N° 3348
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 15 décembre 2015.
RAPPORT D’INFORMATION
FAIT
AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES ET À L’ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES (1), SUR LE PROJET DE LOI pour une République numérique (n° 3318),
PAR
Mme Catherine COUTELLE
Députée
——
(1) La composition de la délégation figure au verso de la présente page.
La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes est composée de : Mme Catherine Coutelle, présidente ; Mme Conchita Lacuey, Mme Monique Orphé, M. Christophe Sirugue, Mme Marie-Jo Zimmermann, vice-présidents ; Mme Édith Gueugneau ; Mme Cécile Untermaier, secrétaires ; Mme Laurence Arribagé ; Mme Marie-Noëlle Battistel ; Mme Huguette Bello ; Mme Brigitte Bourguignon ; Mme Marie-George Buffet ; Mme Pascale Crozon ; M. Sébastien Denaja ; Mme Sophie Dessus ; Mme Marianne Dubois ; Mme Virginie Duby-Muller ; M. Guy Geoffroy ; Mme Claude Greff ; Mme Françoise Guégot ; Mme Chaynesse Khirouni; Mme Sonia Lagarde ; Mme Geneviève Levy ; Mme Sandrine Mazetier ; M. Jacques Moignard ; Mme Dominique Nachury ; Mme Maud Olivier ; Mme Bérengère Poletti ; Mme Barbara Pompili ; Mme Josette Pons ; Mme Catherine Quéré ; Mme Barbara Romagnan ; M. Gwendal Rouillard ; Mme Maina Sage ; Mme Sylvie Tolmont ; M. Philippe Vitel.
SOMMAIRE
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Pages
INTRODUCTION 7
LISTE DES RECOMMANDATIONS 11
PREMIÈRE PARTIE : LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE : UNE CHANCE POUR L’INSERTION ET L’EMPLOI DES FEMMES 15
I. LA PLACE DES FILLES DANS LES FILIÈRES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES 15
A. UNE FÉMINISATION PROGRESSIVE DES FILIÈRES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES 15
1. Une part croissante pour les filles dans les filières scientifiques et techniques 16
2. Le cas particulier de la filière informatique : une exception à la féminisation 19
B. UNE ORIENTATION TOUJOURS SEXUÉE DU FAIT DE LA PERSISTANCE DES STÉRÉOTYPES 21
1. Une orientation sexuée tant dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement supérieur 21
2. Des stéréotypes persistants à la source des choix d’orientation 28
C. UNE SITUATION QUI DOIT ÉVOLUER 30
1. Pour une véritable éducation à l’égalité 30
2. Pour une véritable éducation au numérique 32
II. LES TRANSFORMATIONS INDUITES PAR LE NUMÉRIQUE 36
A. UNE PLACE TROP LIMITÉE POUR LES FEMMES DANS LE SECTEUR DU NUMÉRIQUE MALGRÉ DES ENJEUX MAJEURS 37
1. Des femmes trop peu nombreuses dans le secteur du numérique 37
2. Le secteur du numérique, une opportunité pour les femmes 41
B. LE NUMÉRIQUE : UN SECTEUR QUI POURRAIT AVOIR DES EFFETS SIGNIFICATIFS SUR LA VIE DES FEMMES 43
1. L’impact sur les emplois 44
a. Le débat des économistes 44
b. Des destructions d’emplois dans les secteurs les moins qualifiés 45
2. L’impact sur un métier précis : celui de caissière 47
3. La question spécifique de l’impact du télétravail sur les conditions de travail et d’emploi des femmes 51
a. État des lieux 51
b. Les spécificités du télétravail au féminin 55
III. LE NUMÉRIQUE ET L’INSERTION DES PLUS DÉFAVORISÉ.E.S 58
A. LE DÉVELOPPEMENT DE L’ACCÈS ET DE LA FORMATION AUX TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES 59
B. LE SOUTIEN À LA MÉDIATION NUMÉRIQUE 62
1. Le réseau national de la médiation numérique 62
2. La Grande École du Numérique 63
C. LES COMPLÉMENTS INDISPENSABLES À CETTE POLITIQUE 64
1. L’amélioration de la couverture numérique du territoire 64
2. Le droit au maintien de la connexion pour les personnes en situation financière difficile 65
SECONDE PARTIE : LES DROITS ET LIBERTÉS DES FEMMES À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE 67
I. DE NOUVELLES OPPORTUNITÉS À SAISIR : L’UTILISATION D’INTERNET PAR LES FEMMES ET POUR L’ÉGALITÉ 67
A. LE CYBERESPACE : UN LEVIER STRATÉGIQUE D’ÉMANCIPATION (EMPOWERMENT) POUR LES FEMMES 68
1. Une présence importante sur internet et les réseaux sociaux 68
2. Des enjeux majeurs en termes de visibilité dans l’espace public et pour faciliter la carrière des femmes et l’articulation des temps de vie 72
B. UN APPORT IMPORTANT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES AU MILITANTISME POUR L’ÉGALITÉ DES SEXES : LE « FÉMINISME 2.0 » 77
1. Une audience démultipliée et de nouveaux modes d’action et de mobilisation cyberféministes 77
2. Des instruments technologiques au service de l’égalité femmes-hommes (open data, hackathons, applis mobiles, crowdfunding, MOOC...) 81
II. DES RISQUES À PRÉVENIR : L’UTILISATION D’INTERNET CONTRE LES FEMMES AVEC LE DÉVELOPPEMENT DES CYBERVIOLENCES 85
A. UN ESSOR PRÉOCCUPANT DU CYBERSEXISME ET DES CYBER-VIOLENCES À L’ENCONTRE DES FEMMES ET DES JEUNES FILLES 85
1. Un phénomène protéiforme et singulier : les caractéristiques particulières de la violence en ligne 86
2. De lourdes répercussions pour les femmes et jeunes filles victimes : des violences virtuelles aux conséquences bien réelles 89
3. Le cas particulier des « vengeances pornographiques » en France et dans le monde : état des lieux et limites des dispositions actuelles 91
B. PLUSIEURS AVANCÉES NÉANMOINS INTERVENUES DEPUIS 2012 102
1. Les dispositions de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle femmes - hommes en lien avec les harcèlements et violences en ligne 102
2. D’autres initiatives prises pour lutter contre le cyberharcèlement en milieu scolaire ou solliciter le retrait de certains contenus sur internet 105
3. La lutte contre les réseaux de prostitution agissant sur internet : les mesures prévues par la proposition de loi déposée suite aux travaux de la Délégation 108
III. DES VOIES DE PROGRÈS 110
A. LES AVANCÉES DU PROJET DE LOI AU REGARD DES ENJEUX D’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES 110
1. La création d’une procédure accélérée en matière de droit à l’oubli au bénéfice des personnes mineures 112
2. Le renforcement de l’ouverture des données publiques (open data) 114
B. LES RECOMMANDATIONS VISANT À MIEUX PRÉVENIR ET LUTTER CONTRE LES CYBERVIOLENCES 116
1. Mieux connaître pour mieux agir 116
a. Affiner les données statistiques du ministère de la justice 116
b. Développer les enquêtes sur le cybersexisme et les violences en ligne 118
c. Préciser les missions du Conseil national du numérique et de la Mission interministérielle sur les violences faites aux femmes 118
2. Sanctionner et accompagner 121
a. Modifier le code pénal pour mieux sanctionner les auteurs de « vengeances pornographiques » 121
b. Poursuivre les actions engagées en matière de formation des magistrat.e.s sur la cybercriminalité et d’accompagnement des victimes 122
3. Prévenir, sensibiliser et nommer clairement les agressions 124
a. Lancer une grande campagne d’information en s’inspirant des actions menées au Royaume-Uni sur les « vengeances pornographiques » 124
b. Poursuivre et développer les actions de prévention et de sensibilisation aux cyberviolences, et au-delà aux usages d’internet, en milieu scolaire 127
c. Lutter contre le sexisme dans les jeux vidéos et ouvrir le débat sur les applications mobiles en direction des jeunes enfants 129
TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION 131
ANNEXES 229
ANNEXE 1 : LISTE DES PERSONNES ENTENDUES 229
ANNEXE 2 : GLOSSAIRE SUR LE NUMÉRIQUE ET LES CYBERVIOLENCES 231
ANNEXE 3 : ÉTUDE COMPARÉE SUR LES " VENGEANCES PORNOGRAPHIQUES " ET AUTRES CYBERVIOLENCES (CANADA, ISRAËL, NOUVELLE-ZÉLANDE ET ROYAUME-UNI) 235
Le numérique et ses usages sont au cœur d’un mouvement de transformation profonde de la société et de l’économie, qui concerne tous les secteurs d’activité et représenterait environ le quart de la croissance française (1). Comme l’a souligné le Conseil national du numérique (CNNum) (2), « plus que jamais les technophobes et les technolâtres doivent être renvoyés dos à dos et il s’agit de concevoir le numérique comme ce qu’il est : un facteur de bouleversements importants auxquels il faut donner un sens, une direction et des valeurs. La société numérique n’est pas une force qui va, mais procède au contraire d’un ensemble de choix individuels, mais aussi et surtout collectifs ».
Il s’agit dès lors de saisir pleinement toutes les opportunités créées par la révolution digitale, en termes de progrès social et économique, de mesurer et d’accompagner les changements à l’œuvre – autrement dit, anticiper pour ne pas subir les conséquences des évolutions technologiques, et dessiner une société conforme à ses valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.
En juin 2014, dans le cadre d’une audition de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, l’importance de ces enjeux avait été soulignée par les rapporteures de la mission d’information sur l’économie numérique française, Mmes Corinne Erhel et Laure de la Raudière, qui avaient conduit d’importants travaux sur ce sujet pendant plus d’un an. À cette occasion, la question de l’impact du numérique sur l’emploi des femmes avait notamment été soulevée.
Suite notamment à la grande concertation nationale sur le numérique, qui a donné lieu à un rapport remis au Premier ministre à la fin du premier semestre 2015, la délégation a souhaité approfondir la réflexion sur ces questions, en interrogeant l’impact de la transformation numérique sous le prisme du genre.
En particulier, comment faire en sorte que les femmes tirent pleinement parti de cette révolution et puissent accéder à des emplois de qualité, alors qu’aujourd’hui on compterait un peu moins de 28 % de femmes dans les métiers du numérique au sens large ? Quel rôle le système éducatif peut-il jouer à cet égard ? Alors que le numérique entraîne la destruction de certains emplois, dans quelle mesure les métiers majoritairement exercés par des femmes sont-ils plus particulièrement concernés ? Au-delà de l’emploi, le numérique bouleverse aussi l’organisation et les conditions de travail, tandis que les besoins d’évolution des compétences des salarié.e.s induits par le numérique sont considérables. Par ailleurs, quelle est la place des femmes dans le cyberespace et comment prévenir et lutter contre les cyberviolences sexistes et sexuelles ?
Plus généralement, dans quelle mesure et à quelles conditions le numérique peut-il être un « formidable outil d’émancipation pour les femmes », comme l’a évoqué la secrétaire d’État chargée du Numérique, Mme Axelle Lemaire (3) ?
La Délégation a désigné sa rapporteure d’information sur les femmes et le numérique le 6 octobre 2015, et demandé ultérieurement à être saisie du projet de loi pour une République numérique, conformément aux dispositions prévues par l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, telles qu’issues de la loi n° 99-585 du 12 juillet 1999 (4). Le présent rapport a ainsi un double objet :
– au titre des activités législatives de la délégation : l’examen pour avis du projet de loi pour une République numérique (n° 3318), qui a été adopté en Conseil des ministres le 9 décembre 2015, et plus particulièrement certaines dispositions sur le droit au maintien de la connexion pour les personnes en situation financière difficile, le renforcement de l’ouverture des données publiques (open data) et le droit à l’effacement des données en faveur de personnes mineures (droit à l’oubli) ;
– au titre de ses missions d’information et d’évaluation des politiques publiques (5) : les travaux thématique sur les femmes et le numérique se sont organisés autour de deux grandes problématiques : l’éducation, l’insertion et l’emploi des femmes, d’une part, leurs droits et libertés à l’ère du numérique, d’autre part. Chacune d’entre elles aurait d’ailleurs pu faire l’objet d’un rapport à part entière, tant les thématiques évoquées sont amples et diverses. Le CNNum a ainsi été saisi en décembre 2014 d’une étude sur la transformation numérique, l’emploi et le travail, qui doit être publiée au début 2016, tandis que la Commission de réflexion de l’Assemblée nationale sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, dont le rapport a été publié en octobre 2015, a mené des travaux approfondis pendant un an sur ces questions particulièrement complexes.
La Délégation aux droits des femmes a entendu une quinzaine de personnes, dont la liste figure en annexe n° 1 du présent rapport, au cours de huit séances d’auditions, qui ont essentiellement eu lieu en octobre et novembre 2015 (6), parallèlement aux autres travaux menés par la délégation, notamment sur le projet de loi de finances pour 2016, sur les femmes et le dérèglement climatique et sur l’égalité femmes-hommes à Mayotte.
Ces auditions ont permis d’entendre des points de vue très complémentaires, avec des interventions de grande qualité de représentantes d’associations, telles que Duchess France, Girlz in Web et le Centre Hubertine Auclert, des avocat.e.s, membres du CNNum, etc. La secrétaire d’État chargée du numérique, Mme Axelle Lemaire, a aussi été entendue pour conclure ces travaux.
En outre, la rapporteure a effectué deux déplacements de terrain –à l’École 42, fondée par M. Xavier Niel à Paris, ainsi qu’à l’école Simplon, à Montreuil – et s’est entretenue également avec Mme Catherine Bechetti-Bizot, inspectrice générale de l’éducation nationale et précédemment directrice du numérique pour l’éducation au ministère.
Par ailleurs, la rapporteure a souhaité recueillir des éléments d’information complémentaires, en adressant :
– un questionnaire à la ministre de la justice concernant les cyberviolences, et en particulier certaines dispositions du code pénal et du code civil relatives aux atteintes à la vie privée et au droit à l’image ;
– un questionnaire aux ambassadeurs de France dans sept pays (7) qui avaient été évoqués au cours des travaux de la délégation, sur les « vengeances pornographiques » et autres cyberviolences, et dont les réponses sont présentées en annexe n° 3 du présent rapport.
La délégation a examiné le présent rapport au cours de sa réunion du 15 décembre 2015. Celui-ci porte sur l’éducation et l’impact de la révolution numérique sur l’insertion et l’emploi des femmes (première partie), ainsi que sur leurs droits et libertés à l’ère du numérique (seconde partie), concernant en particulier les cyberactivismes féministes mais aussi le sexisme et les violences en ligne, en formulant 18 recommandations pour promouvoir « l’égalité 3.0 », dont la liste est présentée ci-après.
Que l’ensemble des personnes entendues par la délégation et par la rapporteure, le ministère de la justice ainsi que les ambassadrices et les ambassadeurs de France au Canada, en Israël, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni soient ici remercié.e.s pour leur contribution précieuse aux travaux de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
RÉVOLUTION NUMERIQUE, ÉDUCATION ET EMPLOI DES FEMMES
1. – Revoir en profondeur l’orientation à l’ère du numérique, dans l’enseignement, et en responsabilisant toutes les acteurs de l’éducation (enseignant.e.es, agent.e.s d’orientation, parents d’élèves), pour casser enfin les stéréotypes sexistes et permettre le libre choix des carrières des filles.
2. – Accélérer le déploiement de la charte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’enseignement supérieur afin de permettre aux filles d’être plus présentes et visibles dans l’enseignement supérieur.
3. – Développer dans les établissements d’enseignement une culture et un usage du numérique qui accompagnent la mise à disposition des équipements informatiques. Mettre en œuvre une pédagogie fondée sur le décloisonnement et la transversalité.
4. – Réaliser des études prospectives indiquant, à court, à moyen et à long terme, les conséquences prévisibles de la révolution numérique sur l’emploi féminin. Ces études devront également indiquer quelles pourraient être les formations d’avenir compte tenu de l’évolution de la structure de l’emploi.
DROITS ET LIBERTÉS DES FEMMES À L’ÈRE DU NUMERIQUE
Sur certaines mesures du projet de loi
5. – Compléter la loi pour que le rapport annuel de la CNIL comporte un bilan d’application sexué des dispositions prévues par le projet de loi en matière de droit à l’oubli (article 32), concernant l’effacement des données pour les personnes mineur.e.s.
6. – Généraliser la production de données sexuées par les administrations et organismes publics pour mieux permettre l’utilisation des données publiques ouvertes (open data) au service de l’égalité femmes-hommes.
Sur les cyberviolences sexistes et sexuelles
ü Mieux connaître pour mieux agir
7. – Améliorer le dispositif statistique du ministère de la justice (casier judiciaire national, etc.) pour pouvoir disposer d’informations plus précises sur les poursuites engagées et les condamnations prononcées en matière de cyberharcèlement, atteintes au droit à l’image et à la vie privée sur internet (« vengeance pornographique »), etc.
8. – Améliorer les connaissances sur les violences en ligne et le cybersexisme :
– en complétant le champ des enquêtes sur les violences faites aux femmes de type VIRAGE pour mieux prendre en compte toutes les violences en ligne ;
– en saisissant le Conseil national du numérique (CNNum) d’une étude sur l’image des femmes, le sexisme et les violences sur internet, réseaux sociaux et jeux vidéos en ligne, en France et dans certains autres pays.
9. – Élargir les missions du Conseil national du numérique (CNNum), pour qu’il soit chargé de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l’impact du numérique sur la société et sur l’économie « en prenant en compte les enjeux liés à l’égalité femmes-hommes » (modification du décret du 13 décembre 2012).
10. – Modifier le décret du 3 janvier 2013 relatif à la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences (MIPROF) pour faire explicitement référence aux violences en ligne.
ü Sanctionner et accompagner
11. – Modifier l’article 226-1 du code pénal pour mieux sanctionner les atteintes à la vie privée sur internet dans le cas de « vengeances pornographiques » :
– en prévoyant des circonstances aggravantes lorsque que les faits concernent l’enregistrement ou la diffusion, sans le consentement de la personne, de photos ou vidéos intimes à caractère sexuel, en renforçant ainsi les peines encourues dans ce cas ;
– en envisageant la possibilité d’engager des poursuites même si les images ont été prises dans un lieu public (et non seulement dans un lieu privé) ;
– en clarifiant les dispositions établissant une présomption de consentement, en prévoyant une exception dans le cas de photographies ou vidéos à caractère sexuel.
12. – Poursuivre les actions de formation des magistrat.e.s et agent.e.s de police en matière de cybercriminalité en veillant à la prise en compte des cyberviolences, notamment en direction des femmes, et en matière d’aide aux victimes.
ü Prévenir et sensibiliser
13. – Généraliser l’emploi de termes français pour mieux traduire la réalité des cyberviolences dans toutes les enquêtes, études, actions d’information et de sensibilisation, textes officiels et dans la communication politique.
Happy slapping → « vidéo-lynchage »
Slut shaming → « intimidations des "salopes" »
Revenge porn → « vengeance pornographique »
Sexting → « harcèlement sexuel par textos »
14. – Lancer un plan d’actions d’information et de sensibilisation en direction du grand public sur les cyberviolences, avec l’implication des ministères concernés, et plus particulièrement sur la diffusion de photographies ou vidéos intimes par un ex-partenaire, en s’inspirant des actions engagées au Royaume-Uni.
– En termes de moyens : site internet et communication sur les réseaux sociaux, ainsi que sur les sites tels que You Tube pour toucher les plus jeunes, ligne téléphonique d’urgence, etc. ;
– En termes d’objectifs : prévenir le partage de vidéos ou photographies intimes, libérer la parole, apporter un soutien aux victimes et des conseils juridiques, faire prendre conscience de la gravité des faits et communiquer sur les sanctions encourues, etc.
15. – Compléter les dispositions issues de la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’École pour que les formations à l’utilisation des outils et des ressources numériques, dispensées dans les écoles et les établissements d’enseignement, comportent une sensibilisation aux droits et aux devoirs liés à l’usage d’internet qui prenne en compte les enjeux liés à l’égalité entre les femmes et les hommes, et en particulier la prévention et la lutte contre les violences faites aux jeunes filles.
16. – Développer les bonnes pratiques et soutenir les initiatives locales en milieu scolaire pour sensibiliser les jeunes sur les droits et devoirs liés à l’internet et les usages responsables du numérique ainsi que sur les cyberviolences.
17. – Lutter contre le sexisme dans les jeux vidéos, par une modification des conditions d’éligibilité au crédit d’impôt jeux vidéos (CIJV), pour prendre en compte la présence de contenus sexistes, ou par la création d’un label.
18. – Encourager la réalisation d’une étude sur les applications mobiles en direction des jeunes enfants en vue de la diffusion d’une liste ou palmarès d’applications non-sexistes, voire d’un label.
PREMIÈRE PARTIE : LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE : UNE CHANCE POUR L’INSERTION ET L’EMPLOI DES FEMMES
I. LA PLACE DES FILLES DANS LES FILIÈRES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES
Jusqu’au XVIIIème siècle, beaucoup d’hommes pensaient – à l’exception naturellement des philosophes des Lumières et de certains hommes politiques comme Condorcet – que l’ensemble des savoirs savants n’était pas destiné aux femmes. Cela n’empêcha pas certaines personnalités féminines d’exception de se faire connaître sur le plan scientifique (8).
Au XIXème siècle, les sciences étaient en pratique interdites aux filles, sous prétexte qu’elles risquaient de « dessécher » les esprits féminins. Il fallait instruire les filles afin qu’elles deviennent de bonnes maîtresses de maison. La pensée dominante considérait les femmes comme inaptes à la science et c’est seulement en 1924 que les programmes de l’enseignement secondaire sont devenus identiques pour les filles et les garçons.
Aujourd’hui, les choses ont heureusement évolué et les filles ont les mêmes possibilités que les garçons d’obtenir des diplômes et d’accéder aux études supérieures.
Pour autant, on doit observer que dans la réalité, si les filles réussissent mieux au Baccalauréat que les garçons, les choses s’inversent dès les premiers cycles universitaires. On a ainsi l’impression que le principe d’égalité, une fois posé, éprouve le plus grand mal à devenir effectif. D’où cette question : l’égalité entre les filles et les garçons est-elle réelle au sein du système éducatif français ? N’existe-t-il pas une question du genre en matière d’éducation ?
En fait, une étude attentive des statistiques de l’Éducation nationale montre une féminisation progressive des filières scientifiques où les femmes demeurent néanmoins minoritaires (A). Mais, dans le même temps, il apparaît que les choix d’orientation sont largement sexués en raison de la persistance de stéréotypes de genre (B). Une telle situation appelle des réponses appropriées à l’heure où l’école s’ouvre à la révolution numérique (C).
A. UNE FÉMINISATION PROGRESSIVE DES FILIÈRES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES
Actuellement, les filières scientifiques et techniques se féminisent, certes de manière lente, mais de manière constante. Cependant, la filière informatique fait exception à cette tendance et conserve une prédominance masculine fortement marquée.
1. Une part croissante pour les filles dans les filières scientifiques et techniques
Chaque année, depuis 2008, l’enquête MutationnElles, réalisée par Global Contact, prend le pouls de la féminisation des filières scientifiques et techniques. L’édition 2014, parue à l’automne 2015, révèle des résultats intéressants qui seront repris dans le développement ci-après. Tous les graphiques proviennent de ce rapport.
La proportion de femmes dans les sciences et technologies reste minoritaire en France. Malgré les bons résultats des filles qui représentent 45 % des élèves en terminale S, elles ne représentent plus que 34 % des étudiant.e.s dans les études scientifiques. Cette diminution se confirme après l’entrée dans la vie professionnelle, ainsi en 2014 les femmes représentent 21 % des ingénieur.e.s.
Néanmoins, des signes encourageants apparaissent. Ainsi, en 2012, on peut observer une augmentation du nombre de filles choisissant des options scientifiques et techniques dès la seconde, ce qui a été favorisé par la réforme obligeant les élèves de seconde à choisir deux enseignements d’exploration.
De 2008 à 2012, la progression enregistrée est importante, plus de la moitié des filles choisissant une seconde généraliste de type scientifique ou technologique. Cette progression commence à avoir un léger impact sur la proportion de filles en première.
Les prochaines années permettront de vérifier si cette évolution se poursuit au niveau des terminales, vers lesquelles se sont orientées 41 % des filles en 2012.
Si l’on considère maintenant la proportion de filles dans les seconds cycles professionnels, on peut observer que le nombre de filles orienté dans cette voie a augmenté de 1,7 % entre 2008 et 2012. Il est intéressant de noter une augmentation importante de leur part au sein des bacs professionnels où leur proportion double en quatre ans, tandis qu’elle diminue dans les CAP. Avec de meilleurs résultats, les filles sont aussi plus nombreuses à se diriger vers des études longues.
L’entrée en apprentissage des jeunes est un enjeu crucial car les contrats d’apprentissage peuvent faciliter l’insertion des jeunes sur le marché du travail. Le gouvernement actuel a d’ailleurs fixé un objectif consistant à faire progresser le nombre d’apprentis en France jusqu’à 500 000 dans les trois ans.
Aujourd’hui une majorité des apprentis (60 %) est formée dans les domaines de la production (métallurgie, transports, électronique) tandis que 40 % sont formés dans les services (hébergement, restauration, services à la personne).
Dans les formations d’apprentissage scientifiques et techniques les filles restent minoritaires.
La proportion de filles s’orientant vers les métiers scientifiques et techniques diminue fortement à l’entrée dans l’enseignement supérieur. En effet, elles représentent près de la moitié des élèves dans les terminales scientifiques et techniques mais un tiers seulement dans l’enseignement supérieur.
On retrouve ici le hiatus qui avait été signalé précédemment : si les filles sont plutôt meilleures élèves que les garçons au moment du Baccalauréat, elles tendent à s’autolimiter dans leurs choix d’orientation au moment du passage dans l’enseignement supérieur.
Toutefois, signe encourageant, la baisse des effectifs féminins dans les cycles de l’enseignement supérieur scientifique tend à se réduire sur les trois dernières années puisque, entre 2008 et 2012, le nombre d’étudiantes est passé de 135 000 à 149 000. Elles représentent 34 % des étudiant.e.s dans les matières scientifiques et technologiques et sont un peu plus nombreuses dans les formations universitaires ainsi que celles d’ingénieur.e.s.
2. Le cas particulier de la filière informatique : une exception à la féminisation
En France, alors que dans toutes les filières scientifiques et techniques la part des femmes augmente régulièrement, l’informatique est le seul domaine où, après avoir été proportionnellement bien représentée, la part des femmes est en nette régression. C’est ce paradoxe que souligne Mme Isabelle Collet dans un article paru en 2011 dans la revue « TIC et société » dont nous reprendrons les éléments principaux.
De 1972 à 1985, le pourcentage des femmes en informatique est supérieur au pourcentage moyen des femmes ingénieures, toutes écoles confondues. En 1983, l’informatique est le deuxième secteur comportant le plus de femmes diplômées (20,3 %), 6 points au-dessus de la moyenne des femmes ingénieures. Aujourd’hui, les filières STIC diplôment seulement 11 % des femmes, alors que la moyenne, toutes écoles confondues, est de 25 %. En vingt ans, la part des femmes en informatique a été divisée par deux.
Sur le graphique suivant, ce ne sont plus les pourcentages qui sont représentés, mais le nombre d’hommes et de femmes diplômés des écoles.
Si le nombre de femmes se dirigeant vers les spécialités informatiques/STIC reste à peu près constant, au fur et à mesure que les filières grossissent ou que de nouvelles spécialités s’ouvrent, le nombre d’hommes augmente considérablement. Les écoles qui ont ouvert dans les années 1980-1990 n’ont, pour la plupart, jamais connu plus de 10 ou 15 % de femmes dans leurs effectifs.
La filière informatique représente donc une exception notable à la féminisation lente et progressive des filières scientifiques et techniques au moment où les technologies digitales envahissent tous les secteurs de la société et de l’économie.
B. UNE ORIENTATION TOUJOURS SEXUÉE DU FAIT DE LA PERSISTANCE DES STÉRÉOTYPES
L’orientation reste sexuée dans l’enseignement secondaire et supérieur du fait de la persistance des stéréotypes de genre.
1. Une orientation sexuée tant dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement supérieur
Si l’on peut se féliciter de la féminisation progressive des filières scientifiques et techniques, il reste que l’observation des choix d’orientation révèle une fracture sexuée marquée, et cela à tous les niveaux de l’orientation.
Ainsi, dès la seconde, les filles représentent 90 % des élèves des options santé, social et biotechnologies et 10 à 15 % pour les options sciences de l’ingénieur.e.
Dans les terminales S, l’option sciences de l’ingénieur.e compte moins de 15 % de filles, cette part étant stable entre 2008 et 2013. Dans le même temps, la proportion de filles baisse de 2,4 % dans l’option mathématiques, traduisant le maintien d’un fort clivage. Dans les terminales technologiques, les filles représentent 92 % des élèves dans la filière santé et social, mais moins de 7 % dans les sciences et technologies de l’industrie.
Si l’on considère les seconds cycles professionnels, les spécialisations des filles dans les CAP, de même qu’au niveau des Bac pro, confirment le renforcement du caractère sexué des choix effectués. Dans les CAP production, elles forment toujours plus de 90 % des élèves qui choisissent l’habillement, et plus de 95 % de ceux qui choisissent le travail social ou la coiffure et l’esthétique dans les CAP Services. On peut faire le même constat au niveau des Bac pro.
Dans l’apprentissage, 70 % des filles s’orientent vers une spécialisation dans le domaine des services où elles restent plus nombreuses que les garçons. Concernant les filières techniques, elles restent très minoritaires dans des filières de formation telles l’électricité et l’électronique.
Ce constat posé, on peut s’interroger sur les choix faits dans l’enseignement supérieur et sur l’éventuel maintien de choix genrés.
Le nombre de jeunes femmes en IUT diminue de 4 % entre 2008 et 2012 dans un contexte de stabilité générale du nombre d’élèves. Les choix sont plus diversifiés que dans le secondaire : une femme sur cinq choisit les spécialisations dites de production où les hommes sont toujours largement majoritaires. 5 % des femmes choisissent des formations telles que les mesures physiques ou le génie civil. Dans les services également, il y a une diversification des choix avec une orientation vers des spécialisations à caractère plus technique, même si la gestion et la commercialisation attirent toujours plus de 40 % des élèves. Au niveau du Bac professionnel, les filles représentent moins de 10 % des élèves dans l’informatique.
Dans les sections de technicien supérieur (STS), la part des filles s’orientant vers des spécialisations en production augmente de 9 % ; les filles progressent dans les technologies industrielles fondamentales où elles représentent 41 % des effectifs. En revanche, dans l’informatique, cette proportion diminue année après année et ne dépasse pas 2 %.
Ce phénomène apparait clairement dans le tableau suivant. À noter que dans ce tableau la colonne « pourcentage F sur total F » doit être comprise comme étant le pourcentage de femmes de la filière rapporté à la totalité des femmes dans l’ensemble des filières.
Si l’on considère les choix faits par les étudiantes en licence, master et doctorat, sur les dernières années, on observe peu d’évolutions concernant la répartition entre disciplines. La proportion de femmes s’orientant vers les sciences fondamentales diminue de 2 % par rapport à 2004 et stagne par rapport à 2008 tandis que celles choisissant les sciences de la nature et de la vie augmente de 2 % par rapport à 2004.
Les études médicales se féminisent rapidement : +13 % entre 2008 et 2013.
Il est intéressant de s’arrêter sur le cas des femmes ingénieures qui sont encore peu nombreuses. Leurs choix de spécialisation laissent ici encore apparaître le poids des stéréotypes. Ainsi, près de 40 % des femmes ingénieures choisissent d’étudier soit l’agronomie, soit la chimie, formations dans lesquelles elles représentent plus de la moitié des effectifs totaux.
Elles restent très minoritaires dans les filières telles que le numérique ou l’électronique.
En 1985, l’informatique, de même que la filière généraliste, attiraient une proportion de femmes non négligeable, soit environ 18 % des effectifs. La progression s’interrompt depuis les années 1990 où apparaît le même type de clivage déjà observé ailleurs, entre les filières où les femmes deviennent majoritaires et celles où elles représentent moins de 30 % des effectifs.
Tous ces éléments chiffrés montrent donc que les choix d’orientation – qui conditionnent l’insertion professionnelle future – demeurent largement marqués par le genre tant dans le secondaire que dans le supérieur.
Comme le fait remarquer l’étude MutationnElles, la discrimination se met en place à travers une « double ségrégation ». D’abord, une « ségrégation horizontale » qui conduit une majorité de femmes à s’orienter vers un nombre restreint de filières. Ainsi, dès la seconde, les filles sont majoritaires dans les options santé et social où elles représentent 90 % des élèves. Après le Bac, dans les formations techniques Bac +2, elles choisissent les options du « look » (textile, habillement) et du « care » (santé, sciences de la vie). Dans l’enseignement supérieur, cela se traduit par le choix de spécialités telles que l’agronomie et la chimie, moins porteuses en termes d’emploi.
À cela, s’ajoute une « ségrégation verticale » qui conduit à une faible proportion de filles dans les spécialisations d’excellence : plus le niveau de formation est élevé et plus la mixité des filières choisies par les femmes se réduit.
Recommandation n°1 : revoir en profondeur l’orientation à l’ère du numérique, dans l’enseignement, et en responsabilisant tous les acteurs de l’éducation (enseignant.e.s, agent.e.s d’orientation, parents d’élèves), pour casser enfin les stéréotypes sexistes et permettre le libre choix de carrières des filles.
2. Des stéréotypes persistants à la source des choix d’orientation
Dans un article paru en 2012, Mme Biljana Stevanovic, docteure en sciences de l’éducation et chercheure, s’est penchée sur l’orientation scientifique des filles en France en recherchant « les déterminations complexes des orientations scientifiques ». Elle fait l’hypothèse que les orientations différenciées sont liées aux représentations que se font des métiers, à l’heure des projets professionnels, les adolescentes et les adolescents scolarisé.e.s au collège et au lycée.
Les perceptions du monde professionnel stéréotypé, qui existent déjà à un stade très précoce, auraient un impact sur l’orientation des filles et leur faible présence en sciences. En 1981, M. Gottfresdon a proposé une modélisation des représentations des professions en les classant sur deux axes simples : « masculinité/féminité » et « niveau de prestige ». Selon cette approche, tous les enfants prennent conscience, d’abord, que les emplois sont différenciés selon le sexe, puis que les différentes fonctions ont des niveaux inégaux de prestige social. Parmi tous les champs possibles de travail, une zone des choix de carrière peut être tracée selon trois critères : la compatibilité du sexe perçu de chaque métier avec l’identité de genre, la compatibilité du niveau perçu de prestige de chaque métier avec le sentiment d’avoir les capacités pour accomplir ce travail, et la volonté de faire le nécessaire pour obtenir le travail désiré.
Dans ce schéma, les filles marquent leurs préférences pour les métiers du soin ou du social, alors que les garçons préfèrent les métiers scientifiques et techniques ayant comme caractéristique principale un salaire élevé.
Le métier d’ingénieur.e est considéré comme un métier d’homme, celui de secrétaire et d’assistante comme un métier de femme. Seul le métier de médecin est considéré comme convenant aux deux sexes.
Des chercheurs, MM. Mc Mahon et Patton (9), ont observé des différences de représentations sexuées dès l’école primaire, avec, chez les filles, le souci de la « conciliation » de la carrière et de la vie familiale. De nombreuses études ont souligné que l’articulation travail-famille est alimentée par les stéréotypes associés à la carrière scientifique perçue comme difficilement conciliable avec la vie familiale.
Selon M. Lemaire (10), la faible orientation des filles dans les filières sélectives pourrait s’expliquer par un manque de confiance en elles. De même, l’hypothèse de M. Bandura (11) de l’influence sociale souligne que le sentiment de compétence peut contribuer à expliquer les différences de choix professionnel liées au sexe. En France, les écoles d’ingénieur.e.s les plus prestigieuses (Polytechnique, Les Mines...) et les classes préparatoires aux grandes écoles à dominante « mathématiques et physique » sont les moins féminisées.
Par ailleurs, le développement d’un individu est fortement influencé par son environnement familial et par les modèles offerts. Le niveau d’études des parents, leur stimulation intellectuelle, leur soutien, l’ambiance familiale, la chaleur affective, l’autorité parentale, contribuent au développement des ambitions professionnelles des adolescent.e.s (MM. Mosconi et Stevanovic (12)).
Concernant le cas particulier des études d’informatique, Mme Isabelle Collet, dans l’article, fait également l’hypothèse que le choix d’étude et l’exercice d’une profession sont des pratiques qui passent par le prisme d’un système symbolique s’analysant comme un mixte de réalité et d’imaginaire. Dans le cas de l’informatique, cet imaginaire a une influence très importante, mais différenciée selon le sexe.
Quand l’ordinateur est né, il s’est inscrit dans la tradition des machines à écrire ; il était perçu, dans les années 70, comme une machine de bureau et l’informaticien.ne n’était pas toujours ingénieur.e, mais aussi souvent technicien.ne du secteur tertiaire, employé.e dans une banque ou une grande administration. Quand une femme était dans une filière scientifique et réfléchissait à son orientation, l’informatique semblait socialement acceptable.
Dans les années 80 arrive en France le micro-ordinateur et, à cette époque, les garçons sont équipés les premiers d’objets technologiques, que ce soit le baladeur, la console de jeu ou l’ordinateur. Autour de ces micro-ordinateurs se sont constitués des petits groupes d’adolescent.e.s technophiles, petits groupes où les filles, cependant, étaient souvent exclues. Dans les années 90, ces adolescent.e.s débutent leurs études supérieures. Quelle représentation de l’ordinateur rencontre-t-on alors dans l’imaginaire collectif ?
Dans la seconde partie de son article, Mme Isabelle Collet montre que cet imaginaire vient directement de la science-fiction : l’ordinateur est cet objet fabuleux qui permet de pirater le Pentagone ; dans l’univers de l’ordinateur, l’informaticien peut jouer à être tout-puissant. Or, les activités de démiurge se conjuguent rarement au féminin, constate-t-elle.
Et aujourd’hui qu’en est-il de cet imaginaire ? Après enquête auprès des étudiant.e.s, on obtient la représentation suivante : l’informaticien reste assis derrière un ordinateur toute la journée sans voir personne, occupé à des choses répétitives et monotones sur des machines. Dans les questionnaires, deux aspects essentiels des métiers de l’informatique que sont la communication et le travail d’équipe disparaissent presque complètement. Ce stéréotype de l’informaticien, loin de disparaître devant la diversité des métiers de l’informatique, est en train de devenir de plus en plus prégnant dans l’imaginaire social, la presse relayant cette représentation. Peut-être conviendrait-il, comme le suggère l’auteure, d’abandonner le terme « informatique », à la fois trop chargé et trop vague, pour ne plus parler que des métiers liés aux technologies, de l’information et de la communication ?
C. UNE SITUATION QUI DOIT ÉVOLUER
Cette situation pourrait évoluer en promouvant de nouvelles représentations des métiers numériques. Pour cela, il est nécessaire de recourir à une stratégie d’ensemble visant les parents, les médias et, naturellement, tous les acteurs de l’éducation. C’est ce dernier point qui sera développé dans les pages qui suivent en insistant, d’une part, sur l’égalité entre les femmes et les hommes et, d’autre part, sur l’éducation au numérique.
1. Pour une véritable éducation à l’égalité
Face à la lenteur des évolutions, à la force des stéréotypes, une action volontariste est nécessaire et c’est l’orientation retenue par le Gouvernement qui a fait de la politique en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes un axe fort de son action.
La politique éducative en matière de transmission de la valeur du principe d’égalité entre les filles et les garçons a pour cadre la Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif, conclue pour la période 2013-2018.
Elle se fonde sur une approche globale et souligne l’importance d’acquérir et de transmettre une culture de l’égalité entre les sexes au travers des enseignements, des actions éducatives, des formations, et des supports pédagogiques ; de renforcer l’éducation au respect mutuel et de lutter contre les violences sexistes et sexuelles ; enfin, de promouvoir, développer et consolider la mixité dans toutes les filières de formation. À cette fin, les acteurs se sont engagés à renforcer la connaissance des parcours d’étude des filles et des garçons et de leur insertion professionnelle, ainsi qu’à assurer leur visibilité. Ils se sont également engagés à veiller à ce que l’information délivrée sur les métiers et les filières de formation soient exemptes de tout stéréotype sexué.
L’ensemble de ces actions a vocation à être complété par la mise en place de formations à l’égalité filles/garçons pour les enseignant.e.s et les personnels d’orientation. Cela comprend des modifications au Plan national de formation des enseignant.e.s, et la mise au point d’une charte d’égalité femmes/hommes ayant pour finalité d’être appliquée dans les universités, les grandes écoles et les écoles d’ingénieur.e.s.
La signature, en mars 2014, de la charte Universcience pour l’égalité femmes/hommes en sciences et technologies s’inscrit dans la continuité de cette action. C’est la première charte signée par un établissement culturel et scientifique qui marque un engagement pour lutter contre les stéréotypes et promouvoir la mixité dans les filières.
L’année 2013-2014 a été également marquée par l’expérimentation d’un outil d’éducation à l’égalité à l’école primaire, « l’ABCD de l’égalité », dans 600 classes de 10 académies pilotes, afin de lutter contre les stéréotypes de genre à l’école. Malgré l’opposition rencontrée, ce projet, fondé à la fois sur la formation et la mise à disposition de ressources pédagogiques, a été mené à bien.
Un plan d’action pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école a, par ailleurs, été annoncé en juin 2014, pour l’année scolaire 2013-2014. Il se fonde sur les conclusions de l’Inspection générale de l’éducation nationale dans son rapport d’évaluation du dispositif expérimental de « l’ABCD de l’égalité ». Il comprend deux volets : celui de la formation initiale et continue des personnels, celui de la mise à disposition de ressources pour les enseignant.e.s.
À cela s’ajoutent des initiatives telles que celle de l’ONISEP qui a créé, en avril 2014, le prix « liberté, égalité, mixité dans les choix d’orientation » qui récompensera des établissements scolaires sur la qualité des projets d’action visant à promouvoir la mixité dans les parcours de formation et secteurs professionnels.
La convention interministérielle pour l’égalité dans le système éducatif a retenu comme l’une de ses priorités la plus grande mixité des filières de formation à tous les niveaux. Le Gouvernement avait d’ailleurs décidé de faire de l’année 2014 l’année de la mixité des métiers. Le Gouvernement s’est ainsi fixé l’objectif de faire passer la part des métiers considérés comme mixtes (deuxième sexe représenté à au moins 40 %) de seulement 12 % à 30 % d’ici 2025. Des plans sectoriels ont été signés – le premier sur les dix prévus concernait le secteur des transports – et, tout récemment, le 7 octobre 2015, un cinquième plan a été signé dans le secteur des services à la personne.
En complément des plans mixité, une innovation intéressante du laboratoire de l’égalité a vu le jour en octobre 2015 : le lancement d’une application « mixité des métiers » afin de sensibiliser à cette problématique et de lutter contre les stéréotypes.
L’adoption de la loi sur la refondation de l’école, en juillet 2013, et de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle marque aussi la volonté de renforcer toutes les actions entreprises en faveur de l’égalité.
Recommandation n°2 : accélérer le déploiement de la charte de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’enseignement supérieur afin de permettre aux filles d’être plus présentes et visibles dans l’enseignement supérieur.
2. Pour une véritable éducation au numérique
Le numérique envahit progressivement la vie économique et sociale et la jeune génération est friande des technologies digitales. L’école ne saurait rester en dehors de ce mouvement.
• D’ores et déjà, l’équipement numérique des établissements scolaires progresse. Ainsi, de 2005 à 2014, le nombre d’ordinateurs ou de tablettes à usage pédagogique est passé de 12,7 à 22 pour 100 élèves. Il s’agit, le plus souvent, d’ordinateurs fixes : le nombre d’ordinateurs mobiles s’élève à 4 pour 100 élèves. 58 % des ordinateurs (fixes ou mobiles) ont moins de cinq ans.
Les établissements ruraux et ceux classés en zone d’éducation prioritaire sont généralement mieux équipés que les autres avec, respectivement, 24,9 et 23,7 ordinateurs ou tablettes pour 100 élèves.
Dans plus de neuf collèges sur dix, le projet d’établissement mentionne les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE). Deux tiers des collèges publics disposent d’un espace numérique de travail, destiné à l’ensemble de la communauté (élèves, professeurs, autres personnels, parents etc.) et qui permet la gestion des notes et des absences, la mise en œuvre d’un cahier de texte en ligne, ou encore la réservation de salles ou matériels. Dans 92 % des établissements, plus d’une salle de classe sur deux dispose d’un accès à Internet. 18,3 % des collèges bénéficiant d’une connexion ne peuvent cependant compter que sur un faible débit, inférieur ou égal à 2 mégabits par seconde.
Pour accélérer les mutations en cours, le ministère de l’Éducation nationale s’est doté, en 2014, d’une Direction du numérique pour l’éducation « afin de répondre aux enjeux liés à la mise en place du service public du numérique éducatif prévu par la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République » (décret n° 2014-133 du 17 février 2014). Sa mise en place a été confiée à Mme Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice de l’éducation nationale, avec pour mission de mettre en synergie tous les acteurs du numérique éducatif avec les systèmes d’information du ministère.
En septembre 2015, Mme Becchetti-Bizot a été remplacée par un nouveau directeur : M. Mathieu Gendron. Elle reste cependant chargée d’une mission d’étude des pratiques mobilisant des pédagogies actives liées à l’utilisation des outils et ressources numériques. Mme Bechetti-Bizot a été entendue par votre rapporteure le 3 novembre 2015.
Numérique et pédagogie : l’analyse de Mme Bechetti-Bizot
Selon Mme Bechetti-Bizot, le numérique représente un levier de transformation qui vise aussi bien le système éducatif que la conception que l’on peut s’en faire. Il concerne à la fois les contenus des enseignements, les méthodes utilisées, la construction des savoirs et des sciences, les relations entre les acteurs et l’organisation du système. Le numérique est donc un sujet global.
Pour bien réussir dans l’enseignement du numérique, il ne faut pas négliger, bien entendu, la question des équipements informatiques des établissements scolaires, mais il faut aussi, nécessairement, développer les ressources pédagogiques, que celles-ci soient d’origine publique ou d’origine privée.
Du point de vue des enseignements, le numérique doit être considéré comme un sujet transversal qui se décline dans chaque discipline.
Du point de vue des élèves, le numérique peut contribuer à rendre l’enseignement plus attractif en rendant les élèves acteurs de leurs apprentissages. Il suppose néanmoins une pédagogie active et les enseignants doivent être formés pour exploiter cet outil dans leurs pratiques quotidiennes.
Par ailleurs, pour s’informer sur les expériences de terrain, la Délégation aux droits des femmes a choisi d’entendre, le 29 septembre 2015, Mme Hélène Paumier, professeure de lettres classiques au lycée pilote innovant international (LP2I) près de Poitiers, lycée dont le projet d’établissement met l’accent sur l’utilisation de l’informatique comme support pédagogique pour tous les élèves sélectionnés en fonction de leur motivation. Mme Paumier est également chargée de mission sur l’éducation et le numérique à l’association des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA) sur le numérique et l’enseignement.
L’enseignement des TICEM au lycée pilote innovant international
Dans le lycée pilote innovant international, tous les élèves suivent des cours dénommés « TICEM » (TICE pour « technologies de l’information et de la communication » et M pour « médias »). Les TICEM sont la « boîte à outils » des projets. Ils apportent aux élèves la maîtrise des techniques indispensables pour la réalisation de leurs travaux (logiciels et applications) tout en les initiant au droit d’auteur et à la réglementation sur la publication numérique. L’expérience tirée de l’enseignement des TICEM montre que le décloisonnement et la transversalité sont des maîtres mots si l’on veut que les formations soient vraiment opérationnelles.
Pour compléter son information, votre rapporteure s’est rendue, le 8 décembre 2015, à l’école Simplon, à Montreuil, où elle a pu rencontrer M. Erwan Kezzar, co-fondateur de l’école, et Mme Anne-Charlotte Oriol, cheffe de projet. Elle s’est également rendue, le 9 décembre 2015, à l’école 42, à Paris, dans le XVIIème arrondissement, où elle a pu rencontrer M. Xavier Niel, membre fondateur et PDG de la société Free, et M. Nicolas Sadirac, directeur général.
Les déplacements de la rapporteure à Simplon et à l’École 42
● L’école Simplon a été créée mi-2013 avec l’idée de faciliter l’auto-formation et d’ouvrir un espace de facilitation de l’auto-apprentissage dans le domaine du numérique. C’est une entreprise sociale et solidaire qui s’adresse en priorité à des publics « en difficulté » mais motivés (jeunes non diplômés, titulaires de minimas sociaux, chômeurs, etc.). Par son objectif d’insertion, elle préfigure la Grande École du Numérique, souhaitée par le Président de la République, et elle a obtenu sa labellisation dans ce cadre.
L’école est ambitieuse en matière d’égalité femmes/hommes qui fait partie intégrante de son programme. D’ores et déjà, les filles représentent 30 % des apprenants et l’objectif est d’atteindre 50 % en 2016. L’école dispense des formations courtes et intensives de six mois, ainsi que des formations longues d’un an, faisant l’objet d’une certification professionnelle. Elle emploie aujourd’hui 37 personnes et pratique une politique d’essaimage : il existe 12 formations Simplon situées dans des zones urbaines défavorisées ou en territoire rural ; un projet est en cours en Côte d’Ivoire, après d’autres réalisations en Roumanie et en Afrique. Son financement est à la fois public à hauteur de 30 % (via notamment les subventions de la région Ile-de-France) et privé (fondations, actions de conseil et de partenariat, mécénat…). L’ambition de l’école est aussi bien un objectif de formation qu’un objectif d’éducation populaire, au sens le plus noble du terme. Le taux de retour à l’emploi est aujourd’hui en moyenne de 80 %.
Votre rapporteure a été frappée par le dynamisme, la motivation et l’implication des personnes rencontrées.
● L’école 42 tire son nom du roman de Douglas Adams « Le guide du voyageur galactique » – le chiffre 42, dans ce roman, constituant la réponse à l’origine de toutes choses. L’établissement est une école d’informatique, gratuite, ouverte à tous (de 18 à 30 ans), sans condition de diplôme. Il a été créé en 2013 et il accueille – après des tests de sélection destinés à s’assurer que les candidat.e.s disposent d’une compréhension minimale des technologies digitales – un effectif de 1700 personnes pour une durée de scolarité fixée en principe à 3 ans, mais qui peut être prolongée. L’équipe pédagogique est de 15 personnes. Il n’y a pas de cours. L’équipe propose des projets, gradués selon des difficultés progressives, aux étudiant.e.s. Les élèves de l’école les réalisent, en disposant du temps qu’ils souhaitent. Pour ce faire, l’école fonctionne 7 jours sur 7 et 24 h sur 24, de sorte que les élèves peuvent travailler selon le rythme qu’ils ont choisi. Ils doivent néanmoins respecter le calendrier qu’ils se sont fixés. Pour être validés, les projets doivent avoir été corrigés par au moins 5 étudiant.e.s. C’est le principe d’une évaluation « peer-to-peer ». Il y a aussi des examens sur machine d’une durée de 4 heures.
À l’issue de sa formation, on peut être sûr que l’étudiant.e est capable de faire face à toute situation, en ayant appris à travailler en équipe. Son « employabilité » est ainsi très élevée. L’école 42 constitue un exemple de système pédagogique nouveau, adapté aux besoins des entreprises dans un monde en perpétuelle évolution.
Au total, au vu de ces témoignages, on peut dire que le numérique est non seulement une discipline en soi, mais aussi une pédagogie.
Pour l’apprentissage du numérique, on peut naturellement aller très loin et l’informatique constitue un savoir éminemment évolutif en fonction des progrès techniques. Pour la pédagogie, il faut moduler l’utilisation de l’outil en fonction de la nature des disciplines. Il y a des disciplines où l’on peut jouer le « tout numérique » ; d’autres – comme les Lettres – où, tout de même, on peut estimer que la tablette ne remplace pas un livre. En fait, la pédagogie basée sur le numérique est une approche qui refuse les rigidités. C’est une démarche nuancée et adaptative.
D’où les trois conséquences :
– il faut éviter un discours tranché sur l’informatique : l’approche du numérique ne doit plus être conçue, comme on le voit encore souvent, y compris dans l’enseignement, en termes d’approbation ou de rejet ;
– il faut éviter une vision du numérique qui ne s’intéresse qu’aux moyens matériels ;
– il faut que la révolution du numérique s’accompagne d’une révolution dans la pédagogie, révolution qui repose sur le décloisonnement.
Recommandation n° 3 : développer dans les établissements d’enseignement une culture et un usage du numérique qui accompagnent la mise à disposition des équipements informatiques. Mettre en œuvre une pédagogie fondée sur le décloisonnement et la transversalité.
• Par ailleurs, toujours dans la perspective d’un développement de l’éducation au numérique, le Président de la République a annoncé, le 7 mai 2015, le lancement du plan numérique pour l’éducation. Plus de 70 000 élèves et 8 000 enseignant.e.s devaient expérimenter, dès cette rentrée, de nouvelles formes d’apprentissage et d’enseignement grâce au numérique.
L’ambition affichée est que la France devienne leader dans l’e-éducation, s’agissant des contenus comme des équipements ; 1,1 milliard d’euros sera investi sur trois ans. Les départements devront fournir aux élèves un matériel pédagogique de leur choix.
Un programme exceptionnel de formation des enseignant.e.s et des personnels sur trois ans (2016-2018) sera mis en place ; cinq disciplines de collège seront ouvertes en priorité : le français, les mathématiques, les langues étrangères, l’histoire-géographie et les sciences.
Pour tous les élèves du primaire, une initiation au code informatique et à la culture digitale sera mise en place, comme le prévoient les nouveaux programmes attendus pour 2016. Au lycée, la spécialité « informatique et sciences du numérique », réservée à certains élèves de terminale S, sera généralisée à toutes les filières et étendue aux classes de première sous forme d’option.
Le plan prévoit que 100 % des collégiens seront équipés d’ici 2018, avec un déploiement progressif du plan ; 500 collèges seront connectés dès 2015.
• Parallèlement au déploiement de ce plan ambitieux, Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, et Mme Axelle Lemaire, Secrétaire d’État chargée du numérique auprès du ministre de l’Économie, de l’industrie et du numérique, ont lancé, en octobre 2015, l’appel à projet e-FRAN – « espaces de formation, de recherche et d’animation numérique » – pour une nouvelle politique de l’éducation. Cet appel à projet est soutenu par le Programme d’investissements d’avenir à hauteur de 30 millions d’euros. Il va permettre de développer des initiatives de terrain, portées par des acteurs locaux, qui transforment l’école par le numérique. Il s’adresse à tous les acteurs concernés par le numérique éducatif : écoles, collèges, lycées, écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), universités, organismes de recherche, collectivités territoriales, entreprises du numérique, associations, etc.
• Il faut aussi noter le lancement, en septembre 2015, de la Grande École du Numérique, annoncée par le Président de la République dès février 2015 et chargée de « diffuser des formations partout sur le territoire en plus de ce qui va être fait dans l’enseignement ». La Grande École du Numérique réunit des formations qui s’adressent en priorité aux personnes sans qualification ou diplôme, à la recherche d’un emploi ou en reconversion professionnelle.
• Enfin, une proposition intéressante a été faite par le Conseil national du numérique dans son rapport consacré à l’école, (13) comme l’ont rappelé à la Délégation les membres du Conseil entendus en audition le 17 novembre 2015 : l’expérimentation d’un Bac « Humanités numériques » qui pourrait, ensuite, être étendu sur la base d’une évaluation publique et transparente.
II. LES TRANSFORMATIONS INDUITES PAR LE NUMÉRIQUE
Dans le chapitre qui précède, nous avons abordé la question de la place des femmes dans l’enseignement scientifique et technique, et plus particulièrement dans les filières axées sur le numérique. Nous allons aborder à présent celle de la place des femmes dans les métiers du digital.
De la même manière que dans les développements ci-dessus, la situation peut paraître paradoxale : les femmes restent insuffisamment nombreuses dans les métiers qui relèvent du secteur du numérique, alors que ces derniers représentent pour elles des opportunités significatives (A).
Le numérique est, d’ores et déjà, porteur de transformations qui, à de multiples niveaux, sont de nature à entraîner des conséquences fortes sur la vie des femmes. En outre, d’autres transformations sont à prévoir dans l’avenir (B).
A. UNE PLACE TROP LIMITÉE POUR LES FEMMES DANS LE SECTEUR DU NUMÉRIQUE MALGRÉ DES ENJEUX MAJEURS
Comme on vient de l’indiquer, les femmes sont trop peu nombreuses dans les emplois du numérique alors que pourtant ce secteur, à bien des égards, constitue une opportunité pour elles.
1. Des femmes trop peu nombreuses dans le secteur du numérique
Les métiers du numérique ne peuvent se passer de l’apport de près de la moitié de la population active, à savoir les femmes. Or, aujourd’hui, il y a seulement un peu moins de 28 % de femmes dans ce secteur contre 48 % dans le reste de l’économie.
La commission « Femmes du Numérique » est une commission de Syntec numérique, premier syndicat professionnel de l’économie numérique française, et dont la présidente, Mme Véronique Di Benedetto, a été entendue par la Délégation aux droits des femmes. Elle a pour objectif de promouvoir l’égalité entre femmes et hommes dans l’écosystème du numérique, de donner des outils aux PME adhérentes pour sa mise en œuvre et de mettre en avant l’attractivité de la profession spécialement auprès des jeunes femmes.
À cette fin, « Femmes du Numérique » s’est dotée d’indicateurs référents pour suivre les efforts accomplis dans le secteur du numérique en vue de favoriser l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.
Ces indicateurs, reproduits ci-après, permettent de mesurer les insuffisances mais aussi les progrès enregistrés.
Le recrutement de personnels féminins dans le secteur du numérique a progressé entre 2010 et 2012 passant en moyenne de 22 à 27 %. Il reste néanmoins à un niveau insuffisant.
Les promotions attribuées aux femmes apparaissent également en légère hausse entre 2010 et 2012.
Les objectifs fixés par « Femmes du Numérique » en mars 2012, à l’horizon 2020, à la fois pour les recrutements et pour les promotions, sont ambitieux.
Les écarts de rémunération tendent à diminuer entre les femmes et les hommes de 2010 à 2012, ce qui va dans la bonne direction.
Il est enfin de bon augure que les entreprises du secteur du numérique s’efforcent de mettre en œuvre leurs obligations légales en matière d’égalité professionnelle, comme le montre le tableau ci-dessous. Il convient cependant de noter que le décret à prendre en considération n’est pas celui mentionné mais bien celui n° 2012-1408 du 18 décembre 2012 relatif à la mise en œuvre des obligations des entreprises pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Il énonce que, pour ne pas être soumises à la pénalité financière prévue à l’article L. 2242-5-1 du code du travail, les entreprises d’au moins 50 salariés doivent être couvertes par un accord collectif relatif à l’égalité professionnelle, ou, à défaut, par un plan d’action fixant des objectifs de progression, des actions permettant de les atteindre et des indicateurs chiffrés.
Il reste que les femmes sont encore minoritaires dans le secteur du numérique, malgré de nombreux efforts déployés par la commission « Femmes du Numérique » pour faire connaître les métiers, les opportunités de carrière, ainsi que le prix Excellencia qui récompense les jeunes femmes dans trois catégories : créatrice d’entreprise numérique ; étudiante en écoles d’ingénieur.e.s ; personne qui s’est investie dans une mission associative ou humanitaire.
D’autres associations, entendues par la Délégation, telles que Girlz in web, Duchess France ou Women in tech, sont également très actives pour essayer de faire évoluer les choses en ce domaine et pour faire profiter les femmes des opportunités offertes par le secteur du numérique. Ainsi, Girlz in web organise des évènements mensuels comme des master-class, des tables rondes, agit en réseau, noue des partenariats toujours dans le but de rendre plus visibles les femmes dans le monde du numérique et d’augmenter leur part dans cette économie. Toutes ces associations développent de multiples initiatives pour permettre aux femmes de prendre toute leur place dans le secteur numérique.
Attirer un plus grand nombre de jeunes filles vers les carrières du secteur numérique et accroître la représentation des femmes dans les emplois de ce secteur seraient deux actions bénéfiques à l’industrie numérique, aux femmes elles-mêmes et à l’économie européenne. Telle est la conclusion première de l’enquête de la Commission européenne sur le rôle des femmes dans le secteur des technologies de l’information et des communications (TIC), publiée en octobre 2013.
Selon cette étude en effet, trop peu de femmes travaillent dans le secteur des TIC :
– sur un total de 1 000 femmes ayant une licence ou un autre diplôme de premier cycle, seules 29 sont titulaires d’un diplôme en technologies de l’information et des communications (TIC) contre 95 hommes, et seules 4 travailleront effectivement dans ce secteur,
– les femmes quittent ce secteur en milieu de carrière dans une proportion plus importante que les hommes et elles sont sous-représentées aux postes d’encadrement et de décision (c’est-à-dire encore plus que dans d’autres secteurs),
– seuls 19,2 % des travailleurs du secteur des TIC ont une femme pour chef, contre 45,2 % des travailleurs d’autres secteurs.
Mais si l’on parvenait à inverser cette tendance pour que les femmes occupent autant de postes que les hommes, le PIB européen pourrait augmenter d’environ 9 milliards d’euros par an (1,3 fois le PIB de Malte), selon cette même étude.
L’étude suggère également que les femmes qui travaillent dans le secteur des TIC gagnent près de 9 % de plus que celles employées dans d’autres secteurs de l’économie. Elles pourraient être plus libres d’aménager leur temps de travail et seraient moins susceptibles d’être au chômage puisque, entre 2013 et 2015, on prévoyait 900 000 postes à pourvoir dans le secteur des TIC dans l’Union européenne.
Par ailleurs, l’étude recense quatre domaines dans lesquels des mesures s’imposent en priorité :
– restaurer l’image du secteur auprès des femmes et de la société, grâce à des mesures visant à faire connaître les thèmes TIC les plus attrayants pour les jeunes femmes (intéressants, diversifiés, utiles, etc.) ;
– renforcer la position des femmes dans le secteur, en promouvant en coopération avec l’industrie, des programmes d’enseignement européens harmonisés afin de favoriser les évolutions de carrière claires et simples dans les TIC ;
– augmenter le nombre de femmes chefs d’entreprise dans les TIC, en facilitant leur accès aux programmes « capital d’amorçage et capital-risque », ainsi qu’aux financements bancaires ;
– améliorer les conditions de travail dans ce secteur, en mettant en lumière les meilleures performances des entreprises qui emploient des femmes.
Enfin, l’étude recense les facteurs qui empêchent les femmes de participer pleinement à l’économie de ce secteur : les traditions culturelles et les stéréotypes sur le rôle des femmes ; les barrières internes et les facteurs socio-psychologiques tels que le manque d’assurance, le manque d’aptitude à la négociation, l’aversion à l’égard du risque et les attitudes négatives à l’égard de la concurrence, etc. ; les obstacles extérieurs tels qu’un environnement fortement masculin, des difficultés à concilier vie privée et vie professionnelle et l’absence d’émulation dans le secteur.
La conclusion de l’étude est que le meilleur moyen d’amener davantage de jeunes filles à envisager une carrière dans le secteur des TIC est de proposer des modèles de réussite dans le numérique pour les jeunes filles et d’assurer la valorisation des femmes dans ce secteur. C’est précisément ce à quoi s’emploie la commission « Femmes du numérique » de Syntec.
À cet égard, il convient de remarquer l’annonce faite par Mme Axelle Lemaire, Secrétaire d’État au numérique lors de son audition devant la délégation le 2 décembre 2015 : le lancement conjointement avec Mme Pascale Boistard, secrétaire d’État chargée des droits des femmes, d’un plan stratégique « Mixité numérique » qui sera dévoilé en avril 2016 avec une triple ambition. Il s’agira de favoriser la mixité du secteur, notamment en travaillant sur les représentations sexuées des métiers auprès du grand public, des jeunes en phase d’orientation scolaire et des publics en reconversion ; sensibiliser les entreprises sur l’intérêt économique de promouvoir la mixité en interne ; mobiliser les acteurs publics et associatifs au niveau local pour les aider à se fédérer.
2. Le secteur du numérique, une opportunité pour les femmes
Cette faible présence dans le secteur du numérique est d’autant plus regrettable que ce secteur est un secteur d’avenir. Mais avant de dresser un panorama de ce secteur, il convient d’abord de préciser les contours et la définition du terme « numérique ».
À l’origine, l’adjectif numérique ressort du vocabulaire technique. Il renvoie au processus de numérisation qui consiste à reproduire techniquement les valeurs d'un phénomène physique non plus sur le mode analogique, comme c'était jusqu'alors le cas, mais en convertissant toutes les informations qui le constituent en données chiffrables, que des matériels informatiques (ordinateurs, smartphones, tablettes...) peuvent ensuite traiter, ayant été conçus et fabriqués pour cela. Aujourd’hui, le mot « numérique » s’est imposé dans le langage courant pour désigner par métonymie tout ce qui touche à l’informatique et aux technologies digitales et, en particulier, les métiers qui y sont liés, aussi appelés « métiers des TIC », voire « métiers des STIC » (Sciences et Techniques d’Information et de Communication). Ils recoupent plusieurs catégories de professions :
– le noyau traditionnel des métiers de l’informatique, c’est-à-dire la conception et l’ingénierie des systèmes d’information et des logiciels, l’ingénierie des réseaux, le développement d’applications, l’analyse et la programmation, les tests de qualité, le paramétrage, la maintenance matérielle et logicielle, l’assistance aux utilisateurs, etc.
– les nouveaux métiers de l’internet et du multimédia, qui combinent des compétences en informatique et en réseaux avec des compétences dans le domaine de la communication ou des arts graphiques ;
– les métiers liés à des domaines d’applications spécifiques, tels l’informatique médicale, l’informatique scientifique, les plateformes de commerce électronique, les progiciels de gestion intégrée (ERP), de gestion de la chaîne logistique (SCM) ou de gestion de la clientèle (CRM), etc.
Comme les frontières entre les métiers des TIC et certains métiers d’utilisateurs spécialisés ont tendance à se brouiller, il faut également prendre en compte la présence, dans les métiers des TIC, de professionnels en provenance d’autres horizons :
– des ingénieur.e.s non informaticiens, qui peuvent exercer des métiers des TIC dans leur branche industrielle (chimie, métallurgie, électricité, construction, etc.), ou des ingénieur.e.s de gestion, spécialisés dans le management des systèmes d’information ;
– des « utilisateurs concepteurs », tels des bibliothécaires qui conçoivent et gèrent des systèmes d’information, des pédagogues qui conçoivent et gèrent des plateformes d’e-learning, des architectes qui conçoivent des systèmes de modélisation des bâtiments, etc.
Les métiers du numérique regroupaient près de 574 000 informaticiens en 2010-2012. Ils regroupaient également 20 000 indépendants, 17 000 personnes dans la fonction publique territoriale, 3 000 dans la fonction publique hospitalière et 3,3 % des salariés du secteur privé.
Pour 2014, Syntec numérique confirmait un retour à la croissance du secteur de 0,7 % avec des conjonctures différentes selon les métiers : mieux orientée pour l’édition de logiciels (+2 %), toujours tendue pour le conseil en technologie et connaissant un retour à la croissance pour les ESN, les entreprises de services du numérique (ex-SSII). En 2015, le secteur conseil, logiciel et services devrait afficher une croissance de 1,5 % tandis que les éditeurs de logiciels devraient voir leurs activités augmenter de 2,6 %
Selon la conférence du Syntec numérique de novembre 2014, les SMACS (Social, Mobilité, Analytics, Cloud, Sécurité), qui représentent les 5 domaines phares du numérique impactant la transformation digitale de l’entreprise, poursuivent une forte croissance : 18 % en 2014 et 18 % attendus en 2015. En parallèle, la place des directions métiers (marketing, RH, etc.) dans les projets informatiques se renforce au détriment des DSI, directions des systèmes d’information.
Il est à noter que 6 000 emplois ont été créés dans le secteur en 2013 (source : BIPE exploitation des données ACOSS). Selon l’APEC, près de 35 000 recrutements de cadres étaient prévus en 2014 pour le secteur informatique et télécommunications. Concernant l’avenir, 36 000 créations d’emplois sont prévus d’ici 2018, notamment en lien avec les métiers des technologies émergentes ou soumis à des évolutions de marché ou d’environnement. Les entreprises du secteur peinent parfois à recruter et les emplois sont généralement bien rémunérés.
L’insertion des jeunes diplômés en informatique est excellente, avec 9 diplômés sur 10 en emploi qui ont un contrat en CDI. C’est moitié plus que la moyenne (59 %) selon l’APEC.
Les métiers du numérique sont également très variés. On peut distinguer les métiers de la conception et du développement, les métiers de la gestion, de l’exploitation et de l’administration des réseaux, les métiers de l’accompagnement et de la maintenance, les métiers de la vente. Le secteur du numérique représente 6 % du PIB, ce qui est supérieur à l’aéronautique ou à l’industrie pharmaceutique, et représente entre 20 et 25 % de sa croissance. C’est donc un secteur d’avenir et d’opportunités que les femmes ont tout intérêt à investir.
B. LE NUMÉRIQUE : UN SECTEUR QUI POURRAIT AVOIR DES EFFETS SIGNIFICATIFS SUR LA VIE DES FEMMES
Nous nous heurtons à un problème méthodologique si nous voulons évaluer les effets du numérique sur l’emploi.
D’un côté, il est certain que l’essor du numérique va avoir une influence sur la nature et le niveau des emplois de demain. De l’autre, nous ne savons pas bien le prévoir. Un rapport est attendu pour janvier 2016 sur cette question : le rapport du Conseil national du numérique qui a été chargé par le ministre du travail d’évaluer l’impact de la révolution numérique sur l’emploi, les métiers et les politiques publiques relatives à ces questions.
En l’absence d’études précises et concordantes, il paraît néanmoins certain que des emplois vont se créer grâce à l’économie numérique : entrepreneuses, marketing, communication, start-up... De l’autre, il est certain qu’il va y avoir des destructions d’emplois notamment à la Poste, dans les banques ou dans le commerce et les services.
En fait, ce sont les emplois peu qualifiés, donc féminins puisque l’emploi non qualifié concerne essentiellement les femmes, qui vont subir ces transformations.
Dans les pages suivantes, nous analyserons les effets du numérique sur l’emploi ; puis, nous prendrons l’exemple d’un métier déterminé, celui de caissière pour observer les changements quantitatifs et qualitatifs liés à la révolution numérique ; enfin, nous examinerons le cas particulier du télétravail.
Les économistes ne s’accordent pas sur les effets des gains de productivité sur l’emploi. Néanmoins, il est certain que ce sont les emplois les moins qualifiés qui seront touchés par l’automatisation, de sorte que bon nombre de femmes seront concernées.
La révolution digitale va-t-elle créer des emplois ou en détruire ? Les experts sont divisés. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont en train de modifier en profondeur l’organisation de toutes les entreprises, quelle que soit leur activité. Un débat en profondeur se déroule actuellement sur les conséquences de cette révolution en termes de gains de productivité, indispensables pour assurer une croissance économique à long terme, et derrière ce débat, qui peut sembler parfois académique, se cache la question concrète du potentiel de création et de destruction d’emplois lié à la révolution numérique.
Selon l’oxymore de la « destruction créatrice » de l’économiste Joseph Schumpeter, tout progrès technologique doit se traduire au final par un solde positif en matière d’emplois.
Côté création, le constat dépend des études statistiques et varie très fortement. L’analyse le plus souvent mise en avant dans les années 2011 fut l’étude du cabinet Mc Kinsey, commanditée par Google. Selon cette étude, le secteur « Internet » aurait créé 700 000 emplois nets en quinze ans aux États-Unis, soit le quart des créations nettes d’emplois. Les résultats de cette étude sont considérés comme approximatifs et gonflés par rapport à la réalité. D’autres études provenant du Munci, association professionnelle d’informaticiens, et de Syntec numérique, syndicat du numérique, font état de 11 000 à 15 000 emplois créés en France par an entre 1995 et 2011.
Côté destruction d’emplois, selon MM. Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, deux économistes de la MIT Sloan School of Management, un grand nombre d’emplois moyennement qualifiés auraient été détruits, non seulement à la suite de délocalisations d’usines, mais aussi par l’augmentation de la productivité due à l’utilisation d’outils numériques depuis une quinzaine d’années. Ainsi, dans la mythique Silicon Valley, si l’on enlève le géant Google de l’équation, les emplois sont en chute nette depuis quinze ans. En France, les chiffres sont peu nombreux, mais, d’après l’INSEE, les emplois dans le numérique ont même baissé entre 2008 et 2012 (-1 % dans les télécoms, -6 % dans les services informatiques, -8 % dans l’édition de logiciels et -2 % dans la publicité). Bien que cette baisse soit imputable à la crise économique qui sévit depuis 2008, on remarque un déplacement des compétences et des emplois du numérique vers les zones géographiques moins onéreuses comme l’Asie ou l’Inde.
« Les emplois qui relèvent de la collecte de données basiques et de leur agrégation primaire sont amenés à disparaître » selon M. Louis Naugès (DHASEL Innovation). Selon les recherches menées par l’université d’Oxford et le Massachusetts Institute of Technology (MIT), près de 50 % des métiers devraient être automatisables. Les projections établies par le cabinet Roland Berger évoquent pour la France « 3 millions de postes détruits d’ici à 2025 ».
La numérisation de l’économie risque d’accentuer la bipolarisation du marché du travail avec, d’un côté, une élite « hyper-qualifiée » de cadres supérieurs ou d’ingénieur.e.s, dont le poids relatif augmenterait, et de l’autre, des métiers peu qualifiés, où la population continuerait à s’accroître fortement. Tandis que les métiers à qualification moyenne seraient touchés de plein fouet.
Pour M. Pierre Cahuc, professeur à Polytechnique, « les changements engendrés par ces technologies sont trop qualitatifs pour être prévisibles ».
b. Des destructions d’emplois dans les secteurs les moins qualifiés
Le débat sur l’impact de la révolution numérique sur l’emploi reste ouvert et la Délégation aux droits des femmes n’entend pas le trancher. Mais elle observe que la destruction des emplois intermédiaires ou peu qualifiés, où les femmes sont très présentes, risque d’avoir des conséquences importantes pour elles.
L’emploi peu qualifié (14), qui occupe en France un actif sur cinq (15), est majoritairement féminin. En effet, 64 % des personnes occupant ce type d’emploi sont aujourd’hui des femmes. Cependant le constat général d’une surreprésentation des femmes dans l’emploi peu qualifié cache les spécificités de l’emploi féminin dans ce secteur où la ségrégation sexuée est particulièrement importante : certains métiers restent fortement féminisés et d’autres fortement masculinisés.
En distinguant les 12 types de professions que ce type d’emploi recouvre, on découvre ainsi que les femmes n’occupent majoritairement que 5 types de professions (métiers peu qualifiés du commerce de détail, les assistantes maternelles, aides à domicile, femmes de ménages, agents de service) où elles se concentrent à des taux allant de 80 % (pour le commerce de détail) à 99 % (pour les assistantes maternelles et les aides à domicile). Ces quelques métiers concentrent ainsi les deux tiers des emplois non qualifiés occupés par les femmes (16).
L’impact du progrès technologique sur ces 5 professions n’est pas le même. Les métiers du care, relatifs aux soins et à la prise en charge des jeunes enfants et des adultes dépendants, ne sont pas directement concernés par l’informatisation et l’automatisation de l’emploi peu qualifié. À l’inverse, les employées du commerce de détail (17) sont confrontées à des transformations à la fois quantitatives et qualitatives de leurs emplois.
Enfin, on conclura cette partie en indiquant qu’il serait souhaitable de disposer d’études prospectives plus précises sur les conséquences de la révolution numérique sur l’emploi féminin.
Recommandation n° 4 : réaliser des études prospectives indiquant, à court, à moyen et à long terme, les conséquences prévisibles de la révolution numérique sur l’emploi féminin. Ces études devront également indiquer quelles pourraient être les formations d’avenir compte tenu de l’évolution de la structure de l’emploi.
2. L’impact sur un métier précis : celui de caissière
La transformation du métier de caissière sous l’influence du numérique est particulièrement intéressant à observer.
Concernant l’impact qualitatif, sous l’influence des technologies digitales, les emplois peu qualifiés du commerce de détail (au premier rang desquels le métier de caissière) se sont profondément transformés (18) : modifications des formats de vente (hard-discount, drive, e-commerce, implantation des caisses automatiques) ; de la typologie des métiers ; des compétences demandées ; des temps de travail. Comme le souligne Mme Sophie Bernard, dans son ouvrage (19) « Travail et automatisation des services : la fin des caissières ? » (2012),l’automatisation des services conduit à des reconfigurations organisationnelles qui ont pour conséquences l’intensification du travail des agents concernés et une « invisibilisation » des compétences nécessaires à l’exécution de leurs nouvelles tâches. La grande distribution est emblématique de la mobilisation psychique et des compétences relationnelles désormais exigées de nombreux salariés peu qualifiés.
À partir de trois monographies effectuées dans des hypermarchés entre 2001 et 2009, l’auteure met ainsi en évidence que l’emploi de caissière ne disparaît pas, mais qu’il se recompose du point de vue des opérations de travail et de la relation de service. (20)
De la sorte, on peut noter les changements suivants :
– Transformations du rythme et de la charge de travail des employées
● Transformation du rythme de travail :
Passage d’un travail séquentiel à un travail où les tâches sont simultanées. Alors qu’en caisses classiques, l’activité des caissières est « séquencée et répétitive, les clients et les produits s’enchaînant rapidement les uns après les autres », les tâches à effectuer aux multi-caisses – autre nom donné à ces caisses automatiques qui se présentent par quatre – s’inscrivent dans l’ordre de la simultanéité. Les caissières doivent superviser ces caisses à partir de leur moniteur pendant que les clients effectuent désormais eux-mêmes la transaction : elles doivent faire preuve d’une vigilance constante quant à l’ensemble des opérations effectuées (ceci pour s’assurer du respect des consignes et éviter les vols), mais elles sont également amenées à intervenir en cas d’aléas pour régler les problèmes que peuvent rencontrer les clients. Cette temporalité nouvelle suppose une multiplication des tâches, ne laissant « aucun moment de répit aux caissières », dont l’attention doit être permanente. Cela se traduit par une intensification du rythme de travail.
– Transformation de la nature des tâches des employées et du rapport au client
● Transformation de la nature des tâches
En caisses automatiques, les caissières doivent désormais « encadrer » et « former » les clients, « ce qui donne lieu à une négociation permanente de la division du travail entre les deux acteurs ». Leurs tâches sont en grande partie « invisibilisées ». Ainsi, les caissières œuvrent le plus souvent « à l’insu » des clients : elles n’effectuent plus les transactions elles-mêmes mais règlent depuis leur moniteur les erreurs commises, bien souvent sans que les clients ne s’en aperçoivent. De plus, elles paraissent le plus souvent « immobiles » et inoccupées lorsqu’elles ne se déplacent pas physiquement pour gérer un problème. Ces particularités peuvent ainsi renforcer le mépris et l’incompréhension des clients à leur égard puisque « inactives » à leurs yeux, les caissières devraient se montrer en permanence disponibles et faire la démonstration de leur « utilité ». En outre, la reconfiguration du travail des caissières a pour conséquence de renforcer une dimension qu’elles réprouvent : le « contrôle » des clients, et notamment la « lutte contre le vol ». Cette dimension relève du « sale boulot » pour ces employées qui considèrent la « relation client » comme la part « noble » de leur activité. Les nouvelles tâches de contrôle qui leur incombent, parce qu’elles sont plus visibles des clients qu’en caisses classiques, contribuent à générer davantage de conflits avec eux et déstabilisent les caissières qui y voient une contradiction majeure avec leur rôle « d’hôtesse ». Mais, si la lutte contre le vol relève davantage des compétences des agents de sécurité à leurs yeux, les caissières s’acquittent toutefois de cette tâche. Car, aux injonctions de leur hiérarchie quant à leur « devoir » de lutter contre le vol, s’ajoute le fait que les caissières considèrent « que les tentatives de vol des clients sont autant de manifestations du peu de cas qu’ils font de leur présence et de leur métier ».
● Transformation de la relation aux clients
Dans cette nouvelle configuration, les clients s’approprient partiellement le registre technique qui est d’ordinaire dévolu aux caissières puisqu’ils réalisent eux-mêmes la transaction. Cette forme de « mise au travail du client », selon les termes de Mme Marie-Anne Dujarier, (21) n’entraîne pourtant pas le basculement du rapport de force entre clients et caissières et ne semble donc pas remettre en cause la position de subordination des caissières au cours des interactions. Certaines se saisissent pourtant de l’occasion pour tenter de renverser ce rapport à leur avantage, en adoptant notamment des stratégies visant à obliger les clients à faire appel à leurs services, comme pour mieux leur signifier qu’ils restent des « profanes » face à elles. Ces stratégies témoignent d’ailleurs de la difficulté qu’ont les caissières à maintenir le registre du service en leur faveur au cours des interactions, autrement dit à « rendre service » plutôt qu’à « être au service » des clients.
Ces dispositifs ne peuvent cependant pas être réduits à leurs seuls aspects contraignants, comme en témoigne l’ambiguïté des caissières à l’égard du travail en caisses automatiques. Ces bouleversements organisationnels vont être l’occasion pour certaines de revendiquer leurs compétences et leur « professionnalisme » : le travail en caisses automatiques étant jugé plus complexe qu’en caisses classiques, ce sont d’abord les plus « anciennes » et les plus expérimentées aux yeux de la direction qui vont être sélectionnées pour y travailler, ce qu’elles vont parfois considérer comme une forme de « promotion ». Le travail en multi-caisses se présente aussi comme une opportunité pour elles de rompre « la routine et l’ennui » et de s’affranchir des gestes mécaniques qu’elles exécutent en caisses classiques tout en faisant valoir le nécessaire investissement que leur réclame ce nouveau poste.
Concernant l’impact quantitatif, si la majorité des chercheurs reconnaissent que les innovations technologiques (informatisation et automatisation) touchant les emplois peu qualifiés du commerce de détail en ont transformé les modes de fonctionnement, peu s’accordent sur l’avenir réservé à ces métiers.
À court terme, la DARES (22) envisage que « les caissiers et employés de libre-service ne devraient pas connaître de progression globale de leurs effectifs ». Dans son rapport, « les métiers en 2022 », elle souligne : « En hausse dans les années 1990 en raison du développement des grandes et moyennes surfaces de vente (alimentation, vêtements, bricolage, articles de sport, etc.), leur nombre est plutôt orienté à la baisse sur la période récente. Dans les années à venir, les effectifs de caissiers pourraient être touchés par l’automatisation des caisses dans la très grande distribution, mais se maintenir dans les petites et moyennes surfaces. Il existe, en effet, des limites (23) dans certains segments du commerce à cette automatisation, qui n’est pas partout estimée technologiquement rentable : certaines enseignes continueront à privilégier une présence humaine afin de satisfaire de nouveaux besoins des consommateurs, notamment en lieu avec le vieillissement de ceux-ci ; d’autres (produits de luxe, prêt-à-porter ; bricolage et meubles lourds) ne semblent simplement pas s’y prêter. Au total, malgré la dynamique du secteur du commerce, le nombre de caissiers resterait à peu près stable sur 2012-2022 ».
Cette étude conclut ainsi que « quel que soit le scénario économique, les formats sont appelés à changer radicalement sous l’influence des évolutions socio-économiques et de technologies digitales » mais qu’il vaut mieux considérer que ces transformations induiront « une croissance qualitative » et non une « croissance quantitative » des emplois peu qualifiés du commerce de détail.
À long terme, les conséquences de l’automatisation et de l’informatisation de ces métiers du tertiaire sur l’emploi des femmes sont encore plus incertaines. Elles dépendent principalement de l’évolution des technologies, des choix des entreprises au vu de ces évolutions (l’introduction des caisses automatiques avait pour but d’augmenter la productivité à emploi égal), de l’évolution des structures de qualification des femmes à l’intérieur d’une économie de plus en plus tournée vers les NTIC et de l’évolution de leur place dans l’emploi peu qualifié en France. Aucune étude n’a véritablement été produite sur le sujet, excepté l’article de Mme Nicole Gadrey : « Société de la connaissance et qualifications des femmes » (2005), qui traite partiellement de cette thématique (24).
3. La question spécifique de l’impact du télétravail sur les conditions de travail et d’emploi des femmes
Les analyses concernant l’impact du télétravail sur les conditions de travail et d’emploi des femmes sont très peu nombreuses. Seules quelques études, en particulier des études canadiennes et anglo-saxonnes, s’intéressent à cet aspect des choses. En outre, les études généralistes sont souvent trop peu récentes pour proposer une description adéquate de l’évolution du télétravail aujourd’hui – sans compter qu’elles n’utilisent pas toutes les mêmes définitions.
Cependant, un certain nombre d’invariants (avantages et inconvénients des emplois relevant du télétravail, portrait-robot du télétravailleur type..) permettent de donner une idée assez claire des problématiques spécifiques liées à ce mode d’organisation.
Par ailleurs, s’agissant plus particulièrement du télétravail féminin, les témoignages recueillis par la Délégation aux droits des femmes – notamment dans le cadre de l’audition du 20 octobre 2015 qui a réuni Mme Nathalie Andrieux, membre du Conseil national du numérique (CNNum), chargée du groupe de travail du CNNum sur l’emploi, le travail et le numérique, M. Ludovic Guilcher, directeur-adjoint des ressources humaines du groupe Orange, directeur du programme de transformation digitale, et Mme Nathalie Wright, directrice générale de la division Grandes entreprises et alliances de Microsoft France – montrent que le travail à distance n’est pas un phénomène univoque.
S’il correspond souvent à une demande forte de la part des femmes au sein des entreprises, il peut s’identifier aussi, pour elles, à une réalité ambiguë – dans la mesure, où il ne constitue pas toujours un accès garanti à la reconnaissance professionnelle, ou encore parce que le retour à un travail normal peut poser des difficultés de réadaptation.
Enfin, on doit observer que la répartition du télétravail au sein des entreprises – sauf à de rares exceptions – ne semble pas donner lieu à un véritable équilibre entre la situation des femmes et celle des hommes.
On étudiera les différentes définitions et l’évolution du télétravail, les caractéristiques du télétravailleur type et enfin, les avantages et les inconvénients de cette forme particulière de travail.
Si le télétravail a été défini dans la loi de simplification du droit du 22 mars 2012 comme « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci », cette définition juridique n’est pas toujours choisie par les chercheurs dont le but est d’évaluer le développement du télétravail. (25) Comme le souligne ainsi Mme Anne Aguiléra, « la littérature propose de nombreuses typologies des variétés de télétravail » (26) qui se distinguent par les critères choisis pour le définir : l’existence ou non d’un contrat de travail salarié, la contrainte spatiale du travail, l’échelle géographique, la nature des lieux (domicile, télé-centres…) et la fréquence (occasionnelle/régulière).
Dans l’ensemble des recherches actuelles, on peut repérer les grandes catégories de télétravailleurs salariés suivantes : travailleurs branchés à la maison (Home-Based Telecommuting), travailleurs satellites (Satellite Office), travailleurs dans un centre de voisinage ou télé-centre (Neighborhood Work Center) et travailleurs mobiles (Mobile Work) ; (27) on peut faire aussi la distinction du télétravail avec d’autres modalités de travail hors entreprises, comme le travail nomade (dont les métiers s’exercent de facto en dehors de l’entreprise de référence), le travail à domicile (que le télétravail ne recouvre que partiellement) ou le télétravail intermittent et informel (le fait que de nombreuses personnes continuent de travailler dans les transports, ou le week-end, parce que les outils fournis par les TIC les rendent en permanence disponibles). (28)
La multiplicité des définitions employées complique assez largement le travail de synthèse consistant à dénombrer les télétravailleurs français (puisque ceux-ci sont d’autant plus nombreux que la définition est large) et à établir un diagnostic clair sur l’évolution de ce mode d’organisation du travail. Ainsi, pour certains, le développement du télétravail est très rapide, (29) pour d’autres, marginal, spécifique à certaines catégories de travailleurs et concentré dans les grandes régions métropolitaines. (30)
S’il est donc nécessaire de les interpréter avec prudence, les données convergent néanmoins et permettent d’établir les constats suivants : (31)
– le télétravail tient désormais une place non négligeable dans l’organisation du travail et est très apprécié : 96 % de toutes les parties prenantes (télétravailleurs, manageurs, employeurs) se disent satisfaits par le télétravail ;
– le télétravail a connu, depuis les années 2000, un essor relativement important, tant en nombre d’entreprises au sein desquelles il est pratiqué qu’en nombre de télétravailleurs ; selon l’Insee, le taux d’entreprises françaises pratiquant le télétravail est passé, entre 2007 et 2008, de 16 % à 22 % ; selon l’étude Greenworking de 2012, menée auprès de 20 grandes entreprises françaises, le taux de télétravailleurs est passé, au sein de ces dernières, de 7 % de la population active en 2007 à 12,4 % en 2012 ; d’autres sources, non comparables entre elles, donnent néanmoins des ordres de grandeur qui sont toujours plus faibles concernant la situation il y a quelques années (7 % en 2004) et plus importants aujourd’hui (16,7 % en 2012) ;
– le télétravail est moins développé en France que dans les pays anglo-saxons ou scandinaves (avec des taux de télétravailleurs qui variaient entre 20 % et 35 % selon des données déjà anciennes) ;
– des marges de développement importantes existent ; en 2009, le Centre d’analyse stratégique estimait, au regard des métiers pouvant être exercés en télétravail et de leur poids dans l’emploi total, à 50 % de la population active le « potentiel » de télétravailleurs en 2015 ; pour sa part, au regard des pratiques managériales et des mentalités, l’étude Greenworking avance une proportion « optimale » de télétravailleurs de 25 %.
ii. Caractéristiques du télétravailleur type
La proportion de télétravailleurs varie fortement selon le secteur d’activité et la taille de l’entreprise. C’est dans le secteur tertiaire que le télétravail est le plus développé. Les services liés aux TIC présentent le taux le plus élevé de recours au télétravail (55 %) ; ils sont suivis par les services aux entreprises, comme le conseil ou la publicité. Moins développé dans la fonction publique, le télétravail fait néanmoins l’objet de certaines expérimentations, notamment à l’échelle territoriale. La taille de l’entreprise constitue également un paramètre important : le recours au télétravail s’élève à 65 % dans les entreprises de 250 salariés ou plus contre 15 % dans les entreprises de 10 à 19 salariés. De plus, si les PME restent attachées à des méthodes de travail plus traditionnelles, les start-ups, naturellement flexibles et connectées, ont davantage recours au télétravail, sans toutefois l’inscrire systématiquement dans un cadre juridique.
Outre les secteurs et les types d’entreprises, on pouvait remarquer, en 2004, certaines disparités selon les personnes :
– le recours au télétravail croît avec la qualification des salariés : 10 % des ingénieur.e.s et cadres estiment être des télétravailleurs à domicile et 20 % des télétravailleurs nomades ; à l’inverse, le télétravail ne concerne pas les ouvriers et peu les employés ;
– les jeunes et les femmes sont moins concernés (seuls 3 % des télétravailleurs ont moins de 30 ans) ; selon Mme Patricia Vendramin et M. Laurent Taskin : « Les femmes, qui représentent 46 % de la main-d’œuvre en Europe, ne représentent que 38 % des télétravailleurs occasionnels (moins d’un jour par semaine à domicile) et 19 % des télétravailleurs réguliers (salariés et indépendants, au moins un jour par semaine à domicile) ; tout type de télétravail confondu, les femmes représentent 7 % des télétravailleurs en France. » (32) ;
– les auteurs de l’analyse en tirent la conséquence que « ce qui est déterminant dans le profil des télétravailleurs, ce n’est pas le genre mais bien le niveau d’étude et le statut professionnel. » (33) ;
– enfin, ils concluent leur étude en observant que «les principaux traits du profil du télétravailleur aujourd’hui sont les suivants : il s’agit plus souvent d’un homme, de niveau de formation plutôt élevé, souvent actif dans les métiers liés aux TIC. La plus grande présence masculine est liée à la sous-représentation des femmes dans ces métiers, ainsi que dans les fonctions d’encadrement. Le télétravail est surtout alterné et le télétravailleur vient en second plan, comme instrument de flexibilité. Les arrangements informels prédominent. Enfin ce profil de télétravailleur habite souvent dans une agglomération urbaine et estime perdre trop de temps dans les transports (34) ».
Pourcentage de télétravailleurs en France (35) |
16,7 % en 2013 dont 14,2 % de salariés du privé et du public d’après les statistiques et enquêtes de LBMG Worklabs (36) Neo-nomade (37), Openscop (38) et Zevillage (39) dans le cadre du Tour de France du Télétravail 2013. (40) 12,4 % des salariés selon le rapport rendu au ministère en charge de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique en mai 2012. (41) |
Dont femmes
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47 % selon l’enquête e-travail LBMG Worklabs 2010. (42) 37 % selon le rapport rendu en mai 2012. (43) |
iii. Avantages et inconvénients du télétravail
La plupart des études s’accordent pour dire que les risques d’isolement et de désocialisation du fait du télétravail sont majoritairement infondés, d’une part parce que la plupart des télétravailleurs opèrent de manière alternée et non à temps plein, et d’autre part parce que les espaces dédiés à ce mode d’organisation se multiplient, favorisant le maintien d’un lien social durant les heures travaillées : télé-centres, espaces de co-working, centres d’affaires… (44)
Au contraire, comme le soulignent Mmes Claudie Rey et Françoise Sitnikoff, le télétravail étant le plus souvent une réponse à un environnement de travail jugé peu propice à la productivité, (45) « la distance physique vis-à-vis des collègues est vécue comme un amoindrissement des perturbations ; se couper des collègues, c’est aussi se couper des conflits, des bavardages intempestifs, des préoccupations privées que ceux-ci importent dans l’univers professionnel. »
C’est un autre risque qui est mis en évidence par les analyses sociologiques : celui de la difficulté à séparer vie professionnelle et vie privée face à « l’effacement des frontières traditionnelles, juridiques, spatiales et temporelles du travail » (46) du fait du recours accru aux TIC (47) – ce que l’on appelle le « blurring ». (48)
b. Les spécificités du télétravail au féminin
Les analyses que l’on vient de citer ne confirment pas l’idée que les femmes sont la cible privilégiée du télétravail et que ce dernier constitue une façon de les réassigner dans leurs rôles traditionnels.
Pour autant, ces mêmes études soulignent que l’obtention d’un poste en télétravail, le type d’emploi alors occupé et ses modalités sont variables selon le sexe des interrogés.
i. Le choix du télétravail : moins d’autonomie de décision pour les femmes et le soupçon d’un désengagement de leur part
Différents chercheurs indiquent, tout d’abord, que le choix d’un télétravail et la représentation que l’on se fait de ce choix sont soumis à des normes de genre. En effet, d’une part, cette décision est moins souvent le fruit d’une réflexion autonome, et, d’autre part, elle est très souvent envisagée comme un désengagement de la part de la salariée concernée.
Mme Diane-Gabrielle Tremblay a ainsi montré, dans une étude sur le télétravail au Québec parue en 2001, (49) que « plus de la moitié des hommes ont pris seuls la décision de « télétravailler », alors que les deux tiers des femmes ont dû obtenir l’accord de leur supérieur ou supérieure ».
Mme Christin Munsch, professeure adjointe de sociologie à l'Université Furman aux États-Unis, a, quant à elle, analysé les réactions d’hommes et de femmes à l’issue de demandes d’aménagement d’horaires ou de télétravail. Elle constate que, lorsque la demande provient d’un homme, elle est mieux considérée et plus facilement accordée. (50)
Par ailleurs, d’autres études insistent également sur le fait que les demandes de flexibilité sur les horaires de travail formulées par les femmes sont toujours perçues par les entreprises comme un manque d’engagement. (51)
Cette analyse met ainsi en évidence que les normes de la parentalité et les stéréotypes de genre restent prégnants, même dans les nouvelles formes de travail qui visent, par davantage de flexibilité, à rendre la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale à la fois plus aisée et plus égalitaire.
ii. Des télétravailleurs aux emplois différenciés selon le sexe
En second lieu, les analystes observent que les tâches effectuées en télétravail et le temps passé dans ce type d’emploi possèdent eux aussi une dimension de genre.
Mme Diane Gabrielle Tremblay a ainsi pu remarquer que les emplois occupés en télétravail variaient selon le sexe des individus. Cette observation l’a conduite à distinguer deux groupes de télétravailleurs : « Les femmes se retrouvent davantage dans les tâches de comptabilité, de traduction et de secrétariat, alors que les hommes exercent des tâches de conception ou tests de logiciels et de sites Web, ainsi que de dessin commercial et d’infographie. Les femmes occupent le plus souvent un poste lié au travail de bureau, alors que les hommes se retrouvent davantage dans un poste de cadre et de gestionnaire. […] Ainsi, deux grands groupes se dégagent dans le portrait à l’égard du télétravail. On trouve, d’une part, des cadres et des gestionnaires, plus souvent des hommes, qui ont pris la décision personnelle de faire du télétravail, généralement un jour par semaine, en vue d’être plus productifs. Il y a, d’autre part, du personnel de bureau, principalement des femmes, qui ont pris la décision de « télétravailler » en obtenant l’accord de leur supérieur ou supérieure. Parmi ces personnes, 40 % travaillent à temps plein à domicile, le plus souvent à des tâches de secrétariat, de comptabilité et de traitement de textes. » (52)
iii. Une réalité contrastée pour les femmes
On peut compléter ces analyses par les témoignages recueillis par la Délégation aux droits des femmes au cours de son audition du 20 octobre 2015.
Dans le cadre de cette audition, Mme Nathalie Wright, directrice générale de la division Grandes entreprises et alliances de Microsoft France, souligne que, lorsqu’il y a eu un accord sur le télétravail à Microsoft, ce dispositif a permis de recruter un nombre significatif de femmes. Mme Wright déclare en effet : « J’ai vu régulièrement des femmes choisir de nous rejoindre à Microsoft parce qu’elles savaient qu’elles allaient pouvoir équilibrer leur vie personnelle et leur vie professionnelle. »
Ce témoignage prouve bien, à l’évidence, que, lorsque le contexte juridique et social du télétravail est favorable, au sein de telle ou telle entreprise, il existe, presqu’aussitôt, une demande très réelle de la part des femmes pour ce type d’emploi.
Naturellement, la pratique du télétravail est souvent encadrée dans les établissements.
M. Ludovic Guilcher, directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange, indique que, au sein de sa société, les personnes employées au titre du télétravail ne doivent pas opérer de cette manière plus de 3 jours par semaine, afin d’éviter de perdre le lien avec l’entreprise. Elles doivent aussi faire la preuve, avant d’occuper un poste à distance, qu’elles sont habituées à faire montre d’une certaine autonomie au niveau professionnel, afin de ne pas courir le risque de se retrouver totalement isolées.
Cependant, ces freins peuvent aussi inciter les femmes à ne pas demander à bénéficier du télétravail.
Elles peuvent penser – parfois avec raison – que le télétravail ne sera pas une bonne chose pour leur image au sein de l’entreprise, si elles venaient à l’exercer. Elles peuvent également craindre les difficultés du retour à un travail normal, par analogie avec celles que l’on peut rencontrer à l’issue d’un congé maternité.
Le télétravail résulte ainsi pour les femmes d’un arbitrage subtil entre différents paramètres ou différentes représentations ; ou encore, il résulte d’une délicate balance entre désirs et incertitudes.
Il importe, en tout cas, que le choix de « télétravailler » ne soit en aucun cas imposé aux femmes.
Comme le suggère Mme Nathalie Andrieux, membre du Conseil national du numérique et chargée du groupe de travail sur l’emploi, le travail et le numérique au sein de ce Conseil, il convient avant tout que les femmes, dans le domaine complexe du télétravail, exercent leur faculté de vigilance.
III. LE NUMÉRIQUE ET L’INSERTION DES PLUS DÉFAVORISÉ.E.S
Les statistiques de l’INSEE indiquent qu’en 2015, le nombre de femmes en situation de précarité peut être évalué à environ un million de personnes.
Ce chiffre apparaît clairement lorsque l’on observe le nombre de femmes victimes du chômage de longue durée (12 mois et plus). En effet, selon la dernière étude de l’INSEE sur le chômage, parue en août 2015, pour un chômage global de 3,5 millions de personnes, les femmes représentent 1,6 million de demandeuses d’emploi, soit 45,7 % du nombre total de chômeurs. Par ailleurs, s’agissant des demandeurs d’emploi de longue durée (DELD), les chiffres s’élèvent à 2,4 millions de personnes, dont 48 % environ sont des femmes. Cette proportion équivaut à un effectif de plus d’un million de femmes ne disposant plus d’emplois depuis au moins un an.
Par ailleurs, le même chiffre revient lorsque l’on considère les titulaires des minima sociaux. En effet, toujours selon l’INSEE, à l’heure actuelle, le RSA socle (ancien RMI) concerne environ 1,8 million de foyers et l’ASS (servie sous condition de ressource aux chômeurs ayant épuisé leurs droits à indemnisation) est attribuée à environ 400 000 personnes. Dans la mesure où les femmes représentent respectivement 55 % des attributaires du RSA socle et 43 % de l’ASS, c’est, à nouveau, un effectif de près d’un million de femmes confrontées à une situation financière difficile qu’il est possible d’identifier.
Ces populations sont souvent mal formées à l’utilisation des techniques nouvelles. Pourtant, une bonne maîtrise du numérique leur serait indispensable aussi bien pour faire face aux nécessités de la vie courante que pour trouver un travail, l’obtention d’un emploi étant fortement conditionnée, aujourd’hui, par une bonne connaissance des sciences et des technologies de l’information et de la communication (STIC).
Aussi, pour faciliter leur insertion, le Gouvernement a décidé d’accroître leur accompagnement et leur formation en ce domaine. Cette initiative a été annoncée, par Mme Axelle Lemaire, Secrétaire d’État au Numérique, lors de sa communication au Conseil des Ministres, le 25 mars 2015, sur la diffusion du numérique dans les territoires.
Cette démarche du Gouvernement est bien en phase avec les préoccupations des femmes en recherche d’un emploi (A). Elle repose sur un soutien fort à la médiation numérique (B) et elle a pour corolaire indispensable, d’une part, l’accroissement des capacités de l’ensemble des réseaux de communication au niveau national et, d’autre part, la garantie apportée aux plus démunis qu’ils pourront bénéficier quoi qu’il arrive – c’est-à-dire même en cas de difficultés financières graves – d’un accès maintenu au téléphone et à internet (C).
A. LE DÉVELOPPEMENT DE L’ACCÈS ET DE LA FORMATION AUX TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES
La politique mise en œuvre par le Gouvernement tendant à accroître les possibilités d’accès et de formation aux technologies numériques des plus défavorisés, notamment des chômeurs de longue durée, va évidemment dans le bon sens puisque aujourd’hui, le retour à l’emploi, quel que soit le sexe, est étroitement lié à une bonne maîtrise de l’informatique.
Mais cette initiative gouvernementale était aussi attendue, tout particulièrement, par les femmes. Car – si l’on s’en réfère aux analyses d’une enquête présentée par Microsoft et IPSOS le 7 septembre 2010, « Le numérique au service de la réduction des inégalités professionnelles hommes/femmes » – on constate que les femmes, quel que soit leur statut (en activité ou sans emploi), paraissent faire du numérique la clef de leur avenir professionnel. Soit, en effet, ces dernières ont un travail et elles espèrent que, par le numérique, elles pourront progresser professionnellement. Soit elles n’en ont pas et elles comptent sur les technologies digitales pour retrouver des liens de socialisation et pour améliorer significativement leur situation. En particulier, il semble que plus les femmes sont dans une situation difficile et plus elles font du numérique un instrument incontournable de promotion et de réussite sociale.
La politique gouvernementale visant à développer l’accès et la formation au numérique des plus démunis est donc bien en phase avec les préoccupations des femmes, et notamment avec celles des femmes à la recherche d’un emploi depuis une période relativement longue.
Par ailleurs, il est possible de cerner davantage les attentes et les comportements des femmes à l’égard des technologies numériques.
Pour cela, il convient de se reporter, de manière plus approfondie, à l’enquête précitée. Celle-ci fait apparaître les éléments suivants :
– l’étude a été conduite en 2010 et a concerné 500 femmes françaises actives ou à la recherche d’un emploi ;
– parmi les femmes titulaires d’un emploi, 40 % d’entre elles estiment que les technologies numériques pourraient améliorer leur situation professionnelle si elles les utilisaient davantage ; cette proportion passe à 51 % pour les femmes de 25 à 34 ans ;
– parmi les femmes en demande d’emploi, 53 % d’entre elles pensent que leur situation professionnelle pourrait s’améliorer si elles utilisaient davantage les technologies numériques ;
– si l’on regroupe ces deux catégories (femmes actives et femmes en recherche d’un emploi), il est possible, en outre, de définir, en fonction des catégories socio-professionnelles et des relations entretenues avec les technologies digitales, une typologie de profils ;
– IPSOS distingue ainsi les « femmes numériques », les « techno-demandeuses », les « techno-défavorisées » et les « techno-sceptiques » ;
– les « femmes numériques » représentent 61 % de l’échantillon et sont toutes titulaires d’un emploi, qu’elles soient salariées ou établies à leur compte ; elles sont formées au numérique et s’en servent quotidiennement ; elles estiment que le numérique peut leur servir de levier pour progresser professionnellement et pour concilier leur travail avec leur vie privée –en leur donnant la possibilité de compléter leurs activités au bureau par du travail à distance, à leur domicile, aux côtés de leurs enfants, en horaires décalés ; cette dernière pratique paraît d’autant plus naturelle aux « femmes numériques » que celles-ci sont plus jeunes et qu’elles bénéficient d’un niveau de formation plus élevé ; ainsi, dans le cadre de l’étude, 51 % des femmes de moins de 35 ans et 64 % des femmes de niveau Bac +3 (et plus) considèrent ce mode de fonctionnement comme un acquis ;
– les « femmes techno-demandeuses » représentent 10 % de l’échantillon et sont toutes à la recherche d’un emploi ; plus d’un tiers d’entre elles ont deux enfants ou plus ; comme cela a été indiqué plus haut, elles ressentent un besoin intense de formation : 53 % d’entre elles pensent que leur situation professionnelle pourrait s’améliorer grâce aux technologies digitales et 80 % d’entre elles expriment le besoin de savoir mieux les utiliser ;
– les « femmes techno-défavorisées » représentent 12 % de l’échantillon et sont toutes titulaires d’un emploi ; elles sont le plus souvent ouvrières ou employées ; elles vivent fréquemment dans les zones rurales et 72 % d’entre elles ont une formation initiale de niveau inférieur ou égal au bac ; elles aspirent, elles aussi, à une meilleure connaissance du numérique dans la mesure où 62 % d’entre elles pensent que l’utilisation des technologies digitales permettrait d’améliorer leur situation professionnelle ;
– enfin, celles que l’on appelle les « femmes techno-sceptiques » représentent 17 % de l’échantillon ; comme la précédente catégorie de femmes identifiée par l’étude, elles sont également titulaires d’un emploi, mais elles travaillent le plus souvent en CDD ou en intérim ; elles sont seulement 9 % à penser que le numérique peut les aider ; toutefois, 89 % d’entre elles n’ont jamais suivi de formation numérique et 69 % n’ont pas accès aux outils numériques pour leur travail.
Au total, l’étude présente donc un ensemble de profils diversifiés dont tous les membres, sauf la catégorie des « techno-sceptiques », expriment des attentes fortes. Compte tenu de ces attentes, quelques conclusions s’imposent :
– tout d’abord, pour les femmes qui disposent d’un emploi, les technologies numériques apparaissent comme des accélérateurs de carrière permettant d’évoluer, de se remettre en cause, de télé-travailler, voire de créer leur propre entreprise ;
– pour celles qui ne sont pas satisfaites de leur emploi ou qui sont en recherche d’activité, les technologies digitales sont aussi perçues comme un levier majeur pour changer de métier ou pour retrouver un travail après une interruption d’activité ;
– bien entendu, accès et formation constituent les clefs qui permettent d’accéder aux apports des technologies numériques ;
– du point de vue de la formation, néanmoins, l’enquête Microsoft/IPSOS montre qu’il existe encore beaucoup de lacunes : 61 % des femmes qui pensent que leur situation professionnelle pourrait s’améliorer si elles utilisaient davantage les technologies digitales demandent à mieux savoir les utiliser ; 60 % n’ont pas encore bénéficié d’une telle formation ;
– de même, du point de vue de l’accès au numérique, beaucoup d’efforts restent encore à accomplir ; disposer d’un ordinateur à soi et d’une connexion internet reste un privilège des « cols blancs » ; en revanche, les femmes en situation précaire, en CDD, en intérim, ainsi que toutes celles qui occupent des emplois hors d’un bureau, semblent largement exclues de ce système ; ainsi, seules 36 % des femmes en CDD ou en intérim, 20 % des vendeuses et 26 % des ouvrières disposent d’une connexion internet accessible pour leur travail ;
– c’est ainsi que la formation et l’accompagnement humain sont absolument indispensables pour que les femmes – et spécialement celles qui appartiennent aux publics les plus défavorisés – bénéficient à plein de l’effet levier des technologies numériques.
Telle est bien la conclusion à laquelle est arrivé aussi le Gouvernement. Ce dernier a donc élaboré une stratégie permettant de lutter avec détermination contre la fracture sociale qui peut résulter de la méconnaissance des technologies de l’information et de la communication en apportant un soutien fort à la médiation numérique.
B. LE SOUTIEN À LA MÉDIATION NUMÉRIQUE
Le Gouvernement entend conduire une politique volontariste d’insertion, aussi bien sociale que professionnelle. Pour ce faire, il souhaite recourir au mécanisme de la médiation.
La médiation consiste à aider les personnes en difficulté en leur proposant de se mettre en relation avec des intermédiaires, ces derniers étant susceptibles de les faire accéder à un certain nombre de connaissances, en l’occurrence dans le domaine du numérique.
Cette médiation peut affecter deux formes : l’accompagnement pour remédier à certaines situations (telle une mauvaise maîtrise d’internet, un manque de savoir-faire pratique, des difficultés pour s’équiper en bureautique, etc.) ; c’est à cette préoccupation que répond la création du réseau national de la médiation numérique ; et aussi, plus généralement, la mise en place de structures permettant de dispenser des remises à niveau ou des compléments de formation ; tel est le but de la constitution de la Grande École du Numérique. Dans la pratique, ces deux modes de médiation sont évidemment complémentaires.
1. Le réseau national de la médiation numérique
Dans le cadre des troisièmes Assises nationales de la médiation numérique qui se sont tenues à Caen, du 30 septembre au 3 octobre 2015, Mme Axelle Lemaire, Secrétaire d’État au Numérique, a annoncé, le 1er octobre, le lancement du réseau national de la médiation numérique.
Ce réseau doit regrouper, au sein d’une grande communauté de formateurs et d’utilisateurs, plus de 10 000 lieux consacrés au numérique (espaces publics, médiathèques, associations, etc.). Il doit aussi fédérer de nombreuses initiatives émanant de spécialistes qui, au sein du monde digital, ont l’habitude de réaliser des travaux d’information et d’échange autour des technologies digitales.
Le but poursuivi par le réseau est de conduire des actions journalières « en faveur du développement des usages numériques pour tous ». Cela veut dire qu’il s’agit d’aider, au jour le jour, les personnes les moins formées au numérique dans leurs démarches quotidiennes, qu’elles soient citoyennes ou professionnelles. Il s’agit aussi de mettre les technologies de l’information et de la communication au service de l’insertion et du retour à l’emploi des plus défavorisés.
Le réseau sera subventionné par l’État et par l’Agence du numérique.
L’adhésion à ce réseau est volontaire et repose sur le respect d’une charte établie à partir d’une quarantaine de critères. Parmi ceux-ci figurent notamment le respect des principes de l’économie sociale et solidaire ou l’utilisation de logiciels libres. La charte a été définie avec l’ensemble des acteurs du projet lors d’une consultation nationale effectuée de juillet à octobre 2014. Le dispositif repose sur deux piliers : l’accueil du public – qui est à la base de la médiation numérique – et la volonté de travailler en réseau – ce dernier point étant indispensable si l’on veut renforcer les synergies entre les différentes initiatives.
Le réseau disposera d’un portail spécifique sur le net. Ce portail indiquera la localisation géographique des acteurs et des projets. Il proposera des services, des ressources documentaires, des espaces d’information et une plate-forme dédiée aux consultations publiques. Le portail permettra ainsi d’établir des liens étroits et personnalisés entre ceux qui seront en demande de médiation et ceux qui seront chargés de la mettre en œuvre.
2. La Grande École du Numérique
La Grande École du Numérique est un projet qui a été annoncé par le Président de la République, M. François Hollande, le 5 février 2015, et qui a été confirmé par le Conseil des ministres, le 25 mars 2015, dans le cadre des décisions que ce dernier a arrêtées en vue de favoriser la diffusion du numérique dans les territoires (53).
Cette Grande École du Numérique doit réunir un ensemble de structures d’enseignement, présentes dans toute la France et proposant des formations qui s’adressent en priorité aux jeunes sortis du système scolaire sans diplômes, aux personnes sans qualification ou dotées de qualifications insuffisantes, et aux chômeurs. Les formations concernent les technologies digitales et elles doivent permettre aux publics visés de se former ou de se remettre à niveau en ce domaine, au moyen d’une pédagogie accélérée et innovante. Pour obtenir le label « Grande École du Numérique », les formations dispensées devront compter au moins 30 % de filles.
Les structures d’enseignement peuvent être des écoles publiques, des écoles privées sous contrat, des associations, des universités, des établissements d’enseignement supérieur privés, ou même des organismes spécifiques relevant de l’initiative publique ou privée.
Les formations délivrées par ces établissements devront faire l’objet d’un label, permettant aux structures d’enseignement de bénéficier du financement de l’État et des régions. Pour être labellisés, les organismes devront respecter un cahier des charges précis. Il faudra notamment qu’ils proposent des formations susceptibles de réduire efficacement les inégalités territoriales ou les inégalités entre les femmes et les hommes. L’objectif poursuivi par le Gouvernement est de parvenir à la labellisation de 90 structures existantes ou à créer, à la fin de l’année 2015.
Les enseignements devront également tenir compte des caractéristiques des bassins d’emplois afin de bien coïncider avec les demandes des entreprises dans ces secteurs. Cette exigence doit permettre aux élèves de trouver rapidement un travail à l’issue de leur cycle de formation.
C. LES COMPLÉMENTS INDISPENSABLES À CETTE POLITIQUE
La politique active de soutien à la médiation numérique pourra porter ses fruits que si elle est complétée par deux mesures indispensables : d’une part, l’amélioration de la couverture numérique du territoire et d’autre part, l’institution, dans le cadre de notre système juridique, du droit au maintien de la connexion pour les personnes en situation financière difficile.
En effet, quels résultats pourrait-on espérer d’un effort public accompli dans le domaine de la formation si, dans le même temps, les personnes formées habitent dans une zone géographique qui est mal desservie par le numérique – tant pour les services fixes que pour les services mobiles – ou si elles ne disposent pas d’une connexion du fait de leurs difficultés financières ?
Telle est la raison pour laquelle le Gouvernement a été conduit à prendre des mesures dans ces deux directions, indépendamment de l’aide apportée en vue de favoriser la diffusion des usages du numérique.
1. L’amélioration de la couverture numérique du territoire
L’amélioration de la couverture numérique du territoire constitue un corollaire indispensable à l’accroissement de la diffusion des technologies digitales. En effet, si l’on veut que les usages du numérique se généralisent, il convient que chacun, sur toutes les parties du territoire, puisse avoir accès à des infrastructures de qualité.
Dans ce contexte l’État a développé une politique volontariste, politique qui concerne aussi bien les services fixes que les services mobiles.
S’agissant de la couverture fixe, le Plan France Très Haut Débit, lancé dans le courant de l’année 2013, a posé comme objectif – grâce notamment au déploiement de réseaux en fibre optique – que l’ensemble du territoire pourra bénéficier du très haut débit (c’est-à-dire d’un débit dépassant 30 mégabits par seconde) d’ici la fin de l’année 2022.
Ce plan représente 20 milliards d’euros d’investissement sur la période 2013-2022. L’essentiel de cette somme, soit 14 milliards d’euros, est constitué par des fonds issus du secteur privé. Le solde, soit 6 milliards d’euros, est financé à parité par l’État et par les collectivités territoriales dont on doit souligner la très forte mobilisation.
Ainsi, depuis le lancement du plan en 2013, 74 projets des collectivités – représentant la couverture en très haut débit de 87 départements situés en métropole et outre-mer – ont été présentés par ces dernières pour bénéficier du soutien de l’État. Ils constituent un investissement cumulé de près de 10 milliards d’euros pour plus de 6 millions de prises en fibre optique mises à la disposition des abonnés. Face à cette dépense, les accords de financement de l’État s’élèvent, en mars 2015, à plus de 1,5 milliard d’euros, soit plus de la moitié des 3 milliards d’euros prévus d’ici 2022.
Un effort comparable a été entrepris par le Gouvernement pour garantir à chacun un accès à la téléphonie mobile.
En effet, en ce domaine, même si les espaces géographiques qui sont totalement dépourvus d’opérateurs sont rares – du moins dans l’hexagone – on sait qu’il subsiste des parties du territoire – principalement des zones rurales – qui ne disposent pas de couverture mobile.
Le Gouvernement a donc décidé d’achever la couverture de l’ensemble de la France métropolitaine avec les opérateurs. Ces derniers devront mettre en place, d’ici la fin de l’année 2016, la couverture des centres-bourgs non encore couverts en téléphonie et en haut débit mobile ; de plus, ils devront équiper en internet mobile, d’ici juin 2017, les centres-bourgs de plus de 2200 communes, lorsque ces collectivités n’ont pas encore accès à cette technologie.
Par ailleurs, au sein des Outre-mer, l’État poursuit la même ambition de couverture numérique.
De nouvelles attributions de fréquences vont permettre le déploiement du haut débit mobile dans les cinq DOM, à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy et à Saint-Pierre-et-Miquelon. À Wallis-et-Futuna, un premier réseau de téléphonie mobile, cofinancé par l’État et par la collectivité territoriale, sera mis en service avant la fin de l’année 2015. Enfin, en Guyane, compte tenu de la taille et des spécificités de ce territoire, des solutions adaptées de téléphonie mobile seront développées avec la future collectivité à statut unique.
2. Le droit au maintien de la connexion pour les personnes en situation financière difficile
Le Gouvernement s’est également préoccupé de la situation des personnes titulaires d’un abonnement au téléphone et d’un accès à internet – que les supports soient fixes ou mobiles – et qui, du fait de difficultés financières graves, ne sont plus en état, à un moment donné, de faire face au paiement des factures.
L’article 45 du projet de loi pour une République numérique prévoit une modification du code de l’action sociale et des familles ainsi que de l’article 6 de la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement en disposant que les accès téléphonique et internet sont une partie intégrante du logement et que, même en cas de non-paiement des factures, les familles ont droit à conserver un service téléphonique et d’accès à internet restreint, en attendant que le Fonds de solidarité pour le logement ait statué sur l’aide financière qui peut leur être apportée.
Le projet de loi précise les contours des services qui sont ainsi conservés : le service téléphonique restreint doit permettre de recevoir des appels, de passer des communications locales et de joindre les numéros gratuits et d’urgence ; le service d’accès à internet restreint comporte des restrictions dans le débit des communications ou dans le volume des données susceptibles de transiter – ces restrictions devant être définies par un décret pris en Conseil d’État – mais l’accès à un service de courrier électronique doit être maintenu.
Le projet de loi reconnaît ainsi l’importance que peut avoir le numérique, et spécialement internet, dans tous les secteurs de la vie. Il pose le principe que l’accès au numérique est fondamental, bien évidemment pour tous les publics, mais plus particulièrement pour les plus défavorisés. Il crée donc un principe juridique nouveau – celui du maintien aux connexions numériques pour les plus démunis, ce droit ne faisant qu’un avec le droit au logement.
SECONDE PARTIE : LES DROITS ET LIBERTÉS DES FEMMES À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE
Au-delà des enjeux liés à l’insertion socio-professionnelle des femmes, évoqués dans la première partie du présent rapport, la révolution numérique a aussi un impact majeur sur leurs droits et libertés, tels que la liberté d’opinion et d’expression dans le cyberespace ou le droit au respect de sa vie privée et à la sûreté.
Si le numérique, et plus précisément la diffusion d’internet et des réseaux sociaux, offre de nouvelles opportunités pour favoriser l’émancipation des femmes et faire progresser l’égalité réelle (I), la délégation a aussi pu constater l’existence de risques liés à l’essor, particulièrement préoccupant, du cybersexisme et des cyberviolences faites aux femmes et aux jeunes filles (II).
Adopté en Conseil des ministres le 9 décembre 2015, le projet de loi pour une République numérique prévoit à cet égard certaines avancées, notamment l’institution d’une procédure accélérée pour les mineur.e.s en matière de droit à l’oubli. Celles-ci pourraient être complétées par d’autres mesures en vue de prévenir et lutter plus efficacement contre les cyberviolences de genre (III).
I. DE NOUVELLES OPPORTUNITÉS À SAISIR : L’UTILISATION D’INTERNET PAR LES FEMMES ET POUR L’ÉGALITÉ
Comme l’a fait observer la directrice du Centre Hubertine Auclert, lors de son audition par la Délégation aux droits des femmes (54), « l’accès au cyberespace est très souvent vu sous l’angle économique mais il ne faut pas oublier qu’il constitue une possibilité d’émancipation pour les femmes : elles doivent pouvoir choisir l’usage qu’elles en font, qu’il s’agisse des loisirs, des réseaux sociaux, des luttes ou de la création ».
De fait, Internet et les réseaux numériques constituent un nouvel espace public que les femmes ont massivement investi et représentent un levier stratégique d’empowerment, c’est-à-dire d’émancipation, sur le plan personnel ou professionnel (A).
Il s’agit là également d’un puissant outil de mobilisation au service de l’égalité femmes-hommes, avec une audience démultipliée mais aussi l’émergence de nouveaux instruments et modes d’action cyberféministes (B).
A. LE CYBERESPACE : UN LEVIER STRATÉGIQUE D’ÉMANCIPATION (EMPOWERMENT) POUR LES FEMMES
Si les femmes sont insuffisamment présentes dans les formations et les métiers liés aux sciences et technologies de l’information et de la communication, notamment au niveau stratégique de la conception des outils numériques, il n’en va pas de même s’agissant de l’appropriation et de l’utilisation de ces outils.
En effet, environ quatre femmes sur cinq surfent sur internet et les réseaux sociaux (55) et elles y ont recours dans des proportions globalement proches de celles des hommes, même si les usages d’internet peuvent différer selon le sexe (1). Des enjeux majeurs s’attachent à cette présence des femmes dans le cyberespace, en termes de visibilité, d’émancipation personnelle et professionnelle et d’articulation des temps de vie, voire de soutien à la coparentalité (2).
1. Une présence importante sur internet et les réseaux sociaux
« On ne peut pas dire que les femmes sont " handicapées " face au numérique : plus de 50 % des internautes sont des femmes, elles passent en moyenne 8 % de temps de plus que les hommes à surfer, et elles sont très souvent prescriptrices de l’achat sur Internet », selon la directrice générale de la division Grandes entreprises et alliances de Microsoft France, Mme Nathalie Wright, lors de son audition par la délégation (56).
Dans ce sens, il ressort d’une étude publiée par Médiamétrie en mars 2013 (57) que les femmes et les hommes se répartissent à égalité dans la population des internautes et qu’en 2014, elles représentaient plus de 53 % de l’audience totale des tablettes.
PRATIQUES MÉDIAS ET USAGES NUMÉRIQUES DES FEMMES
Source : Médiamétrie, étude Media in life 2012 (mars 2013)
Ces résultats sont corroborés par une autre étude du CREDOC, publiée fin 2014 (58), qui fait toutefois apparaître également une proportion plus importante de femmes parmi les non-internautes. En outre, il existe un écart entre la proportion d’internautes parmi les femmes (80 %) et celle des hommes (86 %), mais qui reste limité et qui s’est sensiblement réduit au fil du temps.
PROPORTION D’INTERNAUTES PARMI LES FEMMES ET LES HOMMES EN 2006 ET EN 2014
(en pourcentage)
2006 |
2014 | |
Femmes |
50 |
80 |
Hommes |
61 |
86 |
Ensemble de la population |
55 |
83 |
Champ : ensemble de la population de 12 ans et plus (internautes, tous modes de connexion confondus).
Lecture : en juin 2014, en moyenne 83 % de l’ensemble de la population se sont connectés à internet. Selon cette enquête, les non-internautes ne représentent ainsi plus que 17% de la population, parmi les 12 ans et plus.
Source : CREDOC (rapport précité de novembre 2014)
STRUCTURE DE LA POPULATION EN 2014 SELON SON USAGE D’INTERNET
(en pourcentage)
Internaute |
Non internaute | |
Femmes |
50 |
60 |
Hommes |
50 |
40 |
Champ : ensemble de la population de 12 ans et plus. Internautes, tous modes de connexion confondus.
(la proportion de femmes et d’hommes parmi l’ensemble de la population étant respectivement de 52 % et 48 %).
Lecture : en juin 2014, 50 % des internautes sont des femmes.
Source : CREDOC (rapport précité de novembre 2014)
On observe toutefois « un léger effet de genre s’agissant des usages d’internet ». En effet, sur les huit usages passés en revue cette année dans l’enquête précitée du CREDOC, il apparaît que les hommes sont davantage concernés par sept d’entre eux, notamment l’écoute de musique ou le visionnage de films ou vidéos, comme l’illustre le graphique ci-après. Les femmes sont moins présentes dans l’univers des loisirs numériques et des jeux vidéo en ligne en particulier (cf. infra).
Les femmes sont en revanche plus actives que les hommes concernant la participation à des réseaux sociaux (+ 4 points), comme l’illuste également le graphique ci-après. Une étude de l’agence Beevolve, portant sur 36 millions d’utilisateurs de Twitter (59) à travers le monde, avait d’ailleurs montré que les femmes sont plus actives sur ce réseau social : représentant 53 % des « twittos » en 2013, elles avaient aussi posté davantage de message sur le site de microblogging (60).
USAGES DE L’ORDINATEUR ET D’INTERNET SELON LE SEXE EN 2014
Source : CREDOC (rapport précité novembre 2014)
Les femmes ont également investi la « blogosphère » : on compterait ainsi environ six millions de blogueur.se.s en France, dont la moitié sont des femmes, selon un rapport récent de la Fondation Jean Jaurès sur les femmes et le numérique (61).
« Une blogosphère fémininisée » : extrait d’une étude de la Fondation Jean Jaurès
« Outre les réseaux en ligne, les femmes se sont peu à peu appropriées également la « blogosphère ». Selon le blog officiel d’Ebuzzing France de décembre 2012, plus d’un blog sur deux est tenu par une femme. « De 7 à 77 ans », précise ce site spécialisé notamment dans le classement des blogs, « anonyme ou célèbre, de droite ou de gauche, professionnelles ou amatrices, les blogueuses s’épanouissent sur la toile ». Selon Médiamétrie, on compte six millions de blogueurs en France, dont la moitié sont des femmes. Il en est de même en Europe. Aux Etats-Unis, les « mommy bloggers » (aux États-Unis, 14 % des mères américaines sont des mamans bloggueuses, 37 ans en moyenne) sont de plus en plus nombreuses – elles existent aussi en Europe – à commenter avec humour leur rôle de jeune maman. Si les thèmes liés à la sphère privée (maison, beauté, cuisine, puériculture, marques et produits) sont majoritaires, ceux relatifs aux questions de société ou relevant de la sphère politique progressent, même si les blogs politiques tenus par des femmes restent minoritaires.
Si l’action de l’ensemble de ces blogs et de ces réseaux concourt d’une certaine façon à la défense des droits des femmes et à leur « visibilité » dans la vie sociale, économique et politique, c’est dans le domaine du combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes et de la diffusion de l’information sur les droits des femmes (légaux, reproductifs, humains) que les TIC peuvent jouer aussi un rôle essentiel et appuyer d’autant l’action de l’ensemble de ces réseaux. »
Source : « Les femmes à l’assaut du numérique », étude de Ghislaine Toutain, experte associée à la Fondation Jean Jaurès, Fondation européenne d’études progressistes, Policy Brief (mars 2014)
Il est par ailleurs à noter que dans la précédente enquête du CREDOC, publiée en 2013 (62), les femmes se déclaraient légèrement moins compétentes que les hommes en matière d’usage de micro-ordinateur et d’internet (63), d’où l’importance d’engager des actions d’éducation au numérique dès le plus jeune âge (cf. supra).
En outre, si cette étude estimait que « le genre joue finalement assez peu sur l’usage d’internet », du moins s’agissant des types d’usages dans le cadre de l’enquête réalisée en 2013, les niveaux de diplôme et de revenus apparaissent comme des déterminants importants. Or, comme l’a souligné la secrétaire d’État chargée du numérique, Mme Axelle Lemaire, lors de son audition par la délégation (64), « les femmes sont plus touchées par la précarité ».
PROPORTION D’INTERNAUTES EN FONCTION DU NIVEAU DE VIE EN 2014
(en pourcentage)
Champ : ensemble de la population de 12 ans et plus.
Source : graphique réalisé par les données présentées dans le rapport précité du CREDOC (novembre 2014)
Il est donc primordial, en termes de justice sociale, mais aussi d’égalité des sexes, de lutter résolument contre la précarité des femmes et la fracture numérique, dans la mesure où les femmes sont plus souvent en situation de précarité, voire d’isolement – s’agissant notamment des familles monoparentales ou des retraitées– afin qu’elles puissent pleinement saisir les opportunités liées au développement du numérique. C’est d’autant plus nécessaire que l’accès au cyberespace représente un instrument important en termes de visibilité dans l’espace public, d’émancipation et d’aide à l’articulation des temps de vie, en particulier pour les femmes.
2. Des enjeux majeurs en termes de visibilité dans l’espace public et pour faciliter la carrière des femmes et l’articulation des temps de vie
Comme l’a souligné la directrice du Centre Hubertine Auclert (65), « le cyberspace est un formidable espace d’émancipation pour les femmes comme pour les hommes ; il sert de support à de nouveaux modes de mobilisation et d’expression ; il est source d’une extraordinaire créativité, presque sans limite ; il constitue aussi un espace de travail, où se développent toutes sortes de nouveaux métiers ». Concernant plus particulièrement les femmes, et pour faire progresser l’égalité réelle, leur présence dans le cyberespace est essentielle à double titre.
● Un enjeu de visibilité dans la vie sociale, économique et politique : le digital comme outil pour conforter la présence des femmes dans l’espace public
Pour mieux situer les avantages potentiels liés à la diffusion du numérique, il convient de rappeler certains enjeux contemporains, voire inquiétudes, concernant la place femmes dans l’espace public.
S’agissant tout d’abord des médias, les femmes ne représentent encore qu’environ 20 % des expert.e.s invité.e.s (66). En outre, comme l’avait souligné un rapport de la Commission sur l’image des femmes dans les médias, paru en 2008, « les femmes demeurent souvent invisibles ou secondaires », en dépit de certaines avancées. Cette étude, dont Mme Brigitte Grésy était la rapporteure, évoquait ainsi une infériorité numérique tous médias confondus et, d’un point de vue qualitatif, « un statut de seconde zone » et un conformisme général qui perpétue les stéréotypes de genre et l’assignation à un modèle unique, avec une normalité du corps et du sexe qui joue comme normativité. Par exemple, dans la presse féminine, 85 % des femmes avaient moins de 25 ans, 93 % étaient minces et 50 % blondes. Cette analyse reste largement d’actualité.
Les résultats du baromètre 2015 de la diversité concernant l’équilibre homme/femme, publiés par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) le 3 décembre 2015, montrent que 37 % seulement des personnes dans l’information, les fictions, les documentaires et magazines sont des femmes, alors qu’elles représentent 52 % de la population française.
Des inquiétudes se sont par ailleurs exprimées sur la place des femmes dans l’espace public, s’agissant notamment des transports et de l’urbanisme. En effet, comme l’a souligné avec force la secrétaire d’État aux droits des femmes, Mme Pascale Boistard, le harcèlement et les violences sexistes auxquels les femmes doivent faire face dans l’espace public sont massifs, et ces violences qui veulent imposer l’idée que les femmes, à certaines heures ou dans certains lieux, n’ont pas leur place dans l’espace public. Par ailleurs, les aménagements urbains sont souvent pensés par des hommes et pour des hommes. Il est donc essentiel d’associer les femmes aux décisions pour que les villes soient pensées pour elles aussi, à travers par exemple les « marches exploratoires ». La rapporteure salue à cet égard les différentes initiatives engagées en 2015 par le Gouvernement pour lutter contre les comportements sexistes et les harcèlements dans les transports, et au-delà agir pour l’égal accès des femmes et des hommes à l’espace public.
Au regard de ces enjeux, le développement d’internet et des technologies numériques a tout d’abord permis l’élargissement considérable du champ de l’espace public, mais aussi d’introduire des modes d’expression sensiblement différents. Évoquant les vertus démocratiques de l’internet, le sociologue Dominique Cardon (67) souligne à cet égard l’« égalité radicale des internautes » et la production de solidarités nouvelles. En effet, selon celui-ci, « internet manifeste au plus haut point la ˝ présupposition d’égalitéˮ que vise l’idéal démocratique lorsqu’il revendique, contre tout partage, ˝ la part des sans-parts ˮ dans l’espace de la parole publique (…) La présupposition d’égalité sur Internet – à cet égard Wikipédia constitue une figure exemplaire – vise à n’évaluer et à ne hiérarchiser les personnes qu’à partir de ce qu’elles font, produisent et disent, et non à partir de ce qu’elles sont ».
Autrement dit, dans cet espace public virtuel, les femmes ont la possibilité d’agir et de défendre des points de vue (par exemple sur des blogs, tweets, ou via du « e-militantisme » politique ou associatif), sans être nécessairement renvoyées, comme c’est trop souvent le cas dans d’autres espaces publics, à leur apparence ou au rôle social qui leur est assigné, parce que femmes.
Internet peut aussi contribuer, encore plus directement, à la visibilité des femmes dans la vie économique, sociale et politique, comme l’illustre l’annuaire des femmes expertes lancé en 2015 avec Radio France et France télévisions.
Le premier annuaire gratuit, 100 % numérique, de toutes les femmes expertes en France lancé en juin 2015 par Egalis, Radio France et France Télévisions
Le projet « expertes.eu » a été lancé par le groupe Egalis, agence de formation et de conseil spécialiste de l’égalité, Radio France et France Télévisions. Il a pour objectif de participer à la visibilité des femmes dans l’espace public et les médias. Il recense plus de 1 550 expertes sur 300 thématiques et 27 000 mots clés. C’est le premier annuaire gratuit, 100 % numérique, de toutes les femmes expertes en France. Alors que seulement 20 % des expert.e.s invité.e.s dans les médias sont des femmes, le site « expertes.eu » propose une base de données unique de femmes chercheuses, cheffes d’entreprises, présidentes d’associations ou responsables d’institutions.
Le site est animé par un comité de pilotage composé du groupe Egalis, de Marie-Françoise Colombani de Radio France, de France Télévisions et des militantes de « Prenons la une ». Il recense trois profils d’expertes : les expertes « métier » (spécialistes de tous secteurs professionnels, tels que la santé, la justice, etc., ayant publié au moins un ouvrage ou un article en lien avec leur activité professionnelle) ; les exertes « recherche » (universitaires et chercheuses ayant publié dans une revue scientifique à comité de lecture) ; les expertes « société civile » (femmes exerçant une responsabilité exécutive dans une association, un syndicat ou une institution).
Source : site internet « expertes.eu »
D’autres initiatives dans ce sens ont également été évoquées lors des travaux de la délégation, tels que le tumblr (68) « Invisibilisées », lancé par le collectif Georgette Sand pour redonner de la visibilité à des femmes oubliées de la mémoire collective. La présidente de la commission « Femmes du numérique » du SYNTEC, par ailleurs directrice générale d’Econocom France, Mme Véronique Di Benedetto, a également évoqué lors de son audition le « prix de la femme entrepreneure [qui] vient accroître la visibilité des femmes qui mènent de front plusieurs vies dans la même journée ».
● Un enjeu important pour aider les femmes à mener leur carrière, faciliter l’articulation des temps de vie, voire soutenir la coparentalité.
Les technologies digitales peuvent tout d’abord faciliter la recherche d’un emploi ou l’accès à la formation, notamment pour les mères seules ou en congé parental, à travers le développement des formations en ligne ouvertes à tous (FLOT) et du e-learning, comme l’illustre l’exemple ci-dessous.
E-learning pour maman active : une expérimentation lancée dans le Nord-Pas-de-Calais dans le cadre des territoires d’excellence pour l’égalité professionnelle
« Être maman et créer son entreprise, rien d’incompatible ! Pourtant les idées fausses vont bon train, prétendant notamment qu’il serait difficile d’effectuer des démarches entrepreneuriales tout en s’occupant de sa famille. Pour aider les femmes à concilier vie personnelle et projet professionnel, Inncomm propose des modules de sensibilisation en e-learning : les stages se font en visio-conférences, les évaluations se remplissent en ligne… de chez soi ! L’idée est à la fois de dissiper les préjugés qui planent sur la création d’activité – elle n’est pas réservée aux hommes ! – et d’encourager les femmes en congé parental à "oser" franchir le pas. Le programme se déroule en deux étapes : la création d’entreprise en tant que telle et l’approfondissement d’un projet personnel. Loin d’être jetées dans l’arène, les femmes sont accompagnées tout au long de la formation, avec des échéances pour garder la motivation. »
Source : ministère des droits des femmes, dossier de presse sur les « territoires d’excellence professionnelle » (expérimentations menées dans une douzaine de régions volontaires), octobre 2013
En outre, ces technologies peuvent aider les femmes en emploi à progresser dans leur carrière professionnelle, à travers par exemple les réseaux de femmes dans certains secteurs d’activité, le e-coaching pour femmes managers ou encore des applications mobiles sur smartphones, telles que l’appli « Leadership », présentée par la ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports, en avril 2014.
« Leadership pour Elles » : l’appli pratique et gratuite pour aider les femmes à progresser dans leur carrière, présentée par Mme Najat Vallaud-Belkacem en 2014
« À l’occasion de la journée de l’égalité salariale, le ministère des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports, présente un outil inédit, pratique et gratuit pour aider les femmes à progresser dans leur carrière : l’application pour téléphone mobile et tablette "Leadership pour Elles". Savez-vous en effet que les différences de confiance en soi entre femmes et hommes peuvent expliquer jusqu’à 4,5 des 25 points de l’écart salarial ? Toutes les études sont concordantes. L’une d’elles montre que les hommes sont 9 fois plus enclins à demander une augmentation de salaire que les femmes.
Ces chiffres étonnants, peu connus, appellent des réponses adaptées aux phénomènes d’autocensure au féminin. Pour mieux encourager les femmes à s’affirmer et à construire leur parcours professionnel, le ministère des droits des femmes, avec l’aide de l’APEC et de l’AGEFOS PME, a choisi d’innover. « C’est sur la confiance qu’il faut agir, en donnant à toutes les femmes des outils qui étaient jusqu’à présent l’apanage des cadres supérieurs appartenant à des réseaux de grandes écoles », a expliqué Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes dans une interview au Parisien. À cet égard, précise Najat Vallaud-Belkacem, l’application fournit « des conseils simples efficaces, détaillés et gratuits » afin de « provoquer une prise de conscience ». « C’est du coaching pour toutes », a-t-elle ajouté.
L’application " Leadership pour Elles " est un outil efficace, facile et ludique. Il s’ouvre sur un quiz d’auto-évaluation qui interroge l’utilisatrice sur son comportement, sa posture en milieu professionnel. À l’issue de cette évaluation, l’application propose information, sensibilisation et conseils d’expertes pour prendre la parole en public, booster carrière et salaire, cultiver ses réseaux et entreprendre. Construite avec les experts des réseaux féminins d’entreprise, l’application permet d’avancer à son rythme et de partager ses progrès et découvertes. Sans exclusive, elle est évidemment aussi accessible aux hommes. Cette application peut être téléchargée sur l’Apple Store ou sur le magasin Google Play. »
Source : ministère des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports (communiqué du 7 avril 2014)
De façon plus indirecte, ces technologies peuvent aussi favoriser l’insertion professionnelle et la carrière des femmes, et donc leur émancipation, en contribuant notamment à remettre en cause la culture du présentéisme en milieu professionnel. Le numérique peut apporter plus de souplesse aux salarié.e.s dans la gestion des tâches liées à l’exercice des responsabilités parentales, pour faciliter l’articulation des temps de vie, et peut être l’occasion de redéfinir un partage plus équitable des tâches domestiques et des responsabilités familiales.
Il convient à cet égard de rappeler que les femmes continuent d’effectuer la majorité des tâches ménagères et parentales – respectivement 71 % et 65 % en 2010, selon une étude de l’Insee publiée en octobre 2015 (69). Or cela peut peser sur leur activité professionnelle et se traduire par des journées de travail plus courtes et des interruptions de carrière, mais aussi des inégalités de salaire.
De ce point de vue, les pères, y compris lorsqu’ils exercent des postes à responsabilités ou ont des horaires atypiques, ont désormais la possibilité de s’investir davantage dans les tâches domestiques et l’éducation de leurs enfants et entre autres :
– de travailler à distance à son domicile, au moins pour certaines professions, et donc de pouvoir partir plus tôt un soir pour assister à une réunion à l’école ou lorsqu’un enfant est malade ;
– de se connecter sur Skype ou Face time, le soir ou pendant des déplacements professionnels, pour communiquer avec ses enfants, faire réciter les devoirs du soir, etc., ou encore de procéder à des achats en ligne pour les courses alimentaires, vêtements pour les enfants, etc. ;
– d’assurer à distance certaines des démarches administratives liées à la parentalité, avec en particulier le développement de téléservices (site internet) pour les déclarations Paje Emploi en cas de recours à un.e assistant.e maternel.le ou garde d’enfant à domicile, ou pour les demandes d’inscription aux activités périscolaires, études et garderies du soir, cantines, conservatoires, centres aérés, etc., du moins lorsque les municipalités ont mis en place ce type de service en ligne. Dans d’autres villes, ces démarches, nombreuses au cours de l’année, nécessitent de venir déposer des formulaires papiers, et le cas échéant d’arriver plus tard à son travail, voire de poser une journée.
À cet égard, la rapporteure salue, plus généralement, les actions volontaristes engagées sous cette législature en matière de simplification des démarches pour les particuliers, par exemple pour demander une bourse pour son enfant par voie dématérialisée ou pour ne plus avoir à déclarer deux fois ses ressources pour demander une prestation familiale.
Selon l’enquête précitée du CREDOC, 42 % des hommes et 42 % des femmes estimaient ainsi en 2013 que l’usage des nouvelles technologies pour des besoins professionnels en dehors de leurs horaires de travail habituels leur permettaient de mieux concilier vie professionnelle et vie privée. Cependant, une proportion significative estimait à l’inverse que cela empiétait trop sur leur vie privée (41 % des hommes et 39 % des femmes).
Il convient en effet d’être vigilant quant aux risques d’envahissement de la vie privée par la sphère professionnelle, du fait des facilités offertes par les technologies digitales, et de souligner la nécessité d’un droit à la déconnexion, évoqué dans le rapport de M. Bruno Mettling (septembre 2015) sur la transformation numérique et la vie au travail (70), comme l’a rappelé M. Ludovic Guilcher, directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange, lors de son audition par la délégation.
B. UN APPORT IMPORTANT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES AU MILITANTISME POUR L’ÉGALITÉ DES SEXES : LE « FÉMINISME 2.0 »
« Le numérique peut être un outil puissant pour défendre le droit des femmes », comme l’a souligné Mme Aurélie Latourès, chargée d’études à l’Observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF), du Centre Hubertine Auclert, lors de son audition par la délégation (71).
La révolution numérique a en effet permis de rénover profondément les formes du combat pour l’égalité femmes-hommes à travers, d’une part, une audience démultipliée et de nouveaux modes d’action cyberféministes (1), mais aussi l’apparition d’outils technologiques au service de l’égalité et de la mixité, tels que les applis mobiles, MOOC/FLOT, open data ou « hackathons » (2).
1. Une audience démultipliée et de nouveaux modes d’action et de mobilisation cyberféministes
De nouveaux modes d’expression collective et de mobilisation sont apparus, en particulier via les réseaux sociaux. Le numérique permet en effet de créer des liens, de s’informer en temps réel, d’organiser à distance des événements comme des mobilisations à distance, de toucher des centaines, voire des milliers de personnes en des laps de temps très réduits. On observe ainsi l’émergence de nouveaux modèles d’engagement citoyen, en dehors des cadres traditionnels, et de façon plus souple et participative. C’est en particulier le cas du « féminisme 2.0 » ou cyberactivisme féministe.
« Le féminisme 2.0 » : extrait d’un rapport récent de France Stratégie
« Internet renouvelle la démocratie par " l’égalité radicale des internautes, la visibilité extrême des subjectivités et la production de solidarités nouvelles " selon l’expression du sociologue Dominique Cardon. Pour certains observateurs dont Pierre Rosanvallon, l’engagement via internet peut être considéré comme une forme politique en soi. C’est leur côté spontané qui fait la force de ces mobilisations : pour les pouvoirs publics, il ne s’agit pas tant de les institutionnaliser que de changer le regard porté sur elles en prenant au sérieux l’implication des jeunes qu’elles suscitent et les effets qu’elles ont sur les agendas politique et médiatique.
Le " féminisme 2.0 ", par exemple, permet une organisation horizontale, ultra participative, et revendique un ancrage dans le réel, loin des idéologies parfois jugées surplombantes des associations instituées. Le collectif des "Georgette Sand", en dénonçant le marketing genré, a créé un Tumblr, une page Facebook, puis une pétition en ligne. Cette mobilisation a été à l’origine d’une enquête lancée par le ministère de l’Économie sur le marketing genré. Certaines causes ont pu trouver ou retrouver, par ce biais, des échos auprès de nouveaux publics. »
Source : France Stratégie, « Reconnaître, valoriser, encourager l’engagement des jeunes », rapport de Béligh Nabli et Marie-Cécile Naves, avec la collaboration d’Alice Karakachian (juin 2015)
De fait, les technologies digitales modifient les modes d’engagement des femmes, comme l’a fait observer la directrice du Centre Hubertine Auclert, Mme Clémence Pajot, en évoquant la conférence organisée le 15 octobre 2015 sur les cyberactivismes féministes à travers le monde (72).
Cyberactivisimes féministes : l’analyse de la directrice du Centre Hubertine Auclert
« Les technologies digitales modifient les modes d’engagement des femmes dans la vie publique. Les associations féministes ne sont pas à la traîne dans l’usage des outils numériques et des réseaux sociaux pour promouvoir leurs combats. Ils leur permettent de mieux communiquer en diffusant l’information de manière massive, comme en témoignent les actions menées par certaines blogueuses – citons entre autres celles de Olympe et le plafond de verre, Genre !, Crêpe Georgette – et la pratique des vidéos virales féministes – pensons dernièrement à la mobilisation contre le harcèlement de rue ou sur la « taxe tampon ». Biblia Pavard et Josiane Jouët ont montré à travers une analyse de sites comme la troisième vague de féministes s’est approprié ces outils. Pour les associations plus anciennes, Internet sert de prolongement à des modes de travail préexistants, principalement la diffusion de textes, tandis que les plus récentes l’utilisent de manière innovante, à travers la mise en valeur de photos et de vidéos alliée à une forte esthétisation et au recours à la viralité. Ces usages conduisent à accroître la visibilité de l’identité des groupes et des actions menées puisqu’elles s’affirment en ligne de manière permanente. Ils permettent de relayer très rapidement les informations, via les sites, Facebook ou Twitter, et amplifient la reprise de ces informations par la presse. Les Femen insistent ainsi sur le fait que les réseaux sociaux leur donnent une meilleure maîtrise des messages qu’elles portent, car elles peuvent contourner la façon dont les médias présentent leur groupe. Internet et les réseaux sociaux facilitent, par ailleurs, le recrutement de nouvelles militantes grâce aux adhésions en ligne – c’est le cas pour Osez le féminisme –, la collecte de fonds, la vente de kits – pensons aux barbes vendues par La Barbe – ou encore le site Thunderclap qui, sur le modèle des sites de financement participatif, récolte des contacts pour amplifier la diffusion de messages. Enfin, ces nouveaux outils favorisent la connexion entre mouvements et réseaux féministes à l’échelle nationale et internationale.
Deuxième constat : le cyberespace offre un espace préservé pour la libération de la parole des femmes. La parole est rendue plus visible lorsque l’espace est médiatisé ; elle peut aussi être sécurisée dans le cadre de groupes de discussion fermés. Léa Clermont-Dion a présenté le cas de la campagne canadienne sur les agressions non dénoncées. En réaction aux commentaires suscités par le licenciement de l’animateur Jian Gomeshi accusé d’agressions sexuelles, la journaliste Sue Montgomery a posté un tweet expliquant qu’elle-même avait été victime d’agressions sexuelles qu’elle n’avait jamais dénoncées et a créé le hashtag #BeenRapedNeverReported. Plus de deux cents femmes – dont la présidente du Conseil du statut de la femme, équivalent du HCEfh – ont par ce biais publiquement déclaré avoir été victimes d’agressions qu’elles n’avaient pas dénoncées et en vingt-quatre heures, huit millions de tweets ont repris ce hashtag. Cette campagne a eu un impact extraordinaire au Canada, où le féminisme avait tendance à être muselé depuis le massacre de l’école polytechnique. Léa Clermont-Dion a également montré comment dans son pays, les groupes et les forums de discussion fermés facilitaient la libération de la parole chez les femmes. (….)
Troisième constat : le cyberespace offre de nouveaux modes d’action. Nous en avons eu un premier exemple avec les actions menées par harassmap.org en Égypte présentées par Reem Wael. Ce site incite les gens à dénoncer tout acte de harcèlement ou toute agression, qu’ils en aient été victimes ou témoins, en les localisant sur une carte. (…). Autre exemple : les campagnes virales lancées par le site MachoLand, disponible en français et en farsi, qui ont pour objectif de dénoncer les manifestations du sexisme dans l’espace public, notamment à travers les publicités. L’une d’elles a permis de créer un débat autour de l’autorisation maritale à laquelle les joueuses de l’équipe de foot féminine d’Iran sont soumises pour quitter leur pays. Par ailleurs, il fournit un soutien technique aux femmes ayant besoin de sécuriser leur connexion lorsqu’elles sont traquées ou harcelées. Parmi ces nouveaux modes d’action, il faut compter aussi la performance artistique. L’artiste Angela Washko a ainsi pénétré l’univers du jeu World of Warcraft en se servant de son avatar pour poser des questions aux autres avatars sur le féminisme, échanges dont elle fait une captation vidéo qu’elle diffuse ensuite. Elle a également élaboré tout un travail autour de Roosh, harceleur bien connu aux États-Unis : elle a réussi à avoir un long entretien avec lui, l’a filmé puis diffusé pour mieux déconstruire son discours et dénoncer ses agissements. Le cyberespace permet également de rendre les femmes visibles. Je citerai à nouveau le tumblr "Invisibilisées " (…) ».
Source : compte rendu de l’audition de Mme Clémence Pajot, directrice du Centre Hubertine Auclert (3 novembre 2015)
En effet, la diffusion du numérique permet de renouveler profondément les formes du combat pour l’égalité femmes-hommes, comme l’a aussi souligné l’étude précitée de la Fondation Jean Jaurès (73). Elle permet en particulier un élargissement considérable de l’audience, y compris pour des associations ou personnes qui ne disposent que de faibles revenus, puisque d’un clic sur un smartphone, il est possible d’envoyer en quelques secondes un message à un très large public. De nouveaux modes action, très réactifs et souvent créatifs, sont aussi apparus tels que les pétitions en ligne et campagnes virales, sur internet et les réseaux sociaux.
Pétitions en ligne et campagnes virales : exemples récents de mobilisations féministes
– Sur le marketing genré (un même produit aura un packaging différent pour les hommes et pour les femmes, et sera souvent facturé plus cher dans sa version « féminine »), une campagne a été lancée par le collectif Georgette Sand, avec notamment un tumblr, une page facebook, une pétition en ligne (sur la plate-forme change.org, et qui a reçu plus de 50 000 soutiens). Sur les réseaux sociaux, le mot d’ordre de cette mobilisation a été lancé avec le hashtag (mot-clé) #womantax. Suite à ces actions, une enquête a été confiée à la DGCCRF par les ministres concerné.e.s et un amendement à la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (dite « loi Macron ») a également été adopté par le Parlement (74), à l’initative de la présidente Catherine Coutelle.
– D’autres mobilisations ont été organisées sur internet et les réseaux sociaux, concernant les touchers vaginaux non consentis en milieu hospitalier, la fresque d’une salle de garde de jeunes internes au CHU de Clermont Ferrand qui avait suscité de vives réactions, la reconnaissance légale du féminicide, avec l’association Osez le féminisme, l’adoption de dispositions susceptibles de limiter l’accès à l’IVG en Espagne, certaines publicités sexistes, la composition des tampons (une pétition en ligne ayant reçu plus de 150 000 soutiens, et à la suite de laquelle la ministre Marisol Touraine a adressé un courrier à l’initiatrice de celle-ci apportant des précisions sur différents points), etc.. Des tumblr ont aussi été créés sur le harcèlement de rue, avec des phtographies et témoignages édifiants, afin de libérer la parole des victimes.
– La TVA applicable aux tampons et protections périodiques a fait l’objet notamment d’une pétition en ligne, à l’iniative de Georgette Sand (pétition aux ministres concerné.e.s sur la plateforme « change.org », ayant reçu près de 30 000 signatures), et d’un appel à la mobilisation avec le hastag #taxetampon, en France mais aussi à l’étranger (en Grande-Bretagne notamment). Suite à l’intitiative de la présidente Catherine Coutelle, un amendement au projet de loi de finances pour 2016 avait été adopté par le Sénat sur ce point en première lecture, en novembre 2015, et l’Assemblée nationale a maintenu ces dispositions en nouvelle lecture, le 11 décembre 2015.
– Des intiatives fortes ont également prises par les pouvoirs publics, avec la campagne de mobilisation sur internet en septembre 2015 sur le droit à l’avortement (« #IVGcestmondroit ») et sur les harcèlements et violences sexistes dans les transports.
En outre, les technologies digitales permettent d’élargir significativement le cercle des activistes potentiels. Une femme ou un homme élevant seul.e son enfant pouvait par exemple avoir des difficultés pour rejoindre une association militant pour l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations, car cela peut supposer de se rendre à des réunions ou manifestations le soir ou le week-end. Sur internet, en revanche, il est possible, dès lors que l’on dispose d’un ordinateur personnel, d’une tablette ou d’un smartphone, de défendre des convictions féministes d’un simple clic, en signant une pétition en ligne ou bien encore par un tweet ou message sur Facebook pour relayer des vidéos virales ou signaler des tumblr, voire des appels à des boycotts, suite à des publicités sexistes.
Ces modes d’action concourent, plus globalement, à renforcer la démocratie participative. En politique, on observe d’ailleurs également la mutation des formes d’engagements, avec l’importance croissante des « e-militants ».
Au-delà de la société civile, les pouvoirs publics ont également saisi toute l’importance d’utiliser internet pour promouvoir les droits des femmes. En 2013, le gouvernement a ainsi lancé un site sur l’IVG visant à donner aux femmes une information fiable et claire et à combattre les messages fallacieux diffusés par des mouvements réactionnaires (75). Une campagne de mobilisation en ligne a aussi été lancée en septembre 2015 sur l’IVG et le droit des femmes à disposer librement de leur corps, et un dispositif digital mis en place afin que chacun puisse affirmer haut et fort son soutien à ce droit fondamental. Grâce au hashtag « #IVGcestmondroit », il était possible de participer à la campagne et de lutter contre les idées reçues sur les réseaux sociaux, par des témoignages, des écrits ou la publication de photos. Une décalcomanie « Mon corps m’appartient » a aussi été créée pour l’occasion, les internautes ayant été invité.e.s à apporter leur contribution en postant des photos sur Facebook, Twitter et Instagram.
2. Des instruments technologiques au service de l’égalité femmes-hommes (open data, hackathon, applis mobiles, crowdfunding, MOOC..)
De nouveaux outils technologiques ont aussi contribué à rénover les moyens d’action en faveur de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes et de la mixité professionnelle, comme en témoignent les quatre exemples suivants.
● L’open data, un instrument pour rendre plus visibles les inégalités
L’open data désigne l’ouverture et le partage de données par leur mise en ligne dans des formats ouverts, en autorisant la réutilisation libre et gratuite par toute personne. Les données ouvertes peuvent être utilisées par une organisation publique ou privée, pour des fins différentes de celles ayant motivé la création des données (76). Les modalités de mise à disposition doivent respecter le principe de la plus grande liberté de réutilisation des données publiques, en évitant le plus possible les contraintes d’ordre technique, financier, juridique ou autre. Autrement dit, il s’agit de toute donnée mise à libre disposition via l’espace numérique, ce que le présent projet de loi vise à développer (cf. infra).
En 2013, le Centre Hubertine Auclert, centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes, a organisé une conférence sur le thème : « L’open data au service de l’égalité femmes-hommes ». Comme l’a précisé Mme Clémence Pajot, directrice du Centre Hubertine Auclert, l’objectif principal était de cerner les opportunités que ces données offrent pour combattre les inégalités entre femmes et hommes. « Premier avantage, elles permettent de rendre visibles les inégalités à travers l’analyse des données sexuées. Par ailleurs, elles fournissent aux associations un moyen d’accéder à de nombreuses informations utiles. Nous avons ainsi pu trouver la liste de tous les lycées d’Île-de-France sous format Excel sur l’open data de la région Île-de-France. Je soulignerai que cette région est exemplaire en la matière : elle publie de plus en plus de données sur son site data.iledefrance.fr. Cependant, il reste encore à former les citoyennes et les citoyens à l’usage et à l’analyse de ces données, certains fichiers restant très difficiles à interpréter. Connaître, c’est pouvoir dénoncer. »
Les données libérées peuvent aussi être utilisées pour créer des applications et des outils internet et, dans ce sens, les « hackathons » constituent un « formidable outil pour rendre visibles ces informations et les partager ».
● Les hackathons et applications au service de l’égalité et de la mixité
Les hackathons (contraction de « hack » et de « marathon ») sont des évènements où des développeur.se.s et des innovateur.trice.s se réunissent, autour d’un objectif défini, pour faire de la programmation informatique collaborative sur plusieurs jours. Sur la période récente, un hackathon a par exemple été organisé à l’Élysée en septembre 2015.
Ces évènements peuvent concourir au déploiement d’outils et d’applications en faveur de l’égalité des sexes. En France, un hackaton « Women innovation » a ainsi été organisé en octobre 2015, en présence notamment de la présidente de la CNIL, de Mme Brigitte Grésy, présidente du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP), et sous le haut patronage de la secrétaire d’État aux droits des femmes, Mme Pascale Boistard. Plusieurs applications concrètes ont ainsi été primés. Association féministe, le Laboratoire de l’égalité y a d’ailleurs participé, avec un projet de développement d'une application numérique sur la mixité des métiers, et un autre sur le « anti-hacking de site féministe ».
Un « hackathon » organisé à Paris en octobre 2015 pour concevoir des applications en faveur de l’égalité femmes-hommes et de la mixité
● Le collectif WHAT (Women Hackers Action Tank) – qui réunit des salarié.e.s, entrepreneur.e.s, académiques, associations, réseaux adhérents à titre individuel ou représentant leur organisation – annonce le lancement du premier Hackathon Women Innovation, les 12 et 13 octobre 2015 à Paris. En amont du Women’s Forum de Deauville, cet événement ouvert à toutes et tous, a pour objectif de construire des projets innovants et concrets favorisant la mixité et l’égalité homme-femme.
Grâce aux technologies numériques (big data, développement d’applis, d’objets connectés, nudge, etc.) et à des méthodes de travail innovantes : en intelligence collective, avec des profils variés, en mode a-hiérarchique et agile. « Travailler à la juste place des femmes dans la société et l’entreprise d’aujourd’hui, en utilisant des méthodes agiles et les technologies du numérique, ça vous dit ? Le monde change : mixité des métiers, mixité du pouvoir, la parité est porteuse de progrès économique et social. Servons-nous du numérique pour booster ces évolutions ».
Le Hackathon Women Innovation a réuni des hommes et des femmes de profils et de compétences variés pour développer, par équipes, en 48 heures, des applications concrètes. Ces équipes de 5 à 6 profils divers (développeur, designer, marketeur, juriste, porteur d’idées…) devaient réaliser, dans un temps contraint, un prototype, un site ou toute autre forme qui donneront vie aux idées émergentes.
● Les projets primés en faveur de l’égalité et de la mixité : quelques exemples
– « Elles Inspirent » : la plateforme qui met en relation les jeunes avec une communauté de professionnelles mobilisées pour l’orientation scolaire et professionnelle (des témoignages de femmes qui travaillent, entreprennent et réussissent ; un parcours en ligne d’accompagnement à l’orientation ; des rencontres entre jeunes et professionnelles).
– « Data Viz » : une visualisation des données issues des rapports RSE (responsabilité sociale de l’entreprises) pour partager les données liées à la diversité.
– « Partager et recevoir » : favoriser le don et le lien social au service des femmes SDF.
– « It Counts » : une appli qui compte les ratios femmes-hommes via crowdsourcing à l’échelle internationale, pour prendre conscience du manque de parité grâce à des modules de data visualisation, rendre l’analyse des données accessible, repérer et promouvoir les bonnes pratiques. Flora Vincent du Collectif WaxScience, raconte la genèse de It Counts. « Comme tout le monde, je sais qu’il existe une différence homme-femme dans les salaires, les postes à responsabilité. Mais la vraie prise de conscience a commencé quand je me suis mise à compter. »
– « Geekette - The new Glamour » : un site pour donner envie aux femmes de devenir geek. Comme le souligne Brigitte Grésy, faisant référence au roman de Stieg Larsson, « pour une Lisbeth Salander, combien de geeks hommes? Le numérique cumule les 3 S : super en croissance, super innovant, super lucratif. Il est crucial de rétablir la mixité dans le numérique.»
– « Raiponce – 365 Réponses » : 365 réponses pour répondre avec humour aux remarques sexistes. Lou Hamonic raconte : « C’est le fruit d’une expérience personnelle : en salle de réunion, une attente prolongée, je finis par demander : " qu’est-ce qu’on attend pour commencer ? – Nous attendons le directeur de l’informatique ! – Eh bien, c’est moi ! On peut commencer maintenant ". Beaucoup de femmes ont vécu ce moment très désagréable ». Elles pourront le poster désormais sur 365 Raiponce, et trouver collectivement la bonne réponse, avec humour.
Différents lots ont été offerts aux lauréat.e.s : présentation de leur projet au Women’s Forum, séances de coachings d’entreprises sponsors, dotations, objets connectés, etc.
Source : site internet du collectif WHAT (octobre 2015)
● Les MOOC ou FLOT (formations en ligne ouvertes à tous)
Comme évoqué précédemment, les formations en ligne peuvent contribuer à favoriser l’accès des femmes à la formation professionnelle, notamment des mères, mais aussi, plus spécifiquement, à promouvoir l’égalité femmes-hommes.
Ainsi, la secrétaire d’État chargée des droits des femmes, Mme Pascale Boistard, a inauguré en juin 2015 le premier MOOC (massive open online course) consacré à ce thème, intitulé « Être en responsabilité demain : se former à l’égalité femmes-hommes », de niveau licence et gratuit. Il s’adresse à tout.e étudiant.e, et plus largement à toute personne intéressée par le sujet, à travers plusieurs thèmes (éducation, stéréotypes, orientation, parité et mixité des filières et des métiers, sexisme ordinaire, harcèlement et violences faites aux femmes, responsabilité et vie citoyenne). Les associations Femmes et maths, Femmes et Sciences, Femmes ingénieurs, Réussir l’égalité femmes-hommes, ont collaboré à la création de ce FLOT, sous l’égide de la Conférence des grandes écoles.
● Des financements participatifs (crowdfunding) en faveur de l’émancipation des femmes
À cet égard, il convient saluer l’association Women's World Wide Web, première plateforme européenne de financement participatif entièrement dédiée à l’émancipation des femmes et des filles partout dans le monde. Alliant numérique et humanitaire, « W4.org », lancée en France début 2012, est une plateforme dédiée au financement de projets innovants. Il permet ainsi à des investisseurs (particuliers, entreprises, organisations) de soutenir des initiatives locales dans des secteurs variés tels que l’éducation, la santé maternelle et infantile, la microfinance, la formation professionnelle, l'entrepreneuriat, et plus particulièrement l’accès aux nouvelles technologies. Si l’Afrique et l'Asie concentrent une majorité des projets, W4 permet aussi aux internautes de soutenir des actions en Amérique du Nord et en Europe.
Le crowdfunding pour l’émancipation des femmes et des filles : l’exemple de la plateforme W4 – Women’s WorldWide Web
● Les objectifs
W4 est une plateforme de crowdfunding (financement participatif, cf. définition dans l’annexe n° 2 du présent rapport) pour l’émancipation des femmes et des filles dans le monde, à la ville et à la campagne, dans les pays émergents et dans les pays développés. Exploitant le pouvoir des technologies digitales, W4 apporte un soutien essentiel – à la fois monétaire et non monétaire – à des projets de terrain œuvrant pour la protection des droits fondamentaux des femmes et des jeunes filles et la promotion de leur autonomie. Il s’agit ainsi d’assurer aux femmes et aux jeunes filles du monde entier l’accès à l’éducation, la santé, à des moyens de subsistances durables, à l’exercice de leurs droits et à une participation à la vie politique, ce qui profite non seulement aux femmes et aux jeunes filles, mais aussi à leur famille et à leur communauté. W4 lutte également pour que chaque femme et chaque jeune fille à travers le monde ait les mêmes opportunités d’accès aux nouvelles technologies, et à leur potentiel de développement.
● Quelques exemples de projets
« Soutenir la publication d’un magazine écrit par et pour des femmes afghanes », (projet lancé en janvier 2015 avec un objectif de 3 200 €, aujourd’hui financé à 87 % par une trentaine de contributeurs), « Formation informatique pour des jeunes filles des zones rurales en Ouganda » (projet lancé en mai 2014, avec objectif de 8 000 €, qui a pu être financé à 107 % grâce à 23 contributeurs), « Protéger des jeunes femmes massaïes de l’excision », etc.
● Les TIC pour l’émancipation des femmes
« Les nouvelles technologies du numérique et du mobile et l’Internet ont un potentiel énorme pour l’émancipation des femmes : ils fournissent aux femmes des opportunités de trouver et de partager de l’information, d’avoir accès à des services d’éducation et de santé, de générer des revenus, d’interagir, de collaborer, de communiquer, et de faire entendre leur voix. Cependant, un manque d’accès aux technologies, de connaissances techniques, d’autonomie et d’infrastructures adéquates – souvent en conjonction avec le coût élevé de la connectivité – empêchent de nombreuses femmes de tirer un plein bénéfice de l’utilisation des technologies numériques et mobiles et de l’Internet. Aujourd’hui, dans le monde, les femmes ont 21 % moins de chances de posséder un téléphone mobile que les hommes.
Grâce aux technologies de l’information et de la communication, de plus en plus de femmes sont connectées – ce qui peut générer d’énormes bénéfices pour le développement social et économique. Par exemple, les pays en développement pourraient voir leur PIB augmenté de 13 à 18 milliards de dollars américains en doublant le nombre de femmes et de filles connectées à Internet (Rapport “Women and the Web” d’Intel, 2012). »
W4 soutient ainsi des initiatives diverses concernant les services bancaires ou de santé en ligne, la formation ainsi que l’accès à la technologie et aux opportunités de formation. Afin de tirer tout le bénéfice des nouvelles technologies pour les femmes et les filles, il faut d’abord leur ouvrir l’accès aux outils numériques les plus récents en augmentant leur pénétration et en diminuant leur coût, en équipant par exemple des bibliothèques scolaires en ordinateurs connectés à Internet. Ensuite, il faut les former à utiliser efficacement ces technologies afin qu’elles puissent en ressentir les effets transformateurs.
D’autres exemples d’applications concrètes ont été évoqués au cours des travaux de la délégation, telles que certains tumblr ou encore le site harassmap.org en Égypte, pour inciter à dénoncer tout acte de harcèlement ou toute agression, que l’on en ait été victime ou témoins, en les localisant sur une carte. Les informations récoltées permettent de faire des recherches et de publier des données, et les analyses conduisent à aller à l’encontre des idées reçues et à dénoncer les stéréotypes, en montrant par exemple qu’une femme intégralement voilée peut elle aussi être violée (77).
II. DES RISQUES À PRÉVENIR : L’UTILISATION D’INTERNET CONTRE LES FEMMES AVEC LE DÉVELOPPEMENT DES CYBERVIOLENCES
Interroger les usages du numérique sous le prisme du genre conduit par ailleurs à prendre conscience des risques liés au développement du cybersexisme et des cyberviolences, dont les conséquences sont parfois dramatiques pour les victimes, et en particulier les femmes et les jeunes filles (A), même si plusieurs avancées sont intervenues dans ce domaine depuis 2012 (B).
A. UN ESSOR PRÉOCCUPANT DU CYBERSEXISME ET DES CYBER-VIOLENCES À L’ENCONTRE DES FEMMES ET DES JEUNES FILLES
La « cyberviolence » se définit comme un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe aux moyens de médias numériques à l’encontre d’une ou plusieurs victimes. Concernant le « cybersexisme », il s’agit de l’ensemble de comportements et propos sexistes via les outils numériques, tels que les smartphones, sites internet, réseaux sociaux ou jeux vidéo en ligne, comme l’a précisé lors de son audition Mme Aurélie Latourès, chargée d’étude à l’ORVF, en soulignant que « les outils numériques n’ont pas fait apparaître de nouveaux comportements mais ils leur ont donné une nouvelle visibilité et des moyens pour se renforcer ».
Ces violences peuvent prendre des formes variées et présentent des spécificités propres (1), notamment la diffusion instantanée à un très large public et le sentiment d’impunité lié à la distance et à l’anonymat. C’est aussi pourquoi elles peuvent avoir de très lourdes répercussions pour les victimes, le plus souvent des femmes et des jeunes filles s’agissant des violences sexistes et sexuelles (2). C’est en particulier le cas des « vengeances pornographiques », à l’égard desquelles le cadre normatif actuel présente plusieurs limites (3).
1. Un phénomène protéiforme et singulier : les caractéristiques particulières de la violence en ligne
Le numérique est une chance pour les femmes, mais aussi un espace de diffusion du sexisme et de violence, via l’usage de sites, courriels, SMS, jeux en ligne ou réseaux sociaux, tels que twitter, facebook, snapchat, instagram (78), etc.
● Un phénomène protéiforme
Les cyberviolences peuvent prendre de multiples formes, qu’il s’agisse de violences ponctuelles (insultes, humiliation, intimidation) ou répétées, relevant du harcèlement, et qui peuvent d’ailleurs prolonger ou amplifier d’autres formes de violence physique ou psychologique.
Parmi les cyberviolences, on peut distinguer les violences sexistes et sexuelles, qui prennent différentes formes via les outils numériques, comme l’a précisé Mme Aurélie Latourès, chargée d’études au Centre Hubertine Auclert. Il peut s’agir d’avances ou commentaires inopportuns, SMS à caractère sexuel (sexting) non consentis, ou encore d’agressions et de harcèlements, sous forme d’insultes, d’intimidations ou de commentaires humiliants, portant sur l’apparence, la tenue, le comportement amoureux ou la sexualité supposée des filles (cf. l’encadré ci-après sur l’« intimidation des salopes »), mais aussi des garçons qui ne se conforment pas à des normes de virilité hétérosexuelle.
Ces violences sexistes et sexuelles peuvent aussi s’exercer par la diffusion d’images via le compte Facebook ou le téléphone portable d’une personne à son insu – procédé qui s’assimile dès lors à une usurpation d’identité – , d’images intimes prises à l’insu de jeunes filles, notamment dans des sanitaires ou des vestiaires, et diffusées dans un établissement scolaire, voire même de chantage en vue d’un acte sexuel. Les images ou vidéos ont parfois été prises dans le cadre intime d’une relation amoureuse ou amicale et sont ensuite diffusées, voire commentées, à l’occasion d’une rupture, par vengeance, désir d’humilier et de blesser. On parle alors de « vengeances pornographiques » ou revenge porn (cf. infra).
Au cours des travaux de la délégation, les « vidéo-lynchages » ont aussi été évoqués, c’est-à-dire des actes de violence provoqués, filmés et diffusés (un terme à préférer à celui, qui peut paraître plus anodin, de happy slapping).
Cybersexisme et « intimidation des salopes » (slut shaming)
« Le cybersexisme englobe et prolonge également le slut shaming qui signifie littéralement ˝honte aux salopesˮ et qui consiste à rabaisser les jeunes femmes en raison de leur apparence, de leur maquillage ou de leur attitude générale, jugés comme trop ouvertement difier . Ces agressions peuvent être le fait d'autres jeunes femmes qui pensent ainsi préserver leur propre réputation sexuelle.
Le slut shaming constitue un puissant outil de contrôle social des jeunes filles et en particulier de leur sexualité. Isabelle Clair et Virginie Descoutures ont réalisé une étude très intéressante sur les relations entre les filles et les garçons dans plusieurs quartiers parisiens en 2010. Elles y expliquent que l’enjeu est d’être « un vrai mec », c'est-à-dire d’avoir une sexualité active, ou « une fille bien », c’est-à-dire d’avoir une sexualité invisible. Le slut shaming se poursuit en ligne par la stigmatisation des filles qui postent des photographies d’elles, sexy ou interprétées comme telles, ou qui parlent ouvertement d’activité sexuelle. À l’inverse, les garçons gagnent en réputation en se vantant de leur expérience sexuelle et en cumulant les photos dites sexy. Ainsi, on constate qu’une jeune femme sera systématiquement culpabilisée lorsqu’une photographie intime d’elle se retrouve diffusée publiquement, même contre son gré. C’est un mécanisme d’inversion de la culpabilité que l’on retrouve dans le contexte des agressions sexuelles dans la vie réelle, avec des discours sur la longueur de la jupe de la victime…»
Source : audition d’Aurélie Latourès (Centre Hubertine Auclert) le 6 octobre 2015
Ces violences semblent également en progression sur la période récente. Par exemple, dans une étude menée par l’Université ouverte d’Israël en 2014, 49 % des sondés rapportaient des actes de violence physiques, et 27 % des cyberviolences, alors qu’en 2008, sur un échantillon comparable, la cyberviolence ne s’élevait qu’à 8 % (et en 2012 elle constituait 16 % des cas rapportés). Il est cependant difficile de quantifier précisément ce phénomène, et partant de suivre son évolution dans l’absence, en l’absence de statistiques fines sur ces questions (et aussi communes entre les pays), comme cela ressort notamment des éléments transmis à la rapporteure par les ambassades de plusieurs pays, ainsi que par les services de la chancellerie s’agissant des atteintes à la vie privée et vengeances pornographiques.
Il est cependant à noter qu’un rapport d’un groupe de travail d’une commission des Nations Unies sur le haut débit sur les cyberviolences faites aux femmes (79), publié en septembre 2015, faisait état de chiffres particulièrement alarmants : 73% des femmes auraient ainsi déjà été confrontées, d’une manière ou d’une autre, à des violences en ligne ou en auraient été victimes. Par ailleurs, dans les 28 pays de l’Union européenne, 18 % de femmes auraient subi une forme grave de violence sur Internet dès l’âge de 15 ans, selon ce rapport. Il convient cependant de rester très prudent sur ces chiffres dans la mesure où le rapport précité, qui avait été présenté en présence notamment de la directrice exécutive d’ONU femmes, a ensuite été retiré du site officiel de cette commission de l’ONU, en raison notamment, semble-t-il, de données insuffisamment sourcées ou s’appuyant sur des études contestables.
La rapporteure déplore par ailleurs les représentations sexistes concernant certains jeux vidéos (80) ainsi que de certaines applications mobiles en direction des enfants, mais aussi des comportements inacceptables de certains « gamers ».
Au Canada et aux États-Unis, lutter contre le sexisme des jeux vidéo et des joueurs
« Le sexisme dans les jeux vidéo, qui demeure fréquemment présent (personnages féminins moins nombreux, moins valorisés et confinés à des rôles stéréotypés de princesse à sauver ou de proie sexuelle à conquérir, autrement dit en position de dominés) est de plus en plus dénoncé. L’une des conséquences en est la création et la mise sur le marché de davantage de jeux non sexistes.
Néanmoins, la difficulté, pour les jeunes filles, de se faire accepter par les garçons dans ce monde (jeux en réseaux, mais aussi forums de discussion) fait débat, comme l’illustrent de nombreux témoignages mettant en cause la " chasse gardée " masculine constituée par le monde des jeux et la communauté " geek " d’une manière générale (…). Une étude récente réalisée par des chercheurs de l’université de l’Ohio a ainsi mis en évidence le fait que les " gamers " réagissaient de manière différente selon qu’ils avaient affaire à des joueurs ou à des joueuses lors de parties en réseau. D’une part, les joueuses font souvent l’objet d’un " sexisme bienveillant ", puisqu’il s’agit pour certains joueurs de " venir en aide à la demoiselle en détresse " – selon les termes de l’utilisateur d’un forum –, ce dont certaines femmes semblent s’accommoder. D’autre part, elles reçoivent également beaucoup plus de commentaires négatifs que les joueurs et beaucoup plus d’insultes, majoritairement à caractère sexuel et remettant en cause leur légitimité à participer.
Incarner un personnage féminin permet parfois aux joueurs de prendre conscience du sexisme dont sont victimes les joueuses et ainsi de le dénoncer : « J’ai testé un perso féminin pour voir ce que ça donnait réellement et je comprends maintenant un peu mieux pourquoi les filles sont rares dans les MMORPG (massively mutliplayer online role playing game) : quand c’est pas des propos sexuels, c’est des propos machos… Désolé de le dire, mais quand on voit le crétinisme de certains, ça donne pas envie d’être une fille ! ». Du côté des filles, qui, elles, le vivent souvent au quotidien, des ripostes s’organisent, notamment sur les réseaux sociaux anglo-saxons : création de communautés de joueuses (y compris chez les adolescentes), dénonciation des stéréotypes visant les plus jeunes, etc. L’objectif est cependant parfois, pour les joueuses, de rester dans un entre soi, ce qui nuit à la mixité. »
Source : « Lutter contre les stéréotypes filles-garçons », rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, travaux coordonnés par Marie-Cécile Naves (juin 2014)
● Un phénomène singulier
Comme l’a souligné Aurélie Latourès, « les violences sexistes et sexuelles présentent des spécificités par rapport à celles qui existent dans la vie réelle : elles peuvent être diffusées à une très vaste audience en quelques secondes et rester publiques pendant très longtemps, voire à jamais, tant il est difficile de les faire retirer ; elles sont favorisées par l’anonymat qui facilite le passage à l’acte ; elles échappent au contrôle et à la vigilance des adultes qui ne sont pas toujours éduqués aux pratiques numériques qui évoluent rapidement ; l’agresseur ressent un sentiment d’impunité plus fort et une empathie plus faible avec la victime du fait de la distance créée par l’outil ; il y a une dilution de la responsabilité avec une multiplication des agresseurs dans un phénomène qui devient viral ».
En particulier, avec un anonymat facilité (usage de pseudonyme, etc.), l’agresseur, moins facilement identifiable, en conçoit un sentiment d’impunité important et un manque d’empathie, encouragé par ce qu’on appelle « l’effet cockpit (81) », soit la distance entre la victime et son agresseur, qui ne voit pas les conséquences de ses actes sur celle-ci. Les caractéristiques propres des violences en ligne tiennent également au caractère incessant de l’agression (24 heures sur 24) mais aussi la difficulté d’identifier l’agresseur et d’obtenir le retrait des contenus, qui peuvent être ensuite repris et postés par d’autres personnes, y compris un certain temps après, outre les difficultés liées à la procédure de demande de retrait de contenu illicite du internet (cf. infra).
C’est aussi pourquoi elles ont de lourdes répercussions pour les victimes.
2. De lourdes répercussions pour les femmes et jeunes filles victimes : des violences virtuelles aux conséquences bien réelles
Si les violences en ligne à caractère sexiste et sexuel peuvent être banalisées et minimisées, aussi bien par les jeunes que par les adultes, il faut souligner et rendre plus visibles les conséquences bien réelles de ces violences « virtuelles » à court ou moyen terme : souffrance émotionnelle, anxiété, perte d’estime de soi, isolement social, décrochage scolaire et absentéisme, problèmes se santé psychosomatiques, auto-mutilations, voire même actes suicidaires.
Au Canada, le suicide en 2012 d’une jeune femme, Amanda Todd, victime d’un chantage la menaçant de diffuser une photographie prise de sa poitrine sur une webcam puis de harcèlements, et qui avait posté une vidéo sur Youtube sur son calvaire (82), a suscité une vive émotion au sein de la communauté internationale (83).
Les avocat.e.s entendues par la délégation ont également livré des témoignages édifiants sur la nature et les conséquences de ce type de violences pour les victimes (84).
Or il semble que les jeunes filles et les femmes soient plus particulièrement concernées, même s’il reste difficile d’appréhender finement ce phénomène. Ainsi, selon Mme Aurélie Latourès, les études internationales et européennes avancent des taux de prévalence très hétérogènes en fonction de la définition donnée du phénomène de cyberviolence, mais « dans tous les cas, les jeunes filles et les femmes sont davantage victimes que les garçons et elles sont exposées à des violences spécifiques : sollicitation à caractère sexuel, commentaires basés sur des stéréotypes sexistes, sur leur manière de s’habiller, sur leur apparence ou sur leur comportement sexuel ou amoureux (85) ».
Ceci semble corroboré par les résultats de plusieurs études :
– selon les données du ministère de l’éducation nationale issues des enquêtes « victimation et climat scolaire (86) »(2013 et 2014), les filles sont davantage victimes de cyberviolences : en effet, 17 % de filles ont été insultées via internet ou téléphone portable, contre 11 % de garçons, et elles sont aussi davantage exposées à des violences à caractère sexiste ;
VIOLENCES FAITES AUX FILLES : LES DONNÉES DU MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION
Source : ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (25 novembre 2014)
– une autre étude du ministère (87) montrait qu’environ un collégien sur cinq est concerné par la cyberviolence (en 2013, 18 % déclaraient avoir été insultés, humiliés ou victimes d’actions dévalorisantes – surnoms, photos ou films « méchants » – par internet ou par téléphone portable), et que ce mode de diffusion des insultes, humiliations ou brimades touche davantage les filles : ainsi, 21 % d’entre elles déclaraient avoir connu au moins une cyberviolence, contre seulement 15 % des garçons ;
– selon les résultats d’un sondage réalisé par l’institut IPSOS pour le Centre Hubertine Auclert en novembre 2014 (88), évoqués par Mme Latourès lors de son audition, une adolescente sur quatre a déclaré avoir été victime d’humiliations et de harcèlement en ligne concernant notamment son apparence physique ou son comportement sexuel ou amoureux ; les jeunes interrogés (97 %) considèrent que c’est grave et ils sont 90 % à souhaiter intervenir, mais 76 % des jeunes ne savent pas comment réagir face à une situation de cybersexisme ;
– enfin, au niveau européen, il ressort d’une grande enquête sur les violences faites aux femmes (89), réalisée à l’initiative de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) – à la présentation des résultats de laquelle la rapporteure a assisté à Bruxelles en mars 2014 – que la « traque furtive en ligne (cyberharcèlement) », au moyen de courriers électroniques, de SMS ou sur internet par exemple, « affecte avant tout les jeunes femmes ». Ainsi, dans l’UE à 28, 4 % des femmes âgées de 18 à 29 ans, soit 1,5 million de femmes, en ont été victimes au cours des 12 mois précédant l’entretien. Par ailleurs, 11 % des femmes déclaraient avoir reçu des avances déplacées sur les réseaux sociaux ou par des courriels ou textos (SMS) à caractère sexuellement explicite, et 20 % des jeunes femmes (18-29 ans) ont été victimes d’un tel cyberharcèlement.
3. Le cas particulier des « vengeances pornographiques » en France et dans le monde : état des lieux et limites des dispositions actuelles
● Les vengeances pornographiques en France et dans le monde
Le principe de la « vengeance pornographique » est le suivant : l’ex-partenaire diffuse sur des supports numériques, sites pornographiques amateurs ou autres, des photos ou des vidéos intimes qui ont été prises avant la rupture, et sans le consentement de la victime. Ces images peuvent aussi résulter de pressions liées notamment à des violences conjugales, physiques ou psychologiques.
Les victimes semblent être très majoritairement des femmes et les auteurs leur ex-compagnon, comme cela a été souligné lors des travaux de la délégation (90). Selon une étude commandée par la DMCA, une association qui vient en aide aux victimes de revenge porn aux États-Unis, plus de 90 % des victimes seraient des femmes. Dans ce sens, les éléments recueillis auprès de l’ambassade de France au Royaume-Uni font état d’une enquête publiée en juillet 2015 dans le quotidien The Guardian et portant sur les six mois précédent l’entrée en vigueur de la loi sur le revenge porn (cf. infra). Les données analysées par les journalistes font ressortir les éléments suivants : sur 139 plaintes, deux tiers des incidents concernent des femmes de moins de 30 ans (la plus jeune victime présumée étant âgée de 11 ans et 89 % des plaignant.e.s sont des femmes. Cela étant, les hommes peuvent eux aussi être concernés par des violences sexuelles, comme l’a fait observer M. Matthieu Cordelier, avocat (91).
En tout état de cause, ce type de violences sexuelles a de lourdes répercussions pour les victimes, comme cela a été souligné au cours des travaux de la délégation (voir le compte rendu de la table ronde du 6 octobre 2015 en annexe). De fait, ces pratiques s’apparentent à une agression sexuelle, sinon un viol numérique, même si les faits ne sont pas qualifiés comme tels sur le plan juridique.
Ainsi, selon M. Matthieu Cordelier, avocat au barreau de Paris, travaillant dans un cabinet spécialisé notamment sur la « e-réputation », leurs « clientes se comportent comme des victimes de viol. Un jour que je faisais part de cette observation à une journaliste, elle m’a dit avoir interviewé des psychiatres et psychologues qui établissaient, en l’analysant, ce même parallèle. Même si elles n’ont pas été physiquement touchées, les victimes de cyber-harcèlement ou de cyberviolence sur internet sont atteintes dans leur intimité. » Comme pour les victimes d’agressions sexuelles, le sentiment de honte, voire de culpabilité, peut également les dissuader de porter plainte.
Si la presse nationale s’est fait l’écho de quelques condamnations (92) au titre de vengeances pornographiques, il est difficile de disposer de données très précises sur ce phénomène, en France ou dans d’autres pays (cf. annexe n° 3), notamment en raison des limites du système statistique du ministère de la justice concernant les poursuites engagées au titre des atteintes à la vie privée ou au droit à l’image sur Internet (cf. infra).
Certes, cette pratique peut apparaître encore assez marginale, au regard des résultats d’une enquête de l’IFOP publiée en avril 2014 (93), selon laquelle le nombre d’hommes admettant avoir déjà publié des images compromettantes de leur partenaire ou ex-partenaire, nu ou dénudé, serait de 1 % en Allemagne, 4 % en France et en Espagne, et de 6 % en Italie. Toutefois, en Europe, près d’un homme sur dix n’exclurait pas de se livrer à de tels actes (7 % en Allemagne, 10 % en France et en Espagne, 15 % en Italie). Ces proportions atteindraient même 5 % des hommes (l’ayant déjà réalisé) et 13 % (susceptibles de le faire), s’agissant des jeunes de moins de 35 ans, comme l’illustre le graphique ci-après. Il faut par ailleurs tenir compte de la sous-déclaration possible dans ce type d’enquêtes d’opinion, et du fait que souvent les victimes de vengeances pornographiques n’osent pas en faire état, ni engager des démarches pour porter plainte.
LA PUBLICATION DE PHOTOS OU VIDÉOS D’UN PARTENAIRE OU EX-PARTENAIRE OU DÉNUDÉ
Résultats sur la base des jeunes de moins de 35 ans.
Source : enquête de l’IFOP sur les usages sexuels des nouveaux modes de communication (avril 2014)
Enfin, quand bien même il n’y aurait que quelques cas par an, ce qui reste à démontrer, la particulière gravité des faits et de leurs répercussions nécessitent de veiller au caractère adapté de la réponse apportée par les pouvoirs publics, concernant non seulement les auteurs, qui doivent être recherchés et punis, mais aussi les victimes, effectives (accompagnement) ou potentielles (actions de prévention et de sensibilisation).
Les modifications législatives adoptées dans plusieurs pays, notamment en Israël, le Royaume-Uni et le Canada (cf. encadré ci-après ainsi que les campagnes d’information et de sensibilisation organisées sur les cyberviolences et le revenge porn en particulier (par exemple, la campagne lancée par les pouvoirs publics en Grande-Bretagne « Be aware before you share », cf. annexe n°3 du présent rapport) suggèrent également que ces vengeances tendent à se développer, au point de susciter une prise de consciente et des mesures fortes à travers le monde.
En France, Mme Delphine Meillet, avocate et auteure d’un article appelant à légiférer en matière de vengeances pornographiques (94), a évoqué le désarroi de ses clientes et estimé que « la loi était inadaptée et que la réponse judiciaire était très loin d’être à la hauteur du tsunami qu’elles vivaient». M. Matthieu Cordelier a également évoqué « l’existence de difficultés juridiques et judiciaires (…), qui se manifestent à toutes les étapes », et concernent notamment la recherche de l’auteur, la réparation des dommages occasionnés ou l’effacement des données.
Vengeances pornographiques et diffusion d’images intimes : des modifications récentes de la législation au Canada, en Israël et au Royaume-Uni
– Canada
La médiatisation récente d’une série d’affaires de suicides de jeunes adolescentes suite à des cyberviolences (affaires Rehtaeh Parsons et Amanda Todd, toutes deux ayant mis fin à leurs vies après avoir subi respectivement du cyberharcèlement et de l’extorsion sexuelle), a provoqué une prise de conscience vis-à-vis de ce phénomène ces dernières années (…). À la suite des deux affaires précitées, le gouvernement fédéral canadien a entrepris de renforcer son dispositif législatif et notamment les dispositions existantes dans le Code criminel.
La loi C-13, entrée en vigueur en décembre 2014, dite « Loi sur la protection des Canadiens contre la cybercriminalité », crée une nouvelle infraction dite « distribution d’images intimes » (article 162.1). Quiconque sciemment publie, distribue, transmet, vend ou rend accessible une image intime d’une personne ou en fait la publicité alors que cette personne n’y a pas consenti ou dont le consentement n’a pas été sollicité se rend coupable soit d’un acte criminel passible d’une peine d’emprisonnement maximal de 5 ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (amende de 5 000 dollars canadiens et/ou une peine d’emprisonnement maximal de six mois). Cette mesure vient compléter la liste des infractions déjà prévues au Code criminel et qui peuvent être invoquées dans le cas de cyberviolences (…).
– Israël
Le système judiciaire israélien comprend en effet un arsenal de lois pour condamner les cyberviolences. (…) Ces lois ont néanmoins été votées avant l'arrivée d'internet et donc le développement de la cyberviolence. Dans la plupart des cas il y est donc fait recours par assimilation de situation, le législateur n'ayant pu légiférer en nommant spécifiquement un outil qui n'existait pas encore Le législateur israélien a néanmoins estimé qu'il était nécessaire de voter une nouvelle loi. Elle ne s'applique pas à toutes les cyberviolences, qui restent sanctionnées sur la base des lois mentionnées ci-dessus, mais plus particulièrement au droit à l'image et au phénomène du revenge porn.
En effet, le 5 janvier 2014, Israël est devenu le premier pays à adopter une loi qui qualifie le revenge porn de crime sexuel. Elle prévoit que le partage de vidéos sexuellement explicites sans le consentement de la personne représentée est passible de cinq ans de prison. Il s'agit plus précisément d'un amendement à la loi contre le harcèlement sexuel et protection de la vie privée de 1981, qui dispose qu'aucune vidéo ou image à caractère sexuel ne peut être diffusée sur internet, et sur les médias et réseaux sociaux, sans le consentement de la personne représentée. Elle dispose également que les personnes publiant ce type de contenu seront poursuivis en tant que délinquants sexuels, tandis que la personne visée sera reconnue comme victime de harcèlement sexuel. Votée unanimement (31 voix pour et 0 contre), la loi prévoit 5 ans de prison pour la personne diffusant la vidéo ainsi qu'une indemnité allant jusqu'à 150 000 shekels (environ 30 000 euros) pour la victime sans aucune preuve de dommages, si elle porte plainte également au civil. Dans le cas où la victime prouverait avoir subi des dommages, l'indemnité peut être plus élevée encore.
– Royaume Uni
L’infraction de « revenge pornography » est récente puisqu’elle est entrée en vigueur dans la législation britannique en avril 2015. Cette infraction, qui fait partie du Criminal Justice and Courts Act de 2015, sanctionne le fait de divulguer des photographies ou films privés à connotation sexuelle, sans le consentement de la personne qui y figure et dans le but de l’humilier. Cette infraction est punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 2 ans et d’une amende. Elle se définit ainsi : partager des photographies ou vidéos privées, au contenu sexuel, d’une autre personne sans son consentement et dans le but de l’humilier ; ces images sont parfois accompagnées d’informations personnelles sur la victime telles que son nom, son adresse et les liens vers ses comptes sur les réseaux sociaux. L’infraction réprime le partage de photos et films en ligne ou non et concerne des images qui ont été partagées par voie électronique ou de façon plus traditionnelle (sur internet, par SMS ou email, ou le simple fait de montrer une image papier ou électronique). Les actes sont qualifiés d’infraction à partir du moment où le contenu de l’image ou du film est à caractère sexuel. Cela inclut une image qui démontre un acte sexuel ou expose le sexe d’une personne, ou simplement le fait que l’image soit sexuellement provocante.
Depuis avril 2015, environ 10 personnes, âgées entre 21 et 52 ans, ont été condamnées pour l’infraction de « revenge pornography » devant les Magistrates Courts. Ces derniers jours, la presse britannique s’est fait l’écho de deux condamnations pour « revenge pornography » : il s’agissait de « la première femme condamnée à une peine de prison ferme » (18 semaines) et de « la plus jeune personne condamnée, un homme de 17 ans ».
Source : éléments transmis par les ambassades de France au Canada, en Israël et au Royaume-Uni, suite au questionnaire adressé par la rapporteure en novembre 2015, présentés en annexe n° 3 du présent rapport
Pour examiner l’état du droit et des pratiques dans ce domaine, il convient de distinguer plusieurs cas de figure, selon que la victime décide d’engager des poursuites judiciaires au pénal, pour atteintes à la vie privée, ou au civil, et/ou d’engager une procédure, qui peut être non judiciaire, de demande de retrait de contenus auprès de l’hébergeur.
● Atteintes à la vie privée : les dispositions prévues par le code pénal
Aux termes de l’article 226-1 du code pénal :
« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d’autrui :
1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ;
2° En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé.
Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu'ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé ».
Pour que l’infraction soit caractérisée, plusieurs conditions doivent donc être réunies, deux communes – l’absence de consentement de la victime et la volonté de porter atteinte à la vie privée d’autrui – et l’une qui diffère selon qu’il s'agisse de parole ou d’image.
S’agissant de la captation de l’image d’une personne sans son consentement, il faut tout d’abord, pour que l’infraction soit caractérisée qu’elle ait été fixée dans un « lieu privé », ce qui peut poser une première difficulté.
Cet élément constitutif attaché à la captation de l’image nécessite de définir ce qu’est un lieu privé. Si cet élément n'est pas précisé par le texte d’incrimination, il est possible de considérer qu’est public le lieu accessible à toute personne sans autorisation particulière, ou à certaines heures ou sous certaines conditions (restaurants, débits de boissons, salles de spectacles, bureaux des administrations ou des entreprises ouverts au public), selon les précisions apportées par le ministère de la justice. Le lieu privé s’entend de l’endroit qui n’est ouvert à personne, sauf autorisation de celui qui l’occupe, selon les précisions recueillies auprès de la chancellerie. En conséquence, la victime ne peut engager de poursuites contre son ex-compagnon qui aurait pris des photos d’elle dénudée sur une plage par exemple, y compris à son insu ou si personne ne se trouvait sur cette plage. S’agissant d’une photographie à caractère sexuellement explicite, la question de l’utilisation d’un faux décor naturel en arrière-plan et de logiciel de type Photoshop pourrait également se poser et compliquer encore les démarches de la victime.
L’absence de consentement de la victime est un élément constitutif du délit, que celui-ci consiste en la fixation, l’enregistrement ou la transmission de son image. Ainsi, le délit peut être caractérisé en cas de transmission ou de diffusion de l’image sans le consentement de la victime, quand bien même cette dernière aurait donné son accord pour la fixation ou l’enregistrement de l’image. Pourtant, la portée de ces dispositions semble mal comprise, y compris par des magistrat.e.s (cf. infra).
Par ailleurs, si le dernier alinéa de l’article 226-1 du code pénal introduit une présomption de consentement lorsque les actes ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés alors qu’ils étaient en mesure de le faire, il s’agit d’une présomption simple, la preuve de l’absence de consentement pouvant toujours être rapportée.
S’agissant des poursuites engagées, le ministère de la justice, interrogé sur ce point par la rapporteure, a indiqué ne pas disposer d’élément pertinent pour ce contentieux car le regroupement d’affaires auquel appartiennent les infractions à l’article 226-1 du code pénal porte également sur d’autres infractions. Il n’est donc pas possible d’isoler les seules poursuites pour les atteintes à la vie privée prévues à cet article du code pénal.
S’agissant des condamnations, le tableau ci-dessous présente les données relatives aux infractions prévues à l’article 226-1 du code pénal, mais également celles relatives à l’article 226-2 (conservation, diffusion ou utilisation d'enregistrement obtenu par une atteinte à la vie privée). Il n’est pas possible de distinguer, parmi ces condamnations, celles dont le mobile était spécifiquement la vengeance pornographique.
ÉVOLUTION DU NOMBRE D’INFRACTIONS ET DE CONDAMNATIONS AU TITRE DES ARTICLES 226-1 ET 226-2 DU CODE PÉNAL DE 2010 À 2014
Article du code pénal |
Infraction |
Condamnations – infraction principale | ||||
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
2014* | ||
226-1 |
Atteinte à l’intimité de la vie privée par captation ou transmission des paroles d’une personne |
10 |
4 |
6 |
10 |
S |
Atteinte à l’intimité de la vie privée par fixation ou transmission de l’image d’une personne |
141 |
154 |
155 |
158 |
191 | |
226-2 |
Utilisation d’un document ou enregistrement obtenu par une atteinte à la vie privée d’autrui |
30 |
26 |
29 |
23 |
33 |
Total année |
181 |
184 |
190 |
191 |
232 |
*2014 : données provisoires.
Source : casier judicaire national (ministère de la justice, novembre 2014)
● L’atteinte au droit à l’image, création prétorienne fondée sur les dispositions de l’article 9 du code civil
Aux termes de l’article 9 du code civil, « chacun a droit au respect de sa vie privée ». Au niveau européen, ce principe est également consacré par l’article 8 (95) de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH).
Issue de la jurisprudence, la protection du droit à l’image se fonde sur ces dispositions du code civil. En 1982, la Cour d’appel de Paris a ainsi posé le principe selon lequel que « le droit au respect de la vie privée, permet à toute personne, fût-elle artiste du spectacle, de s’opposer à la diffusion, sans son autorisation expresse, de son image, attribut de sa personnalité ». Les règles de droit commun s’appliquent de la même manière lorsque l’atteinte à l’image a lieu sur internet : en d’autres termes, l’article 9 du code civil s’applique quel que soit le support sur lequel l’image a été publiée, et cette neutralité technologique a été très tôt consacrée par la jurisprudence.
L'autorisation de la personne photographiée doit être expresse et spéciale, c’est-à-dire qu'elle doit préciser chaque mode de diffusion (96). L’autorisation est strictement interprétée par les tribunaux et toute image utilisée en dehors du cadre de l’autorisation constitue une violation du droit à l'image de la personne.
Ce point a été confirmé par les services de la chancellerie. Ainsi, la jurisprudence juge de manière constante que le consentement à une atteinte à la vie privée ou à l’image doit être spécial, c’est-à-dire que la personne a seule le droit de fixer les limites de ce qui peut être publié ou diffusé sur sa vie intime, en même temps que les circonstances et les conditions dans lesquelles ces publications peuvent intervenir. Une autorisation donnée pour un usage précis ne peut valoir pour tout autre usage, ou dans un contexte différent. Une autorisation peut aussi être donnée pour un temps limité. Ainsi, une acceptation tacite ou expresse d’une publication antérieure ne légitime pas une nouvelle publication.
Par ailleurs, l’article 9 du code civil confère le droit de s’opposer à une divulgation d’informations relatives à l’image ou à l’intimité. Lorsque l’atteinte est déjà réalisée, le titulaire du droit peut demander la réparation ou la cessation de l’atteinte, par voie judiciaire, sur le fondement de l’alinéa 2 de l’article 9 du code civil, aux termes duquel « les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé ».
Selon les éléments transmis en novembre 2015 à la rapporteure, le ministère de la justice ne dispose pas de statistiques sur le nombre d’actions engagées sur le fondement de l’article 9 du code civil concernant spécifiquement des images ou vidéos à caractère sexuel. Le seul chiffre disponible est celui du nombre de demandes fondées sur l’article 9 du code civil, sans distinction, portées devant les juridictions. Ces données sont présentées dans le tableau ci-après. Les nomenclatures actuelles de recueil des statistiques ne permettent pas en effet de renseigner les vecteurs des atteintes à la vie privée.
DEMANDES FORMÉES DEVANT LES TGI SUR LE FONDEMENT DE L’ARTICLE 9 DU CODE CIVIL (2010-2014)
Demandes tendant à la réparation et/ou à la cessation d'une atteinte au droit au respect de la vie privée
Total |
Fond |
Référé |
Requête | |
2010 |
906 |
628 |
261 |
17 |
2011 |
788 |
532 |
224 |
32 |
2012 |
754 |
466 |
272 |
16 |
2013 |
767 |
519 |
231 |
17 |
2014 |
1 120 |
502 |
602 |
16 |
TGI : tribunaux de grande instance
Source : ministère de la justice (réponse au questionnaire adressé par la rapporteure, novembre 2015)
Enfin, le droit d’opposition ou de défense se double d’un droit de retrait ou de repentir. En effet, lorsqu’une personne a au préalable accepté une divulgation d’un élément de sa vie privée, il est admis qu’elle puisse revenir sur son consentement, selon les éléments transmis par la chancellerie. Le droit au respect de la vie privée étant un droit de la personnalité, il n’est pas possible d’y renoncer définitivement, selon les informations communiquées par la chancellerie. Ainsi, en-dehors des relations contractuelles, une personne qui entend s’opposer à une atteinte actuelle à sa vie privée, alors qu’elle a accepté ou toléré des atteintes antérieures, peut toujours exercer une action sur le fondement de l’article 9 du code civil et de l’article 8 de la CEDH. Cette action peut être engagée en référé.
● Les demandes de retrait d’un contenu sur internet et le régime de responsabilité des hébergeurs et éditeurs
Il existe actuellement deux procédures, judicaire et non-judiciaire, pour demander le retrait d’un contenu sur Internet, dont les principales caractéristiques sont présentées ci-dessous.
Les demandes de retrait d’un contenu sur Internet
Deux procédures existent pour demander le retrait d’un contenu.
– Procédure non-judiciaire
Une personne s’estimant lésée par un contenu peut en demander directement le retrait à son hébergeur dans le cadre d'une procédure propre à l’hébergeur concerné. De nombreux hébergeurs, par exemple les plateformes de vidéos, fixent en effet leurs propres conditions de retrait d'un contenu notamment en raison d'une atteinte aux droits d'auteur ou d'images choquantes. Ils possèdent pour cela des dispositifs de signalement spécifiques. Les réseaux sociaux ont également leurs propres conditions de retrait des contenus. Ces conditions de retrait peuvent ne pas correspondre aux dispositions légales en vigueur en France et varient d’un hébergeur à l'autre (97).
– Procédure judiciaire
Une personne s’estimant lésée par un contenu et souhaitant agir en justice doit d’abord en demander le retrait à son éditeur. Si cette première demande est infructueuse (aucune réponse, éditeur anonyme...), le demandeur peut contacter l’hébergeur. Si l’hébergeur n'a pas donné suite à une telle procédure, la personne qui demande ce retrait peut poursuivre l’hébergeur en justice. La demande de retrait doit compter les éléments suivants : la date de la notification ; ses nom, prénom, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance (si le demandeur est une personne physique) ou sa forme, sa dénomination, son siège social et l'organe qui la représente légalement (personne morale) ; la dénomination et le siège social de l'hébergeur ; la description des faits litigieux et l’adresse web du contenu incriminé ; les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, qu’il s'agisse des motifs de droit (quelle loi a été violée) ou de fait (paternité d’un contenu, démenti de propos diffamatoires...) ; et la copie de la première demande de retrait adressée à l'éditeur ou la justification de l’impossibilité de contacter l’éditeur.
Par ailleurs, même sans être victime, toute personne peut signaler un contenu illégal directement aux services de police et de gendarmerie par le biais d’un téléservice dédié. Ce signalement n'est pas un dépôt de plainte. Le site PHAROS (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) géré par des policiers et gendarmes spécialisés permet à chacun de signaler les contenus illicites se trouvant sur internet. Cette plateforme est intégrée à l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC).
En outre, les fournisseurs d’accès à internet (FAI) et les hébergeurs doivent disposer d’un dispositif spécifique de signalement des contenus : pédophiles, discriminatoires (racisme, sexisme, homophobie, contre les handicapés), incitant à la violence ou portant atteinte à la dignité humaine, incitant au terrorisme ou en faisant l'apologie, ou faisant l'apologie de crimes contre l’humanité. Ils doivent informer promptement les autorités de tout contenu ainsi signalé.
S’agissant des hébergeurs, leur régime de responsabilité est défini par l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (« LCEN »). Les hébergeurs ne sont soumis à aucune obligation de surveillance des contenus qu'ils hébergent (7° du I de l’article 6). En conséquence, leur responsabilité ne peut être engagée du seul fait de l’hébergement de contenus illicites. Pour ce faire, la victime doit démontrer qu’ils avaient connaissance du caractère illicite de ces contenus. En outre, les hébergeurs peuvent s’exonérer de leur responsabilité en démontrant que, dès l'instant où ils ont eu connaissance du caractère illicite des contenus en cause, ils ont agi promptement pour les retirer (98). La victime d’une vengeance pornographique peut donc adresser une notification à l’hébergeur du caractère illicite du contenu avec demande de retrait.
Par ailleurs, selon le même article 6 de la LCEN (8 ° du I), « l'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, toute personne mentionnée au 1, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne » (8° du I).
Interrogé sur la possibilité de saisir sur requête un juge aux fins de faire cesser la diffusion de contenus relatifs à une vengeance pornographique sur internet (y compris sans notification préalable à l’hébergeur, voire même sans agir au fond ou en référé), le ministère de la justice a souligné à cet égard l’intérêt du mécanisme de la LCEN, qui est plus simple, plus rapide et moins coûteux que le recours au juge judiciaire, surtout si l'on considère que le préjudice de la victime continue à courir durant tout le temps de la diffusion litigieuse.
S’agissant de l’éditeur, il a un rôle actif, contrairement à l’hébergeur, puisqu’il lui appartient de réunir des contenus, de sélectionner ceux qu’il souhaite publier, et qu’il peut les modifier, les mettre en forme et donner l’ordre de publication. Outre les dispositions spécifiques de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (chapitre IV, infractions pénales) qui peuvent être imputées au directeur de publication, en application de l’article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, la responsabilité civile de l’éditeur des contenus illicites (celui qui les diffuse pour se venger dans le cas de vengeance pornographique), ne fait l’objet d'aucune disposition légale spécifique, et relève par conséquent de l’article 1382 du code civil. Cette responsabilité est donc a priori plus facile à établir que celle de l’hébergeur, puisqu’elle repose sur les règles classiques de la responsabilité délictuelle, dès lors que le caractère fautif de la diffusion d'images ou vidéos à caractère sexuel sans le consentement de l'intéressé ne paraît pas contestable.
Pour faire cesser la diffusion du contenu illicite lui portant préjudice, la victime peut mettre en demeure l’éditeur de le retirer, ou notifier l’illicéité de son contenu à l’hébergeur et lui en demander le retrait. Il est fort probable que la neutralité de l’hébergeur dans ce type de contentieux l’incline plus facilement à retirer le contenu en cause, contrairement à l’éditeur qui est manifestement motivé par une intention malveillante. La victime pourra donc privilégier la notification à l’hébergeur prévue par la LCEN pour faire cesser son dommage. Quant à la saisine du juge aux fins d’ordonnance sur requête prévue par l’article 6 (au 8 du I), outre que la dérogation au caractère contradictoire de la procédure judiciaire n’est pas évidente, elle semble peu d’intérêt au regard de la procédure de notification à l’hébergeur de la LCEN.
Si le but de la victime n'est pas tant de faire cesser immédiatement son dommage que de le faire constater, elle pourra alors s’adresser à un huissier de justice aux fins de faire constater la diffusion du contenu lui portant préjudice, ou en demander la désignation à cette fin par requête au juge, avant d'utiliser la procédure de son choix pour en faire cesser la diffusion.
Des juridictions ont par ailleurs condamné des moteurs de recherche, comme Google, à supprimer le référencement de vidéos pornographiques portant atteinte à la vie privée, selon les services de la chancellerie.
En définitive, il existe donc un certain nombre de dispositions dans le droit aujourd’hui en vigueur, qui peuvent permettre à des victimes de vengeances pornographiques d’engager des démarches et des poursuites judiciaires, en vue d’obtenir le retrait de contenus et la condamnation de leur ex-compagnon.
Le dispositif actuel n’en présente pas moins certaines limites, qui ont été soulignées au cours de la table ronde sur les cyberviolences sexuelles et sexistes (99) et qui concernent, notamment, les points suivants :
– la longueur et la complexité des procédures ;
– la difficulté de retrouver l’auteur, qui peut se servir de pseudonyme, de sites hébergés à l’étranger, etc., et de parvenir à faire effacer des contenus, même si l’on peut saluer la mise en place des intiatives récentes sur Twitter ou Reddit par exemple pour faciliter le signalement d’abus en matière de vengeance pornographique.
– l’attitude de certain.e.s magistrat.e s et des classements sans suite difficilement incompréhensibles, et qui semblent tenir à une incompréhension de la portée précise des dispositions prévues par l’article 226-1, qui impliquent le consentement de la personne pour l’enregistrement et pour la diffusion ; en conséquence, le seul fait qu’une personne regarde l’objectif sur une photographie ne saurait justifier, à lui seul, l’abandon des poursuites, puisque même dans ce cas de figure, le consentement pour la diffusion des images ou vidéos est requis ;
– outre la question du « lieu privé » (cf. supra), les dispositions du dernier alinéa établissant une présomption de consentement ont également été évoquées, l’une des personnes entendues par la délégation ayant invité à clarifier leur porter ; en tout état de cause, s’il introduit une présomption de consentement (« lorsque les actes ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés alors qu’ils étaient en mesure de le faire »), il ne s’agit d’une présomption simple, la preuve de l’absence de consentement pouvant toujours être rapportée, comme cela a été confirmé par la chancellerie.
– la juste réparation du préjudice subi ;
– ou encore le quantum des peines, qui peut inadapté au regard de la gravité des faits. Ainsi, selon M. Matthieu Cordelier, avocat, « Quand on arrive à mettre en œuvre l’action pénale – soit par voie de citation directe, soit par réitération de plainte devant le doyen des juges d’instruction – on se confronte au fait que l’auteur des faits n’encoure qu’une peine d’un an de prison. Or ces courtes peines sont aménagées par le juge de l’application des peines qui les transforme en jours-amendes ou autres. » Par ailleurs, les dispositions actuelles du code pénal et du code civil ne distinguent pas certaines situations plus graves, en termes d’atteintes à la vie privée et de droit à l’image, comme la diffusion de photos ou vidéos intimes ou caractères sexuelles (pas de circonstances aggravantes prévues dans ce cas), ni lorsque des services de communication en ligne ont été utilisés, avec donc une diffusion bien plus large, et aussi plus durable dans le temps, que par voie de presse écrite par exemple.
B. PLUSIEURS AVANCÉES NÉANMOINS INTERVENUES DEPUIS 2012
Sous cette législature, le gouvernement a pris plusieurs mesures en vue de promouvoir l’égalité femmes-hommes et lutter contre certaines formes de violences sur internet, à travers notamment certaines dispositions de la loi du 4 août 2014 (1). Des initiatives, non législatives, ont également prises pour lutter contre le cyberharcèlement en milieu scolaire ou encore solliciter le retrait de certains contenus sur internet (2).
Par ailleurs, la proposition de loi déposée en octobre 2013, à l’issue des travaux de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale sur la prostitution, comporte des dispositions visant à renforcer la lutte contre les réseaux de traite et de proxénétisme agissant sur Internet (3).
1. Les dispositions de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle femmes – hommes en lien avec les harcèlements et violences en ligne
La loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a permis d’introduire de nouvelles mesures en lien avec les cyberharcèlements et violences de genre. Elles concernent, d’une part, la création ou la modification d’incriminations pénales (dispositions de droit pénal matériel), et, d’autre part, l’extension des dispositifs de signalement des contenus illicites.
– L’extension du mécanisme de signalement de contenus illicites aux autorités par les fournisseurs d’accès à internet (FAI)
L’article 57 de la loi du 4 août 2014 a permis d’étendre le mécanisme de signalement de contenus illicites aux autorités par les fournisseurs d’accès à internet (FAI) aux faits d’incitation à la haine en raison du sexe, de l’orientation ou identité sexuelle ou du handicap. Les dispositions du 7 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dite « LCEN », ont été modifiées en ce sens (dispositions prévues au 7 du I). Ainsi, « compte tenu de l'intérêt général attaché à la répression de (…) l'incitation à (….) à la haine à l'égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap », les fournisseurs d’accès à internet et hébergeurs « doivent concourir à la lutte contre la diffusion des infractions » énumérées par cet alinéa de l’article 6.
L’alinéa suivant prévoit par ailleurs qu’à ce titre, ils doivent mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données. Elles ont également l’obligation, d'une part, d'informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites mentionnées à l'alinéa précédent qui leur seraient signalées et qu'exerceraient les destinataires de leurs services, et, d'autre part, de rendre publics les moyens qu'elles consacrent à la lutte contre ces activités illicites.
– L’envoi réitéré de messages électroniques malveillants
L’article 39 de la loi du 4 août 2014 précitée a pour objet de modifier l’article 222-16 du code pénal relatif aux appels téléphoniques malveillants, pour y inclure désormais également l’envoi réitéré de messages électroniques malveillants, tels que les mails, SMS ou tweets (100). L’article 222-16 du code pénal dispose ainsi désormais que les appels téléphoniques malveillants réitérés, « les envois réitérés de messages malveillants émis par la voie des communications électroniques » ou les agressions sonores en vue de troubler la tranquillité d'autrui sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.
– La création d’un délit général de harcèlement avec des circonstances aggravantes en cas d’utilisation d’un service de communication en ligne
Alors que le droit pénal permettait jusqu’à présent de réprimer les violences psychologiques (article 222-14-3 du code pénal), le harcèlement sexuel (article 222-33), le harcèlement moral au travail (article 222-33-2), et le harcèlement psychologique au sein du couple (article 222-33-2-1), le nouveau texte crée un délit général de harcèlement, destiné à réprimer les faits commis, en dehors du couple ou du travail, notamment en milieu scolaire où les technologies de communication (internet et réseaux sociaux notamment) ont permis l’émergence de nouvelles formes de harcèlement.
Instituant un délit général de harcèlement, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, le nouvel article 223-33-2-2, dont les dispositions sont reproduites dans l’encadré ci-dessous, prévoit aussi des circonstances aggravantes, lorsque les faits ont été commis par l’utilisation d’un service de communication public en ligne (deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros, voire davantage en cas de cumul de circonstances aggravantes). Il s’agit ainsi de lutter plus efficacement contre les cyberharcèlements.
Les nouvelles dispositions du code pénal sur le harcèlement issues de l’article 41 de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes
« Le fait de harceler une personne par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende lorsque ces faits ont causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours ou n'ont entraîné aucune incapacité de travail.
Les faits mentionnés au premier alinéa sont punis de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende :
1° Lorsqu'ils ont causé une incapacité totale de travail supérieure à huit jours ;
2° Lorsqu'ils ont été commis sur un mineur de quinze ans ;
3° Lorsqu'ils ont été commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de leur auteur ;
4° Lorsqu'ils ont été commis par l'utilisation d'un service de communication au public en ligne.
Les faits mentionnés au premier alinéa sont punis de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende lorsqu'ils sont commis dans deux des circonstances mentionnées aux 1° à 4°. »
Source : article 222-33-2-2 du code pénal tel qu’issu de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes
– La diffusion d’images relatives à des faits de harcèlement sexuel
L’article 43 de la loi du 4 août 2014 incrimine spécifiquement l’enregistrement et la diffusion d’images relatives à des faits de harcèlement sexuel. Ainsi, l’article 222-33-3 du code pénal a été modifié afin d’inclure le harcèlement sexuel dans la liste des actes filmés susceptibles d’entraîner la condamnation de celui qui enregistre pour complicité de ces actes. De même la diffusion d’images de faits constitutifs d’un harcèlement sexuel est désormais réprimé, sauf dans les exceptions prévues au troisième alinéa du même article.
Selon les informations recueillies par la rapporteure auprès du ministère de la justice, 19 condamnations ont été prononcées en 2014 pour l’infraction de diffusion d'images relatives à une atteinte à l’intégrité de la personne, prévue à l’alinéa 2 de l’article 222-33-3 précité, sans toutefois qu'il soit possible de distinguer si la diffusion concerne des images de violences, d’agression sexuelle ou, depuis la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, de harcèlement sexuel. En effet, s’agissant des infractions d’enregistrement et de diffusion d’images relatives à une atteinte volontaire à l’intégrité de la personne, prévues à l'article 222-33-3, celles-ci peuvent être poursuivies sous le régime de la complicité. Le complice est puni comme l'auteur en droit pénal, qu'il agisse d'une complicité par instigation, fourniture de moyens ou aide et assistance, et il n'est pas possible, statistiquement, de distinguer cette forme spécifique de complicité parmi les condamnations pour complicité d'atteintes volontaires à l'intégrité de la personne physique, selon les précisions apportées par la chancellerie.
Dans le cadre du présent rapport, la rapporteure, en se félicitant de l’adoption des quatre dispositions susmentionnées de la loi du 4 août 2014, a souhaité recueillir des informations sur leurs modalités d’application, et en particulier les données le cas échéant disponibles sur les condamnations, voire les poursuites engagées sur le fondement de ces dispositions.
S’agissant des poursuites, les éléments dont le ministère dispose sur les poursuites sont basés sur une nomenclature de regroupement d’affaires, qui ne permet pas, sauf exception, d’isoler une infraction particulière. En l'espèce, il n'est donc pas possible d’identifier les procédures d'enquête ou de poursuites pour ces dispositions spécifiques. Sur les condamnations, la chancellerie dispose d’éléments chiffrés provisoires extraits du casier judiciaire national. Cependant, les infractions créées en application de la loi du 4 août 2014 sont trop récentes pour disposer d’un chiffre représentatif des condamnations, compte-tenu d'une part des délais d'enregistrement des affaires dans les services de police et dans les parquets, et d'autre part des délais de jugement et d'inscription au casier judiciaire.
On peut toutefois noter, que depuis août 2014, seules deux condamnations ont été prononcées au titre des infractions figurant dans le tableau ci-dessous.
CONDAMNATIONS PRONONCÉES EN 2014 SUR LE FONDEMENT DE DISPOSITIONS INTRODUITES PAR LA LOI DU 4 AOÛT 2014 POUR L’ÉGALITÉ RÉELLE FEMMES-HOMMES
Article du code pénal |
Infraction |
Condamnations – infraction principale |
222-16 |
Envois réitérés de messages malveillants émis par la voie des communications électroniques |
1 |
222-33-2-2 |
Harcèlement d’une personne sans incapacité : propos ou comportements repérés ayant pour objet ou effet une dégradation des conditions de vie altérant la santé |
1 |
Total pour l’année |
2 |
Source : casier judiciaire national (réponse du ministère de la justice au questionnaire adressé par la rapporteure, novembre 2015)
2. D’autres initiatives prises pour lutter contre le cyberharcèlement en milieu scolaire ou solliciter le retrait de certains contenus sur internet
« Tout ne relève pas de la loi », comme l’a souligné lors de son audition Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, et c’est précisément pour quoi la rapporteure tient à saluer plusieurs initiatives prises par les pouvoirs publics, en ce qu’ils concourent à lutter contre certaines formes de cyberviolences, en particulier dans les deux domaines suivants.
En matière de harcèlement, la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l'École de la République (101) prévoit, dans son rapport annexé, que la lutte contre toutes les formes de harcèlement constitue une priorité pour chaque établissement d'enseignement scolaire. Prévenir et lutter contre le harcèlement est donc un devoir qui s'impose à tous les membres de la communauté éducative.
Dans ce sens, plusieurs mesures ont été prises depuis lors par le ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement, puis Mme Najat Vallaud-Belkacem : circulaire n° 2013-100 du 13 août 2013 relative à la prévention et à la lutte contre la harcèlement à l’école, prise par le ministre M. Vincent Peillon, publication d’un guide de prévention sur la cyberviolence en novembre 2013 en direction des professionnel.le.s, ainsi que d’autres initiatives, présentées récemment à l’occasion de la présentation de la première journée nationale « Non au harcèlement » par la ministre Mme Najat Vallaud-Belkacem, le 5 novembre 2015 (cf. encadré ci-après), tels que la création d’un site, l’actualisation du guide sur les cyberviolences ou le numéro vert national « Net écoute ».
Les initiatives pour prévenir le cyberharcèlement, présentées par le ministère de l’éducation nationale en novembre 2015
Le cyberharcèlement est défini comme « un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe d’individus au moyen de formes de communication électroniques, de façon répétée à l’encontre d’une victime qui ne peut facilement se défendre seule».(Source : Smith, Mahdavi, Carvalho, Fisher, Russel). La cyberviolence toucherait environ 20 % des jeunes scolarisés, le cyberharcèlement, 6 % d’entre eux.
Les filles sont davantage victimes de cyberviolences que les garçons. Le cyberharcèlement se pratique via les téléphones portables, messageries instantanées, forums, chats, jeux en ligne, courriers électroniques, réseaux sociaux, site de partage de photographies, etc. Le cyberharcèlement se distingue du harcèlement physique à plusieurs niveaux : la diffusion massive et instantanée des messages peut toucher un très large public, il est très difficile d’en reprendre le contrôle ; avec le cyberharcèlement, le harcèlement subi à l’école se prolonge au domicile, sans répit pour l’enfant ; l’auteur des faits de harcèlement peut rester anonyme en agissant via un pseudo ; les contenus diffusés peuvent demeurer en ligne, même si le harcèlement cesse.
– Un guide pour accompagner les équipes : afin d’accompagner les équipes éducatives dans la prise en charge de ce phénomène, le guide consacré aux cyberviolences a été actualisé. Par ailleurs, l’enseignement moral et civique laisse une place importante à l’apprentissage de l’usage du numérique.
– Pour répondre aux situations de harcèlement, le ministère propose un site (www.nonauharcelement.education.gouv.fr) permettant de retrouver l'ensemble des outils utiles aux professionnels, afin qu'ils puissent mettre en place des actions préventives contre le harcèlement. Ce site valorise également les initiatives des écoles et des établissements, notamment les outils pédagogiques produits (affiches, vidéos).
– Le ministère a mis en place un partenariat avec l’association e-Enfance. Cette association, reconnue d’utilité publique et agréée par le ministère pour ses interventions pédagogiques auprès des élèves, des professionnels et des parents dans les établissements scolaires, a notamment pour mission l’éducation des enfants et des adolescents à une bonne pratique d’Internet. À travers le numéro vert national « Net Ecoute » 0800 200 000 qu’elle opère avec le soutien de la Commission européenne et du ministère, ses experts proposent des moyens techniques, juridiques et psychologiques adaptés à la victime de cyberharcèlement, à sa famille et au personnel éducatif. Les partenariats noués entre l’association e-Enfance et les différents réseaux sociaux permettent de faire cesser les manifestations en ligne du harcèlement.
– Le web se mobilise : plusieurs bloggeuses et bloggeurs ont décidé de s’engager pour dire « Non au harcèlement » avec e-Enfance et Youtube, en réalisant une vidéo sur le cyberharcèlement.
Source : ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (dossier de presse du 5 novembre 2015, présentation de la première journée nationale « Non au harcèlement »)
Des initiatives ont aussi été prises dans ce domaine par le gouvernement, et plus particulièrement la secrétaire d’État aux droits des femmes, Mme Pascale Boistard, qui a par exemple réagi très rapidement suite à la diffusion d’une vidéo virale sur l’agression sexuelle d’une jeune fille dans le Sud de la France, dénoncée sur la page Facebook d’un mouvement féministe en novembre 2015.
« Vidéo d’une agression sexuelle à Cannes : la secrétaire d’État Pascale Boistard fait plier Facebook »
« Les images d’une jeune femme agressée dans un magasin d’alimentation à Cannes, publiées sur Facebook depuis le 1er novembre, ont finalement été supprimées ce mercredi. La secrétaire d’Etat chargée des Droits des femmes s’en était mêlée. Elle aura tout de même tourné sur les réseaux sociaux pendant trois jours. La vidéo de l’agression d’une jeune femme dans un magasin d’alimentation générale, près de la gare de Cannes, vient d’être supprimée ce mercredi 4 novembre.
"Facebook a finalement répondu à nos sollicitations, nous informe le cabinet de la secrétaire d’Etat chargée des Droits des femmes. Le profil de l’auteur des images a été suspendu et la vidéo supprimée pour ‘infraction aux règles d’utilisation’".Une annonce publiée dans la foulée sur Twitter par Pascale Boistard (Vidéo d’agression à Cannes supprimée, services compétents saisis. Signalez contenus web et comportement illégaux sur : https :www.interet-signalement.fr). "En ce qui concerne d'éventuelles poursuites judiciaires, ce n'est plus de notre ressort", ajoute le porte-parole du cabinet, précisant que le ministère de l'Intérieur est en possession des identités des auteurs de l'agression filmée. Dénoncée dans un premier temps sur la page Facebook du projet féministe "Paye Ta Shnek", la vidéo a ensuite été largement signalée par de très nombreux internautes. »
Source : journal Metronews (4 novembre 2015)
Dans le cadre de la campagne de sensibilisation sur le harcèlement sexiste et les violences dans les transports lancé cet automne, un dispositif de communication digitale a également été mis en place (page dédiée sur internet, avec des infographies, vidéos interactives, appel à témoignage sur internet, etc. ; réalisation d’un clip vidéo sur les sites de partages de contenus, tels que Youtube, pour toucher en particulier les plus jeunes, etc.).
En outre, l’une des priorités définies pour 2016 en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, annoncées à l’occasion de la journée du 25 novembre dernier, vise précisément à lutter contre les violences sexistes dans l’espace public et dans ce cadre, « la lutte contre le harcèlement sur internet et les réseaux sociaux fera également partie des sujets de réflexion et d’action ».
3. La lutte contre les réseaux de prostitution agissant sur internet : les mesures prévues par la proposition de loi déposée suite aux travaux de la Délégation aux droits des femmes
À l’issue des travaux menés dans le cadre de la Délégation des droits des femmes sur la prostitution, et suite à la présentation du rapport d’information de Mme Maud Olivier en septembre 2013 (102), une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée nationale en octobre 2013, à l’initiative de M. Bruno Le Roux, Mme Maud Olivier, votre rapporteure et les membres du groupe Socialiste, républicain et citoyen (SRC).
Après deux lectures dans les deux assemblées, la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, et suite à l’échec de la commission mixte paritaire (CMP) réunie le 18 novembre 2015, ce texte a été examiné en nouvelle lecture par la commission spéciale de l’Assemblée nationale le 15 décembre 2015.
L’article 1er de la proposition de loi visant à renforcer la lutte et à accompagner les personnes prostituées instaure une obligation de vigilance des hébergeurs et des fournisseurs d’accès sur les sites internet susceptibles d’être utilisés par les réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains.
En effet, selon les dispositions prévues par le I de cet article, adoptées dans les mêmes termes par l’Assemblée nationale et le Sénat, ont pour objet de modifier l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dite « LCEN », pour préciser que les fournisseurs d’accès à internet (FAI) et les hébergeurs de sites « doivent concourir à la lutte contre la diffusion des infractions » relatives à la législation sur la traite des êtres humains et le proxénétisme (7 du I de l’article 6 de la LCEN).
À cet égard, le même article 6 de la LCEN prévoit, à l’alinéa suivant, que les FAI et les hébergeurs sont tenus de mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance les contenus en question ; d’informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites qui leur seraient signalées et qu’exerceraient les destinataires de leurs services ; de rendre publics les moyens qu’ils consacrent à la lutte contre ces activités illicites.
Il s’agit là d’une avancée importante en vue de renforcer la lutte contre les réseaux de traite des êtres humains et de proxénétisme agissant sur Internet. Alors que l’activité des réseaux d'exploitation sexuelle repose désormais, en grande partie, sur les facilités qu'offre internet pour mettre en relation « acheteurs » et « vendeurs » de services sexuels, l’article 1er de la proposition de loi permet d’autoriser le signalement, sur Internet, des contenus qui contreviendraient à la législation sur la traite des êtres humains ou le proxénétisme.
En deuxième lecture, les sénateurs avaient adopté en séance publique, contre l’avis du gouvernement, un amendement de Mme Chantal Jouanno, présidente de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, visant à compléter cet article de la proposition de loi (103) pour permettre à l’autorité administrative de demander aux éditeurs et hébergeurs de sites Internet le retrait des contenus qui seraient liés à une activité d’exploitation sexuelle, en modifiant l’article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 (104).L’exposé des motifs de cet amendement évoquait notamment le développement de sites internet favorisant la traite des êtres humains et le proxénétisme sont hébergés, dont un certain nombre sont hébergés à l’étranger et la nécessité d’ « apporter une réponse concrète à ce problème dans les meilleurs délais, de façon identique à la lutte contre la pédopornographie sur internet. ». Ces dispositions ont été supprimées en commission, le 15 décembre 2015.
Lors de son audition par la délégation, le mercredi 2 décembre 2015, la secrétaire d’État chargée du Numérique, Mme Axelle Lemaire, a précisé que « la question s’est posée de la modification de l’article 1er de ce texte afin d’intégrer la possibilité de retrait administratif du contenu de sites Internet faisant la promotion du proxénétisme. Le Gouvernement s’est dit favorable à la lutte contre ce type de contenu illicite, mais pas sans recours au juge judiciaire. En effet, le recours au juge judiciaire constitue une garantie des libertés fondamentales, et il doit être évité uniquement en cas d’extrême urgence, que le droit français limite à la lutte contre le terrorisme et à la lutte contre la pédopornographie. Le cyberharcèlement et le proxénétisme appellent la recherche d’une qualification juridique précise, ce qui rend essentiel le recours au juge comme garantie fondamentale. Cela n’enlève rien à la légitimité de l’objectif poursuivi par la proposition de loi. ».
Ces avancées significatives n’en pourraient pas moins être complétées par d’autres mesures, afin de mieux lutter et prévenir les cyberviolences de genre.
Le projet de loi pour une République numérique (n° 3318), adopté en Conseil des ministres le 9 décembre 2015, comporte des dispositions qui, sans viser spécifiquement les femmes, présentent un intérêt particulier au regard des enjeux d’égalité femmes-hommes (A).
La rapporteure déplore très vivement que l’étude d’impact du projet de loi ne comporte aucun développement relatif aux femmes et à l’égalité, contrairement des dispositions prévues par la circulaire du Premier ministre du 23 août 2012 relative à la prise en compte dans la préparation des textes législatifs et réglementaires de leur impact en termes d’égalité femmes-hommes (105). De surcroît, les nombreuses thématiques abordées dans le cadre du présent rapport sur les femmes et le numérique, ainsi que les différents éléments d’analyse, y compris chiffrés, recueillis par la rapporteure, démontrent bien l’importance majeure de cette question des femmes et du numérique. Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, a d’ailleurs souligné, lors de son audition par la délégation, que le « thème "Femmes et numérique " [lui tenait] particulièrement à cœur en raison, d’une part, de [son] engagement personnel et professionnel de longue durée, et, d’autre part, de la sous-représentation des femmes dans ce secteur économique. »
Les avancées du projet de loi pourraient être complétées sur plusieurs points afin d’améliorer les connaissances, développer les actions de prévention et de sensibilisation mais aussi réprimer plus efficacement les auteurs de cyberviolences faites aux femmes et aux jeunes filles (B).
A. LES AVANCÉES DU PROJET DE LOI AU REGARD DES ENJEUX D’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES
Lors de son audition par la délégation, Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, a présenté l’économie générale du projet de loi pour une République numérique, préparé dans le cadre d’une approche interministérielle, le texte modifiant douze codes. « Il s’articule autour de trois titres qui correspondent à la devise de la République, " Liberté, Égalité, Fraternité ". Liberté, avec l’ouverture et la circulation des données, puissant catalyseur d’innovation. Égalité, avec la création de nouveaux droits pour les particuliers, dans le respect de la vie privée et des données personnelles. Fraternité, avec un objectif d’inclusion sociale et sociétale. Ces titres peuvent se résumer en trois mots : croissance, confiance et inclusion. ».
Ayant fait l’objet d’un processus de co-construction innovante au travers d’une grande concertation nationale lancée par le Premier ministre en octobre 2014 (plus de 4 000 contributions reçues dont on ne sait pas le nombre de participantes), le projet de loi s’organise autour de trois axes :
– favoriser la circulation des données et du savoir : renforcement et élargissement de l’ouverture des données publiques ; création d’un service public de la donnée ; introduction de la notion de données d’intérêt général, pour permettre leur réutilisation par toutes et tous ; développement de l’économie du savoir et de la connaissance ;
– œuvrer pour la protection des individus dans la société du numérique : favoriser un environnement ouvert en affirmant le principe de neutralité des réseaux et de portabilité des données ; établir un principe de loyauté des plateformes de services numériques ; introduire de nouveaux droits pour les individus dans le monde numérique, en matière de données personnelles et d’accès aux services numériques ;
– garantir l’accès au numérique pour tous, en favorisant l’accessibilité aux services numériques publics et en facilitant l’accès au numérique par les personnes en situation de handicap, et en maintenant la connexion internet pour les personnes les plus démunies
S’il ne comporte pas de dispositions concernant directement les femmes, certaines mesures méritent d’être soulignées au regard des enjeux d’égalité femmes-hommes :
– sur le droit à la connexion : comme cela a été évoqué dans la première partie du présent rapport sur l’insertion et l’emploi des femmes, le projet de loi introduit le principe du maintien à la connexion à internet en faveur des foyers les plus fragiles, qui pourraient se trouver temporairement dans une situation les empêchant de régler une facture (article 45) ; il s’agit d’étendre à l’accès à Internet le dispositif existant en matière de fourniture d’eau, de gaz et d’électricité ; en effet, comme l’a souligné Mme Axelle Lemaire devant la délégation, « les femmes, qui sont le plus souvent touchées par la précarité, seront les premières bénéficiaires de cette mesure qui sera mise en œuvre essentiellement au niveau départemental » ;
– s’agissant du « droit à l’oubli » : l’article 32 consacre le droit à l’effacement des données en faveur des personnes mineures au moment de la collecte de données à caractère personnel ;
– s’agissant de l’open data : les dispositions du titre Ier (articles 1er à 15) destinées à favoriser la circulation des données et du savoir peuvent également présenter un intérêt particulier en vue de rendre plus visibles les inégalités femmes-hommes, mais aussi mieux suivre l’action publique dans ce domaine (2).
1. La création d’une procédure accélérée en matière de droit à l’oubli au bénéfice des personnes mineures
● Le droit à l’oubli : un enjeu important, en particulier pour les mineur.e.s
De façon générale, le « droit à l’oubli » désigne la possibilité pour les individus d’obtenir la suppression d’information les concernant publiées sur internet (droit à l’effacement) ou le déréférencement de ces informations par les moteurs de recherche (droit au déréférencement). Le numérique est aujourd’hui omniprésent dans l’univers des enfants et des adolescents : là aussi, l’impératif de protection et de sécurité est plus qu’ailleurs une exigence sociale forte.
En Europe, l’arrêt « Google Spain (106) » de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a consacré un droit au déréférencement. Cette construction jurisprudentielle est prolongée par le projet de règlement européen sur la protection des données à caractère personnel, en cours de discussion, qui prévoit la mise en place d’un véritable droit à l’effacement des données dans certaines circonstances.
La problématique du droit à l’oubli concerne toute personne mais se présente de manière spécifique dans le cas des personnes mineures. En effet, bien qu’ils soient souvent familiarisés très jeunes avec l’utilisation des technologies numériques, les mineur.e.s n’ont pas toujours la pleine perception des répercussions à moyen et long terme des informations qu’ils communiquent ou publient sur Internet, et qu’il ne s’agit pas simplement d’échanges privés. Par ailleurs, l’expérimentation – y compris, aujourd’hui, l’expérimentation numérique – est une composante essentielle du développement de la personne, mais n’a de sens que si elle s’accompagne d’un « droit à l’erreur » – or internet n’oublie jamais et ne corrige jamais, comme le souligne l’étude d’impact.
Ceci a conduit un certain nombre d’observateurs à proposer l’établissement de règles spécifiques en matière de droit à l’oubli pour les mineur.e.s et à certaines initiatives en ce sens, comme la loi spécifique adoptée par l’État de Californie en 2013 (entrée en application début 2015). En France, la loi du 6 janvier 1978 (107) ne comporte aucune disposition propre aux mineurs, alors même que l’immense majorité d’entre eux utilise les réseaux sociaux, notamment, et que les questions de « e-réputation » sont régulièrement liées à des données mises en ligne avant l’âge de la majorité.
● Les dispositions prévues par le projet de loi (article 32)
Le titre II du projet de loi porte sur la « Protection des droits dans la société numérique », à travers divers dispositifs destinés à la fois aux citoyens et aux entreprises. En son sein, le chapitre II porte sur la protection de la vie privée en ligne, avec des dispositions sur la protection des données à caractère et personnel (section 1), parmi lesquelles le droit à l’effacement des données pour les mineur.e.s, ainsi que sur la confidentialité des correspondances privées.
S’agissant du droit à l’effacement des données pour les mineurs, le texte prévoit que, sur demande de la personne concernée, le responsable de traitement est tenu d’effacer dans les meilleurs délais les données à caractère personnel qui ont été collectées lorsque la personne concernée était mineure au moment de la collecte (article 32). Le projet de loi prévoit pour ce cas de figure une procédure accélérée spécifique avec des délais réduits et une intervention plus rapide de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Sur le site de la consultation nationale organisée sur l’avant-projet de loi, la présentation de cette mesure était accompagnée de l’exemple suivant : « un mineur qui souhaite effacer des photos déplaisantes le concernant sur un réseau social, pourra obtenir plus facilement et plus rapidement leur effacement ».
Cet article devra être articulé en coordination avec le projet de règlement européen de protection des données personnelles, lorsque celui-ci sera adopté, et qui comporte précisément des dispositions sur le droit à l’effacement (108).
Ceci permettra ainsi d’exercer dans des délais rapides un « droit à l’oubli » protecteur de la vie privée des intéressé.e.s, qui sont les plus vulnérables dans l’univers numérique : autrement dit, « le projet de loi entend renforcer la protection des mineurs sur internet », comme le souligne l’étude d’impact.
Évoquant cette procédure accélérée en matière de droit à l’oubli, la directrice du Centre Hubertine Auclert (109) a salué ces dispositions en considérant que « ce serait une excellente chose », mais aussi « qu’il faudrait aller plus loin et étendre ce droit à l’oubli aux majeurs ».
À cet égard, Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, a souligné lors de son audition par la délégation, le 2 décembre 2015, que « le droit à l’oubli est un sujet crucial. On peut regretter qu’il ait fallu attendre un jugement européen pour que les États membres de l’Union européenne décident d’accélérer le calendrier d’adoption du règlement européen relatif aux données personnelles – qui sera probablement adopté d’ici à la fin de l’année ou au premier trimestre de l’année prochaine au plus tard. En attendant, l’articulation entre le droit national et le droit européen reste difficile. D’où le choix du Gouvernement de « cranter » le sujet dans le projet de loi pour une République numérique, en introduisant le droit à l’oubli pour les mineurs – c’est-à-dire les personnes mineures au moment de la collecte des données –, grâce à une procédure accélérée de traitement des demandes auprès de la CNIL. Ce choix procédural permet de ne pas trop anticiper l’adoption du règlement européen – peut-être sera-t-il amené à évoluer en fonction du contenu définitif du texte qui sera adopté par les États membres. En la matière, le problème est celui de l’effectivité du droit. Le droit existe, mais se protéger nécessite du temps et de l’argent, alors qu’Internet fait primer l’immédiateté. La CNIL traitera dans un premier temps les demandes, avant les éventuels contentieux. (…) Il n’est pas question de mettre en place un droit à l’oubli général et systématique : le cadre général de la loi CNIL continue de s’appliquer. »
En saluant cette avancée importante du projet de loi, la rapporteure juge nécessaire de prévoir l’établissement d’un bilan régulier de l’application de ces dispositions, dans le cadre du rapport annuel de la CNIL, prévu par l’article 11 de la loi de 1978 précitée (110) , afin de connaître et suivre dans le temps le nombre de personnes ayant fait une demande en ce sens, voire des éléments généraux sur la nature des demandes, et surtout disposer d’informations précises sur la proportion de femmes et de jeunes filles concernées.
Recommandation n° 5 : compléter la loi pour que le rapport annuel de la CNIL comporte un bilan d’application sexué des dispositions prévues par le projet de loi concernant l’effacement des données pour les personnes mineur.e.s.
2. Le renforcement de l’ouverture des données publiques (open data)
Dans le prolongement du projet de loi relatif à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public, adopté en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale le 9 décembre 2015, le présent projet de loi comporte, dans son titre Ier, un ensemble de dispositions destinées à favoriser la circulation des données et du savoir (articles 1er à 15).
Le projet de loi prévoit ainsi de renforcer et d’élargir l’ouverture des données publiques, créer un service public de la donnée, d’introduire la notion de données d’intérêt général, pour permettre leur réutilisation par tous, et développer l’économie du savoir et de la connaissance. S’agissant de l’ouverture des données publiques en France (section 1), il s’agit essentiellement :
– d’élargir l’accès par internet aux documents administratifs ; cette avancée aura pour conséquence de limiter la communication sur demande des documents administratifs, qui seront rendus librement accessibles par internet ;
– d’énoncer le principe selon lequel les informations publiques qui ont été communiquées ou rendues publiques sont librement réutilisables à d’autres fins que la mission de service public pour laquelle elles ont été produites ou reçues ;
– d’introduire la notion de données d’intérêt général, en accroissant l’ouverture des données issues de personnes publiques et privées, titulaires de délégations de service public ou dont les activités sont subventionnées par la puissance publique, et en permettant un accès simplifié de la statistique publique à certaines bases de données privées pour des enquêtes statistiques obligatoires.
S’agissant du service public de la donnée (section 2), il est créé une nouvelle mission de service public relevant de l’État consistant en la mise à disposition et la publication des données de référence en vue de faciliter leur réutilisation (article 9). Les données de référence sont une nouvelle catégorie de données publiques qui sont déjà produites par des autorités administratives pour un objet déterminé (collecte des impôts, statistique publique, etc.) mais qui sont particulièrement importantes pour l’économie et la société en raison des multiples autres usages qui peuvent en être faits. L’article définit les critères communs à toutes les données de référence, et renvoie aux mesures réglementaires d’application la fixation de la liste précise des données de référence, la désignation des administrations responsables de leur production et de leur diffusion, ainsi que la détermination du niveau minimal de qualité à respecter pour leur diffusion.
Pour ce qui concerne les données d’intérêt général (section 3), il est le projet de loi prévoit notamment la transmission sous certaines conditions de données privées par les entreprises à la statistique publique, ainsi que des dispositions concernant des délégataires de service public ou conventions de subvention.
Sans rentrer dans le détail des dispositions du projet de loi, la rapporteure salue, plus globalement, la politique ambitieuse engagée depuis deux ans par le gouvernement en matière d’ouverture des données publiques et de politique d’open source. Aujourd’hui, ce sont ainsi plus de 13 000 jeux de données qui sont disponibles sur « data.gouv.fr », et la France est passée de la seizième à la troisième place mondiale dans le dernier podium de l’open data (111).
Comme cela a été souligné plus haut, l’élargissement de l’ouverture des données publiques, en veillant à permettre leur réutilisation par tous, avec des formats ouverts, peut permettre de rendre plus visibles les inégalités femmes-hommes mais aussi mieux suivre l’impact de certaines politiques publiques. Au-delà des documents administratifs, tels que les feuilles de route ministérielles pour l’égalité femmes-hommes (qui ont toutes été rendues publics), les plans régionaux stratégiques pour l’égalité, etc., il s’agit en effet de faciliter autant que possible l’exploitation de données publiques permettant de mener des études en lien avec les droits des femmes ou même de pouvoir organiser des actions très concrètes (en accédant facilement à une liste d’établissements scolaires en format excel, selon l’exemple donné par le Centre Hubertine Auclert).
Cependant, comme l’a souligné Mme Clémence Pajot, en matière d’open data, la « priorité est d’inciter à la production de données sexuées et au développement de leur visibilité. Il y a encore un long chemin à parcourir en ce domaine. Leur exploitation suppose une formation en codage. » Comme la Délégation aux droits des femmes l’a appelé de ses vœux à de multiples reprises, en faisant adopter plusieurs amendements en ce sens, les organismes publics doivent poursuivre les efforts en matière de recueil de données sexuées. Il serait intéressant d’alimenter la plateforme d’open data avec des données sexuées concernant l’activité de la Banque publique d’investissement (BPI) ou encore l’Agence pour l’aide au développement (APD), dans le prolongement des dispositions de la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes et de la loi du 7 juillet 2014 d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.
Recommandation n° 6 : généraliser la production de données sexuées par les administrations et organismes publics pour mieux permettre l’utilisation des données publiques ouvertes (open data) au service de l’égalité femmes-hommes.
B. LES RECOMMANDATIONS VISANT À MIEUX PRÉVENIR ET LUTTER CONTRE LES CYBERVIOLENCES
Afin de renforcer les moyens de lutte contre le sexisme et les cyberviolences, plusieurs mesures sont envisagées, autour de trois axes stratégiques : mieux connaître pour mieux agir (1), prévenir (2), sanctionner et accompagner (3).
1. Mieux connaître pour mieux agir
L’adage est bien connu : « ce qui ne se mesure pas n’existe pas », et partant, « on ne peut améliorer que ce que l’on mesure ». Concernant les cyberviolences, la rapporteure a pu recueillir des éléments d’information au cours de cette mission, mais ces données restent éparses et incomplètes. Trois séries de mesures permettraient d’y remédier et d’améliorer le pilotage de l’action publique dans ce domaine.
a. Affiner les données statistiques du ministère de la justice
En premier lieu, il ressort des éléments détaillés et de grande qualité transmis à la rapporteure par les services du ministère de la justice, que le système statistique actuel (données du casier judicaire national, etc.) ne permet pas notamment (cf. supra) :
– de connaître précisément le nombre de poursuites engagées sur le fondement de l’article 226-1 du code pénal concernant les atteintes à la vie privée ;
– d’isoler, parmi l’ensemble des condamnations prononcées au titre de l’article 226-1 ou 226-2 du code pénal, relatifs aux atteintes à la vie privée, celles dont le mobile était spécifiquement pornographique, et celles liées à la diffusion de photographiques ou vidéos intimes, à caractère sexuel ;
– de fournir un ordre de grandeur du nombre d’actions engagées sur le fondement de l’article 9 du code civil concernant spécifiquement des images ou vidéos à caractère sexuel ;
– de distinguer, parmi les 19 condamnations prononcées en 2014 pour l’infraction de diffusion d’images relatives à l’intégrité de la personne (article 222-33-3l), si la diffusion concerne des images de violences ou d’agression sexuelle ou, depuis la loi du 4 août 2014, de harcèlement sexuel (112) ;
– d’identifier les procédures d'enquête ou de poursuites pour certaines dispositions de la loi précitée, dans la mesure où les éléments dont le ministère dispose sur les poursuites reposent sur une nomenclature de regroupement d’affaires, qui ne permet pas, sauf exception, d'isoler une infraction particulière. S’agissant des condamnations, la remontée d’informations peut également nécessiter un peu de temps (délais d’enregistrement des affaires dans les services de police et dans les parquets, délais de jugement et d'inscription au casier judiciaire).
Il conviendra dès lors d’étudier les possibilités d’affiner le système statistique afin de mieux connaître l’évolution et la fréquence de certaines formes de violences, mais aussi pour pouvoir mieux suivre l’impact de l’action publiques et de dispositions votées par le Parlement.
Mme Axelle Lemaire, s’est d’ailleurs également interrogée sur l’absence de données plus fines en la matière, en soulignant lors de son audition que « la nouvelle disposition sur le harcèlement en ligne a été introduite par la loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Un an et demi après son entrée en vigueur, il reste difficile d’avoir un retour sur l’application de cette disposition. Je peux néanmoins vous dire que les taux de recours sont très faibles. (…) La Délégation peut avoir un rôle très utile, notamment dans le suivi de l’application du droit des contentieux. Je comprends mal l’impossibilité d’isoler un type de délit, alors que l’informatique pourrait le faire ! ».
Recommandation n° 7 : améliorer le dispositif statistique du ministère de la justice (casier judiciaire national, etc.) pour pouvoir disposer d’informations plus précises sur les poursuites engagées et les condamnations prononcées en matière de cyberharcèlement, atteintes au droit à l’image et à la vie privée sur internet (« vengeance pornographique »), etc.
b. Développer les enquêtes sur le cybersexisme et les violences en ligne
Plus de quinze ans après l’enquête nationale sur les violences envers les femmes (ENVEFF) réalisée en 2000, une équipe de recherche s’est constituée au sein de l’Institut national des études démographiques (INED), pour lancer une nouvelle enquête sur les « Violences et rapports de genre » (VIRAGE), afin d’approfondir les connaissances statistiques dans ce domaine. Avec le soutien financier du ministère des droits des femmes, de la CNAF et de l’Agence pour la cohésion sociale et l’égalité (Acsé), cette enquête quantitative de grande envergure concernera 25 000 personnes (dont 12 500 femmes et 12 500 hommes), âgées de 20 à 69 ans. Les résultats sont attendus pour 2016.
Il semblerait cependant que la question des violences en ligne n’ait été que peu prise en compte dans ce cadre, excepté pour ce qui concerne le harcèlement et les rumeurs, par téléphone, par internet ou en face en face, mais uniquement sur le lieu de travail. Il serait donc intéressant de recueillir des informations sur différentes formes de violences et de comportements sexistes par internet, SMS, réseaux sociaux, courriels, etc., comme cela a été fait dans le cadre de la grande enquête européenne de 2014 précitée.
Par ailleurs, le Conseil national du numérique (CNNum), qui mène des travaux de grande qualité, pourrait être saisi par les ministres concernés sur l’image des femmes dans le web (internet, réseaux sociaux, jeux vidéos en ligne, etc.) ainsi que sur les cyberviolences, en France et dans certains autres pays.
Recommandation n° 8 : améliorer les connaissances sur les violences en ligne et le cybersexisme :
– en complétant le champ des enquêtes sur les violences faites aux femmes de type VIRAGE pour mieux prendre en compte toutes les violences en ligne ;
– en saisissant le Conseil national du numérique (CNNum) d’une étude sur l’image des femmes, le sexisme et les violences sur internet, réseaux sociaux et jeux vidéos en ligne, en France et dans certains autres pays.
c. Préciser les missions du Conseil national du numérique et de la Mission interministérielle sur les violences faites aux femmes
● Le Conseil national du numérique (CNNum)
Aux termes du décret n° 2012-1400 du 13 décembre 2012 relatif au CNNum, cette instance a « pour mission de formuler de manière indépendante et de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l’impact du numérique sur la société et sur l’économie. À cette fin, il organise des concertations régulières, au niveau national et territorial, avec les élus, la société civile et le monde économique. Il peut être consulté par le Gouvernement sur tout projet de disposition législative ou réglementaire dans le domaine du numérique » (article 1er).
En outre, le décret précise, dans son article 2, que le CNNum comprend, à parité entre chaque sexe, trente membres choisi.e.s en raison de leurs compétences dans le domaine du numérique.
Dans le cadre des auditions menées par la Délégation aux droits des femmes, Mme Nathalie Andrieux, membre du Conseil national du numérique (CNNum), évoquant les travaux en cours sur l’emploi, le travail et la transformation numérique, a précisé que le groupe de travail n’a « pas abordé (ce) rapport sous l’angle du genre. En revanche, en relisant les comptes rendus d’auditions – les experts étaient en majorité des hommes –, j’ai été frappée de constater que seules les femmes auditionnées ont abordé la question des femmes. C’est un point d’attention extrêmement fort dans une société où les dirigeants d’entreprise restent des hommes, où ceux qui détiennent l’information restent des hommes (113) ».
Mme Sophie Pène, également membre du CNNum, a souligné pour sa part que dans le cadre du rapport « Jules Ferry 3.0 », publié en octobre 2014 sur l’éducation et le numérique (114), la question des femmes a été abordée par un grand nombre de personnes auditionnées, en particulier celles militant pour une éducation précoce à l’informatique (115). En revanche, dans le cadre des travaux menés sur l’inclusion numérique (116), il semblerait qu’aucune de la centaine des personnes auditionnées n’ait abordé ces questions sous l’angle des femmes et qu’aucune question n’ait été posée en ce sens.
La rapporteure tient tout d’abord à saluer la grande qualité des travaux du Conseil national du numérique, ainsi que leur méthode d’élaboration, qui s’appuie sur une large concertation des parties prenantes. Il serait souhaitable de compléter les missions de cette instance afin de l’inciter à prendre en compte la situation des femmes et les enjeux relatifs à l’égalité dans le cadre de ses travaux, concernant l’emploi et le travail, l’éducation ou toute autre question. À cette fin, il conviendrait de modifier les dispositions du décret précité du 13 décembre 2012, ou d’amender la loi dans ce sens, afin que le CNNum soit vigilant sur la proportion de femmes parmi les expert.e.s et personnalités entendu.e.s au cours de ses travaux et sur les conclusions de ses rapports.
Recommandation n° 9 : élargir les missions du Conseil national du numérique (CNNum), pour qu’il soit chargé de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l’impact du numérique sur la société et sur l’économie « en prenant en compte les enjeux liés à l’égalité femmes-hommes » (modification du décret du 13 décembre 2012).
● La Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF)
De façon complémentaire, il est nécessaire de compléter les missions de la MIPROF, telles que définies par le décret du 3 janvier 2013 (117). Aux termes de celui-ci, la mission interministérielle est notamment chargée de « rassembler, analyser et diffuser les informations et données relatives aux violences faites aux femmes. En lien avec les organismes de recherche et les administrations compétentes de l’État, elle contribue à la réalisation d'études et de travaux de recherche et d'évaluation dans le domaine de la protection des femmes victimes de violences ».
Elle a également pour missions de favoriser l’animation locale de la politique de protection des femmes victimes de violences, et de définir, en lien avec les ministères et les actrices et les acteurs concernés, le cahier des charges du plan de sensibilisation et de formation des professionnel.le.s sur les violences faites aux femmes, outre ses missions en matière de lutte contre la traite des êtres humains.
Dans son article 4, ce décret prévoit que, pour la collecte des données et études relatives aux violences faites aux femmes, les administrations de l'État, les collectivités territoriales, les établissements publics ainsi que les associations contribuant à la protection des femmes victimes de violences communiquent à la MIPROF, dans des conditions définies par voie de conventions, les informations agrégées dont elles disposent, sous réserve de l'application des dispositions législatives imposant une obligation de secret. La mission fait connaître ses besoins aux administrations et établissements publics de l’État afin qu'ils soient pris en compte dans leurs programmes d'études et leurs travaux statistiques.
En saluant le travail remarquable réalisé par la MIPROF depuis sa création, sous l’impulsion de Mme Ernestine Ronai, coordinatrice nationale, la rapporteure souhaite une modification des dispositions du décret du 3 janvier 2013 précité afin de faire explicitement référence aux violences en ligne faites aux femmes et aux jeunes filles. Il s’agit notamment de veiller à ce que l’ensemble des informations transmises à la MIPROF ne se limitent pas aux violences physiques, et au-delà, de conforter le positionnement d’une instance qui joue un rôle essentiel pour lutter contre les violences et promouvoir l’égalité.
Recommandation n° 10 : modifier le décret du 3 janvier 2013 relatif à la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences (MIPROF) pour faire explicitement référence aux violences en ligne.
a. Modifier le code pénal pour mieux sanctionner les auteurs de « vengeances pornographiques »
Plusieurs modifications de l’article 226-1 du code pénal, relatif aux atteintes à la vie privée, pourraient être envisagées en vue de mieux sanctionner les auteurs de tels actes et de clarifier la portée de certaines dispositions.
Tout d’abord, des circonstances aggravantes pourraient être prévues lorsque les faits constitutifs portent sur la diffusion d’images ou de vidéos intimes à caractère sexuel. Autrement dit, qu’un acteur soit photographié par la presse people dans un lieu privé avec un nouvelle petite amie est très loin d’avoir la même gravité que, par exemple, la diffusion sur un site internet, et donc potentiellement à des millions d’internautes, d’une image dénudée, voire de la vidéo d’un rapport sexuel, le cas échéant avec le nom de la victime, sinon son adresse. Il est donc parfaitement logique que dans ce cas le quantum de peine soit a minima doublé ou triplé, compte tendu de la gravité des faits.
Mme Axelle Lemaire a d’ailleurs indiqué lors de son audition que « s’il fallait aller plus loin en droit, il conviendrait d’introduire une circonstance aggravante au délit prévu à l’article 226-1 du code pénal qui sanctionne le fait de fixer, d’enregistrer et de transmettre sans le consentement de la personne l’image de celle-ci lorsqu’elle se trouve dans un lieu privé. La circonstance aggravante serait prévue en cas d’image revêtant un caractère sexuel ou intime. Cette piste, retenue par d’autres pays, mériterait d’être expertisée en France. »
De façon complémentaire, d’autres pistes de réflexion sont à explorer, pour permettre à une victime de porter plainte sur le fondement de ces dispositions lorsque les images ou vidéos ont été prises dans un lieu public (et non uniquement un lieu privé). Une autre voie serait de clarifier la portée du dernier alinéa de cet article établissant une présomption de consentement, et qui peut être apparaître source de confusion quant à la nécessité du consentement de la personne pour la diffusion d’une photo ou vidéo, quand bien même elle aurait donné son accord pour l’enregistrement ou la prise de vue. Ne faudrait-il prévoir dans cet alinéa une exception pour les images ou vidéos à caractère sexuel. Il convient par ailleurs de rappeler que le délit général de harcèlement, créé par la loi du 4 août 2014, prévoyait des circonstances aggravantes en cas d’utilisation d’un service de communication public en ligne, mais l’on manque encore de recul et de données précises sur son application. La personne concernée peut avoir été consentante au moment de faire la photographie ou la vidéo mais pas du tout pour la diffuser dix ans plus tard (cf. supra).
Ces dispositions pourraient aussi faire l’objet d’une circulaire de politique pénale (118) de la Garde des sceaux.
Recommandation n° 11 : modifier l’article 226-1 du code pénal pour mieux sanctionner les atteintes à la vie privée sur internet dans le cas de « vengeances pornographiques »
– en prévoyant des circonstances aggravantes lorsque que les faits concernent l’enregistrement ou la diffusion, sans le consentement de la personne, de photos ou vidéos intimes à caractère sexuel, en renforçant ainsi les peines encourues dans ce cas ;
– en envisageant la possibilité d’engager des poursuites même si les images ont été prises dans un lieu public (et non seulement dans un lieu privé) ;
– en clarifiant les dispositions établissant une présomption de consentement, en prévoyant une exception dans le cas de photographies ou vidéos à caractère sexuel.
La réflexion mériterait par ailleurs d’être poursuivie sur les dispositions applicables lorsque des poursuites sont engagées au civil et la manière de simplifier la procédure pour les victimes et les démarches visant à solliciter le retrait de contenus sur internet ou mieux responsabiliser les fournisseurs d’accès et grandes entreprises telles que Facebook.
a. Poursuivre les actions engagées en matière de formation des magistrat.e.s sur la cybercriminalité et d’accompagnement des victimes
Pour favoriser une bonne application de la loi, la formation des professionnels, et particulièrement des magistrat.e.s et agent.e.s de police. Des dispositions en ce sens ont d’ailleurs été introduites dans la loi du 4 août 2014 pour ce qui concerne les violences faites aux femmes, dans le prolongement des recommandations de la délégation (119).
Selon les informations recueillies par la rapporteure, plusieurs actions ont été engagées tant en matière de formation des magistrat.e.s que d’accompagnement des victimes, présentées ci-après.
Des actions engagées en matière de formation sur la cybercriminalité en direction des magistrat.e.s ainsi qu’en matière d’aide aux victimes
L'École nationale de la magistrature (ENM) organise sur cette thématique, et plus particulièrement sur la cybercriminalité, des colloques, comme celui tenu par la LICRA en 2012 à l'ENM sur la question du « cyber-racisme » réunissant avocats, policiers, magistrats ou juristes des multinationales de l'internet. De plus, plusieurs sessions de formation continue de l'ENM traitent de ces thématiques : « criminalité organisée et cybercriminalité » ; « approche de la criminalité organisée par l'OCLCTIC- direction centrale de la police judiciaire » ; « la cybercriminalité ». Il y a également une formation diplômante d’une durée de six mois sur la cybercriminalité, qui est proposée aux magistrats par l'ENM, toujours dans le cadre de la formation continue.
Le ministère de la Justice a par ailleurs mené plusieurs actions en matière d'aide aux victimes. Les Assises nationales de l’INAVEM (Institut national d’aide aux victimes et de médiation, fédération nationale d’associations), tenues à Roubaix en juin 2013, en présence du Premier ministre et de la garde des Sceaux, ont été organisées autour de la thématique de la cybercriminalité. Un cahier technique a été élaboré par la suite par l’INAVEM qui a été diffusé à l’ensemble de son réseau pour permettre le développement d'une formation particulière (lancement 2016). Le Conseil scientifique de l’INAVEM a également été récemment renforcé par un spécialiste sur ces questions: M. Rémy FEVRIER, lieutenant-colonel, chargé de mission au forum international sur la cybercriminalité, maître de conférences au CNAM, qui mène actuellement un travail sur le renforcement des réponses et des prises en charge à apporter aux victimes pour l'année 2016.
Certaines associations ont par ailleurs développé des actions, comme le SIAVIC (Service intercommunal d’aide aux victimes) à Roubaix, notamment dans les établissements scolaires, collèges et lycées, s'agissant d'actions de sensibilisation et de repérage de situations. L'association SAVIM à Toulouse délivre également une formation autour de la radicalisation des jeunes, Enfin, s'agissant davantage du domaine de l'accès au droit, une convention a signée le 25 mars 2014 entre le ministère de la Justice, l’Éducation nationale et l'association InititaDroit en matière d'accès au droit des jeunes, avec notamment 1' intervention d'avocats bénévoles dans les lycées et les collèges.
Source : ministère de la justice (réponse au questionnaire adressé par la rapporteure en novembre 2015)
Il apparaît nécessaire de poursuivre ces actions de formation et d’aide aux victimes, en veillant à prendre en compte la question particulière des violences en ligne, et notamment celles en direction des femmes et des jeunes filles.
Recommandation n° 12 : poursuivre les actions de formation des magistrat.e.s et agent.e.s de police en matière de cybercriminalité en veillant à la prise en compte des cyberviolences, notamment en direction des femmes, et en matière d’aide aux victimes.
1. Prévenir, sensibiliser et nommer clairement les agressions
a. Lancer une grande campagne d’information en s’inspirant des actions menées au Royaume-Uni sur les « vengeances pornographiques »
Au préalable, pour pouvoir mener des actions d’information et de prévention adaptées, il est essentiel de nommer les cyberviolences pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des actes d’agression, des harcèlements, des intimidations et des violences sexistes, dont la réalité et les répercussions ne doivent pas être atténuées par des termes anglais qui peuvent sembler assez anodins, voire même festifs (par exemple, happy slapping pour désigner ce qui est en réalité une agression physique provoquée, filmée et diffusée).
Si le terme de revenge porn apparaît plus compréhensible, sa traduction –« vengeance pornographique » – a le mérite de désigner clairement les motivations et la volonté d’humiliation de l’agresseur, l’ex-partenaire. Ce terme pourrait même être interrogé si l’on définit la pornographie comme la représentation de choses destinées à être communiquées ou vendues au public (120). Or précisément, dans ce cas, les photos ou vidéos prises n’étaient pas destinées à être diffusées, et moins encore vendues au public.
En tout état de cause, pour que la honte change de camp, il est essentiel de ne pas reprendre des expressions qui peuvent laisser à penser que les victimes ont une part de responsabilité et désigner clairement les auteurs pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des agresseurs et des auteurs de violences faites aux femmes.
Bien nommé les agressions est important. Interrogé sur ce point, Mme Axelle Lemaire a d’ailleurs aussi indiqué, « s’agissant du cyberharcèlement, [être] tout à fait d’accord pour dire que le recours à une terminologie anglo-saxonne ne permet pas d’intégrer la réalité de ces violences dans le quotidien. Là encore, la Délégation pourrait être très utile, en proposant des traductions des expressions revenge porn, sexting, slut shaming. Il est très important de qualifier ces phénomènes très graves par des mots français. ». La rapporteure formule en conséquence la recommandation suivante.
Recommandation n° 13 : généraliser l’emploi de termes français pour mieux traduire la réalité des cyberviolences dans toutes les enquêtes, études, actions d’information et de sensibilisation, textes officiels et dans la communication politique.
Happy slapping → « vidéo-lynchage »
Slut shaming → « intimidations des "salopes" »
Revenge porn → « vengeance pornographique »
Sexting → « harcèlement sexuel par textos »
Il convient par ailleurs de souligner l’importance des actions d’information et de sensibilisation dans ce domaine pour faire prendre conscience que ces actes constituent de réelles violences et peuvent avoir de lourdes conséquences, à la fois sur le plan personnel pour les victimes, mais aussi pour les auteurs, sur le plan civil ou pénal. Il est aussi essentiel d’alerter, en particulier les jeunes, sur les risques liés au partage en ligne de vidéos ou photos sexuellement explicites.
La rapporteure salue à cet égard les initiatives prises par le Centre Hubertine Auclert, telles que la campagne « #Stop cybersexisme » (cf. encadré ci-après), relayée par la presse et sur les réseaux sociaux, avec aussi notamment un mini-blog réalisé spécialement à destination des jeunes, et des actions de prévention organisées via les délégués de classes de cinquième et de quatrième de l’académie de Paris, selon les précisions apportées par Mme Aurélie Latourès lors de son audition.
Celle-ci a d’ailleurs souligné que « les premiers retours de cette campagne sont assez impressionnants : près de 100 établissements ont demandé des documents supplémentaires pour continuer à mener des actions, ce qui montre que le besoin existe. » – d’où l’importance de développer les actions en milieu scolaire dans ce domaine (cf. infra).
La campagne « #StopCybersexisme » lancée par le Centre Hubertine Auclert avec la région Île-de-France
« La Campagne #StopCybersexisme se poursuit sur internet ! Le Centre Hubertine Auclert, avec la Région Ile-de-France, ont lancé une campagne de sensibilisation contre le Cybersexisme qui se poursuit et se partage sur le web ! La campagne, à destination des jeunes, est relayée sur internet par un site évènementiel au format "tumblr" : www.stop-cybersexisme.tumblr.com.
La campagne poursuit un triple objectif : faire prendre conscience que dans l’usage des outils numériques, certaines actions et messages ont un fondement sexiste qui se base sur des croyances que les filles et les garçons n’ont pas les mêmes rôles, comportements, devoirs etc. ; faire prendre conscience que ces actes constituent une violence ; proposer aux victimes et aux témoins des solutions pour agir. Ce relais internet fait suite à une campagne d'affichage dans les transports franciliens qui s'est tenue du 2 au 9 avril, appuyée par l'envoi à plus de 1 500 lycées, centres de formation des apprentis (CFA) et collèges d’Île-de-France d’un kit de sensibilisation à ce phénomène. »
Source : site de l’association Hubertine Auclert
Il conviendrait d’aller plus loin dans ce domaine. Des actions mises en place au Royaume-Uni en 2015 pourraient être reprises.
Les actions d’information et de sensibilisation mises en place par les pouvoirs publics au Royaume-Uni concernant le revenge porn et les cyberviolences
Plusieurs initiatives ont été mises en oeuvre par les pouvoirs publics britanniques pour lutter contre les cyberviolences.
– Une campagne ciblée, intitulée « Revenge Porn : be aware b4 you share (121)» a été lancée par le ministère de la justice en février 2015, à l’occasion de l’introduction de la nouvelle infraction. L’objectif est d’alerter le public avec un slogan de mise en garde aux victimes potentielles (« Vengeance par la pornographie : soyez informés avant de partager »), la publication de données chiffrées, des dépliants et affiches mises à disposition en téléchargement libre sur le site internet du gouvernement, une page Facebook, un compte Twitter et le hashtag #NoToRevengePorn, et d’expliciter ce qui constitue une infraction. Les autorités espèrent ainsi décourager le partage en ligne de photos privées et inciter les victimes à se manifester auprès des services de police.
Le Government Equalities Office (GEO), qui a lancé une ligne téléphonique d’urgence dédiée (revenge porn helpline) en février dernier, indique avoir reçu au total environ 3 000 appels, concernant quelque 400 cas individuels depuis l’ouverture du service (en août dernier, six mois après l’inauguration de la ligne, le GEO avait publié un communiqué faisant état de plus de 1 800 appels, concernant environ 280 cas individuels : 75 % des appelants sont des femmes. Parmi les 25 % d’hommes, 40 % environ sont homosexuels, et 50 % des cas où la victime est un homme impliquent une menace d’extorsion et de chantage)
– Le site « Get safe online » (fruit d’un partenariat public-privé entre le gouvernement, des services de police et de nombreuses entreprises) fournit de nombreux conseils sur les comportements responsables à adopter en ligne sur des sujets très variés (de l’usurpation d’identité au choix d’un mot de passe efficace et à la protection de sa vie privée, en passant par le harcèlement et le revenge porn), ainsi qu’un service de soutien aux victimes. Une semaine de campagne d’information et de prévention sur la sécurité des internautes s’est déroulée en octobre dernier.
– Le site « Cyberstreetwise », autre initiative gouvernementale, fournit des conseils sur la sécurité en ligne, partant du principe qu’il faut être aussi prudent en ligne que dans la rue.
– Le site du Système national de santé (National Health Service – NHS) comporte une page intitulée « comment réagir au harcèlement en ligne » dans le cadre de sa politique de prévention en matière de santé mentale. Le NHS prodigue des conseils sur la manière d’identifier les comportements de harcèlement et propose des réponses possibles face à un comportement de harcèlement (conseils sur les attitudes à adopter ou au contraire à éviter), ainsi que des recommandations pour se protéger en amont. Il est également suggéré à chacun de s’interroger sur son usage d’internet, l’idée étant que certaines personnes pourraient ne pas avoir conscience du fait que leur comportement constitue une forme de harcèlement. Le site renvoie vers plusieurs autres sites de sécurité en ligne.
– Le Child exploitation and online protection (CEOP – service gouvernemental qui fait partie de la National Crime Agency) a lancé une campagne intitulée « Think U know » destinée aux adolescents et aux jeunes adultes, mais qui s’adresse également aux parents et personnels encadrant ces jeunes, pour alerter sur les comportements et la sécurité en ligne. Le message se retrouve dans la campagne du gouvernement « This is abuse », qui vise à informer les jeunes adultes sur ce qui constitue une relation saine. Le site internet associé à cette campagne renvoie à un certain nombre de contacts pour assistance, parmi lesquels on trouve des associations luttant contre la violence en général.
– Le Government Equalities Office (GEO) a financé et participé à la mise en place, depuis juin 2015, d’un site « Stop online abuse », qui cible les personnes victimes de sexisme, homophobie et transphobie, en collaboration avec plusieurs associations de défense des droits LGBT. Outre des conseils sur la façon de gérer les comportements abusifs en ligne et une aide aux victimes, le site offre des conseils juridiques sur les recours possibles.
Source : ambassade de France au Royaume-Uni (réponse au questionnaire adressé par la rapporteure, novembre 2015)
La rapporteure propose en conséquence la mesure suivante.
Recommandation n° 14 : lancer un plan d’actions d’information et de sensibilisation en direction du grand public sur les cyberviolences, avec l’implication des ministères concernés, et plus particulièrement sur la diffusion de photographies ou vidéos intimes par un ex-partenaire, en s’inspirant des actions engagées au Royaume-Uni.
– En termes de moyens : site internet et communication sur les réseaux sociaux, ainsi que sur les sites tels que You Tube pour toucher les plus jeunes, ligne téléphonique d’urgence, etc. ;
– En termes d’objectifs : prévenir le partage de vidéos ou photographies intimes, libérer la parole, apporter un soutien aux victimes et des conseils juridiques, faire prendre conscience de la gravité des faits et communiquer sur les sanctions encourues, etc.
b. Poursuivre et développer les actions de prévention et de sensibilisation aux cyberviolences, et au-delà aux usages d’internet, en milieu scolaire
Lors de son audition, la directrice du Centre Hubertine Auclert a insisté sur trois priorités : favoriser un accès universel à l’espace numérique, quels que soient l’âge, le milieu social ou le sexe, condamner et sanctionner les comportements délictueux et les usages irresponsables, et éduquer les jeunes à un usage responsable du cyberespace et développer leur esprit critique.
À cet égard, il convient de rappeler que la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École prévoit notamment que la formation à l’utilisation des outils et des ressources numériques dans les écoles et les établissements d’enseignement, « comporte une sensibilisation aux droits et aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux, dont la protection de la vie privée » (article L. 312-9 du code de l’éducation).
« Le numérique : un axe fort de la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École »
Article L. 312-9 du code de l’éducation : « La formation à l’utilisation des outils et des ressources numériques est dispensée dans les écoles, et les établissements d’enseignement, ainsi que dans les unités d’enseignement des établissements et services médico-sociaux et des établissements de santé. Elle comporte une sensibilisation aux droits et aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux, dont la protection de la vie privée et le respect de la propriété intellectuelle. »
Article L. 332-5 : « La formation dispensée à tous les élèves des collèges comprend obligatoirement une initiation économique et sociale et une initiation technologique ainsi qu’une éducation aux médias et à l’information. »
Annexe (156-157) : « Les technologies numériques représentent une transformation radicale des modes de production et de diffusion des savoirs, mais aussi des rapports sociaux. L’école est au coeur de ces bouleversements. Ces technologies peuvent devenir un formidable moteur d’amélioration du système éducatif et de ses méthodes pédagogiques, en permettant notamment d’adapter le travail au rythme et aux besoins de l’enfant, de développer la collaboration entre les élèves, de favoriser leur autonomie, de rapprocher les familles de l’école, de faciliter les échanges au sein de la communauté éducative. »
Source : ministère de l’éducation nationale, de guide de prévention sur les cyberviolences
Mme Hélène Paumier, professeure de lettre et chargée de mission à l’association des CEMEA (122), a d’ailleurs fait état d’initiatives intéressantes au lycée pilote innovant international de Poitiers, dans le cadre des « TICEM » (technologies de l’information et de la communication dans l’éducation et médias). Des projets menés ont pu en effet conduire à engager une réflexion avec les élèves sur la notion de « trace numérique » (publication de leurs productions, construction avec les élèves d’un « webfolio », qui permet un travail sur l’orientation et la construction de projets professionnels, mais aussi, au travers d’une démarche accompagnée, une réflexion sur l’image qu’ils construisent d’eux-mêmes sur le web).
Par ailleurs, comme cela a été évoqué précédemment, l’Éducation nationale mène des actions participant à la lutte et à la prévention en milieu scolaire du cyberharcèlement. Dans le même sens, des initiatives intéressantes ont également été mises en œuvre dans certains autres pays, notamment en Israël.
Les campagnes de sensibilisation du ministère de l’éducation en Israël
Le ministère de l’éducation est en Israël à l'avant-garde des mesures prises en matière de prévention de la cyberviolence. Le site internet du ministère fait office de plateforme de prévention et explique à l'attention du public et en particulier des parents en quoi consistent les violences de toutes sortes sur internet entre enfants, adolescents et jeunes adultes, et donne des conseils pour faire face à ce type de situation. Le ministère invite les parents à prendre connaissance de ce problème et, en cas de violences, à prendre contact avec les personnes : l’enseignant ou l'éducateur, le conseiller de l'école ou le directeur de l'école, la cellule de vigilance au sein du ministère mise en place depuis 2010 et consacrée à ce type de problèmes : le numéro d’une ligne ouverte pour les enfants, un numéro des services du ministère en charge de des questions de violence, le numéro de la police si besoin ainsi que la ligne ouverte d'une association consacrée à internet. Le ministère de l'éducation est également à l'origine de différentes actions locales et nationales dans les écoles et autour d'elles afin de sensibiliser enseignants, parents et enfants aux cyberviolences. Le ministère renvoie également vers des études psychologiques menées par des conseillers du ministère.
Source : ambassade de France en Israël (réponse au questionnaire adressé par la rapporteure), novembre 2015
Dès lors, il conviendrait de poursuivre les actions en milieu scolaire, en développant des projets portés par la communauté éducative afin d’engager une réflexion avec les élèves et les aider à développer un regard critique sur les médias et les sensibiliser aux traces numériques, aux usages responsables d’internet, et plus largement les droits et libertés à l’ère du numérique – dont la prise en compte de l’objectif d’égalité femmes-hommes et la prévention des violences, qu’elles soient physiques, psychologiques ou commises par internet, réseaux sociaux ou téléphone, et notamment celles en direction des femmes et des jeunes filles.
L’article 312-9 du code de l’éducation précité pourrait être modifié en ce sens.
Recommandation n° 15 : compléter les dispositions issues de la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l’École pour que les formations à l’utilisation des outils et des ressources numériques, dispensées dans les écoles et les établissements d’enseignement, comportent une sensibilisation aux droits et aux devoirs liés à l’usage d’internet qui prenne en compte les enjeux liés à l’égalité entre les femmes et les hommes, et en particulier la prévention et la lutte contre les violences faites aux jeunes filles.
Il s’agit enfin de trouver le juste équilibre, pour ne pas développer non plus parmi les jeunes une vision anxiogène du numérique.
En effet, comme l’a souligné à juste titre Mme Aurélie Latourès, « sur la prévention : si elle doit aider à changer les normes sociales et à renverser la culpabilisation des victimes, elle doit aussi contribuer à ne pas diaboliser les outils numériques. Toute la vie des jeunes est sur internet, mais pour les filles et les garçons cela n’entraîne pas les mêmes conséquences. C’est sur ce point qu’il faut travailler, mais ne pas en arriver à ce que cet espace devienne réservé aux garçons. Diaboliser les outils numériques reviendrait à se couper des jeunes et à passer totalement à côté du sujet. »
Recommandation n° 16 : développer les bonnes pratiques et soutenir les initiatives locales en milieu scolaire pour sensibiliser les jeunes sur les droits et devoirs liés à l’internet et les usages responsables du numérique ainsi que sur les cyberviolences.
c. Lutter contre le sexisme dans les jeux vidéos et ouvrir le débat sur les applications mobiles en direction des jeunes enfants
L’article 42 du projet de loi pour une République numérique est relatif au développement des compétitions de jeux vidéos (123).
La question du sexisme dans les jeux vidéo est de plus en plus régulièrement posée, notamment depuis la sortie en 2011 de « Tropes vs Women in Video Games « (« Les clichés contre les femmes dans les jeux vidéo »), une série de vidéos documentaires et critiques réalisées par la militante féministe Anita Sarkeesian. En 2014, une développeuse de jeu vidéo indépendante et féministe, Zoe Quinn, avait été victime d’une vaste campagne de harcèlement en ligne, dont la dénonciation dans les médias a donné naissance au mouvement du #GamerGate, nébuleuse de joueurs antiféministes (124). Au-delà de la représentation stéréotypée des femmes dans les jeux vidéos, il semble que les femmes soient aussi régulièrement victimes d’injures, de harcèlement, voire de menaces sur internet et sur les plates-formes de jeux vidéo.
Il est nécessaire de poursuivre la réflexion : le crédit d’impôt jeu vidéo (CIJV), dispositif fiscal d’aide à l’industrie du secteur, a été élargi le 23 juin 2015 (125) aux jeux déconseillés aux moins de 18 ans sous certaines conditions. Un barème en cinq points a ainsi été mis en place pour juger du niveau de violence dans ces jeux, et si le titre répond à plus de trois des critères prévus, il ne peut pas être éligible au CIJV. En revanche, il ne comporte aucun critère lié à un éventuel contenu sexiste. Il conviendrait par conséquent d’étudier les possibilités de modifier les conditions d’éligibilité au CIJV. Par ailleurs, il est à noter qu’en 2014, la Suède a lancé une réflexion autour de la création d'un label, indiquant si une œuvre participe, ou non, à la reproduction des stéréotypes de genre.
Recommandation n° 17 : lutter contre le sexisme dans les jeux vidéos, par une modification des conditions d’éligibilité au crédit d’impôt jeux vidéos (CIJV), pour prendre en compte la présence de contenus sexistes, ou par la création d’un label.
De même, comme la possibilité en a été évoquée au cours des auditions de la délégation, il serait intéressant d’étudier les applications qui peuvent être téléchargées sur les smartphones ou les tablettes – des jeux destinés aux enfants –, le cas échéant, de suivre les mêmes méthodes que certaines revues qui diffusent des listes de livres non sexistes. Cela pourrait permettre de mieux appréhender la situation actuelle et de sensibiliser les parents, voire de pouvoir éclairer leurs choix concernant les applications. La publication d’un « top 10 » des applications non–sexistes, ne contribuant pas à la diffusion des stéréotypes de genre, ou la remise d’un prix ou label égalité à certaines d’entre elles, etc., peut éclairer ce choix.
Recommandation n° 18 : encourager la réalisation d’une étude sur les applications mobiles en direction des jeunes enfants, en vue de la diffusion d’une liste ou palmarès d’applications non-sexistes, voire d’un label.
I. COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
– Audition de Mme Corinne Erhel et de Mme Laure de La Raudière, députées, rapporteures de la mission d’information sur le développement de l’économie numérique française (mardi 17 juin 2014) 132
– Audition de Mme Marine Aubin, coprésidente de l’association Girlz in Web, et de Mme Amira Lakhal, membre du bureau de l’association Duchess France – Women in tech, sur les femmes et le numérique (mardi 9 juin 2015) 141
– Audition de Mme Véronique Di Benedetto, présidente de la commission « Femmes du Numérique » du syndicat professionnel SYNTEC Numérique, directrice générale d’Econocom France, sur les femmes et le numérique (mardi 23 juin 2015) 152
– Audition de Mme Hélène Paumier, professeure de lettres et chargée de mission sur l’éducation et le numérique à l’Association nationale des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), sur le numérique et l’enseignement (mardi 29 septembre 2015) 160
– Audition de M. Matthieu Cordelier, avocat au barreau de Paris, spécialisé notamment dans le droit des technologies de l'information et de la communication et de la « e-réputation », de Mme Delphine Meillet, avocate au barreau de Paris, spécialisée notamment dans les atteintes à la vie privée, et de Mme Aurélie Latourès, chargée d’étude à l’Observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF), du Centre Hubertine Auclert, sur les cyberviolences faites aux femmes et aux jeunes filles (mardi 6 octobre 2015) 168
– Audition de Mme Nathalie Andrieux, membre du Conseil national du numérique (CNNum), chargée du groupe de travail du CNN sur l’emploi, le travail et le numérique, membre du conseil d’administration du groupe Casino et membre du conseil de surveillance de Lagardère, de M. Ludovic Guilcher, directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange et directeur du programme de transformation digitale, et de Mme Nathalie Wright, directrice générale de la division Grandes entreprises et alliances de Microsoft France, sur la transformation numérique, l’emploi et le travail des femmes (mardi 20 octobre 2015) 190
– Audition de Mme Clémence Pajot, directrice du Centre Hubertine Auclert, centre francilien de ressources pour l’égalité entre les femmes et hommes, sur les femmes et le numérique (mardi 3 novembre 2015) 202
– Audition de Mme Sophie Pène, membre du Conseil national du numérique (CNNum) et responsable du groupe de travail sur l’éducation et le numérique, professeure à l’université Paris Descartes, de Mme Somalina Pa, rapporteure générale, et de Mme Camille Hartmann, rapporteure au CNNum, sur les femmes et le numérique (mardi 17 novembre 2015) 211
– Audition de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, auprès du ministre de l’Économie, de l’industrie et du numérique, sur les femmes et le numérique et sur l’avant-projet de loi pour une République numérique (mercredi 2 décembre 2015) 216
Audition de Mmes Corinne Erhel et Laure de la Raudière,
députées et rapporteures de la mission d’information sur le développement de l’économie numérique française
Compte rendu de l’audition du mardi 17 juin 2014
Mme la présidente Catherine Coutelle. Mes chères collègues, certains des sujets que vous avez abordés dans votre rapport d’information sur le développement de l’économie numérique française sont susceptibles de nous intéresser, et je vous remercie de vous être rendues disponibles pour éclairer la Délégation sur ces questions.
Vous y constatez que l’économie numérique a transformé – voire bouleversé – certains secteurs et qu’il faut s’attendre à ce que d’autres le soient. Vous nous exhortez à anticiper les effets de cette évolution. Il s’agit bien, conformément au titre de ce rapport, d’« Agir pour une France numérique », ce qui suppose « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace… ».
De nombreux métiers sont ou seront donc affectés par le e-commerce et la e- économie – notamment l’accueil et les services directs rendus au public. Que faire des personnes qui exercent ces métiers ? Peut-on les former pour prévenir le phénomène ? Comment faire en sorte que la destruction de certains emplois, qui aura lieu dans un premier temps, soit suivie par la création de nouveaux emplois ?
Dans un autre domaine, le meilleur et le pire se côtoient sur le net. Dans plusieurs textes de loi, nous avons tenté de réguler certaines informations ou certains trafics qui transitent par ce biais – concernant par exemple la prostitution et la pédopornographie. Les membres de la Quadrature du net ont d’ailleurs demandé à me rencontrer. Qu’en pensez-vous ?
Ensuite, votre travail vous a-t-il permis de connaître les pays qui ont pris en compte et anticipé ces évolutions ? Enfin, avez-vous mesuré l’impact qu’aura le développement de l’économie numérique sur les femmes qui sont sur le marché du travail ? Des études de genre ont-elles été menées sur le sujet ?
Mme Corinne Erhel. Mme de la Raudière et moi-même en sommes à notre quatrième rapport sur le numérique. Cette fois-ci, notre mission était plus conséquente puisqu’elle a duré plus d’un an et a porté sur les enjeux de l’économie numérique française, comparée à celle des autres pays. Nous avons donc été amenées à nous déplacer en Europe, aux États-Unis et en Asie.
Notre objectif était d’abord pédagogique : expliquer ce qu’est l’économie numérique, comment elle bouleverse tous les modèles économiques et toutes les organisations. Pour nous, il s’agit d’un phénomène positif, et en tout état de cause inéluctable, qu’il faut donc anticiper et auquel il faudra s’adapter. Inutile d’élever des digues de sable qui seraient continuellement contournées ou détruites.
Sans entrer dans le détail du rapport, j’irai directement à la question posée par Mme la présidente : tous les modèles économiques et tous les secteurs sont impactés par le numérique – dont l’audiovisuel, la distribution et le tourisme. Le bouleversement porte aussi bien sur les modes de consommation des citoyens que sur l’organisation interne du fonctionnement des entreprises. On peut même dire que les fonctions d’intermédiation sont percutées de plein fouet. C’est le cas de la distribution, qui est le secteur le plus touché en raison du développement des ventes en ligne – le « e-commerce » – qui a fait évoluer les habitudes de consommation.
Il est fréquent, dans l’histoire économique, que des phénomènes de destruction d’emplois laissent la place à des phénomènes de création d’emplois, avec des périodes plus ou moins longues d’adaptation. S’agissant de l’économie numérique, la destruction de certaines fonctions a été particulièrement étudiée, notamment aux États-Unis. Lors de nos auditions, l’exemple des moyennes et grandes surfaces est souvent revenu. Il y a en France à peu près 400 000 caissiers ou caissières. Actuellement, on dispose des technologies permettant de se passer de leurs postes de travail. Mais que faire, comment s’adapter ? Comment transformer les postes de travail ? Comment faire évoluer les carrières ? Quel type de formations mettre en place ?
Il en va de même dans le secteur bancaire. Nous allons de moins en moins au guichet de notre banque. Nous faisons tout, soit en ligne, soit sur les distributeurs à l’extérieur ou à l’intérieur de la banque. Ainsi, au fur et à mesure, les fonctions d’intermédiation sont appelées à se raréfier et, en tout état de cause, à se transformer.
Pour répondre à votre dernière question, madame la présidente, il se trouve en effet que, globalement et majoritairement, ces fonctions d’intermédiation sont occupées – en tout cas en France – par des femmes faiblement qualifiées.
Dans un tel contexte, les entreprises et les pouvoirs publics ont à exercer leurs responsabilités. Celle des entreprises consiste à adapter et à faire évoluer les compétences de ses salariés. Celle des pouvoirs publics consiste à mettre en œuvre des dispositifs de formation aux technologies numériques, auxquels tous doivent pouvoir avoir accès. Il peut s’agir de formation initiale ; nous préconisons d’ailleurs une sensibilisation et un apprentissage précoces du codage. Il peut s’agir aussi de formation professionnelle : d’une part, le numérique a un fort potentiel ; d’autre part, l’adaptation des compétences est un enjeu crucial. Les fonctions d’intermédiation, par exemple, concernent tous les secteurs d’activité.
Je précise que le numérique participe à peu près à 25 % de la croissance française et représente environ 8 % du PIB. Son rôle est donc devenu essentiel. Mais les femmes sont sous-représentées dans les métiers du numérique, entendu au sens large – 28 % des emplois seulement sont occupés par des femmes.
Nous avons des progrès à faire, d’autant que les perspectives d’évolution de carrière sont tout à fait intéressantes. Mais l’important, selon moi, est d’anticiper l’évolution des compétences. En effet, le numérique va de plus en plus vite et il faut imaginer d’autres fonctions, notamment dans les secteurs de la distribution, des banques ou du tourisme. Le plus grand danger serait de ne pas se préparer à cette révolution industrielle. Les pouvoirs publics doivent anticiper ces changements majeurs, que nous considérons comme une chance et une opportunité.
C’est l’occasion de repenser le fonctionnement de notre économie, mais également de repenser les fonctions au sein de l’État ou des collectivités, voire ici même, à l’Assemblée nationale. Par exemple, est-il toujours utile d’envoyer à chacun, par écrit et par voie postale, les bulletins de salaire ? Ne pourrait-on pas les dématérialiser, ce qui suppose que les personnes qui s’occupent des mises sous enveloppe soient appelées à d’autres fonctions ? C’est à ce genre de questions que nous devons impérativement réfléchir.
Mme Laure de La Raudière. Merci, madame la présidente, de nous accueillir aujourd’hui. Lorsque nous avons fait ce rapport, nous n’avons pas du tout pensé à l’éclairage « droits des femmes ». Notre objectif était de faire de la pédagogie sur la transformation de l’économie française, européenne et mondiale, et de présenter les dispositions à prendre pour que la France occupe une place de leader dans le monde du numérique.
Nous sommes dans la troisième révolution industrielle. Nous sommes en train de passer d’une économie de l’industrialisation, attachée au territoire, à une économie de l’innovation, directement mondiale. Le leitmotiv des acteurs que nous avons rencontrés à l’étranger, en particulier dans la Silicon Valley, est de changer le monde – Change the World ! Jusqu’à l’inscription qui figure au dos des cartes de visite des professeurs de Stanford : Change Lives, Change Organisations, Change the World. Ce n’est pas une mince ambition !
L’économie numérique se nourrit de tous les dysfonctionnements de notre société en améliorant le service rendu aux utilisateurs. C’est ainsi que naissent aujourd’hui la plupart des grandes entreprises de ce secteur – cf. la société Uber et le conflit entre les chauffeurs de taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur (VTC). Ces entreprises, ayant pris conscience des dysfonctionnements existants, proposent un service dématérialisé – quasiment tout de suite à une échelle mondiale – qui est facilement adopté parce qu’il apporte réellement un service supplémentaire.
Le propos de Mme Erhel sur l’éducation mérite d’être martelé : il faut commencer au plus tôt l’apprentissage du numérique. Et comme l’éducation est un facteur à la fois d’intégration, de socialisation et de justice sociale, son propos vaut aussi pour les femmes, qui ne pourront qu’y gagner dans la société numérique d’aujourd’hui et de demain.
Selon une étude faite, pour le président Obama, par le secrétaire d’État à l’éducation, 65 % des métiers qu’exerceront les écoliers d’aujourd’hui ne sont pas encore inventés. Il y a donc des possibilités pour les femmes de se trouver sur un pied d’égalité par rapport aux hommes, et d’échapper à des schémas préétablis, avec des métiers réservés aux hommes et d’autres aux femmes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Malheureusement, nous avons constaté une régression : il y a aujourd’hui moins de femmes ingénieurs et dans les carrières scientifiques qu’il n’y en avait dans les années soixante-dix. C’est ainsi que l’on ne compte que 1 % d’ingénieurs femmes dans le numérique.
Mme Laure de La Raudière. Lorsque j’étais étudiante, il y avait 5 à 10 % de femmes en classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques.
Mme la présidente Catherine Coutelle. C’est là où vous avez un rôle important à jouer. Dès la petite enfance et au cours de l’éducation, il faut dire aux filles que ces métiers leur sont accessibles et qu’elles peuvent y faire carrière. Et il faut insister sur ce point au moment de leur orientation.
Mme Laure de La Raudière. J’en viens à la question du filtrage d’internet, qui pose celle de l’équilibre entre la liberté et la protection des individus.
Pour y répondre, nous devons d’abord réfléchir à la place du juge dans la démocratie, à l’ère du numérique. En effet, toute disposition relevant d’une décision administrative et mettant en place un filtrage est nécessairement une atteinte aux libertés, quelle qu’en soit la raison. C’est ce qu’avait fait la majorité précédente, dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite « LOPPSI 2 ». Je m’étais d’ailleurs opposée à son article 4, alors même que la cible visée était la pédopornographie en ligne. Tant que l’on n’aura pas débattu de la place du juge, on ne pourra pas discuter de l’étape suivante, à savoir du filtrage administratif qu’il est possible d’autoriser.
L’article 1er de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel autorisait le blocage de certains sites sans intervention judiciaire. Il a été opportunément retiré. L’équilibre entre le pouvoir exécutif et la justice a été ainsi préservé. Mais il faut dire aussi qu’on n’a pas aujourd’hui le moyen de filtrer efficacement et de façon ciblée un site internet, à moins de faire du surfiltrage ou de procéder à des écoutes massives et approfondies.
Soit vous attentez aux libertés individuelles en mettant en place le deep packet inspection (DPI), qui permet à l’administration de tout écouter. Soit vous filtrez de façon très large et vous bloquez d’autres sites, en plus de celui que vous vouliez bloquer. La Commission des lois et la Délégation aux droits des femmes devraient engager sur ce sujet des discussions avec la Quadrature du Net, mais aussi avec d’autres personnes – opérateurs de télécoms, tous acteurs maîtrisant ces enjeux – pour asseoir une compétence technique avant de décider de ce que l’on inscrira dans la loi.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il faut prévoir l’intervention du juge.
Mme Laure de La Raudière. Le juge ne sera pas forcément plus efficace, mais au moins nos piliers démocratiques seront-ils préservés.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Comment le juge fera-t-il appliquer ses décisions ?
Mme Laure de La Raudière. Aujourd’hui, on n’a pas de solution pour filtrer efficacement internet.
Mme Maud Olivier. Si l’on repère un site qui contrevient à ce que l’on souhaite, peut-on intervenir auprès des fournisseurs d’accès ?
Mme Laure de La Raudière. Soit le site est hébergé en France, auquel cas la loi française s’applique et on fait supprimer le site ; soit il est hébergé à l’étranger et si on filtre, on arrête le flux, soit on fait du surblocage et on ne filtre rien ou on utilise des technologies extrêmement intrusives dans la vie privée. Que la décision vienne du juge ou de l’administration, le résultat est le même. Mais au moins la décision de justice ne met-elle pas à mal les piliers de notre démocratie.
Il me semble par ailleurs important de rappeler que l’article 7 du projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes aboutit à demander à des acteurs privés de signaler les abus et, finalement, d’apprécier ce qui est légal ou ne l’est pas. Je pense plus particulièrement à Dailymotion et aux vidéos qui constitueraient des atteintes à l’intégrité et à la dignité de la femme. De telles vidéos sont bien sûr horribles, mais j’observe que les acteurs privés feront le nettoyage qu’ils voudront, sans avoir pour autant une responsabilité d’éditeurs. Quand vous avez une responsabilité d’éditeur, vous êtes responsable du contenu que vous mettez en ligne. Quand vous avez une responsabilité d’hébergeur, vous ouvrez une plate-forme et tout le monde peut mettre en ligne ce qu’il veut. Voilà pourquoi je ne suis pas très favorable à ce que l’on demande aux acteurs privés qui font uniquement de l’hébergement de faire le tri entre ce qui serait ou non regardable au regard de la loi.
Mme Corinne Erhel. Il faut impérativement disposer d’un corpus de règles. La question se pose de façon récurrente, quel que soit le sujet…
Mme Laure de La Raudière. … et quelle que soit la majorité.
Mme Corinne Erhel. La commission sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, que l’Assemblée nationale vient de mettre en place, pourra traiter de cet aspect – et donc des problèmes liés au surblocage, au développement des pratiques d’anonymisation qui sont potentiellement dangereuses pour la démocratie, etc. Il faut tout remettre à plat et adopter une position claire et compréhensible. Et il faut, entre autres, replacer le juge au centre de la décision. Il en va, selon moi, de l’équilibre de la démocratie.
Mme la présidente Catherine Coutelle. C’est le rôle de la Délégation d’examiner toutes les questions à travers le prisme de l’égalité femmes-hommes. En l’occurrence, votre rapport est l’occasion de nous interroger sur la place des femmes dans la société numérique.
Je voudrais avoir votre sentiment sur le point suivant. Certains couples se filment dans leur intimité. Quand ils se séparent, il arrive que l’un des deux mette en ligne ce qui a pu être filmé pour s’en servir contre l’autre. Cela a donné lieu à un procès, le premier de ce genre dans notre pays. La question posée est celle de la protection de la vie privée à l’ère d’internet.
Mme Corinne Erhel. Avant le développement d’internet, les couples pouvaient faire des photos et les distribuer. Seul le mode de diffusion a changé.
Mme la présidente Catherine Coutelle. On peut maîtriser les photos, mais pas internet.
Mme Laure de La Raudière. Pour se protéger, des lois existent. Le problème n’est pas tant que la justice soit rendue, mais le fait qu’une foule de gens soient mis au courant, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le dommage est bien plus important.
Mme Marie-Noëlle Battistel. La rapidité et l’étendue de la diffusion démultiplient la nuisance causée.
Mme Laure de La Raudière. Le corpus législatif existe pour protéger la personne. Dans ces conditions, ce n’est peut-être pas la loi qu’il faudrait modifier, mais le niveau de la sanction.
Mme Maud Olivier. Dans les pays « totalitaires », comment est géré internet ?
Mme Laure de La Raudière. Tout est contrôlé, les mails sont lus.
Mme Maud Olivier. Dans les pays d’Europe, peut-on faire la même chose, par exemple pour lutter contre la pédopornographie ?
Mme Laure de La Raudière. Non. Le décret d’application de l’article 4 de la LOPPSI, qui concernait le filtrage n’a pas été pris. Il n’y a pas, et heureusement, de surveillance de l’État sur internet.
Mme Maud Olivier. Et pour lutter contre le terrorisme ?
Mme Laure de La Raudière. Depuis 1991, les écoutes sont autorisées dans un cadre bien précis : les atteintes à la sécurité de l’État, la criminalité en bande organisée ….
Mme Maud Olivier. Uniquement des écoutes ?
Mme Laure de La Raudière. L’article 20 de la dernière loi de programmation militaire (LPM) permet d’aller plus loin que les écoutes et les fadettes et de surveiller les mails, les échanges de données et tout document transmis. Le champ du contrôle est très large.
Mme la présidente Catherine Coutelle. C’est un contrôle administratif.
Mme Laure de La Raudière. Du point de vue des libertés individuelles, il faudrait certainement encadrer l’article 20 de la LPM, afin de sérier les problèmes. En effet, on ne doit pas mettre dans un même panier les actes de terrorisme et les atteintes aux intérêts économiques de l’État.
Mme la présidente Catherine Coutelle. La question du télétravail revient de manière assez récurrente quand on parle de l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle. Est-ce une solution pour les femmes ? Personnellement, j’ai toujours été très réservée, même si je reconnais que cela peut faciliter la vie de certaines femmes cadres. Avez-vous abordé le sujet ? Avez-vous constaté son développement ? Des expériences ont été conduites ? Comment évolue cette réflexion ?
Mme Corinne Erhel. Le télétravail peut être un très bon moyen de concilier vie professionnelle et vie privée, mais il peut aussi aboutir à l’isolement du salarié concerné. Or on a remarqué que le fait d’aménager les bureaux en open space, de travailler ensemble, en réseau, de se retrouver autour d’un café ou d’un repas sont des éléments importants dans la conduite d’un projet professionnel. C’est même fondamental dans le monde de l’économie numérique, où on ne travaille pas seul – c’est même contraire à l’esprit start-up. Où que l’on se trouve, le développement d’applications et de services se fait toujours en co-working.
Par ailleurs, le développement du télétravail – que nous n’avons pas étudié de façon précise – pose la question de l’égalité d’accès à la technologie numérique et de l’égalité des territoires. Vous pouvez avoir besoin, par exemple, de télécharger des documents importants, de faire de la vidéo ; or ce n’est pas possible partout de la même façon. L’enjeu est d’avoir la couverture la plus complète possible en très haut débit. Mais le chantier est en cours.
D’un point de vue plus sociétal et économique, le télétravail peut donc être intéressant, à condition de faire en sorte que le salarié ne s’isole pas et continue à progresser dans ses compétences professionnelles. Aujourd’hui, il faut se renouveler de plus en plus vite et de plus en plus rapidement, et travailler en équipe pour pouvoir échanger et profiter de regards extérieurs. D’où la nécessité de prévoir des espaces de travail en commun.
Enfin, je crois savoir que dans le télétravail, il y a une très forte proportion de femmes. Il faut donc prendre en compte l’ensemble de ces éléments.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Des expériences, qui concernaient surtout les métiers du secrétariat, ont été menées. Or, à la longue, les secrétaires ont demandé à être groupées, pour éviter l’isolement dont vous parlez. Je constate, pour ma part, que les pôles d’appel se multiplient dans le monde médical. Une seule personne, qui travaille probablement chez elle, vous fixe des rendez-vous à partir de l’agenda de plusieurs médecins. Les risques qui se profilent sont ceux que vous dénonciez : l’isolement, puisque l’on n’est plus en contact avec le public, et le fait qu’on ne se renouvelle pas sur le plan professionnel.
Par ailleurs, au cours de vos pérégrinations, avez-vous l’occasion de vous intéresser à la Silver Economy ? Les métiers tournent principalement autour des services, et les aidants – et surtout les aidantes – y sont nombreux.
Mme Corinne Erhel. Deux domaines sont actuellement en pleine mutation : la santé et l’éducation. Parmi les enjeux de la Silver Economy, il y a le maintien à domicile et la possibilité de suivre les patients à distance. Le développement de la « e-santé » permettra un suivi en temps réel, ce qui est appréciable quand les patients n’ont pas, en raison de leur localisation, d’accès direct à un médecin. Mais cela ne veut évidemment pas dire que la e-santé palliera les inconvénients des déserts médicaux. Tout est question d’équilibre. Le contact avec le personnel médical restera important.
Sur le plan technologique, les expériences se multiplient – bracelets connectés, suivi de telle ou telle pathologie, Big data. Là encore, il faudra trouver un équilibre entre la protection des données personnelles qui est très importante, notamment en Europe et en France, et le développement de l’innovation. Le traitement des données médicales ne peut se faire que de manière brute et anonymisée. Mais l’exploitation du Big data – la production de données de masse – en matière de santé, peut s’avérer très bénéfique, notamment dans le domaine de la prévention.
Il faut bien voir que dans le numérique entendu au sens large, l’innovation est très importante. La bataille mondiale se joue sur les conditions d’accueil et de développement des start ups, etc., et sur le potentiel d’innovation. Si l’Europe ratait les marches du développement de l’innovation, elle risquerait de prendre du retard. Ce serait d’autant plus regrettable que la France a probablement les ingénieurs les meilleurs et les plus créatifs. Mais j’en reviens à la Silver Economy : c’est effectivement un chantier très important, qui permettra aux personnes de rester chez elles.
Un autre domaine est en pleine mutation : celui de l’éducation. Pour que l’on puisse se mouvoir dans le monde et le comprendre, pour ne pas être un simple consommateur du numérique et savoir sur quels points il faut être vigilant, nous préconisons l’apprentissage du codage dès le plus jeune âge. Beaucoup de pays le font : en Asie, la Corée du Sud ; en Europe, l’Estonie, et l’Angleterre va commencer à le faire ; aux États-Unis, où le président Obama veut faire de la programmation informatique une priorité pour les jeunes générations.
L’école est un lieu absolument central pour l’utilisation des technologies. Elle permettra d’atténuer les différences entre les enfants dont les parents utilisent déjà certaines technologies, et les autres. Mais en même temps, sous l’influence du numérique, elle sera amenée à modifier sa façon d’enseigner. La France conserve un enseignement vertical, où l’enseignant dispose du savoir et où les élèves écoutent. Le numérique incitera les élèves à questionner davantage l’enseignant.
Je passe sur le collège et le lycée, pour en venir aux MOOC (massive open online course), c'est-à-dire l’enseignement universitaire en ligne, qui permet un accès universel à certaines questions et formations. La France développe plusieurs enseignements de ce type.
Il ne faut pas oublier non plus que le numérique est en grande partie fondé sur l’économie de la donnée. La valeur se situe dans la donnée que produit telle ou telle organisation ou telle ou telle entreprise. Nous-mêmes nous produisons des données qui ont une valeur. Il faut donc apprendre à la fois à protéger ses propres données – nous avons des expertises européennes à faire valoir – tout en s’inscrivant dans une dynamique mondiale.
Selon moi, le numérique est un fait inéluctable, qui transforme la société. Nous devons nous y adapter et anticiper son développement. Tout comme la formation initiale, la formation professionnelle va devenir cruciale, dans la mesure où elle permet l’adaptation des compétences. Je pense tout particulièrement aux femmes, qui sont nombreuses à occuper des fonctions d’intermédiation. Il faut réfléchir dès maintenant à l’évolution de ces fonctions, au type de métiers vers lequel on orientera les intéressés et à la façon dont on les formera, pour ne pas laisser en difficulté tout un pan de notre société.
Mme Virginie Duby-Muller. Au départ, j’ai cru que la Délégation auditionnait Mme Corinne Erhel et Mme Laure de La Raudière parce qu’il s’agissait de deux femmes qui produisaient depuis plusieurs années des rapports dans un domaine technique, ce qui n’est pas si fréquent.
J’observe toutefois qu’il y a de nombreuses femmes qui s’illustrent dans le numérique : Mme Sheryl Sandberg est la numéro 2 de Facebook, et Marissa Mayer la PDG de Yahoo. Il semble même que les femmes qui sont compétentes dans ce domaine puissent accéder plus facilement à un certain niveau qu’il y a une dizaine d’années.
Mme Sheryl Sandberg a écrit un livre « En avant toutes » où elle explique comment concilier vie professionnelle et vie de femme. Certains ont critiqué son livre, faisant remarquer qu’il était facile de tout mener de front lorsque l’on a suffisamment d’argent pour employer une nourrice. Quoi qu’il en soit, je trouve que le numérique très intéressant et je tiens à souligner le fait que deux femmes à l’Assemblée nationale soient des expertes reconnues depuis plusieurs années dans ce domaine.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Ce n’était pas la raison de cette audition, mais votre réaction prouve que tout sujet peut être regardé à travers le prisme de l’égalité femmes-hommes. Cela étant, j’aurais besoin d’une précision : qu’entend-on par « apprendre à coder » ? Je me souviens que dans les années quatre-vingts, on avait voulu, dans toutes les écoles, apprendre aux enseignants à programmer sur des ordinateurs déjà un peu dépassés, les TO7. L’expérience fut un échec. Pourquoi fallait-il que nous sachions comment fonctionne un TO7 ? De la même façon, on peut conduire une voiture sans savoir comment elle fonctionne. D’où ma question : est-il nécessaire de savoir coder ?
Mme Corinne Erhel. Apprendre à coder, c’est apprendre un langage. On peut le faire par le jeu. Mais je reconnais que tout le monde n’est pas d’accord avec nous. Les propositions que nous faisons sont partagées par un certain nombre de personnes, mais d’autres estiment que le numérique doit être beaucoup plus transversal et qu’il n’est pas besoin d’apprendre à coder.
Plusieurs organismes enseignent le codage. Mais si on veut que l’éducation nationale assure un tel enseignement, la question de la formation des enseignants, et celle du nombre d’enseignants ou d’intervenants extérieurs capables de l’assurer, vont se poser. Le codage peut être enseigné hors du temps scolaire. Mais cela signifierait qu’il serait optionnel. Si l’on veut que tous les enfants puissent accéder à cet enseignement, il faut l’intégrer au temps scolaire.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie.
Audition de Mme Marine Aubin, coprésidente de l’association Girlz in web, et de Mme Amira Lakhal, membre du bureau de l’association Duchess France – Women in tech
Compte rendu de la réunion du mardi 9 juin 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle. Notre délégation, dont la mission est de veiller à ce que les textes favorisent l’égalité entre les femmes et les hommes dans la société, souhaite s’emparer du sujet du numérique.
Nous avons déjà auditionné deux collègues, Laure de La Raudière et Corinne Erhel, qui ont produit un rapport sur l’avenir du numérique en France. Le numérique peut jouer un rôle très positif ou très négatif pour les femmes. C’est une formidable opportunité pour les femmes en ce sens qu’il est une source d’emplois prometteurs où elles peuvent espérer une égalité de rémunération avec leurs collègues masculins. C’est aussi une menace pour celles, très nombreuses, qui travaillent dans les métiers de l’intermédiation et de l’accueil où l’humain laisse progressivement la place à la machine – dans les banques, à La Poste, etc. Dans ce paysage, vous vous situez sur le versant des opportunités.
Notre invitation ne répond pas à une actualité immédiate. Toutefois, le Premier ministre va s’exprimer prochainement sur la stratégie numérique de la France, et Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, va présenter un projet de loi d’ici à la fin de l’année.
Sans être totalement arc-boutée sur la francisation des termes, je me permets d’ouvrir une petite parenthèse concernant les noms de vos associations respectives. Je viens d’effectuer un séminaire avec mes collègues québécois et je peux vous dire qu’ils sont absolument sidérés par notre faiblesse de réaction face à l’anglicisation extrême de notre vocabulaire : ils n’en reviennent pas ! Pour avoir visité quelques sites lors de la préparation de votre audition, je peux vous assurer que, par moments, on décroche complètement. Nous pouvons en plaisanter mais, pour éviter une fracture numérique dans notre société, il faudrait franciser un peu le vocabulaire.
Marine Aubin, vous êtes coprésidente de Girlz in web, une association française fort intéressante qui multiplie les initiatives passionnantes visant à donner de la visibilité aux femmes sur internet. Quant à vous, Amira Lakhal, vous êtes membre du bureau de Duchess France – Women in tech, la branche française d’une association internationale, qui poursuit un peu les mêmes objectifs en prenant l’angle de la programmation.
Mme Marine Aubin, coprésidente de Girlz in web. Tout d’abord, je vous remercie pour votre invitation. L’association Girlz in web, qui existe depuis cinq ans et demi, promeut la place des femmes dans le domaine du numérique et des nouvelles technologies par divers moyens tels qu’un blog, des événements et un site qui recense des profils de femmes expertes en numérique.
Sur notre blog, nous mettons en valeur des expertes qui s’expriment sur leurs compétences. Deux ou trois fois par mois, nous créons aussi des événements où les intervenants sont le plus souvent des femmes. Nous organisons aussi des tables rondes dont la composition est paritaire pour montrer, précisément, que la parité est possible sur tous les sujets, aussi techniques soient-ils.
En septembre dernier, nous avons développé un programme baptisé « Les expertes du numérique », qui compte déjà 200 profils de femmes, afin de donner aux organisateurs de conférences et aux médias les moyens de trouver des femmes expertes sur n’importe quel sujet. Ces 200 femmes ont été sélectionnées sur la base de critères très objectifs – il y va de la crédibilité de l’association – et elles sont reconnues par leurs pairs. Dans un deuxième temps, nous voulons proposer à nos expertes, dont le nombre est appelé à s’accroître, des formations entièrement gratuites destinées à leur permettre de s’exprimer sur toutes les scènes : techniques de prise de parole en public, entraînement à la pratique des médias, méthodes pour améliorer son profil sur LinkedIn et développer ses réseaux sociaux et professionnels.
Nous avons développé un partenariat avec Google for entrepreneurs et l’association NUMA, afin de promouvoir l’entreprenariat auprès des femmes. L’idée est de répondre à des questions très pratiques de créatrices d’entreprise sur l’opportunité de s’associer avec un développeur, sur la manière de communiquer sur un produit, etc. Nous mettons en avant des femmes qui travaillent déjà dans le domaine du numérique et, même si ce n’est pas la mission première de l’association, nous pratiquons le coaching et l’empowerment, afin de les aider à s’épanouir et à oser faire les choses.
Nous allons aussi travailler avec une grande école d’ingénieurs française pour combattre le sexisme au sein de l’établissement. Avant de vouloir attirer plus de femmes dans ces métiers techniques, il faut déjà créer un terrain favorable.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Combien avez-vous d’adhérents ?
Mme Marine Aubin. Basée à Paris, l’association va ouvrir une antenne à Lyon où nous pourrons organiser des événements. Nous avons aussi une antenne à Londres et nous envisageons des implantations à New York et San Francisco, en nous adaptant à chaque fois aux écosystèmes locaux. Nous enregistrons entre 200 et 300 nouveaux adhérents par an, sachant que l’adhésion n’est pas obligatoire pour participer à nos événements où nous avons déjà accueilli plus de 3 000 professionnels – hommes ou femmes – en cinq ans et demi d’existence.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quel est le profil de vos 200 expertes ? Ont-elles des formations particulières ?
Mme Marine Aubin. Nos expertes sont francophones. Elles sont plutôt issues d’écoles de commerce et d’université et elles travaillent majoritairement dans les domaines du marketing et de la communication. Nous travaillons avec Duchess France pour élargir le cercle des femmes qui ont un profil technique : nous seulement elles sont rares mais, en plus, elles fréquentent moins les événements. Nous essayons de toucher absolument tous les métiers du numérique et des nouvelles technologies.
Mme Amira Lakhal, membre du bureau de Duchess France – Women in tech. L’association Duchess France, qui vient de fêter son cinquième anniversaire, s’intéresse aux femmes qui travaillent plutôt dans le secteur technique du numérique. Pour ma part, je suis ingénieure en informatique, une geek qui fait beaucoup de développement.
Au départ, l’idée était de mettre en relation les femmes présentant un profil spécialisé pour créer une sorte de réseau. Quand nous avons réalisé notre manque de visibilité et notre extrême rareté, nous avons décidé de créer des rôles modèles auxquels les jeunes pourraient s’identifier. Nous allons aussi dans les forums, les collèges et les lycées pour présenter nos métiers et susciter des vocations.
Nous organisons des événements techniques, des ateliers qui sont ouverts à tous, hommes et femmes. Étant peu nombreuses, nous avons besoin d’une présence masculine pour nous soutenir. Depuis un an et demi, nous avons mis l’accent sur le coaching : les sessions portent sur la confiance en soi, la prise de parole en public, l’organisation de conférence, la réalisation de présentations techniques, etc.
Les femmes souffrent du syndrome de l’imposteur, particulièrement dans le domaine technique : elles se sous-estiment énormément et ne s’expriment devant les autres que lorsqu’elles maîtrisent le sujet à 100 %, contrairement aux hommes qui s’affirment plus facilement, même s’ils ne connaissent pas tout. Au cours de ces ateliers, nous cherchons à leur donner confiance en elles, à les aider à s’exprimer.
Cette démarche a porté ses fruits puisque des membres de notre association ont participé récemment à des conférences internationales où elles se sont exprimées en anglais sur des sujets techniques face à des experts. Il n’y avait que 5 % de femmes parmi les présentateurs, mais c’est un bon début et nous persistons dans cette voie.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourquoi avoir choisi ce nom de Duchess ?
Mme Amira Lakhal. L’association est née en Hollande de l’idée de créer un réseau autour du langage de programmation Java dont Duke était la mascotte. Duke a donné Duchess au féminin. Nous avons gardé ce nom auquel les gens étaient habitués, en y ajoutant Women in tech pour insister sur l’aspect international. Duchess désigne les femmes techniques en général.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quant au nom de Girlz in web, d’où vient-il ?
Mme Marine Aubin. Je ne sais pas trop parce que je n’ai pas participé à la fondation de l’association. Ce n'est pas évident de trouver un nom. Nous en avons pâti pendant longtemps parce que nous accueillons des hommes et que nous avons même des adhérents. À chaque fois, on nous demande s’il faut porter une jupe pour participer mais les gens viennent pour la qualité des événements et ne se préoccupent guère du nom qu’on ne peut plus changer.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Avez-vous une idée du paysage associatif global dans votre domaine ?
Mme Marine Aubin. Le réseau Girls in tech, spécialisé sur l’entreprenariat technique féminin, est né à San Francisco et s’étend à travers le monde. L’association Social builder commence à se tourner vers les jeunes femmes et le numérique, secteur d’avenir dans lequel se créent de nombreux métiers. On peut citer aussi les Innovatrices, Women techmakers chez Google. De nombreuses grandes entreprises, notamment Orange, ont des réseaux de femmes dans ces domaines. C’est un écosystème assez complexe ; il y a beaucoup d’initiatives – les principales étant Duchess, Girlz in web et Girls in tech. Par ailleurs, Social builder commence à faire des choses très intéressantes.
Mme Amira Lakhal. Il y a aussi le programme Wi-Filles en Seine-Saint-Denis qui tend à promouvoir les filles dans les banlieues.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Les questions que vous soulevez se posent aussi dans d’autres domaines. Nous avons travaillé sur la visibilité des femmes dans les médias, notamment dans les émissions ou journaux télévisés où, de manière classique, les experts sont des hommes tandis que les témoins sont des femmes. Quant au syndrome de l’imposteur, nous l’avons vérifié pour les candidatures à des postes qui requièrent une certaine technicité. Il semblerait que les hommes présentent leur candidature même lorsqu’ils n’ont que 50 % des compétences demandées alors que les femmes n’osent pas envoyer leur curriculum vitae (CV) si elles ne remplissent pas au moins 80 % à 90 % des conditions. Cette attitude témoigne d’un manque de confiance et d’affirmation de soi ; elle peut aussi être le signe d’une plus grande conscience professionnelle.
Il semblerait que, dans les années 1970, l’informatique attirait beaucoup de filles mais qu’elles se sont ensuite éclipsées au point de ne plus représenter que 5 % ou 10 % des techniciennes et ingénieures de ce domaine. Comment expliquez-vous ce recul ? Quels sont les freins qui empêchent les filles d’aller vers ces métiers ?
Mme Amira Lakhal. Effectivement, à une époque, de nombreuses femmes s’intéressaient aux logiciels, au software, tandis que les hommes étaient davantage tournés vers le matériel, le hardware, c'est-à-dire les cartes électroniques, etc. À un moment donné, les logiciels se sont mis à évoluer alors que tout ce qui concernait le matériel stagnait. Les hommes ont alors commencé à s’intéresser à ce domaine qu’ils délaissaient, et la balance s’est tellement inversée que le geek est toujours représenté sous les traits d’un garçon arrimé à son ordinateur dans un quelconque sous-sol.
Mme la présidente Catherine Coutelle. À quel moment s’est produite cette inversion ?
Mme Amira Lakhal. Dans les années 1980. Il existe aussi une forme de pression sociale qui décourage les filles de s’engager vers des métiers scientifiques. Elles sont réputées moins douées pour les maths et, dès le plus jeune âge, ce cliché est entretenu par l’industrie du jouet : d’un côté, les poupées roses ; de l’autre, les jeux de lego, de meccano. Le phénomène est mondial. Petit à petit, les filles s’écartent des métiers scientifiques alors que les garçons sont poussés sur ce chemin.
L’antenne française de l’association Codes for kids a mis en place des ateliers de sensibilisation des enfants à la programmation informatique. Les animateurs ont constaté que les filles étaient plus nombreuses que les garçons à s’intéresser au codage. À dix ans ou douze ans, il n’y a donc pas de différence. Que se passe-t-il au collège, au lycée ? Nous participons à des forums de métiers dans les établissements scolaires et, pour ma part, je suis allée notamment au collège Victor Duruy qui est situé tout près de l’Assemblée nationale. Comme je suis une femme, certaines filles sont venues me voir. Je me suis rendu compte qu’elles ne connaissaient pas du tout mon univers professionnel et que leur ignorance les éloignait des métiers du numérique. La plupart d’entre elles s’étaient d’emblée dirigées plutôt vers les personnes qui présentaient les métiers du journalisme ou du marketing. Je me suis mise à les solliciter et à leur expliquer mon travail. Elles étaient très étonnées.
Pour ma part, j’ai fait mes études en Tunisie avant d’intégrer une école d’ingénieurs française. En Tunisie, je n’avais pas rencontré ces a priori. La société nous incitait tous, filles et garçons, à faire les études les plus poussées possibles, quel que soit le domaine. Une fois arrivée à l’école d’ingénieurs, j’ai été surprise de constater que nous étions seulement deux filles et que mes camarades de promotion trouvaient bizarre qu’une fille adore l’informatique et la programmation. Par la suite, quand on me voyait arriver dans une entreprise, qui plus est sans la paire de baskets et le tee-shirt du geek, on me prenait pour une commerciale.
Avec Duchess, nous essayons de combattre ces clichés véhiculés par les séries télévisées. Dans la réalité, il y a des femmes qui sont belles et qui pratiquent ces métiers passionnants et collaboratifs : nous travaillons en équipe et nous avons aussi beaucoup d’échanges avec les clients auxquels il faut proposer des solutions adaptées à leurs besoins. J’essaie de démocratiser le code, de monter toutes les opportunités qu’offre ce domaine qui n’est pas si compliqué que ça. Il faudrait que davantage de femmes fassent ce métier.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous semblez dire que les stéréotypes sexistes à l’égard des métiers sont plus forts en France qu’en Tunisie.
Votre évolution est tout à fait typique, si j’en juge par le résultat d’études sur le caractère sexiste des jouets : dans les années 1980-1990, les grands fabricants ont développé des gammes différentes pour les filles et les garçons, et même Lego s’y met après avoir résisté pendant très longtemps. Ce phénomène commercial mondial, très visible dans les magasins et les catalogues de jouets, est dramatique car il imprime très fortement les mentalités, et ce n’est pas sans incidence sur la manière dont les parents et les enseignants orientent les enfants vers telle ou telle filière professionnelle.
Dans ma circonscription de Poitiers, des gamers arrivent par milliers pour participer à des compétitions de jeux vidéo qui se sont d’abord déroulées au Futuroscope. Il n’y a pas dix filles pour 1 000 garçons. En général, les filles sont debout derrière les joueurs auxquels elles apportent des sandwichs parce que ça dure vingt-quatre heures d’affilée. Les gamers sont des garçons qui jouent à la guerre, en continu pendant vingt-quatre heures, enfermés dans la pénombre.
Mme Marine Aubin. Vous évoquez des sujets qui ne concernent pas que le numérique, même si ce secteur se retrouve sous le feu des projecteurs parce qu’il recèle des métiers d’avenir.
Une étude d’Harvard confirme le phénomène que vous avez décrit : les femmes n’osent poser leur candidature à un poste que lorsqu’elles ont au moins 90 % des compétences requises. Ce phénomène du plafond de verre, extrêmement complexe, est lié à l’éducation. J’ai créé une plateforme pour aider les femmes à briser leur plafond de verre, à faire ce qu’elles veulent vraiment de leur vie et pas ce qu’on leur dit d’en faire. Par le partage d’expérience, cette plateforme permet de mieux appréhender un phénomène dont les causes et les effets sont mal connus. Elle peut aussi aider chaque femme à se situer et à se sentir moins seule. La première fois que j’ai pris conscience de mon propre plafond de verre, je me suis sentie affreusement seule et nulle, ce qui ne m’a pas beaucoup aidée à le briser. Les femmes ont besoin d’être accompagnées. L’idée est aussi d’aller travailler avec les grandes entreprises pour casser ce phénomène.
Le manque de rôles modèles et de féminisation des noms n’aide pas les femmes à se projeter dans ces métiers. À voir Sheryl Sandberg, numéro deux de Facebook, ou Marissa Mayer, PDG de Yahoo, ou encore Delphine Ernotte, qui est passée de la direction d’Orange au poste de PDG de France Télévisions, une femme à tendance à se dire que ce sont des personnages hors-norme et inégalables. Or ce ne sont pas des superhéroïnes. Quand on lit En avant toutes, la biographie de Sheryl Sandberg, on se rend compte qu’elles sont entourées d’assistants, de nounous, d’une kyrielle de personnes. Il est important de démystifier.
Il faut aussi créer un terrain qui soit plus favorable aux jeunes femmes qui arrivent dans les écoles d’ingénieurs. Des étudiantes de l’École pour l’informatique et les nouvelles technologies (EPITECH), qui ont créé une association dans leur établissement, nous ont rapporté des propos trop vulgaires pour que je puisse les citer. Elles ont dix-huit ans à leur arrivée dans cette école et elles s’y font harceler toute la journée. Elles sont encore moins nombreuses à en sortir qu’à y entrer parce que ce milieu leur est très peu favorable.
Nous allons travailler sur ces sujets avec l’école 42 de Xavier Niel. Dans une structure créée en six mois, les gens sont conscients que des erreurs ont été commises. Nous allons faire des tests, utiliser des méthodologies d’innovation et de design pour trouver des solutions et publier des livres blancs utilisables par d’autres écoles.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quand les femmes veulent faire leur place dans certains domaines, elles sont vues comme illégitimes, comme des intruses qui vont prendre la place d’hommes. C’est le cas pour les femmes officières ou générales dans l’armée, ou pour les préfètes dans la fonction publique, qui occupent des postes dont le nombre est très limité. On observe le même genre de réactions dans le monde politique. Dans votre domaine, qui est devenu très masculin, vous décrivez des comportements préoccupants. Ce que vous dites d’EPITECH est préoccupant.
Mme Marine Aubin. C’est extrêmement violent. Dans mon parcours personnel, j’ai eu des problèmes surtout avec des personnes de plus de quarante-cinq ans. Quand j’étais consultante en stratégie d’innovation, je travaillais pour de grands groupes où mes clients avaient souvent la cinquantaine. En tant que jeune femme, j’ai eu à surmonter un bon nombre de remarques incroyablement sexistes et à lutter pour me faire respecter. L’un de mes clients m’avait expliqué que, si les hommes et les femmes ne font pas les mêmes métiers, c’est parce qu’ils n’ont pas les mêmes gènes. N’ayant pas de temps à perdre, je n’avais pas prolongé la conversation.
Au fur et à mesure, j’ai appris à réagir avec humour mais ce n’est évident. Dans les nouvelles générations, j’ai l’impression que les hommes n’ont pas conscience de ce qu’ils racontent. Ils s’excusent vraiment quand on leur fait remarquer le sexisme de leurs propos, et il est assez rare que la réflexion soit profondément méchante.
Au lycée, les garçons de la filière S ne m’ont jamais paru particulièrement sexistes. Bizarrement, ils changent d’une année à l’autre. Notons que les écoles d’ingénieurs n’ont pas le monopole du sexisme – dans mon école de commerce, les filles ont eu droit d’emblée au concours de tee-shirts mouillés – mais les filières qui préparent à la communication ou au marketing accueillent plus facilement les femmes. Quoi qu’il en soit, toute une éducation reste à faire, en travaillant sur des mécanismes qui sont à la fois conscients et inconscients. Typiquement, le hall d’entrée de l’école 42 est décoré d’une très jolie peinture qui représente une femme nue.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Lors des débats sur le projet de loi relatif à la santé, nous avons eu à demander l’effacement d’une fresque de salle de garde d’hôpital, qui représentait une scène de viol. Nous nous sommes heurtés à des réactions d’incompréhension, et à un argumentaire fondé sur la défense d’une culture de carabins et le besoin de défoulement de gens qui sont confrontés à des situations très dures. Les femmes qui vivent dans cette ambiance en souffrent en silence, si j’en juge par les réactions que nous avons eues par la suite.
Souvent, j’entends dire que les nouvelles générations n’ont plus de problème de sexisme et que les relations sont égalitaires. Or vous décrivez une situation où vous avez eu d’abord à affronter des cinquantenaires qui se sentaient mis en cause par votre arrivée, puis des réactions d’un sexisme que vous estimez souvent inconscient. Ils doivent quand même se rendre compte de leurs propos. Est-ce que ces jeunes hommes considèrent que les femmes prennent leur place ou qu’elles sont illégitimes ? Sont-ils prêts à partager les tâches ménagères ?
Mme Marine Aubin. Avec moi, ils ont intérêt ! (Rires)
J’ai eu à gérer une équipe de six ou sept développeurs, tous plus âgés que moi. Ils m’ont vu arriver avec mes robes et mes talons, bien décidés à jouer avec moi et à faire en sorte que mon produit ne sorte jamais. J’ai mis tout de suite une barrière. C’est un peu le serpent qui se mord la queue : leur réaction s’explique aussi par le fait qu’ils n’ont pas l’habitude de travailler avec des femmes dans ces milieux. Une fois qu’ils ont compris que nous n’étions pas plus bêtes qu’eux et que nous devions travailler tous ensemble, tout se passe très bien. Je ne suis pas sûre qu’ils nous prennent pour des voleuses de postes, étant donné qu’il y a beaucoup de travail dans les entreprises numériques : il y a de la place pour tout le monde. En la matière, j’ai malheureusement eu plus de problème avec des collègues femmes. Une fois de plus, nous sommes confrontés à un phénomène de représentation : il faut se faire à l’idée que des femmes peuvent être extrêmement compétentes dans ces domaines techniques.
Mme Maina Sage. Merci pour vos interventions qui m’ont étonnée car je pensais vraiment que les discriminations étaient moins importantes dans ces nouvelles filières.
Élue de Polynésie française, d’un territoire situé à 20 000 kilomètres d’ici, je pense que les nouvelles technologies représentent des opportunités pour les femmes d’outre-mer plus encore que pour les autres : internet nous rapproche de marchés et d’emplois qui étaient auparavant inaccessibles. Par le biais de vos réseaux, avez-vous eu connaissance de projets innovants en outre-mer ? Quel est le coût d’adhésion à vos associations ? Comment assurez-vous la promotion de vos actions ? Que pensez-vous des politiques publiques en la matière ? Les passerelles sont-elles établies avec l’exécutif et êtes-vous régulièrement consultées ? De manière plus générale, pas forcément du point de vue de la valorisation des femmes dans ces métiers, contribuez-vous à ces nouvelles stratégies qui vont se mettre en œuvre ?
Mme Amira Lakhal. Nous recevons beaucoup de demandes qui viennent d’un peu partout puisque la création de logiciels peut se faire à distance, pour peu que l’on trouve un moyen de communication. De nombreux collègues travaillent pour des entreprises américaines, de chez eux, à un rythme et des horaires particuliers. Pour l’instant, nous n’avons pas reçu de projet venant d’outre-mer.
La promotion de nos actions passe par des outils classiques comme le blog et une présence active sur les réseaux sociaux : nous avons plus de 3 000 followers sur Twitter ; nous utilisons la plateforme Meetup pour que les gens puissent s’inscrire à nos événements et aux différents ateliers que nous organisons ; nous avons un forum interne et une page Facebook. Notre outil principal de communication reste le blog où sont publiés nos articles et les portraits de nos rôles modèles. Nous avons réalisé de nombreuses interviews de femmes qui montrent la variété des parcours, des cursus, des postes. En réponse à des demandes en provenance de différence conférences françaises ou internationales, nous publions aussi notre liste d’expertes susceptibles d’être consultées sur des sujets techniques.
Mme Maina Sage. Est-ce gratuit ?
Mme Amira Lakhal. Tout est gratuit car notre association ne fonctionne qu’avec des bénévoles qui y consacrent une partie de leur temps libre et qui couvrent même les dépenses qui peuvent se présenter. Peut-être devrions-nous chercher des sponsors ?
Nous n’avons pas été très sollicitées par le monde politique. L’une de nos membres participe au projet d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, sur l’école numérique. Nous y travaillons en aparté et nous faisons quelques suggestions. Nous association n’est pas très connue en dehors d’un cercle d’initiés et nous allons essayer de toucher un plus large public en adaptant notre discours de manière à le rendre plus compréhensible par tous. Nous pourrons ainsi partager notre passion.
Mme Maina Sage. Combien êtes-vous ?
Mme Amira Lakhal. Environ 200 personnes participent au forum, 700 sont inscrites sur la plateforme Meetup et 3 000 nous suivent sur Twitter, sachant que ce sont aussi bien des hommes que des femmes.
Mme Marine Aubin. Nous sommes une vingtaine de bénévoles, et l’association représente un gros investissement en temps pour nous, notamment pour les deux coprésidentes. Nous développons des antennes à l’international et nous réfléchissons à la manière d’élargir l’accès à nos événements physiques en les numérisant, par exemple, afin de les diffuser sur internet via Youtube.
L’adhésion de 40 euros permet d’avoir des réductions sur les événements.
Notre communauté s’agrandit : 3 000 personnes ont participé à nos événements ; 11 000 personnes nous suivent sur Twitter et 6 000 sur Facebook ; 2 000 professionnels qualifiés reçoivent notre lettre d’information et le taux d’ouverture est très bon.
Nous avons quelques relations avec le monde politique et nous essayons de faire du lobbying, ce qui est toujours un peu compliqué. J’ai été en contact avec le Conseil national du numérique (CNN) pour le rapport au Premier ministre, et notre programme « Les expertes du numérique » a été cité comme une initiative exemplaire en matière de diversité et de mixité. Lors d’échanges ultérieurs avec le Conseil national du numérique, nous avons notamment abordé la question de quotas – ils peuvent être utiles mais sont difficiles à manier. Pour notre part, nous pensons qu’il faut promouvoir la diversité au sens large, en termes de genre mais aussi de culture, d’origine. Si les études montrent que la présence de femmes favorise le bon fonctionnement d’une structure, c’est en fait parce que la diversité des profils est bénéfique. Le Conseil national du numérique devrait aborder la question de cette manière, car il serait politiquement délicat de ne promouvoir que les femmes.
Mme Maina Sage. Avez-vous des contacts en outre-mer ?
Mme Marine Aubin. Pas encore.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pour ma part, je suis totalement d’accord avec vous sur le non-différentialisme : les éventuelles différences de pratiques relèvent de l’éducation et non pas de la génétique.
En revanche, je suis pour une politique de parité, et contre l’instauration de quotas qui tendraient à indiquer que les femmes sont une minorité alors qu’elles sont la moitié de la société. Au passage, puisque nous sommes dans le registre du vocabulaire, je tenais à vous dire que j’apprécie beaucoup votre maîtrise de la féminisation des titres, une caractéristique qui n’est pas si courante.
Je remarque que Girlz in web organise beaucoup d’événements physiques ponctuels ou réguliers. Comment parvenez-vous à maintenir ce rythme et l’affluence ?
Mme Marine Aubin. Fort heureusement, nous avons renforcé et structuré notre équipe de bénévoles. Maintenant que nous sommes reconnues par la communauté parisienne et française – et nous espérons élargir le cercle – pour la qualité de nos sujets, nous tenons beaucoup à maintenir le rythme de ces événements.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Les grandes villes de province ne vous sollicitent-elles pas ?
Mme Marine Aubin. Nous allons commencer par Lyon. Nous testons une manière de développer les antennes qui ne soit pas trop chronophage.
Au départ, il n’y avait que des femmes à nos événements, même si notre structure était déjà mixte. Cet entre-soi nous a finalement aidées à leur donner confiance en elles : lors de notre premier « apéro networking », 90 % des femmes n’avaient jamais participé à ce genre d’événement ; maintenant, elles fréquentent diverses associations.
Mme Amira Lakhal. Notre activité principale est aussi la réalisation d’événements : ateliers techniques, tables rondes, etc. Nous sommes représentées dans toute la France, notamment à Lyon, Marseille, Toulouse, Brest et Nantes. Dès que les personnes sont motivées, nous les aidons à créer leurs propres événements. C’est assez facile parce qu’il n’y a pas de contrainte. S’il y a des initiatives outre-mer, nous pourrons les soutenir sans aucun problème. Il nous arrive aussi d’aller animer des sessions en province ou avec d’autres associations. Nous collaborons beaucoup avec les Girlz in web et les Girls in tech. Nous sommes beaucoup dans la collaboration et le partage.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans les métiers du numérique, constatez-vous les différences de niveau de salaire et de déroulement de carrière entre les hommes et les femmes qui existent dans les autres secteurs ?
Mme Marine Aubin. À poste égal, les femmes gagnent la même chose que les hommes, voire plus pour ce qui me concerne. Mais quand on regarde la structure globale d’une entreprise, on remarque que les femmes sont moins présentes dans les postes où il y a du pouvoir et de l’argent.
Mme Amira Lakhal. Je fais le même constat. Je suis un peu mieux payée qu’un collègue qui a le même niveau d’expérience que moi, pour des raisons d’intégration dans l’entreprise, de l’apport de chacun, etc. Pour ma part, j’encourage toutes les femmes à ne pas hésiter à demander une augmentation quand leur travail le justifie, ce qu’elles n’osent pas souvent faire. Sinon, il n’y a pas de différences, au contraire, car nous sommes très recherchées par les entreprises.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Alors disons-le : c’est le seul secteur où l’inégalité salariale est en faveur des femmes ! Que pensez-vous de l’idée de commencer tôt l’apprentissage du codage à l’école ?
Mme Marine Aubin. C’est très bien. N’oublions pas, cependant, qu’il n’y a pas que des développeurs dans le numérique. L’évolution du code va extrêmement vite et nous allons vers une société de faiseurs plus que de codeurs, constituée de gens qui fabriquent des objets connectés. Avec les enfants, il faut passer directement à cette étape qui est très ludique. Parmi les expériences qui existent déjà dans le domaine, on peut citer Kids coding club. Mon ami Gaël Musquet – qui est chargé de mission à La Fonderie, l’agence de consulting numérique de la région Île-de-France et porte-parole de l’antenne française d’OpenStreetMap – anime des ateliers dans la classe de ses enfants. Les petits adorent ça. On peut commencer dès l’âge de six ans ce genre d’activité qui développe des capacités intellectuelles particulières.
Mme Amira Lakhal. C’est une excellente approche. C’est très bien de vouloir démocratiser le code, mais il faut le faire d’une manière ludique : il faut apprendre l’algorithmique aux enfants, pas des lignes de codes. À partir d’objets connectés, on aide les enfants à élaborer un scénario. Avec des logiciels tels que Scratch, les enfants prennent des blocs, les font avancer, tourner, etc. Cela leur permet de créer des scénarios de jeux impressionnants parce qu’ils ont une imagination débordante. Cette initiation leur donne un avant-goût. À eux ensuite de voir s’ils ont envie d’aller plus loin dans tel ou tel secteur.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pensez-vous que nous aurons suffisamment de formateurs si nous voulons initier des millions d’enfants sur ce mode ludique ?
Mme Amira Lakhal. Il faudra un peu de temps. Avec une autre membre de Duchess, j’aide une association de Sartrouville à développer de tels ateliers. Au départ, il faut une personne qui maîtrise bien la machine et qui sait utiliser des logiciels, mais la formation peut être très rapide, de l’ordre d’une journée. Une fois que l’enfant a compris l’usage de l’outil et sa finalité, c’est à lui de jouer.
Dans mon entreprise, Valtech, nous accueillons des sessions de coding dojo pour les enfants. On explique à l’enfant comment utiliser la machine, comment installer le logiciel, puis on le laisse créer un jeu. Au bout de trois heures, chaque enfant montre son jeu sur le vidéoprojecteur. C’est impressionnant.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pour les adultes, la vitesse d’apprentissage risque d’être moins impressionnante. Avec ces technologies, nous assistons à une réelle inversion de l’apprentissage.
Mme Amira Lakhal. La formation des adultes peut passer par un support numérique, mais la présence humaine est souhaitable. Les sessions gratuites dans les clubs qui existent peuvent constituer une bonne entrée en matière. D’ailleurs, les parents y accompagnent leurs enfants et se mettent parfois à coder avec eux.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous n’avons pas évoqué le versant négatif du numérique, qui n’est pas votre spécialité : comment faire évoluer les femmes qui vont progressivement être évincées de leurs postes, dans les métiers de l’accueil notamment, et être remplacées par des machines ?
Mme Marine Aubin. Il faut voir le numérique comme une vraie opportunité, un vecteur de formations et de métiers. Les MOOC (massive online open courses), cours à distance ouverts à tous, sont de vrais bijoux de reconversion professionnelle. Pour l’instant, ils ont du mal à trouver une viabilité économique car les gens qui s’inscrivent ont tendance à ne pas aller jusqu’au stade où ils doivent payer pour la délivrance de l’accréditation d’Harvard, de Stanford ou autre, selon la plateforme utilisée.
Je vais travailler sur la manière d’utiliser le numérique pour sortir les jeunes des banlieues de leur isolement. Il y a aussi des choses à faire pour aider à la reconversion des femmes dont les métiers sont menacés. Certaines associations utilisent déjà le numérique et les possibilités de travail à domicile qu’il permet pour développer l’entreprenariat chez les femmes. Citons le réseau des « Mampreneurs », des mamans qui se muent en entrepreneuses, notamment pendant leur congé de maternité. Il existe aussi une très belle association, Led By Her, qui s’adresse à des femmes qui ont été battues ou prostituées, et qui les aide à trouver une indépendance financière par l’entrepreneuriat.
L’outil numérique peut être très intéressant pour la reconversion des femmes que vous évoquez, à condition de créer le bon cursus et le bon accompagnement. D’ailleurs, elles ne seront pas les seules à devoir se reconvertir : il faut anticiper les effets du développement de l’intelligence artificielle qui va concerner beaucoup de monde.
Mme Amira Lakhal. Pour ma part, je suis intervenue à l’école Simplon, qui forme gratuitement pendant six mois au métier de codeur informatique des jeunes éloignés de l’emploi ou des personnes – des femmes notamment – qui sont en reconversion professionnelle.
Puisque les femmes sont minoritaires dans le numérique, on essaie de collaborer, d’être solidaires, de s’entre-aider. S’il y a besoin d’une expérience technique, on se déplace. On essaie vraiment de faire évoluer la représentation des femmes dans ce milieu. Cela étant, on reste des bénévoles. Peut-être faudrait-il rendre la plateforme payante pour avoir les moyens d’accroître la notoriété de Duchess ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci pour vos très intéressantes contributions.
Audition de Mme Véronique Di Benedetto, présidente de la commission « Femmes du numérique » du syndicat professionnel SYNTEC Numérique, directrice générale d’Econocom France
Compte rendu de l’audition du mardi 23 juin 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans la perspective de l’examen du projet de loi relatif au numérique à la fin de l’année, la Délégation aux droits des femmes a décidé de s’intéresser aux relations entre les femmes et le numérique. Nos collègues Corinne Erhel et Laure de La Raudière, auteures d’un rapport d’information sur le développement de l’économie numérique française en France, qui lors de leur audition ont appelé notre attention sur cet enjeu – mais quel sujet, si neutre en apparence soit-il, ne concerne pas les femmes aujourd’hui ?
Madame Véronique di Benedetto, vous êtes particulièrement bien placée pour évoquer les diverses questions qui s’y rapportent puisque vous êtes présidente de la commission « Femmes du numérique », créée en 2011 au sein du syndicat SYNTEC Numérique.
Dans vos documents de présentation, vous soulignez que les femmes sont une opportunité pour le numérique et que le numérique est une opportunité pour les femmes. Pourriez-vous commenter cette affirmation ?
Je vous avoue avoir été extrêmement intéressée par la manière dont vous menez vos actions, notamment en engageant vos adhérents à s’emparer du rapport de situation comparée et à prêter attention aux indicateurs chiffrés, que nous avons tenu à faire également figurer dans le projet de loi relatif au dialogue social et à l’emploi afin de leur assurer la plus grande visibilité possible.
Vous avez, semble-t-il, obtenu des succès. L’enquête que vous avez commandée à un grand cabinet international fait ainsi apparaître une progression de la place des femmes dans le secteur numérique.
Nous aimerions également vous entendre sur les écarts salariaux. J’avais tendance à penser qu’ils étaient bien moindres dans ce secteur en pleine émergence, or ils peuvent atteindre 6 % à 19 %. De quelle manière, selon vous, pourrait-on les réduire ?
Enfin, si nous pensons comme vous que le numérique constitue une opportunité pour les femmes, nous n’oublions pas que le développement de ce secteur peut se traduire par des destructions d’emplois, je pense en particulier aux métiers de l’accueil et de la médiation, tels que les emplois de guichet ou de caisse. Majoritairement occupés par des femmes, ils sont appelés à disparaître. Prenez-vous en compte ce genre de conséquences ?
Mme Véronique di Benedetto, présidente de la commission « Femmes du numérique » du SYNTEC Numérique. Tout d’abord, je vous remercie pour votre invitation. Présidente de la commission « Femmes du numérique » au sein de SYNTEC Numérique, je suis également directrice générale du groupe Econocom : cela me permet de disposer d’un point de vue privilégié sur la place des femmes dans le numérique ; mes convictions sont d’autant plus fortes qu’elles s’ancrent dans mon expérience quotidienne.
Quelques mots rapides sur SYNTEC : ce syndicat des professionnels du numérique regroupe 1 500 entreprises – 900 petites et moyennes entreprises (PME), 500 start-up, une centaine de grandes entreprises et d’entreprises de taille intermédiaire –, comprend quarante-cinq délégations régionales et compte 45 % de membres implantés en région. Le numérique, qui représente 7 % du produit intérieur brut (PIB) français et 25 % de sa croissance, est un secteur en plein essor : pas un jour ne se passe sans qu’on entende parler de transformation numérique ou de transformation digitale de l’économie française. Il est devenu transversal à toute l’économie.
La création en 2011 de la commission « Femmes du numérique » a été motivée par un triste constat : la faible proportion de femmes dans le secteur, sachant qu’elle se situe à environ 25 % si l’on englobe les professions liées aux ressources humaines, à la communication, au droit, professions nobles et nécessaires mais qui ne constituent pas le cœur même de l’économie numérique, où ce taux tombe entre 12 % et 15 %.
Dans notre démarche, nous avons été très soutenues par le président du SYNTEC, M. Guy Manou-Mani, qui a été à l’origine d’une plus grande ouverture du conseil d’administration aux femmes, désormais au nombre de huit parmi les trente membres qu’il compte actuellement.
Nous avons commencé par explorer les causes de la désaffection dont faisaient l’objet les métiers du numérique chez les femmes. Nos analyses nous ont permis de mettre en évidence l’existence de stéréotypes très ancrés dans la société : le numérique renvoie à l’image du geek boutonneux rivé toute la journée à son écran, ne développant pratiquement pas de relations avec son entourage alors que les femmes apparaissent traditionnellement plus tournées vers des fonctions de type social. Ajoutons à cela le faible nombre de rôles modèles qui induit un cercle vicieux : moins il y a en a, moins les femmes peuvent s’identifier, et moins il y a de femmes susceptibles de porter la parole du numérique. Toutefois, on note une évolution avec l’émergence de start-up fondées par des femmes nées avec le numérique, qui commencent à bousculer les stéréotypes même si elles ne représentent que 20 % des créations.
Ces stéréotypes, prégnants dans d’autres pays d’Europe et aux États-Unis, sont d’autant plus incompréhensibles que dans des pays d’Asie comme la Corée du Sud ou l’Inde les formations d’ingénieur comptent 60 % de femmes, contre 8 % à 20 % en France selon les écoles.
Nous encourageons vivement le développement du codage dès le plus jeune âge, persuadées que demain, tous les métiers nécessiteront une double compétence liée à la technologie et au business. La culture digitale sera indispensable, non pas seulement en termes d’usage, mais également en termes de compréhension des modes opératoires. Dans les professions que nous représentons, on doit non seulement savoir conduire une voiture mais également comprendre ce qui se passe sous son capot.
Nous travaillons autour de plusieurs axes d’action, à commencer par la route des femmes du numérique. Elle mobilise tout un écosystème de femmes et d’hommes qui portent la bonne parole afin de promouvoir la place des femmes dans les métiers du numérique, que ce soit dans les collèges, les universités, les lycées, les PME ou les associations. Partant du constat que la description des métiers du numérique passait généralement très mal auprès du public féminin parce qu’elle reposait sur des termes rébarbatifs, nous avons élaboré un guide destiné aux jeunes filles, rédigé sur un mode ludique : Les filles, une opportunité pour le numérique ; le numérique, une opportunité pour les filles. Ponctué de petites histoires et de « profils flash » présentant des métiers, il permet de montrer en quoi le numérique peut changer la société et, de ce fait, le rend plus attractif. À travers cette action, nous avons touché un public de plus de 5 000 jeunes. Nous avons pu compter sur la collaboration de « 100 000 entrepreneurs », association ayant pour but de promouvoir le monde de l’entreprise auprès d’un public scolaire.
Par ailleurs, nous avons créé le trophée Excellencia. Né d’une initiative conjointe de la commission « Femmes du numérique » et de l’EPITA (école de l’informatique et des techniques avancées), il mobilise aujourd’hui une dizaine d’écoles d’ingénieurs et récompense des femmes dans trois catégories : le prix de la femme entrepreneure vient accroître la visibilité des femmes, qui mènent de front plusieurs vies dans la même journée et manquent de temps pour se consacrer à cet aspect de leur carrière, et les inciter à se mettre en avant en tant qu’entrepreneure ; le prix de l’étudiante scientifique est décerné à des jeunes filles auxquelles les écoles participantes offrent des études d’ingénieur au vu de leur dossier et de leur motivation ; le prix de la femme investie dans une cause sociale ou humanitaire met en valeur les femmes qui travaillent dans le numérique et choisissent de consacrer une partie de leur temps à une action bénévole.
Nous avons également développé l’action des rôles modèles. Il est très important pour les jeunes filles et pour les femmes d’avoir des modèles inspirants de tous âges et dans tous les métiers du numérique.
Enfin, plusieurs études sont en cours. La première, lancée avec le cabinet d’études international Markess, repose sur l’analyse d’indicateurs destinés à cerner la place des femmes dans le numérique. Mise à jour tous les deux ans, elle a permis de mettre en évidence des facteurs encourageants comme l’augmentation du nombre de femmes dans le secteur, mais aussi des marges de progrès, notamment dans le domaine des salaires. Pour mémoire, rappelons que les écarts de salaires sont de 6 % à l’embauche.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Comment se justifient-ils ?
Mme Véronique di Benedetto. Ils ne sont absolument pas justifiés ! Ils s’élèvent même à 20 % en fin de carrière. Une autre étude menée en 2014 par l’Observatoire des ingénieurs et scientifiques de France (IESF) vient confirmer nos conclusions : « Quel que soit l’âge, le salaire des femmes est inférieur à celui des hommes. L’écart relatif en pourcentage croît avec l’âge : 6 % pour les 25-30 ans et 20 % entre 60 et 64 ans. »
En tant que patron, j’ai pu constater qu’il fallait avoir une volonté de fer pour éviter ces inégalités salariales. Les hommes négocient leur salaire de manière bien plus agressive que les femmes car il constitue pour eux une composante majeure de leur métier. Lors de négociations individuelles de salaires, je me retrouve parfois dans la situation de demander à des jeunes femmes de se battre pour obtenir une augmentation. Cela touche à une représentation propre qu’ont les femmes de l’argent et du pouvoir.
M. Lionel Tardy. Pour diriger une entreprise informatique, je sais comment tout cela fonctionne. Cela dit, il s’agit d’une petite PME dans un marché en tension et les écarts ne sont pas si importants.
Mme Véronique di Benedetto. La réduction de l’écart de salaires appelle des actions transversales qui ne concernent pas seulement le numérique. Certes, 6 %, c’est trop, mais c’est un pourcentage moindre que dans d’autres secteurs.
Mme Conchita Lacuey. Oui mais 20 % en fin de carrière, c’est considérable !
Mme Martine Faure. Cela revient à dire que tout au long de leur carrière, les femmes renoncent à se battre.
M. Lionel Tardy. Sans compter qu’elles connaissent des discontinuités de carrière.
Mme Véronique di Benedetto. Les écarts de salaires en fin de carrière mis en évidence dans notre étude concernaient les pionnières du numérique. Nous pouvons espérer que ce différentiel tendra à s’amenuiser avec les nouvelles générations.
Mme la présidente Catherine Coutelle. J’aimerais souligner un autre phénomène que l’on rencontre dans le monde des entreprises : les supérieurs hiérarchiques hommes ont souvent tendance à penser à la place des femmes et ne leur proposent pas certains postes de responsabilité estimant qu’ils ne sont pas faits pour elles, en raison notamment des contraintes qu’ils seraient censés faire peser sur leur vie de famille.
Mme Véronique di Benedetto. Il existe un double phénomène car les femmes sont parfois leurs propres ennemies : certaines d’entre elles se refusent à se porter candidate à un poste alors même qu’elles ont toutes les qualités requises pour l’occuper. Dans ma société, j’en ai fait l’expérience : un poste venait de s’ouvrir en interne, deux hommes se sont immédiatement présentés alors que la femme que j’avais repérée pour l’occuper n’a pas bougé ; c’est moi qui ai dû aller la chercher en insistant sur le fait que ce poste était fait pour elle et elle m’a répondu qu’elle n’était pas tout à fait prête, qu’il fallait qu’elle se forme encore, réflexe très répandu chez les femmes – je me surprends parfois moi-même à réagir de la sorte. Ce sont aussi ces représentations de soi qu’il nous faut combattre. Pour cela, il est essentiel d’agir dès la petite enfance.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cela se vérifie dans les recrutements : un homme se présentera à un entretien d’embauche s’il estime avoir 50 % des compétences exigées alors qu’une femme le fera seulement si elle correspond à 80 %. Cela renvoie à tout le travail sur les métiers non sexistes ou non sexués que nous voulons encourager.
Mme Véronique di Benedetto. Pour faire comprendre que le numérique constitue une opportunité pour les femmes, il faut balayer la représentation de l’ingénieur renfermé sur lui-même. Personne ne reste isolé toute la journée derrière son écran. Ces métiers supposent un travail en équipe autour de chefs de projet. Il reste toutefois du chemin à parcourir : alors qu’en terminale S, les filles sont désormais presqu’aussi nombreuses que les garçons, elles ne se dirigent pas vers les métiers du numérique, préférant les études de médecine, de biologie ou les écoles de commerce. C’est la raison pour laquelle nous avons élaboré récemment un plan sectoriel pour promouvoir la mixité dans les métiers du numérique, transmis il y a un mois environ.
Nous avons également lancé une étude avec l’Observatoire paritaire des métiers du numérique, de l'ingénierie, des études et du conseil et des métiers de l'événement (OPIIEC) sur les causes réelles et concrètes de la désaffection des métiers du numérique chez les jeunes filles. Elle sera menée auprès d’un échantillon de mille d’entre elles. Nous espérons qu’elle nous permettra d’aller plus loin dans la connaissance des causes, au-delà de la prégnance des stéréotypes et de la faiblesse des rôles modèles, et d’apporter des réponses concrètes en vue d’un plan d’action.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il me semble avoir lu que dans les années soixante-dix, il y avait beaucoup plus de femmes dans le secteur informatique. Pourquoi se sont-elles retirées de ces métiers ?
Mme Véronique di Benedetto. Il n’y a pas encore d’analyse véritable de ce phénomène mais je peux vous livrer les explications qui m’ont été données. Selon certains, c’est l’avènement de l’ordinateur personnel qui aurait fait diminuer la présence des femmes dans le secteur informatique dominé dans les années soixante-dix par la concentration des unités. Les garçons adolescents ont été les premiers bénéficiaires de ces équipements, souvent offerts par leur père, tandis que les filles ont été exclues de leur appropriation, ce qui a pesé sur l’évolution ultérieure.
M. Lionel Tardy. Présent depuis 1988 dans le secteur numérique, j’ai pu observer son ouverture progressive aux femmes. Cette évolution n’a pas été simple, notamment pour la fonction commerciale : je me souviens comme certains chefs d’entreprise avaient du mal à accepter les femmes.
Ces résistances ne sont toutefois pas propres à la France. La situation est pire encore dans la Silicon Valley, marquée par un très grand machisme. Les professionnels doivent faire preuve d’une disponibilité constante tout au long de leur carrière.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Autant dire que ces hommes ne s’occupent pas de leurs enfants !
M. Lionel Tardy. Ils s’engagent à fond jusqu’à trente-cinq ou quarante ans puis se posent après avoir gagné suffisamment d’argent. Ce genre de parcours se retrouve aussi dans les finances.
Je considère comme vous, madame di Benedetto, qu’il faut avant tout agir au niveau de la formation. L’entreprise n’est pas forcément le bon échelon car il est déjà trop tard. Le très faible nombre de CV de femmes montre bien qu’il y a un défaut d’attractivité. Les recrutements reflètent la réalité du marché du travail : il y a moins de femmes dans le numérique, contrairement à d’autres professions, comme celle d’avocat, où la proportion de femmes a significativement augmenté.
Mme Véronique di Benedetto. C’est vrai qu’il faut avant tout sensibiliser les parents, les conseillers d’éducation, les prescripteurs mais il importe tout de même de mobiliser les entreprises pour les encourager à donner une plus grande place aux femmes. Il est extrêmement dommage que dans un secteur qui embauche, le vivier de femmes soit si réduit.
M. Lionel Tardy. C’est d’autant plus dommage que ces métiers sont très adaptés aux femmes. Ils sont compatibles avec les contraintes de la vie familiale car ils rendent possible le travail à distance alors que d’autres professions nécessitent d’être présent sur le terrain ou de rester dans son bureau. Plus que d’autres métiers, ils ouvrent des opportunités aux femmes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cela dit, il faut aussi prêter attention aux excès du travail à distance. Dans un de vos documents, j’ai lu la recommandation selon laquelle il importait de cesser d’envoyer des mails à partir d’une certaine heure afin de limiter la porosité entre le travail et la vie privée. Nous connaissons tous des exemples de personnes qui répondent aux mails le week-end de peur d’être débordées lorsqu’elles recommencent à travailler le lundi.
Je ne suis pas partisane du développement du télétravail. On sait comme le travail à façon, avec la rémunération aux pièces, a été un esclavage pour les femmes, qui ont dû mettre en concurrence vie familiale et travail. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le lieu de travail permet de tisser du lien social.
Mme Véronique di Benedetto. À Econocom, j’ai limité le télétravail à deux jours par semaine, malgré certaines demandes de salariés souhaitant l’étendre davantage, car je considère qu’il faut maintenir un lien indispensable sur le lieu de travail.
Quant à la déconnexion après dix-huit heures, ce n’est pas parce qu’elle figure dans la convention collective du SYNTEC qu’elle est respectée en tous points. On observe une tendance à rester connecté en permanence via téléphones et tablettes, même s’il n’y a aucune obligation de répondre. Nous tenons toutefois à encourager les bonnes pratiques.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Considérez-vous que le secteur numérique peut-il être aussi à l’origine de conflits entre générations et d’exclusions, voire de surveillance généralisée ? Autrement dit, ne faut-il pas y voir autre chose qu’un facteur de progrès ?
Mme Véronique di Benedetto. Je ne peux pas vous dire que tout est rose et que tout va aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il est inévitable que les évolutions technologiques s’accompagnent de ruptures : la généralisation de l’électricité a fait décliner la fabrication de bougies, l’automobile a fait disparaître les voitures à chevaux, les métiers à tisser mécaniques ont supprimé des emplois. Toutefois on note un fait nouveau : le rythme des ruptures s’accélère et dépasse parfois les acteurs mêmes du numérique, mettant à l’épreuve leurs capacités d’adaptation.
Nous sommes persuadés que le numérique, grâce à l’essor des objets connectés, va être le support d’un fort développement des services à la personne. De nouveaux métiers naîtront autour du design et de l’impression 3D. Je pense à la fabrication de proximité : un jour, vous trouverez au bas de votre immeuble un atelier qui reproduira pour vous une assiette cassée ou façonnera une pièce manquante. Nous pensons également que de grands bouleversements autour de la santé se produiront. Tout cela me paraît très positif.
Lors de l’université du numérique du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), M. Jacques Attali insistait sur les gains de temps que la révolution numérique allait entraîner. Il a pris l’exemple des voitures autonomes, comme la Google Car, qui non seulement permettront d’éviter les bouchons mais libéreront du pouvoir d’achat : les 1 000 milliards d’euros consacrés à l’achat de voitures pourront être alloués ailleurs.
Des remises en question profondes nous attendent. L’économie collaborative nous pose de nouvelles questions. Si, il y a quelques années, on avait dit qu’un service comme BlaBlaCar se poserait en concurrent de la SNCF, tout le monde aurait ri. Aujourd’hui, plus personne ne songe à le faire.
Mme Charlotte Baylac-de la Codre, chargée des relations publiques du SYNTEC Numérique. C’est un sujet sur lequel SYNTEC se mobilise beaucoup. Nous venons de signer une convention avec l’ex-Délégation aux usages de l’Internet, désormais intégrée à l’Agence du numérique.
Nous sommes très heureux d’avoir retrouvé dans la stratégie numérique élaborée par le Gouvernement des éléments relatifs à l’inclusion numérique.
Mme Véronique di Benedetto. Nous avons par ailleurs signé une convention avec Pôle emploi pour mettre en place une formation aux métiers du numérique à destination des personnes au chômage. Financée entre autres par le FAFIEC, l’organisme paritaire collecteur des métiers du numérique, elle a permis de rapides retours à l’emploi.
Mme Anne-Dauphine Cambournac, déléguée aux affaires fiscales et financières du SYNTEC Numérique. Pôle emploi identifie des candidats, nous identifions des formations et les entreprises membres du SYNTEC s’engagent à embaucher les personnes ayant suivi cette préparation opérationnelle à l’emploi collective (POEC). Ce dispositif a été à l’origine de 9 000 retours à l’emploi en 2014.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans les années quatre-vingt-dix, il y a eu de très nombreuses formations organisées à l’initiative de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) dans l’informatique mais nombre de personnes les ayant suivies n’ont ensuite pas trouvé d’emploi du fait des tensions sur le marché du travail. Les évolutions très rapides des nouvelles technologies rendent parfois difficile de déterminer les filières d’avenir pour les jeunes. Comment faire en sorte de bien les orienter ? Recevez-vous un bon accueil dans les collèges lors de vos campagnes de sensibilisation ?
Mme Véronique di Benedetto. Généralement, les filles se mettent au fond de la classe et les garçons occupent les premiers rangs !
Mme Martine Faure. Les causes de la désaffection des métiers du numérique chez les filles sont-elles vraiment à chercher du côté de l’éducation ? Peut-il y avoir un facteur génétique qui joue ?
Mme Véronique di Benedetto. Madame la députée, je peux vous répondre qu’il s’agit uniquement d’un problème d’éducation. Si ce n’était pas le cas, comment expliquer que dans certains pays d’Asie ces métiers soient occupés à 60 % par des femmes ?
Mme Conchita Lacuey. Nous attendons avec impatience le résultat de l’étude que vous menez auprès de mille jeunes filles pour comprendre les raisons de tels blocages.
M. Lionel Tardy. Mme Géraldine Le Meur, cheffe d’entreprise dans ce secteur aux États-Unis, souligne que les femmes dans le domaine de la technologie doivent probablement plus qu’ailleurs relever le challenge d’être femme. Remarque très juste : généralement plus cartésiennes que les hommes, elles réussissent mieux qu’eux dans ces métiers.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Notre délégation a auditionné récemment la coprésidente de Girlz in Web ainsi qu’une membre du bureau de Duchess France – Women in tech, Mme Amira Lakhal. Elles ont souligné toute l’importance de construire des réseaux de femmes pour qu’elles puissent s’épauler entre elles.
Mme Véronique di Benedetto. Le trophée Excellencia a été décerné l’année dernière à Ludwine Probst, membre de Duchess France : depuis elle a gagné en visibilité, ce dont nous nous réjouissons.
Comme je le dis toujours, mon seul objectif est de voir un jour disparaître la commission « Femmes du numérique », car cela signifiera que nous aurons atteint notre objectif de mixité et que le problème sera réglé.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous disparaîtrons peut-être ensemble car nous serons majoritaires partout !
M. Lionel Tardy. Certains collègues en viennent à penser qu’in fine la parité permettra aux hommes de se maintenir !
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous avons bien vu lors de la discussion du projet de loi relatif au dialogue social et à l’emploi comme la parité des représentants du personnel pouvait poser problème dans certaines entreprises où les femmes représentent 80 % des effectifs.
Je vous remercie, mesdames, pour vos contributions et le très intéressant travail que vous menez. Je vous préciserai seulement que c’est le décret de 2012 et non celui de 2011, trop édulcoré, qu’il faudrait citer dans vos documents à propos des sanctions.
Nous ne manquerons pas de vous solliciter à nouveau lorsque la loi sur le numérique sera examinée.
Mme Conchita Lacuey. J’aurai une dernière question : quand vos études seront-elles publiées ?
Mme Véronique di Benedetto. L’étude menée avec l’Observatoire paritaire de l’informatique, de l’ingénierie, des études et du conseil (OPIIEC) sera publiée en janvier 2016 et la mise à jour des chiffres liés aux indicateurs Markess sera disponible en septembre prochain. Nous vous les transmettrons bien évidemment.
Audition de Mme Hélène Paumier, professeure de lettres, chargée de mission sur l’éducation et le numérique à l’Association nationale des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA)
Compte rendu de l’audition du mardi 29 septembre 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans la perspective de l’examen du projet de loi relatif au numérique, la Délégation aux droits des femmes a décidé de s’intéresser aux relations entre les femmes et le numérique. En effet, non seulement les femmes se tournent de moins en moins vers les métiers du numérique, où elles étaient pourtant très présentes dans les années quatre-vingt-dix, mais la montée de l’informatique va faire disparaître un certain nombre de métiers – d’accueil, de médiation, etc. –, essentiellement occupés par des femmes.
Nous accueillons aujourd’hui Mme Hélène Paumier, professeure au Lycée pilote innovant international (LP2I), situé à Jaunay-Clan, et dont le projet d’établissement met l’accent sur l’utilisation de l’informatique comme support pédagogique pour tous les élèves, sélectionnés en fonction de leur motivation. Depuis le 1er septembre, madame Paumier, vous êtes chargée de mission sur l’éducation et le numérique à l’association des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA).
Nous avions également invité Mme Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de l’Éducation nationale, mais elle a eu un empêchement. Ex-directrice de la Direction du numérique pour l’éducation (DNE), mise en place en juin 2013, elle vient d’être remplacée à cette fonction par un homme, M. Mathieu Jeandron.
Madame Paumier, pourquoi une direction du numérique n’a-t-elle pas été mise en place avant 2013 ? Des actions étaient-elles menées auparavant et cette direction a-t-elle permis de les fédérer ?
Le Président de la République a annoncé un grand plan pour le numérique à l’école, qui sera doté d’une enveloppe s’élevant à 1 milliard d’euros sur trois ans. Comment l’utilisation du numérique est-elle envisagée à l’Éducation nationale au travers de la formation et de l’orientation ?
Mme Edith Gueugneau. Madame Paumier, alors que notre société demeure extrêmement genrée – les manuels scolaires comportent encore des stéréotypes sexistes –, de quelle manière la diffusion de l’esprit numérique dans nos écoles peut-elle casser cette barrière d’un autre temps ?
Par ailleurs, comment le développement des outils numériques permet-il au secteur associatif d’intervenir dans l’animation des activités périscolaires ?
Mme Hélène Paumier, professeure de lettres et chargée de mission sur l’éducation et le numérique à l’association des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA). Les CEMEA interviennent dans quatre secteurs : animation, travail social, santé, et école. Je travaille dans le secteur école, sur un plan de formation des animateurs concernant les périodes périscolaires.
Au Lycée pilote innovant international (LP2I), la question du numérique n’est plus du tout genrée. En effet, alors qu’auparavant les garçons étaient majoritaires à étudier le code, la robotique ou l’informatique de spécialiste – ce qu’on appelle la culture geek –, les filles sont aujourd’hui aussi nombreuses à apprendre le numérique au lycée. En effet, nous avons maintenant autant de filles que de garçons dans notre établissement, le corps professoral étant lui-même devenu paritaire après avoir été totalement masculin dans la discipline informatique.
Depuis 2007, tous nos élèves suivent des cours dénommés « TICEM » (TICE pour technologie de l’information et de la communication dans l’éducation, et M pour Média), discipline au service de projets que nous avons créée sur nos propres moyens. D’abord, les élèves de seconde ont une heure de TICEM par semaine. Ensuite, des groupes de quinze élèves consacrent une demi-journée par semaine au minimum à des projets interniveaux (seconde, première, terminale), choisis par eux et menés tout au long de l’année. Les enseignants eux-mêmes proposent des projets au travers des modules interdisciplinaires (MID) réservés aux élèves de seconde – j’ai moi-même organisé un MID pendant trois ans sur le thème de la ville en poésie et en géographie. Dans le cadre de tous ces projets, les élèves doivent produire une vidéo, une émission de radio, un exposé oral avec un support multimédia ou encore un blog. En fin de seconde, tous les élèves doivent avoir réalisé ces quatre productions numériques.
Les TICEM sont donc la boîte à outils des projets. Ils apportent aux élèves la maîtrise des outils (logiciels, applications), mais aussi une initiation au droit d’auteur et plus particulièrement à la réglementation sur la publication numérique. En effet, en demandant à nos élèves de publier leurs productions, nous sommes amenés à aborder la notion de droit de l’image et du son, ainsi que celle d’auteur d’une œuvre collective, ce qui permet aux étudiants de devenir des utilisateurs avertis de l’outil qu’ils utilisent en permanence. Ces cours nous conduisent également à engager une réflexion sur la trace numérique.
L’équipe des professeurs demande en outre à ses élèves de construire un webfolio, sorte de portfolio numérique commencé en seconde et poursuivi dans une logique BAC+3, dans lequel ils peuvent insérer tout ce qu’ils souhaitent – résultats scolaires, productions dans le cadre des projets, compte rendu de leur voyages scolaires et extrascolaires, diplôme BAFA, etc. – grâce à un outil de leur choix (blog, site, etc.). Au travers de cette démarche accompagnée, les élèves réfléchissent à l’image qu’ils construisent d’eux-mêmes sur le Net. Les professeurs y voient également un travail sur l’orientation et la construction de projets professionnels.
Pour l’enseignement des TICEM, qui sont des cours obligatoires, nous privilégions l’utilisation de logiciels libres. Les garçons ne se montrent pas meilleurs que les filles puisque, je le redis, les TICEM sont un outil au service des projets. Les compétences sont évaluées par le brevet informatique et internet (B2I), dont la dernière version accorde une place importante à l’aspect juridique et à la trace numérique, ce qui en fait un outil parfait à nos yeux.
Avant la création des TICEM, deux disciplines étaient enseignées dans notre établissement : l’informatique-outil, au service des projets, et l’informatique-programmation, qui consistait à coder – option jusqu’à la fin des années quatre-vingt, dénommée APTIC, elle réunissait une fille pour cinquante garçons. À l’époque, le lycée était composé à 65 % de garçons, dont un grand nombre choisissait notre établissement pour mener à bien des projets de programmation – je me souviens d'un projet où des élèves avaient numérisé en 3D le centre historique de Parthenay pour en faire un DVD touristique, en collaboration avec des architectes et des historiens. Ces activités complémentaires de formation (ACF) tournées vers l’informatique concernaient donc essentiellement les garçons – les rares filles présentes étaient issues de la filière « art plastique » pour le design. Les garçons avaient donc des compétences importantes et, comme le montre la thèse de notre collègue M. Pierric Bergeron, documentaliste, intitulée « Que sont-ils devenus ? », un grand nombre mène aujourd’hui des carrières extrêmement brillantes – certains travaillent à Google. Les rares filles pionnières, très bonnes en informatique, devaient être les meilleures pour être légitimes – je pense notamment à une élève partie travailler à Boston.
Il y a neuf ans, le LPI est devenu LP2I en obtenant le label international. Nous avons ainsi ouvert une « section internationale chinois » et trois classes européennes. Cette coloration linguistique a totalement modifié le recrutement, si bien que nous avons aujourd’hui autant de filles que de garçons dans nos classes. Parallèlement, la filière STI2D a disparu, et le lycée est désormais un lycée général. Ainsi, nous sommes passés d’une informatique de geek à une culture numérique au service des projets.
Auparavant, seuls des hommes enseignaient l’informatique au lycée ; aujourd’hui, il y a autant de femmes que d’hommes professeurs de TICEM. Les femmes se sentent légitimes. Elles publient beaucoup sur le site public, aussi bien des productions numériques de leurs élèves – productions sonores, vidéos, blogs –, que des articles sur l’usage du numérique, le lycée étant équipé tout numérique depuis quatre ans avec le déploiement de 700 tablettes pour tous les personnels et tous les élèves. Elles publient également sur le site académique et sur Éduscol.
De notre point de vue, le numérique étant devenu plus convivial en termes d’usage, les femmes se le sont approprié : des outils plus conviviaux permettent de s’intéresser davantage au contenu qu’à la technique. Le numérique en lui-même est indissociable d’une culture numérique : à côté de la technique, il y a la connaissance juridique et éthique. Ainsi, la sensibilisation à la culture numérique est un élément fort de la culture de notre établissement.
La co-formation entre professeurs et élèves, et entre pairs, est très forte au LP2I. Le numérique est un élément de savoir devant lequel nous sommes égaux : les professeurs maîtrisent davantage les questions juridiques, tandis que les élèves se montrent beaucoup plus agiles dans nombre de domaines. Il n’est pas rare, dans un cours de TICEM, qu’un enseignant demande à la classe « Qui sait mieux que moi ? ».
Par contre, rien n’a changé pour nos deux sections de brevet de technicien supérieur, dont un BTS-SNIR (systèmes numériques – informatique et réseaux), où les enseignants sont tous des hommes et les élèves tous des garçons. Dans ces sections, le numérique n’est pas mis autant qu’au lycée au service des projets.
Mme Marie-Noëlle Battistel. Vous ne notez pas de différence entre les filles et les garçons pour l’apprentissage. Mais les filles font-elles preuve d’une plus grande prudence en publiant des informations dans leur webfolio ?
Mme Hélène Paumier. Nos élèves ne postent que peu de photos d’eux dans leur webfolio. Un rapport publié cette semaine par les CEMEA et intitulé La banalisation du harcèlement sur les réseaux sociaux numériques montre que les garçons craignent les hackers et les virus, tandis que les filles ont peur des insultes. Selon cette étude réalisée auprès d’élèves scolarisés dans un CFA préparant à des baccalauréats professionnels et des CAP, les jeunes utilisent avec plus de prudence qu’on ne l’imagine les réseaux sociaux numériques, car ils redoutent le cyberharcèlement, notamment les filles qui en sont beaucoup plus victimes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Comment se positionne la France au niveau européen dans le domaine du numérique à l’école ?
Existe-t-il des freins à l’utilisation du site Éduthèque, portail d’accès à des ressources pédagogiques à destination des enseignants ?
Mme Hélène Paumier. J’ignore comment se situe la France au niveau européen ; Mme Becchetti-Bizot pourrait vous répondre.
Les établissements comme le LP2I qui construisent un projet d’établissement autour du numérique sont rares. Ce que j’ai pu observer, c’est que le numérique est souvent le fait d’enseignants passionnés qui, par exemple, travaillent en classe inversée, adoptent la « twictée » en primaire, etc. Sur les réseaux sociaux, je constate le bouillonnement de certains enseignants qui, en réalité, ont déjà l’habitude de travailler en mode projet, dans une logique d’atelier. Ainsi, le numérique a vraiment pris dans le cadre de pratiques pédagogiques déjà en mouvement. Mais, comme le disent les professeurs utilisant le numérique, ce dernier, associé à une pédagogie en questionnement, correspond généralement à un enseignement exercé de façon solitaire, non à un travail d’équipe.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Ce sont quelques enseignants par établissement.
Mme Hélène Paumier. On en trouve un, deux ou trois par établissement, mais ils sont de plus en plus nombreux, que ce soit en école primaire, au collège ou au lycée. Dès la maternelle, des enseignants mènent des projets numériques très intéressants.
Il existe aussi des projets globaux, comme les collèges connectés (CoCon). Mme Becchetti-Bizot pourrait vous apporter des informations supplémentaires à ce sujet.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans votre lycée, les professeurs sont volontaires.
Mme Hélène Paumier. Tous sont sur des postes dits « à exigences particulières ».
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quelle voie envisage de privilégier la Direction du numérique de l’Éducation nationale : la maîtrise de l’outil numérique ou l’usage du numérique ?
Mme Hélène Paumier. Il y a effectivement deux courants, dont l’un défend l’idée du code comme une discipline, évaluée au baccalauréat.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Des enjeux industriels se profilent-ils derrière le débat entre les deux courants ?
Mme Hélène Paumier. De tels enjeux peuvent exister.
Pour beaucoup, en tout cas, Mme Catherine Becchetti-Bizot représentait le courant du numérique au service de la pédagogie. Je l’ai entendue à plusieurs reprises déclarer que l’outil numérique allait constituer un levier pour des changements de pratique pédagogique, tandis que les dispositifs classiques d’enseignement ne permettraient pas de mettre en place l’usage du numérique dans les classes. En plus de l’appropriation des outils, le numérique permet le travail collaboratif et la créativité. C’est le devoir de l’école de former les élèves à cet outil quotidien, c’est même une nécessité au regard des dangers du Net – cyberharcèlement, radicalisation… Dans le cadre du LUDOVIA 12, Mme Catherine Becchetti-Bizot a également plaidé pour le BYOD/AVAN (bring your own device, apportez votre appareil numérique). Cette nouvelle approche pédagogique consiste, au lieu d’équiper les élèves en tablettes ou en portables, à leur permettre de venir en classe avec leur instrument de communication familier, celui qu’ils connaissent parfaitement. Sur le terrain, Mme Catherine Becchetti-Bizot sera regrettée.
La nomination de M. Mathieu Jeandron, il y a trois semaines, pourrait représenter une inflexion vers une politique de l’équipement plus prononcée. Cependant, à quoi servirait d’équiper tous les élèves de cinquième en tablettes si, en même temps, les enseignants n’étaient pas formés ou ne souhaitaient pas les utiliser ? Le risque serait alors que le nouveau plan d’équipement ne soit qu’un plan de plus au sein de l’Éducation nationale.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Sans formation aux outils, les plans restent lettre morte. Les mairies se sont dotées de tableaux numériques pour les classes primaires. De quelle pédagogie s’agit-il et une évaluation de ces outils a-t-elle été réalisée ?
Mme Hélène Paumier. L’équipe d’histoire géographie du LP2I pourrait vous répondre : elle utilise largement les tableaux blancs interactifs (TBI) car ils sont bien adaptés à ces disciplines. Pour le français, j’utilise un tableau plus classique dans le cadre d’un cours s’appuyant notamment sur des échanges avec les élèves.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Le numérique ne va-t-il pas favoriser les élèves capables d’adaptation et qui utilisent déjà des outils à la maison ? En clair, ce mouvement ne risque-t-il pas d’accroître les inégalités ?
Mme Hélène Paumier. Selon un récent rapport de l’OCDE, le numérique à l’école n’est pas une garantie de performances. Souvenez-vous : lorsque le Bic Cristal a remplacé la plume Sergent-Major, certains ont considéré que les élèves n’auraient plus le temps de réfléchir et feraient donc davantage de fautes ; d’autres ont pensé l’inverse… De la même manière, je pense que le numérique n’a pas d’influence sur les résultats scolaires : c’est le climat scolaire qui prime pour la réussite des élèves. À ce sujet, l’enquête sociologique menée par M. Benjamin Moignard, l’année dernière, auprès de 6 000 lycéens, est parvenue à la conclusion qu’un bon climat scolaire tient à plusieurs facteurs : stabilité des équipes, travail en projet, vie scolaire forte grâce au conseiller principal d’éducation, aide aux élèves en difficulté. Ainsi, le numérique reste un outil, et la culture de formation entre pairs ou de travail en groupe, si elle peut améliorer les choses, relève de la pédagogie.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Tous les plans de restrictions budgétaires au sein de l’Éducation nationale ont consisté à supprimer, en premier lieu, les postes moins visibles, comme les CPE, les infirmières, les surveillants. Or, ces personnels sont indispensables au bon climat scolaire.
Mme Hélène Paumier. Même les cuisiniers. Au lycée LP2I, ils collaborent aux projets culturels et thématiques des élèves.
Mme la présidente Catherine Coutelle. En quoi consiste la formation visant à rendre les élèves autonomes et responsables, afin qu’ils ne se connectent pas sur des sites à risque et apprennent à se protéger des dangers d’Internet ?
Mme Hélène Paumier. Au LP2I, les classes comportent trois professeurs de suivi, responsables chacun de dix élèves. Dans le cadre du créneau consacré au suivi, nous avons demandé, l’an dernier, à nos élèves de créer un profil sur Google, en lien avec leur travail, concernant l’orientation – l’un d’eux, par exemple, s’est présenté comme étudiant en cinquième année de médecine. Cette activité a été conduite, après autorisation préalable des parents, en groupes fermés, et tous les comptes des élèves ont été sécurisés. Les élèves ont donc créé des comptes, constitué des groupes et échangé des mails ; puis, une fois cette activité terminée, nous avons publié un historique de leur trace sur Google : eh bien, nous avons pu constater que tout y était ! Un compte Google vous permet d’accéder à Gmail, à Google agenda et à bien d’autres produits… Ce travail sur la trace numérique est donc très important : la prévention est essentielle.
L’équipe organise des activités plus classiques. Nous dirigeons, par exemple, nos élèves vers des sites de désinformation, comme le site « Désencyclopédie », qui ressemble à s’y méprendre à Wikipédia, mais qui présente des articles complètement loufoques.
Nous avons aussi des activités plus ludiques, pour encourager l’esprit critique de nos élèves.
Autre exemple : pour faire une dissertation, j’ai demandé à mes élèves de réaliser des webographies critiques sur La Fontaine. Pour ce faire, ils ont choisi quatre sites, puis élaboré une fiche par site (ergonomie, décryptage de l’adresse URL, émetteur, utilité du site) ; à l’issue de cette recherche, ils m’ont rendu à la fois l’évaluation des sites et la dissertation proprement dite – qui, de cette façon, ne s’est pas apparentée à un copié-collé.
Nous pouvons également demander à nos élèves de rédiger un article dans Wikipédia, puisqu’il s’agit d’une encyclopédie collaborative.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Les élèves de votre établissement lisent-ils davantage des supports papiers que les autres élèves ?
Mme Hélène Paumier. Il faudrait interroger notre documentaliste sur les prêts en bibliothèque. Je suppose que le nombre d’élèves qui lisent sur papier a augmenté, car notre lycée comporte désormais autant de filles que de garçons et il semble que, statistiquement, les filles lisent davantage…
Mme la présidente Catherine Coutelle. Le numérique augmente-t-il ou diminue-t-il les compétences scolaires ? Des études ont-elles évalué son impact sur l’insertion professionnelle ?
Mme Hélène Paumier. Selon M. Jean-François Cerisier, directeur du laboratoire Techné (Technologies numériques pour l’éducation), les compétences des élèves sont tellement multifactorielles que personne ne peut évaluer l’impact du numérique sur les compétences scolaires.
Selon la thèse de M. Pierric Bergeron, les anciens élèves du LP2I étaient plus armés que les autres, il y a dix ans, face à l’utilisation du numérique dans leur pratique professionnelle. J’ignore si cela est encore le cas aujourd’hui. Je pense que les TICEM, en permettant aux jeunes de devenir des utilisateurs avertis, peuvent avoir un impact.
Mme la présidente Catherine Coutelle. J’observe que le LP2I ne bénéficie pas de moyens supplémentaires pour les TICEM : ces cours sont dispensés par des professeurs de différentes disciplines dans le cadre d’un travail en équipe tout au long de l’année. Il convient de saluer l’engagement de ces enseignants.
Quelles sont vos nouvelles fonctions au sein de l’association des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active ?
Existe-t-il des liens entre le LP2I ou les CEMEA et le tissu industriel ?
Mme Hélène Paumier. Depuis leur création en 1936, les CEMEA ont une forte culture du média, d’abord autour de l’imprimerie, et, plus récemment, avec la création de l’association Enjeux e-medias et l’organisation du Festival du film d’éducation. À la suite de l’annonce par M. François Hollande, Président de la République, de la création d’une « Grande école du numérique », les CEMEA ont souhaité créer un poste fléché « éducation et numérique » – et non « école et numérique », le terme « éducation » renvoyant au temps aussi bien scolaire que péri et extrascolaire. J’occupe donc un poste transversal au sein de l’association nationale pour promouvoir un réseau de formateurs. L’idée est de mener des formations au sein des CEMEA, de plus en plus sollicitées du fait, notamment, des demandes croissantes dans le cadre des projets éducatifs territoriaux (PEDT).
Nous participons en ce moment au projet Déclic numérique. En effet, un appel à projet initié dans le cadre des programmes d’investissements d’avenir (PIA) a été remporté par trois associations d’éducation populaire, La Ligue de l’enseignement, les FRANCAS et les CEMEA. L’objectif est de former au numérique 6 000 animateurs péri et extrascolaires qui formeront eux-mêmes les enfants et cela selon trois axes : robotique et programmation, création vidéo/média, réseaux sociaux. Un beau et grand défi pour l’éducation populaire, sachant qu’actuellement les animateurs périscolaires sont majoritairement des femmes à temps partiel.
L’année dernière à Paris, le LP2I et l’association « Elles bougent » ont organisé une rencontre avec des élèves, à laquelle Mme Axelle Lemaire, Secrétaire d’État chargée du numérique, a participé et au cours de laquelle des ingénieures de Google, entre autres, ont pu témoigner de la possibilité pour les femmes ingénieures d’intégrer les professions du numérique, où les différences de salaire sont moins importantes au départ que dans d’autres domaines. Vendredi dernier, la déléguée régionale en Poitou-Charentes de l’association « Elles bougent » m’a envoyé un mail indiquant que la troisième édition des « Sciences de l’ingénieur au féminin », une journée de sensibilisation aux métiers d’ingénieur organisée par cette association en partenariat avec l’Union des professeurs de sciences et techniques industrielles (UPSTI), se tiendra le 26 novembre prochain. Cette session regroupera une centaine de lycées et collèges, soit près de 6 000 collégiennes et lycéennes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Les anciens élèves de votre lycée s’orientent-ils davantage vers les métiers de l’informatique ?
Mme Hélène Paumier. Je n’ai pas de données chiffrées, mais je dirais que cela ne joue pas forcément, le numérique étant aujourd’hui largement utilisé comme un outil, alors qu’auparavant, un certain nombre d’élèves venaient dans notre établissement pour faire de l’informatique, y compris après le baccalauréat. Comme l’a montré M. Pierric Bergeron dans sa thèse, les élèves d’établissements innovants comme le nôtre poursuivent très souvent des études plus longues, mais aussi dissonantes, c’est-à-dire qu’ils mettent très longtemps à se stabiliser professionnellement ; ils le font plutôt dans des parcours valorisants – par exemple, en commençant des études d’ingénieur, avant d’envisager une carrière de professeur d’histoire et de géographie.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Ils se considèrent comme étant polyvalents.
Mme Hélène Paumier. Et ils sont également très attentifs à leur épanouissement professionnel.
Je ne peux dresser un bilan des formations au BAFA, comme vous me l’avez demandé dans votre questionnaire écrit. Par contre, je peux vous dire que pour la troisième étape du BAFA, toutes les associations territoriales prévoient une formation « média audiovisuel ».
Je vous communique le rapport de Mme Sophie Jehel, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris VIII Vincennes Saint-Denis, sur le cyberharcèlement, un phénomène particulièrement prégnant dans les milieux défavorisés.
Je finis par une initiative intéressante : un principal de collège a proposé la réécriture du règlement intérieur de son établissement grâce à l’utilisation d’un outil collaboratif sur Internet, permettant aussi bien aux parents qu’aux élèves et aux personnels d’apporter leur contribution.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Le cyberharcèlement est effectivement un sujet majeur sur lequel nous reviendrons au cours de nos travaux.
Je vous remercie beaucoup, Madame, pour l’éclairage que vous nous avez apporté.
Audition de Mme Delphine Meillet et de M. Mathieu Cordelier, avocats, et de Mme Aurélie Latourès, chargée d’études à l’Observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF), du Centre Hubertine Auclert
Compte rendu de l’audition du mardi 6 octobre 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle. Comme vous le savez, la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a décidé d’engager des travaux sur les femmes et le numérique, dans la perspective notamment de l’examen par le Parlement du projet de loi sur le numérique, qui sera présenté par Axelle Lemaire – que nous auditionnerons – à la fin de cette année ou au début de l’année prochaine.
Nous nous intéressons aux effets du numérique dans l’institution scolaire et dans le monde du travail. Dans ce dernier domaine, nous avons eu l’occasion de dresser un double constat. D’une part, nous remarquons que les jeunes filles ne s’orientent pas suffisamment vers ces nouveaux métiers – perçus comme scientifiques et masculins – alors qu’elles pourraient trouver des opportunités de carrière très intéressantes dans un secteur où les inégalités salariales sont, pour l’instant, moins prononcées que dans d’autres. D’autre part, le numérique va transformer tous les métiers de médiation et d’accueil, notamment dans le commerce et les banques, où les femmes sont très présentes : les grandes surfaces hésitent à remplacer toutes leurs caissières, mais il existe déjà des caisses sans contact, et je ne vous demande pas, chers collègues, combien de fois par mois vous vous rendez dans votre agence bancaire…
Un autre aspect du sujet nous préoccupe. Dans un rapport dont la traduction française a été publiée le 29 septembre dernier, une commission des Nations Unies alerte sur le phénomène de cyberviolence, « pandémique » et machiste. Ce rapport indique que 73 % des femmes ont déjà été confrontées, d’une manière ou d’une autre, à des violences en ligne ou en ont été victimes. Ce phénomène à la fois mondial et massif touche plus particulièrement les jeunes femmes de dix-huit à vingt-quatre ans, qui sont les principales victimes de harcèlement criminel ou sexuel. Dans les vingt-huit pays de l’Union européenne, 18 % de femmes ont subi une forme grave de violence sur internet, et certaines avaient seulement quinze ans.
Ces violences ont des répercussions sociales et psychologiques graves, et peuvent pousser certaines de leurs victimes au suicide. Le phénomène dessine des rapports entre les filles et les garçons qui suscitent des interrogations. Au cours de nos auditions, et en particuliers celle d’aujourd’hui où nous avons convié deux avocats qui ont eu à plaider dans ce genre de dossiers, nous cherchons à savoir si notre législation est suffisante, sachant que nous avons introduit des dispositions relatives au cyber-harcèlement dans la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes du 4 août 2014.
Je suis très heureuse d’accueillir aussi Aurélie Latourès, chargée d’étude à l’observatoire régional des violences faites aux femmes, du Centre Hubertine Auclert, centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes. Votre centre, qui a lancé un concours de courts-métrages défendant l’égalité entre les filles et les garçons dont la remise des prix a eu lieu récemment, avait organisé, le 25 novembre 2014, un grand colloque dont les actes sont disponibles en ligne, sur le thème : « Les cyberviolences sexistes et sexuelles : mieux les connaître, mieux les prévenir ». Pouvez-vous nous en parler et nous rappeler les raisons pour lesquelles votre centre s’est emparé de ce sujet ?
Mais avant de vous donner la parole, je voudrais dire un mot du glossaire réalisé par le Centre Hubertine Auclert sur les pratiques de cyberviolence. À mon avis, c’est un tort de reprendre tous les noms anglais de ces violences qui s’en trouvent comme atténuées : happy slapping, revenge porn, sexting, slut shaming ne font pas forcément frémir, contrairement à leur explication en français. Les Québécois sont plus vigilants.
Mme Aurélie Latourès, chargée d’étude à l’Observatoire régional des violences faites aux femmes, du Centre Hubertine Auclert. Tout d’abord je vous remercie pour votre invitation à participer à vos travaux sur les femmes et le numérique. L’Observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF) a été créé en 2013 pour remplir principalement trois missions : renforcer la connaissance et l’expertise sur les violences faites aux femmes, notamment en Île-de-France ; mieux accompagner et protéger les femmes victimes de violences par la mise en réseau des actrices et des acteurs franciliens agissant dans ce champ ; renforcer l’information et la sensibilisation sur les violences faites aux femmes.
Depuis sa création, l’observatoire a identifié le cybersexisme comme un sujet émergeant et prioritaire. Le Centre Hubertine Auclert explore depuis près de deux ans les questions de l’usage des outils numériques au prisme du genre et des nouvelles technologies de l’information et de la communication comme outils d’empowerment féministe, à travers un cycle de conférences. La première portait sur le genre dans les jeux vidéo et elle est intégralement en ligne sur notre chaîne YouTube. Une autre était intitulée « L’open data au service du féminisme ». Au printemps dernier, dans le cadre du festival Futur en Seine, nous avons organisé une conférence autour du thème : le Web est-il sexiste ?
La semaine prochaine, nous organisons deux autres événements. Le 15 octobre, nous parlerons des cyberactivismes féministes à travers le monde, en montrant que le numérique peut être un outil puissant pour défendre le droit des femmes. Le lendemain, dans le cadre du colloque intitulé « Femmes et numérique, y a-t-il un bug ? », nous nous intéresserons à l’accès des femmes à ce secteur, ce qui rejoint les préoccupations que vous exprimiez en préambule. Ces deux événements s’inscrivent dans une semaine d’hommage à Ada Lovelace, première programmeuse informatique, qui aurait eu 200 ans.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Une programmatrice qui aurait eu 200 ans en octobre ?
Mme Aurélie Latourès. C’était une mathématicienne. On considère qu’elle est la première personne à avoir imaginé un codage qui peut s’assimiler à de la programmation informatique. Il est intéressant de noter que c’était une femme.
Le Centre Hubertine Auclert a donc mené toute une réflexion sur le numérique qui est à la fois une chance pour les femmes et un espace de diffusion du sexisme. Dans ce contexte, en avril 2014, un groupe de travail a été organisé avec les acteurs de l’éducation et du secteur de la jeunesse – institutions et associations – sur les violences et comportements sexistes chez les adolescents. Il a fait émerger le sujet des cyberviolences, c’est-à-dire perpétrées via les téléphones portables, les sites internet, les réseaux sociaux, les forums et les jeux vidéo. Face à ces phénomènes, les professionnels se sentent démunis car ils manquent de données et d’outils. Nous sommes sortis de cette réunion en nous disant qu’il fallait explorer ce sujet.
Un colloque a été organisé en novembre 2014 pour dresser un premier état des connaissances et identifier les moyens d’action en France et à l’international face au cybersexisme, à savoir l’ensemble de comportements et propos sexistes via les outils numériques, qu’il s’agisse de smartphones, de sites internet, de réseaux sociaux ou de jeux vidéo en ligne.
Le concept est assez récent et flou. Il est emprunté à des recherches anglo-saxonnes plus anciennes sur le cyberbullying que l’on pourrait traduire par cyber-harcèlement. Nous disposons de quelques études et de quelques données, principalement à l’échelle internationale, qui ignorent le plus souvent la dimension du genre.
En France, l’éducation nationale a intégré récemment des questions sur les cyberviolences dans son enquête « climat scolaire et victimation ». L’enquête de 2014 montre que ces violences, qui ont progressé par rapport à 2011, concerneraient un collégien sur cinq. Ce mode de diffusion des insultes, brimades et humiliations touche davantage les filles : 21 % déclarent avoir connu au moins une forme de violences, contre 15 % des garçons. Les filles sont beaucoup plus victimes d’insultes que les garçons, en particulier quand ces insultes portent sur la tenue vestimentaire : 5,6 % contre 2,6 % chez les garçons.
D'après un sondage réalisé par IPSOS pour le Centre Hubertine Auclert en novembre 2014, une lycéenne sur quatre a déclaré avoir été victime d’humiliations et de harcèlement en ligne concernant notamment son apparence physique ou son comportement sexuel ou amoureux.
Les études internationales et européennes avancent des taux de prévalence très hétérogènes en fonction de la définition donnée du phénomène de cyberviolence. Dans tous les cas, les jeunes filles et les femmes sont davantage victimes que les garçons et elles sont exposées à des violences spécifiques : sollicitation à caractère sexuel, commentaires basés sur des stéréotypes sexistes, sur leur manière de s’habiller, sur leur apparence ou sur leur comportement sexuel ou amoureux.
Face à ces premiers constats, une grande campagne de sensibilisation baptisée « Stop cybersexisme » à destination des jeunes a été lancée en avril 2015, avec des affichages pendant quinze jours dans le métro et RER, ainsi que des envois d’affiches, de prospectus et de brochures dans l’ensemble des collèges et lycées d’Île-de-France. Cette campagne a été relayée par la presse et sur les réseaux sociaux. Un mini-blog a été réalisé spécialement à destination des jeunes, et des actions de prévention ont été organisées via les délégués de classes de cinquième et de quatrième de l’académie de Paris.
Les premiers retours de cette campagne sont assez impressionnants : près de 100 établissements ont demandé des documents supplémentaires pour continuer à mener des actions, ce qui montre que le besoin existe.
Cette campagne visait à rendre visible le sexisme en ligne auquel les jeunes filles sont exposées. Elle s’appuyait sur trois messages : faire prendre conscience que certains actes et propos en ligne ont un fondement sexiste, qu’ils sont motivés par des croyances sur les filles et les garçons qui n’auraient pas les mêmes rôles, comportements et devoirs ; faire prendre conscience que certains actes et propos constituent des violences et qu’ils peuvent être illicites ; en appeler à la responsabilité individuelle de chacun, et notamment des témoins qui peuvent être des co-auteurs de ces violences, afin de les inciter à ne pas relayer ou diffuser des propos ou images sexistes.
Il est nécessaire d’approfondir la connaissance de ces phénomènes pour pouvoir concevoir des actions de prévention proches du vécu négatif des jeunes filles. Le Centre Hubertine Auclert a lancé un appel d’offres pour la réalisation d'une étude qualitative exploratoire, menée en partenariat avec les trois académies franciliennes, et qui vise à mieux connaître le phénomène à travers le prisme du genre. Elle va être réalisée par l’Observatoire universitaire international éducation et prévention (OUIEP), un organisme de recherche et de formation qui est rattaché à la fois à l’université Paris-Est et à l’école supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de Créteil.
Elle va être lancée dans douze établissements en Île-de-France auprès d’environ 1 600 élèves de cinquième, quatrième, troisième, et seconde. Nous avons choisi de l’étendre à une classe de lycée pour voir s’il y avait une bascule dans les formes de violence et s’il fallait adapter les outils de prévention en conséquence. Les questionnaires seront complétés par des entretiens collectifs et individuels.
L’objectif est de mieux comprendre les cyberviolences à caractère sexiste et sexuel en les replaçant dans leur contexte : pratiques et usages numériques des jeunes ; sexisme ordinaire. Comment ces violences se manifestent-elles ? À travers quels supports, quelles applications, quels sites ? Quelles conséquences peuvent-elles avoir ? Quel est leur lien avec les violences dans la vie réelle ? Nous voulons pouvoir formuler des recommandations opérationnelles – que ce soit en termes de repérage et de protection des victimes que de prévention – à destination de la communauté éducative mais aussi des opérateurs des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Voilà pour les chantiers en cours.
Depuis un an, le Centre Hubertine Auclert, à travers son observatoire, a engagé cette réflexion autour du cybersexime. Il a capitalisé des connaissances empiriques à travers des revues de littératures pour mieux comprendre ce phénomène. Nous attendons avec impatience les résultats de notre étude, qui paraîtra au printemps prochain. En attendant, je vous propose d’échanger avec vous sur la manière de caractériser le cybersexime.
Parmi les cyberviolences, on peut distinguer les violences sexistes et sexuelles qui prennent différentes formes via les outils numériques. Il peut s’agir d’agressions et de harcèlement sous forme d’injures, d’insultes, de commentaires humiliants sur l’apparence physique, la sexualité, le comportement amoureux, principalement des filles mais aussi des garçons qui ne se conforment pas aux normes de virilité hétérosexuelle. Dans d’autres cas, ce sont des messages ou des images à caractère sexuel – les sexting ou sextos.
Ces violences sexistes et sexuelles peuvent aussi s’exercer par la diffusion d’images via le compte Facebook ou le téléphone portable d’une personne à son insu. Dans ce dernier cas, le procédé s’assimile à une usurpation d’identité. Il s’agit de diffuser des images ou des propos à connotation sexuelle en vue de nuire à la victime. Enfin, elles peuvent se manifester à travers la diffusion d’images intimes prises à l’insu de jeunes filles, notamment dans des sanitaires ou des vestiaires, et diffusées dans un établissement scolaire.
Parfois, les images ont été prises dans le cadre intime d’une relation amoureuse ou amicale et sont ensuite diffusées à l’occasion d’une rupture, par vengeance, désir d’humilier et de blesser. Même prises dans l’intimité, les images peuvent résulter de pressions, notamment lorsque des relations amoureuses sont particulièrement violentes. Les images sont ensuite diffusées, commentées, annotées. Elles peuvent étayer la réputation sexuelle des garçons : c’est à qui aura le plus de ce genre d’images en magasin. L’agresseur peut aussi s’en servir pour exercer un chantage à l’égard de jeunes filles.
Le cybersexisme englobe et prolonge également le slut shaming qui signifie littéralement « honte aux salopes » et qui consiste à rabaisser les jeunes femmes en raison de leur apparence, de leur maquillage ou de leur attitude générale, jugés comme trop ouvertement sexuels. Ces agressions peuvent être le fait d'autres jeunes femmes qui pensent ainsi préserver leur propre réputation sexuelle. Le slut shaming constitue un puissant outil de contrôle social des jeunes filles et en particulier de leur sexualité. Isabelle Clair et Virginie Descoutures ont réalisé une étude très intéressante sur les relations entre les filles et les garçons dans plusieurs quartiers parisiens en 2010. Elles y expliquent que l’enjeu est d’être « un vrai mec », c'est-à-dire d’avoir une sexualité active, ou « une fille bien », c’est-à-dire d’avoir une sexualité invisible.
Le slut shaming se poursuit en ligne par la stigmatisation des filles qui postent des photographies d’elles, sexy ou interprétées comme telles, ou qui parlent ouvertement d’activité sexuelle. À l’inverse, les garçons gagnent en réputation en se vantant de leur expérience sexuelle et en cumulant les photos dites sexy. Ainsi, on constate qu’une jeune femme sera systématiquement culpabilisée lorsqu’une photographie intime d’elle se retrouve diffusée publiquement, même contre son gré. C’est un mécanisme d’inversion de la culpabilité que l’on retrouve dans le contexte des agressions sexuelles dans la vie réelle, avec des discours sur la longueur de la jupe de la victime.
C'est d’ailleurs ce qu’il est ressorti des interventions pilotes menées auprès de délégués de classe de quatrième et cinquième : ils ne parvenaient ni à sortir de cette logique de culpabilisation des filles, ni à percevoir ou à dénoncer une quelconque responsabilité des garçons dans ces phénomènes dont ils avaient pourtant bien conscience. Jessica Ringrose et Emma Renold, deux chercheuses britanniques présentes au colloque de novembre 2014, ont mené des recherches sur les « sextos », c’est-à-dire les messages à caractère sexuel. Leurs travaux ont montré la banalisation des violences sexuelles par les jeunes filles britanniques, et on peut les extrapoler au contexte français.
Dans toutes ces formes de cyberviolence, la dimension sexiste s’exprime par la réduction permanente des jeunes femmes à leur sexualité et à leur corps, mais aussi par les injonctions qui leur sont faites quant à leur comportement amoureux et sexuel. Les garçons construisent leur masculinité et leur virilité en multipliant librement leurs expériences amoureuses et sexuelles, à la différence des filles dont la sexualité est en permanence observée et jugée, voire contrôlée par leur petit ami, leurs amis ou leur père. Le fonctionnement même des réseaux sociaux renforce cette dimension.
Comprendre ces cyberviolences nécessite de les replacer dans le contexte de la culture sexuelle des jeunes qui est fondée sur un double standard impliquant, pour les jeunes garçons, la libre expression de leur sexualité, et, pour les jeunes femmes, l’impossibilité d’accéder à cette même liberté. Notons que ces exemples de cyberviolences sexistes et sexuelles s’appliquent également aux garçons, notamment homosexuels, dont le comportement sexuel n’est pas jugé conforme aux normes de masculinité dictées socialement pour un homme hétérosexuel.
En France, peu d’études permettent de creuser ces phénomènes. Pourtant, si cette analyse n’est pas prise en compte, les actions de prévention des cyberviolences risquent de renforcer les stéréotypes sexistes et hétéro-normatifs, les violences de genre ainsi que le contrôle social sur la sexualité des jeunes filles. Ils risquent même de contribuer à les exclure de ces espaces jugés dangereux pour elles, alors que ce sont aussi de formidables lieux d’expression et de sociabilisation.
Je souhaitais partager avec vous une dernière réflexion : les outils numériques n’ont pas fait apparaître de nouveaux comportements mais ils leur ont donné une nouvelle visibilité et des moyens pour se renforcer. Ces violences sexistes et sexuelles présentent des spécificités par rapport à celles qui existent dans la vie réelle : elles peuvent être diffusées à une très vaste audience en quelques secondes et rester publiques pendant très longtemps, voire à jamais, tant il est difficile de les faire retirer ; elles sont favorisées par l’anonymat qui facilite le passage à l’acte ; elles échappent au contrôle et à la vigilance des adultes qui ne sont pas toujours éduqués aux pratiques numériques qui évoluent rapidement ; l’agresseur ressent un sentiment d’impunité plus fort et une empathie plus faible avec la victime du fait de la distance créée par l’outil ; il y a une dilution de la responsabilité avec une multiplication des agresseurs dans un phénomène qui devient viral.
Selon nous, les réseaux sociaux, qui contribuent à la surexposition de soi, constituent un terreau particulièrement fertile pour ces mécanismes qu’ils viennent renforcer. En analysant les recherches internationales et nos échanges avec les partenaires ou avec les délégués de classe, nous constatons que les violences à caractère sexiste et sexuel sont le plus souvent banalisées et minimisées, aussi bien par les jeunes que par les adultes, car les conséquences ne sont pas perçues comme réelles. Il faut veiller à rendre visibles les conséquences réelles de ces violences virtuelles – stress, anxiété, perte d’estime de soi, échec scolaire, etc. – et à faire le lien avec les violences dans la vie réelle, qu’elles soient physiques ou sexuelles.
Ces violences sont aussi considérées comme pouvant être rapidement résolues : les jeunes filles sont incitées à fermer leur compte Facebook ou Instagram si elles y sont harcelées, donc à s’extraire de cette possibilité de se sociabiliser en ligne. Il est important de réfléchir à l’impact de cette attitude sur la place des filles dans les réseaux sociaux et dans le monde numérique qui deviennent finalement des espaces réservés aux garçons.
Mais nous attendons les résultats de notre étude pour vous en dire un peu plus sur ces phénomènes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci pour cet intéressant exposé.
Je vais maintenant donner vous donner la parole, madame Delphine Meillet. Avocate au barreau de Paris, vous avez défendu plusieurs victimes d’atteintes à la vie privée. Vous avez retenu notre attention car vous avez publié un article intitulé « Face au porno vengeur, il faut légiférer » dans le Huffington Post. C’est précisément notre préoccupation.
Les dispositions du code civil et du code pénal sur la protection de la vie privée sont-elles suffisantes face à la croissance exponentielle de ces violences sexistes qui viennent de nous être décrites ? Nous avons introduit des dispositions relatives au cyber-harcèlement dans la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. De quelle façon ont-elles été mises en œuvre ?
Mme Delphine Meillet, avocate au barreau de Paris. Je suis très émue d’être en ces lieux où j’ai été attachée parlementaire pendant trois ans. Je suis ravie d’y revenir dans d’autres circonstances et de constater que mon article, jeté comme une bouteille à la mer, a atteint son but : je suis là pour essayer de faire en sorte que la législation évolue.
Vous m’interrogez sur le revenge porn ou « vengeance pornographique » dont le principe est celui-ci : l’ex-compagnon – dans 95 % des cas, les victimes sont des femmes – diffuse sur des supports numériques, sites pornographiques amateurs ou autres, des photos ou des vidéos intimes qui ont été prises avant la rupture. Après avoir défendu plusieurs victimes de ce type de violence, j’ai trouvé que la loi était inadaptée et que la réponse judiciaire était très loin d’être à la hauteur du tsunami qu’elles vivaient. Dans mon bureau, j’ai pu constater le désarroi de mes clientes, qui venaient le plus souvent accompagnées de leur mari. D’où la publication de cet article qui tendait à vous interpeller.
En faisant un tour d’horizon des législations étrangères, j’ai constaté que dix-sept États américains sur cinquante avaient légiféré dans ce domaine, chacun à sa manière : les faits peuvent être qualifiés d’agression sexuelle ou de harcèlement sexuel, mais il y a toujours des peines de prison à la clef. Pour ce type d’infraction, la loi canadienne prévoit une peine d’emprisonnement de cinq ans maximum. Je sais que la peine de prison n’empêche par le meurtre. Pour autant, le quantum de la peine peut avoir un effet dissuasif ou au moins contribuer à la prise de conscience que ces faits constituent une infraction. Au Japon et en Australie, la peine de prison encourue est de trois ans. Les Israéliens ont inventé le concept de viol virtuel, qui me paraît très juste, et prévu une peine de cinq ans de prison et l’inscription des auteurs de ces infractions au registre des agresseurs sexuels. L’Angleterre a aussi légiféré dans ce domaine, après la mort d’une jeune fille.
Vu l’ampleur du phénomène, pour pallier les carences des États, Google a instauré un droit à l’oubli dont peuvent se prévaloir les personnes qui n’arrivent pas à détruire des contenus – images ou propos – qui leur portent atteinte, ou à les faire supprimer par l’éditeur ou l’hébergeur du site. Il est désormais possible de solliciter Google via un formulaire qui se trouve en ligne : vous adressez une requête en expliquant les raisons pour lesquelles vous voulez voir oublié ce qui est encore diffusé sur internet ; elle peut être acceptée ou refusée. Depuis juin 2015, Google a prévu un formulaire spécifique pour les vengeances pornographiques qui laminent une vie. Le dispositif a été repris par Twitter et Redit.
Pour rester dans l’actualité, je peux vous citer deux affaires que j’ai lues dans la presse et qui m’ont interpellée. Une jeune Martiniquaise de quinze ans vient de tenter de se suicider après que son ex-compagnon a diffusé leurs ébats sexuels sur Facebook. La deuxième affaire a été jugée à Metz et concerne une femme qui avait quitté son mari et qui était retournée vivre chez ses parents avec ses enfants. Son ex-conjoint l’a immédiatement inscrite sur un site de rencontres. Il y a publié des photos et la nouvelle adresse de son ex-femme, invitant les hommes à se présenter chez elle. Condamné une première fois, il a réitéré. Début septembre, un nouveau jugement l’a condamné à un an de prison ferme – je ne sais pas s’il exécutera ou non cette peine – et 13 500 euros d’amende. Quoi qu’il en soit, la vie de son ex-femme a été d’autant plus bouleversée qu’elle était enseignante dans un collège : ses élèves ont su ce qui s’était passé et elle a dû changer d’établissement.
Pour ma part, en septembre dernier, j’ai plaidé devant le tribunal correctionnel de Bobigny l’affaire d’une inspectrice des impôts qui est sortie avec l’un de ses collègues. Un jour qu’il était chez elle, il a fait semblant de recharger son téléphone sur l’ordinateur de ma cliente. En fait, il a subtilisé toutes les photos de madame. Trois jours plus tard, des photos intimes d’elle avec son ancien compagnon sont arrivées sur sa messagerie électronique et sur celle de ses collègues. D’abord, elle n’a pas compris ce qui se passait. Elle a pensé que c’était son ancien compagnon qui lui portait ce mauvais coup. Elle a déposé plainte au commissariat. Il a fallu beaucoup de temps pour remonter à l’auteur de l’infraction, et je reviendrai sur ce point. Les conséquences ont été dramatiques pour ma cliente, d’autant que la direction générale des impôts a été informée de l’affaire et l’a changée d’établissement. Alors que les faits remontent à 2011, il vient seulement d’être condamné pour la première fois, quatre ans plus tard.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Est-ce qu’il a dû aussi changer de poste ?
Mme Delphine Meillet. Oui, et il a même été rétrogradé. Il est maintenant affecté en Seine-Saint-Denis où il fait autre chose, mais il fait toujours partie de l’administration des impôts. Un membre des services fiscaux était d’ailleurs présent à l’audience et suivait l’affaire. Il se trouve que cet individu est vraiment néfaste parce qu’il a usé de toutes les astuces de la procédure pénale pour retarder le jugement. Je vous passe les détails, mais je peux vous dire qu’il s’en est extrêmement bien sorti. Quatre ans plus tard, il vient d’être condamné à une peine d’emprisonnement – trois mois ferme et six mois de sursis – et à 4 000 euros d’amende. Il a fait appel. Quand bien même la décision est exécutoire, c’est vraiment epsilon par rapport aux dégâts commis dans la vie de cette femme.
Une autre de mes clientes est une jeune femme de vingt-sept ans qui est brodeuse dans une maison de couture. Son ex-compagnon avait pris des photos d’elle, seins nus. Dix ans plus tard, il a diffusé ces photos qu’elle avait oubliées. Atterrée, elle lui a demandé – en vain – de les supprimer. Elle a alors sollicité – sans succès – Facebook. C’est alors qu’elle est venue me voir. Le problème c’est que nous n’avions pas l’adresse de ce monsieur qui, entre-temps, a déménagé.
Le troisième cas, que je voulais vous soumettre, est celui d’une mère de trente-quatre ans qui vit en région parisienne avec son mari. J’ai été contacté par le mari qui a trouvé des photos de sa femme sur des sites pornographiques amateurs. Il y a quinze ans, alors qu’elle vivait aux États-Unis, elle avait eu une aventure avec un Canadien. Ils s’étaient pris en photo. Ce monsieur avait conservé les clichés qu’il diffuse, on ne sait pas pourquoi, quinze ans plus tard. Dévastée, elle m’a demandé d’écrire aux hébergeurs pour faire supprimer ces images. Nous y sommes parvenus dans une certaine mesure mais pas totalement. Dans les poursuites engagées contre l’auteur des faits, nous nous sommes heurtés à un problème : nous n’avons pas trouvé son adresse. J’ai sollicité une avocate américaine mais, pour l’instant, nous n’avons pas obtenu le résultat escompté.
Les démarches que doivent entreprendre les victimes de vengeances pornographiques se déroulent en effet en deux temps : obtenir la suppression des images par tous les moyens ; poursuivre la personne à l’origine des divulgations.
Comment obtenir la suppression des images ? Dans les vingt-quatre heures, il faut appeler un huissier pour qu’il établisse un constat des images, et prendre attache avec l’éditeur du site ou, si ce dernier ne réagit pas, avec l’hébergeur du site. Ensuite, il faut aller voir un avocat et lui demander de faire une action en référé d’heure à heure pour supprimer les contenus litigieux.
Comment poursuivre l’auteur ? On peut engager des poursuites pénales ou civiles. Si on opte pour le pénal, car on ressent une atteinte si violente à son intimité et à son intégrité que l’on veut une sanction radicale, on intervient sur le fondement de l’article 226-1 du code pénal. Cet article, qui se rapporte à la vie privée, prévoit une peine maximale d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Deux options se présentent : soit on a besoin des services de polices pour identifier l’auteur et faire supprimer les contenus ; soit on peut faire une citation directe quand l’auteur est identifié et qu’on peut le poursuivre directement devant le tribunal correctionnel. Et c’est long, très long.
Au terme d’une réflexion avec notre client, on peut opter pour des poursuites au civil. L’action en référé visant à supprimer les contenus litigieux se fonde alors sur l’article 809 du code de procédure civile ou sur l’article 9 du code civil, qui aboutissent à peu près au même résultat. Lorsqu’il y a urgence et absence de contestation sérieuse, un jugement en référé peut prescrire des mesures conservatoires de base : la suppression immédiate des images, avec une astreinte de 150 euros par jour.
Mme la présidente Catherine Coutelle. La procédure civile est plus rapide.
Mme Delphine Meillet. En effet. Concrètement, je rédige tout de suite ma requête avec une ordonnance et je vais devant le président du tribunal de grande instance (TGI) de Paris car, dans ce genre d’affaires où la diffusion des contenus est très large, il existe une sorte de compétence universelle des tribunaux. Je sollicite une date de référé : si je vais le voir jeudi, il va me programmer le mardi suivant, par exemple. Le délai peut paraître court sauf pour les victimes qui vivent un enfer. Lors de l’audience, si j’ai l’identité de l’auteur, je vais plaider pour qu’il soit condamné le plus rapidement possible. Si je n’ai pas l’identité de l’auteur, je vais demander des requêtes IP, pour Internet Protocol, afin que tous les fournisseurs d’accès – Orange, SFR et autres – soient sollicités dans le cadre de la recherche de l’adresse internet de l’auteur des faits. Une fois que nous avons l’adresse IP, le fournisseur doit être de nouveau sollicité pour que nous puissions avoir accès aux données personnelles attachées à cette adresse. C’est long et compliqué.
Revenons à l’article 226-1 du code pénal, aux termes duquel : « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, de volontairement porter atteinte à l’intimité de la vie privée d'autrui ». Vient ensuite un alinéa sur la captation d’enregistrements, auquel je ne me suis pas intéressée : l’affaire Bettencourt a donné le « la » en ce domaine. Je vous lis le deuxième alinéa : « En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d'une personne se trouvant dans un lieu privé. » Et là, vous avez un petit alinéa supplémentaire qui dit ceci : « Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu’ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé. » Les choses ont évolué depuis la rédaction de cette loi.
Je me permets de détailler les cinq éléments constitutifs de l’infraction : la fixation, l’enregistrement ou transmission de l’image d’une personne, dans un lieu privé, par l’emploi d’un procédé quelconque, sans le consentement de cette personne, avec l’élément intentionnel de nuire.
Premier problème : le lieu privé. Les questions que vous nous avez adressées dans la perspective de cette audition me laissent penser que vous en aviez bien conscience, et il faudrait faire évoluer le texte sur ce point. Dans mes dossiers, le lieu privé était absolument établi puisque les photos étaient prises dans une chambre, mais le problème peut se poser à l’avenir. Un lieu est considéré comme public lorsqu’il est accessible à toute personne sans autorisation particulière – une rue, par exemple – ou lorsqu’il est accessible à certaines heures ou sous certaines conditions – une salle de restaurant ou de spectacle, par exemple. A contrario, un lieu privé est celui où quiconque ne peut pénétrer ou accéder sans le consentement de l’occupant. Se pose la question de la piscine ou de la plage. Les juges ont eu notamment à se prononcer dans une affaire où une femme avait été photographiée seins nus sur une plage. Dès lors que cette plage était accessible à tous les estivants, ils ont considéré qu’il ne s’agissait pas d’un lieu privé et que les faits ne tombaient pas sous le coup de la loi.
Si l’élément intentionnel – la volonté de porter atteinte à la vie privée d’autrui – ne pose pas de difficulté, il n’en va pas de même avec la question du consentement. Le texte n’est pas clair et certains magistrats se sont déjà fourvoyés là où il ne fallait pas qu’ils aillent. De quel consentement s’agit-il ? De la captation de l’image, de la diffusion de l’image ? À l’époque, les rédacteurs de la loi devaient penser à la captation de l’image. La preuve du consentement doit être apportée par le prévenu et elle peut être établie par tout moyen, comme toujours au pénal.
En outre, à la fin de l’article, il y a ce fameux aliéna qui établit une présomption de consentement : « Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu’ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé. » J’ai cherché le fondement de cette mesure. J’ai compris qu’en introduisant cette restriction, le législateur a voulu montrer que le consentement n’est pas souvent donné de manière expresse et écrite, ce qui peut se comprendre.
Mais il faut vraiment clarifier cette question de présomption de consentement, et pour vous en convaincre, je vous ai apporté un exemple de décision. Certes, il s’agit d’un arrêt de la cour d’appel de Montpellier et non pas de la Cour de cassation, et il date de 2006, mais tout de même. On peut lire : « Le tribunal correctionnel a relaxé M. B. au motif que les photos litigieuses ont été prises avec l’accord de Mme S. et que dès lors il ne pouvait être fait application des dispositions de l'article 226-2 du code pénal qui sanctionne la conservation et diffusion d’images obtenues sans l’accord de la personne photographiée. » Elle était d’accord pour que les photos soient prises, donc elle était d’accord pour qu’elles soient diffusées. Voilà ce qu’ont compris les magistrats de la cour d’appel de Montpellier en confirmant la décision de relaxe.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Quand il s’agit d’un ex-compagnon, il peut y avoir une volonté de nuire.
Mme Delphine Meillet. Si cette femme porte plainte, c’est qu’elle n’est pas d’accord. S’agissant du lieu privé et du consentement, il faut clarifier les choses pour que ce soit très évident pour le juge.
Pour conclure, je voudrais préciser que je ne mène pas de combat ni d’études sociologiques, que je ne suis pas engagée. Mais dans mon bureau, je vois que les femmes concernées vivent un drame absolu. En cherchant les solutions ailleurs, j’ai été assez convaincue par la notion de viol virtuel retenue en Israël : elle correspond à ce que ressentent ces femmes qui sont terrorisées. À tout âge, c’est dévastateur ; à quinze ans, c’est un enfer.
Le rôle du législateur est de légiférer mais je pense qu’il doit aussi éduquer, à sa manière. Comme le disait Mme Aurélie Latourès, il faudrait mener des campagnes de sensibilisation à l’instar de ce que font la Nouvelle-Zélande, l’Australie et d’autres pays. Ces violences ont pris aux États-Unis une ampleur phénoménale. En France nous n’en sommes qu’aux prémices, au moins sur le plan judiciaire : à ce jour, seulement cinq ou six affaires ont fait jurisprudence.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Avant que vous n’arriviez, j’avais cité le récent rapport d’une commission des Nations Unies qui alerte sur le phénomène de cyberviolence qu’elle qualifie de pandémique : 73 % des femmes y ont déjà été confrontées dans le monde, particulièrement les jeunes femmes de dix-huit à vingt-quatre ans.
Je vous donne maintenant la parole, monsieur Matthieu Cordelier. Vous êtes avocat au barreau de Paris, spécialisé notamment dans le droit des technologies de l’information et de la communication et de la « e-réputation ». Que proposez-vous pour que les textes soient plus efficaces et plus protecteurs dans ce domaine ?
M. Matthieu Cordelier, avocat au barreau de Paris. Il me semble important de souligner trois facteurs qui jouent un rôle en matière de cybercriminalité et notamment de cyberviolence à l’égard des femmes. Il y a tout d’abord un paramètre moral. Internet n’a introduit aucune nouveauté dans le comportement des hommes et des femmes mais il peut en faire une publicité immédiate à l’échelle planétaire. Internet met en exergue des comportements qui ont toujours existé. Ce que l’on entendait dire à propos d’une victime de viol « trop courtement vêtue », les gens l’écrivent désormais sur internet à propos d’une victime de vengeance pornographique. Si je partage totalement l’avis de mon confrère sur la législation israélienne, je soulignerais toutefois que le terme de viol est impropre : la définition juridique de ce crime est très particulière en France, faisant appel à la notion de pénétration, et il faut probablement s’en éloigner pour rester dans le registre de l’agression sexuelle virtuelle. Quoi qu’il en soit, on rencontre cette difficulté d’ordre moral dans la population, parmi les gens qui vont relayer l’information sur Facebook sans avoir la conscience de la gravité des faits qu’ils sont en train de commettre. On retrouve également ce jugement moral, de manière silencieuse, sur le visage des magistrats et des magistrates dont l’attitude peut parfois laisser pantois. C’est vrai qu’elles nous accordent la mesure, mais les lèvres pincées.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Plus les magistrates que les magistrats ?
M. Matthieu Cordelier. Oui, plus les magistrates que les magistrats, madame la présidente, vous avez raison de le souligner. Au vu des contenus diffusés, la moralité du comportement de la victime est directement mise en cause. On le constate quotidiennement dans nos cabinets.
Au passage, je signale que les personnes qui viennent s’asseoir devant nous sont majoritairement des femmes mais que les hommes peuvent aussi être victimes de cyberviolence à caractère sexuel. Ces derniers sont le plus souvent piégés dans des arnaques à la webcam, des délits un peu différents qui impliquent des femmes vivant en Côte d’Ivoire et un peu partout sur la planète, en tout cas loin de la justice française. Mais je tiens à souligner que les hommes peuvent être aussi victimes d’actes cybercriminels concernant leur sexualité en ligne.
Quoi qu’il en soit, il y a toujours cette question du jugement moral porté par l’entourage de la personne, ce qui va la freiner. Veuillez m’excuser si mes propos n’ont rien de juridiques alors que vous m’avez invité en ma qualité d’avocat. Je vous relaie les sentiments éprouvés par mes clientes : franchir les portes d’un cabinet d’avocat représente un véritable combat personnel. Les mœurs de la victime, du couple, des amis et proches du couple vont poser problème et je vais vous en citer quelques exemples à la fin de mon exposé.
Revenons sur la spécificité d’internet. Le législateur est déjà intervenu dans le cadre de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) adoptée en 2004, afin de prendre en compte le caractère ineffaçable des informations publiées : elles demeurent toujours sur la toile, contrairement à celles qui paraissent dans des publications périodiques comme Voici ou Gala. Le fonctionnement des réseaux sociaux tend même à assurer une popularité croissante à ces contenus : les gens les partagent, les affichent sur des murs. Certes, cette popularité s’émousse avec le temps – sur les réseaux Facebook, Twitter et autres Vine, elle dure entre quelques semaines et quelques mois – mais certains cas oubliés peuvent ressurgir, relancés par une personne qui les découvre après une longue absence, par exemple, et qui les renvoie vers un autre groupe d’amis. Des faits anciens peuvent donc revenir à la surface en raison de ce caractère cyclique des réseaux sociaux.
Le législateur est intervenu pour corriger le tir, mais il s’est un peu trop focalisé sur le droit de la presse et la prescription des délits de presse, et de surcroît d’une manière qui lui a valu d’être sanctionné par le Conseil constitutionnel. Depuis, il n’est revenu sur le sujet que pour modifier la prescription des infractions de presse concernant les injures et diffamations envers des personnes en raison de leur origine ou d’un handicap.
En revanche, rien n’est venu encadrer l’activité impulsive des internautes : n’importe qui publie n’importe quoi à la vitesse de l’éclair et sans réfléchir. Vous parliez de campagnes d’information destinées à faire réfléchir les gens sur la portée de leurs actes. C’est bien ce qui est en cause. Avec mon mobile, je peux prendre une photo ou une vidéo et la publier sur internet dans la seconde, sans prendre le temps de réfléchir. Même si je décide de la retirer rapidement, elle a pu avoir été déjà relayée et reprise sur d’autres sites. Non seulement il n’est pas toujours aisé de remonter jusqu’à l’auteur des faits, comme l’a expliqué ma confrère Delphine Meillet, mais on se heurte à cette difficulté supplémentaire : des tiers, qui ne sont pas directement auteurs de l’infraction, vont la relayer et la faire perdurer parfois au-delà de ce que voudrait l’auteur lui-même.
Passons à présent aux difficultés juridiques et judiciaires déjà évoquées par ma confrère, et qui se manifestent à toutes les étapes : effacement des données, recherche de l’auteur, réparation des dommages occasionnés. Sur ce dernier point, je constate que la victime reçoit rarement une réparation à la hauteur de ce qu’elle a subi, d’abord parce que le préjudice est difficilement quantifiable en espèces sonnantes et trébuchantes. À quel niveau évaluer les conséquences de ce qui est perçu comme un viol ? Nos clientes se comportent comme des victimes de viol. Un jour que je faisais part de cette observation à une journaliste, elle m’a dit avoir interviewé des psychiatres et psychologues qui établissaient, en l’analysant, ce même parallèle. Même si elles n’ont pas été physiquement touchées, les victimes de cyber-harcèlement ou de cyberviolence sur internet sont atteintes dans leur intimité.
Permettez-moi un aparté sur ces termes : intimité et vie privée. On les emploie souvent en référence à des stars, prises en photo sur une plage de Key West ou d’ailleurs, avec leur jeune petit ami. En fait, certaines cherchent seulement à faire remonter leur cote de popularité pour éviter de perdre leur emploi à la télévision… avec plus ou moins de succès.
Toujours est-il que, pour les victimes de cyber-harcèlement ou de cyberviolence sur internet, la réparation est difficile. Même quand on attrape l’auteur et qu’on arrive à le faire condamner à des dommages et intérêts, va-t-il pouvoir payer ? Pour faire appel à la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI), il faut être partie au pénal et avoir obtenu la condamnation définitive de l’auteur des faits. Étant donné la longueur des procédures, cela peut prendre du temps. En outre, les victimes d’infraction doivent invoquer un préjudice corporel. Dans les cas qui nous intéressent, le préjudice est moral et doit être évalué par un psychiatre. Peut-être la campagne de sensibilisation que vous évoquez devrait-elle aussi s’intéresser au corps médical ?
S’agissant de l’application de la LCEN, je voulais vous signaler que la pratique judiciaire est très loin de ce que le texte est supposé nous apporter comme outils juridiques et judiciaires pour agir soit pour retirer les contenus, soit pour poursuivre les auteurs.
Pour ma part, j’ai plus tendance à me situer comme un nettoyeur de contenus que comme un poursuivant, compte tenu de la difficulté déjà évoquée à remonter à l’identification de l’auteur des faits. Sans trop entrer dans les détails techniques, il nous faut bien constater qu’il est devenu moins complexe de dissimuler son identité sur la toile. Or il y a souvent une dimension de préméditation dans ces actes, même si cette notion est réservée au droit criminel. Cette préméditation est assez gênante, et c’est pourquoi il me paraît intéressant de retenir l’idée de cyber-viol qui permettrait de passer du délit au crime.
En tant qu’avocat, je cherche donc d’abord à nettoyer les contenus et à supprimer le préjudice, d’autant que c’est la première volonté de la victime : ne plus voir ces choses en ligne, faire disparaître le déshonneur. Pour ce faire, on utilise le dispositif de 2004 : on envoie une mise en demeure à l’éditeur, qui rencontre plus ou moins de succès ; on va voir le juge soit en référé soit sur requête, cette dernière option étant plus économique et rapide pour la victime parce que le juge rend son ordonnance sur le siège. Or, bien que la loi n’ait pas évolué, certains juges des requêtes commencent à refuser de nous accorder le retrait des contenus, et nous demandent de saisir le juge du fond ou le juge des référés. Apparemment, ils estiment qu’il faut un débat contradictoire. Pourtant, la loi de 2004 dispose très clairement qu’une personne qui demande le retrait d’un contenu illicite, en justifiant de motifs factuels et juridiques, doit pouvoir l’obtenir y compris par voie de requête sur ordonnance devant le juge. On m’a opposé ce genre de refus dans le courant de l’été 2015, pendant une période de vacation. Peut-être était-ce exceptionnel ? J’avoue avoir été si stupéfait de cette décision que j’ai failli faire appel avant d’y renoncer parce que cela n’aurait servi à rien.
Par ailleurs, la loi n’impose pas aux victimes de commencer par une mise en demeure à l’éditeur ou à l’hébergeur avant de saisir le juge des requêtes. Il est théoriquement possible de saisir directement le juge des requêtes mais ce n’est pas la pratique. Dans la pratique, le juge des requêtes demande que soit effectuée cette première étape, ce qui est une pure perte de temps. La plupart du temps, Google, Facebook et les autres ne répondent pas car ils n’ont pas le temps de traiter toutes les demandes qui leur arrivent. Parfois, ils refusent de supprimer certains contenus. C’est pourquoi je suis un peu sceptique à l’égard de ces nouveaux formulaires numériques qu’ils proposent. Est-ce à Google de se poser en juge du retrait des contenus ? Comment seront traités tous ces formulaires ? À la suite de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur les données, un premier formulaire avait été proposé. Si on se réfère à cette expérience, il est à craindre que les réseaux ne soient rapidement submergés par les requêtes, et qu’ils ne se mettent à envoyer des refus systématiques faute de temps et de ressources humaines pour les traiter.
Pour terminer, je vais vous parler de plusieurs de mes clientes.
L’une d’entre elles a trente-cinq ans. Un jour, en tapant son nom et son prénom dans Google, elle a vu apparaître une photo où elle était nue. Elle s’est effondrée, n’a plus parlé à personne, a demandé à son médecin de la mettre en arrêt en maladie. Puis, comme c’est une femme cultivée, instruite, intelligente et forte, elle s’est décidée à réagir. Elle est venue me voir. Comme toutes les victimes de ce type d’infractions, elle balbutiait, cherchait ses mots. Je l’ai rassurée, lui expliquant que je ne la jugerais pas.
Nous avons d’abord fait établir un constat d’huissier. Signalons au passage que l’opération peut représenter un certain budget : un constat coûte entre 200 et 350 euros hors taxes et il faut parfois en faire plusieurs parce que des contenus ont été mal identifiés ou qu’ils sont difficiles à faire ressortir. Elle m’a expliqué qu’elle avait porté plainte et m’a montré le courrier qu’elle avait reçu de la part du procureur de la République – dans les quarante-huit heures, c’est le mérite que l’on peut reconnaître au parquet.
Voici ce que lui a répondu la substitut du procureur de la République : « Madame, comme suite à votre plainte formée auprès de mon parquet par courrier en date du 8 avril 2013, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance que les faits que vous dénoncez ne sont pas constitutifs d’une infraction pénale. En effet, le délit d’atteinte à l’intimité de la vie privée exige que la captation de l’image d’une personne soit réalisée dans un lieu privé et sans le consentement de cette dernière, ce qui ne semble pas être le cas en l’espèce. Par conséquent, je procède au classement de votre plainte, décision que vous pourrez contester selon les modalités décrites dans les documents joints au présent. Le préjudice que vous évoquez pouvant le cas échéant se résoudre en dommages et intérêts civils, un avocat saurait sans doute utilement vous orienter. Je vous prie de croire, madame, à l’expression de ma considération distinguée. »
Reprenons l’article du code pénal qui punit l’utilisation d’une image ressortant de la vie privée d’une personne, et qui a été cité par Delphine Meillet : « En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé. » Les lois pénales sont d’interprétation stricte, et ce sont les juges qui prennent des libertés vis-à-vis de cette interprétation. Dans le texte, l’utilisation du « ou » indique l’absence d’effet cumulatif dans les éléments constitutifs de l’infraction. Par conséquent, le consentement doit être donné pour chaque élément constitutif de l’infraction : la fixation, l’enregistrement et la transmission. C’est du français.
Pour ma part, je lis ce courrier avec mes yeux d’avocat et je pense que c’est une question politique car les magistrats du parquet nous disent qu’ils ont trop à faire. Sans vous plaider l’affaire, je vais vous en donner des éléments clés. Sur deux des clichés qui sont dans le dossier, cette femme regarde l’objectif ; elle sait donc qu’elle est prise en photo. En fait, son petit ami de l’époque l’a surprise alors qu’elle sortait de la salle de bain. Et dans ce genre d’affaires, il peut y avoir une contrainte morale, voire de la violence. Précisément, ce monsieur était connu des services de la justice comme auteur de plusieurs infractions de coups et blessures sur elle. Plutôt que de vérifier quelle était la personnalité de l’homme visé par la plainte, le procureur a classé le dossier de manière automatique en faisant du copier-coller.
Ce courrier a en effet été envoyé à plusieurs victimes, comme le montre le cas d’une autre femme. Dans ce dossier, il n’était pas question de nudité mais de piratage de compte Viadeo et d’atteinte à la vie privée. La plainte a également fait l’objet d’un classement sans suite rapide, et cette femme a reçu le même type de lettre l’invitant à aller consulter un avocat.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Vous devriez les remercier ! (Sourires.)
M. Matthieu Cordelier. Je ne les remercie pas de nous priver d’une action et de nous obliger à intervenir par la suite. Dans le premier cas que j’évoquais, nous avons été obligés de rechercher l’identité numérique de ce monsieur qui, à peine sorti de prison où il était allé purger une peine pour les violences commises à l’encontre de son ex-conjointe, s’est vengé à la fois pour la rupture et la détention, en publiant ces photos. Nous n’avons pas retrouvé la moindre trace. Informaticien, il a publié les photos sur des sites étrangers dont les noms de domaine sont domiciliés dans un pays exotique.
Une autre femme, d’une vingtaine d’années, a quant à elle été victime sur Facebook de multiples injures qui concernaient sa vie intime et privée avec un garçon, et aussi d’une invitation à la commission d’une agression sexuelle à son encontre. Après le classement sans suite rapide de sa plainte, elle est venue me voir. Nous avons fait une citation directe devant la dix-septième chambre du tribunal correctionnel de Paris.
Dès l’audience de fixation de consignation, le procureur s’est positionné à charge contre ma cliente : se fondant sur l’article 53 du code de procédure civile, il a requis la nullité de ma citation, au motif que j’avais engagé l’action sur le terrain de l’incitation à la commission d’une infraction, ce qui relève de la compétence du parquet et non de la partie civile. Ma responsabilité professionnelle était directement mise en cause, et j’ai trouvé une pirouette en allant devant le tribunal de police puisque c’était une liste Facebook fermée. Mais j’étais stupéfait. D’ordinaire, sauf pour des raisons d’ordre public, les procureurs ne soulèvent aucun argument contre la partie civile lors de l’audience de fixation de consignation. Ils attendent l’audience et ne cassent pas d’emblée les poursuites. J’ai trouvé le procédé injurieux pour ma cliente qui était aussi dévastée que j’étais stupéfait.
En fait, ma fréquentation de la dix-septième chambre correctionnelle m’a appris que le parquet ne veut plus entendre parler des affaires concernant des injures, des attaques et des cyber-violences entre jeunes adultes, qui polluent les audiences correctionnelles. Il faut reconnaître que la justice manque de moyens et que les audiences sont surchargées. À la dix-septième chambre correctionnelle, qui traite d’affaires qui opposent des écrivains juifs à des penseurs musulmans ou des journaux à des stars telles que Johnny Hallyday, nos dossiers peuvent paraître encombrants et pas très sexy. Nous ne sommes peut-être pas aussi importants que la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et, dans les tribunaux correctionnels, nous dérangeons. Alors, pour un problème concernant une liste restreinte sur Facebook, on s’adresse au tribunal de police. C’est plus simple et les parquets nous soutiennent, ce qui est beaucoup plus agréable.
Il est quand même dommage de constater qu’une partie de notre action est doublement détruite. La plaignante qui emprunte la voie traditionnelle se voit redirigée vers trois options : une citation directe ; une réitération de sa plainte devant le doyen des juges d’instruction, ce qui demande l’assistance d’un avocat parce que l’exercice ne s’improvise pas totalement ; une action au civil. Il y a ce passage que je trouve formidable dans le courrier du parquet du TGI : « Le préjudice que vous évoquez pouvant le cas échéant se résoudre en dommages et intérêts civils, un avocat saurait sans doute utilement vous orienter. » Ajoutons : et vous prendre de copieux honoraires parce que c’est lui qui devra tout faire, il ne faudra pas compter sur le parquet pour vous aider.
En évoquant deux autres cas, je vais sortir un peu de l’exercice qui nous a été suggéré, pour parler de la problématique de l’autorisation d’utiliser l’image d’une personne, en particulier si cette personne est dénudée. À dix-huit ans, alors qu’elles entamaient leur vie d’étudiante et qu’elles se trouvaient en situation de détresse sentimentale et financière, elles ont arrondi leurs fins de mois en faisant ce que font beaucoup de jeunes femmes : l’une a joué dans des vidéos de pornographie amateur, l’autre a posé dénudée.
Si j’affirme que ces jeunes femmes sont légion, c’est parce que je travaille intensément avec une société de e-réputation. Lorsque je ne suis pas arrivé à nettoyer judiciairement des contenus, elle passe derrière moi pour faire ce qu’on appelle de l’enfouissement : elle enfouit les données sous le tapis en utilisant le référencement de Google et en créant de nouveaux contenus positifs. Cette agence me consulte régulièrement au sujet de jeunes femmes qui veulent effacer des contenus. Les femmes qui ont fait des photos de nu sont très nombreuses, même au sein de ma profession. Or une avocate nue sur internet risque d’être sanctionnée car ce n’est pas tout à fait dans les mœurs du milieu. Est-ce que le risque est plus grand parce que les ordres sont majoritairement dirigés par des hommes ? Je ne sais pas. Pour moi, il est totalement inacceptable de juger une personne sur des agissements qu’elle a pu avoir dans l’intimité de sa vie privée.
Les jurisprudences rendues en matière de ce qui a été judicieusement appelé le droit de repentir sont très salutaires. Dans la série de questions qui m’a été adressée, vous parliez de droit à l’oubli. Pour moi, le droit à l’oubli concerne des auteurs d’infraction qui veulent voir oublié leur passé judiciaire, alors que le droit de repentir correspond à ces jeunes femmes qui veulent voir effacés des contenus pour lesquels elles ont donné un consentement trop hâtif.
Il faudrait aussi mettre des limites temporelles, géographiques et de rémunération à l’utilisation de l’image d’une personne. À une époque, des auteurs avaient comparé le droit à l’image et le droit d’auteur, et je trouve que l’idée est intéressante. Si une personne donne un consentement alors qu’elle est en situation de faiblesse, il n’y a pas de raison que des individus en profitent pour utiliser ces contenus sans fin et sans freins. Une fois qu’ils ont obtenu des droits sur une photo ou sur une vidéo, les exploitants de sites internet pornographiques se conduisent comme certains adolescents qui insultent une jeune femme sur Facebook : ils partagent ce contenu et s’en servent comme publicité sur des sites diffusés gratuitement sur internet, surtout s’ils l’ont acheté à bas prix. Sur internet, il y a pléthore de ce genre de sites.
En négociant à l’amiable avec les exploitants, on obtient assez facilement le retrait des photos et vidéos, y compris quand on se trouve face à des confrères spécialistes du droit à l’image : ils savent très bien que la jurisprudence est vacillante dans les deux sens, et qu’ils courent toujours le risque de perdre. Le problème, c’est que l’on n’obtient pas un retrait total. Dès que l’on parle de pornographie – et même de photos de nu qui prennent un caractère pornographique dès qu’elles se retrouvent sur des sites dédiés –, les contenus sont piratés et circulent sur des sites sur lesquels l’exploitant lui-même n’a plus de maîtrise. C’est un commerce.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci pour vos interventions mais l’ampleur du sujet nous écrase un peu.
Je remarque que les deux praticiens que vous êtes n’abordent que quelques types des cyber-violences recensées dans le glossaire mis en ligne par le Centre Hubertine Auclert. Vous nous avez parlé essentiellement de vengeance pornographique et de cyber-harcèlement. Dans un entretien que vous aviez accordé à l’Express, monsieur Cordelier, vous expliquiez d’ailleurs que les victimes de vengeance pornographique réagissent comme le font encore trop souvent les femmes violées, que « la honte les empêche de parler » et que, circonstance aggravante, « neuf fois sur dix, les procureurs estiment que le délit n’est pas constitué, puisque la femme était consentante au moment du tournage, puisqu’elle regardait la caméra. »
Qu’en est-il du vidéo-lynchage, qui est plutôt le fait d’adolescents qui filment ou photographient l’agression d’une personne à l’aide d’un téléphone portable et qui diffusent les images ? Qu’en est-il de ceux qui envoient des messages à caractère sexuel par texto ? Qu’en est-il de ceux qui prétendent faire « honte aux salopes » en s’en prenant à des filles dont ils n’aiment pas la tenue ? Y a-t-il des poursuites à leur encontre ?
M. Matthieu Cordelier. Je n’ai pas eu l’occasion de poursuivre des auteurs de sexting ou de vidéo-lynchage, mais j’ai eu quelques cas de slut shaming où les auteurs des faits prétendaient donc faire honte aux salopes. C’était en particulier le cas d’une des jeunes femmes que j’évoquais tout à l’heure qui s’était retrouvée injuriée copieusement sur Facebook pour des choses qu’elle n’avait même pas commises. C’était un mélange d’injures, de diffamation et d’invitation à commettre une infraction à son encontre.
Mais, je le répète, ce type de cas ennuie considérablement les magistrats. Un petit référé pour demander le retrait du contenu, passe encore. Mais une action au fond qui va mobiliser des magistrats pendant des mois et qui va nécessiter une composition collégiale pendant une audience de jugement qui va durer une heure ou une heure et demie, non. C’est dérangeant. Cela étant, je ne fustige pas les magistrats, encombrés d’affaires, qui trouvent ces petites affaires privées peu intéressantes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Les dégâts sont pourtant importants.
M. Matthieu Cordelier. Il y a même quelques cas de suicide mais – c’est horrible ce que je vais dire – peut-être pas assez pour éveiller les consciences. Peut-être n’y a-t-il pas assez de morts ? Je mesure bien mes propos.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Comme vous le disiez, il est plus difficile d’apprécier un dégât moral que des séquelles physiques qui se mesurent en jours d’interruption totale de travail (ITT) accordés par le médecin.
Mme Monique Orphé. Tout d’abord, je voulais vous remercier pour vos exposés très intéressants qui nous permettent de mesurer l’ampleur du problème. Pour naviguer de temps en temps sur les réseaux sociaux, je me demande parfois comment on en arrive à certains dérapages de la part de parents, par exemple, qui diffusent des photos ou des vidéos douteuses de leurs jeunes enfants. Comment protéger ces enfants ?
Ma deuxième question porte sur la difficulté d’application des textes existants, notamment en raison de l’interprétation du consentement. Comment les améliorer ?
Enfin, n’y a-t-il pas un manque général de prévention et de sensibilisation en ce domaine ? Ne faudrait-il pas créer des messages de prévention à l’instar de ceux qui concernent le tabac ou l’alcool ?
On parle de droit à l’oubli, mais peut-être faudrait-il commencer par éviter de s’exposer, tout simplement ? Certes, quand on a dix-huit ans… Peut-être faudrait-il obliger les éditeurs et hébergeurs de ces sites à mettre des messages de prévention ? Est-ce envisageable ? Cela ne pourrait-il pas contribuer à mieux sensibiliser les gens, notamment ces parents qui prennent leurs jeunes enfants en train de danser, légèrement vêtus, sans prendre conscience que ces images peuvent être réutilisées, partagées, etc.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pour compléter cette question, je voudrais citer le témoignage d’un professeur. Quand on parle de ces sujets avec les lycéens, ils ne voient pas où est le problème, me disait-il. C’est la manière dont ils vivent. Ils mettent toute leur vie sur internet : leurs fêtes, leurs soirées, etc. En outre, les garçons, qui valorisent tant leur virilité sur internet, considèrent que le corps des filles leur appartient. Nous nous interrogeons toujours sur l’éducation à la sexualité, en principe obligatoire depuis 2003, car il semble que nous ayons fait de grands pas en arrière.
Mme Delphine Meillet. Je pense que vous devriez auditionner des enfants et des adolescents. Nous n’avons pas du tout le même fonctionnement qu’eux qui sont tous sur Facebook, Snapchat et autres. Nous n’y pourrons rien. Le maître mot c’est « éducation ». J’adhère aux propos de mon confrère sur la limite de l’autorisation de diffusion d’une image. Un adolescent peut publier une image de lui s’il le souhaite mais toute autorisation donnée à quelqu’un d’autre de l’utiliser devrait être limitée dans le temps. Ce n’est pas le cas actuellement et c’est un vrai souci.
Il faut vraiment que vous rencontriez des jeunes, y compris des enfants de dix ans. À notre époque les enfants sont sur Facebook à dix ans et ils ont un téléphone portable à onze ans. Je ne vous l’apprends pas. En fait, il faudrait des messages de sensibilisation à outrance, une sorte de campagne choc, quelque chose qui montrerait que l’État se réveille. Et vous êtes l’incarnation de l’État. Il faut que les gens réalisent que l’État a pris conscience d’un danger qu’ils n’avaient pas vu eux-mêmes, pour qu’ils en viennent à comprendre que leur comportement peut être dangereux. Dans d’autres pays, il y a des campagnes fortes.
Quant au droit à l’image de l’enfant mineur, il appartient à ses parents. Qui pourrait engager des poursuites contre les parents à part le procureur de la République ? Il ne le fera que dans des cas de pédopornographie. En fait, dans les cas que vous évoquez, il s’agit encore une fois d’une question d’éducation : il faudrait, dans une autre campagne de sensibilisation, éduquer les parents à ne pas utiliser l’image de leurs enfants. C’est vrai que c’est extrêmement choquant.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Arrivés à l’âge adulte, ces enfants vont se retrouver avec ces photos d’eux dans des positions diverses et variées.
À propos de ce droit à l’image des enfants, j’indique qu’en début d’année scolaire, les parents sont invités à signer une autorisation annuelle permettant à l’école à utiliser des photos de leurs enfants prises en classe. On m’a indiqué que ces autorisations étaient nulles et non avenues. Pour être valides, il faudrait qu’elles indiquent le jour précis, la durée et le site de diffusion.
M. Matthieu Cordelier. C’est précisément ce sur quoi nous appelons le législateur à faire preuve de vigilance. La validité de ces autorisations est appréciée par le juge. Le droit à l’image est uniquement jurisprudentiel et les jurisprudences des cours d’appel sont très disparates, voire totalement contradictoires. C’est pourquoi il faut imposer une durée d’utilisation et de conservation des données.
Selon la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, dite « loi CNIL », une image personnelle est celle sur laquelle la personne est identifiable. Il existe donc des dispositions légales qui permettraient d’agir. Mais quand un avocat agit pour demander des dommages et intérêts, il n’est plus question de la loi CNIL mais des articles 9 et 1382 du code civil ou de l’article 420-6 du code pénal.
Mme Delphine Meillet. Nous avons besoin d’outils, de fondements juridiques car nous avons besoin d’assise. C’est ce que nous attendons de vous. Si vous nous donnez le bon fondement juridique, il sera bien appliqué.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Encore faut-il que nous soyons sûrs de donner le bon fondement. Voyez les difficultés que nous rencontrons pour définir des notions telles que le viol ou le harcèlement.
M. Matthieu Cordelier. Il ne faut pas aller vers un tout répressif, mais corriger les difficultés d’application de la loi en la matière et alourdir le quantum des peines encourues. Quand on arrive à mettre en œuvre l’action pénale – soit par voie de citation directe, soit par réitération de plainte devant le doyen des juges d’instruction – on se confronte au fait que l’auteur des faits n’encoure qu’une peine d’un an de prison. Or ces courtes peines sont aménagées par le juge de l’application des peines qui les transforme en jours-amendes ou autres.
Il serait utile de prévoir des facteurs d’aggravation de l’incrimination lorsque les faits ont entraîné des suicides ou des tentatives de suicide, et donc des peines plus lourdes. Il faut savoir que le délit initial peut rapporter beaucoup d’argent à des sociétés qui profitent de tout ce que ces petits jeunes publient parfois de manière non lucrative, dans le seul but d’humilier une personne, sur internet. Ces contenus sont repris par des sociétés commerciales qui en font de l’argent. Le nerf de la guerre sur internet, c’est la publicité. Qu’est-ce qui suscite la publicité ? Le trafic. Qu’est-ce qui alimente le trafic ? Le contenu. Et qu’est-ce qui intéresse le plus les gens ? La pornographie, la violence, l’argent. Suivez l’argent, comme disent les Américains, quand vous vous intéressez aux questions des violences faites aux femmes sur internet. Il faut donc prévoir des facteurs d’aggravations, au regard des préjudices subis par la victime, exactement comme dans le cas des dommages corporels qui s’évaluent en fonction du nombre de jours d’ITT.
Mme Delphine Meillet. Il faudrait aussi créer un fichier des agresseurs sexuels sur internet, consultable assez facilement, pour conserver une trace ailleurs que sur le casier judiciaire de l’auteur des faits.
M. Matthieu Cordelier. Cette initiative serait d’autant plus judicieuse si le fichier ne concernait pas seulement des données personnelles. Il pourrait notamment permettre de faire une veille sur les sites qui publient fréquemment ce type de contenus illicites.
Une disposition de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004 devait permettre aux victimes de demander au juge des requêtes d’interdire l’accès à une adresse IP, mais cela coûte une fortune. Pour demander l’interdiction de l’accès à une adresse IP en France, il faut instaurer un débat judiciaire avec tous les opérateurs de télécommunication, et chacun d’eux demande ensuite à être remboursé des coûts que représente le blocage d’une adresse. Sauf quand le procureur de la République agit de lui-même, c’est la personne qui demande la mesure qui doit payer les opérateurs. Un particulier ne le fait pas.
L’existence d’un fichier permettrait à l’institution publique de surveiller les sites et d’ordonner elle-même, lorsqu’elle le juge utile, le blocage des accès. Malgré les techniques de contournement, cette mesure serait suffisamment efficace pour que toute une myriade de contenus illicites disparaisse.
Il faudrait aussi revoir les méthodes curatives. On nous oblige maintenant à passer par des procédures judiciaires contentieuses contradictoires pour demander des retraits de contenus : il faut assigner quelqu’un en justice et, même en référé d’heure à heure, cela implique un certain nombre de diligences. Les frais d’avocat, d’huissier et de constats représentent un budget pour nos clients, ce qui est contradictoire avec la loi de 2004. Celle-ci devait permettre d’obtenir un retrait assez facilement, sur requête et même par courrier.
La difficulté est que l’on s’adresse à des personnes qui sont en dehors du territoire et qui se fichent complètement des lois nationales. C’est là que l’on rejoint les préoccupations de la future loi sur le numérique, notamment celles qui concernent la gouvernance de l’internet. Comment faire respecter la loi française ? Le premier moyen est de donner des outils aux avocats afin de leur permettre, dans un maximum d’hypothèses possibles, de faire retirer les contenus.
Nous n’ignorons pas la problématique de la liberté d’expression et la nécessité d’un contrôle par le juge. La liberté d’expression concerne un avis donné sur quelqu’un. Dès lors que l’on est dans l’injure ou que l’on diffuse la photo de quelqu’un, on ne se situe plus dans le cadre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. D’où l’utilité d’une législation spécifique qui nous permettrait de dire au juge : la loi spéciale déroge au droit commun. Il nous faut des mesures sur le droit à l’image, tant au pénal qu’au civil, pour que nous puissions dire que nous avons le droit de demander le retrait des contenus. Tant que l’on ne m’apporte pas la preuve qu’il y a un consentement, je dois avoir le droit de demander le retrait des contenus. Le retrait est tout aussi important que la peine et la réparation du préjudice.
Mme Monique Orphé. Je voulais revenir sur le droit à l’image de l’enfant parce que cela me tient à cœur. Quand on me dit qu’il appartient aux parents, cela me choque.
Matthieu Cordelier. C’est le cas.
Mme Monique Orphé. Il faudrait peut-être légiférer à ce niveau-là.
Mme Delphine Meillet. À qui appartiendrait-il ?
Mme Monique Orphé. À l’enfant sauf qu’il n’est pas en mesure de donner son consentement. À sa majorité, il peut très bien dire qu’il ne voulait pas faire ces vidéos.
M. Matthieu Cordelier. Dès l’âge de seize ans, un enfant peut commencer à agir contre ses parents au pénal. Des enfants plus jeunes encore vont parfois voir des associations pour des problèmes de pédophilie ou de pédopornographie. C’est très difficile pour ces enfants qui sont bien souvent dans des carcans psychologiques. Mais qui exerce les droits de l’enfant ? Ce sont les parents. Si ces derniers sont suffisamment naïfs – pour ne pas employer un autre terme – pour mettre en ligne des images qui ne devraient pas s’y trouver, ils portent eux-mêmes préjudice à leur enfant. Ils en porteront la responsabilité toute leur vie. C’est un problème d’éducation comme le disait Delphine Meillet.
Mme Delphine Meillet. C’est aussi de la responsabilité du procureur de la République car il s’agit d’une forme de violence faite aux enfants.
Mme Monique Orphé. Quand elles se retrouvent sur des réseaux sociaux, les vidéos sont dans l’espace public. Ne pourrait-on pas mettre des limites, à l’instar de ce qui a été fait pour les « mini-miss ». Les enfants de moins de treize ans ne peuvent plus participer à ce genre de concours.
Mme Delphine Meillet. Vous voudriez interdire aux parents de publier des vidéos de leurs enfants âgés de moins de treize ans ? Cela me semble compliqué et contraire à la liberté d’expression.
M. Matthieu Cordelier. À mon sens, les dispositions pénales existent déjà puisque vous citiez le cas d’enfants qui sont exposés, à la piscine ou ailleurs, dans des tenues et des positions inappropriées. On touche quasiment à la pédopornographie.
S’agissant d’éducation, l’initiative de l’association Calysto me semble très intéressante. Cette association, dirigée par Thomas Rohmer, fait le tour des écoles et mène des campagnes de sensibilisation et de formation du corps enseignant, des élèves et de leurs parents. Peut-être avez-vous prévu de l’auditionner ? Calysto est de ces associations qui font bouger Google tous les jours.
Google fait partie des bons élèves de la classe, même s’il ne faut pas lui abandonner toute la gouvernance de l’internet. Quand il s’agit d’enfants, Google réagit très vite, à la moindre demande d’une association. La photo ou la vidéo est retirée dans la demi-heure. Cela étant, il ne faut pas confondre la désindexation par Google et la donnée elle-même qui peut continuer à être hébergée et visible sur d’autres moteurs de recherche tels que Bing, Qwant et autres. La désindexation ne signifie pas le retrait complet de l’information mais celle-ci est un peu moins visible.
Mme Aurélie Latourès. L’Observatoire universitaire international éducation et prévention (OUIEP), l’organisme de recherche et de formation qui va réaliser l’étude qualitative que j’ai mentionnée précédemment, a déjà travaillé avec Calysto. Nous avons donc noué un partenariat avec cette association car il nous semblait intéressant de les avoir à nos côtés, notamment en ce qui concerne le volet sur les recommandations opérationnelles et l’analyse des résultats de l’étude.
Nous avons aussi noué un partenariat avec l’association e-Enfance qui nous a aidés à faire nos plaquettes de sensibilisation. L’une est plutôt à destination des jeunes et porte sur les différentes formes de violence sexiste et sexuelle, que ce soit des agressions, du harcèlement, du voyeurisme ou de l’usurpation. Nous leur expliquons comment ils peuvent agir pour retirer des contenus et nous leur donnons des contacts. Une autre plaquette s’adresse aux professionnels et détaille le cadre de la loi. Nous avons travaillé avec la brigade de gendarmerie qui s’occupe de la cybercriminalité pour identifier tous les textes de loi existants.
Il nous semble essentiel de rappeler, notamment aux jeunes, que certains comportements tombent sous le coup de la loi et que celle-ci protège les victimes. Mais il est vrai que son application laisse parfois à désirer. Je voudrais vous en donner un exemple qui nous a été rapporté par une association qui accueille et héberge des femmes victimes de violence. L’une de ces jeunes femmes, victime de violence de la part de son ex-compagnon, a vu un jour circuler une photo d’elle dans son groupe d’amis. L’association l’a encouragée à porter plainte et l’a accompagnée au commissariat. Précisons que cette association a, dans son réseau de partenaires, des commissariats un peu sensibilisés aux violences conjugales. Elle s’est donc adressée à un commissariat qui sait accueillir les victimes de violences conjugales dans un cadre approprié et qui est vraiment très aidant pour les dépôts de plainte. Mais dans ce cas-là, les policiers ont répondu qu’il ne servait à rien de porter plainte. Peut-être faudrait-il former aussi les professionnels dans ce domaine ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Que peut-on faire en tant que législateur ? Quand les images sont diffusées vers un groupe d’amis, est-ce que l’on considère qu’il s’agit d’un groupe privé ?
Mme Delphine Meillet. Elle peut porter plainte devant le tribunal de police car la diffusion a un caractère privé.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Avez-vous des propositions à nous faire concernant les évolutions souhaitables du code pénal ?
M. Matthieu Cordelier. Nous allons y travailler. Nous pouvons le faire en binôme ?
Mme Delphine Meillet. Bien sûr !
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous allons demander au ministère de la justice si une étude a été faite sur les jurisprudences qui existent dans ce domaine, et nous allons auditionner la secrétaire d’État chargée du numérique, Mme Axelle Lemaire, puisque le projet de loi pour une République numérique est le véhicule législatif qui nous permettra d’intervenir. Le Centre Hubertine Aubert peut évidemment nous faire aussi des propositions.
Mme Aurélie Latourès. Nous avons fait un groupe de travail sur les dispositifs sur lesquels nous pouvions nous appuyer, afin de les recenser dans cette plaquette. Nous sommes tout à fait disposés à accompagner la démarche, sachant que nous ne sommes pas spécialisés sur les aspects juridiques.
En revanche, je me permets de rebondir sur la prévention : si elle doit aider à changer les normes sociales et à renverser la culpabilisation des victimes, elle doit aussi contribuer à ne pas diaboliser les outils numériques. Toute la vie des jeunes est sur internet, disiez-vous, mais pour les filles et les garçons cela n’entraîne pas les mêmes conséquences. C’est sur ce point qu’il faut travailler, mais ne pas en arriver à ce que cet espace devienne réservé aux garçons. Diaboliser les outils numériques reviendrait à se couper des jeunes et à passer totalement à côté du sujet. D’où cette étude que nous menons et qui va nous permettre de leur donner la parole.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous n’avons pas parlé de cyber-féminisme. Le numérique peut aider le féminisme, comme l’illustre par exemple la campagne lancée par l’association Georgette Sand, et à la suite de laquelle nous avons réussi à parler de la taxe rose dans l’hémicycle. Le numérique permet de lancer des sujets via les réseaux.
Mme Aurélie Latourès. Les outils numériques peuvent aussi servir à prévenir les violences. Le 15 octobre, dans le cadre du cycle « Hubertine est une geek », nous allons inviter plusieurs activistes féministes du monde entier à présenter leur travail. Une Égyptienne va nous parler d’une application destinée à lutter contre le harcèlement sexuel au Caire, par exemple : ce système permet de géolocaliser les situations en temps réel, ce qui aide à rendre visibles des violences banalisées et à redonner du pouvoir aux femmes. C’est pourquoi nous insistons sur le fait que les messages de prévention ne doivent pas diaboliser l’outil numérique.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cette audition tout à fait passionnante se termine. Je vous remercie tous.
Table ronde sur la transformation numérique, l’emploi et le travail des femmes avec des représentant.e.s de Microsoft France, du groupe Orange et du Conseil national du numérique (CNNum)
Compte rendu de l’audition du mardi 20 octobre 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure d’information sur les femmes et le numérique. Dans la perspective de l’examen du projet de loi relatif au numérique, notre délégation poursuit ses auditions en abordant aujourd’hui la question de l’impact de la transformation numérique sur l’emploi et le travail des femmes. Nous avions initialement prévu d’entendre des sociologues du travail, mais aucune n’a pu se libérer pour assister à cette table ronde.
Nous accueillons aujourd’hui Mme Nathalie Andrieux, membre du Conseil national du numérique (CNN), chargée du groupe de travail du CNN sur l’emploi, le travail et le numérique, qui a été mis en place à la suite d’une lettre de saisine de M. François Rebsamen de décembre 2014. Elle est par ailleurs membre du conseil d’administration du groupe Casino et membre du conseil de surveillance de Lagardère. Le groupe de travail qu’elle pilote sur l’emploi, le travail et le numérique rendra son rapport en décembre 2015 à Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Elle va évoquer les premiers travaux menés dans ce cadre et les pistes de réflexion du groupe de travail.
M. Ludovic Guilcher est directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange et directeur du programme de transformation digitale. Il est entendu en tant que représentant de M. Bruno Mettling, directeur des ressources humaines (DRH) d’Orange et auteur du rapport Transformation numérique et vie au travail, remis à Mme la ministre Myriam El Khomri en septembre 2015 à la suite d’une saisine de M. François Rebsamen. Les propositions de ce rapport ont été évoquées lors de la Conférence sociale pour l’emploi, qui a eu lieu avec les partenaires sociaux le 19 octobre dernier, en présence du président de la République, M. François Hollande. M. Guilcher va nous présenter les objectifs et les travaux menés dans le cadre de la mission sur la transformation numérique au travail, dont la préconisation n° 9 est d’intégrer l’objectif de parité femmes-hommes dans la transformation numérique. Il pourra également évoquer des initiatives particulières mises en place au sein du groupe Orange.
Mme Nathalie Wright est directrice générale de la division « grandes entreprises et alliances » de Microsoft France et a été chargée du programme diversité de Microsoft. Elle est aussi membre de l’association Women in leadership et coresponsable du groupe de travail Women à la chambre de commerce franco-américaine. Son audition est l’occasion d’évoquer les principaux enseignements de l’étude inédite Ipsos-Microsoft, publiée en septembre 2010, sur l’apport du numérique dans la réduction des inégalités professionnelles femmes-hommes. Cette étude, réalisée auprès de 500 femmes françaises actives ou en recherche d’emploi, établit notamment une typologie de profils : « femmes numériques », « techno-demandeuses », « techno-sceptiques » ou « techno-défavorisées ».
Mme Nathalie Andrieux, membre du Conseil national du numérique (CNN), chargée du groupe de travail du CNN sur l’emploi, le travail et le numérique. Je vais m’exprimer à deux titres. D’abord, comme patronne d’entreprise, ce qui m’a amenée à mettre en place des dispositifs en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes, en m’appuyant notamment sur le numérique comme accélérateur. Ensuite, comme chargée du groupe de travail du CNN sur l’emploi, le travail et le numérique, qui a commencé ses travaux il y a seulement deux mois, mais sur lesquels je peux vous fournir aujourd’hui quelques premières pistes de réflexion.
Pour le Conseil national du numérique, la question des femmes et de leur place grâce ou à cause ou par le numérique a toujours été une question centrale, y compris dans notre précédent rapport Ambition numérique, pour une politique française et européenne de la transition numérique, publié en juin 2015. Nous considérons en effet que le numérique, en changeant profondément l’entreprise, est une occasion à saisir pour rendre effective l’égalité femmes-hommes. Car si les quotas ont amélioré la présence des femmes au sein des conseils d’administration, les choses sont beaucoup plus compliquées au niveau des comités de direction, les « codir », et des comités exécutifs, ou « comex ».
Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes demandé pourquoi l’impact du numérique sur le travail revêt une telle ampleur par rapport à celui d’autres transformations précédentes, comme la révolution industrielle. L’explication est que si les postulats existent toujours, ils sont par contre amplifiés par le numérique. Un exemple : la question de la rigidité du cadre de l’emploi était déjà posée il y a quinze ans, mais elle prend aujourd’hui une dimension âpre car toute rigidité constitue un frein à l’accélération qui caractérise notre environnement actuel.
Nous avons organisé une quarantaine d’auditions – sociologues, économistes, patrons d’entreprise, chercheurs – afin d’élaborer notamment une cartographie du numérique en termes de créations ou de suppressions d’emplois, de secteurs et de professions concernés, etc. Mais pour l’instant, nous ne pouvons pas prédire si le numérique supprimera des emplois ou pas, si l’automatisation concernera davantage les emplois à faible valeur ajoutée ou certaines professions intellectuelles, car les avis sont contradictoires.
Par contre, ces auditions ont montré qu’il existe des points de stabilité. Par exemple, si certains experts pensent que le numérique, qui représente d’ores et déjà 5,5 % du PIB, créera beaucoup plus d’emplois qu’il n’en détruira, quand d’autres pensent l’inverse et d’autres encore ne le savent pas, tous se rejoignent cependant pour dire que les emplois qui subsisteront seront ceux qui nécessiteront de la créativité, de l’intelligence émotionnelle, de l’intelligence relationnelle. Certains même disent que la force de demain sera le couple robotisation/humain.
À partir de ces points de stabilité, nous avons identifié six axes, sur la base desquels nous pouvons émettre de premières pistes d’amélioration.
Le premier axe est le dialogue social et le numérique.
Le deuxième axe concerne les indicateurs. En effet, les avis convergent pour dire que les indicateurs actuels ne sont pas pertinents : ils devraient être revus, en prenant notamment en compte les problématiques qui touchent les femmes.
Le troisième axe est lié à la fin du salariat – salariat au sens de l’emploi tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire avec le statut qui s’y rattache. La distinction a été faite entre les notions d’emploi, de travail et d’activité, laquelle intègre des activités marchandes et non marchandes. Nous allons nous efforcer de définir ces notions, qui renvoient toutes à la création de valeur.
Le quatrième axe porte sur l’évolution de l’entreprise. Les avis convergent pour dire qu’il faut faire évoluer l’entreprise, mais aussi évoluer au sein même de l’entreprise. Faute de quoi, l’entreprise risque de disparaître, à la faveur de l’ « uberisation », et les salariés évolueront sans elle, ce qui posera la question de la précarité. Or les populations les plus précaires sont les jeunes et les seniors, mais aussi les femmes.
Dernier axe : les représentations mentales. Il ressort des auditions qu’il faut casser les stéréotypes, extrêmement forts. Nous en avons identifié un certain nombre, en particulier concernant les femmes.
Nous n’avons pas abordé notre rapport sous l’angle du genre. En revanche, en relisant les comptes rendus d’auditions – les experts étaient en majorité des hommes –, j’ai été frappée de constater que seules les femmes auditionnées ont abordé la question des femmes. C’est un point d’attention extrêmement fort dans une société où les dirigeants d’entreprise restent des hommes, où ceux qui détiennent l’information restent des hommes – la polémique récente sur les réseaux sociaux à propos de la garde du corps grecque de François Hollande, qualifiée de « jolie, grande, blonde » par Le Figaro, est tout à fait symptomatique. Dans la lutte contre les préjugés et les stéréotypes, l’État doit être garant de l’égalité hommes-femmes à tous les niveaux.
M. Ludovic Guilcher, directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange et directeur du programme de transformation digitale. Le travail de la mission de M. Bruno Mettling sur la transformation numérique s’est structuré autour d’un groupe d’experts regroupant des représentants du monde du travail, notamment des responsables syndicaux et patronaux, et des personnalités qualifiées, dont la vice-présidente du Conseil national du numérique et moi-même, en tant que chargé du programme de transformation numérique interne du groupe Orange.
Dans le cadre de ce travail, nous avons été frappés par le fait que, pour la première fois, l’entreprise est en retard par rapport à la société en matière d’adoption technologique. En effet, si les entreprises ont été les premières à s’équiper des outils de communication classiques – téléphone, fax, ordinateur –, l’adoption du mobile et de sa forme élaborée au travers des réseaux sociaux s’est développée beaucoup plus vite dans la sphère privée.
D’un côté, ce décalage est porteur d’espérance, car l’intégration du numérique dans l’entreprise fait suite à une adoption technologique par les citoyens. De l’autre, il interroge très fortement les grands groupes comme les nôtres, car les nouvelles générations ont du mal à comprendre pourquoi on n’a pas réussi cette transformation – elles questionnent même notre capacité à le faire.
En premier lieu, la transformation numérique de l’entreprise vient de l’extérieur – précisément du client – et elle progresse à l’intérieur de l’entreprise en changeant progressivement les métiers. À titre d’exemple, l’utilisation croissante du téléphone mobile vient du client, mais elle est devenue possible à l’intérieur de l’entreprise et elle transforme nos métiers, grâce à des applications mobiles internes pour valider ses congés, ses notes de frais, pour se former ou encore travailler sur le réseau social interne. Ainsi, le métier au sein de l’entreprise est en train d’évoluer en fonction de la manière dont a été structurée la relation avec le client.
Deuxièmement, l’entrée dans l’ère collaborative, avec le développement des réseaux sociaux, ne vient pas de l’entreprise : elle vient de l’extérieur. Nous travaillons avec nos clients – le grand public – pour trouver des solutions aux problèmes qu’ils posent : ils se répondent entre eux via des forums, sur lesquels nous intervenons. À l’intérieur de l’entreprise, l’une des grandes transformations du numérique est l’existence de réseaux sociaux internes qui, en permettant une circulation de l’information beaucoup plus rapide, aident les grands groupes à lutter contre l’un des grands risques auxquels ils sont confrontés, à savoir le travail en silos.
Troisièmement, les données analytiques – big data – sont utilisées dans la relation clients, mais vont très vite être utilisées à l’intérieur de l’entreprise, sous réserve de trouver le chemin d’acceptation sociale. Si les entreprises ne le font pas, d’autres le feront. La question n’est donc pas de savoir s’il faut le faire, elle est de trouver le chemin pour y parvenir.
D’autres tendances se développent aujourd’hui dans l’entreprise, comme la personnalisation de la relation client – possible grâce au big data. Dans le cadre du plan stratégique d’Orange, l’un de nos cadres nous a dit que, en tant que client d’Amazon depuis un mois, il avait reçu une proposition de voyage correspondant exactement à ses envies après avoir acheté seulement un livre et un vélo, mais qu’en vingt ans de salariat dans le groupe, il n’avait jamais reçu de manière proactive une formation digitale correspondant à ses besoins. Cet exemple montre que la demande de personnalisation dérive de la manière dont le salarié l’a vécue dans sa vie de consommateur.
Le rapport de M. Bruno Mettling met en avant les impacts majeurs de la transformation numérique.
Premier impact : la diffusion massive des nouveaux outils de travail, notamment la messagerie instantanée, le mail, le réseau social interne, la vidéo présence. Ces nouveaux équipements posent la question de l’hyper-connectivité et de la multi-connectivité.
Deuxièmement, l’impact sur les métiers et les compétences. Un exemple : quand un manager du groupe Orange souhaite trouver un profil qui corresponde à ses besoins dans ses équipes, il se tourne en général vers son responsable des ressources humaines (RH), mais dans un cas sur deux, il n’a pas la réponse car nos bases de données ne sont pas assez performantes. Or 80 000 des 150 000 salariés du groupe ont un profil de compétences renseigné sur LinkedIn : ce manager peut donc aller sur LinkedIn, faire une recherche en langage naturel et trouver la bonne personne. Cela s’appelle la désintermédiation, ou l’ « uberisation », de la fonction RH. Ainsi, notre métier est en train d’évoluer en raison du développement des outils. Cela est vrai pour les compétences, mais cela le sera aussi pour la formation : le jour où nous aurons l’outil adéquat, le métier du correspondant de formation, dont le rôle est de conseiller sur les formations, va lui-même évoluer. L’ingénieur formation, qui construit aujourd’hui des formations présentielles, devra bâtir des formations digitales.
Tous les métiers vont être impactés par le digital, et pas seulement les métiers en lien avec le client, autour d’une logique assez semblable, avec pour partie une désintermédiation, donc un repositionnement, et une obligation de maîtriser la donnée, faute de quoi d’autres le feront – LinkedIn est très apte à nous offrir ces services.
En outre, tout doit se faire de manière transversale. Pour construire une formation présentielle, l’ingénieur formation prévoit une slide, des créneaux avec les différents intervenants, et transmet tout cela à la personne qui organise l’intervention des animateurs, la location de la salle, la logistique. Mais s’il veut organiser une formation digitale, il se met autour de la table avec une personne des systèmes d’information, un ergonome designer, et il fait un massive open online course (MOOC). Il a donc acquis un vocabulaire qu’il n’avait pas auparavant et la capacité à dialoguer. On pourrait reprendre cet exemple pour le marketing, la relation client – nous devons chatter avec nos clients… Bref, les métiers sont profondément et durablement impactés par l’arrivée du digital.
Troisièmement, l’évolution numérique a un impact sur l’organisation du travail, ce qui renvoie à deux sujets : le développement du travail à distance et le mode collaboratif.
Le travail à distance, qui présente un intérêt dans l’optique du principe de mixité, bouleverse de manière importante la façon dont les équipes sont encadrées. Mais à chaque fois qu’il est appliqué, nous constatons qu’il augmente la productivité, le bonheur au travail, la satisfaction du salarié, sans compter qu’il améliore le bilan carbone. Sous réserve qu’il soit mis en place dans de bonnes conditions, c’est-à-dire dans une logique collective, où l’ensemble de l’organisation du travail est repensé. Nous y voyons une voie très intéressante.
Le travail en mode collaboratif nous amène à repenser les espaces de travail. Après avoir été critiqués par les organisations syndicales sur l’open space, nous arrivons aujourd’hui à une voie intermédiaire, avec des bureaux individuels et des espaces ouverts, cette reconfiguration permettant la coexistence dans une même journée de temps individuels et de temps collectifs.
Quatrièmement, le numérique a un impact sur le management. C’est l’impact le plus lourd, le plus compliqué, et il nécessite un management participatif. Nous nous sommes rendu compte que sept des dix agences Orange les plus performantes étaient dirigées par des femmes – alors qu’elles n’en dirigent que 30 %. L’explication est que le management féminin est beaucoup plus participatif, collaboratif, en particulier parce que les femmes arrivées à ce niveau ont davantage souffert que les hommes – elles ont dû concilier leur vie privée et leur vie professionnelle –, si bien qu’elles sont plus attentives aux difficultés rencontrées par leurs collaborateurs. Or une des caractéristiques du monde digital est la dimension participative et collaborative. Il existe donc un lien assez fort entre l’esprit digital et le mode de management.
Dernier impact de la transformation numérique : les nouvelles formes de travail hors salariat. Le fait qu’une certaine catégorie de population souhaite avoir un statut différent de celui de salarié est une question importante pour la fonction RH, car elle devra s’habituer à gérer des personnes en free-lance et des intérimaires, comme elle gère des contrats à durée indéterminée (CDI) et des contrats à durée déterminée (CDD). Il s’agit là d’une révolution copernicienne. Cela étant dit, ce discours est selon moi encore réservé à une certaine élite. En effet, dans un pays où 25 % des jeunes sont au chômage et 20 % d’une classe d’âge n’a pas le baccalauréat, il me semble exagéré de penser que l’obsession de chaque jeune est d’avoir un statut d’intermittent. En revanche, les personnes les plus demandées sur le marché du travail sont demandeuses de ce type de relation au travail, qui amène à passer d’un projet à un autre sans être forcément rattachées à un CDI. C’est un défi pour nous, pas encore pour le pays.
Face à ce constat, le rapport formule trente-six préconisations.
La première est l’éducation au numérique, qui doit commencer à l’école, mais se poursuivre au sein des entreprises. Chez Orange, le président Stéphane Richard a souhaité qu’un passeport digital soit proposé à chaque salarié pour s’éduquer au numérique, afin de ne pas risquer d’en laisser au bord de la route : nous avons une obligation de résultat en la matière et nous avons mis les moyens pour former les salariés, et ce n’est qu’un début.
Le rapport insiste sur l’intégration du numérique parmi les savoirs fondamentaux dès l’école. À noter qu’il n’existe ni agrégation ni CAPES d’informatique. Aujourd’hui, ce sont en général des professeurs de mathématiques qui enseignent l’informatique au collège et au lycée ; or on pourrait envisager une formation dédiée pour envoyer un signe positif.
Le deuxième volet de mesures concerne la qualité de vie au travail, avec le droit à la déconnexion sous ses différentes formes : le droit à la déconnexion hors du temps de travail, l’organisation d’un temps de déconnexion pendant le temps de travail, mais aussi le devoir de déconnexion – car si le salarié n’a pas la volonté de se déconnecter, il manque un élément dans cette dimension de coresponsabilité. On retrouve aussi les mesures favorables au développement du travail à distance.
Un troisième volet de mesures porte sur l’adaptation du droit social, avec comme mesure phare la sécurisation du forfait jours. Le forfait jours est en effet le statut le mieux adapté au monde du numérique, en particulier aux start-up, en organisant un temps de travail ne nécessitant pas d’être mesuré précisément et des temps de repos. Or il est remis en cause par la jurisprudence récente de la Cour de cassation.
Le quatrième volet de mesures concerne le développement de l’emploi non salarié, en lien avec la protection sociale des salariés. Le compte formation est une première réponse, mais il ne traite pas toute la protection sociale, loin de là.
En conclusion, le thème « digital et mixité » a été peu évoqué lors de ces travaux, mais le groupe Orange y travaille beaucoup. Nous sommes convaincus que nous avons un modèle européen à construire sur cette question. Il n’existe pas de modèle américain, le monde digital américain étant dominé par la gent masculine, en raison des voies de sélection.
Mme Nathalie Wright, directrice générale de la division Grandes entreprises et alliances de Microsoft France. En plus de l’étude Ipsos-Microsoft que vous évoquiez, madame la présidente, nous avons réalisé deux autres études sur l’impact du numérique, l’une en 2013 sur la transformation des métiers, l’autre en 2014 sur les cols bleus.
M. Guilcher a évoqué la transformation des métiers : elle concerne les ressources humaines, mais aussi les contrôleurs de gestion avec le big data ou encore les commerciaux. Un commercial dans une organisation comme Microsoft doit être très actif sur les réseaux sociaux et comprendre le client avant même de l’avoir rencontré. En effet, toutes les études démontrent qu’un client à qui l’on propose un service est déjà engagé à 60 % dans son processus de décision, autrement dit il sait déjà ce qui va l’intéresser ou pas avant qu’on ne l’ait vu. Cette donnée change fondamentalement tous les métiers. Et la tendance s’accélère.
La transformation numérique doit être inclusive de l’ensemble de la population, active ou non active, en particulier des cols bleus. En effet, l’étude lancée par Microsoft a montré qu’ils utilisent davantage la technologie dans leur cadre personnel que la moyenne des populations actives ou non actives, mais qu’ils sont relativement peu équipés – ils le sont le plus souvent avec des équipements fixes. Or tous admettent que les technologies pourraient leur apporter beaucoup dans l'exercice de leur métier au quotidien.
L’étude Microsoft-Ispos de 2010, menée auprès de 500 femmes françaises actives ou en recherche d’emploi, a mis en évidence des éléments qui sont toujours d’actualité. Ainsi, 53 % des femmes interrogées en recherche d’emploi estiment que leur situation professionnelle pourrait s’améliorer grâce aux technologies numériques. Parmi elles, 60 % déclarent n’avoir jamais bénéficié d’une formation au numérique. C’est tout l’enjeu de la fracture numérique, car une femme en recherche d’emploi ne sachant pas poster un CV sur Internet sera de facto exclue de 90 % des offres d’emploi proposées.
Ensuite, quatre femmes actives sur dix ressentent une moindre disponibilité dans le travail, en estimant ne pas pouvoir équilibrer convenablement leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Cette proportion augmente chez les mères d’un enfant de moins de quinze ans, à 56 %. En outre, pour 72 % d’entre elles, cette situation est causée par des contraintes de ménage et de gestion du foyer – et je ne crois pas que les choses aient changé depuis 2010…
Tous ces chiffres révèlent que les femmes perçoivent les bénéfices des nouvelles technologies pour améliorer leur situation professionnelle.
L’étude de 2010 a également dressé une typologie de profils.
Tout d’abord, les « femmes numériques », qui représentent 61 % de l’échantillon, sont bien équipées. Elles appartiennent plutôt à la catégorie des cadres et cadres supérieurs et sont très souvent confrontées à cet enjeu d’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle.
Les « techno-demandeuses », 10 % de l’échantillon, pensent que la technologie pourrait leur apporter des bénéfices et elles sont très volontaires pour s’engager dans cette voie. La majorité d’entre elles est en recherche d’emploi.
Les « techno-défavorisées », qui représentent 12 % du panel, aimeraient bénéficier du numérique, mais éprouvent un réel sentiment d’incompétence et d’incapacité à pouvoir le faire.
Enfin, les « techno-sceptiques » – 17 % de l’échantillon – sont un peu perdues, elles ne voient pas comment elles pourraient accéder aux nouvelles technologies et ne pensent pas qu’utiliser le numérique pourrait leur permettre d’améliorer leur situation professionnelle.
Au-delà de cette étude, on ne peut pas dire que les femmes sont « handicapées » face au numérique : plus de 50 % des internautes sont des femmes, elles passent en moyenne 8 % de temps de plus que les hommes à surfer, et elles sont très souvent prescriptrices de l’achat sur Internet. En revanche, les statistiques montrent que les femmes sont sous-représentées dans les métiers des technologies de l’information et de la communication, à 17 %. C’est toute la question de l’accès des filles aux professions techniques.
D’ailleurs, lorsque nous essayons de mettre en place des dispositifs pour encourager les filles à s’orienter dans les voies scientifiques, nous constatons que les stéréotypes sont très ancrés et même entretenus. Les jeunes filles en terminale S qui ne s’engagent pas dans les parcours scientifiques sont malheureusement de plus en plus nombreuses – seules 8 % de jeunes filles ont été retenues pour la première promotion dans l’école 42 de Xavier Niel. Si davantage de femmes s’orientaient vers les métiers du numérique, cela permettrait à nos entreprises d’employer plus de collaboratrices dans ce secteur, ce qui contribuerait à faire tomber les stéréotypes.
Face à ce constat, nous avons plusieurs idées à formuler au travers de pratiques que nous avons mises en place.
D’abord, ma conviction est qu’il faut faire bouger les lignes au niveau de l’individu : la loi ne pourra pas tout devant ce changement sociétal fondamental. Il convient donc de mettre en place des règles du jeu, de donner des impulsions qui seront reprises par le plus grand nombre.
Ensuite, le télétravail est un vrai sujet. Nous avons mis en œuvre un accord de télétravail sur une population très ciblée – nous avons une population de cadres –, tout en essayant de développer des pratiques de flexibilité au travail qui permettent à nos collaborateurs de travailler de façon beaucoup plus libre. Cette pratique oblige les managers à évoluer dans leur métier, car ils doivent être beaucoup plus clairs sur les objectifs qu’ils fixent à leurs collaborateurs dont ils ne devront pas juger l’efficacité à l’aune de leur présence dans l’entreprise. Cela n’est pas sans conséquence en particulier pour les femmes dont beaucoup souhaitent équilibrer leur vie personnelle et leur vie professionnelle autrement.
Il faut donner des impulsions pour que les jeunes filles elles-mêmes évoluent dans la façon dont elles perçoivent les métiers du numérique. Les jeunes filles de quartiers difficiles que nous accueillons pour leur montrer les perspectives offertes par les métiers du numérique pensent que le travail dans l’informatique implique de porter des lunettes, de rester posté derrière un écran et… d’être plutôt un garçon. C’est pourquoi nous venons de lancer les « colos numériques », des classes accueillies par des entreprises numériques pendant les vacances scolaires où les jeunes filles peuvent apprendre à coder. Il est clair qu’on ne peut pas s’en tenir aux formations traditionnelles ou au cursus traditionnels, autrement dit qu’il faut trouver d’autres modèles.
Enfin, l’enjeu de société est d’éviter la fracture numérique. Certaines personnes vivent en effet dans des zones non connectées et d’autres n’ont pas les moyens d’avoir un téléphone portable et une connexion. Pour avoir travaillé avec l’association Force femmes, je peux vous dire qu’il est très compliqué pour une femme de se réinsérer lorsqu’elle vit dans une zone éloignée, sans permis de conduire et sans ordinateur ou téléphone portable. Cela est vrai pour les hommes, mais surtout pour les femmes qui sont plus souvent dans cette situation.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Notre collègue Corinne Erhel, qui a rendu avec Laure de la Raudière un rapport sur le numérique, m’a alertée sur la fin des métiers dits « d’intermédiation », qui pourrait aboutir aux États-Unis à la suppression de 800 000 postes. Or ces métiers – guichetier de banque, caissier de supermarché, agent de La Poste, etc. – sont majoritairement occupés par des femmes. Quelles sont vos préconisations en la matière ?
Alors qu’un grand nombre de femmes travaillaient dans l’informatique dans les années 1970-1980 –, elles y sont ultra-minoritaires aujourd’hui. Je constate d’ailleurs que les week-end gamers regroupent 99 % de garçons…
Mme Nathalie Andrieux. En Israël, les « startupers » – essentiellement des hommes – m’ont expliqué que les hommes sont majoritaires à travailler dans le numérique parce que les jeux vidéo sont une pratique qui concerne majoritairement les garçons ! Pourquoi ne pas encourager les filles à jouer à ces jeux dans une logique éducative ?
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Comme l’a montré un rapport du centre Hubertine Auclert, l’image de la femme est associée à la mère de famille ou à une princesse dans les manuels scolaires de niveau CP !
Les enquêtes ont montré que si le télétravail correspond à ce qu’on appelait autrefois le travail à façon à la maison, il s’apparentera à un esclavage – la femme en horaires décalés se remettra à travailler à vingt et une heures trente ou vingt-deux heures, une fois les tâches familiales et domestiques terminées ! Il y a quinze ans, des pools de secrétaires en télétravail ont été expérimentés, mais elles ont toutes demandé au bout de trois mois à être ensemble parce qu’elles voulaient se parler ! Aujourd’hui, les employées qui prennent les rendez-vous pour les médecins n’ont aucun contact. Or le travail revêt une dimension sociale. Qu’en pensez-vous ?
M. Ludovic Guilcher. C’est une question d’équilibre. À Orange, nous avons signé un accord avec les organisations syndicales, dont SUD, qui prévoit une limite – pas plus de trois jours de travail à distance par semaine –, ainsi qu’une détection initiale de l’autonomie du salarié. Le but est d’éviter que le salarié se retrouve totalement isolé et ne demande jamais d’aide. Notre accord prévoit le télémanagement : c’est le manager qui est à distance, l’équipe restant sur un site non fermé. Ainsi, un télétravail encadré, c’est-à-dire limité en nombre de jours et assorti d’un retour en entreprise, notamment pour les moments collectifs, est plutôt favorable. Yahoo a mis fin au télétravail car toute vie collective avait disparu dans l’entreprise.
Mme Nathalie Wright. Chez Microsoft, nous avons signé un accord sur le télétravail pour des personnels assurant le support clients. Pendant un an, ce mode de travail a été testé sur deux jours à domicile, trois jours au bureau, puis, à leur demande, nos collaborateurs sont passés à trois jours à domicile et deux jours au bureau. Je suis d’accord avec vous : il est important de garder un lien social. J’ai le souvenir d’une entreprise américaine qui, confrontée à l’isolement de ses collaborateurs sans bureau, avait posé l’obligation pour chacun d’eux de passer deux jours par mois dans le monde associatif.
Avec nos assistantes, nous avons mis en place, non un accord de télétravail encadré, mais une autorisation de flexibilité au travail. Cette formule est appliquée à la demande et basée sur un accord entre le manager et le collaborateur. Ma propre assistante travaille très régulièrement chez elle, ce qui suppose bien évidemment d’être connecté.
Malgré cette logique de flexibilité, il est important que les membres du comité de direction n’envahissent pas les messageries électroniques de leurs collaborateurs par des mails intempestifs, ce qui nous a amenés à mettre en place des règles extrêmement strictes : pas de mails le soir après vingt heures, ni le week-end. Parallèlement, nous avons posé l’obligation pour les collaborateurs d’être présents aux réunions d’équipe, mais celles-ci ne peuvent pas avoir lieu avant neuf heures et demie ni se terminer après dix-huit heures. Et les choses fonctionnent ! Sans être parfaites, ces règles sont simplement de bonnes pratiques, que les nouveaux managers intègrent rapidement, et elles renvoient à ce que je disais tout à l’heure, à savoir notre capacité à faire autrement.
Mme Nathalie Andrieux. À Mediaposte communication, où j’ai été présidente directrice générale, nous avons élaboré en 2010 un plan stratégique comportant des règles, non sur le télétravail, mais sur les heures de réunion – pas avant neuf heures ni après dix-huit heures – et les congés de maternité. J’ai en effet constaté que le congé de maternité provoquait une fracture dans la carrière des femmes, à cause des idées préconçues sur leur capacité à faire face à leur retour ! En la matière, il est important d’avoir des indicateurs.
Sur le télétravail, je suis très vigilante. À Orange et à Microsoft, sont-ce les femmes qui ont saisi cette opportunité ou autant les femmes que les hommes ?
Mme Nathalie Wright. Pour l’accord sur le télétravail, la question du genre ne s’est pas posée : les techniciens de très bon niveau concernés étaient surtout des hommes, ils habitaient dans la Vallée de Chevreuse et avaient donc une contrainte particulière de transport.
En revanche, le cadre sur les modalités de flexibilité au travail est extrêmement attractif, ce qui nous a permis de recruter des femmes. J’ai vu régulièrement des femmes choisir de nous rejoindre à Microsoft parce qu’elles savaient qu’elles allaient pouvoir équilibrer leur vie personnelle et leur vie professionnelle.
M. Ludovic Guilcher. Chez Orange, il n’y a pas plus de femmes que d’hommes qui ont recours au télétravail. Au total, 7 % ont signé un avenant.
Selon moi, la distinction est plutôt entre cadres et non cadres. Pour les personnels soumis à des horaires de travail, les risques de débordement sont faibles, contrairement aux cadres, qui n’ont pas d’horaires et peuvent travailler n’importe où, dans le TGV par exemple. Revenir sur cette autonomie serait considéré comme une infantilisation de nos cadres. Il n’empêche que nous sommes confrontés à un problème de surconnexion. C’est pourquoi nous organisons une formation interne visant à expliquer à nos salariés l'utilité de la messagerie instantanée, du réseau social, etc. À l’avenir, nous aimerions leur fournir un tableau de bord des outils digitaux qui leur donne une visibilité sur leur consommation par rapport à une moyenne.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Le présentéisme semble être un défaut français majeur. À l’inverse, au Canada, un cadre qui n’est pas parti de l’entreprise à dix-sept heures est considéré comme mauvais. Cette question n’est donc pas liée au numérique.
M. Ludovic Guilcher. Le présentéisme est une caractéristique française, qui commence dès l’école – nos enfants ont beaucoup d’heures de cours ! Les Anglais font moins d’heures, mais ils arrivent plus tôt au travail et déjeunent beaucoup plus vite.
Mme Nathalie Wright. Pour avoir toujours travaillé dans des entreprises américaines, où le présentéisme n’est pas la règle, j’ai réussi à concilier vie professionnelle et vie personnelle. Les entreprises américaines ont en effet une culture d’objectifs et de performance, qui apporte une certaine liberté aux salariés. Ce sujet n’est pas simple dans notre pays, sans doute à cause de la culture des notes dès l’enfance : on a peur d’être mal noté si les objectifs ne sont pas atteints…
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. La majorité des parents français sont favorables aux notes à l’école.
Mme Nathalie Wright. Microsoft a mis en place un outil visant à apprécier la performance en fin d’année. En pratique, il s’agit de savoir si un collaborateur peut démontrer son impact sur la performance des autres et de quelle manière il s’est appuyé sur les autres pour améliorer sa propre performance. La capacité à collaborer, et non à réaliser un objectif personnel, est très liée à l’environnement numérique qui repose lui-même sur la capacité à collaborer. Cette évolution n’est pas simple dans la culture française, elle demande du temps et de l’accompagnement.
M. Ludovic Guilcher. La robotisation va toucher des métiers internes comme des métiers externes, peut-être dans un premier temps via les écrans, avec du travail à distance.
Les métiers qui vont être impactés par le digital sont des métiers majoritairement maîtrisés par des hommes – puisque les femmes sont malheureusement minoritaires dans ce secteur. Or notre pays n’a pas franchi une étape satisfaisante en matière de parité, à propos de laquelle on a entretenu chez les jeunes générations l’idée qu’elle ne posait pas problème – les jeunes femmes le découvrent à l’arrivée du premier enfant, vers trente ans. Il y a donc urgence à corriger le tir.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Les écoles sont mixtes et les filles réussissent mieux que les garçons jusqu’au baccalauréat. Une fois dans le monde du travail, les jeunes femmes découvrent que la maternité peut entraîner une discrimination et des difficultés dans la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.
Mme Nathalie Andrieux. L’impact du numérique est différent de celui de la révolution industrielle car la transformation est plus rapide. La révolution numérique revêt un caractère disruptif, ce qui implique de mettre en œuvre les changements rapidement.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. En France, où l’on attribue toujours une grande valeur aux diplômes, le numérique est-il une chance pour les jeunes sortis du système scolaire sans diplôme ni qualification ?
La fracture numérique territoriale est toujours une réalité. Il y a encore des zones où le téléphone ne capte pas le réseau mobile Orange…
Mme Marie-Noëlle Battistel. Dans certaines zones, on est obligé d’avoir trois téléphones avec trois opérateurs – Bouygues, SFR et Orange – pour s’assurer de pouvoir capter en fonction du lieu où l’on se trouve…
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. La secrétaire d’État chargée du numérique, Mme Axelle Lemaire, initie une démarche nationale d’identification des lieux de médiation numérique. Le numérique est une technologie pour laquelle les enfants sont, pour la première fois, plus doués que les parents. Qu’est-ce que vous inspire ce renversement complet de situation ?
Mme Nathalie Wright. Dans dix ans, une proportion non négligeable des collaborateurs – 75 % – sera née « avec ». L’avenir nous dira si le numérique donnera l’opportunité à ceux qui n’auront pas suivi un cursus scolaire traditionnel d’intégrer ces métiers. Nous avons des initiatives de même nature que l’école 42, où des jeunes sont plongés dans la « piscine », examen durant lequel ils doivent faire du code, c’est-à-dire résoudre une série de problèmes et développer des applications. Ces jeunes sont sélectionnés sur des critères très différents des critères classiques. Le ministère de l’éducation nationale lui-même conduit des initiatives pour apprendre aux jeunes à coder. Cela suppose que les entreprises accélèrent l’évolution des modalités de management et d’accueil de ces jeunes, dont les plus talentueux ont une vraie attente pour des modèles différents.
Mme Nathalie Andrieux. Les déclarations d’Axelle Lemaire découlent très largement du rapport Ambition numérique et de celui sur la littératie numérique du Conseil national du numérique, qui abordent l’apprentissage de l’algorithmie dès l’école et la mise en place de lieux de médiation. En effet, la fracture est plus sociale que générationnelle : les jeunes, les seniors sont connectés, alors que les personnes en situation précaire ne le sont pas. Or la fracture numérique en termes d’usage amplifie l’exclusion.
M. Ludovic Guilcher. Le numérique permet d’accéder à des emplois sans passer par les cursus traditionnels de l’éducation nationale, qui n’y forment pas directement. À court terme, le numérique permettra donc de créer des emplois. Orange ne recrute pas massivement dans ce secteur, mais nous ne sommes pas dépourvus en développeurs.
En revanche, j’ai une interrogation pour le long terme. En effet, la formation à un langage, à une spécialité, n’est pas nécessairement une formation à une adaptabilité, or l’évolution du digital nous oblige à faire évoluer très rapidement les compétences. Faute d’avoir acquis cette adaptabilité, les gens garderont leur travail quelques années seulement – beaucoup d’informaticiens sont aujourd’hui au chômage, alors que le pays est confronté à une pénurie de développeurs en raison de ce problème d’adaptation des compétences.
En tout cas, le numérique est une formidable opportunité. Les jeunes issus de quartiers défavorisés qui apprennent à coder grâce aux formations Simplon trouvent un emploi, alors qu’ils n’auraient eu aucune chance s’ils n’y avaient pas eu accès.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Merci beaucoup, mesdames, monsieur.
Audition de Mme Clémence Pajot, directrice du Centre Hubertine Auclert, centre francilien de ressources pour l’égalité entre les femmes et les hommes
Compte rendu de l’audition du mardi 3 novembre 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure d’information sur les femmes et le numérique. Comme vous le savez, la Délégation aux droits des femmes a décidé d’engager des travaux sur les femmes et le numérique, dans la perspective notamment de l’examen par le Parlement du projet de loi sur le numérique, qui devrait être présenté en Conseil des ministres en décembre.
Nous avons déjà abordé plusieurs thèmes : l’emploi, avec en particulier les pertes d’emploi liées au numérique ; l’éducation – cet après-midi encore, j’ai rencontré Mme Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de l’éducation nationale, qui a été responsable de la Direction du numérique pour l’éducation ; les cyberviolences, à travers l’audition d’une représentante du Centre Hubertine Auclert et deux avocats, audition passionnante qui nous a fait envisager des modifications législatives.
Le Centre Hubertine Auclert, que vous dirigez, madame Pajot, a récemment organisé deux colloques : « les cyberactivismes à travers le monde », le 15 octobre, et « Femmes et numérique : y a-t-il un bug ? », le 16 octobre.
Ce cyberactivisme s’est manifesté il y a peu dans notre assemblée puisque l’amendement sur le taux de TVA applicable aux tampons est le prolongement des actions menées sur le net par les membres de l’association Georgette Sand. Cet amendement a d’ailleurs suscité un nombre important de tweets.
Nous serions heureux de vous entendre sur les cyberactivismes féministes, la place des femmes dans les métiers du numérique ainsi que l’open data au service de l’égalité entre femmes et hommes.
Mme Clémence Pajot, directrice du centre Hubertine Auclert. Madame la présidente, je vous remercie très sincèrement de m’avoir invitée à présenter devant la Délégation aux droits des femmes les travaux du centre Hubertine Auclert. Organisme associé à la région Île-de-France, il a été créé en 2010 à l’initiative de la région et des actrices et des acteurs du territoire. Il réunit aujourd’hui quatre-vingt-dix associations féministes, seize collectivités territoriales et dix syndicats, principalement du monde de l’éducation, et compte huit salariés permanents. Depuis 2013, nous accueillons l’observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF) créé par la région Île-de-France en 2012, qui a été le premier observatoire de ce type à dimension régionale. Il a pour objet de produire et d’analyser des données sur l’ensemble des violences subies par les femmes en Île-de-France ; de mettre en réseau les actrices et les acteurs qui luttent contre ces violences et d’élaborer des outils ; d’organiser et de conduire des campagnes de sensibilisation, la campagne de lutte contre le cybersexisme étant la première qu’il ait menée.
À travers le cycle de conférences « Hubertine est une geek », le centre Hubertine Auclert explore depuis déjà trois ans les liens entre féminisme et nouvelles technologies. Deux questions sont au cœur de nos travaux : d’une part, les discriminations de sexe et les violences sexistes et sexuelles dans l’usage des nouvelles technologies et du numérique ; d’autre part, les opportunités offertes par le numérique comme outil d’empowerment pour les femmes et pour les combats féministes.
Depuis 2013, nous avons organisé cinq conférences. La première, sur le thème « Les jeux vidéo ont-ils un genre ? », réunissait Fanny Lignon, maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Claude Bernard de Lyon, Mar_Lard, joueuse féministe, auteure de nombreux articles dénonçant le sexisme dans les jeux vidéo, et le chroniqueur Usul. La deuxième, qui s’est tenue à la Gaîté lyrique, portait sur l’open data au service de l’égalité entre les femmes et les hommes. La troisième, en juin 2015, s’intitulait « Le web est-il sexiste ? ». Tout récemment, se sont tenues, le 15 octobre, à l’école 42, une conférence sur les cyberactivismes à travers le monde, et le 16 octobre, en partenariat avec Universcience, la conférence « Femmes et numérique : y a-t-il un bug ? » à la Cité des sciences et de l’industrie.
Nous avons également travaillé avec l’association Georgette Sand pour le lancement de leur tumblr « Invisibilisées », qui vise à donner de la visibilité aux femmes qui ont marqué l’histoire dans divers domaines.
J’aborderai cinq thématiques principales : l’accès des femmes aux métiers du numérique, le sexisme dans la pratique et l’industrie des jeux vidéo, l’empowerment des femmes à travers le cyberféminisme et le cyberactivisme, l’open data ainsi que le cybersexisme, sur lequel je ne m’étendrai pas trop longtemps puisque vous vous êtes déjà penchés sur ce sujet avec ma collègue Aurélie Latourès.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le centre Hubertine Auclert s’est si vite intéressé au lien entre féminisme et numérique ?
Mme Clémence Pajot. Nous sommes une équipe jeune, imprégnée par la culture numérique, et il nous est apparu qu’il s’agissait d’un champ inexploré. Permettez-moi ici d’indiquer que notre campagne « Stop au cybersexisme » sur les violences sexistes et sexuelles en ligne a reçu, la semaine dernière, le prix de la prévention de la délinquance décerné par le comité interministériel de prévention de la délinquance et le forum français pour la sécurité urbaine.
Je vais maintenant vous présenter les grandes lignes de notre conférence du 15 octobre sur le cyberactivisme. Elle a réuni les chercheuses Biblia Pavard et Josiane Jouët, Léa Clermont-Dion, doctorante de l’université du Québec, Joëlle Palmieri, activiste, ancienne membre des Pénélope, Angela Washko, artiste et activiste américaine, Reem Wael, déléguée générale du site harassmap.org en Égypte et Soudeh Rad, fondatrice de MachoLand en France et en Iran. Toutes ont montré en quoi les technologies digitales modifient les modes d’engagement des femmes dans la vie publique.
Les associations féministes ne sont pas à la traîne dans l’usage des outils numériques et des réseaux sociaux pour promouvoir leurs combats. Ils leur permettent de mieux communiquer en diffusant l’information de manière massive, comme en témoignent les actions menées par certaines blogueuses – citons entre autres celles de Olympe et le plafond de verre, Genre ! Crêpe Georgette – et la pratique des vidéos virales féministes – pensons dernièrement à la mobilisation contre le harcèlement de rue ou sur la « taxe tampon ».
Biblia Pavard et Josiane Jouët ont montré à travers une analyse de sites comme la troisième vague de féministes s’est approprié ces outils. Pour les associations plus anciennes, Internet sert de prolongement à des modes de travail préexistants, principalement la diffusion de textes, tandis que les plus récentes l’utilisent de manière innovante, à travers la mise en valeur de photos et de vidéos alliée à une forte esthétisation et au recours à la viralité.
Ces usages conduisent à accroître la visibilité de l’identité des groupes et des actions menées puisqu’elles s’affirment en ligne de manière permanente. Ils permettent de relayer très rapidement les informations, via les sites, Facebook ou Twitter, et amplifient la reprise de ces informations par la presse. Les Femen insistent ainsi sur le fait que les réseaux sociaux leur donnent une meilleure maîtrise des messages qu’elles portent, car elles peuvent contourner la façon dont les médias présentent leur groupe.
Internet et les réseaux sociaux facilitent, par ailleurs, le recrutement de nouvelles militantes grâce aux adhésions en ligne – c’est le cas pour Osez le féminisme –, la collecte de fonds, la vente de kits – pensons aux barbes vendues par La Barbe – ou encore le site Thunderclap qui, sur le modèle des sites de financement participatif, récolte des contacts pour amplifier la diffusion de messages.
Enfin, ces nouveaux outils favorisent la connexion entre mouvements et réseaux féministes à l’échelle nationale et internationale.
Deuxième constat : le cyberespace offre un espace préservé pour la libération de la parole des femmes. La parole est rendue plus visible lorsque l’espace est médiatisé ; elle peut aussi être sécurisée dans le cadre de groupes de discussion fermés.
Léa Clermont-Dion a présenté le cas de la campagne canadienne sur les agressions non dénoncées. En réaction aux commentaires suscités par le licenciement de l’animateur Jian Gomeshi accusé d’agressions sexuelles, la journaliste Sue Montgomery a posté un tweet expliquant qu’elle-même avait été victime d’agressions sexuelles qu’elle n’avait jamais dénoncées et a créé le hashtag #BeenRapedNeverReported. Plus de deux cents femmes – dont la présidente du Conseil du statut de la femme, équivalent du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) – ont par ce biais publiquement déclaré avoir été victimes d’agressions qu’elles n’avaient pas dénoncées et en vingt-quatre heures, huit millions de tweets ont repris ce hashtag. Cette campagne a eu un impact extraordinaire au Canada, où le féminisme avait tendance à être muselé depuis le massacre de l’école polytechnique.
Léa Clermont-Dion a également montré comment dans son pays, les groupes et les forums de discussion fermés facilitaient la libération de la parole chez les femmes. Il faut rappeler que 75 % des femmes autochtones et 40 % des femmes handicapées sont victimes de violences au Canada.
Ce phénomène a toutefois un pendant : pour les adversaires des féministes aussi la parole se libère. Après la grande campagne autour des agressions non dénoncées, les médias canadiens traditionnels ont multiplié les attaques contre les féministes, en jouant sur la déshumanisation des victimes et la déculpabilisation des agresseurs et en cherchant à humilier et effrayer les femmes pour les exclure du débat public et de l’espace numérique. Certaines cyberféministes isolées ont renoncé à s’exprimer, notamment à la suite de menaces de mort et de viol. Cela rend d’autant plus nécessaire de mettre en place de stratégies collectives.
Troisième constat : le cyberespace offre de nouveaux modes d’action.
Nous en avons eu un premier exemple avec les actions menées par harassmap.org en Égypte présentées par Reem Wael. Ce site incite les gens à dénoncer tout acte de harcèlement ou toute agression, qu’ils en aient été victimes ou témoins, en les localisant sur une carte. Les informations récoltées permettent de faire des recherches et de publier des données. Les analyses conduisent à aller à l’encontre des idées reçues et à dénoncer les stéréotypes, en montrant par exemple qu’une femme intégralement voilée peut elle aussi être violée.
Autre exemple : les campagnes virales lancées par le site MachoLand, disponible en français et en farsi, qui ont pour objectif de dénoncer les manifestations du sexisme dans l’espace public, notamment à travers les publicités. L’une d’elles a permis de créer un débat autour de l’autorisation maritale à laquelle les joueuses de l’équipe de foot féminine d’Iran sont soumises pour quitter leur pays. Par ailleurs, il fournit un soutien technique aux femmes ayant besoin de sécuriser leur connexion lorsqu’elles sont traquées ou harcelées.
Parmi ces nouveaux modes d’action, il faut compter aussi la performance artistique. L’artiste Angela Washko a ainsi pénétré l’univers du jeu World of Warcraft en se servant de son avatar pour poser des questions aux autres avatars sur le féminisme, échanges dont elle fait une captation vidéo qu’elle diffuse ensuite. Elle a également élaboré tout un travail autour de Roosh, harceleur bien connu aux États-Unis : elle a réussi à avoir un long entretien avec lui, l’a filmé puis diffusé pour mieux déconstruire son discours et dénoncer ses agissements.
Le cyberespace permet également de rendre les femmes visibles. Je citerai à nouveau le tumblr Invisibilisées, qui met à l’honneur des femmes ayant joué un rôle actif dans différents domaines et qui sont aujourd’hui complétement oubliées.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Au cours du printemps arabe, nous avions reçu une blogueuse tunisienne et une blogueuse égyptienne particulièrement actives.
Mme Clémence Pajot. Cette visibilité les a certainement protégées.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Nous avons pu avoir l’impression que, pour les jeunes générations, le féminisme appartenait au passé, les grands combats sur l’avortement, la liberté sexuelle, la parité, l’égalité professionnelle ayant déjà été menés même s’ils ne sont pas achevés. Pensez-vous que cette activité foisonnante des cyberactivistes peut alimenter le féminisme dans sa forme historique ou bien crée-t-elle une nouvelle forme de féminisme ? Ces cyberactivistes sont-elles conscientes que les combats sont liés ou ont-elles une vision plus fragmentée des enjeux ?
Mme Clémence Pajot. Des nouveaux mouvements féministes comme Osez le féminisme s’interrogent sur l’ensemble des dimensions propres aux inégalités structurelles entre femmes et hommes. Les sites des blogueuses montrent que les problématiques sont abordées sous un angle global.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Cela fait-il venir au féminisme de nouvelles générations ?
Mme Clémence Pajot. Je prendrai le cas de Mar_Lard : d’abord joueuse, elle n’a plus supporté le sexisme du milieu des jeux vidéo et l’a dénoncé, ce qui lui a valu d’être prise à partie de façon extrêmement violente par la communauté des joueurs. Depuis, elle est devenue en quelque sorte la porte-parole féministe des joueuses en ligne. C’est un bon exemple de prise de conscience.
La journaliste anglaise Helen Lewis a mis au point ce qu’il est convenu d’appeler la loi de Lewis selon laquelle « Les commentaires sur tout article relatif au féminisme justifient le féminisme ».
J’en viens à l’open data, qui a fait l’objet de l’une des conférences de notre cycle « Hubertine est une geek ». Notre propos principal était de cerner les opportunités que ces données offrent pour combattre les inégalités entre femmes et hommes – précisions que nous entendons par open data toute donnée mise à libre disposition du public via l’espace numérique.
Premier avantage, elles permettent de rendre visibles les inégalités à travers l’analyse des données sexuées. Par ailleurs, elles fournissent aux associations un moyen d’accéder à de nombreuses informations utiles. Nous avons ainsi pu trouver la liste de tous les lycées d’Île-de-France sous format Excel sur l’open data de la région Île-de-France. Je soulignerai que cette région est exemplaire en la matière : elle publie de plus en plus de données sur son site data.iledefrance.fr. Cependant, il reste encore à former les citoyennes et les citoyens à l’usage et à l’analyse de ces données, certains fichiers restant très difficiles à interpréter. Connaître, c’est pouvoir dénoncer.
Les données libérées peuvent aussi être utilisées pour créer des applications et des outils internet. Les « hackathons » constituent un formidable outil pour rendre visibles ces informations et les partager.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Nous savons tous qu’on ne trouve jamais que ce que l’on cherche. La manière d’interroger ces données et de s’assurer de leur fiabilité est essentielle. Cela nécessite une formation. Quelles sont les actions en ce sens ?
Mme Clémence Pajot. Notre priorité est d’inciter à la production de données sexuées et au développement de leur visibilité. Il y a encore un long chemin à parcourir en ce domaine. Leur exploitation suppose une formation en codage. Ce n’est pas notre spécialité mais nous pourrions très bien imaginer que des initiatives se développent, avec l’appui de l’école 42, qui est très ouverte, comme vous le savez, ou encore du programme WI-FIlles en Seine-Saint-Denis.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Votre conférence du 16 octobre sur le thème « Femmes et numériques y a-t-il un bug ? » portait-elle sur l’accès des femmes aux métiers du numérique ? Quel tableau dressez-vous de la situation actuelle ?
Mme Clémence Pajot. Madame la présidente, avant d’en venir aux métiers du numérique, permettez-moi de revenir sur la question que vous m’avez soumise sur les recommandations prioritaires que nous formulons en matière d’usages du numérique sous le prisme du genre. L’avant-projet de loi pour une République numérique prévoit une procédure accélérée pour le droit à l’oubli des mineurs. Nous considérons que ce serait une excellente chose. Nous pensons même qu’il faudrait aller plus loin et étendre ce droit à l’oubli aux majeurs.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. L’audition que nous avons menée avec une avocate et un avocat sur le cybersexisme montre bien en effet que les mineurs ne sont pas les seules victimes. Il conviendra de s’interroger sur les raisons de cette limitation aux mineurs.
Comment se pratique concrètement le droit à l’oubli ? Quels sont les accords avec les fournisseurs d’accès et les grandes entreprises du numérique ?
Mme Clémence Pajot. Ce droit à l’oubli suppose d’effacer photos, vidéos et messages. Pour le rendre effectif, il faut responsabiliser les fournisseurs d’accès mais aussi les grandes entreprises de l’industrie du numérique comme Facebook. Delphine Reyre, directrice des affaires publiques de Facebook pour la France et l’Europe de Sud, a eu recours, lors de son intervention dans l’une de nos conférences, à l’argument du manque de moyens face aux 1 milliard d’utilisateurs. Il faut inciter ces entreprises à développer des solutions techniques permettant d’identifier les comportements de harcèlement mais aussi les encourager à agir pour y mettre fin.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Elles se doivent aussi d’obéir à la justice.
Mme Clémence Pajot. Il nous semble important d’organiser des campagnes d’information auprès du grand public pour faire prendre conscience de la gravité de certains comportements mais aussi de la nécessité de les dénoncer et de la possibilité d’avoir des recours en cas de publication de photos ou de vidéos sans l’accord de la victime.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Une professeure de lycée très intéressée par ces problématiques avec qui je me suis entretenue m’a dit que ses élèves avaient l’impression que leurs échanges sur les réseaux sociaux relevaient de la sphère privée. Comme ils ne communiquent qu’avec leurs amis à l’intérieur d’une petite communauté, ils n’ont pas conscience que leurs échanges et leurs photos sont publics et largement accessibles.
Mme Clémence Pajot. Si nous avons développé cette campagne sur le cybersexisme, c’est bien pour faire prendre conscience aux jeunes que certains usages et comportements sur les réseaux sociaux et internet pouvaient leur nuire.
J’en viens aux métiers du numérique.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Pouvez-vous, avant de commencer, nous préciser ce que vous entendez par « métiers du numérique » ?
Mme Clémence Pajot. Ils recouvrent un large spectre, de la programmation aux métiers de la création dans les jeux vidéo.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. L’assimilation entre métiers du numérique et programmation conduit sans doute à décourager les filles, moins enclines à suivre des filières scientifiques. En revanche, si l’on prend en compte la dimension créative, peut-être que cela rend la présence des femmes dans ces métiers plus visible.
Mme Clémence Pajot. Il est intéressant de souligner qu’au XIXe siècle, des pionnières ont contribué à l’émergence de l’informatique. Pensons à Ada Lovelace considérée comme étant à l’origine du premier programme informatique au monde. Dans les années soixante-dix, les femmes constituaient 40 % des effectifs des métiers de l’informatique mais cette tendance s’est inversée dans les années quatre-vingt-dix avec l’arrivée de la console Game Boy et de l’ordinateur personnel. Pascale Vicat-Blanc, informaticienne, directrice senior de la Cloud Architecture chez F5 Networks et récipiendaire en 2011 du prix Irène Joliot-Curie, a montré qu’à chaque innovation dans le domaine numérique, la proportion de femmes dans les métiers du numérique chutait.
Les femmes représentent en moyenne 28 % des effectifs des métiers du numérique, alors que leur proportion dans la population active est de 48 %, ce qui montre bien qu’elles sont sous-représentées. Elles occupent 34 % des postes d’employés et de techniciens, 25 % des postes d’ingénieurs, consultants et cadres, et seulement 19 % des fonctions de cadres dirigeants. Prenons des exemples précis : les hommes représentent 61 % des effectifs chez LinkedIn, 62 % chez Yahoo et 70 % chez Google.
Les contributions de Wikipedia sont écrites à 90 % par des hommes. Des études ont établi le profil type des contributeurs : un célibataire blanc, fortement diplômé, de moins de trente ans. Les sujets des notices s’en ressentent : les innombrables pages consacrées au foot et au cyclisme sont beaucoup trop détaillées, comparées à d’autres domaines. Une contributrice souligne que « comme la majorité des contributeurs sont des geeks branchés logiciel libre, les pages sur Linux sont hyper détaillées » et que Wikipedia aurait une autre allure si la majorité des contributeurs étaient des femmes de soixante ans.
Il faut s’interroger sur les obstacles à l’accès des femmes aux métiers et à l’industrie du numérique. Bien entendu, il faut prendre en compte tous les stéréotypes portés, dès l’enfance, par les jouets ou les manuels scolaires. Liliana Cucu, chercheuse à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), coprésidente en son sein de la mission parité et égalité, a expliqué lors d’une intervention à l’une de nos conférences qu’ayant reçu en Roumanie une éducation d’influence soviétique, elle n’avait jamais ressenti une telle pression sociale avant d’arriver en Europe occidentale. À cela s’ajoute une spécificité française : au MIT (Massachusetts institute of technology), la part des femmes est de 48 %, à l’école polytechnique de Genève, de 38 %, alors qu’elle n’est que de 15 % à Polytechnique. Les filles ne s’orientent encore que très peu vers les métiers d’ingénieur.
Par ailleurs, elles connaissent dans ce secteur un moment critique entre vingt-cinq et trente-cinq ans : elles doivent choisir entre vie professionnelle et vie familiale. Cela explique leurs difficultés à accéder aux postes à responsabilité.
Le sexisme et le harcèlement sont très présents dans ces milieux. Les femmes sont régulièrement victimes d’injures, de chantage, de menaces sur internet et sur les plates-formes de jeux vidéo. En 2014, Zoe Quinn, créatrice de jeux vidéo, a été victime d’une campagne de harcèlement parce qu’elle dénonçait le sexisme dans son secteur professionnel, ce qui a donné lieu au fameux Gamergate. Mar_Lard, dont je vous ai parlé, a aussi fait l’objet de harcèlement. Plus récemment, les organisateurs du festival South by Southwest ont déprogrammé de l’édition 2016 deux tables rondes consacrées à la question du harcèlement en ligne et au harcèlement sexiste dans l’industrie du jeu vidéo après une campagne de pression. Devant la mobilisation sur les réseaux sociaux et internet pour protester contre cette décision, ils ont présenté des excuses et ont choisi de dédier une journée entière à la question du harcèlement sur internet, qui se tiendra le 12 mars 2016.
L’industrie du divertissement est extrêmement puissante. Elle représente en France un potentiel de création d’emplois et de développement économique majeur et fait aujourd’hui jeu égal avec le cinéma. On assiste à un mouvement de professionnalisation des joueurs en ligne. Les enjeux économiques sont élevés. Les représentations que véhiculent les jeux vidéo ont une forte influence sur la jeunesse. Dans le monde des pixels, le statut des femmes est peu enviable. Mar_Lard souligne que selon le regard masculin qui gouverne les jeux vidéo, les femmes sont avant tout là pour plaire aux hommes ; on y retrouve le stéréotype de la belle demoiselle en détresse, qui va servir de récompense pour le héros et le joueur. Certains jeux ont même fait scandale en offrant la possibilité aux joueurs de violer des personnages féminins. Après avoir fait une analyse de dizaines de jaquettes de jeux vidéo et des graphismes au sein même des jeux, Fanny Lignon arrive aux mêmes conclusions : « les hommes sont toujours au premier plan et les femmes, qui sont systématiquement érotisées, sont derrière », érotisation qui s’accentue de plus en plus.
Du côté des professionnels de l’industrie du jeu vidéo, où la féminisation des postes progresse très lentement, le bilan n’est guère reluisant : les grandes conventions ne sont pas des endroits sûrs pour les femmes. Durant le salon E3 de Las Vegas, des hôtesses ont été victimes d’incidents. Le harcèlement en ligne par la communauté des joueurs en réseau, connectés entre eux par Internet et un micro-casque, est monnaie courante. Selon Mar_Lard, « toutes les filles qui jouent en ligne connaissent ça. On est obligées de prendre un pseudo masculin et de couper le micro pour éviter les remarques sexistes ou les insultes. Le harcèlement fait partie de la culture de la communauté ». À chaque fois que des joueuses ou des blogueuses ont dénoncé ce phénomène, elles ont été victimes d’insultes et de menaces de mort.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Voilà qui me fait voir d’un autre œil les rassemblements de joueurs organisés par Futurolan à Poitiers. Je m’y rends ce weekend et vais m’intéresser aux contenus des jeux.
Mme Clémence Pajot. Il y a tout un débat sur la mixité dans les compétitions professionnelles : les équipes doivent-elles être composées uniquement d’hommes ou de femmes ou bien être mixtes ? Les équipes féminines permettent de donner une plus grande visibilité aux joueuses et d’accroître leur légitimité mais en même temps cautionnent l’idée, fausse bien évidemment, qu’elles ne jouent pas comme les joueurs.
Pour améliorer cette situation, nous recommandons d’encourager l’éducation aux médias et aux jeux vidéo dès le plus jeune âge. Il faudrait pouvoir attirer davantage de filles vers le numérique. Pour Fanny Lignon, les images extrêmement stéréotypées des jeux vidéo doivent servir de support pour amener les plus jeunes à s’interroger sur le sexisme et déconstruire ses ressorts.
Il importe également d’intégrer des femmes dans les équipes de conception des jeux. Les personnages féminins ont aujourd’hui des rôles secondaires peu exaltants et nous faisons le pari qu’une plus grande mixité parmi les concepteurs entraînerait une plus grande diversité de profils et de modèles.
Un autre levier d’action est de rendre visibles les parcours de réussite des femmes. Les femmes à la tête des entreprises du numériques sont peu nombreuses mais constituent des exemples, à l’instar de Marissa Mayer, PDG de Yahoo, ou de Sheryl Sandberg, numéro 2 de Facebook.
Il faut souligner les intéressantes initiatives de tutorats pour les filles. L’association Femmes & Sciences a lancé le très intéressant programme « WI-FIlles », qui vise à former les jeunes filles de Seine-Saint-Denis à la maîtrise des outils numériques. Une session de formation leur a récemment été ouverte à l’école 42, école de codage accessible à tous, quels que soient l’âge et le niveau de formation.
En matière de développement, Joëlle Palmieri souligne que l’usage des outils numériques ne doit pas être décidé par les bailleurs de fonds. L’accès au cyberespace est très souvent vu sous l’angle économique mais il ne faut pas oublier qu’il constitue une possibilité d’émancipation pour les femmes : elles doivent pouvoir choisir l’usage qu’elles en font, qu’il s’agisse des loisirs, des réseaux sociaux, des luttes ou de la création.
Le cyberspace est un formidable espace d’émancipation pour les femmes comme pour les hommes ; il sert de support à de nouveaux modes de mobilisation et d’expression ; il est source d’une extraordinaire créativité, presque sans limite ; il constitue aussi un espace de travail, où se développent toutes sortes de nouveaux métiers.
Force est toutefois de constater que les femmes ont aujourd’hui un accès restreint à cet espace. Elles sont souvent considérées comme étant non légitimes, qu’il s’agisse des métiers du numérique ou des espaces de loisirs, comme on l’a vu avec l’évocation des jeux en ligne. Le cyberespace est marqué par une forte tendance à l’entre-soi, souvent entretenu par des hommes, ce qui pousse à l’exclusion des femmes. Par ailleurs, c’est un espace de défoulement du machisme et du sexisme : le sentiment d’impunité se nourrit de l’anonymat et de la distance créée par le virtuel.
Nous voulons insister sur trois priorités : favoriser un accès universel à cet espace, quels que soient l’âge, le milieu social, le sexe ; éduquer les jeunes à un usage responsable et développer leur esprit critique ; condamner et sanctionner les comportements délictueux et les usages irresponsables.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Mme Catherine Becchetti-Bizot, ancienne directrice de la Direction du numérique pour l’éducation au ministère, avec laquelle je me suis entretenue cet après-midi, a indiqué qu’il y avait toujours une formation aux médias et à internet au sein de l’éducation nationale. Je crains toutefois qu’à l’instar de l’éducation à la sexualité, elle n’ait rien de systématique et dépende beaucoup de la sensibilité des enseignants.
Je vous suis tout à fait sur l’éducation des jeunes aux jeux vidéo. Il faut aussi que les parents et les grands-parents fassent preuve de discernement, notamment dans le choix des applications qu’ils téléchargent sur leur téléphone pour laisser jouer les enfants et s’assurer des moments de tranquillité.
Mme Clémence Pajot. Vous me donnez une idée : il serait intéressant d’étudier ces applications et de suivre les mêmes méthodes que certaines revues de littérature pour la jeunesse qui diffusent des listes de livres non sexistes.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Il me semble qu’aucun filtre de contrôle parental ne peut être efficace, surtout avec les fenêtres publicitaires qui apparaissent intempestivement.
Mme Clémence Pajot. Ce contrôle est d’autant plus difficile à exercer que le rythme de renouvellement des applications est extrêmement élevé. Il faut absolument développer un sens critique chez les enfants et les former à un usage responsable du cyberespace. Les cours d’informatique à l’école sont une formidable opportunité de travailler avec les jeunes sur tous ces sujets.
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure. Je vous remercie, madame Pajot, pour votre éclairage très intéressant. Nous suivons avec beaucoup d’intérêt les travaux du centre Hubertine Auclert. Le développement du cyberactivisme et des nouvelles formes de féminisme semble prometteur.
Audition de Mme Sophie Pène, membre du Conseil national du numérique (CNNum) et responsable du groupe de travail sur l’éducation et le numérique, professeure à l’université Paris Descartes, de Mme Somalina Pa, rapporteure générale, et de Mme Camille Hartmann, rapporteure au CNNum
Compte rendu de l’audition du mardi 17 novembre 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle, rapporteure d’information sur les femmes et le numérique. Dans le cadre de ses travaux sur le numérique, la Délégation aux droits des femmes poursuit ses auditions en recevant aujourd’hui des représentantes du Conseil national du numérique (CNNum).
En novembre 2013, le CNNum a sorti un rapport intitulé « Citoyens d’une société numérique – Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion ». Il a également constitué un groupe de travail sur l’éducation et le numérique et publié un rapport en octobre 2014 intitulé « Jules Ferry 3.0 – Bâtir une école créatrice et juste dans un monde numérique ».
Pouvez-vous nous présenter les conclusions de ces deux rapports ?
Quelles sont les préconisations principales du CNNum en matière d’éducation au numérique ? Que pensez-vous du plan numérique pour l’éducation lancé par le Président de la République en 2015 ? Comment attirer plus de jeunes filles vers l’économie du numérique ?
Enfin, pouvez-vous nous dévoiler les premières pistes du groupe de travail du CNNum sur l’impact sur l’emploi et les métiers des nouvelles technologies digitales ?
Mme Sophie Pène, pilote du groupe de travail du CNNum sur l’éducation et le numérique. Je commence par le premier rapport sur la politique d’inclusion.
L’inclusion des femmes par le numérique a été une des préoccupations du groupe de travail sur l’inclusion numérique. Pour autant, cette question n’a pas fait l’objet d’un chapitre dans notre rapport car les personnes que nous avons auditionnées ne l’ont jamais présenté comme un problème spécifique. Nous avons donc adopté dans ce rapport une approche globale des personnes éloignées du numérique, comme les dénomment les associations comme Simplon.co, au sein desquelles on retrouve les femmes, les personnes handicapées, les seniors et les migrants.
Nous avions une commande sur la « fracture numérique », mais avons décidé de présenter une approche positive de l’inclusion grâce au numérique et par le numérique. À titre d’exemple, les formations de l’association Simplon.co, « fabrique d’artisans du numérique » qui traite ensemble la formation et la création d’entreprise, attire un grand nombre de femmes, y compris très diplômées. Je pense à une jeune femme indienne, titulaire d’une thèse en statistiques médicales, qui a développé un projet de garde partagé, avant de trouver un travail dans un laboratoire pharmaceutique grâce au réseau dont elle a bénéficié grâce à Simplon.co.
Ainsi, la dynamique d’inclusion s’opère grâce à des entreprises sociales qui organisent un mentorat, des événements, permettant aux femmes qui n’ont pas de réseau social de faire des rencontres, puis d’accéder à l’emploi, voire à des financements – je pense à une « simplonienne » qui a gagné un prix dans une compétition de projets féminins, grâce à un projet permettant aux personnes handicapées de présenter leur histoire de vie. Dans cette logique d’inclusion, la formation au code est envisagée, non comme une simple formation aux techniques informatiques, mais comme le minimum qui va permettre à ces femmes d’exprimer leur talent, leur créativité et leur capacité d’entreprenariat.
Sur les emplois des jeunes sans diplôme et désavantagés, les success-stories qui nous ont été relatées ne concernaient que les jeunes garçons. En effet, la maintenance informatique, la gestion documentaire et l’assistance à l’utilisateur sont des domaines dans lesquels les formations courtes qui existent attirent majoritairement de jeunes hommes et leur permettent de s’insérer rapidement. Nous en concluons que le rapprochement des femmes du numérique nécessite des formations spécifiques pour les aider à franchir le pas, à ne pas se sentir « handicapées » par rapport à la technique. En effet, en raison de l’image de l’informatique dans notre société – l’informatique est un monde d’hommes, les emplois dans ce secteur sont de très haut niveau et nécessitent un cursus scientifique –, les femmes ne s’orientent toujours pas spontanément vers les métiers informatiques.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il n’est pas faux de dire que l’informatique est un monde d’hommes.
Mme Sophie Pène. Il faut trouver les moyens d’inverser cette tendance, car elle est dommageable pour notre économie et notre société.
Nous avons également noté que les actions d’inclusion sont concurrentes les unes par rapport aux autres. Pour les travailleurs sociaux, le numérique n’est pas un élément d’insertion, contrairement à l’éducation créative par le cinéma, la photo ou le sport, qu’ils jugent plus socialisante. Leur vision est que l’informatique forme des autistes, des personnes présentant une addiction aux jeux – beaucoup de préjugés sont à l’œuvre sur les jeux vidéo. Par conséquent, les adolescents asociaux ou en décrochage scolaire sont plutôt dirigés vers le sport ou le cinéma, et non vers des formations informatiques pour lesquelles ils ont pourtant une appétence. Les personnels du travail social considèrent même que les formations au numérique leur prennent de l’argent ! Dans ce contexte fortement clivant, les femmes ont peu de chances d’être orientées vers des formations informatiques. Les agents de Pôle Emploi ont eux-mêmes un préjugé sur les emplois de haut niveau en informatique, en estimant qu’ils ne sont pas faits pour les femmes. Nous pensons donc important que soit mené un travail d’inventaire de tous les métiers de l’informatique à tous les niveaux de qualification.
À l’échelle internationale, grâce aux actions de l’UNESCO notamment, des formations minimalistes sont organisées par des opérateurs afin de permettre à des femmes de travailler à distance. En Inde, par exemple, la formation minimale au code a permis de créer de nombreux emplois dans la hotline, la sous-traitance, la maintenance et le développement pour des femmes travaillant chez elles.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Aucune des personnes auditionnées n’a abordé le numérique sous l’angle des femmes ?
Mme Sophie Pène. Aucune de la centaine des personnes auditionnées ne l’a fait.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Cela est fort dommage car nous manquons cruellement de statistiques et de données sexuées.
Les États-Unis ont estimé à 800 000 le nombre d’emplois qui vont disparaître dans le secteur de la médiation. En France, ces métiers sont majoritairement occupés par des femmes, d’où l’urgence d’agir pour les aider à investir les métiers du numérique !
Mme Sophie Pène. Selon les chiffres de l’UNESCO, les femmes représentent 60 % du travail dans le monde et 2 % du capital.
Je termine en disant que nous avions pensé être saisis sur la question des femmes, mais le travail réalisé à l’époque avec Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, n’a pas abouti en ce sens.
J’en viens à notre rapport sur l’éducation.
Auparavant, la logique des plans numériques ne convenait pas, car ils portaient essentiellement sur le matériel et, surtout, ils reposaient sur l’utilisation du numérique dans les classes au service de la pédagogie – et non sur l’enseignement du numérique aux élèves pour leur avenir. Aujourd’hui encore, les formations proposées aux professeurs sont dénommées « introduction du numérique dans la pédagogie » : elles ne visent pas à former des générations plus créatives, capables de comprendre un algorithme et de bâtir un programme.
La nouveauté du grand plan numérique annoncé au printemps dernier réside à la fois dans l’initiative donnée aux équipes de professeurs et dans la création de contenu. Pour la première fois, un plan envisage la capacité du numérique à répondre aux désirs des enfants. Face au décrochage, à l’échec scolaire, aux inégalités, toutes les pistes doivent être explorées, et le numérique en fait partie. Ainsi, le numérique est considéré, non plus comme un dossier technique, mais comme un levier au service de la démocratie scolaire.
Dans le cadre de notre rapport « Jules Ferry 3.0 », la question des femmes a par contre été abordée par un grand nombre de personnes auditionnées, en particulier celles militant pour une éducation précoce à l’informatique. Les intervenants, représentants de start-up, d’associations ou du monde de la recherche, nous ont expliqué que les petites filles initiées au code n’envisagent pas le numérique de façon genrée jusqu’à leurs douze ans, mais que passé cet âge, elles considèrent que le numérique n’est pas pour elles, mais pour les garçons. D’où l’insistance de tous ces acteurs sur la nécessité de bâtir des actions précoces de formation destinées aux enfants entre six et douze ans et sur l’importance des fabLabs et des Coding goûters. Ainsi, enseigner l’informatique autrement peut passer par le travail en coopération, l’apprentissage par le « faire », l’expérimentation par l’erreur, la compréhension de l’outil et le regard critique sur la machine.
M. Gilles Dowek, qui organise des formations ciblées pour les filles, nous a expliqué que ces dernières sont deux fois plus nombreuses en seconde qu’en première et deux fois plus nombreuses en première qu’en terminale à suivre ces formations. Par conséquent, il est plus facile d'intéresser les filles à l’informatique en classe de troisième plutôt qu’en terminale.
La majorité des informaticiens en France sont passés par un cursus mathématique, une classe préparatoire et une école d’ingénieur. Dans ce contexte, on a peu de chance de voir des filles s’orienter vers l’informatique.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pourquoi les filles décrochent-elles des formations informatiques au lycée ?
Mme Sophie Pène. Une explication apportée est le style d’enseignement dispensé. Les cultures d’atelier, l’apprentissage avec les pairs, fonctionnent très bien, alors que les cours d’informatique n'intéressent personne, et encore moins les filles. Tout le monde a convenu que les façons d’enseigner l’informatique étaient atroces et qu’il fallait privilégier les méthodes ludiques, joyeuses, expérimentales actuellement destinées aux enfants. Les méthodes destinées aux enfants doivent profiter aux prépas. M. Serge Abitboul, chercheur de l’INRIA et professeur à l’ENS, nous a dit que ses cours étaient très ennuyeux et qu’il envisageait de s’y prendre autrement après avoir visité Simplon et l’École 42.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Est-on obligé de passer par une classe préparatoire pour travailler dans l’informatique ?
Mme Sophie Pène. Oui, car les demandes actuelles concernent des ingénieurs. La voie universitaire est très intéressante, avec des formations MIAGE notamment, mais les licences et masters en informatique portent sur de petits volumes. La « voie royale » est le passage par Centrale ou l’ENST. Toutes les écoles d’ingénieurs se sont spécialisées en informatique ou en statistiques, où s’orientent peu de filles.
Jusqu’au début des années 2000, les IUT regroupaient 30 % de filles dans les filières informatiques, puis leur nombre a brusquement décru par la suite. Dans les années soixante-dix quatre-vingt, les femmes travaillant dans l’informatique étaient aussi nombreuses que les hommes, puis elles ont été de moins en moins nombreuses par la suite, sans que personne n’apporte une explication à ce phénomène.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Dans les années soixante-dix, les hommes travaillaient dans le hardware et les femmes dans le software. Aujourd’hui, alors que la micro-informatique s’est démocratisée, les femmes se sont retirées des emplois informatiques. La question est de savoir pourquoi.
Mme Sophie Pène. Quatre voies existent pour les faire revenir.
La première est une formation à l’informatique qui comporterait des approches artistiques et créatives. D’où notre proposition d’un baccalauréat « humanités numériques », s’adressant essentiellement aux littéraires, avec des enseignements sur le design, la robotique, les objectés connectés, ce qui permettrait d’attirer davantage de filles.
La seconde est de mettre à profit la culture hacker, où se retrouvent beaucoup de filles. Un grand nombre de filles bricolent, fabriquent, font du design, aiment les cursus alternatifs. Dans les FabLabs, la société est un peu plus mixte que dans les licences informatiques.
La troisième voie est celle du jeu, en dépit de la représentation de la femme dans les jeux vidéo. Il faut savoir que les filles sont des joueuses, aiment les jeux – vous vous souvenez de la polémique très violente à la suite de la dénonciation du sexisme chez les geeks par la gameuse Mar_Lard. Dans les clubs de conception de serious games, les filles sont autant intéressées que les garçons.
La quatrième voie est de se doter de formateurs spécifiques pour approcher les filles. Un grand nombre d’expérimentations existent aux États-Unis, comme celles de l’association « Girls who code », qui s’appuie sur un réseau de femmes ingénieures et entrepreneuses et dont s’inspire Simplon.co pour favoriser l’empowerment féminin par la culture du code. Des dispositifs existent en France, comme la Grande École du Numérique ou encore le programme d’investissement d’avenir dédié à la culture de l’innovation et de l’entreprenariat, qui intègrent des approches ciblées sur les filles. Je pense au projet de la Ligue de l’enseignement, aux Déclics du numérique, au projet de l’INRIA, à Bibliothèque sans frontières, aux Magic makers, etc.
Dans ce contexte, la réponse du ministère de l’Éducation nationale, dont la vision de l’informatique est restée bloquée sur l’éducation aux médias, ne nous a pas totalement satisfaites. Le dogme du ministère est en effet l’éducation aux médias, vision portée par le réseau Canopé et le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) et selon laquelle Internet reste essentiellement un texte, tandis que le jugement a surtout une fonction d’objectivation de l’information, ainsi que de filtre critique sur une information par essence hétérogène et dangereuse. Cette vision éducative, relativement défensive, a certes un intérêt, mais ce n’est pas l’éducation aux médias qui peut saisir en profondeur les phénomènes d’embrigadement. Par contre, nous avons regretté que la formation technique soit considérée comme désuète et portée par le fameux lobby informatique. L’Éducation nationale ne voudrait pas être perçue comme pourvoyeuse de développeurs, sa vision étant plus large.
Mme Edith Gueugneau. Je me réjouis que la Délégation aux droits des femmes s’empare de ce sujet, car le regard sur les femmes dans l’informatique doit changer.
Il faut combattre le préjugé selon lequel les femmes sont éloignées du secteur du numérique. Dès le XIXe siècle, elles ont contribué au développement de l’informatique – je pense à l’illustre mathématicienne Ada Lovelace, considérée comme l’auteure du premier programme informatique au monde.
En outre, il faut combattre la misogynie et le sexisme, car les femmes sont régulièrement victimes d’injures, de chantage, de menace de viol, voire de mort, sur Internet, notamment sur les plateformes de jeux.
Le numérique est un secteur en voie de féminisation et l’emploi reste une priorité pour nos concitoyens. Comment favoriser l’accès des femmes aux métiers du numérique, notamment en termes de formation aux nouveaux outils ?
Sur les filières d’ingénieur dépendant des écoles des Mines, le Gouvernement a décidé de mettre en place une action de sensibilisation et de partenariat en lien avec les lycées, afin d’inciter les jeunes filles à se diriger vers ces formations, aujourd’hui à forte dominante masculine. Sera-t-il possible d’obtenir un premier retour sur cette initiative ?
Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous invite à nous répondre par écrit sur cette question, mesdames, ainsi que sur les autres sujets que nous n’avons pas eu le temps d’aborder, comme le télétravail et le sexisme dans le numérique
Audition de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, auprès du ministre de l’Économie, de l’industrie et du numérique
Compte rendu de l’audition du mercredi 2 décembre 2015
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous recevons aujourd’hui Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, que je remercie vivement d’avoir bien voulu répondre favorablement à notre invitation.
Mme la secrétaire d’État va nous faire part de la réflexion gouvernementale sur un sujet qui nous tient à cœur, « Femmes et numérique ». Elle va également nous présenter le projet de loi pour une République numérique, qui sera examiné par l’Assemblée dans le courant du mois de janvier et sur lequel notre Délégation a souhaité être saisie pour information. Le rapport de notre Délégation sera présenté à ses membres le 15 décembre prochain.
L’exposé des motifs du projet de loi pour une République numérique indique que « le numérique constitue une nouvelle opportunité de développement, de croissance et de partage pour notre pays, nos entreprises et nos concitoyens. Il est également un formidable moyen de renforcer les valeurs fondamentales de notre République. »
Dans une interview accordée au Figaro en mars dernier, vous avez déclaré, madame la secrétaire d’État, que « le numérique est un formidable outil d’émancipation pour les femmes ».
Dans quelle mesure le numérique constitue-t-il une opportunité permettant aux femmes d’accéder à des emplois nouveaux et de réussir leur inclusion sociale ?
Le numérique ne risque-t-il pas de faire disparaître des emplois majoritairement occupés par des femmes ?
De quelle manière le numérique va-t-il révolutionner l’Éducation nationale et plus précisément la manière d’enseigner aux élèves ?
Enfin, disposez-vous d’éléments sur les conditions dans lesquelles les dispositions de la loi du 4 août 2014 en lien avec la question des cyberviolences ont été mises en œuvre ?
Mme la secrétaire d’État chargée du Numérique. Le thème « Femmes et numérique » me tient particulièrement à cœur en raison, d’une part, de mon engagement personnel et professionnel de longue durée, et, d’autre part, de la sous-représentation des femmes dans ce secteur économique.
Je vais commencer par vous présenter le projet de loi pour une République numérique, qui sera présenté en Conseil des ministres le 9 décembre, avant d’être examiné à l’Assemblée jusqu’à la mi-janvier par la commission des lois saisie au fond et quatre commissions saisies pour avis, puis dans l’hémicycle à partir du 20 janvier 2016.
Ce projet s’articule autour de trois titres qui correspondent à la devise de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Liberté, avec l’ouverture et la circulation des données, puissant catalyseur d’innovation. Égalité, avec la création de nouveaux droits pour les particuliers, dans le respect de la vie privée et des données personnelles. Fraternité, avec un objectif d’inclusion sociale et sociétale. Ces titres peuvent se résumer en trois mots : croissance, confiance et inclusion. C’est cette approche interministérielle que j’ai souhaité adopter, le texte modifiant douze codes actuellement en vigueur.
Le titre Ier est consacré à l’économie de la donnée et à la libre circulation des données et des savoirs.
Les données sont le trésor de l’économie numérique, comme l’a été le pétrole pour certaines industries au XXe siècle. Plus elles circulent, plus elles créent de la valeur autour du potentiel d’innovation. C’est pourquoi le projet de loi introduit le principe d’ouverture des données publiques par défaut. Grâce à ce renversement culturel, les administrations devront systématiquement se poser la question de savoir si elles doivent publier les nouveaux documents ou les nouvelles informations qu’elles produisent.
Le texte crée ensuite une nouvelle catégorie juridique de données, les données d’intérêt général, qui devront être partagées par les entreprises privées lorsqu’elles entretiennent un lien contractuel avec l’État, soit sous forme de concession, de délégation de service public ou de régie, soit parce qu’elles reçoivent des subventions. L’accès aux données collectées dans le cadre de l’exécution d’un contrat est en effet aussi stratégique que l’exécution du contrat lui-même. Par conséquent, les collectivités locales, par exemple, qui signent des contrats de régie avec des entités privées doivent avoir accès aux données collectées à l’occasion de l’exploitation du contrat pour définir de meilleures politiques publiques.
Le texte introduit également la possibilité pour les chercheurs publics de publier en ligne les articles relatifs aux travaux de leurs recherches à l’issue d’un certain délai, en les autorisant à sortir du contrat d’exclusivité qui les lie à des éditeurs commerciaux. Cette disposition vise à favoriser la libre circulation du savoir et de la recherche.
Le titre Ier crée enfin une nouvelle mission, le service public de la donnée. Elle amènera les entités publiques à définir des stratégies de collecte, de détention, d’information, d’exploitation et d’utilisation de ces données, dans un objectif d’intérêt général.
Le titre II du projet de loi vise à créer de nouveaux droits.
Il introduit d’abord dans le droit français le principe de neutralité de l’Internet. Il s’agit de faire écho au résultat des négociations qui ont été menées à Bruxelles, dans le cadre de l’accord sur le marché unique des télécoms, sur l’accès libre, ouvert et non discriminatoire au réseau. Conformément à cet accord, conclu sous l’impulsion du Gouvernement français, il convient désormais de confier au régulateur national, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), le pouvoir de contrôler le respect de la neutralité du Net et éventuellement de sanctionner le non-respect de ce principe par les opérateurs.
Le texte introduit ensuite le principe de loyauté des plateformes dans le droit de la consommation. Ces plateformes, que nous définissons pour la première fois dans le droit, et qui mettent en lien des consommateurs finaux et des prestataires de services ou des vendeurs, devront fournir une meilleure information aux consommateurs qui signent parfois aveuglément des conditions générales d’utilisation. La disposition permettra ainsi de créer les conditions d’une meilleure confiance dans l’économie numérique, en obligeant les plateformes – souvent les géants de l’Internet –, qui sont dans une position de force par rapport aux usagers, à une obligation de loyauté vis-à-vis des consommateurs. Ces derniers pourront alors exercer leur choix en toute transparence.
Le titre II introduit enfin un nouveau principe général de droit, la libre disposition des données personnelles, principe d’application large qui se décline en des articles plus précis sur la portabilité des données – des courriels, en particulier, qui doivent pouvoir être récupérés en cas de changement de prestataire de services –, sur le droit à l’oubli pour les mineurs, et enfin sur la mort numérique qui permettra d’indiquer à l’hébergeur de données personnelles son souhait quant au traitement de ses propres données en cas de décès. À l’heure où le numérique est très anxiogène du fait des problèmes de fuite de données personnelles, de failles de sécurité, d’attaques informatiques, sans compter les phénomènes de radicalisation et de cyberviolence, il s’agit, là encore, de renforcer la confiance de nos concitoyens dans le numérique.
Le titre III du projet de loi vise à imposer des obligations d’accessibilité en faveur de publics fragiles, notamment les personnes en situation de handicap. Je pense en particulier aux personnes sourdes et malentendantes qui doivent bénéficier d’un accès au service téléphonique et d’après-vente des grandes entreprises équivalent à celui des autres utilisateurs, ainsi qu’aux sites internet et applications mobiles des administrations publiques. La France accuse en effet un retard en ce domaine par rapport à d’autres États, en particulier les pays de l’Europe du Nord et le Canada.
Le projet de loi introduit enfin le principe du maintien à la connexion à Internet en faveur des foyers les plus fragiles, qui pourraient se trouver temporairement dans une situation les empêchant de régler une facture. Il s’agit d’étendre à l’accès à Internet le dispositif existant en matière de fourniture d’eau, de gaz et d’électricité. Les femmes, qui sont le plus souvent touchées par la précarité, seront les premières bénéficiaires de cette mesure qui sera mise en œuvre essentiellement au niveau départemental. À cet effet, nous entamons une démarche d’expérimentation avec des départements candidats pour assurer le financement de cette disposition.
En conclusion, ce projet de loi poursuit un objectif politique. Le numérique est très souvent appréhendé de manière experte, alors qu’il est très ancré dans le quotidien de nos concitoyens, et ce à tous les niveaux – les attentats nous l’ont rappelé très douloureusement. Face à un outil qui peut être bien ou mal utilisé en fonction de l’objectif qu’on lui a fixé, ce projet de loi consiste à mettre en place une stratégie globale afin de répondre aux enjeux actuels.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Notre réflexion sur le thème « Femmes et numérique » est partie du constat formulé dans leur rapport sur le numérique par Mmes Laure de la Raudière et Corinne Erhel sur la place des femmes dans ce secteur. Les jeunes filles sont peu nombreuses à s’orienter vers les carrières scientifiques, si ce n’est en biologie. De surcroît, les femmes sont très peu nombreuses à créer des start-up, notamment parce que les banques sont moins enclines à prêter aux entrepreneures. Tous ces freins doivent être levés.
Le télétravail, qui concerne surtout les cadres, montre une inégalité genrée. En effet, un homme ne demande rien à personne pour pouvoir faire du télétravail, alors qu’une femme doit demander à pouvoir le faire et elle est considérée comme se désengageant de l’entreprise pour se garder du temps personnel. Le télétravail est-il une réelle opportunité pour les femmes ou recèle-t-il un risque d’enfermement ?
Dans le monde du travail, moins on est qualifié, moins on a accès à l’informatique. Or un certain nombre de femmes ne maîtrisent pas l’informatique, alors qu’elles souhaitent bénéficier des nouvelles technologies afin d’améliorer leur situation professionnelle. La médiation numérique s’adressera-t-elle aux salariées et permettra-t-elle l’inclusion sociale et professionnelle des femmes ?
Mme la secrétaire d’État. Le débat n’est pas tranché entre les économistes et les sociologues sur la question de savoir si le numérique est destructeur ou créateur d’emplois. Au cours des dernières décennies, la robotisation a détruit des emplois lorsqu’elle n’était pas accompagnée. Cela oblige à repenser en permanence la formation professionnelle continue. Aujourd’hui, face à l’émergence des nouvelles technologies, la nouveauté est que le rythme des évolutions nécessaires s’accélère de plus en plus, ce qui impose aux pouvoirs publics de mener des politiques en faveur de la formation professionnelle de plus en plus proactives. Dans ce contexte, le modèle d’avenir sera celui d’une formation initiale généraliste solide couplée à une formation continue visant à acquérir de nouvelles compétences liées aux technologies, afin de permettre aux travailleurs de s’adapter aux changements permanents.
Les start-up permettent de souligner un paradoxe. Les jeunes pousses sont des structures souples, avec une hiérarchie légère, et animées par l’urgence de croître, de faire face à une concurrence acharnée, notamment sur les marchés internationaux, de recruter rapidement, ce qui leur évite de sombrer dans des schémas d’organisation du travail classiques, produisant des discriminations à l’égard des femmes. On pourrait donc penser que le numérique est une réelle opportunité pour les femmes, notamment lorsqu’elles créent leur entreprise. C’est ce que l’on constate, non parmi les chefs d’entreprise, mais parmi les salariés de certaines start-up. Malheureusement, les entreprises en forte croissance retombent très vite dans des schémas d’organisation qui voient se réinstaller le plafond de verre. Les chiffres sont à cet égard très préoccupants, puisque seules 10 % de femmes sont créatrices d’entreprises innovantes, alors qu’elles sont 30 % à travailler dans le numérique. On est donc très loin de l’égalité femmes-hommes.
Les causes de cette sous-représentation féminine sont largement culturelles. En effet, si 50 % des bachelières scientifiques sont des femmes, elles sont ensuite beaucoup moins nombreuses à choisir les matières scientifiques à l’université ou en école d’ingénieur, et elles ne représentent que 20 % des nouveaux diplômés à la sortie des écoles d’ingénieur. La perception des jeunes filles sur les métiers technologiques, en particulier du numérique – mais cela est vrai également pour l’électronique et l’aéronautique, par exemple –, est généralement mauvaise. Cela est d’autant plus paradoxal que ces métiers offrent des perspectives de carrière intéressantes et des salaires très attractifs, que les secteurs concernés sont actuellement en tension avec des offres d’embauche supérieures aux demandes d’emploi, et que les métiers du numérique cessent d’être cantonnés au strict champ scientifique pour s’élargir à tous les secteurs d’activité, en particulier le marketing, le design et le graphisme.
Ce double paradoxe est une réalité dans l’ensemble des pays occidentaux. Si les États-Unis s’intéressent à la question du genre dans le numérique, c’est aussi parce que la main-d’œuvre féminine se fait trop rare, notamment dans la Silicon Valley. Les femmes dirigeantes de grandes entreprises du Net autour de San Francisco font figure d’exception, puisqu’elles ne sont que deux ou trois – je pense à Mme Sheryl Sandberg. En France, quelques start-up créées par des femmes ont réussi, je pense à Leetchi.com, Mylittleparis.com et Videdressing.com, mais elles sont elles aussi minoritaires.
Avec Mme Pascale Boistard, secrétaire d’État chargée des droits des femmes, nous allons lancer un plan stratégique « mixité numérique », qui sera dévoilé au mois d’avril prochain avec une triple ambition : favoriser la mixité du secteur, notamment en travaillant sur les représentations sexuées des métiers auprès du grand public, des jeunes en phase d’orientation scolaire et des publics en reconversion ; sensibiliser les entreprises sur l’intérêt économique de promouvoir la mixité en interne ; mobiliser les acteurs publics et associatifs au niveau local pour les aider à se fédérer.
Les associations en France qui promeuvent auprès des jeunes filles et des femmes les formations et les métiers liés au numérique, et aux sciences et technologies de manière générale, sont très nombreuses : Girlz in Web, Girls in Tech, Femmes du numérique, Duchess France, WI-Filles, EMA, Elles bougent, Cyberelles, Social Builder, et j’en oublie certainement. L’association WI-Filles notamment organise des formations auprès des collégiennes et des lycéennes de Seine-Saint-Denis, dont certaines sont sorties ambassadrices, avec des résultats très probants puisque 75 % de ces jeunes filles ont décidé de changer de cursus après avoir modifié leur perception sur les métiers du numérique à la suite de ces formations.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Aucune des personnes auditionnées par le Conseil national du numérique (CNNum), que notre délégation a reçu à la mi-novembre, n’a abordé le sujet sous l’angle des femmes. Cela est fort dommage, car nous manquons de données sexuées.
Mme la secrétaire d’État. Voilà une idée de saisine du CNNum, que je soumettrai à Mme Pascale Boistard : cela nous permettrait d’obtenir des données objectives afin de présenter des propositions concrètes d’action. J’aimerais en souligner une, portée par le Gouvernement, il s’agit de la Grande École du Numérique.
La Grande École du Numérique vise à labelliser des formations à des métiers du numérique dans tous les territoires. De courte durée – de trois à dix-huit mois –, ces formations s’adresseront en particulier à des populations jeunes non diplômées et sans emploi pour leur apprendre le métier de développeur, d’animateur de communauté (community manager), d’animateur de réseaux sociaux, etc. Il s’agira ainsi de former « des couteaux suisses » du numérique, actuellement très recherchés, notamment par les petites et moyennes entreprises.
Cette Grande École du Numérique va très bientôt exister puisque l’appel à projets que nous avons lancé cet automne est désormais clos. Le jury de sélection s’est réuni la semaine dernière et va se réunir à nouveau cette semaine. L’engouement a été très fort, avec 180 demandes de labellisation reçues de la part de structures de formation très diverses – universités, écoles de la seconde chance, entreprises privées, associations, collectivités locales. Nous devrions bientôt atteindre 160 formations labellisées pour la première promotion, sur un total de 305 demandes, ce qui concernera au total entre 80 et 90 fabriques du numérique.
Pour cet appel à projets, nous avons fixé à 30 % le nombre de jeunes femmes formées, ce qui est une des conditions pour être sélectionné. Si certaines structures de formation n’ont pas pu s’engager sur ce quota faute de trouver suffisamment de candidates, cet objectif sera atteint au niveau national. C’est la première fois que les pouvoirs publics posent une condition pour obtenir la labellisation « Grande École du Numérique ». Je crois vraiment qu’il s’agit là d’un vecteur qui permettra de diffuser la culture numérique et les formations numériques dans tous les territoires. D’ici à 2017, ce sont plus de 10 000 jeunes que nous souhaitons ainsi former.
Par ailleurs, j’ai demandé à la Banque publique d’investissement (BPI) quel sort avait été réservé à mon amendement à la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui devait permettre à la BPI d’introduire dans ses missions un objectif d’égalité femmes-hommes et de lutte contre les discriminations dans l’octroi de financements et de prêts à des créateurs d’entreprise. J’attends la réponse de la BPI pour pouvoir vous communiquer des données chiffrées.
Mme Maud Olivier. En dix ans, le nombre des équipements informatiques dans les collèges a doublé. Une initiation au codage informatique avait été envisagée dès l’école primaire : cela me semble très important dans la mesure où il est plus facile de lutter contre les discriminations dès le plus jeune âge.
Mme Chaynesse Khirouni. Il existe une réelle fracture en matière de création d’entreprise, puisque 91 % des start-up hexagonales sont dirigées par des hommes et que, dans la première promotion des 48 start-up ayant bénéficié du Pass French Tech, une seule était dirigée par une femme. Dans le secteur économique le plus innovant, les femmes n’ont donc pas pris leur place. Paradoxalement, le numérique reproduit le même schéma d’exclusion, même s’il touche une nouvelle génération, a priori plus ouverte à l’égalité femmes-hommes.
Madame la secrétaire d’État, vous avez évoqué les actions que vous comptez mettre en œuvre : le plan mixité numérique et la Grande École du Numérique. Une réelle ambition me semble nécessaire, avec la mise en place d’un suivi, afin de travailler sur les freins et de mettre en place un accompagnement individualisé et collectif des femmes. En effet, le nombre de femmes créatrices d’entreprise en France est de 30 %, chiffre qui stagne depuis de nombreuses années, alors que d’autres pays, notamment les États-Unis, ont quasiment atteint la parité sur ce segment.
Mme la secrétaire d’État. L’Agence France Entrepreneur, dont la création a été annoncée par Président de la République pour coordonner l’action de tous les acteurs publics et privés qui promeuvent la création d’entreprise dans les territoires, aura entre autres missions de favoriser l’entrepreneuriat féminin. Je partage votre point de vue sur la nécessité d’un suivi avec des critères d’évaluation chiffrés.
Avec Mme Najat Vallaud-Belkacem, nous avions lancé un appel à projets en vue de financer les structures, en particulier associatives, qui offrent une formation à l’apprentissage du code dans le cadre périscolaire, et ce dès le plus jeune âge. Cet appel à projets a rencontré un grand succès et, aujourd’hui, ces formations sont en place et financées.
Le plan numérique à l’école, annoncé par le Président de la République et porté par la ministre de l’Éducation nationale, a prévu d’introduire l’apprentissage du code dans les programmes officiels dès la rentrée de septembre 2016. Ainsi, l’apprentissage du code fera partie du cursus classique des apprentissages, ce qui n’autorisera aucune discrimination.
Ce plan numérique à l’école porte non seulement sur l’équipement, mais aussi et surtout sur la formation des enseignants et des formateurs, à laquelle seront octroyés 24 millions d’euros, ainsi que sur les ressources pédagogiques numériques, auxquelles seront dédiés 40 millions d’euros. À cet égard, je crois beaucoup aux start-up, aux entreprises innovantes qui auraient des idées de nouvelles applications pour les professeurs, les familles et les élèves. Cet outil d’innovation sociale pourrait être utilisé pour répondre à ce défi de l’inclusion des petites filles et des jeunes filles dans le cadre scolaire.
Le plan numérique à l’école, lancé cette année sous forme d’expérimentations, sera généralisé l’année prochaine : 40 % des collèges seront concernés dès la rentrée 2016 ; ce taux passera à 70 % en 2017, et à 100 % en 2018. À ce jour, 223 collèges et 375 écoles ont mis en expérimentation des programmes pilotes pour introduire massivement le numérique dans les enseignements.
Oui, je crois beaucoup à l’éducation dès le plus jeune âge. Le code n’est pas seulement le code, c’est l’entrée dans une culture numérique, dans un monde fait de projets collaboratifs, de suivis personnalisés, de créativité, de travail en réseau, de découverte de nouveaux outils.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Malheureusement, le numérique partout et pour tous n’est pas encore une réalité, car certains territoires ne sont toujours pas couverts. Il s’ensuit une inégalité entre les élèves lorsque certains ne peuvent pas consulter des sites du type « Pronote » ou faire des recherches sur Internet à la maison.
Mme Maud Olivier. Il est très important que des dispositions soient prises pour lutter contre la cyberviolence, qui prend de multiples formes : harcèlement, revenge porn, slut shaming,…
Mme la présidente Catherine Coutelle. Il faudrait trouver des traductions pour toutes ces expressions anglaises et parler, par exemple, de harcèlement pornographique, du phénomène « faire honte aux salopes », etc.
Mme Maud Olivier. Tout à fait, car la cyberviolence est très grave.
L’outil numérique peut se révéler extrêmement agressif, avec ce phénomène des cyberviolences, mais il peut aussi être très dangereux, voire mortel, en particulier à l’encontre des femmes au travers de deux phénomènes.
Je pense d’abord aux sites « pro-ana », sites qui encouragent l’anorexie. Dans le cadre de la loi santé, j’ai tenté de faire adopter un amendement visant à encadrer, voire à interdire ces sites – qui prennent la forme de communautés d’entraide de jeunes filles pour maigrir plus vite en se lançant des défis du genre « d’ici à ce soir, tu dois n’avoir mangé qu’un demi-yaourt ». Ces sites sont extrêmement dangereux car l’anorexie peut conduire à la mort.
Je pense ensuite aux sites utilisés par les réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains qui, le plus souvent depuis l’étranger, organisent la venue de leurs victimes sur le territoire français au travers de rendez-vous pris sur Internet. La proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel crée des outils pour mieux lutter contre le proxénétisme sur Internet, en lien avec les hébergeurs et les fournisseurs d’accès Internet (FAI). Mais ces sites restent une violence gravissime à l’encontre des femmes.
Pour sensibiliser l’opinion publique contre tous ces dangers, les féministes utilisent ce formidable outil qu’est le numérique, mais il n’en reste pas moins important de prendre des mesures adéquates. Madame la secrétaire d’État, quelles mesures pourrait prendre le Gouvernement pour lutter contre ce déchaînement de violences sur Internet à l’encontre des jeunes filles et des jeunes femmes en particulier ? Comment la Délégation aux droits des femmes pourrait-elle se rendre utile afin de travailler en ce sens avec votre ministère ?
M. Emeric Bréhier. Le droit français prévoit des notifications pour faire disparaître du Net des contenus illicites, mais ces notifications ne sont pas pérennes, si bien que le gestionnaire de plateforme est appelé à intervenir plusieurs fois pour faire retirer un contenu. D’autres pays européens prévoient des notifications durables. Votre projet de loi, Madame la secrétaire d’État, pourrait-il intégrer cette notion de durabilité qui existe dans le droit européen ?
Mme la secrétaire d’État. Il s’agit là de sujets graves qui n’entrent pas exclusivement dans le champ de mes compétences. Toute décision en la matière concerne également les ministères de la Justice et de l’Intérieur. Avec Mme Christiane Taubira et M. Bernard Cazeneuve, nous travaillons en bonne intelligence pour trouver des solutions communes.
La nouvelle disposition sur le harcèlement en ligne a été introduite par la loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Un an et demi après son entrée en vigueur, il reste difficile d’avoir un retour sur l’application de cette disposition. Je peux néanmoins vous dire que les taux de recours sont très faibles.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Nous avons interrogé le ministère de la Justice à ce sujet, qui nous a transmis les informations suivantes. Les éléments dont dispose le ministère sont basés sur une nomenclature de regroupement des affaires qui ne permet pas de les isoler. Cependant, les infractions créées par la loi de 2014 sont trop récentes pour disposer d’un chiffre représentatif. Il y aurait eu deux condamnations, l’une pour envois réitérés de messages malveillants émis par la voie de communication électronique, l’autre pour harcèlement d’une personne par des propos répétés ayant pour objet une dégradation de la qualité de vie et de la santé.
Mme la secrétaire d’État. La Délégation peut avoir un rôle très utile, notamment dans le suivi de l’application de la loi et dans celui du droit issu des contentieux. Je comprends mal l’impossibilité d’isoler un type de délit, alors que l’informatique pourrait le faire !
S’agissant du cyberharcèlement, je suis tout à fait d’accord pour dire que le recours à une terminologie anglo-saxonne ne permet pas d’intégrer la réalité de ces violences dans le quotidien. Là encore, la Délégation pourrait être très utile en proposant des traductions d’expressions comme revenge porn, sexting ou slut shaming. Il est très important de qualifier ces phénomènes très graves par des mots français.
S’il fallait aller plus loin en droit, il conviendrait d’introduire une circonstance aggravante au délit prévu à l’article 226-1 du code pénal qui sanctionne le fait de fixer, d’enregistrer et de transmettre sans le consentement de la personne l’image de celle-ci lorsqu’elle se trouve dans un lieu privé. La circonstance aggravante serait prévue en cas d’image revêtant un caractère sexuel ou intime. Cette piste, retenue par d’autres pays, mériterait d’être expertisée en France.
Dans le cadre de l’examen de la proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel, la question s’est posée de la modification de l’article 1er de ce texte afin d’intégrer la possibilité de retrait administratif du contenu de sites Internet faisant la promotion du proxénétisme. Le Gouvernement s’est dit favorable à la lutte contre ce type de contenu illicite, mais pas sans recours au juge judiciaire. En effet, le recours au juge judiciaire constitue une garantie des libertés fondamentales, et il doit être évité uniquement en cas d’extrême urgence, que le droit français limite à la lutte contre le terrorisme et à la lutte contre la pédopornographie. Le cyberharcèlement et le proxénétisme appellent la recherche d’une qualification juridique précise, ce qui rend essentiel le recours au juge comme garantie fondamentale. Cela n’enlève rien à la légitimité de l’objectif poursuivi par la proposition de loi.
Tout ne relève pas de la loi et, parfois, modifier la loi ne suffit pas à changer les comportements. Demain matin, à Matignon, le Premier ministre et moi-même recevrons les représentants des grandes entreprises du Net – Google, Apple, Facebook, Twitter et Microsoft – pour aborder deux sujets : la mobilisation citoyenne en cas de crise grave, notamment d’attaque terroriste, et la coopération avec les forces de l’ordre françaises. Cette coopération prend en particulier la forme du retrait de contenu illicite, qui peut être un contenu attentatoire à la dignité humaine et notamment aux droits des femmes.
Pour ma part, j’estime que le problème réside moins dans l’état du droit que dans sa bonne et effective application. Je crois que les obligations qui pèsent sur les entreprises du Net sont déjà une réalité et qu’il faut se poser la question de savoir s’il est bon de se décharger sur des acteurs économiques privés de la responsabilité de faire respecter le droit et d’émettre un avis sur l’arbitrage entre la liberté d’expression et le respect de l’ordre public, de la sécurité et de la dignité humaine. En réalité, c’est aux autorités publiques qu’il appartient de se prononcer sur ces sujets. Néanmoins, les forces de l’ordre n’ont pas la capacité technique d’un Facebook, qui peut traiter les 120 000 notifications de retrait de contenu illicite qu’il reçoit chaque jour. D’où la nécessité d’une coopération.
Les notifications effectuées directement auprès des forces de police – je pense à la Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS) – devraient être plus systématiques, ce qui serait possible grâce à une simplification de l’interface de cette plateforme, peu connue du grand public – il faut aller sur le site, répondre à une série de questions, ce qui est long et complexe. Cette simplification de l’accès à la procédure de notification peut passer par l’utilisation d’algorithmes permettant de retirer non seulement un contenu illicite, mais aussi tous les contenus identiques ou très similaires. Cela rejoint votre question sur la récurrence de contenus, supprimés un jour et réapparus le lendemain via des sites hébergés à l’étranger et rouverts automatiquement. Je suis à votre disposition pour examiner toute initiative en ce sens émanant des députés, en particulier de votre Délégation. C’est un sujet sur lequel il faut travailler, notamment avec les représentants des entreprises que je viens de citer, dont les traitements automatisés sont à même de lutter contre ces phénomènes.
Mme la présidente Catherine Coutelle. L’avant-projet de loi prévoit une procédure accélérée pour le droit à l’oubli des mineurs. La diffusion d’images d’une personne dans un lieu privé, sans le consentement de celle-ci, est punie par la loi – ce peut être le cas lorsqu’un homme se venge de son ex-femme en diffusant des photos à caractère privé. Selon le ministère de la Justice, 19 condamnations ont été prononcées en 2014 pour diffusion d’images portant atteinte à la dignité de la personne. Cela me semble très peu au regard des violences subies par les femmes, dont certaines sont littéralement détruites dans leur vie professionnelle et personnelle à la suite de ces faits.
Mme la secrétaire d’État. Le droit à l’oubli est un sujet crucial. On peut regretter qu’il ait fallu attendre un jugement européen pour que les États membres de l’Union décident d’accélérer le calendrier d’adoption du règlement européen relatif aux données personnelles – qui sera probablement adopté d’ici à la fin de l’année ou au premier trimestre de l’année suivante au plus tard. En attendant, l’articulation entre le droit national et le droit européen reste difficile. D’où le choix du Gouvernement de « cranter » le sujet dans le projet de loi pour une République numérique en introduisant le droit à l’oubli pour les mineurs – c’est-à-dire les personnes mineures au moment de la collecte des données – grâce à une procédure accélérée de traitement des demandes auprès de la CNIL. Ce choix procédural permet de ne pas trop anticiper l’adoption du règlement européen – peut-être sera-t-il amené à évoluer en fonction du contenu définitif du texte qui sera adopté par les États membres.
En la matière, le problème est celui de l’effectivité du droit. Le droit existe, mais se protéger nécessite du temps et de l’argent, alors qu’Internet fait primer l’immédiateté. La CNIL traitera dans un premier temps les demandes, avant les éventuels contentieux.
Mme Sylvie Tolmont. Pouvez-vous expliciter les dérogations au droit à l’oubli inscrit dans le projet de loi ?
Mme la secrétaire d’État. L’article 27 du texte décline la liste des exceptions édictées par la loi CNIL de 1978 et actualisée depuis.
La première est l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information. Le recours à un jugement en ce domaine reste une exigence, notamment en ce qui concerne les personnalités publiques – qui acceptent de s’exposer, du moins en partie, et qui sont censées revendiquer un droit à l’oubli moins fort que celui des personnes privées. C’est en tout cas l’état de la jurisprudence actuelle. De la même manière, les informations journalistiques, qui tombent dans la catégorie des informations publiques, nécessitent sans cesse un arbitrage entre liberté d’expression et d’information, d’une part, et respect de la vie privée, d’autre part.
D’autres exceptions concernent des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique, ainsi que le traitement de données à caractère personnel à des fins d’archivage dans l’intérêt public ou à des fins scientifiques, statistiques et historiques.
Mme Sylvie Tolmont. Ce type de dérogations ne peut donc s’appliquer à des mineurs.
Mme la secrétaire d’État. Effectivement, ce type de dérogation s’appliquera moins naturellement aux mineurs, puisqu’ils sont peu ou pas concernés par ces sujets. Il n’est pas question de mettre en place un droit à l’oubli général et systématique : le cadre général de la loi CNIL continue de s’appliquer.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Des stars ou des personnalités politiques mettent en scène leurs enfants mineurs qui, une fois majeurs, n’auront peut-être pas envie d’assumer la vie publique de leurs parents. Plus généralement, beaucoup de personnes privées mettent en scène leurs enfants sur Facebook ou autres, ce qui me semble problématique.
Mme la secrétaire d’État. Il ne m’appartient pas de porter un jugement moral, mais cela me semble tout de même assez irresponsable.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Pour moi, cela revient à mettre ces enfants en danger. Ils auront le droit plus tard de contester le choix de leurs parents de les avoir exposés publiquement sur Internet.
Récemment, le site de jouets électroniques VTech a été piraté : des données personnelles concernant les enfants et leurs parents ont été « hackées », en particulier des historiques de conversations. Ce phénomène est très inquiétant.
Mme la secrétaire d’État. La cybersécurité est une question centrale. Actuellement, 10 % du budget informatique d’une entreprise de taille moyenne est consacré à la cyberprotection, pourcentage qui devrait passer à 30 % d’ici deux à trois ans.
Il a fallu attendre l’attaque informatique dont a été victime TV5 Monde pour réaliser que même un grand média international peut être mal protégé contre les cyberattaques, de plus en plus violentes et globales. Ce phénomène nécessite un réel investissement de la part des entreprises, mais aussi des pouvoirs publics qui sont, eux aussi, victimes d’attaques récurrentes de plus en plus fortes. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, pas moins de 23 000 sites publics, notamment de collectivités, ont fait l’objet d’attaques informatiques. Les particuliers sont également visés. D’où l’importance de l’acculturation, de la formation, de la conscientisation des enjeux, afin d’acquérir une hygiène numérique.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Merci, Madame la secrétaire d’État, de cette audition fort intéressante. Votre action sur le terrain est, je le sais, très appréciée. Notre Délégation échangera avec vous dans les jours prochains pour voir de quelle manière il nous est possible de contribuer à votre loi.
II. EXAMEN DU RAPPORT PAR LA DÉLÉGATION
La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a examiné le présent rapport au cours de sa réunion du mardi 15 décembre 2015.
Mme la présidente Catherine Coutelle. Afin de réaliser le présent rapport, la délégation a procédé à huit auditions et j’ai notamment effectué deux déplacements.
Nous avons alors pu constater l’importance de l’orientation professionnelle : 45 % des élèves de terminale S sont des filles – qui, je le rappelle, réussissent mieux au baccalauréat que les garçons –, lesquelles ne sont plus que 11 % dans les filières informatiques, ce qui représente une considérable déperdition. C’est un enjeu pour l’emploi puisque le secteur numérique est composé de 28 % de femmes – avec seulement 15 % de femmes créatrices d’entreprises dans ce secteur –, et en particulier pour les mutations d’emplois, ceux occupés par des femmes étant davantage susceptibles d’être touchés par la croissance du numérique, qu’il s’agisse du développement des caisses automatiques ou des métiers d’accueil …
J’en viens à la cyberviolence, qui affecte un collégien sur cinq, ce qui est considérable. En outre, 18 % des femmes auraient subi des formes graves de violence sur internet dès l’âge de quinze ans – et ce phénomène touche toute l’Europe. La loi doit rendre plus efficace la poursuite des auteurs de ces violences afin non seulement qu’elles cessent mais qu’elles soient réparées.
J’ai effectué des déplacements dans deux écoles formant au numérique – École 42 et Simplon – impressionnantes par leur nouveauté, par les différentes méthodes pédagogiques qui y sont appliquées, par leur capacité à faire réussir aussi bien des « bacs moins cinq » que des « bacs plus cinq » – recrutés sans concours ni examens. Il faudrait que les cellules d’orientation soient au fait de toutes les possibilités offertes par le numérique afin que les jeunes ne soient pas freinés dans leur volonté d’intégrer cette filière : ces écoles, j’y insiste, ne sont pas des lieux où un niveau particulier, où un diplôme particulier est exigé – chacun peut y trouver sa chance pour peu qu’il réunisse certaines capacités et de la motivation.
Le numérique peut et doit changer la forme de la pédagogie, les relations entre professeurs et élèves, l’apprentissage… On pourra, je l’espère, parler bientôt d’une révolution pédagogique grâce à la révolution numérique. Reste à souhaiter que l’éducation nationale se saisisse vraiment de la question et ne se contente pas de la simple distribution d’ordinateurs.
Le rapport est suivi de dix-huit recommandations, et ces travaux approfondis sont imputables notamment à la qualité des interventions des personnes auditionnées, qu’elles aient représenté des associations, des entreprises, qu’il se soit agi d’avocats, d’une enseignante, d’une inspectrice générale de l’éducation nationale, etc. Ce rapport présente des éléments d’analyse détaillés sur différents sujets, alors que nous ne disposions que de peu de matière au départ.
À cet égard, l’absence d’éléments relatifs à l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’étude d’impact concernant le projet de loi pour une République numérique constitue à mes yeux une erreur importante. Je me souviens qu’en 2010 nous avions travaillé, Mme Zimmermann et moi-même, dans le cadre de la délégation, à la rédaction d’un amendement prévoyant que l’égalité entre les femmes et les hommes ferait précisément partie des études d’impact. Or la majorité de l’époque a décidé de fondre cet amendement avec d’autres, la disposition que nous défendions disparaissant au passage.
Quatre priorités se dégagent de ce rapport. La première consiste à faire de la révolution numérique une opportunité pour les femmes et un levier pour la formation et l’emploi. La deuxième a trait au développement de nouvelles formes de militantisme pour l’égalité entre les femmes et les hommes – cyberféminisme, open data… Troisièmement, il s’agit de garantir les droits et libertés des femmes à l’ère du numérique. Elles ne doivent pas à nouveau, dans la sphère numérique, être victimes de violences plus que les hommes. Toutes les formes nouvelles de violences faites aux filles et aux femmes doivent être prévenues et sanctionnées. Il convient en particulier de nommer correctement ces violences et qu’on ne se contente pas de reprendre le vocabulaire anglo-saxon qui peut être trompeur : ainsi, quand on parle de happy slapping on désigne le vidéolynchage et non quelque phénomène « joyeux ». Il faut qu’on se rende bien compte que ces violences peuvent démolir une personne.
Le projet de loi devrait être examiné en commission le 13 janvier prochain et en séance publique à partir du 19 janvier.
La délégation adopte le rapport d’information sur le projet de loi pour une République numérique (n° 3318) ainsi que les recommandations présentées plus haut (pages 11 à 13 du présent rapport).
ANNEXE 1 :
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
1. – Personnes entendues par la Délégation aux droits des femmes
● Parlementaires
– Mme Corinne Erhel, députée, co-rapporteure de la mission d’information sur le développement de l’économie numérique française
– Mme Laure de La Raudière, députée, co-rapporteure de la mission d’information sur le développement de l’économie numérique française
● Associations
– Mme Marine Aubin, co-présidente de l’association Girlz in Web
– Mme Amira Lakahl, membre du bureau de l’association Duchess France – Women in tech, développeuse Java à Valtech
● SYNTEC Numérique
– Mme Véronique Di Benedetto, présidente de la commission « Femmes du Numérique » du SYNTEC Numérique, fédération de syndicats professionnels dans le secteur du numérique, et directrice générale d’Econocom France
– Mme Anne-Dauphine Cambournac, déléguée aux affaires fiscales et financières, et Mme Charlotte Baylac-de la Codre, chargée des relations publiques
● Association nationale des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA)
– Mme Hélène Paumier, professeure de lettres, chargée de mission sur l’éducation et le numérique à l’Association nationale des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA)
● Avocat.e.s
– M. Matthieu Cordelier, avocat au barreau de Paris, spécialisé notamment dans le droit des technologies de l’information et de communication et de la « e-réputation »
– Mme Delphine Meillet, avocate au barreau de Paris, spécialisée notamment dans les atteintes à la vie privée
● Entreprises
– Mme Nathalie Wright, directrice générale de la division Grandes entreprises et alliances de Microsoft France
– M. Ludovic Guilcher, directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange et directeur du programme de transformation digitale, et dans le prolongement des travaux de la mission sur la transformation numérique et la vie au travail (rapport remis à la ministre chargée du travail par M. Bruno Mettling, DRH d’Orange, en septembre 2015)
● Centre Hubertine Auclert
– Mme Aurélie Latourès, chargée d’étude à l’Observatoire régional des violences faites aux femmes (ORVF), du Centre Hubertine Auclert
– Mme Clémence Pajot, directrice du Centre Hubertine Auclert, centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes
● Conseil national du numérique (CNNum)
– Mme Nathalie Andrieux, membre du CNNum, chargée du groupe de travail sur l’emploi, le travail et le numérique, membre du conseil d’administration du groupe Casino et membre du conseil de surveillance de Lagardère
– Mme Sophie Pène, membre du CNNum, chargée du groupe de travail sur l’éducation et le numérique, et professeure à l’université Paris Descartes
– Mme Somalina Pa, rapporteure générale
– Mme Camille Hartmann, rapporteure
● Ministère
– Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du Numérique, auprès du ministre de l’Économie, de l’industrie et du numérique.
2. – Personnes entendues par la rapporteure
● Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche
– Mme Catherine Bechetti-Bizot, inspectrice générale de l’éducation nationale, ancienne directrice du numérique pour l’éducation au ministère
● Déplacement à Simplon (Montreuil, Seine-Saint-Denis)
– M. Erwan Kezzar, co-fondateur de l’école
– Mme Anne-Charlotte Oriol, cheffe de projet
● Déplacement à l’École 42 (Paris)
– M. Xavier Niel, fondateur de l’école et de Free
– M. Nicolas Sadirac, directeur général
ANNEXE 2 :
GLOSSAIRE SUR LE NUMÉRIQUE ET LES CYBERVIOLENCES
Blocage de sites |
Il consiste à bloquer l’accès d’un site au niveau des fournisseurs d’accès à internet (FAI), sans pour autant supprimer le contenu incriminé – celui-ci étant techniquement stocké par un hébergeur, qui est le seul en mesure de supprimer le contenu. La décision de blocage peut émaner d’une autorité judiciaire ou administrative (en matière pédopornographique ou d’apologie du terrorisme, par exemple). Dans ce dernier cas, l’internaute qui souhaite accéder à un site bloqué est le plus souvent redirigé vers une page web d’avertissement. |
Crowdfunding |
Le financement participatif ou crowdfunding (littéralement « financement par la foule ») est un mécanisme qui permet de collecter les apports financiers d’un grand nombre de particuliers – généralement des petits montants – au moyen d’une plateforme sur internet, en vue de financer un projet. |
Cyberharcèlement |
Terme désignant un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe d’individus au moyen de formes de communication électronique (courriels, SMS, réseaux sociaux, jeux en ligne, etc.), de façon répétée à l’encontre d’une victime. Ces actes de violences psychologiques répétés peuvent prendre des formes variées : insultes, dénigrement, propagation de rumeurs, menaces en ligne, etc. |
Cyberviolence |
Terme désignant la violence qui s’exprime à travers les outils numériques, notamment via internet, les téléphones portables et les jeux vidéo. La cyberviolence peut prendre de multiples formes, qu’il s’agisse de violences ponctuelles (insultes, humiliation, intimidation, mise en ligne de photos ou vidéos intimes, etc.) ou de violences répétées relevant du harcèlement. Elle présente des spécificités liées aux médias numériques : capacité de dissémination vers un très large public, caractère incessant de l’agression, difficulté d’identifier l’auteur et d’agir une fois les messages diffusés. |
Cybersexisme |
Terme désignant les comportements et propos sexistes sur les outils numériques (internet, réseaux sociaux, textos…). Stéréotypes sur les filles et les garçons, injonctions concernant la sexualité, la manière de s’habiller, l’apparence physique ou le comportement, etc. : le sexisme instaure une hiérarchie entre les sexes et perpétue un système de domination. |
Droit à l’oubli |
De façon générale, le droit à l’oubli désigne la possibilité pour les individus d’obtenir la suppression d’informations les concernant publiées sur Internet (droit à l’effacement) ou le déréférencement de ces informations par les moteurs de recherche (droit au déréférencement). |
Espace public numérique |
Destiné à l’accompagnement de tous les publics aux usages numériques, un espace public numérique (EPN) propose des activités d’initiation ou de perfectionnement variées et encadrées, par le biais d’ateliers collectifs, mais également dans le cadre de médiations individuelles et de plages réservées à la libre consultation. |
Réseau social qui permet à ses utilisateurs de publier du contenu et d’échanger des messages. Facebook fonctionne sur le principe de la communauté, où les personnes inscrites interagissent et partagent des informations diverses (contenu multimédia, statuts, messages, informations d’état civil, centres d’intérêts, etc.). Ils ont également la possibilité de former des groupes avec d’autres utilisateurs autour d’intérêts, d’idées ou d’expériences communes. | |
Fournisseur d’accès à internet (FAI) |
Un fournisseur d’accès à internet (FAI) est un organisme (généralement une entreprise mais parfois aussi une association) offrant une connexion à internet. |
Hébergeurs |
L’hébergement est un service qui consiste à stocker des contenus dans ses serveurs et à les mettre à disposition via internet. |
Application mobile qui permet à ses utilisateurs de partager des photographies et des vidéos avec leur réseau d’amis ou d’abonnés. Il est également possible de configurer son profil, afin qu’il soit visible publiquement, sans qu’il n’y ait besoin d’accepter la demande d’abonnement d’un autre utilisateur. Une fois le cliché publié, il peut être aimé ou commenté. | |
Mégadonnées |
Les Big Data (« mégadonnées ») désignent des ensembles de données numériques dont le volume augmente de manière exponentielle. Ces données peuvent par exemple être issues de recherches climatiques ou géologiques, de la surveillance routière ou encore d’activités en ligne. La masse des données générées dans l’environnement numérique rend leurs traitements plus difficiles avec les outils classiques de gestion de base de données ou de gestion de l’information. Elles peuvent néanmoins être fouillées, liées et analysées à l’aide de technologies modernes. Cette analyse permet la création de nouvelles connaissances, et peut notamment générer pour les entreprises des avantages concurrentiels. |
Métadonnées |
Une métadonnée est littéralement une donnée sur une donnée |
MOOC/SPOC |
Un MOOC (massive open online course) ou FLOT (formation en ligne ouverte à tous) désigne un cours en ligne ouvert à tous et à distance, dans la mesure où enseignants et élèves communiquent uniquement par Internet. S’agissant des SPOC (small private online course), la différence réside dans le fait que les participants sont moins nombreux car seulement une trentaine sont sélectionnés en amont et que ces formations à distance sont diplômantes. |
Nudge |
Fondés sur les enseignements de la psychologie et de l’économie comportementale, les « nudges » permettent d’influencer en douceur les comportements. Utilisés pour guider les usagers dans leurs démarches administratives, ils peuvent ainsi, par exemple, encourager sans contraindre le recours au numérique. Plus largement, les nudges peuvent être utilisés pour faciliter les relations entre administrations et usagers ou prévenir les comportements à risque. |
Vidéolynchage (happy slapping) |
Le vidéolynchage ou happy slapping consiste à filmer ou photographier l’agression physique d’une personne à l’aide d’un téléphone portable et à diffuser les images via les outils numériques. |
Hackathons |
Événements où des développeur.se.s et des innovateurs.trices se réunissent, autour d’un objectif défini, pour faire de la programmation informatique collaborative sur plusieurs jours (terme issu de la contraction de « hack » et de « marathons »). |
Open data |
L’open data désigne l’ouverture et le partage de données par leur mise en ligne dans des formats ouverts, en autorisant la réutilisation libre et gratuite par toute personne. Les données ouvertes peuvent être utilisées par une organisation publique ou privée, pour des fins différentes de celles ayant motivé la création des données. Les modalités de mise à disposition doivent respecter le principe de la plus grande liberté de réutilisation des données publiques, en évitant le plus possible les contraintes d’ordre technique, financier, juridique ou autre. |
Sexting |
Envoi de messages à caractères sexuels, par texto/SMS. Lorsqu’il est non consenti, le « sexting » (contraction de « texting » et de « sex ») ou « sexto » est une cyberviolence. |
Slut shaming |
Le slut shaming, qui se traduit littéralement par « faire honte aux salopes », consiste à blâmer les filles dont la tenue, le comportement sexuel, le maquillage ou l’allure générale ne correspondraient pas aux normes dominantes dans un groupe de jeunes. |
Snapchat |
Application mobile de partage de photos, vidéos et messages. La particularité de cette application est l’existence d’une limite de temps de visualisation du média ou du texte envoyé à ses destinataires. Chaque photographie, vidéo ou message n’est visible que durant une période de temps allant d’une à dix secondes ; le contenu cesse ensuite d’être disponible à la visualisation. Cependant, il est assez aisé pour les utilisateurs d’en faire des captures d’écran. |
Troll |
En argot Internet, un troll caractérise ce qui vise à générer des polémiques. Il peut s’agir d'un message (par exemple sur un forum), d’un débat conflictuel dans son ensemble ou de la personne qui en est à l'origine. Ainsi, « troller », c’est créer artificiellement une controverse qui focalise l’attention aux dépens des échanges et de l’équilibre habituel de la communauté. Le troll est à distinguer du « flaming », qui consiste en l’envoi de messages délibérément hostiles et insultants avec l’intention de créer un conflit. |
Tumblr |
Tumblr est une plate-forme de « microblogging » créée en 2007 et permettant à l’utilisateur de poster du texte, des images, des vidéos, des liens et des sons sur son « tumblelog ». Un tumblelog (de l’anglais a-tumble, « pêle-mêle » et log, « journal de bord ») est une variante du blog favorisant l’édition de billets courts, de natures plus diverses (liens, images, vidéos, citations, dialogues, etc.) que les billets observés sur la blogosphère, davantage rédigés. |
Outil qui permet à ses utilisateurs de partager de brefs messages (140 caractères maximum), appelés tweets. Les messages sont rendus publics (sauf pour les utilisateurs ayant configuré leurs profils pour qu’ils soient privés), mais n’apparaissent automatiquement sur la page d’accueil d’une personne que lorsqu’elle suit (follow) une autre personne. Les tweets ne peuvent pas être commentés, mais les utilisateurs sont amenés à réagir en postant des réponses du même format ou à partager ledit message, à l’aide d’un « retweet ». Utiliser Twitter requiert de se familiariser avec certains codes linguistiques et certains usages, qui font de cet outil une véritable communauté. | |
Vengeance pornographique |
Il s’agit de photographies ou vidéos à caractère explicitement sexuel publiées ou partagées sur internet, sans le consentement de la personne concernée (revenge porn). Publié par un ou une ex-partenaire, ce contenu a pour vocation première d’humilier la personne concernée, à des fins de vengeance, souvent après une rupture (voir aussi, en annexe n° 3 du présent rapport, les éléments recueillis par la rapporteure sur les données chiffrées et la réglementation applicable dans ce domaine dans plusieurs pays). |
Les définitions présentées ci-dessus sont majoritairement issues de différentes publications et en particulier celles du Centre Hubertine Auclert, ainsi que du Conseil national du numérique (CNNum), du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche et du secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP).
ANNEXE 3 : ÉTUDE COMPARÉE SUR LES « VENGEANCES PORNOGRAPHIQUES » ET AUTRES CYBERVIOLENCES AU CANADA, EN ISRAËL, EN NOUVELLE-ZÉLANDE ET AU ROYAUME-UNI
Le 30 octobre 2015, la présidente Catherine Coutelle, rapporteure d’information sur les femmes et le numérique, a adressé un courrier à plusieurs ambassadeurs et ambassadrices en vue de recueillir des éléments d’information sur les vengeances pornographiques et autres cyberviolences dans certains pays évoqués au cours des travaux de la délégation. Le questionnaire portait sur les quatre points suivants.
1. – Des données chiffrées, voire études qualitatives, sont-elles disponibles concernant les cyberviolences dans le pays considéré et, en particulier celles concernant les femmes et les jeunes filles ? Le cas échéant, quelles en sont les principales conclusions (estimation du nombre annuel de cas et son évolution sur la période récente, proportion de femmes concernées, forme de cyberviolence la plus fréquente, voire impacts de ces violences en ligne, etc.) ?
2. – Concernant les atteintes à la vie privée et au droit à l’image sur Internet telles que le « revenge porn », quelles sanctions sont actuellement prévues pour les auteurs et selon quelles modalités (qualification juridique et date d’adoption de la loi le cas échéant) ?
3. – Concernant plus généralement les différentes formes de cyberviolences, des mesures législatives ou réglementaires ont-elles été adoptées au cours des dernières années (par exemple, nouvelles incriminations, dispositions sur le « droit à l’oubli » ou le « droit au repentir », etc.) ?
4. – Des actions d’information et de sensibilisation ont-elles été mises en œuvre par les pouvoirs publics ?
Les éléments transmis en réponse à ce questionnaire sont présentés ci-après.
Que les ambassadrices et les ambassadeurs ainsi que les services des ambassades de France au Canada, en Israël, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni soient ici remercié.e.s pour leur contribution précieuse aux travaux de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale.
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CANADA
1. – Très peu d’études quantitatives récentes sur les cyberviolences existent au Canada, à tel point que, par exemple, les travaux menés par un groupe de travail fédéral/provincial sur le cybercrime se base essentiellement sur des données collectées aux États-Unis. Cela s’explique en très grande partie par l’absence de catégories de statistiques spécifiquement dédiée à ces actes (de surcroît visant femmes et jeunes filles) et au fait que ces actes entrent dans des catégories déjà prévues par le Code criminel, en fonction de leur nature (cf. point 2). Lors de la compilation de données statistiques, il n’est visiblement pas fait de distinction entre ce qui relève de cyberviolences et ce qui n’en est pas.
Des données disponibles d’après une étude de 2009 (échantillon de 19 500 ménages interrogés) de Statistiques Canada (principale source d’information, souvent repris dans les recherches universitaires consultées par cette Ambassade), il peut en être tiré les informations suivantes : 7 % de Canadiens de 18 ans et plus utilisant internet ont subi des actes de « cyberintimidation » (cyberbullying) sur internet ; 13 % de Canadiennes de 18 ans et plus ont subi des actes de cyberintimidation de la part de camarades de classe ou de collègues de travail ; 15 % de Canadiennes de 18 ans et plus ont subi des actes de cyberintimidation de la part de parents proches ou d’anciens membres de sa famille. Par ailleurs, 71 % des personnes interrogées qui ont eu connaissance d’un cas de cyberintimidation à l’encontre d’un mineur ont indiqué qu’il s’agissait d’une fille.
Cette étude trouve ses limites en raison du champ plus large recouvert par le terme « cyberintimidation ». L’emploi de ce terme est, par ailleurs, critiqué dans certaines études comme occultant les cyberviolences fondées sur le sexe, le genre ou la race. Parmi les études qualitatives, la plus récente (mai 2015), de la Coalition d’Ottawa contre la violence faite aux femmes, reprend cette critique et étudie les différentes formes de cyberviolence sexuelle.
La médiatisation récente d’une série d’affaires de suicides de jeunes adolescentes suite à des cyberviolences (affaires Rehtaeh Parsons et Amanda Todd, toutes deux ayant mis fin à leurs vies après avoir subi respectivement du cyberharcèlement et de l’extorsion sexuelle), a provoqué une prise de conscience vis-à-vis de ce phénomène ces dernières années.
À ce jour, il est communément admis que la cyberviolence sexuelle recouvre plusieurs actes liés directement ou indirectement aux technologies de la communication : acte sexuel non désiré, tentative pour obtenir un acte sexuel, avances ou commentaires inopportuns à caractère sexuel, coercition sexuelle. Elle peut s’inscrire dans la prolongation en ligne d’un acte physique de violence sexuelle.
2. – À la suite des deux affaires précitées, le gouvernement fédéral canadien a entrepris de renforcer son dispositif législatif et notamment les dispositions existantes dans le Code criminel.
La loi C-13, entrée en vigueur en décembre 2014, dite « loi sur la protection des Canadiens contre la cybercriminalité », crée une nouvelle infraction dite « distribution d’images intimes » (article 162.1). Quiconque sciemment publie, distribue, transmet, vend ou rend accessible une image intime d’une personne ou en fait la publicité alors que cette personne n’y a pas consenti ou dont le consentement n’a pas été sollicité se rend coupable soit d’un acte criminel passible d’une peine d’emprisonnement maximal de 5 ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (amende de 5000 dollars canadiens et/ou une peine d’emprisonnement maximal de six mois).
Cette mesure vient compléter la liste des infractions déjà prévues au Code criminel et qui peuvent être invoquées dans le cas de cyberviolences : pornographie juvénile (article 163.1 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal pouvant aller jusqu’à quatorze ans, la durée variant selon le cas – minimum fixé à un an) ; conseiller le suicide (article 241 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans) ; harcèlement criminel (article 264 – acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans) ; proférer des menaces (article 264.1 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans) ; libelle diffamatoire (articles 298-301 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de deux à cinq ans, selon le cas) ; incitation à la haine (article 319 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de deux ans) ; utilisation non autorisée d’ordinateur (article 342.1 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans) ; extorsion (article 346 - acte criminel passible de l’emprisonnement à perpétuité) ; faux messages, propos indécents au téléphone ou appels téléphoniques harassants (article 372 - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de deux ans) ; fraude à l’identité (article 403 – acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans) ; intimidation (paragraphe 423 (1) - acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans) ; méfait concernant des données (paragraphe 430 (1.1) – acte criminel passible de l’emprisonnement à perpétuité si ce méfait cause un danger réel pour la vie des gens).
3. – Les mesures qui s’appliquent dans le cas des cyberviolences sexuelles sont celles citées au précédent point.
S’agissant du « droit à l’oubli », comme aux États-Unis, le droit à l’oubli n’existe pas. La Charte canadienne des droits et des libertés garantit la liberté d’expression mais rien ne protège ou encadre le droit à l’oubli. Un jugement de la Cour Suprême du Canada (Affaire Crookes c. Newton), en 2011, précise que les sites web n’ont pas la responsabilité légale d’un lien vers du contenu diffamatoire – ce qui, de facto, empêche la mise en œuvre d’un droit à l’oubli.
S’agissant du « droit de repentir » : ce droit n’existe pas dans la législation canadienne.
4. – Les actions d’information et de sensibilisation sont, dans leur très grande majorité l’œuvre d’associations locales ou nationales. Elles sont parfois soutenues financièrement par le Ministère de la condition féminine du Canada (en 2013/2014, l’appel à projets « prévenir et éliminer la cyberviolences » a permis de financer une quinzaine de projets).
Il existe un site internet, mis en place par les autorités fédérales dédié à la cybersécurité qui comporte une rubrique sur la cyberintimidation (mais non spécifiquement sur les cyberviolences sexuelles). Les autorités provinciales peuvent être également amenées à soutenir ces projets et à mener des campagnes. Quelques exemples d’organisations et sites internet dédiées à la lutte contre la cyberviolence :
– initiative des ministres responsables de la condition féminine dans le Canada Atlantique, la campagne « les filles et la cybersécurité » vise à prévenir et éduquer les jeunes filles sur les risques auxquelles elles sont spécifiquement exposées ;
– l’association Young Women Christian Association – Canada est davantage engagé sur un travail d’étude sur les cyberviolences sexuelles et sur les réponses à apporter.
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ISRAËL
1. – Les études sur les cyberviolences
Plusieurs études universitaires, articles journalistiques et rapports officiels en Israël se sont intéressés depuis 2006 aux cyberviolences dans le pays sous ses différentes formes. Ces recherches sont néanmoins toujours en cours et il reste difficile d'établir des chiffres précis et fiables pour essentiellement deux raisons : la multiplicité de violences encore nouvelles et qui regroupent des réalités très diverses, et le manque de plaintes établies. On peut néanmoins en donner quelques aperçus.
On note avant tout une augmentation de la violence sur internet comparativement à la violence dans le monde physique. En effet, selon une étude menée par l'université ouverte d'Israël en 2014, 49 % des sondés rapportaient des actes de violence physiques contre 27 % des cyberviolences. En 2008, sur un échantillonnage comparable, la cyberviolence ne montait qu'à 8 %, et en 2012 elle constituait 16 % des cas rapportés.
On note également par ailleurs deux formes de cyberviolence plus courantes : les violences faites aux femmes et jeunes filles sur internet et les cyberviolences d'adolescents entre eux.
– Les cyberviolences à rencontre des femmes
Dans le cadre de la journée internationale de la lutte contre les violences faites aux femmes, l'Association israélienne pour internet a fourni pour la première fois en décembre 2014 les chiffres obtenus via un sondage réalisé sur un échantillonnage de 502 Israéliennes de plus de 18 ans.
Ce dernier révèle que 40,6 % des femmes interrogées estiment que les femmes sont plus exposées aux propos insultants sur internet que dans la vie réelle. Par ailleurs, 25,5 % des femmes de 25-34 ans affirment avoir déjà été victimes de violences sur internet ces deux dernières années. Sur l'ensemble des femmes, le chiffre du sondage s'établit à 15,7 %. Parmi elles, près de deux tiers (63,9 %) soulignent qu'il s'agissait de violences à caractère sexuel et 37,5 % précisent qu'elles proviennent de personnes étrangères à leur connaissance. 74,7 % des femmes interrogées ont également affirmé avoir bloqué une personne sur les réseaux sociaux ou applications téléphoniques suite à un comportement violent à leur égard.
– Les cyberviolences entre adolescents
Plusieurs études ont été menées sur les cyberviolences entre adolescents. Elles relèvent que les cyberviolences subies qui sont les plus souvent rapportées consistent en : des insultes, des atteintes à la réputation et des humiliations. Ces cyberviolences semblent s'en prendre autant aux garçons qu'aux filles. Les cyberviolences à caractère sexuel affecteraient toutefois davantage les filles. En outre, ces cyberviolences sont le plus souvent en lien avec une violence traditionnelle déjà subie, et auraient en effet pour rôle de prolonger et amplifier la violence traditionnelle. Il s'agirait donc d'un phénomène durablement subi et non d'une série d'incidents isolés. L’objectif du cyberharceleur dans ce cadre, est de susciter et de maintenir un sentiment de malaise qui, prolongé, peut avoir des conséquences durables et dramatiques : dégradation de l'image de soi ou du sentiment de satisfaction face à la vie, dépression voire suicide. Plusieurs cas ont été signalés en Israël ces dernières années. Ils traduisent l'augmentation progressive des cas de cyberviolences chez les adolescents. Mais l'intimidation sur le net allant de pair avec l'intimidation réelle, il est difficile de séparer les chiffres. On en note toutefois quelques-uns.
En 2006, un sondage mené par l'institut Netvision de recherches sur internet de l'université de Tel Aviv, témoignait d'un taux déjà élevé d’adolescents impliqués dans des cyberviolences de différentes formes. En effet : 13% des adolescents interrogés ont rapporté avoir déjà envoyé un message outrancier. ; 45 % ont affirmé déjà avoir reçu des insultes via des messageries instantanées, 16 % par chat et 6 % par courriel. 18 % ont rapporté avoir déjà intimidé, harcelé ou insulté des camarades sur internet (11 % une seule fois et 7 % plusieurs fois) ; 16 % disent avoir subi des insultes ou du harcèlement sur le net (10 % une fois et 6 % plusieurs fois). Enfin 38 % des adolescents ayant reçu des messages insultants ont affirmé y avoir répondu par d'autres insultes.
Depuis, le Parlement israélien (la Knesset) a remis deux rapports sur les cyberviolences d'intimidation sur internet (cyberbullying) : le 12 janvier 2010 et le 24 janvier 2011. S'appuyant sur des comptes rendus établis dans le cadre de la commission sur la science et les technologies de la Knesset et des discussions de la « Knesset des jeunes », ces rapports s'intéressent plus particulièrement à « la diffusion de photos et vidéos blessantes sur le réseau internet par les enfants et les adolescents ». Ils ne dressent pas de statistiques complètes, mais plusieurs cas marquants de cyberviolences signalés en 2009 et 2010 sont rappelés. Le rapport de 2011 fournit néanmoins quelques chiffres : concernant l'ouverture de plaintes auprès de la police pour adolescents tombant sous le coup des lois sur l'atteinte à la vie privée, le rapport révèle une augmentation de 4 cas en 2005 à 7 en 2008 et 8 en 2009, l'année la plus élevée étant 2007 avec au total de 12 cas. Le rapport estime également que les cyberviolences représentent de 4 à 15 % des violences commises à l'école.
Il existe par ailleurs une étude universitaire en français consacrée à la cyberviolence à l'adolescence (126). Elle rend compte de sept études rédigées par des universitaires de différentes nationalités. La première étude de l'ouvrage se consacre à la cyberviolence entre adolescents en Israël. Elle vous permettra notamment, en plus des analyses propres à l'étude, de consulter une dense bibliographie présentée en fin d'études sur le cas étudié. Nous n'avons toutefois pas pu la consulter directement.
2. – La législation israélienne contre les atteintes à la vie privée et le droit à l’image sur internet
Les cyberviolences sur internet constituent en Israël un délit pénal, à différents degrés. Plusieurs lois permettent de condamner les différents types de cyberviolences. La plus récente date de janvier 2014 et qualifie de crime sexuel la « vengeance par la pornographie » (revenge porn).
Le système judiciaire israélien comprend en effet un arsenal de lois pour condamner les cyberviolences. Les lois qui sont généralement utilisées devant les tribunaux sont (dans l'ordre chronologique) :
– La loi de 1960 dite « loi de la jeunesse » sur les délits commis par des mineurs (entre 12 et 18 ans) et leurs conditions de détention.
– La clause 6 de la loi d'interdiction de diffamation de 1965, qui prévoit jusqu'à un an d'emprisonnement.
– La clause 24 de la loi sur le code pénal de 1977 qui interdit toute pornographie de mineurs (quelle qu'elle soit) et prévoit jusqu'à 5 ans de prison.
– La clause 5 de la loi de 1981 sur la protection de la vie privée, qui prône jusqu'à 5 ans de prison pour la personne ayant porté atteinte à la vie privée d'une personne par une publication. La loi inclut également la question du harcèlement sexuel.
Ces lois ont néanmoins été votées avant l’arrivée d'internet et donc le développement de la cyberviolence. Dans la plupart des cas il y est donc fait recours par assimilation de situation, le législateur n'ayant pu légiférer en nommant spécifiquement un outil qui n'existait pas encore.
Le législateur israélien a néanmoins estimé qu’il était nécessaire de voter une nouvelle loi. Elle ne s'applique pas à toutes les cyberviolences, qui restent sanctionnées sur la base des lois mentionnées ci-dessus, mais plus particulièrement au droit à l'image et au phénomène du revenge porn.
En effet, le 5 janvier 2014, Israël est devenu le premier pays à adopter une loi qui qualifie le revenge porn de crime sexuel. Elle prévoit que le partage de vidéos sexuellement explicites sans le consentement de la personne représentée est passible de cinq ans de prison. Il s'agit plus précisément d'un amendement à la loi contre le harcèlement sexuel et protection de la vie privée de 1981, qui dispose qu'aucune vidéo ou image à caractère sexuel ne peut être diffusée sur internet, et sur les médias et réseaux sociaux, sans le consentement de la personne représentée. Elle dispose également que les personnes publiant ce type de contenu seront poursuivis en tant que délinquants sexuels, tandis que la personne visée sera reconnue comme victime de harcèlement sexuel. Votée unanimement (31 voix pour et 0 contre), la loi prévoit 5 ans de prison pour la personne diffusant la vidéo ainsi qu'une indemnité allant jusqu'à 150 000 shekels (environ 30 000 euros) pour la victime sans aucune preuve de dommages, si elle porte plainte également au civil. Dans le cas où la victime prouverait avoir subi des dommages, l'indemnité peut être plus élevée encore.
3. – Aucune loi israélienne ne s'attache encore précisément à la question du « droit à l'oubli » sur internet ou « droit au repentir ». Ceci étant, les lois existantes de 1981 et 2014 prévoient en des termes très clairs que même après avoir donné son accord à la diffusion d'une vidéo et d'une photo sur internet, y compris par écrit, un homme ou une femme peut demander son retrait du réseau internet « pour des raisons de convenance ». La personne ou le site internet publiant l'image ou la vidéo devra alors la retirer dans des délais convenables. Dans le cas contraire, elle serait préjudiciable.
4. – Plusieurs actions d'information ou de sensibilisation ont été mises en place en Israël contre les cyberviolences en général, en particulier par le ministère de l'éducation dans le cadre de la prévention contre la cyberviolence contre les adolescents. Elles n'émanent pas toutes des pouvoirs publics, mais aussi d'initiatives privées : organisations ou associations de protection sur internet ou de lutte contre la violence, ou individus qui bénéficient alors du soutien de l’État et/ou de son aide.
– Les campagnes de sensibilisation du ministère de l'éducation
Le ministère de l'éducation est en Israël à l'avant-garde des mesures prises en matière de prévention de la cyberviolence. Le site internet du ministère fait office de plateforme de prévention et explique à l'attention du public et en particulier des parents en quoi consistent les violences de toutes sortes sur internet entre enfants, adolescents et jeunes adultes, et donne des conseils pour faire face à ce type de situation. Le ministère invite les parents à prendre connaissance de ce problème et, en cas de violences, à prendre contact avec les personnes adéquates : l’enseignant ou l’éducateur, le conseiller de l'école ou le directeur de l'école, la cellule de vigilance au sein du ministère mise en place depuis 2010 et consacrée à ce type de problèmes : le numéro d’une ligne ouverte pour les enfants, un numéro des services du ministère en charge de des questions de violence, le numéro de la police si besoin ainsi que la ligne ouverte d'une association consacrée à internet.
Le ministère de l'éducation est également à l'origine de différentes actions locales et nationales dans les écoles et autour d'elles afin de sensibiliser enseignants, parents et enfants aux cyberviolences. Le ministère renvoie également vers des études psychologiques menées par des conseillers du ministère.
– Les campagnes auprès du public contre les cyberviolences
En dehors de l'État et du ministère de l'éducation, plusieurs organisations œuvrent contre les cyberviolences dans le cadre de la société civile, très active en Israël. Elles sont abondamment relayées par les médias. Quelques campagnes à l’attention du grand public ont été lancées récemment.
En octobre 2014, un jeune israélien a monté une vidéo sur l'intimidation sur internet. Le succès de sa vidéo sur les plateformes internet l'a conduit à se faire inviter par le président de l'Etat Reouven Rivlin, qui lui a permis de faire une autre vidéo de prévention avec de plus amples moyens.
Mais surtout, en janvier 2015, l'organisation pour la sécurité sur internet a lancé la campagne « Al teshatfou » (Ne partagez pas). Cette campagne vise directement l'intimidation sur internet et les propos violents qui y sont tenus. L'organisation a mis en ligne sur son site « safe.org.il » une vidéo mettant en scène de nombreuses personnalités de la télévision et du showbiz. La campagne ne se focalise pas particulièrement sur les propos sexuels mais plutôt sur les propos insultants et stigmatisants sur les réseaux sociaux et internet. Elle a été relayée sur de nombreux sites internet, à la télévision, etc. La vidéo montre les célébrités lire des propos diffusés sur eux sur internet, afin de montrer leur réaction. Les propos sont particulièrement violents et vexants. Certains demandent à arrêter, d'autres se mettent à pleurer. On note que deux enfants qui ont participé à des émissions télévisées font partie des participants et sont particulièrement sensibles aux propos qui sont tenus à leur encontre. La vidéo s'achève en recommandant de faire attention aux propos tenus sur internet et à ne pas partager ce type de propos.
On note enfin que s'est ouverte le 9 novembre dernier une extension du service du Centre d'aide pour les personnes victimes d'agressions sexuelles. Ce centre d'appel où les victimes d'agressions sexuelles (physique ou sur le net) peuvent appeler anonymement, comprend désormais également un numéro de portable afin de permettre aux victimes de pouvoir se confier via l'application Whats’ App.
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NOUVELLE-ZÉLANDE
1. – Il n’existe pas actuellement de données chiffrées disponibles sur les cyberviolences. Les dispositions destinées à lutter contre la cyberviolence adoptées ne ciblent pas particulièrement les femmes, mais plutôt les mineurs. La seule donnée rendue publique, à l'occasion du vote du HarmfuI Digital Communications Act le 2 juillet 2015 est qu'une personne sur 10 en Nouvelle-Zélande est victime d'une cyberviolence.
La législation néo-zélandaise a revu le 2 juillet 2015 sa politique sur la vie privée, aboutissant au vote du HarmfuI Digital Communications Act. Le revenge porn fait explicitement partie des manques en matière de législation que la nouvelle réglementation entend combler. Cela cible aussi plus généralement la divulgation de données privées quels que soient le sexe et l'âge.
2. – Le HarmfuI Digital Communication Act (HDCA) voté le 2 juillet 2015 instaure les mesures suivantes.
Dispositions en vigueur depuis le 2 juillet 2015 :
– Définition d’une nouvelle infraction (« criminal offense »), à savoir « causer du tort au moyen d'une communication numérique » (« causing harm by digital communication »), punissable jusqu'à 2 ans d’emprisonnement ou d'une amende pouvant atteindre NZ$ 50 000 (environ 30 000 euros) pour les personnes physiques et NZ$ 200 000 (120 000 euros) pour les firmes.
– Extension de l’infraction « incitation au suicide », qui s’applique désormais indépendamment du fait que la victime ait tenté ou non de mettre fin à ses jours. Les contrevenants encourent jusqu’à trois ans de prison.
Entreront en vigueur avec la mise en place de la nouvelle agence, placée sous l'autorité du Privacy Commissioner, en 2017 :
– Les dix principes définissant les droits et les responsabilités au civil. Ces principes englobent et dépassent les infractions définies dans HarmfuI Digital Communicaion Act. Le respect de ces principes sera assuré par les District Courts (tribunaux de district) et par l'agence dédiée.
– L'agence dédiée: tout citoyen pourra y faire appel pour résoudre son cas personnel. Elle jouera un rôle de médiation, mais pourra aussi référer certains cas directement aux tribunaux de district, si aucune solution n’est trouvée.
– Nouvelles compétences de tribunaux de district : ils disposeront désormais de sanctions civiles applicables aux cas de tort causé par la communication numérique : obligation de retrait, d'arrêt ou d'interdiction, suppression des noms, ordre de publier des corrections ou des excuses. Quoique le tribunal ne dispose pas de pouvoirs directs de sanction par amende ou par peine de prison, de telles peines peuvent s'appliquer (jusqu’à 5000 NZ$ d’amende ou 6 mois de prison) si les décisions du tribunal ne sont pas appliquées par le contrevenant.
3. – La législation adoptée, et les dix principes qui entreront en vigueur en 2017 ciblent les cyberviolences au sens large. Le « droit à l'oubli » ou le « droit au repentir » ne sont pas spécifiquement visés, même si les compétences de tribunaux de district ou les médiations opérées par la future agence peuvent y être assimilés en partie. Voici les 10 principes (traduction française non certifiée) :
1) A digital communication should not disclose sensitive personal facts about an individual. Une communication numérique ne doit pas divulguer des faits personnels sensibles sur quelqu'un.
2) A digital communication should not be threatening, intimidating or menacing. Une communication numérique ne doit comporter aucune menace ou intimidation.
3) A digital communication should not be grossly offensive to a reasonable person in the position of the affected individual. Une communication numérique ne doit pas être manifestement insultante envers quelqu'un aux yeux d'une personne raisonnable.
4) A digital communication should not be indecent or obscene. Une communication numérique ne doit être ni indécente ni obscène.
5) A digital communication should not be used to harass an individual. Une communication numérique ne doit pas servir à harceler un individu.
6) A digital communication should not make a false allegation. Une communication numérique ne doit pas contenir d'allégation mensongère.
7) A digital communication should not contain a matter that is published in breach of confidence.
Une communication numérique ne doit pas contenir d'information dont la publication constitue une divulgation de données confidentielles.
8) A digital communication should not incite or encourage anyone to send a message to an individual for the purpose of causing harm to the individual. Une communication numérique ne doit pas inciter ou encourager à l'envoi de messages à quelqu'un en vue de lui faire du tort.
9) A digital communication should not incite or encourage an individual to commit suicide. Une communication numérique ne doit pas inciter ou encourager quelqu’un à se suicider.
10) A digital communication should not denigrate an individual by reason of his or her colour, race, ethnie or national origins, religion, gender, sexual orientation, or disability. Une communication numérique ne doit pas dénigrer quelqu'un en fonction de sa couleur, de sa race, de son origine ethnique ou nationale, de sa religion, de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son handicap.
4. – Les autorités publiques néo-zélandaises ont mis en place divers sites et numéros d'urgence sur le « cyberbullying », à l'attention des enfants comme des parents, jeunes et enseignants :
– Keeping Your Kids Safe Online, Information for parents on creating a safe online learning and social environment for your children at home. www.cyberbullying.co.nz
– Netsafe Cyberbullying Information and advice about cyberbullying for young people, parents and teachers. www.cyberbullying.org.nz (link is external)
Il existe aussi des sites tenus par la société civile, dont certains ciblent spécifiquement le revenge porn : https://www.netsafe.org.nz/about-netsafe/the-netsafe-team/, site assez complet, s'adressant aux adultes et aux professionnels. Il contient notamment une page dédiée au revenge porn.
La campagne #MyBodyMyTerms lancée sur Youtube et Twitter en septembre 2015 a eu un écho médiatique, certaines stars néo-zélandaises s'y étant impliquées.
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ROYAUME-UNI
1. – Il ressort des consultations menées auprès du ministère de la Justice, du ministère de l’Intérieur et du Government Equalities Office (GEO), chargé des questions d’égalité en lien avec le ministère de l’Éducation, qu’il n’existe pas de données chiffrées concernant les cyberviolences au Royaume-Uni ou que ces données ne sont pas disponibles.
Sur les violences en général, un rapport de 2014, intitulé Violence against women and girls crime, rassemble des données chiffrées concernant les violences faites aux femmes : à titre d’exemple, en 2013/2014, à Londres, 12 115 poursuites ont été engagées par le Crown Prosecution Service (CPS), organe de poursuites pénales, pour des infractions de violences faites aux femmes et aux mineures (127). Dans un discours prononcé en juillet dernier devant l’association Women’s Aid, la Directrice des poursuites pénales, Alison Saunders, mentionne cependant les nouveaux défis auxquels le Crown Prosecution Service (CPS), organe de poursuites pénales, fait face concernant les violences faites aux femmes : un tiers des menaces faites aux femmes par le biais d’internet seraient mises à exécution par le passage à l’acte de leurs auteurs.
De son côté, le Government Equalities Office (GEO), qui a lancé une ligne téléphonique d’urgence dédiée (revenge porn helpline) en février dernier, indique avoir reçu au total environ 3 000 appels, concernant quelque 400 cas individuels depuis l’ouverture du service (en août dernier, six mois après l’inauguration de la ligne, le GEO avait publié un communiqué faisant état de plus de 1 800 appels, concernant environ 280 cas individuels : 75 % des appelants sont des femmes. Parmi les 25 % d’hommes, 40 % environ sont homosexuels. 50 % des cas où la victime est un homme impliquent une menace d’extorsion et de chantage (128).
Par ailleurs, le GEO mentionne de nombreux rapports sur les violences envers les enfants et les jeunes, produits par des organismes divers tels que la National society for the prevention of cruelty to children (NSPCC – association caritative spécialisée dans la protection de l’enfance), Safer Internet Centre (qui bénéficie d’un financement européen) et la Child exploitation and online Protection (CEOP – service gouvernemental qui fait partie de la National Crime Agency).
Quelques données ont été publiées dans la presse britannique. En particulier, le quotidien The Guardian (troisième site de presse le plus consulté au monde), a recueilli des informations auprès de 14 services de police sur 43 en Angleterre et au pays de Galles sur la base du Freedom of Information Act (129). L’enquête, dont les résultats ont été publiés le 16 juillet dernier, porte sur les 6 mois précédant l’entrée en vigueur de la loi faisant du « revenge pornography » une infraction pénale. Les données analysées par les journalistes font ressortir les données suivantes : 139 plaintes, dont 10 venant de personnes mineures (la plus jeune victime présumée étant âgée de 11 ans) ; deux tiers des incidents concernent des femmes de moins de 30 ans ; 89% des plaignants sont des femmes ; les suspects sont majoritairement d’anciens partenaires ; 13 mises en examen (130).
Les auteurs de l’article précisent qu’une enquête précédente, menée auprès de 8 services de police entre janvier 2012 et juin 2014 avait permis de recenser 149 cas, la plupart des coupables échappant à la justice « en raison d’un vide juridique » (6 personnes mises en examen ou inculpées).
2. – L’infraction de « revenge pornography » est récente puisqu’elle est entrée en vigueur dans la législation britannique en avril 2015. Cette infraction, qui fait partie du Criminal Justice and Courts Act de 2015, sanctionne le fait de divulguer des photographies ou films privés à connotation sexuelle, sans le consentement de la personne qui y figure et dans le but de l’humilier. Cette infraction est punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 2 ans et d’une amende. Elle se définit ainsi :
– partager des photographies ou vidéos privées, au contenu sexuel, d’une autre personne sans son consentement et dans le but de l’humilier ; ces images sont parfois accompagnées d’informations personnelles sur la victime telles que son nom, son adresse et les liens vers ses comptes sur les réseaux sociaux ;
– l’infraction réprime le partage de photos et films en ligne ou non et concerne des images qui ont été partagées par voie électronique ou de façon plus traditionnelle (sur internet, par SMS ou email, ou le simple fait de montrer une image papier ou électronique) ;
– les actes sont qualifiés d’infraction à partir du moment où le contenu de l’image ou du film est à caractère sexuel. Cela inclut une image qui démontre un acte sexuel ou expose le sexe d’une personne, ou simplement le fait que l’image soit sexuellement provocante.
Depuis avril 2015, environ 10 personnes, âgées entre 21 et 52 ans, ont été condamnées pour l’infraction de « revenge pornography » devant les Magistrates’ Courts. Ces derniers jours, la presse britannique s’est fait l’écho de deux condamnations pour « revenge pornography » : il s’agissait de « la 1ère femme condamnée à une peine de prison ferme » (18 semaines) et de « la plus jeune personne condamnée, un homme de 17 ans ».
Avant la création de l’infraction spécifique de « revenge pornography » les services de poursuites britanniques avaient recours à plusieurs législations telles que le Communications Act de 2003, le Malicious Communications Act de 1988 ou le Harassment Act de 1997. L’article 1er du Malicious Communications Act de 1988 sanctionne l’envoi d’échanges électroniques qualifiés d’indécents, gravement offensants, menaçants ou faux, dans le but de susciter la détresse et l’anxiété de leurs destinataires. L’article 127 du Communications Act de 2003 sanctionne le fait d’envoyer ou de faciliter l’envoi par le biais des réseaux sociaux publics, un message dont le contenu est gravement offensant ou indécent, obscène ou menaçant. Lorsque qu’il s’agit d’actions multiples envers une même personne, le recours à l’infraction de harcèlement est possible. Lorsque les images ont été prises alors que la victime avait moins de 18 ans, le Protection of Children Act de 1978 sanctionne ces faits. Lorsque les images pornographiques ont été utilisées pour contraindre la victime à se soumettre à des actes sexuels, il est fait application du Sexual Offences Act de 2003 pour réprimer ces actes.
3. – Le Royaume-Uni applique la directive 95/46/EC, qui constitue le cadre en vigueur pour le droit à l’oubli. Les internautes sont invités à s’adresser aux moteurs de recherche à travers les formulaires appropriés pour indiquer quelles sont leurs informations personnelles sensibles en ligne et en demander le retrait (articles 12 et 17). Il a fallu attendre novembre 2014 pour que Google publie officiellement le dispositif spécifique décrivant comment les retraits de contenus sont opérés. La publication d’une liste de personnes ayant obtenu un déréférencement a donné lieu à une polémique. Il n’existe pas de texte national relatif à ce droit, ce que confirme une note parlementaire accessible en cliquant sur le lien ci-dessous (131).
L’équivalent britannique de la CNIL, l’Information Commissioner’s Office est l’organe qui peut contraindre les moteurs de recherche, Google en tête, à retirer des liens vers certains contenus. Par exemple, l’Information Commissioner’s Office a exigé le retrait de liens vers des articles de presse relatifs à la vie d’un individu condamné à un crime il y a dix ans, au nom de la prescription, ce que Google refusait de faire en dépit d’une demande de l’intéressé, considérant qu’il s’agissait d’une information publique.
Deux nouvelles incriminations sont à signaler : en novembre 2012, une réforme a permis d’introduire dans le Protection from Harassment Act 1997 des dispositions du Protection of Freedoms Act 2012 qui créent deux nouveaux délits : le harcèlement et le harcèlement aggravé (« stalking involving fear of violence or serious alarm and distress »). Cette réforme permet d’élargir la base juridique à des poursuites pour des faits de harcèlement et s’applique à Internet. La disposition (d) précise que le harcèlement sur Internet et le suivi de l’activité d’une personne sur les réseaux sociaux de manière à s’en prendre à cette personne constituent un délit (« monitoring the use by a person of the internet, email or any other form of electronic communication ») (132). À noter, la ligne téléphonique d’urgence mise en place par le GEO peut jouer un rôle de conseil pour obtenir la suppression de contenu en ligne.
Par ailleurs, dans son Manifesto publié dans la perspective des élections de mai 2015, le parti conservateur s’est engagé à endiguer l’exposition des enfants à des contenus à connotation sexuelle, notamment en exigeant une vérification de l’âge avant l’accès à tous les sites hébergeant les contenus concernés (« We will stop children's exposure to harmful sexualised content online, by requiring age verification for access to all sites containing pornographic material and age-rating for all music videos », p. 35).
4. – Plusieurs initiatives ont été mises en oeuvre par les pouvoirs publics britanniques pour lutter contre les cyberviolences.
– Une campagne ciblée, intitulée « Revenge Porn: be aware b4 you share (133)» a été lancée par le ministère de la Justice en février 2015, à l’occasion de l’introduction de la nouvelle infraction. L’objectif est d’alerter le public avec un slogan de mise en garde aux victimes potentielles (« Vengeance par la pornographie : soyez informés avant de partager »), la publication de données chiffrées, des dépliants et affiches mises à disposition en téléchargement libre sur le site internet du gouvernement, une page Facebook, un compte Twitter et le hashtag #NoToRevengePorn, et d’expliciter ce qui constitue une infraction. Les autorités espèrent ainsi décourager le partage en ligne de photos privées et inciter les victimes à se manifester auprès des services de police (134).
– Le site « Get safe online » (fruit d’un partenariat public/privé entre le gouvernement, des services de police et de nombreuses entreprises) fournit de nombreux conseils sur les comportements responsables à adopter en ligne sur des sujets très variés (de l’usurpation d’identité au choix d’un mot de passe efficace et à la protection de sa vie privée, en passant par le harcèlement et le « revenge porn »), ainsi qu’un service de soutien aux victimes. Une semaine de campagne d’information et de prévention sur la sécurité des internautes s’est déroulée en octobre dernier (135).
– Le site « Cyberstreetwise (136) », autre initiative gouvernementale, fournit des conseils sur la sécurité en ligne, partant du principe qu’il faut être aussi prudent en ligne que dans la rue.
– Le site du système national de Santé (National Health Service – NHS) comporte une page intitulée « comment réagir au harcèlement en ligne » dans le cadre de sa politique de prévention en matière de santé mentale (137). Le NHS prodigue des conseils sur la manière d’identifier les comportements de harcèlement et propose des réponses possibles face à un comportement de harcèlement (conseils sur les attitudes à adopter ou au contraire à éviter), ainsi que des recommandations pour se protéger en amont. Il est également suggéré à chacun de s’interroger sur son usage d’internet, l’idée étant que certaines personnes pourraient ne pas avoir conscience du fait que leur comportement constitue une forme de harcèlement. Le site renvoie vers plusieurs autres sites de sécurité en ligne.
– Le CEOP mentionné ci-dessus a lancé une campagne intitulée « Think U know » destinée aux adolescents et aux jeunes adultes, mais qui s’adresse également aux parents et personnel encadrant ces jeunes, pour alerter sur les comportements et la sécurité en ligne. Le message se retrouve dans la campagne du gouvernement « This is abuse », qui vise à informer les jeunes adultes sur ce qui constitue une relation saine. Le site internet associé à cette campagne renvoie à un certain nombre de contacts pour assistance, parmi lesquels on trouve des associations luttant contre la violence en général (138).
– Le GEO a financé et participé à la mise en place, depuis juin 2015, d’un site « Stop online abuse (139) », qui cible les personnes victimes de sexisme, homophobie et transphobie, en collaboration avec plusieurs associations de défense des droits LGBT (140). Outre des conseils sur la façon de gérer les comportements abusifs en ligne et une aide aux victimes, le site offre des conseils juridiques sur les recours possibles.
1 () Le soutien à l’économie numérique et à l’innovation, rapport de l’Inspection générale des finances, 2012.
2 () Ambition numérique. Pour une politique française et européenne de la transition numérique, rapport du Conseil national numérique (CNNum), rapport remis au Premier ministre en juin 2015.
3 () Dans un entretien accordé au journal Le Figaro Madame, paru le 12 mars 2015.
4 () Aux termes de l’article 6 septies de l’ordonnance précitée, « les délégations parlementaires aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes peuvent être saisies sur les projets ou propositions de loi par : le bureau de l'une ou l'autre assemblée, soit à son initiative, soit à la demande d'un président de groupe ; une commission permanente ou spéciale, à son initiative ou sur demande de la délégation. Conformément à ces dispositions, la présidente Catherine Coutelle a adressé un courrier pour solliciter la saisine de la délégation à M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission saisie au fond sur ce projet de loi.
5 () L’article 6 septies précité dispose ainsi que les délégations parlementaires aux droits des femmes « ont pour mission d’informer les assemblées de la politique suivie par le Gouvernement au regard de ses conséquences sur les droits des femmes et sur l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. En ce domaine, elles assurent le suivi de l’application des lois. »
6 () A l’exception de deux auditions organisées en juin 2015. Les comptes rendus sont présentés en annexe.
7 () Australie, Canada, États-Unis, Israël, Japon, Nouvelle-Zélande et Royaume-Uni,
8 () On peut citer l’exemple de Mme du Chastelet au XVIIIème siècle connue pour la traduction française des Principa mathematica philosophiae naturalis de Newton (1726) et par le Commentaire analytique qui porte sur la troisième partie de l’ouvrage.
9 () Mc Mahon M. et Patton W. (1997), Gender differences in children’s and adolescents’ perception of influences on their career development, School Counselor, 44.
10 () Lemaire S. (2005), Les premières bachelières du panel : aspirations, images de soi et choix d’orientation, Éducation et formation, 72 ,157-167.
11 () Bandura, A. (1977), self-efficacy : toward a unifying theory of behavioral change. Psychological review, 84 (2), 191-215.
12 () Mosconi N, et Stevanovic, B (2007), genre et avenir, Les représentations des métiers chez les adolescentes et les adolescents Paris Harmattan
13 () Jules Ferry 3.0 - Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique, Conseil national du numérique, octobre 2014.
14 () Emploi peu qualifié ne signifie pas personne peu qualifiée : la part des diplômés occupant un emploi peu qualifié est d’ailleurs en hausse constante. L’emploi peu qualifié peut être défini comme ne requérant aucune formation spécifique.
15 () « L’avenir de l’emploi peu qualifié en France », Brève Vigie 2009.
16 () Gadrey Nicole, Jany-Catrice Florence, Pernod-Lemattre Martine, « 10. Genre et emplois non qualifiés », Le travail non qualifié, Paris La Découverte, « Recherches », 2005
17 () En France, l’automatisation débute de manière sporadique et dans quelques enseignes en 2000, puis s’accentue en 2005
18 () http://thil-memoirevivante.prd.fr/wp-content/uploads/sites/43/2014/11/CollaDegery.pdf
19 () Bernard, Sophie, Travail et automatisation des services : la fin des caissières ?, Toulouse. Octarès Editions, 2012. 204p.
20 () Les informations réunies ci-dessous proviennent d’un compte rendu de lecture d’Audrey Richard, disponible ici : https://lectures.revues.org/10075
21 () Marie-Anne Dujarier, « Personnalisation vs standardisation. Le consommateur mis au travail d’organisation », in S. Maugeri (dir.), Au nom du client. Management néo-libéral et dispositifs de gestion, Paris, L’Harmattan, 2011, pp. 61-83.
22 () http://www.strategie.gouv.fr/publications/metiers-2022-prospective-metiers-qualifications.
23 () http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/EMPLOIR08d.PDF.
24 () https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2005-1-page-105.htm.
25 () De nombreuses études (pourtant produites après 2012) choisissent d’autres définitions. C’est le cas de l’étude présentée par Mme Anne Aguiléra, qui choisit de définir le télétravail sans référence explicite aux TIC : « Le télétravail est un travail salarié qui aurait pu être réalisé dans les locaux de l’employeur mais qui est effectué régulièrement hors de ces locaux, à une échelle généralement locale ou régionale, au lieu du domicile ou dans un bureau distant » (p.5).
26 () Aguiléra Anne, Lethiais Virginie : « Le télétravail, un objet sans désir ? », Actes du 51ème Colloque ASRDLF, Marne-La-Vallée, 2014.
27 () Tremblay Diane-Gabrielle, Chevrier Catherine et Di Loreto Martine : « Le télétravail à domicile : meilleure conciliation emploi-famille ou source d’envahissement de la vie privée ? », Revue Interventions économiques [en ligne], 34, 2006, p.2.
28 () Pour des définitions, voir : http://www.jeteletravaille.fr/index.php?id=978 ; Thomsin Laurence, Tremblay Diane-Gabrielle : « Le mobile working, de nouvelles perspectives sur les lieux et les formes du télétravail ». Revue Interventions économiques [en ligne], 34/06.
29 () La plupart des rapports officiels estiment que le télétravail a un fort potentiel de développement. C’est le cas des études suivantes : Centre d’analyse stratégique, « Le développement du télétravail dans la société numérique de demain », rapport remis au Premier ministre, novembre 2009 ; « Le télétravail dans les grandes entreprises françaises ; comment la distance transforme nos modes de travail », synthèse remise au ministère chargé de l‘industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, mai 2012 ; « E-administration, télétravail, logiciels libres : quelques usages de l’Internet dans les entreprises », Insee Première, 2009.
30 () Aguiléra Anne, ibid. p.2.
31 () En l’absence d’indications contraires, les paragraphes suivants sont une reprise du rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi paru en avril 2014 et intitulé : « L’évolution des formes d’emploi » (p.57-60). Il est disponible à : http://www.coe.gouv.fr/Adoption-du-rapport-L-evolution-des-formes-d-emploi.html.
32 () Vendramin Patricia, Taskin Laurent : « Le Télétravail, une vague silencieuse : les enjeux socio-économiques d’une nouvelle flexibilité », Presses universitaires de Louvain, 2004, p.44.
33 () Ibid. Ils ajoutent : « Le principal facteur explicatif de la sous-représentation des femmes est le fait qu’aujourd’hui le télétravail concerne des professions et des fonctions à dominante masculine. Les catégories professionnelles les mieux représentées parmi les télétravailleurs sont les cadres et les professions spécialisées dans lesquelles les femmes sont largement minoritaires. Les femmes ne sont majoritaires que dans les catégories des métiers administratifs, qui ne représentent qu’une faible proportion des télétravailleurs. »
34 () Ibid. p.45.
35 () Pour un état des lieux complet et chiffré, voir en particulier l’infographie réalisée par le Tour de France du Télétravail : http://www.tourdefranceduteletravail.fr/wp-content/uploads/sites/31/2013/03/Infographie_TourTT.pdf.
36 () http://www.lbmg-worklabs.com/teletravail-coworking-telecentre/le-teletravail-en-france.
37 () http://www.neo-nomade.com/accueil.php#display=liste&lat=48.850145241393776&lng=2.3500442504882812&zoom=12
38 () http://www.openscop.fr/
39 () http://zevillage.net/
40 () Pour plus de chiffres :
http://www.tourdefranceduteletravail.fr/wpcontent/uploads/sites/31/2013/03/Infographie_TourTT.pdf.
41 () « Le télétravail dans les grandes entreprises françaises, comment la distance transforme nos modes de travail », synthèse remise au ministre chargé de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, mai 2012.
42 () « Le télétravail en France », LBMG Worklab, www.lbmg-worklabs.com, 2012.
43 () Ibid.
44 () Mo