N° 3305 - Rapport d'information de M. Jean-Paul Chanteguet déposé en application de l'article 145 du règlement, par la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire sur le passage à un monde décarboné




N° 3305

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 7 décembre 2015.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

AU NOM DE LA COMMISSION DU DÉVELOPPEMENT DURABLE
ET DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

sur le passage à un monde décarboné

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Jean-Paul CHANTEGUET,

Président.

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SOMMAIRE

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Pages

I. LA COP DE PARIS, 21E ÉPISODE DE LA NÉGOCIATION CLIMATIQUE MONDIALE 7

A. C’EST À LA CONFÉRENCE DE RIO DE 1992, QUE LE RÉGIME CLIMATIQUE S’EST STRUCTURÉ. 7

B. DES COP QUI CONSTITUENT À N’EN PAS DOUTER UNE FABRIQUE DE LA LENTEUR. 8

C. LA GOUVERNANCE CLIMATIQUE A ÉTÉ MARQUÉE PAR LA VICTOIRE DES MARCHÉS DE QUOTAS SUR LA TAXE. 10

D. UNE NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DU CLIMAT EST AUJOURD’HUI À L’œUVRE 10

E. LA GOUVERNANCE CLIMATIQUE EN DIFFICULTÉ 13

II. LE PASSAGE À UN MONDE DÉCARBONÉ N’EST PLUS NÉGOCIABLE 15

A. LA RÉALITÉ DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET DE SES CONSÉQUENCES 15

1. Les dérèglements climatiques 15

2. La biodiversité également impactée 18

B. LE CONSTAT D’ÉCHEC OBLIGE À RAISONNER AUTREMENT 19

III. LES CHEMINS DE LA TRANSITION VERS UN MODÈLE PLUS SOUTENABLE À L’AUNE DE LA NÉGOCIATION CLIMATIQUE 23

A. VERS UNE AUTRE GOUVERNANCE 23

B. LA NÉCESSAIRE TRANSFORMATION DU SYSTÈME ÉNERGÉTIQUE 24

C. IL FAUT DONNER UN PRIX AU CARBONE 25

1. Les différents types d’instruments 25

a. Le panorama mondial du prix du carbone en 2014 26

b. Quatre expériences de tarification carbone 27

2. Que faire demain pour que le prix du carbone devienne une réalité ? 28

D. LA REMISE EN CAUSE DU SOUTIEN AUX ÉNERGIES FOSSILES 29

E. LES FINANCEMENTS CLIMAT, CLÉ DE VOÛTE D’UN ACCORD AMBITIEUX 31

1. En finir avec la financiarisation de l’économie 31

2. Le financement des 100 milliards 32

3. Réorienter les financements privés, afin de favoriser la transition vers une économie décarbonée. 34

4. Les financements innovants 35

a. La taxe sur les transactions financières (TTF) 35

b. Les transports internationaux 36

c. Les revenus des marchés de carbone 36

F. DES POLITIQUES PLUS DURABLES ET PLUS SOBRES EN CARBONE 36

1. Un urbanisme résilient 37

2. Produire différemment 38

3. Cultiver au lieu d’exploiter 38

G. LA PRÉSERVATION ET LA RESTAURATION DES PUITS DE CARBONE 39

1. Restaurer les terres 39

2. Protéger les océans 41

3. Préserver les forêts 41

H. RETERRITORIALISER LE CLIMAT 42

1. Valoriser les acteurs non étatiques 42

2. Les montagnes, réserves de patrimoine et d’innovation pour le climat 43

3. Les Outre-Mer, espaces prioritaires d’innovation en matière de lutte contre le changement climatique 44

TRAVAUX DE LA COMMISSION 47

I. COMPTES RENDUS DES RÉUNIONS DE LA COMMISSION 47

1. Audition de M. Gilles Bœuf, président du Muséum national d’histoire naturelle (9 octobre 2012) 47

2. Audition de M. Hervé Le Treut, climatologue, directeur de recherche au CNRS, sur le changement climatique et la transition écologique (12 décembre 2012) 59

3. Audition de M. Jean-Marc Jancovici, sur le changement climatique et la transition énergétique (6 février 2013) 76

4. Audition de M. Pascal Canfin, ministre délégué chargé du développement, sur les négociations climatiques et les aides au développement (12 mars 2013) 93

5. Audition de M. Jean Jouzel, climatologue, et de Mme Catherine Tissot-Colle, présidente de la Fédération des minerais, minéraux industriels et métaux non ferreux, co-rapporteurs d’un avis du Conseil économique, social et environnemental sur la transition énergétique (13 mars 2013) 107

6. Audition de M. Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, sur l’agro-écologie (17 juillet 2013) 125

7. Audition de Mme Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), sur le débat sur la transition énergétique et écologique (11 septembre 2013) 152

8. Audition de Mme Catherine Chabaud, rapporteure de l’avis du CESE intitulé « Quels thèmes et quelle gouvernance pour une gestion durable des océans ? » (8 octobre 2013) 167

9. Table ronde sur le 5e rapport du groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (27 novembre 2013) 184

10. Audition de M. Jean-Pierre Thébault, ambassadeur délégué à l’environnement (14 janvier 2014) 208

11. Table ronde sur l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires et les paysages (22 janvier 2014) 226

12. Audition de M. Nicolas Hulot, président de la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme (FNH) (4 février 2014) 248

13. Table ronde sur l’impact des changements climatiques en France (12 février 2014) 271

14. Table ronde sur les « plans d’adaptation au changement climatique » (16 avril 2014) 299

15. Audition de Mme Laurence Tubiana, ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique, représentante spéciale pour la conférence Paris Climat 2015 (5 novembre 2014) 319

16. Audition de Mme Hakima El-Haite, ministre déléguée chargée de l’environnement du Royaume du Maroc, sur la politique marocaine dans le domaine du développement durable, ses priorités pour la conférence Paris climat 2015 (COP 21) et la Présidence marocaine de la Conférence des parties de 2016 (COP 22) (28 janvier 2015) 338

17. Audition de M. Dominique Potier sur son rapport d’évaluation et de révision du plan Écophyto : « Pesticides et agro-écologie : les champs du possible » (10 février 2015) 347

18. Table ronde sur l’élevage et l’environnement (11 février 2015) 366

19. Audition de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur le bilan de la COP 20 à Lima et la préparation de la COP 21 à Paris (3 mars 2015) 399

20. Table ronde sur les conséquences des changements climatiques outremer (25 mars 2015) 420

21. Table ronde sur les objectifs du développement durable (1er avril 2015) 457

22. Audition de Mme Ségolène Royal, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, sur la préparation de la 21e Conférence des Parties de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 2015 (COP21) (6 mai 2015) 478

23. Table ronde sur le financement de la lutte contre le changement climatique (27 mai 2015) 490

24. Audition de M. Bernard Guirkinger et de M. Gaël Virlouvet, rapporteurs du Conseil économique, social et environnemental (CESE), sur leurs avis « Réussir la conférence climat 2015 » et « 20 ans de lutte contre le réchauffement climatique en France : bilan et perspectives des politiques publiques » (14 octobre 2015) 520

25. Audition de M. Philippe Guettier, directeur général du Partenariat français pour l’eau, et de M. Jean-Luc Redaud, président du groupe de travail « eau et climat », sur le thème « eau et climat » (17 novembre 2015) 546

II. EXAMEN DU RAPPORT EN COMMISSION 557

I. LA COP DE PARIS, 21E ÉPISODE DE LA NÉGOCIATION CLIMATIQUE MONDIALE

A. C’EST À LA CONFÉRENCE DE RIO DE 1992, QUE LE RÉGIME CLIMATIQUE S’EST STRUCTURÉ.

En 1988, deux institutions des Nations Unies, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), créent le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Cet organisme, ouvert aux pays membres de ces deux organisations, doit fournir des évaluations détaillées de l’état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements climatiques, leurs causes, leurs répercussions potentielles et les stratégies de parade. Le GIEC travaille à dégager clairement les éléments qui relèvent d’un consensus de la communauté scientifique et à identifier les limites d’interprétation des résultats. Les rapports ne doivent pas préconiser de choix de nature politique mais envisager des stratégies d’adaptation et d’atténuation.

Dix-huit mois seulement après sa création, le GIEC publie son premier rapport d'évaluation, qui conduit l'Assemblée Générale des Nations Unies à demander à l'INC (Comité de négociations intergouvernementales) de préparer une convention sur le climat (Rio 1992).

Très rapidement, des fractures apparaissent entre les différents États. La première grande division s'opère entre pays développés et pays en développement (PED) réunis dans le cadre onusien, sous la bannière du G77 (77 pays en 1964 et 130 en 2009).

Les PED insistent sur les différentes responsabilités historiques à l’origine de ce problème, accordent une priorité à leur droit au développement, aux questions de transfert de technologies et d'assistance financière pour l'adaptation, alors que les pays développés soulignent l'urgence de la réduction des émissions.

De plus, au sein du G77, plusieurs fossés se creusent rapidement entre les pays pétroliers (qui tentent de bloquer toute action), les pays émergents qui insistent sur leur droit au développement et enfin les pays les plus exposés à des changements climatiques, réunis dans l'alliance des petits états insulaires (AOSIS), qui s'érigent en gardiens d'un accord fixant des réductions ambitieuses de GES.

Le 14 juin 1992, Rio marque la mise en place du régime climatique sous la houlette onusienne.

C'est un énorme succès du multilatéralisme environnemental, avec 172 gouvernements représentés et 2 400 représentants d’ONG.

Les négociations débouchent sur trois traités internationaux, la « convention climat », la « convention sur la diversité biologique » et la « convention sur la désertification » ainsi que sur deux textes programmatiques, la « déclaration de Rio sur l'environnement et le développement » et « l'agenda 21 » appelant à la mise en œuvre du développement durable.

C'est le 21 mars 1994, que la convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique entre en vigueur après la signature de 50 pays.

Trois éléments principaux structurent le régime climatique :

– un processus politique et une expertise scientifique séparés mais étroitement liés ;

– une stratégie de partage du fardeau ;

– et une distinction entre pays industrialisés et pays en développement.

La convention climat est, quant à elle, régie par deux principes onusiens :

– l'égalité, qui stipule que chaque pays dispose d’une voix ;

– le principe de « responsabilité commune mais différenciée ».

Depuis 1995, tous les ans, se tient la conférence des parties de la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dénommée aussi COP.

La première COP se tient en 1995 à Berlin. Puis la COP 2 en 1996 à Genève, la COP 3 en 1997, qui débouche sur le protocole Kyoto.

Elle est suivie par Buenos Aires, Bonn, La Haye, Bonn, Marrakech, New Delhi, Milan, Buenos Aires, Montréal, Nairobi, Bali, Poznan, Copenhague (2009), Cancun, Durban, Doha, Varsovie, enfin en 2014 celle de Lima et dans quelques semaines la COP 21 à Paris.

B. DES COP QUI CONSTITUENT À N’EN PAS DOUTER UNE FABRIQUE DE LA LENTEUR.

Lors d’une COP, on négocie vraiment sur tout, car le climat a tendu à reconfigurer et à englober tous les problèmes environnementaux ou de développement durable. Si, comme le rappelle Christina Figueras, la secrétaire de la convention depuis 2010, « nous préparons ici le business plan de la planète », en revanche, on discute beaucoup moins sur les niveaux d’ambition, sur les engagements de réduction des émissions à un horizon précis, ou sur le fossé qui sépare depuis des années, d’un côté les émissions effectives et leur évolution prévue, et de l’autre des objectifs affichés, comme par exemple le plafonnement du réchauffement de la température moyenne à 2°C. Souvent on privilégie la forme sur le fond. Néanmoins, les critiques de l’organisation du processus onusien et les aménagements, qui peuvent y être apportés, ont leur limite, puisque sa lenteur tient aussi à la complexité irréductible d’un processus multi niveaux, dans lequel les acteurs contrôlent mal certaines dynamiques. Enfin, la concentration sur les questions juridiques (valeur juridique et caractère contraignant d’un accord) et sur les procédures, plutôt que sur les questions purement politiques, constitue aussi un frein.

Mais une COP ne se réduit pas aux seules négociations. En parallèle se tiennent de nombreux événements, auxquels participent des ONG, des élus, des citoyens, dont les préoccupations et motivations sont infiniment variées : risque climatique certes mais aussi développement des pays pauvres, priorités environnementales, opportunité d’un nouvel ordre mondial, place d’un groupe de pays, rôle d’une agence internationale ou d’une ONG. Pourtant, malgré la diversité des publics et des intérêts, il y a peu de franches oppositions, de débats passionnés ou de déclarations hostiles. D’ailleurs, jamais il n’est question de remettre en cause ouvertement le processus onusien.

C’est lors de la COP 3, le 11 décembre 1997, qu’est adopté le protocole de Kyoto. Celui-ci représente la victoire d’une approche top down et de partage du fardeau (un quota global de réduction des émissions de GES est défini avant d’être partagé entre les pays). Le protocole prévoit des objectifs d’émissions différenciés selon le niveau de développement : - 8 % pour l’Europe, -7 % pour les États Unis, - 6 % pour le Japon, stabilisation pour l’Ukraine et la Russie et augmentation modérée pour l’Australie et l’Islande. Globalement cela représente une baisse de 5,2 % par rapport au niveau de 1990. Ces objectifs doivent être atteints au cours d’une période allant de 2008 à 2012. Il faudra huit ans pour que le protocole entre en vigueur en 2005, après avoir été ratifié par 175 pays (mais pas les États Unis). Enfin, il introduit trois mécanismes de marché ou mécanismes « flexibles » :

– le marché de carbone, qui prévoit l’achat et la vente de quotas d’émissions entre pays visés à l’annexe B (pays développés et pays de l’ancien bloc soviétique),

– le mécanisme de développement propre (MDP), qui permet aux pays industrialisés, qui investissent dans le développement sobre en carbone dans les pays en développement, de bénéficier en échange de crédits carbone,

– la mise en œuvre conjointe des objectifs (MOC), destinée à la coopération entre les pays industrialisés et les économies de transition.

Ces mécanismes de flexibilité créent donc un marché global, mais fragmenté.

À ces 3 unités s’ajoutent les crédits carbone générés par des marchés de carbone régionaux, comme celui de l’Union Européenne (le marché ETS…) ou ceux mis en place dans certains états des États-Unis et provinces canadiennes.

Il est à noter que ces marchés n’ont pas de lien avec le protocole de Kyoto. Ils concernent l’échange de quotas entre entreprises, alors que Kyoto ne prévoit que l’échange de quotas entre pays.

C. LA GOUVERNANCE CLIMATIQUE A ÉTÉ MARQUÉE PAR LA VICTOIRE DES MARCHÉS DE QUOTAS SUR LA TAXE.

C’est là une victoire assez surprenante. En effet, avant la première COP en 1995, l’option semblant requérir la plus forte adhésion fut celle d’une taxe énergie carbone. C’est tout d’abord l’Union Européenne qui a lancé l’idée d’une taxe harmonisée au niveau international, pour lutter contre le changement climatique, la Commission Delors proposant une taxe mixte énergie carbone à hauteur de 600 francs/TEP au printemps 1992 (environ 100 euros la tonne). Du côté américain, l’administration Clinton entreprend dès 1993 d’introduire une taxe sur l’énergie. Mais, compte tenu des oppositions féroces de l’industrie européenne (et de certains pays dont la France), la taxe européenne n’aboutira pas.

Au travers des quotas, on régule par les quantités, alors qu’avec les taxes on régule par les prix. Le choix fait dans le protocole de Kyoto de retenir la solution des marchés de quota, procède de l’économisation de l’environnement, un choix qui n’est pas neutre politiquement et que critiquent ceux qui proposent d’inverser les priorités et de rechercher plutôt une écologisation de l’économie. D’ailleurs le marché européen a vu son prix s’effondrer rapidement du fait de la distribution très large de quotas, de la réduction de l’activité du fait de la crise et de la domination du marché à terme de la City de Londres, ouvert à des hedge funds spéculatifs.

D. UNE NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DU CLIMAT EST AUJOURD’HUI À L’œUVRE

Elle se caractérise d’une part par la lente montée en puissance du thème de l’adaptation.

Pour les pays du Sud, l’enjeu principal reste incontestablement le développement. La question climatique (celle de l’émission des GES) leur paraît secondaire dans la hiérarchie des urgences à examiner. Certains pays, comme ceux de la coalition AOSIS, considèrent qu’il est plus urgent de discuter de la question de l’adaptation (construire en dur, se préparer à modifier l’usage des sols, traiter les questions de l’eau potable, résoudre le problème de la distribution de l’électricité…), que de celle du taux de CO2 dans l’atmosphère.

Le mandat de Bali, arrêté en décembre 2007, constitue un agenda autour de quatre sujets, dont tous les pays considèrent qu’ils doivent être discutés désormais ensemble. Ce sont :

– les actions pour réduire les émissions,

– les solutions d’adaptation aux impacts des changements climatiques,

– les transferts de technologie,

– les mécanismes financiers.

D’autre part la question des forêts et le dispositif de réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement (REDD) sont maintenant au centre des débats.

En effet, selon le GIEC, la déforestation est responsable de 20 % des émissions de GES (elle touche essentiellement les pays en développement). Dans le cadre du protocole de Kyoto, le MDP ne reconnaît dans le secteur des sols que les projets de boisement ou de reboisement forestiers. À Bali, la décision est prise d’inclure dans le texte « successeur » du protocole, un mécanisme financier, destiné à rémunérer les pays qui réduisent les émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts.

La Chine, quant à elle, devient un pays incontournable dans le régime climatique. Elle est, depuis 2007, le plus gros émetteur mondial de gaz à effet de serre par an (mais pas par habitant) et elle bénéficie d’un incontestable leadership au sein des pays en développement. La Chine dépend du charbon pour les 2/3 de ses besoins énergétiques et pour 69 % de sa production d’électricité. La part du pétrole est de 19 %, celle des énergies renouvelables de 8,6 %, celle du gaz naturel de 5 % et celle du nucléaire de 0,8 %.

En 2007, un plan national du climat a été arrêté. Il s’organise autour de l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables et la politique industrielle. Dans les négociations internationales, la Chine a toujours refusé les engagements de réductions d’émissions exprimés en valeurs absolues, mais se réfère à l’objectif d’intensité énergétique. Pour ce nouveau plan, la loi rend les gouvernements locaux responsables de la mise en œuvre de leur part de réalisation des objectifs nationaux.

Pour ce faire, ils ont recours à différentes politiques :

– une fiscalité plus lourde sur les ressources fossiles,

– une tarification énergétique différenciée, afin de pénaliser les entreprises qui ne font pas d’efforts d’efficacité énergétique,

– voire la fermeture d’aciéries et de cimenteries.

Les politiques d’énergie renouvelable se sont intensifiées ; ainsi la Chine a atteint, en 2007, l’objectif d’éolien fixé pour 2020 de 30GW puis, en 2013, de 91 GW avec une progression prévue à 100 GW en 2015. L’énergie solaire augmente elle aussi, même si elle a démarré d’un point plus bas : 0,32 GW en 2009, 15 GW en 2013 avec un objectif de 35 GW en 2015. L’énergie hydraulique devait passer de 240 GW en 2012 à 260 GW en 2015. Au total, les renouvelables atteindront 15 % du mix énergétique en 2015.

La Chine est aujourd’hui une puissance économique et diplomatique, à laquelle le qualificatif d’émergent sied mal.

Il est un autre pays émergent qui compte, c’est le Brésil. Le Brésil, contrairement à la Chine, mais aussi l’Inde ou l’Afrique du Sud, n’est pas un grand producteur d’émissions générées par les énergies fossiles. Cela est la conséquence d’investissements importants dans l’énergie hydroélectrique et les barrages, puis dans les agro-carburants.

L’exportation de matière première est au cœur de l’économie du Brésil, plus grand producteur mondial de viande de bœuf, de canne à sucre et de café, et deuxième producteur de soja.

Malgré un recours impressionnant aux énergies renouvelables, le Brésil a attiré l’attention du monde et de la gouvernance climatique par un taux énorme de déforestation en Amazonie, qui contribue à élever son niveau d’émissions de GES.

Le Brésil, qui est le 4e plus grand émetteur mondial (du fait de la déforestation), a présenté, fin 2009, un programme ambitieux de diminution de ses émissions, qu’une loi et un décret ont rendu juridiquement contraignant.

L’équité devient aussi un enjeu majeur des négociations.

La façon de concevoir la justice dans le régime climatique est celle du « principe de responsabilités communes mais différenciées ». Il figure dans la Déclaration de Rio mais également spécifiquement dans la convention et dans le protocole. Permettant de rééquilibrer les rapports Nord-Sud dans la balance internationale des droits et devoirs du développement, il continue à jouer un rôle important. C’est en particulier la Chine, qui a réussi à imposer ce principe structurant du multilatéralisme environnemental. Il reflète bien la responsabilité des pays industrialisés dans la dégradation de l’environnement global, tout en reconnaissant que les pays en développement ont d’autres priorités plus urgentes.

Enfin nous devons évoquer le nouvel ordre géopolitique mondial.

L’accord de Copenhague a été principalement rédigé par les États Unis et les pays du groupe BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde et Chine). La transition s’est opérée d’un monde dominé jusque dans la décennie précédente par les principaux pays développés (États-Unis, Europe et Japon) vers un monde différent, dont le centre de gravité est en Asie et qui, cette fois, est dominé par le couple États-Unis, Chine. À Copenhague, le bloc des grands émergents est resté très éloigné de tout le discours environnemental porté par les ONG sur la crise écologique planétaire ou sur la synergie des crises : biodiversité, climat, sécurité alimentaire, limitation des ressources. Le problème climatique est apparu pour la première fois, pas tant comme un problème environnemental que comme la question de décarboniser le capitalisme mettant en jeu, dans cette transformation, des intérêts économiques concurrentiels énormes et des enjeux énergétiques vitaux.

E. LA GOUVERNANCE CLIMATIQUE EN DIFFICULTÉ

Il existe en effet un décalage croissant entre, d’un côté, une réalité du monde, celle de la globalisation des marchés, de l’exploitation effrénée des ressources d’énergies fossiles et des autres ressources naturelles, renouvelables ou non et des États pris dans une concurrence économique féroce et s’accrochant plus que jamais à leur souveraineté nationale et, de l’autre, une sphère des négociations et de la gouvernance, qui véhicule l’imaginaire d’un « grand régulateur central » apte à définir des droits d’émissions, mais de moins en moins en prise avec cette réalité extérieure.

Cette gouvernance onusienne est aujourd’hui marquée :

→ en premier lieu, par une gestion apolitique du problème, c’est-à-dire une gouvernance, qui fait l’impasse sur le volet proprement géopolitique de la question climatique.

N’est-il pas trop naïf de supposer que la communauté internationale aurait un intérêt commun à combattre le changement climatique ?

C’est bien de la prédominance d’une autre lecture plus clivante dont il faut parler, qui est centrée sur la question de l’approvisionnement continu et bon marché en combustibles fossiles.

Cette lecture est d’autant plus importante aujourd’hui que la situation énergétique mondiale est désormais dominée par un « trio fossiliste », ce qui rend très difficile toute solution du problème climatique : la Chine, qui possède les réserves les plus importantes au monde de charbon, la Russie dont l’énergie primaire repose à 50 % sur le gaz et les États-Unis, gendarme mondial du marché du pétrole, dont le recours aux hydrocarbures a encore augmenté avec l’essor des huiles et gaz de schiste.

→ ensuite, par une gestion isolée, alors que le dossier du climat est inséparable des problèmes d’énergie, des modes de développement, de la forme prise par la mondialisation économique et financière.

En effet l’enjeu climatique a principalement été pensé et institutionnalisé comme problème environnemental, l’enclavant sur l’échiquier international, le séparant d’autres régimes internationaux, avec lesquels il interfère, comme ceux de l’énergie, du commerce international et du développement.

→ enfin, par l’illusion de pouvoir mener l’inévitable transformation industrielle et sociale de manière centralisée.

II. LE PASSAGE À UN MONDE DÉCARBONÉ N’EST PLUS NÉGOCIABLE

A. LA RÉALITÉ DU CHANGEMENT CLIMATIQUE ET DE SES CONSÉQUENCES

1. Les dérèglements climatiques

L’extraordinaire accélération des émissions de gaz à effet de serre (plus de 70 % entre 1970 et 2004) et leur accumulation dans l’atmosphère provoquent l’augmentation des températures, l’acidification des océans, la fonte des glaciers, la montée des eaux, la multiplication des inondations, sécheresses et incendies, accroissent la désertification et concourent à toutes sortes d’évènements météorologiques extrêmes.

Des migrants climatiques commencent à quitter certaines régions devenues submersibles ou incultivables. Ce nouveau type de migration a concerné plus de 40 millions de personnes dans la zone Asie Pacifique en 2010 / 2011. Par ailleurs, la déstabilisation du Proche Orient et d’une partie de l’Afrique, même si elle revêt une dimension politique évidente, trouve également ses fondements dans les dérèglements climatiques, comme le démontre la superposition des cartes de la désertification, de l’insécurité alimentaire et de la présence de groupes islamistes armés en Afrique sahélienne, mise en exergue par les travaux de la Convention des Nations Unies contre la désertification (CNUCD). Dans cette région entre autres, le changement climatique constitue également un facteur de conflit pour la possession des ressources naturelles, notamment l’eau et l’énergie.

Ailleurs on doit remédier à des dérèglements, qui coûtent déjà des sommes colossales, 80 milliards de dollars pour l’ouragan Sandy sur la côte est et la sécheresse au sud des États-Unis en 2012. Tandis que, selon Swiss Re, deuxième société mondiale de réassurance, les catastrophes naturelles dans le monde ont coûté 45 milliards de dollars aux assurances en 2013 et 35 en 2014. Mais ce n’est rien comparativement à la menace qui se profile. La fonte de l’Arctique coûterait, par exemple, un an de PIB mondial, soit 45 000 milliards d’euros, selon le modèle d’évaluation des coûts du changement climatique, élaboré par Nick Stern en 2006.

Les experts du GIEC le confirment au fil de leurs rapports, seules des mesures à grande échelle, prises d’ici 2030 et prolongées de telle sorte que nous ayons réduit les émissions mondiales de 40 à 70 % d’ici à 2050 par rapport à 2010, pour atteindre zéro en 2100, pourraient contenir le réchauffement aux 2°C, au-delà desquels les êtres humains n’auront plus de prise sur les événements. Mais d’ores et déjà le changement est visible. La dernière décennie est la plus chaude jamais connue et 2014 l’année la plus chaude jamais mesurée. En mars 2015, la concentration mensuelle moyenne de dioxyde de carbone dans l’atmosphère a dépassé, pour la première fois depuis le début des mesures, le seuil des 400 parties par million, alors que la limite recommandée à ne pas dépasser est de 350 ppm. La course engagée par les pays émergents pour rattraper notre « niveau de vie » nous donne à voir, en accéléré, la façon dont notre développement a changé la planète. Les images des villes chinoises noyées dans la pollution, de l’Australie ravagée par les feux, des grands fonds marins dévastés par le chalutage, des forêts abattues en Amazonie, des îles submergées, des régions désertifiées ou des gigantesques icebergs, qui se séparent des glaciers en Arctique alimentent de façon récurrente nos écrans.

La COP 21, qui réunit à Paris à la fin de l’année les représentants des 195 pays, parties prenantes à la négociation sur le changement climatique, va donc constituer un rendez-vous essentiel pour décider de la survie, non pas de la planète, mais de l’espèce humaine qui la peuple. L’objet même d’un accord international devrait être de servir l’intérêt général, pas les intérêts privés. Il devrait garantir une action climatique cohérente avec le respect des droits humains, les objectifs de développement, la lutte contre la pauvreté et le principe de solidarité internationale. Cependant les décisions qui y seront prises, annoncées par les principaux acteurs, ne suffiront pas à assurer une réduction des émissions de gaz à effet de serre, telle que le réchauffement de l’atmosphère soit limité à 2° d’ici la fin du siècle.

L’augmentation de la température, qui en résultera, débouchera sur une crise majeure pour l’existence des êtres humains. Selon le GIEC, les océans, qui constituent 70 % de l’espace, continueront à s’acidifier en absorbant toujours plus de carbone, ce qui affaiblira les récifs coralliens protecteurs des côtes et bouleversera la biodiversité marine. La fonte des glaciers provoquera l’élévation des niveaux des mers et fera disparaître ou reculer de nombreux territoires. Sur terre, les pénuries d’eau potable se multiplieront, accompagnées de sécheresses sur certains continents, tandis que d’autres seront soumis aux inondations. La baisse des rendements agricoles menacera la sécurité alimentaire de centaines de millions de personnes. La propagation des maladies, l’explosion des exodes de populations et la multiplication des conflits pour la survie déboucheront sur un monde largement marqué par l’instabilité et la violence.

En ouvrant la conférence environnementale pour la transition écologique le 20 septembre 2013, François Hollande s’interrogeait ainsi « Avons-nous bien appréhendé les conséquences sur les flux migratoires de populations, qui viendront là où elles peuvent se nourrir, là où elles peuvent accéder à l’eau ou éviter des catastrophes ? A-t-on bien évalué ce que signifiera le partage des richesses à l’horizon de trois ou quatre décennies ? Est-ce que l’on a bien établi le lien entre ce risque de catastrophes et les conditions mêmes du maintien de la paix ? ».

Les dérèglements climatiques affecteront en premier lieu les régions les plus déshéritées, en faisant subir aux populations les plus pauvres, sans qu’elles en aient touché le moindre bénéfice, les conséquences du développement des populations les plus riches. Au quotidien, le dérèglement climatique affecte plus sévèrement les femmes pauvres que les hommes : la raréfaction des ressources naturelles a un impact sur le maintien des filles à l’école, allonge les trajets – il leur faut aller chercher l’eau et le bois toujours plus loin – de même la réduction de la biodiversité engendre l’augmentation des risques de malnutrition, qui touchent particulièrement les femmes et les enfants. Le dérèglement climatique a une incidence avérée sur la santé des femmes notamment la santé sexuelle et reproductive. Le manque de soin peut entraîner une hausse de taux de mortalité maternelle et infantile. La reconnaissance de l’impact différencié du dérèglement climatique sur les femmes et les hommes dans le cadre de l’Accord de la COP 21 est la première étape de la mise en place de solutions adaptées et efficaces et de politiques de lutte contre le dérèglement climatique de long terme permettant d’augmenter les capacités de résilience des femmes, en soutenant leur autonomisation, leur accès au droit et la remise en cause des inégalités de genre.

Les sénateurs Cédric Perrin, Leila Aïchi et Eliane Giraud ont publié, début octobre, un rapport d’information du groupe de travail sur les conséquences géostratégiques du dérèglement climatique. Ils y soulignent, qu’à défaut d’agir rapidement, il résultera du dépassement du seuil des 2° C une aggravation des fractures entre pays pauvres et riches, entre hémisphère nord et sud, démultipliant des problèmes déjà existants et accroissant les injustices à l’échelle mondiale, puisque les pays qui subiront en première ligne les impacts du dérèglement climatique ne seront pas les principaux émetteurs actuels et historiques des gaz à effet de serre. Ils alertent également sur la modification des équilibres régionaux, sur l’augmentation des tensions concernant les ressources alimentaires, hydriques et énergétiques et sur la forte croissance dès 2020-2030 des déplacements de population internes aux États et internationaux.

Une analyse également partagée par le Parlement européen, qui évoque dans sa résolution « Vers un nouvel accord international sur le climat à Paris » votée le 14 octobre, « que le changement climatique peut accroître la concurrence pour certaines ressources, telles que la nourriture, l'eau et les pâturages, et pourrait devenir le principal facteur des déplacements de population, tant au sein qu'au-delà des frontières nationales, dans un avenir relativement proche ».

À l’origine de ce désastre annoncé, se situe notre modèle de développement, marqué par un recours massif aux énergies fossiles depuis la révolution industrielle mais surtout depuis le milieu du XXsiècle et particulièrement dans les pays développés, puisque aujourd’hui 80 % de l’énergie sont consommés par 20 % de la population. Aujourd’hui l’énergie utilisée pour l’alimentation, le chauffage, le transport et la production de tous les biens et services est à 78 % d’origine fossile. Pétrole, gaz et charbon sont d’ailleurs responsables de 80 % des émissions mondiales de CO2 et de 67 % des émissions de gaz à effet de serre. Demain il deviendra vital, selon les mots de François Hollande, de « renoncer à utiliser 80 % des ressources d’énergies fossiles facilement accessibles, dont nous disposons encore ». En somme la survie de l’espèce humaine impose de passer à une société bas-carbone.

Cette obligation est d’autant moins contestable que les changements dans la composition chimique de l'atmosphère et l'effet de serre anthropique (dû aux émissions de CO2) sont irréversibles à l’échelle humaine. Cela signifie qu'il n'y a pas une durée de vie donnée du carbone, au-delà de laquelle il disparaîtrait. Même s'il existe une série de « puits de carbone » (principalement les océans, mais aussi les forêts) qui régulent une partie du carbone émis, une très large fraction reste dans l'atmosphère au-delà de 100 000 ans. Chaque année, le changement climatique dû au CO2, laisse des traces irréversibles pendant au moins 1 000 ans sur le niveau des glaces, sur l'acidification des océans : une telle inertie climatique impose de penser le long terme dans la stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La hausse du niveau de la mer, bien que décalée et plus lente (menace patente pour les petites îles, et plusieurs deltas...) est également liée de manière irréversible au pic de CO2 qui sera atteint au XXIsiècle.

Enfin, au fil du changement climatique, apparaissent des éléments, que le GIEC n’a pas encore forcément pris en compte, comme la fonte du permafrost. Cette partie du sous-sol, gelé en permanence, commence à fondre dans la région arctique, ce qui réveille les bactéries, qui absorbent à leur tour le carbone, contenu dans les éléments organiques et rejettent ensuite du dioxyde de carbone (CO2), voire, si le milieu est privé d’oxygène, du méthane (CH4), qui sont les deux principaux gaz à effet de serre. La fonte du permafrost pourrait ainsi devenir une cause majeure de réchauffement aux côtés de la combustion des fossiles et de la déforestation, puisque, selon Florent Dominé, responsable du programme « accélération de la fonte du permafrost », il y a deux fois plus de carbone dans le permafrost que dans toute l’atmosphère.

2. La biodiversité également impactée

En parallèle, la biodiversité subit les effets du changement climatique, qui concourt à la disparition d’espèces animales et végétales et à la destruction d’écosystèmes, via les dérèglements, qui atteignent toutes les régions du monde, qu’il s’agisse de réchauffement, de sécheresse, de disparition de zones humides, d’inondations, d’érosion ou de fonte des glaciers.

Les océans stockent le gaz carbonique et absorbent la chaleur au prix du réchauffement de leurs eaux, donc de leur dilatation et de leur montée mais aussi de leur acidification, ce qui appauvrit le stock et la qualité des ressources naturelles. L’acidification, en particulier, entrave le développement des exosquelettes des animaux marins et de certaines micro-algues.

Depuis 1970, les océans ont ainsi perdu 49 % de leurs animaux, mammifères, poissons, reptiles et oiseaux (source WWF et Zoological Society of London). Certaines espèces atteignent un seuil critique, tandis que des habitats, massifs coralliens, mangroves et herbiers marins, disparaissent. Une méta-analyse de 632 études menée par des chercheurs de l’Université australienne d’Adelaïde vient de conclure que la très vaste majorité des espèces marines n’auront tout simplement pas la capacité de s’adapter aux changements très rapides, qui se produisent dans les océans. Le recul marqué de la biodiversité dans les eaux marines se traduira par un effondrement des espèces en cascade dans la chaîne alimentaire. Ces effets seront aggravés dans les régions polaires où les écosystèmes sont déstabilisés par l’apport accru d’eau douce issue de la fonte glaciaire, ce qui entraîne une désalinisation. De plus, les espèces animales y sont confrontées à l’arrivée d’autres espèces en provenance de latitudes plus tempérées, qui leur font concurrence et apportent avec elles des zoonoses et parasitoses, jusqu’ici non endémiques. Enfin ces animaux polaires n’ont aucune possibilité de repli vers des zones plus fraîches et sont donc directement menacés (rapport parlementaire d’Hervé Gaymard et de Noël Mamère).

Cet usage par l’humain de la planète ne se traduit pas seulement par une exploitation excessive responsable de perte de biodiversité et de dérèglement climatique. Il se mesure aussi par la dégradation des biens communs du fait de leur pollution. Soixante-dix années de production intensive ont pollué l’air des villes, l’eau des rivières et des nappes phréatiques, les sols et sous-sols de nos régions, affadi nos aliments et abîmé nos paysages, tandis que nos déchets contribuent à former plusieurs océans de plastique et à pénétrer la chaîne alimentaire via les animaux marins.

Au final, l’empreinte écologique de l’humanité sur la planète croît à une vitesse exponentielle, alors que la population mondiale, de plus de 7 milliards aujourd’hui, devrait atteindre 8,5 milliards en 2030 et 9,6 milliards en 2050, selon les dernières estimations de l’ONU. En 2015, l’Humanité avait, dès le 13 août, consommé toutes les ressources naturelles renouvelables que la planète peut produire en un an. Nous sommes aujourd’hui entrés dans l’ère de l’anthropocène, notion introduite par le Prix Nobel Paul Crutzen pour désigner une nouvelle époque géologique, caractérisée par l’influence prédominante de l’homme sur la planète et par sa capacité à la transformer.

B. LE CONSTAT D’ÉCHEC OBLIGE À RAISONNER AUTREMENT

Dans un exercice d’une habile clairvoyance, le fondateur du forum de Davos, qui rassemble les décideurs politiques, économiques et financiers de la planète, a reconnu, en janvier 2014, à l’occasion de sa 44e édition, l’existence d’une face sombre de la mondialisation. « Si celle-ci a permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions d’êtres humains », a-t-il expliqué, « elle s’est accompagnée de l’explosion de nouveaux risques à la fois systémiques et interconnectés ». Si chacun d’entre eux peut provoquer une défaillance mondiale, leur mise en résonance, capable de susciter un effet domino, est encore plus inquiétante. « Les inégalités croissantes, le chômage, les changements climatiques et les crises de l’eau constituent les défis les plus dangereux, que la gouvernance mondiale est incapable de traiter ».

Ce partage du diagnostic de l’état de notre monde par les tenants de la mondialisation et par leurs opposants les plus engagés appelle à changer nos modes de réflexion, à sortir des schémas intellectuels dominants, à nous interroger sur l’extraordinaire bascule, qui a eu lieu à partir de la première révolution industrielle. L’Humanité s’est alors engagée dans un combat idéologique majeur sur la façon de répartir la création de richesses et d’organiser sa production. Après la chute du mur de Berlin, l’échec du communisme a supprimé toutes les limites, qui bridaient encore le capitalisme. Le triomphe de celui-ci, sous sa forme libérale la plus exacerbée, a imposé le dogme de l’ouverture des marchés, présentée comme source d’enrichissement et garantie de la démocratisation. Vingt-cinq ans plus tard, la réalité est toute autre. Dans de nombreux pays développés, les citoyens ont troqué des objets toujours moins chers à acheter contre la délocalisation de leurs usines et la destruction de leurs emplois. Dans de nombreux pays émergents, le libéralisme économique s’est installé, sans entraîner aucun progrès pour les libertés politiques et la démocratie. Et il n’y a aucune raison que cela change, tant que les pays en développement n’auront pas rattrapé le niveau de vie moyen des pays les plus riches. Ce qui se fera au prix d’un effondrement de l’environnement.

Il nous faut donc d’urgence sortir de ce carcan mental, parvenir à nous convaincre que ce mode de développement n’est pas un modèle à suivre mais une parenthèse à refermer dans l’histoire de l’humanité, afin d’ouvrir un nouveau chapitre porteur d’espoir. Il ne s’agit pas d’adapter le modèle mais d’en changer. Ceci dans la droite ligne de l’engagement de François Hollande, qui déclarait, le 14 septembre 2012, à l’occasion de la conférence environnementale « Il s’agit de mettre la France en capacité de porter un nouveau modèle de développement. Car les défis ne se divisent pas ; ils ne se hiérarchisent pas ; ils doivent être affrontés et surmontés ensemble. Les crises ne se séparent pas ; la crise écologique ce n’est pas une crise de plus, elle est dans la crise globale qui se décline sur tous les terrains, dans tous les domaines : économique, social, sanitaire. La transition n’est pas un programme, n’est pas non plus un choix politique partisan, c’est un projet de société, c’est un modèle de développement, c’est une conception du monde ».

Demain il ne suffira donc pas d’inventer de nouvelles régulations, de définir de nouveaux garde-fous ou d’espérer que le progrès technique nous sauve. Même si la tentation est grande d’utiliser les sciences et les techniques, pour repousser les limites du modèle actuel qui reste fondé sur une exploitation aboutissant à l’épuisement des ressources. C’est dans cet état d’esprit que nous tentons encore d’extraire, à des coûts prohibitifs pour l’environnement mais également de plus en plus pour l’économie, des ressources non conventionnelles, qu’il s’agisse de pétrole à 5 000 mètres de fond sous la mer ou de gaz emprisonné dans le schiste à 2 500 mètres dans le sous-sol, sans oublier le rêve de forer sous l’Océan arctique.

C’est dans cette volonté de ne rien changer fondamentalement, que nous continuons d’exploiter les terres agricoles à coups de béquilles chimiques et génétiques, pourtant de moins en moins rentables, qui dégradent les sols au point de les rendre quasi-stériles. Toutes ces pistes ne pourront que hâter les catastrophes, tout en nous privant de découvrir les vraies alternatives, basées sur une réorientation de la recherche, pour adapter l’ensemble de l’existence humaine et trouver au fil de l’expérience d’autres façons de produire, de consommer, de travailler, de financer, d’habiter, de circuler, d’échanger. Il nous faut donc découvrir de vraies alternatives, engager une large transition, partir en reconnaissance de toutes les tentatives réussies de résilience, combattre l’inertie grâce à des minorités agissantes, entrer en résistance contre tous ceux qui s’obstinent à tirer pour eux les derniers profits du système actuel au détriment du plus grand nombre et, au final, inventer de nouvelles façons d’être au monde. Cette transition sera celle des citoyens, des territoires et des entreprises, dont les initiatives les plus robustes et les plus résilientes devront être repérées et diffusées. Mais elles devront être encouragées par une gouvernance internationale, garante de la réorientation des grands flux financiers.

III. LES CHEMINS DE LA TRANSITION VERS UN MODÈLE PLUS SOUTENABLE À L’AUNE DE LA NÉGOCIATION CLIMATIQUE

A. VERS UNE AUTRE GOUVERNANCE

Le cadrage du régime climatique s’avère de plus en plus inadapté pour penser les enjeux climatiques. Si la gouvernance onusienne a eu des mérites, elle est le seul lieu où les pays pauvres peuvent s’exprimer et elle a offert la possibilité à la société civile et aux ONG de se saisir activement de ce sujet, son fonctionnement a toujours eu tendance à préférer la recherche du consensus sur les questions de forme et de procédure à l’affrontement sur les divergences fondamentales. La gouvernance onusienne, technocratique et trop éloignée du terrain, ne peut rester l’instance unique de traitement du problème climatique et de mise en œuvre d’actions nécessaires pour protéger les êtres humains, les infrastructures et le capital naturel des impacts du changement climatique.

S’il faut repolitiser les enjeux, il faut aussi désenclaver le climat, car la question climatique n’est pas seulement un problème environnemental lié à la pollution des gaz à effet de serre.

En ciblant les émissions de CO2 au lieu de s’attaquer aux modes de consommation et de production actuels découlant du libéralisme, aux règles du commerce international ou au fonctionnement du système énergétique mondial, le régime climatique ne prend pas en compte ces autres régimes internationaux.

Considérant, contrairement à ce que l’on avait pu penser au moment du protocole de Kyoto, que l’essentiel ne réside pas dans des objectifs assignés dans une approche top down, mais dans ce qui se passera dans chaque pays, il convient en effet d’œuvrer pour un développement des savoirs climatiques locaux, afin d’ancrer la nécessaire transformation écologique de nos sociétés dans les réalités sociales, productives et économiques d’aujourd’hui. C’est dans ce sens qu’ont été remises par les États, en amont de la COP 21, leurs INDC - c’est-à-dire leurs contributions nationales à la lutte contre le changement climatique.

Si nous ne devons pas sous-estimer les possibles avancées en termes d’engagements de réductions des émissions de gaz à effet de serre dans le cadre de l’approche bottom up retenue pour la COP 21 de la part des pays développés, des pays en développement et des grands pays émergents, celles-ci risquent de ne pas être suffisantes, si elles ne sont pas complétées par des actions concrètes. Afin d’atteindre le but fixé par le GIEC de ne pas émettre plus de mille milliards de tonnes d’équivalent CO2 au cours de ce siècle, ce qui correspond, si l’on souhaite répartir équitablement l’effort, à 2 tonnes par habitant et par an, il est nécessaire et urgent de changer de régime et de passer à un système qui procède directement par les moyens : instruments, politiques, acteurs…

B. LA NÉCESSAIRE TRANSFORMATION DU SYSTÈME ÉNERGÉTIQUE

Pétrole, charbon et gaz naturel produisent, en 2012, 81 % de l’énergie mondiale, les biocarburants et les déchets 10 %, le nucléaire 5,7 % et les énergies renouvelables 3,2 %. Ces pourcentages diffèrent évidemment, lorsque l’on s’intéresse à l’énergie électrique. Les fossiles baissent à 67 %, tandis que le nucléaire augmente à 14 % et les énergies renouvelables à 19 %. C’est cette part de renouvelables, qui est en train de croître très rapidement, puisqu’elle passera selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) à 26 % en 2020, notamment dans les pays pauvres et en développement, grâce à la baisse des coûts de production.

Dans un rapport publié le 2 octobre 2015, l’Agence balaye l’argument du caractère variable de la production des renouvelables, en expliquant que les systèmes d’énergie peuvent apprendre à s’adapter au caractère fluctuant des renouvelables, tandis que c’est la volatilité des décisions politiques (réduction des soutiens publics), qui représente le plus gros risque. L’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) révèle de son côté, en avril 2015, que la France pourrait obtenir 100 % de son électricité à partir d’énergies exclusivement renouvelables dès 2050, et que cela ne coûterait pas plus cher que le maintien du nucléaire à 50 % de la production électrique en 2025. En Europe, les 5 pays scandinaves ont déjà atteint la moyenne de 67 % d’électricité renouvelable (géothermie, éolien, hydroélectricité, biomasse) et ambitionnent une sobriété en carbone bien plus élevée que celle de l’Union européenne (en 2030 : diminution de 40 % des émissions de GES, 27 % d’énergies renouvelables comme objectif contraignant au niveau européen et 27 % d’efficacité énergétique comme objectif non contraignant).

En France, les bâtiments et les transports comptabilisent, à eux seuls, plus de 51 % des émissions de gaz à effet de serre. La transition énergétique, mesure d’urgence pour limiter significativement la hausse des températures, devra donc se concentrer sur la rénovation thermique des logements et le développement de transports alternatifs et communs, marqué par la sortie du « tout-automobile » pour entrer dans la multi-modalité économe en énergie et en carbone (tramways, navettes fluviales, téléphériques). Un programme extrêmement mobilisateur, puisqu’il allie la réduction des émissions polluantes, la création d’emplois non délocalisables, la réduction de la facture des ménages et la diminution de notre dépendance aux importations de produits fossiles. Mais il faudra aussi encourager partout l’efficacité et la sobriété énergétique : mutualiser les usages des biens et services, localiser les habitations à proximité des transports en commun, renforcer les services de proximité, réduire les distances quotidiennes parcourues, préférer les circuits courts, notamment alimentaires, utiliser les transports en commun et les modes doux, diminuer le gaspillage alimentaire et les emballages, consommer moins de viande, généraliser, pour tous les produits et services, un affichage carbone et énergie, établir des comparaisons avec les communes et communautés voisines. Comme l’indiquait François Hollande lors de la première conférence environnementale : « les économies d’énergie représentent la moitié au moins du chemin à parcourir vers une société sobre en carbone à l’horizon 2050 ».

La transition ne pourra enfin s’opérer que si elle s’accompagne de la mise en place d’un modèle décentralisé de l’énergie, réclamé par les acteurs locaux, qui raisonnent en termes de mix de toutes les formes d’énergies renouvelables, ce qui devra permettre de diminuer progressivement la part du nucléaire, en prenant en compte son véritable coût, qui relève aujourd’hui partout d’un non-dit peu démocratique (explosion des budgets de construction et de sécurisation des réacteurs, démantèlement des centrales, traitement des déchets), tout en revendiquant le choix d’une plus grande sécurité. Le déploiement des énergies renouvelables, en intégrant une forte dimension territoriale et citoyenne, rapprochera la production d’énergie du consommateur et créera ainsi une appropriation du service et une prise de conscience de sa valeur, qui pousseront à la mise en place des meilleures solutions et à une plus grande sobriété. Les micro-systèmes complèteront le macro-système au sein d’une hybridation nouvelle. Ceci est hautement souhaitable dans les pays du Sud, où les projets à petite échelle sont les mieux à même de répondre aux besoins des femmes en matière d’énergie : solaire, éolien, biogaz, biomasse etc.

C. IL FAUT DONNER UN PRIX AU CARBONE

Faire payer le carbone émis permet d’indiquer à chaque acteur économique et à chaque citoyen le coût des dommages associés à ses émissions de GES, d’inciter par là même les décideurs publics et privés à réaliser la transition énergétique et d’amorcer le changement de modèle productif, tout en aidant au financement des actions nécessaires. En effet, comme le rappelle le 5e rapport du GIEC, vingt ans de négociation n’ont pas réussi à infléchir les émissions mondiales de CO2, dont la progression s’est, au contraire, accélérée au cours de la dernière décennie.

Cette évolution est en réalité inscrite dans le fonctionnement actuel de notre économie. Les prix du charbon, du pétrole et du gaz reflètent les raretés relatives de leurs stocks en terre et les contraintes de leur transport et distribution. La baisse du prix du pétrole, après celle des prix du gaz et du charbon, démontre qu’il y a bien trop d’énergie fossile sous nos pieds par rapport à ce que peut absorber l’atmosphère sans risques pour la stabilité du climat.

Pour sortir de cette impasse, il est urgent d’intégrer une nouvelle valeur dans l’économie ; cette valeur c’est le prix du carbone qui doit s’ajouter aux valeurs s’échangeant sur les marchés, pour faire payer à chaque émetteur de CO2 le coût des préjudices climatiques associés à ses rejets. La difficulté réside dans le fait que son introduction, à l’échelle internationale comme à l’intérieur d’un pays, provoque des effets importants sur la distribution des revenus. De plus, toute la question est de savoir quel instrument choisir pour le mettre en œuvre avec succès.

1. Les différents types d’instruments

Pour faire émerger progressivement un prix du carbone, qui ne peut être identique sur la planète entière, trois grands types d’instruments, permettant une tarification du carbone, ont déjà été expérimentés. Le premier, la taxe carbone, est un prélèvement monétaire ajouté au prix de vente d’un produit ou d’un service, qui repose sur la quantité de carbone émise lors de la production, du transport et de la consommation de ce bien ou de ce service. Le deuxième, la norme d’émission, consiste en un standard de référence, qui détermine la quantité maximum d’émission de gaz à effet de serre à ne pas dépasser lors de la production d’un bien ou d’un service. Enfin le troisième, le système d’échange de quotas au sein d’un marché, est un mécanisme, qui fixe des obligations de réduction d’émission aux participants de ce marché et leur distribue des quotas d’émission correspondant à ce plafond. L’essentiel étant d’arriver, de façon incitative, à limiter la quantité totale de CO2 émis, les participants peuvent acheter des quotas, afin de compenser des émissions excessives ou en vendre, afin de valoriser les efforts supplémentaires de réduction qu’ils auraient pu faire.

À ce jour, selon la « CDC Climat », 17,3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre sont couvertes par des mécanismes de tarification du carbone : 8,8 % par les systèmes de quotas, 4,3 % par les taxes carbone et 4,2 % par les normes d’émission. La dernière étude parue le 9 octobre à l’initiative de la « New climate economy » évoque un chiffre moins élevé, à savoir 12 % des émissions couvertes.

a. Le panorama mondial du prix du carbone en 2014

Un système de quotas d’émissions de CO2 existe aujourd’hui dans l’Union européenne, au Québec et en Californie regroupés en un seul marché depuis 2014, en Alberta, en Nouvelle-Zélande, au Kazakhstan, en Corée du Sud, dans 2 régions japonaises et dans 7 provinces et villes de Chine. Celle-ci vient d’ailleurs d’annoncer l’extension de ses projets pilotes à l’ensemble de son territoire en 2017, même si, dans un premier temps, seuls une demi-douzaine de secteurs fortement émetteurs de CO2 seront concernés, parmi lesquels l’acier, l’énergie ou encore la chimie.

La taxe carbone, de son côté, est en application dans de nombreux pays européens : Suède, Norvège, Islande, Finlande, Danemark, Irlande, Royaume Uni, France ainsi qu’en Colombie britannique, au Mexique, au Kazakhstan et au Japon. Le Chili et l’Afrique du Sud l’ont en projet.

Selon un rapport publié par la Banque mondiale en mai 2015, des progrès notables ont été accomplis depuis dix ans, aboutissant à l’existence, à ce jour, de quarante systèmes nationaux et d’une vingtaine régionaux. Un groupe de coordination recense d’ailleurs les bonnes pratiques à l’œuvre au sein des grands pays. Aujourd’hui les marchés de quotas pèsent 34 milliards de dollars, tandis que la taxe carbone rapporte 14 milliards, ce qui fait un total de 48 milliards. Mais au total, les prix du carbone sont encore trop bas, pour influer sur les stratégies d’investissement des pouvoirs publics et des entreprises, de telle sorte que ces agents économiques se détournent des énergies fossiles pour accélérer la transition. La plupart se situent, selon la Banque mondiale, sous les 15 dollars la tonne, notamment au sein du marché européen, où le prix évolue entre 5 et 10 euros, même s’il existe des exceptions comme la Suède où la tonne de carbone atteint 115 euros.

b. Quatre expériences de tarification carbone

À titre d’exemple des expériences en cours, l’on peut citer :

– Le « Clean Power Plan » des États-Unis, présenté par Barack Obama le 3 août dernier, qui vise à réduire de 32 %, d’ici à 2030, les émissions de CO2 liées à la production des centrales électriques par rapport à l’année 2005. Pour atteindre cet objectif, le plan d’action prévoit une réduction de la part de charbon à 27 % de la production à l’horizon 2030, contre 39 % en 2014. Ce « Plan d’Énergie propre » donne une flexibilité aux États pour atteindre l’objectif en matière d’instruments économiques et de calendrier de mise en œuvre ;

– La taxe carbone chilienne, votée en septembre 2014 pour entrer en vigueur le premier janvier 2017, concerne les centrales thermiques de 50 MWth pour l’ensemble des gaz à effet de serre et les particules fines, tandis que les véhicules légers et les vans professionnels ne sont taxés que pour leurs émissions de NOx. Les montants sont encore modestes : 5 dollars par tonne de CO2 et 0,1 dollar par tonne de dioxyde de soufre, d’oxyde d’azote et de particules fines ;

– Les systèmes pilotes d’échange de quotas de CO2 chinois sont expérimentés depuis juin 2013 dans deux provinces et cinq villes. Le choix de ces territoires visait à représenter la diversité des modèles économiques, industriels et géographiques. Cette expérience a concerné quelque 1 900 entreprises et les échanges ont atteint au premier décembre 2014 plus de 14 millions de tonnes de CO2. Le texte de loi, qui prévoit la généralisation à l’ensemble du territoire chinois, prévoit que 8 000 entreprises soient concernées en 2017 ;

– Certaines entreprises privées ont commencé à instaurer un prix du carbone interne, afin d’anticiper les réglementations futures, de démarrer leur adaptation au changement climatique ou encore de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Selon le « Carbon Disclosure Project », en 2014, 150 entreprises sont dans ce cas, tandis que 254 ont investi dans des projets de réduction d’émissions à hauteur de 362 millions de tonnes de CO2.

D’autre part la Banque mondiale a lancé en octobre 2014 une coalition « Carbon Pricing Leadership » qui invite présidents, ministres et dirigeants d’entreprise à se mobiliser en faveur de la mise en œuvre d’un prix du carbone. De février à juin 2015, la première partie de l’action a consisté à analyser l’efficacité économique d’un tel prix et jusqu’en octobre de cette même année, la Banque mondiale aura multiplié des actions de sensibilisation et d’assistance à destination des gouvernements et des secteurs privés.

2. Que faire demain pour que le prix du carbone devienne une réalité ?

Pascal Canfin et Alain Grandjean ont listé dans leur « feuille de route pour financer une économie décarbonée » une série de propositions. Fixer un prix au carbone leur paraît incontournable, afin de réorienter de manière rapide et massive les investissements et les consommations vers des modes moins émissifs. En tenant compte des difficultés et des échecs des expériences déjà menées à travers le monde, il semble que l’idée d’un corridor de prix pour le carbone soit la mieux adaptée à la réalité. Il permettrait aux différents pays de se situer entre 15 et 20 dollars la tonne de carbone en 2020, pour passer à un écart de 60 à 80 dollars, 15 à 20 ans plus tard.

Le Parlement français a, de son côté, voté dans la loi sur la transition énergétique et la croissance verte, une valeur de 100 euros la tonne en 2030. Thomas Porcher y ajoute l’idée d’une corrélation à l’indice de développement humain (IDH) du pays, ainsi qu’à ses émissions de CO2 par habitant, en tenant compte des biens consommés et non produits. Cette proposition présenterait le double l’avantage d’admettre la nécessité de se développer pour les pays pauvres et de comptabiliser les véritables émissions des pays développés, qui sous-traitent leurs productions industrielles, en les délocalisant en même temps que les émissions de celles-ci, vers les pays émergents. Cependant la mesure de l’IDH pouvant se révéler conflictuelle, la communauté internationale pourrait acter un corridor d’un niveau plus faible pour les pays en développement. Enfin, à l’intérieur de chaque pays, l’impact de la taxe carbone sur les ménages les plus pauvres devrait être compensé via un crédit d’impôt.

Par ailleurs, les marchés de quotas devront poursuivre leur mutation. Le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (EU ETS), qui s’applique dans 30 pays européens, dysfonctionne. Il devrait bénéficier d’une gouvernance rénovée, qui permettrait d’afficher un couloir de prix, dont les bornes haute et basse encadreraient la valeur tutélaire arrêtée par le rapport Quinet, à savoir 100 euros la tonne de CO2 en 2030. Cette valeur de référence du carbone fixée en France, afin de pouvoir guider les choix en matière d’investissements publics, se retrouve dans les préconisations de l’AIE et de nombreuses entreprises. Enfin, ce marché européen pourrait être couplé avec le marché réunissant déjà la Californie et le Québec mais aussi, à terme, avec celui qui se développe en Chine. Une telle coordination pourrait permettre d’avancer vers un marché transcontinental du carbone, selon Christian de Perthuis, qui voit à terme se mettre en place ainsi une mutualisation entre la Chine, l’Amérique du Nord et l’Europe.

En tout état de cause, l’idée de fixer un prix au carbone est dorénavant prônée par les institutions financières les plus conventionnelles. La Banque mondiale estime que le seul risque en la matière est de ne pas aller assez vite et affiche sa nette préférence pour la taxe carbone, peu affectée par les possibilités de fraude, peu chère à lever et efficace, tant pour financer des infrastructures décarbonantes, que pour continuer à éradiquer la pauvreté. La présidente du FMI, Christine Lagarde, affirme, elle aussi, que « c’est simplement le bon moment pour introduire une taxe carbone plus efficace pour diminuer les émissions de CO2 que le système d’échange de quotas d’émissions ».

C’est d’ailleurs dans le cadre du « Carbon Pricing Panel » ou « Comité sur la tarification du carbone », créé par les dirigeants de la Banque mondiale et du FMI, que François Hollande et Angela Merkel mais aussi les présidents du Chili, du Mexique, des Philippines, le premier ministre éthiopien, le gouverneur de Californie et le maire de Rio de Janeiro ont appelé, le 19 octobre, leurs pairs à une alliance sans précédent de chefs d’État et de collectivités, laquelle exhorte les pays et les entreprises du monde entier à donner un prix au carbone. Initiative soutenue par l’énergéticien français Engie, dont le président-directeur général Gérard Mestrallet appelle également à la mise en place d’un signal prix, « qui ne doit pas être considéré comme un frein pour l’économie mondiale mais comme un accélérateur de croissance, en installant de la confiance, de la visibilité propices à l’investissement et à l’innovation »,

Même les six compagnies pétrolières majeures européennes l’ont réclamé dans une lettre commune adressée le premier juin dernier au président de la COP 21, Laurent Fabius, et à la secrétaire exécutive de la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, Christiana Figueres.

D. LA REMISE EN CAUSE DU SOUTIEN AUX ÉNERGIES FOSSILES

En 2011, le rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement « vers une économie verte » recommande d’investir 2 % du PIB mondial dans la transition énergétique. L’AIE chiffre à 2 000 milliards de dollars la somme nécessaire à la construction des infrastructures d’une économie mondiale faiblement carbonée. Le coût de la transition énergétique peut paraître astronomique, mais le prix de l’inaction serait infiniment plus élevé, 5,5 % du PIB en 2050. Et l’on sous-estime, d’autre part, les effets d’entraînement qu’aurait le passage à un autre modèle. Le prix Nobel d’économie Paul Krugman souligne ainsi que la production énergétique renouvelable est de plus en plus abordable et cite, pour exemple, la division par deux du coût du photovoltaïque depuis 2010 : « Si un jour nous passons outre les intérêts particuliers et l’idéologie, qui ont bloqué l’action nécessaire pour sauver la planète, nous verrons que cela sera plus simple et moins coûteux que personne, ou presque, ne l’avait imaginé ».

Sur ce chemin, la première mesure à prendre est d’arrêter de subventionner les énergies fossiles au détriment des énergies renouvelables. L’OCDE a confirmé à la fin du mois de septembre dernier l’énormité des richesses publiques consacrées à encourager la production et la consommation domestiques des combustibles fossiles : 200 milliards de dollars sont versés chaque année par 40 États, les 34 les plus développés et 6 émergents pour financer, côté producteurs, des terminaux charbonniers ou gaziers, ou encore la recherche et l’exploration et côté consommateurs, toutes sortes de mesures d’encouragement, pas moins de 800, en faveur des agriculteurs, des pêcheurs, des forestiers, des taxis, des compagnies aériennes, des routiers et des automobilistes. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) avait avancé en 2014 le chiffre de 550 milliards de dollars pour le monde entier en comptabilisant les subventions transnationales, comme les crédits à l’exportation du charbon. En mai 2015, le FMI allait encore plus loin en chiffrant à 5 300 milliards de dollars par an les subventions effectivement versées et camouflées sous forme de non prise en compte des coûts liés à la pollution. L’arrêt de ces subventions devra évidemment se concentrer sur les grosses entreprises et mettre fin aux niches de consommation dans les pays développés mais épargner les pratiques liées à la vie quotidienne des populations de certains pays en développement.

La deuxième piste à suivre est de pousser les acteurs publics et privés à désinvestir dans les énergies fossiles. À la suite d’une campagne de mobilisation citoyenne, menée notamment par le mouvement 350.org présent dans 188 pays, plusieurs actions ont été lancées comme la décision de la fondation Rockefeller de retirer d’ici à 2018 les énergies fossiles de son portefeuille d’actifs à hauteur de 850 millions de dollars ou l’annonce par plusieurs banques françaises, la Société générale, la BNP, le Crédit Agricole de ne plus investir dans les grands projets miniers australiens. De la même façon, le Fonds souverain norvégien, qui contrôle 1,3 % de la capitalisation boursière mondiale, a décidé de se désengager des entreprises minières ou des groupes d'énergie, pour lesquels le charbon représente plus de 30 % de l'activité ou du chiffre d'affaires.

Pour engager une masse critique d’investisseurs institutionnels à décarboner progressivement leurs portefeuilles, le programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et son initiative Finance (UNEP FI) ont créé en compagnie du gestionnaire d’actifs Amundi, du fonds de pension suédois AP4 et de l’organisation à but non lucratif CDP (Carbon Disclosure Project) une « coalition pour décarboniser les portefeuilles », qui a pour objectif la réduction de l’empreinte carbone de 100 milliards d’euros d’investissements.

Au total, selon « Divest-Invest », l’ensemble des actifs gérés par des fonds de pension, des compagnies d’assurances et des œuvres philanthropiques, ayant pris l’engagement de ne plus investir dans les énergies fossiles, a atteint, en septembre 2015, quelque 2 600 milliards de dollars. Il témoigne de la prise de conscience de la part des gestionnaires d’actifs financiers de ce qui apparaît dorénavant comme un véritable risque carbone, que les investisseurs sont en droit de voir pris en compte, tout comme ils peuvent exiger que les flux financiers soient dorénavant dirigés vers la nouvelle économie sobre en carbone.

E. LES FINANCEMENTS CLIMAT, CLÉ DE VOÛTE D’UN ACCORD AMBITIEUX

1. En finir avec la financiarisation de l’économie

Ce virage que la communauté internationale va devoir faire prendre à l’économie pour sauver la planète des dérèglements climatiques ne se fera pas sans une remise en cause fondamentale du système financier, tel qu’il s’est développé depuis une trentaine d’années.

En termes de finance, le marché a longtemps fait son office, à savoir assurer la rencontre entre l’épargne des particuliers, qui souhaitent placer leurs économies et les besoins de financement des entreprises et des États, qui manquent de liquidités pour investir, ceci par le biais des banques. De leur côté, les assureurs ont fourni avec succès, aux particuliers comme aux entreprises, des protections contre les risques encourus dans leurs activités respectives. Mais la dérégulation massive du marché de la finance, mise en place dans les années quatre-vingt à la suite de l’abandon en 1971 de la convertibilité or du dollar, a déstabilisé le système, faisant éclater au fil des ans de nombreuses crises, limitées à certains pays (Mexique, Brésil, Argentine, Russie, Turquie), généralisés à un continent (Asie, Europe avec la crise des dettes souveraines) ou étendues au monde entier via l’éclatement de bulles (internet en 2000, subprimes et hedge funds en 2007-2009).

En créant une infinité de produits de couverture sophistiqués, en favorisant la titrisation de produits toxiques et en multipliant, via des modèles mathématiques complexes, certains types de transaction, comme le trading à haute fréquence, non seulement la finance, devenue extrêmement volatile, ne joue plus son rôle, puisqu’elle distribue insuffisamment le crédit à l’économie réelle mais elle se retourne contre celle-ci. La finance toute puissante réduit la sphère de l’État, le niveau des salaires, le nombre de salariés et le périmètre de la protection sociale. Les produits dérivés, échangés en 2012, représentent 700 000 milliards de dollars, tandis que prospèrent les paradis fiscaux.

Les États, qui ont laissé le système se développer sans règles, se retrouvent seuls à la manœuvre, quand la faillite d’un établissement bancaire ou assurantiel menace de se répercuter sur l’ensemble de l’économie. Au sein de la zone euro, les plans de soutien aux pays attaqués entraînent un creusement gigantesque des dettes. Devant le risque de faillite de leurs États respectifs, les gouvernements utilisent l’arme budgétaire, qui plonge les populations dans une situation toujours plus délétère, d’autant que la monnaie européenne a été créée sans harmonisation ni fiscale ni sociale. Ce capitalisme financiarisé fonctionne comme un gigantesque casino, qui n’aurait pas fixé de plafond de jeu, ni interdit de joueur et fait finalement payer à l’ensemble des citoyens le prix d’une flambée sans fin.

Selon ATTAC, la mesure la plus urgente à prendre en termes de finance compatible avec le climat serait d’interdire les produits financiers dérivés et/ou indexés sur les énergies fossiles. La mise en place d’une taxe sur les transactions financières européennes à large assiette assurerait ensuite à la fois la réconciliation entre la finance et l’économie et doterait la lutte contre le changement climatique de financements pérennes. Mais au-delà de ces décisions ponctuelles à prendre rapidement, c’est évidemment l’alignement du système financier sur les objectifs du développement durable qu’il faut obtenir. Le PNUE a publié en ce sens, le 8 octobre, un rapport intitulé « le système financier dont nous avons besoin », qui liste des exemples de bonnes pratiques déjà en cours dans 15 pays et dans les principaux secteurs du système financier et présente un cadre d’actions à mener.

2. Le financement des 100 milliards

En 2009, lors de la conférence climat de Copenhague, les pays développés ont pris l’engagement d’apporter collectivement 100 milliards de dollars par an aux pays en développement, pour les aider à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (atténuation) et à s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique (adaptation). Cette promesse a conduit la plupart des pays en développement à conditionner leurs engagements les plus ambitieux de réduction de GES (INDC) à l’obtention de ces financements.

Pour la Fondation Nicolas Hulot, il conviendra de veiller très précisément à ce que la part privée de ce financement global n’excède pas 35 milliards, la part publique atteignant au minimum 65 milliards par an à partir de 2020, soit un doublement a minima de ce qui existe en 2012 (entre 14 et 34 milliards selon les sources). En effet, l’engagement des institutions publiques est primordial pour lever les obstacles à ces investissements de long terme et rassurer les acteurs privés par l’effet levier procuré. Le rapport Canfin-Grandjean évoque à ce sujet l’évolution nécessaire du rôle des banques de développement, qui devraient devenir des opérateurs d’investissements bas-carbone, en utilisant leurs outils à fort effet de levier, pour orienter leurs aides vers les projets compatibles avec le maintien des températures sous les 2°.

Les institutions, qui régulent la finance, comme le Comité de Bâle, devraient de leur côté surveiller l’exposition aux risques climat et carbone des différents acteurs, qu’il s’agisse des banques, des fonds de pension ou des assureurs, qui seraient soumis à des « stress tests climat ». À noter que la saisine sur ce sujet par Michel Sapin au printemps 2015 du Conseil de stabilité financière a permis de démarrer le processus. Ensuite les fonds publics devront évidemment mobiliser de nouvelles ressources et ne pas provenir du transfert de budgets déjà existants et consacrés à d’autres enjeux de l’aide au développement, que l’on diminuerait d’autant. Enfin, alors qu’aujourd’hui seuls 10 % environ des financements climat sont consacrés aux dépenses d’adaptation des pays les plus vulnérables via des subventions, c’est-à-dire des dons, cette part devra augmenter dans l’avenir. François Hollande s’y est engagé devant l’Assemblée générale des Nations Unies, le 28 septembre dernier, en promettant que « l’augmentation de l’aide ne sera pas simplement des prêts, mais aussi des dons, parce que c’est par rapport aux dons- c’est-à-dire ce qui est transféré directement, ce qui n’est pas remboursé- que l’on pourra favoriser puissamment l’adaptation des pays en développement aux effets du dérèglement climatique ».

À la veille de la COP 21, la communauté internationale a cependant encore un long chemin à parcourir. Le rapport de synthèse présenté en octobre par l’OCDE, qui fait état de l’existant, chiffre à moins de 62 milliards le financement climat Nord-Sud en 2014. Il agrège les aides publiques bilatérales (37 %), les interventions des banques multilatérales (33 %), les financements privés (27 %) et les crédits à l’export (3 %), qui permettent principalement aux pays du Nord d’exporter vers leurs clients du Sud des éoliennes (à 72 %) et des centrales photovoltaïques (à 22 %). Ce rapport ne distingue pas les prêts des dons, ce qui représente une véritable faiblesse de l’analyse, notamment pour l’aide attendue par les pays les plus pauvres incapables de contracter des prêts. Enfin, il chiffre à 16 % la part totale consacrée au financement de l’adaptation, ce qui reste insuffisant, en comparaison des 77 % allant à l’atténuation (les 7 % restant sont dévolus à des projets transversaux). Les crédits export s’adressent ainsi à 100 % et l’aide privée à 90 % à l’atténuation, au détriment des investissements d’adaptation, pourtant urgents à mettre en œuvre pour sauver les pays et régions les plus vulnérables.

La création, début octobre à Lima, du V20 composé des ministres des finances des vingt pays les plus vulnérables au changement climatique, qui se sont accordés sur un mécanisme de mutualisation des risques climatiques, illustre ce besoin particulier. Plusieurs banques de développement ont cependant annoncé de nouveaux engagements lors des assemblées annuelles de la Banque mondiale et du FMI à Lima le 12 octobre. La Banque mondiale augmentera ses financements climatiques jusqu’à 29 milliards de dollars par an en 2020. Toujours par an et à partir de 2020, la Banque asiatique de développement doublera ses financements à 6 milliards de dollars, la Banque africaine de développement ira jusqu’à un quasi triplement, à hauteur de 5 milliards de dollars et la Banque interaméricaine de développement doublera son effort. Enfin, la Banque européenne d’investissement fournira plus de 110 milliards de dollars et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement 18 milliards d’euros pour des projets climatiques dans les 5 prochaines années. Le commissaire européen aux affaires économiques, Pierre Moscovici, souligne le rôle essentiel de ces banques régionales, qui ont permis, en ce qui concerne l’Union européenne, de susciter depuis 2007 à partir d’un investissement initial d’un milliard d’euros plus de 25 milliards d’investissements privés dans les pays en développement.

En termes d’engagement global, la France, hôte de la COP 21, a annoncé par la voix de François Hollande, lors de la dernière Assemblée générale des Nations Unies, qu’elle augmenterait son financement de 2 milliards, comme l’Allemagne, le portant de 3 milliards en 2015 à 5 milliards en 2020. Barak Obama s’est engagé à verser 3 milliards de dollars au fonds vert pour le climat, tandis que le président chinois indiquait son engagement à hauteur de 3 milliards de dollars également en faveur de la lutte contre le changement climatique dans les pays en développement. Côté européen, l’effort à accomplir pour parvenir à cette augmentation pourrait passer par la mise en place de la taxe sur les transactions financières, dont le principe a déjà été adopté par 11 des 28 pays de l’Union européenne sous forme de coopération renforcée et dont la création annoncée pour janvier 2016 risque d’être reportée début 2017, selon les dires de François Hollande, sans que l’on sache encore sur quoi elle porterait (actions, produits dérivés).

La France, qui a déjà mis en place depuis août 2012 une taxe limitée à certains titres, qui exclut notamment les produits dérivés, sur lesquels interviennent ses principales banques, pourrait à la fois élargir le champ de la TTF, en y intégrant les transactions « intra-day » (qui sont dénouées au cours d’une seule journée) et augmenter l’affectation de son produit au fonds de solidarité pour le développement, comme le prônent deux amendements à la loi de finances 2016. Aujourd’hui seuls 17 % du montant de la TTF servent à financer les dépenses de développement à hauteur de 160 millions ; en passant ce plafond à 50 %, la France serait en capacité d’abonder ce poste jusqu’à 466 millions d’euros.

Alors que ces sommes peuvent paraître importantes, il convient de les rapprocher de la mobilisation, effectuée en 2009 sans aucune difficulté, de 1 000 milliards de dollars, pour sauver le système bancaire, alors menacé par la crise financière. Ces 100 milliards de dollars ne représentent par ailleurs que 0,14 % du PIB mondial. D’ailleurs la FNH, qui s’est livrée à une estimation des besoins en termes d’adaptation des pays les moins avancés et des pays en voie de développement, indique qu’en 2020 les 100 milliards couvriront à peine la moitié des investissements nécessaires. L’autre moitié devra venir d’investissements nationaux, d’investissements privés et de financement Sud-Sud. Le PNUE chiffre, lui, les besoins d’adaptation des pays en développement à 150 milliards de dollars par an en 2025-2030 mais à 500 milliards à l’horizon 2050. En tout état de cause, la part publique des 100 milliards devra être réévaluée tous les 5 ans et son financement élargi à de nouveaux contributeurs, comme la Chine, qui aura acquis d’ici là une puissance financière suffisante.

3. Réorienter les financements privés, afin de favoriser la transition vers une économie décarbonée.

Un premier pas important, au niveau international, a été franchi à l’initiative de la France, puisque les ministres du G20 ont mandaté le Conseil de stabilité financière pour analyser comment le secteur financier peut prendre en compte les questions liées au changement climatique. D’ailleurs, la France est le premier pays au monde à s’être doté d’un arsenal législatif obligatoire (loi sur la transition énergétique et la croissance verte) pour les gestionnaires et détenteurs d’actifs, afin de mieux tenir compte du risque climat, de mesurer l’empreinte carbone de leurs portefeuilles financiers, de rendre publique la part d’investissements réalisés dans la transition vers une économie décarbonée et la façon dont ils rendent leurs stratégies d’investissements cohérentes avec l’objectif internationalement reconnu des 2°C. Certaines de ces mesures sont également en débat en Suède mais aussi en Chine.

De leur côté Pascal Canfin et Alain Grandjean ont, dans leur rapport, mis en évidence une prise de conscience sans précédent dans le monde financier, qui commence à intégrer l’enjeu climatique non plus comme un sujet extra-financier et de responsabilité sociale et environnementale (RSE) mais comme un risque financier potentiel majeur sur les modèles économiques des entreprises et sur la stabilité financière. De même, considérant que les banques de développement constituent un levier essentiel, ils proposent différentes innovations financières, qui permettraient de financer plus de projets bas-carbone et d’augmenter l’effet d’entraînement sur le financement privé de ces projets (développement des garanties, nouveau rôle des banques de développement vis-à-vis des marchés de capitaux, capacité renforcée à l’appui de l’émergence de projets bas-carbone, gestion du risque politique et de convertibilité…).

Allant dans le même sens, Jean-Charles Hourcade et Michel Aglietta proposent de rendre éligible à la politique de rachat d’actifs par la Banque centrale européenne des titres privés, dont l’impact bas-carbone avéré serait garanti par la puissance publique. Il s’agirait de mettre en place un système d’intermédiation financière, gagée sur le carbone, permettant la mise en œuvre d’une politique monétaire non conventionnelle, orientée vers les investissements nécessaires à la transition bas-carbone. Enfin, relevant que la partie essentielle à financer concerne les infrastructures bas-carbone, Pascal Canfin et Alain Grandjean notent que celles-ci peuvent comporter des spécificités qui, dans de nombreux cas, bloquent leur financement. L’identification de ces obstacles et leur levée constituent alors une priorité (absence de recul pour évaluer le cash- flow futur, faible expérience des administrations pour intégrer les spécifications bas-carbone dans la commande publique et les appels d’offres, nouveau modèle économique…).

4. Les financements innovants

Le rapport Canfin-Grandjean fait le point sur les financements dits « innovants », qui permettraient de mobiliser davantage de financements notamment publics.

a. La taxe sur les transactions financières (TTF)

Même si, en 2011 à Cannes, sous présidence française, le G20 s’est déclaré en faveur d’une taxe sur les transactions financières, aucune discussion à ce jour n’a réellement eu lieu au plan international (suivant les modalités retenues, une taxe mondiale rapporterait entre 90 et 300 milliards de dollars par an). En 2013, onze pays de l’Union européenne ont décidé de mettre en place une coopération renforcée pour instaurer une TTF. En janvier 2015, le Président de la République française s’est prononcé en faveur d’une taxe reposant sur l’assiette la plus large possible. L’engagement politique est de trouver un accord avant la fin de l’année 2015. La France a, à plusieurs reprises, indiqué son intention d’en affecter une partie très significative au climat. Pascal Canfin et Alain Grandjean parlent d’une recette possible de 10 milliards d’euros en 2020, sur laquelle 2 milliards reviendraient à la France, ce qui lui permettrait de consacrer près de 1,4 milliard d’euros au climat (soit 70 % d’allocation pour le climat). La réussite de cette négociation sur la TTF à Onze est un élément clé pour la mobilisation de financements publics supplémentaires pour le climat.

b. Les transports internationaux

Les transports maritimes et aériens sont des émetteurs importants et croissants de gaz à effet de serre (entre 2 et 3 % des émissions mondiales pour le secteur aérien et 3 % pour le secteur maritime). L’ensemble du secteur de l’aviation a pris en 2010 un engagement cible de croissance neutre en carbone à partir de 2020, dont il doit décider les modalités précises en 2016. En complément des normes d’efficacité énergétique, dont l’application doit être accélérée et généralisée, la mise en œuvre de cet engagement sous la forme d’une compensation carbone dans les pays en développement et notamment les plus vulnérables, permettrait de dégager entre 2 et 6 milliards de dollars de transferts financiers en 2025, qui pourraient permettre de financer la restauration des terres agricoles dégradées.

c. Les revenus des marchés de carbone

À ce jour, les mécanismes de tarification du carbone ne permettent pas d’atteindre les potentiels de revenu estimés au début de la décennie. De plus, l’essentiel des revenus des mises aux enchères des marchés de carbone a été affecté à des fins domestiques, pour financer des politiques de réduction d’émissions mais aussi de réductions de cotisations sociales par exemple. En 2013, dans le schéma européen d’échange de quotas (ETS), sur les 3,8 milliards d’euros de revenus générés par les enchères, seulement 0,5 milliard d’euros ont été orientés vers des flux internationaux de la finance climat.

Avec l’expansion des marchés carbone dans le monde, il est probable que ces dispositifs constituent une source de revenus croissants. Pour l’EU ETS, les estimations de revenus sont de l’ordre de 230 à 320 milliards d’euros entre 2015 et 2030 (compte tenu de l’augmentation de la part de quotas mis aux enchères). En faisant l’hypothèse que les États membres affectent en moyenne 70 % du revenu des enchères au climat et qu’environ un tiers de cette part aille à l’aide internationale, cette dernière représenterait 3,5 à 5 milliards d’euros par an (selon les hypothèses de prix du carbone).

F. DES POLITIQUES PLUS DURABLES ET PLUS SOBRES EN CARBONE

Si l’énergie constitue à la fois le cœur de la crise climatique, le moteur de notre développement et donc la politique à réformer en première urgence, les villes, les usines, les campagnes sont autant d’espaces concrets, où doivent s’inventer de nouvelles manières d’être au monde, dictées par une politique de sobriété en carbone. En reconsidérant ses rapports avec la nature, la ville doit concourir à une meilleure intégration des espaces urbains et ruraux et renouer avec les écosystèmes sous la pression de la pollution, des canicules ou des inondations.

L’appareil productif doit s’adapter à la société bas-carbone. Après la bataille historique entre l’économie capitaliste et l’économie planifiée, au-delà de l’expérience de l’économie sociale de marché adaptée aux Trente glorieuses, par-delà l’économie libérale sans limites, c’est une nouvelle économie multiple, qui doit demain réconcilier l’outil du marché, la prise en compte du social et l’obligation de l’écologie. Économie circulaire, économie de la fonctionnalité, économie sociale et solidaire, économie positive : toutes ces nouvelles formes d’organisation, déjà mises en œuvre de façon marginale, devront coexister et inspirer l’ensemble de notre transition. Enfin une agriculture résiliente au changement climatique et favorable à la biodiversité doit remplacer le modèle conventionnel, qui se heurte aux limites physiques, environnementales et sanitaires des excès de son productivisme.

1. Un urbanisme résilient

Les villes consomment aujourd’hui les deux tiers de l’énergie mondiale et représentent 70 % des émissions de GES liées à cette consommation. Appelées encore à se développer, elles doivent devenir des acteurs du changement. Les pistes sont nombreuses :

– Favoriser la densité des villes, au contraire de l’étalement, afin d’éviter le mitage de l’espace et la dispersion des habitations, éloignées des lieux de travail ;

– Prévoir des ceintures vertes réservées à des usages agricoles ;

– Intégrer des espaces naturels et préserver la biodiversité en ville ;

– Favoriser les jardins urbains ;

– Réserver dans les villes des espaces pour les pratiques collectives et durables, telles que des lieux de co-travail, des ateliers collaboratifs, des pistes cyclables, des places de stationnement pour le co-voiturage et les voitures électriques ;

– Prévoir dans les immeubles collectifs des espaces partagés (laverie, local à vélo, compost, atelier de bricolage) ;

– Développer les systèmes de réseaux de chaleur, qui valorisent les déchets via la cogénération et consomment de la biomasse ou du biogaz ;

– Encourager l’implantation des petites et moyennes surfaces en centre-ville et décourager celle des grandes surfaces en périphérie, afin de densifier la ville et de préserver les terres agricoles ;

– Favoriser la collecte et la livraison mutualisées en ville. Dédier des voies d’autoroutes urbaines et de périphériques aux voitures remplies, aux cars et aux bus.

2. Produire différemment

L’économie circulaire, déjà largement expérimentée dans certains territoires et pays, inscrite dans différentes constitutions comme en Allemagne, permet aux déchets de certaines entreprises de devenir les ressources des autres. À terme, les objets seront conçus pour être réparés puis démontés et leurs différents composants réutilisés ou recyclés. Cela nous amènera à sortir de la logique du traitement des déchets, pour créer une nouvelle valeur à chaque étape sans perte finale.

À Cotonou, grâce à l’accès à des financements externes, les « Gohotos » -les femmes récupératrices- ont mis en place un système de gestion efficace des déchets solides ménagers, devenu pérenne. Elles recyclent les plastiques, bouteilles et objets métalliques, qu’elles revendent au marché. Les déchets organiques sont transformés en engrais et revendus aux jardiniers de la ville pour leurs cultures de légumes Cette économie du flux, qui copie les systèmes vivants, est la seule capable de permettre à la population humaine de se partager une planète finie.

Néanmoins si le recyclage est indispensable, car il retarde l’échéance de la raréfaction puis de l’épuisement des matières premières, il ne peut constituer à lui seul la solution. Le recyclage se révèlera insuffisant à satisfaire les besoins d’une population mondiale toujours plus nombreuse, tout comme l’aspiration des pays émergents à accéder au même niveau de vie que les pays développés, à moins que la consommation mondiale des matières premières n’augmente pas de plus de 1 % par an, étant donné l’aspect exponentiel des courbes de croissance, défini par François Grosse. Ce qui ouvre des perspectives à la recherche, afin de parvenir à réduire très fortement la quantité de matériau nécessaire par unité de produit. La raréfaction puis l’épuisement des matières premières nous obligeront donc à aller au-delà, en réduisant très fortement notre production et en développant l’économie de la fonctionnalité, c’est-à-dire en choisissant de vendre non plus les biens mais leur usage. Par ailleurs, l’économie sociale et solidaire, ancrée dans les territoires, conciliera éthique, valeurs collectives et efficacité économique.

3. Cultiver au lieu d’exploiter

La nécessité de nourrir 9 milliards d’êtres humains d’ici 2050 s’accommodera parfaitement des pratiques agro-écologiques, selon Olivier de Shutter, l’ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation des Nations Unies, qui les créditent à la fois de l’augmentation de la productivité, de la réduction de la pauvreté en milieu rural, de l’amélioration de la nutrition et de l’adaptation au changement climatique.

Déjà, en France, des milliers d’agriculteurs se sont engagés dans toutes sortes de pratiques en rupture avec le modèle conventionnel, qui repose sur l’économie du pétrole à base d’engrais, de pesticides et de carburants. L’agroforesterie, la permaculture, l’agriculture biologique ou biodynamique sont autant de façons naturelles de travailler la terre, qui permettent d’augmenter la production par la régénération de l’écosystème, en se fondant sur l’observation scientifique du vivant et le bio-mimétisme. La révolution agricole de l’après-guerre, menée à raison pour augmenter rapidement la production et répondre aux pénuries alimentaires, touche aujourd’hui à sa fin. Les pratiques agricoles, qui en découlent, sont à la fois émissives et polluantes et posent des problèmes de santé publique.

Ce qui relève encore aujourd’hui de la marginalité devra donc se généraliser. En tirant le meilleur parti de la nature, plutôt qu’en la dopant artificiellement, la nouvelle agriculture évitera les dommages collatéraux sur les sols, les végétaux, les animaux, les paysans, les éleveurs et les consommateurs, tout en augmentant la résilience au changement climatique et en favorisant le développement de multiples races animales et espèces végétales adaptées aux terrains et capables d’une production variée et saine.

Après des décennies d’exode rural, de concentration des exploitations et d’artificialisation des sols, l’agriculture a besoin de renouveler ses générations de paysans et d’éleveurs et de leur permettre un nouvel accès au foncier, tout en protégeant celui-ci du grignotage par la périurbanisation. Une réorientation de nos politiques publiques est définie ainsi par François Hollande en septembre 2014 : « Lutter contre la consommation rapide des terres agricoles, ce n’est pas protéger une profession, c’est protéger le pays. Préserver la biodiversité, c’est limiter l’artificialisation des sols, c’est encourager le développement d’un nouveau modèle agricole, plus respectueux de l’environnement qui réduise l’usage des pesticides, protège les ressources en eau ».

G. LA PRÉSERVATION ET LA RESTAURATION DES PUITS DE CARBONE

La préservation des puits de carbone, qu’il s’agisse des sols, des océans ou des forêts doit constituer un pilier de la lutte contre le réchauffement. Leur utilisation durable doit s’inscrire au cœur de toutes nos politiques publiques.

1. Restaurer les terres

À l’intersection de la lutte contre le changement climatique et de la sécurité alimentaire apparaît un élément de notre planète, fondamental mais largement ignoré, voire totalement oublié. Il s’agit du sol que l’on foule quotidiennement et qui enveloppe d’une mince et fragile pellicule la croûte terrestre. Artificialisé dans l’espace urbain, disparu sous les immeubles, avalé par les hangars commerciaux et les parkings, recouvert du bitume des routes et des aéroports, le sol, avant que l’homme n’intervienne, est principalement constitué de terre, si l’on exclut les roches sédimentaires. Au fur et à mesure de l’urbanisation, cette terre a été détournée de ses usages agricole et forestier, sans que les États ne fixent de limites. Il a, par ailleurs, été pollué par différentes activités industrielles, minières et agricoles. Ainsi le recours trop important aux fertilisants chimiques et aux pesticides a entraîné la perte de matières organiques et d’éléments nutritifs, alors que le premier service écosystémique rendu par les terres est de nourrir les populations humaines et animales.

Or la hausse de la population mondiale va nécessiter une augmentation de production agricole, qui pourra d’autant moins résulter de l’amélioration de la productivité, que le réchauffement va entraîner une perte moyenne de 1 % de celle-ci tous les 10 ans (GIEC). L’alternative réside dans la restauration des 2 milliards d’hectares de terres aujourd’hui dégradées et donc abandonnées, à travers le monde. Une opération au coût limité, une centaine de dollars en moyenne l’hectare, et qui par ailleurs comporte un énorme avantage en matière de lutte contre le réchauffement.

Les terres fixent, en effet, le carbone organique et absorbent ainsi le gaz carbonique. L’Université de Yale estime que, si l’on restaurait 500 millions d’hectares de terres, soit le quart de l’existant, cela absorberait 30 % des émissions de CO2. Allant dans ce sens, le ministre français de l’agriculture a lancé en avril dernier un projet de recherche internationale sur la séquestration du carbone dans le sol, qu’il présentera lors de la COP 21, dénommé 4 pour mille. En captant du CO2 dans l’air via la photosynthèse, une plante absorbe du carbone. Si cette plante se décompose dans le sol, elle lui restitue son carbone sous forme de matière organique. Le sol s’enrichit alors et devient plus fertile. Si l’on augmente ainsi la matière organique des sols agricoles chaque année de 4 pour mille (4 grammes stockés dans les sols pour mille grammes de carbone), on serait capable de compenser l’ensemble des émissions annuelles de gaz à effet de serre produits par la planète. En outre, l’augmentation du taux de matière organique dans les sols est bénéfique en termes de biodiversité (développement de réseaux de champignons, de galeries de vers de terre et de milliards de bactéries) et de capacité de rétention d’eau, ce qui est important en période de sécheresse.

Révolutionnaire, ce concept remet en question le modèle agricole dominant et ses pratiques conventionnelles. Dans la continuité du projet agro-écologique, il doit s'accompagner d'un changement de nos modes de production et de notre rapport à la nature, puisque les chercheurs de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), à l’origine de ce projet, préconisent l’amélioration des techniques de fertilisation, la couverture permanente des sols, l’agroforesterie. Le programme international de recherche 4 pour mille associera des chercheurs du monde entier : l’INRA, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique (CIRAD), l’université américaine de Columbia, l'université néerlandaise de Wageningen et d'autres instituts de recherche au Danemark et en Afrique du Sud.

Plus nous protégerons la planète, plus nous apporterons une réponse aux plus vulnérables, à ceux qui aujourd'hui souffrent de famine ou de malnutrition.

La Great Green Wall (Grande muraille verte) lancée en 2008 à l’initiative des pays du Sahara et du Sahel avec le soutien de l’Unité africaine (UA), vise à lutter contre la dégradation des terres et la désertification. Depuis l'idée initiale d'un mur d'arbres traversant le désert africain, pour stopper l'avancée du désert, en restaurant une bande de 7 775 km des côtes sénégalaises jusqu’à Djibouti, la Grande muraille verte s'est peu à peu transformée en de multiples interventions pour le développement rural, la gestion durable des terres, le renforcement de la résilience des populations et des systèmes naturels au changement climatique et l'amélioration des conditions de vie des communautés locales. L’initiative a déjà porté ses fruits grâce à la plantation de plus de 11 millions d’arbres et à la restauration de 24 600 hectares de terres au Sénégal, qui se sont accompagnées d’un meilleur accès à l’eau pour les populations locales. La Convention des Nations Unies contre la désertification souhaite soutenir cette initiative triplement vertueuse en termes de changement climatique, de sécurité alimentaire et de prévention des conflits et migrations, en recrutant 60 000 personnes au sein des communautés vulnérables, afin de mettre en œuvre le projet sur une plus large échelle. Cette initiative sera lancée officiellement lors de la COP 21 en présence des chefs d’État africains concernés.

2. Protéger les océans

En stockant le quart des émissions de gaz carbonique, les océans jouent un rôle fondamental dans la régulation du climat et de la montée des températures. Pourtant, de manière très étonnante et regrettable, les océans, réservoirs de chaleur et pompes à carbone, si essentiels à la lutte contre le réchauffement, ne font l’objet d’aucune prise en compte dans la négociation climatique. Recensés comme thème transversal, les océans, qui couvrent 70 % de la planète et concentrent 60 % de la population mondiale sur une bande littorale d’une largeur de 60 km, seront encore les grands absents de la COP 21, même si une journée leur sera consacrée par le ministère de l’écologie.

Tout se passe comme si la Communauté internationale, prisonnière d’une approche purement juridique, refusait de s’approprier cet espace à 64 % situé hors de toute juridiction nationale ou internationale, mais pourtant à l’abri ni du pillage de ses ressources, ni des pollutions générées par l’activité humaine.

L’absence de gestion durable des océans, la surpêche et la surexploitation des ressources halieutiques font peser une menace évidente sur l’ensemble des ressources alimentaires issues de la mer.

3. Préserver les forêts

Le recul de la forêt ne cesse de s’amplifier : en 2014, l’équivalent en bois de deux fois la surface du Portugal a été coupé à travers le monde pour satisfaire les productions agricoles (culture de l’hévéa pour la production de caoutchouc, de palmiers pour l’huile de palme et de soja), l’élevage des bovins mais aussi permettre l’extraction de minerais, soit un recul de plus de 18 millions d’hectares du couvert forestier de la planète (source : Université du Maryland et Google). Le patrimoine vert de notre terre est ainsi passé sous la barre des 4 milliards d’hectares, ce qui se traduit par une libération de carbone dans l’atmosphère lorsque les arbres disparaissent.

En septembre 2014, plus de 130 acteurs, des gouvernements de pays développés et en développement, des multinationales dans les secteurs de l’alimentation, du papier ou de la finance et des peuples autochtones se sont engagés, dans la « déclaration de New York sur les forêts », à réduire de moitié la déforestation d’ici à 2020 avant d’y mettre fin en 2030 et à restaurer 350 millions d’hectares de forêts et de terres agricoles, soit une surface plus vaste que le territoire de l’Inde. Combinés, ces trois objectifs permettraient d’éviter l’émission d’une quantité de dioxyde de carbone estimée entre 4,5 et 8,8 milliards de tonnes par an d’ici 2030.

H. RETERRITORIALISER LE CLIMAT

1. Valoriser les acteurs non étatiques

Les villes, où se concentre un peu plus de la moitié de la population mondiale, directement concernée par les effets de la pollution et du réchauffement, disposent de leviers d’action pour s’adapter au changement climatique. La moitié des émissions de GES mondiales dépend, en effet, de décisions prises à leur échelle au travers de la planification de l’occupation des sols, de la construction, des transports ou encore de la gestion des déchets (rapport du Sénat de Michel Delebarre et Ronan Dantec).

Alors que les États peinent à s’engager sur des mesures drastiques permettant de lutter contre le changement climatique, de nombreux territoires commencent à mettre en pratique des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, à l’image de l’accord signé le 16 septembre dernier par les représentants de métropoles et de provinces américaines et chinoises ou de l’engagement, le 22 septembre dernier, du Compact of States and Regions (une vingtaine de régions d’Amérique du Nord et du Sud, d’Europe et d’Australie, soit 220 millions de personnes) de réduire les émissions de GES de 7,9 gigatonnes d’ici 2030, autrement dit davantage que les émissions des États-Unis (6,2 Gt en 2012). Mais d’autres initiatives sont déjà plus anciennes comme le pacte des maires signé au sein de l’Union européenne et au niveau mondial, le C40Cities, les Cités et Gouvernements locaux unis (CGLU) ou encore le Conseil international pour les initiatives écologiques (ICLEI).

Les entreprises, elles aussi, s’engagent pour le climat. 36 multinationales sont parties prenantes du programme RE100 mis en place par l’ONG « The Climate Group », afin d’entraîner le monde industriel à utiliser 100 % d’énergie renouvelable et à faire œuvre d’exemplarité. De manière plus contrainte mais significative, Shell a annoncé fin septembre cesser ses activités d’exploration au large de l’Alaska, du fait de résultats décevants mais aussi des coûts élevés du projet et de l’environnement réglementaire fédéral « difficile et imprévisible ».

Enfin de nombreuses initiatives citoyennes, de la plus internationale à la plus locale, voient le jour. Le Pape François, à travers l’encyclique « Laudato Si » publiée en mai dernier, ainsi que les représentants des autres religions ou spiritualités, réunis lors du Sommet des Consciences, ont défini le sujet écologique comme un enjeu majeur pour l’humanité. Trente-six titulaires du prix Nobel ont signé en juillet dernier la déclaration de Mainau, appelant les États à « prendre des mesures décisives limitant les futures émissions, faute de quoi les générations futures seront soumises à un risque inadmissible et inacceptable ». Le débat mondial réunissant 10 000 citoyens, le 6 juin 2015, dans 76 pays, de l’Afghanistan au Zimbabwe en passant par les Seychelles, la Bosnie Herzégovine ou le Canada, a confirmé la mobilisation des populations du monde, en majorité convaincues que la lutte contre le changement climatique constitue une opportunité pour améliorer la qualité de la vie. Plus de 400 000 personnes ont participé à un village des alternatives au changement climatique « Alternatiba » ou à une étape du tour d’Europe organisé cet été à vélo de Bayonne à Paris, pour démontrer que des solutions au dérèglement climatique non seulement existent mais construisent une société plus juste, plus solidaire et plus humaine.

Ces initiatives, individuelles ou collaboratives, entreprises par des acteurs non étatiques avec ou sans les États, sont aujourd’hui compilées et mises en lumière dans le cadre de l’agenda des solutions, l’un des quatre objectifs de l’accord attendu à l’issue de la COP 21.

2. Les montagnes, réserves de patrimoine et d’innovation pour le climat

En métropole comme en outre-mer, le milieu montagnard et ses habitants sont particulièrement concernés par le changement climatique. L’évolution plus ou moins forte de la température aura des conséquences tantôt sur le maintien de l’économie actuelle (par exemple les sports d’hiver), tantôt sur le fonctionnement agricole, tantôt sur l’augmentation des risques naturels. La vulnérabilité des massifs est donc importante, et l’avenir de leurs dix millions d’habitants est en jeu.

Derniers grands espaces sauvages au cœur de l’Europe occidentale et malgré des millénaires de présence humaine, les montagnes sont encore de formidables réserves de patrimoine biologique. De par leur altitude, nos massifs sont autant d’îles septentrionales isolées dans un univers tempéré, ou méditerranéen. Le réchauffement les menace directement, avec le risque d’une forte perte de diversité biologique et de banalisation des espaces montagnards.

Durant ce dernier siècle, les montagnes ont autant, sinon plus qu’ailleurs assuré leur développement sur une consommation d’énergie importante, involontairement à la pointe du progrès renouvelable avec la houille blanche, pleinement dans la consommation d’énergie fossile avec le développement du tourisme, de ses fortes migrations saisonnières et l’adoption quasi généralisée de modes de vie de type citadin.

Le réchauffement climatique menace toute l’économie de la montagne : disparition possible du produit d’appel (la neige), évolution botanique pouvant menacer les produits agricoles AOC, et comme dans toutes les zones rurales, difficultés accrues de transport si les énergies fossiles se renchérissent ou ne sont plus utilisables.

Les enjeux environnementaux et climatiques sont donc plus importants en montagne qu’ailleurs.

Mais les atouts sont à la hauteur des enjeux. Depuis toujours, les montagnards savent s’adapter à des conditions difficiles dans un univers topographiquement hostile. Le réapprentissage d’une certaine sobriété énergétique, joint à la mobilisation des capacités de recherche et d’innovation, peut permettre de recréer une montagne sobre et énergétiquement autonome. L’enjeu de la montagne est encore plus qu’ailleurs de moins consommer d’énergie pour le chauffage, les transports et de s’appuyer sur une production locale (hydro-électricité, solaire, éolien, biomasse…).

Après des décennies d’expansion urbaine à toutes les altitudes, la reconquête des « lits froids », la densification raisonnée, le rapprochement du domicile et du travail sont des moyens de préserver le climat, mais aussi les espaces agricoles et naturels, sans nuire à la qualité de vie des montagnards.

Souvent traversées par de grands itinéraires internationaux, dépendant aussi d’un tourisme induisant de fortes migrations mécanisées, souffrant parfois de pollutions atmosphériques valléennes, les montagnes sont encore plus que d’autres attachées au développement de moyens de transport propres, collectifs et individuels, permettant de garantir autant la qualité du climat que le style de vie montagnard.

3. Les Outre-Mer, espaces prioritaires d’innovation en matière de lutte contre le changement climatique

Les Outre-Mer couvrent 97 % du domaine maritime français, le deuxième au monde avec ses 11 millions de km2. Ils sont présents dans l’ensemble des bassins océaniques et sont les plus immédiatement exposés aux conséquences visibles du changement climatique, via l’amplification des risques de tempêtes et de séismes, étant donné qu’ils sont tous des îles, à l’exception de la Guyane. À la vulnérabilité physique de ces territoires s’ajoute la fragilité économique, puisque ces territoires sont modestes, isolés, extrêmement carbonés et marqués par des monocultures, toutes conditions qui les rendent peu autonomes. Les chocs économiques tout comme les risques épidémiologiques y sont d’autant plus forts.

En même temps, ces Outre-Mer possèdent une grande richesse. À de rares exceptions près, ils se situent dans des climats équatoriaux ou tropicaux, qui leur assurent une biodiversité exceptionnelle, qu’illustre la présence des récifs coralliens et de 13 000 espèces endémiques. La France, à travers ses territoires, est ainsi en mesure de dépasser ses dimensions continentale et européenne pour affirmer un potentiel mondial et maritime, aujourd’hui insuffisamment développé.

Par ailleurs, ces territoires se sont déjà dotés des moyens de pratiquer avec leurs voisins des coopérations efficaces à travers les déclarations régionales signées dans le Pacifique (l’appel de Lifou du 3 avril 2015) et dans la Caraïbe (l’appel de Fort-de-France du 9 mai 2015). Ils sont ainsi à même de prendre la mesure des difficultés vitales liées au changement climatique, de définir des stratégies d’atténuation et d’adaptation propres à en limiter les effets.

*

Lutter contre le dérèglement climatique nécessite l’éveil des consciences et l’émergence d’une nouvelle représentation du monde. Le changement de modèle que cela implique se heurte à de nombreuses résistances, auxquelles il faut opposer des arguments d’autant plus solides que les procès d’intention sont faciles à intenter, tant la gravité de la crise peut générer la démobilisation, l’impuissance, voire la sidération.

Ce changement ne sera pas un retour vers le passé. Le développement des énergies renouvelables, le stockage de l’électricité, le développement de moyens de transport non polluants, la mise au point de bâtiments autonomes, l’invention d’un urbanisme utilisant la technicité de la nature, pour traiter les eaux usées ou refroidir la température, le développement d’une agro-écologie performante, susceptible de nourrir sainement la population, tout en restaurant la fertilité des sols et la pureté des eaux, sont autant de chantiers de très haute technicité.

Ce changement ne sera pas une limite imposée à nos sacro-saintes libertés. Le mener de manière volontaire et contrôlée nous permettra au contraire d’éviter de subir des restrictions imposées de manière autoritaire, lorsque les prix de l’énergie exploseront ou quand les pollutions rendront inaccessibles tel territoire ou telle nourriture.

Ce changement ne sera pas la renonciation, sous le couvert de la peur, aux découvertes. Mais nous devrons choisir en toute transparence celles que nous assumerons. Une robotique ultra sophistiquée sera indispensable pour démanteler les centrales nucléaires mais pas souhaitable pour remplacer le travail pollinisateur des abeilles. Plus l’innovation, par le biais de l’interconnexion croissante entre l'infiniment petit (les nanotechnologies), la fabrication du vivant (les biotechnologies), les machines pensantes (l’intelligence artificielle) et l'étude du cerveau humain (les sciences cognitives), bouleversera les codes, les repères, les valeurs, l’éthique, plus les hommes devront s’interroger sur son bien-fondé. L’homme « augmenté » devra veiller à toujours conserver sa souveraineté.

L’accord de Paris, quel que soit son niveau de réussite, ne sera pas un point d’arrivée mais un point de départ pour la réalisation d’une nouvelle économie bas carbone. Il convient donc que la France, qui présidera, durant une année, la COP après la réunion de Paris, s’engage à porter un nouveau modèle de développement à l’intérieur de ses propres frontières et au-delà, au sein de l’Union européenne bien sûr mais également avec le plus grand nombre de pays, afin de constituer une sorte d’avant-garde sur la voie de la transition.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

I. COMPTES RENDUS DES RÉUNIONS DE LA COMMISSION

1. Audition de M. Gilles Bœuf, président du Muséum national d’histoire naturelle (9 octobre 2012)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Soyez le bienvenu, Monsieur le président du Muséum national d’histoire naturelle. Un certain nombre d’entre nous ont participé à la conférence environnementale, notamment à la table ronde n° 2 sur la biodiversité, que vous avez animée. Or, la feuille de route établie lors de cette conférence prévoit le vote d’une loi-cadre sur la biodiversité en 2013, ainsi que la création d’une agence de la biodiversité. En vue d’apporter notre contribution au contenu de ce projet de loi, nous avons prévu d’organiser des rencontres sur la biodiversité, dont la présente constitue la première.

M. Gilles Boeuf évoquera certainement l’état de la biodiversité en France, les causes de son recul, et il ouvrira ainsi des pistes d’action et de réflexion.

Je considère pour ma part que la compétence en matière de protection et de valorisation de la biodiversité doit être transférée aux collectivités territoriales – en particulier aux régions – dans le cadre de l’acte III de la décentralisation. Nos auditions, l’examen prochain de cette loi-cadre et l’acte III de la décentralisation sont donc très étroitement liés.

M. Gilles Boeuf, président du Muséum national d’histoire naturelle. Le thème de la table ronde à laquelle Jean-Paul Chanteguet et moi-même avons participé il y a environ deux semaines m’a surpris, puisqu’il s’agissait de savoir comment « faire de la France un pays exemplaire en matière de reconquête de la biodiversité » – la notion de reconquête supposant qu’on l’avait quelque peu perdue auparavant.

Je vous remercie de m’avoir invité car dans ce pays, les relations entre parlementaires et chercheurs ne sont pas assez étroites. Ainsi n’y avait-il que quatre chercheurs – venus un peu par hasard et peut-être pas en qualité de chercheurs – sur les 300 personnes présentes lors de la conférence environnementale. Or, en tant que chercheur scientifique public, j’ai toujours été extrêmement attaché à nos relations avec le monde politique et le monde social. Quelle serait notre perception des enjeux de changement global, de perte de diversité biologique et de changement climatique – qui ont des conséquences sociales – sans les scientifiques ? Si ceux-ci n’ont aucune envie de prendre le pouvoir ni de décider, leur rôle est important dans le débat public : il consiste à apporter des avis éclairant la prise de décision et les méthodes de gestion de notre environnement. Et si je me suis longtemps défendu de tenir un discours politique, je m’aperçois que j’ai fini par en avoir un, non pas certes un discours partisan mais un discours de scientifique engagé. Lorsqu’en février 2007, le Président Chirac réunit une conférence à l’Élysée sur le climat et la biodiversité, les grands experts du climat étaient présents à ses côtés : Jean Jouzel, Édouard Bard, du Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences de l’environnement, et Hervé Le Treut, alors que Michel Loreau, Jacques Blondel, Robert Barbault, Yvan Le Maho et moi-même, en tant qu’écologues de la diversité, étaient dans la salle. Auprès du Président se trouvait également une « strate » intermédiaire constituée de Nicolas Hulot, Jean-Louis Étienne, Nicolas Vanier et Yann Arthus Bertrand. Mais pourquoi les scientifiques ont-ils besoin d’une telle strate intermédiaire pour dialoguer avec les élus ?

Je préside l’un des trois plus grands musées d’histoire naturelle du monde, avec la Smithsonian de Washington et le National History Museum de Londres. Il ne s’agit pas d’un musée d’art au sens classique du terme puisque les 70 millions d’objets qui y sont conservés sont d’abord des objets d’études, avant d’être des objets muséographiques. Nous avons cinq missions complémentaires : la recherche scientifique – notamment en matière de biodiversité –, l’enseignement, la gestion des collections nationales, l’expertise – avec plus de mille avis rendus par an, essentiellement à destination du ministère de l’écologie et du développement durable – et la dissémination muséographique, tous publics confondus.

La biodiversité, je m’y intéresse depuis longtemps : au cours des quatre dernières années, j’ai écrit sur le sujet une quarantaine d’articles scientifiques ou de chapitres de livres, donné à 250 conférences en France et dans le monde, participé à une cinquantaine d’émissions de télévision et de radio et publié dans des quotidiens tels que Le Parisien, Ouest France ou Le Monde. En outre, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité du ministère de l’écologie a collectivement écrit et distribué aux élus trois petits ouvrages sur la biodiversité en 2007, 2008 et 2012 : les histoires que l’on y raconte visent à sensibiliser le plus possible le lecteur au thème de la biodiversité et à la rendre aussi compréhensible que possible. Il y est question du secret de la nature et de ses réactions inimaginables aux agressions. Nos expérimentations ont en effet très souvent des résultats contraires à nos intuitions.

L’année 2010 a été « l’année de la biodiversité ». Étant donné les recommandations de Johannesburg en la matière, lors d’une rencontre avec des étudiants de l’École normale supérieure le 23 décembre 2009, je leur annonçai donc qu’une semaine plus tard, nous allions vivre un événement extraordinaire : la fin de l’érosion de la biodiversité. Cependant, les ayant retrouvés le 4 janvier, j’ai dû annoncer un échec : en effet, lors de la conférence de l’Unesco des 25-26 janvier 2010 à Paris, nous avons constaté que les recommandations formulées à Johannesburg, huit ans auparavant, n’avaient pas été tenues. On s’est contenté de reporter l’échéance à 2020. Mais comment réussir d’ici 2020 ce que l’on n’a pas été capable d’accomplir depuis 2002 ? En mai 2010, nous avons tout de même inauguré la conférence environnementale française à Chamonix qu’organisait la ministre de l’écologie de l’époque, Chantal Jouanno.

En tant que président du Muséum, je m’étais fixé trois buts pour cette année 2010 : définir la biodiversité, expliquer pourquoi il faut s’en préoccuper, et surtout, faire en sorte que l’on ne cesse pas de s’y consacrer après le 31 décembre 2010.

La biodiversité ne consiste pas en un catalogue d’espèces : la biodiversité, terme né il y a vingt-sept ans à peine, se définit comme la fraction vivante de la nature. Il ne faut pas confondre biodiversité et nature : comme en témoigne une météorite extraordinaire que possède le muséum et qui est dotée de la signature géochimique de la formation du Soleil. La biodiversité, elle, est apparue il y a environ 3,85 milliards d’années, lorsque la première cellule apparue dans l’océan ancestral s’est scindée en deux cellules clones qui, elles-mêmes, ont commencé à se scinder – soit 700 millions d’années après la mise en place du Soleil et de la Terre, au cours desquelles la nature fut certes présente sur la Terre, mais pas la vie.

Ensuite, la biodiversité est quelque chose dont on ne peut se passer. Ainsi sommes-nous tous dans cette salle de merveilleuses odes à la biodiversité, car nous sommes remplis de bactéries. Celles-ci existent depuis qu’il y a de la vie sur Terre et sont sorties de l’océan ancestral il y a 800 millions d’années, après s’y être divisées. Si nous sommes constitués de cent milliards de cellules fort diverses – neurones du cerveau, globules rouges du sang, cellules musculaires ou de notre cartilage – issues de la cellule initiale qu’est l’ovocyte maternel fécondé par un minuscule spermatozoïde paternel, l’organisme humain contient cependant mille fois plus de bactéries que de cellules, présentes dans nos cheveux, nos oreilles, notre intestin... Nous sommes donc partout entourés de cette diversité biologique indispensable pour nous qui en sommes des fragments : une diversité que nous retrouvons dans tout ce que nous mangeons et avec laquelle nous coopérons. L’exemple des médicaments illustre son intérêt industriel : en effet, les molécules anticancéreuses, anti-champignons, anti-virales, anti-bactérielles et antibiotiques sont issues de morceaux de plantes ou d’animaux marins ou terrestres, à l’instar de l’AZT, première molécule active contre le SIDA, que l’on trouve dans le sperme du hareng. Cette exploitation industrielle pose d’ailleurs un problème de piraterie et de pillage des plantes des populations autochtones en vue d’y trouver certaines molécules.

C’est pourquoi plus l’on abîme la biodiversité, plus l’on touche au capital naturel qui nous entoure et plus l’on crée de désordres. Or, en France, on est bien plus capable de valoriser les aspects culturels que naturels de notre patrimoine, alors même que les deux aspects sont liés, l’humain ayant construit une culture sur la nature. À cet égard, j’ai d’ailleurs beaucoup apprécié les récents discours du Président de la République et du Premier ministre qui, enfin, ont clairement affirmé qu’opposer la question économico-financière, la croissance économique et le plein emploi, considérés comme primordiaux dans la crise actuelle, d’une part, à la prise en compte des questions environnementales, d’autre part, c’est oublier que ces enjeux sont intimement liés, tant il est vrai que la crise actuelle est aussi une crise de raréfaction des ressources – qu’elles soient minérales ou vivantes.

Afin de mettre en évidence l’état actuel de la biodiversité et de proposer de meilleures méthodes de gestion des environnements, il nous faut nouer une relation intime entre les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales. Notre éducation demeure en effet trop compartimentée, tant du point de vue des élèves – auxquels il conviendrait d’expliquer l’importance des mathématiques dans la compréhension des phénomènes et de l’anglais pour parler de chimie au niveau international – que des professeurs, eux-mêmes peu habitués à travailler de manière transversale. Or, le Muséum est l’une des institutions qui a le plus réfléchi à ces questions transversales, étudiant les populations autochtones, les océans, les mathématiques pures, la chimie, la biologie, la biologie moléculaire... C’est en effet la mise en relation de toutes ces matières qui permet aux chercheurs de répondre aux questionnements de la société et d’aider les élus, confrontés à de dramatiques problèmes environnementaux dans leur circonscription, à y faire face et à les expliquer. Ainsi, outre-mer, la confrontation aux espèces invasives introduites par l’homme, tels le chien, le chat ou le poulet, qui détruisent la faune locale – ainsi des chats vis-à-vis des oiseaux endémiques en Nouvelle Calédonie. En métropole, c’est la migration de la population vers les côtes qui pose un réel problème.

Mettre fin à l’érosion de la biodiversité constitue un travail de longue haleine. C’est pourquoi les scientifiques requièrent l’aide des politiques. Aujourd’hui, le citoyen dispose d’une meilleure perception du changement climatique que de la biodiversité. A-t-on mal communiqué ou insuffisamment expliqué les choses ? A-t-on abordé la question sous un angle inadapté ? Comment communiquer sur les OGM, les nano-technologies et la biologie de synthèse ? Viscéralement opposé à tous les extrémismes, non pas écolo mais écologue, j’estime qu’il ne s’agit pas de revenir à la bougie mais d’arriver à un système d’harmonie et de partage. Comme l’illustre l’histoire de la vallée de Tautavel, à vingt personnes, les êtres humains peuvent vivre de la chasse et de la cueillette sans détruire leur environnement, mais avec sept milliards d’habitants, l’humanité utilise l’agriculture : c’est donc un autre débat.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Vous disiez à l’instant qu’à l’inverse de ce qui se passe pour le changement climatique, il n’y a pas assez de prise de conscience pour la biodiversité. Il nous faut donc tous faire preuve de pédagogie. Or, si vous nous indiquiez les causes, cela nous permettrait de comprendre ce que nous ne devrions pas faire.

M. Gilles Boeuf. La perte de biodiversité a quatre causes.

Tout d’abord, le lien entre pollution et destruction, qui explique deux tiers de cette perte : l’homme détruit le vivant, par exemple pour construire des villes ou des ports. L’homme pollue également. Et si le documentaire réalisé sur la décharge gérée par Veolia située à Villeneuve-Loubet illustre bien ce phénomène de pollution, celui-ci, loin de se réduire aux décharges et aux poubelles, existe partout, y compris dans les zones où l’homme est absent, tels que les océans Pacifique et Arctique : l’eau de mer est acide au Vanuatu et la viande des Inuits est contaminée, ce qui entre autres rend l’allaitement maternel dangereux.

La deuxième cause réside dans la surexploitation des stocks, dont les meilleurs exemples sont la forêt tropicale et les pêches maritimes. Or, à la différence du changement climatique, auquel on doit s’adapter avant de pouvoir le freiner, on peut agir contre la surexploitation. L’été dernier, malgré le conflit congolais, je me suis rendu en Ouganda pour y observer les gorilles et les chimpanzés : je me suis rendu compte de l’impact de l’humain sur ces populations animales que nous sommes seuls à pouvoir sauver. Et contrairement à ce que je croyais naïvement, les espèces économiques, telles que le thon rouge, sont menacées et cela n’empêchera pas les gens d’aller pêcher le dernier spécimen vivant, quel qu’en soit le prix – qui atteint des sommets pour le thon rouge.

Les espèces invasives constituent la troisième cause de perte de biodiversité. À la différence des espèces envahissantes, déjà présentes localement et qui se mettent à proliférer en raison d’activités humaines, celles-ci sont exotiques, c’est-à-dire qu’elles viennent d’ailleurs – tel le chat en Nouvelle Calédonie ou le frelon asiatique en France – et sont également beaucoup plus insidieuses. La plupart du temps, cela se passe de façon presque invisible dans un premier temps. Ainsi, à Oman, on voit proliférer depuis trois ans des algues rouges. L’explication : les tankers qui se délestent de leurs ballasts venu de la mer du Nord : douze milliards de tonnes d’eau contenant des bactéries, des virus, des champignons et des phéro-micro-organismes, qui, une fois rejetés à la mer, produisent des phénomènes pathologiques dans l’indifférence générale.

Enfin, la dernière raison en est le changement climatique. Et il faut être de très mauvaise foi pour affirmer que l’homme n’y est pour rien !

M. Jean-Yves Caullet. J’appartiens à une génération, qui, au moment du choix de ses études, se voyait offrir des boulevards en matière de biochimie, tandis que la systématique était considérée comme datant du siècle passé. Assiste-t-on aujourd’hui à un retournement de situation, grâce à notre intérêt pour la biodiversité ? Quels sont les efforts nécessaires pour permettre à un maximum de personnes de l’apprécier ?

Comment mesurer la valeur et l’intensité d’une biodiversité par rapport à une autre, étant donné qu’il est plus aisé de sensibiliser à la disparition d’une espèce visible qu’à celle d’un insecte tel que la mouche – que l’on écrase facilement d’une main alors même qu’elle contient autant d’informations génétiques que nous ?

Si les espèces invasives ne datent pas d’aujourd’hui, le brassage en est néanmoins beaucoup plus important désormais : quelles mesures imaginer pour éviter les accidents ?

Enfin, le stock d’espèces inconnues est extraordinairement important. La France, qui présente la particularité de comprendre des territoires extrêmement variés, notamment ultramarins, est-elle en mesure de relever un tel défi ?

Vous avez rendu un rapport à la précédente ministre de l’écologie, Mme Kosciusko-Morizet, intitulé L’apport des sciences participatives dans la connaissance de la biodiversité. Dès lors, pourriez-vous nous proposer une photographie des moyens du Muséum d’histoire naturelle et nous présenter un bilan, ainsi que les perspectives d’avenir des observatoires participatifs Spipoll et Vigie Nature ? Comment vous situez-vous entre la science participative et les lanceurs d’alerte ? Pourriez-vous dresser un bilan de la gestion du problème du frelon asiatique, espèce invasive la plus connue, ainsi que du Plan Abeille et des pollinisateurs sauvages ?

M. Stéphane Demilly. Si chacun connaît les activités destinées au grand public du Muséum, notamment l’emblématique Grande galerie de l’évolution, l’institution est aussi dédiée à la recherche et à l’enseignement. Le changement climatique faisant partie de vos nombreux thèmes de recherche, quelles sont les conclusions de vos travaux sur cet enjeu fondamental pour notre planète, sachant que le bilan du sommet Rio +20 de juin dernier est plus que mitigé, et la priorité accordée à la lutte contre le réchauffement climatique de plus en plus remise en cause ?

Quant aux secrets de la nature, ils sont une grande source d’intérêt pour l’industrie. C’est ainsi que l’industrie textile s’intéresse de plus en plus aux propriétés extraordinaires de la toile d’araignée. Le Muséum a donc probablement conclu des partenariats de recherche avec certaines entreprises sur ce sujet. Sans violer la confidentialité inhérente à ce type de contrats, pourriez-vous nous en fournir quelques exemples ?

Enfin, quels sont les principaux projets actuels de coopération ou d’échanges internationaux du Muséum, notamment dans le domaine de la biodiversité ?

Mme Laurence Abeille. Quels sont les projets ou travaux en cours au Muséum en matière de biodiversité en milieu urbain ?

M. Gilles Boeuf. Je rejoins tout à fait M. Jean-Yves Caullet quant à la systématique : le systématicien est aujourd’hui l’une des espèces les plus menacées de disparition, alors que c’est lui qui est le plus à même de mettre en évidence la biodiversité qui nous entoure. Ne faudrait-il pas, grâce au ministère de l’Écologie, mettre en place un corps d’ingénieurs spécialisés dans la description de la diversité biologique, afin de permettre aux jeunes chercheurs de valoriser leur travail en la matière ? En effet, actuellement, les chercheurs publics français sont appréciés et promus en fonction de leurs publications scientifiques. Or, les éditeurs de revues ne s’intéressent pas du tout à la description d’espèces nouvelles. Dans les musées du monde entier, il existe actuellement deux millions d’espèces déposées – l’homo sapiens inclus –, sur les dix à vingt millions d’espèces marines et continentales vivant sur la planète. Si on prend une douzaine de millions, il reste donc une douzaine de millions d’espèces à cataloguer. Et comme, depuis dix ans, entre seize mille et dix-huit mille espèces sont décrites chaque année – pour moitié par des « amateurs », le Muséum devant ensuite organiser cette connaissance –, il nous faudra entre 500 et 1 000 ans pour constituer un catalogue de ce qui nous entoure, même si, encore une fois, la biodiversité ne se réduit pas un catalogue d’espèces mais relève bien davantage d’interrelations entre les êtres vivants. En outre, la systématique s’est considérablement modernisée puisque désormais, lorsqu’on dépose une espèce nouvelle, on commence par en séquencer vingt gènes pour ensuite créer un code barre permettant de la distinguer beaucoup plus rapidement.

La valeur écologique des différentes espèces ne correspond pas bien sûr à un prix et n’est pas identique pour toutes. Certaines d’entre elles, dites « espèces clefs de voûte », organisent tout un écosystème, ce qui signifie que leur retrait le modifie entièrement – à l’instar de l’étoile de mer sur le littoral américain ou du castor, auquel deux mille espèces sont associées. Ainsi, s’il y a probablement plus d’espèces et de biodiversité en Guyane et dans les autres territoires ultramarins qu’en métropole, cela ne signifie pas que toutes les espèces qui y vivent aient été enregistrées dans les bases de données de notre inventaire national du patrimoine naturel – loin de là – ni que la valeur écologique de la biodiversité française se trouve essentiellement outre-mer. Les organisations non gouvernementales luttent pour défendre des espèces emblématiques telles que le tigre, le chimpanzé, l’ours polaire ou la baleine, et c’est bien normal, cela leur permet de récolter des financements. Au Muséum en revanche, nous luttons pour protéger « le vrac », la limace des Galapagos et le moustique des Bermudes qui, eux aussi, font partie des écosystèmes.

Quant aux espèces invasives, elles sont apparues dès que l’homme a commencé à se déplacer, ce qu’il a toujours fait en compagnie de ses espèces favorites, à commencer par le chien, il y a quinze mille ans, puis la chèvre et le cheval, il y a environ six mille ans, et surtout les rats et les souris. Ce transport d’animaux a créé des chocs dans certaines régions du monde, en particulier dans les îles du Pacifique où souvent, l’homme a épuisé le système pour ensuite repartir. L’exemple de la pêche à la crevette au Liban – où une espèce venue de la mer Rouge en a remplacé une autre native – est également éloquent. Il nous faut donc être très attentifs à la question, et légiférer pour interdire par exemple le rejet, sans traitement et en toute impunité, des eaux de ballast des grands navires qui apportent partout des micro-organismes extrêmement dommageables pour les environnements.

À l’heure actuelle, seules 20 % des espèces continentales et 14 % des espèces marines sont identifiées, d’où la nécessité d’un travail systémique. Mais hâtons-nous car, bien souvent, les espèces ont déjà disparu au moment où elles sont décrites ! S’il faut bien évidemment continuer à faire des descriptions d’espèces, il faut aussi trouver d’autres moyens d’évaluer la biodiversité, en particulier en Guyane, en Nouvelle-Calédonie et aux Antilles. L’outre-mer français est constitué de territoires, soit très petits et ultra peuplés, soit immenses et non habités. L’établissement de la diversité sur des listes reste très insuffisant : il est nécessaire de trouver des indicateurs, des scénarii d’évolution qui nous permettront de mieux estimer la biodiversité.

Je suis très attaché aux sciences participatives et j’ai un profond respect pour les personnes qui travaillent avec nous. Les programmes s’appuient sur un protocole commun. Je citerai STOC (suivi temporel des oiseaux communs) ; SPIPOLL (suivi photographique des insectes pollinisateurs), qui mobilise 10 000 personnes pour 1,5 million d’heures d’observation et qui a permis de montrer l’évolution des abeilles dans les terres agricoles et dans les terres non agricoles ; VigieNature, dont le but est d’observer les oiseaux communs, les escargots et les papillons de jardin, que nos compatriotes observent très attentivement, etc. Il nous appartient ensuite à nous, scientifiques, de restituer ces données. Le Muséum a un rôle central dans ce domaine, qui intéresse désormais également le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), mais aussi l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) dont le nouveau président souhaiterait mener avec nous deux programmes portant sur l’évolution des milieux, où l’enquêteur de base serait l’agriculteur. Donnez-nous les moyens de mener ces programmes très intéressants, qui présentent un double intérêt : obtenir des données et responsabiliser les observateurs.

Je suis un lanceur d’alerte, tout en me défendant d’être un catastrophiste : je m’emploie non pas à désespérer mes étudiants, mais à leur exposer la réalité. Je combats deux attitudes, encore fréquentes chez les scientifiques comme dans le grand public : le déni et la triche. Comment peut-on accepter d’entendre que « Dieu nous sauvera en 2100 » à propos de l’étude scientifique portant sur la montée des eaux en Caroline du Nord d’ici à la fin du siècle ? Comment accepter la falsification des données ? Travaillons avec des gens sérieux. Vous avez un rôle très important à jouer en la matière.

Le frelon asiatique n’est pas l’envahisseur qui m’inquiète le plus. Les plantes, comme l’ambroisie d’Uruguay, responsable de crises d’asthme chez 20 % des Français, les jussies, présentes dans le Sud de la France, et la jacinthe d’eau me préoccupent davantage. Claire Villemant, grande spécialiste du frelon asiatique, pourrait vous renseigner mieux que moi sur cet insecte.

L’Égypte, le Liban et la Syrie ont perdu 90 % de leurs abeilles. Dans certaines régions de Chine, elles ont même totalement disparu et ce sont les femmes qui doivent effectuer les opérations de pollinisation. Il est impératif de se pencher sur cette question très préoccupante. Les insectes pollinisateurs rendent un service au niveau mondial estimé à 172 milliards d’euros par an !

J’en viens à la situation du Muséum, placé sous la tutelle conjointe du ministère de la recherche, qui assure l’essentiel de notre financement, et du ministère de l’écologie. Je précise que mon mandat prendra fin dans quatre mois et que l’État a décidé de supprimer les fonctions de directeur et de président au profit de celle de président-directeur général.

Aujourd’hui, le Muséum connaît une situation dramatique par manque de moyens. D’abord, je crains qu’il soit incapable de rembourser les traites, très élevées, du projet du zoo de Vincennes réalisé sous forme de partenariat public-privé, dont il aurait dû, à mon avis, se contenter d’être le partenaire intellectuel et scientifique. Ensuite, il lui manque 20 millions d’euros pour achever le Musée de l’Homme, installé palais de Chaillot à Paris, d’autant que la création d’un musée de l’histoire de l’humanité constitue un véritable défi. Aidez-nous, sinon ce projet n’aboutira pas.

J’ajoute que l’implantation sur l’Îlot Poliveau des bâtiments de la faculté de Censier, qui doit être désamiantée, ce que bien entendu je ne conteste pas, se fera malheureusement au détriment des terrains du Muséum.

Enfin, le Muséum manque cruellement de crédits pour la paléontologie, alors qu’il possède les plus belles collections européennes, sinon mondiales, de fossiles vertébrés. Notre galerie va fermer. La situation est tout aussi dramatique pour l’entomologie, alors que nous possédons la plus grande collection d’insectes au monde, avec 41 millions de spécimens.

Je ne dis pas que l’État a oublié le Muséum – qui est traité comme les autres – mais qu’il doit, pour le sauver, imaginer de grands projets, à l’image de la Grande Galerie de l’évolution.

S’agissant du changement climatique, nous regardons comment les informations du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) peuvent nous aider à gérer les scénarii que l’État nous demande. Nos nombreux travaux sur les migrations et les pertes de diversité biologique, menés grâce à l’aide des sciences participatives, ont ainsi démontré que, sur dix-huit ans, nos oiseaux ont migré de 33 kilomètres vers le Nord, et les papillons de 114 kilomètres.

Comme je l’ai écrit sur mon blog du Monde, la biodiversité a été la grande oubliée de la conférence Rio+20. La déclaration finale se contente de multiples formules du genre « Nous réaffirmons », « nous prenons acte », « nous notons ». Quel manque de courage ! Sur cinq décisions qui commencent par « nous décidons », trois ne servent à rien ! (Sourires). La question centrale est de savoir comment passer de connaissances scientifiques à un vrai travail sur le terrain.

Je me suis rendu à la conférence environnementale des Ateliers de la terre, la semaine dernière, à Évian, où deux mondes étaient représentés : les puissants et le peuple. J’y ai vu l’Indien Bunker Roy, fondateur du « collège des pieds nus » qui travaille à la formation de femmes âgées à l’énergie solaire : on a pu ainsi donner accès à cette énergie à 36 000 villages en Inde et en Afrique ! Inspirons-nous de cet exemple magnifique pour agir dès maintenant. Et arrêtons d’opposer la question de l’écologie, du partage et du bien-être, à celle de l’économie et du plein-emploi ; faute de quoi, nous irons droit dans le mur !

Le 10 décembre prochain, j’organiserai, en partenariat avec le Commissariat général au développement durable, un colloque intitulé « Systèmes bio inspirés : une opportunité pour la transition écologique », qui amènera des industriels, des ingénieurs et des scientifiques à réfléchir aux moyens d’aider les entreprises en s’inspirant de systèmes vivants naturels. Deux exemples. Il y a quelques années, les ingénieurs se sont inspirés de la vitesse de vol des grands rapaces pour donner aux ailes d’avion un profil relevé, ce qui a permis d’économiser 15 % de carburant ! Dans le désert de Libye, vit un petit coléoptère dont la structure des élytres lui permet de capter sa réserve d’eau – une goutte – pour la journée : cette structure a été modélisée pour produire de l’eau dans le désert du Chili ! Faisons preuve d’humilité : inspirons-nous de cette biodiversité, dont nous faisons partie !

En 2006, nous avons mené une importante expédition au Vanuatu. Nous nous sommes également rendus à Madagascar et au Mozambique. Nous sommes actuellement présents à Madang, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et projetons de nous rendre en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. La préservation de notre crédibilité nous impose de rendre la biodiversité que nous avons étudiée aux gens des pays qui nous ont accueillis : j’ai moi-même ramené, en juin 2011, des boîtes de coléoptères et 400 espèces de plantes au premier ministre du Vanuatu.

Enfin, on sait que la population mondiale se concentre désormais dans les villes, tendance qui s’accélèrera au cours des vingt prochaines années. Le Gouvernement a annoncé un objectif de « zéro artificialisation des sols » en 2025. Une vraie écologie urbaine se développe, grâce aux sciences participatives : 10 000 personnes sur Paris et les grandes villes ont répondu à notre programme « Sauvages de ma rue » ! Bref, ramenons la campagne en ville car, pour l’avenir, il nous faudra des villes totalement vertes.

Mme Chantal Berthelot. Déforestation, destruction des habitats, perte de la biodiversité, le mercure n’est pas le seul dommage infligé à l’environnement guyanais par l’orpaillage illégal. Quelles sont les pistes de travail pour reconquérir cette biodiversité ?

M. Jean-Marie Sermier. Depuis 1992, le terme de « biodiversité » est pris en compte au niveau international, notamment par la Convention sur la diversité biologique (CDB), adoptée à Rio. En France, la stratégie nationale pour la biodiversité a été lancée en 2004 sous la présidence de Jacques Chirac, le conseil général de l’environnement et du développement durable a été mis en place en 2011, et la loi Grenelle II a consacré plusieurs avancées, notamment la trame verte et bleue.

Monsieur le directeur, comment situez-vous la politique française sur la biodiversité au regard de celle des autres pays ?

Actuellement, entre 17 000 et 100 000 espèces sont susceptibles de disparaître de notre planète chaque année. Dispose-t-on d’indicateurs scientifiques fiables en la matière ?

Mme Marie-Line Reynaud. Il me semble que les travaux du Muséum mettent davantage l’accent sur le vivant – la faune et la flore –, que sur la géologie. Notre pays comporte pourtant de remarquables sites géologiques et paléontologiques, tel celui d’Angeac-Charente dans ma circonscription sites qu’une des dispositions du Grenelle 2 permet de préserver. Comment les protéger ? Travaillez-vous dans ce domaine ?

M. Édouard Philippe. Maire du Havre, où se trouvent de nombreux bassins, je suis un grand défenseur de la biodiversité en milieu urbain. Comme il existe des espèces clés de voûte, existe-t-il des espaces où le dispositif légal de protection de la biodiversité devrait être renforcé ? Autrement dit, que pensez-vous du caractère systématique de l’application de la loi ?

M. Philippe Plisson. Comment intégrer juridiquement l’outil « aire marine protégée » ? Quel est l’état d’avancement du projet de convention ayant pour objectif la protection des mers et des océans ?

En raison de la pénurie de chercheurs, un certain nombre de travaux restent inachevés, comme l’étude portant sur la famille des lombricidés. Quelle solution voyez-vous à ce problème ?

Mme Geneviève Gaillard. Monsieur le président, vos propos sont passionnants, et nous avons toujours autant de plaisir à vous écouter.

L'adoption d'une loi « biodiversité » dès 2013 et la création d’une agence nationale dédiée ont été confirmées par la feuille de route de la Conférence environnementale. Pensez-vous que cette agence nationale de la biodiversité, calquée sur le modèle de l’ADEME, constituera un bon outil ?

M. Charles-Ange Ginesy. Ces dernières années, les conférences de Copenhague et de Kyoto, tout comme le Grenelle de l’environnement, ont constitué des avancées. Néanmoins, la pression visant à créer des réserves naturelles dans lesquelles l’homme n’aurait plus sa place m’inquiète. L’activité agricole comme celle de nos chasseurs, notamment pour la protection des habitats, présentent en effet un grand intérêt. Faut-il accepter ces réserves totalement naturelles que quelques « ayatollahs » veulent nous imposer ?

M. Jean-Pierre Vigier. En Haute-Loire, où je suis élu, se trouve le site paléontologique de Lavoûte Chilhac, sur lequel ont été découverts dans les années soixante-dix des ossements de mammouths grâce aux recherches menées par Christian Guth et Odile Boeuf. Après seize ans d’interruption, les fouilles viennent de reprendre sur le site. Comment le Muséum pourrait-il nous aider à poursuivre l’activité de ce magnifique site, qui contribue au développement culturel, touristique et économique de notre territoire ?

M. Gilles Boeuf. Si la France veut conserver la Guyane, qui est l’un des plus beaux morceaux de diversité au monde, elle doit être beaucoup plus ferme. Pour ce faire, je pense qu’elle a besoin de l’aide de l’Europe. Des événements inacceptables se sont déroulés dans cette région. On trouve malheureusement au Brésil des sites Internet encourageant les gens à y venir orpailler ! Et il n’y a plus de patrouille dans le parc amazonien de 34 millions d’hectares, et je passe sur les conflits entre la gendarmerie et l’armée.

Le Grenelle de l’environnement a été un grand événement. La ministre m’a promis que les décrets d’application sur la trame verte et bleue seraient pris avant la fin de l’année. Les lois sur la biodiversité et sur la transition écologique devraient être votées en 2013.

Le Muséum travaille ainsi sur le patrimoine inerte, au travers de deux disciplines : la minéralogie dans sa dimension environnementale ; la cosmochimie, quand nous étudions les signatures géochimiques d’objets géologiques. Ce qui m’amène à parler de plus en plus de géodiversité.

Sur les quelque 4 500 espèces minérales déposées dans les musées, 3 000 n’existeraient pas sans les bactéries. La meilleure signature de la Terre, c’est la vie. Les astrophysiciens eux-mêmes ne justifient-ils pas leurs missions dans l’espace par la recherche du vivant ? Et le patrimoine géologique renvoie à la géodiversité.

Paris compte trois collections minéralogiques : celle de Jussieu – université Pierre et Marie Curie –, celle de l’École des Mines et celle du Muséum. Réunissons-les sur un site emblématique pour en faire la plus belle collection minéralogique au monde ! Aidez-nous, car je crains que ce projet ne puisse aboutir pour des raisons financières.

Pour ma part, je n’envisage pas la création d’espaces où l’humain serait exclu. Je ne cherche pas à sauver la planète, comme certains le prétendent, mais à sauver le bien-être de l’humain sur la planète ! Les lois nous ont donné des outils, mais leur application devient problématique car je ne pense pas qu’une espèce de coléoptère, aussi emblématique soit-elle, justifie l’arrêt de chantiers. Ces lois ont été votées en réponse au mépris total dont faisaient preuve certaines castes dans ce pays pour les questions environnementales. Les choses ont évolué : mettons-nous autour d’une table pour revoir ce sujet en évitant les outrances.

J’ai travaillé en Ouganda, où 40 % des chimpanzés sauvages des réserves sont mutilés, après avoir été capturés par des braconniers ! Actuellement, il y a des projets de forages qui sont situés dans des parcs naturels. Vous le voyez : la situation n’est pas la même partout, chaque espèce n’a pas la même valeur dans tous les types d’écosystème.

La conférence environnementale a le mérite d’avoir existé. Elle a été calquée sur la conférence sociale, et les participants y ont réalisé un travail sérieux.

Il est impératif de travailler à des schémas de retour de la diversité en ville. J’y crois : on peut encore faire des choses, mais il faut se hâter.

L’extension au large des aires marines protégées est une nécessité et il faut légiférer en la matière. Il ne s’agit pas de créer des réserves où l’humain n’ira pas : les pêcheurs de Cerbère-Banyuls sont désormais très heureux de pêcher à la périphérie de la réserve, des poissons qui avaient disparu il y a vingt ans !

Le thème de l’océan sera abordé lors de la conférence d’Hyderabad. Il faut cesser de considérer l’océan seul : il y a une continuité entre le milieu continental terrestre et le milieu océanique.

Les parcs naturels régionaux et nationaux, les réserves naturelles, les conservatoires d’espaces naturels, les aires marines protégées, le Conservatoire du littoral, toutes ces structures doivent nous amener à réfléchir ensemble.

Selon nous, il y a une grande différence entre une agence de la nature et une agence de la biodiversité. Si celle-ci doit voir le jour, je préconise de supprimer auparavant toutes sortes de structures qui s’empilent, comme les ZNIEFF (zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique), de réfléchir, grâce à un vrai débat public, aux domaines sur lesquels elle portera, et surtout, de lui donner des moyens adéquats.

Enfin, le Muséum possède un réseau de sites nationaux de préhistoire : celui de Lavoûte-Chilhac, la grotte du Lazaret, celle de Tautavel, l’abri Pataud et l’abri du Poisson. Venez nous rendre visite : nous vous aiderons avec plaisir.

M. le président. Merci beaucoup, monsieur le président, pour votre intervention très riche.

2. Audition de M. Hervé Le Treut, climatologue, directeur de recherche au CNRS, sur le changement climatique et la transition écologique (12 décembre 2012)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Hervé Le Treut, que nous sommes heureux d’accueillir ce matin, est directeur de recherches au CNRS et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Connu pour ses travaux de modélisation numérique du système climatique et de ses perturbations, il a écrit de nombreux ouvrages ; il est notamment coauteur d’un essai paru en 2004, intitulé Climat : chronique d’un bouleversement annoncé. Je le remercie d’avoir accepté notre invitation, quelques jours après la conférence sur le climat qui s’est tenue à Doha, à laquelle ont participé plusieurs députés membres de cette Commission : Denis Baupin, Jean-Yves Caullet, Bertrand Pancher, Arnaud Leroy et Olivier Marleix. Hervé Le Treut nous parlera du rythme du changement climatique et en évoquera les conséquences environnementales.

M. Hervé Le Treut, climatologue, directeur de recherche au CNRS. Professeur à l’université Pierre et Marie Curie, je suis également membre de l’Académie des sciences et, jusqu’à la fin de l’année, du conseil scientifique du programme mondial de recherches sur le climat. J’essaierai de montrer que la climatologie – mon domaine de compétence – est une science collective.

Parler du diagnostic posé aujourd’hui sur le climat exige de remonter en arrière. L’éventualité d’un changement anthropique du climat est envisagée dès les années soixante-dix, lorsqu’on se rend compte que la concentration du CO2 dans l’atmosphère augmente, les océans et la végétation n’étant pas capables de capter ce gaz au rythme des émissions. On se demande alors dans quelle mesure les gaz à effet de serre représentent un danger, et dès cette époque, on formule des éléments de réponse : le CO2 restant une centaine d’années dans l’atmosphère, le doublement de sa concentration entraînerait un réchauffement de plusieurs degrés. On conçoit déjà une typologie grossière des conséquences régionales de ces changements, notamment un réchauffement particulièrement fort dans les régions polaires et, plus généralement, sur les continents, et une exacerbation des tendances naturelles des précipitations, avec des pluies plus abondantes dans les régions pluvieuses et moins abondantes dans les régions semi-arides. On mesure également la portée du changement, le précédent réchauffement de cette ampleur remontant à la dernière déglaciation. Le premier rapport sur ces problèmes – celui de l’Académie des sciences américaine, en 1979 – contient tous ces éléments.

Dans les dernières décennies, ce que la science avait depuis longtemps prévu a progressivement commencé à se réaliser. La chronologie est ici très importante : l’émission des gaz à effet de serre à travers la combustion du gaz naturel, du charbon et du pétrole a essentiellement commencé après la Deuxième Guerre mondiale ; les premiers effets d’accumulation de ces gaz dans l’atmosphère datent des années soixante-dix ; et c’est à partir des années quatre-vingt-dix – car il faut un certain temps pour que la planète commence à se réchauffer – que l’on a pu observer les premières manifestations des changements climatiques, allant exactement dans le sens de ce qui avait été anticipé. L’important effort de recherche entrepris depuis a conduit – grâce notamment aux rapports réguliers du GIEC, qui en font la synthèse – à une prise de conscience d’autant plus vive que les observations confirmaient les prévisions faites auparavant. Cette science a maintenant trente ans d’âge, et s’il ne peut y avoir de certitudes absolues, ses fondements sont très solides.

La situation est pourtant très préoccupante, malgré les tentatives d’accords internationaux. Dans les années cinquante, les émissions s’élevaient à un ou deux milliards de tonnes de carbone par an ; dans les années soixante-dix, elles ont dépassé le seuil fatidique des trois ou quatre milliards de tonnes, estimé conduire à une déstabilisation du climat ; à la fin du vingtième siècle, elles ont atteint six ou sept milliards, et elles sont maintenant évaluées à plus de neuf milliards par an. Les dix dernières années ont ainsi vu l’augmentation la plus rapide de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les changements annoncés sont donc plus que jamais devant nous, et il faut avoir conscience que les difficultés ne font que commencer, les conséquences du changement climatique devant s’amplifier au fil du XXIe siècle. Par rapport aux différents scenarii envisagés, le rythme actuel des émissions nous place en effet sur la trajectoire la plus pessimiste, voire en dehors des prévisions.

D’une part, face à ce problème, la seule véritable solution consiste à réduire les émissions de gaz à effet de serre, ou à développer des techniques – pour le moment marginales – de stockage du CO2. D’autre part, dans la mesure où le changement climatique est en train de commencer, il nous faut nous adapter à ses manifestations. L’alimentation représente l’un des défis majeurs. Des études du CNRS sur l’Afrique de l’Ouest montrent ainsi que le changement climatique met en péril l’accroissement de la production agricole par habitant, alors qu’aujourd’hui même cette production a tendance à décroître, et que la quantité globale de nourriture devrait être quatre à cinq fois ce qu’elle est actuellement.

L’adaptation doit être pensée à l’échelle locale. Ainsi, en France, certains secteurs – comme l’agriculture, et plus généralement le vivant – et certaines régions – comme les littoraux –, sont particulièrement vulnérables. Le niveau des mers s’élève aujourd’hui de quelque 35 centimètres par siècle, et il est voué à augmenter pour atteindre, à la fin du XXIe siècle, plus de 50 centimètres. Certains espaces sont en outre par nature sensibles aux changements climatiques, notamment la zone montagnarde où l’étagement des systèmes naturels se fait en fonction de la température.

Les régions les plus exposées sont celles de la zone intertropicale – où la perturbation de la saison des pluies peut avoir des conséquences catastrophiques – et les régions littorales, à la fois touchées par la montée du niveau des mers et particulièrement concernées par les événements extrêmes comme les typhons. Autour du bassin méditerranéen, les deltas – dont celui du Nil – sont également extrêmement vulnérables. Mais il faut avoir conscience de la mondialisation des risques : dans un monde globalisé, les changements climatiques n’épargneront personne.

Pourtant, si la science est relativement unanime et claire sur la notion de risque global que le changement climatique fait peser sur l’ensemble de la planète, sa capacité à en appréhender les effets à l’échelle régionale est au contraire très limitée. Les systèmes de moussons dans les tropiques ou le phénomène d’El Niño dans le Pacifique étant fondés sur des interactions partiellement chaotiques, il est difficile de savoir si la mousson indienne, par exemple, augmentera ou se modifiera. Pour certaines régions du monde, plusieurs scenarii sont possibles, et la nature décidera un jour si elles subiront plutôt des sécheresses, des inondations ou une succession des deux. Ces évolutions locales, en particulier dans les zones vulnérables, viendront par surprise, à l’occasion de crises inattendues. La prévision est également délicate en matière d’événements extrêmes, comme les cyclones ou les typhons ; tout au plus peut-on affirmer que certaines régions qui n’y sont pas soumises actuellement le seront dans le futur.

Il convient de bien séparer deux échelles temporelles. La transition qui nous attend nous exposera simultanément à toute une série de risques de nature différente – en matière d’énergie, d’alimentation, de biodiversité ou de ressources en eau – qu’il nous faudra hiérarchiser. Pour appréhender au mieux cette transition, il faut établir un diagnostic pluridisciplinaire, mobilisant des spécialistes du climat, de la biodiversité et de l’hydrologie. L’articulation de tous ces aspects est fondamentale, même si les problèmes d’équité sociale – notamment entre les pays du Nord et du Sud – que soulèvent ces questions excèdent le champ de l’expertise scientifique. Or, actuellement, les experts des différents domaines ont du mal à trouver des lieux où se réunir ; même le GIEC est séparé en trois groupes relativement autonomes et étanches, avec peu de transmission d’expertise d’un domaine à l’autre. Il faut donc ouvrir un espace de réflexion collectif, organisé et structuré, sur ces problèmes.

Au-delà de cette transition critique des prochaines décennies, reste cependant la question plus globale du futur de la planète, et plus précisément de celui de nos descendants. À la fin du XXIe siècle, plusieurs processus seront plus marqués : la fonte des glaciers, les évolutions des courants ou celles de la végétation. Aujourd’hui, beaucoup d’actions – comme la gestion du méthane ou d’autres gaz – ont pour horizon le court terme ; les tentatives de limiter les émissions de CO2 – gaz le plus massivement émis dans l’atmosphère et qui y reste le plus longtemps – constitue au contraire une action forte sur le long terme. Mais en abordant ce futur lointain, l’on ne saurait dissocier l’évolution du climat et celle du vivant.

Pour résumer, le climat représente l’entrée dans tout un écheveau de complexités. Il faudrait classer les difficultés – en isolant, d’une part, la question des quelques prochaines décennies et, d’autre part, celle du futur plus lointain – et établir des lieux de partage de compétences plus organisés qu’actuellement.

M. Jean-Yves Caullet. Au nom du groupe SRC, je remercie M. Le Treut pour cet exposé bref, mais complet.

Les modèles climatiques existants sont-ils capables de rendre compte des évolutions passées de façon satisfaisante ?

D’après votre exposé, l’effet de l’émission des gaz sur le réchauffement planétaire se fait sentir avec un décalage de vingt à trente ans ; est-ce à dire que ce qu’on fait aujourd’hui n’a aucune incidence sur ce qui se passera durant les vingt à trente prochaines années, pour lesquelles tout serait déjà écrit ?

Ayant participé, avec plusieurs collègues, à la délégation qui s’est rendue à Doha, je me suis entendu dire que les modèles climatiques n’étaient plus opérationnels lorsqu’il s’agissait d’envisager des augmentations de température au-delà de 3 ou 4 °C. Est-il vrai que les perspectives aujourd’hui imaginées ne sont peut-être pas modélisables ?

Y a-t-il un risque de dégel des permafrosts et de poursuite de la fonte des glaciers, y compris dans leur partie continentale ? Quelles en seraient les conséquences ?

Vous avez évoqué le cycle de carbone ; quel est votre avis sur le rôle de la forêt ? Sa capacité à capter le CO2 est souvent mise en avant, d’autant qu’en utilisant le bois comme source d’énergie, on ne relâche que le carbone qui avait précédemment été fixé, le stock restant donc invariable ; les litières émettent néanmoins du méthane. Quel est donc, en matière de carbone, le bilan d’une forêt qu’on exploiterait, d’une part, en bois d’œuvre et, d’autre part, en bois énergie ?

Enfin, la forêt est plantée aujourd’hui pour produire dans soixante-dix à quatre-vingts ans. Est-il possible de prévoir et éventuellement de modifier les choix d’essences et les modalités de sylviculture, pour que les récoltes espérées par les forestiers d’aujourd’hui ne soient pas mises en cause par l’évolution climatique à mi-chemin de leur période de production ?

M. Martial Saddier. Je voudrais, au nom de mes collègues du groupe UMP, saluer M. Le Treut et le remercier pour sa présence.

Au niveau mondial, 75 % de la consommation d’énergie proviennent aujourd’hui des énergies fossiles, et quels que soient nos efforts, ce pourcentage ne pourrait être inférieur à 70 % en 2030. Même si tous les pays de l’OCDE parviennent à stabiliser leurs émissions, les pays en voie de développement, qui connaissent une croissance très forte, absorberont en effet la diminution.

On parle désormais d’un réchauffement de 4 °C en 2060 ou en 2100. Quel est, selon vous, le scénario réaliste de changement climatique ?

Cette audition étant suivie sur Internet et couverte par la presse, le large public apprécierait certainement que vous reveniez plus précisément sur les origines de cette évolution du climat, et notamment sur la part de la responsabilité humaine.

N’avez-vous pas le sentiment que la communauté scientifique évolue vers la résignation, considérant qu’il est trop tard pour empêcher le changement climatique, et que par conséquent les efforts sont largement inutiles ?

Y a-t-il, au sein de la communauté scientifique, un consensus sur le lien entre l’évolution du climat et les accidents climatiques, notamment l’accélération et l’intensité des ouragans et des typhons ?

Pourriez-vous être plus précis sur l’incidence du réchauffement climatique sur les rendements agricoles et halieutiques ?

A-t-on commencé à chiffrer le pourcentage ou le nombre d’habitants qui connaîtront une mobilité du fait du réchauffement ?

Le dégel du permafrost et la disparition de la calotte glaciaire suscitent beaucoup de débats ; a-t-on des chiffres relatifs à leurs conséquences potentielles ?

Peut-on avoir un tableau plus précis en matière d’élévation du niveau des mers et des océans sur le territoire français – métropolitain et d’outre-mer ?

Qu’en sera-t-il des températures en ville, et notamment des canicules ?

Le réchauffement est deux fois plus rapide en montagne ; où en est-on dans ces régions ?

M. Jean-Christophe Fromantin. Le groupe UDI se satisfera des réponses aux questions déjà posées.

M. Patrice Carvalho. Le groupe GDR se réjouit de ce débat.

La lutte contre les gaz à effet de serre est d’autant plus difficile que l’on est face à une multitude de petites sources d’émission – notamment les fermes. Comment arriver à capter – et éventuellement à stocker – les gaz qui en proviennent ?

La forêt est présentée comme l’un des moyens forts de lutter contre les émissions de CO2 ; mais est-il exact que certaines plantes – notamment la betterave, pourtant en disparition au profit de la canne à sucre – seraient des capteurs encore plus efficaces ?

Mme Laurence Abeille. Le décalage est énorme entre, d’un côté, la réalité du changement climatique qui s’accélère et, de l’autre, l’inaction politique internationale dont l’issue des négociations de Doha fournit un nouvel exemple ; nous partageons tous une grande inquiétude à ce sujet. Plus personne ne conteste la réalité du changement climatique, mais son impact et ses conséquences sur l’activité humaine, l’agriculture, la biodiversité ou l’alimentation continuent à faire l’objet de dénis. D’aucuns considèrent en effet que cet impact serait maîtrisable, et que le progrès technique et technologique permettrait d’y faire face. Il ne serait dès lors pas nécessaire de changer de modèle de développement  : s’adapter aux changements suffirait. S’ils conçoivent que les catastrophes naturelles sont plus intenses, ils estiment qu’il faudrait rendre les constructions humaines plus résistantes. En somme, tout pourrait s’arranger dans le cadre actuel.

Le groupe écologiste considère que ce schéma de pensée doit être fortement combattu ; l’homme ne peut pas sortir indemne de ces bouleversements, et nier les désastres du changement climatique vers lequel nous allons aurait un coût immense.

La séparation des groupes de chercheurs en compartiments étanches que vous avez évoquée est très préoccupante. N’y a-t-il pas là une volonté d’entretenir l’inaction ? À qui cette situation profite-t-elle ?

Le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) recommande la prise en compte, dans les modèles climatiques, de la fonte du permafrost qui renferme 1 700 milliards de tonnes de carbone, soit le double du volume déjà présent dans l’atmosphère. Où en est la prise en compte de ce paramètre dans les débats et calculs des scientifiques ?

Les écologistes défendent depuis longtemps la participation des citoyens et des ONG aux processus de négociation et de décision. Pensez-vous qu’une participation effective du public pourrait faire avancer les choses ?

Quelles informations nouvelles peut-on attendre du rapport du GIEC prévu en 2014 ?

Nous examinerons, en janvier, une proposition de loi du Sénat sur l’expertise indépendante en matière de santé et d’environnement et la protection des lanceurs d’alerte. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez soulevé la question de l’équité qui constitue, au niveau international, l’un des points essentiels. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment arriver à des politiques qui prennent cette question en compte ?

L’exploitation des hydrocarbures non conventionnels – gaz et pétrole de schiste – ne pourrait-elle pas anéantir tous les efforts consentis par ailleurs ?

Enfin, que faire pour que l’écologie et la protection du climat ne soient pas considérées comme des ennemis de l’économie ? Peut-on réussir la transition écologique en gardant le même mode de pensée économique productiviste ?

M. Jacques Krabal. Le groupe RRDP aimerait recueillir les impressions des membres de la Commission qui ont assisté à la conférence de Doha. Peut-on dépasser le pessimisme qui transparaît dans tous les discours ?

Monsieur Le Treut, le typhon Bopha a causé plus de 540 morts aux Philippines, et près de 580 personnes sont encore portées disparues ; le dernier ouragan Sandy a causé d’importants dégâts aux États-Unis. Est-ce une fatalité ? Peut-on faire un lien de cause à effet entre le réchauffement climatique et ces accidents ?

Le cloisonnement de la recherche vous préoccupe visiblement ; avez-vous réfléchi aux contours de cet espace de réflexion collectif que vous appelez de vos vœux, au niveau national, européen ou international ? L’ONU constitue-t-elle un cadre pertinent ?

J’ai apprécié de vous entendre dire que le risque était mondial ; comment peut-on le prévenir au niveau régional ? La météorologie a fait de grands progrès ; la prévision des accidents climatiques pourrait-elle également être améliorée ?

Votre discours, empreint de pessimisme, est assez fataliste. Quelles propositions pourraient être mises en œuvre pour éviter la catastrophe ?

M. Philippe Plisson. Voilà plus de vingt ans que le GIEC a été créé, plus de trente ans que la question de l’influence de l’homme sur l’atmosphère a été évoquée. Alors que Doha vient de s’achever sur un énième fiasco, quel est le sentiment de l’ensemble de la communauté scientifique sur la multiplication des échecs pour trouver un accord entre les différentes parties prenantes ?

Quel est votre avis sur la méthodologie et les conclusions des rapports rendus publics en novembre dernier par différentes organisations ? Celui du PNUE sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction d’émissions constate que la concentration des gaz à effet de serre a augmenté de 20 % depuis 2000 et prévoit, si rien n’est entrepris, une hausse des températures de 3 à 5 °C au cours du XXIe siècle. Il contient néanmoins une pointe d’optimisme : l’objectif d’un réchauffement limité à 2 °C resterait toujours réaliste. Le rapport de la Banque mondiale table, pour sa part, sur une hausse de 4 °C. Le dernier rapport du GIEC dressait un tableau sensiblement différent ; le prochain s’orientera-t-il vers des conclusions similaires ? Les prévisions du GIEC prennent-elles en compte les variations naturelles du cycle d’activité solaire ?

En tant que spécialiste des interactions entre l’atmosphère et l’océan, pourriez-vous nous éclairer sur le problème de l’acidification des océans ? Quels organismes en souffrent le plus ? Observe-t-on un déficit en calcification, comme les scientifiques le prévoyaient ? Le blanchiment des coraux observé sur les grandes ceintures coralliennes est-il une conséquence de l’acidification, et leur disparition est-elle inéluctable ?

M. Yves Albarello. Ma question a déjà été posée par Martial Saddier. Je suis, monsieur Le Treut, dans le même état d’esprit que vous. J’observe – non en tant que climatologue, mais en tant que citoyen – un piétinement des conférences internationales, dont le statut quo de Doha est une illustration. On assiste, impuissants, au réchauffement climatique, alors que certains grands pays industrialisés refusent d’entrer dans le cercle vertueux que nous essayons de mettre en place. Que faut-il faire ? Comment voyez-vous notre avenir ?

Mme Geneviève Gaillard. La lutte contre le changement climatique nous concerne tous, pouvoirs publics, citoyens, entreprises. Quel peut être le rôle de la fiscalité environnementale ? Est-elle efficace ou devons-nous aller plus loin, comme le fait aujourd’hui l’Allemagne ?

M. Charles-Ange Ginesy. La France est candidate à l’organisation de la prochaine conférence climatique : pour que celle-ci réussisse, à l’inverse de la conférence de Doha, quelle organisation faudra-t-il adopter ?

Par ailleurs, l’économie de la montagne représente en France beaucoup d’emplois – de 30 000 à 40 000 selon les estimations. D’après le GIEC, le réchauffement est une tendance sur le très long terme : quelles transformations doit-on envisager pour nos stations de sport d’hiver ?

M. Philippe Noguès. L’association Two Degrees Investing, lancée il y a quelques jours et soutenue par le Commissariat général au développement durable et une vingtaine d’acteurs, dont la Caisse des dépôts – gage incontestable de sérieux –, propose des indicateurs permettant de combiner financement à long terme et lutte contre le changement climatique. En effet, d’après cette association, notre modèle financier à court terme ne mesure la performance et les risques que sur les indices boursiers phares. Or ceux-ci comptent 10 % à 15 % d’entreprises qui extraient ou produisent des énergies fossiles.

Les marchés ne se sentent pas menacés par le risque climatique, et ne l’intègrent pas à leur modèle de gestion financière : ils continuent donc, sans remords, à provoquer toujours plus d’émissions de carbone. L’association constate que, pour limiter le réchauffement à deux degrés, nous disposons d’un budget carbone maximum de 450 gigatonnes d’émissions de CO2 d’ici à 2050, alors que nous devrions être à 550 gigatonnes d’ici à 2035, montant auquel il faut ajouter le CO2 produit par les réserves prouvées d’énergie fossile. Nous risquons donc d’atteindre un réchauffement de six degrés en 2050. On mesure dès lors l’ampleur des risques environnementaux, accentués encore par les conséquences financières catastrophiques des désastres climatiques. Or ces dépenses nous empêcheront de financer la transition écologique et de favoriser de nouveaux modèles économiques plus sobres en carbone.

Il existe un rapport étroit entre dégradation climatique et modèle économique : il est par conséquent nécessaire d’intégrer le risque climatique à la mesure de la performance et des risques financiers. Pour cela, nous avons besoin d’une grande transparence. Il faudrait commencer par obliger les investisseurs à déclarer leur degré d’exposition au risque climatique.

M. Guillaume Chevrollier. Le réchauffement climatique est une menace : nous devons préserver notre planète pour les générations futures. Notre pays a fait des efforts, mais ceux-ci doivent être équitablement répartis. L’accord de Doha nous laisse sceptiques : il engage l’Union européenne et une dizaine d’autres pays industrialisés, mais sa portée sera essentiellement symbolique, puisque les signataires ne produisent qu’environ 15 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Comment régler ce qui est un problème planétaire, alors que les États-Unis, la Chine, l’Inde, contestent ces accords ?

M. Christian Assaf. Lors des sommets internationaux, les pays en voie de développement et les pays émergents comme la Chine et l’Inde répondent aux pays occidentaux, volontiers donneurs de leçons, que les contraintes qu’on leur imposerait pourraient freiner leur développement. Mais ces pays ne pourraient-ils pas être aussi les premières victimes du changement climatique ?

M. Jean-Marie Sermier. Peut-on mesurer précisément l’importance des différents facteurs du réchauffement climatique ?

En évaluant mal certains risques, les scientifiques n’ont-ils pas une part de responsabilité dans l’absence de décisions ? Autrement dit, qu’est-ce qui vaut mieux pour l’humanité : le risque nucléaire ou le risque du changement climatique ?

M. Arnaud Leroy. Essayons d’être positifs : le captage de gaz à effet de serre pourrait peut-être constituer une vraie solution. Si cela fonctionne, ne faudrait-il pas, dans les prochains textes de loi portant sur l’environnement, prévoir un pourcentage pour la captation ? Cela nous permettrait de faire émerger des filières industrielles, et par là même de rassurer nos concitoyens, qui voient avec crainte, voire avec angoisse, les conséquences que pourraient avoir sur leur emploi et leur vie quotidienne les mesures prises pour lutter contre le réchauffement climatique.

M. Laurent Furst. L’ouragan Sandy a eu, selon certains, une influence considérable sur la récente réélection du président des États-Unis. Les commentateurs ont parlé de conséquence du changement climatique, mais tout événement météorologique est-il une conséquence du changement climatique ?

Mme Sophie Errante. Certains grands États boudent les conférences environnementales et refusent de prendre des engagements. Partagez-vous l’analyse selon laquelle ce sont les nouvelles découvertes de réserves d’énergies fossiles, pour les 250 prochaines années peut-être, qui motivent ce désintérêt ?

M. Olivier Marleix. Je veux d’abord rendre hommage aux climatologues, dont le travail est reconnu par tous ceux qui s’intéressent à ce domaine, et qui sont malheureusement parfois confrontés au scepticisme de ceux qui ne s’y intéressent pas. Nous avons besoin de pédagogie : il faut faire comprendre que l’évolution du climat n’est pas linéaire, et que nous allons plutôt vers un dérèglement du climat. Pouvez-vous souligner ce point ?

Par ailleurs, la gestion des crises climatiques sera de plus en plus difficile, les risques de famine et de bouleversements migratoires seront de plus en plus forts. J’ai été surpris que ces aspects soient peu évoqués à Doha : quel serait l’espace de réflexion pertinent pour agir ?

M. Jean-Pierre Vigier. Le Gouvernement souhaite diminuer la production d’électricité d’origine nucléaire au profit des énergies renouvelables. Nous ne savons pas aujourd’hui si celles-ci seront suffisantes ; si elles ne le sont pas, devrons-nous consommer plus de gaz, et donc produire plus de CO2, polluer plus et accélérer encore le changement climatique ?

Que peut-on dire de la pollution engendrée par la production de CO2 des pays émergents ?

Mme Sophie Rohfritsch. Les modèles de calcul des évolutions climatiques prennent-ils en compte le stockage de CO2 dans les roches ? Un laboratoire toulousain a montré que, contrairement à ce que l’on pensait jusqu’à présent, le processus d’altération chimique des continents pourrait avoir des conséquences à l’échelle d’un siècle, c’est-à-dire l’échelle de temps prise en considération par ces modèles.

M. Alain Lebœuf. Pourriez-vous apporter des précisions sur le captage et le stockage du CO2 ? L’évolution de la consommation du CO2 a-t-elle évolué sur notre planète depuis plusieurs décennies ?

M. Jacques Kossowski. La population mondiale est responsable du changement climatique, et elle continuera à augmenter dans les années qui viennent. Comment peut-elle moins polluer ?

Par ailleurs, les bovins émettent du méthane, ce qui n’est pas sans influence : quelle action peut-on envisager dans le domaine agricole ?

M. David Douillet. Comment allons-nous faire pour que tout le monde s’asseye autour de la table, pour provoquer une prise de conscience mondiale de la nécessité de protéger notre planète ? Les États-Unis, le Canada, la Chine… adoptent des visions à court terme, et placent au-dessus de nous une épée de Damoclès.

Pourrait-on essayer de calculer le coût du changement climatique, d’évaluer le prix des désastres qui en résulteront ? Cela nous permettrait peut-être de convaincre ceux qui adoptent une vision purement mercantile de ces problèmes.

M. Hervé Le Treut. La notion de modèle est générique : elle sert à désigner des choses très différentes les unes des autres. Les modèles climatiques visent surtout à prévoir l’évolution du climat sur la base des lois de la physique. Le calage de ces modèles est donc partiel, l’essentiel de l’information venant des lois de la physique. En bonne science, le calage des modèles doit se faire sur des événements passés ; il faut également faire des hypothèses, que l’on vérifie ensuite en testant la capacité du modèle à reproduire une série de processus. Pour être qualifié, un modèle doit donc répondre à un large ensemble de critères.

Une vingtaine de groupes produisent des modèles climatiques : c’est un travail lent et lourd qui mobilise cinquante à cent personnes pendant une dizaine d’années. Le dernier rapport du GIEC a permis de mettre en commun les résultats obtenus par la communauté scientifique internationale, en construisant des bases de données auxquelles peuvent accéder les scientifiques du monde entier quand ils souhaitent analyser les changements climatiques et vérifier la capacité des modèles à reproduire des événements actuels ou passés. Un millier d’études qui utilisent les simulations réalisées par les vingt groupes de modélisation ont été publiées ; nous en attendons beaucoup plus encore pour le prochain rapport du GIEC. Cela souligne l’une des difficultés de ce travail : il n’est pas facile de prendre connaissance d’une telle masse de résultats.

Globalement, la confiance que l’on peut avoir en ces outils a beaucoup augmenté. Ceux-ci ne permettent pas, bien sûr, de faire n’importe quoi : pour construire un modèle, il faut d’abord avoir une bonne connaissance des processus que l’on veut modéliser.

Le permafrost, par exemple, n’est pas connu et étudié depuis très longtemps. Toutes les régions arctiques sont complexes, notamment parce qu’il est difficile de savoir jusqu’où va pénétrer le réchauffement, puisqu’il s’agit de savoir comment va se libérer le méthane emprisonné dans les cristaux de glace. De plus, le sol se reforme, l’activité biologique pouvant être intense en été dans ces régions, avec un restockage du méthane et du CO2. Le bilan global a toutes chances de varier beaucoup selon des facteurs locaux. Enfin, si nos équipes peuvent travailler sans problème au Canada, ce n’est pas toujours le cas en Russie.

L’appréhension de ces problèmes est progressive, et si les scientifiques hésitent encore à mentionner le permafrost, c’est qu’il y a encore bien des choses que nous ne comprenons pas bien : lors du dernier épisode de réchauffement de la planète, il y a 120 000 ans de cela, le méthane n’a pas beaucoup augmenté ; nous ne savons pas l’expliquer.

Il existe donc des risques tout à fait réels, mais que la science ne sait pas encore préciser. Il en va d’ailleurs de même pour le CO2 stocké dans les roches, problème dont je ne suis pas spécialiste.

Si les rapports du GIEC sortent tous les cinq ans, c’est parce que cette périodicité nous permet non seulement d’accumuler des résultats scientifiques nouveaux, mais aussi de prendre le temps de les tester, et donc de nous appuyer sur quelques certitudes. Des publications paraissent tous les jours, mais la communauté scientifique doit les mettre à l’épreuve.

Vous m’interrogez sur le scénario le plus probable. Les rapports précédents du GIEC proposaient plusieurs scenarii possibles si l’on ne prenait aucune mesure politique, avec une fourchette de réchauffement en 2100 qui allait de deux à six degrés : même sans intervention, l’émission de gaz à effet de serre pouvait donc avoir des effets très variables. Malgré une recherche très active dans ces domaines, les modèles scientifiques ont du mal à appréhender tous les facteurs aggravants, par exemple les nuages.

Aujourd’hui, nous suivons plutôt une trajectoire pessimiste ; nous allons vers quatre à cinq degrés de réchauffement. C’est le réchauffement qui correspond à la dernière déglaciation : c’est un phénomène d’une très grande ampleur. Il ne faut donc pas, j’y insiste, juger du changement climatique futur et de ses risques à partir de ce que l’on observe aujourd’hui.

Cela fait une vingtaine d’années que nous constatons un réchauffement de la planète, et que nous voyons des signes nous incitant à penser que ce réchauffement est lié à l’augmentation des gaz à effet de serre – refroidissement, par exemple, de la stratosphère qui accompagne un réchauffement des basses couches de l’atmosphère, ou bien réduction de la surface de la banquise de 30 % à 40 % par rapport à ce qu’elle était il y a une quarantaine d’années.

Mais pour beaucoup d’autres phénomènes, il est extrêmement difficile de faire un diagnostic, ne serait-ce que parce que le temps de recul est trop court. C’est le cas pour les ouragans, les cyclones, les tornades : si le temps de retour d’un événement passe de cent à cinquante ans, comment peut-on faire la part de ce qui est naturel et de ce qui tient aux activités humaines ? Ce n’est pas possible. Pour tous ces événements rares, mais puissants, nous ne pouvons pas encore dire qu’il y a un changement. Nous sommes bien obligés de dire que nous sommes incapables de mesurer un éventuel impact du changement climatique sur l’apparition, par exemple, de Sandy.

Cela ne veut pas dire pour autant, bien au contraire, que nous ne sommes pas inquiets de la multiplication, dans le futur, de ces événements : nous savons que la température des océans est un facteur majeur de déclenchement d’un cyclone.

C’est toute l’ambiguïté de ce débat : il ne faut pas confondre l’absence de preuves qu’un événement donné soit d’origine anthropique avec ce qui peut se produire dans le futur. Dans le passé, nous avons d’abord compris ces problèmes de façon théorique ; nous avons constaté certains phénomènes de façon pratique, ensuite, mais certains autres, plus difficiles à établir, ne pourront être vérifiés que plus tard, par des moyens statistiques.

Cette différence vaut pour le réchauffement lui-même : nous commençons à pouvoir dire qu’il ne peut pas être le résultat de processus naturels ; le dernier rapport du GIEC estimait qu’il y avait 90 % de risques que le réchauffement actuel soit d’origine anthropique.

Plusieurs questions ont porté sur la forêt, domaine dont je ne suis pas spécialiste. La forêt peut constituer une richesse, que certains pays veulent exploiter. Elle joue également un rôle climatique en modifiant le cycle de l’eau. Ainsi, au Brésil, si elle venait à mourir, elle serait, peut-on estimer, remplacée par une savane : la forêt entretient un système de végétation parce qu’elle entretient aussi un certain régime hydrique. Elle peut constituer un stock de carbone, mais je ne crois pas qu’il faille accorder trop d’importance à ce point : toutes les propositions de stockage de carbone dans la forêt ont une limite, puisqu’une fois leur croissance achevée, les végétaux ne stockent plus rien.

La forêt constitue enfin un réservoir pour une partie du patrimoine génétique de la planète, que nous devons préserver. Il y a d’autres choses à préserver que les caractères physiques de notre planète : notre patrimoine est aussi biologique. Une forêt, c’est des arbres, mais c’est aussi tout un écosystème cohérent, des bactéries aux animaux.

Beaucoup de questions portaient sur l’évolution probable du changement climatique. Je l’ai dit, le GIEC prévoyait un réchauffement de deux à six degrés si nous ne faisions rien, et nous sommes plutôt en haut de cette fourchette. Les prochaines décennies sont-elles déjà déterminées par les émissions de gaz à effet de serre passées ? En partie, oui. Les systèmes réagissent plus ou moins vite ; l’histoire future de ceux qui réagissent lentement, comme les océans, est aujourd’hui largement écrite. La hausse du niveau des mers relève par exemple de la très longue durée.

Si nous ne faisons rien, le réchauffement de deux degrés arrivera vers le milieu de ce siècle à peu près. Si nous voulons faire quelque chose, il faut prendre en compte l’inertie des systèmes climatiques. Il faut donc agir très vite et réduire les émissions de gaz à effet de serre dans des proportions considérables.

La communauté scientifique fait-elle preuve de fatalisme ? C’est compliqué. D’abord, les scientifiques analysent, travaillent, et ont donc « le nez dans le guidon », si vous me permettez l’expression. Par ailleurs, le seuil de deux degrés est un choix politique, que je crois judicieux parce qu’il représente un seuil au-delà duquel le climat sera effectivement beaucoup plus difficile à prévoir, mais il n’y a pas en réalité un seuil unique. Le climat dépend de composantes dont les rythmes diffèrent ; l’océan peut réagir, mais nous ne savons pas comment ni à quelle échelle de temps ; les glaciers, la végétation, la forêt peuvent être vulnérables au changement climatique, mais là encore nous ignorons comment. Il y a donc des seuils à un, deux, trois degrés.

Les conséquences de cette complexité sont paradoxales. D’une part, il faut vraiment éviter de franchir ces seuils : la forêt amazonienne pourrait ainsi rencontrer un tipping point, un moment où la disparition de sa niche écologique ne lui permettra plus de survivre, mais nous ne savons pas quand. D’autre part, chaque franchissement de seuil rend les choses plus compliquées, mais il n’y a pas un seuil précis, unique, au-delà duquel tout serait perdu.

La question des ressources agricoles et halieutiques est extrêmement complexe. Il faut d’abord savoir si ces systèmes peuvent retirer du CO2 de l’atmosphère et le stocker. Il est possible que cette capacité ne soit que temporaire, et la communauté scientifique craint même qu’elle ne soit diminuée par le réchauffement : les forêts réagissent mal au réchauffement important, de même que les océans. Ces rétroactions sont mal évaluées aujourd’hui. Nous avons besoin de systèmes de végétation en bon état, c’est certain ; faut-il les utiliser pour stocker du carbone ? C’est une solution sans doute très difficile à mettre en œuvre.

Quant au stockage de CO2 dans les couches géologiques, je n’en suis pas spécialiste, mais je sais que c’est possible. J’ai appartenu au conseil scientifique de Gaz de France et je fais partie du conseil d’administration de l’Institut français du pétrole : les uns et les autres développent des prototypes en ce sens. Cette technique fait partie de celles qui pourraient nous permettre de nous débarrasser du CO2 en excédent. Mais il faudrait être capable de l’imposer. Aujourd’hui, nous sommes extrêmement loin de ce que l’on pourrait faire : c’est un problème de volonté politique, quand des centrales thermiques s’ouvrent régulièrement un peu partout sur la planète.

Plusieurs questions portaient sur les risques en France même. Le retour de phénomènes comme la sécheresse ou la canicule fait évidemment partie des risques bien identifiés du changement climatique : l’essentiel des modèles conduit à penser qu’une canicule comme celle de 2003 pourrait se reproduire toutes les quelques années à partir du milieu du siècle – il est bien sûr difficile d’émettre une prévision précise, mais ce sera certainement plus souvent que tous les dix ans. C’est suffisamment plausible et étayé pour en tirer des conséquences en termes d’urbanisme, par exemple.

Depuis quelques années, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) réalise des études sur le littoral. Je connais quelques exemples en détail, et tous sont différents. J’ai ainsi animé un groupe interdisciplinaire qui a travaillé sur le littoral aquitain : celui-ci a tendance à reculer, mais pas par submersion, plutôt sous l’effet de vagues plus puissantes, donc d’une érosion plus forte. La fragilité du milieu littoral dépend de facteurs locaux qui diffèrent d’une région à l’autre : par exemple, la capacité des fleuves à s’alimenter peut être plus ou moins grande, et peut être modifiée par le changement climatique ; le sol peut être relevé. Le travail sur le littoral est donc d’une grande importance. Le problème se pose de façon plus aiguë encore dans d’autres pays, notamment les Pays-Bas, qui ont déjà dû prendre des décisions.

Le terme d’« étanchéité » des domaines scientifiques est sans doute exagéré ; la communauté scientifique fait preuve d’une forte volonté de faire émerger des projets interdisciplinaires, mais c’est très difficile : ces problèmes sont extrêmement complexes. Le lien entre climat et biodiversité constitue, par exemple, un sujet de recherche très riche, mais que nous ne pourrons aborder que très progressivement. Le contact entre les disciplines ne viendra pas seulement de la recherche ; il viendra aussi de l’enseignement, comme de l’expertise et de son partage. Pour ces questionnements pluridisciplinaires, il faut des lieux, des projets, à l’échelle nationale voire régionale – j’ai cité tout à l’heure l’expérience aquitaine.

Qu’attend-on du prochain rapport du GIEC ? Depuis sa création, nous avons assisté à une confirmation progressive du diagnostic scientifique ; je pense que cela continuera. L’accent doit aujourd’hui être mis fortement sur les questions d’adaptation. Il ne faut pas, comme on l’a parfois fait dans le passé, opposer les politiques qui visent à diminuer les émissions de gaz à effet de serre à celles qui visent à s’adapter au changement climatique, que l’on condamnait comme des formes de démission. Les solutions peuvent être les mêmes, notamment à l’échelle régionale et locale : c’est une raison supplémentaire pour travailler à ces échelles.

Les fluctuations solaires sont prises en compte ; nous pensons qu’elles jouent un rôle d’un ordre de grandeur faible, en tout cas par rapport à ce que l’on peut craindre pour le futur. Certains scientifiques, qui travaillent sur le cycle climatique naturel, estiment que les effets du rayonnement solaire peuvent être amplifiés par des effets naturels : si c’est vrai, je ne vois pas en quoi ce serait rassurant ! Nous subirons alors la somme des fluctuations climatiques dues aux activités humaines et des fluctuations climatiques naturelles qui seraient plus grandes que prévues.

L’acidification est effectivement considérée par ceux qui l’étudient comme un problème majeur.

Plusieurs questions portaient sur le contexte international et la responsabilité des différents pays.

Comme climatologue, je ne suis pas compétent pour parler de ces pays, que je ne connais que par leurs communautés scientifiques. L’Inde, la Chine, et bien entendu les États-Unis et le Canada disposent de communautés scientifiques très fortes qui connaissent très bien ces enjeux. L’Inde, et surtout la Chine, ont conscience qu’elles sont fortement tributaires du climat : ainsi, l’intensité des moussons chinoises, qui pèsent sur toute l’activité économique, peut varier du simple au double. La Chine est exposée aux typhons, et la désertification y progresse. Ce pays connaît donc les enjeux du changement climatique, mais ne veut pas prendre d’engagements contraignants vis-à-vis des pays occidentaux. Ces considérations ne relèvent plus de la climatologie, mais devront être prises en considération pour la préparation des prochains sommets.

Quant à l’origine du réchauffement, le débat médiatique a beaucoup obscurci la situation. Les médias posent en effet sans cesse la question du réchauffement tel qu’il est aujourd’hui ; or, les origines de ce réchauffement sont à la fois naturelles et anthropiques : séparer les choses, c’est le quotidien des scientifiques, et ce n’est pas toujours facile. Mais cela n’a que peu à voir avec ce qui nous attend dans les décennies qui viennent : le risque de réchauffement lié aux activités humaines est très important.

Encore une fois, la communauté scientifique ne s’appuie pas sur des événements récents pour prévoir des choses ; elle réfléchit aux conséquences, selon les lois de la physique, de l’émission de gaz à effet de serre. Ce travail a dû être bien fait, puisque l’on voit aujourd’hui se réaliser des prévisions faites dès les années 70.

Vous m’interrogez aussi sur la responsabilité des scientifiques. J’ai beaucoup insisté sur la pluridisciplinarité et sur la collégialité : on parle ici de scientifiques dont les compétences sont souvent très différentes les unes des autres. Il est très difficile, voire impossible, pour un seul scientifique de comprendre aussi bien les risques climatiques que ceux liés à certaines filières énergétiques. Cela pose le problème de l’expertise et de son organisation. Il y a des sujets que j’étudie depuis trente ans, sur lesquels je me sens capable de répondre, et d’autres que je connais par la lecture du journal : je ne veux pas mettre sur le même plan les uns et les autres. Tous les scientifiques, je crois, partagent ces scrupules.

Les problèmes de démographie, et d’alimentation bovine, font partie des facteurs importants. La Chine ou l’Inde les mettent souvent en avant, la Chine parce qu’elle a fait des efforts considérables pour réduire sa population, l’Inde parce que son alimentation fait qu’elle émet moins de gaz à effet de serre que les pays occidentaux. Ces pays émettent d’ailleurs moins de gaz à effet de serre par habitant que les pays occidentaux.

L’opposition de l’échelle mondiale et de l’échelle régionale est délicate. Autrefois, nous nous disions que, puisque nous ne savions pas prévoir où les changements se manifesteraient, puisque nous habitions après tout sur la même planète, nous allions prendre des décisions collectives, dans un esprit de solidarité. Aujourd’hui, malheureusement, nous connaissons suffisamment bien ces problèmes pour que certains se disent qu’ils vont profiter du changement climatique, quand d’autres voient bien qu’ils vont en pâtir. Il faut donc articuler diagnostic mondial et diagnostic régional.

Ce diagnostic régional est toutefois, scientifiquement, souvent plus difficile à faire – les systèmes climatiques sont extrêmement complexes. Même à l’échelle de la France, on peut s’attendre à un climat dominant plutôt de sécheresse dans le sud, mais cela n’exclut pas des évolutions différentes, avec des crues intenses par exemple. Peut-on donc choisir les essences d’arbres que l’on plante en prenant en considération le changement climatique ? Je dirais qu’on peut donner des conseils, tout en gardant à l’esprit les incertitudes actuelles. Il faut donc favoriser des solutions de résilience, c’est-à-dire prendre des précautions plus générales du fait de la difficulté à anticiper l’avenir à l’échelle régionale. Il faut, ici, mêler expertise scientifique et planification, à l’échelle par exemple des collectivités locales.

Par ailleurs, une chose est sûre : les efforts nécessaires ne se feront pas de façon spontanée. Il faudra des outils – quotas, fiscalité, marchés, tout cela existe ; aucun ne fonctionnera tout seul et il faudra sans doute les associer. Mais, n’étant pas économiste, je ne peux pas en dire plus.

Une communauté scientifique active travaille sur le chiffrage des dégâts. On estime que cela coûterait moins cher de réduire les émissions de gaz à effet de serre que de s’adapter tardivement au changement climatique. Je vous renvoie notamment au rapport Stern. Ces estimations seront réactualisées dans le prochain rapport du GIEC.

Quant aux stations de sport d’hiver, il y a un réchauffement global – c’est la plus inéluctable des prévisions que l’on peut faire. Cela ne veut pas forcément dire moins de neige partout, mais probablement l’enneigement deviendra-t-il très irrégulier, avec de mauvaises années plus fréquentes. C’est, je pense, inévitable pour les stations situées à basse altitude : si certains facteurs peuvent varier, voire refluer, la tendance au réchauffement doit être envisagée sur la très longue durée.

3. Audition de M. Jean-Marc Jancovici, sur le changement climatique et la transition énergétique (6 février 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. J’ai le plaisir d’accueillir M. Jean-Marc Jancovici pour sa première audition devant la commission du développement durable. Nous le recevons dans le cadre du débat sur la transition énergétique. Professeur à Mines ParisTech, expert reconnu sur les questions climatiques et énergétiques, auteur – et développeur principal – du bilan carbone pour le compte de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), vous avez créé en 2007, avec Alain Grandjean, le cabinet de conseil Carbone 4. Par ailleurs, vous siégez au Conseil économique, social et environnemental (CESE) et au comité de la veille écologique de la Fondation Nicolas-Hulot.

M. Jean-Marc Jancovici. Je vous remercie de prendre le temps de cet échange. Je n’ai certes jamais été auditionné par cette commission, mais j’ai participé à la mission de l’Assemblée nationale sur l’effet de serre que présidait, sous la législature précédente, M. Jean-Yves Le Déaut et dont Mme Nathalie Kosciusko-Morizet était rapporteure.

Sans énergie, le monde moderne n’existerait pas. La hausse du pouvoir d’achat, l’urbanisation, la tertiarisation, la mondialisation, le temps libre, les retraites, les études longues, les 35 heures et tous les acquis sociaux ont pu se développer grâce à l’énergie. Or, cette dernière se trouve dorénavant en quantité insuffisante pour que le travailleur français puisse maintenir son niveau de consommation. Que faire pour que cette situation ne dégénère pas en instabilité sociale forte ?

La production mondiale ne dépend que de l’énergie disponible. Toute contrainte sur le volume de l’énergie – et non sur son prix – se répercute sur le PIB. MM. Nicolas Sarkozy et François Hollande se sont trompés : en annonçant la progression du pouvoir d’achat en 2007 pour le premier, en prédisant la reprise de la croissance en 2012 pour le second, ils pensaient que leur volonté pouvait prévaloir sur la physique. Dorénavant, l’Europe ne connaîtra plus de croissance : son cycle économique est appelé à reposer sur l’alternance d’une année de récession suivie d’un faible rebond. La croissance continue ne reviendra plus, car l’approvisionnement énergétique de l’Europe est déjà restreint : le gaz et le pétrole fournissent les deux tiers de la consommation énergétique européenne. Ainsi, tout plan prévoyant de nouvelles dépenses financées par un surplus de croissance échouera. L’avenir doit être pensé dans un environnement sans croissance.

Dans un tel cadre, il convient de veiller au puissant effet d’éviction des dépenses inutiles : engager des dizaines milliards d’euros pour des panneaux photovoltaïques revient à se priver de financement pour des actions véritablement utiles. Les énergies fossiles sont trop abondantes pour sauver le climat, mais trop rares pour relancer l’économie européenne. Il va être difficile de convaincre les pays détenteurs de charbon de ne pas l’utiliser dans un contexte de stagnation économique. L’Allemagne a emprunté cette voie. La hiérarchie des mérites et des nuisances varie selon la finitude ou l’infinitude de la disponibilité des ressources, puisque le poids des contraintes diffère en fonction de la source d’énergie.

Les modèles macroéconomiques d’aujourd’hui bouclent leurs équations par les prix et reposent sur des élasticités constantes entre prix et volumes. Ils sont devenus inopérants et n’ont pas permis d’anticiper la crise de 2007. Portons notre attention sur les volumes et non sur les prix ! Pour le pétrole, par exemple, l’élasticité entre prix et volume n’existe plus ; il n’est plus possible de déduire la quantité de pétrole produite à partir de son prix. Et c’est bien la quantité qui importe pour l’économie, non le prix.

En revanche, le pétrole nécessaire à la création d’un euro de PIB décroît en volume. De même, la part de l’énergie dans le budget des ménages diminue depuis quarante ans ; elle se situe à un niveau inférieur à celui qu’elle atteignait avant le premier choc pétrolier. De plus en plus de pétrole, de gaz et de charbon sont extractibles. Mais en conclure que le progrès technique et des politiques courageuses permettraient d’atteindre n’importe quel but néglige le principe de réalité. L’énergie correspond à une grandeur physique qui caractérise le changement d’état d’un système. Ce processus obéit à des lois qui ne souffrent aucune exception. Ainsi, quand le monde change, l’énergie intervient. Là où l’économiste mesure la transformation de l’activité par une valeur ajoutée libellée en monnaie, le physicien évalue la quantité de kilowattheure nécessaire à cette mutation. De fait, il ne peut y avoir d’énergie propre, puisque l’énergie exige la transformation, alors que la propreté induit l’immuabilité. Il s’agit d’en user en permettant aux avantages de surpasser les inconvénients.

Une personne bien entraînée, capable de gravir le Mont-Blanc un jour sur deux, produit avec ses muscles environ 100 kilowattheures d’énergie mécanique par an. Si un individu était payé au SMIC pour accomplir cette formation d’énergie, le kilowattheure coûterait entre plusieurs centaines et quelques milliers d’euros. Les énergies fossiles ont permis de réduire ce prix. Un litre d’essence correspond environ à 10 kilowattheures, ce qui permet une énergie mécanique mille à dix mille fois moins chère que le coût du travail en Occident. En 1860, une personne disposait chaque année de 1 500 kilowattheures d’énergie – surtout thermique, charbon et bois – ; elle les utilisait pour le chauffage, la métallurgie, le bateau à vapeur et le train. Cette quantité n’a cessé d’augmenter pour atteindre 20 000 kilowattheures.

Dans cette énergie extraite de l’environnement, le charbon n’a jamais décru et toutes les nouvelles sources d’énergie – pétrole et gaz dans un premier temps – sont venues s’ajouter à l’existant sans le remplacer. Quant à l’éolien, au biogaz, au photovoltaïque et à la géothermie, leur poids est infinitésimal. Ainsi, même une baisse limitée du pétrole, du gaz ou du charbon sera très difficilement compensée par ces énergies nouvelles. Le charbon constitue le premier mode de production de l’électricité et les deux tiers de sa consommation se font en ce sens. Voilà pourquoi cette dernière n’a jamais diminué. Le pétrole, lui, sert avant tout pour les transports.

Pendant plus d’un siècle, la consommation énergétique de chacun a crû de 2,5 % par an afin de réaliser les infrastructures de transport, l’urbanisation, la mutation de l’agriculture, l’essor industriel et les systèmes sociaux. Depuis 1980, cette hausse s’est tarie ; elle ne résulte plus que du charbon et de la Chine. Les chocs pétroliers ont constitué une rupture radicale dans l’approvisionnement énergétique qui a, à son tour, engendré le chômage et l’endettement, problèmes qui n’existaient pas en 1974. Là encore, le problème ne réside pas dans le prix mais dans le volume.

Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, chacun dispose d’une énergie équivalente à celle de 200 esclaves. Sans les énergies fossiles, nous aurions besoin de deux cents planètes sur lesquelles 7 milliards de personnes produiraient de l’énergie pour maintenir notre niveau de vie actuel. Nous pouvons nous consacrer aux affaires publiques uniquement parce que l’énergie a remplacé la force de nos muscles.

Ce progrès s’est accompagné d’une croissance démographique exponentielle. Au moment où l’humanité s’est sédentarisée, la population mondiale ne dépassait pas quelques millions d’habitants ; elle atteignait 500 millions de personnes au début de la révolution industrielle et dépasse maintenant les 7 milliards, progression fabuleuse en seulement huit générations.

La consommation globale d’énergie a explosé : entre 1945 et le premier choc pétrolier, la consommation d’énergie mondiale a crû, en moyenne, de 5 %. Ensuite, elle a décéléré et diminuera bientôt. Elle provient, pour une part s’élevant à 80 %, de combustibles fossiles, restes de vie ancienne – fougères du carbonifère pour le charbon, algues et planctons pour le gaz et le pétrole. Même l’électricité est massivement fossile : la production française actuelle se monte à 550 térawattheures, soit à peine moins que la consommation mondiale en 1945. La généralisation de l’électricité date donc véritablement de la seconde moitié du XXe siècle. En 1973, les combustibles fossiles représentaient les trois quarts de la production électrique ; cette part s’est réduite aux deux tiers en 2007. Au cours de cette période, c’est de très loin le charbon qui a connu la progression la plus soutenue. Actuellement, la Chine installe une centrale à charbon par semaine et des capacités de production de 150 à 200 gigawatts sont en construction – à rapporter avec la capacité totale de la France qui ne dépasse pas 100 gigawatts. Après le charbon, l’énergie ayant connu la plus forte hausse est le gaz. Viennent seulement ensuite l’hydroélectricité et le nucléaire.

Le bois fournit 10 % de l’énergie mondiale. Il n’est, dès à présent, plus totalement renouvelable, puisqu’une partie de cette énergie correspond à de la recherche de bois de feu autour des villes africaines qui engendre de la déforestation. L’hydroélectricité représente l’essentiel des capacités d’énergies renouvelables en construction dans le monde, loin devant l’éolien. Ce dernier, même compté en équivalent primaire, ne produit pas 1 % de l’énergie mondiale. Les agrocarburants ne dépassent pas 0,4 % : quand le monde absorbe 4 milliards de tonnes de pétrole, il ne consomme que 60 millions de tonnes d’agrocarburants. Pour élaborer leurs agrocarburants, les États-Unis utilisent 40 % de leur maïs – soit la même part que celle qu’ils destinent à l’alimentation animale. En Allemagne, certains producteurs insèrent leur maïs directement dans les méthaniseurs pour favoriser la fabrication de biogaz. Enfin, le photovoltaïque contribue pour 0,1 % à la production énergétique mondiale.

Une fois observé ce panorama, je tiens à préciser que le terme de « production » d’énergie est impropre. L’action de l’homme consiste en effet à extraire l’énergie dite primaire de l’environnement, avant de la transformer en énergie finale qu’il pourra consommer.

La France, comme ses voisins, consomme une énergie provenant de combustibles fossiles. Son électricité provient, en très grande partie, du nucléaire. Mais il est faux d’affirmer que toute l’énergie française est nucléaire. Cela ne peut se dire que de l’électricité. L’essentiel de l’usage de l’électricité n’est pas thermique, mais spécifique, à savoir qu’il sert à alimenter des appareils – réfrigérateurs, pompes, lave-linge, lave-vaisselle, ascenseurs – non producteurs de chaleur. Or limiter cette utilisation s’avère plus difficile que de restreindre le besoin de chaleur.

L’emploi d’énergies renouvelables en France répond à la même hiérarchie que celle constatée dans le monde : d’abord le bois, puis l’hydroélectricité, puis l’éolien et, enfin, le photovoltaïque. Ces deux dernières sources d’énergie satisfont respectivement 0,35 % et 0,07 % de la demande d’énergie.

L’énergie a modifié la structure des métiers. Il y a deux siècles, les deux tiers des Français étaient paysans et chacun nourrissait 0,5 personne en plus de lui-même. Avec l’énergie, l’agriculture a pu se mécaniser – un tracteur de 100 chevaux équivaut à environ 1 000 individus – et un agriculteur actuel assure l’alimentation de 50 personnes. Ces dernières ont pu effectuer d’autres tâches grâce à l’énergie, qui permet de transformer de nombreuses ressources présentes dans l’environnement comme des minerais, du bois ou des sols. Ainsi s’est développée l’industrie, activité de transformation des réserves naturelles. Dans tous les pays occidentaux, le choc pétrolier a tari la croissance énergétique globale, qui est devenue inférieure à la productivité du facteur travail, ce qui a entraîné le déclin de l’emploi industriel. La contribution des services à la productivité plus faible a, en revanche, poursuivi son essor. Parallèlement, le chômage s’est massifié. Il y a un siècle, les lois sur le travail avaient pour objet de réduire le travail des femmes et des enfants, comme le temps que devaient y consacrer les hommes. Avant 1974, le facteur limitant l’activité était le travail disponible ; c’est désormais l’énergie. Plus la consommation d’énergie par personne est grande, moins la part de l’emploi dans l’agriculture est élevée. L’énergie abondante a permis l’urbanisation. Que la ville puisse, en accueillant 80 % de la population, organiser un système socio-économique stable dans un environnement énergétique contraint apparaît douteux.

L’opinion courante veut que le développement des services entraîne une dématérialisation, moins consommatrice d’énergie. Or c’est l’inverse : l’augmentation de la part des services dans l’économie n’est possible qu’une fois les fonctions productives remplies par des machines énergivores. Je pressens d’ailleurs que la contrainte énergétique va entraîner une hausse du travail manuel et une baisse des activités de service.

Les échanges plus massifs et mieux organisés ont permis l’étalement de l’habitat. Lorsque les villes ont été construites avant la période de profusion énergétique, les centres sont denses. Mais lorsqu’elles sont récentes, il n’y a pas de centre-ville. Atlanta constitue un bon exemple de cette dernière catégorie.

L’approvisionnement en énergie des pays de l’OCDE a déjà commencé de décroître. À l’inverse, il progresse dans les pays émergents, notamment en Chine. Épisode inédit, le PIB des pays de l’OCDE a également cessé d’augmenter depuis 2007. Cette situation risque de perdurer, car elle découle d’un tarissement énergétique. La France connaît la même situation, alors que l’économie des pays émergents poursuit sa croissance.

À l’école, nous apprenons que le travail et le capital sont les deux facteurs de production. Si cette dernière ne s’avère pas assez élevée pour financer la protection sociale, on diminue le coût du travail et du capital pour les stimuler. Or cette politique ne répond plus : alors que l’Allemagne emprunte à coût négatif et que les chômeurs sont très nombreux, le PIB n’augmente plus. C’est bien la preuve que cette description de l’économie est erronée. En fait, l’économie est une machine à transformer des ressources naturelles gratuites, la formation de capital n’étant qu’une boucle interne au système. Le brevet qu’un industriel dépose aujourd’hui ne résulte que de la transformation – par le travail – de ressources déjà existantes. Le goulet d’étranglement pour l’approvisionnement en ressources énergétiques – quel qu’en soit leur prix – induit mécaniquement un gel de la production. Le prix reste un élément significatif de l’équation économique tant qu’il n’y a pas de problème de quantité. Dans la pêche, le bateau représente le capital, le marin incarne le facteur travail, l’énergie provient du carburant mis dans le bateau et le PIB correspond à la valeur des poissons pêchés : si le diesel ou les ressources halieutiques disparaissent, la pêche et la production deviennent impossibles. Aujourd’hui, le niveau de notre activité économique est significatif du stock de ressources naturelles à transformer : il convient de surveiller attentivement ce dernier.

Depuis 1965, la consommation d’énergie et le PIB varient dans le monde de manière strictement parallèle. « Dis-moi combien d’énergie tu consommes et je te dirai quel est ton PIB » : telle pourrait être, simplement énoncée, la règle qui régit nos économies. En revanche, la variation du prix du baril et le PIB ne connaissent pas la même identité d’évolution. Lorsque le prix du baril augmente, un transfert de rente s’opère et la France s’endette au bénéfice de l’Arabie saoudite, mais rien ne change au niveau global. Vouloir régler le problème énergétique en attendant que les prix croissent fortement, revient à souhaiter une progression des revenus des pays producteurs d’hydrocarbures. Ainsi, la facture pétrolière et gazière de l’Europe a décuplé au cours de la dernière décennie. Cela a engendré un déficit commercial structurel qui s’est traduit par une augmentation de l’endettement. Cette situation se constate aussi bien dans les pays latins que dans les pays nordiques – y compris l’Allemagne. Il ne s’agit pas ici d’une question de couleur politique, mais d’un sujet de physique structurelle qui évolue à l’échelle du demi-siècle.

Le PIB par habitant est strictement égal au produit de l’énergie disponible par habitant et de l’efficacité énergétique, que l’on définit par l’augmentation du PIB induite par la création d’un kilowattheure d’énergie. La croissance du PIB par habitant résulte du produit de la variation de ces deux facteurs. La croissance de l’énergie mondiale s’établissait à 2,5 % par personne et par an avant 1980 et à 0,4 % depuis lors ; l’efficacité énergétique de l’économie a connu une croissance mondiale annuelle moyenne légèrement inférieure à 1 % depuis 1970. Pour que la règle que je viens d’énoncer soit juste, le PIB par habitant aurait dû croître de 3 % avant 1980 et de 1 % maintenant. Les chiffres de la Banque mondiale le confirment. Je suis donc en accord avec M. Vittori, éditorialiste aux Échos, lorsqu’il écrit que les lois de finances doivent dorénavant reposer sur une croissance économique nulle. Ce n’est pas agréable, mais mieux vaut prendre la réalité en compte plutôt que d’élaborer des plans voués à échouer.

Dans la relation étroite entre la production mondiale de pétrole et l’évolution du PIB, c’est la baisse du volume du pétrole qui entraîne celle du PIB et non l’inverse. On ne consomme pas moins de pétrole parce que c’est la crise, mais c’est la crise parce qu’on a moins de pétrole. La production mondiale atteindra son pic dans environ cinq ans. Ensuite, la décélération est inéluctable. Chacun s’interroge pourtant sur le prix du pétrole, alors que la question ne réside pas dans son évolution. La consommation de pétrole par l’Europe s’est réduite de 10 % depuis 2006 – repli amorcé avant le Grenelle de l’environnement – et cette tendance se poursuivra.

S’agissant du gaz, une projection réalisée par Total montre une production mondiale qui plafonne à partir de 2025, nonobstant le développement des gaz non conventionnels dont l’extraction sur le territoire français serait, de toute façon, difficile. L’approvisionnement gazier de l’Europe a cessé de croître lorsque les gisements de la mer du Nord – qui représentent 60 % de la consommation – ont atteint leur pic. Il est douteux que le nucléaire puisse être – même partiellement – remplacé par du gaz dans l’Union européenne.

Si l’on attribue la totalité des émissions de gaz à effet de serre aux citoyens et qu’on les inclut dans la fabrication des produits et services, les Français consomment, en moyenne annuelle, quelques centaines de kilos de CO2 pour la construction de leurs logements, deux tonnes de CO2 pour le chauffage de ces maisons, deux tonnes et demie pour l’alimentation – dont la moitié est due aux viandes et aux laitages –, deux tonnes et demie pour l’achat des biens manufacturés, deux tonnes pour le déplacement de personnes dans leur sphère privée et deux tonnes pour les services publics et privés – l’école, l’hôpital et l’armée d’une part, les banques, les coiffeurs, les opérateurs de téléphonie, entre autres, d’autre part. La fabrication de l’électronique destinée aux particuliers représente un tiers de l’empreinte carbone des achats de produits manufacturés ; deux tiers de la progression de 10 % de cette empreinte constatée entre 1990 et 2010 sont dus à l’électronique grand public : les technologies de l’information n’induisent aucune dématérialisation, ils ont créé des usages sans en supprimer d’autres. Dans les transports, l’avion a connu la plus forte croissance entre 1990 et 2010 ; or son utilisation est concentrée sur les deux premiers déciles de la population : créer un nouvel aéroport revient à construire une infrastructure pour riches.

Les émissions de gaz à effet de serre et l’usage de l’énergie fossile sont présents dans toutes nos activités. Le changement climatique ne peut donc être évité en contraignant une petite fraction de la population pour le bénéfice du plus grand nombre ; il ne peut l’être que par un effort de tous. Afin d’accompagner un tel effort collectif, il convient de développer une vision – un projet « sexy ». Sans vision, c’est le chaos qui règlera la situation. Voilà où vous entrez en scène, mesdames et messieurs les députés, et où je cesse de parler.

M. Arnaud Leroy. Monsieur Jancovici, je dois vous avouer que je comptais consacrer mon intervention au changement climatique, car vous aviez été présenté comme climatologue. Hélas, vous n’en avez pas dit un mot. En outre, comme vous êtes ingénieur, vous devriez nous proposer des solutions que j’ai cherchées en vain dans votre présentation.

Je suis d’accord avec vous pour affirmer la nécessité d’un effort commun. Encore faut-il préciser qu’il ne concerne pas que les Français, mais l’ensemble des habitants de la planète ! Je vous rejoins également sur l’exigence qui s’impose aux responsables politiques de tracer une vision et un plan pédagogique qui soit à son service.

Les précaires énergétiques existent bel et bien ! Après avoir discuté avec bon nombre de députés britanniques, allemands, estoniens et danois, je peux vous assurer que la situation des fuel poors crée un véritable problème social qui se situe, notamment, au cœur de l’actuelle campagne électorale en Allemagne. Le poste de la facture énergétique dans les dépenses n’a peut-être jamais été aussi faible statistiquement, mais les ménages ressentent fort différemment la situation et nier ce sentiment revient à faire peu de cas de la démocratie.

Mme Christiana Figueres, secrétaire générale de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, souhaiterait que les autorités locales et les parlements nationaux s’impliquent davantage dans la mise en place du plan post 2015. La France a fait le choix de se rendre disponible pour accueillir la prochaine conférence des parties – dite COP 21 – en 2015. Cette candidature s’inscrit dans le cadre de la très forte ambition de notre gouvernement en la matière ; ainsi, M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, considère la diplomatie climatique comme un axe prioritaire de notre action extérieure. Comment enrichir et accompagner notre réflexion sur le sujet dans les deux ans qui viennent ? Quelles sont les pistes que vous pourriez proposer pour répondre au défi – que vous avez exposé de manière percutante – de la diminution de la disponibilité de l’énergie ?

Je vous trouve trop critique sur les énergies renouvelables, assez silencieux sur votre rapport au nucléaire et très peu prolixe sur l’efficacité énergétique. Mes collègues du groupe SRC, ravis de vous accueillir, vous interrogeront sûrement là-dessus.

M. Martial Saddier. Vous exposez vos travaux avec brio, et il faut au moins vous reconnaître le mérite de la logique. Les députés UMP sont d’accord avec vous sur l’urgence de l’enjeu pour la société ; le Grenelle 1 et le Grenelle 2, qui permettaient d’associer tout le monde, devaient d’ailleurs servir à établir du consensus, donc à éviter la démagogie et le populisme. Le président Nicolas Sarkozy n’en a pas été remercié, il est vrai, mais vous n’êtes pas plus tendre avec le président François Hollande…

Aux États-Unis, la question énergétique a été débattue durant la récente campagne électorale : comment analysez-vous ce débat ?

Que pensez-vous des potentielles réserves nouvelles d’énergies fossiles ? Que pensez-vous de la décision prise par l’actuel Président de la République de diminuer la part du nucléaire dans notre production énergétique, et de la décision de fermer la centrale de Fessenheim ?

M. Yannick Favennec. Merci pour cette présentation décoiffante. Lors de la conférence de Doha, les grandes puissances ont rivalisé d’inertie. La France, elle, n’a pas à rougir de son bilan en matière de gaz à effet de serre, notamment grâce au Grenelle de l’environnement ; une étude allemande récente nous place parmi les meilleurs élèves de la classe, ce qui doit nous amener à prendre le leadership. Mais où est aujourd’hui le volontarisme français ? La voix de la France semble s’être éteinte, au point que nous avons cédé sur des avancées que nous avions pourtant portées – je pense au fonds vert de la conférence de Copenhague qui devait mobiliser 100 milliards d’euros à l’horizon 2020, aux aides destinées aux pays qui seront les premières victimes du réchauffement climatique, à la taxe carbone aux frontières de l’Europe…

Quel est votre sentiment sur Doha et sur la position française ? Quel peut être le rôle de la France en ce domaine, en Europe comme lors des prochains sommets internationaux ?

Que pensez-vous de la réduction de la part du nucléaire dans le bouquet énergétique français ? Les énergies renouvelables permettront-elles de compenser cette baisse ? Cette réduction est-elle compatible avec nos objectifs en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre ?

M. Denis Baupin. Merci pour cet exposé provocateur ! Sur l’essentiel, nous sommes d’accord : nous traversons une crise structurelle, et l’énergie est au cœur de cette crise ; il est urgent de donner un prix au carbone, à l’épuisement des ressources pétrolières. Mais nous avons un désaccord majeur sur le nucléaire. Vous n’avez parlé ni de Tchernobyl, ni de Fukushima : si l’on veut prendre en compte le risque d’un accident nucléaire, il faut refaire tous les calculs, et donner aussi un prix au risque d’accident nucléaire.

Il faut donc commencer par réécrire les équations économiques et énergétiques. Mais que faire de ces constats ? Nous ne pouvons pas continuer à consommer de l’énergie comme avant, surtout avec une population croissante ! Pour l’Agence internationale de l’énergie (AIE), fondée à l’OCDE, la priorité doit être aujourd’hui d’aller à 77 % vers une plus grande sobriété et à 19 % vers les énergies renouvelables.

Je note d’ailleurs au passage que les États-Unis ont installé en 2012 plus de puissance éolienne que de puissance en gaz, et qu’il existe 1 662 éoliennes off-shore en Europe, dont aucune en France. Notre retard est donc conséquent.

Il faut aussi, vous avez raison, réfléchir sur notre alimentation, en particulier carnée, sur la mobilité, sur les bâtiments et leur consommation énergétique… Le ménage allemand, qui n’est pas moins doté en appareils électroménagers que le ménage français, consomme 20 % d’électricité spécifique de moins que le ménage français – sans même compter le chauffage électrique. Nous disposons donc de marges de progression très importantes.

Nous devons investir dans les secteurs les plus intensifs en emploi : rénovation thermique des bâtiments, transports collectifs, énergies renouvelables…

Ce débat est particulièrement utile. Nous avons, c’est vrai, besoin d’une vraie vision : le groupe écologiste pense que l’on peut sur ces sujets porter un discours positif sur la transition énergétique comme réponse à la crise.

M. Olivier Falorni. Voilà un exposé qui bouscule les certitudes, ce qui est toujours utile !

J’ai lu dans vos articles que vous privilégiez la « décarbonisation » des bâtiments, puis de l’industrie lourde et enfin des véhicules. Je vous rejoins sur ce point. Mais que devient alors l’objectif de réduction de la part du nucléaire dans la production énergétique française – cap fixé pour 2025 par la Conférence environnementale ? Comment peut-on promouvoir le véhicule électrique et la pompe à chaleur tout en réduisant la part du nucléaire, sans favoriser l’exploitation de nouveaux gisements de gaz ou la production de biocarburants ?

Pourriez-vous nous éclairer sur la sortie du tout-pétrole ? Dans les grandes villes, le taux de motorisation diminue, mais c’est l’inverse à la campagne comme dans les villes petites ou moyennes, où l’automobile demeure indispensable.

Les biocarburants de troisième génération, produits à partir d’algues microscopiques riches en lipides qui peuvent accumuler entre 60 % et 90 % de leur poids en acides gras, ce qui pourrait laisser espérer une production annuelle d’une trentaine de tonnes d’huile par hectare, peuvent-ils constituer une réponse adaptée ? Le rendement du colza est, à titre de comparaison, trente fois inférieur.

La production de pétrole décroîtra dès 2020, et la production européenne diminue déjà. Le gaz de schiste ne pourrait-il pas diminuer notre dépendance vis-à-vis du pétrole ? Le retour d’expérience américain est, on le sait, mauvais pour l’environnement, mais d’autres formes d’exploitation pourraient remplacer la fracturation hydraulique. Que pensez-vous des recherches menées pour substituer à l’eau du GPL voire du gaz carbonique ? N’existe-t-il pas une exploitation écologique des hydrocarbures ? L’extraction du gaz de houille, contrairement au gaz de schiste, peut s’opérer sans recourir à la fracturation hydraulique.

Enfin, le Centre d’analyse stratégique a rendu en 2012 un rapport intitulé Énergies 2050, qui propose quatre scénarios d’évolution de la politique énergétique française, notamment en ce qui concerne le nucléaire, auquel je crois comprendre que vous êtes attaché. Quelle trajectoire devrions-nous suivre pour répondre aux exigences de la décarbonisation ? Devons-nous prendre en considération le développement des pompes à chaleur et des véhicules électriques, qui impliquent par ailleurs une évolution du réseau de distribution d’électricité intelligent ?

Le Danemark fait figure de bon élève en la matière, avec des objectifs très ambitieux. Est-ce la voie à suivre ?

M. Patrice Carvalho. Eh bien voilà qui décoiffe ! Ceux qui me connaissent savent que je ne pratique pas non plus la langue de bois, donc je le dis : c’était parfois un peu hard ! Je connaissais Marx, et son explication de la société capitaliste qui nous mène à la ruine, maintenant je connais aussi Jancovici (Sourires).

Vous parlez de risques d’explosion sociale, mais aujourd’hui, beaucoup de gens n’arrivent pas à se loger, se chauffer, se soigner… Pour satisfaire ces besoins, nous avons besoin de croissance économique. Sinon, ne risquons-nous pas le retour à la bougie et à l’âge où nos grands-mères faisaient la lessive au lavoir ?

Sur le rôle des médias, je suis entièrement d’accord avec vous : même à LCP, c’est vraiment la pensée unique ! (Sourires)

Vous ne parlez pas de la recherche : nous sommes peut-être à l’âge de pierre en matière d’énergie, ne perdons pas espoir dans le progrès scientifique.

Votre message est fort, mais quelles sont les perspectives d’avenir ? Je vous l’avoue, j’ai craint un moment que vous ne lanciez un appel au suicide collectif !

M. Philippe Plisson. On ne peut que partager votre diagnostic, mais quelles solutions proposez-vous ? Ne devons-nous pas saisir l’opportunité de changer radicalement de modèle de développement, en remettant les énergies renouvelables que vous méprisez au cœur du dispositif ?

Que pensez-vous de l’exploitation des gaz de schiste ? Que pensez-vous des clathrates de méthane : épée de Damoclès climatique ou ressource énergétique potentielle ?

M. Jean-Marie Sermier. Votre constat est partagé par le plus grand nombre. Mais comment pouvons-nous aujourd’hui prendre des mesures à l’échelle nationale quand la Chine ouvre une centrale à charbon par semaine ? Quelle gouvernance mondiale pourrait permettre des avancées significatives ?

Chacun doit pouvoir se retrouver dans le grand projet d’avenir que vous appelez de vos vœux. Avons-nous le temps d’intéresser la population à cette réflexion ?

L’exploitation de l’hydrogène fatal vous paraît-elle présenter un intérêt ?

Mme Geneviève Gaillard. Je partage les grandes lignes de l’exposé, mais vous ne présentez pas de solutions. L’énergie la plus propre, c’est celle que l’on ne consomme pas : la France est-elle armée pour entrer dans la transition énergétique ? Avez-vous des propositions en matière de fiscalité énergétique, et en matière d’aménagement du territoire ?

M. Édouard Philippe. Merci pour cette présentation perturbatrice mais stimulante.

Il est temps, vous le dites, de prendre en considération des indicateurs de prélèvements sur les stocks : des économistes, des spécialistes de comptabilité nationale, mènent-ils des recherches en ce sens ?

Vous avez peu parlé des conséquences de ce système sur le climat ; vous avez montré une diminution de la ressource énergétique, mais vous n’avez pas évalué l’échelle de temps nécessaire pour mesurer les conséquences pour les émissions de gaz à effet de serre de la diminution de cette ressource énergétique.

Votre message me paraît un message d’espoir pour les politiques que nous sommes : c’est à nous d’inventer des réponses nouvelles à la réalité que vous décrivez. J’entends donc un message de prise de pouvoir des élus, et non de condamnation des élus.

M. Jacques Krabal. Vous semblez opposé aux hydrocarbures non conventionnels et peu confiant dans l’avenir des énergies renouvelables : pourquoi ?

Vous êtes si peu effrayé par le nucléaire que vous prétendez, dans l’un de vos livres, que l’accident de Tchernobyl n’aurait provoqué que quelques dizaines de morts, mais aucun surcroît de mortalité par cancer. Certaines études évaluent pourtant les morts de 5 000 à 80 000. Vos assertions paraissent aujourd’hui choquantes : les maintenez-vous ?

Mme Sylviane Alaux. Vous écrivez que le gaz de schiste est une « fausse bonne idée » : sur quelles études vous fondez-vous ? Certes, la méthode d’extraction aujourd’hui utilisée pose problème, mais ne devrions-nous pas surtout en chercher d’autres – ce que font certains pays ?

M. Jacques Kossowski. Vous êtes, à l’inverse du Gouvernement actuel, un ferme partisan du nucléaire civil. Pouvez-vous expliciter votre position ?

Mme Brigitte Allain. Vous avez souligné l’importance de l’alimentation dans nos émissions de gaz à effet de serre. L’étude prospective Afterres 2050 propose un scénario d’évolution possible : nourrir tous les habitants de notre planète impose des changements profonds, et donc l’adoption, de façon quasi-générale, de nouvelles pratiques agricoles et alimentaires. Qu’en pensez-vous ?

M. Serge Bardy. Quels sont les blocages, notamment institutionnels, qui rendent si difficile la lutte contre le changement climatique à l’échelle du monde ? Vous aviez proposé la nomination dans chaque cabinet de ministère et dans chaque direction générale européenne d’un conseiller technique au développement durable, et même la création d’une Cour du développement durable, qui serait une extension de la Cour des comptes. Pouvez-vous préciser cette proposition ?

Comment, en période de crise, augmenter fortement les tarifs de l’énergie sans diminuer brutalement le niveau de vie des Français, dont une grande partie est d’ores et déjà fragilisée ?

Comment concilier l’engagement n° 41 du Président de la République – baisser la part du nucléaire dans notre production énergétique – avec une diminution de nos émissions de CO?

M. Jean-Pierre Vigier. Voilà un exposé qui décoiffe ! Si nous diminuons notre production d’énergie nucléaire, nous devrons utiliser d’autres moyens de production. Vous l’avez dit, l’éolien et le solaire seront bien loin d’y suffire. Avec le gaz, le charbon et le pétrole, nous dépendrons de l’étranger et nous polluerons beaucoup plus. Que faire alors ?

M. Charles-Ange Ginesy. Vous nous dites qu’il faut diminuer notre consommation d’énergies fossiles, mais que les énergies renouvelables ne représentent à peu près rien : en diminuant notre consommation, pourrons-nous éviter la décroissance ? Vous préconisez le vote d’un budget sans croissance ; mais, d’un point de vue économique, cela empêcherait notre société de rebondir.

Vous semblez enfin compter pour rien le progrès scientifique : je crois, moi, que la recherche représente une nouvelle espérance pour demain.

M. Christophe Priou. Quel avenir pour ce marin-pêcheur breton que vous évoquez ? Ce jeune pêcheur, en particulier, doit se loger, une fois revenu à terre, et souvent la pression démographique sur le littoral oblige à construire sur les terres agricoles… Quel urbanisme peut-on imaginer pour demain ?

M. Jean-Louis Bricout. Vous préconisez un nouvel urbanisme et un nouvel aménagement du territoire. Vous plaidez également pour que les collectivités territoriales s’acquittent d’une taxe carbone. Mais vous n’ignorez pas la situation financière difficile de ces collectivités : comment envisagez-vous la mise en place de cette taxe ? Plus généralement, quel rôle assignez-vous à l’État pour accompagner les collectivités territoriales ?

M. Michel Heinrich. Merci pour cet exposé dont je suis encore abasourdi. L’alternative pour vous, c’est la vision ou le chaos. Pensez-vous que nous aurons cette vision ? La taxe carbone dans un seul pays vous paraît-elle pouvoir constituer un gadget temporairement utile ?

Mme Sophie Rohfritsch. Votre exposé était passionnant : plutôt que de transition énergétique, ne faudrait-il pas parler de transition tout court ? Le coût du capital n’ayant jamais été si bas, ne peut-on d’ailleurs pas voir là l’opportunité d’investir massivement – dans les énergies renouvelables, ou peut-être dans le nucléaire ?

Il paraît impossible d’agir à l’échelle mondiale. Quelle serait alors la bonne échelle de réflexion pour un élu – le petit territoire, la France, l’Europe ?

Vous avez proposé la création d’une mission parlementaire sur les travaux de l’AIE et sur la meilleure façon de prévoir les quantités d’énergie, notamment fossile, dont nous disposerons. Monsieur le président, ne pourrait-on pas envisager la création d’une telle mission ?

M. Yves Albarello. Ma question sera provocatrice : en persistant à vouloir améliorer notre propre bilan carbone, quand la Chine ouvre une centrale à charbon par semaine, ne sommes-nous pas dans l’erreur ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je rappelle que la Chine est aussi le pays qui investit le plus dans les énergies renouvelables.

M. David Douillet. Comment envisagez-vous la transition énergétique globale ? La France est-elle en retard ?

M. Alain Gest. Vous écouter est toujours un vrai bonheur, monsieur Jancovici. Vous estimez qu’il faudrait multiplier par deux, voire par trois, le prix des carburants, et vous vous opposez aux tarifs subventionnés sur le gaz et l’électricité. Quelle est votre position sur la vérité des prix de l’énergie ?

M. Jacques Alain Bénisti. Un séisme de magnitude 8 a frappé ce matin même les îles Fidji. Y a-t-il un lien de cause à effet entre le changement climatique et les mouvements géologiques de plus en plus fréquents que nous constatons ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je ne pourrai bien sûr pas répondre à toutes les questions qui ont été posées ; je vous renvoie à mon site internet. Je prends la précaution de dire ici, comme je le fais souvent, que les malentendus vont se nicher dans ce qui n’a pas été dit : or le temps qui m’est imparti est limité.

Certains d’entre vous ont remarqué qu’il faut parler de transition tout court, d’un projet de société à long terme : il s’agit d’aller conquérir la Lune ! Pour cela, il faudra aller chercher les gens où ils sont : ils ne viendront pas d’eux-mêmes.

Plusieurs questions portaient sur les ressources et le gaz de schiste. Pour vous donner les ordres de grandeur, l’Europe consomme aujourd’hui 500 milliards de mètres cubes de gaz par an, dont 300 milliards viennent de la mer du Nord. On pourrait obtenir des gaz non conventionnels quelques dizaines de milliards de mètres cubes par an en Europe. La France consomme 50 milliards de mètres cubes par an, dont 30 pour le chauffage et 15 pour l’industrie. Si le seul souci, c’est de satisfaire les demandes des chimistes français, il suffit de conserver une consommation de 15 milliards de mètres cube par an et nous nous en sortirons : il faut seulement supprimer les 30 milliards du chauffage qui coûtent 6 milliards d’euros en importations par an ; cela se fait avec l’isolation et les pompes à chaleur.

Sortir le gaz et le fioul des usages thermiques dans le bâtiment est l’une des toutes premières priorités à fixer pour cette nouvelle conquête de la Lune. Il faudra demander des efforts à tout le monde, et l’effort partagé par tous n’est possible que si l’on propose un projet : dites à un astronaute qu’il va aller sur la Lune, il sera d’accord pour risquer sa vie. Cela, c’est votre rôle. Si vous ne proposez pas une vision exaltante à notre pays, n’essayez pas de demander des efforts : ça ne marchera pas !

Quant à l’argent nécessaire, on peut toujours trouver des « clopinettes pour bricoler », poser des rustines et boucher des trous ; ce n’est pas très exaltant. Mais si l’objectif est de conquérir la Lune, alors l’argent n’est plus le sujet. On le trouvera ! On a bien trouvé mille milliards pour les banques...

Le vrai sujet, c’est l’arbitrage : nous n’aurons pas d’argent pour tout – pour donner un travail à tout le monde, pour donner de l’espoir à tout le monde, et pour donner plus de consommation à tout le monde. Mais préserver la stabilité socio-économique de notre pays avec de l’espoir et un travail pour tous, on peut le faire.

D’autres questions portaient sur les négociations internationales et le rôle de la France. Je l’ai dit, l’énergie fossile, c’est le pouvoir d’achat et le niveau de vie ; dès lors, jamais des hauts fonctionnaires, si méritants soient-ils, ne pourront se réunir et décider ensemble d’un niveau rationnel de consommation des individus sur la planète. Cela ne peut tout simplement pas fonctionner. Ce qui pourrait fonctionner, c’est qu’une région du monde se lance dans ce projet avec résolution, massivement et de façon structurée. Or l’Europe, je vous l’ai montré, est dos au mur : notre choix doit donc être de nous lancer, de façon déterminée, dans la construction d’une économie de moins en moins liée aux combustibles fossiles. Cela sera notre conquête de la Lune, et cela nous occupera quarante ans car il faudra tout refaire : les villes, les réseaux de transport, les paysages agricoles…

Ce n’est pas une transition à 100 milliards d’euros, c’est une transition à 5 000 ou à 10 000 milliards. Et c’est une très bonne nouvelle : cela nous donne une colonne vertébrale, un projet qui exige un très large consensus politique – aussi large que sur la nécessité d’avoir des caisses de retraite. Il faudra que vos divergences s’expriment à la marge – un peu plus de marché ici ou un peu plus d’État là-bas… C’est une union nationale qu’il nous faut.

Beaucoup de questions portaient sur le nucléaire. Pour résumer ma position, je pense que c’est une bien meilleure idée qu’une mauvaise. Le nucléaire crée des inconvénients – je vous l’ai dit, l’énergie propre n’existe pas. Mais il évite globalement plus de problèmes qu’il n’en crée. On trouve aujourd’hui, même chez les Verts, des gens qui, en tête-à-tête, seraient prêts à classer le dossier nucléaire parmi les points de désaccords constatés que l’on peut mettre de côté...

M. Denis Baupin. Il faut les virer ! (Sourires)

M. Jean-Marc Jancovici. …non, il faut les écouter ! Le nucléaire est une question d’arbitrage. Sur la partie technique, sur le nombre de morts provoqués par Tchernobyl, sur les déchets, je vous renvoie à mon site où vous trouverez une avalanche de chiffres, les sources et les méthodes.

La question fondamentale des besoins a été posée. Il y a les faits et leur ressenti. Le second intéresse l’électeur et l’élu, mais le physicien se concentre sur les premiers. Tocqueville l’avait prévu : la démocratie nous rend « rouspéteurs » et perpétuellement insatisfaits. En France, on consomme 60 mégawattheures par personne chaque année, c’est-à-dire l’équivalent du travail de 600 esclaves ! L’espérance de vie a triplé en deux siècles. Alors qui est pauvre ? Votre question est centrale, si l’on s’intéresse au ressenti et à l’équité. Mais en termes de réalité physique, je répète que les citoyens modestes devront prendre leur part de l’effort. La seule façon de les convaincre, c’est de leur donner du boulot, de la fierté et des perspectives.

Sur la taxe carbone, les choses sont simples : elle taxe l’énergie tout en détaxant le travail. Ce n’est pas un impôt punitif, mais un guide. Elle donne de la visibilité.

Mon ambition consiste à soutirer de l’argent à des gens qui ne sont pas a priori volontaires pour réfléchir à leur avenir : les industriels. Que fait un industriel, ou un gestionnaire d’entreprise, quand il réfléchit à l’avenir ? Il cherche les certitudes. S’il n’est pas convaincu que l’énergie coûtera de plus en plus cher, il n’investira pas pour diminuer sa consommation. Or l’énergie fait marcher des systèmes extrêmement rigides : ce problème se résout par l’investissement. L’efficacité énergétique, c’est monstrueusement capitalistique : il faut changer les procédés industriels, les bâtiments, les infrastructures de transports et les bateaux. Pour investir, il faut de la visibilité, donc un prix à l’externalité. Sinon, les industriels resteront assis sur leur chaise.

C’est d’ailleurs la même chose pour les particuliers : regardez combien la différence de prix entre essence et gazole a déformé le parc automobile. Ces signaux jouent un rôle majeur à long terme. Évidemment, c’est la difficulté de votre mandat où vous êtes jugés sur des résultats à court terme, d’où la nécessité d’un consensus. Si l’on veut que la population et les milieux économiques adoptent cette vision à long terme, on doit être cohérent. Il faut hiérarchiser les problèmes. Si l’on considère qu’il faut d’abord se débarrasser des énergies fossiles et lutter contre le changement climatique, alors il faut privilégier tout ce qui agit en ce sens, nucléaire compris. Dire qu’on va diminuer notre production nucléaire de 50 % en 2025 revient à une illusion – ce chiffre est sorti d’ailleurs d’un chapeau, mais cela arrivait aussi avec Nicolas Sarkozy. Si nous décidons vraiment de mettre en place une société qui fonctionne avec beaucoup moins d’énergie fossile, alors le nucléaire devient secondaire. Rappelons que l’acceptation du nucléaire au Royaume-Uni a augmenté après l’accident de Fukushima.

M. Denis Baupin. Et en Iran ?

M. Jean-Marc Jancovici. Je ne suis vraiment pas partisan du nucléaire en Iran ! (Sourires)

La France a encore du poids en Europe. Si nous parvenons à entraîner le continent dans l’invention d’une économie qui permette de conserver des aspirations sociales et un espoir pour l’avenir avec moins de combustible fossile, alors nous arriverons peut-être à entraîner aussi le reste du monde. Voilà vingt ans que nous nous regardons tous en chiens de faïence parce que personne ne sait comment faire. Mais les premiers qui se lanceront emporteront le morceau ! L’Europe a une excellente raison d’agir, en dehors même du changement climatique : si nous continuons à suivre la ligne de pente, nous subirons, complètement désemparés, l’enchaînement des périodes de récession, et nous irons vers le chaos.

Je ne dis pas cela pour critiquer l’actuel Président de la République : je veux vous montrer les enjeux et les marges de manœuvre. Édouard Philippe l’a dit, cela doit vous stimuler et pas vous abattre. Mais le temps presse : il est urgent de se demander sérieusement comment construire un projet politique dans ce genre d’univers. Je veux bien vous y aider.

J’ai été taquin sur les énergies renouvelables, mais cela correspond aux faits. Si, à la suite du Grenelle de l’environnement, on avait décidé de généraliser les poêles à bois, j’aurais applaudi ; investir en revanche dans le photovoltaïque, c’était de la dernière stupidité. Je ne suis pas contre les énergies renouvelables, mais je suis contre la gestion d’un sujet sérieux par des méthodes sentimentales.

Prenons l’exemple suédois, pays remarquable en matière d’énergies renouvelables. La Suède jouit d’une réputation parfaitement écologique, alors qu’elle consomme autant d’énergie nucléaire par personne que la France, et deux fois plus d’électricité par personne – moitié hydraulique, moitié nucléaire. L’industrie lourde n’utilise quasiment pas de combustible fossile, essentiellement de l’électricité décarbonée et du bois. La consommation de gaz et de charbon y est quasi-nulle, et la totalité du chauffage est assurée par des réseaux de chaleur au bois. Mais il est vrai que le pays fait 350 000 kilomètres carrés, pour 9 millions d’habitants, et qu’il est couvert à 70 % de forêts.

La clé du succès pour les énergies renouvelables, c’est toujours beaucoup de montagnes ou beaucoup d’espaces arables. Les Européens devraient se pencher sur ce qui se passe dans le désert : beaucoup de soleil et peu de monde. Au lieu de dépenser 100 à 150 milliards d’euros de contribution au service public d’électricité (CSPE) pour déployer du photovoltaïque en France, on aurait bien mieux fait de monter un grand projet avec les Marocains et les Tunisiens – les Algériens, qui ont du gaz, n’auraient sans doute pas été intéressés. On aurait lancé une belle entreprise, et donné du boulot aux ouvriers français pour développer des technologies qui seront peut-être très utiles dans toute la bande tropicale à l’avenir.

Les Espagnols, qui boivent aujourd’hui une potion économique peu sympathique, auraient bien tort de ne pas chercher à exploiter les conditions climatiques de leur pays. Aller faire du solaire à concentration dans le sud de l’Espagne, c’est à mon avis beaucoup plus sérieux que de faire du photovoltaïque en France. Bref, je suis un grand partisan des énergies renouvelables, quand elles sont gérées avec des méthodes sérieuses.

Quant à l’éolien, il n’a pas en France beaucoup d’intérêt : il en a dans les pays qui souhaitent consommer moins de charbon. La diffusion massive de l’éolien impose en effet de disposer de moyens de stockage très important, ce qui porte le coût du mégawattheure entre 200 et 400 euros… Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, d’ailleurs : une hausse du prix de l’énergie, ce n’est pas grave si c’est de la rente redistribuée nationalement.

Enfin, vous verrez sur mon site que, lorsque vous déplacez une énergie produite nationalement – le nucléaire, par exemple – vers une autre énergie produite nationalement – l’éolien, par exemple –, vous ne créez globalement pas d’emploi si vous payez les gens de la même façon. Je sais que c’est perturbant, mais une simple règle de trois permet de le montrer.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Merci pour ce débat nourri qui sera, je l’espère, fructueux pour nos réflexions.

4. Audition de M. Pascal Canfin, ministre délégué chargé du développement, sur les négociations climatiques et les aides au développement (12 mars 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je souhaite la bienvenue à M. Pascal Canfin, ministre délégué chargé du développement, pour une audition sur les négociations climatiques internationales et les aides au développement.

M. Pascal Canfin, ministre délégué chargé du développement. C’est déjà un symbole que le ministre chargé du développement vienne s’exprimer devant votre commission – on m’a d’ailleurs plusieurs fois attribué dans la presse le titre de ministre du développement durable !

Je voudrais évoquer deux questions principales : la façon dont nous intégrons le développement durable dans la politique de développement et l’action de la diplomatie française pour réussir l’accord sur le climat de Paris 2015, qui est conduite conjointement par les ministères chargés de l’écologie et des affaires étrangères.

Sur le premier sujet, je rappelle qu’existent, d’une part, un agenda du développement et de la solidarité internationale sur l’éducation, la santé ou les infrastructures, et, d’autre part, un agenda du développement durable, du climat, de la biodiversité et de la lutte contre la diversification, et que les deux ne sont pas spontanément convergents. Tel est l’enjeu des grandes négociations qui ont commencé à s’ouvrir dans le cadre de l’ONU sur les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) – à savoir les huit objectifs de lutte contre la pauvreté – et ceux du développement durable, à la suite du sommet de Rio+20, qui doivent être respectivement renouvelés et définis en 2015.

La position française a été affinée avec la société civile dans le cadre des Assises du développement et de la solidarité internationale, conclues le 1er mars dernier, et les positions européennes sont en train de se stabiliser. Je me rendrai demain à New York pour deux jours de réunions de travail à l’ONU sur la définition des futurs objectifs du développement durable. Nous partageons notre siège avec l’Allemagne – ce qui est une première, dont je me réjouis – et la Suisse sur ce sujet.

La France et l’Europe plaident pour une convergence entre ces deux agendas : il s’agit d’un point majeur des négociations internationales des trois années à venir. Il est inenvisageable de poursuivre une politique de développement n’intégrant pas les questions de soutenabilité. C’est d’ailleurs ce que dit la Banque mondiale dans un récent rapport publié juste avant la conférence de Doha sur le climat, dans lequel elle précise qu’un monde connaissant une température de 4 degrés supplémentaires aurait plus d’enfants mourant avant l’âge de cinq ans à cause de l’insécurité alimentaire et de la sécheresse. Au Sahel, il pleut aujourd’hui en moyenne 30 % de moins qu’il y a dix ans ; au Sénégal, à Saint-Louis, l’érosion côtière commence à grignoter la ville. Les pays les plus pauvres sont les plus touchés et les plus vulnérables. Il est illusoire de penser qu’on puisse continuer à se développer avec 9 milliards d’habitants en 2050 comme on l’a fait jusqu’ici.

J’ai pris plusieurs mesures pour intégrer la soutenabilité environnementale dans les politiques de développement – la soutenabilité sociale l’étant par essence dans celles traitant d’éducation ou de santé.

En matière énergétique, nous avons modifié en octobre dernier la stratégie de l’Agence française de développement (AFD) – qui est notre troisième banque publique après la Caisse des dépôts et la Banque publique d’investissement (BPI) –, de façon à faire des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique les deux priorités de notre intervention. Cet organisme va prêter entre 5 et 6 milliards d’euros dans les trois prochaines années à des pays du Sud, émergents ou en développement, pour favoriser des investissements dans ce secteur. Le Président de la République a annoncé à cet égard, lors de la clôture des Assises du développement et de la solidarité internationale, que nous arrêterons de financer des centrales à charbon sans dispositif de type CCS (capture et stockage de carbone) : nous considérons que soutenir de telles infrastructures est incompatible avec notre agenda de transition énergétique et de lutte contre le changement climatique.

Dans le domaine agricole, nous sommes en train de revoir la doctrine de l’AFD, de manière à donner la priorité, dans nos investissements sous forme de prêts mais aussi de dons, à l’agriculture paysanne, c’est-à-dire à des formes d’agriculture peu intensives en carbone, et à des circuits courts sur des marchés locaux – plutôt qu’à une agriculture d’exportation sur le marché mondial, qui a sa raison d’être mais ne doit pas forcément être financée par des fonds publics. Nous avons achevé la concertation avec une soixantaine d’organisations de la société civile, du Nord comme du Sud, et allons adopter un texte lors du prochain conseil d’administration de l’AFD fin mars.

S’agissant de la biodiversité, la doctrine évoluera au cours du second semestre 2013 en vue de renforcer sa prise en compte dans les projets financés par l’AFD.

En outre, deux éléments transversaux ont été mis en place.

D’abord – cela est à l’œuvre pour la première fois sous une forme pilote ce mois-ci, avant une instauration définitive en octobre pour tous les projets de l’AFD –, chaque projet fera l’objet, au-delà d’un premier avis bancaire et financier, d’un avis « développement durable » – qui intégrera une méthodologie permettant d’évaluer le projet et de le noter –, au vu duquel le conseil d’administration prendra sa décision. Cela donnera un système de références communes à l’ensemble des projets financés par l’agence.

Deuxièmement, la France s’est donnée pour objectif de porter à 50 % les projets financés ayant des « co-bénéfices » climat – nous allons d’ailleurs atteindre un taux de 45 %.

Notre action est aussi conduite au niveau européen. Le dernier budget européen en matière de politique de développement pour les sept prochaines années est de 27 milliards d’euros. Nous souhaitons intégrer dans cette politique l’objectif de 20 % de projets favorables au climat au travers du Fonds européen de développement (FED) – il n’y a pas aujourd’hui d’objectif de soutenabilité en la matière.

Par ailleurs, la France a proposé d’organiser en 2015 la grande conférence sur le climat. Lorsque j’ai annoncé cette nouvelle dans le cadre du forum des économies majeures, le négociateur chinois a déclaré « vous voulez faire Copenhague sur Seine ! », ce qui montre la difficulté de la tâche ! Cela donne à l’ensemble des acteurs politiques français une responsabilité particulière. Je gère ce dossier pour le ministère des affaires étrangères, sous l’autorité de Laurent Fabius.

Nous devons éviter l’erreur du « tout ou rien » de la Conférence de Copenhague, où l’on a voulu obtenir un accord qui allait changer le monde pour finalement aboutir à peu de chose – ce qui a créé une sorte de « climate blues » freinant toutes les mobilisations. Il convient d’être modeste : la logique voudrait qu’il n’y ait pas d’accord, même si nous allons tout faire pour que ce soit le cas.

Nous commençons à travailler sur plusieurs pistes. D’abord, nous essayons de savoir pourquoi les agendas en vigueur échouent. On voit qu’on est dans un imaginaire du « burden sharing » ou partage du fardeau. Or la capacité de l’humanité à se mettre d’accord sur un tel partage de manière coopérative et pacifique sans que rien ne l’impose est aujourd’hui à peu près nulle, même si l’on peut toujours espérer une forme de sursaut à Paris en 2015. Il y a donc lieu de construire autre chose : d’où l’importance de travailler sur un imaginaire positif en termes de technologies ou de financements et des bonus de coopération pour chaque pays. Nous devons trouver des alliés, au Nord comme au Sud, pour prendre des initiatives à cet égard.

Deuxièmement, on peut se demander si les 100 milliards de dollars que les pays riches ont décidé de consacrer aux pays en développement lors de la Conférence de Copenhague sont publics et additionnels aux actions en cours en matière d’aide publique au développement ou intègrent les fonds privés et ce qui est déjà entrepris. Même si l’on se situait dans le premier cas, l’objectif serait très difficile à atteindre dans le contexte budgétaire actuel, et s’il l’était, cela ne changerait pas grand-chose dans la mesure où ce montant constitue une goutte d’eau par rapport à celui consacré à l’ensemble des infrastructures – au mieux 2 à 3 % – et ne permettrait pas de vraiment lutter contre le changement climatique. Il faut essayer de construire un agenda à la fois plus réaliste politiquement et plus ambitieux, ce qui suppose de faire de l’investissement favorable au climat la norme. On pourrait déjà orienter en ce sens les 100 milliards actuels consacrés à l’aide publique au développement sans qu’il en coûte un euro de plus, autrement dit faire en sorte que les fonds finançant des centrales à charbon ou des modèles agricoles ou énergétiques n’intégrant pas la question climatique le fassent.

La France a une responsabilité particulière car elle dispose d’un appareil diplomatique lui permettant d’être présente à peu près partout dans le monde pour faire avancer ce dossier au cours des trois années à venir. Je compte sur vos idées et vos initiatives pour nous y aider et obtenir un succès diplomatique à Paris en 2015.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. J’ai lu que dix fois plus de moyens étaient consacrés par l’AFD à lutter contre le réchauffement climatique que contre la perte de biodiversité : est-ce toujours le cas ?

M. Jean-Yves Caullet. Au nom du groupe SRC, je retiens de votre propos, monsieur le ministre, la nécessité d’intégrer la responsabilité environnementale et sociale dans la politique publique de développement. On peut en effet difficilement soutenir une divergence entre les agendas que vous avez évoqués, qui serait un grave échec.

S’agissant des outils à mettre en place, notamment dans le cadre de l’AFD, que pouvons-nous envisager comme saut technologique dans l’énergie comme dans l’agriculture, permettant d’offrir un développement ne passant pas par des consommations énergétiques, des investissements ou des dépendances industrielles mettant à mal les efforts en termes de durabilité ? Quand aurons-nous un pilotage numérique solaire pour les instruments de traction agricole ou des matériaux composites allégés pour améliorer les performances d’un certain nombre de paysans pauvres, plutôt que de voir la traction animale diminuer de moitié ?

De nombreux établissements publics français mènent des politiques de coopération en matière de formation vis-à-vis des pays en développement, mais la coordination de leurs actions n’est pas la règle : comment unir davantage ces efforts ?

Concernant l’avis sur le développement durable que vous souhaitez généraliser, comment s’assurer que l’on disposera des compétences nécessaires à cet effet ?

Enfin, nous avons pensé qu’un travail parlementaire pouvait être nécessaire pour préparer la conférence de Paris de 2015, afin de faire converger les positions : comment pourrions-nous coordonner les actions du Parlement et du Gouvernement dans ce domaine ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. À cet égard, je rappelle que nous avons créé une antenne du forum interparlementaire Globe international – une première rencontre de Globe Europe a eu lieu il y a quelques semaines à Paris – et que nous sommes prêts à prendre dans ce cadre des initiatives en la matière.

M. Bertrand Pancher. L'éradication de la pauvreté et le droit au développement sont les deux messages prioritaires adressés par les pays en développement aux pays riches depuis le Sommet de la Terre de 1972. De plus, la conférence de Rio+20 a démontré que l’on ne pouvait plus aborder les questions environnementales sans parler de développement et de progrès social. Je rappelle que la première réunion du Fonds vert pour le climat de l'ONU s'est déroulée à Genève en août dernier et que ce fonds est hébergé en Corée du Sud. Selon l'accord de Copenhague de 2009, il devait mobiliser 100 milliards d'euros d'ici 2020.

Or ce fond est actuellement vide et les nations sont confrontées à la crise. En outre, le mécanisme technologique et le comité d'adaptation – les deux autres institutions onusiennes d'aide au développement – ne sont pas encore opérationnels. L'urgence est d'abord de donner des signaux politiques sur les financements de ce fonds vert.

La France consacre 0,46 % de son revenu national brut (RNB) à l'aide aux pays pauvres, ce qui a représenté 9,35 milliards d'euros en 2012. Le 1er mars, lors des Assises du développement et de la solidarité internationale, le Président de la République a affirmé que, malgré les difficultés actuelles, nous conserverions une « politique ambitieuse de développement ». Il a également annoncé une loi d'orientation, la création d'un Conseil national du développement et de la solidarité et le doublement de la part de l'aide au développement délivrée par les organisations non gouvernementales (ONG).

Les moyens préconisés sont de trois ordres : une part importante de la taxe sur les transactions financières, la taxe de solidarité sur les billets d'avion, qui sera réactualisée, et les moyens supplémentaires qu’auront les collectivités territoriales pour financer leur coopération décentralisée. En outre, la loi Oudin-Santini pourra être appliquée aux déchets – j’avais déposé à cet égard un amendement, qui a été adopté par notre commission mais non repris malheureusement lors du débat budgétaire.

Toutefois, selon les ONG, les enveloppes budgétaires ne correspondent pas aux annonces du Président de la République et la Coordination Sud regrette que la politique de développement n’ait pas intégré la responsabilité sociale et environnementale, qui pourrait être développée au travers de mécanismes nouveaux.

Je souhaite, dans ces conditions, vous poser plusieurs questions au nom du groupe UDI : quelle mobilisation française est exactement prévue ? Comment s'organisera-t-elle ?

Les ONG demandent que la France tende vers l'objectif mondial fixé par l'ONU de consacrer 0,7 % du PIB à l'aide au développement : qu'en sera-t-il ?

Par ailleurs, quel est le calendrier prévu pour permettre aux collectivités territoriales de disposer de moyens supplémentaires pour financer leur coopération décentralisée ? Combien rapportera le mécanisme envisagé, qui ne devrait être qu'incitatif ?

Beaucoup de problèmes et d'interrogations subsistent également sur la gouvernance du Fonds vert : le choix de son directeur, la transparence des réunions du conseil d’administration, le mandat et la sélection des observateurs actifs en son sein. Quelle est la position de la France en la matière ?

Concernant la lutte contre la déforestation, quelles sont vos préconisations ? Je rappelle que les chances de mise en place d'un mécanisme de réduction contre la déforestation, effectif au niveau international, sont malheureusement faibles, le financement de l’initiative REDD étant fortement conditionné à l'élargissement du mécanisme de Kyoto.

Enfin, n'est-il pas temps de réfléchir au conditionnement de certaines de nos réductions d'impôts à des pratiques en faveur d'un développement international partagé – je pense aux actions des fondations d'entreprises et aux placements des produits des assurances-vie en faveur de l'épargne responsable ?

M. Denis Baupin. Les politiques de développement et d’environnement sont en effet extrêmement liées. Tant qu’on ne sera pas capable d’apporter une réponse commune dans ces domaines, on n’aboutira pas.

Le fait que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ait obtenu le Prix Nobel de la paix montre que le dérèglement climatique est bien plus qu’une question environnementale : il soulève celle de savoir si nous serons capables de concevoir l’avenir des 9 milliards d’habitants de la planète en 2050.

2015 sera une année très importante, au cours de laquelle sont prévus à la fois un accord planétaire sur le dérèglement climatique, la réévaluation des objectifs du Millénaire pour le développement et l’élaboration des objectifs de développement durable issus de la conférence de Rio+20. Cette tâche très lourde peut constituer une opportunité de sortir de l’équation complexe à laquelle nous sommes confrontés dans le cadre d’un accord global.

Cela implique que nous modifiions la façon dont nous abordons les choses : il faut en effet apporter un imaginaire positif, qu’il convient d’assortir d’une négociation de droits et de devoirs pour l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des efforts en termes d’émissions de CO2 ou d’aide au développement. Les 100 milliards de dollars évoqués ne représentent qu’un quinzième des dépenses planétaires annuelles d’armement : si l’on regarde les enjeux géopolitiques liés à une mauvaise gestion du dérèglement climatique, il ne serait pas absurde que cette somme serve à prévenir les conflits.

Il faut essayer d’élaborer de nouvelles réponses sur les mesures mises en place au niveau planétaire. On observe à cet égard une évolution positive en matière de développement des énergies renouvelables, de l’efficacité énergétique, des fiscalités de lutte contre le dérèglement climatique ou des marchés du carbone.

Quels sont les alliés privilégiés de la France pour mener les négociations en vue de 2015 ? Quelle posture l’Europe peut-elle prendre en termes de propositions pour aller au-delà de l’objectif des « trois fois vingt » et le porter par exemple à « trois fois quarante-cinq » à l’horizon de 2030 ? Quelle analyse faites-vous de l’évolution des États-Unis avec la nouvelle équipe présidentielle américaine ? Observe-t-on un changement de posture de leur part pouvant permettre de débloquer la situation ?

Je suis également favorable, au nom du groupe écologiste, à associer le plus grand nombre d’acteurs aux niveaux national et international, notamment les parlementaires pour la réussite de la conférence de Paris en 2015.

M. Olivier Falorni. Au nom du groupe RRDP, je suis heureux, monsieur le ministre, de votre présence parmi nous aujourd’hui.

S’agissant de l’aide au développement, j’aborderai l’exemple du Mali. Les forces françaises sont intervenues avec succès afin de mettre un coup d'arrêt au fondamentalisme : nous pouvons saluer leur courage et leur détermination. Mais Tombouctou, Gao et bien d'autres villes et villages sont un champ de ruines : il va falloir reconstruire.

Les collectivités locales sont un relais essentiel pour la dynamisation des rapports économiques bilatéraux. En ce sens, la coopération décentralisée est un levier extraordinaire pour l'essor des contrats passés par les entreprises françaises et l'aide à la pénétration du marché national par les entreprises maliennes. Si les associations sont actives dans ce domaine – particulièrement dans mon département –, elles sont aussi au bord de l'asphyxie : les aides provenant des régions et des collectivités locales sont de moins en moins nombreuses en raison du contexte budgétaire et elles ne peuvent prétendre à une aide de l'État dans le cadre de la coopération décentralisée.

Vous avez repris un certain nombre de mesures du rapport Laignel, notamment la continuité du budget, la tenue chaque année d'une conférence « Diplomatie et Territoires » et la création d'un fonds d'urgence. Dans quelles conditions prendront-elles concrètement forme et selon quel calendrier ?

Le 1er mars, lors de la clôture des Assises du développement et de la solidarité internationale, le Président François Hollande a fixé trois objectifs, dont celui de contribuer à l'essor des pays en développement, en donnant au Mali toutes les conditions nécessaires pour assurer son développement une fois les opérations militaires terminées.

Malgré tout, l'aide française d'aide publique au développement stagne et, en dépit de taux de concentration croissants en faveur de l'Afrique, on ne peut que constater la diminution des moyens en subventions. Nous pouvons cependant saluer l'attribution de l'enveloppe de 150 millions d'euros gelée après le coup d'État de mars 2012, dont la distribution se fera en fonction de la feuille de route qui a été établie : pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?

La mise en place de la taxe sur les transactions financières, dont 10 % des recettes seront affectés au développement, est une bonne chose. La Commission européenne ainsi que les onze pays engagés dans la voie de la coopération renforcée s'attendent à des recettes de l'ordre de 35 milliards d'euros pour 2014 : qu'en est-il réellement ? Les ONG ont fait part de leur inquiétude sur le manque d'engagement concernant la réalisation des Objectifs du millénaire, et ce malgré la promesse de porter la part de l'aide de la France transitant par les ONG de 1 à 2 %.

En matière climatique, il y a urgence : la Banque mondiale redoute une hausse de la température de la planète de 4 degrés d'ici 2100, voir 2060, si rien n'est engagé d'ici là. Alors que les pays en développement en subiront les plus forts effets, la France ne sera pas en reste : l'effort que doit fournir notre pays pour s'adapter à ces changements est considérable. Les politiques publiques évoluent depuis quelques années et le budget alloué au changement climatique est de plus en plus conséquent, se situant à 33,4 millions d’euros ; cette action, bien que modeste au regard des enjeux, est louable. Or vous êtes un ministre très engagé dans la solidarité climatique et le programme mis en route au Cambodge sur la compensation en CO2, permettant de réduire les dépenses dans les pays du Nord afin d'aider les pays du Sud, est prometteur. Pensez-vous engager d'autres actions de ce type dans différents pays ?

M. Philippe Plisson. Alors que le processus de changement climatique évolue plus rapidement que le plus pessimiste des scénarios du GIEC, il est inquiétant que les plus grandes nations restent dans la logique du « tout pour la croissance » : la dernière conférence des Nations unies sur le changement climatique a été fortement critiquée par les organisations environnementales, qui ont parlé de fiasco absolu. Il aura fallu pas moins de 18 réunions internationales de cette organisation pour se mettre d’accord sur le minimum : une extension de huit années du protocole de Kyoto, qui expirait le 31 décembre 2012. Si les 190 pays participant à la conférence mondiale ont décidé de poursuivre leurs efforts pour trouver une solution en 2015 à la conférence de Paris, vers quel type d’accord nous dirigeons-nous ? Quel est le programme de travail pour y arriver ? Vous semblez afficher une ambition limitée pour éviter d’être déçu : face à l’urgence, ne sommes-nous pas déçus de n’avoir que des ambitions limitées ? (Sourires)

Qu’en est-il des 100 milliards du Fonds vert pour le climat ? Qu’adviendra-t-il de l’article stipulant que ses engagements financiers ne seront honorés que lorsque les circonstances financières des pays le permettront ? Quelles sont les solutions prévues pour les pays insulaires et les perspectives pour la protection de l’environnement et le développement des énergies renouvelables en Afrique ?

M. Guillaume Chevrollier. Je souhaiterais vous alerter sur la question des déchets dans les pays les moins avancés (PMA), notamment en Afrique. Nombre de ces pays récupèrent en effet des pays occidentaux des déchets en leur donnant une deuxième, voire une troisième vie ; comment sont-ils traités quand ils sont transformés, sachant que certains peuvent contenir des produits dangereux ? Quelle est votre position sur ce sujet, qui pourrait constituer un véritable enjeu de coopération entre le Nord et le Sud ?

M. Yann Capet. Je salue la feuille de route du Gouvernement tendant à lier négociations sur le développement durable et aide au développement. On sait que la trilogie lutte contre la pauvreté, développement et développement durable, est une condition du succès. Il est essentiel de consacrer la participation de l’ensemble des acteurs contribuant à celui-ci, qu’il s’agisse des ONG, des parlementaires ou des collectivités territoriales. Ces dernières sont souvent en avance, y compris dans les États les plus climatosceptiques, notamment les États-Unis : leur rôle dans le cadre des coopérations décentralisées et des transferts d’expérience et de technologie – au travers des projets de coopération à l’initiative du ministère des affaires étrangères –, leurs compétences propres – facilitant ce transfert de savoir-faire vers les collectivités étrangères –, et leur échelle – permettant des changements de comportement et une meilleure association des citoyens, y sont pour beaucoup. Elles disposent à cet effet d’outils tels que les conventions de coopération ou la loi Oudin-Santini : comment envisagez-vous de renforcer leur rôle dans le cadre des négociations à venir ?

M. Yannick Favennec. La Conférence de Doha s’est achevée le 8 décembre par un accord a minima, insuffisant mais nécessaire, dans la mesure où il permet de prolonger le protocole de Kyoto jusqu’en 2020 dans les conditions souhaitées par l’Union européenne : renforcer la mobilisation politique vers un accord mondial en 2015 et répondre aux pays en développement en matière de réparation des pertes et dommages dus au changement climatique – sans pour autant céder à leurs demandes de compensation financière. La France a notamment fait valoir la mobilisation de la taxe sur les transactions financières et la poursuite de son soutien aux actions de lutte contre le réchauffement climatique, notamment par le biais de l’AFD, dont la moitié d’entre elles est consacrée à cette fin.

Avez-vous l’intention de mobiliser le Parlement français en vue de la conférence de Paris en 2015 ? Si oui, comment ?

M. Christophe Priou. Lors des Assises du développement et de la solidarité internationale, on a parlé d’une loi d’orientation qui pourrait être débattue au Parlement au début de 2014 : qu’en est-il exactement ?

Un rapport de la Cour des comptes de juin 2012 a souligné trois travers de la politique française d’aide au développement : l’absence de priorités géographiques, l’éparpillement des responsabilités entre ministères et l’usage croissant des prêts – au détriment des dons – certes coûteux budgétairement mais plus adaptés aux capacités des États les plus démunis.

Comment à cet égard mieux coordonner les actions de coopération mises en place par les collectivités territoriales ? Dans ma région, nous avons par exemple un partenariat avec des pays africains à travers des producteurs de sel. Ce partenariat fonctionne bien, sans mobiliser des crédits importants : il faut savoir se nourrir de ce type d’expériences qui ont fait leurs preuves depuis des décennies !

M. Philippe Noguès. Je suis d’accord pour intégrer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises dans le cadre de la refonte de la politique française d’aide au développement, à condition de prendre les dispositions nécessaires pour ne pas exclure les PME locales des appels d’offres.

Le conseil d’administration de l’AFD a validé en octobre dernier le principe selon lequel, dorénavant, l’ensemble des appels d’offres comportera des clauses sociales et environnementales. Les opérations financées par Proparco peuvent par ailleurs être soumises à une démarche de maîtrise des risques environnementaux et sociaux. Ces mesures sont-elles concrètement mises en place ? La prise en compte des critères sociaux et environnementaux est-elle aujourd’hui systématique dans les appels d’offres et les décisions de l’AFD ?

Le Gouvernement a annoncé, lors de la Conférence environnementale, la création d’une plateforme interministérielle, qui semble tarder à se mettre en place : quand sera-t-elle effective ?

Mme Catherine Quéré. Lorsque les projets soumis à l’AFD répondent à tous les critères requis, les aides sont-elles attribuées quel que soit le pays concerné ?

Mme Brigitte Allain. Concernant la biodiversité, quelles mesures internationales doit-on mettre en place pour lutter contre les effets nocifs de la brevetabilité du vivant – de nombreuses plantes ayant été accaparées dans des pays en voie de développement ?

Par ailleurs, les semenciers réussissent à proposer leurs semences génétiquement modifiées aux pays en développement, en risquant de placer les paysans dans une position de soumission mais aussi de porter gravement atteinte à l’environnement – je pense notamment aux plantes insensibles aux désherbants ou aux OGM insecticides qui risquent de déséquilibrer la biodiversité animale. Par ailleurs, les pays en développement subissent une concurrence déloyale de nos produits industriels. Une réforme de fond de la politique agricole commune n’est-elle pas indispensable pour permettre un réel développement intracontinental ? L’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne doit-elle pas se conformer aux droits de l’homme et au respect de l’environnement ?

M. Christian Assaf. Les modifications environnementales, qu’il s’agisse du réchauffement climatique ou de la raréfaction de certaines ressources, ont des implications importantes sur le développement de certains États. Les pays en développement se trouvent souvent démunis autant face aux crises ponctuelles que vis-à-vis de ces évolutions de long terme – je pense par exemple aux événements climatiques extrêmes à répétition, qui font peser de lourdes menaces sur la sécurité alimentaire de certaines régions du monde, ou à la situation préoccupante de pays insulaires, sans parler de la difficulté croissante à pratiquer certaines activités comme la pêche, en raison de l’épuisement des écosystèmes. Ces phénomènes touchent les populations les plus pauvres, dont l’indigence ne fait qu’aggraver la situation : comment, dans ce contexte, l’aide française au développement accompagne-t-elle ces évolutions ? De quelle façon aidons-nous ces pays à faire face à ces changements ? S’il est important de lutter contre le changement climatique, il est également nécessaire de s’adapter à ses conséquences.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Lors de la conférence d'Hyderabad, des engagements ont été pris de doubler les fonds consacrés à l’aide à la lutte contre la perte de biodiversité à l’horizon de 2015 : comment cet objectif sera-t-il atteint ?

M. le ministre. S’agissant de la responsabilité sociale des entreprises, vous avez raison de dire qu’elle constitue un axe déterminant. C’est la raison pour laquelle nous avons doté l’AFD d’une nouvelle doctrine en octobre dernier pour que tous les appels d’offres comportent des critères sociaux et environnementaux définis et contrôlés ; nous sommes en train de la mettre en place.

La question est de savoir si l’on doit continuer à faire du « moins-disant », en ayant en amont sélectionné les entreprises sur la base du respect de ces critères, ou si l’on passe au « mieux-disant », sachant que l’AFD cofinance la plupart de ses projets, ce qui suppose de faire partager notre point de vue par les autres partenaires. C’est ce que nous sommes en train de faire auprès de l’Union européenne et de la Banque mondiale – dont les règles sont en cours de révision –, mais cela prend du temps. Si les règles de l’AFD seront modifiées au milieu de cette année, elles n’entreront pleinement en vigueur que lorsque nos partenaires auront adopté la même position.

En ce qui concerne le rôle du Parlement, je vous invite à nous faire part de vos propositions – votre commission a un rôle particulier à jouer dans ce domaine – ; nous les prendrons en compte.

À travers le partenariat que constitue Globe international, que j’ai rencontré à Doha, vous pouvez identifier les obstacles au déploiement des énergies renouvelables. Dans les pays du Sud, on butte d’abord dans ce domaine sur des obstacles techniques et réglementaires – le fait par exemple que les sociétés d’électricité ne sont pas en mesure de gérer une source intermittente sur des réseaux extrêmement faibles ou saturés. Les analyser nécessite souvent une volonté politique locale en complément des financements internationaux. Nous avons suivi avec beaucoup d’attention le travail réalisé par la Norvège et le PNUD sur ce sujet : il donnera lieu à un rapport qui sera publié dans quelques semaines. La gouvernance d’une société d’électricité demande la plupart du temps des évolutions managériales, réglementaires ou législatives : les parlementaires des pays concernés ont donc un rôle primordial à jouer en la matière et votre action peut être utile à cet égard. Nous pourrions vous faire parvenir la liste des pays dans lesquels nous travaillons. Nous allons déployer par exemple dix assistants techniques sur une plateforme intitulée « Énergies durables pour tous », qui permettront de lever ces obstacles : nous pourrions indiquer dans leur feuille de route qu’ils auront à travailler avec les parlementaires ; Globe international serait une instance appropriée pour une telle coopération.

Concernant l’innovation, nous pensons que l’aide publique au développement doit s’inscrire dans une logique d’innovation d’ensemble – technologique ou non. Pour les Kenyans, le mobile banking – ou paiement mobile – est ce qui a le plus changé leur vie ces dernières années. De même, la microassurance permet, à côté du microcrédit, d’assurer contre les changements climatiques les petites organisations paysannes ou coopératives qui n’ont pas accès au marché international de l’assurance. C’est la raison pour laquelle j’avais fait de l’innovation l’un des cinq chantiers des Assises du développement et de la solidarité internationale.

Dans l’agenda climatique, nous pourrions gagner à identifier une quinzaine à une trentaine de technologies – ou d’objectifs impliquant des changements technologiques – constituant des passages obligés pour réussir les négociations et piloter ensuite notre aide publique au développement – qui contribue à financer ces technologies – par les résultats. La Fondation Bill & Melinda Gates a par exemple lancé un appel d’offre international auprès de centres de recherche pour trouver les toilettes du futur, conciliant les contraintes financières et écologiques pour les populations qui en manquent : si le prototype n’est pas encore déployable, compte tenu de son coût, de l’ordre de 1200 dollars, une réponse technique a pu être élaborée. Nous pourrions ainsi adopter une gouvernance des projets, non seulement par les moyens, mais aussi par les résultats et les objectifs.

Nous avons aujourd’hui 4 000 chercheurs au sein de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) qui sont mobilisés pour le développement et la recherche au Sud : nous pourrions plus clairement leur indiquer ce qu’on leur demande de trouver – ce que nous avons d’ailleurs commencé à faire.

Quant à la taxe sur les transactions financières, je rappelle que la France a été le premier pays à l’instaurer au plan national et à affecter 10 % de son produit au développement. Cette année, cette part a été consacrée à l’accès à l’eau et à la santé, notamment au Sahel et, l’an prochain, elle le sera pour moitié au Fonds vert – sachant que nous attendions que les règles de celui-ci soient fixées pour le faire, ce qui a permis de peser davantage sur leur définition.

Vous avez un rôle à jouer dans la négociation européenne en la matière. L’étude de la Commission européenne a évalué le montant des recettes à 35 milliards d’euros, ce qui est considérable. Il serait paradoxal, alors que cette taxe a vocation à financer les biens publics mondiaux, dont le développement, la lutte contre le changement climatique, la pauvreté ou le Sida, qu’aucune recette ne soit affectée à ce qui l’a historiquement légitimée. Or certains pays comme l’Espagne, l’Italie ou l’Autriche sont assez réservés, voire hostiles, à ce qu’une partie de cette taxe européenne soit consacrée au développement. Le Président de la République a pourtant redit le 1er mars dernier qu’il souhaitait qu’une part significative de celle-ci le soit. J’ai essayé moi-même de convaincre différents partenaires de l’intérêt de cette mesure. Nous pourrions avoir dans ce domaine une action commune en raison de votre capacité à peser sur les décisions prises par les autres parlements européens. Si la France est pilote sur ce sujet, nous avons besoin d’alliés car nous ne sommes pas majoritaires.

Au sujet du Mali, la stratégie française repose sur trois piliers : le pilier militaire, le pilier politique – faire en sorte qu’il y ait un dialogue politique menant à des élections et à un gouvernement démocratique, ce qui est de la responsabilité des Maliens – et le pilier du développement. Mon objectif est de contribuer à gagner la paix, ce qui veut dire, par exemple, faire en sorte que les élections puissent se tenir, ce qui suppose que les 400 000 réfugiés et déplacés rentrent chez eux et que les conditions matérielles de ce retour soient réunies.

Je me concentre sur ce qui n’est ni l’humanitaire ni le développement stricto sensu, ce que l’on appelle la réhabilitation – que la plupart du temps on rate. En effet, nous savons mener des missions humanitaires – d’ailleurs les ONG nous disent qu’au Mali, la situation humanitaire est à peu près sous contrôle – de même que de grands projets de développement sur deux à trois ans, mais il faut réussir les « six mois » de reconstruction, ce qui veut dire par exemple rétablir l’eau à Tombouctou, l’électricité à Gao ou faire en sorte que le centre de santé de Kidal fonctionne à nouveau. Nous nous sommes mis d’accord sur une liste de priorités avec l’Union européenne et la Banque mondiale, après en avoir discuté avec le gouvernement malien, pour nous répartir le travail. Je rappelle qu’aujourd’hui, à Tombouctou et à Gao, les habitants vont chercher leur eau dans le fleuve Niger, ce qui présente des risques pour la santé. La responsabilité de la France – la mienne en particulier – a été de mettre tous les donateurs autour de la table pour gagner ces « six mois ». Nous organiserons d’ailleurs mi-mai à Bruxelles une grande conférence internationale des donateurs présidée par la France et l’Union européenne, en présence du Président de la République, afin de mobiliser le monde entier.

Les collectivités territoriales ont un rôle important à jouer à cet égard. Nous organiserons le 19 mars à Lyon une réunion ayant vocation à mobiliser les 100 collectivités locales ayant un partenariat avec le Mali pour définir le type de coopération que nous voulons, ses priorités et la répartition des rôles. Les élus locaux pourront écouter à cette occasion des représentants de la société civile, de l’État malien et des grandes organisations internationales, afin de mieux comprendre la situation sur place.

Nous souhaitons qu’une partie substantielle de l’aide passe par ces collectivités, dont le rôle est en effet de plus en plus marqué. Cela nous paraît correspondre à une logique de décentralisation, qui constitue une part de la solution politique dans ce pays. De plus, cette approche donne lieu à des circuits financiers plus directs et mieux contrôlés.

Vous avez cité, monsieur Falorni, le rapport Laignel : je rappelle que 5 000 collectivités locales ont des actions de coopération décentralisée. Plusieurs mesures ont été retenues dans ce domaine : la sanctuarisation des crédits budgétaires pour la coopération décentralisée – ce qui n’était pas évident –, la transformation du concept de coopération décentralisée en un dispositif davantage lié à l’action extérieure des collectivités, ainsi que, après une étude d’impact, l’extension de la loi Oudin-Santini à la gestion des déchets.

En ce qui concerne les négociations climatiques, je souhaite vous faire part de premiers éléments – je vous répondrai après mon audition personnellement sur les points que je n’aurais pas eu le temps d’aborder.

Nous souhaitons écrire un nouvel agenda nous permettant de lever les obstacles actuels, de manière à réussir à Paris là où toutes les autres conférences ont échoué auparavant.

On observe un petit changement aux États-Unis : les discussions entre Laurent Fabius et John Kerry le laissent penser. Mais sur la question, par exemple, d’un accord légalement contraignant tel que nous l’entendons en Europe, la position américaine reste inchangée. Ce pays reste attaché à une approche « bottom-up » – reposant sur des engagements nationaux – en invoquant l’absence de majorité politique pour ratifier ce type d’accord. Or cette approche a montré ses limites : elle est très en deçà de ce qu’il faudrait opérer pour limiter une augmentation de la température à deux degrés. Nous devons trouver un compromis entre ces deux conceptions : la pure approche inverse – « top-down » – se heurterait très vite à un refus, non seulement des États-Unis, mais aussi de la Chine ou du Brésil.

À la mi-avril, un forum des économies majeures se tiendra sur ce sujet : il permettra de voir si les États-Unis entrouvrent de nouvelles portes.

Quant à nos alliés, ils sont de trois ordres. En premier lieu, les pays riches, contributeurs financiers, qui auront à prendre des engagements fermes – nous travaillons par exemple avec les Norvégiens sur les questions énergétiques ou avec les Britanniques sur l’agenda du financement et les marchés de carbone. La France est à cet égard passée dans le camp des États européens qui soutiennent des règles plus ambitieuses – par exemple autoriser la Commission européenne à modifier le nombre de quotas en circulation pour augmenter le prix du carbone. Deuxième catégorie d’alliés : les progressistes au sein du G77 et des pays émergents, comme le Mexique, l’Indonésie ou l’Afrique du Sud, avec lesquels nous devons construire des agendas communs – l’agenda technologique ou celui du financement par exemple. Enfin, les pays les plus vulnérables, avec lesquels nous devons également élaborer un agenda commun et à qui nous devons aussi proposer quelque chose d’acceptable, de plus ambitieux que ce qui leur a été proposé à Copenhague, notamment en matière de financement.

Cela implique une diplomatie active de la part de la France. C’est la raison pour laquelle nous avons un nouvel ambassadeur sur le climat, que les services des ministères de l’écologie et des affaires étrangères travaillent ensemble, ou que nous avons envisagé d’organiser une session entière consacrée à la négociation climatique lors de la prochaine journée des ambassadeurs, de façon à ce que ceux-ci soient sensibilisés à cette priorité.

Mais nous avons aussi besoin de vos initiatives ainsi que des collectivités locales. Nous réfléchissons à cet égard à la forme que pourrait prendre l’association de celles-ci à la négociation de 2015 – cela correspond à une grande revendication des réseaux internationaux des collectivités. Vous pourriez également participer à ce travail.

(Applaudissements sur divers bancs)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je vous remercie pour cet échange fructueux et intéressant.

5. Audition de M. Jean Jouzel, climatologue, et de Mme Catherine Tissot-Colle, présidente de la Fédération des minerais, minéraux industriels et métaux non ferreux, co-rapporteurs d’un avis du Conseil économique, social et environnemental sur la transition énergétique (13 mars 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. En votre nom à tous, je souhaite la bienvenue à Mme Anne-Marie Ducroux, présidente de la section Environnement du Conseil économique, social et environnemental (CESE), à Mme Catherine Tissot-Colle, présidente de la Fédération des minerais, minéraux industriels et métaux non ferreux (FEDEM), et à M. Jean Jouzel, climatologue, membre du CESE. Je profite de l’occasion pour féliciter ce dernier qui, déjà Prix Nobel de la paix dans le cadre du GIEC en 2007, est, à ce jour, le premier lauréat français du prestigieux prix Vetlesen. Je tiens à lui dire notre fierté. (Applaudissements sur tous les bancs)

Comme j’en avais pris l’engagement auprès du président Delevoye, la Commission du développement durable a décidé, dans le cadre de ses auditions, de recevoir les rapporteurs du CESE conduisant des réflexions liées à des thématiques fortes. C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, Mme Anne de Béthencourt et M. Jacky Chorin sont venus nous parler d’efficacité énergétique. Aujourd’hui, avec Mme Tissot-Colle et M. Jouzel, nous aborderons la transition énergétique, sur la base de leur rapport remis le 9 janvier 2013 et intitulé La transition énergétique : 2020-2050, un avenir à bâtir, une voie à tracer.

Mme Anne-Marie Ducroux, présidente de la section Environnement du Conseil économique, social et environnemental. Mesdames, messieurs les députés, permettez-moi de vous remercier de votre invitation et d’inaugurer, en quelque sorte, les relations entre votre Commission du développement durable et la section Environnement du CESE. C’est, en effet, la première fois que nous sommes auditionnés ici et j’espère qu’il y aura d’autres occasions. J’en profite pour vous indiquer que la section Environnement, qui incarne une partie de la réforme issue des lois Grenelle de l’environnement par laquelle l’ancien Conseil économique et social est devenu le CESE, a pour mandat de travailler sur les thèmes de la transition énergétique, de la biodiversité, des mers et des océans, des risques environnementaux, de la protection de l’environnement et de la qualité de l’habitat. Différents travaux sont en cours dans notre institution, d’autres sont à venir qui nous donneront peut-être d’autres occasions de revenir devant vous.

Avant de vous quitter, puisque je préside cette section le mercredi matin, je renouvelle mon invitation pour le 11 avril, date à laquelle le CESE organise une conférence internationale sur la gouvernance de la haute mer. Ce sujet gagne en importance et mérite une très grande attention de la part des parlementaires, en raison des questions de droit qu’il pose notamment. Nous sommes en train d’instruire une saisine sur la gestion durable et la gouvernance des océans, dont les questions de la haute mer font partie.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je ne peux que me féliciter des relations qui sont en train de s’établir entre le Conseil économique, social et environnemental et la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale. Merci de votre présence et de tout le travail que vous faites au sein du CESE. Nous y sommes très sensibles.

M. Jean Jouzel, co-rapporteur de l’avis du CESE sur la transition écologique. Mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de cette invitation à présenter notre avis sur la transition énergétique, qui résulte du travail collectif de la section.

Le prix Vetlesen est l’équivalent, pour les disciplines des sciences de la terre, de l’environnement et de l’univers en général, du prix Nobel, plutôt attribué aux grandes disciplines que sont la physique, la chimie, la médecine, l’économie,…– prix que j’ai eu le plaisir de partager avec le GIEC. Ce prix, établi dans les années cinquante, est décerné tous les quatre ans. Je le partage avec Susan Solomon, qui a plus travaillé sur la chimie atmosphérique et son lien avec le climat, et je suis effectivement le premier Français à l’obtenir, ce qui me rend très fier au nom de toute notre communauté scientifique. C’est la reconnaissance d’une très bonne place de la recherche française dans ces domaines sur le plan international. Le prix Crafoord, autre récompense pour nos disciplines, a été établi quant à lui dans les années quatre-vingt et l’un des premiers récipiendaires, et seul Français à ce jour, en a été Claude Allègre.

Mme Catherine Quéré et M. Philippe Plisson. Personne n’est parfait ! (sourires)

M. Jean Jouzel, co-rapporteur de l’avis du CESE sur la transition écologique. Dans le domaine de la datation de la terre et de l’univers, ses travaux ont tout de même été très significatifs, et il le méritait.

J’ai accepté de m’investir dans ce travail sur la transition énergétique en qualité de climatologue, bien sûr, mais aussi parce que le lien entre l’énergie et le climat m’a toujours intéressé. Je me suis d’ailleurs beaucoup impliqué dans le Grenelle de l’environnement, et je le suis également dans le comité de pilotage du débat national sur la transition écologique. Bien que nous ayons proposé cet avis sur la transition énergétique bien avant la conférence environnementale des 14 et 15 septembre 2012, il s’inscrit totalement dans la dynamique de la transition écologique. Puisque vous avez auditionné Mme Anne de Béthencourt et M. Jacky Chorin, vous savez que nous avons mené cet avis en parallèle et de façon complémentaire avec le rapport sur l’efficacité énergétique.

En tant que climatologue, je place les aspects environnementaux à un niveau assez élevé dans cette réflexion sur la transition énergétique, mais, en dehors même de ces sujets, beaucoup d’autres aspects de l’énergie devraient nous inciter à y réfléchir, qu’ils soient économiques, géopolitiques ou sociaux, avec les problèmes d’emploi et de précarité énergétique. On ne peut pas nier non plus, dans le contexte spécifique de changement climatique, que se profilent devant nous un réchauffement qui risque d’être important, une augmentation prévisible des prix de l’énergie et une raréfaction des ressources. Même si l’on parle maintenant plutôt de plateau que de pic pour le pétrole ou le gaz, le problème est toujours là dans la mesure où ce sont des quantités finies, en tout cas pour celles qui sont facilement exploitables. Il est important de ne pas limiter le débat au seul problème de l’électricité, qui n’est qu’une part de l’énergie. La transition énergétique concerne aussi la chaleur et la mobilité. L’industrie nucléaire est partie prenante de cette transition pour la partie électricité, et elle est mise en question au regard de sa sûreté, qui doit satisfaire des exigences de plus en plus importantes.

Ce qui peut intéresser un climatologue s’agissant des problèmes énergétiques, c’est le lien fort entre climat et énergie, en particulier les énergies fossiles, puisque les trois quarts de l’augmentation de l’effet de serre dans les années récentes sont liés à notre utilisation du pétrole, du charbon et du gaz naturel au niveau international. On peut aussi incriminer le méthane et les autres gaz à effet de serre, mais il faut avoir en tête que cette augmentation est liée pour 80 % au gaz carbonique et pour 10 % à la déforestation. Ce sont les chiffres au niveau international, ils sont un peu différents pour la France. Les rapports récents de la Banque mondiale ou de l’Agence internationale de l’énergie sont encore plus anxiogènes que ce que dit le GIEC : si nous laissons aller les choses comme nous le faisons actuellement, on ne pourra pas empêcher un réchauffement de l’ordre de quatre degrés dans la seconde partie du XXIsiècle, ce qui aura des conséquences très importantes. Aller vers une société sobre en carbone et émettre moins de gaz à effet de serre n’est pas une option mais vraiment un impératif.

Nous avons collectivement adhéré à cet objectif d’un maintien du réchauffement climatique en dessous de deux degrés. Cela exige que les émissions de gaz carbonique commencent à décroître d’ici à 2020 – ce qui est un véritable défi, sachant qu’elles augmentent actuellement à un rythme de 3 % par an –, et qu’elles soient divisées par trois au niveau mondial entre 2020 et 2050. Malheureusement, on sait déjà que l’objectif pour 2020 risque fort de ne pas être atteint, avec un fossé de l’ordre de 15 à 20 %.

Sur le plan national, la France a pris des engagements qui s’inscrivent largement dans un cadre européen et en conformité avec la directive sur l’efficacité énergétique. L’objectif du « facteur 4 », voire 5, de diminution des émissions de gaz à effet de serre est inscrit dans la loi sur l’énergie de 2005, votée pratiquement à l’unanimité. Le Grenelle de l’environnement a permis des avancées, avec beaucoup de réflexions qui n’ont pas toutes abouti mais qui se poursuivent. Enfin, un débat national sur la transition énergétique a été lancé, dont j’espère qu’il va vraiment aider à mûrir une loi qui devrait arriver devant vous à la fin de l’année.

Mme Catherine Tissot-Colle, co-rapporteure de l’avis du CESE sur la transition écologique. En introduction au travail que nous avons fait au sein de la section et qui a été voté par le CESE, nous nous sommes autorisés à rédiger une feuille de route pour le Gouvernement et les parlementaires dans la perspective du débat et des textes législatifs qui suivront. Ce n’est pas un travail d’expertise sur les thèmes que nous avons abordés que nous communiquons, mais plutôt le reflet de ce que les composantes du CESE attendent du monde politique. C’est ainsi qu’il faut interpréter nos recommandations. Dans cette logique et pour la première fois au CESE, nous avons essayé de dater certaines propositions, en fonction de l’urgence des décisions à prendre. Ce sont des orientations destinées à lisser le travail et à donner le temps des évaluations intermédiaires.

Nous avons structuré notre travail autour de quatre axes : la transition énergétique au service de la performance économique et sociale ; l’évolution du mix énergétique ; l’évolution des jeux d’acteurs et les aspects financiers – que nous n’avons fait qu’aborder, puisque la section de l’environnement n’a pas vocation à travailler sur ces sujets extrêmement techniques et sensibles ; la R&D et le lien entre recherche et développement économique.

En qualité de représentante du monde des entreprises au CESE, je suis heureuse de pouvoir vous dire qu’il n’y a pas eu débat quant à la priorité que représente la transition énergétique au service de la performance économique et sociale. Personne n’imagine, surtout dans le contexte actuel, que la transition énergétique ne soit pas positive pour notre économie. C’est un défi, car vouloir une économie décarbonée à la fois compétitive et écologique, c’est vouloir tout. En même temps, le contexte expliqué par Jean Jouzel du changement climatique, de la raréfaction des ressources bon marché et accessibles et de l’augmentation de la population mondiale ne nous laisse pas le choix.

Nous vous recommandons de réfléchir, dès le débat, c’est-à-dire maintenant, à des sujets qui nous paraissent essentiels. En premier lieu, il faudrait retravailler les notions d’efficacité et de sobriété énergétiques, en s’interrogeant sur l’évolution que nous souhaitons imprimer à nos modes de consommation – au besoin en passant par des contraintes. Nous avons pu constater que tout le monde n’a pas la même définition de ces notions. Nous attendons de vous que vous définissiez et précisiez clairement ces deux concepts et leur réalité.

Nous avons rencontré beaucoup d’experts qui nous ont présenté de multiples scénarios d’une grande qualité et d’une grande richesse. Il importe de procéder à des évaluations socio-économiques et environnementales de même niveau pour chaque scénario retenu, afin d’en dégager les implications dans ces domaines. En particulier, nous attirons votre attention sur un volet qui n’a pas été traité dans la plupart des scénarios, qu’ils soient de statu quo ou de rupture : l’emploi. Entre le mythe que le changement d’énergie apportera des tas de choses formidables qui ne sont pas quantifiées et la crainte d’un danger extrême, il y a un énorme travail pour déterminer quels emplois vont disparaître, quels sont ceux qui vont émerger, aussi bien en quantité qu’en qualité. Notre attente à nous, société civile s’exprimant au sein du CESE, c’est qu’on ne dégrade pas, sinon le nombre, du moins la qualité des emplois. Nous voulons une France de haut niveau technologique, pas des emplois de bas niveau.

Dès maintenant, il faut examiner, pour l’horizon 2020, les problèmes de coût et d’accès des acteurs à l’énergie. Nous demandons que l’électricité reste à un coût compétitif et que l’accès à l’énergie pour les ménages précaires ou certaines entreprises, selon les contextes, soit facilité. Pour nous, il s’agit de deux sujets différents qui font l’objet de deux recommandations distinctes. Nous n’avons pas pris une position à l’allemande pour savoir si ce sont les ménages ou les entreprises qui doivent porter les surcoûts attachés à des évolutions du mix énergétique. Nous ne l’avons pas dit de manière claire, mais nous sommes attachés à des coûts de production réduits.

S’agissant des énergies renouvelables, dites ENR, dont nous recommandons le développement, les propositions foisonnent au point parfois d’être brouillonnes. Nous souhaitons que soient privilégiées les énergies à fort potentiel de développement au niveau de la recherche et du savoir-faire technologique, et susceptibles de générer des emplois qualifiés non délocalisables. Cela rejoint complètement la première recommandation : quand on analyse les scénarios et qu’on tend à privilégier une orientation, il faut vraiment regarder dans le détail ce qu’elle va donner et favoriser les ENR qui sont le plus proches de l’autonomie économique. Nous sommes bien conscients qu’il va falloir accompagner une partie de cette transition, mais plus vite les nouvelles formes d’énergie pourront vivre de manière autonome dans un monde économique normal, sans être assistées, mieux cela vaudra.

M. Jean Jouzel, co-rapporteur de l’avis du CESE sur la transition écologique. De façon schématique, si l’on place les impératifs climatiques à un niveau élevé, la première priorité dans le mix énergétique, c’est clairement une diminution des combustibles fossiles. Or je crains que le secteur n’y soit pas vraiment préparé. Si l’on peut jouer sur le développement, grâce à la recherche, du piégeage et du stockage du gaz carbonique et sur le rééquilibrage interne en faveur du gaz naturel qui est moins émetteur de gaz à effet de serre, globalement, c’est une consommation nettement moindre qui sera déterminante. Un autre équilibrage est possible entre les énergies non émettrices de gaz à effet de serre, c’est-à-dire le nucléaire et les énergies renouvelables. Pas plus que nous ne pensons utile de se focaliser sur le nucléaire, nous ne souhaitons éviter le débat, lequel doit commencer par un questionnement des besoins. Le mix énergétique doit offrir une bonne adéquation entre les moyens de production et les besoins. En termes d’efficacité énergétique, on sent plus facilement les améliorations dans le secteur du logement que dans celui des transports. C’est là un point sur lequel le débat devrait se focaliser.

Les scénarios énergétiques doivent être évalués d’ici à 2020, mais aussi jusqu’à l’horizon 2050. Les ENR en phase de développement commercial sont citées dans le rapport, à la page 29 – éolien terrestre, solaire photovoltaïque, biomasse, géothermie –, de même que celles qui présentent un réel potentiel de développement – photovoltaïque, éolien offshore, biocarburants avancés, énergies marines. Les réseaux de transport de l’énergie, principalement d’électricité ou de gaz, sont très importants. Dans les transports, il faut réfléchir au développement des moteurs électriques, hybrides, au gaz naturel et aux énergies renouvelables, favoriser de nouvelles mobilités. Derrière tout cela, cependant, il n’y a pas de véritable proposition. Un vrai travail sur le transport s’impose. Nous considérons que la programmation pluriannuelle n’est pas suffisamment forte actuellement. Il faut l’envisager pas seulement sur une mandature, mais sur une dizaine d’années, voire plus. J’espère que la future loi aura cette ambition. Certains de ces aspects devront être mis en place dès le débat national sur la transition énergétique, puis, d’ici à 2030, l’électrification des transports individuels et collectifs devra connaître une accélération et les énergies renouvelables être organisées en filières créatrices d’emplois.

Mme Catherine Tissot-Colle, co-rapporteure de l’avis du CESE sur la transition écologique. Le troisième axe de notre travail concerne la mobilisation des acteurs et des moyens à la hauteur du défi climatique et de la transition énergétique. Cette partie est vraiment l’âme du CESE, puisque nous représentons le monde des acteurs. Nous avons beaucoup discuté et travaillé au sein de la section sur cette question. Reprenant notre logique d’échelle de temps, nous pensons important que, au cours du débat et dans les textes qui en seront issus, une clarification des rôles respectifs des acteurs publics intervienne. Partout sur le territoire, au niveau des communes et des intercommunalités, les initiatives foisonnent et il est important que la production et la distribution d’énergie demain soient mieux implantées dans les territoires. Pour autant, il nous semble aussi que l’optimum global n’est pas forcément la somme des optimums locaux. Il va y avoir des choix à faire, d’où la nécessité de clarifier les rôles. La recommandation votée par le CESE est de privilégier deux niveaux : l’État, qui doit être responsable de la cohérence nationale, qu’il s’agisse des politiques énergie-climat, de la fiscalité et de tous les aspects financiers associés ; la région, qui nous paraît le bon niveau de responsabilité de la cohérence de la transition énergétique sur l’ensemble du territoire. C’est, nous semble-t-il, votre mission que d’y veiller, mais cela n’empêche pas d’autres acteurs de jouer un rôle. Il faut aussi renforcer les programmes opérationnels territoriaux visant la maîtrise de la demande en énergie. C’est là un message très fort qui vous est adressé.

Nous autorisant à penser par-delà l’hexagone, nous avons considéré qu’il faut soutenir plus fortement qu’actuellement l’orientation de la politique étrangère de la France vers un accord international équitable. On connaît les difficultés du sujet, en particulier Jean Jouzel et Anne-Marie Ducroux qui est spécialiste des débats internationaux. Nous pensons aussi qu’il faut développer le niveau européen en matière de politique de l’énergie. S’il y a une politique climatique, il n’y a pas de véritable politique commune de l’énergie ambitieuse et solidaire cohérente avec la politique climatique. C’est aussi une recommandation forte que nous faisons au monde politique.

Nous avons également réfléchi au défi du financement. S’il faut maintenir un système de type « quotas ETS », le marché a montré des faiblesses et des ambiguïtés qui nécessitent de le remettre à plat, d’en tirer un bilan objectif. Il faut aussi le doter de véritables règles du jeu de marché, ce qui signifie une forme de contrôle tout en lui laissant sa nature de marché. Nous souhaitons aussi que les politiques s’emparent de cette question.

Autre recommandation importante, le réexamen absolument nécessaire de l’ensemble des mécanismes fiscaux français attachés à l’énergie, à l’aune à la fois de leur efficacité économique, de la justice sociale et de leur cohérence avec la lutte contre le changement climatique. C’est encore un sujet qui mériterait un travail approfondi, parce qu’il y a énormément de choses à dire.

La transition énergétique est un changement important qui va durer longtemps. Il faudra vraiment y associer l’ensemble des acteurs, notamment les citoyens, à travers la formation et la communication. Nous recommandons de s’appuyer, tout au long de la vie, sur une formation aux questions de transition énergétique, d’efficacité et de sobriété. Ce ne sont pas des sujets simples, mais ils concernent chacun dans sa vie quotidienne et au travail et ils méritent d’être expliqués. Il faut s’appuyer sur des réseaux de formation à l’éducation au développement durable et impliquer très largement les ministères concernés. Il nous semble que le ministère de l’éducation nationale est un peu trop absent de ces débats.

M. Bertrand Pancher. Excellent !

Mme Catherine Tissot-Colle, co-rapporteure de l’avis du CESE sur la transition écologique. Le ministère de l’enseignement supérieur doit également y être associé. Il est important de favoriser une approche interdisciplinaire puisqu’il s’agit de sujets complexes qui impliquent de nombreuses disciplines. Il faut également former les personnels enseignants.

Quand notre pays se sera doté de textes de loi, bien que nous sachions la rareté des deniers publics, nous recommandons des campagnes de communication fortes pour expliquer, irriguer les territoires avec ce qui aura été décidé et le partager avec les citoyens.

M. Jean Jouzel, co-rapporteur de l’avis du CESE sur la transition écologique. Le dernier axe de notre travail a trait à la recherche et à l’innovation. Dans la mesure où la transition énergétique est inévitable, ceux qui s’y investiront le plus tôt seront gagnants du point de vue économique, à condition de savoir innover dans ces domaines. Un fort potentiel de recherche et d’innovation doit être mis en œuvre si l’on veut faire de la transition énergétique un levier de compétitivité. Ne pas le faire serait courir à l’échec économique. L’Agence internationale de l’énergie rappelle que toute somme non investie d’ici à 2020 dans les technologies nécessaires à la lutte contre le réchauffement climatique devra être multipliée par quatre après 2020 pour obtenir le même résultat. La transition énergétique n’est donc pas qu’un jeu écologique, c’est aussi un jeu économique. Nous en sortirons plus compétitifs, pour peu que nous sachions innover dans ce domaine, en particulier dans les énergies renouvelables qui prendront une place de plus en plus importante au niveau mondial.

Les recommandations de notre rapport sont assez classiques mais néanmoins importantes : associer recherche fondamentale, recherche appliquée, innovation et développement, autrement dit mobiliser toute la chaîne de valeur dans ces domaines ; favoriser les partenariats pour arriver à de véritables innovations et permettre le passage jusqu’au développement de nouvelles filières. La recherche sur l’énergie, actuellement, n’est pas forcément conforme à cette recommandation. L’ANCRE, l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie, a bien été mise en place, mais elle n’est pas vraiment organisée pour faire face aux défis des dix ou vingt prochaines années. Dans ce domaine de la recherche en énergie, nous préconisons d’effectuer un état des lieux.

Nous insistons – et nous ne sommes pas les seuls – sur l’importance, dans tous ces travaux, des sciences humaines et sociales, pas seulement des sciences de l’ingénieur. La façon dont on saura intégrer les découvertes et les innovations dans le tissu social a son importance. Or ce n’est pas simple. Il faut réfléchir dès maintenant à la façon de développer des réseaux pluridisciplinaires, de même qu’au mode de financement de ces aspects de recherche et d’innovation. À cet égard, nous avons émis quelques recommandations à observer d’ici à 2020 : réalisation d’un état des lieux et affectation des crédits de recherche en fonction des résultats, pas simplement de façon abstraite par rapport à des objectifs. Bien sûr, il faut trouver des sources de financement. Le marché ETS est censé constituer une voie de soutien à la recherche sur l’énergie en général. Je répète que les recherches en sciences humaines doivent être développées et plus encore intégrées. Cette recherche doit être européenne et nous nous devons d’être présents au niveau européen dans ce domaine de la recherche et de l’innovation.

Nous réitérons notre intérêt à continuer d’explorer et de déployer toutes les pistes de valorisation et de transformation du CO2, y compris le captage et le stockage. On ne voit pas bien comment le fossile réussira à diminuer ses émissions d’un facteur quatre si cette technique ne devient pas mature rapidement. C’est vrai au niveau français comme au niveau international.

Mme Catherine Tissot-Colle, co-rapporteure de l’avis du CESE sur la transition écologique. Le CESE a essayé d’avoir une vision assez large et d’identifier les paramètres essentiels d’une transition énergétique réussie. Sortir de la crise systémique actuelle nécessite de repenser les fondamentaux, c’est un point de vue partagé dans notre assemblée. On doit associer volontarisme et progressivité ; donner un prix au carbone ; permettre l’adaptation de tous les acteurs en n’allant pas trop vite et en accompagnant, mesurant et vérifiant ce qui se passe au niveau de tous les acteurs ; améliorer la gouvernance dans le sens des recommandations que nous avons faites ; faire évoluer en profondeur la fiscalité ; bâtir une véritable Europe de l’énergie ; investir dans la R&D ; développer des filières économiques pérennes.

Nous avons confiance, car notre travail a montré que la société est prête à entendre la nécessité de changer. Des gens qui n’étaient pas proches au début sont prêts à travailler ensemble. En s’appuyant sur un large accord politique et une anticipation sociale, nous vous remercions de prendre en compte nos recommandations.

M. Jean-Yves Caullet. Monsieur Jouzel, je garde le souvenir de notre rencontre à Doha, au cours de laquelle vous m’avez aidé à comprendre que la différence entre + 2 degrés et + 4 degrés pour notre planète équivaut à celle d’une casserole d’eau à 98 ou à 100 degrés : à 98 degrés, la surface est tranquille ; à 100 degrés, elle ne l’est pas du tout. Cela m’a conduit à penser que, compte tenu de l’enjeu du climat, désormais, en matière de transition énergétique, la vertu individuelle et collective est un devoir et sûrement pas un moyen de rachat.

En matière de fiscalité, faut-il s’attacher à l’énergie en général ou au carbone en particulier pour privilégier l’aspect transfert de ressources, ou bien à la sobriété d’abord ?

Vous recommandez de préserver, dans le futur service de l’électricité, la compétitivité de certains secteurs. Est-ce à dire que, dans la transition, il faut réserver prioritairement l’énergie nucléaire aux secteurs électrodépendants pour que son bas coût n’incite pas à une consommation immodérée par l’ensemble de l’économie et de la société, mais soit ciblé vers ceux dont la transition est la plus compliquée ? Ce type de « part du feu » vous paraît-il pertinent ?

En matière de transports, le secteur rural est l’otage historique de la voiture individuelle, il s’est même constitué autour de ce modèle dans les cinquante dernières années. Les efforts que vous recommandez en matière de transports ne rendent-ils pas souhaitable de faire obligation aux collectivités locales, au niveau intercommunal, départemental ou régional, d’organiser des transports de substitution aux véhicules individuels pour éviter qu’une partie de notre territoire et de notre population ne soit prise en otage ?

L’articulation entre l’État et la région est évidemment une nécessité, mais je souhaiterais être certain de la capacité régionale à ne pas dupliquer un centralisme national et à faire en sorte que la capitale régionale ne soit pas l’échelon le plus rapproché du peuple que nous puissions concevoir dans la République.

En matière de gouvernance, vous semble-t-il souhaitable d’officialiser la responsabilité sociale et environnementale au niveau des organismes publics, notamment des organismes d’État et des collectivités locales ?

Je souhaite souligner l’importance de votre proposition en matière de formation. Pour ne citer qu’un exemple relevé dans le cadre d’une de mes missions, dans la filière bois comme matériau de substitution en matière de construction, nous n’avons une formation en structures et calcul de structures que très embryonnaire. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Que pensez-vous de la recherche sur l’hydrogène, pas seulement comme combustible mais comme outil de réduction des émissions de gaz carbonique ?

M. Alain Gest. Lors d’une réunion précédente, notre porte-parole habituel, Martial Saddier, a souligné que notre groupe était tout à fait ouvert à ce que les contacts avec le Conseil économique, social et environnemental puissent se développer. Je me réjouis que ce soit le cas aujourd’hui avec vous, monsieur Jouzel. J’entends avec plaisir votre discours, puisque vous concevez la transition énergétique en la mettant au service de la performance économique. À l’UMP, nous sommes persuadés que les efforts à fournir dans la lutte contre le réchauffement climatique doivent se traduire autant que faire se peut par des mesures n’apparaissant pas comme des punitions permanentes pour la population. Qu’ils doivent se faire en conciliation avec le développement économique et social nous convient donc tout à fait. En vous écoutant, nous ne pouvions donc qu’être en accord avec le constat que vous faites et avec vos recommandations. C’est pourquoi je souhaiterais que vous répondiez à mes questions par un avis personnel plutôt que par les positions du CESE.

Vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de garder un coût compétitif de l’électricité tout en privilégiant les énergies renouvelables, ce qui aboutirait à une quasi-autonomie économique. Avez-vous déjà retenu des préférences parmi toutes les énergies possibles que vous avez citées ?

Vous envisagez davantage de transparence sur la contribution au service public de l’électricité ainsi que l’élargissement de son assiette. Pour quelles raisons souhaitez-vous cette transparence ? Avez-vous déjà réfléchi à une méthode d’élargissement de l’assiette ?

S’agissant des transports, quel est votre point de vue sur l’évolution du multimodal dans notre pays ? Aujourd’hui, la SNCF éprouve de grandes difficultés à faire fonctionner le fret ferroviaire, même si le président actuel considère qu’il y a quelques améliorations. Par ailleurs, les décisions concernant le fluvial sont bloquées, s’agissant d’un investissement important comme le canal Seine-Nord.

La diminution de l’utilisation des combustibles fossiles suppose-t-elle de prendre des mesures drastiques de réduction ? Si oui, dans quels domaines ? En passant, monsieur Jouzel, quelle est votre position sur les gaz de schiste ?

Selon l’expérience des débats internationaux que vous avez acquise au sein du GIEC, que peut-on faire de plus pour contrer le laisser-faire au niveau international et faire évoluer les positions diverses ? Avez-vous des raisons d’être optimiste sur les chances qu’ont la France et d’autres pays de n’être plus les seuls à faire des efforts ? Je vous remercie d’avoir cité notre loi de 2005 sur l’énergie et les débats du Grenelle.

M. Bertrand Pancher. N’ayons pas peur des mots : un monde s’effondre. Néanmoins, la construction d’un monde nouveau est vraiment à notre portée, en termes de créations massives d’emplois et d’amélioration de la qualité de vie, à condition de communiquer sur les enjeux, comme vous l’avez indiqué. Si nous réussissons à le faire, nous trouverons les moyens d’assurer la transition énergétique dans de bonnes conditions.

Je suis très frappé de constater que ces moyens sont à notre portée. En matière de transports, nous avons besoin d’à-peu-près 3 milliards d’euros par an pour engager les infrastructures de demain. Demander aux trente millions d’automobilistes cent euros en moyenne – trente pour les petites voitures et trois cents pour les 4 x 4 –, c’est à notre portée. Les usagers contribuent à hauteur de 95 milliards d’euros aux services de transport ; c’est 30 % de moins que la moyenne européenne. En l’augmentant un tout petit peu, on aurait les moyens d’engager les grandes infrastructures de demain fortement créatrices d’emplois. Le constat est le même dans le domaine des énergies renouvelables. Nous payons l’électricité la moins chère du monde. Si Mme Tissot-Colle a raison de dire qu’il ne faut pas l’augmenter, avec une légère augmentation des tarifs pour augmenter très fortement les tarifs de rachat, notre pays serait inondé d’énergies renouvelables. Il n’y a pas de problème de financement à cet égard. Même chose dans le secteur du logement : la construction est tombée à 150 000 unités chaque année, alors qu’il en faudrait 500 à 600 000. Avec un effort sur la TVA, notamment dans l’ancien, on y arrivera. La condition à cela, bien évidemment, est de communiquer sur les enjeux.

Partagez-vous ce constat sur la possible mobilisation des moyens ? Si les domaines par lesquels il faudrait commencer sont bien les transports et le logement, ne faudrait-il pas se préoccuper aussi de la politique énergétique ?

La politique européenne nous déçoit fortement. C’est un monde de fous que celui où le carbone ne vaut plus rien, à peine cinq euros la tonne ! C’est d’autant plus surprenant que, partout dans le monde, on s’engage sur ces marchés du carbone. La politique monétaire de l’Europe est une folie. Si on ne la desserre pas, on ne s’en sortira pas. Or c’est la voie qui permettrait de trouver tous les moyens pour un futur New Deal à l’échelle européenne.

Si nous ne disposions que de très peu de moyens, nous aurions intérêt à les consacrer uniquement à la communication et à la politique de formation. Je partage sans réserve vos préconisations en cette dernière matière. On veut faire de nos enfants des robots de connaissance, pour quoi faire ? Le long terme n’est-il pas la perspective de l’éducation nationale ? N’est-il pas urgent d’engager des campagnes de concertation pour déterminer les priorités ? Si les Français partagent les priorités et les enjeux, on trouvera sans problème les moyens pour cette transition dans le monde de demain que nous souhaitons tous.

M. François-Michel Lambert. Le groupe écologiste est très attentif à vos travaux. Pour nous, la crise, que l’on dit tantôt économique tantôt financière, est bien systémique et trouve son origine dans cet enjeu de l’énergie. La vie, c’est l’énergie, et nombre d’obstacles se dressent entre nous et la transition énergétique. C’est ce qui donne son côté enthousiasmant à cette affaire.

Vous avez parlé d’une gouvernance aux deux niveaux de l’État et de la région. Pour notre part, nous sommes très attachés à la territorialisation : à chaque espace son approche particulière. Le nucléaire est l’exacte antithèse de cette notion de territorialisation, puisqu’à peine vingt sites en France couvrent 80 % de la consommation électrique, ce qui est unique au monde et nous place dans une position de fragilité extraordinaire. Comment s’intégrerait la région dans les nouvelles dynamiques de décentralisation en cours ?

Dans le domaine des transports, on ne s’en sortira pas sans une réelle volonté d’aménagement du territoire. Quelle est votre vision en la matière ?

Avec ma collègue Sophie Rohfritsch, je suis co-rapporteur de la mission d’information sur la biomasse créée au sein de cette commission. Vous le savez, la biomasse – biogaz, bois-énergie et un peu de biocarburants – représentera 60 % des énergies renouvelables de l’objectif 2020, soit plus que le photovoltaïque, l’hydraulique et l’éolien cumulés. Pourtant, elle ne fait l’objet d’aucune communication, alors qu’elle est accessible immédiatement dans tous les territoires. Je n’ose pas parler du ratio de communication entre la biomasse et les gaz de schiste : alors que ces derniers représentent la persistance à s’engager dans l’impasse qui conduit droit dans le mur, ils ont droit à une communication intense à tous les niveaux, la biomasse devant se contenter au mieux d’une sous-communication. Pourquoi n’avons-nous pas encore adopté une communication imprimant une dynamique vers les vraies solutions solides et robustes de l’avenir ?

Selon mes informations, le captage de CO2 est dans une impasse et les industriels sont en train de s’en retirer. Le nucléaire n’est-il pas plutôt un frein à la transition énergétique ? À nos yeux, il représente non pas l’énergie made in France mais l’absence de perspective : son très fort pouvoir de captation de ressources financières agit au détriment des énergies renouvelables ou de la sobriété énergétique ; la perspective de vingt à cinquante ans d’énergie qu’il offre contribue au blocage d’autres initiatives et de la création d’emplois.

La transition énergétique ne nécessite-t-elle pas de revoir en profondeur notre mode de développement économique, par exemple en passant de l’économie linéaire à l’économie circulaire, c’est-à-dire à l’écoconception, l’écofonctionnalité dans laquelle les déchets de calorie et frigorie sont des matières secondaires procurant d’énormes gains énergétiques ?

M. Philippe Martin. Monsieur Jouzel, je pense – hélas ! – qu’il vous faudra gagner encore bien des médailles et des trophées avant que les politiques n’entendent le discours que vous tenez depuis des années. Les travaux du GIEC constituent indéniablement un appui précieux à la décision politique. Malheureusement, celle-ci concerne un horizon plus immédiat que la fin du siècle puisqu’elle ne vise, en général, que la fin des mandats. Si les scénarios du GIEC, qui sont établis pour 2100, sont nécessaires pour tracer une évolution statistique, des prévisions à l’échelle régionale pour les décennies à venir seraient sans doute plus parlantes pour les citoyens et plus utiles pour les responsables politiques que nous sommes. Je conduis actuellement, à la demande du Premier ministre, une mission sur la gestion quantitative de l’eau d’irrigation. Au fil des auditions auxquelles je procède, tant avec les organisations agricoles qu’avec des organismes de recherche comme l’INRA ou le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), je constate combien il serait déterminant de pouvoir appréhender la fréquence des précipitations que vont connaître nos arrière-petits-enfants ou quelles sont les plantes que l’on pourra et devra faire pousser dans le Sud-Ouest dans trente, soixante ou quatre-vingt-dix ans. Pensez-vous possible de disposer, à terme, de prévisions à la fois proches et fiables qui permettront de donner un caractère concret à la situation due au réchauffement climatique ?

M. Jacques Kossowski. Pour réussir sa transition énergétique, notre pays se doit de développer des solutions technologiques et organisationnelles nouvelles. Dans votre rapport, vous insistez avec pertinence sur l’importance de la recherche et du développement made in France. Répondant à cet objectif, notre pays a mis en place plusieurs programmes d’investissement d’avenir concernant notamment l’énergie et le climat. Par exemple, ont été financés à hauteur de 1 milliard d’euros neuf instituts d’excellence sur les énergies décarbonées, qui ont été labellisés en 2011 et 2012. Ces instituts ont pour but d’ancrer durablement ces thématiques au cœur de notre compétitivité économique et de donner à la France un savoir-faire de pointe dans la création d’une économie sans carbone. Quel est votre sentiment sur ce programme ? Son état d’avancement est-il satisfaisant ?

M. Yannick Favennec. Quelle sera la place de la filière bois dans la future politique énergétique de notre pays ? Cette filière contribue directement à la lutte contre le réchauffement climatique et ses atouts sont en phase avec les objectifs et les priorités de la France en matière d’énergie et de lutte contre la précarité énergétique. Aujourd’hui, le bois-énergie domestique permet de répondre à différents enjeux, notamment la réduction d’émission de gaz à effet de serre et la réduction des charges d’énergie qui, bien souvent, représentent une dépense considérable pour les ménages les plus modestes. J’ajoute que cette filière est créatrice d’emplois non délocalisables dans les territoires, près de soixante mille personnes vivant des activités liées à ce secteur. Pourtant, elle ne semble pas suffisamment mobilisée sur ce défi : seuls 40 % de la forêt sont exploités en France, alors que 20 % de plus suffiraient à assurer la matière première nécessaire à la chaleur renouvelable. Quel est l’avis du CESE sur l’avenir de la filière bois en France et sur les mesures qu’il conviendrait de prendre pour mieux la mobiliser ?

M. Philippe Plisson. Votre rapport est très intéressant, riche et exhaustif, mais sans appel quant à la situation et aux perspectives d’avenir. Il évoque logiquement toutes les solutions, par exemple le captage et le stockage du CO2 ou encore le marché du carbone qui procède typiquement de l’adaptation au système productiviste et libéral. Or le marché carbone est un véritable fiasco réglementaire, puisque la Commission européenne se propose de geler 900 millions de tonnes de quotas de CO2, dans l’optique d’une hypothétique relance des prix à la hausse. Cela pose une question fondamentale, que vous ne tranchez pas sur le fond puisque ce n’est pas le but de votre rapport, entre adaptation et évolution. À propos du « monde nouveau » dont parlait notre collègue Bertrand Pancher tout à l’heure, je ne suis pas sûr que nous y mettions le même contenu. Pensez-vous que le nouveau modèle dont vous tracez les contours dans votre rapport soit compatible avec le système libéral qui nous régit ?

M. Charles-Ange Ginesy. Il est indéniable que le réchauffement climatique tend à progresser, puisque les rapports du GIEC prévoient une hausse de quatre degrés en 2050. Croyez-vous véritablement que l’homme, avec sa production et sa consommation énergétiques, est essentiellement responsable de ce réchauffement climatique et de cette tendance ? Sans nier notre part de responsabilité, je ne la pense pas pour autant totale. L’histoire du monde est faite de périodes de réchauffement et de périodes de refroidissement.

Nous avons ici reçu M. Jancovici, selon lequel il n’est point de croissance sans consommation énergétique. Quel est votre avis sur cette théorie dont les conséquences sur la vie de l’homme et la poursuite de son activité sont très importantes ?

M. Jean-Marie Sermier. Monsieur Jouzel, parmi vos nombreuses qualités, celle qui m’étonne le plus est votre sérénité. Vous nous expliquez si tranquillement que notre maison brûle qu’on pourrait en douter. Si une hausse de quatre degrés dans les soixante prochaines années est effectivement un scénario catastrophe pour l’humanité, nous n’avons pas du tout le niveau de réaction adéquat. Au vu de l’état des lieux, que s’est-il passé ces dernières années ? On ne peut pas dire que les énergies renouvelables n’ont pas bénéficié de moyens de recherche aux États-Unis, au Japon ou en France. Il y a des problèmes avec l’éolien, dès qu’il s’agit d’implanter une éolienne ; avec le photovoltaïque, ce sont les métaux lourds ; avec l’hydraulique, c’est la continuité des cours d’eau. Face à ces difficultés, n’y a-t-il pas urgence à travailler sur notre grande compétence qu’est le nucléaire ? Allons-nous nous mettre un boulet aux pieds en refusant de continuer dans cette filière d’excellence, plutôt que de chercher à réduire un par un les risques qui y sont inhérents et à apporter la pierre de la France à l’édifice ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Il y a quelque temps, un parlementaire dont je tairais le nom nous indiquait qu’il faudrait très rapidement construire vingt-quatre EPR. S’il y a des candidats dans la salle, je leur donnerai ses coordonnées.

M. Jean-Louis Bricout. Voilà un rapport très intéressant qui nous montre, s’il en était encore besoin, qu’en matière de transition énergétique, demain se prépare dès aujourd’hui. Chacun partage votre analyse selon laquelle les régions correspondent à l’échelon le plus à même de coordonner l’ensemble des efforts. Pourtant, les stratégies doivent se décliner à tous les échelons. Une vision territorialisée me paraît indispensable. Comment imaginer une production au plus près des territoires sans faire intervenir les départements, certainement plus à même de détecter et d’accompagner les publics les plus fragiles ou en situation de précarité énergétique ? Les compétences doivent être redéfinies, vous le dites dans votre rapport, mais pourriez-vous nous détailler la façon dont vous imaginez ce partage des compétences ?

M. Christophe Priou. Notre collègue Philippe Martin s’inquiétait de l’avenir de l’Armagnac dans cent ans : nous serions d’ores et déjà preneurs d’un armagnac de cent ans ! (Sourires). Votre rapport souligne le rôle de l’État en la matière. Je me réjouis de ne pas avoir voté en son temps la fusion GDF-Suez, considérant que l’énergie est une mission régalienne de l’État. On voit même aujourd’hui que c’est un enjeu européen.

Vous choisissez, dans les partenariats avec les collectivités territoriales, la région comme chef de file, mais l’entendez-vous au sens de nos vingt-deux régions administratives ? Souvent, les régions les plus dépendantes en termes d’énergie, par exemple le Grand Ouest qui regroupe au moins la Bretagne et les Pays-de-la-Loire, sont sans doute celles qui ont d’autres filières à exploiter. En l’espèce, dans le domaine maritime, outre l’éolien en mer, d’autres expériences sont menées, comme la courantologie ou la houlométrie. Comment les mettriez-vous en perspective avec votre rapport très général ? On a toujours du mal à dépasser le constat et les pistes pour aller aux solutions du producteur au consommateur, surtout dans le contexte de millefeuille administratif que constituent l’État, la région, le département, les communes et l’intercommunalité. Il y a souvent des pertes de charge entre les préconisations et les réalisations.

Mme Sophie Rohfritsch. À mon tour, je voudrais saluer les préconisations contenues dans ce rapport et insister aussi sur la région en tant qu’échelon territorial le plus pertinent pour établir un calendrier le plus court possible. Je pense faire plaisir à François-Michel Lambert en indiquant qu’un grand élément national perturbe cette organisation régionale : la Commission de régulation de l’énergie, à travers ses interventions et labellisations d’appels d’offres, stérilise et neutralise certains projets régionaux, alors que, concrètement, CRE 1, CRE 2, CRE 3 ou CRE 4 ne sont pas visibles pour nos concitoyens. Elle empêche notamment certains projets de biomasse de voir le jour quand ils ont une échelle plus réduite. Il faudrait organiser cela aussi, sinon on ne pourra pas faire grand-chose sur les territoires.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Le financement de la transition énergétique s’élèverait à un montant annuel compris entre vingt et quarante milliards d’euros, que l’on pourrait dégager en mettant en place une véritable fiscalité écologique, en donnant un prix au carbone. D’aucuns pensent que la fiscalité du diesel doit rattraper le niveau de celle de l’essence sur plusieurs années. Est-ce aussi votre état d’esprit ?

Mme Catherine Tissot-Colle, co-rapporteure de l’avis du CESE sur la transition écologique. Nous vous remercions de la richesse de vos questions. Malheureusement, pour des raisons de temps autant que de légitimité, nous ne saurions répondre à toutes. Ce sont les limites du travail collectif dont nous sommes ici les représentants ; nous ne sommes pas venus à titre d’experts.

S’agissant de la fiscalité, par exemple, nous ne pouvons aller plus loin que les quelques ébauches dessinées dans le rapport. Un avis est en cours au CESE sur la fiscalité écologique et je ne peux que vous inviter à solliciter les rapporteurs, une fois leur travail terminé. Vous nous avez demandé des réponses personnelles. S’agissant du monde des entreprises, je peux vous indiquer que notre réponse générale sur la fiscalité est que cette dernière doit être au maximum équivalente à ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire déjà très élevée. Qu’on opère par transferts, par modification de type de fiscalité, par moindre taxation du travail ou par d’autres modes, nous sommes tout à fait prêts à en discuter. En tout état de cause, il ne peut pas y avoir de supplément.

Beaucoup de questions concernent les aspects territoriaux. Nous avons fait une recommandation sur la région après qu’un débat sur la territorialisation maximale a montré que small is beautiful n’est pas forcément vrai. Il ne s’agit certainement pas de tuer toutes les initiatives qui pourraient être prises en dessous de l’échelon régional. Bien entendu, il y a place pour des ajustements, mais n’ayant pas travaillé dessus, nous ne pouvons rien vous en dire. C’est à la définition de niveaux structurants que nous nous sommes attachés. Recoiffant ma casquette du monde des entreprises, je peux dire que celles-ci attendent d’avoir de la lisibilité au regard des investissements, surtout pour ceux qui ne concerneront pas seulement un petit producteur en rapport direct avec le consommateur dans un rayon de cinq kilomètres. C’est pourquoi il faut absolument définir les bons échelons et ce travail d’approfondissement vous revient à vous, législateurs. Si, sur certains aspects de ce sujet, l’avis du CESE vous intéresse, n’hésitez pas à le saisir.

Que les vingt-deux régions ne ressemblent pas à vingt-deux États, c’est un souci que l’on peut partager. Les présidents des CESER, qui sont des CESE régionaux, devant lesquels nous avons présenté le résultat de nos travaux, ont montré un grand intérêt et un esprit extrêmement pragmatique. L’orientation économique et sociale, notamment, leur a immédiatement parlé.

Officialiser la responsabilité sociale des entreprises (RSE) dans les organismes publics ? L’idée est, à mon avis, excellente. Les entreprises le font, il serait normal que les autres acteurs le fassent aussi.

La formation semble vous importer autant qu’à nous. Nous ne pouvons pas répondre à toutes vos questions relatives aux différentes technologies. Nos débats internes au CESE ont montré que certains avaient des idées très arrêtées, tandis que d’autres voulaient protéger l’existant. Plutôt que rédiger un catalogue de recommandations, nous avons préféré préconiser de privilégier les technologies matures – ce qui n’interdit pas la R&D –, afin de réduire au maximum le coût économique de la transition pour les finances publiques et les citoyens. Pour cela, il faut pouvoir créer des entreprises, des entités économiques qui gagnent suffisamment d’argent pour produire sans être dépendantes de l’État ou des collectivités. Quant à savoir si ces entreprises doivent évoluer dans un système libéral ou autre, là n’est pas le débat, même si je pense que ce doit être le cas.

M. Jean Jouzel, co-rapporteur de l’avis du CESE sur la transition écologique. J’ai participé à la commission Rocard et je regrette vraiment que la contribution énergie-climat n’ait pas été réellement actée à l’époque. Nous n’en serions pas là aujourd’hui et j’y suis vraiment attaché. Si on ne donne pas un prix au carbone, le piégeage et le stockage du gaz carbonique ne seront jamais compétitifs, puisqu’ils coûtent de l’argent sans rien rapporter. Ce qui me rend optimiste, c’est le rapport du GIEC qui montre que la transition est techniquement possible, que nous ne sommes pas obligés de rester accrochés aux combustibles fossiles. Techniquement, nous pouvons développer, au plan mondial, une économie sur les renouvelables. Le rapport dit clairement qu’en 2050, 50 % de l’énergie mondiale, électricité et chaleur, pourraient provenir de sources renouvelables. Mon avis personnel est qu’il faut, en plus, aller vers la sobriété et l’efficacité, car si l’on ne couvre pas l’ensemble des champs énergétiques, on n’y arrivera jamais. C’est parce que nous n’avons pas su faire cela que nous avons, en France, des consommations de pointe équivalentes à la consommation de la moitié de l’Europe, ce qui est ahurissant. Ce qui l’est plus encore, c’est que nous sommes en train de construire notre système énergétique sur cette base que nous avons nous-mêmes créée.

La recherche sur l’hydrogène, avec la méthanation, offre beaucoup d’ouvertures. Je suis aussi très sensible à la biomasse, sans doute en raison de mes origines bretonnes, ainsi qu’à toutes les énergies marines. Cela dit, les énergies matures dont nous parlons sont, pour le moment, l’éolien terrestre et le photovoltaïque. L’éolien en mer reste cher, mais on sait qu’on n’atteindra pas nos objectifs d’énergies renouvelables en 2020 sans développer l’éolien, terrestre comme marin.

Nous avons parlé du gaz de schiste plutôt en creux, disant que nous étions favorables à un effort de recherche dans tous les domaines, sans limitation. La discussion sur le sujet a été assez rude, car le gaz de schiste n’est pas un gaz naturel et il pose beaucoup de problèmes environnementaux. Je pense que le débat national actuel en traitera. En tout cas, il faut savoir qu’en cas de fuite, le gain par rapport au gaz naturel, au pétrole et au charbon serait totalement perdu.

Vous voulez connaître ma position personnelle sur le nucléaire. D’abord, travaillant au CEA depuis quarante-cinq ans, je ne suis pas un antinucléaire convaincu. Mais je suis aussi de ceux qui pensent qu’on doit accentuer le développement des énergies renouvelables et ne pas commettre l’erreur de mettre toutes les disponibilités en R&D sur le nucléaire. En 2050, quand 50 % de l’énergie mondiale seront issus de sources renouvelables, le nucléaire n’en représentera que 6 % au maximum. Si nous ne savons pas acquérir, comme est en train de le faire l’Allemagne, des compétences – y compris à l’exportation – dans le domaine des énergies renouvelables, nous aurons encore raté une marche de compétitivité. Il faut donc réserver une part de notre effort de recherche aux hydroliennes, aux énergies marines et autres. Ensuite, toutes les questions que suscite le nucléaire sont légitimes, tant celles touchant au coût que celles liées aux risques. Gardons en tête que, dans les vingt ou trente ans, tout accident nucléaire, par exemple dans une vieille centrale d’un pays de l’Est, signera la fin du nucléaire. C’est pourquoi je suis d’accord avec l’invitation que nous lançons à un débat ouvert et serein sur cette énergie. Si j’ai toute confiance et que la sécurité ne me pose pas de problème, je m’intéresse également de près au développement des énergies renouvelables. Je ne tiens pas à opposer les deux. Il y a beaucoup à faire, par exemple en matière de recherche sur les biocarburants de deuxième génération.

Le GIEC se soucie de la demande des décideurs politiques de projections à échéance relativement brève, de quelques décennies, et très régionalisées. Dans le cinquième rapport du GIEC, qui sortira en septembre, le chapitre « Projections » est scindé en une partie « Projections à court terme », plus régionalisées et avec beaucoup de cartes, et une partie « Projections à long terme », d’ici aux trois prochaines décennies et au-delà. Le groupe II s’est aussi scindé en deux gros ouvrages, dont l’un est réellement consacré aux aspects régionaux des impacts et de l’adaptation. L’inconvénient est que cette réduction d’échelle de temps et d’espace rend les projections scientifiques moins précises. Elle a donc ses limites. Si l’on a besoin de projections pour comprendre à quoi on doit s’adapter, encore faut-il s’y préparer. Je me suis engagé avec Dominique Meyer dans un rapport sur l’adaptation au réchauffement climatique, pas du tout pour remettre en cause le plan national d’adaptation dans lequel je me suis moi-même beaucoup investi, mais plutôt pour voir s’il se met en place correctement. L’adaptation doit être menée de front avec la lutte contre le réchauffement climatique. C’est ainsi que, dans le pourtour méditerranéen, il faudra se préparer non seulement au réchauffement, mais aussi à un problème de ressource en eau. Cela dit, il ne faut pas attendre trop de nous. On arrive à décliner quelques caractéristiques régionales qui rendent les problèmes du sud de la France distincts de ceux du Nord ou des régions montagneuses ou côtières, mais on n’ira jamais au-delà de ce que l’on sait.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Il me reste à vous remercier sincèrement et chaleureusement pour la qualité de votre présentation et des échanges auxquels elle a donné lieu. La réunion de ce matin a montré combien méritait d’être tenu et poursuivi l’engagement que j’ai pris de collaboration avec le Conseil économique, social et environnemental. C’est grâce à de tels échanges que notre réflexion progressera et que nous deviendrons, nous, responsables politiques, plus efficaces demain.

6. Audition de M. Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, sur l’agro-écologie (17 juillet 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Mes chers collègues, je tiens à remercier M. Stéphane Le Foll d’avoir répondu à notre invitation. Votre nombreuse présence témoigne de l’intérêt que vous portez aux questions de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt.

M. le ministre nous parlera de l’agro-écologie. Je vous rappelle qu’il a confié une mission à Marion Guillou qui a travaillé sur le sujet et a, notamment, abordé la mise en place des groupements d’intérêt économique et écologique.

Vous aurez la possibilité d’interroger le ministre sur le plan national loup, sur le plan « abeilles », sur le programme « ambition bio 2017 », voire sur le nouveau règlement européen du 8 juin 2013 relatif aux OGM.

Mais avant que nous l’entendions, je passe la parole à Mme Catherine Quéré.

Mme Catherine Quéré. Monsieur le ministre, comme vous le savez, une bombe a été déposée à la permanence du Parti socialiste de Carcassonne par des viticulteurs du Comité d’action viticole. En tant que membre du groupe d’études viticoles, je m’interroge. Vous nous avez appuyés dans toutes nos demandes et vous avez pratiquement tout obtenu. Alors, pourquoi une telle action ? Sachez que de notre côté, nous avons rédigé un communiqué pour vous soutenir.

M. Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt. Aucune demande explicite ne m’a été adressée. Certes, j’ai appris qu’un débat avait eu lieu dans le cadre de la loi de consommation à propos des avances – de 15 % – payées par les négociants aux viticulteurs, que certains voulaient rendre obligatoires. Mais il se trouve que la profession n’en n’a pas accepté le principe – même si des dérogations sont toujours possibles. Quoi qu’il en soit, je trouve inacceptable qu’on ait pu placer une bouteille de gaz devant la fédération du PS et, qui plus est, en face d’une école.

J’admets qu’on puisse ne pas être d’accord. Mais précisément, comme vous l’avez dit, nous avons obtenu gain de cause sur ce qui nous avait été demandé, par exemple sur les droits de plantation ou les avances à l’échelle européenne. Nos relations avec le Comité interprofessionnel de FranceAgrimer sont d’ailleurs excellentes.

J’ai donc été surpris par cette action, que je ne comprends pas et que je condamne. Une enquête est en cours et nous verrons qui en est à l’origine. J’espère que des sanctions seront prises.

Mme Catherine Quéré. Il est exact que nous n’étions pas favorables à la proposition présentée par Marie-Hélène Fabre sur ces fameuses avances de 15 %. Nous craignons en effet, et la profession est d’accord avec nous, que cela ne dissuade certains négociants de signer des contrats.

M. Jean-Marie Sermier. Je ne reviendrai pas sur l’aspect politique de la question mais en tant que viticulteur et membre du groupe UMP, je condamne sans réserve l’action de ces voyous qui desservent la cause agricole en général, et la cause viticole en particulier.

M. le ministre. Notre débat d’aujourd’hui porte sur les liens entre l’agriculture et l’environnement, et sur les enjeux qui en découlent.

Je l’ai dit dès que je suis arrivé aux affaires : il faut abandonner notre propension à opposer performance écologique et performance économique. Une telle attitude a pu avoir des conséquences très négatives en agriculture. C’est ainsi qu’en Bretagne, la production porcine a fini, au bout de trente ans, par rencontrer des difficultés et que des abattoirs vont malheureusement devoir fermer.

Ma stratégie est de combiner cette double performance. Cela dit, je ne peux que prendre en compte l’histoire de l’environnement par rapport à l’agriculture.

Dès 1979, à l’échelle européenne, on a essayé de limiter les externalités négatives liées au modèle existant. On avait en effet choisi de développer la production, afin de rattraper le retard dû à la guerre. Les rendements ont été améliorés, multipliés, voire quintuplés ! Mais il faut bien reconnaître que pendant toute cette phase d’accélération du niveau de la production agricole, la question environnementale n’était pas, loin s’en faut, la priorité. J’en veux pour preuve la façon dont a été mené le remembrement, le volume de produits chimiques utilisés pour accroître la productivité, ou la multiplication des traitements spécifiques. Par exemple, pour éviter que les tiges du blé ne versent sous le poids des grains, on a eu recours aux régulateurs de croissance du type Cycocel pour en réduire la taille…

Ainsi s’est-on contenté pendant vingt ou trente ans de procéder à des corrections et de créer de nouvelles normes. Voilà à quoi s’est résumée la politique de l’environnement ! Si nous voulons réussir cette double performance, nous devons changer d’attitude et réfléchir à de nouveaux modèles de production qui intègrent d’emblée l’objectif économique et l’objectif écologique.

Ce que j’ai appelé l’agro-écologie repose sur l’idée qu’on va conceptualiser, en revenant à des critères d’agronomie et en prenant en compte les mécanismes naturels, la manière d’aborder la production agricole. C’est tout l’enjeu d’aujourd’hui, qui a débouché sur un plan et sur une nouvelle démarche, consistant à repérer les expériences positives conduites par des agriculteurs ou des réseaux d’agriculteurs recherchant la double performance économique et écologique.

Le 18 décembre 2012, nous avons organisé à Paris la Conférence nationale « Agricultures : produisons autrement », au Conseil économique, social et environnemental. Nous avons étudié, sans aucun a priori, toutes les pistes possibles, pour dégager ensuite certains critères. De son côté, Marion Guillou, dans son rapport, a tenté de caractériser ce qui pourrait être, selon les OTEX – orientations technico-économiques des exploitations agricoles –, les critères de l’agro-écologie. Car il nous faut, à terme, concevoir de nouveaux modèles de production.

Les itinéraires techniques que l’on a connus depuis trente ou quarante ans ont eu leur vertu. Ils étaient simples et faciles à diffuser. Mais ils n’étaient pas forcément adaptés aux écosystèmes. Aujourd’hui, nous sommes obligés de réfléchir à la meilleure manière d’utiliser les potentiels que nous offrent les écosystèmes pour maximiser la production économique tout en en minimisant les impacts négatifs sur l’environnement.

Par exemple, pour les céréaliers, le fait de couvrir les sols de manière continue présente de multiples avantages.

Premièrement, plus les sols sont couverts, moins on les retourne, moins l’eau s’en évapore, et moins on consomme d’énergie pour les retourner. On préserve en outre leur microbiologie. Laissons les lombrics travailler : ils n’ont pas besoin du secours de la chimie, ils travaillent tout le temps – et pas aux 35 heures (Sourires), sans revendications sociales, et vont plus profond que la charrue.

Deuxièmement, cela permet de conserver de la matière organique, laquelle contient du carbone. Or le carbone est un des gaz responsables du réchauffement climatique. Plus il y en a dans les sols, moins il y en a dans l’air. Il y aurait aujourd’hui environ 70 milliards de tonnes de carbone dans les sols, soit l’équivalent de 35 ans du carbone rejeté par l’Europe dans les conditions actuelles. Ce n’est pas rien, et le renforcement de la capacité d’absorption du carbone aura un impact sur le réchauffement climatique. Il en est de même des dioxydes d’azote : moins on travaille le sol, moins on en émet dans l’atmosphère.

Troisièmement, la couverture des sols permet une économie d’énergie fossile : moins on retourne ceux-ci, moins on a recours aux tracteurs et autres engins qui consomment du fuel. Dans les exploitations que je connais, on passerait ainsi de 5 500 heures de tracteur à possiblement 2 000 ou 2 200 heures par an. Et ce serait excellent pour le dos des agriculteurs…

Enfin, la couverture des sols contribue à améliorer nos capacités d’autonomie fourragère en nous permettant d’utiliser plus longtemps l’énergie solaire. Et c’est d’autant plus intéressant que notre pays est dans une zone tempérée, dans un niveau où la durée des saisons favorables à la production agricole est beaucoup plus longue qu’ailleurs. Au Canada ou en Ukraine, il faut attendre que l’hiver se termine pour pouvoir travailler les sols ; il n’y a qu’une récolte – voire une récolte et demie – de possible. Nous avons l’avantage énorme de pouvoir faire beaucoup plus tout en étant sur le plan écologique parfaitement durables. Bien sûr, le processus prendra du temps et il n’aboutira que si nous sommes capables d’y associer les agriculteurs.

Les agriculteurs doivent être les acteurs de cette nouvelle démarche qui consiste à prendre, dans les modèles de production nouveaux, les éléments de l’écologie. Le 18 décembre, quand nous avons repéré l’ensemble des systèmes innovants, nous nous sommes aperçus que ceux-ci étaient performants parce qu’ils avaient été mis au point par des passionnés. Pour mener à bien la révolution que nous souhaitons, il faut diffuser ces systèmes auprès du plus grand nombre.

Cela passera aussi bien par la formation – l’enseignement agricole, sur lequel nous pourrons revenir – que par la création de certaines dynamiques. Je me souviens des « clubs des 100 quintaux » réunissant des agriculteurs qui discutaient sur la façon d’atteindre un rendement de 100 quintaux de blé à l’hectare. Je suis persuadé de l’intérêt de ce genre de mobilisation et je fais confiance aux agriculteurs. Nous avons d’ailleurs proposé, dans le projet de loi d’avenir agricole, de créer des groupements d’intérêt économique et écologique, un peu à l’image des anciens GDA – les groupes de développement agricole – ou des anciens groupements de développement. Ces nouveaux groupements d’intérêt économique et écologiques permettront de diffuser le savoir et, dans ce cadre, les agriculteurs pourront, ensemble, se fixer des objectifs ambitieux. Telle est la dynamique que nous essayons de mettre en œuvre.

Tout cela suppose l’appui de la politique agricole européenne, qui passe, notamment, par le verdissement de la politique agricole et par un certain nombre de mesures agro-environnementales – ou MAE.

Il faut que nous fassions évoluer les MAE vers des MAE systémiques. Au Parlement européen, dès qu’un problème environnemental surgit, on y répond par une directive. À un problème de sols, on répond par une directive sur les sols ; à un problème d’oiseaux, par une directive sur les oiseaux. Et c’est la même chose pour l’eau ou les produits phytosanitaires. Mais pour un agriculteur, tous les paramètres se conjuguent sur son exploitation. Par exemple, le contexte éco-systémique fait qu’il utilise plus ou moins de produits phytosanitaires, voire pas du tout s’il fait de l’agriculture biologique.

L’enjeu est donc de définir ensemble des outils qui permettent d’appréhender tous les écosystèmes. Nous vous proposerons de prendre des MAE systémiques mettant en relation des agriculteurs pour qu’ils créent, dans chacun des écosystèmes qui les concernent, les meilleures conditions possibles, tout en respectant certains objectifs environnementaux et économiques.

Voilà ce que je voulais vous dire. Bien sûr, nous pourrons revenir sur la PAC, le verdissement ou le premier pilier. Mais je tenais à insister sur la dynamique que je souhaite enclencher avec la loi d’avenir agricole, dont nous allons débattre. L’économie n’est pas incompatible avec l’écologie, et l’écologie peut être au service de l’économie.

Mais revenons sur le cas de la Bretagne, de ses lisiers et de ses algues vertes. Jusqu’à présent, on a mesuré l’excédent structurel de matière organique zone par zone et exploitation par exploitation. On a calculé ce qui était nécessaire pour une exploitation, chacune d’entre elle devant avoir sa zone d’épandage. Mais il arrive qu’un agriculteur ait trop d’azote organique, et qu’un autre qui se trouve à quelques centaines de mètres achète de l’azote minéral. Pourtant, aucun échange n’est possible. Nous allons donc vous proposer, dans la loi, que l’excédent d’azote organique puisse se substituer à l’azote minéral. C’est ce que l’on appelle la logique de l’azote total. C’est aussi un changement complet de logique qui fait qu’on ne raisonnera plus exploitation par exploitation, zone excédentaire par zone excédentaire. De la même façon, s’agissant de la polyculture-élevage, on ne devrait plus raisonner exploitation par exploitation, mais par zones d’échanges. Ainsi, le fumier qui se trouve à un endroit pourrait servir à fumer les terres à un autre endroit.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je passe la parole aux représentants des groupes.

M. Jean-Yves Caullet. Merci, monsieur le ministre, pour votre exposé.

Je voudrais d’abord saluer les négociations sur la PAC qui font que, désormais, nous disposons d’une certaine marge. Malgré un contexte difficile, le Gouvernement a réussi à faire en sorte que les outils de la PAC puissent servir des politiques nouvelles comme celles qui viennent d’être présentées. C’est un excellent résultat.

Je voudrais ensuite saluer cette démarche vers l’agro-écologie. Le choix qui a été fait dans le passé en faveur d’une agriculture productiviste a abouti à laisser de côté l’aspect environnemental, mais aussi l’aspect social de la question. En effet, le bénéfice de ces nouveaux rendements a été pour le moins inéquitablement partagé entre les filières, entre les producteurs de matières premières agricoles et l’ensemble de la distribution.

Comme vous l’avez très bien souligné, cette nouvelle approche n’est pas un retour en arrière. Elle suppose même une technicité systémique, très complexe, qui devrait dépasser l’exploitation. Sans doute les bassins d’exploitation, en réunissant plusieurs professionnels, auraient une taille plus adaptée pour gérer des actions comme celles que vous avez indiquées, notamment sur l’azote.

Par ailleurs, des débats passionnés tournent autour des rejets carbonés et des performances recherchées par l’élevage traditionnel. Ce que vous avez dit à propos des stocks de carbone présents dans les sols est donc particulièrement bienvenu, puisqu’il démontre tout l’intérêt de ne pas retourner les prairies naturelles et d’y faire de l’élevage bovin.

Vous avez souligné l’importance de la connaissance. Mais comment conjuguer ce qui est relève de la recherche et des institutions, avec ce qui relève de l’observation et du retour d’expériences du terrain par les agriculteurs ? En effet, pour faire progresser des systèmes, il faut également se placer au niveau de l’exploitation elle-même.

Comment partager avec la population cette connaissance et ces nouveaux itinéraires techniques, dont l’objectif ne serait pas d’atteindre 100 quintaux de blé à l’hectare mais, par exemple, d’améliorer le revenu des agriculteurs, l’autonomie protéique de nos élevages et de minimiser les intrants d’origine extérieure ? Comment faire en sorte que la population se réconcilie avec son agriculture ? Les agriculteurs ont souvent le sentiment que l’opinion leur est hostile, pour des raisons liées à l’environnement.

Enfin, monsieur le ministre, vous avez dénoncé l’aspect anachronique des normes qui ont été imposées au fur et à mesure que des problèmes apparaissaient. Mais sera-t-on capable, au niveau européen, d’apprécier la performance systémique ? Il ne s’agit plus de se demander comment faire évoluer les normes, mais de se demander si les objectifs sont bien respectés.

M. Martial Saddier. Merci, monsieur le ministre, pour votre présence et votre intervention.

La première question que je vous poserai, au nom des députés UMP, concerne la loi d’avenir agricole. Êtes-vous en mesure de nous en préciser le calendrier ?

Par ailleurs, bien que nous appartenions à la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, nous nous intéressons à la nouvelle PAC. Après l’accord tripartite qui a été passé au niveau européen, pouvez-vous nous faire un point rapide sur la déclinaison française de cette nouvelle PAC ? Où en sont les discussions avec le monde agricole ? Comment le verdissement va-t-il se traduire sur le territoire national ? Pouvez-vous nous parler de la surprime aux cinquante premiers hectares et des zones de handicap ?

Quel est votre point de vue sur les agrocarburants ? Quelles sont les perspectives en ce domaine ?

Nous avions lancé, lors des législatures précédentes, trois grands chantiers, qui se sont traduits par des plans. Le plan Écophyto a eu le mérite d’éliminer un certain nombre de matières actives, mais nous savons que le système est perfectible. Que pouvez-vous nous en dire ? Pouvez-vous également nous parler du plan apicole et du plan sur l’agriculture biologique ?

Ensuite, le président Jean-Paul Chanteguet a missionné deux parlementaires de notre commission pour mener une mission d’information sur l’expérimentation de l’affichage environnemental. Quelle est votre position sur cette expérimentation ?

Je terminerai sur un dernier point qui me tient à cœur en tant que président du Conseil national de l’air – CNA. Bien sûr, je vous rejoins lorsque vous dites qu’il n’est pas question de montrer du doigt les agriculteurs. Mais lorsque nous identifions, dans le cadre du contentieux européen, les différentes sources potentielles de pollution de l’air, nous nous rendons compte qu’il existe des marges de progression dans le monde agricole. Quel est votre point de vue en la matière ? J’imagine que vous êtes sensible à cette question. Vous êtes-vous associé à la démarche interministérielle qui est en cours ?

M. Bertrand Pancher. Monsieur le ministre, je suis issu d’un grand département agricole, la Meuse, où les agriculteurs font, depuis des années, des efforts considérables pour améliorer leurs pratiques. Je me fais leur porte-parole auprès de vous.

Premièrement, il faut mener des contrôles intelligents. Les agriculteurs sont parfois excédés par l’idiotie des systèmes de contrôle actuels, dont il faudrait revoir la temporalité et l’échelle. Pourquoi 20 mg de concentration par litre dans la Meuse et 70 mg en Bretagne ? Pourquoi limiter cette année le retournement du colza à 36 %, dans le cadre des mesures rotationnelles ? Pourquoi, lorsque le printemps est humide, n’est-il pas possible d’utiliser des outils de traitement alternatifs ? Les agriculteurs se mobilisent, notamment à travers le réseau des Défis ruraux. Comment rendre ces contrôles plus adaptés ?

Deuxièmement, nous avons besoin d’un minimum de moyens. Je vous donne un exemple. Pour éviter des traitements phytosanitaires excessifs et mal positionnés, un réseau de stations météorologiques a été créé par le ministère de l’agriculture il y a quelques années. La finalité de ce réseau était, à terme, de modéliser le risque régional vis-à-vis de certains bioagresseurs. Or, en 2013, la Direction générale de l’alimentation qui finance la maintenance de ce réseau et l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques – ONEMA – ont décidé d’une baisse de crédits. En conséquence de quoi, de nombreuses stations météorologiques, dont celle de Redon, ne seront plus entretenues. Mon département est touché. Trois stations vont être fermées. Or, dans le cadre du programme Écophyto, ces stations sont incontournables pour mieux adapter les traitements au contexte pédoclimatique. Pourriez-vous évoquer ce sujet ? Nous risquons de décourager les nombreux agriculteurs qui s’étaient engagés. Il nous faut des moyens ciblés.

Troisièmement, nous avons besoin de mesures de bon sens. Comment concilier l’agro-écologie vertueuse et les réalités locales ? S’il apparaît plutôt séduisant sur le papier, le projet agro-écologique pour la France laisse sur le terrain quelques interrogations. Par exemple, il pourrait bien signer l’arrêt définitif du plan de stockage de l’eau. En effet, le ministère de l’agriculture, en se basant sur certaines expériences, proposera peut-être de réduire fortement les quantités d’eau utilisées. Nous ne le contesterons pas. Sauf que cela remettra en cause un certain nombre de pratiques de bon sens.

Enfin, les recherches, notamment celles menées par l’INRA, permettent-elles de dégager des résultats que des agriculteurs pourraient mettre à profit sur le terrain ? Je sais que le sujet n’est pas facile, car cela pose la question de l’acceptabilité des nouveaux types de production et de la part des subventions dédiées à ces recherches dans les prochaines années.

Mme Brigitte Allain. En tant que viticultrice et au nom des écologistes, nous condamnons bien sûr l’action violente qui a été menée cette nuit, a priori par le Comité d’action viticole, et ce quelles que soient d’ailleurs les revendications de ses auteurs.

Je tiens par ailleurs à rappeler que si les agriculteurs sont sensibles à leurs revenus, ils sont capables de s’orienter vers de nouvelles pratiques et de nouvelles filières dès lors qu’ils ont confiance et qu’ils se sentent réellement soutenus et encouragés pour le faire. Ils sont aussi soucieux de préserver leur santé, celle de leur famille et leur environnement. Mais ils ne souhaitent pas être montrés du doigt.

J’axerai maintenant mon propos sur les programmes d’action proposés pour l’agro-écologie.

Concernant le plan « énergie méthanisation autonomie azote » ou plan EMAA, je voudrais vous interroger sur les méthaniseurs. Ne vaudrait-il pas mieux en installer à l’échelle du territoire plutôt qu’à l’échelle de la ferme, pour assurer leur continuité et regrouper les effluents de plusieurs exploitations ? Ne faudrait-il pas légiférer pour interdire l’alimentation de ces méthaniseurs avec des céréales ou autres végétaux destinés à l’alimentation animale. C’est mon avis. Quel est le vôtre ?

Le plan « protéines végétales » est positif pour l’autonomie des fermes et la relocalisation. En effet, aujourd’hui, nous importons 70 % des protéines végétales. Cela étant, nous avons besoin d’outils pour aider à la contractualisation entre producteurs végétaux et producteurs éleveurs. J’espère que la prochaine loi le prévoira.

Le plan « ambition bio 2017 » soutiendra l’agriculture biologique en matière de production agricole. Mais pour qu’il réussisse, il faudrait pouvoir structurer les filières commerciales et coopératives ou collectives.

Le plan de développement durable de l’apiculture a été activé, et il me paraît essentiel que l’apiculture figure dans cette loi d’avenir. Rappelons que sans les abeilles et leur travail de pollinisation, de nombreuses productions oléagineuses ou fruitières ne seraient tout simplement pas possibles.

Concernant le plan Écophyto, les groupements d’intérêt économique et environnemental – GIEE – devraient bénéficier de moyens importants. Mais quelle emprise aurez-vous sur les comités VIVEA, notamment pour orienter les formations et le développement ?

Le fait de séparer la vente du conseil agricole est important, mais je pense qu’il faut aller plus loin, et notamment interdire l’introduction d’antibiotiques dans les aliments du bétail.

Je voudrais avoir également des précisions sur les leviers mis en place, notamment sur la fiscalité écologique, et appeler votre attention sur la nécessité de préserver les terres agricoles, forestières et naturelles. Leur répartition et leur affectation devront prendre en compte un objectif ambitieux pour l’installation. Des schémas régionaux agricoles et alimentaires pourraient y contribuer. L’agriculture biologique devrait elle aussi être encouragée par ce plan.

Enfin, monsieur le ministre, envisagez-vous de prendre des mesures foncières pour favoriser l’agro-écologie ?

M. Jacques Krabal. Monsieur le ministre, merci pour vos propos sur l’agro-écologie. Vous avez tenu un discours novateur et prometteur, à la fois pour l’environnement et pour le développement de notre agriculture.

Vous nous proposez de prendre en compte les problématiques environnementales et de santé alimentaire, tout en préservant – voire en confortant – notre savoir-faire, la rentabilité et la qualité de la production agricole dans l’intérêt économique de la France. Je pense que nous partageons tous cette volonté d’une agriculture durable, visant l’équilibre économique, social et environnemental. Voilà pourquoi, monsieur le ministre, je souhaiterais savoir si la définition de l’agro-écologie a été clairement exposée et si elle partagée par la profession. Les agriculteurs ont-ils été associés à sa mise en œuvre ? En seront-ils les acteurs ? Cette agro-écologie coexistera-t-elle avec autres schémas de production agricole, ou s’imposera-t-elle comme seule solution possible. ?

Je voudrais vous interroger sur la révision des zones sensibles destinée à mettre notre pays en conformité avec la directive « nitrates » de la Commission européenne. La décision d’interdire tout apport azoté sur les terrains en pente de plus de 15 % impacterait directement 40 % du vignoble champenois comme d’autres vignobles d’ailleurs. Un projet d’arrêté vient mettre à mal les techniques naturelles mises en place avec succès pour lutter contre l’érosion, comme l’enherbement ou l’apport d’écorces. Et dans l’état actuel du texte, l’épandage du fumier, pratique courante chez les viticulteurs biologiques, serait interdit. Je sais que vous connaissez ce dossier, comme en atteste la lettre que vous m’avez adressée le 4 juillet dernier. Alors que nous parlons d’agro-écologie, n’est-il pas contradictoire de provoquer l’abandon de ces pratiques, qui sont pourtant écoresponsables ? C’est pourquoi il me semble nécessaire de revoir le taux de pente tel qu’il est proposé, afin de préserver ces modes d’exploitation en développement dans le vignoble champenois et ailleurs. Qu’en pensez-vous ?

Concernant la PAC, afin d’éviter de pénaliser l’élevage, vous proposez de primer les cinquante premiers hectares de productions fragiles. Le président de la FNSEA nous a déclaré récemment que le verdissement et la convergence pourraient se traduire par un prélèvement important, auquel s’ajouterait le possible impact de la surprime aux cinquante premiers hectares, et conduire à de nouvelles inégalités. Les agriculteurs que j’ai rencontrés dans le département de l’Aisne ont exprimé les mêmes craintes et leur manque d’enthousiasme. Pouvez-vous nous dire où vous en êtes ?

Le 29 juin dernier, vous avez déclaré vouloir utiliser les outils mis à votre disposition dans le cadre de la nouvelle PAC pour rééquilibrer la répartition des aides en faveur de l’élevage, sans déséquilibrer d’autres filières. Comment allez-vous faire ?

Nous connaissons par ailleurs la position du Président de la République, du Premier ministre, et d’autres ministres, sur l’extraction des gaz de schiste.

M. Alain Gest. Elle est catastrophique !

M. Jacques Krabal. Quelle est la vôtre ? Nous connaissons en effet les impacts qu’une telle extraction peut avoir sur l’eau, le foncier et sur l’agriculture.

Je terminerai sur les aides allouées aux secteurs agricoles. Je vous ai fait parvenir un courrier concernant la Société des moulins Hoche, à Rozet-Saint-Albin, dans l’Aisne. Cette entreprise a bénéficié d’une aide à la diversification de la production agricole d’un montant de 490 000 euros – sur un investissement total de 2 millions d’euros. Suite à une erreur de comptabilité, cette subvention est aujourd’hui remise en cause par les services de l’État, ce qui menace la pérennité de l’entreprise. Je compte sur vous pour regarder ce dossier… avant de vous inviter à visiter cette entreprise de mon département.

Mme Fanny Dombre Coste. Monsieur le ministre, je ne peux, comme l’ensemble de mes collègues, qu’adhérer à cette vision d’une nouvelle agriculture et d’un nouveau modèle agricole pour notre pays. En effet, la raréfaction des ressources, l’augmentation de la demande alimentaire, l’usage accru de la biomasse à des fins non alimentaires, ainsi que les conflits d’usage du sol rendent ces évolutions nécessaires. Toutefois, si l’agro-écologie n’entraîne pas une baisse de rendement comme le craignent certains agriculteurs, sa mise en place prend indéniablement du temps. Comment accompagner la prise de risque liée à la modification des pratiques et encourager, à l’échelle des territoires, cette nouvelle forme d’agriculture ? Comment construire avec les collectivités territoriales ces changements si ambitieux ? Monsieur le ministre, j’approuve votre méthode, mais j’aimerais savoir à quel rythme, selon vous, se fera cette mutation.

Par ailleurs, notre commission est en train d’examiner le projet de loi sur l’accès au logement et à l’urbanisme rénové – ALUR. Ce matin même, nous avons évoqué la question de la lutte contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols. Certains de nos collègues considèrent que ce projet ne va pas assez loin en ce domaine. Lors de la mise en place de l’Observatoire national de consommation des espaces agricoles, à la présidence duquel vous m’avez fait l’honneur de me nommer, vous aviez manifesté votre volonté de traiter cette question dans la loi d’avenir agricole. Vous aviez également proposé d’élargir les compétences de l’Observatoire aux espaces naturels et forestiers. Qu’en est-il ? Pouvez-vous confirmer votre engagement de lutter contre l’artificialisation des sols ?

M. Alain Gest. Monsieur le ministre, je voudrais connaître votre réaction à l’annonce de la pause du degré d’incorporation des biocarburants dans les carburants à hauteur de 7 %, et à l’annonce, par le groupe Sofiprotéol, de la nécessité de restreindre l’implantation et le développement de ces biocarburants.

Par ailleurs, le découplage des soutiens spécifiques à la filière fécule a des conséquences alarmantes. La baisse de la production européenne est en effet estimée à 400 000 tonnes sur 1 700 000 tonnes – soit environ 25 %. Pourtant, ce secteur a une carte à jouer au niveau mondial, puisque de nouveaux débouchés existent dans le domaine de l’alimentaire, de la cosmétique et de la chimie du végétal. Il reste des recherches à mener. En attendant, le secteur souhaite un soutien couplé transitoire sur la période 2014-2020. Quelle réponse pouvez-vous lui apporter ?

M. Paul Molac. Monsieur le ministre, je vais aller dans votre sens : on peut avoir une production importante tout en limitant au maximum les intrants, voire en n’en utilisant pas. De fait, certains agriculteurs biologiques sont particulièrement performants, avec des niveaux de rendement quasiment identiques à ceux de l’agriculture classique.

Je pense moi aussi que la méthanisation est un des moyens qui nous permettra de sortir de nos ZES – zones en excédent structurel – et des problèmes d’azote que nous rencontrons en Bretagne. Nous devons néanmoins rester vigilants. Cela dit, la profession est consciente du problème.

Je rejoindrai enfin notre collègue Brigitte Allain, qui nous a parlé des méthaniseurs : il vaut mieux en effet qu’ils desservent plusieurs exploitations. Des coopératives se mettent d’ailleurs en place. Le problème est que les projets mettent très longtemps à aboutir – dans ma circonscription, un projet est en cours depuis deux ans. Envisagez-vous de revoir la réglementation pour accélérer le processus ?

M. Jean-Jacques Cottel. Je confirme que tous les agriculteurs essaient d’améliorer leurs pratiques et je salue le travail effectué dans le cadre du projet agro-écologique.

Ma première question concerne le plan « énergie méthanisation autonomie azote ». Comment va-t-il se concrétiser ? Avec quelles aides et selon quels circuits ? À partir d’initiatives individuelles, ou non ?

Je viens d’une région de grande agriculture. Néanmoins, je tiens à insister sur l’importance de l’élevage et sur la nécessité de travailler à sauver l’élevage et la production laitière, quel que soit le territoire où l’on se trouve. L’élevage génère en effet davantage d’emplois que d’autres activités agricoles et permet de maintenir nos paysages, avec des prairies et des bocages.

L’agriculture biologique a commencé à se développer, même dans des secteurs de grande agriculture mais aujourd’hui, elle semble plafonner. Quel est donc votre plan pour la relancer ? Les agriculteurs qui la pratiquent ont souvent besoin de faire de la vente à la ferme. Y a-t-il d’autres moyens de l’encourager ?

M. Jean-Marie Sermier. Monsieur le ministre, j’ai l’impression de ne pas vivre dans le même monde que vous ! Vous parlez de nouveaux modèles, de nouveaux enjeux qui intègrent les objectifs de production et les objectifs écologiques. De mon côté, depuis trente ans, je constate que mes collègues agriculteurs travaillent intelligemment à réduire les produits phytosanitaires tout en faisant en sorte d’améliorer la qualité des plantes et de l’alimentation, et à limiter les pollutions azotées.

Monsieur le ministre, ne tombons pas dans la caricature de l’agriculteur pollueur ! (Exclamations et rires) Ce débat vaut mieux que vos récriminations. Nous devons trouver des solutions pour que l’agriculture, qui remplit une première fonction de production – il lui faudra nourrir les 9 milliards d’habitants de la planète –, soit encore plus respectueuse de l’environnement. Car elle l’est déjà.

Monsieur le ministre, que pensez-vous de la décision de l’INRA d’arrêter les recherches sur les OGM en plein champ ? Le dernier essai ayant pris fin, il n’y en a plus du tout dans notre pays. La filière est aujourd’hui complètement décapitée. Qu’en pensez-vous ?

M. Olivier Falorni. Merci, monsieur le ministre, pour votre intervention. Je tiens d’abord à saluer le travail effectué sous la houlette de Marion Guillou. La méthode me paraît excellente : identifier les bonnes pratiques, les blocages, et trouver des solutions réalistes de compromis pour aller plus loin vers l’agro-écologie.

Mais au-delà de tous les progrès que nous devons encourager, au-delà de toutes les méthodes innovantes que nous soutenons, il reste malheureusement quelques points de conflit entre la logique environnementale et la logique économique. Je pense, par exemple, aux produits phytosanitaires et aux engrais. Ces produits permettent évidemment d’augmenter les rendements, mais ils peuvent être nocifs. Nous devons les contrôler et interdire ceux qui posent des problèmes.

Reste que nos agriculteurs ne peuvent pas utiliser certains produits, contrairement à leurs concurrents européens, espagnols, allemands ou italiens. Nous devons donc répondre à un problème simple : les interdictions des produits phytosanitaires ou des engrais doivent être décidées au niveau européen. C’est une question de bon sens car, de toutes les façons, les produits italiens, espagnols et allemands se retrouvent dans nos supermarchés, nos marchés et nous finissons par les manger. Ainsi, monsieur le ministre, pouvez-vous nous dire où nous en sommes de l’harmonisation européenne sur les produits phytosanitaires ? Pouvez-vous convaincre vos homologues européens ? Et comment ?

Mme Geneviève Gaillard. Merci, monsieur le ministre, pour vos propos qui nous laissent espérer une mutation de l’agriculture dans les années qui viennent car nous l’attendions depuis fort longtemps.

Chacun connaît ici les différences de revenus et de primes existant entre certaines catégories d’agriculteurs. Aujourd’hui, les éleveurs souffrent fortement. J’avais eu l’occasion de vous parler plus particulièrement des éleveurs bovins et caprins : certains d’entre eux mettent la clé sous la porte ; d’autres agriculteurs arrivent alors pour cultiver leurs terres, arrachant des haies et mettant en place des systèmes de production totalement contraires à ce que nous souhaiterions. Je voudrais savoir si, dans le cadre des possibilités ouvertes par la nouvelle PAC, l’agro-écologie va tenir sa place. Dans quels délais pensez-vous que ces pratiques pourront cesser ?

Je souhaiterais vous interroger également sur l’Observatoire agricole de la biodiversité, créé en 2009, afin de combler le manque d’indicateurs de suivi de l’état de la biodiversité en milieu agricole, de créer des données nationales sur cette biodiversité et d’y sensibiliser les agriculteurs. Au bout de quatre ans, je ne sais pas trop quels sont ses résultats. Quel est donc son bilan ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Vous resterez tous pour écouter les réponses !

M. David Douillet. J’aimerais que M. le ministre nous parle du réseau « Agrifaune », que soixante-dix départements ont rejoint par le biais d’une convention de partenariat. Ce réseau est d’ores et déjà considéré par tous comme étant une vraie réussite. 328 fermes témoins « Agrifaune » permettent de démultiplier les actions sur le terrain. Qu’avez-vous mis ou qu’allez-vous mettre en place ?

Mme Suzanne Tallard. J’ai assisté à la conférence du mois de décembre et j’y ai vu la volonté de réorienter la politique agricole à la fois vers l’efficacité économique et l’écologie. Ce fut une grande satisfaction.

Sur mon territoire, deux questions se posent : l’installation des jeunes agriculteurs et le soutien à l’élevage. Chaque année, dans ma circonscription, plusieurs grandes exploitations agricoles passent de l’élevage à la culture des céréales et des oléagineux – l’inverse ne se produit jamais. (Approbations diverses)

L’accord qui a été obtenu en juin sur la réforme de la PAC doit être l’occasion de rééquilibrer les aides en faveur de l’élevage, que ce soit pour la filière viande ou la filière lait, en faveur de l’emploi et d’une agriculture durable. Pouvez-vous nous éclairer sur les conditions d’une mise en œuvre, plus juste, plus verte et néanmoins ferme, du cadre négocié de la PAC en France ?

M. Guillaume Chevrollier. Monsieur le ministre, l’utilisation des déchets biodégradables sous différentes formes est devenue indispensable pour l’amendement et la fertilisation des cultures. Les raisons en sont nombreuses, comme le fort déficit en matières organiques de notre sol français – 40 % de celui-ci serait déficitaire. Or seulement 20 % de la surface utile française serait fertilisée à l’aide des déchets agricoles, et 5 % par des déchets et produits biodégradables. Quelles évolutions envisagez-vous afin d’améliorer ces taux ?

Par ailleurs, monsieur le ministre, permettez au député mayennais que je suis de vous interpeller sur la situation tendue de mon département : vous savez que les producteurs de lait réclament un meilleur prix. Le week-end dernier, ils ont mené des actions sur le site de Lactalis. Les agriculteurs promettent des actions continues pendant l’été. Leur détermination s’explique par la difficulté de leur situation. Les producteurs de lait ont droit à une rémunération décente. Quelle est donc la position de votre gouvernement ?

Mme Sophie Errante. Monsieur le ministre, l’agro-écologie vise à promouvoir des modes de production plus respectueux de l’environnement, mais aussi de la santé humaine. En effet, ces deux objectifs sont indissociables. L’INSERM a récemment présenté devant l’Assemblée nationale une expertise collective qui dresse un état des lieux de la recherche sur les effets des pesticides sur la santé. Les résultats sont très préoccupants. Cette expertise rappelle les maladies pour lesquelles il existe une forte corrélation avec une exposition aux pesticides. Je pense aux exploitants agricoles, mais aussi à l’ensemble de nos citoyens.

Monsieur le ministre, je connais votre attachement à défendre la réduction de l’utilisation des pesticides. C’est pourquoi je souhaite savoir si vous envisagez de reprendre certaines préconisations de l’INSERM, à savoir : la poursuite des recherches, aussi bien sur les pesticides déjà interdits que ceux en vente ; la mise en place d’un système de recueil des données d’usage des pesticides pour améliorer les connaissances sur les pratiques des agriculteurs ; et la mise à disposition des scientifiques d’une base de données regroupant la composition exacte des produits chimiques mis sur le marché.

M. Jean-Pierre Vigier. Monsieur le ministre, vous avez présenté, en février dernier, une communication relative au projet agro-écologique pour la France. L’objectif est de concilier la performance économique de notre agriculture avec la performance écologique.

Vous souhaitez que la France soit leader en ce domaine. À cet effet, votre ministère prépare plusieurs plans comme, par exemple, le plan « ambition bio 2017 ». Vous envisagez par ailleurs de réactiver les plans Écophyto et Éco antibio. Les agriculteurs seront donc incités à se convertir à de nouvelles pratiques, s’appuyant notamment sur la diversification des cultures. Aussi, monsieur le ministre, pouvez-vous nous préciser quelles mesures vous préparez pour encourager les agriculteurs ? Ces dispositions seront-elles du domaine de la formation, à caractère financier ou autres ?

M. Philippe Bies. Monsieur le ministre, le projet de loi ALUR prévoit d’élargir les prérogatives des commissions départementales de consommation des espaces agricoles – CDCEA – en cas d’ouverture à l’urbanisation à tous les espaces agricoles et à tous les espaces naturels. Le projet de loi d’avenir de l’agriculture est lui-même en cours d’élaboration. Est-il donc envisagé de réformer la gouvernance et la composition des CDCEA, voire de les rapprocher ou de les fusionner avec les commissions départementales des sites, lesquelles sont le résultat de la fusion d’un certain nombre de commissions, opérée en 2006 ?

M. Julien Aubert. Monsieur le ministre, je souhaite vous interroger sur le plan national loup 2013-2017, que vous avez signé avec Mme Delphine Batho, sur deux points principaux : la logique du tir de prélèvement et le recours aux lieutenants de louveterie. D’une part, il est prévu de prélever le carnivore responsable des attaques. Mais comment, très concrètement, faudra-t-il procéder ? Ne risque-t-on pas, en fait, de prélever un loup au hasard ? D’autre part, comment allez-vous vous appuyer sur les lieutenants de louveterie ? Comment faire pour mieux les employer ?

Je remarque par ailleurs qu’à la page 34 de ce nouveau plan loup, il est précisé que le nombre plafond de prélèvements sera calculé de façon que la population continue de croître pendant la durée du plan. Doit-on en conclure qu’il s’agit d’un plan de réintroduction du loup en France ? (Sourires)

Mme Catherine Quéré. Monsieur le ministre, j’aimerais d’abord savoir si la future loi d’avenir de l’agriculture comportera un volet dédié aux SAFER, auxquelles nous sommes très attachés.

M. le ministre. Oui !

Mme Catherine Quéré. Ensuite, vous savez que 30 % du vignoble de France est touché par des maladies : syndrome de l’Esca, Eutypiose, flavescence dorée. Autrefois, on arrivait à pallier ces problèmes avec l’arsenic de soude. Les viticulteurs utilisaient du Pyralion, mais ils n’ont plus le droit de le faire. Dans ces conditions, comment réaliser la double performance économique et écologique ? Nous demandons donc une mission d’information à l’Assemblée sur les maladies du bois. Nous sommes nombreux à la souhaiter. Pouvez-vous nous soutenir ?

Enfin, la loi de finances que nous avons votée au mois de décembre 2012 comprend un volet sur les taxes foncières. Dans les communes à forte pression en matière de logement, les terres agricoles incluses dans un PLU seront taxées à hauteur de 50 000 euros par hectare la première année et à 100 000 euros la deuxième année. Imaginez ce que cela représente pour des maraîchers ou des petits céréaliers ! J’ai alerté M. Bernard Cazeneuve et la commission des finances. Ne pourrait-on pas exonérer les exploitants de ces taxes car il leur est impossible de les payer ?

M. Michel Heinrich. Monsieur le ministre, ma question concerne les exploitations herbagères, qui ont plus de 70 % d’herbe. Les agriculteurs regrettent que les MAE soient uniquement environnementales, et qu’il n’y en ait pas de productives. Une évolution dans ce domaine est-elle envisagée ?

M. Jean-Luc Moudenc. La réforme de la PAC qui a été conclue le mois dernier pour la période 2014-2020 prévoit des mécanismes de soutien, en particulier des soutiens couplés en faveur de plusieurs filières. Or la filière chevaline s’est sentie exclue, pour ne pas dire sacrifiée. La Fédération nationale du cheval s’est exprimée en ce sens. Je voulais donc connaître vos intentions à son égard. N’oublions pas qu’après l’affaire Spanghero, le contexte est dramatique pour cette filière.

M. Philippe Noguès. Monsieur le ministre, malgré vos efforts, une menace plane sur notre modèle agricole. Par un hasard du calendrier, vous nous présentez votre projet agro-écologique moins d’une semaine après le premier cycle de négociations entre les États-Unis et la Commission européenne, qui aboutira vraisemblablement dans les mois à venir à la signature du plus important accord de libre-échange entre les deux espaces économiques et qui touchera, notamment, le domaine de l’agriculture.

Les récentes divergences de vue entre les différents partenaires européens ont mis en lumière les difficultés que nous avons, en Europe, à parler d’une seule voix. Je crains que cela n’ait des conséquences sur notre pouvoir de négociation face à la première puissance économique mondiale. Une négociation implique forcément un compromis, et pour notre modèle, un risque inquiétant de moins disant. En particulier, les États-Unis souhaitent exporter en Europe des produits OGM, de la viande de bœuf nourri aux hormones ou des poulets chlorés. Aussi bien la FNSEA que la Confédération paysanne s’inquiètent de ces nouvelles importations. Cette négociation n’est-elle pas une menace pour notre modèle agricole, voire pour notre société ?

Mme Valérie Lacroute. Monsieur le ministre, avec l’agro-écologie, vous avez engagé un vaste chantier, où la réflexion sur les modes de production du futur tient une place importante. Cependant, des interrogations propres à notre modèle agricole actuel se posent.

J’ai relevé une certaine marginalisation des petites exploitations familiales, qui ne sont pas suffisamment intégrées dans les politiques publiques, alors qu’elles sont bien souvent plus productives que les grandes exploitations de monoculture.

J’ai également noté une certaine insuffisance de la recherche en agro-écologie. Par exemple, l’agro-foresterie n’est étudiée que par une petite équipe à l’INRA, dont un seul chercheur à temps plein. 500 personnes seulement, dont une soixantaine dans ma circonscription de Seine-et-Marne, y travaillent aujourd’hui. N’est-il pas temps de donner des moyens conséquents à cette recherche fondamentale ?

Ne faudrait-il pas également arrêter d’agrandir les fermes, et créer plutôt des connexions entre elles et avec les filières ? Les agriculteurs conventionnels pourraient, dans un premier temps, substituer des intrants et des pratiques par d’autres intrants et d’autres pratiques, plus naturels. Ne pensez-vous pas qu’il faut se donner les moyens d’aménager la transition des agriculteurs conventionnels vers l’agro-écologie en cinq ou six ans, le temps nécessaire pour créer un mécanisme financier de stabilisation des revenus pour tous ceux qui s’engagent dans l’agro-écologie ?

Enfin, la transition agro-écologique ne passe-t-elle pas par de nouvelles pratiques de gouvernance territoriale, qui visent à la construction de lien social ?

M. Philippe Plisson. Le bureau de la Commission européenne a proposé de limiter à 5 % la part de la première génération d’agrocarburants et de supprimer d’ici à 2020 toutes les subventions. Dans le même sens, la Cour des Comptes a pointé le coût de la politique de soutien à ces productions, dont la pertinence est contestable. Le Gouvernement, de son côté, a annoncé, lors de la Conférence environnementale, une baisse progressive de leur taux de défiscalisation. Peut-on en déduire que les agrocarburants n’auront plus leur place dans le nouveau modèle agricole français ?

Ensuite, la loi relative aux certificats d’obtention végétale votée le 8 décembre 2011 interdit aux agriculteurs de se servir des graines issues de leurs propres récoltes. Cette loi, qui va à l’encontre du « produire autrement » que vous préconisez, sera-t-elle abrogée dans le projet de loi que nous aurons à débattre ?

Enfin, j’ai eu l’occasion de vous interroger sur le projet de ne plus confier aux distilleries la récupération des résidus de la vigne qui pourraient alors être épandus dans la nature. Outre le fait que l’État perdrait tout contrôle sur les quantités produites, ne peut-on craindre des atteintes sur l’environnement, par un épandage sauvage systématique ? Où en est ce projet ?

M. le ministre. Je commencerai par les questions des représentants des différents groupes.

M. Jean-Yves Caullet m’a interrogé sur la possibilité de modifier, à l’échelle européenne, les normes telles qu’elles sont actuellement définies. Eh bien, le débat va s’engager. M. Philippe Martin et moi-même rencontrerons le Commissaire européen à l’environnement, pour lui expliquer ce que nous envisageons de faire. En effet, sur les zones vulnérables et l’application de la directive « eau », il y a des divergences de vue entre la Commission et la France. J’essaierai, notamment, de présenter les futurs groupements d’intérêt économique et écologique. Il faut que la Commission puisse intégrer ces nouveaux éléments, comme elle l’a d’ailleurs fait avec les coopératives « nature » qui existent aujourd’hui au Pays-Bas, et qui gèrent directement le deuxième pilier de la PAC. Certes, nous n’en sommes pas là. Mais voilà comment nous allons nous y prendre pour tenter de faire évoluer la situation.

M. Martial Saddier a posé plusieurs questions. La première portait sur le calendrier de la loi d’avenir. Sachez donc qu’il sera présenté en conseil des ministres en octobre-novembre 2013 et qu’on devait en débattre, à l’Assemblée nationale, début janvier 2014. Nous aurons donc l’occasion d’y travailler ensemble.

Il m’a également interrogé sur l’apiculture, le plan Écophyto et l’agriculture biologique, sujets qui sont d’ailleurs revenus à plusieurs reprises.

Pour la première fois, il existe un plan apicole, auquel seront consacrés 40 millions d’euros sur trois ans. Nous avons en effet constaté que la production de miel avait baissé en France – de 25 000 tonnes par an à un peu moins de 20 000 tonnes – alors que sa consommation restait d’à peu près 40 000 tonnes. Aujourd’hui, notre importation nette de miel atteint près de 20 000 tonnes, dont 16 000 tonnes viennent de Chine. Il faut redresser la barre !

La diversité de notre agriculture conduit à une diversité des organisations, une individualisation des choix stratégiques et à la perte totale d’intérêt collectif de filière. Il en est évidemment de même en apiculture. Ce plan vise donc à mieux structurer la filière, à développer et à adapter la production apicole selon les zones, à améliorer la connaissance du consommateur – signes de qualité, origine des miels – et la recherche, à laquelle l’INRA sera associée.

Il faut travailler sur les différentes espèces d’abeilles, et notamment sur leur résistance à un certain nombre de maladies. Je vous signale que j’ai réussi à obtenir de l’Europe un moratoire de deux ans sur l’ensemble de la famille des néonécotynoïdes qui sont considérés par les apiculteurs comme responsables de la mortalité des abeilles. Cela dit, ces produits ne sont sûrement pas les seuls responsables.

Ensuite, nous nous appuyons sur un réseau Certiphyto – que nous avons d’ailleurs utilisé pour l’agro-écologie.

Quant au plan Écophyto, son objectif était d’abaisser de 50 % la consommation de produits phytosanitaires d’ici à 2018. L’atteindra-t-on ? Si oui, tant mieux. Mais en 2012, la consommation de ces produits avait augmenté de 2 % ! Commençons par réduire l’utilisation du recours aux produits phytosanitaires. Car c’est cela le vrai objectif.

Nous devrons bien sûr tenir compte des résultats du travail de l’INSERM, évoqués par l’une d’entre vous. Nous ne devrons pas nous contenter de dire aux agriculteurs de diminuer les doses de phytosanitaires. Si nous ne réfléchissons pas, derrière, sur les raisons qui faisaient qu’on utilisait de telles doses, si nous ne repensons pas le modèle, nous mettrons les agriculteurs en difficulté, et la situation n’évoluera pas. Il nous faut mener une réflexion plus globale et systémique. Par exemple, pour limiter l’usage des phytosanitaires, il est possible de mettre en place des alternances et de procéder à des rotations.

Il faudra enfin poursuivre le travail sur les molécules les plus dangereuses. 85 % d’entre elles, qui étaient cancérogènes ou provoquaient des mutagénèses, ont d’ores et déjà été supprimées dans le cadre de ce plan. Michel Barnier y a d’ailleurs largement participé. Mais nous devons aller encore plus loin.

M. Martial Saddier. Le monde agricole n’est pas le seul concerné.

M. le ministre. En effet.

Ensuite, l’agro-écologie ne consiste pas à dire qu’il ne faut pas utiliser d’eau, mais qu’il faut l’utiliser mieux et moins. Le ministre de l’écologie aura des décisions à prendre à propos du moratoire suspendant le financement de projets de stockage pour l’irrigation. L’objectif n’est pas d’utiliser l’eau pour irriguer le maïs, mais pour éviter que des modèles durables ne disparaissent. Malgré tout, je tiens à faire remarquer que l’herbe a autant besoin d’eau que le maïs. En cas de sécheresse, les zones herbeuses sont les premières touchées. Prétendre que l’herbe n’a pas besoin d’eau est donc ridicule et il faut éviter tout mauvais procès. Nous allons travailler sérieusement sur cette question avec M. Philippe Martin. Le rapport qu’il avait rendu juste avant d’être nommé ministre de l’écologie, et qui avait salué par de nombreux professionnels, servira de ligne directrice.

M. Bertrand Pancher a demandé des contrôles intelligents. On a en effet parfois le sentiment que la multiplication des contrôles perturbe les agriculteurs. Alors qu’ils ont besoin de s’adapter, ils sont systématiquement renvoyés à des objectifs extrêmement précis. Il faudrait que l’on passe d’un système de contrôle des moyens demandés aux agriculteurs, à un contrôle sur les objectifs et les résultats. Ce qui est insupportable ce n’est pas qu’on mesure l’objectif en soi, mais qu’on demande aux intéressés s’ils ont bien respecté ce qu’on leur avait demandé de respecter. Et c’est partout pareil.

Pour lutter contre la pollution, on interdit aux viticulteurs d’utiliser des produits azotés lorsque la pente de leurs parcelles atteint un certain pourcentage, sans leur permettre d’utiliser des techniques comme l’enherbement, qui sont fait leur preuve. Déjà, nous avons pu relever la limite de la pente autorisée de 10 % à 15 % et obtenir des dérogations. Mais ce n’est pas facile parce que l’Europe nous dicte avec précision ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Alors que ce qu’il faut faire, c’est éviter qu’il y ait des polluants dans les rivières. Voilà pourquoi je souhaite que l’on passe d’un contrôle a priori sur les moyens à un contrôle a posteriori sur les résultats. C’est comme cela qu’on y arrivera.

Le débat sur la PAC, évoqué par M. Martial Saddier, sera délicat, car il s’agira de répartir des aides dans un budget qui n’est pas en expansion. Aujourd’hui, les producteurs les plus en difficulté sont les éleveurs – ce qui ne signifie pas que ceux qui sont en bonne santé, à savoir les céréaliers, sont responsables de quoi que ce soit ou doivent être montrés du doigt. Et quand les éleveurs arrêtent, ils cultivent des céréales. Et je peux vous le dire : on ne reviendra pas des céréales vers l’élevage car c’est beaucoup plus compliqué.

M. Alain Gest. Et la filière fécule ?

M. le ministre. Vous m’avez dit que le secteur souhaitait des aides couplées sur la fécule. On n’en aura pas, mais j’ai bien compris votre message.

L’élevage est plus difficile parce que les prix ont été stables et que le coût de production lié à l’alimentation a augmenté. L’achat de fourrages – le blé fourrager en particulier – a absorbé une partie de l’augmentation du prix des céréales produites en France, en Europe ou dans le monde – soja ou autres. La rentabilité du capital investi dans l’élevage est aujourd’hui plus faible que dans les céréales. Il en est de même de la productivité du travail dans l’élevage, tout simplement parce qu’il demande davantage de main d’œuvre.

Dans ces conditions, l’agriculteur qui le peut se lance dans une autre production. Donc, si on ne compense pas en partie par la dépense publique cette faiblesse de la rentabilité du capital et de la productivité du travail, la tendance actuelle se confirmera : on fera de moins en moins d’élevage et de plus en plus de céréales. Or ce n’est pas l’intérêt de la France. Si nous ne transformons pas nos protéines végétales en faisant de la viande, nous y perdons en termes d’emplois et de valeur ajoutée. Nous ne pouvons pas l’accepter.

Il va donc falloir procéder à une répartition. Aujourd’hui, la moyenne des aides de la PAC tourne autour de 268 euros l’hectare. Certaines exploitations sont au-dessus, d’autres sont au-dessous. Cette moyenne passera à 242 ou 243 euros parce que le volume de l’enveloppe du premier pilier va un peu baisser. Comme, en 2003, l’Europe a fait le choix du découplage total et de la convergence des aides, certaines exploitations vont y perdre, et d’autres y gagner.

Ceux qui sont autour de la moyenne – par exemple, les céréaliers qui reçoivent entre 240 et 260 euros par hectare – n’y perdront pas. Mais d’autres y perdront. Je vous suggère de vous référer aux cartes reproduites sur le site du ministère de l’agriculture. Les producteurs des zones intensives, qui ont des droits à paiement unique – DPU – élevés, comme le Grand Ouest, y perdront ; ceux qui sont au sud de la Loire et dans le grand bassin du Massif central, et ceux des zones extensives y gagneront.

Comment faire en sorte que ceux qui y perdent n’y perdent pas trop et éviter que leur viabilité économique ne soit remise en cause ? Je pense plus particulièrement aux éleveurs laitiers, qui sont déjà en difficulté. Et comment faire en sorte que le transfert qui s’opère persiste tout de même ? En effet, l’élevage allaitant, il faut bien le reconnaître, est le secteur où les revenus sont les plus faibles.

J’ai plusieurs leviers à ma disposition.

Le premier est la convergence. Plus je fais converger les aides, plus je baisse celles qui sont au-dessus de la moyenne et je remonte celles qui sont au-dessous. Plus je converge, plus je fais de la redistribution. L’Europe nous laisse entre 60 % et 100 % de convergence. Ceux qui veulent le plus de redistribution doivent aller jusqu’à 100 % de convergence. Mais si je fais cela sans opérer aucune correction, certains élevages et certaines zones y perdront beaucoup.

Voilà pourquoi, pour corriger et soutenir l’emploi dans l’élevage, je remonterai une partie des aides sur les cinquante premiers hectares. C’est mon deuxième levier. Tout le monde en profitera, les céréaliers comme les autres. Mais il s’agit d’abord de limiter les pertes là où il y a le plus d’emplois agricoles.

Le troisième levier est le couplage des aides. Il consiste à amener des aides directement sur des productions spécifiques, en particulier l’élevage : ovin, caprin, bovin. C’est déjà acquis. Dans l’enveloppe que j’ai négociée, le taux de ces aides peut aller jusqu’à 13 %. Aujourd’hui, nous sommes autour de 10,8 % et nous intégrerons une des primes qui existait déjà mais qui était payée sur le budget français, la prime nationale à la vache allaitante. On sera alors autour de 11,8 %. Il nous reste donc à répartir 1,2 %.

Mais passons au deuxième pilier.

D’abord, nous prendrons des MAE. À ce propos, il n’est pas possible d’en changer l’objectif puisqu’elles sont, par définition, de nature agro-environnementale. Elles sont liées à l’amélioration de la production, mais elles doivent également être écologiques. Lorsque j’ai dit que je souhaitais des MAE « système », c’est précisément pour pouvoir favoriser des dynamiques de groupements d’intérêt économique et écologique.

Ensuite, nous avons relevé les plafonds de l’ICHN – indemnité compensatoire des handicaps naturels. Par souci de simplification, nous proposerons de fusionner l’ICHN et la prime à l’herbe.

Voilà comment se présente le débat. Vous vous rendez compte que dès que l’on déplace un curseur, on modifie l’équilibre général. Voilà pourquoi j’ai dit que je voulais rééquilibrer sans déséquilibrer.

Prenez l’Aisne, dont un des députés, monsieur Jacques Krabal, est intervenu tout à l’heure. Une partie de ce département, la Thiérache, fait de l’élevage, alors qu’ailleurs on y fait des céréales. Les céréaliers ont peur qu’on ne leur en prenne trop ; ils sont contre la surprime pour les cinquante premiers hectares et désirent le moins de convergence possible. Mais ceux de la Thiérache ne sont sans doute pas du même avis.

En Alsace, où les exploitations ne dépassent pas, en moyenne 70 ou 72 hectares, la surprime aux cinquante premiers hectares garantira une partie des DPU. Mais elles font par ailleurs beaucoup de maïs irrigué, très haut en DPU. Il est donc probable que globalement, leurs aides baisseront tout de même.

Les situations sont très diverses. Un exemple : dans les Deux-Sèvres (Rires), il y a beaucoup de céréales, mais aussi un certain nombre de productions spécifiques : chèvres, lait, etc., qui font l’objet de plans et sur lesquelles nous allons continuer à travailler.

Les exploitations de montagne peuvent bénéficier de l’ICHN et de l’intégration du pastoralisme, sachant que les droits à paiement de base – DPB – ne seront pas calculés sur l’hectare, parce que cela coûterait trop cher.

Cela m’amène à la formation des louvetiers et au plan national loup, dont l’objectif n’est évidemment pas la réintégration de cet animal (Sourires) – monsieur Aubert, je connais votre ironie – mais son prélèvement ciblé. Aujourd’hui, il faut trois semaines pour tuer un loup, sans même savoir si c’est bien celui-là qui a attaqué. Les lieutenants de louveterie venant d’ailleurs, il faut attendre qu’ils arrivent et qu’ils prennent des repères, ce qui fait perdre du temps. C’est pourquoi nous avons travaillé avec les louvetiers et avec les fédérations de chasse – en particulier avec les associations communales de chasse agréées, les ACCA – pour former des chasseurs locaux, qui connaissent le terrain. Nous serons ainsi plus efficaces.

Mme Brigitte Allain s’est interrogée sur le plan EMAA et les méthaniseurs.

Investir exploitation par exploitation alourdit la responsabilité et les charges de l’exploitant sans résoudre les problèmes économiques et écologiques auxquels on doit faire face. Il faut donc raisonner beaucoup plus collectivement. Pour autant, il faut éviter que les méthaniseurs n’atteignent une taille gigantesque. Tout est une question d’équilibre.

Le plan EMAA aboutira par ailleurs à des changements réglementaires. Nous souhaitons en effet que le digestat – ce qui reste après la méthanisation – soit homologué comme fertilisant, ce qui suppose de renégocier la réglementation. Nous devrions avoir abouti avant la fin de l’année, voire dès le début de l’automne, à l’homologation des digestats.

Cela acquis, on pourra raisonner « azote total » : le digestat, à base d’azote organique, pourra être utilisé comme tout fertilisant et évitera les importations d’azote minéral. Autant utiliser de manière intelligente notre excédent d’azote organique. Cela va changer beaucoup de choses. Ainsi, dans la loi d’avenir agricole, il est prévu que l’on demande des déclarations de vente d’azote minéral. L’objectif est en effet de limiter ce dernier. Mais pour pouvoir le diminuer, il faut qu’on le mesure ; pour pouvoir le mesurer, il faut savoir qui en achète et qui en vend. J’espère que vous me soutiendrez. (Sourires)

Mais je m’aperçois que j’ai oublié de vous indiquer qu’une partie du couplage des aides, soit 2 % de celles-ci, pourra aller vers des productions de protéines végétales. C’est très important. Reste à savoir à qui iront ces aides.

J’en viens rapidement aux agrocarburants, que l’on peut aussi appeler les biocarburants – je n’ai pas de religion en la matière (Sourires). La seule chose dont je sois sûr, c’est que la France a été le premier pays à proposer que l’on fasse une pause en matière d’incorporation des bio ou agrocarburants. Maintenant, l’Europe va plus loin que nous. Nous sommes aujourd’hui autour de 7 %, et l’Europe veut redescendre à 5 %.

Je ne suis pas contre ces bio ou agrocarburants – je vous souhaite d’ailleurs de vous procurer le rapport qui vient de sortir sur le sujet. Mais il n’était pas réaliste d’imaginer qu’ils allaient remplacer le pétrole : nous faisons donc une pause sur l’incorporation. La défiscalisation sur ces bio ou agrocarburants durera encore trois ans. Pour autant je ne veux pas qu’on dise que cette filière serait inutile : elle a été utile, ne serait-ce que pour remplacer une partie de l’énergie fossile et pétrolière.

Nous avons choisi de limiter cette incorporation à 7 % – alors même que certains souhaitaient la porter à 12 ou 15 %. Quand la Commission européenne reviendra avec un projet, on en rediscutera de manière sérieuse. La France, je le rappelle, a été la première à propose une pause. Nous sommes parfaitement cohérents avec nous-mêmes.

Revenons à la méthanisation. L’Allemagne produit du maïs pour faire du méthane. Si nous sommes malins, avec des systèmes et des productions intercalaires, et que nous associons les intercommunalités qui produisent des déchets, nous pourrons mettre en place un système autonome en termes de matières carbonées pour utiliser les digestats. C’est en tout cas l’objectif sur lequel nous sommes en train de travailler.

Le plan sur les antibiotiques doit se poursuivre. Nous souhaitons nous diriger vers un système d’utilisation des antibiotiques spécifiques, avec un objectif de réduction des antibiotiques critiques – qui sont également utilisés par les humains – afin de lutter contre l’antibiorésistance envisagée de manière globale.

Deux rapports sont sortis sur la prescription et la vente de produits antibiotiques par les vétérinaires. Le réseau vétérinaire est essentiel à la protection sanitaire.

Mme Geneviève Gaillard. Il ne faut pas négliger l’action des vétérinaires ! (Sourires)

M. le ministre. En effet ! Des pays ont coupé le lien entre la prescription et la rémunération ; d’autres l’ont gardé. Or certains de ceux qui l’ont gardé ont baissé leur consommation autant, voire plus, que ceux qui ont coupé le lien. Nous ne voulons pas mettre en difficulté le réseau vétérinaire. Nous voulons le conserver, passer des contractualisations très claires sur les objectifs et changer la logique qui était celle que nous connaissions jusqu’à présent, à savoir des antibiotiques de manière préventive, que l’on pouvait consommer dans les aliments. C’est fini : on n’en utilisera qu’en cas de nécessité.

Nous reviendrons sur la loi d’avenir agricole qui, à la suite des accords passés avec Cécile Duflot, traitera de questions liées au foncier – CDCEA, gouvernance, SAFER, objectifs, etc.

Nous avons encore à travailler la question des nitrates, des pentes et des zones vulnérables. Un recours de manquement sur manquement a été engagé par la Commission auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne. La Commission considère en effet que, dans ses plans, la France n’a pas appliqué correctement ce qui lui avait demandé. Nous risquons d’être condamnés financièrement.

Le Gouvernement précédent avait fait des propositions. Nous avons essayé de les améliorer. Mais il faut que nous arrivions à ne pas payer pour les programmes que nous avons mis en place il y a cinq ou six ans. Aujourd’hui, nous en sommes au cinquième programme, à partir duquel nous allons passer à une démarche agro-écologique.

Nous souhaitons préserver ce qui existe aujourd’hui pour éviter d’être sanctionnés, puis négocier avec la Commission sur ce que nous allons faire. Nous voulons être jugés sur les résultats, et pas uniquement sur les moyens. Ce ne sera pas facile techniquement, entre les questions de pente, les autorisations de stockage des fumiers pailleux et celle des fumiers mous (Rires), qui concernent le Grand-Est de la France. Il nous faudra travailler dur.

Par ailleurs, je suis évidemment favorable à la reconnaissance mutuelle des produits phytosanitaires. Mais je tiens à faire remarquer que c’est la France qui, depuis des années, a fait des choix stratégiques plus contraignants que ceux de l’Europe s’agissant de certains produits. D’où le décalage que vous dénoncez. L’Europe fixe une norme minimale. Ensuite, chaque État membre peut aller au-delà. Nous allons donc nous engager ver la reconnaissance mutuelle. Un premier débat a eu lieu sur le sujet, alors que j’étais encore député européen. Le problème est de savoir comment nous allons nous adapter.

Un autre problème est bien plus compliqué à gérer : les grandes entreprises chimiques et phtytosanitaires n’ont pas forcément envie d’investir pour mettre au point des produits destinés à soigner certaines maladies. C’est un vrai problème, dans la mesure où l’on ne dispose pas d’alternatives, sinon globales et très délicates à manier. Les agriculteurs ne peuvent pas les utiliser, et ils protestent. En l’occurrence, madame Catherine Quéré, on ne parle pas de maladies orphelines, mais d’usages mineurs de produits sanitaires. Nous allons essayer de créer un fonds pour ces usages mineurs dans le cadre de la loi d’avenir.

M. David Douillet m’a demandé de parler du réseau Agrifaune. Nous n’en sommes pas directement acteurs, sauf par le biais de l’Office national des forêts. Mais, bien entendu, tout ce qui permet d’intégrer la chasse à la gestion globale de la diversité est digne d’intérêt.

Aujourd’hui, le problème qui se pose est lié aux dégâts du gibier qui font qu’il y a un conflit d’intérêt entre la chasse, les chasseurs et les agriculteurs. (Approbations diverses) La chasse doit évoluer vers une logique de service public plutôt que vers une logique de loisirs. Je prendrai l’exemple de la tuberculose bovine, qui a amené la Grande-Bretagne à procéder à l’éradication des blaireaux.

Plusieurs députés. En ville aussi ? (Rires)

Monsieur le ministre. Nous en connaissons tous, à la campagne comme en ville… (Rires)

Il ne s’agit pas de remettre en cause la chasse, mais de se demander quelle est son utilité dans l’équilibre et la régulation des espèces. Dans certaines régions, la chasse « loisir » prend le pas sur la chasse « équilibre et biodiversité ». C’est le problème que nous aurons à gérer dans les années qui viennent.

M. Guillaume Chevrollier a soulevé les problèmes que rencontrent certains producteurs de lait avec Lactalis. Le Gouvernement avait décidé d’engager une négociation avec un médiateur et de forcer la grande distribution à débloquer 25 euros de plus par millier de litres pour les producteurs. La médiation a été acceptée et l’accord conclu. Or aujourd’hui, ce n’est plus la grande distribution qui pose problème, mais les transformateurs qui ne veulent pas donner ces 25 euros aux producteurs et qui en réservent une partie. C’est le cas de Lactalis et d’autres, qui prétendent que ce sont des avances qui seront remboursables plus tard. Mais ce n’est pas l’esprit de l’accord, sur lequel le ministre s’était engagé.

Nous avons reçu des agriculteurs de Mayenne qui, à juste raison, sont en conflit avec Lactalis qui, en outre, ne respecte pas les contrats passés. Nous devrons discuter ensemble, à l’Assemblée nationale, dans le cadre de la loi d’avenir, sur d’éventuelles corrections à apporter au mécanisme de contractualisation de la LMA – la loi de modernisation de l’agriculture. En effet, quand les agriculteurs de Mayenne protestent en disant qu’ils n’ont pas obtenu ce qui avait pourtant été négocié, on leur répond qu’on ne ramassera pas leur lait ! Il y a là un vrai souci.

J’ai parfaitement conscience de la situation, monsieur le député. Mais sachez qu’à l’origine, il s’agit un accord sur la revalorisation du prix du lait, qui, dans 80 % des cas, est appliqué de façon satisfaisante. Dans d’autres endroits, son application pose problème. En l’occurrence, Lactalis met en avant les volumes de lait qu’elle achète pour ne pas accepter davantage en termes de prix. Il faut tout de même savoir que Lactalis fait du volume pour exporter de la poudre de lait sur le marché international. Ainsi, l’entreprise se fait de l’argent en exportant, mais ne veut pas en redonner aux agriculteurs. Nous serons donc ensemble pour forcer les industriels et les transformateurs à répercuter cette hausse du prix du lait qui a été acceptée par la grande distribution.

Monsieur Philippe Noguès, les négociations entre l’Europe et les États-Unis sont un sujet majeur. En effet, il n’est pas question de laisser remettre en cause une conception de l’agriculture qui fait que l’on s’appuie sur des normes sanitaires, sociales, de bien-être animal, et surtout sur des normes liées à la définition des origines et de la qualité. Cela dit, aucun accord ne sera pris dans les mois qui viennent. Nous négocions ainsi depuis cinq ans avec le Canada et il n’y a toujours pas d’accord. Avec les États-Unis, les négociations n’aboutiront pas en cinq ou six mois.

Mandat a été donné à la Commission européenne. Ce mandat porte, notamment, sur les indications géographiques protégées – IGP – ainsi que les questions sanitaires et environnementales. Mais je vous rappelle que la Commission sera renouvelée l’année prochaine. Nous avons donc intérêt à être vigilants jusqu’au bout. Je connais la tendance de certains libéraux à considérer qu’une fois que l’on a conclu un grand accord sur l’industrie automobile, les grands services, etc., on peut s’en remettre à plus tard pour l’agriculture.

On ne peut pas demander à nos agriculteurs de faire des efforts et de respecter certaines contraintes, et ouvrir nos marchés à des agriculteurs qui ne les respecteraient pas. On marche parfois sur la tête ! Encore une fois, les libéraux ne sont pas avares de contradictions. Ils sont les premiers à insister sur le bien-être animal, à rajouter des normes… mais les premiers à dire que c’est le commerce qui fait avancer les choses. Il faudra que nous soyons vigilants ensemble.

Mme Valérie Lacroute est intervenue sur l’agro-écologie et l’agro-foresterie. Oui, l’agro-foresterie fait partie de l’agro-écologie. Nous devrons étudier comment l’intégrer. Les systèmes forestiers sont intéressants, puisqu’ils concourent à la biodiversité, favorisent la fixation de l’eau, permettent la production d’énergie, voire de fruits et contribuent à lutter contre certains parasites.

L’INRA tiendra un colloque début octobre, précisément pour mobiliser la recherche française autour de la logique de l’agro-écologie. Nous travaillerons, à partir du rapport de Marion Guillou, pour faire en sorte de générer de la connaissance.

Il faut se rendre compte que notre productivité et notre compétitivité sont liées à notre niveau de connaissance, comme à la maîtrise technique des écosystèmes. C’est en effet ce qui nous permettra d’économiser sur les intrants et donc d’être, en marges brutes et en marges nettes, beaucoup plus performants que d’autres. D’où l’intérêt d’investir dans ce domaine.

M. Bertrand Pancher m’a posé une question sur les stations météos. Je vais regarder ce qu’il en est, car je ne peux pas vous répondre maintenant.

Ensuite, je suis d’accord pour l’Observatoire des maladies du bois…

Mme Geneviève Gaillard. Et l’Observatoire de la biodiversité agricole ?

M. le ministre. J’y suis également favorable… (Sourires)

Sur la question des semences et des certificats d’obtention végétale, j’ai déjà dit plusieurs fois que nous avions fait évoluer les choses. Mais il est clair que l’on a besoin de financer une partie de l’obtention végétale. Le débat est en effet assez simple : il se joue entre le brevetage du vivant et l’obtention végétale. Certains disent qu’il ne faut pas payer pour l’obtention végétale. Mais si on ne finance pas l’obtention végétale, on devra payer pour le brevetage du vivant.

En même temps, nous sommes en train d’élargir l’éventail des semences qui passeront dans le domaine public et qui pourront être multipliées par les agriculteurs sans avoir à rémunérer la recherche. Nous allons par ailleurs améliorer le repérage de l’ensemble des semences, pour valoriser un certain nombre de semences anciennes qui ont de l’intérêt dans l’adaptation aux écosystèmes.

M. Martial Saddier m’a interrogé à propos de l’affichage environnemental. Je pense qu’il est en effet nécessaire de renvoyer au consommateur des éléments d’information sur l’impact environnemental des produits. Malgré tout, si le principe de cet affichage me semble positif, je pense que nous aurions intérêt à cibler l’information délivrée.

Un consommateur s’intéresse d’abord à la quantité du produit et à son prix. Ensuite, il peut regarder s’il contient ou non des OGM, si des produits phytosanitaires ont été utilisés, s’il est ou non biologique et quelle est son origine géographique. Pourquoi pas son taux de carbone ? Reste que si nous voulons être compris, nous devons établir des priorités et nous interroger sur l’information que devra assimiler le consommateur avant de décider ou non d’acheter le produit. Parce qu’à force de multiplier les informations sur les produits, le consommateur risque bien de s’y perdre.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je conseille à Sophie Errante et à Martial Saddier, qui préparent un rapport sur l’affichage environnemental et les résultats de l’expérimentation qui a été menée en la matière, à le remettre très officiellement, quand il sera terminé, au ministre chargé de l’agriculture et de l’alimentation que je remercie en notre nom à tous.

7. Audition de Mme Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), sur le débat sur la transition énergétique et écologique (11 septembre 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je suis heureux de souhaiter la bienvenue à Mme Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), qui a animé le comité de pilotage du grand débat national sur la transition énergétique et qui remettra prochainement au Gouvernement la synthèse de ce débat, adoptée par le Conseil national du débat, le 18 juillet dernier.

Mme Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). Je vous remercie de me recevoir au sein de votre Commission. À l’issue du débat national sur la transition énergétique, qui s’est clos le 18 juillet, votre Assemblée examinera un projet de loi dont M. Philippe Martin, ministre de l’écologie, du développement durable et de l'énergie, a annoncé le dépôt au printemps 2014.

À la différence d’autres débats sur l’énergie, menés généralement par des groupes d’experts et consacrés principalement à la production de l’énergie, celui qui vient d’avoir lieu a eu une ampleur particulière, abordant aussi bien l’avenir probable ou souhaitable de la demande d’énergie que le mix énergétique.

Le débat s’est déroulé à plusieurs niveaux. Au sein du comité de pilotage, j’étais chargée de la facilitation du débat du Conseil national, qui réunissait des collèges hérités du Grenelle de l’environnement et des parlementaires, dont le président Chanteguet et d’autres membres de votre Commission, ainsi que des représentants traditionnels du dialogue social, comme le MEDEF et les syndicats de salariés, des représentants des collectivités locales à différents niveaux et des associations environnementales ou généralistes – comme les associations de défense des consommateurs ou des familles –, des associations de développement et des associations qui travaillent auprès des ménages pauvres. Ce conseil de 612 membres, qui se réunissait chaque mois, était assorti de huit groupes de travail examinant à un rythme assez intense quelques grandes questions.

Le débat était décliné sous plusieurs formes, notamment dans les régions et les territoires, où certains d’entre vous y ont participé. Sans doute l’échange mené à ces niveaux a-t-il été plus dynamique et innovant qu’au niveau national, où il était plus traditionnel.

Il s’est déroulé de novembre à juillet au niveau national et de janvier à la fin juin dans les régions. Au total, plus de 1 000 réunions publiques ont été tenues, auxquelles ont participé près de 200 000 personnes. Un moment fort du débat dans les territoires a été la journée citoyenne du 25 mai, dont la mise en place a été surveillée par l’Office danois des technologies, organisme précédemment lié au Parlement danois et spécialisé dans l’observation des méthodes participatives. Ce débat citoyen réunissait 100 citoyens par région, choisis selon une méthode d’échantillon et sans lien avec le débat principal – ni militants, ni représentants professionnels, par exemple –, qui ont été informés et ont débattu durant une journée sur de grandes questions telles que la demande énergétique, les modes de vie, le mix énergétique ou les énergies renouvelables.

Le débat, présenté par un site Internet remarquable, a été très riche et a donné lieu à de nombreux travaux, dont témoignent des cahiers d’acteurs précis et nourris, et a bénéficié de nombreuses contributions d’experts, qui constituent un matériel très intéressant pour les chercheurs – parmi lesquels je me place. Je suis notamment persuadée que Sciences Po, ma maison-mère, lancera un travail de recherche sur cet extraordinaire matériel.

Parallèlement au débat centralisé qui s’est tenu à Paris et où la direction des grandes entreprises et les représentations traditionnelles du dialogue social ont exposé leurs orientations, celui tenu au niveau local a présenté des déclinaisons différentes et décalées. La réunion, le 8 juillet, de ces deux débats, a mis au jour des perspectives intéressantes quant à la vision de l’avenir, certaines régions présentant une vision plus dynamique et positive de la transition énergétique que celle qui ressortait du débat national, marquée par des craintes pour la croissance économique et l’emploi.

Il s’agit d’une première, car le travail a été mené à différents niveaux et a porté sur l’horizon à long terme de 2050. La feuille de route était celle qu’avait donnée le Président de la République en septembre dernier : respecter les engagements français, internationaux et européens, diversifier le mix énergétique pour réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité, dynamiser les énergies renouvelables et, surtout, reprendre l’énorme effort d’efficacité énergétique qui avait été engagé en France dans les années 1970, entre le premier et le deuxième chocs pétroliers, notamment dans les bâtiments et les véhicules. Il s’agit donc de rallumer cet effort de transformation technologique et de raison dans les comportements, afin de nous libérer d’une facture énergétique toujours plus lourde.

J’en viens aux résultats du débat, et tout d’abord aux points consensuels.

Un consensus s’est dégagé pour respecter les objectifs français pour 2020 et décarboner profondément l’économie française d’ici 2050, notamment en éliminant complètement les produits fossiles – charbon ou pétrole – de la production d’électricité ou en parvenant à capturer et à stocker le carbone, ce qui est du reste une perspective encore lointaine en termes de faisabilité économique et technique.

Un autre consensus s’est exprimé pour faire porter l’effort sur les secteurs du bâtiment et des transports.

Autre point de consensus : bien que l’électricité soit appelée à jouer un rôle croissant dans l’ensemble de l’économie pour permettre un développement plus sobre en carbone, une grande modération s’impose pour parvenir à réduire très fortement les émissions de gaz à effet de serre.

Sur la base de ce constat, le secteur du bâtiment joue le rôle d’un test de vérité. Qu’ils optent pour la sortie du nucléaire ou pour l’augmentation du parc nucléaire, tous les scénarios que nous avons envisagés, produits par des groupes de recherche, des entreprises comme ERDF ou des agences publiques comme l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), partagent la même vision de l’effort à produire, notamment dans les quinze premières années, pour engager cette transition. Cet effort porte essentiellement sur la rénovation thermique des bâtiments. Dans ce domaine, le chiffre de 500 000 logements à rénover par an, bien que difficile à atteindre, est cohérent avec l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Les énergies renouvelables ont donné lieu à un débat plus mûr que voici quelques années : j’étais alors conseillère pour l’environnement de Lionel Jospin et l’on s’opposait alors autour de leur principe même. La discussion, désormais rationnelle, a porté sur le coût supportable de ces énergies, sur la vitesse de leur déploiement et sur le partage entre ce qui relève de l’autoconsommation et des énergies réparties. Ce débat a donc connu une maturation, comme cela a été également le cas pour le débat sur le nucléaire.

Si l’importance de la rénovation thermique fait consensus, il reste néanmoins à décider comment mobiliser à cette fin les différents niveaux de financement et à quels taux les grands travaux d’économie d’énergie à réaliser dans l’habitat tant collectif qu’individuel pourront être rentables. Au-delà de l’accord qui s’est fait jour sur le volume à engager jusqu’à 2050 dans ce domaine, le travail doit donc être achevé pour ce qui concerne les modalités de financement.

S’agissant des transports, des orientations intéressantes ont été évoquées, concernant des usages assez différents de la voiture. Les grands constructeurs automobiles français ont déjà une vision très moderne de l’évolution de leur métier. Le parc de voitures devrait désormais s’adapter aux nouveaux usages et des progrès devraient intervenir en matière de consommation d’essence, sous l’effet notamment de l’émergence du véhicule électrique, du développement de l’autopartage et de l’apparition d’une conception nouvelle du transport collectif.

Quant au mix énergétique et au nucléaire, la diversification répond à un objectif de sûreté dans un contexte de vieillissement du parc des centrales nucléaires. La discussion a donc porté sur la sécurité énergétique, qui suppose à la fois la montée en puissance des énergies renouvelables et la modération de la consommation.

La précarité énergétique a été abordée, d’une manière classique, en termes de prix de l’énergie pour les ménages pauvres, mais il est apparu qu’il s’agissait là d’une course-poursuite sans fin. Les tarifs sociaux jouent certes un rôle, mais ils ne sont pas un outil durable et cette demande doit être traitée d’un point de vue structurel, notamment en donnant la priorité à la rénovation thermique des habitations les moins bien isolées. Il s’agit donc moins d’abaisser le prix de l’énergie pour les ménages pauvres que de rendre ces ménages beaucoup plus indépendants de l’usage de celle-ci, avec des maisons plus efficaces et moins de transports contraints, ou tout au moins des transports plus économes. Les associations qui s’occupent des précaires ont indiqué que la précarité énergétique, souvent conçue comme concernant les ménages les plus pauvres, pouvait désormais toucher des couches moyennes qui s’appauvrissent. La modération de la consommation par l’efficacité doit donc permettre d’assurer un reste-à-vivre aux ménages les plus pauvres comme à ceux qui sont gagnés par la précarité.

Il y a dans la transition énergétique française à la fois une politique nationale à construire, voire à reconstruire, et à développer, une mobilisation des acteurs économiques, qui devraient y voir des opportunités d’investissement et de marché, et une dynamique locale – la gouvernance locale de l’énergie. Malgré la décentralisation de certains éléments, le modèle français est plus centralisé que celui prévalant en Suède, en Allemagne, au Danemark, en Espagne ou au Royaume-Uni. Certaines ressources, par exemple certaines énergies fatales ou l’énergie répartie – comme le gaz produit à partir de déchets ou le biogaz – sont perdues, faute des compétences locales pour les utiliser.

La maîtrise de la consommation est par ailleurs très liée à des facteurs structurels, comme l’urbanisation, l’étendue des territoires et la prise en charge des travaux au niveau local. Tout cela plaide pour une approche localisée de la question de l’énergie, surtout quand on l’aborde du point de vue de la demande. Les collectivités locales, comme les régions Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire et Provence-Alpes-Côte d’Azur, la ville de Grenoble ou le Grand Lyon pensent à leurs scénarios pour 2050 et ont engagé des actions souvent assez complètes en termes de prospective et de modes de financement. Une conférence sur le financement de la transition énergétique est ainsi sur le point de se tenir – ou vient de se tenir – en région Pays de la Loire, avec la participation des acteurs financiers. Cette dynamique locale est très nouvelle et répond à une demande des citoyens, comme nous avons pu le constater lors de la journée citoyenne. Le projet de loi devra donc aborder la décentralisation de la gestion de l’énergie.

Les points de conflit sont de deux types. Les premiers sont liés à l’incertitude, car tous les paramètres ne sauraient être maîtrisés, a fortiori à l’horizon 2050. Ainsi, on évaluera différemment la quantité d’énergies fossiles qu’on pourra conserver dans l’économie française selon qu’on sera pessimiste ou optimiste quant aux perspectives de capture ou de stockage du carbone. Dans le premier cas, la solution réside dans la sobriété de la consommation énergétique et dans la part importante des énergies décarbonées – nucléaire, renouvelables ou biogaz. Dans le second, on peut conserver une partie significative d’énergie fossile, car on pourra en faire une utilisation propre. Cette incertitude économique et technologique a introduit un dissensus face au scénario que le Gouvernement devrait adopter pour proposer une vision aux acteurs économiques. Il a ainsi été clairement proposé de faire progresser les mesures qui paraissent indispensables et de réviser le scénario au fur et à mesure que certaines incertitudes seront levées par les évolutions technologiques ou l’absence de solutions.

Certaines positions demeurent par ailleurs inconciliables – les partisans de la sortie du nucléaire, par exemple, ne sont pas disposés aujourd’hui à accepter l’idée que le mix énergétique conserverait 50 % de cette énergie. En outre, le consensus qui s’est formé sur la nécessité de la diversification ne dispense pas le Gouvernement de trancher sur la rapidité de cette dernière. Cela dit, le dissensus est sain et souhaitable dans une démocratie. De fait, le débat a permis de faire apparaître les points constituant une base commune et ceux qui se révèlent contradictoires et irréconciliables.

Le Gouvernement devra également trancher pour enclencher l’indispensable mouvement de rénovation des bâtiments, en définissant ce qui doit relever de la subvention, de crédits adaptés ou de pratiques différentes de la part des banques. L’obligation de travaux n’a pas fait l’objet d’un consensus, car les collectivités locales et certaines associations souhaitaient son instauration, conditionnée par l’existence de financements permettant d’éviter d’en faire supporter la charge aux ménages en étalant la dépense dans le temps, tandis que d’autres acteurs étaient hostiles à cette idée.

Il se pose un problème de cohérence des politiques au niveau national et au niveau local. En effet, les grands déterminants de la consommation et de la production d’énergie sont pour une bonne part structurels – il s’agit notamment des réseaux de distribution d’énergie, des politiques d’urbanisme et des plans de déplacement, qui correspondent à des politiques de très long terme et exigent de la cohérence. De bonnes pistes existent pour atteindre celle-ci sur le fond, non par une redistribution des compétences, mais pas la création d’un cadre de concertation, notamment au moyen des contrats de plan État-région, qui obligent les différents niveaux à adopter une vision structurelle et organisée de l’évolution de la consommation et de la production d’énergie à moyen et à long terme. La rénovation des schémas régionaux sur l’énergie et le climat offre précisément un tel cadre, que tous les acteurs sont prêts à revisiter et à développer.

Le débat, plutôt que de porter sur la nature de l’énergie nécessaire, a mis au jour un point de consensus sur la flexibilité et la capacité à hybrider différents vecteurs – le vecteur gaz et le vecteur électrique, par exemple. L’important est de disposer d’un système énergétique dont les réseaux de production et de distribution permettent le passage d’une énergie à l’autre et des usages différents, comme le stockage de l’électricité via l’eau ou le gaz, ou la combinaison de formes complémentaires telles que la voiture électrique et la production d’électricité domestique. Il convient donc d’adopter une vision beaucoup plus souple, qui permette cette hybridation des différentes énergies. C’est là une direction très intéressante sur les plans économique et technologique, ainsi que pour la déclinaison la plus adaptée possible au territoire de la production et de la distribution d’énergie.

Quant aux « conclusions » du débat – car le MEDEF s’est opposé à l’emploi du terme de « recommandations » –, elles seront remises en plusieurs étapes.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Il ressort du débat que, pour atteindre le « facteur 4 », c’est-à-dire la division par 4 des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050, la consommation d’énergie finale devrait être divisée par 2 d’ici là. Cette question devra être abordée dans le projet de loi et sera du reste un point fort des orientations que retiendra le Gouvernement.

M. Jean-Yves Caullet. Je vous remercie, madame la directrice, au nom du groupe SRC, pour votre exposé qui montre bien que le débat donc vous venez de nous rendre compte n’est pas un aboutissement, mais qu’il s’inscrit dans une démarche continue qui ne fait que commencer.

Je souligne – permettez-moi ce clin d’œil – que le niveau local n’est pas le niveau régional, même si l’on perçoit moins cet échelon depuis Paris. Le débat régional est d’ailleurs loin de toucher tout le monde, car il existe aussi un centralisme régional, qui n’est pas meilleur que le centralisme national.

A-t-il été envisagé, notamment à propos du nucléaire, de réserver l’énergie issue de certaines sources à des usages particuliers, afin de compenser, dans le cas par exemple des industries électrodépendantes, les inconvénients d’une ressource par son intérêt pour un secteur donné ? Une telle réflexion est-elle engagée à propos du mix énergétique ?

Vous avez indiqué à propos de la précarité énergétique qu’il fallait rendre économes en priorité les modes de vie de nos concitoyens les moins fortunés. Or, pour faire des économies, il faut d’abord pouvoir investir : la loi devrait veiller à remédier à ce problème. Que pensez-vous des normes d’excellence s’appliquant à la consommation énergétique dans les bâtiments et dont le coût peut dissuader certains propriétaires de faire de travaux ?

Au-delà de l’aménagement du territoire, l’aménagement de notre fonctionnement institutionnel pourrait faire baisser considérablement la consommation d’énergie, en particulier grâce aux technologies numériques. Y a-t-il des perspectives d’économies dans ce domaine ?

La mobilisation des compétences locales en fonction des potentiels locaux est très importante et les échelons de décision en matière d’affectation des moyens devraient s’intéresser moins à l’importance démographique des zones où ils agissent qu’à l’efficience de leurs actions et de leurs investissements.

Les questions de logistique doivent être revues : après avoir appris, durant cinquante ans, à diffuser des produits manufacturés dans tous les foyers, nous n’avons pas encore réussi à récupérer symétriquement par le même circuit ce qui peut être valorisé.

En matière de stockage, qu’en est-il de l’hydrogène, qui pourrait permettre de recréer les conditions de la photosynthèse pour ce qui est de la réduction du gaz carbonique et fournir un carburant non producteur de gaz à effet de serre ?

Enfin, vos travaux ont-ils été jusqu’à interroger le modèle de propriété, fondé sur l’usus et l’abusus ? Qu’en est-il de la liberté de choix d’un mode de vie liée à une égalité d’accès à certains biens, dont l’énergie ? Faut-il subordonner la possibilité de s’installer à certains endroits à l’autonomie énergétique ? Comment l’égalité et la liberté s’articulent-elles dans un contexte de rareté ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je rappelle qu’un groupe automobile allemand conduit actuellement, avec le soutien de deux groupes français – Schneider et Alsthom – une expérimentation sur l’hydrogène : l’électricité permet de produire de l’hydrogène qui, mélangée au CO2, produit du méthane.

M. Jean-Marie Sermier. On sent que la réflexion n’en est encore qu’à son début et que beaucoup de travail reste à faire sur le texte de loi qui nous sera présenté au début de 2014. Vous avez précisé que certains objectifs faisaient l’objet d’un consensus et que les mentalités avaient changé. Sans doute le Grenelle de l’environnement n’y est-il pas pour rien, au-delà des avancées technologiques évidentes qui ont permis à la part des énergies nouvelles de passer de 6 % à 13 % : chacun comprend désormais que l’environnement et l’énergie sont des éléments essentiels du devenir de notre planète.

Il faut également évoquer les moyens d’atteindre ces objectifs, notamment la fiscalité écologique. Celle-ci ne doit pas être punitive, mais incitative, et la France doit travailler avec les autres pays membres de l’Union européenne pour éviter des distorsions de concurrence et une perte de compétitivité de nos entreprises. Le produit d’une éventuelle fiscalité écologique doit en outre être affecté intégralement à la transition écologique, et non au budget de l’État : l’affectation de ces recettes au financement du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, évoquée par le Président de la République, n’est pas le meilleur signe à donner. Cette fiscalité doit en outre être compensée par une baisse des charges pesant sur le coût du travail, afin de ne pas pénaliser les entreprises, et ne doit pas entraîner de perte de pouvoir d’achat des classes moyennes.

Le groupe UMP est par ailleurs défavorable à l’augmentation du taux de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) sur le diesel, qui a bénéficié d’efforts très importants de la part des constructeurs français, auxquels il ne faut pas accrocher un boulet qui leur serait fatal.

Il convient d’avoir une réflexion plus large sur la contribution climat-énergie, portant notamment sur la taxe carbone. Une approche globale est nécessaire, mais nous redoutons que certains gouvernements ne se contentent d’ajouter une nouvelle taxe sans s’interroger sur les progrès de cette contribution. Le but n’est pas, en effet, de créer des impôts, mais d’amener nos concitoyens à changer leurs mentalités.

Nous souhaitons enfin que la mise en place de la fiscalité sur la biodiversité, qui est une réalité depuis l’application du Grenelle de l’environnement, puisse elle aussi s’articuler en cohérence avec les dispositifs existants en matière de protection, sans préjudice des dispositifs de compensation et d’évaluation déjà en vigueur.

M. Bertrand Pancher. Contrairement à mes craintes, le débat sur la transition énergétique a été de qualité, car les débats territoriaux ont permis de toucher le grand public, qui était le grand absent du Grenelle de l’environnement. Cependant, je rappelle, au nom du groupe UDI, que certaines personnalités qui ont participé à ces travaux déplorent, à l’instar d’un responsable d’organisation environnementale que je recevais hier, qu’« … une montagne ait accouché d’une souris... ». Vos interlocuteurs étaient les mêmes que ceux du Grenelle de l’environnement, qui a donné lieu, au terme de consensus parfois difficiles et de certains dissensus, à des décisions claires. Pourquoi n’êtes-vous pas parvenus à formuler des recommandations précises ? Souvent, en effet, votre débat s’est traduit par des constats de désaccord. Il revient maintenant au Gouvernement d’aller puiser dans ses synthèses pour prendre des décisions.

Le bâtiment, par exemple, était par excellence le domaine où l’on attendait des progrès. Pourquoi aucun accord n’a-t-il été trouvé pour créer, comme partout en Europe, un financement à taux très réduit ? Quelle date butoir allez-vous fixer à l’obligation de rénovation thermique ?

Dans d’autres domaines, un souhait de progresser s’est parfois exprimé mais, souvent la messe était déjà dite, comme dans le domaine du transport, où les arbitrages de l’État ont été rendus au titre du schéma national des infrastructures de transport, lequel aurait pourtant pu faire l’objet d’une discussion dans la perspective de la transition énergétique. Comment la question du transport a-t-elle été raccrochée au débat ? Assistant l’an dernier à la Conférence environnementale, je m’interrogeais déjà sur l’absence de ce secteur, qui est pourtant le deuxième pilier de l’économie verte.

Pour ce qui est enfin des énergies renouvelables et de la baisse de la consommation énergétique, EDF se comporte comme un État dans l’État et tout le monde a intérêt à ce que perdure la consommation d’électricité – EDF, les collectivités et même les syndicats, car le comité d’entreprise d’EDF reçoit 1 % du budget.

M. Gabriel Serville. Au nom du groupe GDR, je compte, madame la directrice, sur la position que vous occupez au sein de certaines organisations internationales telles que l’IDDRI et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) pour soutenir la Guyane, où le débat s’est tenu et d’où les conclusions de celui-ci nous parviendront prochainement.

La forêt amazonienne, qui joue un grand rôle dans la capture et le stockage du gaz carbonique, est menacée par le fléau de la déforestation sauvage pratiquée par les orpailleurs clandestins venus du Brésil et contre lesquels le Gouvernement a engagé l’opération Harpie, menée par la gendarmerie et l’armée pour rétablir l’ordre républicain et faire respecter la souveraineté nationale. Cependant, aussitôt les opérations terminées, les orpailleurs reviennent.

Au Brésil, où je me suis rendu du 13 au 20 juin, j’ai rencontré des parlementaires et des gouverneurs dont certains m’ont assuré qu’ils mettraient tout en œuvre pour remplacer le député chargé d’introduire à la Chambre des députés le texte du traité de coopération de 2008, déjà ratifié par la France et en attente de ratification par le gouvernement brésilien. Avant d’être examiné par les deux chambres du Parlement brésilien, le texte doit être validé par la Commission des affaires extérieures et la Commission d’intégration du bassin amazonien. Si cela a été fait au mois d’août, le texte se heurte à la réticence de certains parlementaires de l’État de l’Amapá, qui retarderont autant qu’ils le pourront cette ratification.

En marge du débat sur la transition énergétique et sachant que tous ces phénomènes sont intimement liés, pourriez-vous peser auprès de la communauté internationale pour faire entendre l’idée qu’il est nécessaire de rétablir l’ordre sur le territoire de la Guyane afin d’épargner la forêt guyanaise ? Ce n’est pas simple, car la diplomatie s’efforce d’avancer avec ses propres armes. Votre concours serait donc un poids supplémentaire permettant de progresser dans le processus mis en place.

M. Jacques Krabal. J’estime, au nom du groupe RRDP, que ce débat sur la transition énergétique a été un premier succès. Il a mobilisé beaucoup de monde dans les régions : plus de 2 000 personnes y ont ainsi participé en Picardie, ce qui est une première sur un tel sujet. D’ailleurs, les organisateurs ont fait part de leur volonté de tout mettre en œuvre pour que les citoyens et tous les acteurs locaux – syndicalistes, chefs d’entreprise, élus – soient associés.

Mais la gestation du processus n’est pas terminée et il faudra attendre la Conférence nationale sur l’environnement, qui aura lieu dans dix jours, et le projet de loi annoncé pour pouvoir juger des résultats.

Cela dit, une idée importante a déjà émergé : la meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas, sachant que la fiscalité énergétique ne doit pas être additionnelle.

S’agissant de la réduction de l’effet de serre d’ici 2050, est-il cohérent d’intégrer dans le mix énergétique les gaz et huiles de schiste ?

Enfin, comment conjuguer la transition énergétique au niveau européen ?

M. François-Michel Lambert. La dimension européenne est en effet essentielle.

Je pense, au nom du groupe écologiste, que ce débat a atteint son premier objectif, qui est de démontrer que l’énergie peu chère est une chimère, surtout si elle est d’origine nucléaire. Les Français prennent conscience que l’engagement dans cette transition énergétique est indispensable et l’idée que la France est protégée de l’augmentation de l’énergie grâce au nucléaire n’est plus d’actualité.

Mais cette transition suppose une politique de long terme. Les éléments structurels en sont les infrastructures de transport de l’énergie, notamment du gaz, ainsi que de transport des personnes, qui sont parfois négligées. À cet égard, l’urbanisme français, fait de mitage et de dispersion urbaine, est une contrainte. Comment ces infrastructures ont-elles été précisément prises en compte ?

Par ailleurs, il existe de mauvais choix : les gaz de schiste ou le diesel – qui ne fait que repousser à plus tard la réalité à laquelle nous sommes confrontés en provoquant 15 000 à 30 000 morts par an.

D’autre part, la répartition des flux financiers de la contribution au service public de l'électricité (CSPE) au profit des énergies renouvelables a permis la confiscation de plusieurs millions ou centaines de millions d’euros par quelques-uns sans, finalement, atteindre les objectifs recherchés. Une personne a pu ainsi bénéficier d’un chèque de 500 millions d’euros. M. Jacques Bucki, maire de Lambesc et représentant de l’Association des maires de France (AMF) dans vos débats, a proposé à cet égard un autre modèle avec des boucles redistributives de flux financiers pour améliorer les performances et replacer les collectivités locales et les citoyens au cœur de l’action et de la décision. Comment avez-vous pris en compte cette proposition ?

En outre, il faut sortir du modèle de l’économie linéaire surconsommatrice de matière, mais aussi d’énergie, et entrer dans un nouveau modèle de prospérité, reposant sur une économie circulaire, s’appuyant sur l’écoconception, l’économie de la fonctionnalité – c’est-à-dire fondée sur l’usage plutôt que l’acquisition du bien –, l’écologie industrielle, la réparation, le réemploi et le recyclage, qui sont moins consommateurs d’énergie. Comment avez-vous pris en considération cette approche, qui peut apporter des réponses structurelles, importantes en termes de performance énergétique ?

Malgré ce que peuvent dire les médias, nombre d’entreprises s’engagent déjà dans la transition énergétique. C’est le cas par exemple de GRDF, qui a annoncé qu’en 2050, la totalité du gaz qui circulera dans ses 30 000 kilomètres de tuyaux sera renouvelable ou de synthèse. De même, GDF-Suez s’est engagé pour 2030 à distribuer 30 % de biométhane, au lieu des 20 % prévus par l’État, et EDF Optimale Solutions est également très active.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Les entreprises s’engagent et les territoires aussi !

M. Christophe Bouillon. Merci, madame la directrice, pour votre présentation, qui traduit la densité des débats auxquels vous avez participé. Je suis heureux que la question du nucléaire ait été abordée, ce qui n’avait pas été le cas au cours du Grenelle de l’environnement.

La transition énergétique doit relever trois défis : un défi économique, qui est celui de la compétitivité ; un défi social, vis-à-vis de la précarité énergétique ; et un défi écologique, qui est la lutte contre le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité. Y a-t-il un équilibre entre ceux-ci dans les différents scénarios que vous avez envisagés ?

Par ailleurs, toutes vos recommandations sont-elles de nature normative ? Y a-t-il eu d’autres débats en Europe sur le sujet ? Avez-vous examiné la question des interconnexions ?

Enfin, quelle est la hauteur de la marche entre la transition énergétique et la transition écologique ?

M. Claude de Ganay. Je vous remercie également, madame la directrice, pour la clarté de votre exposé.

Mais j’ai le sentiment que ce débat sur la transition énergétique se solde par un échec, ce que nous ne pouvons que regretter, car ce sujet est déterminant pour notre croissance dans les cinquante prochaines années. Il a été dès le départ sacrifié sur l’autel des promesses électorales, alors qu’il aurait dû reposer sur l’idée qu’aucun pays ne peut connaître de croissance économique sans augmentation de sa consommation énergétique, même si celle-ci doit tendre vers plus de sobriété et faire appel progressivement aux énergies renouvelables.

L’un des éléments essentiels voulus par le Président de la République se résume à la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production énergétique, ce qui engendrera inévitablement une perte de notre compétitivité sur la scène internationale. Le cadre politique préalable aux discussions a conduit plusieurs acteurs à refuser certaines recommandations issues de celles-ci.

Pensez-vous également que ce débat a été abordé de façon biaisée ? Et que la condition nécessaire à l’acceptation d’une véritable transition énergétique ne pouvait passer que par une phase de réflexion approfondie, indépendante et objective sur la place du nucléaire dans notre économie ?

M. Jean-Pierre Vigier. Le rapport de 2012 de votre institut souligne la nécessité d’une réflexion et d’une coopération européennes et internationales pour lutter contre le réchauffement climatique et les pollutions atmosphériques. Si la France avance bien dans ce domaine, les pays émergents, comme la Chine ou l’Inde, qui connaissent un fort développement industriel, remettent en cause les efforts des pays développés. De nombreux experts se réunissent pour élaborer des textes et des normes, mais ceux-ci ne sont pas respectés par ces pays. Quelles mesures suggérez-vous pour concilier à la fois le respect de l’écologie et le développement économique mondial, notamment dans ce type de pays ?

M. Guillaume Chevrollier. La Chine est le premier pays émetteur de gaz à effet de serre et le leader mondial de la production éolienne et de panneaux solaires – avec des pratiques commerciales contestées. Cette position dominante n’est pas sans soulever des inquiétudes. Pensez-vous que l’on puisse trouver un meilleur équilibre dans les échanges commerciaux en la matière dans les années à venir ? Ce pays évolue-t-il vers une politique de développement durable ?

S’agissant de la rénovation thermique des bâtiments et de la nécessité de rendre les ménages indépendants par rapport à l’énergie, quelles mesures proposez-vous pour les acteurs du bâtiment ? Y aura-t-il un consensus sur les moyens à mettre en œuvre ?

M. Jean-Luc Moudenc. On ne peut parler de transition énergétique sans aborder le problème de la filière photovoltaïque, qui a connu un retournement de situation très négatif depuis quelques années, que ce soit en France avec les décisions de 2010 sur les tarifs de rachat et leurs conséquences considérables en termes de disparitions d’emplois, mais aussi en Europe, puisque le subventionnement de cette filière par l’Union européenne a été plusieurs fois réduit. D’autant qu’à ces difficultés s’ajoute le dumping pratiqué par la Chine. Si un accord a été conclu par l’Union européenne avec ce pays au mois de juillet dernier, on peut être dubitatif sur les suites concrètes qui y seront données.

Mme Laurence Tubiana. J’ai souhaité, dans ma présentation, vous exposer les grandes lignes du travail issu du débat sur la transition énergétique. 225 mesures précises ont fait l’objet d’un consensus.

Nous avons à l’évidence bénéficié de l’acquis du Grenelle de l’environnement, qu’il convient de saluer : il y a eu l’apprentissage d’une démocratie délibérative, qui reste d’ailleurs encore balbutiante.

Nous avons besoin de cette méthode délibérative, qui permet de clarifier les choix et de faire émerger une vision sociale commune. Les syndicats de salariés et patronaux sont à des degrés différents de maturation sur la transition énergétique, qui est à un moment de basculement. Nous sommes en train de sortir d’une République d’ingénieurs, qui avait conçu le système énergétique français avec beaucoup de talent, pour entrer dans un monde plus compliqué, marqué par une révolution technologique. Celle-ci suscite parfois des peurs, notamment s’agissant de ses conséquences en termes de redistribution ou sur les métiers. Concernant la rénovation thermique, j’ai été étonnée de voir que l’obligation de travaux suscitait un rejet de la part des fédérations d’artisans ou de la Fédération française du bâtiment (FFB). Cela dit, on peut en comprendre les raisons : elles ont été déçues dans le passé, craignent que les nouveaux marchés soient monopolisés par de grands groupes capables de faire des offres intégrées – reléguant les autres au rôle de sous-traitant – et redoutent la concurrence internationale, avec des produits moins chers venant d’ailleurs, ainsi que la redistribution du travail au sein de la profession. La manière dont est constitué le débat délibératif dépend étroitement de la capacité de ces corps constitués à incarner le changement.

Concernant le prix de l’énergie, nous avons évidemment besoin d’avoir une industrie compétitive. À l'égard des concurrents européens, on peut remédier aux écarts existants, notamment au sujet des prix du gaz. Les énergo-intensifs ou électro-intensifs doivent faire l’objet d’un traitement particulier. J’ai vu d’ailleurs des associations écologistes qui étaient d’accord pour dire que l’industrie ne doit pas être pénalisée et doit pouvoir prévoir le prix de l’énergie. Quant à l’écart existant avec les États-Unis, il s’agit d’une autre question.

Le modèle allemand est intéressant, même s’il trouve ses limites : on ne peut établir un équilibre entre industriels, prix de l’énergie relativement bas – des prix très bas étant selon moi illusoires – et ménages pouvant supporter des prix supérieurs que si les ménages sont très économes dans l’usage de l’énergie.

En Californie, le prix du kilowhattheure est le plus élevé des États-Unis mais la facture électrique est la deuxième plus basse du pays, en raison de la grande efficacité énergétique des ménages. On pourrait aussi évoquer le modèle suédois, qui est assez proche.

Nous avons donc un compromis social nouveau à construire. Mais nous avons aussi de grands changements technologiques en perspective, comme la voiture à 2 litres aux cent kilomètres ou le véhicule électrique – dont on sait qu’il sera urbain et probablement partagé dans la plupart des cas. Il est donc normal qu’il y ait encore des incertitudes et, d’ici cinq ou dix ans, beaucoup de questions pourront être éclaircies, notamment s’agissant des transports.

Il est vrai que ce dernier sujet a été abordé avec difficulté : les acteurs du secteur étaient là mais n’ont pu apporter suffisamment de contributions à temps. Quand on a interrogé les constructeurs, on n’était pas informé des innovations de telle ou telle entreprise et ce n’est que grâce au groupe de contact des entreprises qu’on a pu les connaître. Il y a donc un décalage entre le débat tel qu’il est organisé et cette période de révolution technologique mais aussi organisationnelle, grâce aux technologies de l’information.

EDF voit, par exemple, ce que peuvent être les énergies réparties et comment offrir des services énergétiques et se faire rémunérer sur les économies d’énergie, à l’encontre de l’Union française de l’électricité (UFE), qui défend qu’il faut dépenser davantage d’électricité – ce que l’on peut comprendre. Par ailleurs, des entreprises comme Mercedes ou Renault ont une approche très différente de l’usage et de la consommation d’énergie.

Je ne suis pas convaincue que la croissance impose nécessairement un accroissement de la consommation d’énergie. Les exemples de la Californie, de l’Allemagne ou de la Suède le montrent. Il existe en effet un découplage possible entre la croissance et la consommation d’énergie. Notre histoire l’atteste : après le premier choc pétrolier, la France a continué à avoir une croissance économique forte et a enregistré un extraordinaire succès en matière d’économie d’énergie, grâce au progrès technique. D’autant qu’on peut gagner en rationalité en fonction des incitations économiques.

On ne peut avoir des scénarios ambitieux de sobriété énergétique, voire de réduction de 50 % de la consommation, que si l’on pense que ce découplage est possible. Celui-ci est au cœur de la révolution technologique. D’ailleurs, la Chine est obsédée par ce découplage et n’hésite pas parfois à recourir à des mesures brutales, comme fermer des usines en octobre pour tenir les objectifs du plan qu’elle s’est fixé pour l’année.

La planète n’est pas infinie : nous avons des capacités limitées d’absorption des gaz à effet de serre et des ressources halieutiques, minérales et forestières réduites. Mais le progrès technique rend ces limites complexes. D’autant que, selon les données publiées par les Nations Unies cet été, la population mondiale pourrait passer à 11 milliards d’habitants, plutôt que se stabiliser à 9 milliards, à horizon 2050.

Il est donc essentiel de réussir ce découplage, même si l’on peut discuter du rythme et des moyens pour y parvenir, sachant qu’il faut le faire de manière rationnelle et scientifique. Faute de quoi, nous nous lancerions dans une course effrénée dans l’accès au pétrole, au charbon, au gaz ou à l’uranium.

Parmi les mesures précises qui ont fait consensus, je citerais notamment le fait d’arriver à un taux de crédit identique à celui du crédit immobilier pour les travaux, le parcours de rénovation ou le guichet unique. Certaines, d’ailleurs, n’imposent pas de recourir à la loi.

Quant à la fiscalité écologique, elle est très difficile à mettre en place sans réforme fiscale d’ensemble. Tous les pays qui ont réussi à l’instaurer n’ont pu faire l’économie de celle-ci. Cela a été le cas en Suède, où la taxe carbone atteint 112 euros la tonne, sans mettre en cause la compétitivité de l’industrie. Nous devons examiner le système prévalant dans les autres pays européens et construire à cet égard une ligne cohérente.

Ce sera le cas dans le cadre du paquet européen de 2030, sachant que les politiques énergétiques sont différentes d’un pays à l’autre, ainsi que dans celui de la négociation internationale de 2015 en vue d’un grand accord sur le climat.

Quant à la Chine, elle a le même débat que nous sur le fait de savoir si l’on peut aller vers une économie moderne faiblement carbonée. Le gouvernement actuel pense que oui. Il faut construire avec ce pays un rapport à la fois de force et de coopération.

Le photovoltaïque est un véritable échec, car il y a eu une crise des industries de fabrication de panneaux solaires dans ce pays et en Europe, que ce soit en France, en Espagne ou en Allemagne. Mais de cet échec peut naître une coopération.

Sur la question de la contribution carbone, il faut manier la carotte et le bâton. D’une part, la Chine a terriblement peur de mesures de rétorsion commerciale. D’autre part, elle réfléchit aux impacts du changement climatique sur elle et, en tant que premier émetteur de gaz à effet de serre, est motivée pour avancer.

Malheureusement, nous avons agi a posteriori dans l’affaire de la taxe antidumping, pour arriver à une discussion qui pourra finalement être positive. On aurait pu traiter le problème en amont et réfléchir à l’avenir de la filière photovoltaïque de manière à éviter les erreurs du passé. J’en suis d’autant plus consciente que j’ai participé à la préparation des tarifs de rachat de l’électricité solaire, mais à l’époque, le secteur paraissait très petit et on n’a pas élaboré de politique industrielle en même temps que les mesures incitatives – ce qu’on ne peut plus se permettre aujourd’hui.

Si l’on développe les nouvelles phases d’industrie photovoltaïque, notamment des couches minces, il faut donc définir une politique industrielle en maniant, là encore, la carotte et le bâton vis-à-vis des compétiteurs.

J’espère que la presse couvrira nos débats de façon plus positive. Nous avons fait, je le répète, de nombreuses propositions concrètes, dont beaucoup sont d’ordre organisationnel ou tiennent au fait de donner de bonnes instructions à la Caisse des dépôts et consignations et de créer des associations entre petites et grandes entreprises pour que les parcours de rénovation existent. Cela dit, le débat doit encore mûrir et se poursuivre au sein du Parlement. Encore une fois, beaucoup de désaccords tiennent aux incertitudes que j’évoquais : il faut profiter du délai nous séparant de l’examen du projet de loi prévu pour approfondir la réflexion, en faisant venir des experts devant les commissions parlementaires et en commandant des études, notamment sur la question des transports ou du financement.

On sait notamment que l’on doit obtenir des taux de crédit pour les travaux de 2 à 3 % : nous avons plusieurs idées à cette fin, mais il faut aussi favoriser une synergie entre les banques privées, la Caisse des dépôts et la Banque européenne d’investissement (BEI). De même, il conviendra, dans le cadre du projet de loi, de favoriser la décentralisation et faciliter la vie des tiers financeurs – qui relèvent de l’habitude en Californie, plutôt que de l’expérimentation, comme chez nous.

Monsieur Gabriel Serville, je me ferai volontiers votre porte-parole pour protéger l’Amazonie et la forêt guyanaise. La gestion collective du bassin amazonien est une vraie question. Je pense que le gouvernement français peut avancer avec le Brésil dans ce domaine d’ici 2015 : cela ferait mauvais effet qu’on ne noue pas d’accord sur ce point. Je rappelle que la déforestation est à l’origine de 20 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales.

Enfin, certaines institutions françaises peuvent prendre en charge la suite du débat sur la transition énergétique, comme le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP). Il faut élaborer un scénario national où les parties prenantes convergent sur la vision à 2050. Il convient à cet égard de trancher certaines questions comme le découplage et faire le lien entre le débat national et le débat parlementaire.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Merci madame la directrice.

Le débat engagé doit en effet déboucher le plus rapidement possible : derrière le scénario, il y a le projet de loi sur la transition énergétique. Nous avons d’ailleurs, dans le droit fil de votre suggestion, déjà commencé à auditionner de nouveaux experts, à l’occasion des tables rondes que nous avons organisées et qui ont donné lieu à la publication d’un premier rapport d’étape.

8. Audition de Mme Catherine Chabaud, rapporteure de l’avis du CESE intitulé « Quels thèmes et quelle gouvernance pour une gestion durable des océans ? » (8 octobre 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Mes chers collègues, c’est la troisième fois que notre commission auditionne des rapporteurs du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Dans le cadre de nos réflexions sur la préparation du volet énergétique de la transition écologique, Mme Anne de Bethencourt et M. Jacky Chorin sont venus, en février dernier, présenter les conclusions de leur avis sur l’efficacité énergétique. En mars, M. Jean Jouzel et Mme Catherine Tissot-Colle ont évoqué la transition énergétique 2020-2050.

Aujourd’hui, nous avons le plaisir de recevoir Mme Catherine Chabaud, navigatrice, membre de la section de l’environnement du CESE depuis 2010 en qualité de personnalité qualifiée, et rapporteure en juillet dernier d’un avis intitulé « Quels moyens et quelle gouvernance pour une gestion durable des océans ? », qu’elle va nous présenter.

En plus de son engagement au sein du CESE, Mme Catherine Chabaud pilote le projet Voilier du futur retenu, dans le cadre des investissements d’avenir et du programme Navire du futur, par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et le Commissariat général à l’investissement.

Elle est accompagnée de Mme Anne-Marie Ducroux, présidente de la section environnement du CESE, de M. Serge Peron, administrateur de cette même section, et de M. Jacques Beall, conseiller au CESE, auteur d’un avis sur la sécurité des plateformes pétrolières en mer.

Mme Anne-Marie Ducroux, présidente de la section de l’environnement du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Nous avons eu le plaisir de vous soumettre un avis sur la transition énergétique. Notre souhait est de pouvoir vous présenter nos travaux chaque fois que cela est possible. Vous avez le rôle de décideur, nous avons celui de conseil ; nos échanges doivent pouvoir nourrir vos réflexions.

Issue de la réforme du CES devenu CESE, la section que je préside est compétente sur plusieurs thèmes : le climat, la biodiversité, les mers et les océans, la transition énergétique, les risques environnementaux, la protection de l’environnement et la qualité de l’habitat. Nous avons à cœur de travailler ces questions environnementales sous l’angle de leurs interactions économiques et sociales.

Dans la perspective du projet de loi sur la biodiversité, nous venons de publier un avis sur ce thème. Nous avons aussi été saisis par le Gouvernement sur la question de l’éducation à l’environnement et au développement durable, qui fut un des thèmes de la Conférence environnementale.

Dans les jours prochains, nous nous attellerons à deux autres thèmes : les inégalités environnementales et sociales ainsi que l’adaptation climatique, sujet sur lequel nous espérons formuler un avis au printemps 2015, au moment de la parution du cinquième rapport des groupes 2 et 3 du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC).

En ce qui concerne l’avis sur la gouvernance des océans qui va vous être présenté, il s’agit d’une auto-saisine. Nous avions déjà été amenés à réfléchir à cette question à travers les risques environnementaux des plateformes pétrolières en mer. Nous avons également organisé un colloque international sur la haute mer, qui a débouché sur « l’Appel pour la haute mer ».

A la faveur de la position exprimée lors du sommet de Rio + 20, nous souhaitons mener une réflexion sur l’élaboration d’un instrument international concernant la biodiversité dans les zones situées au-delà des limites des juridictions nationales au sens de la convention sur le droit de la mer. Ce travail, commencé aux Nations unies en septembre 2013, devrait arriver à échéance en septembre 2014. Je précise que le Président de la République a soutenu l’idée de cet instrument.

Enfin, la Conférence environnementale a consacré une table ronde sur la biodiversité marine et, plus largement, sur les enjeux liés aux océans.

Mme Catherine Chabaud, rapporteure de l’avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE) intitulé « Quels moyens et quelle gouvernance pour une gestion durable des océans ? ». Je me présenterai en quelques mots. Je suis une ancienne navigatrice et une journaliste de formation. Les courses au large que j’ai effectuées pendant quinze ans m’ont donné envie de m’engager car, à chaque traversée de l’Atlantique, j’ai constaté – chaque jour, voire plusieurs fois par jour – la présence de macro-déchets.

Depuis une dizaine d’années, je me mobilise pour la préservation de la mer et du littoral, et plus généralement pour le développement durable. J’ai piloté des missions que m’avait confiées Jean-Louis Borloo sur le thème du nautisme et du développement durable. J’ai présidé le groupe de travail du Grenelle de la mer sur la sensibilisation, l’éducation et la communication. J’ai mené une mission sur le nautisme pour le pôle Mer Bretagne. J’ai été membre du conseil d’administration du Musée national de la marine, de l’Agence des aires marines protégées, de la Fédération française de voile, de la Société nationale de sauvetage en mer. Je fais partie du comité de pilotage du Conseil d’orientation de la recherche et de l’innovation pour la construction et les activités navales (CORICAN). Membre du CESE depuis la nouvelle mandature dans le groupe des personnalités qualifiées, je fais partie de la section environnement. Enfin, je suis pilote du projet Voilier du futur, lauréat des investissements d’avenir.

Notre rapport Quels moyens et quelle gouvernance pour une gestion durable des océans ? est l’occasion de fournir une photographie des océans, que malheureusement peu de Français connaissent. Il est le fruit du travail de la section environnement et de l’expertise de nos administrateurs. De l’avis d’un certain nombre de personnes qui l’ont lu, il fera date. Il est divisé en quatre chapitres : « les ressources des océans : un monde peu connu et pourtant si riche » ; « les enjeux des activités humaines en mer »  ; « les impacts subis par les océans : des richesses fragilisées » ; « la gouvernance des océans : un cadre complexe, des règles inachevées ».

Les océans recouvrent 71 % de la surface de la terre, mais seuls 5 % ont été explorés de manière systématique. La biodiversité marine représente 90 % de la biomasse de la Terre – le phytoplancton équivaut à lui seul à 50 % de cette biomasse planétaire. Les océans jouent un rôle essentiel dans l’équilibre du climat ; ils recyclent le gaz carbonique de l’atmosphère et produisent plus de la moitié de l’oxygène que nous respirons. En outre, 98 % des ressources hydriques proviennent des océans. Et plus de 2,6 milliards d’êtres humains dépendent principalement de la mer pour leurs besoins en protéines.

À l’échelon international, les activités maritimes atteignent un chiffre d’affaires de 1 500 milliards d’euros, dont 190 milliards proviennent de secteurs qui n’existaient pas il y a dix ans, ce qui traduit une émergence d’activités – offshore profond, énergies marines, etc. Pour la France, l’économie maritime génère 450 000 emplois pour un chiffre d’affaires de 70 milliards d’euros.

Le milieu marin subit quatre grandes pressions : la destruction et la pollution des écosystèmes, la surexploitation des ressources, la dissémination des espèces et les impacts du changement climatiques. Environ 41 % des écosystèmes sont fortement menacés. Près de 30 % des stocks de poissons sont surexploités, et 60 % sont exploités au maximum. Enfin, 80 % des macro-déchets sont d’origine terrestre.

La convention de Montego Bay de 1982 a créé la zone économique exclusive (ZEE) qui repousse à 200 milles nautiques la souveraineté des États côtiers. L’espace maritime français est ainsi porté à 11 millions de kilomètres carrés, ce qui donne à notre pays une légitimité sur ces sujets, mais aussi des perspectives économiques. Au-delà de cette ZEE, la haute mer est un espace de liberté ; elle représente les deux tiers des océans. Compte tenu des ressources minérales et biologiques qu’elle recèle, l’enjeu est de savoir si l’on continue librement à l’exploiter ou si l’on essaie de définir un cadre juridique. À cet égard, nous assistons aujourd’hui à l’émergence du concept de patrimoine commun de l’humanité autour de la haute mer.

Les outils de la gouvernance internationale sont la convention de Montego Bay, la convention sur la diversité biologique et des instruments thématiques ou régionaux. L’Europe dispose d’un commissaire compétent pour les affaires maritimes et la pêche. La France hésite depuis toujours entre un ministère, dénommé aujourd’hui « des transports, de la mer et de la pêche » et placé sous la tutelle du ministère de l’écologie, et un secrétariat général de la mer.

Notre rapport est exhaustif, mais notre avis pointe des sujets prioritaires. Nos préconisations portent sur quatre thèmes : la recherche, la connaissance et la formation ; la gestion durable des activités humaines en mer ; la prévention des dommages environnementaux majeurs ; l’amélioration de la gouvernance.

Sur le premier thème, nous préconisons le maintien des capacités de la flotte océanographique française et une mutualisation des différents supports d’observation à la mer. Nous souhaitons également le maintien des moyens satellitaires. Pour nous, il est urgent de développer la recherche fondamentale sur les écosystèmes des grandes profondeurs ainsi que sur les environnements insulaire et polaire. Nous suggérons le développement de partenariats entre la recherche scientifique et l’industrie ainsi qu’un renforcement des sciences participatives sur ce sujet.

Nous préconisons que la France et l’Europe affichent une stratégie maritime ambitieuse. Le CESE estime prioritaire de finaliser l’évaluation mondiale de l’état du milieu marin. Il demande une articulation entre les travaux du GIEC et de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Une sensibilisation à la mer, de tous les acteurs et pour tous les cursus, nous semble également indispensable.

Sur la gestion durable des activités humaines en mer, nous promouvons une approche écosystémique et concertée du développement. L’enjeu est d’arriver à gérer durablement et collectivement le milieu – pêche, énergies marines, transport maritime, plaisance, etc. Pour ce faire, nous recommandons une écoconception des navires et des infrastructures maritimes, une concertation de tous les acteurs, un développement des énergies marines renouvelables (EMR) avec des objectifs ambitieux au niveau européen, et la création d’une filière nationale et continentale de démantèlement des navires.

Nous préconisons un pacte national pour une pêche et une aquaculture durables, la question de la ressource halieutique engageant l’ensemble des acteurs. Nous recommandons la traçabilité du poisson, une réflexion sur la pêche profonde au sein du Conseil national de la mer et des littoraux, et une réforme du modèle de production de l’aquaculture.

Enfin, il nous paraît essentiel d’évaluer les besoins en nouveaux métiers.

Sur la prévention des dommages environnementaux majeurs, nous avons pointé deux sujets : les conséquences du réchauffement climatique sur les océans et les impacts des macro-déchets. Le CESE demande à la France de promouvoir l’intégration du rôle des océans dans les négociations internationales relatives au climat. Nous avons bon espoir qu’elle le fasse en 2015 dans le cadre de la Conférence des parties, sachant que les océans n’ont jamais été abordés jusqu’à présent dans ces réunions.

Au niveau international, nous souhaitons l’adoption d’une convention-cadre de lutte contre les pollutions marines d’origine tellurique. Nous appelons à un renforcement de la prise en compte du lien terre/mer : un effort doit être entrepris pour équiper notamment les collectivités d’outre-mer de réseaux d’assainissement et de station d’épuration.

Le succès de ces préconisations a un préalable : la définition d’une politique maritime ambitieuse au travers d’une gouvernance claire. Nous soulignons l’importance de la pérennité de l’institution en charge de cette gouvernance, d’une part, et de la dimension politique du rôle confié à son dirigeant, d’autre part. Nous proposons, non pas d’instaurer un grand ministère de la mer, mais de réformer le rôle du secrétariat général de la mer qui serait compétent sur l’ensemble des questions maritimes – biodiversité, action de l’État, activités maritimes, etc. Nous préconisons de confier ce pilotage à un haut-commissaire, avec rang de ministre, sous l’autorité directe du Premier ministre.

Au niveau international, le CESE souhaite que la biodiversité en haute mer bénéficie enfin d’un cadre juridique protecteur et que la place de la société civile dans les instances internationales soit renforcée. La conférence que nous avons organisée sur la gouvernance de la haute de mer au mois d’avril a mobilisé les services de l’État et des démarches sont entreprises. Au niveau européen, nous proposons la création d’un registre d’immatriculation des navires, prenant comme référence le plus exigeant de l’Union.

Nous appelons de nos vœux l’instauration d’un cadre international de gestion durable des ressources de l’Arctique. Il y a urgence car la fonte de la banquise ouvre la voie à l’exploration et à l’exploitation des ressources pétrolières.

Enfin, le CESE souhaite que le préjudice écologique soit intégré dans le droit européen.

Mme Geneviève Gaillard. Votre rapport comporte un certain nombre de propositions que nous pouvons soutenir. Il y a en effet urgence à nous pencher sur des sujets aussi divers que la détérioration des récifs coralliens, la pêche en haute mer, l’émergence de nouvelles activités qui vont peut-être porter atteinte aux océans…

Comment envisagez-vous l’articulation entre votre travail et la future loi relative à la biodiversité, qui comportera un chapitre sur les océans ?

Ne pensez-vous pas indispensable de doter l’assemblée générale des Nations unies d’un mandat clair afin que soient définies les conditions d’accès et de partage des bénéfices de l’exploitation des ressources marines ?

Lors de la conférence d’Hyderabad sur la diversité biologique, peu de représentants du monde marin étaient présents ; les chercheurs qui l’étaient se sont plaints de ne pas être suffisamment reconnus. Comment promouvoir la recherche sur le milieu marin ?

J’ai eu l’occasion de recevoir, dans ma ville de Niort, François Gabart et Bernard Stamm qui ont participé au dernier Vendée Globe – François Gabart l’a même gagné. En les interrogeant, j’ai eu le sentiment que les marins ne semblaient pas avoir conscience de la nécessité de conserver les océans en bon état. Comment mobiliser toutes celles et tous ceux qui utilisent la mer à des fins professionnelles ou de loisir ? Et comment sensibiliser les populations elles-mêmes ?

M. Christophe Priou. Le journal Ouest France écrit ce matin que « la France, avec 11 millions de kilomètres carrés d’océan, joue les gros bras maritimes. Mais c’est de la gonflette. Peu de moyens sont mobilisés pour développer ces zones souvent lointaines de la métropole. » Il ajoute que Gérard Grignon va remettre un rapport sur le sujet.

L’application du Grenelle de la mer pose problème, notamment entre l’État et les collectivités. On peut parler de la gestion intégrée des zones côtières, de la trame bleue, de la préservation du littoral, de la prescription de protections après la tempête Xynthia. Il conviendrait également d’accorder davantage de moyens au Conservatoire du littoral dont le rôle est essentiel dans la préservation des rivages, sachant que 80 % de notre population vivra soit dans les pôles urbains, soit en bord de mer.

Un rapport sénatorial intitulé Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans souligne la nécessité de mieux suivre et mieux évaluer notre politique maritime en regroupant des actions au sein d’une loi de programmation quinquennale. Votre proposition de nommer un haut-commissaire va dans ce sens. On sait à quel point l’éclatement des administrations a été problématique lors naufrages de l’Erika et du Prestige.

Les « navires du futur » s’inscrivent dans une diversification industrielle que nous appelons de nos vœux.

Le volet social de la pêche doit être souligné, car ces métiers attirent peu aujourd’hui.

L’État va mettre en place des parcs éoliens en Manche et dans l’Atlantique. Mais un accent particulier doit être porté sur les micro-algues, sur lesquelles sont mobilisés des pôles à Brest et à Nantes : ce sont de gigantesques ressources en termes alimentaires et pharmaceutiques.

S’agissant de la responsabilité environnementale, nous avons gagné une grande bataille l’année dernière au sujet de l’Erika. Avec Alain Leboeuf, nous avons déposé une proposition de loi visant à inscrire le préjudice écologique dans le droit. Il est vrai que les divers naufrages ont fait évoluer la législation européenne et française.

M. Bertrand Pancher. Je remercie vivement Catherine Chabaud pour la qualité de sa présentation et pour son engagement. Le rapport du GIEC souligne le réchauffement des couches océaniques superficielles et le rôle considérable des océans dans l’atténuation du changement climatique en absorbant 90 % de l’augmentation de la quantité d’énergie. Il indique également que, de 1901 à 2010, le niveau moyen des océans a augmenté de 19 centimètres, que le niveau des mers devrait monter de 17 à 38 centimètres d’ici à 2050, et de 28 centimètres à près de 1 mètre d’ici à 2100. Les parlementaires ultramarins, notamment de la Polynésie, nous font part de leur grande inquiétude à cet égard.

L’océan va continuer à se réchauffer et la chaleur emmagasinée va pénétrer plus profondément encore dans les couches océaniques, ce qui affectera la circulation des eaux. Il y a donc urgence à réduire les émissions de CO2, à lutter contre la surexploitation des mers, la pollution tellurique, la disparition progressive des récifs coralliens.

Votre rapport est passionnant. Vous formulez des préconisations sur la gouvernance, mais ne peut-on aller plus loin, notamment en affichant des objectifs en matière de politique commune sur le plan européen ? Nous n’avons pas, en France, les moyens de nos ambitions, mais nous pouvons les avoir à l’échelon européen grâce à des transferts de compétences. Qu’en pensez-vous ?

Vous préconisez une meilleure articulation des travaux du GIEC et de l’IPBES. Pourriez-vous nous apporter des précisions en la matière ?

Un continent de déchets en plastique pollue l’Atlantique Nord et tue de nombreux animaux. Des travaux sont menés sur ce sujet par le commissaire européen à l’environnement. Comment vous reconnaissez-vous dans sa réflexion ?

Mme Laurence Abeille. Merci pour ce travail passionnant. J’axerai mon propos sur la pêche et la préservation de la biodiversité marine. La plupart des études indiquent un effondrement des ressources halieutiques, notamment la disparition totale des poissons marins d’ici à 2048 si rien n’est entrepris. La surpêche d’une espèce a des conséquences en chaîne, provoquant un bouleversement de l’écosystème marin dont on a du mal à mesurer les conséquences. Par exemple, la baisse drastique du nombre de grands poissons, comme le thon, a favorisé la prolifération des méduses : c’est le cas notamment au Japon qui se retrouve face à un vrai problème écologique – encore un…

Si l’équilibre écologique des océans n’est pas maintenu ou rétabli, il semble illusoire de parler de pêche durable. On sait que la politique des quotas de pêche fonctionne mal et qu’elle a pour conséquence le rejet massif de prises accessoires et accidentelles. Les techniques sont, en effet, assez rudimentaires : c’est comme tuer tous les animaux d’une forêt pour prélever une seule espèce… La pêche en eaux profondes, que vous évoquez dans votre rapport, fait partie de ces pratiques catastrophiques sur le plan écologique. C’est pourquoi elle devrait être interdite, comme le propose la Commission européenne.

La solution pourrait-elle être l’aquaculture ? Cela s’avère très compliqué. Contrairement aux animaux d’élevage qui se nourrissent le plus souvent de végétaux, les poissons consomment principalement des poissons ! Et si pour produire un kilo de poisson d’élevage, il faut en pêcher deux kilos, c’est un non-sens. Les rapports sont même bien souvent pires : il faut de 3 à 4 kilos de poissons pour obtenir 1 kilo de saumon d’élevage, et ce rapport est de 22 pour 1 dans l’élevage du thon. Certes, ce ratio est similaire dans la nature, mais il respecte un cycle systémique qui n’a rien à voir avec le rythme industriel de l’aquaculture. Pour nourrir ces poissons d’élevage, on utilise des poissons sauvages, souvent surexploités, comme la sardine, le merlan, l’anchois. La solution ne peut évidemment pas être d’alimenter les poissons avec de la farine de porc, comme certains le voudraient.

La question du lieu où pratiquer cette aquaculture pose également problème, dès lors que certains facteurs sont pris en compte, comme la concurrence avec les espèces locales et la pollution avec le rejet d’antibiotiques. Une aquaculture non raisonnée, sans équilibre entre productivité et respect de l’environnement, ne règle pas le problème des stocks halieutiques : elle le déplace des poissons carnivores aux autres espèces tout en entraînant une pollution des milieux. Il est nécessaire de s’interroger sur le modèle de production aquacole, et c’est ce que vous préconisez à juste titre dans votre rapport. Mais les solutions semblent, en fait, très peu nombreuses.

Le débat sur la pêche est le même que sur la viande. Nous savons que l’élevage d’animaux terrestres est responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre, soit plus que l’ensemble des transports, et accapare une grande partie des terres arables. Il est impossible de nourrir 9 milliards d’humains avec la même consommation de viande que dans les pays développés. Le problème est donc le même pour le poisson : il est presque impossible de répondre à la hausse de la demande sans aboutir à une catastrophe écologique.

Je note avec satisfaction dans votre avis que vous souhaitez organiser une campagne nationale de sensibilisation destinée à inciter le grand public à une consommation responsable des produits de la mer. Une consommation responsable passe forcément par une baisse globale de la consommation – et donc des prélèvements. C’est, il me semble, la seule solution viable écologiquement. L’idée d’un label européen certifiant des produits issus d’une pêche durable, comme vous le proposez, semble pourtant à double tranchant si l’on a, d’un côté, des poissons labellisés et chers et, de l’autre, des poissons non labellisés issus de la surpêche.

M. Olivier Falorni. Merci pour la qualité de votre présentation. Nous sommes heureux d’accueillir la première femme à avoir terminé un tour du monde à la voile, en solitaire, en course et sans escale.

Trente ans après la signature de la convention des Nations unies sur le droit de la mer à Montego Bay – l’accord le plus important de l’histoire concernant la haute mer –, les océans continuent à mobiliser. Le Secrétaire général Ban Ki-moon a lancé le Pacte pour les océans qui vise à renforcer la capacité du système de l’ONU à soutenir les actions des gouvernements ainsi qu’à promouvoir l’engagement des organisations intergouvernementales et des ONG.

Dans ce contexte, le CESE s’est posé la bonne question : comment gérer collectivement et préserver les écosystèmes de cet espace extrêmement précieux pour l’être humain ? Dans cette optique de gouvernance et de gestion durable des océans, vous nous avez fait part aujourd’hui de vos préconisations. La lecture d’un article du Programme international sur l’état des océans, la semaine dernière, montre à quel point il est urgent de considérer vos recommandations. Dans ce texte, on peut lire que l’état de santé des mers décline plus rapidement qu’on le pensait, sous l’effet de trois composantes : le réchauffement, la désoxygénation, et l’acidification. Les chercheurs estiment que ce cocktail néfaste, qui touche à la température, à la chimie, à la stratification des océans et à l’apport en nutriments, compromet gravement la productivité et l’efficacité des océans.

Les résultats de ces études vont au-delà de la conclusion du GIEC selon laquelle l’océan absorbe une grande partie du réchauffement climatique, ainsi que des taux sans précédents de dioxyde de carbone. Les chercheurs redoutent un impact cumulé bien plus grave que les estimations précédentes : la combinaison des différents facteurs a un résultat global supérieur à la simple addition des impacts de chaque facteur.

Les scientifiques du Programme international sur l’état des océans proposent trois solutions : réduire les émissions mondiales de CO2 pour limiter l’augmentation des températures à moins de 2 degrés ; garantir la mise en place d’une gestion basée sur la communauté et les écosystèmes, favorisant les pêcheries de petite échelle ; et construire une infrastructure mondiale pour la gouvernance de la haute mer. Les préconisations de votre rapport font-elles écho à ces trois propositions et, si oui, comment s’articulent-elles ?

Enfin, le CESE demande que la biodiversité marine, composante fondamentale de la diversité biologique, en particulier dans les collectivités ultramarines, soit traitée à la hauteur de son importance dans la loi cadre sur la biodiversité. Selon vous, faut-il réaffirmer la place des aires marines protégées dans le projet de loi ?

Mme Sylviane Alaux. Merci pour la qualité de votre rapport. Les mers, les océans sont notre assurance-vie pour les siècles à venir, pour nos enfants et les générations futures. Il y a urgence à les préserver, avec l’absolue nécessité pour tous les usagers de la mer de cohabiter. Parmi ces usagers, nos pêcheurs sont trop souvent stigmatisés alors qu’ils sont plutôt de bons élèves.

Je voudrais vous interroger sur les grands fonds. Votre rapport s’appuie sur des observations scientifiques. Les professionnels ont-ils été ou sont-ils suffisamment associés à ces études ? Préconisez-vous une interdiction ou un encadrement plus sévère, avec l’impact économique que cela pourrait avoir sur le devenir de certains de nos ports, en un mot d’aller plus loin ?

M. Laurent Furst. La France a un « vaisseau amiral », l’administration des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) avec ses bases de recherche. Qu’en pensez-vous ?

Pouvez-vous nous dire un mot sur le « sixième continent », le « continent de plastique » évoluant dans les océans ? Comment lutter contre ce phénomène ?

Quelle est la position de la France sur la problématique des déchets enfouis en mer, notamment des déchets nucléaires ?

M. Yannick Favennec. La France possède le deuxième espace maritime mondial après celui des États-Unis. Nous disposons d’un potentiel unique en termes de richesses, qu’il convient néanmoins de préserver compte tenu de sa fragilité. Je souscris pleinement à l’ambition de ce rapport qui concilie les trois piliers du développement durable – économique, social et environnemental.

La pêche française en eau profonde est dépendante de la politique commune de la pêche, et il faut veiller à ne pas ajouter trop de contraintes à celles qui existent déjà. Nous devons laisser aux professionnels le temps de s’adapter aux nouvelles techniques. Les pêcheurs doivent faire face à une concurrence illicite et dangereuse d’opérateurs sans scrupule ; c’est pourquoi un label européen de qualité certifiant les produits de la pêche durable permettrait de lutter contre la pêche illégale. J’aimerais avoir votre point de vue sur ces deux sujets : l’inflation de contraintes et ce label européen.

M. Jean-Jacques Cottel. Merci pour votre excellent rapport. Lors de la conférence environnementale, vous avez évoqué l’idée d’une filière à responsabilité élargie aux producteurs de bateaux, assortie d’une prime à l’écoconception des navires. Cette piste permettrait de produire moins de déchets et de recycler plus de matériaux. Elle me semble intéressante même si le rapport que j’ai rédigé avec mon collègue Guillaume Chevrollier préconise d’abord la mise en place satisfaisante des filières REP avant d’en créer d’autres.

Existe-t-il une filière de valorisation des matériaux issus des bateaux ? Quels sont les progrès possibles pour concevoir les navires les plus écologiques possibles ? Les utilisateurs sont-ils sensibles à cette problématique ? Que deviennent les vieux bateaux ?

S’agissant des navires de pêche, il me semble nécessaire de se donner plus de temps avant d’envisager de les renouveler, afin de tenir compte des contraintes économiques.

M. Guillaume Chevrollier. L’immensité des océans ne les protège pas des nombreuses menaces : pollution, réchauffement climatique, épuisement des ressources du fait de la surexploitation, disparition d’espèces rares. Notre pays, deuxième puissance maritime mondiale a une responsabilité particulière sur le sujet. Selon votre rapport, la France doit faire pression pour une gestion écoresponsable des océans, ce que nous approuvons.

Vous qui avez tant navigué sur les océans, comment envisagez-vous les projets, prévus le long de nos côtes, de fermes hydroliennes et de parcs d’éoliennes flottantes en mer ? Selon vous, avons-nous le recul suffisant pour mesurer l’impact de ces projets et méritent-ils le label écoresponsable ?

Plusieurs députés. Très bonne question !

Mme Florence Delaunay. Je tiens tout d’abord à exprimer toute mon admiration : Madame Catherine Chabaud a été une navigatrice très courageuse. Les schémas de cohérence territoriale (SCOT) sont des documents de planification terriens et il est difficile d’y intégrer des volets littoraux. Pourtant, de multiples activités existent : récifs artificiels, hydroliennes, zones de surf et de plongée, parcs naturels marins, etc.

Lors des auditions que vous avez réalisées, une disposition sur le volet littoral dans les SCOT a-t-elle été envisagée, avec comme objectifs de connaître et de coordonner les activités marines, d’éviter les conflits d’usage, de limiter les activités susceptibles de pollution sur les plages et en mer, d’affirmer la mer comme partie prenante du territoire et de l’intégrer réellement dans les politiques d’aménagement ?

M. Jean-Luc Moudenc. Il y a quelques années paraissait un livre signé d’un journaliste scientifique et d’un chercheur, intitulé Une mer sans poissons. Comment évaluez-vous le risque de la surexploitation des océans ? Dans la mesure où les hommes pêchent toujours plus loin et toujours plus profond, comment concilier préservation de l’océan, besoins économiques et pêche durable ?

Mme Laurence Abeille. L’extraction de sable marin utilisé pour la construction pose de nombreux problèmes, notamment dans certaines îles du Pacifique, avec un recul voire une disparition des plages. La méthode d’extraction est particulièrement brutale ; elle détruit les fonds marins côtiers où la biodiversité est souvent la plus riche. Un projet très contesté est en gestation dans la baie de Lannion pour extraire du sable coquillier. Que pensez-vous de l’impact écologique de ce type d’exploitation ?

Des milliers de mètres cubes d’eau radioactive s’échappent de la centrale de Fukushima. Faut-il craindre une pollution massive de tout ou partie de l’océan Pacifique ?

M. Christophe Bouillon. Vous soulignez dans votre rapport les atouts indéniables de la France en termes de ressources minérales sous-marines. Toutefois, ces richesses sont sous-exploitées, voire relativement peu explorées. Des travaux de cartographie ont été conduits à Wallis-et-Futuna. Pourrait-on imaginer une application à grande échelle de cette méthode de travail au sein d’un pôle minier français pour établir une documentation plus précise ?

L’exploitation des ressources minières fait l’objet d’une véritable concurrence internationale, notamment avec la Chine et l’Inde. Comment envisagez-vous le rôle de la France ? Doit-elle, comme l’a proposé le rapport que j’ai rédigé avec Michel Havard sur la gestion durable des matières premières minérales, renforcer sa présence à l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), notamment à la commission juridique et technique, pour améliorer la gouvernance internationale et suivre les règles encadrant les permis ?

Enfin, selon votre rapport, le cadre juridique n’est pas encore stabilisé. Quelles pourraient être les modifications à apporter au code minier sur l’exploitation sous-marine ?

M. Jean-Pierre Vigier. Les océans occupent 71 % de la surface terrestre. Avec une zone économique exclusive de 11 millions de kilomètres carrés, la France est le deuxième espace maritime mondial et la première intéressée par la gestion de la ressource en eau. Alors que les océans sont un vecteur économique majeur, les pollutions et les changements climatiques agressent cette ressource. Comment concilier sur le long terme la préservation du milieu marin et la valorisation économique des océans ?

M. Philippe Plisson. Les réseaux fluviaux amènent à la mer des pollutions diverses, mais intensives, auxquelles s’ajoute le déversement des eaux usées. Le dixième programme des agences de l’eau 2013-2018 a fait de la lutte contre les pollutions sa priorité. Dans votre rapport, vous appelez à un renforcement de la prise en compte du lien terre/mer par les collectivités territoriales. En effet, la gestion des rivières et de leur bassin versant est souvent laissée à des syndicats sans moyens ni compétences. Quelle solution préconisez-vous ? L’un des principaux enjeux n’est-il pas d’inclure ces syndicats dans des intercommunalités à fiscalité propre ?

Votre rapport mentionne la présence des déchets nucléaires au fond des océans. Quelles sont vos préconisations ?

Les océans sont un vaste réservoir d’énergie renouvelable ; or seuls quelques prototypes sont en service. Les océans représentent certes 70 % de la surface de la terre, mais les sites d’exploitation les plus favorables sont limités. Quelles dispositions prendre pour organiser leur exploitation dans le respect du milieu marin ?

M. Yves Albarello. Votre rapport comporte un grand nombre préconisations, mais le plus difficile est d’apporter des solutions. La fonte de la calotte glacière et la montée des océans sont des sujets majeurs. Au sud du Sénégal, j’observe chaque année une montée des eaux de plusieurs centimètres, avec une destruction de la flore et l’ensablement du fleuve Casamance. En outre, les bateaux usines coréens ont totalement pillé la ressource halieutique des fonds marins de ce pays.

L’éco-participation que vous proposez pour la filière marine suppose une réciprocité, afin d’éviter de se retrouver dans le même cas de figure que la compagnie Air France qui est la seule à s’acquitter d’une taxe sur la solidarité, à hauteur de 70 millions. C’est une bonne idée à condition que tout le monde y souscrive.

M. Jean-Marie Sermier. Je voudrais me faire l’écho des agriculteurs de la mer que sont les pêcheurs. Beaucoup confirment que la stabilisation des captures de poissons sauvages depuis les années 1990 traduit une surpêche dans bien des endroits. Pourtant, à chaque fois que des chiffres sont publiés, un certain nombre de professionnels les contestent. Comment expliquez-vous une telle différence entre les statistiques fournies par les organismes compétents et celles des pêcheurs dont on ne peut contester l’honnêteté intellectuelle ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Est-il possible de faire évoluer la convention de Montego Bay, signée il y a trente ans. Si oui, dans quelle direction ? Une volonté politique s’exprime-t-elle en ce sens ?

Mme Catherine Chabaud. Toutes ces questions sont pertinentes, mais je suis tout sauf une experte de la mer ! Ce rapport est le fruit d’un travail collectif au sein de la section de l’environnement.

Mme Anne-Marie Ducroux. Nous avons publié l’avis sur les océans et l’avis de suite sur la biodiversité avant l’été. L’avant-projet de loi ne nous avait pas encore été présenté – il le sera certainement à l’automne. Néanmoins, nous insistons dans ces deux avis pour que la loi biodiversité inclue tous les milieux, dont le milieu marin.

Nous préconisons également dans ces deux avis que les problématiques des océans soient intégrées dans les travaux du GIEC et de l’IPBES et que ces deux structures, au travers des représentants français, travaillent de façon coordonnée en mutualisant leurs moyens.

En outre, Jean Jouzel présentera un avis sur l’adaptation climatique, qui sera centré sur le vivant – agriculture, biodiversité, santé.

Nous souhaitons une protection de la biodiversité marine et des ressources génétiques. Selon nous, les acquis de la Convention sur la diversité biologique (CDB) – par exemple le protocole relatif à l’accès aux ressources et le partage des avantages (APA) – devraient inspirer les évolutions de la convention de Montego Bay.

Nous espérons que l’Agence de la biodiversité traitera de l’ensemble des milieux, sans mettre le milieu marin à part. De manière générale, l’approche écosystémique et concertée doit être un fil directeur de son action.

Mme Catherine Chabaud. Les acteurs de l’économie maritime sont très inquiets de voir la mer disparaître dans cette grande agence. Une représentation forte de ces derniers au conseil d’administration permettrait de faire comprendre le lien entre la terre et la mer. De plus, les conseils de gestion des aires marines protégées doivent être conservés : ce sont des instances de gouvernance de référence.

J’ai été étonnée de vous entendre dire qu’il n’y avait pas de représentants de la recherche maritime à Hyderabab, car notre pays dispose d’une véritable expertise. Dans la section sur l’éducation à l’environnement, nous recommandons que toutes les formations, y compris celle des ingénieurs, incluent le maritime et le développement durable.

Je peux vous dire que François Gabart et Bernard Stamm sont vraiment conscients des enjeux. Mais il est vrai qu’ils ne vivent pas toujours bien le fait de naviguer sur des bateaux en fibre de carbone. Bernard Stamm a mis son navire à disposition de la science : celui-ci comporte un système d’observation des océans, un capteur océanographique qu’il a mis au point avec l’IFREMER et Océanopolis à Brest. Il reste que les plus mobilisées sur ces sujets sont des navigatrices : Isabelle Autissier est ainsi présidente du WWF-France, et Ellen MacArthur a créé une fondation sur l’économie circulaire.

Le navire du futur est un navire propre, économe, intelligent et sûr. Les travaux portent sur la réduction des émissions de CO2, les énergies, la sécurité embarquée, les matériaux, notamment les biocomposites. Nous préconisons l’écoconception parce que la fin de vie des bateaux constitue un réel problème. Pour la plaisance, une filière de collecte et de déconstruction a démarré sur de petites unités. Mais si une filière devait véritablement se mettre en place, les professionnels préféreraient une démarche à l’échelon européen.

D’ailleurs, un grand nombre de préconisations devraient être portées par la France au niveau européen, que ce soit sur la pêche, le navire du futur, le démantèlement des navires, la recherche, ou la mutualisation des moyens. Étonnement, l’Allemagne, dont les frontières maritimes ne sont pas très importantes, se mobilise beaucoup plus.

Sur les parcs éoliens, je crois au développement des énergies marines et, plus largement, à une approche écosystémique et concertée. Nous avons un avenir économique en mer, mais il faut introduire la concertation et l’écoconception très en amont. Le projet de parc éolien prévu au large de Guérande n’aurait peut-être pas suscité une telle levée de boucliers si un cahier des charges avait prévu la concertation et l’écoconception. Dans ce domaine, il y a vraiment des solutions qui font appel à l’innovation, avec des emplois à la clé. D’ailleurs, les parcs éoliens en mer des Danois et des Anglais sont loin d’être exempts de reproches. Nous pourrions promouvoir une exemplarité française à la faveur des nouveaux appels à projet.

Les énergies marines sont un véritable enjeu pour l’outre-mer. Mais je pense que la France ne l’a pas suffisamment compris.

Mme Annie-Marie Ducroux. Sur le préjudice écologique, nous estimons que la France a un rôle à jouer pour promouvoir ce principe afin qu’il soit intégré dans le droit européen.

Mme Catherine Chabaud. La biomasse des océans subit le réchauffement climatique, les pollutions telluriques, les microparticules de plastique. Par conséquent, la pêche elle-même est impactée. On pointe souvent la pêche profonde, mais la pêche illicite et la pêche de plaisance sont également de vrais sujets. La question doit être traitée de façon globale ; c’est pourquoi notre avis propose un pacte, notamment une traçabilité du poisson. Le label européen me paraît une voie intéressante.

Les chercheurs ne sont pas tous d’accord sur la pêche profonde ; c’est pourquoi j’ai tendance à invoquer le principe de précaution. Personnellement, j’ai fini par être convaincue qu’il fallait mettre un terme aux prélèvements à certaines profondeurs. Néanmoins, il y a plusieurs sortes de pêches profondes, et les pêcheurs font de réels efforts pour aller vers une pratique plus responsable dans une réflexion écosystémique. Notre rapport préconise de développer des recherches sur des engins de pêche plus sélectifs, moins dommageables. Des expériences d’unités d’exploitation et de gestion concertées (UEGC) sont menées avec les pêcheurs. La pêche artisanale, si elle recevait les mêmes subsides que la pêche profonde, pourrait peut-être mieux se développer. Je ne crois pas à la disparition des poissons, je m’inquiète de la prolifération des méduses.

L’aquaculture peut être une bonne solution, à condition qu’elle soit durable et que les poissons mangent autre chose que des farines animales.

Les solutions viendront des éco-innovations qui pourront être développées, mais aussi de notre capacité à gérer collectivement le milieu. Il y a des emplois à la clé et donc des formations à envisager. Ce qui manque actuellement, c’est une vision collective.

Sur les déchets, il n’y a pas un unique « continent de plastique » : il y en a dans tous les vortex océaniques – Pacifique Nord et Sud, Atlantique Nord et Sud, océan Indien Nord et Sud. Lors de la Conférence environnementale, un représentant de fédération de la plasturgie m’a parlé d’un projet visant à ramasser des macro-déchets, ce qui n’est pas réaliste. En revanche, développer des bateaux pour collecter les macro-déchets sur le littoral est envisageable. Mieux encore : il faut agir en amont sur les fleuves, comme nous le préconisons dans notre avis. À ce sujet, un livre passionnant, rédigé par trois spécialistes, va sortir prochainement.

S’agissant des TAAF, nous estimons qu’il faut préserver le Marion Dufresne, navire océanographique qui joue un rôle scientifique et logistique, en particulier dans les mers australes. Nous préconisons de renouveler son contrat d’affrètement.

Nous parlons des déchets nucléaires immergés dans notre rapport, mais sans formuler aucune recommandation.

M. Jacques Beall. Il faut se saisir de ce sujet dans la mesure où des conteneurs immergés dans les années 1980 commencent à donner des signes de faiblesse. Une menace est possible dans certaines régions, notamment dans la fosse des Casquets, d’une profondeur de cent mètres, située en Manche.

Mme Catherine Chabaud. Sur la fin de vie des objets, j’évoque souvent la directive européenne sur les déchets d’équipements électriques et électroniques (D3E) à l’origine de la création d’une filière de collecte et de démantèlement en France. Le problème est que 80 % des bateaux de plaisance sont fabriqués en verre polyester qui ne peut être valorisé actuellement que par incinération. Les solutions ne sont pas sur l’existant, elles sont à l’écoconception. L’acier et l’aluminium sont recyclables à l’infini.

Le Gouvernement vient de lancer un appel à projet sur les fermes d’hydroliennes. J’y suis favorable, mais toujours dans le respect des principes d’anticipation et de concertation. Il convient de sélectionner les lieux d’implantation. Dans le parc naturel marin d’Iroise, une première hydrolienne devrait être immergée, et ce projet a réuni autour de la table l’Agence des aires marines protégées, les énergéticiens et les chercheurs ; l’idée est de placer des capteurs océanographiques sur l’hydrolienne. Je ne suis pas contre le développement, mais il faut – et on peut le faire – trouver des solutions pertinentes.

Mme Anne-Marie Ducroux. Notre avis sur la transition énergétique indique que tout ne pourra pas être financé en même temps et que des choix devront être faits. Nous préconisons de financer en priorité les énergies renouvelables au potentiel commercial important et qui sont déjà dans une phase de maturité.

Mme Catherine Chabaud. Sur les ressources minières, Jacques Beall et moi sortons d’une réunion organisée par le ministère de l’écologie sur une recherche scientifique en cours sur l’impact environnemental de l’exploration et de l’exploitation des minerais profonds. Nous passons au crible toutes les études réalisées sur le sujet pour en tirer des enseignements sur la manière d’explorer et d’exploiter ces ressources. Un colloque se tiendra le 19 juin prochain sur ce sujet, qui concerne les nodules polymétalliques, les encroûtements cobaltifères et les sulfures hydrothermaux. Une campagne d’exploration a été menée à Wallis-et-Futuna en 2010. Notre avis souligne que l’outre-mer pourrait être davantage associée.

M. Jacques Beall. Plusieurs problèmes se posent s’agissant de la modification du code minier. D’abord, ces ressources font l’objet de recherche et d’exploration, mais pas d’exploitation, comme le pétrole. Ensuite, la gestion des risques marins doit être intégrée, ainsi que les moyens de contrôle et la gestion des accidents. Aujourd’hui, les moyens sont relativement faibles – pour les forages en Guyane, par exemple, les moyens de secours en cas d’accident restent mineurs. Enfin, il faut trouver une articulation entre la ZEE, les eaux internationales et les ressources du sous-sol dans le plateau continental étendu, qui seront gérées par la France, et les fonds marins de haute mer sous la juridiction de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

Mme Catherine Chabaud. Les granulats marins sont un vrai sujet. Je m’étais opposée à l’extraction des granulats au large de Lorient en raison de la présence d’une zone Natura 2000. Il est aberrant d’avoir besoin de granulats, alors que des opérations de dragage sont menées pour retirer des boues afin de permettre aux bateaux de passer dans les chenaux : je préconise leur valorisation depuis toujours. Des solutions sont possibles ; une expérience pilote a été menée au niveau européen associant les ports du Guilvinec et de Toulon.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Les sables coquilliers sont utilisés en agriculture pour les amendements.

Mme Catherine Chabaud. En ce qui concerne Fukushima, je vous renvoie à notre rapport, mais nous ne formulons pas de préconisation.

S’agissant des SCOT, je pense qu’il faut mettre plus de maritime dans tous les textes.

En définitive, je crois possible de concilier économie et préservation à condition d’avoir une politique volontaire. La France doit mettre en place une gouvernance et s’appuyer sur sa légitimité pour porter des sujets au niveau européen. Ainsi, nous trouverons plus facilement des solutions et nous pourrons promouvoir des approches écosystémiques et concertées. C’est ce fil rouge qui résume le mieux notre ambition.

M. Jacques Beall. De l’avis des personnes auditionnées, une approche pragmatique et régionale est préférable à une évolution de la convention de Montego Bay. En revanche, des outils complémentaires sont prévus dans le processus, notamment le nouvel instrument juridique de partage des avantages qui ne concerne que la biodiversité. Les fonds marins relèvent de l’AIFM, à laquelle les futurs exploitants paieront une redevance redistribuée selon des critères qui avantageront les pays en développement. L’ambition initiale a été fortement réduite, notamment par l’intervention des États-Unis, non signataires de la convention.

Au niveau européen, la stratégie pour le milieu marin comporte l’objectif d’un bon état des eaux pour 2020. Néanmoins, les moyens ne semblent pas en adéquation.

S’agissant des énergies marines renouvelables, la directive sur la planification de l’espace maritime devrait permettre de définir les zones et les usages puis, grâce à la concertation, les zones qui seront utilisées et leur affectation. Aujourd’hui, faute de dialogue en amont, des projets rencontrent des difficultés d’acceptabilité.

Mme Catherine Chabaud. En conclusion, si la mer bénéficiait de l’attention portée au milieu terrestre, le CESE consacrerait non pas un, mais dix ou vingt avis à toutes ces questions, et peut-être autant de rapports !

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Merci beaucoup, mesdames, monsieur, pour cette audition très intéressante.

9. Table ronde sur le 5e rapport du groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (27 novembre 2013)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Le groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a décidé de publier son cinquième rapport en trois volumes. Le premier, consacré aux études scientifiques, a été publié en septembre dernier. Les deux autres volumes, consacrés aux impacts et aux politiques d’atténuation, seront publiés dans les six prochains mois. Le premier volume confirme l’origine anthropique du changement climatique, l’augmentation de la température moyenne à la surface du globe, l’élévation du niveau des océans et l’accélération de la fonte des glaciers.

Cette table ronde nous permettra de dresser une synthèse des principaux enseignements de ce cinquième rapport, d’identifier ses implications et de préciser les enjeux climatiques auxquels la France métropolitaine et l’ensemble des territoires ultramarins seront exposés au cours des décennies à venir.

Nous accueillons à ce titre :

- M. Jean Jouzel, climatologue, que nous avons déjà auditionné le 13 mars dernier sur la transition énergétique ;

- Mme Valérie Masson-Delmotte, corédactrice du 5e rapport ;

- M. Philippe Dandin, qui a été directeur de la climatologie à Météo-France ;

- M. Alexandre Magnan, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) et coauteur du rapport « Les outre-mer face au défi du changement climatique » réalisé en 2012 pour l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC).

M. Jean Jouzel, climatologue. Il est important que les parlementaires accueillent la communauté scientifique. Nous y sommes très sensibles et vous remercions d’avoir organisé cette table ronde.

Je suis parmi vous au titre de mon implication au sein du groupement intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) dont le président est M. Rajendra Kumar Pachauri et dont je suis membre du bureau : ce dernier est composé de trente personnes, et aucun pays, à l’exception de l’Inde, n’est représenté deux fois. Chacun des trois groupes de travail y est représenté – je suis vice-président du groupe I, consacré aux études scientifiques. La France est également représentée au sein du bureau par Nicolas Bériot, secrétaire général de l’ONERC.

Je voudrais dire quelques mots du processus qui a abouti au rapport du groupe scientifique qui a été adopté à Stockholm il y a plus d’un mois.

Le GIEG est né suite au cri d’alarme qu’ont lancé les scientifiques dans les années 1970-1980 devant la menace du réchauffement climatique. Il a été mis en place sous l’égide de l’Organisation météorologique mondiale et de la branche environnement des Nations Unies en 1988. Notre instance obéit donc aux règles onusiennes.

Le rapport du groupe II, relatif à l’impact, à la vulnérabilité et à l’adaptation aux changements climatiques, sera adopté à Yokohama à la fin du mois de mars, et le rapport du groupe III, sur les moyens d’atténuer le changement climatique, sera adopté en Allemagne début avril. Ces travaux seront complétés par un rapport de synthèse qui sera présenté en octobre prochain à Copenhague.

Les membres du bureau sont généralement élus pour la durée de l’établissement du rapport d’évaluation. Toutes les décisions sont prises par une assemblée plénière où sont représentés tous les pays.

Nous proposons l’organisation du contenu du rapport, et lorsque celle-ci est approuvée, nous sélectionnons les auteurs sur des critères scientifiques, géographiques et de genre. C’est un tel honneur d’être rédacteur d’un rapport du GIEC que nous recevons de nombreuses candidatures. Ainsi, 259 auteurs ont participé à la rédaction de ce 5e rapport, pour laquelle nous avions reçu un millier de candidatures.

Chaque chapitre est rédigé sous l’égide d’une douzaine d’auteurs et de deux coresponsables, auxquels peuvent s’adjoindre des contributeurs.

Nous avons ensuite quatre rendez-vous, tous les six à huit mois, de la première rédaction, dite « draft zéro », aux rédactions suivantes auxquelles sont adjoints des commentaires. Nous avons ainsi recueilli plus de 55 000 commentaires qui seront pris en compte. Il s’agit d’un processus collectif et transparent.

Les coprésidents de notre groupe sont MM. Thomas Stocker (Suisse) et Qin Dahe (Chine). Sous la responsabilité des coachs et d’un sous-groupe de rédacteurs, un résumé technique à l’intention des décideurs est établi – il s’agit de passer d’un millier de pages à cinquante pages – et c’est ce document qui fera l’objet d’un processus d’adoption auquel personnellement je suis très attaché. Certains considèrent qu’il est politique, mais je ne le pense pas. D’ailleurs, ce résumé reste la propriété des scientifiques et les représentants des gouvernements ne peuvent en modifier le contenu.

Je précise que le rôle du GIEC est non pas de faire des recommandations, mais d’établir un diagnostic. En clair, nous nous devons d’être policy-relevant et non policy-prescriptive. En revanche, à l’issue de ce processus, les décideurs sont censés prendre des mesures – j’emploie à dessein le mot « censés » car nous considérons que ces mesures ne sont pas prises assez rapidement.

Le rapport du GIEC doit être le livre de chevet des négociateurs du climat et il semble que l’objectif soit atteint.

Mme Valérie Masson-Delmotte, corédactrice du 5e rapport. J’évoquerai brièvement les principaux éléments du résumé à l’usage des décideurs du 5e rapport du GIEC.

Ce rapport, qui repose sur 9 200 publications scientifiques, est organisé en 14 chapitres auxquels est adjoint un atlas qui donne accès à des cartes présentant les simulations des évolutions futures du climat dans les différentes régions sur une échelle de temps allant de 30 à 100 ans.

Le constat de ce rapport est le suivant : le réchauffement du système climatique est sans équivoque et beaucoup de changements observés depuis les années 50 sont sans précédent sur une échelle de temps remontant à plusieurs milliers d’années.

Nous observons un réchauffement de l’atmosphère et chacune des dernières décennies a été successivement plus chaude que les précédentes. Dans l’hémisphère nord, les derniers 30 ans ont été les plus chauds depuis plus de 1 400 ans.

L’océan s’est réchauffé et contient la plus grande partie de l’énergie emmagasinée dans le système climatique. Sur 100 % d’énergie supplémentaire, 1 % se traduit par le réchauffement de l’atmosphère, plus de 90 % sont stockés dans les océans, 3 % font fondre les glaces et 3 % réchauffent les sols. Le surplus d’énergie est donc en grande partie emmagasiné dans les océans, et cela pour longtemps.

La quantité de neige a diminué dans l’hémisphère nord, en particulier au printemps, et la masse des glaciers et des calottes polaires ne cesse de se réduire. Enfin, on observe un recul très important de la banquise autour de l’Océan Arctique.

Le réchauffement des océans et la fonte des glaciers a entraîné une montée du niveau des mers de 20 cm environ au XXsiècle, ce qui constitue une rupture par rapport au niveau relativement stable observé au cours des deux précédents millénaires.

Les activités humaines, il n’y a plus aucun doute sur ce point, sont responsables de l’augmentation des teneurs en gaz à effets de serre dans l’atmosphère. Les concentrations actuelles en dioxyde de carbone, méthane ou oxyde nitreux sont exceptionnelles par rapport aux résultats des enregistrements effectués par carottes de glace qui permettent de mesurer ces concentrations sur plus de 800 000 ans.

Depuis la fin de la période préindustrielle, en 1750, la concentration en dioxyde de carbone a augmenté de 40 %, en premier lieu du fait de la combustion d’énergies fossiles, et en second lieu du fait des changements d’usage des sols, en particulier la déforestation. L’océan a absorbé environ 30 % de nos émissions de dioxyde de carbone, ce qui a conduit à l’acidification de l’eau.

S’agissant de l’influence des activités humaines sur le climat, nous constatons l’effet réchauffant des gaz à effet de serre et un léger effet refroidissant, plus incertain, lié aux particules de pollution. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’effet réchauffant net lié aux activités humaines a été détecté dès 1950. Cet effet a doublé entre 1950 et 1980, pour doubler à nouveau entre 1980 et 2011.

L’influence humaine sur le système climatique est donc clairement établie. L’homme agit sur les échanges d’énergie entre la terre et l’espace. L’impact des activités humaines sur le climat se traduit par le réchauffement observé de l’atmosphère et des océans, l’augmentation de la quantité de vapeur d’eau dans une atmosphère plus chaude, la transformation des glaces, la montée du niveau des mers et la survenue d’événements climatiques extrêmes : vagues de chaleur, fortes précipitations.

Le 5e rapport renforce le constat de l’impact de l’homme sur le climat. Nous en concluons qu’il est extrêmement probable que l’influence humaine ait été la cause principale du réchauffement observé depuis 1950.

J’en viens aux risques futurs. Évaluer les conséquences futures des activités humaines sur le climat nécessite des travaux de modélisation qui sont établis à partir de différents scénarii.

Selon le premier scénario, à savoir la mise en place rapide, dans les vingt prochaines années, d’un contrôle mondial des émissions de gaz à effets de serre, celles-ci disparaîtraient quasiment à l’horizon 2060. Ce scénario, qui repose sur des politiques climatiques, est le plus bas.

Le scénario haut – la poursuite d’une consommation croissante d’énergies fossiles au niveau mondial – aurait pour conséquence de multiplier par quatre l’impact des activités humaines sur les échanges de rayonnement. Je précise que c’est le scénario que nous avons suivi, en termes de consommation d’énergies fossiles, au cours de la dernière décennie.

Dans le scénario le plus bas, nous pourrions, avec un degré de confiance élevé, connaître un réchauffement de l’ordre de 2 degrés, peut-être même inférieur, par rapport au climat de la période préindustrielle, et qui plafonnerait à partir de 2050.

Dans tous les autres scénarios, nous serions confrontés à un réchauffement supérieur à 2 degrés et qui se poursuivrait au-delà de 2100. Dans le scénario le plus haut, nous atteindrions 4 degrés de réchauffement en 2100.

Ce changement est exceptionnel par rapport à l’histoire du climat des derniers millions d’années et il est extrêmement rapide. Pour vous donner un ordre de grandeur, le dernier changement le plus rapide que nous connaissons est une augmentation de 4 degrés entre un climat glaciaire et un climat chaud, mais cette augmentation s’est produite à un rythme de 1,5 degré par période de mille ans.

Ce changement affectera en outre profondément le cycle de l’eau. Il augmentera les contrastes en provoquant des précipitations plus abondantes dans les régions humides et moins abondantes dans les régions sèches, en particulier celles qui bénéficient d’un climat méditerranéen. Nous envisageons également l’aggravation des phénomènes extrêmes – vagues de chaleur, fortes précipitations, tempêtes tropicales.

Ce changement de température se manifestera également au niveau des océans en accélérant la fonte des glaces. Dans le scénario haut, l’Océan Arctique sera libre de glace en été à l’horizon 2050, tandis que, dans le scénario bas, une couverture réduite de glace de mer sera maintenue sur l’Océan Arctique.

Quant au niveau moyen des mers, selon le scénario le plus bas il continuerait à monter, et plus vite qu’au XXsiècle, pour atteindre 40 cm en 2100 selon l’estimation la plus probable. Dans le scénario haut, l’estimation la plus probable situe autour de 75 cm l’augmentation du niveau des mers à l’horizon 2100, et l’on ne peut exclure que celle-ci atteigne un mètre.

Cette montée du niveau des mers, du fait de l’inertie de l’océan et de la réponse dans le long terme des calottes de glace, se poursuivrait, dans le scénario haut, pour se situer entre 1 et 3 mètres à l’horizon 2300.

Plus nous émettrons de dioxyde de carbone, plus nous acidifierons les océans. Dans le scénario le plus bas, le PH de l’eau continuerait à baisser au même rythme qu’actuellement ; dans le scénario le plus haut, nous aurions une perte de PH de 0,3 unité, soit 1 000 fois plus d’ions hydrogènes dans les océans, ce qui aurait des conséquences difficiles à anticiper sur les écosystèmes marins.

L’élément le plus important de ce rapport est qu’il fait apparaître une relation linéaire entre le cumul des émissions de dioxyde de carbone et autres gaz à effets de serre et l’évolution des températures. Cela signifie que le cumul des émissions passées, présentes et futures détermine l’évolution du climat. Nous pouvons donc relier le contrôle des températures au cumul des émissions admissibles. En d’autres termes, si nous voulons limiter le réchauffement à 2 degrés, le cumul d’émissions admissibles doit être de l’ordre de 800 gigatonnes de carbone. Or nous avons déjà émis 515 gigatonnes et le rythme actuel des émissions est de 10 gigatonnes par an. Si nous ne changeons rien, d’ici 20 à 30 ans, nous connaîtrons donc inéluctablement un réchauffement de plus de 2 degrés.

Enfin, et nous n’en avons pas nécessairement conscience, une part du changement climatique est irréversible par rapport à la durée d’une vie humaine. En effet, 20 % des émissions actuelles de dioxyde de carbone continueront à produire un effet sur le climat dans plus de 1 000 ans.

M. Philippe Dandin, anciennement directeur de la climatologie à Météo-France. L’action de Météo-France en matière d’étude du climat est double.

L’établissement public a reçu une mission de mémoire du climat – dire le temps qu’il a fait hier, il y a dix ou cent ans. À ce titre, nous servons différents utilisateurs de l’information météorologique et nous fournissons aux organismes de recherche des éléments de diagnostic recueillis en métropole et outre-mer.

L’autre aspect du travail de Météo-France est lié aux travaux de modélisation et aux recherches sur le climat effectués au Centre national de recherches météorologiques de Toulouse, qui dépend de Météo-France et du CNRS, et au sein duquel nous participons, aux côtés de nos collègues de l’Institut Pierre Simon Laplace, aux travaux que vous ont présentés les intervenants précédents.

Comment se traduiraient, en France, les chiffres présentés dans le rapport du GIEC ? Notre pays suit une trajectoire parfaitement similaire à celle présentée dans le 5e rapport. Nous avons observé au XXsiècle une augmentation de 1 degré sur le territoire métropolitain, qui s’est accélérée de 0,3 à 0,5 degré au cours des trois dernières décennies. Nous avons connu récemment des années record comme l’année 2011, la plus chaude jamais enregistrée en métropole, qui constitue une anomalie par rapport à la normale calculée sur la période 1961-1990.

J’attire votre attention sur ces chiffres. Lorsque l’on considère une moyenne globale de température, une augmentation de quelques degrés peut paraître peu significative, mais plus nous régionalisons le diagnostic et les projections climatiques à l’échelle de notre continent, de notre pays, voire de nos régions, plus les augmentations sont marquées, tout comme les variabilités entre les saisons. Pour vous donner un ordre de grandeur, la canicule de 2003 est une anomalie de 3,1 degrés par rapport aux normales saisonnières.

Il existe naturellement des disparités régionales sur notre territoire, sans même parler de l’outre-mer. Les températures minimales, qui sont un paramètre important pour la santé publique, ont évolué en France, au XXsiècle, de 0,9 degré à 1,5 degré dans les régions du Nord-ouest – Bretagne, Normandie, Nord. Les outre-mer ont connu la même évolution, avec une particularité liée à leur environnement océanique.

Les températures sont l’élément le plus robuste du diagnostic et des projections obtenues par modélisation, mais le diagnostic est beaucoup plus difficile à établir en matière de précipitations et de tempêtes, en dépit de la richesse des informations dont la France dispose dans le domaine météorologique. Ainsi au XXsiècle, la moyenne annuelle des précipitations a augmenté de 10 %, avec des disparités saisonnières marquées par une augmentation en hiver, ce qui prédispose à la survenue d’inondations, et une diminution en été, ce qui prédispose aux sécheresses. Ces phénomènes illustrent l’amplification des extrêmes que l’on commence à bien mesurer et à mieux comprendre.

Il reste des paramètres et des phénomènes pour lesquels, par manque de recul historique, nous n’avons pas la possibilité de détecter un quelconque signal d’évolution. Cela ne veut pas dire qu’il faut cesser d’accumuler des informations. Météo-France s’est ainsi engagé à rechercher une mémoire du climat dans le cadre du Plan national d’adaptation au changement climatique et dans le contrat d’objectifs et de performance qui lie l’établissement à son ministère de tutelle.

S’agissant des projections, nous avons obtenu le même signal, en ce qui concerne la France et les territoires ultramarins, que celui présenté dans le rapport du GIEC, mais avec des variations plus importantes.

M. Alexandre Magnan, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). J’évoquerai la situation des outre-mer avant d’aborder les adaptations au réchauffement climatique.

Les outre-mer français sont caractérisés par des configurations spatiales extrêmement variées qui couvrent un large gradient latitudinal. Cette grande diversité de situations complexifie grandement les travaux de modélisation climatique. La bonne nouvelle, c’est que nous disposons ainsi d’excellents observatoires des changements environnementaux liés au changement climatique.

En 2012, l’ONERC a publié la première synthèse sur les impacts potentiels du changement climatique dans l’ensemble des outre-mer et pour différents secteurs socio-économiques et environnementaux.

Outre-mer, le changement climatique intergit avec d’autres processus climatiques que nous ne maîtrisons pas encore très bien – je pense au phénomène El Nino dans le Pacifique – et amplifie les phénomènes extrêmes.

L’incertitude climatique est normale, mais les scientifiques qui travaillent sur la question des impacts et de la vulnérabilité affirment que le changement climatique exacerbera des problèmes que nous connaissons déjà et qui sont liés à des modes de développement non soutenables.

On peut établir un parallèle entre le processus de changement climatique et le processus d’anthropisation et de développement – densification de l’urbanisation, essentiellement sur le littoral dans les outre-mer, densification de l’occupation des sols occasionnant une dégradation qualitative et quantitative des ressources, et plus généralement une perturbation des activités économiques, notamment l’agriculture, la pêche et le tourisme. Mais des opportunités de développement peuvent aussi émerger. Le changement climatique pose problème à nos sociétés dans la mesure où il obligera fatalement à un redéploiement des activités et des stratégies d’exploitation des ressources, de conservation et de développement.

Dans ce contexte, les incertitudes ne sont pas une barrière infranchissable. Deux grands groupes de solutions existent en matière d’adaptation : celles qui existent et celles qui restent à inventer. Parmi celles-ci, je citerai le développement d’énergies renouvelables qui tiennent compte des évolutions futures de l’environnement, ou, dans le domaine du tourisme, la diversification de l’offre.

Mais de nombreuses solutions existent déjà, et c’est un message qui n’est pas suffisamment diffusé. Il faut d’abord poser un principe de base, « commencer par faire bien ce qu’on fait mal », c’est-à-dire cesser d’aggraver les problèmes qui se poseront dans le futur. Les scientifiques appellent cela « éviter la maladaptation aux changements climatiques ». C’est une première étape fondamentale du processus d’adaptation.

Dans le domaine de l’aménagement du littoral, il est ainsi indispensable de protéger les écosystèmes qui jouent un rôle tampon face à la mer et aux vagues – récifs coralliens, dunes de sable, mangroves – et de mettre fin à l’urbanisation des zones qui présentent un risque de submersion.

Les efforts de modélisation climatique doivent être poursuivis. Mais l’incertitude climatique n’est pas un frein à la prise de décision et à l’action parce que nous avons déjà une expérience, notamment dans le domaine des risques naturels, et c’est une bonne nouvelle.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Quels conseils pourriez-vous donner aux membres de la mission d’information sur les conséquences du réchauffement climatique pour que l’Assemblée nationale aborde dans de bonnes conditions le sommet de 2015 ?

M. Denis Baupin. Je remercie les intervenants de nous avoir rappelé la gravité du constat établi par le 5erapport du GIEC. Les précédents rapports en faisaient déjà état, mais nous n’avons rien fait et la situation s’est aggravée, comme en témoignent les récents événements climatiques. Les pires scénarii sont en train de se réaliser : le climat se dérègle progressivement et cela a des conséquences extrêmement graves pour des pays déjà très fragiles. Mais face à cette situation, nous l’avons constaté à Varsovie, certains États sont incapables de prendre des décisions.

La tenue de conférences successives peut donner le sentiment que rien n’avance, mais certains pays, comme les États-Unis et la Chine, commencent à faire évoluer leur politique en matière de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, ce qui est positif. En revanche, l’Europe, qui pendant longtemps s’est prétendue à la pointe de la lutte contre le dérèglement climatique, n’est plus exemplaire en la matière. Elle doit le redevenir.

L’engagement que nous avions pris dans le paquet énergie-climat de réduire de 20 % nos émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2020 sera largement atteint, ne serait-ce que parce que nous traversons une crise économique : en 2020, nos émissions devraient ainsi être réduites de 24 %. Si l’Europe veut donner un signal à la communauté internationale, elle doit fixer un objectif plus ambitieux, qui pourrait être une réduction de 30 % des émissions en 2020, comme cela était prévu, et pourquoi pas de 50 % à l’horizon 2030. Ce pourrait être l’objet du sommet européen qui se tiendra en mars prochain sur la politique climatique et énergétique. En tant que parlementaires, nous devons adresser ce signal aux États européens et à notre propre Gouvernement.

M. Philippe Plisson. La COP 19 – Conférence des parties – qui s’est déroulée à Varsovie a été conclue sur un accord caractérisé par un grave manque d’ambition, après le départ fracassant des ONG qui entendaient ainsi manifester leur désapprobation.

Le seuil de basculement irréversible des écosystèmes se rapprochant dangereusement, il devient urgent de se mettre en ordre de marche. Avez-vous la certitude qu’il existe un lien entre les activités humaines et l’accroissement des températures constaté depuis 1950 ?

Pouvez-vous d’ores et déjà statuer sur les conséquences du réchauffement, qui sera probablement compris entre 0,3 et 0,7 degré pour la période 2016-2035, et son coût pour la société, ou faudra-t-il attendre la synthèse des rapports des différents groupes ? Dans ce cas, à quelle date sera publiée cette synthèse ?

Quelles seront les conséquences les plus importantes du réchauffement climatique en France et en Europe au cours de ce siècle ?

Le risque d’emballement du changement climatique lié au relâchement du clathrate de méthane par le permafrost ou le fonds océanique est-il pris en compte dans votre rapport ? Une unité japonaise est en bonne voie pour exploiter des gisements de clathrate de méthane. Quelles conséquences cette exploitation pourrait-elle avoir sur le climat ?

Dans son rapport, le GIEC introduit la notion de géo-ingénierie, ce qui ouvre la voie à des méthodes de lutte contre le réchauffement climatique mais pas à la réduction des émissions. Quelles sont les limites de ces préconisations ?

Plus généralement, au vu des résultats des négociations climatiques, ne faut-il pas définitivement réduire les ambitions affichées et abandonner le scénario RCP 2.6, au profit du scénario RCP 8.5, plus réaliste ?

Enfin, après les échecs des conférences successives, que préconisez-vous, sur le fond et sur la forme, pour que la COP 2015, qui se tiendra à Paris, ne débouche pas sur la catastrophe annoncée ?

M. Martial Saddier. Les députés du groupe UMP vous remercient, madame, messieurs, pour votre présence et la qualité de vos interventions.

Je tiens avant tout à témoigner de l’engagement et de la sensibilité de mes collègues de l’UMP sur ce sujet de l’évolution du climat. En leur nom, je salue la communauté scientifique pour la qualité des documents qu’elle met à la disposition des décideurs, publics et privés.

Nous vous remercions, monsieur le président, pour la mise en place de la mission d’information sur les conséquences des changements climatiques. Nous sommes d’autant plus satisfaits que nous en avions aussi eu l’idée. Vous pouvez compter sur l’engagement des députés UMP. Quant le projet de loi sur la transition énergétique sera-t-il inscrit à l’ordre du jour du Parlement ?

Le constat des scientifiques est sans appel : la montée des températures, le réchauffement et l’acidification des océans, le recul des glaciers, l’élévation du niveau des mers et la multiplication d’événements extrêmes sont une réalité due aux activités humaines. Malheureusement, le Protocole de Kyoto, qui couvrait 33 % des émissions de gaz à effets de serre, n’en couvre plus que 15 %. Quels conseils pouvez-vous donner à la France pour que la Conférence de 2015 débouche sur un engagement ?

En ce qui concerne l’impact des activités humaines, pouvez-vous être plus précis sur le volet énergétique et la production d’électricité, qui est une source d’émissions de gaz à effet de serre ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur la pollution de l’air, qui fait l’objet d’un contentieux européen et représente un vrai défi de santé publique ? Je pense aux particules fines et à l’ozone qui auront des incidences sur l’évolution du climat.

Enfin, pouvez-vous illustrer concrètement ce qui se passera pour les stations de ski, les villes, les campagnes, l’agriculture, les mers et les océans si nous n’arrivons pas à enrayer l’évolution du climat ?

M. Bertrand Pancher. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir organisé cette rencontre, et je remercie les personnalités qui nous font l’amitié de leur présence.

Cette table ronde nous rappelle que si nous ne faisons rien, un drame absolu se produira à très court terme. Les chiffres que vous avez cités, et qui méritent d’être rappelés en permanence, font froid dans le dos. L’augmentation du niveau des océans de près d’un mètre en 2100 serait une catastrophe économique, humaine et environnementale que l’humanité n’a jamais connue.

Pourtant des solutions simples existent. Mais comment ne pas être frappé par l’absence de mobilisation de la communauté internationale ? J’ai assisté à plusieurs conférences internationales : j’en sors de plus en plus pessimiste. Je me demande comment nous ferons de celle de 2015 un succès, ou tout au moins un début de succès.

Si nous ne bougeons pas c’est parce que les grands pays développés, dont la France, sont tétanisés à l’idée de changer leur modèle de développement. Nous sommes tellement arc-boutés sur le développement économique, coûte que coûte et par tous les moyens, que nous en oublions l’essentiel.

Je fais partie de ceux qui pensent que si nous ne réussissons pas à mobiliser l’opinion publique, nous ne ferons rien, ni sur le plan européen ni sur le plan national. Ces dernières années ont démontré que la mobilisation française et européenne pouvait nous engager vers des modèles vertueux. Nous avons ainsi dépassé nos objectifs en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre : notre pays et l’Union européenne doivent continuer à s’engager dans ce modèle vertueux et montrer l’exemple en proposant un objectif de réduction de 50 % de l’émission des gaz à effet de serre à l’horizon 2030. En effet, si tel n’est pas le cas, les ONG prétendent que nous n’arriverons pas à une décarbonisation totale en 2050. Pouvez-vous confirmer ces informations ?

Nous devons mettre en place des règles de bonne gouvernance, notamment en instaurant la taxe carbone à l’intérieur des frontières européennes pour inciter les grands pays émergents à faire de même.

Quelles seront les conséquences du changement climatique pour les agriculteurs, le tourisme, les habitants des zones littorales ?

Comment sensibiliser les opinions publiques et l’ensemble des leaders aux conclusions de votre rapport ? Comment pourrions-nous diffuser ces informations sur l’ensemble du territoire ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Notre mission d’information devra contribuer à cette action de sensibilisation. Je rappelle que nous disposons désormais d’un plan d’adaptation au réchauffement climatique. Nous aurons l’occasion ultérieurement de faire le point sur ce dossier.

M. Patrice Carvalho. J’étais parmi les parlementaires ayant accompagné le ministre de l’écologie Philippe Martin au sommet de Varsovie, qui devait préparer celui qui se tiendra à Paris en 2015. La tâche sera rude. Des engagements avaient déjà été pris au cours de sommets précédents, notamment à celui de Copenhague qui avait fixé l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 2 degrés d’ici à la fin du siècle. Or, au rythme actuel d’émissions, nous atteindrons les 4,6 degrés.

Une aide de 100 milliards de dollars avait été promise aux pays du Sud pour leur permettre de réduire leurs émissions de CO2 et s’adapter aux impacts du changement climatique. Il semble qu’ils n’aient encore rien reçu. Qu’en pensez-vous ?

Le rapport du GIEC montre pourtant qu’il y a urgence à agir, et le typhon qui vient de ravager les Philippines est une nouvelle alerte. Les océans se sont élevés de 19 cm entre 1901 et 2010, et cette hausse pourrait atteindre 26 à 98 cm avant 2100. Une grave menace pèse sur les zones côtières les plus peuplées comme New York, Miami ou Bombay. L’augmentation de la température des océans et l’intensité des pluies va multiplier les cyclones. Enfin, les vagues de chaleur ou de froid comme en ont connu l’Europe en 2003 et les États-Unis en 2012 seront de plus en plus fréquentes.

Le 5e rapport du GIEC confirme le diagnostic : les activités humaines ont une responsabilité dans ce changement climatique. Pourtant la dérive se poursuit. Ainsi, la part du charbon dans les émissions de CO2 s’élève à 44 %. Depuis 2000, la production globale de charbon a progressé de 70 % pour atteindre 16,9 milliards de tonnes par an. Le charbon est l’énergie privilégiée non seulement par les pays émergents, mais aussi par les Allemands qui ouvrent des centrales à charbon pour compenser la fermeture de leurs centrales nucléaires. Ce rapport est un cri d’alarme qu’il serait urgent d’entendre avant le sommet de Paris en 2015.

Permettez-moi une question : quels seront les effets de l’augmentation de l’acidité des océans sur la faune et la flore ?

M. Jacques Krabal. Je remercie le président d’avoir prévu cette table ronde quelques jours après notre retour de Varsovie.

Madame, messieurs, je salue le travail formidable que vous avez accompli, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de vos souhaits. Vous avez rappelé que vous ne faites que formuler un diagnostic, à charge pour d’autres de prendre les décisions qui s’imposent.

Au-delà des résultats obtenus à Varsovie, nous devrions nous inquiéter, nous parlementaires, de voir que les décisions que nous prenons ne s’inscrivent pas toujours dans une démarche de limitation du réchauffement climatique.

Nous devons insister sur la gravité de la situation et dénoncer l’aggravation perpétuelle du phénomène. Comme le soulignait Stéphane Hessel, « Le dérèglement climatique s’aggrave et s’accélère, mettant à mal dès aujourd’hui les populations les plus pauvres de la planète et à moyen terme les conditions de vie civilisées sur terre ».

Les rapports de la Banque mondiale publiés le 18 novembre dernier avancent des chiffres alarmants : 2,5 millions de morts en 30 ans à cause du climat, 4 000 milliards de dollars de dommages causés par les événements climatiques extrêmes. Il ne faut pas remettre à plus tard la baisse des émissions de gaz à effet de serre.

Pourtant, force est de constater que nos besoins d’énergies fossiles ne cessent d’augmenter, que nous redémarrons des centrales à charbon, que nous nous lançons dans l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels. À ce propos, j’espère que notre ministre de l’écologie ne signera pas les permis de recherche en Seine-et-Marne et dans l’Aisne.

Je crains que la crise économique ne soit un prétexte, ici et ailleurs, pour diminuer l’effort engagé de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pourquoi ne pas envisager de changer de modèle de développement économique ?

Quel regard portez-vous sur la COP 19 ? Qu’en avez-vous retenu ? Peut-on espérer accroître les financements destinés à la lutte contre le réchauffement climatique dans un contexte économique défavorable ? Comment conjuguer croissance économique et réduction des gaz à effet de serre ? Quelle fiscalité écologique mettre en place ?

Je m’adresse à MM. Dandin et Magnan : si nous ne faisons rien ou pas plus, quelles seront demain les conséquences du réchauffement pour notre planète ? Comment l’étude du climat peut-elle éclairer notre futur ? Quels impacts réels aurait le réchauffement sur la vie ?

Monsieur Magnan, que recouvre le concept de « maladaptation aux changements climatiques » ?

Enfin, madame Masson-Delmotte, quelle pédagogie devons-nous adopter pour que la COP 21 de Paris soit une réussite ?

M. Philippe Noguès. Je remercie à mon tour les intervenants pour leur présence ainsi que pour la pédagogie et l’effort de vulgarisation dont ils font preuve. Le 5e rapport et l’écho qu’il a pu trouver auprès des dirigeants du monde m’inquiètent. Alors même qu’il est confirmé que les activités humaines sont responsables du réchauffement climatique, nous nous engouffrons dans une crise écologique sans précédent dont personne ne maîtrise avec précision les impacts financiers et humains.

Les conclusions de la COP de Varsovie viennent assombrir le tableau. L’Australie et le Japon ont d’ores et déjà reculé sur les engagements qu’ils avaient pris en 2009, et les États-Unis refusent de parler d’« engagement » de réduction de l’émission de gaz à effets de serre, préférant évoquer une « contribution ». Les négociations portant sur le caractère juridiquement contraignant d’un accord qui s’appliquerait à tous sont au point mort. Et la commissaire européenne à l’action pour le climat nous a souhaité « bon courage » pour l’organisation de la COP 21 à Paris.

En France, le tableau est peut-être un peu moins sombre, mais à quel prix ? Sans m’étendre sur le coût de fonctionnement de notre parc nucléaire, je constate que nous ne sommes pas capables de démanteler une seule centrale en France, et les récents événements de Fukushima nous ont démontré, si cela était nécessaire, notre vulnérabilité face à une technologie à très haut risque.

Que proposerons-nous demain si nous ne prenons pas rapidement conscience de l’urgence de la transition énergétique et de la nécessité de nous doter des moyens techniques, humains et financiers nécessaires pour développer sans modération les énergies renouvelables qui représentent, je le déplore, une part marginale de notre production énergétique ? Si nous ne le faisons pas, il nous restera peut-être l’autre solution, celle qui consiste à construire des digues, des arches, des bunkers et des abris anti-nucléaires. Auquel cas, il faut faire vite ! Mais je suis peut-être trop pessimiste…

M. Jacques Kossowski. J’ai été surpris par les résultats d’un baromètre d’opinion sur l’énergie et le climat publié le 2 août dernier par le Commissariat général du développement durable. Selon cette enquête, 35 % de nos compatriotes sont climato-sceptiques et nient les conclusions du GIEC sur le sujet, 22 % considèrent que le changement climatique est une réalité mais qu’il n’est pas prouvé qu’il soit le résultat des activités humaines, 13 % doutent de la réalité du changement climatique et 4 % sont sans opinion. Certes, une majorité de Français – 61 % – est convaincue de la réalité du changement climatique et considère qu’il est dû aux activités humaines.

Un tel niveau de scepticisme ne remet-il pas en cause la communication publique des travaux des scientifiques du GIEC ? Car s’il est essentiel de rédiger un rapport, encore faut-il que ses conclusions soient massivement diffusées au sein de la population. Le Gouvernement a peut-être son rôle à jouer dans cette diffusion. Si nous voulons obtenir le consentement actif de nos compatriotes dans la lutte contre le réchauffement climatique, encore faut-il les convaincre qu’il est urgent de changer leurs habitudes de vie et de consommation.

Mme Sophie Errante. Le rôle de poumon des forêts est essentiel en matière de lutte contre le réchauffement climatique. L’exemple de l’Amazonie, sur le territoire de la Guyane, montre qu’en séquestrant le carbone dans les sols et la biomasse, la forêt participe activement à la lutte contre le changement climatique.

Cette question était au cœur des discussions de la Conférence de Globe International qui s’est tenue la semaine dernière à Varsovie, parallèlement à la COP 19 et à laquelle j’ai eu l’opportunité de participer. À l’issue de cette conférence, de nombreuses questions restent sans réponse, comme celle de la valeur du service rendu par la nature. Comment calculer le prix du service rendu par les forêts qui captent les émissions de gaz à effets de serre ? Qui doit payer, et combien ? Comment calculer l’impact sur la santé et l’économie de l’absence de considération du réchauffement climatique ?

M. Guillaume Chevrollier. Ma question s’adresse à M. Magnan. Les différents scénarii, même les plus favorables, prévoient que le réchauffement climatique va entraîner des perturbations considérables. Vous affirmez que les sociétés développées n’y sont pas nécessairement moins vulnérables que les autres.

On pourrait pourtant croire que les pays riches sont les plus aptes à se protéger des aléas climatiques puisqu’ils sont informés des conséquences et que les risques naturels sont identifiés. Pouvez-vous nous expliquer votre affirmation ?

M. Philippe Bies. Les derniers travaux du GIEC confortent le constat du réchauffement climatique et du rôle des activités humaines dans ce dernier. La réduction durable des émissions de gaz à effet de serre constitue un défi majeur pour les pouvoirs publics.

Au plan international, la France accueillera en 2015 la 21e conférence des Nations Unies sur les changements climatiques. Elle devra porter haut l’engagement de réduction des émissions et peut-être proposer une nouvelle méthode de travail permettant d’obtenir de meilleurs résultats.

Au plan national, le Gouvernement s’est engagé à déposer une loi-cadre sur la biodiversité ainsi qu’une loi sur la transition énergétique. Cette dernière devrait encourager le développement des énergies renouvelables qui est le corollaire de la diminution de notre dépendance aux énergies nucléaire et fossiles.

Au plan local, les collectivités fédèrent de plus en plus les acteurs privés et publics au travers des plans climat-énergie et des contrats de performance énergétique. Ces instruments sont efficaces mais insuffisants. Nous savons que les financements innovants joueront un rôle moteur dans la lutte contre le réchauffement climatique. Quelle doit être, selon vous, la stratégie française en la matière, non seulement dans les négociations internationales, mais aussi au niveau local pour mettre à la disposition des collectivités territoriales de nouveaux outils ?

M. Jean-Marie Sermier. Tout d’abord, je souhaiterais faire part de mon étonnement : tous les groupes parlementaires étaient-ils représentés à la conférence de Varsovie comme le voudrait le consensus qui existe sur le sujet ?

Je suis dubitatif : la France serait le seul pays vertueux tandis que les autres pays ne s’intéresseraient pas au problème du changement climatique – le Japon a réduit ses objectifs, les États-Unis sont sceptiques et la Chine est indifférente. Comment expliquez-vous que les gouvernants de ces pays ne soient pas sensibles à vos arguments ? Serait-il possible que certains dirigeants internationaux soient, à l’instar des Français évoqués précédemment, climato-sceptiques ?

On sait que les émissions de CO2 proviennent principalement des énergies fossiles. Quel serait l’impact d’une modification de la capacité de production d’énergie nucléaire sur les changements climatiques ? Avez-vous élaboré un scénario avec le nucléaire et un autre sans le nucléaire ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. M. Bernard Deflesselles était, me semble-t-il, membre de la délégation parlementaire à Varsovie pour le groupe UMP, de même que M. Julien Aubert. Pour la prochaine conférence à Lima, je céderai s’il le faut ma place à un représentant du groupe UMP. (Sourires)

M. Jean-Pierre Vigier. Madame, messieurs, je vous remercie pour vos exposés qui dressent un constat alarmant. La conférence de Varsovie, loin d’être un succès malgré quelques avancées, a abouti à un accord minimal. Plusieurs pays émergents ont fermement refusé d’inscrire dans le document final le terme d’engagement, lui préférant celui plus équivoque de contribution. Pour l’Union européenne en revanche, l’engagement est le seul moyen de progresser dans la lutte contre l’effet de serre.

Comment, dans ces conditions, peut-on espérer un succès de la conférence de 2015 à Paris ? Comment peut-on imposer aux pays émergents des mesures de limitation de leurs émissions de gaz à effet de serre ?

M. François-Michel Lambert. Vous avez mis en évidence le lien entre l’hyperexploitation des ressources et le réchauffement climatique. Le commissaire européen, M. Potočnik, a évoqué l’urgence à passer d’un modèle de gaspillage à un modèle de préservation des ressources. Avez-vous évalué les conséquences sur les émissions de gaz à effet de serre du gaspillage des matières premières et celles d’un modèle de développement vertueux fondé sur l’économie circulaire ?

Les subventions aux activités polluantes sont estimées à 50 milliards d’euros par an en France et entre 1 000 et 2 000 milliards de dollars dans le monde. Que vous inspirent ces chiffres ?

Ne croyez-vous pas que nous sommes menacés d’une rupture de notre modèle de société, davantage que d’un glissement progressif ? La démographie, l’élévation du niveau de vie dans le monde, la raréfaction des ressources et l’aggravation des impacts climatiques en sont pour moi autant de signaux convergents.

M. Michel Heinrich. Votre constat est sans appel. Il est d’autant plus angoissant que l’Europe intensifie le recours aux centrales thermiques. J’ai été frappé par les commentaires, après la publication du rapport du GIEC, qui continuent à mettre en doute la corrélation entre réchauffement climatique et émissions de gaz à effet de serre.

M. Laurent Furst. La consommation des trois énergies fossiles – gaz, pétrole et charbon – est, avec le développement de l’agriculture, la principale responsable du changement climatique. Or, le seul élément susceptible de la limiter est le prix. Tant qu’une régulation ne sera pas mise en place, il n’y aura aucune politique mondiale de lutte contre le réchauffement climatique digne de ce nom… Le reste relève de la philosophie.

Comment peut-on mettre en place une régulation de la production et de la consommation de ces énergies ? L’intérêt économique de la France rejoint les exigences de la lutte contre le changement climatique pour imposer des politiques alternatives puisque 70 % de l’énergie sont aujourd’hui importés.

M. Jean Jouzel. Nous ne sommes pas armés pour répondre à toutes vos questions. Vous devriez interroger les spécialistes des impacts et les économistes – je pense à Roger Guesnerie, Jean-Charles Hourcade et Franck Lecocq – qui travaillent avec nous. Eux aussi réfléchissent aux positions que la France pourrait défendre dans les négociations.

Je suis d’abord un chercheur qui travaille à partir de données du passé nous renseignant sur le fonctionnement du système climatique. Mais, outre le rapport du GIEC, j’ai participé au Grenelle de l’environnement comme responsable du thème « énergie et climat » avec Nicholas Stern ainsi qu’au débat sur la transition énergétique au titre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour lequel je prends part à la rédaction d’un avis sur l’adaptation au réchauffement climatique.

Je vais répondre sur quatre points : la conférence de 2015, le rôle des activités humaines dans le changement climatique, les problèmes de communication et le nucléaire.

S’agissant de la conférence de 2015, je rappelle que nous sommes dans la deuxième phase du protocole de Kyoto qui prendra fin en 2020. L’Europe est aujourd’hui presque la seule à appliquer celui-ci puisque le Japon, le Canada et l’Australie ont annoncé à Varsovie qu’ils ne tiendraient pas leurs engagements. Après Bali en 2007, qui fut une date importante, et Copenhague en 2009, qui a substitué à l’objectif qualitatif un objectif quantitatif « tout faire pour limiter le réchauffement climatique à deux degrés », la conférence de Durban a débouché sur la mise en place d’une plateforme. Les Chinois ont joué un rôle majeur dans le dénouement tardif de cette conférence en acceptant de commencer un cycle de négociations en vue d’un accord pour l’après 2020 qui engage tous les pays, alors que le protocole de Kyoto n’engage que les pays développés.

La conférence de 2015 comporte deux volets : le premier, souvent oublié, consiste à renforcer immédiatement les ambitions de réduction des émissions. Il est en effet avéré que seul un changement de modèle de développement dans la décennie à venir permettra de respecter la trajectoire d’un réchauffement inférieur à deux degrés. Il y a un fossé entre la trajectoire actuelle et celle vers laquelle nous devrions tendre. Nous savons déjà que les émissions sont supérieures de 15 à 20 % à ce qu’elles devraient être pour respecter l’objectif de 2020.

Le second volet porte sur la conclusion d’un accord qui engage tous les pays.

Les parlementaires ont un rôle actif à jouer dans la préparation de la conférence de Paris, pour laquelle Ban Ki-moon a déjà convoqué les chefs d’État en septembre prochain. Avant Paris, d’autres étapes intéressantes sont prévues, dont la conférence de Lima.

Pour préparer la COP 21, un comité se réunit régulièrement sous la présidence de Laurent Fabius. Outre les trois ministres – MM. Laurent Fabius, Pascal Canfin et Philippe Martin – il rassemble M. Pierre-Henri Guignard, qui en est le secrétaire général, M. Jacques Lapouge, ambassadeur chargé des négociations sur le changement climatique, M. Nicolas Hulot, ambassadeur pour la planète, Mme Laurence Tubiana, M. Pierre Radanne, M. Ronan Dantec, M. Hervé Le Treut et moi-même. La prochaine réunion portera sur l’implication de la société civile. L’intervention de trois ministres dans l’organisation de cette conférence risque néanmoins de rendre la tâche difficile.

Je suis personnellement très attaché à l’implication de la communauté scientifique. Nous proposerons l’organisation d’une grande conférence début 2015, comme cela avait été fait à Copenhague. Le CESE devra aussi s’impliquer, de même que les parlementaires. Je vous remercie donc de nous avoir invités à discuter avec vous. On ne réussira pas 2015 si on n’attire pas les chercheurs, les jeunes et la société civile. Il y a beaucoup à faire et nous devons le faire ensemble.

Il faut savoir que la présidence joue un rôle dans les COP, même si la France n’est pas négociatrice puisque ce rôle est dévolu à l’Union européenne, et c’est d’ailleurs une bonne chose.

La conférence de Paris sera la seule réunion internationale importante en France sous la présidence de M. François Hollande. Nous devons tous nous mobiliser. Je suis sûr que les parlementaires pourront apporter beaucoup à cette conférence dans laquelle il est important que la France et l’Europe s’investissent fortement. L’adoption d’une loi ambitieuse sur la transition énergétique, répondant aux quinze enjeux identifiés du débat national, est un passage obligé. Une appréciation positive de cette loi à l’étranger crédibilisera la parole de la France. Il vous appartient donc de faire voter un texte à la hauteur des ambitions affichées. Le débat sur la transition énergétique, très riche, a fait apparaître des désaccords sur le nucléaire et les gaz de schiste.

La loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique du 13 juillet 2005 pose que la France soutient l’objectif d’une division par quatre des émissions de gaz à effet de serre dans les pays développés, qui correspond à la feuille de route de la conférence de Bali. Une division par deux des émissions mondiales à l’horizon 2050, sans nuire au développement, est possible et très souhaitable. Le coût de l’énergie dans nos importations – 70 milliards d’euros pour les combustibles fossiles – doit faire réfléchir.

Quant au rôle des activités humaines dans le réchauffement climatique, les réponses sont, depuis le premier rapport du GIEC, chaque fois plus précises. Ce rôle a d’abord été qualifié de possible, ensuite de probable, puis de très probable dans le rapport de 2007. Aujourd’hui, le diagnostic est plus clair encore : il y a plus de 95 chances sur 100 pour qu’une part importante du réchauffement des cinquante dernières années soit liée aux activités humaines. Cette affirmation s’appuie sur des chiffres. Le réchauffement planétaire a été de 0,6 à 0,7 degré lors des cinquante dernières années quand il est presque le double en France. Nous faisons la part des causes naturelles – l’activité solaire, la variabilité naturelle, l’activité volcanique – mais elles ne représentent pas plus d’un dixième de degré de réchauffement. Les sept-dixièmes peuvent être expliqués par les activités humaines. En outre, tous les compartiments du système climatique se réchauffent, d’où des conséquences sur l’atmosphère, le niveau de la mer, la fonte des glaces.

Le diagnostic est aujourd’hui bien plus documenté et les arguments des climato-sceptiques sont minces. Personne dans la communauté scientifique ne remet en cause les conclusions du GIEC. La contestation n’a aucun fondement scientifique ; elle repose sur des considérations philosophiques. Malheureusement, ce sont celles-ci qui font que 30 % des Français restent climato-sceptiques. Le discours des sceptiques n’a rien à voir avec la réalité des faits. Dans le cadre du Haut conseil de la science et de la technologie que je préside, nous avons réfléchi à ce problème de perception. Il y a beaucoup à faire en matière de communication pour rétablir la confiance des citoyens dans le monde scientifique.

Enfin, s’agissant du nucléaire, je considère qu’il est normal de s’interroger, mais je ne suis pas antinucléaire. Il faut avoir en tête les chiffres suivants : le nucléaire mondial fournit 2 % de l’énergie finale et, même s’il connaît un développement sans frein, ce chiffre ne dépassera pas 6 %. À l’inverse, à l’horizon 2050, les énergies renouvelables permettraient de subvenir à 50 % des besoins planétaires en énergie finale. Je plaide donc pour que la France investisse massivement dans les énergies renouvelables, car c’est là que les choses vont se passer dans les vingt ou trente prochaines années.

Mme Valérie Masson-Delmotte. Je revendique le scepticisme. Je suis rémunérée par de l’argent public non pas pour défendre une thèse, mais pour remettre en cause constamment l’état des connaissances.

L’action de l’homme sur le climat est l’objet d’un déni dont les causes sont multiples : absence de formation aux sciences du climat, fossé entre la perception quotidienne et le discours sur le climat, peur et impuissance. Ce déni porte parfois sur des faits avérés. C’est le cas pour l’action de l’homme sur la composition atmosphérique et son effet sur le climat, qui correspond à de la physique élémentaire. Or, le déni est alors en décalage complet avec les connaissances scientifiques.

Une présentation caricaturale laisse croire que seul le CO2 a une influence sur le climat, ce dont certains ne manquent pas de tirer argument pour contester les préconisations en matière de lutte contre le réchauffement. Or le système climatique est complexe. Il réagit à des facteurs naturels – soleil et volcans, avec un rôle déterminant pour ces derniers – et subit des fluctuations internes dont une part seulement est prévisible. Là encore, la formation et l’éducation sur le système climatique sont insuffisantes.

Le doute porte aussi sur le bien-fondé de l’urgence à prendre certaines mesures de court terme face aux conséquences d’un climat qui change. Cela demande selon moi d’une véritable réflexion politique.

Il est difficile pour les scientifiques de faire des recommandations à l’intention des politiques. Néanmoins, en tant que parlementaires, vous faites le lien entre le niveau national et le niveau local. Dans le même esprit, il serait utile de faire une synthèse nationale des plans territoriaux énergie-climat. Cette lecture serait intéressante pour les Français car elle permettrait d’identifier les vulnérabilités du territoire et les voies d’action.

La formation des élus est notoirement insuffisante, comme celle des professionnels. Quant à l’école, les enseignements manquent d’un fil conducteur.

Nous avons besoin d’une communication positive qui propose une stratégie en réponse à un constat qui est anxiogène. J’observe également un décalage croissant entre les élus et la jeunesse, faute de sensibilisation aux enjeux de long terme. La question du climat dépasse le temps d’un mandat et d’une vie humaine. Il faut parvenir à associer la jeunesse, à transmettre et à construire un lien entre les générations. Cette mobilisation de la jeunesse est également essentielle pour s’adresser à l’opinion publique.

Enfin, il ne faut pas séparer la question du climat des aspects sociaux et de l’emploi. Il s’agit non pas uniquement de sauver la planète, mais de construire un monde dans lequel on puisse vivre dignement et où le coût de l’action soit justement partagé. Il est évident que l’augmentation du prix de l’énergie est le seul levier efficace pour réduire la consommation. Mais comment faire appel à ce moyen de la manière la plus équitable possible, sans pénaliser ceux qui souffrent le plus aujourd’hui ? L’équité et la justice sociale sont indispensables.

Quant à l’impact de l’homme sur le climat, nous avons besoin de grands instruments d’observation et d’étude pour appréhender un système complexe. Cette science n’est pas disponible dans les pays pauvres. L’Afrique souffre d’un déficit de scientifiques du climat, ce qui pose problème pour réaliser l’adaptation locale. Il faut peut-être s’appuyer sur la francophonie pour transmettre les connaissances scientifiques et construire ensemble des moyens d’action communs pour surmonter les blocages nationaux.

Nous travaillons non pas sur les corrélations – aucun constat n’est fondé sur les corrélations entre gaz à effet de serre et climat –, mais sur la compréhension des processus en appliquant à un système complexe des lois de la physique bien établies.

La qualité de l’air, s’agissant de l’ozone et des particules, dépend des émissions. Dans un climat qui se réchauffe, la concentration d’ozone pourrait diminuer en surface. En revanche, plus les émissions de méthane sont importantes, plus la concentration d’ozone va augmenter. Dans les grandes villes, les pics de chaleur vont certainement augmenter la concentration ponctuelle en ozone et en particules fines, dont les effets importants sur la santé sont connus.

La question du dégel du permafrost, avec le risque de libération de gaz à effet de serre due au réchauffement des zones arctiques, est prise en compte dans le rapport du GIEC à partir de l’état des connaissances, qui demeure partiel. À l’horizon 2100, dans le scénario le plus haut, les rejets de méthane et de dioxyde de carbone pourraient représenter l’équivalent de 10 à 20 % des émissions humaines. Ces rejets de gaz à effet de serre viendront s’ajouter aux rejets actuels et occasionneront un réchauffement plus important. L’exploitation des hydrates de méthane sous-marins a-t-elle un impact ? C’est une source d’énergie fossile qui s’ajoutera aux autres.

M. Philippe Dandin. Je partage entièrement ce que vient de dire Mme Masson-Delmotte. Nous sommes engagés quotidiennement auprès des jeunes et de la société pour essayer de transmettre une part de nos savoirs.

Nous disposons d’éléments solides sur l’évolution des températures. En revanche, des incertitudes demeurent sur les précipitations. Nous alertons néanmoins sur la disponibilité de la ressource en eau du fait de l’évapotranspiration que provoque le réchauffement. Dans nos projections, la quasi-totalité du territoire pourrait, à la fin du XXIsiècle, connaître toute l’année une sécheresse similaire à celle de 1976. Dès la moitié du siècle, des zones importantes pourraient en être victimes. Quand on quitte les chiffres et les rapports pour faire appel à la mémoire – je pense à 1976 ou à l’épisode du printemps 2011 –, on peut éveiller l’attention et mettre en mouvement la société. Nous montrons parfois l’image d’agriculteurs appelant la pluie dans leurs prières devant un calvaire en 1976.

Notre premier travail consiste à parfaire la connaissance scientifique et à améliorer le diagnostic. Il y a dix ans, sur la carte d’évolution des précipitations par département, de nombreux départements n’étaient pas renseignés faute de données suffisamment solides, malgré une riche histoire météorologique. Nous avons entrepris un effort de reconquête qui s’apparente à de la paléoclimatologie dans les archives. Cet effort n’est possible qu’avec le soutien financier du mécénat, en complément du soutien institutionnel, en l’occurrence de la Fondation BNP Paribas.

Nous devons couvrir le territoire pour des raisons non seulement scientifiques, mais aussi politiques car certains élus nient la réalité. Or ces derniers doivent être de puissants relais d’opinion. Le message que nous portons est que notre devoir est de regarder la situation avec lucidité.

Les pays doivent s’adapter parce que le système climatique est en mouvement. L’adaptation consiste en une gestion des risques qui tienne compte d’échéances plus longues et plus complexes. En la matière, nous observons un fourmillement de bonnes volontés et d’actions qui demeurent isolées. Il manque une stratégie et une planification sur le modèle du plan que nous avons connu il y a quelques années.

Nous rencontrons des chargés de mission dans les collectivités territoriales, qui élaborent seuls dans leur coin des plans climat-énergie et nous appellent à la rescousse. Mais les climatologues ou les météorologues ne sont pas aptes à couvrir tous les champs des plans climat-énergie territoriaux. Ces chargés de mission sont parfois une manière de se donner bonne conscience.

Nous ne nous intéressons pas aux industriels et à ce qu’ils font dans ce domaine alors qu’eux ne peuvent pas se permettre de faire l’impasse sur l’analyse de tous les possibles.

Il faut accepter l’idée que l’adaptation a un coût, mais celui de la non adaptation est encore plus élevé. Il faut donc porter un nouveau regard sur nombre de secteurs de notre économie dont les activités ont un impact sur le climat.

Enfin, pour conclure, je veux répéter combien Météo-France est engagé en matière de changement climatique. L’établissement public travaille à cet effet en collaboration avec l’Institut Pierre Simon Laplace (IPSL) et le Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique (CERFACS), ainsi qu’avec toutes les communautés connexes à la météorologie, l’agronomie, l’hydrologie. Nous sommes en effet convaincus de la nécessité de renforcer la cohérence de l’action des organismes publics dans ce domaine. Nous avons ainsi créé une mission, baptisée « mission Jouzel » qui doit fournir une synthèse des scénarii climatiques pour la France métropolitaine et l’outre-mer. Nous souhaitons faire des projections sur l’ensemble du territoire des conclusions du GIEC, qui soient suffisamment unanimes et cohérentes pour être utilisées par tous les acteurs de l’action publique.

Nous ne sommes pas assez nombreux et devons encourager la participation de tiers capables de relayer l’information, d’être à vos côtés et aux côtés des industriels. Je n’ai malheureusement pas le temps de répondre à toutes les questions, mais si j’avais un seul mot à dire, ce serait : « plan ».

M. Alexandre Magnan. J’ai publié un livre dans lequel j’affirme que nous sommes tous vulnérables au changement climatique. La communauté internationale a tendance à penser que seuls les pays pauvres souffrent de vulnérabilité et que les pays développés n’y sont pas exposés. Réduire la vulnérabilité ne serait qu’une question de moyens. Cela est partiellement vrai. L’argent permet en effet de réduire les risques et de mettre en place des plans, mais il n’apporte pas une solution à tous les problèmes. Nos pays ne doivent pas se sentir à l’abri des impacts du changement climatique. Les pays plus pauvres, les atolls ou les territoires aux marges de l’Arctique, sont en première ligne car ils seront les premiers à subir les effets du changement climatique, mais cela ne signifie pas que les pays développés ne sont pas concernés. Nos exposés vous l’ont montré.

La « maladaptation » ne traduit pas une vision négative. Elle signifie que l’adaptation est une entreprise difficile. Au niveau local, les décideurs, qu’ils soient dans les entreprises ou dans les collectivités, sont confrontés à la même question difficile : comment développer une stratégie d’adaptation au changement climatique sans connaître les impacts précis de celui-ci ? Comment se préparer à l’inconnu ? Cette question est légitime et la réponse scientifique n’est pas claire.

Pour les milieux coralliens que je connais bien, nous pouvons expliquer aux décideurs : plus vous rejetez vos eaux usées sur les récifs, plus vous cassez les récifs pour construire des accès, plus vous perturbez la dynamique sédimentaire et plus vous serez confrontés à des problèmes d’érosion, plus vous limiterez la capacité des écosystèmes à répondre naturellement aux problèmes. Nous leur disons aussi : il y a une part d’incertitude, mais l’incertitude fait partie de votre métier. En outre, il y a aussi des certitudes sur la dégradation à l’œuvre du système climatique. L’idée de la « maladaptation » peut se résumer ainsi : il y a des choses à inventer, mais il y a aussi des choses sur lesquelles on sait comment agir. Il faut donc trouver les moyens de passer des discours à la réalité.

Vous avez demandé des exemples susceptibles de mobiliser l’opinion publique. Un bilan des plans climat-énergie territoriaux offrirait certainement de bons exemples. La tempête Xynthia fournit un autre exemple : elle a fait énormément de dégâts et elle a induit une évolution de la législation sur l’aménagement et la protection du littoral qui a marqué les esprits pour un temps. Je crois à la force de l’exemple, mais cela ne fait pas tout. Tant que les populations ne sont pas directement touchées par des catastrophes naturelles, la prise de conscience reste insuffisante.

S’agissant de la mobilisation de l’opinion publique, le problème vient de ce que le changement climatique est perçu comme un élément très négatif. Le message ne parvient pas à passer auprès de l’opinion publique car celle-ci n’a pas envie de se confronter à la peur. L’urgence et la catastrophe annoncée ne sont pas des messages mobilisateurs et efficaces. Il serait bienvenu d’introduire une vision positive mettant en avant les moyens dont nous disposons déjà pour agir. Les atolls, parce qu’ils sont confrontés aujourd’hui au changement climatique, sont dans l’obligation de trouver des solutions – bonnes ou mauvaises – permettant de répondre aux enjeux économiques et démographiques et de se protéger contre les risques naturels. On pourrait les présenter comme des pionniers de l’adaptation plutôt que comme des victimes du changement climatique. Cette approche positive serait davantage pertinente que la vision négative qui est improductive.

L’adaptation au changement climatique s’inscrit pleinement dans la logique du développement durable. Si le développement durable pose les principes de l’adaptation, le changement climatique impose les échéances. La Commission pourrait insister sur ces échéances car les conditions de l’action – les principes et les moyens – sont réunies.

Mme Valérie Masson-Delmotte. S’agissant de la géo-ingénierie, on nous a demandé s’il serait possible de compenser une partie de l’impact des gaz à effet de serre sur le climat grâce à différentes technologies, matures ou encore embryonnaires. On commence à évaluer les conséquences du déploiement de ces technologies. Dans le cas de l’injection massive de particules d’aérosols pour créer un effet parasol contre le réchauffement induit par les gaz à effet de serre, le rapport du GIEC montre que le recours à cette technique permettrait de compenser une partie du réchauffement de surface au détriment de changements majeurs dans le cycle de l’eau. Mais cette technologie devrait être utilisée indéfiniment car un arrêt de l’injection entraînerait un réchauffement brutal au lieu d’un réchauffement progressif. Cela fait aussi partie du travail du GIEC de fournir des éléments d’aide à la décision sur le déploiement de nouvelles technologies, à partir des méthodes utilisées pour évaluer les risques climatiques.

Le risque pour le niveau des mers de l’instabilité des parties marines de la calotte de l’Antarctique est difficile à quantifier. Dans le rapport, il est fait état d’un risque possible au cours du XXIsiècle d’une montée du niveau des mers de quelques dizaines de centimètres. Mais nous avons une incertitude majeure sur l’anticipation et la modélisation du glissement des parties marines de l’Antarctique.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je remercie une nouvelle fois tous les intervenants d’avoir consacré cette matinée à nous parler d’un sujet qui nous passionne et qui nous place devant nos responsabilités.

La conférence de 2015 sera pour nous tous une opportunité de réfléchir, de proposer et de faire de la pédagogie afin de sensibiliser les citoyens aux risques à venir.

La réponse au changement climatique réside dans la mise en œuvre d’un nouveau modèle de développement. C’est ainsi que nous ferons ressortir les éléments positifs.

Le changement climatique illustre le débat permanent entre l’urgence du court terme et les exigences de long terme. Il est de notre responsabilité de nous battre pour un nouveau modèle de développement afin de mieux lutter contre le réchauffement climatique. Il s’agit d’un vrai et long combat. À cet égard, la mission d’information que nous avons créée en vue de la conférence de 2015 est une bonne initiative.

10. Audition de M. Jean-Pierre Thébault, ambassadeur délégué à l’environnement (14 janvier 2014)

M. Jean-Paul Chanteguet, président de la Commission. La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire souhaite suivre les négociations environnementales internationales car, d’une part, elles concernent nos secteurs de compétence – les affaires maritimes, la biodiversité terrestre et marine, l’accessibilité à l’eau, les questions liées à la désertification et au reboisement – et d’autre part, notre pays y occupe une place essentielle.

Dans le cadre de la préparation de la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique, qui a eu lieu du 11 au 22 novembre dernier à Varsovie, nous avons auditionné le 30 octobre M. Jacques Lapouge, ambassadeur chargé des négociations internationales sur les changements climatiques.

Nous accueillons aujourd’hui M. Jean-Marc Thébault, ambassadeur délégué à l’environnement, qui va nous informer sur le déroulement des autres négociations environnementales internationales ainsi que sur les positions défendues par la France et les États les plus impliqués.

Monsieur l’ambassadeur, je vous souhaite la bienvenue parmi nous. Quels sont les enjeux des négociations actuelles et sur quels thèmes portent-elles ?

M. Jean-Marc Thébault, ambassadeur délégué à l’environnement. Je vous remercie, monsieur le président, et vous adresse, ainsi qu’aux membres de la Commission du développement durable, mes meilleurs vœux durables pour la nouvelle année.

Qu’est-ce qu’un ambassadeur délégué à l’environnement ? Ce poste a été créé par les autorités françaises, en 2000, suite à un rapport qui visait à tirer les conclusions de la nouvelle donne internationale après les négociations du premier Sommet de la terre de Rio et l’adoption d’un certain nombre de grandes conventions internationales. Ces négociations, de par leur multiplicité et la transversalité des sujets abordés – la notion de développement durable nécessite de traiter simultanément des sujets environnementaux, mais également économiques et sociaux – posaient à la France un certain nombre de difficultés. J’ai pris mes fonctions en juin 2010 en tant que cinquième titulaire du poste.

Que recouvre le champ d’action de l’ambassadeur délégué à l’environnement ? Tout ce qui a trait à l’environnement et au développement durable, hors climat, dans le cadre des négociations internationales, même si, au fil du temps, pour des raisons liées à la politique interne ou à la dynamique des négociations, les autorités ont autonomisé certaines négociations.

Ce fut le cas d’abord des négociations liées aux pôles, pour lesquelles un ambassadeur spécifique a été désigné – il s’agit de l’ancien Premier ministre Michel Rocard – puis, en 2007, des négociations climatiques internationales, qui ont été séparées du champ global de l’environnement lors de la création d’un grand ministère de l’environnement, du développement durable, de l’énergie, du logement et de la mer.

Il reste à l’ambassadeur délégué à l’environnement tout ce qui concerne la planète, à l’exception des pôles, donc, et de l’atmosphère. Il participe ainsi aux négociations relatives aux sols – prévention de la désertification et de la dégradation des sols, forêts, biodiversité – aux océans et aux mers, aux produits chimiques. Il suit en outre les instruments financiers internationaux liés à ces sujets, notamment le Fonds pour l’environnement mondial (FEM), et les institutions internationales en charge de ces sujets, en particulier le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). Il s’intéresse à l’ensemble des sujets transversaux relevant du développement durable, tout particulièrement au sein des institutions new-yorkaises comme le Forum politique de haut niveau pour le développement durable, et enfin il participe aux négociations transversales comme le Sommet de la terre – j’étais le chef de la délégation française lors de la Conférence dite « Rio+20 » qui s’est achevée il y a deux ans.

Maintenant que je vous ai présenté l’essentiel de ma mission, je voudrais insister sur trois points.

Je veux avant tout vous dire que tous ces sujets finiront devant vous, parlementaires, à un moment où à un autre, qu’il s’agisse de traités internationaux devant être ratifiés ou de projets de loi portant mise en œuvre d’engagements internationaux.

Vous aurez à connaître de ces sujets à travers les conséquences de ces textes. Les négociations sur tous ces sujets ayant un aspect transversal – à la fois environnemental, social et économique – elles ont un impact sur les règles internationales dans les domaines des échanges, de la propriété intellectuelle, de l’industrie et du développement économique, social et environnemental.

Ce sont enfin des sujets en forte croissance, dont l’importance, en termes de conséquences et de décisions prises, est de plus en plus grande. Il ne s’agit plus de déclarations de principe, mais de textes susceptibles d’une mise en œuvre concrète. En outre, les enceintes internationales s’emparent de nouveaux sujets qui finissent par s’ancrer – je pense au changement des modes de production et de consommation, qui fait l’objet d’objectifs définis au niveau international pour développer l’économie circulaire, consommer autrement et faire face aux défis de la planète de manière soutenable – pour l’ensemble des pays, des économies et des populations.

Telles sont les raisons pour lesquelles ces sujets sont importants et méritent toute votre attention.

Ces sujets ne sont pas optionnels. Que nous le voulions ou non, ils s’imposent à nous. Car nous partageons une planète unique, et la population est passée de 5 milliards d’individus il y a une trentaine d’années à 7 milliards. La terre comptera 9 milliards d’habitants en 2050 et probablement 11 milliards en 2100. Or notre planète ne dispose pas, en l’état actuel des modes de production et de consommation, des ressources suffisantes pour faire face aux besoins légitimes d’une population sans cesse croissante.

L’enjeu auquel sont confrontés l’ensemble des États, individuellement et collectivement, sachant que les ressources renouvelables sont minoritaires, est de faire face aux besoins de populations comme la nôtre, qui souhaitent vivre mieux, ce qui suppose consommer plus, et de populations qui vivent actuellement sous le seuil de pauvreté ou accèdent à peine au confort et qui souhaitent également consommer plus. C’est un point que nous abordons dans le cadre de nos discussions sur l’économie circulaire.

Les négociations internationales, dont le point de départ semble environnemental, ne se comprennent donc que dans une perspective globale de développement durable et s’appuient sur la prise en compte de l’écosystème planétaire et de sa relation avec les populations. Elles portent essentiellement sur la question environnementale, mais elles ont des impacts sociaux et économiques, et relèvent de la diplomatie car c’est bien des relations entre les pays, les peuples, voire les communautés, que dépendra le règlement pacifique de ces contradictions.

L’exemple du Sahel est la parfaite démonstration de cette continuité. Cette région, qui il y a 30 ans comptait 200 millions d’habitants, en compte aujourd’hui près de 500 , et en comptera bientôt un milliard. Au Sahel, 90 % de la population est rurale et tente de survivre en exploitant de plus en plus intensivement des terres qui, par ailleurs, pour de nombreuses raisons, sont de moins en moins étendues. Pour cette population, la variable d’ajustement est l’émigration, d’abord des campagnes vers les villes, puis des villes vers l’extérieur, ce qui a de lourdes conséquences. Ce peut être aussi la concurrence pour l’usage des sols, qui commence entre les nomades et les agriculteurs, notamment au Soudan et au Mali, et la concurrence entre les peuples, ce qui exacerbe les différences ethniques, religieuses et nationales. Depuis 10 ou 15 ans, la désertification et la dégradation des sols sont devenues des éléments de paix et de sécurité qui relèvent des affaires étrangères.

Si nous observons l’extension des zones arides ou en voie de désertification et les lieux où sont apparus des phénomènes terroristes au cours des 20 dernières années, nous constatons une parfaite adéquation. Nous pourrions presque déterminer où auront lieu les prochains phénomènes de déstabilisation.

J’insiste sur la dégradation des sols car, bien que mal connu, ce problème affecte entre un et deux milliards de personnes dans le monde. La France a beaucoup agi dans ce domaine par le passé et pourrait encore le faire.

La dégradation des sols n’est pas seulement un phénomène rural, elle a des conséquences extrêmement importantes sur le climat. Les scientifiques estiment que les terres dégradées ou désertifiées contribuent à l’effet de serre à un niveau égal à celui de la déforestation, lui-même égal à l’effet produit par les transports routiers. Ce n’est donc pas un sujet mineur, d’autant moins que la dégradation des sols est le domaine dans lequel l’euro investi est le plus rentable puisqu’il permet non seulement de prévenir l’évolution du changement climatique mais aussi de maintenir les surfaces agricoles, ce qui a un impact social, économique et politique dans les régions concernées.

J’en viens au calendrier des manifestations.

Les grandes conventions internationales sont rythmées par des Conférences des parties (COP) annuelles ou biannuelles. L’année 2014 sera marquée par la douzième Conférence des parties (COP 12) de la Convention sur la diversité biologique, et par une Convention sur les produits chimiques dangereux et le traitement des déchets. L’année 2015 sera chargée avec une Conférence sur les changements climatiques (COP 21), la Conférence des parties sur la Convention sur la lutte contre la désertification, et la Conférence internationale sur les forêts au cours de laquelle sera négociée la création d’un instrument spécifique pour les forêts.

Parallèlement, des négociations sur la désertification sont en cours et devraient aboutir en 2014 ou en 2015. Il s’agit tout d’abord, dans le cadre de l’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS), de faire de la zone saharo-sahélienne un exemple de coopération internationale en matière de prévention de la dégradation des sols. La France est très engagée dans ce dispositif intergouvernemental. Par ailleurs, une négociation très importante est en cours aux Nations Unies à propos de la création, très attendue, dans le cadre du traité sur le droit de la mer, d’un statut juridique pour les aires marines protégées en haute mer. Cet enjeu, soutenu par la France, permettrait de revivifier le traité du droit de la mer et de concrétiser la prise en compte des enjeux environnementaux en haute mer.

Les années 2014 et 2015 seront enfin marquées par des négociations sur plusieurs sujets qui ont fait l’objet de conclusions lors de la Conférence de Rio, notamment la définition d’objectifs de développement durable qui devraient compléter les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et faire du développement durable un objectif universel.

Enfin, en juin 2014 se tiendra à Nairobi la première assemblée des Nations Unies pour l’environnement. Le programme des Nations Unies pour l’environnement sera défini également dans le courant de l’année. Ce sera l’occasion pour la France de défendre concrètement la mise en œuvre des engagements pris à Rio, notamment en ce qui concerne le renforcement de la place du développement durable et la participation active de la société civile aux négociations environnementales internationales.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Notre action, à nous parlementaires, pourrait demain s’exercer par le biais du forum interparlementaire d’origine britannique Globe International dont nous avons, il y a près d’un an, créé une antenne en France, avec l’autorisation du président et du bureau de l’Assemblée nationale. Nous essaierons de faire avancer la réflexion au sein de Globe International, qui s’intéresse à la biodiversité, aux océans, au climat, à la déforestation.

Dans quelques semaines, le Gouvernement nous présentera un projet de loi relatif à la biodiversité dont l’un des articles portera sur la ratification du protocole de Nagoya sur l’accès et le partage des avantages (APA). L’Union européenne devrait ratifier ce protocole. Disposez-vous d’informations sur son rythme de ratification ?

M. Jean-Yves Caullet. Je voudrais, au nom de mes collègues du groupe SRC, vous poser quelques questions susceptibles d’aider les parlementaires à définir leur action.

Vous évoquez le risque de conflits. Il est vrai que, dans l’histoire de l’humanité, les défis ont été plus souvent réglés par un conflit que par un accord. Combien parieriez-vous sur la probabilité que des conflits surviennent face aux défis que vous avez évoqués ?

Vous parlez de sujets qui s’imposent, comme si le contexte international faisait redescendre en pluie fine sur les États des contraintes plus ou moins surprenantes – c’est ainsi que nous les vivons parfois, étant insuffisamment impliqués dans la préparation des négociations. Globe International représente en effet une diplomatie parlementaire qui influe sur les négociations gouvernementales ou internationales, mais comment les parlementaires français peuvent-ils se préparer pour affronter ce contexte ?

Existe-t-il une interaction entre l’action publique et les organisations non gouvernementales ? Les ONG internationales ont des composantes françaises. Comment faire en sorte que les thématiques soutenues par les composantes française et européenne d’une ONG soient reprises par l’ONG au niveau international ? Pouvez-vous agir en ce sens ? Que pouvons-nous faire pour vous aider ?

Parmi les autres thématiques, je voudrais évoquer la forêt, la francophonie et la protection de l’environnement. Je rappelle que dès 1948 a été fondée l’union des pays pour l’environnement, devenue l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

Une diplomatie forestière est-elle possible entre les grands pays forestiers que sont le Canada, le Brésil, la France ou la Finlande ? C’est une question à laquelle je suis très attaché. Nous avons intérêt à faire participer des communautés d’intérêts pour obtenir un consensus capable de surmonter la fausse uniformité des objectifs. Car tout le monde est d’accord pour protéger la planète, mais chaque pays a par ailleurs des intérêts particuliers.

La dégradation des sols est aussi une réalité en France, où le cycle de la matière organique n’est plus maîtrisé. Il faut 5 à 10 ans pour détruire un sol, mais il en faut 50 à 80 pour le reconstituer. Quels sont les moyens mis en œuvre au plan international ? Que peut faire l’Europe en la matière ?

Enfin, vous évoquez une conférence internationale sur la forêt. Je ne sais si c’est le bon outil, mais entre la préservation de la forêt primaire, illustrée dans de magnifiques documents cinématographiques, la réalité des enjeux du bois, l’exploitation des grandes forêts arctiques ou subarctiques et ce qui se passe dans nos forêts cultivées, il faut savoir ce dont nous parlons exactement quand nous parlons de forêt, de déforestation, d’exploitation forestière ou de valorisation du bois.

M. Martial Saddier.  Mes collègues du groupe UMP et moi-même vous adressons, monsieur l’ambassadeur, nos meilleurs vœux pour l’année 2014. Nous sommes très attachés à tous les enjeux que vous avez évoqués, qu’il s’agisse des pôles, des sols, de la forêt, de la biodiversité, des océans, des mers et de la gestion des produits chimiques. Sur quels sujets la France se situe-t-elle parmi les bons élèves, et sur quels autres sujets est-elle un mauvais élève ?

Même si tous ces sujets sont des priorités, il convient d’établir une hiérarchie en vue de répartir les financements, comme l’illustrent les difficultés des pays du Nord pour s’accorder sur la fameuse compensation annuelle de 100 milliards de dollars versés aux pays du Sud. Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’étape de 2015 et de l’objectif de 2020 ?

Nous pouvons nous mettre d’accord sur le bilan et le constat et reconnaître la bonne volonté que manifestent certains pays qui se mettent autour de la table pour inverser la tendance, mais cela ne se fait pas sans mal – l’exemple le plus emblématique est la décision de maintenir le réchauffement climatique à 2 °.

La France, avant de faire partie du monde, se situe dans l’Union européenne. Or notre pays a un certain nombre de contentieux en cours. Comment s’articulent vos travaux dans le cadre des négociations internationales et vos relations avec la Commission et la Cour de Justice européennes ? Quels sont les sujets sur lesquels la France fait l’objet d’un précontentieux ou d’un contentieux – autres que celui portant sur la qualité de l’air ?

Enfin, notre commission a voté à l’unanimité un rapport sur l’affichage environnemental des produits qui préconise dans ses conclusions que la France pèse enfin dans l’expérimentation européenne. Ce point entre-t-il dans le champ de vos compétences ? Avez-vous travaillé sur cette question ? La position française a-t-elle une chance d’être entendue à l’échelle de l’Union européenne ?

M. Yannick Favennec. Au nom du groupe UDI, je vous remercie pour votre exposé, monsieur l’ambassadeur, et vous présente mes meilleurs vœux pour cette année au cours de laquelle vous allez préparer la Conférence Paris Climat 2015, point d’orgue des négociations internationales sur le climat.

En septembre dernier, le Gouvernement annonçait qu’il voulait aboutir à un accord juridiquement contraignant, ambitieux et applicable à tous qui permettrait de respecter la limite de 2 ° de réchauffement climatique. À l’issue de la Conférence de Varsovie, on peut affirmer sans être pessimiste qu’on en est encore très loin. Le nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) préconisait pourtant l’engagement immédiat, sans attendre 2020, de l’ensemble des pays sur des réductions importantes d’émissions de gaz à effets de serre. Mais l’Australie, le Canada et le Japon ont revu leurs objectifs à la baisse pour 2020, tandis que l’Union européenne, elle, se refuse à revoir les siens à la hausse. Or ce sont 8 à 12 milliards de tonnes de CO2 qui sont émis en trop, chaque année, par rapport à la réduction des émissions qui nous permettrait ne pas dépasser les 2 ° d’augmentation de température d’ici à la fin du siècle, ce qui représente environ 20 fois les émissions de la France.

Les contours d’un accord pour la période post 2020 sont encore très flous et les objectifs de réduction des émissions sont repoussés à plus tard et confiés au libre choix de chacun des pays. En se rapprochant de la position des États-Unis, qui consiste à laisser chaque pays définir lui-même son niveau d’engagement, l’Union européenne perd toute possibilité de leadership.

La Conférence de Paris peut être une immense occasion de redonner un sens politique à ces négociations, mais le choix des alliances du Gouvernement, en France et au sein de l’Union européenne, décidera largement du contenu de l’accord final. Comment le Gouvernement français peut-il agir dans la perspective de la Conférence de 2015, et quels doivent en être, selon vous, les objectifs ?

M. François-Michel Lambert. Je vous souhaite à mon tour, monsieur l’ambassadeur, au nom des députés du groupe Écologiste, une bonne année remplie d’espoir.

Vous avez abordé les enjeux planétaires, le changement climatique, les tensions dues à la raréfaction des ressources, la préservation de la biodiversité. Nous avons besoin d’une vision planétaire de ces sujets, au lieu de la vision franco-française dans laquelle nous sommes installés, pour comprendre comment ces enjeux planétaires sont pris en compte dans chaque territoire, chaque pays, chaque peuple, chaque culture et chaque religion. Pouvez-vous nous y aider ?

Comment s’articule votre mission avec les membres du Gouvernement en vue de la Conférence de 2015 ?

Comment percevez-vous l’action de Pascal Canfin, ministre chargé du développement, qui a reconfiguré l’action de la coopération française et semble lier son ministère aux grands enjeux mondiaux ?

Mme Geneviève Gaillard. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour votre présence parmi nous et vous adresse mes vœux de bonheur et de réussite pour l’année qui commence et les années ultérieures, car les défis sont énormes et votre travail ne doit pas vous laisser beaucoup de repos. (Sourires)

Vous nous confirmez l’importance de l’enjeu démographique par rapport aux ressources naturelles et aux changements qui se produiront au niveau planétaire. Abordez-vous ces sujets dans le cadre des négociations et comment, selon vous, évoluera cette problématique ? Serons-nous capables de relever rapidement ce défi ?

Nous connaissons les intérêts contradictoires de ceux qui consomment les services de la nature. Le regard porté par certains chefs de gouvernement sur la préservation de la nature a-t-il évolué ? Que pensez-vous des actions menées par l’Agence française de développement (AFD) ?

Enfin, j’ai eu l’honneur d’assister aux conférences de Rio, de Nagoya et d’Hyderabad. La biodiversité est un sujet auquel je suis particulièrement sensible. La préservation de la biodiversité est-elle, selon vous, en bonne voie au plan international ? Sachant qu’un projet de loi qui, je l’espère, portera création de l’Agence française de la biodiversité, nous sera bientôt présenté, la France fait-elle partie des pays exemplaires ?

Enfin, considérez-vous que les financements dont vous disposez sont suffisants ? Comment vous organisez-vous pour mener à bien la mission qui vous a été confiée ?

M. Jean-Pierre Vigier. Monsieur l’ambassadeur, je vous souhaite à mon tour mes meilleurs vœux pour 2014.

Vous avez souligné dans différentes interventions la nécessité de reconnaître le rôle essentiel des investissements à long terme pour favoriser le maintien et l’élargissement du développement durable. C’est une vision intéressante.

Cependant, la crise économique mondiale et le fait que la reprise ne se dessine pas clairement risquent de privilégier les investissements à court terme, moins coûteux.

Vous dites souhaiter que de nouvelles ressources soient mises en place. La taxe sur les transactions financières, impulsée par la France, peine à prendre forme. Mais il y a quelques jours, Paris et Berlin ont décidé de prendre une initiative commune dans ce dossier. La création de cette taxe peut-elle, selon vous, intervenir rapidement ? Avez-vous d’autres propositions innovantes pour assurer le financement du développement durable au niveau mondial ?

Mme Sophie Errante. Je vous souhaite moi aussi une bonne santé et surtout beaucoup de courage…

Concernant REDD+, le programme de coopération de l’ONU sur la réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement, quelles doivent être pour la France les priorités à défendre concernant la forêt amazonienne ? Avez-vous des préconisations pour gérer durablement les forêts majeures qui se trouvent sur notre territoire ?

J’ai récemment assisté à Varsovie à une conférence de Globe International sur la protection du climat. Que proposez-vous pour évaluer financièrement les services rendus par la nature ? Sur ce point, nous sommes plus proches du conflit que de l’accord.

Les pays émetteurs de gaz à effets de serre (GES) doivent participer au financement du fameux Fonds vert pour le climat, mais il est très difficile d’obtenir les crédits prévus. Que préconisez-vous pour atteindre l’objectif fixé ? Comment analysez-vous l’après-Varsovie ?

M. Christophe Priou. Je vous souhaite quant à moi longue vie, monsieur l’ambassadeur… (Rires)

On ne peut considérer notre pays comme le centre du monde, mais la France doit sa présence planétaire aux mers et aux océans. Quel est le rapport de force, au sein des organisations internationales, entre ces deux philosophies : celle des Pays-Bas, qui depuis la catastrophe de 1953 ont réalisé des ouvrages pour se protéger des inondations, ou celle qui consiste à agir sur les causes de l’évolution climatique, qui exige un consensus international ?

Nous, nous avons subi deux marées noires sur le littoral atlantique, mais ces catastrophes étaient d’origine matérielle et humaine, et non naturelle. L’Europe a pris un certain nombre de mesures en matière de sécurité maritime – contrôle des bateaux, formation des personnels – mais lorsqu’elle a souhaité les étendre au niveau international, elle s’est heurtée au blocage d’un certain nombre d’organisations comme l’Organisation maritime internationale (OMI). Quel est actuellement le rapport de force entre les deux tendances ? Laquelle, selon vous, risque de l’emporter face à une menace qui est devenue une certitude ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Pouvez-vous nous dire un mot sur la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer ?

M. Jean-Pierre Thébault. Je vais tenter de répondre à vos questions, mesdames et messieurs les députés, même si chacun des sujets que vous avez abordés mériterait à lui seul un débat de fond.

J’ai oublié de vous indiquer qu’en tant qu’ambassadeur je suis diplomate de carrière et qu’à ce titre j’ai été nommé par le Président de la République, mais mon rôle et ma mission sont définis à l’échelle interministérielle. Je dispose d’une lettre de mission signée conjointement par le ministre des affaires étrangères et le ministre en charge de l’environnement, de telle façon que les négociations soient bien menées en association avec l’ensemble des administrations compétentes. Je joue un rôle d’animateur d’équipes interministérielles, composées naturellement de représentants des ministères des affaires étrangères et de l’environnement, très souvent accompagnés de représentants des ministères de l’agriculture, des finances et de l’industrie.

Mon rôle est également d’assurer dans la durée la présence de la France au sein des multiples enceintes internationales où je suis le chef de la délégation et représente, en cas d’absence du ministre concerné, la voix politique de la France dans les négociations.

La création du poste d’ambassadeur délégué à l’environnement est un dispositif original. De rares pays l’ont repris, même s’ils sont généralement incapables de le mettre correctement en pratique car la nature de ses fonctions s’oppose à leur organisation sectorielle. De ce point de vue, la France est plutôt exemplaire.

J’en viens aux questions que vous m’avez posées.

Vous allez effectivement être saisis prochainement d’un projet de loi relatif à la biodiversité. Il s’agit d’un texte symbolique qui s’inscrit dans une dynamique que la France a la capacité d’encourager ou de bloquer, ce qui dépendra en partie de l’examen du texte par l’Assemblée nationale, notamment du titre IV qui traite de la transcription en droit français de l’accord sur le partage des ressources (APA).

Sur les trois grandes conventions de Rio, celles sur la diversité biologique et sur les changements climatiques ont pris leur essor. La négociation de Nagoya a débouché sur un accord important dont le protocole APA est le point central. Ne pas le ratifier dans des délais raisonnables aurait un impact sur la crédibilité de l’Union européenne et le dynamisme des négociations sur la biodiversité.

L’accord sur le partage des ressources issues de la biodiversité doit être ratifié par 50 États pour entrer en vigueur. À ce jour, 28 États l’ont ratifié, dont quelques grands pays émergents. Une deuxième Conférence des parties est prévue en octobre en Corée pour évoquer un certain nombre de questions, en particulier celle du financement de la protection de la biodiversité au niveau international. Cette réunion sera, nous l’espérons, l’occasion de constater l’entrée en vigueur de l’accord APA, à condition que les 28 États membres de l’Union européenne l’aient ratifié, à la fois séparément et collectivement, même si un projet de règlement à effet immédiat règlera une partie des questions au niveau communautaire.

Ces difficultés illustrent le rôle important que jouent les Parlements nationaux quant à la crédibilité des négociations. Mais vous rencontrerez sans doute sur votre chemin des sujets difficiles. Ainsi le protocole APA aura un impact sur la réglementation de la propriété intellectuelle et créera des droits collectifs au profit des communautés indigènes et autochtones, ce que demandent un certain nombre d’États européens, dont la Suède et le Danemark. C’est donc un sujet éminemment sensible que nous devrons veiller à aborder dans les débats franco-français de manière apaisée. Il serait dommage que la France soit l’État qui empêche la ratification de l’accord par l’Union européenne.

La Conférence des parties qui se tiendra en Corée sera l’occasion de mettre en œuvre une stratégie de financement international de la protection de la biodiversité. Sur ce point, la France et les États européens devront prouver le sérieux de leur position car nous avons pris à Hyderabad des engagements sur le doublement des financements dédiés à la protection de la biodiversité et nous avons demandé aux autres États de les prendre également.

Tous ces sujets sont doublement importants, d’une part pour les enjeux qu’ils représentent et parce qu’ils font apparaître la nécessité d’adopter un regard différent sur le développement économique. Ils font également apparaître que nous, Européens, sommes de moins en moins influents au niveau international, non seulement parce que nous sommes moins compétitifs mais également parce qu’un certain nombre de pays se sont aperçus que, contrairement à eux, nous n’avions pas de ressources naturelles. Cette réalité leur donne une nouvelle assurance. Ils considèrent que si nous insistons sur l’économie des ressources, c’est que nous n’en avons pas, et que si nous adoptons de nouveaux concepts comme l’économie verte et le changement des modes de production et de consommation, c’est pour essayer de prendre le contrôle de leurs propres ressources.

S’ils veulent conserver un certain niveau de consommation et trouver les voies d’une nouvelle compétitivité, les pays qui ne disposent pas de ressources naturelles doivent être capables d’inventer de nouveaux modes de production et de consommation crédibles. Si des affrontements surviennent entre les pays émergents, les pays pauvres et les pays anciennement riches sur ces différents sujets, nous savons tous qu’à un moment donné nous serons obligés collectivement d’inventer ces nouveaux modèles.

Les négociations internationales sont également, pour les pays comme le nôtre, l’occasion de comprendre cette nouvelle donne et d’en tirer les conséquences en termes d’éducation, de formation, de recherche et d’innovation opérationnelle.

Quelques pays émergents, comme le Brésil, dont le territoire est assez vaste pour accueillir une population plus importante et qui dispose de ressources sans limites, n’ont aucun intérêt à changer leur modèle de développement. Ils considèrent que si nous les y incitons, c’est pour les empêcher de profiter de notre modèle.

Les négociations mettent en lumière la nécessité pour nous d’inventer de nouveaux modes de production et de consommation et de faire de certaines d’entre eux des opportunités dans les domaines de l’industrie, de la recherche, de l’éducation afin de redevenir des pays compétitifs. Il ne faut pas croire que nos pays ont découvert l’environnement et le développement durable au détriment des autres pays du monde, qui l’ignorent mais pourraient se laisser tenter parce qu’ils sont pauvres ou qu’ils disposent d’importantes ressources. Aujourd’hui, de nombreux pays sont en train d’adopter ce raisonnement. C’est le cas du Brésil, où la chambre de commerce de Sao Paulo est très en pointe sur tous ces sujets : les Brésiliens se rendent compte que les modèles économiques évoluent et ils adoptent de nouvelles valeurs, en particulier la reconnaissance des services rendus par la nature, en vue de ce qui pourrait être la troisième révolution industrielle.

En bref, au-delà de leur intérêt spécifique et sectoriel, chacun de ces sujets nous invite à développer une nouvelle compétitivité et à adopter de nouvelles valeurs.

Monsieur le député, la probabilité de voir apparaître des conflits face à ces nouveaux enjeux est très forte, même en étant très optimiste… Ce qui pourrait provoquer le grand conflit du XXIsiècle, ce sont les OPA internationales qui permettent à des sociétés chinoises d’acheter des sociétés brésiliennes ou des filiales de sociétés canadiennes dans le domaine des ressources. La rareté affectera peut-être tout d’abord l’énergie, mais la liste des ressources minérales rares et non renouvelables s’allonge.

Le conflit est certes possible, mais il est en même temps inconcevable car il se produirait à une telle échelle qu’il ne pourrait conduire qu’à une forme d’annihilation. À cet égard, il est urgent de prévenir un tel risque.

Non, madame Geneviève Gaillard, la croissance démographique, même si son ampleur pourrait déclencher un conflit, n’est pas prise en compte dans les négociations internationales car nous ne pouvons évoquer cette question sans apparaître comme des malthusiens, ce qui a des résonances extrêmement négatives pour un certain nombre de pays. C’est d’ailleurs un sujet sur lequel nous ne sommes pas d’accord au sein même de l’Union européenne.

Toutefois, la croissance démographique se dessine en creux dans les négociations. Le calcul, pour réduire le risque potentiel de conflit, consiste à rechercher les nouveaux modes de production et de consommation qui permettront de produire des quantités extrêmement plus importantes qu’aujourd’hui avec des ressources beaucoup plus rares. Il consiste à permettre à une fraction de plus en plus grande de la population mondiale de sortir de la pauvreté et d’amorcer la transition démographique. Si, dans les 10 à 20 ans qui viennent, ces négociations aboutissent, nous n’éviterons pas les 9 milliards d’habitants prévus en 2050 mais nous éviterons peut-être les 11 milliards en 2100.

Il reste que certaines réalités sont perturbantes. En termes de production agricole, nous avons suffisamment sur la planète de quoi nourrir 11 milliards d’habitants, voire plus. Mais nous ne savons pas mettre fin au fait que 50 % des productions agricoles sont détruites – environ 25 % avant leur mise sur le marché et 25 % après leur mise sur le marché.

Comment agir et avec qui ? Je ne peux que vous encourager, mesdames et messieurs les parlementaires, à utiliser tous les canaux, comme Globe International – que la France, malheureusement, a laissé aux mains des Anglo-saxons, ce qui en fait un outil peu francophone –, mais il en existe d’autres. Globe sera un succès lorsqu’il sera franco-britannique ou anglo-français et qu’il permettra de travailler dans les deux langues car il est regrettable que 50 à 60 pays francophones soient de facto exclus des négociations internationales.

La France souhaite que les négociations ne se limitent pas aux États et que la société civile – parlementaires, ONG, entreprises, collectivités locales, syndicats – y soit associée. Cette proposition provoque les réticences de nombreux pays comme la Chine, la Russie, sans parler de la Syrie ou du Soudan. Cela dit, notre voix est de plus en plus entendue par des populations qui prennent conscience des enjeux de ces négociations.

La situation de la francophonie est un drame permanent. Quels que soient nos efforts pour y remédier, notre langue nous exclut car nous avons, nous Français, des difficultés à parler l’anglais qui est devenue la langue standard des négociations. L’anglais exclut encore plus les pays francophones en voie de développement. Alors que la Namibie joue un rôle de coordonnateur dans les négociations sur la biodiversité du G77, l’ensemble des pays africains francophones en sont totalement exclus. C’est une vraie difficulté que nous ne savons pas traiter.

Vous évoquez les forêts, madame Sophie Errante, sous l’angle de REDD+. C’est dommage, car cet objectif est l’antithèse de ce qui devrait être fait. En effet, les forêts y sont traitées non pas en tant que telles mais sous l’angle des puits de carbone. Lors du Sommet de Rio en 1992, nous étions nombreux à souhaiter une convention sur les forêts, mais un certain nombre de pays, dont le Brésil, s’y sont opposés.

Il existe plusieurs sortes de forêts. La définition de la FAO est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire puisqu’elle définit les forêts uniquement sous l’angle de leur densité et de leur hauteur. Or il n’y a aucun point commun entre une forêt primaire et une forêt subarctique, ni entre les forêts du pourtour sahélien et la forêt du Congo.

Comment progresser sur cette question ? Sachant que certains pays s’opposent à la création d’un instrument général pour les forêts, est-il possible de mettre en place des instruments spécifiques ? C’est ce que nous tentons de faire, d’ailleurs en juin une réunion se tiendra en Europe pour évoquer la possibilité d’un premier accord légalement contraignant sur la forêt européenne.

La protection des forêts, pourtant essentielle, est inexistante. Et lorsqu’on demande aux États africains ce qu’ils pensent des grandes négociations internationales, en particulier de la REDD+, ils répondent qu’ils ne sont pas concernés puisqu’ils n’ont jamais reçu le moindre financement… Ils n’ont pas totalement tort. Plus un État déboise et ce faisant attire l’attention de l’opinion internationale, plus il reçoit de financements. La plus grande forêt primaire intacte, qui se trouve sur le bassin du Congo, reçoit beaucoup moins d’aides que d’autres grands bassins, et les ministres de l’environnement de ce pays ont du mal à expliquer à leur chef de Gouvernement que le palmier à huile n’est pas une bonne solution…

Les problèmes liés à la forêt sont multiples et très complexes ; la gestion du foncier génère des réactions contradictoires au sein d’un même gouvernement, sans parler de la politique soutenue par cette célèbre organisation internationale qui commissionne des études sur le potentiel agricole des territoires couverts par les forêts tropicales. Nous ne traitons pas la question des gaspillages des productions agricoles et nous créons de nouvelles terres agricoles, mais nous ne faisons rien pour faire cesser la désertification. Nous savons pourtant que les terres pauvres ont une durée de vie très courte.

J’en viens à l’état des sols, qui est un véritable drame. Entre 1,5 et 2 milliards de personnes dans le monde dépendent directement de sols pauvres qui nourrissaient les populations depuis plusieurs milliers d’années mais ont été surexploités – ce que l’on appelle la pression anthropique. Pourtant amender les sols ne coûte pas cher. Mieux, un sol devenu stérile pendant quelques années conserve la capacité de se régénérer. Il y a des exemples très intéressants, en Afrique notamment, de communautés villageoises, souvent des associations de femmes, qui amendent les sols devenus stériles au profit des agriculteurs qui les exploiteront. Hélas, cette politique ne bénéficie d’aucun financement : c’est une vérité terrible car ces populations, parmi les plus pauvres du globe, devraient bénéficier de la solidarité internationale. La Convention sur la lutte contre la désertification et la prévention de la dégradation des sols, soutenue par la France à Rio en 1992, à la demande des pays africains, a été poursuivie pendant quelques années, mais c’est vraiment la convention des pauvres, créée par les pauvres et pour les pauvres…

L’Observatoire du Sahara et du Sahel, créé par la France, associe l’ensemble des États du pourtour saharien, 25 dont le Kenya, la Somalie, le Burkina Faso, l’Algérie. On peut parler d’une remarquable réussite, mais les moyens de l’Observatoire, déjà faibles, ne cessent de décroître. Il est regrettable que nous nous intéressions peu à cette Convention car elle ne coûte pas cher et pourrait avoir un impact considérable. La France a un atout en la matière : la nouvelle secrétaire exécutive de la Convention est une Française – il s’agit de Monique Barbut, ancienne directrice générale du Fonds pour l’environnement mondial (FEM).

Plusieurs d’entre vous m’ont interrogé sur le climat : je ne suis pas compétent en la matière, mais je puis vous dire que nous réussirons les négociations non seulement parce qu’il devient nécessaire de trouver un accord mais aussi parce que notre diplomatie se mobilise pour y parvenir, et je peux porter témoignage de l’engagement de l’État, en particulier du ministre des affaires étrangères et du ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie. Mais pour gagner un accord sur le climat, il nous faudra accepter de traiter la question sous tous ses aspects, à savoir les sols, les forêts et les océans, et nous montrer très dynamiques lors des négociations relatives à la biodiversité.

Nous devons être conscients du fait que les financements dont nous parlons aujourd’hui sont essentiellement consacrés à l’évolution climatique, au détriment des autres conventions. La Convention sur la désertification reçoit un budget de 20 millions, le programme des Nations Unies pour l’environnement un budget de 200 millions, tandis que la Convention climat en reçoit cinq fois plus. À cet égard, nous avons peut-être mis tous nos œufs dans le même panier, ce qui est quelque peu antithétique avec les notions de développement durable et d’écosystème.

Quant à la hiérarchie des priorités, elle nous amène à diriger notre effort là où nous pouvons réussir, mais la priorité n’est pas la même pour chaque État. En la matière, la diplomatie nous oblige à adopter une vision transversale et une attitude ambitieuse.

La France est-elle, monsieur Martial Saddier, un bon ou un mauvais élève ? Elle est à la fois l’un et l’autre. Elle n’est pas un mauvais élève par volonté mais plutôt par manque de moyens, parce que les arbitrages n’ont pas été faits ou que les politiques menées ne sont pas dans sa tradition. Nous essayons d’être de bons élèves, mais ce n’est pas aisé. À Nagoya, Chantal Jouanno avait exprimé le souhait que la France augmente significativement les financements au profit de la biodiversité. Elle pensait avoir obtenu les engagements nécessaires mais elle a appris par la suite que ce n’était pas envisageable car la direction du Trésor n’avait pas été consultée. Pendant ce temps-là, l’Allemagne engageait cinq fois plus de moyens en faveur de la biodiversité.

L’articulation avec l’Union européenne, qu’il s’agisse de la Commission ou de la Présidence, est permanente. Mais nous conservons toujours – et c’est mon rôle – une marge de manœuvre nationale, à travers des contacts privilégiés. Nous avons aussi, parfois, une meilleure analyse de certaines situations.

Nous sommes d’autant plus influents que nous sommes exemplaires et que nos parlementaires, nos ONG, nos collectivités locales sont engagés. Même si ces acteurs savent se montrer extrêmement dynamiques, l’influence majoritaire au sein des négociations reste anglo-saxonne. C’est l’un de nos problèmes.

L’affichage environnemental des produits est un outil intéressant en ce qu’il contribue au changement des modes de production et de consommation, qui donnera de la France et de l’Europe une image dynamique. Ce n’est pas une politique facile à défendre, même si un certain nombre de pays non européens nous suivent sur ce point. J’ai moi-même animé à New York un atelier sur ce thème dans le cadre de la Commission du développement durable de l’ONU, en présence d’une entreprise chilienne qui avait accepté de participer à l’expérimentation française.

La vision planétaire que vous appelez de vos vœux, monsieur François-MichelLambert, n’existe pas. C’était tout l’intérêt du Sommet de la terre, dont je regrette beaucoup qu’il n’ait pas suscité une participation plus large, notamment de la part des faiseurs d’opinion que vous êtes. Outre les personnes intéressantes que nous y avons rencontrées, il était fascinant de voir à quel point la vision du monde est très différente selon le pays où l’on vit, que ce soit au Brésil, en Chine ou en Inde, dont les représentants nous ont opposé des arguments qui ne sont pas dénués de bon sens.

Nous avons appris que les messages que nous avions diffusés avaient eu un écho, en particulier l’engagement du Gouvernement français de mettre en place de nouveaux indicateurs de richesse, le « PNB+ » mais la France semble s’être détournée de cet objectif, ce qui suscite une certaine déception au niveau international. À l’exception du Brésil, l’Amérique Latine s’oppose à nous sur les nouveaux modèles de développement qui prônent le « bien vivre » au détriment du « consommer plus ». Il n’est pas inintéressant de le savoir, car cela peut nous permettre d’expliquer à nos chefs d’entreprise et aux différents relais d’opinion comment conquérir ces marchés.

Ces sujets ne feront pas la différence lors de la COP de 2015, mais ils auront une influence et nous ne devrons pas les délaisser au cours des deux ans qui viennent. Nous parlerons beaucoup de climat et engagerons d’importants moyens, mais le succès peut venir des autres compartiments de la négociation internationale. N’oublions pas la leçon de Durban. Après le Sommet de Copenhague, si les renégociations ont repris, c’est grâce au soutien de l’Afrique et des petits États insulaires qui a permis à l’Union européenne de contraindre les grands États émergents à revenir autour de la table des négociations.

Pour être entendu par les pays d’Afrique, il faut parler des forêts et de la désertification, mais pour être entendu par les petits États insulaires, il faut parler des océans. C’est pourquoi nous devons suivre avec la plus grande attention la négociation du troisième protocole de mise en œuvre de la Convention de Montego Bay sur la protection environnementale en haute mer ainsi que les conventions régionales. Nous disposons d’instruments très intéressants sur les plans politique, économique, social et environnemental en Méditerranée, en Atlantique Nord-Est, dans l’Océan Indien et dans les Caraïbes, et nous sommes très influents, même si ces instruments manquent de visibilité et de moyens au niveau français.

La taxe internationale sur les transactions financières est aujourd’hui la seule source additionnelle de financement que nous ayons pu identifier. Elle sera utile dans le cadre des grandes négociations, nous permettra de travailler ensemble sur les nouveaux modes de production et de consommation et de soutenir l’innovation et l’éducation dans le domaine du développement durable.

Nous avons le sentiment, madame Sophie Errante, que la prise en compte des services rendus par la nature a attiré l’attention d’un certain nombre de pays, mais la crise nous a détournés de cet objectif. C’est dommage car les pays qui y ont cru se retrouvent un peu orphelins… Quoi qu’il en soit, même si certaines idées ne peuvent être incarnées dans l’immédiat, il ne faut pas cesser d’enfoncer le clou.

Enfin, la Convention de Montego Bay est un traité admirable qui avait déjà raison en 1980, mais il est un peu dépassé. Nous y sommes néanmoins toujours attachés, car il a permis de résoudre des contentieux très lourds. Nous ne souhaitons pas le remettre en cause, mais au contraire le fortifier. Encore faut-il prendre en compte les nouvelles problématiques et en particulier celles de la haute mer, qui couvre les deux tiers de la surface de la planète et est devenue pour la diplomatie internationale l’une des nouvelles frontières. Or aujourd’hui, au-delà des zones sous juridiction, ne sont applicables que des réglementations minimales et sectorielles : celle de l’OMI, quelques réglementations sur les déchets. Le principe général qui s’applique est celui de la liberté. Cela pose un problème car la perspective de l’épuisement des ressources remet en question l’exploitation des ressources de la haute mer, et les grandes catastrophes ont montré que ce qui se passe en dehors des zones sous juridiction a des conséquences sur ces dernières. Il nous faut donc trouver un modus vivendi sur la gestion de la haute mer.

Aujourd’hui, nous pouvons simplement espérer la mise en place d’un statut juridique international qui permette de créer des aires marines protégées. Certes, ce statut ne correspondra qu’à une partie infime de la haute mer, mais il démontrera que toutes les institutions concernées peuvent travailler ensemble pour atteindre un objectif commun.

La France est très en avance sur ce sujet, qu’elle avait défendu à Rio et qu’elle souhaite voir aboutir avant la fin de la prochaine assemblée générale des Nations Unies qui s’achèvera en 2015. Réussirons-nous ? Ce sera difficile, mais nous n’abandonnerons pas. L’Europe a pris une position forte sur ce point, initiée par la France, mais nous faisons face aux fortes réticences de pays comme les États-Unis, le Canada, le Japon, la Russie, ce qui amène d’autres pays comme le Brésil, la Chine ou l’Indonésie à les croire justifiées.

Pour résumer, les pessimistes considèrent que toutes ces négociations sont comme le tonneau des Danaïdes, que l’on remplit avec des crédits et de bonnes intentions, mais qui se vide continuellement. C’est ce qui se passe lorsque l’on n’investit peu. La France, sur ces questions, a une légitimité historique et politique et à plusieurs reprises, quelle que soit la majorité qui se trouvait aux responsabilités, elle a initié des projets qui ont aidé à faire progresser les choses. À l’inverse, notre pays a une faiblesse due à l’insuffisance des moyens qu’il engage dans ces négociations, à l’exception de la négociation climat, et il ne peut se prévaloir d’une continuité dans l’action. On ne peut songer sans regret au fait que des pays comme la Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande ont la réputation d’être des pays en pointe sur ces sujets, alors qu’ils n’oublient jamais leurs intérêts économiques. La France est capable d’innovation et de créativité, mais elle n’a pas cette image qui aiderait nos entreprises à réussir sur le plan international.

En tant que diplomate chargé des négociations environnementales internationales, je n’ai aucun problème à parler d’économie, de compétitivité ou de marché. C’est la règle du jeu. Ces négociations sont une excellente occasion de promouvoir ce que nous savons faire.

Ces défis s’imposent à nous. Ils s’imposeront moins si la Commission du développement durable de l’Assemblée nationale s’empare de ces sujets et élabore une position parlementaire propre à inciter l’État à suivre ces sujets dans la durée et de manière cohérente.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, pour la qualité et la tonalité positive de votre intervention. Il est clair que nous avons nous aussi, au sein de l’Assemblée nationale, un travail pédagogique à entreprendre. (Sourires)

Vous avez à plusieurs reprises évoqué le changement des modes de production et de consommation. Nous y sommes particulièrement sensibles et je me réjouis qu’en tant qu’ambassadeur délégué à l’environnement, vous partagiez notre analyse. Je vous en félicite.

11. Table ronde sur l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires et les paysages (22 janvier 2014)

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a organisé une table ronde sur l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires et les paysages, avec la participation de Mmes Odile Marcel et Mathilde Kempf, et de MM. Christophe Bayle, Sébastien Giorgis, et Baptiste Sanson, co-auteurs de l’ouvrage Paysages de l’après-pétrole.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Ma collaboration avec Mme Odile Marcel m’a amené à inviter autour de cette table quelques-uns des coauteurs d’un numéro de la revue Passerelles consacré aux « Paysages de l’après-pétrole » et qui présente, au travers du concept de paysage, une série de contributions démontrant les liens qui existent entre les questions liées à la transition énergétique, l’agriculture et l’aménagement du territoire.

Nous accueillons à ce titre : Mme Odile Marcel, philosophe et écrivain, qui s’exprimera sur le paysage comme moyen d’envisager conjointement les projets d’aménagement et agricoles ; M. Baptiste Sanson, agronome, responsable de l’Écocentre de Villarceaux, qui évoquera les agricultures en transition en se concentrant sur le paysage, fil conducteur pour un aménagement agro-écologique ; M. Sébastien Giorgis, architecte paysagiste, président de l’Association des paysagistes-conseils de l’État, sur le thème « Nouvelles énergies, nouveaux paysages » ; Mme Mathilde Kempf, architecte et urbaniste, qui traitera des paysages pour mettre les actions en cohérence ; et M. Christophe Bayle, urbaniste, chef de projet à la SEMAPA (Société d’études et de maîtrise d’ouvrage et d’aménagement parisienne) et aux Ateliers de Cergy, qui nous parlera des lisières agri-urbaines et de l’aménagement durable des métropoles.

Mme Odile Marcel, philosophe et écrivain. Je vous remercie, monsieur le président, de nous donner l’occasion de nous exprimer devant les parlementaires, car il appartient aux techniciens que nous sommes de les aider à faire avancer la nation.

Nous avons créé ce collectif car nous avons le sentiment que le processus de transition énergétique est beaucoup plus contrôlé que nous ne le pensons. Un certain nombre de compétences sont d’ores et déjà disponibles, et il suffirait d’un peu de courage politique pour que nous nous engagions clairement dans la recherche de cet équilibre souhaitable pour notre économie, notre environnement et notre société.

Nous sommes convaincus que la transition énergétique n’est pas ingérable. Un certain nombre d’expériences concluantes sont menées à bien dans nos territoires, ce qui montre que le développement durable n’est ni une utopie, ni une exigence prophétique impraticable.

Au cours du siècle dernier, l’aménagement du territoire a fait l’objet, en quelques générations, de transformations radicales dues à l’arrivée du pétrole, énergie abondante et peu chère mais dont nous n’avions pas évalué les conséquences.

Prenons l’exemple du périphérique parisien. Sa fonctionnalité est maximale puisqu’il permet aux automobilistes de faire le tour de Paris en un temps très court, mais, contrairement aux aménagements qui avaient été réalisés auparavant, comme les ponts sur la Seine ou le métro aérien, il est dépourvu de qualités spatiales. La fonction a pris le pas sur la forme et la visibilité, ce qui dénote une rupture dans l’art d’aménager puisque traditionnellement, depuis Vitruve, nous cherchions à donner aux infrastructures, au-delà de leur fonction, un visage représentant ce qu’elles apportent à la société.

La brutale modernisation de la Ville de Paris, à l’époque de Georges Pompidou, a ainsi oublié la qualité visuelle des ouvrages.

Ce n’est pas l’esprit du tram, qui ne traduit pas la modernité triomphale et aveugle de ces structures performantes dont nous n’avions pas identifié les dégâts collatéraux – qui, d’après les plus extrémistes, pourraient mettre en péril la biosphère elle-même. Le tram est une structure remarquable en ce qu’il témoigne de la compatibilité de ses différentes fonctions : non seulement il achemine des voyageurs mais il le fait dans le silence, en réalisant des économies d’énergie, et le support engazonné apporte une certaine grâce aux boulevards des Maréchaux.

Cette innovation délivre un double message : un message culturel – il existe des solutions techniques qui correspondent aux attentes de la société – et un message politique – toute implantation technique doit désormais correspondre à un projet de société. Sans un tel message, la confiance disparaît et le pacte social se dissout.

M. Baptiste Sanson, agronome, responsable de l’Écocentre de Villarceaux. Mon métier d’ingénieur agronome m’a conduit à animer la Bergerie de Villarceaux. Ce territoire rural de 650 hectares, propriété de la Fondation pour le progrès de l’homme, qui était à l’origine une grande ferme céréalière conventionnelle, est engagé depuis plus de 20 ans dans la transition agro-écologique.

L’engagement de ce territoire prouve qu’il est possible de passer d’une agriculture très dépendante du pétrole et des produits phytosanitaires à une agriculture autonome, plus économe en ressources non renouvelables, moins productrice de nuisances environnementales et qui offre aux populations un cadre de vie plus harmonieux.

L’histoire de ce territoire peut être reliée aux défis de l’agriculture, dont le cahier des charges, à l’aube du XXIsiècle, s’est extraordinairement complexifié puisqu’on lui demande de produire toujours plus tout en rendant des services environnementaux et en donnant aux habitants les moyens de mieux vivre ensemble.

Certes, pour protéger les espaces, limiter les pollutions, développer la biodiversité et réduire les émissions de gaz à effets de serre, nous disposons d’un certain nombre de lois, mais comment les mettre en cohérence ? En outre, ces lois contiennent peu de dispositions concernant le paysage et l’aménagement des espaces agricoles.

Pourtant, lors du processus de modernisation, dans les années 1960, il existait une vision connexe permettant de lier un projet technique visant à augmenter les rendements et un objectif d’aménagement du territoire, ce qui a permis de développer la mécanisation et d’agrandir les parcelles. Mais il sera très difficile, dans un cadre spatial aménagé pour une agriculture industrielle, reposant sur des apports massifs d’intrants, de mettre en place des pratiques agro-écologiques.

L’approche paysagère repose sur la connaissance fine d’un territoire, de sa géographie, de son histoire, des savoir-faire locaux et de leur inscription dans l’espace. Elle est nécessaire si nous voulons construire des projets qui revalorisent les atouts de chaque territoire, atouts qui, après la Révolution française, ont contribué à construire la France des 500 régions agricoles fondées sur des races, des terroirs et des noms géographiques, dans des paysages reflétant l’harmonie sociale. Ce souci de joindre l’utile à l’agréable a fait de la France un « pays de cocagne ». Comment retrouver cette démarche qui joint utilité technique et harmonie spatiale ?

M. Sébastien Giorgis, architecte paysagiste. Les projets de développement énergétique font très souvent l’objet de contentieux et la plupart de ceux qui sont rejetés le sont pour des questions relevant du paysage. Or la notion d’atteinte au paysage, très subjective, est difficile à appréhender par le juge et tout aussi difficile à anticiper pour l’aménageur ou la collectivité.

Le terme de paysage fait l’objet de nombreuses confusions. Pour certains, il renvoie à la nature, tandis que pour d’autres, il reflète une certaine image du passé. Depuis près de 50 ans, rendus frileux par la façon dont le monde évolue, nous percevons le paysage comme un refuge identitaire. Ainsi, les propriétaires de résidences secondaires, très nombreuses dans notre pays, apprécient les paysages en espérant qu’ils n’évolueront plus, ce qui va à l’encontre de l’intérêt des populations qui y habitent. J’appelle cela la « lutte des paysages ».

Pour sortir de cette difficulté, la France a ratifié en 2006 la Convention européenne du paysage, qui définit le paysage comme « une partie de territoire telle qu’elle est perçue par les populations sous l’angle de l’aménagement du territoire, de la perception visuelle et de la sensibilité ». Cette convention crée un objectif de qualité paysagère auquel doit répondre désormais tout projet et toute infrastructure.

Plusieurs territoires sont à ce jour membres du réseau des Territoires à énergie positive (TEPOS) et devraient parvenir à l’autonomie énergétique à l’horizon 2030-2040. C’est le cas notamment de la Communauté de communes du Mené ou de la Biovallée, dans la Drôme.

Les projets de développement énergétique ont plus de chances d’aboutir lorsqu’ils sont le fruit d’un projet politique et que la population y est associée. Auparavant, l’aménageur allait voir le maire s’il voulait implanter un projet, et cela débouchait presque toujours sur un contentieux. Ce n’est plus ainsi que les choses se passent. En tant que membre du conseil scientifique du Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), je peux vous dire que les scientifiques ont pris conscience de la valeur culturelle des projets. Il faut mettre au travail les artistes, mais aussi les jeunes étudiants, qui portent un regard plus neuf que leurs aînés sur ces questions.

Mme Mathilde Kempf, architecte et urbaniste. J’évoquerai deux territoires intercommunaux engagés depuis plus de dix ans sur les questions de paysage, d’agriculture, d’aménagement du territoire, d’urbanisme et d’énergie.

D’abord la communauté d’agglomération de Nîmes Métropole, dont l’ensemble du territoire est couvert par trois chartes paysagères et environnementales qui associent les habitants, les professionnels et de nombreux acteurs du territoire, à l’instar de la relance en cours des plans de paysage.

La charte paysagère et environnementale des Costières de Nîmes a été créée à la demande des vignerons confrontés au développement de l’urbanisation. Elle a permis d’engager le dialogue. Cinq ans après sa mise en place, l’économie viticole s’est développée, les produits et les paysages ont gagné en qualité et les débats autour de la gestion du foncier sont plus apaisés. Une autre charte paysagère environnementale permet en outre aux élus de différents territoires d’agir sur le foncier et de s’impliquer de façon concrète dans l’établissement du plan local d’urbanisme (PLU).

Je citerai par ailleurs la communauté de communes du Val d’Ille, située au nord de l’agglomération de Rennes. Celle-ci est née de la volonté des élus de ce territoire très rural de mettre en place un développement durable et une économie sociale et solidaire basés sur les ressources propres du territoire et les circuits courts. Pour mettre fin à l’urbanisation des terres utiles à l’agriculture, l’intercommunalité s’est engagée dans une politique de densification des centres-bourgs en y construisant notamment des logements sociaux écologiques.

La communauté de communes s’est dotée d’une organisation administrative intéressante : elle possède plusieurs chargés de mission, un par thématique, mais tous les dossiers sont examinés par l’ensemble d’entre eux.

Ces deux expériences, qui ne sont naturellement pas les seules, ont en commun de n’avoir pas mis le PLU en avant et d’avoir fait émerger une volonté politique pour choisir l’outil le plus adapté. Elles ont ouvert le débat à de nombreux publics – habitants, professionnels, représentants du monde économique et associatif – et envisagé leurs actions sous un angle global et transversal.

M. Christophe Bayle, urbaniste, chef de projet à la SEMAPA et aux Ateliers de Cergy. Je concentrerai mon propos sur les lisières agri-urbaines. Je me suis intéressé à cette question pour répondre à l’inquiétude du président du conseil général de Seine-et-Marne, Vincent Eblé, vis-à-vis des projets du Grand Paris, en particulier celui des transports dont il craignait que son département soit exclu.

En 2025, le monde comptera 4,6 milliards d’urbains. Le bien-être et la sécurité alimentaire seront essentiels pour les villes voulant conserver leur statut de métropole. L’avenir de toute métropole, particulièrement celle de la région Île-de-France, se joue dans sa périphérie. Or 2 % des fruits et légumes consommés à Paris et sa proche banlieue sont produits en périphérie. À San Francisco, cette part est de 50 %.

La périphérie de la région Île-de-France est confrontée à deux mouvements : l’étalement urbain et l’hégémonie des grandes cultures. Si celles-ci couvrent désormais 80 % de la surface agricole utile de la région, nous assistons a contrario au déclin des cultures spéciales : les légumes frais couvrent 1,5 %, la culture florale 0,1 %, l’horticulture et l’arboriculture 1 % de cette surface. Depuis les années 2000, la région a perdu 940 exploitations agricoles.

Ces deux mouvements ont pour origine le même phénomène, apparu dans les années 1970, à savoir l’étalement urbain – que les urbanistes appellent mitage. Celui-ci n’est pas un signe de développement urbain. Au contraire, il témoigne de l’entrée des économies du monde développé dans le cycle des rendements décroissants. Jusque dans les années 1960, la concentration urbaine allait de pair avec les gains de productivité. Lorsque ceux-ci ont cessé, nous avons assisté à un étalement urbain de faible densité, à une désurbanisation. Parallèlement, la recherche de rendements croissants entraînait la baisse des salaires et le développement du chômage. Les pays occidentaux ne souffrent pas de la mondialisation mais d’une crise de la productivité. Les exploitants agricoles européens obtiennent les meilleurs rendements du monde – jusqu’à 100 quintaux de céréales à l’hectare – mais ils sont en concurrence avec des pays où les surfaces et les salaires sont très différents.

Ces deux mouvements pourraient converger, ce qui inciterait les acteurs à quitter leur position structurellement conflictuelle et mettrait fin à la guerre entre la ville et la campagne.

En bref, l’avenir de nos agglomérations se trouve, plus encore que nous le pensons, entre les mains des agriculteurs.

J’en viens aux lisières. En Île-de-France, la lisière est constituée par une bande de 10 à 20 kilomètres d’épaisseur. Cette bande est parcourue par une ligne invisible, dressée par l’INSEE, reliant les points se trouvant à 200 m de la dernière maison, et sa longueur atteint 13 800 km, dont 8 000 km au contact des espaces agricoles et 5 000 au contact d’espaces boisés. Qui a conscience de la longueur et de la pérennité de cette limite ? Pas grand monde. (Sourires)

La zone interstitielle entre rural et urbain concerne 15 % de la surface de la région Île-de-France, qui est de 1,2 million d’hectares, soit 185 000 hectares. L’avenir de la région dépend de ce qui se passera sur cette zone.

La lisière représente un important potentiel social et politique. Celle de la région Île-de-France accueille une population rejetée à la périphérie par les coûts du logement et de l’énergie, à savoir des jeunes couples et des travailleurs pauvres. Mais elle bénéficie d’une activité agricole, qu’il faut de toute urgence diversifier, en raison de la proximité d’un marché de 11 millions d’habitants.

Les lisières sont en attente d’un projet, comme le fut le centre de Paris au milieu du XIXe siècle, lors de l’émergence de la classe moyenne. La structure spatiale des lisières actuelles n’est pas constituée, comme à l’époque d’Haussmann, de boulevards, de places et d’avenues, mais d’espaces agricoles, d’exploitations, de jardins, de relais de vente de production, d’habitats productifs. Elle attire des personnes dont les modes de vie sont liés à l’économie de transition et des actifs qui ne demandent qu’à s’investir.

Cette émergence sociale a besoin de trouver sa figure, qui ne sera pas issue de l’association de l’ingénieur Alphand avec un paysagiste, mais de celle d’un urbaniste et d’un agronome. Le mariage entre les agronomes et les urbanistes est difficile à envisager puisque les premiers, depuis les années 1970, ne n’intéressent qu’à la production, au détriment de l’espace, et les seconds n’entendent rien à l’agronomie.

Vincent Eblé me confiait récemment que s’il avait souhaité dans un premier temps raccrocher la Seine-et-Marne au projet métropolitain, il s’était ensuite rendu compte que son département avait une carte différente à jouer : il s’agit de ce que j’appelle le collier, qui est fait de pièces de tailles et de fonctions différentes mais sur lesquelles repose l’agglomération. Ce collier doit avoir une existence politique.

M. Philippe Plisson. Je vous remercie, mesdames et messieurs, au nom du groupe SRC, d’avoir accepté de participer à cette table ronde et d’enrichir ainsi notre débat.

Depuis plusieurs années, une série de phénomènes – évolution climatique, raréfaction des sources d’énergie fossile, dégradation des sols, pollutions diverses – ont amené les sociétés industrialisées à engager une réflexion profonde sur leur fonctionnement.

Alors que notre pays s’oriente vers un nouveau modèle agricole et de nouveaux modes de production et de distribution de l’électricité, nous nous interrogeons sur l’impact de ces changements dans nos territoires.

Actuellement, la question du paysage n’intervient dans le débat énergétique que pour s’opposer au développement d’infrastructures nouvelles. La transition énergétique pourrait-elle faire régresser le paysage ? Après les clochers d’église, les châteaux d’eau, les lignes de 300 000  volts et les centrales nucléaires, va-t-on condamner les éoliennes sous prétexte qu’elles perturbent le paysage, comme certaines associations veulent le faire croire ?

Peut-on concevoir autrement le rôle du paysage par rapport à l’enjeu énergétique ? La recherche scientifique peut-elle aider à ce que le paysage soit pris en compte dans la conception et la mise en œuvre de projets énergétiques innovants ?

Comment ont été gérés, dans le passé, les conflits paysagers liés au développement de l’hydroélectricité ?

Pourquoi ne pas orienter les agriculteurs qui développent des alternatives aux modes de production industriels vers une démarche paysagère basée sur la diversité ? L’agriculture productiviste, en particulier celle du maïs, a modifié considérablement les paysages en supprimant les haies et en comblant les fossés. Faut-il stigmatiser la démarche inverse ?

Vous soulignez l’existence d’un conflit entre agriculteurs et urbanistes au sujet de la préservation des espaces agricoles. C’est en partie inexact car les agriculteurs exercent une forte pression sur les élus pour que leurs terrains soient inclus dans les PLU afin, en cas de vente, d’en augmenter la valeur. Cette situation est très difficile à gérer sur le terrain. L’adoption d’un PLU intercommunal ne serait-elle pas la meilleure solution ?

Enfin, la création de zones – zones de protection des captages d’eau, trames vertes et bleues, zones d’urbanisation, zones de loisirs – est-elle, selon vous, la solution la plus adéquate pour la protection des territoires ? Les zones ne risquent-elles pas de freiner l’intégration de l’ensemble des fonctions d’un territoire ?

M. Jacques Kossowski. Je rappelle, au nom du groupe UMP, qu’en novembre dernier, le Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature a publié une étude présentant un état des lieux des énergies renouvelables – solaire, éolienne, hydroélectrique, bioénergique et géothermique –, de leur potentiel et des enjeux qu’elles représentent pour les territoires de montagne.

Ce document met en lumière la nécessité de maîtriser le développement de ces énergies car il pourrait avoir des conséquences négatives sur les milieux naturels fragiles de montagne : déboisement, atteintes provoquées par les installations hydroélectriques sur les écosystèmes et les espèces, impact des éoliennes sur la faune et les paysages, et, de manière plus générale, consommation d’espaces. Que préconisez-vous pour la préservation du paysage montagnard et sa biodiversité dans le cadre de la transition énergétique ?

Enfin, toute transition énergétique a un coût ; or vous n’avez à aucun moment évoqué cette question. Pouvez-vous en dire un mot ?

M. Bertrand Pancher. Au nom du groupe UDI, je vous félicite, mesdames et messieurs, pour la qualité de votre réflexion et je vous remercie de mettre l’accent sur la beauté des paysages et la nécessité de nous mobiliser pour leur préservation.

Le titre de votre ouvrage, « Paysages de l’après-pétrole ? », est de nature à susciter la controverse car nous ne sommes pas encore, hélas, parvenus à ce stade.

Vous nous invitez à engager une nouvelle politique d’aménagement du territoire qui passerait par la mise en cohérence de différentes politiques. À ce titre, je souligne l’intérêt de la planification, en particulier si nous voulons que l’agriculture urbaine occupe demain une place majeure. Pouvez-vous préciser votre position sur ce point ?

S’agissant de la nouvelle gouvernance, vous souhaitez que les habitants choisissent les nouveaux paysages et expriment leurs nouveaux besoins, mais lorsqu’on voit ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes, on s’interroge sur l’opportunité d’associer nos concitoyens aux grands projets collectifs.

Par ailleurs, la surconsommation des sols et le développement des transports exigent que nous entrions dans une ère plus économe. Comment voyez-vous la sortie de la surconsommation ?

Quant à la multifonctionnalité, en quoi répondra-t-elle aux exigences de préservation des paysages ?

M. Patrice Carvalho. Lorsqu’on évoque l’impact des transitions écologiques sur les territoires et les paysages, on pense à l’énergie éolienne. La directive européenne de 2009, relative à la promotion de l’énergie produite à partir de ressources renouvelables, composante du paquet climat-énergie, demandait aux 27 États membres de présenter leur plan d’action national en matière d’énergies renouvelables (NREAP). Le cumul de ces plans d’action, soumis à la Commission européenne en janvier 2011, devrait aboutir à ce qu’en 2020 la part de l’éolien représente 14 % de la production totale d’électricité. Un rendement aussi faible mérite-t-il que nous organisions le mitage de notre territoire ?

Le texte issu du Grenelle 2 prévoyait la création de zones de développement de l’éolien terrestre (ZDE) afin d’identifier les espaces favorables et de stopper l’anarchie des projets. Certes, le préfet prenait seul les décisions, mais les élus locaux pouvaient saisir la juridiction administrative et ils ont parfois eu gain de cause. Or la proposition de loi visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre, adoptée en avril 2013, supprime les ZDE au bénéfice de schémas régionaux éoliens (SRE), qui définissent régionalement les sites d’implantation. À cet ajustement, qui rend caduque la possibilité pour les élus de faire valoir leur avis et tarit à la source les contentieux éventuels, il faut ajouter la remise en cause de la règle des 5 mâts introduite par le Grenelle 2 pour limiter les implantations anarchiques.

Ces mesures prises à la hussarde constituent une atteinte aux principes constitutionnels de libre administration des collectivités, de participation du public aux décisions les concernant et du droit des personnes à un environnement sain, et ce, pour une production d’énergie aléatoire.

Ma seconde remarque porte sur l’évolution des législations et des réglementations relatives à la transition énergétique, qui alourdissent les coûts et font perdre de l’argent aux collectivités qui engagent des projets impactant le paysage. Il est juste, en matière environnementale, d’offrir des garanties, mais la tendance est à l’évolution des exigences.

Mme Brigitte Allain.  Au nom du groupe Écologiste, je vous remercie, monsieur le président, de nous permettre d’aborder ces questions.

Le paysage est un concept éminemment sociétal dont la perception, à l’instar de l’architecture, ne cesse d’évoluer. Au cours des cinquante dernières années, l’extension de l’urbanisme commercial, les infrastructures routières et ferroviaires, toujours plus gourmandes en foncier et qui défigurent les paysages, ont produit de tels excès qu’ils ont amené le législateur à intervenir.

Le modèle agricole productiviste et l’agriculture intensive ont détruit la topographie et les reliefs traditionnels comme le bocage, et une exploitation à perte de vue est moins agréable pour le regard que de petites parcelles agrémentées de haies d’arbustes et d’arbres. Cette évolution du paysage a des impacts environnementaux – érosion accélérée par les vents, ruissellements, pollution des rivières souterraines, impact sur la faune et la flore. Comment le lien entre paysage et mode traditionnel d’agriculture est-il abordé dans votre ouvrage ? La mise en place de contrats alimentaires territoriaux permettra-t-elle d’évoluer ?

L’inévitable raréfaction des ressources énergétiques fossiles aura un impact sur les transports, donc sur l’organisation spatiale. Quels outils faudra-t-il mettre en place pour anticiper ces mutations qui, à terme, rapprocheront les lieux de production, de consommation et de vie ? Quelles seront les étapes intermédiaires et quels pouvoirs publics accompagneront ces transitions ?

Le développement du photovoltaïque est limité par son importante consommation de foncier. Que peuvent provoquer les champs photovoltaïques ? Existe-t-il des solutions techniques pour mieux les insérer sur les bâtiments existants et ainsi ne pas concurrencer le rôle nourricier des terres agricoles ?

Quant aux méthaniseurs, ils ont, comme les bâtiments d’élevage, un fort impact visuel, qui déclenche la controverse chez les néo-ruraux.

Les députés du groupe Écologiste ont introduit dans le projet de loi d’avenir pour l’agriculture la valorisation des services rendus par les écosystèmes. Demain, l’Assemblée nationale examinera notre proposition de loi visant à interdire l’utilisation des pesticides dans les espaces verts publics et, à terme, dans les jardins particuliers, ainsi qu’une proposition de loi visant à prendre en compte de nouveaux indicateurs de richesse, et non seulement le PIB, dans les projets de loi de finances. Que proposez-vous pour évaluer les services rendus par les paysages, désormais perçus comme des biens collectifs ?

M. Jacques Krabal. Le groupe RRDP tient à remercier les intervenants pour leurs exposés passionnants, et le président de notre Commission pour l’occasion qui nous est offerte d’engager une réflexion originale sur les paysages et la ruralité.

En tant qu’élu, je suis confronté aux problèmes particuliers que soulève le développement d’un territoire rural – le pays du Sud de l’Aisne – bordé par deux métropoles, Paris et Reims, dont il subit l’attraction. Votre vision de l’impact des transitions écologique et agricole sur les territoires dits interstitiels m’intéresse d’autant plus qu’elle semble suggérer que, pour une fois, la campagne pourrait être en avance sur la ville. À ce propos, je me félicite du soutien du Gouvernement à la candidature des paysages « Coteaux, maisons et caves de Champagne » à l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO. Leur succès constituerait un signe fort de reconnaissance de la valeur de notre patrimoine rural et de notre savoir-faire agro-viticole.

En effet, comme vous l’écrivez, madame Marcel, nos espaces de vie et nos territoires sont marqués de l’empreinte profonde du travail de façonnement et de configuration des hommes. Tous les temps s’y trouvent imprimés : le passé, à travers nos sites archéologiques et nos monuments – que nous retrouverons dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale –, le présent, par le biais du développement urbain issu des différentes révolutions industrielles, et l’avenir, simple esquisse soumise à l’incertitude.

Il apparaît impératif de repenser le lien entre le fait urbain et le fait rural. Madame Kempf, vous expliquez, avec Mme Lagadec, la dissociation entre les usages et les fonctions des espaces aménagés. Le développement économique de ces dernières années a promu l’habitat individuel, portant la dissonance au cœur de nos territoires ruraux et de nos paysages. Depuis plus de vingt ans, la France perd tous les sept ans l’équivalent d’un département de surface agricole ; pourtant, le débat autour de la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) a montré qu’il nous manquait toujours un million de logements. Le conflit entre urbanisme et agriculture est donc appelé à s’accentuer encore. Mais les questions relatives à l’écologie et à l’énergie – défis communs aux deux secteurs – devraient favoriser les points de convergence. Quelle serait, selon vous, la bonne méthode pour réussir à concilier ces deux impératifs autour de la transition écologique ?

Madame Marcel, vous écrivez que « l’espace qui a été construit par un groupe lui appartient » et que « les habitants font vivre le pays » ; pourtant, nos concitoyens se sentent de plus en plus dépossédés de ce qu’ils pensaient leur appartenir. Les changements nécessaires que vous appelez de vos vœux paraissent bien loin de leurs préoccupations immédiates. Comment articuler leurs aspirations et l’impératif de changer de modèle de développement ?

Je rejoins M. Giorgis lorsqu’il écrit que « le débat sur la transition énergétique ouvre la question de la transformation des paysages qui en accompagneront la mise en œuvre ». J’adhère à l’idée de considérer la diversité des territoires comme induisant une diversité de potentiels, et d’y associer des gisements et des projets de production d’énergies renouvelables spécifiques, afin de relocaliser l’activité en promouvant les circuits courts, l’économie sociale et solidaire, l’échange circulaire.

Je suis également d’accord avec ce que M. Bayle appelle « la ville du contrat socio-agricole » ; celle de Château-Thierry s’emploie à suivre ce modèle. Comment envisagez-vous la mutation d’une agriculture conçue pour répondre à une demande tant nationale qu’internationale en une agriculture recentrée sur les objectifs de développement durable, qui permette aux agriculteurs de vivre de leur travail ? Sachez en tout cas que le Sud de l’Aisne – un territoire de lisière – est prêt à nourrir les Parisiens ! (Sourires)

Mme Geneviève Gaillard. À travers les paysages, c’est le projet économique, social et environnemental de la société qui prend forme. Néanmoins, monsieur Giorgis, vous vous déclarez plutôt satisfait de la définition que l’Union européenne donne au paysage : « une partie de territoire telle que perçue par les populations ». Cette définition faisant l’objet de l’article 6 de la loi sur la biodiversité, nous devrons bientôt nous en saisir ; pourtant, elle renferme un côté subjectif, difficile à appréhender.

Comment concilier le caractère évolutif d’un paysage avec les impératifs de conservation ? Si le paysage est subjectif, comment intégrer dans la définition, à côté de son aspect évolutif, les éléments de notre passé, auquel nos concitoyens restent très attachés ? Comment, au contraire, travailler avec les populations pour leur faire accepter les évolutions sociétales ? Dans une zone telle que le Marais poitevin, on a beaucoup de difficultés à convaincre les habitants que si ce site classé représente bien un espace particulier, il peut également évoluer. Lorsqu’on essaie, dans une commune, de faire valoir les nouveaux modes de production d’électricité comme le photovoltaïque, on se heurte souvent au refus des architectes des bâtiments de France (ABF) d’en installer dans tel ou tel périmètre. Ces questions – qui relèvent d’une démarche philosophique mêlant passé et avenir –, délicates à appréhender, nécessitent sûrement une réglementation et une gouvernance différentes. Qu’en pensez-vous ?

M. Guillaume Chevrollier. Selon vous, les atteintes aux paysages perpétrées au siècle dernier ont des causes et des origines diverses, et ne peuvent pas être uniquement attribuées à l’ère du pétrole. M. Giorgis évoque dans son article la diversité des potentiels de chaque territoire par rapport à la production des énergies renouvelables. Élu d’un département rural où les projets de méthanisation collective sont de plus en plus nombreux, je constate que les nuisances qu’ils induisent – notamment les atteintes au paysage – provoquent parfois des réactions d’opposition. En effet, si tout le monde est favorable aux énergies renouvelables, chacun voudrait qu’elles se développent loin de son domicile, personne n’ayant envie de se voir imposer le spectacle d’une éolienne ou les odeurs d’un méthaniseur, sans compter l’impact sur les prix de l’immobilier qu’entraîne la détérioration du cadre de vie.

La concertation et le dialogue apparaissent donc incontournables : avant d’imposer un projet, il importe de le présenter et de l’expliquer à la population. Tout nouvel élément devant respecter l’environnement, son emplacement doit être soigneusement étudié, d’autant que le scepticisme de nos concitoyens face aux garanties apportées par l’État traduit un niveau inquiétant de défiance. Comment assurer la compatibilité entre la préservation de nos paysages et le développement des énergies renouvelables ? Quels outils publics peut-on mobiliser pour y arriver ?

M. Yannick Favennec. L’impact de la transition écologique sur les paysages constitue à l’évidence un enjeu très important pour les territoires ruraux et leurs habitants. Une des conditions de leur adhésion à l’évolution des paysages semble être le partage de la gouvernance. Mais cette ambition légitime paraît compliquée à mettre en œuvre dans une société où les territoires restent contrôlés par l’élite des élus. Par quel biais, selon vous, les citoyens pourraient-ils se saisir de ce sujet qui concerne leur avenir et celui de leurs enfants, mais dont ils se sentent aujourd’hui dépossédés ?

Mme Catherine Beaubatie. La réforme de la politique agricole commune (PAC) a renforcé le rôle du développement rural et aidé les territoires à conjuguer performance économique et écologie. Ses dispositions peuvent donc constituer un premier point d’appui en cette matière. Mais les mesures du second pilier – concernant l’aménagement des espaces, l’obligation de maintien des haies, les murets ou les zones humides –, telles que renégociées en 2013, seront-elles suffisantes pour maîtriser les impacts de l’agriculture sur les territoires ?

Les espaces semi-naturels – zones enherbées, haies, prairies permanentes – et les infrastructures agroécologiques – murets ou arbres isolés – favorisent la biodiversité et l’état sanitaire général d’un territoire, et possèdent une valeur biologique et économique indéniable. Pour encourager ces dispositions paysagères, il faut avant tout travailler avec les agriculteurs. Certains travaux récents de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) sur l’adoption de nouvelles pratiques de travail encore plus vertueuses montrent que les politiques publiques d’accompagnement pourraient être plus efficaces si elles encourageaient davantage les actions collectives locales portées par les acteurs des territoires, telles que les circuits alimentaires courts ou l’utilisation du foncier disponible pour l’installation des exploitations biologiques.

Dans le cadre de la transition d’un territoire vers une double performance économique et écologique, comment préserver les ressources cruciales – l’eau, les sols, la biodiversité – et renforcer la régulation des bio-agresseurs et la pollinisation ? Comment gérer l’organisation des activités agricoles à l’échelle locale ? Comment déterminer la part de l’espace à réserver à la couverture des besoins d’épuration des intrants agricoles ou au maintien d’une espèce fragile ? Quels critères faut-il privilégier dans l’évaluation des besoins pour décider le déploiement des aménagements nécessaires ? Quelles mesures politiques efficaces peut-on entreprendre pour faciliter la transition ?

M. Laurent Furst. Alors que la question des paysages concerne à la fois le milieu urbain, périurbain et rural, les interventions m’ont parfois semblé explorer ces logiques séparément. On parle beaucoup en France de la perte d’espaces agricoles, mais on aborde rarement le problème tout aussi important de la qualité paysagère. Les questions varient d’une région à l’autre ; en Alsace, on se demande ainsi comment gérer les sorties d’exploitations agricoles qui fractionnent les paysages ; faut-il situer le développement urbain autour des bourgs-centres ou le long des voiries existantes ? Les élus municipaux, qui gèrent les paysages, manquent parfois de connaissances, de culture et d’information sur le sujet ; comment y remédier ? On manque aussi parfois d’outils car les PLU et les schémas de cohérence territoriale (SCOT) qui ont posé, dans leur élaboration, des séries de contraintes réglementaires – notamment sur la biodiversité – abordent assez peu la question du paysage. Comment regagner de la qualité paysagère au travers d’un dispositif aussi léger ?

Je suis heureux que vous ayez évoqué le progrès technique. En effet, on tend à juger les perspectives en matière de paysage à échéance de dix ou vingt ans à l’aune des systèmes de transport d’aujourd’hui. Or les voitures de demain ne pollueront ni ne consommeront comme celles d’aujourd’hui : les problèmes seront donc différents, tout comme le logiciel de réponse.

N’oublions pas que le rêve français – celui d’une maison individuelle qui consomme énormément d’espace et morcelle les paysages – reste très ancré dans l’esprit de nos concitoyens ; le souhait de s’installer dans une zone périurbaine, loin de son lieu de travail, demeure également très prégnant.

Mme Françoise Dubois. La qualité des réflexions qui nous ont été soumises nous permettra d’étudier les textes législatifs sous un angle différent.

Madame Marcel, vous semblez espérer que la transition énergétique devienne un vecteur pour une transition environnementale, culturelle et sociale, créant ainsi les conditions d’un futur soutenable dans nos territoires. On ne peut que partager votre aspiration à une transition globale, qui pourrait s’inspirer de l’art de faire de nos ancêtres, capables de s’adapter à leur territoire et de le modeler, sans pour autant le dénaturer. L’aménagement du territoire devrait également respecter l’évidence spatiale – aujourd’hui davantage socioéconomique que géographique. Pensez-vous que les centres de gravité de cette dernière soient représentés par les bassins de vie ?

Ma deuxième question s’adresse à tous les intervenants. Depuis quelques années, nous subissons les effets d’une grave crise économique, et nous nous battons collectivement pour la surmonter, mobilisant pour cela des moyens importants ; en même temps, nous essayons, autant que possible, de faciliter la transition énergétique. Nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle crise d’ampleur, et l’épuisement des réserves de pétrole lui-même risque d’entraîner beaucoup de difficultés. Ne craignez-vous pas que l’« après-pétrole » intervienne trop tôt, à la fois pour les filières industrielles et pour les collectivités locales françaises, tant la reconstruction du paysage – vaste chantier au cœur de votre réflexion commune – suppose des moyens importants ?

Mme Sophie Rohfritsch. Cette table ronde nous offre un regard d’une grande hauteur de vue, si grande parfois qu’il est difficile d’en saisir les applications concrètes. (Sourires) Peut-on réaliser ce que vous préconisez en restant uniquement sous l’égide de la sphère publique ? Les investissements publics dans les infrastructures étant appelés à se réduire, ne faudrait-il pas réfléchir à l’association du secteur privé à ces initiatives ? Certes, je me réjouis de voir qu’à Nîmes ou ailleurs, le public intervient activement dans les projets ; mais je reste persuadée que ces actions devraient être du ressort du privé.

Les exemples les plus frappants que vous évoquez impliquent de grandes métropoles, donc des collectivités bien outillées pour intégrer le paysage dans leur réflexion. Vous allez jusqu’à dire qu’il faudrait libérer les petits maires de la pression en transférant le pouvoir de décision à l’intercommunalité. Je trouve vos préconisations contradictoires : si l’on pense que tout doit venir du terrain, le citoyen devant s’approprier cette dimension paysagère comme instrument de développement, il faut également admettre que c’est au plus petit échelon de la collectivité que revient le choix final de l’intégrer dans ses outils de planification. Il faudrait donc inverser le raisonnement afin de rester au bas de l’échelle.

M. Florent Boudié. Au regard de la richesse de vos contributions, le titre de votre ouvrage apparaît presque réducteur ! Une analyse – développée à propos de l’Île-de-France, mais pouvant s’appliquer à l’ensemble du territoire – me semble particulièrement essentielle : évoquant la situation de ce que vous appelez les « lisières », vous affirmez la nécessité de mettre fin à l’opposition entre ville et campagne, plaidez pour l’élaboration de projets de villes décentrées et le développement du couplage entre l’urbain et le rural. Nous aussi avons récemment abordé cette question dans le cadre du débat sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles. Avec des collègues tels que Philippe Plisson, nous avons tenté de trouver une articulation entre différents types d’espaces à travers la création des pôles territoriaux d’équilibre, l’un des objectifs de ce dispositif – repris dans le texte final de la loi – étant précisément de jeter des passerelles entre aires urbaines et rurales.

Monsieur Bayle, je souhaiterais vous entendre sur la transformation de la gouvernance des territoires qu’amorce la réflexion sur le rapport entre ville et campagne. Comment voyez-vous la reconnexion institutionnelle entre les enjeux ruraux et ceux des agglomérations ? Comment prendre en compte, dans notre organisation territoriale, ces territoires de lisière ou espaces interstitiels ? Vous citez l’exemple de la montée en puissance des urbains dans les conseils municipaux de nos communes rurales : j’en fais également le constat.

M. Jean-Pierre Vigier. En proposant une approche des paysages surtout visuelle et sensitive, vous développez une vision idyllique et poétique des territoires. Chacun s’accorde à reconnaître la nécessité de conserver aux paysages français à la fois leur diversité et leur beauté. Mais comment concilier au mieux votre vision avec les contingences économiques telles que le développement des énergies diversifiées, les impératifs de la production agricole, l’urbanisation croissante et la multiplication des infrastructures de transport ?

Mme Martine Lignières-Cassou. Vos propos m’ont d’autant plus comblée que je suis maire d’une ville – Pau – qui s’est construite autour d’un paysage – les Pyrénées. Vous avez beaucoup insisté sur la dimension sensible, donc subjective, du paysage ; en même temps, on tente aujourd’hui de construire une politique publique autour de cet enjeu, combinaison d’une politique agricole, énergétique et urbaine, gérée à travers une gouvernance de plus en plus complexe. Si cette construction apparaît nécessaire, elle suppose de pouvoir évaluer et mesurer l’efficacité du dispositif – procédé désormais incontournable. Or comment penser l’évaluation d’un phénomène en partie sensible, donc subjectif ? Comment envisager la construction d’indicateurs d’efficacité de cette politique publique ?

M. Jean-Luc Moudenc. Dans votre ouvrage, vous parlez du renchérissement des coûts de l’énergie fossile et plaidez logiquement pour la transition énergétique, le changement des habitudes et une consommation différente des énergies. Or certains experts – nous en avons récemment eu la preuve dans les médias – estiment au contraire que le cours du pétrole continuera à baisser, à tel point que certains envisagent qu’en 2017, le prix du baril sera divisé par deux. La prudence est certes de mise ; mais si cette évolution se confirmait, comment verriez-vous l’avenir de la transition énergétique ?

M. Jean-Jacques Cottel. En tant qu’acteur local d’un secteur de grande plaine, je connais d’expérience la tension entre le passé et l’évolution des paysages qui nous est imposée. J’ai vu successivement arriver dans mon territoire d’abord une autoroute, puis une ligne TGV, des lignes à très haute tension, des réseaux de toute sorte. Au fur et à mesure de l’installation de ces infrastructures, on a essayé de réorganiser le paysage à travers les aménagements fonciers qui, il y a vingt ou trente ans, consistaient à supprimer des haies, des arbustes et des chemins. Viennent désormais s’y greffer les éoliennes ; si je suis favorable à cette source d’énergie renouvelable, la concertation a d’abord manqué quant à leur lieu d’implantation. Le schéma régional, assez précis, indique qu’elles doivent se positionner le long d’axes structurants ; mais on peine toujours à articuler l’ensemble de ces transformations, à harmoniser notre vision du paysage et à le faire évoluer en tenant compte des intérêts économiques et agricoles, d’autant que l’ingénierie reste sous-développée en milieu rural. Dans ce domaine, le législatif ne peut pas tout ; et même si l’optimisme est salutaire, il convient de faire preuve de modestie en faisant évoluer les choses par petites touches.

M. Jean-Louis Bricout. Vos interventions nous font rêver ; mais ne pensez-vous pas qu’il est utopique d’espérer fonder la généralisation de vos expériences agroécologiques sur la seule volonté politique, sans y associer des moyens humains et financiers, ainsi que des outils adaptés ?

Votre action passe par une réflexion extrêmement décentralisée ; mais chacun connaît les inégalités criantes entre les territoires en termes de capacités et d’ingénierie. À l’aune d’une nouvelle organisation territoriale et d’une volonté de construire une agriculture douée d’une double performance, auriez-vous des préconisations à nous soumettre dans ces différents domaines, afin de concrétiser des objectifs que nous partageons tous, mais qui restent délicats à atteindre dans certains territoires ?

M. Michel Lesage. Nous vivons dans un monde qui change. Il reste difficile de comprendre les évolutions en cours – l’avènement de l’« après-pétrole », la transition énergétique ou le réchauffement climatique – et de préparer l’avenir en termes d’aménagement du territoire sans prendre en compte plusieurs facteurs fondamentaux : la domination croissante du fait urbain et le décrochage parallèle du modèle de développement rural ; l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication ; le vieillissement de la population ; la fracture sociale renforcée par l’augmentation du prix de l’énergie ; la crise des finances publiques ; la nouvelle gouvernance qui accompagne la décentralisation ; le désengagement de l’État des politiques publiques ; le rôle de plus en plus prégnant de l’Europe. Comment intégrer et concilier ces différents enjeux dans l’action publique ?

Mme Odile Marcel. Nous sommes très satisfaits de l’attention compétente que vous avez bien voulu manifester à notre travail. Le fait que vos questions couvrent presque tout le champ des interrogations pertinentes montre que vous avez saisi l’enjeu de ce débat : savoir quel avenir on prépare ensemble. L’intérêt de l’unité nationale autour de ces questions relatives au patrimoine et au bien commun est de rendre toute cette effervescence constructive.

L’ingéniosité humaine et la plasticité des réponses sociales aux difficultés sont extraordinaires ; même si un compte à rebours est désormais enclenché, j’espère donc – et j’ai confiance – que nous arriverons à relever ces défis à temps. L’esprit humain recèle des ressources considérables et je reste convaincue, en tant que philosophe, que nous arriverons, par-delà les polémiques, à construire des réponses adaptées.

D’un point de vue plus pragmatique, le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) – qui relèvent respectivement du ministère de l’agriculture et du ministère de l’environnement –, intéressés par notre démarche, nous demandent d’organiser un colloque national afin d’éclairer l’ensemble des questions que vous avez énumérées et de déterminer comment l’État peut mettre ce cahier des charges en cohérence. Dans le contexte de la décentralisation et de la complexité des problèmes locaux, il faut tracer une marche à suivre qui nous permette d’aller de l’avant. Ce projet de journée d’étude n’a pas encore trouvé son lieu ; la représentation nationale ne serait-elle pas la matrice toute trouvée pour ce débat – que nous avons d’ores et déjà engagé aujourd’hui ?

M. Baptiste Sanson. Je m’appuierai sur les images pour illustrer un propos qui peut paraître abstrait par l’exemple d’un territoire singulier : la Bergerie de Villarceaux. Il faut, en effet, partir de la diversité des territoires pour proposer non pas des modèles, mais des principes d’action.

Dans les années 1990, cette ferme du Bassin parisien, engagée dans la modernisation, s’était spécialisée dans la céréaliculture, abandonnant l’élevage ovin et les vergers qui participaient jadis d’une diversité agricole. Cette spécialisation s’est appuyée sur le recours aux intrants fossiles et aux produits phytosanitaires.

Pour réduire les intrants au sein de cette ferme, il a fallu, de manière conjuguée, travailler sur le redécoupage des parcelles, le retour de l’élevage, les complémentarités entre polycultures et élevage, et la place de l’arbre. Dans les années 1990, les cultures principales – colza, blé, maïs – occupaient des parcelles faisant jusqu’à 60 hectares d’un seul tenant. Une telle organisation ne peut fonctionner qu’à l’aide de la « béquille chimique » qui permet de maîtriser les maladies ravageuses. Pratiquant une agriculture conventionnelle, la ferme restait alors très dépendante des engrais d’origine minérale. Pour passer à l’agroécologie, il a fallu, en amont des pratiques plus économes, repenser l’organisation même du système – de même que si l’on veut rendre une maison énergétiquement efficace, on commence par penser à son isolation et à son exposition. Le rapport entre structure et fonction est en effet essentiel.

Le nouveau découpage parcellaire – en lanières – tient compte des nécessités d’une agriculture mécanisée, les parcelles faisant quelque 8 hectares en moyenne. L’assolement est diversifié, l’élargissement du nombre des cultures facilitant les débouchés économiques tout en évitant la propagation des maladies d’une parcelle à l’autre. À côté de ces mesures prophylactiques, on travaille également à la place des infrastructures agroécologiques que sont les espaces semi-naturels tels que les haies ou les bandes enherbées. Ces surfaces de compensation écologique – terme utilisé dans la nouvelle PAC – constituent des éléments productifs qui, s’ils sont bien répartis dans l’espace, suivent un maillage et abritent des insectes auxiliaires, permettant ainsi de retrouver un équilibre écologique et de limiter les produits phytosanitaires.

Dans la ferme de Villarceaux, ces transformations ont suivi des principes systématiques. Pour généraliser le modèle, il faudrait certainement l’affiner.

Enfin, à cette réflexion qui vise à mieux produire, on peut en conjuguer une autre, qui cherche à recréer un territoire aux usages partagés. En effet, les nouvelles pratiques modifient le territoire et permettent de retrouver un espace répondant aux attentes de nos concitoyens. Le retour de l’arbre sous forme de haies périphériques et d’alignements au sein des parcelles – l’enjeu de l’agroforesterie – et la mise en place d’un réseau de chemins d’exploitation ouverts à d’autres usages – agrotouristiques ou récréatifs – permettent de créer de l’emploi. Aujourd’hui, au sein de la ferme de Villarceaux, les activités touristiques, la vente directe, le développement de gîtes et l’organisation de séminaires ont permis de générer une quinzaine d’emplois supplémentaires. Il faut donc veiller à bien lier cadre de vie et recherche d’une production plus efficace.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Sur combien d’années cette transformation s’est-elle étalée ?

M. Baptiste Sanson. Les travaux visant à modifier le système de production se sont échelonnés entre 1997 et 2001. On a plusieurs fois mentionné le coût de ces transitions, mais je pense que l’agriculture doit non seulement l’assumer, mais le réclamer. Lorsqu’on coule du béton ou qu’on réalise des travaux de grandes infrastructures, on y voit un investissement, alors que quand on plante un arbre, que l’on fait des travaux de réaménagement parcellaire ou que l’on met des clôtures afin de réintroduire du cheptel bovin, comme ce fut le cas dans cette ferme, on considère qu’il s’agit de dépenses. Il faut, là aussi, voir ces coûts comme des investissements qui permettent à l’agriculture de gagner en autonomie vis-à-vis des facteurs de production non renouvelables. Il est intéressant de chiffrer ce coût – travail actuellement en cours – et de le mettre en perspective d’une performance économique, sans oublier qu’il peut également être justifié par les retombées environnementales positives de ces évolutions.

Mme Odile Marcel. L’ensemble de cette initiative de Villarceaux, comme la publication du volume Paysages de l’après-pétrole ? dans la collection Passerelle ont été financés par la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH), une fondation privée suisse qui anticipe les transitions agroécologique et sociétale, et travaille sur la question Nord-Sud.

Les questions de l’aménagement durable préoccupent beaucoup les sphères compétentes de la décision publique, même si le paysage reste insuffisamment inclus dans le débat, qui reste dominé par les notions de biodiversité et d’environnement. Pourtant, le vécu et le regard humain sur le milieu importent également. De plus, le paysage représente un patrimoine commun, un monde de références culturelles collectives qui constituent un langage partagé que chacun intériorise et s’approprie à sa façon, mais qui permet à une société de se comprendre, de garder sa cohésion et de fonctionner. Cette dimension du paysage reste pour l’heure négligée ; dans le contexte actuel où il nous faut chercher la résilience, il serait opportun qu’elle revienne dans le débat. En effet, ce sont les références culturelles communes qui permettent aux sociétés de dépasser les crises les plus graves.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Je vous propose d’inviter prochainement M. Pierre Calame, président de la FPH, à intervenir devant notre Commission.

M. Sébastien Giorgis. En évoquant le coût de ces nouvelles façons de produire de l’énergie à partir des ressources locales, n’oublions pas que les autres modes de production ne sont pas non plus neutres en termes de paysage et d’environnement, ni gratuits. Le pétrole coûte 50 milliards d’euros par an, soit à peu près le déficit commercial de la France. L’enjeu économique derrière ces débats est donc considérable.

Je suis touché par l’intérêt manifesté à la notion de paysage. En matière de gouvernance, elle représente un instrument merveilleux pour porter les projets de la population sur un territoire. En effet, cette notion – contrairement à celles de SCOT ou de PLU – remporte spontanément notre empathie ; nous sommes tous experts, tous compétents, tous porteurs d’un avis sur notre paysage. Celui-ci constitue donc, avant tout, un bel outil de démocratie locale et de réappropriation des projets d’aménagement.

Le paysage dans lequel nous vivons est toujours contemporain ; aucun morceau du paysage en France n’appartient au XIIIe siècle, quand bien même on y verrait des cathédrales datant de cette époque. On protège les châteaux du XVIe siècle pour qu’ils gardent leurs caractéristiques propres, mais le paysage global date toujours d’aujourd’hui. Cette question pâtit d’une grande confusion puisqu’en 1930, on a calqué les lois de protection des monuments, inventés au début du XXe siècle, pour les appliquer au paysage. Pourtant, alors que les monuments sont datés, le paysage se transforme ; dans son cas, la question ne se pose donc pas en termes de protection, mais de gestion de la qualité et de projet social. Il faut changer de paradigme : si les ABF ont du mal à accepter l’évolution du paysage, c’est qu’ils en restent au schéma monumental daté, alors qu’on a affaire à un concept toujours contemporain, même si un paysage peut être plus ou moins urbanisé, avec ou sans infrastructures, géré sans cohérence – parce que l’économie générale du projet a été négligée – ou affichant des arrangements harmonieux – parce qu’on a pensé à l’avenir, à l’économie du sol et à l’érosion.

La question du patrimoine dans le paysage représente une autre question. Le territoire est saturé de patrimoine : les spécialistes parlent de palimpseste pour signifier qu’on continue à écrire les paysages contemporains sur les traces du passé. Je vous invite à ce titre à lire l’urbaniste italien Alberto Magnaghi qui montre, dans son livre Le Projet local, que tout projet local contemporain s’appuie sur les éléments patrimoniaux du paysage, sans que le paysage en tant que tel ne se confonde avec le patrimoine.

Le concept du paysage renferme une part de subjectivité, mais la définition évoquée permet de limiter cette dernière. En effet, « une partie de territoire » évoque les fossés, les lignes, les dimensions, les passages d’eau ; l’harmonie – la bonne combinaison des différents éléments – est objective, on peut en mesurer la qualité en termes d’efficacité économique, environnementale ou sociale. Le terme « perçue » renvoie au sens de la vue, notion là aussi parfaitement objective : on voit la cathédrale de Chartres ou on ne la voit pas ; on voit l’éolienne à côté du château du XIIe siècle ou non – parce qu’on a décidé de ne pas l’y installer. Le sensible est très objectif. Enfin, « par les populations » permet d’ouvrir un débat où nos propres sensibilités, nos histoires et nos aversions entrent en contact avec celles des autres, où s’expriment les préférences et s’arrêtent les choix. On peut donc objectiver les deux premières parties de la définition ; quant à la dernière, elle relève du débat et de la gouvernance, en somme de la politique.

Ainsi, certains viticulteurs du Languedoc-Roussillon sont favorables aux éoliennes car celles-ci s’intègrent dans leur stratégie d’un vin contemporain. Optant pour des bouteilles aux étiquettes actuelles et aux bouchons en plastique, ils jouent la carte de la modernité, et les éoliennes vont dans leur sens. En revanche, ceux de Saint-Chinian ont fait le choix de vendre un autre type de vin, pourvu d’une autre image, qui s’appuie sur la taille en gobelet et la restauration des murs en pierre sèche ; l’éolienne venant ruiner tout leur travail, ils s’y opposent naturellement. C’est pourquoi il faut rester attentif à la cohérence des choses et ouverts à la diversité – une des valeurs essentielles du paysage. Quel intérêt y aurait-il à voyager à travers le monde, voire la France, si tous les paysages étaient identiques ? C’est ce qui est arrivé à nos entrées de villes, et cette évolution nous a tous heurtés, provoquant même une loi en 1993. L’entrée d’Avignon ne doit pas ressembler à celle de Roubaix, de Dunkerque ou de Draguignan. Chaque territoire a son propre potentiel énergétique, son intensité solaire, ses ressources géothermiques, hydrauliques ou forestières ; il ne faut pas installer des éoliennes partout, mais créer une diversité des productions et donc des paysages.

Enfin, s’agissant de la planification et de la nouvelle gouvernance, le plateau de Saint-Agrève offre un bel exemple de gestion des éoliennes au niveau d’une communauté de communes. Pour éviter de subir la pression des aménageurs, son président a soumis le projet pour 2030 – projet à la fois économique, démographique et de vie – à la population. Le débat a notamment porté sur les formes de production d’énergie. Les communes ont confié aux paysagistes une étude afin de déterminer les endroits qui, sur leur territoire, pourraient accueillir des éoliennes ; sur les douze sites proposés, mis en débat, deux ont finalement été retenus. Sur ces deux sites, la communauté de communes a lancé un appel d’offres, cherchant l’aménageur le mieux offrant en termes économiques, énergétiques et environnementaux pour réaliser le projet de la population et de ses élus. Ainsi, au bout de deux ans, le projet a pris forme. Cet exemple montre qu’introduire cette nouvelle gouvernance permet de choisir le paysage ensemble.

M. Jacques Kossowski, secrétaire de la Commission, remplace le président Jean-Paul Chanteguet à la présidence

Mme Mathilde Kempf. Les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI) constituent un outil intéressant. Tous les territoires qui se posent ces questions de paysage, d’aménagement du territoire et d’urbanisme sentent qu’ils doivent adopter cette solution, mais sa mise en œuvre reste délicate. Les communes ont peur de se voir déposséder du pouvoir de décision, de se faire imposer des choses par l’échelle supra-communale. L’appropriation des projets est également rendue difficile par le manque de culture partagée. Un PLUI réalisé dans ces conditions est forcément vécu sur un mode défensif et a peu de chances d’aboutir à une vision cohérente d’ensemble ; il se limite alors à une somme de visions communales agrégées au sein d’un seul document. Or l’ambition du PLUI n’est sûrement pas de juxtaposer les petites réflexions locales, mais de proposer un regard global harmonieux. De plus, en période de crise, les petites communes ne disposent pas de services techniques adaptés pour réaliser des projets souvent très complexes ; l’échelle intercommunale permet aussi de bénéficier d’une ingénierie, de compétences et de savoirs pour aller vers des documents plus intéressants. Mais débloquer la situation et comprendre qu’on peut entrer dans la dimension intercommunale sans perdre la finesse de la connaissance locale du territoire ne sont possibles qu’à condition de construire une volonté et une culture communes.

Deux exemples permettent d’illustrer mon propos. Pour réaliser son PLUI, la communauté de communes des Vertes vallées, dans le Pas-de-Calais, a commencé par envisager de petites entités paysagères regroupant les communes par deux ou trois, et par rédiger une charte – outil de concertation et d’échange – permettant de bien connaître les communes voisines. Petit à petit, est arrivée la prise de conscience de la communauté des enjeux, problèmes et intérêts, et donc la volonté de planifier à plusieurs. C’est progressivement qu’on est arrivé finalement à un PLUI. Ce n’est donc pas l’outil qui est arrivé en premier, mais bien une culture partagée. Prendre le temps de la concertation avec les autres publics permet de parvenir à la conclusion de la nécessité de l’outil ; et une fois que la volonté est là, on n’est plus sur la défensive.

Autre exemple : l’Association des maires de la Vaunage, dans le Gard, a réalisé un travail très fin sur le foncier pour déterminer quelles parties pouvaient revenir à l’agriculture et quels étaient les projets des agriculteurs et des autres propriétaires, afin de permettre des échanges de parcelles. Celles-ci retrouvant une fonction et une utilité économique, les agriculteurs – qui peuvent à nouveau vivre de leur profession – n’ont plus forcément besoin de les vendre pour qu’elles soient urbanisées. À l’échelle communale, cela s’est traduit par la création d’une zone d’activité agricole qui permet de regrouper les sorties d’exploitation au lieu de les disséminer dans le paysage. Ainsi, en pérennisant l’outil de travail qu’est le sol et en définissant l’orientation du territoire, le public parvient à encadrer l’action du privé.

Le Val d’Ille, au nord de Rennes, a également mis en place une stratégie d’achat systématique de foncier visant à réinstaller l’agriculteur dans une approche biologique. Mais il ne suffit pas d’installer l’agriculteur, il faut également lui assurer des débouchées économiques. Là aussi, la collectivité assume sa responsabilité en décidant que toutes les cantines publiques s’alimenteront en produits biologiques fournis localement, en circuit court. On a donc organisé des marchés, des points de vente dans toutes les communes, qui garantissent des revenus aux agriculteurs. À nouveau, le foncier agricole est préservé parce qu’il devient utile et rentable.

Plus généralement, le paysage sert souvent de déclencheur à l’action en révélant les dysfonctionnements des politiques de développement, de construction, d’aménagement ou de voirie. En constatant des éléments dérangeants, on est poussé à travailler sur la qualité des paysages. Mais le sujet tend à disparaître dès lors qu’on entre dans le cœur du projet, comme s’il paraissait insuffisamment sérieux parce que trop subjectif, pas assez concret, trop flou ou trop vaste. Une fois le projet mené à bien, le paysage redevient un outil de communication vendeur : on reparle de sa qualité en mettant en avant sa beauté. Il faut donc travailler sur ce maillon faible et utiliser le paysage dans la construction même des projets. L’une des pistes consiste à agir sur la formation des futurs professionnels : pour éviter le cloisonnement par disciplines, il faut multiplier les rencontres afin de construire une culture partagée. Les artistes peuvent également permettre de se poser des questions nouvelles à propos des paysages.

En ce qui concerne les coûts de la transition énergétique, il est difficile de les évaluer car ils ne sont guère isolables. Il faut au contraire envisager les choses de façon transversale. Dans le Val d’Ille par exemple, cette transition passe d’abord par la réduction de la consommation d’énergie à travers les programmes de construction portés par la collectivité – logements sociaux ou bâtiments communautaires écologiques – et par l’utilisation des ressources locales telles que le bois de bocage ou les près de fauche, qui servent de matière première à la méthanisation tout en assurant un complément de revenu aux agriculteurs. Toute une économie s’organise donc autour de cet objectif. Ainsi, appréhender les situations de façon transversale permet d’en mesurer la complexité, mais également la richesse, tout en interdisant d’isoler un élément donné.

M. Christophe Bayle. Parler de gouvernance semble immédiatement fragiliser l’aspect identitaire de la construction communale. Comment changer d’échelle ? Certaines communes ont lancé des études sur l’alimentation de la ville, allant jusqu’à créer des postes d’adjoint à l’alimentation. Légitimement appelés à s’intéresser à toute une aire, ces responsables ne peuvent que dépasser les limites de leur commune, sans que d’autres collectivités y trouvent à redire. Ces initiatives – auxquelles participe le centre d’éco-développement de Villarceaux – constituent ainsi une piste intéressante pour dépasser l’aspect identitaire et la structure communale.

Un autre axe de travail accompagne la prise de conscience du fait que l’étalement urbain constitue un signe de désurbanisation et de faiblesse économique, et non une garantie de développement. Le démontrer permettrait de donner une fierté à l’espace périphérique, longtemps dévalorisé. Il ne s’agit pas de refaire le Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (PADOG), mais de permettre à cet espace de lisière de gagner sa vie. Or je sais d’expérience que ce n’est possible que si l’on renverse l’image qu’il a de lui-même. Ainsi, l’espace sur lequel je travaille depuis vingt ans était au départ totalement dysphorique, affichant des valeurs foncières négatives ; ces valeurs sont aujourd’hui les plus fortes de la région parisienne. Cette transformation en espace euphorique passe par toute une série d’éléments, mais reste un objectif réalisable.

Je travaille en binôme avec un ingénieur sur une ligne qui fait 600 mètres de long, s’étirant du pont de Bercy au pont d’Austerlitz ; on devrait soumettre les 13 800 kilomètres de la lisière à l’attention de ce type de binômes formés d’un paysagiste et d’un agronome. La forme de cette collaboration reste à déterminer, mais les responsables politiques devraient d’ores et déjà travailler à la prise de conscience sociale et politique de l’existence de ce territoire, sans forcément commencer par la déstabilisation des identités communales.

M. Jacques Kossowski, secrétaire de la commission. Mesdames, messieurs, je vous remercie pour la qualité de vos interventions au cours de cette table ronde.

12. Audition de M. Nicolas Hulot, président de la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme (FNH) (4 février 2014)

M. le président Jean-Paul Chanteguet. Mes chers collègues, je rappelle que nous avons pris la décision d’auditionner les responsables des grandes organisations environnementales. Après avoir entendu en décembre dernier Bruno Genty, président de France Nature Environnement (FNE), nous accueillons aujourd’hui M. Nicolas Hulot, président de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’Homme (FNH).

La FNH est une fondation française qui a été créée en décembre 1990 par vous-même, cher Nicolas, sous le nom de Fondation Ushuaïa, de 1990 à janvier 1995, et reconnue d’utilité publique en 1996. Ses actions poursuivent trois objectifs : mobiliser les citoyens et les inciter à agir au quotidien ; sensibiliser les décideurs politiques et économiques – nous nous rappelons tous l’initiative du Pacte écologique lancé en novembre 2006 en vue de l’élection présidentielle de 2007 ; soutenir les projets et structures associatives dédiées au développement durable en France et à l’international.

Monsieur Hulot, nous souhaitons vous entendre sur les missions et les moyens de votre association, mais aussi sur votre think tank, ce laboratoire d’idées innovantes pour la transition écologique, et votre do tank, laboratoire d’initiatives porteuses d’avenir. Cette audition nous permettra également d’aborder des sujets d’actualité : la préparation du sommet sur le réchauffement climatique qui se tiendra au Bourget en décembre 2015, l’élaboration des textes sur la transition énergétique et du texte sur la biodiversité, ou encore la réforme du code minier.

M. Nicolas Hulot, président de la Fondation pour la nature et l’Homme. Mesdames, messieurs, je vais vous présenter en quelques mots ma fondation, avant de vous faire de part de mes inquiétudes et de mes espoirs au regard des enjeux et des échéances.

Après vingt-cinq ans d’existence, ma fondation, comme la plupart des ONG françaises, est aujourd’hui en très grande difficulté car elle doit faire face à une multiplication des demandes, ce qui l’amène à jouer le rôle de médiateur entre les partenaires privés, sociaux, politiques et économiques, mais aussi à une réduction brutale de ses financements. Pour la première fois de son existence, elle va devoir engager un plan social. À travers l’histoire de ma propre fondation, je me permets donc de vous alerter sur la situation du secteur associatif, en particulier sur la grande vulnérabilité des ONG oeuvrant pour l’écologie.

Quand j’ai créé cette fondation, ma lecture des enjeux était bien plus étroite que celle que j’en ai aujourd’hui. À l’époque, ma préoccupation était plutôt naturaliste et environnementale, avec le souci de m’inscrire dans une dynamique afin que soit pris en compte le respect de la biodiversité et des écosystèmes. Chemin faisant, sous l’éclairage d’un certain nombre de personnes, je me suis retrouvé de plain-pied dans le combat le plus humaniste qui soit, un combat complexe dont les racines se trouvent dans les fondamentaux de notre modèle de développement économique et sociétal – d’où la difficulté à passer à la mise en œuvre des solutions pour faire face aux enjeux.

Au fil du temps, à mesure que la vocation d’origine de la Fondation a évolué, ses modalités d’action se sont transformées.

Sur un sujet considéré comme purement vertical, environnemental, la première des modalités est de passer par l’éducation et la sensibilisation, pour tenter de changer les regards et les comportements. Ensuite, à mesure que l’on découvre la complexité de l’enjeu, s’inscrit une sorte d’obligation de commencer à sensibiliser tous les acteurs de la société : les citoyens, puis les acteurs sociaux, professionnels, économiques, et enfin les acteurs politiques. L’ADN de cette fondation a donc consisté à jeter des passerelles afin de permettre à l’ensemble de ces acteurs de se parler et de prendre en compte les difficultés et les arguments des autres.

Ainsi, dans un premier temps, la Fondation a-t-elle joué un rôle de médiateur pour tenter d’amener la réflexion dans un espace apaisé et documenté. C’est ce que nous avons fait étape après étape. Nous avons mobilisé, d’abord, les jeunes, puis les citoyens en général, ce qui nous a permis de constater une disponibilité de ces derniers à s’engager. Grâce à l’opération « Défi pour la terre », 700 000 à 800 000 personnes ont pris l’engagement de changer leurs comportements. C’est ainsi qu’a été lancé le processus du Pacte écologique : en effet, nous étions désormais en mesure de dire aux hommes et aux femmes politiques que pour aller au-delà, la volonté individuelle devait rencontrer l’organisation collective. Nous nous sommes donc tournés vers les politiques, tous bords confondus, pour leur proposer de prendre des engagements, de principe, mais aussi très concrets : cela a donné lieu au « Pacte écologique ». Cette campagne de mobilisation a contribué à libérer les énergies dans notre pays, à créer une dynamique positive au niveau de l’État, des collectivités locales et des entreprises, et elle a crédibilisé et légitimé tous ceux qui étaient jusqu’alors isolés sur ces sujets jusqu’alors.

Ensuite, la Fondation a participé, avec d’autres ONG, à la dynamique du Grenelle de l’environnement. Chemin faisant, nous avons continué à sensibiliser tous les acteurs et nous nous sommes positionnés en médiateur entre les scientifiques, le grand public et les décideurs pour rendre un certain nombre de sujets compréhensibles.

Tout cela représente un travail de fond difficilement quantifiable. Il n’est pas aisé pour la Fondation de faire le bilan de son utilité sur vingt-cinq ans. À mes yeux, elle a très clairement participé à décloisonner ce sujet, à créer des passerelles de dialogue et de réflexion ; elle a essayé de faire en sorte que le diagnostic soit partagé par le plus grand nombre et que chacun puisse apporter sa part de contribution. Mais dans la mesure où la Fondation n’est pas le seul acteur, il est difficile de quantifier ses succès. Pour faire court, je dirai que nous avons été un des contributeurs à une première phase d’engagements sur les enjeux écologiques.

Deux aspects ont principalement caractérisé l’esprit de la Fondation. D’une part, nous étions ouverts au dialogue. D’autre part, au-delà du constat, nous nous sommes très rapidement efforcés de travailler sur des propositions concrètes en vue de dégager des solutions. Cela a été le cas avec le Pacte écologique, mais aussi avec des propositions que nous avons présentées dans le cadre du Grenelle et des conférences environnementales.

Ce travail de fond est précieux, mais il se fait souvent dans l’ombre. Il s’agit en effet d’une cause plus difficile à expliquer qu’une cause bien identifiée, comme celle défendue par la Ligue de protection des oiseaux, WWF ou encore Greenpeace. Étant dans l’éducation, la mobilisation, la formation, l’information, le dialogue, notre travail est plus discret. Il a néanmoins son utilité : ce n’est pas à vous que je vais apprendre que, parfois, l’ombre peut porter la lumière.

La Fondation fonctionne avec un personnel permanent et un collège de scientifiques et d’experts, entièrement bénévoles, comme son président. Son financement, plus ou moins équilibré, repose sur trois piliers : le mécénat, puisque la Fondation est reconnue d’utilité publique, avec les contraintes économiques et juridiques afférentes à ce statut ; quelques subventions aléatoires ; des dons et des legs, dont elle a bénéficié à mesure que sa notoriété a pris de l’ampleur.

Je voudrais maintenant vous faire part d’un certain nombre de réflexions.

Inscrit, comme d’autres, dans cet engagement depuis un quart de siècle – presque une vie –, je m’étonne de la difficulté à convaincre sur ces sujets. Je m’étonne, chaque matin, d’avoir à répéter en boucle les mêmes arguments, les mêmes mots, et d’être écouté comme une personne venue défendre un intérêt sectoriel ou particulier. Entre moi et mes interlocuteurs, en dépit d’une forme de sincérité partagée avec certains, je constate un immense malentendu : nous entendons les mêmes mots, mais ne les comprenons pas de la même manière. En fait, les mots n’ont pas la même signification selon le degré de connaissance ou d’attention porté à ces sujets. Dit autrement, l’enjeu écologique est un enjeu optionnel pour certains, alors qu’il est un enjeu conditionnel pour d’autres, dont je fais partie. Or si l’on y voit un enjeu optionnel, compte tenu de l’avalanche de difficultés qui s’accumulent sur nos épaules, un argument primera toujours pour ajourner la prise en compte de ces sujets. À l’inverse, si l’on considère que l’enjeu écologique conditionne tous les enjeux de solidarité auxquels nous sommes attachés, il doit l’emporter sur tous les autres, comme cela a été reconnu par le Pacte écologique. Cette différence de lecture provoque une forme de fracture ou de quiproquo.

Bien que nous soyons en 2014,et alors qu’une avalanche de rapports présente des données incontestables sur l’état des écosystèmes, de la biodiversité de la planète, de nos ressources, notre lecture sur la réalité du monde reste la même que celle du siècle précédent. Pourtant, en ce XXIé siècle, il nous faut prendre en compte des paramètres qui n’ont absolument rien à voir avec ceux du XXé siècle. Tant que nous n’en serons pas convaincus, il y aura toujours, d’un côté, ceux dont la vision des choses s’inscrit à plus long terme, et, de l’autre, ceux qui ont une vision à plus court terme. Certes, chacun a sa part de vérité, de sincérité, mais cette différence de posture aboutit à une lecture différente des choses. Pour le dire simplement, il est difficile de chausser simultanément deux paires de lunettes : l’une pour voir de près, l’autre pour voir de loin. Cette formule résume toute la difficulté de l’exercice : comment combiner les impératifs du court terme avec les enjeux du long terme ?

En ce début de XXIe siècle, trois paramètres incontournables, qui vont complexifier l’action publique, doivent être pris en compte. Il faut changer notre regard. En effet, si le temps et le progrès ne suffisent plus pour améliorer les choses, si le monde va de crise en crise – que la crise devient donc un état permanent –, c’est parce que les outils d’hier ne conviennent plus et que nous n’avons pas acté ces paramètres.

Le premier paramètre, parfaitement identifié dans leur rapport par les 700 experts du Forum de Davos, est la contrainte des inégalités. Certes, celles-ci ne datent pas du XXIe siècle, mais elles sont aujourd’hui plus accentuées et, surtout, beaucoup plus visibles. En effet, dans notre monde connecté, chacun est en mesure de prendre conscience des différences de traitement, d’où un élément explosif : l’humiliation face à des inégalités criantes.

Ces inégalités sont accentuées par un deuxième paramètre : la vulnérabilité. Au XXIe siècle, nous découvrons la vulnérabilité de nos écosystèmes, avec comme première conséquence la crise climatique. Celle-ci est, pour moi, le facteur aggravant : elle ajoute de l’injustice à l’injustice, de l’inégalité à l’inégalité, de la souffrance à la souffrance. Elle nous oblige donc à nous orienter vers une nouvelle forme de solidarité : la solidarité dans le temps. Selon les choix que nous ferons, soit nous sacrifierons le futur au présent, soit nous assurerons un avenir plus épanouissant à nos enfants. Or lorsqu’on écoute les hommes et les femmes politiques, lorsqu’on lit les journaux, force est de constater que la crise climatique préoccupe moins que la crise économique.

Pourtant, les différentes publications, et notamment le dernier rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) confirment ce qu’avait annoncé le premier : que la première manifestation des changements climatiques est l’intensification et la multiplication des extrêmes climatiques. Chacun, en allumant son téléviseur, se rend compte que les changements climatiques, y compris sous nos latitudes, nous affectent déjà socialement, humainement et économiquement. Les rapports de la Banque mondiale eux-mêmes indiquent que la hausse des températures, qui pourrait atteindre six degrés en 2060, doit conduire chaque pays à choisir des modèles différents pour une croissance plus écologique. Je ne suis pas climatologue, je m’efforce simplement de vous restituer de la manière la plus compréhensible possible les prévisions de tous ces experts selon lesquels aucun de nos modèles économiques, aucune démocratie ne pourra faire face aux conséquences des emballements climatiques.

Certes, la diplomatie avance à petit pas, mais ce sujet est le seul pour lequel les phénomènes que l’on essaie de combattre n’avancent pas au même rythme que ces efforts. Chaque année que nous perdons, chaque conférence que nous ajournons, rend de plus en plus difficile l’équation. D’ores et déjà, les changements climatiques jettent des millions de personnes sur les routes, font des centaines, voire des milliers de victimes. Le coût des catastrophes naturelles a été multiplié par quatre à l’échelle de la planète en l’espace de vingt ans. Aux États-Unis, il a représenté 3 milliards de dollars en 1980 : en 2012, l’ouragan Sandy a coûté 60 milliards, la sécheresse dans le Midwest 40 milliards de dollars.

Ce facteur de vulnérabilité, qui est un facteur aggravant, n’a pas été suffisamment pris en compte. Nous sommes trop peu nombreux à le porter. On ne peut pas demander en effet aux ONG d’être à la fois dans l’alerte, la sensibilisation, la mobilisation et, avec le peu de moyens dont elles disposent, dans la solution ! Cette solution n’est pas exclusivement politique, technologique ou économique ; elle s’explique aussi par la défaillance culturelle.

Le troisième paramètre, majeur à mes yeux, est lié aux deux précédents : il s’agit de la rareté. Le XXIsiècle nous a fait basculer brutalement de l’illusion de l’abondance, entretenue jusqu’à plus soif, à une réalité prévisible, celle de la rareté des ressources naturelles. Or la rareté se situe entre l’abondance et une autre étape beaucoup plus tragique : la pénurie. Il demeure donc essentiel de ne pas céder à une forme de fatalisme en se précipitant dans la pénurie.

Les conséquences de la pénurie sont déjà une réalité. Au cours des cinquante dernières années, nombre de conflits ont plus ou moins été provoqués par l’accès aux ressources naturelles. Aujourd’hui, chacun comprend que l’épuisement des ressources halieutiques, le manque d’accès à l’eau potable, les compétitions autour des terres arables, des matières premières sur lesquelles notre économie a été bâtie, ou encore des terres rares, – quasi-monopole chinois –, auront des conséquences géopolitiques gigantesques.

Telle est la réalité de notre monde au XXIe siècle : il doit prendre en charge les conséquences du succès indéniable, mais parfois non maîtrisé, des 150 dernières années. Nous avons changé d’échelle, nous sommes entrés dans l’anthropocène, l’ère de l’Humanité ; grâce au charbon et au gaz, nous avons démultiplié nos capacités musculaires et, avec les ordinateurs, nous sommes capables d’externaliser nos cerveaux – mais aussi de démultiplier l’avidité et la cupidité. En définitive, nous ne sommes plus dans une société où l’on consomme, mais dans une société où l’on consume.

Pardon de vous le dire, mais je me sens un peu seul sur ces sujets. Certes, la tâche est complexe car nous devons changer notre modèle économique, nos comportements, et il nous faut coordonner les volontés. Certes, on peut se gausser de l’action des ONG, du combat des écologistes, et dire que ceux-ci sont contre tout et veulent seulement créer de nouvelles taxes. Mais les choses sont tellement plus compliquées ! Dans ce contexte, il me paraît incompréhensible, alors que la contrainte s’avère si forte, que la créativité demeure aussi faible sur ces sujets. Pourtant, la créativité foisonne partout, y compris dans notre pays ! Elle se heurte cependant malheureusement à un mur de conformisme et de scepticisme. À l’heure où je vous parle, il est certainement possible de s’ouvrir à cette créativité en relançant notre économie grâce à la transition écologique et énergétique, mais encore faut-il y croire, encore faut-il croire qu’un autre modèle est possible.

Sans doute les défenseurs de cette cause ont-ils commis une erreur. Nous avons pensé pouvoir mobiliser sur un constat, mais force est de constater que l’on ne mobilise pas sur un constat, on « tétanise ». À nous de montrer qu’il y a un chemin. Nous n’y parviendrons cependant pas en restant sur nos postures conventionnelles. L’enjeu est universel : c’est l’avenir de l’Humanité qui se joue. Or la fenêtre de tir entre ce que nous pouvons faire et ce que nous ne pourrons plus faire se réduit de jour en jour. Le moment de trêve n’est-il pas arrivé, au moins pour partager une vision, un horizon ?

En tout cas, si l’on continue en France, en Europe, dans le monde entier, à sous-traiter ces sujets, je crains que nous n’allions de reddition en reddition. (Applaudissements)

M. Jean-Yves Caullet. Monsieur Hulot, certaines personnes pensent que l’Humanité s’est toujours sortie de ses problèmes par le conflit. Comment évaluez-vous le risque cynique ? Une part de la politique du pire n’est-elle pas en train de se construire dans notre monde ?

S’agissant du rôle des ONG, les principes de la Convention d’Aarhus ont été repris dans la Charte de l’environnement. Un débat public a permis d’introduire les orientations forestières dans la future LAF. Cette mise en commun des compétences n’est-elle pas celle que vous aviez imaginée au début pour faire émerger un constat partagé à destination des décideurs ? L’institutionnalisation de ce travail n’est-elle pas une phase normale de la mobilisation des ONG ? Ces dernières ne doivent-elles pas à présent se situer à un autre niveau, celui d’acteur opérationnel des choix politiques au niveau planétaire, et ne plus s’en tenir simplement à un rôle d’alerte et d’éveil des consciences ?

Nous l’avons constaté à Doha, l’action intergouvernementale n’est pas suffisante. Les parlementaires se mobilisent autour d’initiatives diverses, comme Globe international, mais qui restent peu structurées. Les ONG agissent. Comment faire converger les parlements, les secteurs professionnels – comme les forestiers – et les ONG ? Comment organiser la marche vers un succès collectif dans le cadre de la Conférence Paris Climat 2015 ?

Enfin, vous l’avez dit, la créativité est primordiale. Chaque fois que l’on veut bouger, c’est soit l’aventure, soit le retour en arrière. Quant à l’immobilisme, il n’est porteur d’aucune solution d’avenir. Comment l’objectif de sécurité de notre société peut-il être compatible avec la créativité, la mise en mouvement ? De quelle manière votre ONG peut-elle inciter les acteurs publics et politiques à participer à la créativité, et non pas à l’organisation des choses établies ?

M. Bertrand Pancher. Monsieur Nicolas Hulot, je tiens à saluer votre engagement, ainsi que celui de toutes les ONG en France sans lesquelles ce discours serait inaudible.

La loi sur la transition énergétique devait être soumise au Parlement début 2013, mais elle le sera plutôt début 2015. En période de crise, on a le sentiment que les objectifs ambitieux que le pays s’est assigné, en matière de logement, de transport, d’énergie renouvelable, ne sont plus la priorité de personne. D’où le ras-le-bol de toutes les grandes organisations environnementales nationales. Que faut-il faire pour promouvoir une nouvelle stratégie en période de crise ?

En la matière, nous disposons d’outils de deux ordres, la gouvernance et les moyens de régulation. Après l’échec de Copenhague, avez-vous le sentiment que les choses évoluent sur le plan européen en matière de gouvernance ? Les éléments de régulation sont la fiscalité et la valeur que l’on peut donner au climat et à la nature. La valeur du climat est peut-être la plus simple, avec un prix pour les émissions de carbone. Pour le second élément, comment donner une valeur au capital naturel ?

M. Denis Baupin. Merci, cher Nicolas. Le groupe écologiste a bu votre discours « comme du petit lait » et partage entièrement votre constat. Il ne suffira pas d’attendre le retour de la croissance pour sortir de la crise. La crise économique est aussi une crise écologique. La résolution de la première passe par l’écologie. La preuve en est que les conséquences du dérèglement climatique, chiffrées par le rapport Stern de 2006, sont d’ores et déjà visibles et que la raréfaction des ressources et des matières premières a un impact certain sur le coût de l’énergie.

Il ne suffira pas non plus de s’en tenir à ce constat négatif pour s’en sortir. La transition écologique et énergétique, créatrice d’emplois non délocalisables et génératrice de pouvoir d’achat, est une solution pour résoudre la crise économique. Un bâtiment mieux isolé, des transports collectifs et des véhicules sobres permettront de consommer moins d’énergie. Les réponses à la crise sont donc à la fois économiques, écologiques et sociales.

La COP 2015 sera cruciale, elle sera une sorte de deal planétaire visant à répondre à la fois aux enjeux de développement et au défi climatique. Quel est votre sentiment sur la préparation de cette échéance ? Quelle stratégie faut-il adopter pour que cette conférence sur le climat soit une réussite ?

À l’initiative de Delphine Batho, et pour la première fois dans notre pays, un débat national s’est tenu sur la transition énergétique, auquel votre fondation a activement participé. Nous sommes maintenant dans la phase de préparation de la future loi sur cette transition. Mais notre sentiment est celui d’une perte en ligne entre ce débat très riche et cette loi qui vient d’être reportée et sur laquelle travaille une commission spécialisée du Conseil national de la transition énergétique (CNTE) auquel participe votre association. Selon vous, quelles priorités doivent être inscrites dans ce projet de loi ?

M. Patrice Carvalho. La Commission européenne a rendu publique le 22 janvier dernier sa proposition de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2030. En 2009, dans le cadre du paquet « énergie climat », avait été fixé l’objectif d’une réduction de 20 % d’ici à 2020. La bataille s’annonçait rude puisque le commissaire à l’industrie et le commissaire à l’énergie proposaient de limiter l’effort à 35 % pour 2030. Vous défendiez vous-même, monsieur Hulot, l’objectif de 40 %. C’est ce seuil qui a été retenu. Il correspond aux recommandations des scientifiques du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, afin de contenir la hausse moyenne des températures en deçà de 2 degrés au niveau mondial d’ici à la fin du siècle.

Actuellement, il est estimé que l’Union européenne est responsable de 11 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Fixer des objectifs à un bon niveau ne suffit pas, il faut maintenant se poser la question des moyens mis en œuvre pour les atteindre.

Au sommet de Varsovie, j’ai constaté que tous les acteurs n’étaient pas sur la même longueur d’ondes, loin s’en faut. Selon un certain nombre de pays émergents en Europe, les efforts qui leur sont demandés en matière de réduction des gaz à effet de serre contrarient leurs perspectives de développement. En définitive, ils reproduisent le même mode de développement des pays riches à l’ère de la révolution industrielle, sur fond de gaspillages énergétiques considérables, sans aucun souci de préservation de la planète.

Le charbon, première énergie du monde, reste l’énergie la plus polluante. Or lorsqu’elle ferme ses centrales nucléaires, l’Allemagne ouvre des centrales à charbon. Bravo pour l’avancée environnementale ! Sur cette question majeure, vous n’avez pas dit un mot, monsieur Hulot.

La Commission européenne peut sanctionner les États qui ne respectent pas les seuils qui leur sont imposés en matière de dettes et de déficit. Les gouvernements doivent même soumettre préalablement à Bruxelles leurs budgets nationaux pour voir s’ils sont conformes aux normes « austéritaires ». Mais lorsqu’il s’agit de réduire les émissions de GES, aucune contrainte réelle n’est envisagée : il n’y a pas lobby pour cela ou, du moins, ils sont bien moins puissants que ceux de la finance et de l’industrie, capables d’imposer l’austérité généralisée.

Personne n’a encore porté l’exigence d’une austérité environnementale. Je crois pourtant que nous n’atteindrons pas les objectifs fixés si nous n’instaurons pas d’incitations fortes pour des productions et un développement propres.

Finalement, monsieur Hulot, il vous a fallu vingt-cinq ans pour aboutir à la même conclusion que Marx, à savoir qu’une série de crises successives débouche sur une crise durable ! (Sourires)

J’aimerais vraiment connaître votre point de vue sur l’Allemagne. Contrairement à ce que pensent certains, je ne suis pas pour le tout nucléaire – cette énergie aura une fin, comme les autres. Cela dit, la superficie de notre territoire ne nous permettra pas d’installer suffisamment d’éoliennes, pour couvrir nos besoins en électricité. Cette énergie est du reste quasiment inexistante aujourd’hui. En outre, la moitié de notre production hydraulique va s’arrêter à cause de la loi sur l’eau ! (Murmures) Comment allons-nous faire ?

Développer l’écologie, c’est très bien, mais encore faut-il produire ! Il faut préserver l’industrie. L’isolation des habitations implique de fabriquer de la laine de verre, du placoplatre, des parpaings ! En trente ans, les efforts du secteur industriel en matière de mise en conformité ont été considérables : il ne faut pas les nier.

M. Jacques Krabal. Monsieur Hulot, j’ai apprécié votre discours sur la nécessité d’une mobilisation beaucoup plus forte pour sauver la planète. Pour autant, votre discours me semble très pessimiste, car vous n’insistez pas suffisamment sur le lien entre écologie et progrès social – pour la santé, le développement durable, la justice sociale. Pour ma part, je considère que l’écologie ne doit pas être impopulaire, qu’elle ne doit pas créer des peurs, comme c’est le cas aujourd’hui. Je m’attendais donc à un discours beaucoup plus offensif.

J’ai lu votre interview dans le journal Le Monde. Oui, vous avez raison : les élus, les États veulent lutter contre le chômage, ce qui est tout à fait légitime, mais si nous poursuivons dans la voie du développement actuel, nous n’atteindrons pas les résultats escomptés en matière de créations d’emplois et nous subirons les catastrophes que vous annoncez. Vous parlez d’un changement de paradigme : j’aurais aimé vous entendre sur la définition d’un modèle, en particulier sur la transition écologique et énergétique qui constitue un des moyens d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.

J’aimerais également vous entendre sur la position de la Commission européenne, sur le nucléaire et les gaz de schiste.

Dans le cadre du débat passionnant et complexe entre économistes sur la méthode à adopter pour inciter au développement des énergies propres et limiter les émissions de gaz à effet de serre, nous tâtonnons entre carotte et bâton. Que pouvez-vous nous dire au sujet des droits à polluer ? Faut-il chercher à améliorer à court terme le marché des droits à polluer, faut-il taxer les émissions, ou encore maintenir un mix énergétique ?

Dans le cadre de votre think tank, vous introduisez la notion de démocratie écologique, en partant du constat que le système actuel est incapable de prendre en charge les enjeux du long terme et qu’une réforme de nos institutions est incontournable. Permettez-moi de vous faire remarquer que le temps démocratique est celui d’un mandat et que nous autres, responsables politiques, élus, posons des actes qui vont bien au-delà. Pouvez-vous développer davantage votre argument dont la logique ne me paraît pas évidente ?

M. Philippe Plisson. Beaucoup de questions que je souhaitais poser l’ont déjà été, et je ne les reprendrai donc pas. Elles concernaient notamment la conférence internationale de Paris en 2015 et tous les espoirs qu’on place en elle.

Êtes-vous favorable, monsieur Hulot, au lancement d’un Green New Deal européen qui serait créateur d’emplois, ainsi qu’à la création d’une Organisation mondiale de l’environnement qui permettrait une gouvernance équitable et démocratique ?

Vous êtes membre du Conseil national de la transition énergétique (CNTE) et avez pris part au débat national sur la transition énergétique (DNTE). Votre fondation appelle notre pays à s’engager dans cette voie. Quels éléments souhaiteriez-vous absolument voir figurer dans la future loi ?

C’est votre ouvrage pédagogique Le syndrome du Titanic qui m’a fait prendre conscience de la nécessité de s’engager pour la planète. Ayant beaucoup de respect pour vous et soutenant activement votre combat, je partage votre découragement devant l’inaction des États. Et ce n’est pas ce que j’ai entendu à la conférence de Varsovie en décembre dernier qui a pu me réconforter ! La crise nourrit les sentiments les plus bas de l’humanité, notamment l’égoïsme que traduisent le primat donné au court terme et l’attitude consistant à penser « Après moi, le déluge ! ». Comme vous, nous pensons qu’un autre chemin est possible. Mais là où nous divergeons, c’est sur les moyens de la mobilisation. Je ne vous suivrai pas dans votre appel aux autorités religieuses en ultime recours. Après l’appel que vous avez lancé au Saint-Père, ne nous resterait-il plus, à ce point de découragement et de désespoir, qu’à nous tourner vers Dieu et à revenir à l’hostie hebdomadaire, dont j’ai eu l’occasion, dans mes jeunes années, de mesurer l’efficacité toute relative avant de m’en séparer définitivement à l’adolescence – sans l’aide de Closer… ? (Sourires)

M. Guillaume Chevrollier. Je salue, monsieur Hulot, le combat que vous menez depuis des années auprès des divers gouvernements de notre pays pour la défense de la planète. Des succès ont été enregistrés, dont je veux pour preuve la tenue du Grenelle de l’environnement et les lois qui ont suivi. La France fait certes aujourd’hui figure de bon élève, mais on ne peut qu’être déçu de l’attitude d’autres grands pays. Quelle action mène votre fondation à l’international ? Comment sensibiliser les grandes puissances concernées en Europe, en Asie et outre-Atlantique ? Les Jeux olympiques de Sotchi, tenus pour la compétition olympique la plus polluante de l’histoire, ont déjà occasionné des dommages irrémédiables aux écosystèmes. Nous sommes tous, hélas spectateurs impuissants de ce désastre.

Quelle est par ailleurs votre position sur l’exploitation des gaz de schiste ?

Après votre exposé à la tonalité pessimiste, je souhaiterais terminer par une note plus optimiste. Il n’y a pas de fatalité : il est possible de changer de modèle pour accompagner les mutations qui s’imposent dans de multiples domaines, qu’il s’agisse d’environnement ou d’État-providence par exemple. Écoutons Delacroix qui nous disait que « l’adversité rend aux hommes les vertus que la prospérité leur enlève ».

M. Yannick Favennec. Merci, monsieur Hulot, pour votre brillant exposé, en effet teinté de pessimisme.

Au grand dam des associations de défense de l’environnement et à l’encontre du souhait du Parlement européen qui appelait en 2012 à une interdiction totale de la fracturation hydraulique dans certaines zones, le 22 janvier dernier, la Commission européenne adoptait une recommandation qui laisse la voie libre à l’exploitation du gaz de schiste en Europe, à la seule condition de respecter certains principes communs sanitaires et environnementaux. Refusant d’imposer des normes juridiques contraignantes pour l’exploration et l’exploitation de ce gaz, elle a toutefois prévu une évaluation dans les dix-huit mois à compter de la publication du texte au Journal officiel de l’Union européenne, ne s’interdisant pas d’édicter des règles juridiquement contraignantes si les États ne respectaient pas ses recommandations.

Le gaz de schiste reste très controversé en Europe. Certains pays, comme le Royaume-Uni, le Danemark, la Pologne et la Roumanie, développent des projets d’exploration. La France et la Bulgarie pour leur part, en ont interdit l’exploitation. L’Allemagne a banni la technique de la fracturation hydraulique dans les zones riches en eau de son territoire. Selon la Commission, une révolution du gaz de schiste semblable à celle qui a eu lieu aux États-Unis est hautement improbable en Europe. Mais elle estime aussi qu’il faut développer toute ressource propre de gaz, conventionnel ou non, susceptible de réduire la dépendance énergétique de l’Union. Quel est votre sentiment sur sa décision ?

Mme Laurence Abeille. Dans votre exposé peut-être pessimiste, j’ai surtout entendu, pour ma part, un appel à la créativité. Les écologistes prônent depuis longtemps une telle écologie des solutions. En effet, si on en restait au scénario, hélas crédible, qui se dessine, on se dirigerait tout droit vers la guerre – le mot n’a certes pas été prononcé, on préfère, pour ne pas effrayer, parler seulement de « conflits ». Mais de fait, des guerres ont d’ores et déjà lieu dans certains pays autour des ressources naturelles comme l’eau et d’autres éléments vitaux.

La résistance au changement la plus forte sur le plan international est-elle aujourd’hui de nature politique ou vient-elle des lobbies de l’industrie ou de la finance ?

Mme Françoise Dubois. Pourrait-on avoir des précisions sur la mise en place d’un guichet unique de la rénovation, souhaitée par votre fondation, et qui devrait permettre d’atteindre l’objectif d’un million de logements rénovés ?

Votre fondation a demandé, on le sait, l’annulation d’un permis d’exploitation aurifère en Guyane. Que pensez-vous de la future réforme du code minier qui ferait incomber aux exploitants la gestion des dégâts de l’après-mine et mettrait en place un fonds national de l’après-mine, chargé de pallier leur défaillance éventuelle et d’indemniser les victimes des dommages ?

M. Jean-Pierre Vigier. La Commission européenne vient de proposer aux États membres de réduire de 40 % leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. Le commissaire à l’énergie juge, pour sa part, cet objectif irréaliste pour l’économie européenne et fait valoir que les gros efforts consentis par l’Union européenne pour sauver le climat mondial sont contrecarrés par le reste du monde, notamment les pays émergents. Que faire pour que ceux-ci prennent conscience du danger et engagent enfin des actions pour réduire leurs émissions ?

M. Gabriel Serville. Avec ses quelque huit millions d’hectares, soit environ un tiers de la forêt française, la forêt guyanaise regorge, de par sa faune et sa flore, de ressources à la valeur inestimable, notamment de plantes aromatiques, tinctoriales et médicinales. En dépit des mesures prises pour assurer sa protection et sa valorisation, ce patrimoine national reste menacé par les activités liées à l’orpaillage illégal, dont les conséquences sur les milieux naturels et les hommes ne peuvent même être évaluées. Toute une nature se meurt et les jeunes Amérindiens se suicident en silence, malgré les cris de colère poussés par la population, les ONG, les élus, et même un commandant de la gendarmerie dans le département qui a dénoncé l’inefficacité presque totale de l’opération Harpie, censée pourtant éradiquer le fléau de l’orpaillage illégal. Afin de donner un écho national, voire international, à la situation catastrophique que connaît la forêt guyanaise, pourriez-vous envisager un séjour en Guyane à l’occasion de la première édition de la Journée internationale des forêts en France, qui se déroulera du 14 au 21 mars prochain ? D’avance, je vous en remercierais. Nous sommes prêts à lancer une souscription pour que les ONG puissent prendre en charge le prix de vos billets d’avion.

M. François-Michel Lambert. Nous sommes en effet passés d’une ère d’abondance à une ère de rareté, et sommes même peut-être aujourd’hui à l’aube d’une ère de pénurie. Merci donc, monsieur Hulot, d’alerter sur la situation. Vous connaissez le modèle de transition que je défends pour économiser les ressources, avec l’approche de l’économie dite circulaire. Mais là encore, c’est une approche transversale qui fait défaut. Comment rendre notre gouvernance plus transversale afin de dépasser les cadres préétablis et permettre que s’exprime vraiment la créativité ? Il faudrait notamment que l’économie circulaire acquière plus d’importance et de visibilité, à la fois au ministère de l’écologie, au ministère du redressement productif, au ministère de l’économie et au ministère de l’éducation.

M. Alexis Bachelay. En tant qu’élu local chargé dans ma collectivité des questions de développement durable, j’ai constaté que la créativité se situait plus souvent du côté des territoires et de la société civile que du côté de l’État et des structures inter-gouvernementales, qui donnent plutôt un sentiment d’inertie. Dans notre pays très centralisé, la difficulté est encore plus grande. Quelle serait, selon vous, la bonne gouvernance écologique ? La réponse n’est certainement pas indépendante de la réforme territoriale en cours.

Au cours des travaux d’une mission d’information sur la mise en application de la loi sur le Grand Paris, nous avons été amenés à interroger plusieurs entreprises sur le sort qui serait réservé aux 80 millions de tonnes de déblais issus du creusement du futur métro automatique. À notre grande surprise, les acteurs du secteur du recyclage nous ont expliqué que des possibilités de réutilisation existaient, les technologies étant parfaitement maîtrisées, mais que, du fait des cahiers des charges, les principaux donneurs d’ordre – SNCF, RFF et EDF – donnaient la préférence aux matériaux primaires pour réaliser les remblais de voies routières ou ferrées, alors même que les produits recyclés coûtent 30 % de moins pour des caractéristiques équivalentes. Il y a donc loin des bonnes intentions, de l’affichage politique du greenwashing, à la réalité de la commande publique !

Mme Delphine Batho. Je partage vos constats, monsieur Hulot, et j’aimerais que votre interpellation provoque un sursaut des consciences.

Je n’ai pas la même approche que notre collègue Philippe Plisson concernant la mobilisation des autorités morales et religieuses. La question reste : comment mobiliser la société civile internationale, notamment dans la perspective de la conférence de 2015 ?

Les ONG, qui concourent à la définition de l’intérêt général, sont les principaux acteurs de la démocratie environnementale dans notre pays. Même si je sais que les fonds publics ne sont pas seuls en cause, je ne souhaiterais pas que sous cette législature, les ONG environnementales s’affaiblissent. Que pourrions-nous faire, nous parlementaires, pour éviter cet affaiblissement ?

M. Charles Ange Ginésy. Vous dites vous sentir parfois seul, monsieur Hulot. Imaginez alors quelle peut être la solitude du parlementaire de base !

Grâce à la modélisation mathématique, la climatologie progresse beaucoup aujourd’hui, comme l’a fait avant elle la météorologie. Mais quel est le degré de fiabilité des prévisions d’experts comme ceux du GIEC ? Je m’interroge sur la pertinence des projections à cinq, dix ou quinze ans.

Comme vous, je crois à la créativité des individus pour trouver des solutions. Les ordinateurs, avez-vous dit, nous ont permis « d’externaliser nos cerveaux ». La découverte de l’imprimerie a permis de stocker une mémoire considérable dans les dictionnaires et les encyclopédies, ce qui a permis à l’homme d’imaginer de nouvelles solutions. Pensez-vous que la révolution numérique nous permettra d’inventer de nouvelles voies en matière d’écologie ?

M. le président Jean-Paul Chanteguet. À toutes ces questions, je n’en ajouterai que deux. La réussite de la conférence de Paris en 2015 ne passera-t-elle pas par l’institution d’une taxe sur les transactions financières au niveau européen, dont une partie du produit pourrait alimenter le Fonds vert, créé au profit des pays en développement ?

Aujourd’hui strictement diplomatique, la gouvernance des sommets internationaux consacrés au climat ne devrait-elle pas à l’avenir associer des territoires, des agglomérations, voire de grandes entreprises qui se mobilisent dans la lutte contre le réchauffement climatique ?

M. Nicolas Hulot. Si j’étais vraiment pessimiste, comme plusieurs d’entre vous semblent le penser, je consacrerais moins d’énergie à mon engagement. L’optimisme et le pessimisme sont les deux faces d’une même médaille, qui a nom la capitulation. Que l’on soit optimiste et que l’on pense que tout finira par s’arranger, ou que l’on soit pessimiste et que l’on considère que tout est perdu, dans les deux cas, on s’en remet au destin. Même si chaque jour peut être grande la tentation de se résigner, il faut au contraire se garder de tout fatalisme. Au vu du temps qui a été nécessaire à la prise de conscience, préalable à toute action, et de la vitesse à laquelle on est ensuite passé de l’indifférence à une forme d’impuissance, on peut certes douter du moment où s’engagera vraiment la mutation. Mais d’un pessimisme de la raison, il faut passer à un optimisme de la volonté.

L’enjeu écologique et l’enjeu social sont intimement liés. Partout, les premières victimes de la crise écologique sont les plus démunis, et ces victimes se comptent déjà par centaines de milliers. Dans certains pays du Sud, les souffrances sont déjà quotidiennes. Si nous ne concluons pas aujourd’hui de pacte de responsabilité planétaire, ce sont tous nos enfants qui souffriront demain. Il en va rien moins que de l’avenir de l’humanité. Du temps du commandant Cousteau déjà, on évoquait le sort des générations futures, mais on pouvait croire alors qu’on visait le XXIIe siècle. Or, c’est aujourd’hui, en ce XXIsiècle, que tout va se décider. Il y a de quoi être inquiet car il est extrêmement difficile de tenir compte à la fois du court terme et du long terme. Selon les lunettes que l’on chausse, ce ne sont pas les mêmes décisions qui semblent s’imposer. Si l’on regarde à court terme, on encouragera par exemple sans réserve l’exploitation des gaz de schiste, alors que si on porte le regard plus loin, d’autres arguments prévaudront. C’est la combinaison de ces deux horizons qui rend l’équation du développement durable si difficile à résoudre. Il n’existe pas de solution simple. Il n’y a que des problèmes complexes, appelant des solutions complexes.

À un tel carrefour, on ne pourra s’accommoder plus longtemps des postures et des clivages traditionnels. Rassemblons-nous pour être les plus créatifs possible : il n’y a pas d’alternative. Mais ce n’est pas dans l’épaisseur du trait que pourront s’opérer les changements nécessaires. C’est de cap qu’il faut changer. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous engager à fond dans la transition écologique, porteuse d’ailleurs d’un modèle économique grâce auquel on peut espérer réindustrialiser une partie de la France et de l’Europe. Il n’est pas possible d’attendre et de laisser faire en pensant que notre modèle économique pourrait continuer de prospérer. La Banque mondiale elle-même, que l’on ne peut soupçonner de parti pris – les experts du GIEC sont parfois plus contestés, alors qu’eux non plus n’ont aucun parti pris – explique fort bien que la crise écologique, et tout d’abord la crise climatique, aura un coût économique considérable.

Soyons volontaristes, faisons preuve d’imagination et acceptons de changer de modèle. La phase de transition est difficile car il faut investir, alors même qu’il existe une grande part d’inconnu sur le futur. Mais la seule chose certaine, en revanche, est que, sur la trajectoire actuelle, il ne saurait y avoir de dénouement heureux pour quiconque.

Notre rôle, le mien comme le vôtre, n’est pas facile. Il nous faut à la fois montrer que le chemin actuel mène à une impasse mais aussi, et c’est là qu’il nous faut probablement faire preuve de plus de pédagogie, montrer qu’il en existe un autre, praticable, et même séduisant, et que les enjeux économiques, sociaux et écologiques ne sont pas incompatibles. La préoccupation sociale et la préoccupation écologique sont au contraire intimement liées. Il suffit pour s’en convaincre de songer aux centaines de milliers de foyers confrontés dans notre pays à la précarité énergétique.

Est-ce que j’en appelle à Dieu car seul un miracle pourrait maintenant nous sauver ? Même si la conférence de Copenhague n’a pas été un échec total, force est de constater qu’elle n’a pas permis de placer la communauté internationale sur la trajectoire que recommandent les scientifiques et les experts. En 2015, lors de la conférence de Paris, l’humanité aura donc rendez-vous avec elle-même. On ne peut se permettre un nouvel échec, qui mènerait sur une voie irréversible. Ce rendez-vous est donc crucial. Le rôle de la France, qui ne fait qu’accueillir cette conférence des parties, est limité. Nous pouvons créer un cadre apaisé, et déjà, avec l’Union européenne, nous montrer exemplaires, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui. Nous pouvons surtout dialoguer et écouter les points de vue de chacun.

Dans le cadre de la mission qui m’a été confiée par le Président de la République, j’ai rencontré l’an passé de nombreux responsables politiques internationaux. Chaque pays, à sa manière, développe d’excellents arguments pour ne pas agir tout de suite, mais plus tard, se dédouaner de sa responsabilité, ou encore ne vouloir s’engager que lorsque tel autre pays aura fait de même. Sur cette pente, on va vers un blocage des négociations en 2015. Si l’on pense vraiment que l’enjeu est crucial, il faut faire tout ce qui est en notre pouvoir. Quelqu’un s’est étonné l’autre jour auprès de moi que j’aie rencontré le pape pour parler d’environnement, comme si cela était déplacé. Mais est-ce déplacé quand la pollution atmosphérique tue déjà sept millions de personnes par an ?

Parce que nous sommes à un carrefour de civilisation et parce que demeurera toujours la question fondamentale du sens, oui, à côté des réponses politiques, technologiques, économiques qui pourront être apportées, il est bon que les Églises et les intellectuels s’engagent. Vous évoquiez le progrès et la révolution numérique. Nous aurons besoin de tout le génie humain. Mais encore faut-il donner un horizon et dire où faire porter l’effort. On ne peut continuer de se disperser sur tous les fronts. Il faudra, à un moment, fixer les priorités pour orienter l’effort de recherche et les investissements. Pour moi, la priorité absolue doit être accordée à la transition écologique, et tout l’effort porter là-dessus.

Je me suis rendu au Vatican car je pense que les autorités religieuses doivent mettre les responsables politiques devant leurs responsabilités. L’Histoire retiendra celles et ceux qui auront tenté de débloquer le processus pour l’échéance de 2015 et pointera du doigt celles et ceux qui auraient laissé le monde entier basculer dans l’irréversible.

Il faut jouer à la fois sur les deux registres de l’inquiétude et de la créativité.

Les ONG, les hommes et les femmes politiques, qu’ils soient élus sur le plan national ou sur le plan local, où en effet le changement est parfois en marche de manière plus probante, sont-ils capables de se retrouver sur ces sujets-là ? Il peut exister des divergences sur les modalités de la transition énergétique par exemple, mais cela doit-il occulter tous les autres points sur lesquels nous pouvons être d’accord ?

Avant d’en venir aux outils, je voudrais insister sur un préalable, que j’avais déjà évoqué dans Pour un pacte écologique : je ne suis pas certain qu’il existe des solutions de droite ou des solutions de gauche pour répondre à des problèmes comme ceux que nous évoquons ici. Dès lors qu’il s’agit de l’avenir de nos enfants, le préalable me paraît être de dépasser la petite politique politicienne.

Pour le reste, ne me demandez pas de décrire ici une boîte à outils que je ne possède pas. Je n’en ai d’ailleurs pas les compétences. Ma fondation a son propre think tank et travaille sur divers outils, non encore finalisés.

Pour s’engager résolument dans la transition énergétique et écologique, orienter les filières de production, les comportements de consommation, et tout le modèle économique dans le bon sens, plusieurs changements sont nécessaires.

Le premier d’entre eux est ce que j’appellerai le basculement des régulations. Le dénominateur commun de toutes les crises actuelles – crise financière, crise économique, crise écologique, crise du capitalisme, lequel est bien en crise de par ses excès – est notre incapacité à nous fixer des limites. Or, la finitude même de la planète nous impose des limites. Point n’est besoin d’être Prix Nobel pour comprendre qu’une croissance infinie n’est pas possible dans un monde fini. Ne vous méprenez pas, je ne défends pas ici la décroissance. Les écologistes ne sont pas « contre tout ». Ils souhaiteraient même que certaines choses se développent très vite, mais pensent en revanche que d’autres devront être régulées pour des raisons sociales ou écologiques, et qu’il va nous falloir changer certains comportements afin de ne pas subir violemment la pénurie. Hélas, ce sujet central de la régulation n’est pas aujourd’hui abordé de manière cohérente. Ainsi, d’un côté se tiennent des assises de la fiscalité, tandis que de l’autre, travaille un comité pour la fiscalité écologique. Ces deux instances croiseront-elles leurs réflexions ?

Le principe en matière fiscale devrait être de taxer ce qui est négatif et de favoriser ce qui est positif. C’est pourquoi il faudrait réfléchir en un même mouvement sur la fiscalité en général et sur la fiscalité écologique en particulier. Tant que l’on donnera, à tort ou à raison, le sentiment que cette dernière est une fiscalité additionnelle, elle ne pourra qu’être rejetée. Lorsqu’on sera parvenu à faire comprendre que la fiscalité écologique, pour la plupart des acteurs économiques et des particuliers, n’entraînera pas de hausse de la pression fiscale, qu’elle ne vise qu’à inciter à des comportements vertueux afin de limiter la pollution et d’économiser l’énergie, les matières premières et les ressources naturelles, et que tous peuvent en attendre des gains de pouvoir d’achat, on pourra y réfléchir de manière rationnelle. Certains pays scandinaves se sont engagés sur cette voie de la vertu écologique et ont mis en œuvre de profondes réformes fiscales, sans que leur compétitivité économique n’en soit affectée.

Le débat sur la transition énergétique en France a été un très bel exemple de dialogue et de concertation, de processus démocratique associant experts, ONG, scientifiques, collectivités, organisations syndicales… Mais après ce foisonnement, il y a, hélas, eu beaucoup de perte en ligne – c’est notamment vrai de la conférence environnementale. On a pu avoir le sentiment, une fois les débats achevés, que des discussions se poursuivaient dans l’ombre.

La transition énergétique, élément clé pour le futur, doit privilégier deux priorités, sur lesquelles chacun s’accorde mais qui vont se heurter au problème du financement. Quel que soit le modèle énergétique retenu, l’efficacité énergétique est la priorité des priorités. L’énergie est devenue le premier facteur de compétitivité. Aussi toute énergie qu’on pourra ne pas consommer, à service et confort égal, est-elle bienvenue. Nos entreprises savent parfaitement faire en ce domaine, pourvu que les règles soient clairement fixées. Plusieurs d’entre elles, françaises et européennes, ont, il y a peu, interpellé la Commission européenne pour que soient durcies les normes d’écoconception. Elles avaient elles-mêmes calculé que des économies se chiffrant en milliards d’euros pourraient en résulter, à leur profit mais aussi au profit des consommateurs, que cela pourrait permettre de créer un million d’emplois et d’éviter le rejet dans l’atmosphère de 500 millions de tonnes de gaz à effet de serre. C’est ce cercle vertueux qu’il faut enclencher.

La deuxième priorité est celle des énergies renouvelables. Certains peuvent encore être tentés de les opposer, de manière caricaturale, à l’énergie nucléaire par exemple, en expliquant que ce n’est pas celles-là qui remplaceront celle-ci. Mais elles n’en sont qu’au début de leur développement. La situation sera différente lorsqu’elles feront vraiment partie du bouquet énergétique, d’autant que les évolutions vont être beaucoup plus rapides qu’on ne le pense en matière d’efficacité énergétique. Comme je l’ai constaté à l’occasion de deux voyages récents en Chine et aux États-Unis, ces deux pays ont parfaitement intégré qu’une grande partie de la solution passait par les énergies renouvelables. Parmi ces énergies, il y a bien sûr l’éolien, le solaire, la biomasse, notamment la filière bois sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, la géothermie, mais aussi les énergies marines – il en existe plusieurs sources, qui toutes présentent l’avantage de n’être pas intermittentes. Dans ce domaine, la France possède un énorme potentiel. Mais là encore, du retard a été pris, et du temps va s’écouler entre les expérimentations et le développement des solutions sur le plan industriel. Il faut progresser sur la question du stockage de l’énergie produite de façon intermittente. Certains pays avancent d’ailleurs à grands pas dans ce domaine. Une fois cette difficulté maîtrisée, la vision du potentiel des énergies renouvelables sera toute autre.

La mise en œuvre de ces deux priorités est bien sûr conditionnée par les financements. Je vous invite à prendre connaissance des propositions de notre fondation, qui a travaillé sur les enjeux du financement à long terme. J’espère notamment que la Banque publique d’investissement (Bpi) fléchera en priorité ses crédits vers ces enjeux-là. J’aurais souhaité que, dans le futur pacte de responsabilité, certaines aides soient subordonnées à certains investissements ou orientations, bref que l’on dope l’activité économique en France dans le sens que l’on souhaite.

Un mot sur les gaz de schiste. On essaie de nous culpabiliser en nous expliquant que ce sera de notre faute si notre pays rate le train de l’innovation et s’enfonce dans le déclin économique. Je n’ignore pas qu’en peu de temps, les États-Unis sont parvenus à améliorer le solde de leur balance commerciale grâce aux gaz de schiste. S’il était démontré de manière certaine que l’exploitation de ces gaz n’avait pas d’impact sur l’environnement, ni en surface ni en sous-sol, il ne faudrait pas être dogmatique. Mais outre que cette démonstration n’a pas été apportée pour l’instant, la France ne peut faire abstraction de ses engagements en matière climatique. Il faut savoir aussi qu’avec des techniques plus respectueuses de l’environnement, les coûts ne seraient pas de l’ordre de ceux constatés au Canada ou aux États-Unis. La rentabilité économique de cette exploitation mériterait donc d’être évaluée. Enfin, les sommes qu’on y consacrerait seraient autant d’argent capté au détriment des deux priorités que j’évoquais plus haut.

Quelles que soient nos positions sur le nucléaire, chacun sait que notre pays ne pourra pas en sortir demain et que, même si nous devons réduire notre parc, celui-ci doit nous permettre d’assurer la transition énergétique sans avoir recours aux énergies fossiles non conventionnelles.

Pour ce qui est de l’Allemagne, tous les rapports montrent qu’e