité juridique au justiciable.
III- Les réformes législatives envisageables
1- S’agissant des délits
Le législateur pourrait prévoir un allongement de la durée de prescription de l’action publique s’appliquant à l’ensemble des délits.
Certes, une différence entre la délinquance de droit des affaires et la délinquance de droit commun existe et cette dernière influe d’ailleurs sur les décisions prises par la Cour de cassation.
En effet, dans la délinquance de droit commun, le chiffre noir correspond à la différence entre les infractions constatées et les infractions pour lesquelles l’auteur a été identifié et poursuivi. Alors qu’en ce qui concerne la délinquance en droit des affaires, le chiffre noir correspond à la différence entre les infractions connues et l’évaluation macroéconomique de ce que vraisemblablement un certain nombre d’infractions ont été commises.
Cependant, si l’on veut simplifier la législation, il semble opportun de ne pas distinguer entre les infractions touchant au droit des affaires et celles touchant au droit hors des affaires.
Un délai allongé, qui serait commun à l’ensemble des délits pourrait être prévu, il s’agirait du délai utile pour poursuivre de 6, 8 ans voire 10 ans selon la peine encourue.
S’agissant des infractions dites « dissimulées », un maintien de cette jurisprudence avec un décalé de prescription semble inopportun dans la mesure où la durée de prescription de l’action publique est allongée.
En allongeant la durée du délai de prescription de l’action publique pour l’ensemble des infractions délictuelles, le législateur prend en compte la spécificité de ces infractions dissimulées, commises par des auteurs d’une particulière culture, parfaitement au fait des rouages économiques et ayant une capacité supérieure à dissimuler leur forfait.
A l’inverse, si le législateur distinguait les infractions en droit des affaires et les infractions hors le droit des affaires, on aboutirait à un système de prescription où les atteintes aux biens connaitraient paradoxalement une prescription plus longue que les atteintes aux personnes.
De plus, si la catégorie des infractions dissimulées devait être maintenue, cela nécessiterait de la part du législateur une définition. Or, les parlementaires lors de la loi du 6 décembre 2013 s’y sont essayés mais le texte a disparu au cours des discussions.
Par essence, toute infraction est dissimulée, l’auteur ne revendiquant pas la paternité d’une infraction.
2- S’agissant des crimes
De même en matière de crime, un alignement de la prescription de l’action publique sur les délais les plus longs prévus par la loi pourrait être prévu.
En dehors des cas d’imprescriptibilité déjà prévus par la loi (génocide et crimes contre l’humanité) sur lesquels le législateur ne peut revenir dans la mesure où ils font partie des monuments de la démocratie, la prescription de l’action publique pourrait être portée à 30 ans en matière criminelle. Ainsi, le délai de prescription serait aligné sur le délai le plus long prévu par la loi pour l’infraction jugée la plus grave ( en l’occurrence, 30 ans en matière de terrorisme).
3- La création d’un 2ème délai de prescription dans le cours des investigations
Un nouveau délai de prescription de 3 ans pourrait être introduit par le législateur à partir du moment où une enquête préliminaire a été ouverte ou lorsqu’un juge d’instruction a été saisi.
Il s’agirait de distinguer entre une première prescription de l’action publique entre la commission des faits et la saisine de la justice (6 ou 8 ans en matière délictuelle et 30 ans en matière criminelle) et une seconde prescription à partir de l’ouverture d’une enquête préliminaire ou de la saisine d’un juge d’instruction dont le délai serait de 3 ans afin de respecter le délai raisonnable. Il ne semble pas tolérable qu’aucun acte d’investigation ne soit accompli durant 3 ans à partir de la mise en mouvement de l’action publique.
Si prescription il y a, dans un délai de 3 ans, cela traduit une incapacité de la justice à instruire une affaire dans un tempo raisonnable. Il semble anormal de laisser prescrire un crime ou un délit alors que des poursuites ont été engagées.
Aujourd’hui c’est le même délai qui s’applique entre la prescription de l’action publique (c’est-à-dire entre la commission des faits et la capacité de la justice à poursuivre) et une fois la justice saisie. Le même délai recommence à courir après chaque acte interruptif de prescription.
Or, dès lors que l’on allonge le délai de prescription de l’action publique, il semble difficile de faire bénéficier le train de la justice de cet allongement.
Les actes d’investigation resteraient interruptifs de prescription.
4- S’agissant des actes interruptifs de prescription
Si un délai préfix était mis en place, ce dernier ne recevant aucune interruption de prescription en dehors du cas de l’immunité présidentielle, la justice serait mise en difficulté à raison de la complexité de certaines investigations.
Cependant, le législateur pourrait se montrer plus précis dans son appréhension des actes interruptifs de prescription. Dès lors que le délai de prescription de l’action publique est allongé, le législateur pourrait établir des restrictions et n’admettre comme actes interruptifs de prescriptions que les actes effectifs d’investigation. A titre d’exemple, un rappel à l’expert ordonné par le juge d’instruction pourrait être un acte interruptif de prescription.
Ainsi, il serait mis fin clairement à une jurisprudence abondante qui a peu à peu admis comme interruptifs des actes n’ayant aucune valeur d’investigation ou aucun impact sur l’action publique.
5- S’agissant de la prescription de la peine
Les fondements de la prescription de l’action publique et de la prescription de la peine sont différents. Au stade de la prescription de l’action publique, la personne est présumée innocente alors qu’au stade de la prescription de la peine, la personne est déclarée coupable. Aussi, une unification des deux régimes ne parait pas opportune.
La prescription de la peine est à la fois un instrument utile et à la fois une prime donnée à celui qui sait se soustraire à la justice.
Il s’agit d’un instrument utile dans le sens où le système de jugement par défaut en France a une vertu cardinale : à partir du moment où la personne poursuivie ne peut pas être retrouvée mais qu’il existe des indices graves et concordants que cette personne a pu commettre les faits, le tribunal peut être saisi et peut prononcer une peine par défaut. Ainsi, le prononcé de cette peine fait basculer la prescription de l’action publique dans la prescription de la peine, ce qui allonge le temps au cours duquel l’intéressé devra répondre de ses actes.
La prescription de la peine est une difficulté majeure mais en même temps, entre la commission des faits et le jugement, l’individu auteur a souvent beaucoup changé. Et entre le jugement et la fin de la prescription de la peine, il a encore plus changé.
Aussi, la prescription de la peine révèle la prise en compte du fait que l’individu qui a commis l’infraction n’est plus le même au bout d’un certain temps et que l’exécution de la peine n’a plus le sens que lui donnaient les juges qui ont prononcé la condamnation.
Cependant, une amodiation convient d’être apportée. Le législateur a développé à plusieurs reprises dans les années récentes les capacités d’adaptation de la peine par le juge de l’application des peines. Aujourd’hui, la peine prononcée n’est pas la peine qui sera exécutée puisqu’elle peut être aménagée, morcelée ou suspendue en fonction de l’évolution de la situation du condamné.
Il n’en reste pas moins qu’une imprescriptibilité de la peine ne semble pas envisageable.
Conclusion :
Les enjeux touchant à la prescription sont importants. Une fois acquise, la prescription aura pour effet d’atteindre l’action publique : le délinquant ne pourra plus être poursuivi, et l’infraction dont il s’est rendu coupable restera impunie.
Les évolutions législatives concernant le droit de la prescription soulèvent deux séries de difficultés.
Tout d’abord, les modifications répétées et dispersées des règles applicables en cette matière ont affecté la cohérence du droit pénal et ont complexifié les règles de la prescription.
Ensuite, les délais de prescription de l’action publique apparaissent aujourd’hui excessivement courts au regard des modifications législatives et aménagements jurisprudentiels. L’allongement des délais de prescription par le législateur pour certaines catégories d’infraction, les initiatives jurisprudentielles tendant à reporter de manière presque systématique le point de départ du délai de prescription comme la multiplication des causes d’interruption et de suspension du délai de prescription démontrent l’inadaptation des délais initiaux, prévus dans le code de procédure pénale aux articles 7 à 9, aux attentes de la société. Et ce d’autant plus que ces délais apparaissent, dans l’ensemble, plus courts que ceux retenus par nos voisins au sein de l’Union européenne.
Il pourrait être procédé, à l’initiative du législateur, à un allongement global du délai de prescription. Le délai de prescription de l’action publique pourrait être porté de trois à cinq ans en matière délictuelle et de dix à vingt ans en matière criminelle afin d’harmoniser les différentes règles. Le délai d’un an actuellement en vigueur pour les contraventions pourrait être maintenu, ce dernier ne faisant pas l’objet de difficultés.
Je voudrais enfin terminer mon propos par une remarque sur le lien entre la prescription pénale et la prescription civile, issue de la récente réforme de 2008.
La loi du 17 juin 2008 relative à la prescription civile a bouleversé les solutions existantes en procédant à une réécriture de l’article 10 du code de procédure pénale. Ce texte prévoit désormais que « lorsque l’action civile est exercée devant une juridiction répressive, elle se prescrit selon les règles de l’action publique. Lorsqu’elle est exercée devant une juridiction civile, elle se prescrit selon les règles du code civil ». Avant cette réforme, l’article 10 du code de procédure pénale prévoyait que l’action civile exercée devant le juge répressif se prescrivait suivant les règles du code civil pour sa durée.
Cette nouvelle prévision de la loi du 17 juin 2008 signe un retour partiel à la solidarité des prescriptions civile et pénale. Elle était motivée par le souci de préserver les intérêts des victimes d’infractions pénales. Cependant, il semble que le législateur ait manqué son but dans la mesure où l’effet premier de cette disposition est de léser ces mêmes victimes en matière correctionnelle, le délai de prescription de l’action civile étant ramené à 3 ans au lieu de 5 ans et en matière contraventionnelle (le délai de prescription de l’action civile étant ramené à un an au lieu de 5 ans).
Il me semble donc opportun qu’une réforme législative cohérente et harmonisatrice des différentes règles s’agissant de la prescription de l’action publique soit mise en œuvre afin de lui redonner un sens et d’améliorer la prévisibilité juridique pour l’ensemble des justiciables.
Je vous remercie.
Contribution de M. Didier Guérin,
président de la chambre criminelle de la Cour de cassation
La prescription a des justifications classiques : la paix et la tranquillité publiques; la sanction de l’inertie de la société dans l’exercice de l’action publique; le dépérissement des preuves.
Ce dernier élément est particulièrement pris en compte par la jurisprudence européenne selon laquelle “l’une des finalités des délais de prescription est d’empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écroulé “- CEDH - 22 oct. 1996 Stubbings contre Royaume Uni-.
Je n’aborderai pas ici le cas particulier dans lequel la courte prescription applicable aux délits prévus par la loi du 29 juillet1881 s’impose traditionnellement comme une protection de la liberté d’expression.
On rappellera que la réflexion sur la prescription s’inscrit dans l’idée qu’il n’est pas inéluctable que le législateur prévoie des règles de prescription de l’action publique. En effet, ainsi que l’a jugé l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 20 mai 2011 (Bul.crim. N° 7),” la prescription de l’action publique ne revêt pas le caractère d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République et ne procède pas des articles 7 et 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, ni d’aucune disposition, règle ou principe de valeur constitutionnelle”
On doit par ailleurs constater une tendance contemporaine de la loi, à renforcer la protection des victimes en repoussant le point de départ de la prescription de l’action publique.
Cette tendance est illustrée notamment par les évolutions en matière de prescription des infractions sexuelles subies par des mineurs, la dernière loi en date étant celle du 9 mars 2004 qui , après plusieurs lois fixant des modalités de report du point de départ de la prescription de certaines infractions subies par des mineurs à partir de la majorité, a prévu que le délai de prescription de l’action publique courant à partir de la majorité des victimes mineures à la date des faits était porté à vingt ans pour les crimes et les délits de violences ,d’agressions sexuelles aggravées, d’atteintes sexuelles aggravées de quinze ans et à dix ans pour des délits énumérés à l’article 706-47 du code de procédure pénale (article 7, alinéa 3 et 8, alinéa 2). Dans ces différents cas, l’action publique peut donc être engagée alors que la victime a subi les actes plusieurs dizaines d’années auparavant, ce qui, il ne fait pas le cacher, peut poser en pratique des problèmes de dépérissement des preuves.
Cette orientation a encore inspiré le législateur lorsqu’il a introduit, par la loi du 14 mars 2011, un nouvel alinéa à l’article 8 du code de procédure pénale qui prévoit que pour certains délits subis par des personnes vulnérables en raison de leur âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique, ou de son état de grossesse, la prescription court à compter du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Sont visés les délits d’abus frauduleux de l’état de faiblesse, de vol, d’escroquerie et d’abus de confiance.
Cette tendance législative converge avec des évolutions jurisprudentielles contemporaines, intervenant sur le fondement de critères précis et objectifs.
C’est ainsi que la chambre criminelle juge, pour des infractions occultes par nature ou dissimulées, que la prescription court à compter du moment où la victime a pu engager l’action publique.
Tel est le cas en matière d’abus de confiance, délit qui se prescrit à partir du moment où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique (cf; en dernier lieu, crim. 7 mai 2002, Bul.crim n° 107). Une formule d’une inspiration identique a été retenue depuis 1981 pour l’abus de biens sociaux, selon laquelle la prescription court, sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises indûment à la charge de la société (crim. 5 mai 1997, bul n° 159).
L’orientation jurisprudentielle est la même pour d’autres infractions occultes par nature (par exemple, la publicité trompeuse - crim 20 février 1986 - Bul.crim n° 70-, les atteintes à l’intimité de la vie privée et la mise en mémoire informatisée de données nominatives - (crim 4 mars 1997, Bul.crim n° 83 - la tromperie - crim. 7 juillet 2005, Bul.crim n° 206).
On sait que la jurisprudence a aussi retenu la dissimulation comme cause de report du point de départ de la prescription pour des infractions dissimulées, tels que le trafic d’influence (crim 19 mars 2008, bul. n° 71), la corruption (crim.6 mai 2009, n° 08-84.107) et le détournement de fonds public (crim. 2 décembre 2009, bul. n° 204).
Un point commun existe entre toutes ces infractions: elles peuvent être qualifiées d’astucieuses et supposent donc une démarche intellectuelle élaborée qui est le fait de personnes averties sachant que les actes malhonnêtes qu’ils commettent pourront, du fait de ces règles de prescription, leur faire encourir un risque durable de répression pénale.
Au fond, la Cour de cassation, d’une certaine manière, fait application, sans l’exprimer, de l’adage “contra non valentem non currit praescriptio”. La victime et la société qui lui doit protection voient leurs droits sauvegardés et le délinquant potentiel le risque pénal accru en cas de passage à l’acte.
Une évolution importante traduisant cette préoccupation vient de se produire avec l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation en date du 7 novembre 2014 (n° 1483739) qui a retenu, ainsi que résumé dans le sommaire, que” si, selon l’article 7, alinéa 1er, du code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites et que justifiait sa décision la chambre de l’instruction qui, pour rejeter l’exception de prescription de l’action publique présentée par une personne poursuivie pour homicides volontaires aggravés commis sur ses enfants à leur naissance, retient que nul n’a été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat et dont aucun indice apparent n’avait révélé l’existence, caractérisant ainsi un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, ce dont il résultait que le délai de prescription avait été suspendu jusqu’à la découverte des cadavres.”
Jusqu’à cet arrêt, la Cour de cassation n’avait pas fait application de cette règle du report du point de départ de la prescription en matière de crimes. (cf à cet égard crim. 16 octobre 2006, Bul.crim. n° 226), sous une réserve cependant. En effet, par un arrêt du 20 juillet 2011 (11-83.086) la chambre criminelle avait, à l’instar de l’assemblée plénière par son arrêt précité, retenu qu’en matière criminelle également, un obstacle insurmontable à l’exercice de l’action publique pouvait suspendre la prescription.
Ainsi, que ce soit par le biais notion de dissimulation ou par celui de la suspension du point de départ de l’action publique en raison d’un obstacle insurmontable, il existe une tendance forte de la jurisprudence à retarder le point de départ de la prescription de l’action publique à un moment où celle-ci peut être effectivement exercée.
Il appartient désormais au législateur de se saisir, s’il l’estime utile, pour tirer les conclusions de ces diverses évolutions.
Faut-il ériger en règle générale une dérogation à la règle selon laquelle la prescription de l’action publique court à compter du jour de l’infraction en prévoyant que la prescription ne court que du jour où l’infraction est apparue dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ? Ce serait là une assurance, face à la tendance naturelle du criminel et du délinquant à dissimuler son infraction, que la loi pénale pourra recevoir application.
On voit aussi qu’une telle règle pourrait dispenser d’allonger les délais de prescription. Cette option ne pourrait toutefois garder son intérêt que si n’est pas créé par ailleurs un délai-couperet de prescription courant systématiquement à compter de la date de commission effective de l’infraction, ce délai ne pouvant qu’encourager les personnes mises en cause à multiplier les manœuvres dilatoires pour retarder leur jugement, à l’instar du code pénal italien, qui prévoit que l’infraction pénale est prescrite après l’écoulement d’un laps de temps équivalent à la peine maximale prévu par la loi.
Il ne faut cependant pas se cacher qu’une telle orientation ne réglerait pas tout problème d’interprétation à l’avenir puisque le point de départ de la prescription dépendrait largement d’appréciation de faits issus des éléments de la procédure.
Plus simple serait certainement un rallongement important des délais de prescription de l’action publique ainsi que le législateur l’a déjà fait en certaines matières particulières, la prescription courant alors de manière générale à compter de la commission de l’infraction, mais demeurant évidemment interrompue par tout acte de poursuite et d’instruction. La fixation de ces délais exigerait cependant qu’ils ne permettent pas aux auteurs d’infractions ayant porté une atteinte aux valeurs essentielles protégées par la loi pénale, qu’elles soient sociales ou économiques, d’échapper aux poursuites dans des domaines où la loi actuelle telle qu’interprétée par la jurisprudence évite une telle impunité.
Contribution complémentaire de M. Didier Guérin (384)
Contribution de M. Didier Boccon-Gibod,
premier avocat général à la Cour de cassation
Messieurs les députés,
Vous avez bien voulu m’inviter à vous entretenir de la prescription en matière pénale. Vous m’en voyez très honoré et je vous remercie pour la confiance que vous voulez bien me témoignez.
Je propose de présenter un bref constat avant de me risquer à l’évocation de quelques évolutions possibles.
Je consacrerai l’essentiel de mon propos à la prescription de l’action publique. La prescription de la peine me paraît en effet poser moins de difficultés, d’autant que les dispositions de l’article 707-1 du code de procédure pénale, introduites par la loi du 27 mars 2012, permettent de repousser l’échéance de la prescription de toute peine par la voie d’actes interruptifs.
Sur la prescription de l’action publique je me garderai de vous faire l’offense de croire que vous ignorez tout du sujet. C’est donc uniquement pour ordonner mon propos que je vais partir du plus simple, pour aller vers le plus compliqué.
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Au début de mon activité professionnelle, en 1978, les règles de la prescription étaient des plus simples : Si l’on met à part l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et la courte prescription des délits de presse, les délais étaient ceux que vous connaissez, 1 an, 3 ans 10 ans, contraventions, délits, crimes.
La prescription pouvait être interrompue par des actes d’instruction et de poursuite, selon la formule toujours actuelle de l’article 7 du code de procédure pénale. Les actes interruptifs devaient être véritablement judiciaires : par exemple, l’ordre donné par le procureur de la République à un huissier de citer une personne devant le tribunal était regardé comme un courrier administratif et n’était donc pas interruptif, seule la citation délivrée par l’huissier l’était.
Enfin, si la jurisprudence selon laquelle le délit d’abus de confiance, infraction occulte par excellence, ne se prescrit qu’à compter du jour où le délit est apparu et a pu être constaté, était déjà ancienne et bien établie (Crim. Janvier 1935, GP 1935 I 353), la solution était plus récente pour l’abus de biens sociaux (Crim. 7 mars 1967, Bull. n° 321 et 10 août 1981, Bull. n° 244), j’y reviendrai.
Progressivement, le paysage s’est compliqué à tous les niveaux.
La notion d’acte interruptif a été étendue à des actes administratifs. Le mandement de citation encore non interruptif en1978, (Crim 20 juin 1978, Bull n° 204) l’est devenu en 1984 (Crim 28 janvier 1988, Bull n° 44 ; 13 février 1990, Bull n° 74). À l’occasion de l’affaire des Disparues de l’Yonne, un arrêt de la chambre criminelle du 20 février 2002 (Bull n° 42) a qualifié d’interruptif un simple courrier par lequel le procureur de la République s’informait auprès des services sociaux du département du sort de jeunes filles dont la disparition était l’objet d’une enquête judiciaire.
Mais ce n’était qu’un début.
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La complexité s’est ensuite introduite de deux manières.
- D’une part la jurisprudence a considérablement accru les cas dans lesquels la prescription ne commence à courir qu’à partir du moment où les faits ont pu être découverts dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.
J’ai cité tout à l’heure l’abus de biens sociaux et l’abus de confiance, infractions occultes par nature.
Mais la jurisprudence a ajouté d’autres cas :
- en 1999, le favoritisme (Crim. 19 mars 2008, Bull. n° 71)
- en 2005, la tromperie, dont la Cour de cassation admet qu’elle est occulte par nature, faute de quoi la victime ne serait pas trompée (Crim. 7 juillet 2005, Bull. n° 206).
- en 2008, le trafic d’influence (Crim. 19 mars 2008, bull, n° 238).
- en 2009, la corruption (Crim. 6 mai 2009, n0 08-84.107)
- en 2009 toujours, le détournement de fonds publics (Crim. 2 décembre 2009, Bull. n° 233).
Cette énumération est loin d’être exhaustive.
Il se pose alors un problème de cohérence : pourquoi ces infractions et pas d’autres ?
En quoi par exemple le délit de prise illégale d’intérêt pourrait être moins dissimulé que le favoritisme ? (Crim. 27 octobre 1999, Bull. n° 238, 239).
En réalité, toute infraction est clandestine, rares sont les malfaiteurs qui agissent au grand jour.
On peut donc trouver discutable de ne pas réserver cette jurisprudence libérale aux seules infractions véritablement occultes, comme l’abus de confiance, l’abus de bien sociaux ou la tromperie.
Il se pose aussi un problème d’équité : qui peut dire que cette jurisprudence ne revient pas, en définitive, à laisser à la victime le choix du moment où elle va dire qu’elle a découvert les faits dont elle décide de se plaindre ?
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En réalité, cette jurisprudence révèle le paradoxe qui domine tout le dispositif de la prescription :
- d’une part, contrairement à d’autres pays, notre système judiciaire connaît la prescription ;
- d’autre part, nous ne manquons jamais une occasion de faire ce qu’il faut pour ne pas l’appliquer.
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Nous retrouvons cette tendance à la complexité et à la mise hors-jeu de la prescription dans diverses évolutions législatives.
Petit à petit, le régime de la prescription est sorti de la traditionnelle division tripartite.
La loi du 8 février 1995 a porté à 30 ans la prescription du crime de trafic de stupéfiants et du crime de terrorisme, et à 20 ans celle du délit de trafic de stupéfiants
La loi du 17 juin 1998 a porté à dix ans à compter de la majorité la prescription du crime de viol commis sur un mineur.
La loi du 9 mars 2004 a porté ce délai à 20 ans, à compter de la majorité, de même que pour les délits d’agression sexuelle sur personne particulièrement vulnérable avec une autre circonstance aggravante, telles que la qualité d’ascendant ou l’usage d’une arme.
Elle fait de même pour la prescription des crimes les plus graves commis contre des mineurs : meurtre ou assassinat précédé ou accompagné de viol, torture ou actes de barbarie, et pour les délits d’agressions sexuelles
La loi du 6 août 2004 a créé le crime d’eugénisme et de clonage reproductif se prescrivant par 30 ans.
La loi du 4 avril 2006 porte à 20 ans à compter de la majorité le crime de violences sur la personne d’un mineur ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente.
N’oublions pas, enfin la récente loi du 6 décembre 2013 qui porte de 3 à 6 ans le délai dans lequel l’administration peut porter plainte en matière de fraude fiscale.
L’image du code de procédure pénale, pour ce qui concerne la prescription, est maintenant celle d’un patchwork.
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Ces prescriptions différenciées obligent à s’interroger sur ce qui fonde la prescription. Ce sera la dernière partie de mon intervention sous l’angle du constat.
On sait que la prescription se voit reconnaître traditionnellement quatre sortes de justification.
J’écarte tout de suite celle de la souffrance du criminel, à raison du remords causé par son acte, et qui serait ravivée par des poursuites tardives.
Plus convaincant est l’argument selon lequel le temps écoulé ne permet pas à la justice d’être rendue dans de bonnes conditions : les preuves ont dépéri, les souvenirs des témoins non décédés se sont estompés. L’observation reste valable même si la technique a permis des progrès majeurs en ce domaine.
Il faut de même regarder comme fondé l’argument selon lequel, passé un certain temps, remettre en marche l’appareil judiciaire cause un plus grand trouble à l’ordre public que l’inaction, surtout si l’infraction n’est pas très élevée dans l’échelle de gravité.
De même, l’idée que la prescription est une sanction de l’inertie de l’autorité publique a un sens pour les infractions de faible gravité/
Mais aucune de ces justifications ne peut maintenant être totalement satisfaisante en raison, à mon sens de deux tendances.
La première est l’amélioration des techniques, on pense en particulier à l’ADN : la question du dépérissement des preuves ne se pose plus de la même manière. Mais l’ADN ne résout pas tout : si les témoins ont disparu ou perdu la mémoire, si d’autres éléments matériels ne viennent pas corroborer ceux tirés de l’expertise génétique, des erreurs tragiques peuvent être commises.
Si l’on regarde ensuite l’ordre public, il faut parler de la révolution que constitue l’accès à l’information immédiate, généralisée, en continu, de sorte que le trouble causé à l’ordre public est bien plus grand quand il est annoncé par tous les journaux écrits et télévisés que tel crime ne sera pas poursuivi en raison de la prescription plutôt que lorsque sont reprises des investigations tardives.
La seconde tendance est la place que prend maintenant la victime dans le procès pénal. L’idée s’est fortement développée selon laquelle la justice pénale n’a pas pour seul objet de juger un criminel mais aussi de rendre justice à une victime. Or, admettre la prescription, c’est précisément empêcher que justice soit rendue à la victime, et c’est ce qui explique l’allongement de la prescription pour certaines infractions en raison de la qualité de la victime.
Je crois donc pouvoir observer que nous sommes dans un mouvement par lequel le législateur a voulu non seulement permettre aux victimes des faits les plus graves d’obtenir justice sans se faire opposer un délai de prescription trop court (viols et actes de barbarie sur mineurs), mais encore, proclamer la gravité de certaines infractions en leur affectant un délai de prescription plus long (terrorisme, eugénisme, trafic de stupéfiants).
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Le résultat est bien cette perte de cohérence dont une affaire récente bien connue est une malheureuse illustration. Il s’agit de cette femme qui, en l’espace de 18 ans a tué 8 bébés dont elle venait d’accoucher, cela dans l’ignorance de tous pour diverses raisons. Ces crimes étaient donc restés inconnus jusqu’à leur découverte fortuite. Le problème est que le dernier meurtre remontait à plus de dix ans, de sorte que la prescription criminelle était en principe acquise. Vous savez que la cour de cassation, en assemblée plénière a jugé, contre la Chambre criminelle par arrêt du 7 novembre 2014 (n° 14-83-739) que la prescription est suspendue au cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites.
À mes yeux, cette affaire a mis en évidence une contradiction dont la Cour de cassation a voulu en quelque sorte sortir par le haut : il était pour le moins paradoxal de voir appliquer un régime de suspension de la prescription pour des atteintes aux biens occultes ou clandestines et d’en refuser l’application à des infractions infiniment plus graves pour lesquelles le problème de la clandestinité se posait dans les mêmes termes.
Il reste que l’on voudrait que cette affaire soit le dernier révélateur de ce type d’incohérence.
Je crois pour autant, puisque la question est posée, que ce serait une erreur de supprimer purement et simplement la prescription. Il faut protéger les victimes et l’ordre public, mais il faut aussi, en quelque sorte, protéger la justice de plaintes visant à l’instrumentaliser mais ne pouvant déboucher sur aucun résultat compte tenu du temps écoulé.
Si l’on supprime ce garde-fou, le risque me paraît grand de voir se perpétuer, dans une société de plus en plus judiciarisée, des règlements de comptes familiaux, des conflits d’affaires, qui jamais ne prendront fin sur fond de plaintes constamment relancées, alors que le temps écoulé ne laisse aucune chance à la vérité d’éclater. Il n’est pas sain de transformer le droit de porter plainte en droit de nuire. Il est sain de dire qu’il y a un moment où il faut que ça s’arrête.
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Je vais donc conclure en esquissant deux pistes de solutions.
- La première piste consiste :
*/ soit à intégrer dans la loi la formule qui a fait ses preuves, selon laquelle « la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites » ;
*/ soit à généraliser la formule, également jurisprudentielle, que la loi a reprise à l’article 7 du code de procédure pénale pour les personnes vulnérables, selon laquelle la prescription ne court qu’à compter de la date à laquelle l’infraction apparaît dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ;
- La deuxième piste consiste à unifier les délais de prescription en se gardant d’entrer dans la casuistique progressivement élaborée. Il me semble que l’on pourrait alors :
- Ne pas toucher aux contraventions : un an ne pose pas de difficulté particulière
Pour les crimes et les délits, il me semble envisageable de prévoir, pour chacune de ces deux catégories, deux délais de prescription selon la peine encourue.
- Maintenir la prescription de trois ans pour les délits « ordinaires » , cela avec le complément que j’ai suggéré, concernant le point de départ du délai.
Ce serait à la Cour de cassation de contrôler les motifs qui justifient le report de la prescription.
Je n’ignore pas qu’en matière fiscale le délai dans lequel l’administration peut agir est maintenant de six ans au lieu de trois, mais il s’agit d’un délai proprement fiscal et je ne suis pas certain qu’il se justifie de porter à six ans le délai de prescription de droit commun.
Il serait plus efficient, à mon sens, afin de ne pas régresser par rapport à la situation actuelle, de prévoir que les délits les plus graves contre les personnes seront soumis à une prescription de 10 ans.
Pour les délits commis sur la personne de mineurs, la règle pourrait être maintenue de reporter le point de départ de la prescription à la majorité.
Pour les crimes, il faudrait tenir compte à la fois des progrès de la technique et de la volonté d’affirmer la gravité de certaines infractions en prévoyant deux délais de prescription selon la peine encourue : 20 ans ou 30 ans.
Il resterait à apprécier s’il faut faire courir ces longs délais à compter de la majorité pour certaines infractions commises contre des mineurs.
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La question est également posée de savoir s’il faut allonger la liste des crimes imprescriptibles.
Ce serait sans doute une manière d’affirmer la gravité de certains crimes, mais je crains en retour une forme de banalisation du crime contre l’humanité que je vois, en quelque sorte, au-dessus de tous les autres.
Il me semble donc que l’allongement éventuel jusque 30 ans et la prise en compte des facteurs de report du point de départ de la prescription pourraient constituer des mesures conciliant les nécessités de la répression et le maintien d’une gradation dans le regard que nous portons sur la gravité des infractions.
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Je voudrais terminer par l’évocation de deux difficultés.
- La première concerne les pièces à conviction : il n’est pas utile de maintenir des délais de prescription très longs si l’on n’est pas capable, dans le même temps, de conserver les pièces à conviction.
Or, je me garderai d’assurer que nous sommes capables de conserver des pièces à conviction pendant 20 ou 30 ans.
La seconde observation concerne un cas très particulier qui a donné lieu à des commentaires :
il s’agit de la plainte d’une femme frappée d’amnésie traumatique et qui s’est « souvenue » après l’expiration du délai de 10 ans qu’elle avait été victime d’un viol, faits que son psychisme avait jusqu’alors occultés.
Je ne mets évidemment pas en doute les déclarations de cette victime.
Mais je crois qu’une décision judiciaire ne peut pas être valablement rendue dans un contexte médical aussi lourd et je pense qu’il ne serait pas conforme à la justice de faire de l’absence de souvenir une cause de suspension de la prescription.
Je le dis d’autant plus sérieusement que je n’ignore pas qu’une proposition de loi faisant de l’amnésie traumatique une cause de suspension a donné lieu à un commencement d’examen par le Sénat.
J’ai noté les réticences que ce texte a suscitées, je les partage.
Je crois donc raisonnable l’arrêt du 18 décembre 2013 (n° 13-81.129) par lequel la Chambre criminelle a refusé de faire de l’amnésie traumatique une cause de suspension de la prescription.
La solution se trouve ici dans l’allongement du délai de prescription, mais dans un ensemble cohérent.
Je vous remercie pour votre attention.
Contribution du Syndicat national des magistrats-FO
PRECONISATIONS
Le Syndicat national des magistrats-FO préconise l’adoption d’un dispositif reposant sur :
- le maintien d’une prescription fixe pour tous les délits et les crimes. II n’apparaît pas utile de modifier la durée ni le régime de prescription des contraventions et les durées actuelles de droit commun (3 ans pour les délits, 10 ans pour les crimes) n’auraient pas besoin d’être allongées, en tout cas de manière conséquente ;
- l’introduction d’une dérogation applicable cependant à toutes les prescriptions, dans des termes qui pourraient reprendre ceux de l’article 8 du CPP :
« Le délai de prescription de l’action publique ne court qu’à compter du jour où :
1°) l’infraction est apparue dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique, soit du fait de sa dissimulation, soit en raison d’un obstacle insurmontable à l’engagement de poursuites contre son auteur ;
2°) tous les éléments constitutifs de l’infraction ont cessé » ;
ce second paragraphe, créant une condition cumulative avec la précédente pour recouvrir les infractions continues et complexes, ainsi que les actes collectifs, notamment dans le cadre de la criminalité organisée, économique et financière ;
- pour tenir compte des situations dans lesquelles la réalisation du dommage ou de l’action prohibée susceptibles de constituer l’infraction intervient à retardement, les dispositions précédentes devraient être complétées par l’alinéa suivant :
« Outre les dispositions de l’alinéa précédent, le délai de prescription ne peut commencer à courir que lorsque les effets dommageables ou prohibés sont apparus dans des conditions permettant de caractériser l’infraction, quelle que soit la date à laquelle ont été accomplis les actes qui les ont provoqués ».
- quelques régimes dérogatoires tendant à différer explicitement et automatiquement le point de départ, comme l’âge de la majorité pour les enfants victimes d’abus sexuels, comme c’est actuellement le cas dans l’article 8 du CPP, ou la spécificité du droit de la presse.
ANALYSES
La Commission des lois de l’Assemblée nationale a créé une Mission d’information en vue de préparer une réforme de la prescription pénale, dont le régime est devenu, au fil du temps, fort complexe et, il est vrai, de moins en moins lisible.
Le Syndicat national des magistrats-FO estime qu’une refonte du régime de la prescription, dont les conséquences sur la politique pénale sont déterminantes, requiert une réflexion de fond. Non seulement celle-ci doit prendre en considération les aspects techniques liés à la procédure pénale, mais elle doit aborder avant toute autre chose les fondements mêmes de la prescription pénale. On ne peut en effet légiférer sur une question de cette importance – puisque la prescription éteint l’action publique ou met fin à la possibilité de ramener les peines à exécution – que si l’on a justement mesuré les raisons pour lesquelles on en fait un droit pour les personnes susceptibles d’être poursuivies.
Une refonte rendue nécessaire par les évolutions du monde contemporain
Il serait tout à fait illusoire de croire que la complexité du monde moderne pourrait être réduite artificiellement puisqu’elle consiste en réalité à concilier en permanence les contraires. Si l’on veut, comme le souhaite le Syndicat national des magistrats-FO, parvenir néanmoins à un système simple et gérable en accord avec la finalité de la règle, il faut fixer d’une part des objectifs clairs, mais laisser d’autre part à la pratique judiciaire le soin d’en définir ensuite concrètement les contours et les modalités d’application. C’est d’ailleurs ainsi que les rédacteurs du code civil en avaient eux-mêmes conçu la rédaction, dans un contexte pourtant bien différent du nôtre.
Historiquement la prescription peut s’analyser comme un corollaire du droit de grâce, qui est l’apanage du souverain. Depuis le XIXe siècle, des influences contradictoires se sont manifestées. Assurer la paix sociale d’abord, en organisant une certaine forme d’oubli, mais aussi protéger les intérêts des victimes en limitant les effets d’une prescription-couperet.
Aujourd’hui, dans une large mesure, la personne est créatrice de droits qu’elle ne tient plus de son état de citoyen, mais d’elle-même. Le statut de victime, désormais pleinement reconnu, a eu pour effet de concurrencer et parfois même d’estomper le privilège de la société dans le droit de punir et son corrolaire, le droit d’oubli. Sur le droit de déclencher l’action pénale, traditionnel dans notre système juridique, s’en sont greffés d’autres qui font de la victime une partie qui dispose de (presque) tous les droits des autres parties dans le déroulement du procès pénal, du moins en ce qui concerne sa propre défense. A cela s’ajoute que le législateur comme le juge ont intégré, précisément dans le droit de la prescription, des modalités propres à préserver le sort de la victime afin qu’elle puisse, le plus longtemps possible, avoir un « droit au procès ».
Un droit centré désormais sur la victime
La première évolution de taille a concerné bien évidemment les crimes contre l’humanité, elle a consacré l’idée que certains crimes, parce qu’ils touchaient à la personne humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel, ne pouvaient jamais rencontrer l’oubli. À un moindre degré, le législateur lui-même a introduit ensuite des dispositifs différenciés de prescription envers les plus vulnérables – enfants, personnes vulnérables – (article 8 du CPP).
Ces derniers méritent qu’on s’attarde pour en comprendre non pas tant la raison d’être, qui ressort clairement de leur énoncé, que la manière dont la loi les a aménagés car on y trouve mieux encore la signification de l’objectif visé. En retardant en effet le point de départ de la prescription à la date à laquelle la victime peut concrètement agir, soit de façon fixe (date de la majorité pour les mineurs) soit en fonction du recouvrement de ses propres capacités (personnes vulnérables), la loi a mis la victime au cœur du dispositif d’octroi de l’oubli. En d’autres termes, elle a transmis une partie de ce privilège de l’Etat vers la victime.
Elle n’a certes pas accordé à cette dernière le droit de déterminer entièrement le droit à l’oubli, mais elle a retardé le point de départ de celui-ci au moment où la victime cesse, en quelque sorte de l’être, ou du moins à compter duquel elle retrouve toutes ses capacités pour cesser de l’être en saisissant la justice. Ainsi, le temps de la prescription est suspendu tant que la victime individuelle ne peut exercer tous ses droits.
La démarche prétorienne adoptée par la jurisprudence a été de même nature. Elle a fait sien le principe que la prescription n’est un droit pour la personne poursuivie que si la victime a pu exercer son droit de poursuite sans entrave dans le délai légal. Elle a même consacré, dans une certaine mesure, l’idée que les infractions sans victimes directes ou clairement identifiées (infractions économiques et financières), mettaient l’Etat lui-même et la société tout entière en position de victimes collectives, ce qui justifiait le report du point de départ à la date à laquelle l’infraction a cessé. Puis elle l’a étendue aux crimes dont la découverte n’avait pas été possible dans le délai de prescription.
La prescription ne peut être une prime à la dissimulation
Toutes ces évolutions convergentes montrent l’ampleur du retournement en la matière, qui entérine le fait que c’est par rapport à la notion de victime – individuelle ou collective, abstraite ou concrète – que s’apprécie aujourd’hui le droit de punir et, partant, l’octroi (ou non) de l’oubli de l’infraction.
Elles traduisent par conséquent un profond mouvement de fond, que le législateur prendrait le plus grand risque à vouloir ignorer.
Soit en effet, il enfermerait le juge dans une formulation qui ne lui laisserait aucune marge d’appréciation en fixant un point de départ uniforme et incontournable à la prescription de tous les délits et les crimes : la rigidité d’un tel régime aurait à coup sûr des effets ravageurs sur l’opinion publique en général et sur les justiciables en particulier.
Soit, ce qui est nettement plus probable, il ne pourrait que laisser au juge – dont l’imagination ne manque guère, comme il l’a montré notamment à ce propos –, volontairement ou non, une marge d’appréciation dans laquelle celui-ci s’engouffrerait aussitôt. Non seulement la réforme aurait manqué son effet, mais elle risquerait fort de créer une nouvelle insécurité juridique jusqu’à ce que la jurisprudence soit parvenue, si elle y parvient, à reconstituer un droit cohérent de la prescription qui serait de toute façon très éloigné alors de ce qu’aurait voulu le législateur.
S’il apparaît de la sorte évident que la refonte du droit de la prescription ne doit pas s’opérer à rebours de l’évolution de toute la société, il reste néanmoins à trouver comment définir et arrêter le critère qui prendra le mieux en compte l’intérêt général.
La construction prétorienne s’est faite à partir de cas concrets et, comme toute casuistique, elle est dépendante des circonstances dans lesquelles elle s’est élaborée. Tandis que des notions comme celle de délit continu ne visaient qu’à parfaire le dispositif législatif initial du code de procédure pénal tout en restant dans les limites qu’il s’était fixées, la jurisprudence sur les infractions dissimulées a eu clairement pour objet de les dépasser pour prendre en compte des infractions et des contextes qui n’existaient pas lors de la création du code d’instruction criminelle, voire même du code de procédure pénale.
Comme on le sait, cette construction jurisprudentielle a essentiellement porté sur les infractions économiques et financières, pour la bonne raison que leurs auteurs disposent de moyens importants pour les dissimuler et qu’il convient de ne pas leur donner une prime supplémentaire à raison de cette capacité de se soustraire à la loi pénale.
La prescription doit tenir compte des évolutions qui retardent la connaissance des faits ou permettent de les poursuivre plus longtemps.
Mais d’autres évolutions et d’autres besoins se sont déjà manifestés, mettant en question de façon plus générale le moment qu’il faut choisir comme point de départ de la prescription. On retiendra bien entendu la décision de la cour de cassation dans son arrêt du 7 novembre 2014, à propos de meurtres d’enfants cachés par leur mère.
On peut en évoquer d’autres comme les grandes catastrophes sanitaires – par exemple l’amiante ou le sang contaminé –, qui se déclarent après des années, voire des décennies, de latence ou d’« incubation ». La pollution d’un site industriel causant des ravages dans l’environnement et provoquant, parfois à des années de distance, une multitude de fléaux (malformations de nouveaux nés, maladies et décès, improductivité des sols ou de l’atmosphère, etc.) pose même le problème, au-delà de la dissimulation des causes qui souvent l’accompagne, du point de départ de la prescription.
Faudra-t-il également, si un maire accorde des autorisations de construire dans une zone inondable, que la mort de dizaines de personnes ne puisse plus être poursuivie au motif que la prescription courait à partir de la signature de l’arrêté municipal ? L’opinion publique comprendrait-elle qu’on ne puisse, après une avancée scientifique déterminante comme le séquençage de l’ADN, reprendre des poursuites contre l’auteur d’un crime qui n’aurait pu être précédemment identifié ? Et que dire du cas, récemment révélé aux Etats-Unis, d’une personne décédée cinquante ans après avoir été blessée par arme à feu, décès que les progrès de la médecine ont permis d’imputer à cette blessure ?
Quand, de surcroît, des infractions sont commises collectivement dans le cadre d’une soigneuse division du travail, comme c’est le cas au sein de groupes ou de réseaux criminels, selon quel critère décrètera-t-on si un acte est prescrit ? Faudrait-il considérer le cas de chaque membre de l’association criminelle en particulier pour fixer, contre lui, le point de départ de la prescription, ou continuer de considérer les actes commis en groupe comme un ensemble opposable à chacun d’entre eux ?
Sans doute, de tels cas posent-ils d’autres problèmes en termes de poursuites, mais l’allongement de la durée de vie et des moyens de reconstituer des événements passés grâce aux progrès scientifiques et techniques, tout autant que les nouvelles formes de criminalité, obligent à considérer en tout cas qu’ils ne peuvent être réglés simplement en tirant sur eux trop vite, ou par des procédés trop grossiers, le voile de l’oubli, puisque d’oubli, précisément, il n’y a plus.
Il apparaît ainsi que la jurisprudence de la chambre criminelle de la cour de cassation, non seulement doit être entièrement approuvée, d’autant qu’elle s’inspire des mêmes considérations que celles qui ont motivé le législateur au cours des dernières années, mais qu’elle doit être étendue et systématisée. Elle ne saurait en particulier être limitée aux seules infractions économiques et financières : elle doit devenir un principe subsidiaire mais universel en matière de prescription.
Conserver les règles établies et validées par le temps ou justifiées par leur nature ou la bonne administration de la justice
Bien entendu, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et de génocide ne peut, ne serait-ce que pour des raisons symboliques, être remise en cause. En revanche, la prescription du droit de la presse, qui répond à des motifs spécifiques, devrait continuer d’être considérée séparément des infractions de droit commun.
Il paraît peu réaliste par ailleurs, de chercher à modifier la jurisprudence sur les infractions continues, et très inopportun de modifier la règle applicable à la prescription des infractions connexes. Une bonne justice impose en effet que, dans le cas où plusieurs incriminations peuvent être retenues pour sanctionner un ensemble de faits qui sont liés entre eux, le juge ait la possibilité d’examiner tous les actes qui ont concouru à un comportement prohibé à des titres divers, même si le délai de prescription de certains d’entre eux, pris séparément, est achevé.
Par ailleurs, s’agissant de la prescription des peines, la question est plus simple et il pourrait y être apporté une réponse par un allongement raisonnable des durées actuelles de prescription.
Enfin, est posée la question également d’un délai tendant à instaurer une prescription « processuelle », c’est-à-dire un délai préfix de durée de la procédure comme il en existe, par exemple, dans le droit italien. Une telle solution, qui incite à exercer tous les recours, même abusifs et purement dilatoires, ne saurait être considérée comme favorisant une bonne administration de la justice. La jurisprudence de la CEDH sur la durée raisonnable des procédures apparaît un critère largement suffisant pour protéger les droits de la défense en la matière et il convient de laisser à la jurisprudence la souplesse nécessaire pour apprécier, dans chaque circonstance, si les délais de procédure ont été raisonnables et sanctionner les procédures dont la durée a été excessive.
Par conséquent, il suffirait de maintenir une durée de prescription de droit commun qui ne soit pas exagérément allongée et de maintenir les règles actuelles sur les causes d’interruption de la prescription. Si les délais de prescription étaient néanmoins rendus plus longs, il pourrait alors être prévu une prescription processuelle, différente de la prescription de l’action publique, relativement courte (par exemple 3 ans), mais qui ne serait pas un délai préfix et serait donc interrompue par tout acte de poursuite.
Résumé des propositions du Syndicat national des magistrats-FO pour la refonte du droit de la prescription pénale • Conserver la même durée de prescription fixe pour tous les délits et les crimes : 3 ans pour les délits, 10 ans pour les crimes. • Introduire les dispositions suivantes, applicables à toutes les prescriptions : « Le délai de prescription de l’action publique ne court qu’à compter du jour où : 1°) l’infraction est apparue dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique, soit du fait de sa dissimulation, soit en raison d’un obstacle insurmontable à l’engagement de poursuites contre son auteur ; 2°) tous les éléments constitutifs de l’infraction ont cessé. Outre les dispositions de l’alinéa précédent, le délai de prescription ne peut commencer à courir que lorsque les effets dommageables ou prohibés sont apparus dans des conditions permettant de caractériser l’infraction, quelle que soit la date à laquelle ont été accomplis les actes qui les ont provoqués ». • Conserver quelques régimes dérogatoires tendant à différer explicitement et automatiquement le point de départ, comme l’âge de la majorité pour les enfants victimes d’abus sexuels, comme c’est actuellement le cas dans l’article 8 du CPP. • Conserver les régimes dérogatoires d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et de génocide ainsi que la prescription courte en matière de délits de presse. • Conserver la jurisprudence sur les délits continus et les règles relatives aux infractions connexes. • Prévoir un allongement raisonnable de la prescription des peines. • Ne pas instaurer de délai de prescription processuelle. Uniquement en cas d’allongement de la durée de prescription de droit commun, prévoir une prescription processuelle de trois ans qui serait interrompue par tout acte de poursuites. |
Contribution de la Conférence nationale des procureurs généraux
Contribution de l’Association française des magistrats instructeurs
Contribution de l’Union syndicale des magistrats
Paris, le 24 février 2015
L’Union Syndicale des Magistrats est le syndicat le plus représentatif des magistrats de l’ordre judiciaire (72,5% des voix aux élections au Conseil supérieur de la magistrature en 2014).
Elle s’interdit tout engagement politique et a pour objet d’assurer l’indépendance de la fonction judiciaire, garantie essentielle des droits et libertés du citoyen, de défendre les intérêts moraux et matériels des magistrats de l’ordre judiciaire et de contribuer au progrès du droit et des institutions judiciaires, afin de promouvoir une justice accessible, efficace et humaine.
"Au fil des années, les règles régissant ces différentes formes de prescription, qu’il s’agisse de leur durée, de leur point de départ, de leurs causes d’interruption ou de suspension, se sont diversifiées et complexifiées à un point tel que leur caractère foisonnant et leur manque de cohérence donnent un sentiment d’imprévisibilité et parfois d’arbitraire." (Pour un droit de la prescription moderne et cohérent. Rapport d’information fait au nom de la commission des lois du Sénat - 20 juin 2007)
De fait, cette complexité, qui porte principalement sur le régime de la prescription de l’action publique et, dans une moindre mesure sur celui de la prescription des peines, s’est encore accrue depuis la rédaction de ce rapport. On notera ainsi l’adoption par le législateur d’un nouveau régime dérogatoire en 2011 concernant les personnes vulnérables et, s’agissant de la jurisprudence, de l’application au droit criminel du principe de report du point de départ de la prescription pour des crimes dont l’existence même était dissimulée (7 novembre 2014, Assemblée plénière de la cour de cassation).
Dans ce contexte, il pourrait être tentant de défendre une réforme de « simplification », visant à rendre ces règles « prévisibles », « lisibles ». Si cet objectif est en apparence louable, encore faut-il éviter que, sous prétexte de simplification, il soit mis fin à un régime qui, actuellement, assure pour l’essentiel un relatif équilibre entre les différents buts de la prescription.
Cette réflexion n’est pas facilitée par l’absence d’élément statistique fiable en la matière. Ainsi, le nombre de procédures classées au motif de leur prescription n’est pas connu. En effet, le motif de classement sans suite est générique ("extinction de l’action publique") et recouvre nombre d’autres réalités (décès...). De plus, il ne peut concerner que les procédures classées après leur transmission au parquet. La prescription des peines ne fait pas non plus l’objet de statistiques précises, à notre connaissance.
La présente note rappelle les fondements et l’évolution du régime de prescription de l’action publique (A), avant de répondre aux questionnements de la mission sur certaines réformes qui pourraient être envisagées (B).
A – Fondements et évolution de la prescription de l’action publique
1 - Fondements des règles de prescription de l’action publique
Le droit pénal français, héritier du droit romain, a toujours admis le principe de la prescription, contrairement au droit anglo-saxon.
Classiquement, la prescription se fonde sur l’idée que le trouble à l’ordre social s’est estompé et qu’il serait plus préjudiciable de raviver le souvenir d’infractions anciennes par des poursuites tardives plutôt que de renoncer à les réprimer.
Le temps écoulé, porteur d’inquiétudes et de remords, serait par ailleurs, en lui-même, une sanction suffisante justifiant la renonciation à toute poursuite, passé un certain délai.
De plus, l’intérêt de l’auteur d’infraction serait de ne pas s’exposer en commettant une nouvelle infraction pendant le délai de prescription.
Enfin, la prescription repose sur l’idée que le temps passant entraîne le dépérissement des preuves et rend les poursuites incertaines, augmentant le risque d’erreur judiciaire.
Ces considérations anciennes, qui ont assuré au régime de la prescription pénale une stabilité pendant près de deux siècles, sont néanmoins remises en cause par les évolutions sociales et scientifiques récentes.
Tout d’abord, le dogme fondateur de la prescription, selon lequel la tranquillité publique serait troublée par des poursuites tardives, est largement remis en question, voire inversé, le bénéfice de ce droit à l’oubli n’est plus admis, le temps n’atténuant pas le danger que les délinquants représentent pour la société (cf. affaire des disparues de l’Yonne).
Ensuite, l’impunité peut renforcer la détermination criminelle de certains auteurs, surtout s’ils ont une personnalité perverse, au sens psychiatrique du terme.
Enfin, les progrès de la science appliquée aux investigations réduisent la portée de l’argument fondé sur le risque de dépérissement des preuves, en mettant au contraire à disposition des enquêteurs des modes de recherche à la fiabilité inégalée par le passé.
Depuis plusieurs années, ces raisons ont conduit le législateur, et dans une certaine mesure la jurisprudence, à allonger les délais de prescription ou à prévoir des exceptions au régime des prescriptions, concernant leur point de départ et leurs causes d’interruption ou de suspension.
Cet allongement des délais de prescription s’inscrit dans une tendance similaire partagée par divers pays européens qui ont procédé à des réformes en ce sens.
Le régime des prescriptions vise à atteindre un équilibre entre divers impératifs :
l’efficacité (qu’il s’agisse des enquêtes ou de la réponse judiciaire),
la sécurité juridique (tant pour les mis en cause que pour les victimes),
le respect d’un délai raisonnable au sens de la CEDH (qui dépasse la simple notion de sécurité juridique).
2 - Délais de droit commun
C’est la recherche de cet équilibre qui a conduit le législateur de 1808 à définir dans le Code d’instruction criminelle les délais actuels de prescription et leur déclinaison tripartite à raison de la catégorie d’infraction.
La durée de principe de la prescription de l’action publique est donc fixée, à compter du jour de la commission de l’infraction, à :
- 10 ans pour les crimes,
- 3 ans pour les délits,
- 1 an pour les contraventions.
Ces durées ont donc été fixées à une époque où les textes ne prévoyaient que très peu d’infractions de nature pénale (le code ne connaissait ainsi pas l’abus de confiance, qui n’a été créé qu’en 1915, ni la plupart des infractions techniques ou économiques et financières...).
Elles s’inscrivent aussi dans un contexte historique où le rapport au temps était différent (durée de vie plus courte , moyens de communications, etc.
C’est donc logiquement que les auteurs du rapport de 2007 (précité) avaient souligné que "le droit français se caractérise par la brièveté des délais de prescription de l’action publique au regard de ceux retenus par les systèmes juridiques voisins, souvent fixés en fonction de la durée de la peine applicable". Ils préconisaient leur allongement à 20 ans pour les crimes et à 5 ans les délits (préconisation n°4).
3 - … qui connaissent de multiples exceptions (tant sur la durée que sur le point de départ)
Le législateur a introduit un certain nombre d’exceptions liées à la gravité des faits ou à la personne de la victime. La jurisprudence y a ajouté des règles spécifiques pour les infractions dissimulées ou occultes.
Ces nombreuses exceptions s’appuient sur diverses justifications :
- la difficulté de poursuivre des crimes et délits causant un trouble important et durable commis par des groupes structurés (prescription allongée pour les faits de terrorisme ou de trafic de stupéfiants – respectivement de 30 ans et 20 ans pour les crimes et les délits). Cette justification paraît souvent théorique. Le législateur cède en fait à la tentation de faire de l’allongement de la prescription le marqueur de sa réprobation face à tel ou tel type d’acte, alors même qu’un tel allongement des délais n’est pas réellement utile dans les matières concernées, ni durant la phase d’enquête, ni durant celle de la poursuite (combien de trafics de stupéfiants de nature criminelle démantelés du fait d’une prescription dérogatoire de 30 ans?).
- la nécessité de ne pas entraver la liberté d’expression et, singulièrement, la liberté de la presse (prescription raccourcie à 3 mois pour les délits prévus par la loi de 1881 sauf : provocation à la haine raciale ou à la discrimination, diffamation ou injure raciale et contestation de crime contre l’humanité : prescription annuelle)
- l’impossibilité de connaître en temps réel l’existence de l’infraction (report du point de départ du délai de prescription pour les délits dissimulés). Parmi les fondements théoriques du régime de la prescription, c’est bien évidemment la volonté d’efficacité qui justifie ce report.
- la difficulté pour la victime de révéler l’infraction qu’elle a subie (prescription allongée pour les mineurs en matière d’infractions sexuelles ainsi que, s’agissant de certaines infractions, pour les personnes vulnérables).
3.1 - Exceptions légales
• imprescriptibilité
Il existe très peu d’exceptions légales au principe même de la prescription.
Le régime très spécifique d’imprescriptibilité de tous les crimes contre l’humanité tient largement à la nature particulière de ces infractions causant un trouble majeur et « historique » à l’ordre public, qui doit précisément perdurer dans les mémoires collectives pour en prévenir la réitération.
L’imprescriptibilité doit demeurer une exception, justifiée par le fait que le préjudice est d’une telle ampleur que la notion d’oubli ne doit jamais intervenir. Cette opinion était partagée par les auteurs du rapport parlementaire de 2007 (précité. 1ère préconisation).
• Report du point de départ du délai de prescription pour certains crimes et délits commis contre les mineurs
C’est en matière d’infractions sexuelles que les modifications les plus nombreuses du régime de droit commun sont intervenues, les trois arguments tendant à remettre en cause la prescription étant alors exacerbés (trouble à l’ordre public causé par les infractions sexuelles, absence de remords de l’auteur et amélioration des modes de preuves scientifiques).
Les exceptions au régime de droit commun concernent tant le point de départ du délai de prescription (report à la majorité de la victime pour les crimes et délits en matière sexuelle) que la durée du délai lui-même (20 ans pour les crimes visés à l’article 706-47 du CPP, délits d’agressions sexuelles aggravées sur mineurs, délit de l’article 222-10 CP : violences entraînant une mutilation sur mineur de 15 ans, 10 ans les délits visés à l’article 706-47 du CPP et commis contre les mineurs).
Les multiples remaniements des textes relatifs à la prescription des crimes et délits commis contre les mineurs rendent très délicate la détermination des règles applicables (Cf. Ch. Guéry, Kafka II ou pourquoi faire simple quand on peut faire ... une nouvelle loi sur la prescription des infractions commises contre les mineurs, D. 2004, p. 3015).
La justification principale du principe de prescription tient au dépérissement des preuves et au risque d’erreur judiciaire qui en résulte.
Dans un domaine où les éléments "physiques" (blessures, traces biologiques, etc) s’altèrent rapidement, il est souvent particulièrement difficile de rapporter la preuve de l’infraction au moyen des techniques modernes de police scientifique (comparaison ADN, relevé de traces par rayonnement lumineux, révélation de taches de sang, etc...) plusieurs années après la commission des faits, si des relevés d’indices n’ont pu être effectués immédiatement.
Face aux dénégations courantes des personnes suspectées, la grande majorité des enquêtes repose donc sur l’évaluation de la crédibilité des dires de la victime par recoupement avec des constatations matérielles, des témoignages ou des éléments indirects. Or, ceux-ci dépérissent ou deviennent très imprécis avec le temps et la difficulté est proportionnelle au temps écoulé depuis l’infraction. On a pu ainsi constater une réelle incompréhension, voire insatisfaction, de la part de personnes se considérant victimes, qui n’ont pu être reconnues comme telles, alors que la durée allongée de la prescription leur laissait penser qu’une condamnation était envisageable....
• Autres cas légaux de report du point de départ du délai de prescription
- Banqueroute et infractions assimilées (articles L654-1 et suivants du code de commerce) : la prescription ne court que du jour du jugement prononçant l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire lorsque les faits incriminés sont apparus avant cette date.
- Désertion et insoumission (L211-13 du code de justice militaire) : la prescription part du jour où le coupable a atteint l’âge le dispensant de satisfaire à toute obligation militaire.
- Infractions en matière électorale (L114 du code électoral) : six mois à compter de la proclamation des résultats
- Organisation frauduleuse d’insolvabilité (314-8 al. 3 du code pénal) : la prescription ne court qu’à compter de la condamnation à l’exécution de laquelle le débiteur a voulu se soustraire, ou à compter du dernier agissement ayant pour objet d’organiser ou d’aggraver l’insolvabilité du débiteur lorsqu’il est postérieur à cette condamnation
- Non-paiement des cotisations de sécurité sociale (L244-7 du code de la sécurité sociale) : la prescription commence à courir à compter de l’expiration du délai d’un mois qui suit, selon le cas, soit l’avertissement, soit la mise en demeure prévus par l’article L244-2 du code de la sécurité sociale
- usure (L313-5 du code de la consommation) : la prescription a pour point de départ le jour de la dernière perception, soit d’intérêt, soit de capital.
Cette énumération, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, montre que les exceptions légales sont nombreuses et diverses, ce qui ne contribue pas à la lisibilité de l’ensemble.
De plus, ces modifications sont généralement intervenues pour régler des problématiques spécifiques, sans structure d’ensemble.
Il en résulte un manque de cohérence et de lisibilité.
Bien évidemment, la loi n’est pas figée. Mais, s’agissant d’un des principes fondateurs de notre architecture pénale, toute modification doit être mûrement réfléchie. Il est impératif de veiller à la cohérence du droit de la prescription, et de préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée de la prescription de l’action publique afin de garantir la lisibilité de la hiérarchie des valeurs protégées par le droit pénal.
Telles étaient les préconisations n°2 et 3 du rapport précité :
- 2 - Veiller à la cohérence du droit de la prescription, en évitant des réformes partielles
- 3 - Préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de la prescription de l’action publique afin de garantir la lisibilité de la hiérarchie des valeurs protégées par le code pénal, en évitant de créer de nouveaux régimes dérogatoires
Ce rappel peut paraître évident.... mais 4 ans après ce rapport, le législateur prévoyait un nouveau régime dérogatoire, au bénéfice des personnes vulnérables, modifiant à cette fin l’article 8 du code de procédure pénale :
- personnes vulnérables : le délai de prescription de l’action publique des délits d’abus de faiblesse, vol, escroquerie, abus de confiance et recel commis à l’encontre d’une personne vulnérable du fait de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou de son état de grossesse ne court qu’à compter du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.
3.2 - les exceptions jurisprudentielles
C’est dans ce contexte de multiples dérogations légales au principe général qu’il faut analyser la jurisprudence, souvent présentée très abusivement comme étant la source de la complexité de cette matière...
Cette dernière, qui diffère le point de départ de la prescription pour certaines infractions, pourrait en première analyse être considérée comme contra legem. Mais, force est de constater qu’elle répond au même principe que les lois particulières : faire respecter l’un des fondements de la prescription, le principe d’efficacité (au profit de la société et des victimes)... au risque d’une relative complexité, voire d’une certaine insécurité juridique (au seul détriment des mis en cause ou des auteurs).
C’est le cas en matière économique et financière lorsque l’infraction, bien qu’instantanée, soit s’exécute sous forme de remises successives de fonds ou d’actes réitérés, soit lorsqu’elle peut être considérée comme occulte ou clandestine par nature, soit enfin lorsqu’elle s’accompagne de manœuvres de dissimulation qui la rendent difficile à découvrir. Il est alors fait application de l’adage selon lequel la prescription ne court pas contre celui qui ne peut valablement agir.
Lorsqu’une infraction comporte des remises successives de fonds ou des actes réitérés, la Cour de cassation fixe le point de départ de la prescription à la dernière remise ou aux derniers actes : escroquerie (chaque remise de fonds réitère l’infraction), corruption et trafic d’influence (l’infraction se renouvelle à chaque acte d’exécution du pacte entre le corrupteur et le corrompu), prise illégale d’intérêts (chaque exécution d’un contrat constitutif de prise illégale d’intérêts caractérise le délit), usage de faux, abus de faiblesse, abus de position dominante.
Concernant les infractions occultes par nature, le point de départ de la prescription doit être fixé, selon la Cour de cassation, non pas au jour de leur commission, mais "au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique". Cette jurisprudence reçoit notamment application pour l’abus de confiance et son recel, le détournement de fonds publics, l’atteinte à l’intimité de la vie privée, les malversations, les tromperies.
Pour les infractions dissimulées, la cour de cassation repousse le point de départ du délai à compter de la date à laquelle l’infraction pouvait être découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique : atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats aux marchés publics, favoritisme, fraude en matière de divorce ou de séparation de corps. Pour l’abus de biens sociaux, la prescription de l’action publique court, sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises indûment à la charge de la société, l’information donnée dans les comptes permettant d’alerter les associés (Cass Crim 27 juin 2001). La règle est la même pour le recel d’abus de biens sociaux.
La jurisprudence adopte ici une position équilibrée entre le « droit à l’oubli » et la nécessaire sanction de comportements portant gravement préjudice à l’ordre public économique, qui sont par nature occultes.
Il faut avoir conscience que, dans ce domaine particulier, des difficultés spécifiques se posent aux parquetiers et juges d’instruction : complexité des faits et des responsabilités à établir (notamment quand diverses personnes morales sont impliquées dans un montage). De plus, il est très difficile de mener des investigations dans un délai raisonnable en raison du faible nombre d’enquêteurs spécialisés et de la sophistication des dispositifs de fraude, qui impliquent parfois des investigations en coopération avec d’autres Etats, investigations dont la durée ne peut être maîtrisée.
Dans une tout autre matière, par un arrêt du 7 novembre 2014, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a fait application de l’adage précité pour un crime d’infanticide et a admis la suspension de la prescription "en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites".
Cet arrêt est d’autant plus remarquable que, dans le cas d’espèce, tous les faits d’infanticide reprochés à l’intéressée n’auraient pas été prescrits si l’on avait appliqué les règles de droit commun. Il s’agit donc bien d’un arrêt de principe, rendu par la formation la plus solennelle de la cour de cassation et rédigé dans des termes généraux ayant vocation à s’appliquer à toutes les infractions de nature pénale.
Il convient de rappeler à cet égard que les auteurs du rapport parlementaire de 2007 préconisaient « de consacrer dans la loi la jurisprudence de la cour de cassation tendant, pour les infractions occultes ou dissimulées, à repousser le point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction est révélée, et étendre cette solution à d’autres infractions occultes ou dissimulées dans d’autres domaines du droit pénal et, en particulier, la matière criminelle ».
Faute pour le législateur d’avoir statué en la matière, la jurisprudence a poursuivi son évolution, logique et prévisible.
Il convient par ailleurs de rappeler que par un arrêt du 20 mai 2011, rendue à la suite d’une QPC (jugement de l’ancien président Chirac), l’assemblée plénière de la cour de cassation avait confirmé sa jurisprudence en matière de report du point de départ de la prescription, pour les délits d’abus de biens sociaux (la cour avait rappelé que le régime de prescription ne relève pas « des principes fondamentaux des lois de la République » et pouvait donc donner lieu à une interprétation jurisprudentielle et que, en l’espèce, la jurisprudence ne portait pas atteinte au principe de légalité des délits et des peines).
Le régime de prescription de l’action publique est donc le suivant :
- prévoyant des délais plus courts que la moyenne selon le droit comparé,
- comprenant de multiples exceptions légales, affinant le système mais nuisant à sa lisibilité,
- marqué par une jurisprudence en expansion en matière d’infractions potentiellement dissimulées.
B – Quelle évolution pour l’avenir ?
La mission d’information s’interroge sur les points suivants :
1- Vers un allongement de la durée de la prescription ?
L’USM n’est pas défavorable à un allongement de la durée des prescriptions en matière criminelle et délictuelle.
La multiplicité des régimes dérogatoires allongeant les délais de prescription démontre en elle-même que le régime général présente un caractère désormais trop restrictif. La brièveté des délais dans la législation française, en comparaison des législations de nos voisins européens, ne se justifie plus.
Il convient en outre de tenir compte de la demande sociale, très hostile à ce que des criminels bénéficient de l’application de ces dispositions. À cet égard, les décisions prises dans le cadre de l’affaire des disparus de l’Yonne ont été présentées comme des artifices conjoncturels destinés à éviter l’application de la prescription.
Il appartient donc au législateur d’assumer cette évolution, pour que l’institution judiciaire n’ait pas à assumer la responsabilité de devoir, le cas échéant, constater l’application de lois de prescription qui ne recueillent plus l’assentiment de la société.
Cet éventuel allongement des délais de prescription doit toutefois demeurer raisonnable.
Une durée excessive implique un risque de dépérissement des preuves, notamment en matière de fiabilité des témoignages, les progrès scientifiques ne permettant pas, à eux seuls, de régler tous les problèmes de preuve. Elle génère ainsi potentiellement de faux espoirs pour les victimes en laissant s’effectuer ou poursuivre des enquêtes dans des conditions ne permettant pas au final de réunir des preuves suffisantes contre un éventuel suspect. C’est au final l’institution judiciaire qui, comme souvent, serait mise en cause à l’issue de ces procédures injustement perçues comme des échecs.
Enfin, il convient de rappeler qu’un allongement des délais de prescriptions implique mécaniquement des enquêtes et poursuites en nombre plus important, alors même que l’institution judiciaire est exsangue, en difficulté majeure pour traiter avec diligence les procédures qui lui sont aujourd’hui soumises. Là encore, il est important de ne pas susciter des espoirs qui ne pourraient être suivis d’effets.
2- Le report du point de départ de la prescription pour certaines infractions : pour son maintien
Certains partisans de l’allongement des délais de prescription présentent comme corollaire à celui-ci la fin du régime de report du point de départ de la prescription pour certaines infractions.
L’USM est fortement opposée à cette proposition. Ainsi que cela a été rappelé, le report du point de départ de la prescription a été prévu par la loi pour certaines infractions, en raison de leur nature occulte, dissimulée, ou continue et pour certaines victimes, mineures, vulnérables...
La justification de ces régimes dérogatoires (pour l’essentiel d’origine législative) repose sur des fondements qui n’ont qu’un lien indirect avec la durée de la prescription. L’incapacité à agir du mineur (d’une durée potentielle de 18 ans), l’incapacité du majeur vulnérable (qui peut être très brève ou définitive), le caractère dissimulé de l’infraction (d’une durée également très variable) sont des données qui varient d’un cas à l’autre. Faut-il par volonté de « simplifier » prendre le risque que certaines infractions ne puissent être jamais poursuivies parce que commises sur des mineurs extrêmement jeunes ou à l’encontre d’adultes durablement vulnérables etc ?...
Le régime dérogatoire relatif aux mineurs doit être maintenu : indépendamment de la durée de prescription des infractions commises à leur encontre, ils ne sont pleinement en capacité d’agir et de dénoncer ces faits qu’à compter de leur majorité. Cette dérogation doit donc être maintenue. Il convient même de s’interroger sur une extension de cette dérogation à d’autres infractions que celles retenues par les articles 7 et 8 du code de procédure pénale, et notamment à certaines infractions d’atteintes aux biens, qui ne sont qu’imparfaitement couvertes par le 3ème alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale.
Le régime relatif aux personnes vulnérables doit être également préservé. C’est très logiquement que le législateur a créé cette dérogation en 2011. Les victimes se trouvent dans une situation ne leur permettant pas d’agir et l’autorité judiciaire peut dès lors ne pas être avisée de faits graves. Faire courir un délai de prescription, même long, serait en contradiction avec les fondements théoriques de la prescription (il n’y aurait en l’espèce ni désintérêt de la victime, ni carence de l’autorité judiciaire). Cela reviendrait à favoriser l’éventuelle impunité de l’auteur.
L’argument selon lequel il y aurait une « insécurité juridique », du fait du caractère incertain du point de départ, est relativement spécieux : en l’occurrence cette insécurité ne concerne que l’auteur des faits et n’est liée qu’à la conséquence de son choix de s’attaquer à une personne vulnérable...
Le régime (jurisprudentiel) relatif aux infractions dissimulées et continues doit également être préservé. Comme les auteurs du rapport sénatorial de 2007, l’USM estime que la seule évolution envisageable en la matière serait son inscription dans la loi.
S’agissant des infractions dissimulées, le régime dérogatoire se justifie par un raisonnement analogue à celui relatif aux personnes vulnérables : il n’y a pas de désintérêt de la victime à sanctionner puisque celle-ci est artificiellement tenue dans l’ignorance de l’infraction jusqu’à ce que les circonstances lui permettent de découvrir qu’elle a été trompée (abus de confiance, abus de biens sociaux...). Il n’y a pas davantage de carence de l’autorité judiciaire, qui n’est pas mise en mesure d’engager une enquête ou des poursuites à l’encontre d’un acte qui est caché...
S’agissant des infractions continues, elles sont parfois présentées comme imprescriptibles de fait, ce qui est inexact. Elles ne se prolongent que du fait d’une décision de l’auteur qui, s’agissant du recel d’un bien par exemple, pourrait parfaitement, en s’en dessaisissant, faire courir la prescription.
L’USM est donc très défavorable à une modification qui, sous couvert de volonté de simplification, de sécurité juridique, serait de nature à ne profiter au final qu’aux auteurs de ces infractions.
Le fait que certaines de ces infractions soient de nature économique et financière pourrait prêter à interrogation sur les motivations principales d’une réforme en la matière.
3- Définition et effets des actes interruptifs de prescription :
Faut-il que le législateur définisse les actes interruptifs de prescription ? L’USM estime que cela serait illusoire, voire dangereux.
En l’état, la prescription est interrompue par tout "acte d’instruction ou de poursuite". Le législateur n’a pas déterminé la liste de ces actes et la jurisprudence a donc dû préciser ces notions. Elle en a également fixé les limites (refusant par exemple cette qualification à des actes de pure administration interne comme des cédules de citation...). Elle a précisé que ces actes n’interrompaient la prescription que s’ils avaient été réalisés par d’un officier public compétent et étaient réguliers en la forme.
La complexité de la matière apparaît pleinement. Les actes recouvrent une plénitude de situations telle que la loi ne peut pas prétendre à l’exhaustivité. Une énumération limitative des actes susceptibles d’interrompre ou suspendre la prescription risquerait de nuire à l’efficacité des enquêtes et d’empêcher certaines poursuites.
En effet, si l’on fait le parallèle avec l’article 707-1 du code de procédure pénale, relatif aux actes interruptifs de la prescription de la peine, force est de constater que le législateur a dû le rédiger dans des termes très généraux, faute de pouvoir embrasser l’ensemble des actes possibles.
Une modification des articles 7, 8 et 9 pour y apporter une définition des « actes d’instruction et de poursuites », en termes généraux, n’est pas pour autant opportune.
Cela ne reviendrait, de fait, qu’à renvoyer pour l’application concrète de ce texte à l’état de la jurisprudence actuelle...
4- Pour un alignement des délais de prescription de l’action publique et de la peine :
Les fondements de la prescription des peines sont globalement les mêmes que ceux de la prescription de l’action publique : droit à l’oubli, intérêt du condamné à ne pas commettre de nouvelle infraction, perte du caractère rétributif de la peine avec le temps.
Cette prescription est cependant à manier avec précaution car elle remet en cause l’autorité de la chose jugée et donne une image d’impunité du condamné, profitant en priorité à ceux qui sauront déjouer les recherches dont ils feront l’objet. Comme en matière d’action publique, le droit à l’oubli n’est plus socialement accepté en matière de prescription de la peine.
En l’état, le délai de prescription de la peine dépend en principe de la nature de l’infraction sanctionnée :
- 20 ans pour les crimes
- 5 ans pour les délits
- 3 ans pour les contraventions.
Le délai court à compter de la date à laquelle la décision de condamnation est devenue définitive.
S’il peut être envisagé l’allongement de la prescription de certaines peines, il faut garder en mémoire que l’existence d’une peine à exécuter peut faire obstacle à la réinsertion du condamné qui n’a pas cherché à échapper à l’exécution de la peine mais pour lequel cette mise à exécution tarde.
Par ailleurs, il n’est pas forcément logique que la prescription des peines prononcées pour des contraventions ou des délits en droit de la presse soit de trois ans ou cinq ans alors que l’action publique se prescrit beaucoup plus rapidement, en trois mois ou un an.
Enfin, comme pour l’action publique, la prescription ne court pas contre celui qui ne peut valablement agir (contra non valentem agere non currit praescriptio). Ainsi, l’impossibilité absolue de poursuivre l’exécution d’une peine alors que le condamné purge, dans le pays de condamnation, une peine prononcée à l’étranger, suspend le délai de prescription de la peine prononcée en France.
Ces éléments étant rappelés, l’USM estime que, dans l’hypothèse d’un allongement des délais de prescription de l’action publique, telle que suggéré par la mission d’information, il pourrait être envisagé un alignement des délais de deux types de prescription.
Le bureau de l’USM
Contribution du Syndicat de la magistrature
Héritée du droit romain, la prescription en matière pénale a toujours existé dans le corpus juridique français. Les règles en ont été fixées, dans notre droit positif, par la loi n°57-1426 du 31 décembre 1957 instituant le code de procédure pénale. Pendant longtemps, elles n’ont connu que peu de modifications. Mais depuis la fin des années quatre-vingt, les lois se sont succédées pour modifier, de manière parcellaire, les dispositions relatives à la prescription de l’action publique, introduisant des exceptions, toujours dans le sens d’un allongement des délais de prescription.
Cette succession de lois a bouleversé la logique du régime de la prescription pénale en tirant toujours plus vers l’imprescriptibilité, tout en lui faisant perdre toute cohérence. Ainsi des délits se voient appliquer un délai de prescription plus long que des crimes et la durée de la prescription n’est plus proportionnelle à l’échelle des peines. À titre d’illustration, le délai de prescription des violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours commises sur un mineur de 15 ans (qui constituent un délit) est de 20 ans, alors que le délai de prescription du meurtre d’un mineur de 15 ans, non accompagné de viol ou de torture ou d’acte de barbarie (qui est un crime) est de 10 ans.
La réflexion sur la prescription et ses modifications est devenue une constante du débat politique sur la répression des faits criminels, sous le seul axe de l’étirement contenu de la prescription dans le domaine des infractions à caractère sexuel. Ce débat a ressurgi en 2014 avec la discussion d’un projet de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles, auquel le Syndicat de la magistrature s’est déclaré hostile.
Curieusement une tendance inverse se manifeste pourtant en matière économique et financière, la sécurité juridique des entreprises venant opportunément au secours d’une conception restrictive des délais de prescription. On observera d’ailleurs que la tendance du législateur est encore inverse en matière civile. Ainsi, la grande loi réformant la prescription civile du 17 juin 2008 a considérablement raccourci le délai de prescription des actions personnelles ou mobilières, en faisant passer ce délai de 30 ans à 5 ans. Or, qu’est-ce que le procès civil, si ce n’est le procès de la réparation du préjudice personnel de la victime et comment comprendre que la focalisation sur la défense de ses intérêts soit réservée au procès pénal ? Cette inclination du législateur civil s’est poursuivie, puisque plus proche de nous, la loi ALLUR du 24 mars 2014, a introduit dans la loi du 6 juillet 1989 un abaissement du délai de prescription des actions dérivant d’un contrat de bail de cinq ans à trois ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer ce droit. De même, la loi dite « de sécurisation de l’emploi » du 14 juin 2013 a ramené à deux ans, à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit, le délai dans lequel se prescrit toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail.
Le syndicat de la magistrature n’entend pas répondre aujourd’hui à l’ensemble des questions de la mission d’information dont certaines, particulièrement techniques, mériteraient un travail approfondi que les délais impartis ne lui ont pas permis de réaliser. Mais il souhaite rappeler certains fondamentaux, battre en brèche les nouveaux poncifs sur la question et en appeler à la responsabilité du législateur. Son propos portera essentiellement sur la prescription de l’action publique, la question de la prescription des peines, quoique très technique, n’appelant qu’un bref développement.
I - Un allongement de la prescription inutile ou l’illusion de la poursuite éternelle.
I. 1. Des fondements traditionnels loin d’être obsolètes.
Les fondements de la prescription sont aujourd’hui contestés par des juristes et des parlementaires, relayant les demandes de victimes et d’associations bercées par l’illusion de la « sécurité » que procurerait une répression étendue dans le temps, notamment par le recours à des modes de preuves qualifiés de « scientifiques ». Ce mouvement participe clairement de la diffusion de doctrines déséquilibrées, où la nécessité de réprimer fait loi.
Le Syndicat de la magistrature estime au contraire indispensable de rappeler combien la prescription de l’action publique est un socle fondamental du droit pénal et du droit constitutionnel à la sûreté, lequel protège le citoyen contre l’arbitraire étatique.
- La prescription, instrument d’apaisement social.
L’idée fondatrice est que le temps faisant son œuvre, l’atteinte à l’ordre public causée par l’infraction disparaît peu à peu et qu’il convient de ne pas réactiver inutilement ce trouble en poursuivant tardivement l’infraction. La prescription « est fondée sur l’utilité sociale et non instituée en faveur de l’accusé. » (cf F. Hélie : Traité de l’instruction criminelle, 2ème édition, Tome II, Paris, Henri Plon, 1866, n° 1051, cité par Gérard Poirotte dans son rapport préalable à l’arrêt de l’assemblée plénière du 24 octobre 2014). C’est l’intérêt de la société qui est pris en compte.
Le droit pénal est en fait une branche du droit public. Il est le droit de «l’infraction et de la réaction sociale qu’elle engendre ». (Jean Pradel in Droit pénal général ed. CUJAS, 19ème édition). C’est là toute l’ambiguïté de la place prise par la victime dans le procès pénal, certes légitime à mettre en œuvre l’action publique et à demander réparation, mais qui ne saurait devenir le personnage central d’une procédure asservie à ses seuls intérêts.
Le procès pénal est avant tout la réponse de la société à un acte qui a atteint sa cohésion. Il s’adresse d’abord à son auteur, qu’il entend punir mais aussi, en lui permettant de s’amender, réintégrer, dans le corps social.
- Le droit à l’oubli.
La prescription est également justifiée par l’existence d’un droit à l’oubli. Ce fondement, souvent confondu avec celui de la nécessité de la paix sociale, repose sur l’idée qu’avec le temps l’auteur de l’infraction, qui n’a plus troublé l’ordre public depuis lors et a nécessairement connu une évolution individuelle – autrement dit, qui n’est plus celui qui a commis l’infraction - a droit à ce que la société oublie qu’il a transgressé ses lois.
Le nouveau postulat contraire serait que l’oubli de l’infraction, tant par la victime que par la collectivité, ne serait plus « un phénomène inéluctable » (Jean Danet, La prescription de l’action publique : quels fondements et quelle réforme in AJ Pénal 2006, p. 285).
Ceux qui refusent ce droit à l’oubli affirment que, dans la société contemporaine, l’oubli est devenu impossible et insupportable, car nous sommes dans « la société des médias », ces derniers réactivent sans cesse, dans l’opinion publique, la mémoire des faits divers. Mais, outre qu’il est du devoir du législateur responsable de ne pas succomber à ce qui est communément appelé la « dictature de l’opinion », il apparaît surtout que, dans cette fameuse « société des médias », « une information chasse l’autre » et que l’accumulation d’informations entraîne, au contraire, la banalisation et l’oubli plus rapide des faits criminels.
Ceux qui réfutent ce droit à l’oubli invoquent d’autre part « le devoir de mémoire ». Mais ils se trompent alors de champ conceptuel. Le devoir de mémoire est le devoir moral de l’Etat d’entretenir la mémoire des souffrances endurées par les victimes de crimes collectifs incontestables. Le droit n’est pas la morale. Le droit à l’oubli est la reconnaissance, par la société qui a failli en ne poursuivant pas l’auteur d’un délit (ou - rarement – d’un crime), que cet homme a le droit - au bout de plusieurs années et souvent parce qu’il a changé - de poursuivre son existence sans être suspendu à des poursuites ou à une condamnation intervenant alors même que le temps a fait son œuvre.
- Le dépérissement des preuves.
Avec les années, les traces ou les indices disparaissent et les témoignages deviennent plus fragiles, si bien que les risques d’erreurs judiciaires augmentent. Le Syndicat de la magistrature a toujours mis en garde contre les discours visant à affirmer que les preuves scientifiques, comme la recherche d’ADN ou d’autres techniques de preuve, même non encore connues, permettraient de surmonter le dépérissement des preuves. Il estime aujourd’hui fondamental de rappeler que la preuve scientifique n’est pas la reine des preuves, qu’elle doit être corroborée par d’autres éléments et que son utilisation aveugle, trop longtemps après les faits, porte une atteinte aux droits de la défense dont les conséquences peuvent s’avérer catastrophiques.
La preuve scientifique ne met pas à l’abri d’une erreur judiciaire. À titre de démonstration, en voici une illustration concrète, tirée de la réalité. Lors d’un vol à main armée, les policiers retrouvent sur les lieux des faits une cagoule artisanale (bonnet avec des trous aux ciseaux pour la bouche et les yeux). Cette cagoule présente une trace ADN exploitable qui permet d’arriver, plusieurs mois après, à un individu « connu des services de police ». Les enquêteurs placent l’individu en garde à vue. Interrogé sur la présence de son ADN dans le bonnet, celui-ci répond qu’il est possible que le bonnet lui ait appartenu, qu’en tout cas il a été en possession d’un bonnet similaire, mais nie toute participation aux faits. Il suppose alors qu’il a perdu ce bonnet, lequel a été trouvé par les véritables auteurs des faits. Lorsque la date des faits lui est précisée, il fournit un alibi, dont il peut se souvenir puisque l’enquête se déroule à une date proche de celle des faits. Vérification faite, l’alibi est confirmé par des témoins. Que se serait-il passé si l’individu dont l’ADN était dans la cagoule n’avait pas été capable de se souvenir de son alibi, non plus que les personnes susceptibles de le confirmer ?
Il faut également garder à l’esprit que la preuve scientifique est une preuve manipulable. Elle peut toujours, notamment, être apportée sur les lieux des faits de manière artificielle. Ainsi, un détenu en détention provisoire, là encore pour vol à main armé, confondu parce qu’un mégot porteur de son ADN avait été retrouvé sur les lieux, a-t-il envisagé de demander à un de ses visiteurs, en prison, de déposer un mégot portant son ADN sur les lieux d’un nouveau vol à main armé et ce, afin de ruiner la portée de la preuve apportée par le premier mégot.
Il faut rappeler par ailleurs qu’en matière de crime ou de délit commis sur les mineurs ou sur les personnes dans une situation de vulnérabilité ou de faiblesse, il n’est que très rarement conservé de « traces », de preuves « scientifiques » des faits. Les victimes qui viennent porter plainte des années après les faits n’ont pas conservé de preuves matérielles : elles ne viennent qu’avec leurs souvenirs. Les enquêtes portant sur des viols ou des agressions sexuelles commis sur un mineur ou sur une personne vulnérable se résument le plus souvent à l’opposition de « la parole de l’un contre la parole de l’autre ». Les enquêteurs essaient alors de rassembler des preuves indirectes, notamment d’un changement de comportement de la victime. Il n’est pas rare, par exemple, que l’instituteur de l’enfant soit entendu. Comment demander trente ans après les faits à un instituteur s’il n’a pas remarqué un changement de comportement chez l’enfant à la date supposée des faits ?
Comme l’écrit Xavier LAMEYRE (La prescription de l’action publique en matière d’infractions contre les mineurs, ou les dysharmonies d’un régime pénale d’exception, AJ Pénal 2006 p. 289) « même si la réalité des faits peut être particulièrement vivace chez la victime, ce serait attribuer à la justice pénale une puissance magique ou oraculaire que de l’imaginer capable de gommer les distances temporelles qui érodent inexorablement les preuves »
Cette croyance quasi religieuse en la preuve scientifique révèle qu’une réflexion doit absolument être engagée sur les techniques d’enquête et le recours à de tels instruments.
- La prescription, sanction de la négligence à exercer les poursuites.
Ce fondement rejoint l’impératif de juger dans un délai raisonnable. Le droit à être jugé dans un délai raisonnable rappelé par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme est un fondement de notre société démocratique. Si le sentiment d’incompréhension que peut susciter cette affirmation pour certaines victimes peut être entendu, il ne saurait justifier à lui seul la consécration d’un déséquilibre entre le nécessaire respect des principes du procès équitable et le souci des victimes.
C’est que la pénalisation n’épuise pas - bien au contraire - les réponses que peut donner la société aux souffrances réelles exprimées.
I. 2. Le renoncement à la prescription : un leurre et une source de souffrances supplémentaires pour la victime.
L’argument fort des partisans de l’allongement, voire de la suppression de la prescription est celui qui repose sur la prise en compte des victimes. Ils insistent sur la dimension thérapeutique du procès, qui permettrait seul à la victime de faire son deuil du traumatisme causé par l’infraction.
C’est oublier, d’abord, que le procès qui se termine par un acquittement ou une relaxe « au bénéfice du doute » en raison de l’absence ou de l’insuffisance des preuves est d’une très grande violence pour la victime. Elle vit ces décisions comme une négation de sa parole et ce, alors qu’elle a supporté la réactivation de son traumatisme et, parfois, le mépris renouvelé de la personne mise en cause tout au long de l’enquête et du procès.
Même en cas de déclaration de culpabilité, le procès qui intervient trop longtemps après les faits ne peut se terminer que par une « peine symbolique ». Il ne pourra donc apaiser les souffrances de la victime, car si la société démocratique admet et réclame l’individualisation des peines, la victime ne peut la supporter.
En réalité, la compassion étant érigée en vertu cardinale contemporaine, l’attente sociale d’une poursuite et d’une répression imprescriptibles de certaines infractions alimente la hantise des hommes et femmes publiques de se voir reprocher une absence de sensibilité au sort des victimes. Pourtant, comme le souligne Myrian Revault d’Allonnes (in L’homme compassionnel ed du Seuil 2008) « la mise à distance des affects » est nécessaire « pour que s’opère le travail du rationnel ».
Par ailleurs, la prise en compte de la dimension thérapeutique du procès pénal n’est pas univoque. Ainsi Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière peuvent-ils écrire dans « Le temps des victimes » (Albin Michel 2007) : « Le traitement judiciaire suspend abusivement le travail de deuil. C’est bien ce que disent les victimes elles-mêmes lorsqu’elles expliquent qu’elles ne le commencent qu’à l’issue du procès ».
Il est crucial que la société vise à une meilleure prise en considération et dénonciation sociale des violences sexuelles ainsi qu’à la définition de solutions thérapeutiques de reconstruction personnelle et offre aux victimes une reconnaissance. Mais il est dangereux et illusoire de prétendre que le procès pénal - étiré à l’infini pour ne laisser personne sur le bord de la route - constituerait une réponse à ce besoin de se voir « reconnu dans un statut de victime » par l’affliction imposée à celui qui est désigné comme le responsable. La société tromperait les victimes en leur présentant le procès pénal comme la réponse à leurs attentes.
II – L’encadrement nécessaire de la prescription : une durée unifiée et des conditions restrictives de report, de suspension et d’interruption
II. 1. L’admission légale du report du point de départ de la prescription
En matière pénale, la prescription a connu un double mouvement d’allongement de sa durée et de report de son point de départ dans le domaine des infractions à caractère sexuel et notamment celles commises sur des victimes mineures.
Le report du point de départ de la prescription à l’âge de 18 ans pour les faits commis pendant la minorité est conforme à la nécessité de protection de l’enfance comme à la réalité des obstacles qui heurtent la capacité de l’enfant à initier une procédure pénale. Le Syndicat de la magistrature n’en conteste pas le bien fondé.
Mais c’est bien l’effet conjugué de ce report et de l’allongement continu (d’ailleurs extrêmement complexe) de la durée de la prescription qui dévoie l’équilibre de la procédure pénale.
En effet, la volonté de rompre avec la sous-dénonciation des délits et crimes à caractère sexuel, majoritairement commis dans un milieu familial ou de proximité, ne saurait justifier de telles brèches dans le système de la prescription. C’est au contraire par une attention renouvelée à ces faits et par une meilleure connaissance des déterminants de ces actes comme de leurs conséquences sur les victimes et des symptômes qu’elles présentent que la prévention pourra se développer et cette sous-dénonciation reculer. Le Syndicat de la magistrature revendique donc le retour, pour l’ensemble des infractions, au délai classique de prescription de l’action publique de 10 années, qui ménage tout à la fois le temps parfois nécessaire à la dénonciation des faits et l’assurance d’une procédure équitable pour les parties au procès.
Ce refus de délais de prescription rallongés n’est pas incompatible avec la conviction de la nécessité, en certaines matières d’infractions « clandestines », de reporter le point de départ de la prescription. Il s’agit d’infractions occultes commises en matière économique et financière dont la spécificité tient dans un double obstacle : les faits commis l’ont été à l’abri des regards (obstacle classique en matière pénale) et les victimes des faits tardent à découvrir qu’elles sont victimes de faits délictueux. C’est bien cette dernière spécificité qui justifie le report du point de départ de la prescription en matières d’atteintes économiques et financières occultes, faute de quoi on renoncerait à la pénalisation d’actes de délinquance hautement préjudiciables à la société.
Dans ses observations sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance financière, le Syndicat de la magistrature avait déjà demandé, le 28 mai 2013 qu’il soit « inscrit dans la loi que le délai de prescription de l’action publique commence à courir, en cas de dissimulation de l’infraction, au jour où l’infraction a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice des poursuites ». Il rappelait alors qu’il s’agissait de consolider la jurisprudence de la cour de cassation et ce, afin de se conformer aux engagements pris par la France en signant la Convention des Nations-Unies contre la corruption. Celle-ci dispose, dans son article 29 : « chaque État Partie fixe, dans le cadre de son droit interne, un long délai de prescription dans lequel des poursuites peuvent être engagées du chef d’une des infractions établies conformément à la présente Convention et fixe un délai plus long ou suspend la prescription lorsque l’auteur présumé de l’infraction s’est soustrait à la justice ».
Il apparaît en outre nécessaire que le législateur intervienne pour définir ce qu’est une infraction occulte justifiant le report du point de départ de la prescription et ce, afin de satisfaire les impératifs de sécurité juridique et de prévisibilité de la loi pénale. Aujourd’hui, c’est à la Cour de cassation, que revient la tâche de dire quelle infraction est occulte - et justifie en conséquence un report du point de départ de la prescription - et laquelle ne l’est pas. Elle le fait au cas pas cas, selon les infractions qui lui sont soumises. Ainsi juge-t-elle que l’infraction de malversations est une infraction dissimulée tandis qu’elle refuse le même qualificatif à l’infraction de prise illégale d’intérêt.
Ce report de la prescription doit rester strictement attaché à l’ignorance dans laquelle sont maintenues les victimes des faits qui leur sont préjudiciables. Il ne saurait être question en ce domaine - celui du droit pénal et de son interprétation stricte - d’envisager une définition trop subjective et imprévisible de ce caractère occulte ou de l’ignorance des victimes. Ainsi, il serait extrêmement dangereux d’envisager en matière de délinquance sexuelle, sur des bases scientifiques peu fiables et contestées, un report du point de départ de la prescription à la date à laquelle la victime se remémorerait les faits après une période de « refoulement », interrompue par exemple par une pratique de la thérapie. La fragilité psychologique des plaignants ne peut servir à légitimer un tel report de la prescription, qui rend encore plus complexe le rôle d’établissement de la vérité judiciaire dans un procès où viendraient se confronter, potentiellement plusieurs décennies après les faits, une parole incertaine faite de « souvenirs » enfouis - au risque d’avoir été reconstruits, altérés - à une parole incapable de se défendre autrement que par la dénégation non « étayable ».
Ainsi, le Syndicat de la magistrature rejette toute réforme qui impliquerait un report sur des critères « subjectifs » du point de départ de la prescription lorsque la victime subit physiquement et directement les faits, quelle qu’en soit la gravité.
II. 2. La détermination légale du point de départ de la prescription en cas de report.
S’il est admis que le point de départ de la prescription puisse être reporté pour les infractions « clandestines » ou « occultes », encore faudrait-il que le justiciable puisse connaître quel sera ce point de départ. Aujourd’hui c’est à la jurisprudence, dans ce domaine encore, qu’est laissé le soin de définir ce point de départ, avec le risque des revirements ou évolutions impromptues, comme cela a été le cas en matière d’abus de bien sociaux. En effet, la cour de cassation a d’abord jugé, par un arrêt du 7 décembre 1967, « qu’en matière d’abus de biens sociaux, le point de départ de la prescription triennale doit être fixé au jour où ce délit est apparu et a pu être constaté ». Par un arrêt du 10 août 1981, elle a ajouté que, pour faire courir le délai de prescription, l’infraction devait être apparue et avoir été constatée « dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique». Enfin, par un arrêt du 5 mai 1997, elle a décidé qu’il « se déduit des articles 53 et 247 de la loi du 24 juillet 1966 que la prescription de l’action publique du chef d’abus de biens sociaux court, sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises indûment à la charge de la société ».
La reconnaissance par la jurisprudence du caractère occulte du dommage causé à la société et de la nécessité d’un report du point de départ de la prescription a permis d’assurer que ces atteintes ne restent pas impunies.
Le Syndicat de la magistrature estime crucial de consacrer cette jurisprudence en l’inscrivant dans les textes par une définition, dans la mesure du possible, de l’événement constituant le point de départ des infractions occultes. Une réflexion pourrait être engagée pour évaluer la pertinence d’une définition propre à chaque infraction.
II. 3. La définition des actes ou événements suspendant la prescription des infractions
Un récent arrêt de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation peut être interprété comme un appel à l’intervention du législateur en la matière pour garantir la sécurité juridique. Elle a en effet jugé le 7 novembre 2014 (n°14-83.739), à propos d’une infraction d’infanticide, que la « clandestinité des naissances et des morts caractérisait un obstacle insurmontable à l’engagement des poursuites » et que « de ce fait, le délai de prescription s’est trouvé suspendu jusqu’à la découverte des corps ». Dans son communiqué de presse, la Cour a souligné qu’elle avait « consacré ainsi un principe de suspension du délai de prescription, en cas d’impossibilité absolue d’engager ou d’exercer des poursuites pour les infractions de nature criminelle ». Quoique la Cour de cassation ne juge qu’en droit, cette décision est, sans aucun doute, liée à la nature des faits qui lui étaient soumis, une mère ayant par huit fois tué son enfant à la naissance.
Cette jurisprudence est tout à la fois très circonstancielle et préoccupante quant à l’évolution de la notion d’infraction « clandestine ». En effet, ce n’est pas tant le meurtre qui était occulte que la naissance des enfants (la décision relevant que l’entourage proche de l’accusée ne pouvait avoir conscience de ses grossesses successives).
Le Syndicat de la magistrature rappelle que la notion « d’impossibilité absolue d’engager ou d’exercer des poursuites » doit demeurer d’interprétation stricte afin d’éviter des dérives. Si banal soit ce constat, il faut rappeler que c’est le propre du criminel que de tenter de dissimuler son acte : une conception extensive de l’impossibilité d’engager des poursuites conduirait à la négation même de la logique de la prescription.
III - Sur la prescription des peines.
L’obsession pour le nécessaire allongement des délais de prescription n’épargne pas le domaine de la prescription des peines. C’est alors le discours catastrophiste sur l’état d’inexécution des peines en France qui est invoqué pour allonger les délais de prescription (fixés à 5 années pour les délits et 20 ans pour les crimes).
Le Syndicat de la magistrature affirme sa forte opposition à toute réforme visant à l’allongement de délais de prescription déjà particulièrement longs. Il conteste la vision simpliste ainsi portée sur la question de l’inexécution des peines puisque sont mêlées dans les chiffres évoqués publiquement (entre 100 000 et 80 000 peines) les peines non encore signifiées à la personne (et donc non encore définitives quoi qu’exécutoires pour les peines d’emprisonnement ferme), les peines en attente d’aménagement par le juge de l’application des peines et les peines en attente d’exécution dans les commissariats.
Si les peines ne sont pas exécutées, c’est rarement parce que le condamné s’y soustrait, mais plus généralement parce que l’État ne les met pas à exécution. Aussi, pour éviter la prescription des peines, ce n’est pas l’allongement des délais de prescription qu’il faut instaurer, mais l’allocation de davantage de moyens à l’exécution des peines, aux alternatives à l’incarcération (des places de semi-liberté ou de placement extérieures aux structures publiques ou privées permettant la mise en œuvre des peines de travail d’intérêt général), accompagnée d’une réflexion sur le sens de la peine et de la pénalisation de certains actes.
Il importe également de rappeler que ces peines inexécutées concernent des peines délictuelles, inférieures à deux ans (sauf rares exceptions), et même de très courtes peines. L’allongement du délai de prescription des peines conduirait indubitablement à des mises à exécution dépourvues de sens lorsque l’incarcération intervient plusieurs années après la condamnation et encore plus après la commission des faits, sans égard pour le passage du temps comme l’évolution de la personne.
Il est d’ailleurs important de rappeler que l’article 707-1 alinéa 5 prévoit déjà des causes d’interruption ou de suspension de la prescription : « la prescription de la peine est interrompue par les actes ou décisions du ministère public, des juridictions de l’application des peines et, pour les peines d’amende ou de confiscation relevant de leur compétence, du Trésor ou de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, qui tendent à son exécution ». Ce dispositif est contestable dans la mesure où elle définit de manière extrêmement large les faits interruptifs de la prescription. Ainsi, en application de ce texte, la saisine du juge de l’application des peines aux fins d’aménagement intervenant quelques jours ou mois avant la fin du délai de 5 années aurait pour effet d’empêcher la prescription de la peine, alors que l’incurie est imputable à l’Etat.
Le Syndicat de la magistrature rappelle l’absolue nécessité d’une définition restrictive de la prescription des peines comme de ses causes d’interruption.
Contribution du Syndicat de la presse quotidienne régionale / Union de la presse en région
La Presse Quotidienne Régionale et Départementale diffuse chaque jour 430 éditions de 63 titres auprès de 4,8 millions d’acheteurs – soit une audience imprimée de 18,5 millions de lecteurs quotidiens.
Sur les sites de ces journaux, l’audience numérique est de 16,5 millions de V.U. (530 millions de pages vues).
5000 journalistes et 20 000 correspondants contribuent dans ce cadre au développement du premier vecteur d’information et du premier lien social en France.
La déontologie est une préoccupation constante des éditeurs et des équipes. C’est pourquoi nous attachons une très grande importance au cadre d’exercice stable, éprouvé et efficace qu’a donné la loi de 1881 (ce qui n’empêche pas la presse en région d’adopter des « Règles et Usages » qui illustrent concrètement les bonnes pratiques que nous comptons respecter).
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Cette mission de réflexion autour de la durée de prescription en matière de droit de la presse est préoccupante dans un contexte de fragilisation de la loi de 1881 :
- Ces dernières années, de nouvelles infractions de presse ont été introduites, tantôt dans la loi de 1881 tantôt dans le Code pénal (interdiction de publier des photos de personnes menottées / loi Guigou ; introduction des délits motivés par l’homophobie, le sexisme, l’handiphobie, nouvelle infraction d’apologie du terrorisme, …) ;
- La prescription trimestrielle, objet de ce questionnaire, a fait l’objet d’attaques successives. La liste des exceptions introduites par la loi Perben II faisant passer en 2004 ce délai de 3 mois à un an pour les infractions dites les plus graves s’en est récemment vue ajouter de nouvelles par une loi du 13 novembre 2014 malgré les nombreuses décisions de la Cour de cassation qui rappellent le caractère d’ordre public de ces courtes prescriptions.
Ces réformes ont été prises en réaction à des évènements qui ont marqué l’opinion publique et au développement des nouvelles technologies sources d’inquiétudes mal définies. Pour autant, prises dans leur ensemble, elles bouleversent la cohérence générale de la loi de 1881 et contribuent à l’affaiblir considérablement.
Il est impératif de rappeler que cette loi n’est pas pour autant l’instrument d’une impunité supposée des médias. Figure emblématique en droit français de la liberté d’expression, elle l’encadre strictement.
La question de la place qu’il convient de laisser à la liberté d’expression et à la liberté de la presse dans une société démocratique doit être posée clairement et dans son ensemble.
1. Quels sont les fondements et justifications du délai de prescription abrégé de trois mois applicable à certaines infractions de presse (article 65 de la loi du 29 juillet 1881) ? Ces fondements et justifications vous paraissent-ils toujours justifiés ?
Réponse :
La question serait plutôt de savoir sur quels fondements les délais de prescription ont été allongés de 9 mois dans certains cas.
Le législateur a intitulé la loi du 29 juillet 1881, « loi sur la liberté de la presse ». La courte prescription en constitue une mesure phare à trois égards au moins.
1/ Une actualité chasse l’autre, et la presse doit au regard de ce principe être protégée d’un contexte législatif trop insécurisant.
C’est sur ce constat que le législateur a introduit dans la loi de 1881 la courte prescription de 3 mois comme principe fondateur de la liberté d’expression.
Elle était justifiée par le rapporteur de cette loi en ces termes :
« Elle serait tyrannique la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l’auteur lui-même se serait proposé de produire à l’origine ; lorsque enfin le long silence de l’autorité élève une présomption si forte contre la criminalité d’une publication. Il a donc paru convenable d’abréger beaucoup le temps de prescription de l’action publique. »
Notons qu’un principe de courte prescription de l’action publique avait pré existé puisqu’une loi du 26 mai 1819 prévoyait une prescription de l’action publique de 6 mois (une prescription de l’action civile de 3 ans).
Un décret du 17 février 1852 avait ensuite posé le principe d’une prescription à 3 ans de l’action publique et de l’action civile.
C’est à ce dernier que la loi de 1881 est venue mettre fin, sans débat ni contradiction dans l’hémicycle.
2/ Une personne visée dans un article dont elle considère les termes injurieux ou diffamatoires n’attend pas pour agir.
3/ Les éléments de l’enquête du journaliste ne peuvent être conservés sur une durée longue.
Ces constats n’ont pas changé avec le temps et l’heure d’Internet ne les modifie en rien.
La Cour de Cassation et le Conseil Constitutionnel ont à plusieurs reprises réaffirmé le caractère d’ordre public de cette courte prescription, applicable tant devant les juridictions civiles que devant les juridictions pénales385.
En quoi les propos diffusés sur Internet seraient moins accessibles qu’au 19è siècle ?
Au contraire, les moteurs de recherche, les mots-clés, les politiques de référencement permettent de repérer plus vite ce qui est diffusé.
C’est la loi Perben II en 2004 qui a constitué la première brèche en intégrant une exception à la prescription de 3 mois, la faisant ainsi passer à un an, pour certains des délits considérés comme les plus graves (provocation à la discrimination et à la haine raciale, diffamation et injure raciale à caractère raciste). Cette loi a été suivie en 2014 d’une nouvelle loi ajoutant à la liste des exceptions deux autres délits de presse (provocation à la discrimination et à la haine, diffamation et injure, à raison de l’orientation sexuelle du sexe ou du handicap) ;
La gravité de ces délits n’est pas contestable, et les sanctions dont ils sont assortis le caractérisent. Pour autant, ils ne doivent pas justifier une atteinte au principe de la liberté d’expression fondateur de la loi de 1881 et inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme.
De 1881 à 2004, la prescription de 3 mois a été la règle et a permis un exercice de la liberté de l’information compatible avec le droit du citoyen.
2. Vous apparaît-il pertinent de faire bénéficier du délai de prescription abrégé de trois mois l’ensemble des personnes susceptibles de s’exprimer sur Internet ?
Réponse :
Nous parlons ici ès qualité au nom des publications et des sites d’information.
Mais la loi de 1881 concerne non seulement la Presse, mais au-delà le cadre de la liberté d’expression inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et dans la CEDH.
Dans ce cadre, il nous semble qu’il serait logique que le curseur soit le même pour tous.
3. Pensez-vous que la fixation à un an du délai de prescription pour certaines infractions commises par voie de presse (provocation à la haine, à la discrimination et à la violence à raison de l’origine, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, diffamation ou injure à raison de l’origine, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, contestation des crimes contre l’humanité) permette d’en assurer une meilleure répression ?
Réponse :
La question devrait plutôt être posée aux associations ou aux personnes qui poursuivent en justice.
Pour autant nous ne le pensons pas, car cette question ne peut être posée dans l’absolu mais dans le cadre légal dans lequel elle se place.
La courte prescription de 3 mois, protectrice des intérêts de la presse, a pour contrepartie la liste des délits de presse inscrits dans la loi et fondés sur une présomption de mauvaise foi (la charge de la preuve repose sur le journaliste).
En conclusion, il nous apparaît surtout que l’allongement des délais de prescription fragilise l’exercice de la profession en créant une insécurité – le contexte pouvant modifier l’appréciation du fait générateur d’une action.
4. Serait-il pertinent de porter à un an le délai de prescription de l’ensemble des infractions de presse mentionnées dans la loi du 29 juillet 1881 ?
Réponse :
Non, au contraire. Nous demandons précisément une cohérence avec un délai à 3 mois, quelles que soient les incriminations, pour les raisons par ailleurs développées.
5. Estimeriez-vous judicieux de transférer dans le code pénal certaines infractions aujourd’hui réprimées par la loi du 29 juillet 1881 sur le modèle de la solution retenue pour les infractions de provocation à des actes de terrorisme ou d’apologie de ces actes (infractions désormais prévues à l’article 421-2-5 du code pénal) ?
Réponse :
Là encore, nous estimons qu’il serait plus cohérent d’inscrire dans la loi de 1881 l’ensemble des limites permettant son juste exercice. Aujourd’hui ces infractions échappent à la courte prescription alors même qu’elles engagent la responsabilité du directeur de la publication sur le fondement de la loi de 1881.
6. La fixation du point de départ du délai de prescription à compter de la première mise en ligne du contenu litigieux vous semble-t-elle adaptée au mode de diffusion des informations sur Internet ? Le régime de prescription applicable constitue-t-il un obstacle à la répression des infractions de presse commises sur Internet ?
Réponse :
L’infraction de presse est un délit instantané, c’est-à-dire qu’il est consommé à sa publication. Le point de départ du délai de prescription est corrélativement celui qui correspond au jour de publication ou de mise en ligne. La Cour de cassation l’a d’ailleurs énoncé très clairement en Assemblée Plénière. À défaut, les délits de presse deviendraient des infractions continues faisant perdre tout sens au principe de courte prescription.
Le régime de prescription applicable ne nous semble pas un obstacle à la répression des infractions. Les moteurs de recherche existants et la vigilance des acteurs concernés rendent le dispositif opérant.
7. La France devrait-elle s’inspirer de certains modèles étrangers pour apporter d’éventuelles modifications aux régimes de la prescription de l’action publique et de la prescription des peines en matière de presse ?
Réponse :
Après la chute du mur de Berlin, plusieurs pays se sont inspirés du cadre français pour établir de nouvelles règles permettant la liberté d’expression. La loi de 1881 est efficace, éprouvée et équilibrée. Elle cible les responsabilités et fixe les contours permettant la liberté d’informer dans le respect des personnes et du droit des citoyens. A priori, pourquoi introduire des critères exogènes dès lors qu’un système fonctionne ?
06 février 2015
Contribution du Syndicat de la presse quotidienne nationale
1. Quels sont les fondements et justifications du délai de prescription abrégé de trois mois applicable à certaines infractions de presse (article 65 de la loi du 29 juillet 1881) ? Ces fondements et justifications vous paraissent-ils toujours justifiés ?
Ce fondement consiste à permettre à l’organe de presse de ne pas vivre indéfiniment avec l’épée de Damoclès d’un procès pour un article publié. Le but est de rapprocher le plus possible le moment du débat judiciaire de celui de la publication, dans l’intérêt de tous. Cela permet aussi à l’organe de presse de savoir le plus tôt possible que des informations sont contestées et d’en tenir compte, en ce sens c’est également dans l’intérêt des personnes mises en cause.
Cet objectif est parfaitement d’actualité, nous ne voyons aucune raison de le remettre en cause. Bien plus, à l’heure où les contenus se multiplient par la multiplication des supports, il y a d’autant plus de raison de maintenir ce garde-fou.
2. Vous apparaît-il pertinent de faire bénéficier du délai de prescription abrégé de trois mois l’ensemble des personnes susceptibles de s’exprimer sur Internet ?
À notre sens, la même règle doit s’appliquer à tous les supports sous peine de créer une liberté d’expression à deux vitesses. Il serait paradoxal que le progrès de l’information induise un recul de la liberté fondamentale qui s’y attache. Le seul problème spécifique à l’internet est celui de l’expression sous le bénéfice de l’anonymat. C’est un problème qui ne concerne pas les organes de presse et ne doit pas se régler en nivelant par le bas et pour tout le monde une liberté fondamentale. Il doit se traiter avec des instruments spécifiques pour traiter la question de la responsabilité de ceux qui abusent de cet anonymat.
3. Pensez-vous que la fixation à un an du délai de prescription pour certaines infractions commises par voie de presse (provocation à la haine, à la discrimination et à la violence à raison de l’origine, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, diffamation ou injure à raison de l’origine, de l’orientation ou de l’identité sexuelle, contestation des crimes contre l’humanité) permette d’en assurer une meilleure répression ?
C’est encore une fois poser le problème de manière biaisée. Le fait est que les discours de haine sont souvent le fait d’internautes anonymes et que la répression est surement plus compliquée. Les organes de presse classiques ne sont pas confrontés à ce type de contentieux, nous ne sommes pas en mesure d’avoir un avis sur ce point.
4. Serait-il pertinent de porter à un an le délai de prescription de l’ensemble des infractions de presse mentionnées dans la loi du 29 juillet 1881 ?
Certainement pas, ce serait remettre en cause tout l’équilibre de la loi sur la presse et faire vivre les organes de presse sous la menace de contentieux pendant de longs mois et sans qu’ils soient informés que leurs informations sont contestées. La prescription trimestrielle est une garantie fondamentale et n’oublions jamais qu’elle est contrebalancée par des dispositifs favorables aux victimes dans la loi sur la presse, tels que la présomption de mauvaise foi, ou l’obligation de faire valoir ses preuves dans un délai très court de 10 jours. Ce serait une déstabilisation complète du contentieux qui touche nos titres.
Le délai d’un an n’est pertinent que pour des infractions spécifiques qui mettent en jeu l’ordre public : lutte contre les propos racistes et xénophobes, notamment. Mais pas pour le quotidien des affaires de presse concernant les journaux qui sont des affaires entre parties. D’ailleurs, le délai de 3 mois permet souvent de trouver un terrain d’entente rapidement sur ce genre d’affaires aboutissant généralement à un droit de réponse négocié et publié dans des délais brefs, évitant ainsi un contentieux.
5. Estimeriez-vous judicieux de transférer dans le code pénal certaines infractions aujourd’hui réprimées par la loi du 29 juillet 1881 sur le modèle de la solution retenue pour les infractions de provocation à des actes de terrorisme ou d’apologie de ces actes (infractions désormais prévues à l’article 421-2-5 du code pénal) ?
C’est le modèle à ne pas suivre, car il gomme totalement un aspect essentiel des procès mettant en cause un organe de presse : celui-ci agit dans le cadre d’une liberté fondamentale qui nécessite de peser les équilibres de manière différente. Nous sommes profondément attachés à un droit spécial qui est indispensable à la mise en place de justes équilibres. Ce serait un retour en arrière dramatique, un signe que la liberté de l’information n’est plus une liberté démocratique qu’on entend traiter de manière spécifique. Ce serait un signal profondément régressif : le journaliste traité comme le voleur à la tire ou le terroriste !
6. La fixation du point de départ du délai de prescription à compter de la première mise en ligne du contenu litigieux vous semble-t-elle adaptée au mode de diffusion des informations sur Internet ? Le régime de prescription applicable constitue-t-il un obstacle à la répression des infractions de presse commises sur Internet ?
C’est tout aussi adapté pour l’internet que pour le support papier. La situation des journaux serait ingérable s’ils avaient à faire face à une double prescription différente selon le support. Il est fondamental pour nous qu’il y ait un régime unique de prescription, sous peine d’instaurer une liberté d’information à deux vitesses.
Et il ne faut pas se cacher que si un délai spécifique est instauré pour l’internet, là ou sont tous nos contenus, le maintien du point de départ de la prescription pour le papier est un marché de dupes, puisque vous annulez tout l’intérêt de la courte prescription dès lors que notre support internet peut continuer à être poursuivi.
Sur la deuxième question, il faut rappeler qu’il est plus facile d’avoir connaissance d’un contenu sur internet que sur un support papier. Les outils existant permettent en trois clics de mettre en place une alerte sur Google, par exemple, chaque fois que son nom est cité dans un contenu référencé. Ces outils d’alerte sont parfaitement opérationnels. Je rappelle qu’à l’inverse les librairies sont remplies de livres diffamatoires que des personnes mises en cause n’avaient pas les moyens de connaître faute de mécanismes d’alerte opérationnels. C’est donc un faux problème.
7. La France devrait-elle s’inspirer de certains modèles étrangers pour apporter d’éventuelles modifications aux régimes de la prescription de l’action publique et de la prescription des peines en matière de presse ?
Cela revient à me demander s’il faut s’aligner sur le moins disant en matière de liberté d’expression. En d’autres termes il faudrait niveler par le bas. Bien au contraire le modèle français doit être protégé précisément pour rester un modèle, il est depuis 1881 un signal fort que la liberté d’expression est en France une liberté pour laquelle on a des égards particuliers. Effectivement si vous voulez supprimer ce marqueur fort, alors traitons les journalistes comme des délinquants de droit commun. L’enjeu est là, c’est un enjeu de société.
Contribution de M. Bruno Cotte, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation, ancien président de chambre
de jugement à la Cour pénale internationale
Je suis sensible au fait que vous m’ayez convié à participer à votre réflexion : j’ai en effet quitté la présidence de la chambre criminelle il y a plus de six ans et je suis à présent, depuis peu, éloigné de la vie professionnelle « officielle ».
Votre invitation m’a donc conduit à revenir, avec du recul cette fois, sur les problèmes que soulèvent la prescription de l’action publique et celle de la peine et à les approfondir.
Je vous propose de dresser un constat – qui rejoint en réalité le vôtre- et je serai donc bref, puis de rechercher les causes de la situation actuelle, enfin de passer en revue un certain nombre de solutions susceptibles d’y remédier en sachant –il faut en avoir conscience – qu’aucune ne s’impose comme étant la seule, la vraie, la meilleure réponse.
I – Le Constat
Le droit de la prescription de la peine et la manière dont il est mis en œuvre ne soulèvent pas, a priori, de difficultés particulières. Tout au plus peut-on se demander s’il ne conviendrait pas d’aligner les durées, actuellement différentes, de ces deux prescriptions. Nous en reparlerons à la fin de cette intervention.
Le régime de prescription de l’action publique soulève en revanche de nombreuses difficultés.
Alors que le droit à appliquer, la « règle du jeu », devrait être claire, accessible et prévisible nous constatons qu’elle est confuse : pour le justiciable, qui est le premier concerné, mais aussi pour les juges et pour les professionnels du droit.
Ce triste diagnostic ne concerne d’ailleurs pas que le doit de la prescription : il est valable pour des pans entiers du code de procédure pénale devenu, au fil des innombrables réformes dont il fait constamment l’objet et des décisions de jurisprudence qui en résultent, une sorte de mille-feuille terriblement complexe !
L’absence de règle claire suscite des réactions souvent très vives, notamment doctrinales mais aussi dans le monde politique ou celui des affaires : il faut les prendre en considération tout en se disant que les critiques formulées seraient peut-être plus nuancées si ceux qui sont précisément les plus critiques participaient aux délibérés de la chambre criminelle et pouvaient ainsi prendre la mesure des difficultés qu’elle rencontre.
Cette confusion favorise en effet d’inutiles procès d’intention à l’encontre de juges qui n’oublient pas qu’ils doivent être légalistes mais qui éprouvent parfois le sentiment que la loi est insuffisante.
Plus grave, ce droit désordonné ne peut qu’être source d’insécurité juridique ce qui n’est pas admissible.
Votre mission, venant après d’autres, en particulier celle qu’a conduite le Sénat en 2006-2007, est donc la bienvenue ; c’est même un peu celle de la dernière chance et elle doit impérativement permettre d’améliorer la situation.
Mais, en préalable, il nous faut rechercher, le plus objectivement possible, comment l’on en est arrivé là et pourquoi un droit qui, jusqu’ici était demeuré assez stable, est depuis 25 ou 30 ans, devenu aussi touffu et donc incertain. Cela revient à examiner le rôle du législateur puis celui des juges et, plus particulièrement, celui de la Cour de cassation et de sa chambre criminelle.
Cet effort d’analyse et de compréhension des causes – qui implique une profonde prise de conscience - me semble indispensable. S’en abstenir ne pourra que conduire à une réforme incomplète et imparfaite qui nous fera retomber très vite dans les mêmes travers. Or c’est précisément »nt ce que vous souhaitez éviter.
II – Les Causes
A – le rôle des autorités publiques et du législateur :
Soit à la demande du Gouvernement soit d’initiative, depuis ces dernières années, le législateur, avec tout le respect que je lui dois et que je lui porte, donne le sentiment d’être à la fois hyperactif, indécis et parfois même contradictoire.
1 – hyperactif voire indiscipliné:
Je ne pense pas qu’il soit besoin que j’énumère tous les textes qui, depuis 1989, sont venus soit allonger la durée de la prescription soit reporter son point de départ soit bouleverser l’équilibre auquel on était parvenu entre les infractions de droit commun d’un côté et les infractions de presse relevant de la loi de 1881 d’autre part :
- crimes contre les mineurs (délai de prescription commençant à courir à compter de la majorité : lois des 10 juillet 1989, 4 février 1995, 17 juin 1998),
- infractions de nature sexuelle, (délai de prescription porté à 20 ans : lois du 9 mars 2004 et du 4 avril 2006),
- trafic de stupéfiants (loi du 8 février 1995 : allongement du délai : crimes 30 ans et délits 20 ans),
- terrorisme (allongement du délai : crimes 30 ans et délits 20 ans),
- certaines infractions commises à l’encontre de personnes vulnérables (la vulnérabilité étant très largement entendue) telles que l’abus d’ignorance ou de faiblesse, vols, escroqueries, abus de confiance…. loi du 14 mars 2011,
- l’allongement à un an du délai de prescription, jusqu’ici de 3 mois, des délits de provocation à la discrimination et à la haine raciale, de diffamation et d’injure raciale, de contestation de crime contre l’humanité (loi du 9 mars 2004),
- l’article 5 de la loi du 14 novembre 2014 relatif à la provocation directe à des actes de terrorisme ou au fait d’en faire publiquement l’apologie qui transfère cette infraction de la loi sur la presse au code pénal et qui prévoit un délai de prescription de 3 ans… alors que le délit d’apologie de crimes contre l’humanité demeure quant à lui dans la loi sur la presse.
- Notons enfin qu’il s’avère difficile de trouver les textes sur la prescription dès lors qu’ils sont le plus souvent dans le CPP mais aussi dans le code pénal (crimes contre l’humanité) et que, lorsqu’ils sont dans le CPP, ils se trouvent tantôt dans les articles 7, 8 et 9 tantôt dans des textes spéciaux (terrorisme, trafic de stupéfiants) ou encore, bien sûr, dans la loi sur la presse. Il n’y pas sur ce point de rigueur législative.
2 – indécis :
Le législateur, et les gouvernements qui se sont succédés depuis trente ans, ont souvent critiqué la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le point de départ de la prescription court « à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
Il faut savoir que la Cour ne souhaitait pourtant qu’une chose : que le législateur intervienne et qu’il clarifie sur ce point la situation ! Il ne l’a pas fait.
Les Rapports ont pourtant été nombreux (citons celui qu’avait demandé M Toubon alors Garde des Sceaux, le Rapport du Sénat de 2006-2007, le rapport Coulon) mais ils sont restés sans suite et les propositions de loi ou les amendements déposées, notamment entre 1995 et 2000, par MM Taittinger, Mazeaud, Charasse soit n’ont pas été discutés, soit ont été rejetés soit ont été retirés.
Sans doute les affaires politico-financières en cours d’instruction ou de jugement à l’époque ont-elles eu un effet inhibant et ont-elles contribué à limiter les initiatives car le monde politique redoutait d’apparaître comme étant le fossoyeur d’affaires délicates. Mais, à la réflexion, ce comportement et ces reculs étaient-ils bien courageux ?
L’initiative prise aujourd’hui par la commission de lois de l’Assemblée nationale n’en est donc que plus méritoire.
3 – contradictoire :
Le rapport précité du Sénat, intitulé « Pour un droit de la prescription moderne et cohérent », appelait avec force l’attention sur une indispensable remise en ordre ce qui n’a pas empêché l’adoption de la loi du 14 novembre 2014 qui, en matière de provocation ou d’apologie d’actes de terrorisme, rompt totalement avec la cohérence.
On constate que subsiste dans le code pénal des infractions relevant de la loi sur la presse avec les règles de prescription qui en découlent : tel est le cas du délit de diffusion de message à caractère pornographique susceptible d’être perçu par un mineur de l’article 227-24 du code pénal.
Le législateur déclare imprescriptibles les crimes contre l’humanité et eux seuls, en raison de leur spécificité et de leur incontestable gravité mais la gravité des crimes de guerre ne saurait être sous-estimée. Pour autant le projet de loi portant adaptation de notre droit pénal au Statut de la Cour pénale internationale s’est mis en en contradiction avec l’article 29 du Statut de la CPI qui prévoit l’imprescriptibilité pour ces deux catégories de crimes. Mais il a tenu à les affecter d’une prescription dérogatoire, une de plus, en portant la durée des prescriptions à 30 ans pour les crimes de guerre et 20 ans pour les délits de guerre.
Comme cela vient d’être rappelé, le délai de prescription du délit d’apologie de crimes de terrorisme est plus long que celui d’apologie de crimes contre l’humanité….
La formulation selon laquelle la prescription court « à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique » a fait l’objet de vives critiques lorsqu’elle était appliquée à l’abus de biens sociaux mais c’est pourtant, à quelques nuances près, celle qui a été retenue dans la loi du 14 mars 2011 concernant les personnes vulnérables. Au surplus, depuis le 4 mars 1935 la jurisprudence analogue dégagée pour l’abus de confiance semblait parfaitement admise.
Enfin rappelons que si la jurisprudence fixant le point de départ de la prescription de l’escroquerie au jour de la dernière remise a été très critiquée, il ne faut pas oublier que c’est le législateur qui en 1966, pour l’usure, a décidé que le point de départ de la prescription serait la dernière perception d’un intérêt usuraire !
B – le rôle de la Cour de cassation.
Il ne s’agit pas à cet instant de faire état de ce qui pouvait se dire au cours des délibérés auxquels j’ai assisté comme avocat général entre 1995 et 2000 (l’avocat général y assistait alors sans y participer) puis que j’ai animés et dirigés en qualité de président entre 2000 et 2008.
Il s’agit seulement de tenter de comprendre ce qu’a pu être la démarche de la chambre criminelle lorsqu’elle a estimé qu’il convenait de retenir un autre point de départ de la prescription que le jour de la commission de l’infraction ou lorsqu’elle a décidé que tel ou tel acte constituait un « acte de poursuite ou d’instruction » interruptif de prescription ou encore lorsqu’il lui est apparu qu’il y avait lieu de suspendre la prescription.
Le libellé de l’article 7 du code de procédure pénale est, en apparence, très clair mais les juges, au cours de ces vingt ou trente dernières années :
- 1 - se sont trouvés confrontés à une forte évolution des mentalités : il est de moins en moins admis qu’un acte susceptible de recevoir une qualification pénale puisse ne pas recevoir de réponse. Et, cette exigence est encore plus grande lorsqu’il s’agit d’actes de nature criminelle largement relayés par les medias et, ce qui est légitime, fortement dénoncés par des associations de victimes : la barrière de la prescription est alors d’autant plus mal comprise que, dans le même temps, le législateur procède, de manière sélective et pas toujours comprise par le plus grand nombre, à l’allongement de certains délais de prescription pour les porter de 10 à 20 ans voire à 30 ans ;
Ce constat, cet état de fait, ont certainement joué dans la manière dont la chambre criminelle a, du moins à une époque, élargi le champ des actes interruptifs de prescription.
- 2 - Les juges se sont, peut-être à tort, crus tenus de prendre en, compte l’évolution des techniques de police scientifique : à cet égard, l’arrêt rendu le 7 novembre 2014 par l’assemblée plénière de la Cour de cassation est très éclairant : la prescription devait-elle être retenue pour ces huit infanticides alors que les examens biologiques avaient permis de déterminer qui était la mère de ces enfants en très bas âge découverts enterrés dans un jardin et nés, pour la plupart d’entre eux bien au-delà du délai de prescription («la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites » a jugé l’assemblée plénière).
- 3 - Les juges ont eu à se prononcer sur l’application des règles de la prescription à des infractions :
o quantitativement beaucoup moins poursuivies jusque-là : une politique de poursuites beaucoup plus déterminée en matière de délinquance économique et financière, les poursuites engagées à la fin des années 1980 et dans le courant des années 1990 à l’occasion d’affaires dites « politico-financières » ont donné un coup de projecteur sur le délit d’abus de biens social, sur la dissimulation dont il faisait l’objet, sur une jurisprudence datant de 1967 et qui n’avait pas jusqu’ici été particulièrement critiquée dès lors qu’elle ne concernait le plus souvent que des responsables de sociétés parfaitement inconnus….
Tuer ces affaires dans l’œuf alors qu’il existait depuis plusieurs années une jurisprudence somme toute logique sur cette question n’aurait d’évidence pas été compris et aurait renforcé le sentiment assez dévastateur selon lequel toutes les formes de délinquance ne sont pas traitées de la même manière.
o ou à des infractions jusqu’alors très rarement poursuivies telles que la prise illégale d’intérêt ou le favoritisme). Les observations qui viennent d’être formulées sont ici aussi valables.
o ou encore à des infractions récemment créées qui, si l’on avait appliqué strictement la règle du point de départ de la prescription « au jour de la commission de l’infraction » n’auraient le plus souvent pas pu être poursuivies : l’abus de faiblesse en est l’exemple le plus topique puisqu’en 2011 le législateur a lui-même décidé de recourir à la formule si critiquée « à compter du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
À cette occasion, le Parlement a démontré qu’il était aussi mal à l’aise que le juge à l’idée que pourraient ne pas être poursuivies des infractions que leurs auteurs ont su habilement dissimuler durant un temps supérieur à celui que couvre le délai de prescription.
Alors, pour reprendre la formulation du mémoire produit en demande dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt d’assemblée plénière de la Cour de cassation du 7 novembre 2014, les juges ont-ils trop pris en compte « l’évolution des idées, les changements sociétaux, les progrès de la science, une idée de « la bonne justice »…. ?
Peut-être….sans doute ont-ils été trop influencés par le « factuel », voire par « l’émotionnel » et ont-ils trop privilégié l’impact qu’était susceptible d’avoir une décision constatant la prescription sur la stricte application de la loi.
Ont-ils trop voulu pallier des insuffisances de la loi ?
Peut-être aussi mais ils ont, souvent et depuis longtemps, été laissés seuls, sans encadrement législatif clair et suffisant et ils se doivent pourtant de donner un sens à la loi…
Et cela d’autant plus que la prescription est une question d’ordre public, pouvant être soulevée à toute étape de la procédure et que le juge se doit de relever éventuellement d’office. Il s’agit donc là de questions qu’ils ne pouvaient éluder et sur lesquelles ils étaient donc tenus de se prononcer.
Votre initiative, une nouvelle fois, n’en a donc que plus de prix.
III – Les possibles solutions
En préalable : il s’impose de conserver le principe même d’une prescription de l’action publique à l’exception des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité.
Tout en comprenant que ces deux crimes doivent se voir réserver un traitement « à part », je pense, je le répète, qu’il serait souhaitable de se mettre en conformité avec le Statut de la cour pénale internationale – que la France a signé et ratifié - et de déclarer les crimes de guerre eux aussi imprescriptibles.
Il ne faut pas oublier que nombre de faits sont susceptibles de recevoir la double qualification de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre (une dualité de prescription est dès lors surprenante) et que dans l’échelle de l’horreur, j’ai scrupule à utiliser de tels termes car je ne veux surtout pas banaliser les comportements atroces que nous avons tous en mémoire, les crimes de guerre peuvent malheureusement atteindre des sommets.
A - Maintien du principe même de la prescription :
Il s’impose de conserver la prescription : pourquoi ?
- parce que vient un temps où il est de l’intérêt de tous de mettre un terme à des recherches, à une activité judiciaire souvent plus théorique qu’effective et qui est susceptible de faire naître et surtout d’entretenir chez les victimes de faux espoirs ;
- parce qu’il serait illusoire de penser que les services de police seraient en mesure de continuer à travailler sur des stocks de procédure venant s’accumuler d’années en années ; comment feraient-ils d’ailleurs pour déterminer des priorités entre ce qui leur arrive en continu et ce qui demeurerait en stock ?
- parce que toute personne a droit d’être jugée dans un délai raisonnable et surtout équitablement.
À cet égard, si l’évolution des méthodes de police technique et scientifique ouvre incontestablement des horizons et permet de réduire, dans une large mesure, le risque de dépérissement des preuves, il n’en va absolument pas de même pour nombre de pièces à conviction qui peuvent disparaitre et pour les témoignages qui, faute de prélèvements ADN, peuvent dans certaines affaires continuer à être déterminants. Or, plus on s’éloigne de la date des faits plus les témoignages se transforment.
J’en ai plus que jamais pris conscience à la Cour pénale internationale durant plus de deux années de présidence d’audience. Le déroulement des débats est en effet fortement imprégné de common law, le procureur et les équipes de défense citent chacun leurs témoins qui sont interrogés et contre interrogés. Les preuves écrites sont quasi absentes ce qui donne aux témoignages un poids prépondérant dans l’administration de la preuve. J’ai pu mesurer leur fragilité lorsqu’ils interviennent près de 10 ans après les faits : ils s’appauvrissent souvent et deviennent très approximatifs mais ils s’enrichissent aussi parfois et se nourrissent des récits qui circulent et des conversations échangées. C’est l’une des difficultés auxquelles se heurtent aussi en France les juges et les jurés avec le rallongement des délais de prescription en matière de crimes sexuels.
- Enfin, qu’on le veuille ou non, le risque de prescription constitue un stimulant pour les services d’enquêtes et les organes de poursuites et d’instruction… à la condition, s’agissant de l’engagement des poursuites, que le parquet ait été en mesure de les mettre en mouvement
À défaut de supprimer la prescription, il paraît s’imposer d’allonger les délais mais de façon cohérente, en rompant avec les législations d’exception car l’expérience montre que toute dérogation à un texte en appelle inéluctablement d’autres. Cet allongement devra donc tendre à l’instauration d’un régime unique au sein de chacune des trois grandes catégories d’infractions, crimes, délits et contraventions, propres au droit pénal français.
B – L’allongement des délais de prescription ?
Deux préalables :
- Le droit comparé est riche d’enseignements à cet égard et nos délais de prescription, exception faite des crimes contre l’humanité et sous réserve des infractions dissimulées, apparaît globalement plus court que celui de nos voisins européens.
- Il faut avoir conscience que, si l’on veut réellement simplifier et retrouver de la cohérence, il faudra allonger, et de manière uniforme, tous les délais de prescription, quel que soit le crime ou le délit. Ce qui conduira à s’engager dans une démarche à tonalité très répressive. Se posera alors également à nouveau la question de savoir si l’on maintient le régime procédural de l’application immédiate de la loi plus sévère instaurant une prescription plus longue qu’a introduite la loi du 9 mars 2004.
1 - en ce qui concerne les crimes
À l’exception des crimes contre l’humanité et, il faut y revenir, des crimes de guerre, un allongement de la prescription à 20 ans par exemple, pour toutes les infractions qualifiées « crimes » pourrait se concevoir à condition toutefois que, dans la pratique judiciaire, les faits, lorsque c’est possible, ne soient pas « criminalisés » à seule fin de contourner un délai de prescription délictuel acquis !
Retenir un délai de 20 ans impliquerait par ailleurs que l’on redescende pour les crimes de terrorisme et de trafic de stupéfiants de 30 à 20 ans et que, pour les crimes de guerre, on passe de 30 ans à l’imprescriptibilité.
Pourquoi 20 ans plutôt que 30 ans ?
Parce que :
- doubler le délai de prescription actuelle constitue déjà un geste très fort,
- un délai de 20 ans est un délai à ne pas dépasser en termes de préservation de la qualité des preuves et des témoignages,
- un délai de 20 ans, même en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants, ne désarme pas l’État ; en ce domaine, les informations judiciaires sont ouvertes très vite et les juges sont d’une extrême vigilance pour éviter l’acquisition de la prescription,
- parce que 20 ans correspond au délai de prescription de la peine ce qui permettrait d’unifier les deux délais.
2 - le domaine délictuel soulève plus de difficultés
Si l’on veut véritablement simplifier, l’allongement du délai devra s’appliquer à tous les délits, Mais est-il raisonnable d’allonger à 10 ans par exemple la prescription, par exemple, de délits tels que l’abandon de famille ou de non représentation d’enfants pour lesquels il s’impose de ne pas laisser se pérenniser les possibilités d’engagement de poursuites et d’éviter tout ce qui peut favoriser la reprise tardive de conflits familiaux par un biais judiciaire ? Et il en va de même pour toute une série de délits qui peuvent être de très faible gravité qu’il s’agisse de vols ou même de violences ?
Faudrait-il dès lors opérer des distinctions au sein des infractions délictuelles : les unes voyant le délai de prescription porté à 10 ans et d’autres conservant un délai de 3 ou de 5 ans ?
Mais sur quelle base procédera-t-on à une telle répartition ? N’y aura-il pas inévitablement des oublis car nous savons que nous sommes dans l’incapacité de recenser l’ensemble des dispositions répressives figurant dans le code pénal, les différents autres codes et les lois spéciales.
Faudrait-il alors se référer à la longueur de la peine encourue ? Ce qui permettrait de mieux tenir compte des prescriptions allongées créées en matière de terrorisme, d’infractions sexuelles commises contre des mineurs et de trafic de stupéfiants ?
Mais alors se posent plusieurs autres questions :
- il faut avoir conscience qu’en matière de quantum de peines prévues, le droit pénal est, là encore, quelque peu anarchique en particulier s’agissant des pénalités qui assortissent nombre d’interdictions figurant dans des textes émanant de ministères techniques : ceux-ci sont en effet toujours soucieux de faire sanctionner de manière élevée les manquements entrant dans leurs champs de compétence ; il faudrait donc « toiletter » tous ces textes pour revenir à plus de cohérence ;
- mais parviendra-t-on à recenser toutes les infractions dont les pénalités devraient être réduites et quel critère retiendrait-on ?
- en sens inverse, il faut aussi avoir conscience qu’un délit tel que l’abus de confiance, qui peut être d’une incontestable gravité, n’est puni que de trois ans d’emprisonnement, que l’abus de bien social n’est puni que de cinq ans d’emprisonnement ?
- pour autant, il paraît, là encore, exclu de procéder au recensement des infractions dont les pénalités devraient, dans cette perspective, être cette fois augmentées.
- sans doute pourrait-t-on, pour les infractions dissimulées ou occultes, pallier le faible quantum de la peine encourue en continuant à prendre pour point de départ du délai de prescription le jour où le délit est apparu et a pu être constaté. Mais il est des délits instantanés qui sont eux aussi faiblement réprimés et qui ne pourront pas bénéficier d’un tel report d’où une perte de cohérence !
- enfin, si l’on se réfère à la peine encourue, comment fera-t-on en cas de récidive, car cela entraîne un allongement des peines encourues ?
3 - En réalité, en matière délictuelle, le choix ne paraît exister qu’entre deux solutions qui ne sont ni l’une ni l’autre pleinement satisfaisantes :
- la première consiste à appliquer la règle « contra non valentem » (pas de prescription contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir) : c’est tentant car cela permet de prendre en considération les infractions savamment dissimulées ;
- la seconde consiste à allonger à 10 ans la prescription de tous les délits ce qui permettrait de «mordre » largement sur le domaine des infractions dissimulées.
Mais il faudra alors que, dans le cadre de la politique pénale définie par le ministre de la justice, des recommandations soient faites aux parquets : lorsque, pour un délit de faible gravité, un dépôt de plainte interviendra longtemps après les faits ou presqu’au terme d’un délai de prescription ainsi prolongé, il conviendra que les parquets privilégient dans la mesure du possible les modes de règlements alternatifs : recherche de conciliation, médiation etc…
Il s’imposera donc d’éviter l’engagement de poursuites tardives difficiles à exercer ne serait-ce que parce que les preuves se sont estompées.
Sans doute la voie de la constitution de partie civile restera-t-elle ouverte mais il faudra aussi savoir appliquer l’article 91 du code de procédure pénale relatif aux constitutions de partie civile abusives. Enfin, il faudra, là encore, être attentif et ne pas immédiatement déroger à nouveau en matière de terrorisme, de trafic de stupéfiants ou pour tout autre délit….
C - Les causes d’interruption de la prescription :
En préalable, il s’impose de bien distinguer le point de départ de la prescription au stade de l’engagement initial des poursuites et l’interruption de la prescription dans le cours de poursuites déjà valablement engagées.
L’allongement du délai de prescription devrait déjà, dans le premier cas, apporter une réponse.
Dans la seconde hypothèse, deux questions se posent :
- faut-il réécrire le membre de phrase « … si, dans l’intervalle, il n’a été fait aucun acte de poursuite et d’instruction » ?
- ou faut-il que le législateur explicite ce que l’on doit entendre par « actes de poursuites et d’instruction » en en donnant une liste précise ?
Si on opte pour une réécriture du texte, on pourrait couper la phrase figurant au premier alinéa de l’article 7 après les mots « le jour où le crime a été commis » et écrire « Ce délai est interrompu si, dans l’intervalle, intervient un acte ou une décision d’enquête, de poursuites ou d’instruction traduisant explicitement l’intention d’exercer ou de continuer à exercer (de manière effective) l’action publique ».
Une éventuelle énumération serait à mon sens risquée car :
- parviendra-t-on à formuler une liste exhaustive des cas d’interruption ?
- toute liste à valeur législative est aussitôt figée, on ne revient pas facilement devant le Parlement et on ne peut exclure qu’au fil d’autres réformes à venir du code de procédure pénale apparaisse un acte susceptible de revêtir cette qualification et que l’on oubliera d’ajouter à cette liste.
Aussi me semble-t-il préférable de conserver une certaine souplesse et de laisser à la jurisprudence le soin de suivre les évolutions mais en appliquant un texte réécrit et plus explicite ?
D - Les causes de suspension de la prescription : faut-il, là encore, que le législateur intervienne en dressant une liste de ce qui est de nature à suspendre la prescription ?
Ce serait peut-être plus facilement envisageable car la plupart de ces causes de suspension sont connues, qu’elles soient légales ou jurisprudentielles, elles paraissent plus stables, les créations jurisprudentielles n’ont pas suscité de critiques notables. Mais ce serait malgré tout risqué.
Aussi pourrait-on envisager que, comme l’a fait le Sénat dans son rapport de 2006-2007, votre rapport donne une liste aussi exhaustive que possible des cas de suspensions légales et jurisprudentielles actuellement recensés. Sa valeur indicative serait forte.
Enfin, l’allongement des délais de prescription devrait permettre – il faut le souhaiter - de ne pas avoir à recourir à la règle « contra non valentem ».
E - La prescription en matière de presse.
Il convient enfin de redonner de la cohérence aux infractions relevant de la transmission des idées et des propos et de conserver dans toute la mesure du possible la courte prescription de trois mois.
Cette loi, initialement conçue pour les écrits (journaux, livres) et pour les propos tenus publiquement ou non a su s’adapter avec l’apparition de la radio et de la télévision.
Il faudrait qu’elle s’adapte mieux à présent à ce qu’Internet a de spécifique en particulier en termes de stockages d’informations. Mais qui dit s’adapter dit presque inéluctablement « dérogation » et il faut en avoir conscience.
Or, il s’impose de conserver une courte prescription car, en matière de liberté d’expression, il faut, judiciairement, réagir vite et faire valoir ses droits sans délai. La sérénité du climat social et politique en dépend. Et à quoi rime l’exercice de poursuites pour des propos tenus publiquement deux ans ou trois ans plus tôt ? À cet égard, l’intention dont il est actuellement fait état d’insérer dans le code pénal tous les délits de presse à connotation raciale ou apologétique avec, vraisemblablement, les délais de prescriptions propres au code pénal, laisse sceptique.
Si le délai de trois mois semble vraiment trop court, il faut avoir le courage de l’allonger à 4 ou 6 mois (comme en matière électorale). Mais il faut veiller, dans le souci de simplification et de cohérence que recherche votre Mission, à ce qu’un même délai s’applique à toutes les infractions relevant de la liberté d’expression.
F – Prescription de la peine et fusion des prescriptions :
La prescription de la peine est de 20 ans pour les crimes, 5 ans pour les délits et 3 ans pour les contraventions.
Il est ici question d’une personne qui a été condamnée et il s’agit d’éviter qu’elle puisse se soustraire trop vite à l’exécution d’une peine à laquelle elle a été définitivement condamnée :
- soit parce qu’elle a pu se soustraire à la mise à exécution en prenant la fuite,
- soit parce que l’autorité de mise à exécution s’est révélée défaillante et a omis de le faire… ce qui n’est tout de même pas la règle.
Il ne semble pas que cette prescription soulève des difficultés particulières
La seule question qui se pose est celle de savoir si ses délais doivent être alignés sur ceux de la prescription de l’action publique.
Si l’on parvient à allonger les délais de prescription de l’action publique, il pourra être raisonnablement envisagé de procéder à un tel alignement. En effet :
- si la prescription de l’action publique en matière de crimes est portée à 20 ans : l’alignement se fera automatiquement ;
- si la prescription délictuelle est portée à 10 ans, il faudra augmenter la durée de prescription de la peine délictuelle : ce qui ne me choque pas s’agissant de quelqu’un qui se soustrait à l’exécution de sa peine. En revanche, ce délai est long pour l’autorité de mise à exécution qui doit agir vite. Mais, une nouvelle fois, elle agit le plus souvent avec célérité ;
- en revanche, il faudra la réduire en matière contraventionnelle et passer de 3 ans à un an ce qui ne paraît pas soulever de difficultés particulières.
Contribution de M. Jean Maïa, directeur des affaires juridiques à l’administration centrale du ministère de l’économie, de l’industrie
et du numérique et du ministère des finances et des comptes publics
Les observations suivantes sont soumises à l’appréciation de la mission d’information de l’Assemblée nationale sous le double prisme, d’une part, de l’activité de conseil juridique incombant à la direction des affaires juridiques des ministères économiques et financiers dans le champ d’activité de ces ministères et, d’autre part, de la fonction d’agent judiciaire de l’État exercé par le directeur des affaires juridiques – en annexe de la présente contribution, est présenté à titre illustratif, selon la demande formulée par les présidents de la mission en conclusion de l’audition du directeur, un échantillon de dossiers pour lesquels l’agent judiciaire de l’État a eu ou à prendre en compte les règles de prescription en matière pénale au titre de sa mission légale de défense des intérêts financiers de l’État (article 38 de la loi n°55-366 du 3 avril 1955).
1. Peut-on dire que le régime de la prescription de l’action publique soulève des difficultés quant à la poursuite de certaines infractions à caractère économique et financier ?
Au premier rang des spécificités que la question de la prescription pénale peut présenter pour la poursuite des délits économiques et financiers paraît à souligner la question de la difficulté de leur détection.
Ces infractions s’inscrivent dans des modes opératoires souvent complexes et ont, par nature, un caractère occulte. Le préjudice qu’elles causent est souvent difficilement perceptible par les personnes physiques et/ou morales qui en sont victimes.
À ce jour, le régime de la prescription de l’action publique ne semble cependant pas, du point de vue de cette direction, soulever de difficultés quant à la possibilité de poursuivre ces infractions dans la mesure où les magistrats judiciaires qui traitent de la matière disposent de différents outils permettant de prévenir le risque d’une acquisition trop rapide de la prescription à raison de cette difficulté de détection de ces infractions :
- la prescription de l’action publique peut être interrompue en raison des circonstances de commission dans le temps de l’infraction ;
- la prescription peut être « rattrapée » par le jeu de la connexité ;
- le juge a développé une théorie jurisprudentielle de la dissimulation permettant le report du point de départ de la prescription pour certaines de ces infractions.
La connexité :
En droit pénal, la connexité concerne la situation dans laquelle deux infractions sont liées entre elles par des rapports étroits, qui font que l’on ne peut considérer, ni juger, chacune d’entre elles, prises isolément.
L’article 203 du code procédure pénale énumère les cas de connexité légale entre les infractions :
- lorsque les infractions ont été commises en même temps par plusieurs personnes réunies ;
- lorsque les infractions ont été commises par différentes personnes, même en temps différents et en divers lieux, mais par suite d’un concert formé à l’avance entre elles ;
- lorsque les auteurs ont commis les unes, pour se procurer les moyens de commettre les autres, pour en faciliter, pour en consommer l’exécution, ou pour en assurer l’impunité ;
- lorsque des choses enlevées, détournées ou obtenues à l’aide d’un crime ou d’un délit ont été, en tout ou en partie, recelées.
Outre les cas prévus par l’article 203 du code de procédure pénale, la jurisprudence a élargi les cas de connexité, ce qui permet de « corriger » les règles de prescription de l’action publique. Ainsi, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation a reconnu plusieurs cas de connexité entre infractions :
- lorsqu’il existe, entre les faits, des rapports étroits, analogues à ceux que la loi a spécialement prévus386 ;
- pour les infractions procédant d’une conception unique387 ;
- pour les faits procédant d’une identité d’objet et d’une communauté de résultat388 ;
L’existence d’un lien de connexité entre des infractions a des conséquences en matière de prescription de l’action publique puisqu’un acte interruptif de prescription concernant une infraction a nécessairement le même effet, à l’égard de l’infraction qui lui est connexe389.
L’interruption de la prescription par le recours à la notion de connexité a en outre vocation à s’appliquer aux délits d’atteinte à la probité qui peuvent être liés, à d’autres infractions économiques et financières dont ils sont la cause ou la conséquence.
Tout au plus, sans que l’agent judiciaire de l’État puisse véritablement les faire siennes au regard de sa propre pratique, peut-on relever quelques critiques dont le régime de la prescription des infractions à caractère économique et financier a pu faire l’objet en doctrine :
- un certain manque de prévisibilité de la matière : la jurisprudence relative à la dissimulation ne s’applique pas à toutes les infractions économiques et financières, mais seulement à certaines d’entre elles, relevant des atteintes à la probité : abus de confiance, abus de biens sociaux, favoritisme, corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts. Lorsque le juge pénal est saisi d’un dossier économique et financier, il doit donc systématiquement s’interroger sur l’application de la théorie de la dissimulation aux infractions dont il est saisi.
- manque de sécurité juridique : l’une des critiques les plus fréquemment formulées au sujet des conditions de répression des infractions économiques et financières tient aux règles jurisprudentielles en matière de prescription s’agissant des délits qualifiés d’occultes, qui ont amené certains à qualifier l’abus de biens sociaux d’infraction virtuellement imprescriptible.
Du point de vue de l’agent judiciaire de l’État, dont le mandat légal est de défendre les intérêts financiers de l’État, les règles issues de la loi et de la jurisprudence n’en ont pas moins l’avantage pratique d’aboutir à ce que la prescription ne joue en pratique guère à son encontre à ce jour (voir annexe).
2. Les délais de prescription de l’action publique et de prescription des peines applicables aux infractions à caractère économique et financier vous semblent-ils devoir être allongés ou réduits ?
En matière pénale, il convient de distinguer la prescription de l’action publique, qui fait obstacle à l’exercice des poursuites au terme d’un certain délai, de la prescription de la peine destinée à éteindre les peines restées inexécutées, en tout ou partie, par l’effet de l’écoulement du temps depuis la décision de condamnation.
2.1. La prescription de la peine est le principe selon lequel l’écoulement d’un certain délai depuis le jour où la condamnation est devenue définitive empêche l’exécution de cette peine.
Le code pénal prévoit que les peines prononcées par les juridictions se prescrivent au terme d’un délai de 20 ans pour les crimes, 5 ans pour les délits et 3 ans pour les contraventions (articles 133-2 à 133-4 du code pénal). Il semble que les délais de prescription des peines applicables aux infractions à caractère économique et financier n’ont pas à être modifiés. Les règles en matière de prescription des peines n’ont en effet aucune incidence quant à l’efficacité de la répression de ces infractions. Il s’agit en tout cas d’une question relevant de l’effectivité des peines.
2.2. La prescription de l’action publique est le principe selon lequel l’action publique s’éteint si elle n’est pas intentée pendant un certain délai.
L’auteur d’une infraction ne peut plus être poursuivi quand l’action publique s’éteint, et de ce fait, l’infraction dont il s’est rendu coupable reste impunie. Le code pénal prévoit que l’action publique se prescrit au terme d’un délai de 10 ans pour les crimes, 3 ans pour les délits et 1 an pour les contraventions (articles 7, 8 et 9 du code pénal).