N° 4108 tome II - Rapport, établi au nom de cet office, les enjeux et les perspectives de l'épigénétique dans le domaine de la santé



N° 4108

 

N° 33

ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2016 - 2017

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 12 octobre 2016

 

le 12 octobre 2016

LES ENJEUX ET LES PERSPECTIVES DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE
DANS LE DOMAINE DE LA SANTÉ

TOME II : Annexes

par

MM. Alain CLAEYS et Jean-Sébastien VIALATTE, députés


Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Jean-Yves LE DÉAUT,

Président de l’Office

 


Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Bruno SIDO,

Premier vice-président de l’Office

Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques

Président

M. Jean-Yves LE DÉAUT, député

Premier vice-président

M. Bruno SIDO, sénateur

Vice-présidents

M. Christian BATAILLE, député M. Roland COURTEAU, sénateur

Mme Anne-Yvonne LE DAIN, députée M. Christian NAMY, sénateur

M. Jean-Sébastien VIALATTE, député Mme Catherine PROCACCIA, sénateur

DÉputés

SÉnateurs

M. Bernard ACCOYER

M. Gérard BAPT

M. Christian BATAILLE

M. Alain CLAEYS

M. Claude de GANAY

Mme Françoise GUÉGOT

M. Patrick HETZEL

M. Laurent KALINOWSKI

Mme Anne-Yvonne LE DAIN

M. Jean-Yves LE DÉAUT

M. Alain MARTY

M. Philippe NAUCHE

Mme Maud OLIVIER

Mme Dominique ORLIAC

M. Bertrand PANCHER

M. Jean-Louis TOURAINE

M. Jean-Sébastien VIALATTE

M. Patrick ABATE

M. Gilbert BARBIER

Mme Delphine BATAILLE

M. Michel BERSON

M. François COMMEINHES

M. Roland COURTEAU

Mme Catherine GÉNISSON

Mme Dominique GILLOT

M. Alain HOUPERT

Mme Fabienne KELLER

M. Jean-Pierre LELEUX

M. Gérard LONGUET

M. Pierre MÉDEVIELLE

M. Franck MONTAUGÉ

M. Christian NAMY

M. Hervé POHER

Mme Catherine PROCACCIA

M. Bruno SIDO

   

SOMMAIRE

___

Pages

ANNEXE N° 1 : COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE DU 16 JUIN 2015 SUR : « ÉPIGÉNÉTIQUE : UNE NOUVELLE LOGIQUE DU VIVANT ? » 11

DISCOURS DE BIENVENUE DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST 13

I. APPORTS ET PERSPECTIVES DE L’EPIGENETIQUE : DE LA RECHERCHE FONDAMENTALE VERS UNE APPLICATION CLINIQUE ? 15

PROPOS INTRODUCTIFS DE M. ALAIN CLAEYS, DÉPUTÉ, MEMBRE DE L’OPECST, RAPPORTEUR 15

PREMIERE TABLE RONDE : L’ÉPIGÉNÉTIQUE : SON APPORT DANS LA COMPRÉHENSION FONDAMENTALE DE LA COMPLEXITÉ DU VIVANT, UNE RÉPONSE AUX QUESTIONS NON RÉSOLUES PAR LA GÉNÉTIQUE ? 17

Présidence de M. Alain Claeys, député, membre de l’OPECST, rapporteur. 17

M. Vincent Colot, directeur de recherche à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure. 17

Mme Annick Harel-Bellan, directrice du laboratoire « Épigénétique et cancer », CEA Saclay 19

Mme Edith Heard, professeure au Collège de France, titulaire de la chaire d’épigénétique et mémoire cellulaire, directrice de l’unité de génétique et biologie du développement à l’Institut Curie, CNRS-INSERM, membre du conseil scientifique de l’OPECST 20

Mme Claudine Junien, professeure émérite de génétique médicale, membre correspondant de l’Académie des sciences, unité de biologie du développement et reproduction, INRA Jouy-en-Josas 23

M. Jorg Tost, directeur du laboratoire « Épigénétique et environnement » à l’Institut de génomique, CEA Évry 25

M. Christian Muchardt, directeur de l’unité de régulation épigénétique, Institut Pasteur 28

Grands témoins 29

M. András Paldi, professeur à l’École pratique des hautes études, chercheur en épigénétique à Généthon 29

M. Jonathan Weitzman, professeur de génétique à l’université Paris Diderot, directeur du laboratoire « Épigénétique et destin cellulaire » CNRS-université Paris Diderot 31

M. Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’INSERM, directeur du laboratoire Neurosciences Paris Seine, CNRS-INSERM-université Pierre et Marie Curie, membre du conseil scientifique de l’OPECST 32

DÉBAT 34

DEUXIÈME TABLE RONDE : ÉPIGÉNÉTIQUE : QUELLES APPLICATIONS CLINIQUES ? ÉTAT DES LIEUX 42

Présidence de M. Jean-Louis Touraine, député, membre de l’OPECST 42

A. APPORT DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE À L'ÉTIOLOGIE DES MALADIES 43

Mme Claire Rougeulle, directrice de recherche CNRS-université Paris Diderot, responsable de l’unité « ARN non codants, différenciation et développement » 43

M. Robert Barouki, professeur de biochimie à la faculté de médecine de Paris Descartes, directeur de l’unité INSERM « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire » 45

Mme Anne-Laurence Boutillier, directrice de recherche au laboratoire de neurosciences cognitives et adaptatives, CNRS-université de Strasbourg 47

Mme Claire Francastel, directrice de recherche au CNRS-université Paris Diderot, laboratoire « Épigénétique et destin cellulaire » 50

Mme Corinne Miceli, professeure des universités et chef du service de rhumatologie à l’hôpital de Bicêtre 52

M. François Radvanyi, directeur de recherche CNRS à l’Institut Curie, chef de l’unité « Oncologie moléculaire » 55

B. ÉPIGÉNÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE ET DOHaD (DEVELOP-MENTAL ORIGINS OF HEALTH AND DISEASE) 58

Mme Anne Gabory, chargée de recherche à l’INRA, unité « Biologie du développement et reproduction » 58

Grands témoins 61

Mme Paola Arimondo, directrice du laboratoire de pharmaco-chimie de la régulation épigénétique du cancer-CNRS-Pierre Fabre 61

Mme Elizabeth MacIntyre, professeure des universités, chef du service « Hématologie biologique » et directrice de recherche à l’hôpital Necker. 62

M. Jérôme Torrisani, chargé de recherche INSERM-Centre de recherches en cancérologie de Toulouse 63

DÉBAT 65

II. ENJEUX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES DE L’EPIGENETIQUE 73

PROPOS INTRODUCTIFS DE M. JEAN-SÉBASTIEN VIALATTE, DÉPUTÉ, VICE-PRÉSIDENT DE L’OPECST, RAPPORTEUR. 73

TROISIÈME TABLE RONDE : CONTROVERSES SUR LE STATUT SCIENTIFIQUE DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE : NOUVEAU PARADIGME ? NOUVELLE DISCIPLINE ? 76

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur 76

Mme Béatrice de Montera, maître de conférences à l’université catholique de Lyon/EPHE, spécialisée en philosophie de l’épigénétique 76

M. András Paldi, professeur à l’École pratique des hautes études, chercheur en épigénétique à Généthon 80

Grand témoin 84

Mme Geneviève Almouzni, membre de l’Académie des sciences, directrice de recherche au CNRS-Institut Curie 84

DÉBAT 86

QUATRIEME TABLE RONDE : DIVERSITÉ DES DISPOSITIFS TECHNOLOGIQUES DANS L’ÉTUDE DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE. QUELLE PERTINENCE DES CARTOGRAPHIES DE L’ÉPIGENOME ? 91

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur 91

M. Emmanuel Barillot, directeur de recherche à l’Institut Curie-INSERM-Mines Paris Tech 91

M. Christophe Lavelle, chargé de recherche CNRS au Muséum national d’histoire naturelle, laboratoire « Structure et instabilité des génomes » 94

M. Elmar Nimmesgern, chef adjoint de l’unité « Médecine innovante et personnalisée » à la DG Recherche et innovation, Commission européenne 97

Grand témoin 98

M. Jacques van Helden, professeur de bioinformatique à l’université d’Aix-Marseille 98

DÉBAT 101

CINQUIEME TABLE RONDE : LES DEFIS DE L’ÉPIGENETIQUE : SAVOIR FONDAMENTAL À PARFAIRE ET AVENIR DES THÉRAPIES ÉPIGÉNÉTIQUES 103

A. SAVOIR FONDAMENTAL À PARFAIRE 103

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur 103

1. La connaissance partielle des modes d’actions des marques épigénétiques 103

M. François Fuks, responsable du laboratoire « Epigénétique du cancer » à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) 103

2. Question de l’héritabilité 107

Mme Sandra Duharcourt, chef du laboratoire « Régulation épigénétique de l’organisation du génome », Institut Jacques Monod-université Paris Diderot 107

M. Raphaël Margueron, chargé de recherche « Génétique et biologie du développement » à l’Institut Curie 109

M. Eric Meyer, directeur de recherche CNRS à l’Institut de biologie de l’ENS 111

Grand témoin 114

M. François Képès, directeur de recherche au CNRS, responsable d’équipe à l’Institut de biologie systémique et synthétique 114

B. AVENIR DES THÉRAPIES ÉPIGÉNÉTIQUES 117

Présidence de Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l’OPECST 117

Mme Paola Arimondo, directrice du laboratoire de pharmaco-chimie de la régulation épigénétique du cancer CNRS-Pierre Fabre 117

Mme Sophie Rousseaux, directrice de recherche en épigénétique médicale à l’Institut Albert Bonniot 120

Mme Nadine Martinet, directrice de recherche INSERM à l’Institut de chimie de Nice 123

Mme Karine Merienne, chargée de recherche au laboratoire de neurosciences cognitives et adaptatives CNRS-Strasbourg 127

Grands témoins 130

M. Philippe Bertrand, maître de conférences hc à l’Institut de chimie des milieux et matériaux de Poitiers 130

M. Hinrich Gronemeyer, directeur de recherche à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg 132

DÉBAT COMMUN AUX QUATRIÈME ET CINQUIÈME TABLES RONDES 134

PROPOS CONCLUSIFS DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST 141

ANNEXE N° 2 : COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE DU 25 NOVEMBRE 2015 SUR : « LES ENJEUX ÉTHIQUES ET SOCIÉTAUX DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE » 143

DISCOURS DE BIENVENUE DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST 145

PROPOS INTRODUCTIFS 149

M. Alain Claeys, député, membre de l’OPECST, rapporteur 149

M. Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) 152

M. Benoît Vallet, directeur général de la santé 156

I. L’ESSOR DE L’EPIGENETIQUE PEUT-IL CONTRIBUER À L’AMÉLIORATION DES POLITIQUES DE SANTÉ ? 161

PREMIÈRE TABLE RONDE : LE POINT DE VUE DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE ET MÉDICALE. 161

Présidence de Mme Dominique Gillot, ancienne ministre, sénatrice, membre de l’OPECST 161

M. Christian Byk, conseiller à la Cour d’appel de Paris, secrétaire général de l’Association internationale Droit, éthique et science 162

Dr Cyrille Delpierre, directeur de recherche au laboratoire d’« Épidémiologie en santé publique : risques, maladies chroniques et handicaps », Inserm, coordinateur du projet IBISS (Incorporation biologique et inégalités sociales de santé) 165

Dr Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie du Conseil national de l’Ordre des médecins 167

Mme Caroline Guibet-Lafaye, directrice de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs 170

Pr Claudine Junien, professeure émérite de génétique médicale, membre correspondant de l’Académie des sciences, unité de biologie du développement et reproduction, INRA Jouy-en-Josas 172

Grands témoins 175

Pr Robert Barouki, professeur de biochimie à la faculté de médecine Paris Descartes, directeur de l’unité Inserm « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire » 175

Pr Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm, membre du conseil scientifique de l’OPECST 177

Pr Thierry Lang, professeur à l’université Toulouse 3 et au sein du Centre hospitalier universitaire de Toulouse, responsable de l’équipe « Inégalités sociales de santé, cancer et maladies chroniques » de l’unité mixte 1027 Inserm – université Paul Sabatier, Toulouse 3 180

DEUXIÈME TABLE RONDE : LE POINT DE VUE DES AUTRES ACTEURS DU SYSTÈME DE SANTÉ 183

Présidence de M. Gérard Bapt, député, membre de l’OPECST. 183

M. Alexandre Moreau, directeur de la direction oncologie, Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) 184

M. Philippe Hubert, directeur des risques chroniques, Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) 186

Pr Gérard Lasfargues, directeur général adjoint scientifique, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) 189

Mme Katherine Macé, chef du département de recherche Nutrition et santé, Nestlé 191

M. Gérard Mathis, vice-président innovation management, Cisbio Bioassays 194

Pr Luc Barret, médecin conseil national (CNAMTS) 196

M. Gérard Raymond, secrétaire général de la Fédération française des diabétiques 198

Mme Marie-Aline Charles, médecin épidémiologiste, directrice de recherche au Centre de recherche en épidémiologie et statistique Paris Sorbonne Cité (UMR Inserm-université Paris Descartes) 199

DÉBAT COMMUN AUX DEUX PREMIÈRES TABLES RONDES 201

II. COMMENT CONCILIER ESSOR DE L’ÉPIGENETIQUE ET RESPECT DES NORMES ETHIQUES ET JURIDIQUES ? 211

PROPOS INTRODUCTIFS 211

M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur 211

M. Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) 213

TROISIÈME TABLE RONDE : UNE DÉFINITION JURIDIQUE DE L’INFORMATION ÉPIGÉNÉTIQUE EST-ELLE NÉCESSAIRE ? 217

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur. 217

M. Christian Byk, conseiller à la Cour d’appel de Paris, secrétaire général de l’Association internationale Droit, éthique et science 217

M. Jacky Richard, conseiller d’État 219

Grands témoins 222

Pr Michel Vivant, professeur des universités à Sciences Po, directeur scientifique de la spécialité « Droit de l’innovation » du master droit économique 222

Mme Béatrice de Montera, maître de conférences, UMRS 449, laboratoire de biologie générale, Université catholique de Lyon, UCLy, Groupe d’épistémologie et d’éthique des sciences et des technologies (GEEST), laboratoire de reproduction et développement comparé, EPHE 224

QUATRIÈME TABLE RONDE : L’ESSOR DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE IMPOSE-T-IL UNE MODIFICATION DES LÉGISLATIONS EXISTANTES ? 229

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur, puis de Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l’OPECST 229

Mme Isabelle Hegedüs, conseillère juridique pour les brevets, Direction des affaires juridiques et internationales, Institut national de la propriété industrielle (INPI) 229

Mme Alexandra Langlais, chargée de recherche au CNRS, IODE - département CEDRE, Faculté de droit de Rennes 1 232

Mme Délia Rahal-Löfskog, chef du service de la santé, direction de la conformité, Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) 235

Grands témoins 237

Pr Marie-France Mamzer-Bruneel, Unité fonctionnelle d’éthique et médecine légale, Hôpital Necker Enfants Malades, directrice adjointe du laboratoire d’éthique médicale de l’université Parie Descartes 237

Mme Christine Noiville, présidente du Haut conseil des biotechnologies (HCB) 239

DÉBAT COMMUN AUX TROISIÈME ET QUATRIÈME TABLES RONDES 242

PROPOS CONCLUSIFS DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT, DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST 257

ANNEXE 3 : DOCUMENT DE L’INSTITUT CURIE DU 24 SEPTEMBRE 2013 SUR « L’ADN CIRCULANT : UNE AUTRE APPROCHE » 261

ANNEXE N° 1 :
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE DU 16 JUIN 2015 SUR : « ÉPIGÉNÉTIQUE : UNE NOUVELLE LOGIQUE DU VIVANT ? »

DISCOURS DE BIENVENUE DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT,
DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST

Le président Jean-Yves Le Déaut. Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, je suis très heureux de vous souhaiter la bienvenue, au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.

Je voudrais tout d’abord remercier les scientifiques, médecins et spécialistes, qui ont bien voulu accepter d’intervenir lors de cette audition, ainsi que toutes les personnes présentes dans l’assistance.

L’audition publique fait partie des traditions de travail de l’Office parlementaire. Celui-ci, constitué de dix-huit députés et dix-huit sénateurs, travaille en amont de la législation, pour essayer de bien comprendre et cerner les problèmes en jeu, en rapport avec les sciences et la technologie. Ces questions deviennent, en effet, de plus en plus compliquées et revêtent une importance croissante dans notre vie économique et sociale.

L’Office parlementaire se penche aujourd’hui sur le sujet complexe de l’épigénétique. Cette étude a été confiée à nos collègues Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte. Elle a pour objet de compléter l’information du Parlement, grâce à des discussions contradictoires et transparentes, entre experts et en présence d’un public dont nous souhaitons qu’il soit de plus en plus nombreux à assister à ces auditions et à y participer par l’intermédiaire des questions qu’il pourra soulever lors des débats.

Ces échanges, diffusés par les chaînes parlementaires, sont conçus comme un mécanisme de démocratisation du savoir scientifique, que nous nous sommes attachés à développer au fil des ans, puisque notre Office fête en 2015 le trentième anniversaire de son premier rapport.

Il s’est, par ailleurs, vu confier cette année la présidence européenne du réseau des Offices of technology assessment, ce qui donnera lieu à l’organisation d’une grande réunion en septembre, avec nos collègues européens.

Dans le cas de la présente audition publique, le fait de rassembler des chercheurs spécialisés dans différents domaines revêt d’autant plus d’importance au plan de l’interdisciplinarité que les colloques consacrés à l’épigénétique ont, semble-t-il, tendance à se focaliser sur des sujets de plus en plus pointus.

Je rappelle que l’OPECST travaille sur des thèmes très divers, allant de l’énergie à la bioéthique. Ce rôle lui est, en matière notamment de bioéthique, confié par la loi, dans la mesure où les textes législatifs successifs indiquent dans leur dernier article que l’Office doit établir un rapport préalablement à toute révision de la loi de bioéthique.

La présente audition a pour objet d’actualiser nos savoirs sur l’épigénétique. La génétique a considérablement approfondi et renouvelé ses connaissances au fil des années. On peut ainsi arriver, à partir de la première cellule, à des spécialisations de cellules très différentes. On constate également que, dans un œuf d’insecte, peuvent se développer, selon l’alimentation fournie à la larve, des reines ou des ouvrières. Le décryptage et la régulation du génome sont extrêmement complexes. Des progrès considérables ont été effectués dans ce domaine au cours des dernières années. Certains parlent toutefois d’infidélités dans la transcription du génome. Il est donc essentiel de continuer à étudier tous ces mécanismes de régulation de la transcription des gènes, qui ont vraisemblablement des incidences importantes.

L’épigénétique a connu un essor considérable depuis une vingtaine d’années, tant dans le domaine du savoir fondamental que des applications cliniques. Pour autant, d’importantes inconnues subsistent, susceptibles, comme souvent dans ce type de sujet, d’être l’objet de controverses : c’est la raison pour laquelle l’intitulé général de cette audition revêt une forme interrogative.

Je félicite l’initiative prise par Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte, inspirée par la référence à l’ouvrage célèbre de François Jacob – La logique du vivant –, dans lequel le philosophe Michel Foucault a vu « la plus remarquable histoire de la biologie jamais écrite ». Je ne doute pas qu’un tel patronage contribue à enrichir les débats qui vont émailler cette journée.

Je vous remercie toutes et tous de votre présence.

I. APPORTS ET PERSPECTIVES DE L’EPIGENETIQUE : DE LA RECHERCHE FONDAMENTALE VERS UNE APPLICATION CLINIQUE ?

PROPOS INTRODUCTIFS DE M. ALAIN CLAEYS,
DÉPUTÉ, MEMBRE DE L’OPECST, RAPPORTEUR

M. Alain Claeys. Lorsque Conrad Waddington forge la notion d’épigénétique en 1942, il ne pouvait se douter qu’en résulteraient de très intenses discussions ainsi qu’un fort engouement de la part des médias, et ce même si cette notion a, pendant un certain temps, été éclipsée par celle de la régulation des gènes.

Ces discussions sont d’autant plus remarquables qu’elles ont lieu alors que l’épigénétique connaît, tant au sein du monde académique que de l’industrie pharmaceutique, un essor considérable, illustré par la croissance exponentielle du nombre de publications qui lui sont aujourd’hui consacrées.

Parmi ces sujets de débat, faisant l’objet des deux tables rondes de cette matinée, se pose tout d’abord la question de savoir si l’épigénétique est une réponse aux problématiques que la génétique n’a pas encore pu résoudre. Cette question n’est pas neutre, car non seulement elle n’est pas sans lien avec celle de savoir si l’épigénétique constitue, ou non, un nouveau paradigme mais soulève, en outre, une interrogation qui, elle, intéresse plus particulièrement les juristes et concerne l’opportunité de mettre en place de nouvelles règlementations. Ce dernier aspect sera examiné plus précisément à l’automne, lors d’une autre audition publique consacrée aux enjeux éthiques et sociétaux de l’épigénétique.

La question des rapports entre génétique et épigénétique a été exprimée de façon lapidaire à travers divers propos. Ainsi, la généticienne Denise Barlow, professeure honoraire de génétique à l’université de Vienne, a-t-elle suggéré que l’épigénétique était « l’ensemble de ces choses bizarres et merveilleuses que la génétique ne sait pas expliquer ». Pour sa part, M. Michel Morange, professeur à l’École normale supérieure, a déclaré dans un article que : « dès sa conception, l’épigénétique est une réaction contre les insuffisances de la génétique ».

Il appartiendra aux intervenants de la première table ronde d’apprécier la pertinence de tels propos, car d’un côté la génétique n’a cessé d’approfondir les connaissances sur le vivant, ce qui lui a permis de revisiter le dogme central et de se départir de son déterminisme rigide, comme l’a rappelé le président
Jean-Yves Le Déaut, tandis que de l’autre, force est de constater que, malgré tous ses progrès, la génétique ne parvient toujours pas à apporter de réponses dans des domaines cruciaux. C’est ainsi qu’une étude de 2014, dont la première cosignataire est Mme Geneviève Almouzni, membre de l’Académie des sciences et directrice du centre de recherche de l’Institut Curie, relève que « malgré les avancées introduites par le projet de séquençage du génome humain, la fonction des gènes et leur régulation restent à élucider ».

Il en résulte notamment, comme le montrent les exemples fréquemment cités des abeilles et des jumeaux monozygotes, que la génétique classique ne peut expliquer la diversité des phénotypes cellulaires. A contrario, ces mêmes exemples imposent de prendre en compte le jeu des marques épigénétiques.

S’agissant de la compréhension des maladies, la génétique rencontre, là encore, des limites. Il existe à l’heure actuelle de nombreuses maladies présentant une composante héréditaire, mais dont les anomalies génétiques causales n’ont pas été identifiées. Ces pathologies appartiennent à la catégorie des maladies à déterminisme génétique complexe ou multifactoriel.

Dans ce contexte, l’apport de l’épigénétique réside en premier lieu dans l’introduction d’informations supplémentaires sur la régulation de l’expression des gènes. Ces informations révèlent la particularité des marques épigénétiques. Ainsi la méthylation joue-t-elle un rôle crucial dans le développement ou le maintien de l’identité cellulaire.

La réversibilité des marques épigénétiques et leur caractère transmissible les différencient des modifications génétiques. La réversibilité ouvre en effet de grands espoirs de thérapie pour une restructuration ciblée de profils de méthylation anormaux, notamment dans le cas du cancer.

Le caractère transmissible des modifications épigénétiques soulève quant à lui la possibilité, très controversée (sauf chez les plantes), d’une hérédité non mendélienne fondée sur la transmission des caractères acquis.

Dans le domaine clinique, l’identification de mécanismes épigénétiques a permis de renouveler l’étiologie de plusieurs maladies, dont le cancer, ainsi que leur traitement.

Si l’épigénétique enrichit incontestablement notre compréhension du vivant, en particulier à travers la démarche holistique sur laquelle elle repose, faut-il pour autant, à l’exemple de certains auteurs, parler de révolution dans la biologie et faire abstraction des travaux précurseurs de la génétique tels que ceux de MM. François Jacob et Jacques Monod sur l’opéron ?

Peut-être les débats de la première table ronde, dont j’ouvre les travaux, aboutiront-ils à une position nuancée en la matière ?

PREMIERE TABLE RONDE :
L’ÉPIGÉNÉTIQUE : SON APPORT DANS LA COMPRÉHENSION FONDAMENTALE DE LA COMPLEXITÉ DU VIVANT, UNE RÉPONSE AUX QUESTIONS NON RÉSOLUES PAR LA GÉNÉTIQUE ?

Présidence de M. Alain Claeys, député, membre de l’OPECST, rapporteur.

M. Vincent Colot, directeur de recherche à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure. Vous avez, Monsieur le président, déjà fort bien dressé le tableau du champ de l’épigénétique et des controverses qui l’accompagnent.

Mon propos aujourd’hui est d’essayer de clarifier certains éléments, en repartant des travaux de M. Conrad Waddington, qui n’a pas revisité la notion d’épigénétique, mais l’a bel et bien inventée. « Épigénétique » était alors un adjectif (epigenetic en anglais), utilisé dans un contexte très différent. Waddington s’attachait quant à lui à tenter d’établir un lien entre la génétique et l’épigénèse, c’est-à-dire la théorie du développement par élaboration progressive des formes à partir de l’œuf fécondé. Il propose, en 1942, le nom « épigénétique » (epigenetics – avec un « s » – en anglais) pour désigner ce nouveau champ d’étude et a établi des notions essentielles, dont celle de « paysage épigénétique » (nous retrouvons là l’adjectif faisant référence à l’épigénèse), qu’il a introduite trois années plus tôt.

Le paysage épigénétique est une métaphore permettant d’illustrer le fait qu’une cellule (l’œuf fécondé notamment) peut adopter, sous l’action des gènes, différentes destinées lorsqu’elle se divise (on parle de différenciation cellulaire). Plus précisément, Waddington propose que les gènes et leurs produits (en particulier les protéines), en interagissant entre eux, sous-tendent ce paysage fait de monts et de vallées dans lesquels les cellules « roulent » pour adopter au fur et à mesure qu’elles se multiplient des destinées progressivement restreintes. En termes modernes, nous pourrions dire que Waddington est l’un des premiers à évoquer la régulation de l’expression des gènes et à la placer au cœur du développement des organismes.

Depuis les travaux pionniers de MM. François Jacob et Jacques Monod sur l’activité des gènes chez les bactéries, les choses ont grandement bougé et nous savons dorénavant que la chromatine, structure d’empaquetage de l’ADN au sein du noyau des cellules eucaryotes, joue également un rôle essentiel dans la régulation génétique. Sans rentrer dans les détails, rappelons que l’unité de base de la chromatine est le nucléosome, composé d’un cœur de protéines particulières, les histones, autour duquel sont enroulées environ cent cinquante paires de bases de la double hélice de l’ADN (le génome humain contient trois milliards de paires de bases). Or les histones, ainsi que l’ADN chez les mammifères et les plantes notamment, sont sujettes à des modifications qui altèrent l’organisation chromatinienne et contribuent ainsi à la modulation de l’activité des gènes. De plus, alors même que les histones sont parmi les protéines les mieux conservées dans le monde eucaryote, de nombreuses formes variantes existent également, qui elles aussi sont impliqués dans la régulation de l’expression génétique chez les eucaryotes.

Je voudrais à présent revenir à l’histoire du nom épigénétique, qui a été presque totalement ignorée entre 1942 et 1987, date à laquelle M. Robin Holliday propose de l’utiliser pour désigner spécifiquement l’étude des changements d’expression des gènes, transmissibles au travers des divisions cellulaires, sans changement de la séquence (la suite des lettres A, T, G et C) de l’ADN. Cette « mémoire cellulaire » est un élément clé du développement chez les animaux comme les plantes et repose sur des altérations chromatiniennes persistantes, comme l’illustre l’exemple de la vernalisation chez les plantes.

De quoi s’agit-il ? Du besoin qu’ont certaines variétés d’une même espèce de subir un froid hivernal pour que la floraison puisse se déclencher ensuite. C’est le cas notamment du blé d’hiver, semé à l’automne précisément pour cette raison, contrairement au blé de printemps, dont la floraison ne nécessite aucun séjour préalable au froid. Cela est vrai aussi pour la plante modèle Arabidopsis qui, selon les souches prises dans la nature, présente un besoin plus ou moins prononcé de vernalisation. Des études génétiques et moléculaires poussées sur cette espèce ont montré que la floraison est sous le contrôle d’un gène « répresseur », le gène FLC, actif lors de la germination puis progressivement « éteint » sous l’action du froid. Au printemps, alors que les températures remontent, le gène FLC n’en reste pas moins inactif, précisément du fait de la transmission stable au travers des divisions cellulaires de l’état chromatinien répressif induit à son niveau par le froid. Il ne peut y avoir de floraison au retour des beaux jours sans cette mémorisation de l’état réprimé du gène FLC. Nous avons donc ici l’exemple d’un contrôle épigénétique sous influence environnementale et qui néanmoins s’inscrit dans le cadre strict d’un programme développemental, à savoir la floraison, étape essentielle à la reproduction de la plante. À chaque génération, le processus est initié à l’identique, ce qui implique donc également l’existence d’une étape d’effacement de la mémoire. De fait, cette dernière étape caractérise la plupart des processus épigénétiques associés au développement et se déroule généralement dans les lignées germinales mâle et femelle ou au tout début de l’embryogénèse.

Cependant, et les plantes en offrent les exemples les plus frappants, il arrive parfois que des changements d’ordre épigénétique et touchant la chromatine échappent à cette remise à zéro à chaque génération et soient dès lors transmis à la descendance. On parle alors d’« épimutations », c’est-à-dire de changements héritables sans altération de la séquence de l’ADN. Cet aspect controversé de l’épigénétique fait beaucoup fantasmer, puisqu’il indique une autre source possible de variations génétiques, potentiellement plus sensibles à l’environnement et moins stables que les mutations de l’ADN.

Pour conclure, et même si malheureusement aujourd’hui, le terme « épigénétique » tend à désigner tout et n’importe quoi, il ne fait aucun doute à mes yeux qu’il s’agit là d’un champ disciplinaire extrêmement riche et pertinent pour comprendre le développement des organismes comme l’hérédité des caractères.

Mme Annick Harel-Bellan, directrice du laboratoire « Épigénétique et cancer », CEA Saclay. Je vais aborder un aspect de l’épigénétique assez différent, qui concerne le génome non codant, qualifié pendant longtemps de « poubelle du génome » ou « junk DNA ».

Vous connaissez tous la génétique, l’ADN transcrit en ARN messager, lui-même traduit en protéine. Cette partie du génome qui code pour les ARN messagers est, en fait, très petite et concerne un très faible pourcentage du génome. Chez l’homme, par exemple, elle ne correspond qu’à 3 % du génome, si bien que 97 % de ce génome est non codant. On sait toutefois depuis très longtemps que la complexité d’un organisme n’est pas corrélée avec le nombre de gènes. Ainsi, la bactérie Escherichia coli, très simple, n’a que cinq fois moins de gènes que l’homme. Si l’on compare, par ailleurs, le ver C. elegans, minuscule et de complexité extrêmement faible, et l’homme, il apparaît que le premier a pratiquement autant de gènes que le second. La complexité n’est donc pas fonction du nombre de gènes. En revanche, elle est liée à la taille du génome (le génome humain étant plus de trente fois plus grand que celui de C. elegans), inversement proportionnelle à la proportion de génome codant et directement proportionnelle à la taille du génome non codant.

Que trouve-t-on dans le génome non codant ? On a découvert assez récemment, au cours des dernières décennies, qu’il existait des ARN non codants qui régulaient. Les premiers découverts étaient de petits ARN non codants (de l’ordre d’une vingtaine de nucléotides), régulant l’expression des ARN messagers, en l’occurrence les inhibant et bloquant très spécifiquement l’expression des protéines.

La découverte de ces petits ARN non codants a été effectuée chez le
ver C. elegans, par des chercheurs qui travaillaient sur le développement de ce ver, c’est-à-dire le passage d’un stade larvaire à l’autre.

Il est important de noter que ces scientifiques n’auraient jamais été soutenus par des organismes finançant des recherches appliquées à la médecine. Or il s’avère que ce système de petits ARN non codants est tout à fait universel et existe chez tous les organismes (à l’exception de la levure de la bière), et notamment chez l’homme. Ces ARN contrôlent la majorité des gènes et jouent un rôle essentiel dans la biologie de la cellule. Cette découverte, extrêmement importante, a d’ailleurs valu, en 2006, le prix Nobel de médecine à ses auteurs, MM. Andrew Fire et Craig Mellow.

Ces petits ARN non codants revêtent par exemple une importance considérable en cancérologie. Notre équipe travaille ainsi sur l’équilibre entre prolifération et différenciation, qui règle l’homéostasie des tissus et fait que le nombre de cellules qui prolifèrent dans un tissu, qui différencient et meurent, est très strictement contrôlé, de sorte que le tissu garde son intégrité. Les petits ARN non codants jouent un rôle essentiel dans cet équilibre. Beaucoup d’entre eux sont dérégulés dans les cancers : ils représentent donc des marqueurs diagnostiques et des cibles thérapeutiques potentielles.

Ils sont aussi des outils thérapeutiques, puisqu’il est possible de les fabriquer artificiellement et de les faire pénétrer dans les cellules pour inhiber spécifiquement l’expression d’un gène, donc de la protéine. Cela laisse présager un nombre incalculable d’applications, notamment dans le domaine du cancer, dans la mesure où certains oncogènes sont des séquences mutées, qui diffèrent de la cellule normale par un ou plusieurs nucléotides. Or ces petits ARN sont capables de discriminer entre la séquence normale et la séquence mutée. Ils peuvent donc, pour peu que l’on parvienne à faire fonctionner ce système en thérapie, discriminer entre la cellule cancéreuse et la cellule normale. Cela permettrait par conséquent de mettre au point de « vraies » thérapies ciblées.

Quid du reste du génome non codant ? Les nouvelles technologies de séquençage ont permis de détecter des molécules d’ARN très faiblement représentées. Cela a permis de se rendre compte que plus de 70 %, sinon la totalité, du génome étaient transcrits en ARN. Cette transcription a donné naissance aux « longs ARN non codants », dont on commence à comprendre les fonctions, tout aussi essentielles que celles des petits ARN non codants. En effet, eux aussi contrôlent l’expression des gènes et jouent un rôle très important dans la biologie de la cellule. Concernant le cancer, on commence à connaître ces longs ARN non codants.

Nous sommes encore au début de cette exploration de la « poubelle » du génome. Nous y avons déjà trouvé de nombreux trésors. Beaucoup reste encore à découvrir. Cela montre bien que la biologie est une science en plein essor, notamment dans ce domaine.

Mme Edith Heard, professeure au Collège de France, titulaire de la chaire d’épigénétique et mémoire cellulaire, directrice de l’unité de génétique et biologie du développement à l’Institut Curie, CNRS-INSERM, membre du conseil scientifique de l’OPECST. Je vais, en réponse à la question de l’apport de l’épigénétique dans la compréhension fondamentale de la complexité du vivant, revenir sur le sujet de l’épigénèse.

Il s’agit d’une question fondamentale, toujours d’actualité : comment, à partir d’un œuf fécondé, d’une simple cellule, arriver à une complexité cellulaire, à des organes différents, de manière extrêmement contrôlée et élaborée, au cours du développement, par exemple chez les mammifères ?

À partir d’un même génome, nous avons plusieurs types cellulaires. Pour en revenir à la proposition de MM. François Jacob et Jacques Monod selon laquelle la régulation génique est au cœur de la biologie du vivant, voire du développement, il apparaît maintenant que l’expression alternative des gènes au cours du développement est à la base de la différenciation cellulaire et de l’organogénèse. Dans le même génome, dans toutes les cellules, se trouve le même jeu de gènes, mais exprimés de façon différentielle. Dans notre cerveau par exemple, certains gènes sont actifs, d’autres silencieux. Dans le cœur, un autre jeu de gènes est actif, tandis que d’autres sont silencieux, etc.

La question est de savoir comment ce profil différentiel d’expression de notre génome se met en place et est ensuite maintenu. Nous savons aujourd’hui qu’à partir d’un même génome, les différents types cellulaires correspondent à différents épigénomes. La question de la chromatine comme éventuellement porteuse de cette information épigénétique, comme d’ailleurs celle des ARN non codants et d’autres acteurs certainement, est très importante. Il est ainsi possible de dresser des cartes épigénomiques d’une région de notre génome, dans différents tissus. Grâce aux possibilités de séquençage à haut débit, liées à des technologies permettant la détection des ARN, protéines et modifications chimiques de l’ADN telles que la méthylation nous permettent désormais d’interroger l’état de la chromatine tout le long du génome, et ce jusque dans des cellules individuelles.

Cette information est très importante, car nous pensons notamment que cela est peut-être symptomatique de l’expression génique et reflète l’activité de nos gènes. Ce type de carte pourrait par exemple être utilisé comme biomarqueur, dans des cas de pathologies.

La question est aussi de savoir quel est le rôle de ces marques épigénétiques. À quel point les changements de la chromatine ou des ARN non codants jouent-ils un rôle dans la différenciation, dans l’épigénèse et dans l’identité cellulaire ? Depuis quelques années, nous commençons à avoir de vraies réponses à ces questions. Nous savons en effet, lorsqu’il s’agit de mutations dans des modificateurs de la chromatine par exemple, que cela correspond à des phénotypes développementaux très prononcés. Cela signifie que la machinerie épigénétique, les modifications épigénétiques, sont importantes pour le développement, et en particulier pour le maintien de ces états d’expression différentielle de profil des gènes.

Grâce à la génétique et aux outils développés depuis plusieurs années, nous pouvons désormais explorer le rôle précis des différents types de marques épigénétiques au cours du développement, en utilisant surtout les organismes-modèles, qui nous donnent des éléments de réponse sur la manière dont cela se passe chez l’humain.

Nous pensons, en outre, que ces marques épigénétiques sont également importantes pour cet « ADN poubelle » dont il vient d’être question. 50 % de notre génome est composé de séquences non codantes, dont beaucoup sont des éléments répétés, des transposons, des rétrotransposons. Selon une hypothèse qui est de plus en plus validée, les mécanismes épigénétiques ont aussi évolué pour réprimer ces éléments répétés susceptibles de créer de grands dégâts s’ils sont relâchés et capables de se mobiliser.

Pour revenir à la question du maintien d’une identité cellulaire, il faut savoir qu’une autre source d’information très importante est apparue, qui fait le lien entre l’épigénétique et la mémoire cellulaire. Cela renvoie aux travaux menés, dans les années 1960, par M. John Gurdon avec les expériences de transfert nucléaire, et à celles, beaucoup plus récentes, de M. Shinya Yamanaka, qui démontrent que les cellules somatiques peuvent être reprogrammées en cellules pluripotentes, capables de créer tout l’organisme. Cela signifie, d’une part, que toutes les cellules ont le même génome, puisqu’il est possible de les reprogrammer et qu’elles développent ensuite l’organisme entier, d’autre part que le processus est très inefficace : en effet, dans les deux types d’approche utilisés, il a été montré que l’on ne pouvait pas reprogrammer facilement une cellule somatique. Il existe des barrières à cette reprogrammation. Nous savons dorénavant que ces barrières sont, en fait, épigénétiques. Il s’agit notamment de la chromatine, mais aussi d’autres facteurs épigénétiques qui empêchent un déclenchement illégitime de l’expression génique. Cela est très important pour l’identité cellulaire.

Cela revêt aussi une grande importance dans un cadre pathologique, par exemple pour des maladies comme le cancer, au sujet desquelles nous savons qu’il existe un relâchement épigénétique susceptible d’être accompagné par une dédifférenciation. On passe ainsi d’un état de chromatine assez figée à un état plus relâché. Pour franchir cette barrière, il faut un certain nombre de facteurs, y compris peut-être des cycles de division cellulaire, afin de perdre cette mémoire cellulaire.

La plupart de nos organes et de nos tissus sont, grâce à cette barrière établie par la chromatine et d’autres acteurs épigénétiques, très robustes par rapport aux changements de l’environnement.

Ce maintien stable des états d’activité génique se propage-t-il au cours de la vie ? L’exemple des jumeaux monozygotes, très semblables grâce à leurs génomes quasiment identiques, est souvent cité dans ce cadre. Il a été constaté qu’avec l’âge, de légères différences apparaissent, y compris dans leur épigénome. Si l’on observe des parties de chromosomes de jumeaux à l’âge de trois ans, on constate que les épigénomes sont assez similaires, voire identiques. Si l’on effectue cette observation lorsque les jumeaux ont atteint l’âge de cinquante ans, on voit des divergences notables au niveau des marques épigénétiques. La grande question est de savoir comment ces divergences surviennent : sont-elles dues à l’environnement ou à des facteurs de variation sporadiques ? Cela fait-il varier la capacité de la chromatine à influencer l’expression génique ? Cela accompagne-t-il un changement phénotypique ? Ces questions demeurent ouvertes.

L’inactivation du chromosome X, que je ne vais pas avoir le temps de développer aujourd’hui, constitue également un exemple classique de ce type de processus. Je soulignerai simplement que le X inactif, qui est éteint de façon extrêmement stable au cours du développement, porte toute une panoplie de changements au niveau de la chromatine, en association avec des ARN non codants et une méthylation de l’ADN. Nous pensons que cet ensemble de marques épigénétiques peut vraiment figer un état silencieux au cours de la vie. Cependant, à chaque cycle de vie, le chromosome X inactif, présent dans toutes les cellules somatiques chez les femmes, est réactivé dans la lignée germinale de manière extrêmement efficace. Chez les mammifères, c’est l’ensemble de l’épigénome qui est effacé, pour être remis en place « à neuf » après la fécondation. Il me semble important de bien souligner ce point pour la suite des discussions. Les marques épigénétiques établies au cours du développement et dans les cellules somatiques des mammifères ne se maintiennent pas, ou quasiment pas. À chaque cycle, on fait table rase. Une situation différente semble prévaloir chez les plantes, où certaines marques épigénétiques, comme la méthylation de l’ADN, semblent pouvoir passer les générations sans effacement dans la lignée germinale ou juste après fécondation.

Mme Claudine Junien, professeure émérite de génétique médicale, membre correspondant de l’Académie des sciences, unité de biologie du développement et reproduction, INRA Jouy-en-Josas. Je souhaite aborder l’épigénétique sous un angle différent, qui est celui de la santé publique et surtout du grand défi auquel nous sommes obligés de faire face aujourd’hui, à savoir l’explosion des maladies chroniques à travers le monde.

L’OMS leur attribue ainsi 35 millions de morts et 63 % des décès dans le monde, dont 80 % dans les pays à revenu faible ou moyen. L’augmentation des maladies chroniques est estimée à 17 % pour la prochaine décennie, ce qu’aucun système économique de santé ne sera capable de soutenir.

Une étude récente montre que la génétique, c’est-à-dire le génotype, n’explique que 25 % de la variabilité entre les individus. Les 75 % restants sont dus aux interactions génotype – environnement, très certainement par le biais de l’épigénétique, d’où l’importance, pour les maladies chroniques, de s’intéresser à ces aspects.

La première révolution est constituée par la DOHaD ou Origines développementales de la santé et des maladies. On doit ces termes à l’épidémiologiste britannique David Barker, qui a été le premier à montrer, en reliant ces pathologies au poids de naissance (et notamment à la sous-nutrition), que les maladies cardiovasculaires, l’hypertension, le diabète, trouvaient leur origine non pas dans le mode de vie de l’individu adulte mais au cours du développement précoce. Sont venus s’y ajouter le cancer, le stress, la santé mentale, puis le niveau socio-économique et éducatif, tout cela mettant en évidence le fait que le capital-santé ou le capital humain relié à cela dépendait largement de la période précoce de développement, c’est-à-dire essentiellement de la gestation.

En fait, les réponses à l’environnement varient en fonction des fenêtres de développement et de la plasticité des épigénomes tissulaires, que l’on qualifie maintenant non plus de « programmation », mais de « conditionnement ». Ainsi, plus le capital santé est élevé, meilleures seront les réponses à l’environnement. Mais si l’usure physiologique au cours du temps devient trop lourde, alors les courbes vont plutôt se diriger vers la droite. Dans ces différentes configurations, le seuil de la maladie sera atteint plus rapidement selon l’environnement et selon le capital dont on dispose à sa naissance. Aujourd’hui, on ne s’occupe des patients que lorsqu’ils sont atteints. On pratique alors un traitement, mais il est trop tard.

Comme cela a été montré par M. Arthur Shopenhauer, et bien d’autres après lui, toute vérité doit franchir trois étapes : d’abord ridiculisée (ce fut le cas pour M. David Barker lorsqu’il présenta son hypothèse), elle subit ensuite une forte opposition, avant de finir par être considérée comme ayant toujours été une évidence. J’aimerais beaucoup que l’on en arrive à cela.

Le problème réside dans le fait que nous avons, en ne nous préoccupant pas des périodes précoces, accumulé trente ans de retard.

Fort heureusement, plusieurs organismes et personnalités, dont l’OMS ou Mme Hillary Clinton, ont lancé cette fameuse opération des « 1 000 jours », consistant à essayer de prévenir l’apparition de ce mauvais conditionnement en agissant pendant la période de la gestation et lors des deux premières années de vie, qui sont des périodes cruciales au cours du développement. La deuxième phase consiste ensuite, par des recommandations (nutritionnelles, de sport, de style de vie, etc.), à diminuer l’usure physiologique, afin de déplacer les courbes vers la droite.

Quelles sont aujourd’hui les trois phases de la DOHaD qui permettraient d’agir ?

La première correspond à la plasticité développementale et va établir le conditionnement d’un individu, lui assurer son capital santé et son capital humain. Nous sommes donc ici dans les origines développementales.

La deuxième phase concerne les réponses à long terme, qui dépendent du capital, mais montrent une certaine latence et n’apparaîtront que si l’environnement est délétère. Il existe donc là une capacité d’agir.

Le troisième élément est lié au fait que certains de ces traits, pathologies et anomalies, peuvent être transmis aux générations suivantes. Cela signifie qu’il existe aussi une origine ancestrale, dont il faut tenir compte.

Quels sont les trois leviers permettant d’agir sur ces différentes phases ? Le premier est l’environnement : on peut agir par exemple sur les polluants, les pesticides environnementaux, l’alimentation. Il est également possible, à condition de creuser davantage la question et de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre, d’agir sur l’épigénétique. Un dernier aspect enfin, peu exploré jusqu’alors, me tient particulièrement à cœur : il s’agit de considérer la différence entre les sexes. Les deux sexes, en effet, ne se développent pas de la même façon et n’apportent pas les mêmes réponses au cours de la vie. Ces différents facteurs sont tous très importants.

La deuxième révolution est celle de l’épigénétique et l’environnement : il est ici question de voir comment l’environnement va pouvoir laisser des traces dans l’épigénome. L’épigénétique permet ainsi d’archiver la mémoire des expositions et des expériences au niveau biologique.

La mémoire épigénétique est dynamique. De nouvelles marques épigénétiques apparaissent ainsi au cours du temps. La grande question est alors de savoir si les marques initiales sont bien reflétées dans les marques observables : c’est la question de la causabilité.

Je terminerai mon propos en évoquant les perspectives, parmi lesquelles figure l’idée de prévenir les effets délétères de l’environnement. Il faut comprendre, et essayer d’éviter, de corriger ce qui est survenu au cours d’un mauvais conditionnement. Il convient également d’éviter la transmission aux générations suivantes. Où ? Quand ? Comment ? Ces questions restent ouvertes.

Il est enfin important de s’attacher à comprendre quelles sont les interactions entre l’épigénétique et l’environnement. Les grandes questions dans ce domaine sont celles de la dynamique, de la réversibilité et des autres relais du transfert de l’information, qui ne sont pas nécessairement épigénétiques.

Je vous invite, pour conclure, à consulter notre site internet : www.sf-dohad.fr.

M. Jorg Tost, directeur du laboratoire « Épigénétique et environnement » à l’Institut de génomique, CEA Évry. Je vais essayer de vous présenter la marque épigénétique la plus étudiée. À côté des ARN non codants et des histones, très clairement introduits par les précédents intervenants, il existe en effet une marque apposée directement sur l’ADN, une marque covalente : on ajoute sur une cytosine un groupement méthyl dans la position 5, donnant ainsi une 5-méthylcytosine. Cela est effectué par des enzymes qui transfèrent des groupements méthyles. Il en existe essentiellement trois dans notre génome : deux de novo et une qui va remettre les marques à chaque division cellulaire, mais leurs fonctions sont aussi partiellement redondantes.

Pourquoi s’intéresse-t-on depuis environ trente ans à la méthylation de l’ADN et à l’observation effectuée par MM. Andrew P. Feinberg et
Bert Vogelstein, selon laquelle de grands changements de méthylation surviennent dans les cas de cancer ? Si l’on examine la structure d’un tissu normal, on constate qu’il n’y a pas beaucoup de CpG et qu’ils sont généralement méthylés, surtout dans les éléments répétitifs. On observe un grand nombre de CpG dans les promoteurs : ils sont non méthylés, donc non mutagènes, et restent non méthylés, indépendamment de l’état de la transcription des gènes. Ainsi, dans un tissu normal, la plupart des promoteurs sont toujours non méthylés, que le gène soit exprimé ou pas. Dans le cas d’un tissu cancéreux, on constate de grands changements par rapport au tissu normal : on observe une perte de méthylation un peu partout, ce qui va contribuer à une instabilité génomique. On gagne toutefois de la méthylation dans les promoteurs, de façon plus ou moins spécifique. Beaucoup de gènes effectivement éteints dans les cancers ne sont même pas transcrits dans les tissus, dans les cellules d’origine. Il n’existe plus de résistance transcriptionnelle.

L’analyse de la méthylation est complexe du fait qu’elle est spécifique à chaque tissu et possède donc un profil différent en fonction du type de cellules présentes dans ce tissu. Si l’on effectue des analyses sur du sang total, c’est-à-dire sur des populations de lymphocytes qui le constituent et que l’on observe des différences de méthylation, il s’agit juste, dans la plupart des cas, d’un changement de proportion des cellules observées dans le sang et non d’un vrai changement épigénétique. Ce phénomène complique l’analyse, dans la mesure où il faut soit travailler sur des cellules triées ou assez homogènes soit utiliser des modèles statistiques pour corriger cet effet.

Dans le cas du cancer, la méthylation peut agir pour éteindre un gène, ce qui équivaut à la perte d’une partie du chromosome ou à une mutation, donc à des changements génétiques. L’effet final est le même. Il faut toutefois garder à l’esprit que, dans la mesure où la partie de l’ADN concernée subsiste, il est potentiellement envisageable de la corriger.

La méthylation peut être utilisée en tant que biomarqueur précoce. En effet, les changements de méthylation interviennent généralement très tôt dans la survenue des maladies, avant même les manifestations cliniques. Cela peut donc être utilisé pour des classifications de sous-types de cancer, ainsi que pour analyser des réponses à un traitement. On se sert couramment, en clinique aujourd’hui, du gène MGMT réparateur de l’ADN. Dans les glioblastomes, on prescrit, par exemple, un médicament (le temozolomide) qui utilise le processus d’alkylation de l’ADN. Un patient méthylé qui prend ce médicament aura une survie bien meilleure que celle d’un malade non méthylé. Ce biomarqueur a été validé par de multiples études, qui ont toutes mis en évidence le même effet.

L’épigénome, et surtout la méthylation de l’ADN, constituent la mémoire de toutes nos expositions : ce que l’on mange ou boit va avoir un effet, faible mais bien réel, sur l’épigénome. Les virus et les bactéries ont également un effet assez important sur l’épigénome. Des molécules chimiques comme le bisphénol A, qui ne sont pas des mutagènes génétiques, mais épigénétiques, vont aussi créer des effets non désirables sur l’épigénome. Le stress et les conditions psychosociales négatives peuvent également avoir une influence dans ce domaine.

Nous disposons aujourd’hui de technologies permettant d’observer le génome et de trouver des variants épigénétiques de la méthylation qui corrèlent à un phénotype. La première exposition examinée concerne les effets du tabac sur l’épigénome. Ces études ont été maintes fois répliquées et donnent toujours le même résultat, sous forme de deux gènes liés à la situation de fumeur. Cela est même quantitatif, dans la mesure où ces marques épigénétiques s’effacent au fil du temps, ce qui peut quasiment permettre de déterminer quand la personne a fumé sa dernière cigarette.

On retrouve souvent, dans les études relatives à l’épigénome et au génome, les mêmes loci impliqués dans une maladie ou phénotype. On trouve, certes, pas exactement la même position et ils peuvent avoir des dizaines de kilobases ou de mégabases de distance, mais il existe une interaction entre génétique et épigénétique. Dans le cas d’une maladie auto-immune que nous avons étudiée, nous avons retrouvé les changements de méthylation sur la plupart des gènes identifiés dans des études génétiques, mais avec des centaines de gènes en plus. On retrouve beaucoup de loci impliqués, susceptibles d’avoir un rôle que les études génétiques ne parviennent pas à déterminer. Là est la grande promesse de l’épigénétique : expliquer cette héritabilité manquante.

J’aimerais, pour terminer, vous faire part des résultats d’une étude publiée cette année, qui a consisté à observer le niveau d’anticorps aux allergènes dans le sang de quatre cents individus. Ces travaux sont arrivés à la conclusion que les associations par la méthylation pouvaient expliquer environ dix fois plus de variabilité entre les individus sur le niveau de ces IgE (1) que toutes les études génétiques menées jusqu’alors. Ces marques sont donc assez fortes et vont apporter de nombreuses informations en complément de la génétique.

Il ne faut toutefois pas oublier que notre épigénome est aussi encodé par notre génome. Il faut donc se diriger vers des analyses intégrées, prenant en considération les variations génétiques, les ARN non codants et l’accessibilité de chromatine, afin de véritablement comprendre des maladies et leurs processus de développement.

M. Christian Muchardt, directeur de l’unité de régulation épigénétique, Institut Pasteur. Nous allons rester dans le domaine de la santé. Je vais essayer de vous faire appréhender la manière dont des approches épigénétiques ont pu faire évoluer les thématiques de l’Institut Pasteur.

Je voulais tout d’abord vous rappeler que beaucoup des régulateurs chromatiniens sont des enzymes, pour lesquelles il est possible de trouver de petites molécules inhibitrices. Nous avons donc là un formidable champ de cibles thérapeutiques potentielles, qui vont nous permettre d’avancer dans de nombreux domaines.

Si l’on considère plus particulièrement les thématiques historiques de l’Institut Pasteur, qui concernent principalement le combat contre les maladies infectieuses, se font jour deux manières d’utiliser l’épigénétique.

La première consiste à explorer l’épigénétique du parasite, de l’agent infectieux lui-même. Ainsi, le plasmodium, parasite de la malaria, est lui-même un eucaryote : il va donc avoir une chromatine, avec des régulateurs chromatiniens. Il est tout à fait envisageable alors d’utiliser des molécules inhibitrices, qui vont cibler soit les enzymes soit des interactions entre les protéines de plasmodium et la chromatine, et espérer ainsi interrompre le cycle infectieux de ce parasite. Cela est toujours en cours d’expérimentation dans le laboratoire d’Arthur Scherf, qui a démontré que des inhibiteurs d’histones méthyltransférases comme le BIX pouvaient être utilisés pour ralentir le cycle infectieux de plasmodium dans un modèle souris. Actuellement, ce laboratoire est en train de trouver des molécules tentant d’interrompre les interactions entre les différentes molécules régulatrices de plasmodium ayant un contact direct avec la chromatine, afin de briser le cercle infectieux.

Le deuxième axe par lequel il est possible d’aborder ce type de problématique consiste à considérer que les bactéries comme shigella ou listeria ont infecté les primates depuis des millions d’années et co-évolué avec ces espèces, apprenant ainsi à reconnaître, à utiliser, et souvent à mimer les mécanismes de régulation épigénétique de leur hôte. Il s’agit pour les bactéries d’un formidable moyen de réduire la réponse immune et, pour les chercheurs, d’un outil pour explorer l’épigénétique de l’hôte.

Permettez-moi de vous donner un exemple de ce processus, en évoquant le cas d’un effecteur bactérien de shigella : OspF. Shigella est une bactérie qui infecte les cellules en pénétrant à l’intérieur et en y relarguant de nombreux effecteurs qui vont plus ou moins prendre le contrôle de la biologie de la cellule. Normalement, une telle attaque devrait déclencher une réaction inflammatoire. Si l’on regarde, par exemple, le gène de l’IL8 (2), il devrait, au cours d’une réaction inflammatoire, se passer la chose suivante : le gène est maintenu dans un état silencieux en l’absence de stimulus, puis la réaction inflammatoire active entre autres la voie des Map-kinases, qui vont à leur tour phosphoryler l’histone H3 sur la sérine 10 et faire partir HP1. Cette Map-kinase va également phosphoryler HP1, qui va perdre son rôle de répresseur de l’IL8 et participer ensuite à l’activation à l’intérieur. Que se passe-t-il si la protéine OspF est injectée dans la cellule ? Elle va utiliser la présence de HP1 sur IL8 pour repérer et venir se fixer sur ce gène. Il va donc, en fait, se créer un dimère alternatif. HP1 ayant tendance à dimériser, il va se retrouver dimérisant avec cette protéine OspF, qui va ensuite déphosphoryler la Map-kinase et stopper complètement le processus. Du coup, IL8 n’étant plus activé, la cellule ne peut plus se défendre.

J’aimerais vous rappeler pour terminer que l’Institut Pasteur ne s’implique pas uniquement dans la lutte contre les maladies infectieuses mais travaille aussi dans les domaines de l’immunologie, des neurosciences et du développement.

Permettez-moi de vous dire quelques mots du développement, qui est l’objet du département dont je m’occupe plus spécifiquement. Comprendre l’épigénétique pour comprendre le développement est très important. En effet, les cellules souches ont leur propre épigénétique. Les modifications des histones vont évoluer au cours du développement et notamment du vieillissement. Ainsi, nous sommes focalisés, au sein de ce département, sur la nécessité de mieux maîtriser les mécanismes de reprogrammation cellulaire, afin de pouvoir soit guider les cellules dans leur destin, soit revenir vers la pluripotence et la multipotence. Cela représente un élément important de la compréhension du vieillissement. L’épigénétique va ainsi guider la nature du protéome dans les cellules qui vieillissent, avec des effets sur l’épissage alternatif, et induire des dérives dans les mécanismes de répression transcriptionnelle à long terme, ce qui participe à la reprogrammation du transcriptome dans ces cellules.

M. Alain Claeys. Avant de passer au débat, nous allons accueillir trois grands témoins, dont nous avons souhaité qu’ils puissent s’exprimer sur ce sujet.

Grands témoins :

M. András Paldi, professeur à l’École pratique des hautes études, chercheur en épigénétique à Généthon. Les six exposés que nous venons d’entendre ont parcouru le paysage de l’épigénétique tel que nous le connaissons actuellement, en dressant l’inventaire des types d’observations dont nous disposons sur les mécanismes et en évoquant un certain nombre de problèmes abordés par l’épigénétique.

La question posée aujourd’hui est de savoir si l’épigénétique est une nouvelle logique du vivant. J’aimerais contribuer à ce débat en soulevant plusieurs points.

J’aimerais tout d’abord rappeler que les thèses scientifiques ont une validité finie. Une thèse dont on ne peut définir les limites de validité n’est pas une thèse scientifique, mais une croyance. Il est logique que la génétique arrive nécessairement à sa fin et soit remplacée par autre chose. S’agit-il de l’épigénétique ? Nous l’ignorons encore, mais peut-être serons-nous davantage éclairés à l’issue de cette discussion.

La biologie comme discipline se caractérise par le fait que l’on considère un phénomène compris si l’on en connaît les mécanismes. Dans le cas de l’épigénétique, nous connaissons déjà beaucoup de mécanismes. Sans doute en reste-t-il de nombreux à découvrir, mais nous disposons malgré tout d’une image assez complète des processus à l’œuvre dans la cellule.

Peut-être peut-on tenter d’identifier quelques points clés en la matière. Les exposés que nous venons d’entendre m’en ont suggéré trois.

Le premier aspect concerne la variabilité : on observe une extrême variabilité dans le vivant, qui n’est pas génétique. Ces observations ont lieu notamment au niveau des organismes : si l’on compare des jumeaux ou des organismes génétiquement identiques, on voit qu’ils ont une variabilité beaucoup plus grande que ce à quoi l’on pourrait s’attendre si l’on acceptait les thèses de la génétique dans leur intégralité. Cette variabilité est également observée au niveau cellulaire : si l’on considère deux cellules du même organisme, dans le même tissu, éventuellement deux cellules sœurs provenant de la division d’une même cellule de départ, on constate l’existence d’une extrême variabilité dans le profil d’expression génique, ainsi que dans le profil épigénétique et dans leurs caractéristiques.

Cette variabilité, que l’on qualifie souvent de « bruit de l’expression génique » ou d’ « expression stochastique des gènes », ne peut pas être expliquée par la génétique. L’épigénétique en revanche peut apporter une contribution.

De ce point de vue, il est important de mentionner l’interaction avec l’environnement. Nos connaissances des mécanismes épigénétiques nous montrent que, de toute évidence, l’épigénétique est une sorte d’interface entre l’environnement et le génome, dans la mesure où les mécanismes chimiques sont étroitement incorporés dans le métabolisme cellulaire. C’est en effet le métabolisme central, énergétique, de la cellule qui fournit les petites molécules utilisées dans le cadre des modifications épigénétiques.

Le point complémentaire de la variabilité est la stabilité. Comment, malgré toutes ces variations, peut-on parvenir à une sorte de stabilité ? Il s’agit là d’une grande question, soulevée par l’épigénétique, mais étudiée également dans d’autres disciplines. Nous avons ici affaire à des mécanismes individuellement extrêmement variables et très instables. L’ensemble crée toutefois une certaine stabilité, puisque les cellules sont capables de garder leurs caractéristiques et que les organismes sont stables malgré un environnement variable. L’explication de cette stabilité est une question clé pour l’épigénétique.

Le troisième point, qui découle des deux précédents, est la question de l’hérédité de l’acquis. Cet élément intéresse les scientifiques et est certainement celui qui retient le plus l’attention du public. Il s’agit généralement d’un point d’échauffement dans les discussions. Peut-être convient-il ici de revenir aux débuts de la génétique, au XXe siècle, pour voir que la discussion sur l’hérédité de l’acquis a fondé la discipline de la génétique. Cette question revient aujourd’hui, mais chargée cette fois du poids considérable de l’histoire de la science, et d’un poids idéologique sous-jacent. Il ne faut en effet pas oublier que les débats relatifs à l’hérédité vs l’hérédité de l’acquis, ou au darwinisme vs la stabilité des espèces, ont toujours des répercussions sur les discussions dans les sociétés. On ne peut, selon moi, faire l’économie de cette question extrêmement importante, qui sera certainement l’un des aspects les plus étudiés et les plus discutés au cours des prochaines années.

M. Jonathan Weitzman, professeur de génétique à l’université Paris Diderot, directeur du laboratoire « Épigénétique et destin cellulaire » CNRS-université Paris Diderot. Il est assez difficile de commenter à chaud de telles interventions. Je vais néanmoins soulever quatre points que m’ont inspirés les différents exposés que nous venons d’entendre.

Je n’adhère pas nécessairement aux théories de Mme Barlow : je pense, en effet, que toute la biologie est focalisée sur le « weird and wonderful », le bizarre. C’est précisément ce qui nous intéresse. Je ne souscris pas davantage aux propos de M. Michel Morange lorsqu’il indique que cela nous apprend les insuffisances de la génétique.

L’épigénétique apparaît, pour des raisons peut-être étranges, comme un carrefour entre différentes disciplines, qu’elle attire. Je suis responsable d’un laboratoire d’excellence intitulé « Who am I ? », qui essaie de faire travailler ensemble des personnes de diverses disciplines, afin d’explorer les questions d’identité, au niveau moléculaire et cellulaire mais aussi en termes de sciences humaines et sociales. J’accueille ainsi dans ce laboratoire deux thésards, l’un physicien, qui s’intéresse à la façon dont les signaux mécaniques sont traduits et ont un impact sur le génome, l’autre philosophe, qui est attiré par les questions que cette discipline soulève dans le champ de l’identité. Il s’agit donc véritablement d’un carrefour entre les disciplines, qui va soulever, dans l’avenir, des questions intéressantes.

L’épigénétique introduit, en outre, la dynamique dans un génome relativement statique. Cela apporte selon moi un signe optimiste. S’il est vrai que l’on peut voir les effets délétères de l’environnement, on devrait tout aussi bien pouvoir en observer les effets positifs, bénéfiques. La notion de temps est importante dans ce contexte et je pense que cette dimension d’optimisme représente l’une des raisons pour laquelle l’épigénétique séduit autant les autres disciplines.

Je suis opposé à l’idée selon laquelle l’épigénétique constitue une rupture avec le passé. Mon compatriote Newton disait que, s’il avait pu aller plus loin que Descartes, c’est parce qu’il avait été porté sur les épaules des géants. Je crois, pour reprendre cette image, que l’épigénétique s’est construite, dès Waddington, à partir de ce qui l’a précédée. Elle n’est pas une réponse contre la génétique, mais l’accompagne au contraire, pour aller plus loin, grâce notamment à la rencontre avec d’autres disciplines.

Le troisième élément auquel je souhaite faire référence est l’environnement. Je dis souvent à mes étudiants que l’on utilise volontiers ce terme pour évoquer ce que l’on ne connaît pas bien. Aujourd’hui, nous connaissons bien le génome, dont nous disposons la séquence. Tout le reste, sur lequel nous n’avons pas forcément beaucoup de connaissances, est regroupé sous le terme général d’« environnement ». Or il ne me semble pas satisfaisant qu’un chercheur utilise un mot pour désigner tout ce qu’il ne sait pas expliquer. Nous sommes capables aujourd’hui d’appréhender l’impact de l’environnement et de le mesurer. Il y est par exemple question de nutrition, des événements de la vie, du vieillissement, etc. Nous disposons des technologies permettant d’explorer, au niveau moléculaire, l’impact de ces éléments environnementaux, et de sortir du flou qui entoure souvent cette notion. Cela nous confère, par ailleurs, une responsabilité : pouvoir suivre l’impact de l’environnement sur notre génome nous donne la responsabilité de gérer cet environnement, d’y être attentifs, dans la mesure où cela aura une influence sur les prochaines générations. Il s’agit là d’une question à l’échelle politique, mais aussi personnelle.

Le quatrième point de mon intervention est lié à cette idée de responsabilité vis-à-vis de la transmission, puisqu’il concerne l’importance de l’éducation. Cette nouvelle discipline attire beaucoup de gens, suscite la curiosité. Pour répondre avec rigueur aux questions posées, il est nécessaire de disposer de personnes formées en ce sens. Je suis ainsi responsable d’un master qui forme les épigénéticiens de demain. Nous aurons en effet besoin de personnes formées à la génétique et à la biologie moléculaire, de façon rigoureuse, mais aussi à la bioinformatique et capables de parler avec d’autres disciplines, comme la toxicologie ou la sociologie, par exemple. Cela représente un véritable défi pour la formation de la prochaine génération de chercheurs. Il est également très important d’élaborer pour eux des infrastructures capables de générer et de gérer ces données, en vue de leur interprétation.

M. Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’INSERM, directeur du laboratoire Neurosciences Paris Seine, CNRS-INSERM-université Pierre et Marie Curie, membre du conseil scientifique de l’OPECST. Mon intervention va s’articuler autour de trois points, dont le premier est l’émerveillement. La plupart des connaissances présentées aujourd’hui comme des acquis et des évidences étaient, bien qu’elles restent encore à stabiliser, totalement ignorées il y a seulement une vingtaine d’années. L’univers et la diversité des ARN, la connaissance de la dynamique et des molécules de modification de la chromatine, tout comme le code histone, étaient alors inconnus. Tout cela doit nous rendre extrêmement prudents sur ce que l’on sait aujourd’hui et nous inciter bien évidemment à encourager la recherche et à investir massivement dans ce domaine, en favorisant le développement d’une recherche transdisciplinaire.

Cela doit aussi nous conduire à lutter contre des croyances scientistes selon lesquelles on pourrait substituer par exemple l’expérimentation animale à de l’observation in silico ou effectuée grâce à des cellules. Sans doute y a-t-il beaucoup à faire dans ce domaine. M. Jacques van Helden reviendra certainement, cet après-midi, sur les apports merveilleux de la modélisation et de l’intégration des données. Nous avons néanmoins encore besoin de disposer de systèmes intégrés, sur des plantes ou des animaux modèles, nous permettant de comprendre comment interagissent ces différents éléments entre eux.

Le deuxième point concerne le fait que nous soyons dans une interaction avec l’environnement. Cela nous conduit, par exemple, à une complète redéfinition de la toxicologie, dans le sens d’une inquiétude mais aussi dans un sens positif. L’espérance de vie continue, en effet, à progresser, même si nous savons aujourd’hui que les bases actuelles permettant de définir la toxicité d’un certain nombre de produits sont remises en question par les découvertes sur les éléments de compaction de la chromatine, de temporalité, de dosage, qui amènent à une régulation fine de ces différents gènes.

Le troisième aspect renvoie à la nécessité de réfléchir à l’équité de l’accès aux soins et à la nouvelle médecine qui va émerger de ces avancées et constitue à mes yeux une richesse. Nos sociétés investiront bientôt au moins 20 % du PIB dans l’économie de la santé. Toutes ces techniques de découverte de biomarqueurs et de mise en place de nouveaux traitements dans le cadre d’une médecine de précision, permettant de lier tout au long des traitements non seulement une identification de certains marqueurs, mais aussi le suivi, représentent donc une gigantesque mine d’or potentielle.

Un nouveau monde de médecine s’ouvre donc, beaucoup plus intégré. Cela nécessite de réfléchir à l’accessibilité des patients à cette nouvelle technologie et à la prise en charge des nouvelles molécules permettant des reprogrammations de l’épigénome. Des inhibiteurs de désacétylation des histones et des molécules permettant la déméthylation de l’ADN sont d’ailleurs déjà utilisés en clinique, avec une certaine efficacité dans certaines hémopathies par exemple ; mais les coûts sont importants et devront pousser à réfléchir à la manière de faire en sorte que ces technologies soient accessibles au plus large public.

Débat

M. Alain Claeys. Merci pour ces témoignages. Avant d’ouvrir le débat, permettez-moi de vous soumettre une question qui permettra peut-être d’éclairer le propos, pour les non-spécialistes comme moi : si l’on voulait définir l’apport de l’épigénétique aujourd’hui, comment préciser en quelques mots les lignes de clivage qui peuvent exister entre les chercheurs ? Il s’agit d’un point important dans le cadre du travail que nous menons sur ce sujet.

M. Vincent Colot. Les lignes de clivage sont apparues en filigrane dans les différentes interventions.

Je suis, pour ma part, toujours très gêné lorsque l’on cherche à opposer génétique et épigénétique. La génétique n’est pas au bout de son histoire : elle est une discipline, non une thèse. Elle s’est construite, jusqu’à devenir moléculaire, avec l’élucidation de la structure de l’ADN. Elle prend aujourd’hui en compte aussi bien la dimension de transmission intergénérationnelle que ce qui se passe au sein d’un individu. Cela rejoint le programme de Waddington, consistant à établir le lien entre génétique et épigénèse. On ne fait pas de développement sans gènes. Il faut des gènes pour faire des protéines, via les ARN messagers, comme pour faire des ARN dits « non-codants », aux fonctions plus ou moins mystérieuses. On ne peut se passer des gènes et de la génétique. Cela n’a pas de sens.

Dans ce contexte, l’épigénétique apporte une notion de temporalité, de respiration, de fluidité et de mémorisation dans le fonctionnement des gènes. Certaines décisions sont prises tôt au cours du développement et il convient de s’y tenir par la suite. L’exemple de l’inactivation du chromosome X, évoqué brièvement par Mme Edith Heard, est certainement le plus frappant : la décision est prise très tôt au cours du développement, chez les mammifères femelles, d’ « éteindre » l’un des deux X, et cette inactivation perdure pendant toute la vie somatique. Il n’existe pas de réversion, sauf dans les lignées germinales où, par des mécanismes très puissants qui commencent à être percés, on efface tout pour recommencer à la génération suivante. Le même processus est à l’œuvre avec la vernalisation chez les plantes : la décision, prise pendant l’hiver, se maintient jusqu’à la fin de la vie de la plante, avant que tout soit effacé dans la graine pour recommencer à zéro.

Se situe-t-on dans l’épigénétique ou simplement dans la dynamique chromatinienne ? Le débat existe, mais ne me semble pas central. Chaque fois que l’on fait agir une drogue sur une cellule, on obtient une réponse au niveau des gènes, qui se traduit souvent par des changements chromatiniens. Nous disposons désormais des outils pour observer cela. Est-ce important d’examiner cela dans le détail, gène par gène, à l’échelle du génome, dans un ensemble de tissus ? Je n’en suis pas certain. Peut-être n’avons-nous pas besoin de tout connaître. Nous savons que cela est souple.

Pour moi, l’épigénétique s’inscrit non pas en opposition à la génétique, mais dans la continuité de celle-ci. Elle enrichit indéniablement notre compréhension du rôle des gènes dans l’élaboration des individus et a révélé la possibilité, manifeste chez les plantes, mais beaucoup plus controversée chez les mammifères, que certains changements chromatiniens soient transmis à travers les générations. Ce dernier point est intéressant, puisqu’il nous oblige à reconsidérer l’idée que toute variation génétique (c’est à dire toute variation héritable) a pour cause un changement (une mutation) de la séquence de l’ADN. Cela ne pose aucun problème de fond, puisque la génétique s’est construite pendant ses cinquante premières années sans que l’on sache que l’ADN était le porteur de l’hérédité. De même, le gène est resté très longtemps un concept, avant qu’il ne finisse par être assimilé, de manière très réductrice, à un fragment d’ADN. Autrement dit, l’épigénétique nous rappelle que la génétique ne se résume pas à la séquence d’ADN !

M. Jonathan Weitzman. Il me semble important de préciser que le clivage est un élément positif dans le domaine académique. Cette journée d’échange serait très ennuyeuse et n’aurait rien de scientifique si nous partagions tous la même vision de l’épigénétique. L’important est de disposer d’un espace pour exposer nos idées, les faire se rencontrer, se confronter.

La science moderne ne doit pas remplacer celle du passé : il est important de continuer à lire les écrits de Jacques Monod, à revisiter les théories de Lamarck, Darwin ou Newton. L’interprétation que l’on donne doit être basée sur une analyse des mêmes données, libres et partagées par tous, tout en ayant bien conscience du fait que tout ce que nous disons aujourd’hui est faux et que, demain, surgiront d’autres interprétations des mêmes données.

M. Jacques van Helden, professeur de bioinformatique à l’université d’Aix-Marseille. Je souhaiterais répondre à deux remarques de M. Andràs Paldi. Il a indiqué que la réfutabilité des théories scientifiques était un critère de scientificité : or cela est souvent mal compris et ne signifie pas qu’une théorie doit, pour être scientifique, être un jour réfutée mais qu’elle doit à tout moment résister aux réfutations. Le géocentrisme a été remplacé par l’héliocentrisme : il n’est pas sûr qu’il soit nécessaire, pour assurer sa scientificité, de revenir un jour sur cette théorie et de considérer que la Terre ne tourne plus autour du soleil.

Une remarque a également été formulée concernant les mécanismes assurant la stabilité, en dépit du caractère stochastique des cellules : en fait, cela a été démontré dès 1957. La première expérience démontrant la transmission transgénérationnelle d’un caractère épigénétique a été menée par MM. Aaron Novick et Milton Wiener sur la bactérie Escherichia coli. Eux-mêmes n’ont pas dénommé cette expérience « épigénétique » ; c’est M. David Nanney qui, en 1958, a utilisé, à ce propos, ce qualificatif dans un article qui porte ce nom. L’expérience montrait que, la bactérie E. coli étant placée dans des conditions dans lesquelles une partie des cellules exprimait l’enzyme permettant de consommer du galactose, alors qu’une autre partie ne l’exprimait pas, la caractéristique de chaque cellule d’exprimer ou non l’enzyme pouvait être transmise sur des dizaines de générations et qu’il ne s’agissait pas d’une modification génétique de l’ADN, dans la mesure où les cellules qui, de façon clonale, transmettaient l’activation pouvaient être ramenées à un état qui n’exprimait pas et réciproquement.

Les expériences menées par MM. François Jacob et Jacques Monod en 1960 et mettant en évidence l’opéron, ont permis de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans cette expérience. Les deux auteurs eux-mêmes, dès leur premier article, interprétaient leur propre expérience en soulignant que ce qui contribuait à conférer à la cellule cette capacité à se différencier n’était pas seulement l’activation ou l’inactivation d’un gène, mais la boucle de rétroaction. Cela constitue un élément essentiel, que l’on retrouve dans tous les cas dans lesquels se produit une différenciation. Il existe ainsi des boucles de rétroaction positives, mais aussi négatives, qui assurent l’homéostasie. Cela a été fort bien étudié, notamment par M. René Thomas, généticien à l’université libre de Bruxelles.

J’adhère, en outre, pleinement aux propos de M. Vincent Colot, dans la mesure où les travaux menés aujourd’hui en épigénétique visent à répondre à des questions posées par des généticiens, avec des outils découverts par des généticiens, qui ne s’appelaient pas alors « épigénéticiens » dans la mesure où ils ne cherchaient pas à créer de clivages. De même, la biologie moléculaire a répondu à de nombreuses questions soulevées par la génétique. Or les biologistes moléculaires n’ont pas pour autant prétendu vouloir enterrer la génétique.

Mme Edith Heard. J’appartiens à cette catégorie de généticiens qui travaillaient sur un phénomène épigénétique et se sont retrouvés sans le vouloir au cœur d’un débat.

Je souhaiterais tout d’abord intervenir sur une question de sémantique : il est ennuyeux d’avoir à débattre autour de termes de vocabulaire, mais cela me semble nécessaire, dans la mesure où j’ai le sentiment que nous ne parlons pas tous de la même chose, alors même que nous employons les mêmes mots. Il arrive ainsi que l’on mentionne l’épigénomique en faisant une confusion avec l’épigénétique. Pour moi, l’épigénomique est un domaine très récent, plein d’espoir et d’utilités. On peut suivre par exemple des méthylomes, des épigénomes, et regarder dans quelle mesure cela nous donne l’histoire de l’activité de transcription des gènes. Cela peut être utilisé notamment dans un cadre de biomarqueurs. Mais ce n’est pas parce que certaines modifications sont présentes qu’elles jouent un rôle dans le processus en question : peut-être sont-elles un marqueur de quelque chose, mais n’interviennent-elles pas nécessairement de manière causale. Il me semble important de souligner ce point et de faire la distinction entre les marques épigénomiques, la transcription, l’activité des gènes et le domaine de l’épigénétique, beaucoup plus ancien.

Un autre point de confusion autour du mot « épigénétique » : la notion d’héritabilité liée à l’épigénétique est apparue postérieurement aux travaux de Waddington, et renvoie à l’idée selon laquelle une fois les décisions prises, elles doivent être propagées. Là intervient le glissement vers la notion d’hérédité à travers les générations. J’aimerais insister à nouveau sur le point suivant : il faut être très prudent lorsque l’on parle des effets transgénérationnels chez les mammifères. Je souscris totalement au fait que certains changements environnementaux peuvent avoir un impact sur le développement de l’embryon et sur l’adulte qu’il deviendra. Dans ce cas il s’agit de la régulation génique qui est perturbée au cours de l’épigénèse. En revanche, il faut être vigilant lorsqu’on évoque ce qu’il advient vis-à-vis des générations suivantes. À ma connaissance, aucun exemple d’effet transgénérationnel induit par un changement de l’environnement n’a pour le moment été mis en évidence, de manière définitive, chez les mammifères ou chez les plantes.

Mme Claudine Junien. J’aimerais revenir sur la notion d’environnement et d’interaction avec l’épigénétique. Je pense qu’il s’agit d’un point absolument fondamental. Une cellule par exemple se trouve dans un environnement qui change continuellement, au cours de la journée, au fil du temps. Cette cellule est, en outre, entourée d’autres types de cellules, qui elles-mêmes envoient des signaux. L’environnement change d’un individu à l’autre, en fonction de son âge, de son état physiopathologique. Or une grande majorité des études ne tient malheureusement pas suffisamment compte de l’environnement. Cela permettrait pourtant d’observer des phénomènes totalement différents et d’effectuer des comparaisons intéressantes entre différents types d’environnements.

Dans les modèles animaux, nous constatons que, à la première génération, des animaux placés dans un même environnement, avec une génétique identique, montrent des réactions totalement différentes. Certains animaux peuvent ainsi présenter un risque de développer une pathologie (par exemple sous un régime hyper-gras), alors que d’autres montrent une résilience. Pourquoi certains animaux sont-ils résilients alors que d’autres sont susceptibles à l’environnement ? Ce sont là des éléments très importants à comprendre. Cela constitue également un outil majeur dans le domaine de la santé publique.

Mme Edith Heard. Je pense que l’on ne peut jamais affirmer que des animaux sont génétiquement identiques, dès lors que l’on n’a pas séquencé le génome des individus. Nous savons tous d’ailleurs que les mutations de la séquence de l’ADN sont inéluctables, ce qui fait que la séquence du génome n’est pas rigoureusement la même dans les différentes cellules qui composent un individu donné. Je ne prétends pas qu’il n’existe pas d’aspect épigénétique dans les différences observées, mais il me semble nécessaire de prouver que ce qui sous-tend cela ne se situe pas au niveau de la séquence d’ADN. Dans tous les cas de transmission transgénérationelle déclenchée par l’environnement dont j’ai eu à connaître, il est toujours apparu au final un polymorphisme au niveau de la séquence d’ADN.

Mme Claudine Junien. Je suis parfaitement d’accord sur cette restriction. Il existe néanmoins de grosses différences entre les animaux inbred et outbred. Le problème de la population humaine est d’être totalement en outbred, d’où les difficultés supplémentaires. Les animaux inbred ne sont, certes, pas parfaits mais donnent, malgré tout, un certain nombre d’informations sur ces différences entre résilience et risque.

M. Christian Muchardt. Je pense que nous sommes tous d’accord sur le fait qu’il n’existe pas de clivage entre épigénétique et génétique. Je crois aussi que cette notion selon laquelle toute l’information nécessaire pour créer un individu n’est pas portée par le gène a beaucoup fait avancer la biologie ces dernières années.

Lorsque j’étais en thèse, voici plus de vingt ans, nous avions une idée très figée de la notion de gène, comme un cadre de lecture ouvert, qui devait coder pour une protéine. Tant que l’on ne codait pas pour une protéine, on n’avait pas de gène. Nous savons, aujourd’hui, qu’il existe une grande diversité de séquences, qui vont être transcrites et jouer un rôle dans la régulation. Une grande partie de la révolution se situe à ce niveau. Il faut maintenant savoir lire en dehors du gène. Or les généticiens sont, par définition, principalement focalisés sur les gènes. Ils ont toutefois su franchir le pas et l’on sait maintenant interpréter une partie des messages inclus dans l’ADN en dehors des gènes.

M. Vincent Colot. Je m’inscris en faux. Les petits ARN dont parlait Mme Annick Harel-Bellan proviennent d’une étude de génétique classique. Un gène a été défini, qui s’est avéré ne coder aucune protéine. On se situe là dans la génétique formelle.

Mme Annick Harel-Bellan. Peut-être faudrait-il finalement revoir la notion de gène. Un gène est peut-être un élément exprimé mais pas nécessairement en protéine.

M. Vincent Colot. Comme je l’évoquais tout à l’heure, le gène a été défini bien avant l’élucidation de la structure en double hélice de l’ADN. Il n’est pas nécessaire de le définir autrement que conceptuellement. Cela fonctionne encore aujourd’hui.

M. András Paldi. Je souhaiterais revenir brièvement sur la question de la réfutabilité des thèses scientifiques. Il n’est effectivement pas nécessaire qu’une thèse soit réfutée. Cela constitue toutefois un critère de scientificité : on doit définir les limites de validité d’une thèse scientifique pour qu’elle soit véritablement scientifique.

Dans le cas de la génétique, l’une des limites réside dans l’impossibilité de l’hérédité de l’acquis, qui figure dans la définition même de la génétique et en constitue l’un des piliers. Or si les preuves ne sont pas totalement convaincantes, il existe néanmoins aujourd’hui un faisceau d’observations allant dans le sens d’une possible hérédité de l’acquis. Il s’agit là d’une question clé.

En revanche, on peut se demander ce que sont un individu, une génération. Votre projet s’intitule « Who am I ? » (« Qui suis-je ? ») : il s’agit là d’une question philosophique, métaphysique, située quasiment hors du champ de la biologie. Or nous devons essayer de rester dans le périmètre de la biologie, donc appliquer les méthodes dont nous disposons pour étudier les questions d’ordre biologique. Il n’empêche que cela demeure une réflexion très intéressante.

Je pense que le véritable enjeu théorique est une question de validité des thèses de la génétique. Quant à l’enjeu pratique, il réside, selon moi, dans l’introduction de la question du temps dans la vie de l’individu. Nous sommes des mammifères et représentons une minuscule partie du vivant sur la Terre. Dans notre vie, il existe une temporalité, en lien notamment avec le vieillissement et l’évolution des pathologies au cours de l’existence. Or tout cela est clairement lié à des mécanismes identifiés comme épigénétiques.

Mme Minoo Rassoulzadegan, chef de l’équipe « Recherche génétique et épigénétique de la différenciation germinale », CNRS-université Nice-Sophia Antipolis. J’aimerais revenir sur le sujet de l’hérédité de caractères acquis. La thèse développée par Mme Edith Heard consiste à dire que cela pourrait s’expliquer par une mutation. Or la mutation génétique a une fréquence très faible et la définition de l’épigénétique réside notamment dans la réversibilité. Si l’on acceptait l’idée qu’il s’agisse d’une hérédité génétique due à une utilisation de nourriture ou à des changements dans le comportement ou le milieu, cela signifierait que l’on rendrait réversible la mutation aussi efficacement que le phénotype épigénétique.

Mme Edith Heard. Je ne parlais pas de mutation, mais de polymorphisme. Il existe de nombreux cas dans lesquels se produisent des changements épigénétiques en apparence transmissibles mais qui conditionnent, en fait, la présence d’un polymorphisme dans la séquence de l’ADN. Par exemple, il a été décrit pour le gène MLH-1 une épimutation – sous la forme d’une méthylation qui semble être transmise d’une génération à l’autre, mais des études plus poussées ont montré que cette méthylation est causée par une variation de séquence de l’ADN (un « SNP ») dans la région régulatrice du gène. Néanmoins, la méthylation étant beaucoup plus facilement réversible que la variation de séquence, elle peut être modifié au moyen d’« épidrogues », – ouvrant des perspectives thérapeutiques importantes !

M. Jacques van Helden. Concernant la définition des gènes et la notion d’ADN « poubelle », je pense qu’il est important de revenir sur l’histoire de la biologie. Dubinin, en 1930, faisait de la génétique du développement et a décrit le complexe achaete-scute, qui inclut quatre régions codantes et tout le reste des régions cis-régulatrices. Pour les biologistes Christiane Nüsslein-Volhard, Eric F. Wieschaus et Edward Lewis, qui ont obtenu des prix Nobel pour avoir déchiffré les mécanismes de la biologie du développement, il était évident que le génome non codant était essentiel. Les seuls qui ont cru, à un moment, qu’il existait de l’ADN « poubelle » sont ceux qui ont commencé à séquencer les génomes en ayant une culture de biologistes moléculaires, mais aucune culture en génétique. Pour tout généticien, ce discours sur l’ADN « poubelle » était dès l’origine sans fondement, et ce bien avant la mode de l’épigénétique.

J’aimerais souligner, par ailleurs, qu’un faisceau d’évidences ne constitue en aucun cas une démonstration. Et justement ce qui est très intéressant, c’est qu’ici le faisceau d’évidences est divergent. Il existe en effet une distinction fondamentale entre les bactéries, les plantes et les animaux.

Chez les bactéries, il n’y a pas de distinction entre l’individu et la cellule : il s’agit de ce fait d’un très beau cas pour étudier la transmission de certains caractères et en comprendre les mécanismes. Il s’agit de l’hérédité cytoplasmique. Cela concerne notamment le fait, mis en évidence par MM. François Jacob et Jacques Monod, que le répresseur lacY soit transmis des cellules mères aux cellules filles, de même que la boucle de rétroaction.

Dans le cas des animaux en revanche, il existe une distinction essentielle entre cellules somatiques et cellules germinales. Les mécanismes d’effacement des marques épigénétiques sont désormais connus. On sait aussi que, dans chacun des tissus de l’organisme, se trouvent des marques épigénétiques différentes. Je vois là un problème conceptuel : il est impossible pour moi de concevoir qu’une seule cellule soit à la fois, simultanément, dépositaire de l’histoire des différents tissus. La distinction entre soma et germen n’est donc pas seulement mécanique, mais aussi conceptuelle.

Troisième chose : vis-à-vis des plantes, il s’agit d’un système fascinant, puisque ce sont les cellules somatiques qui donnent naissance aux cellules germinales. Il est donc moins surprenant que l’on ait observé en premier la transmission de certaines marques épigénétiques chez les organismes pluricellulaires.

Tout est donc très intégré et cohérent avec une théorie classique de la génétique, complétée notamment par la biologie du développement.

M. Hervé Chneiweiss. Cette discussion est d’abord scientifique, entre le génome et la dynamique du génome. Derrière cela, un courant a cherché à transformer l’ADN (c’est-à-dire la séquence des lettres) en icône, avec en arrière-plan des intérêts économiques gigantesques à vouloir lire le livre de la vie ou faire d’un enjeu de fixité ou de destin des individus le fait de parvenir à repérer y compris quelques polymorphismes dans certains gènes.

On peut reprendre simplement l’introduction de L’origine des espèces de Darwin, dans lequel l’auteur reconnaît lui-même le travail de Jean-Baptiste de Lamarck et l’existence de règles et de lois dans la transmission des caractères. C’est Bernard de Chartres, repris par Isaac Newton, qui a dit, au XIIe siècle : « Nous voyons plus loin parce que nous sommes perchés sur les épaules des géants ». On découvre sans cesse des mécanismes nouveaux. C’est le propre même de l’activité des scientifiques.

Le fait que, depuis 1,5 milliard d’années, le vivant ait résisté à tous les changements de l’environnement témoigne de la robustesse de nos mécanismes génétiques, génomiques et épigénétiques.

Des études indiquent que rire une fois par jour procurerait 8 heures d’espérance de vie supplémentaires : il s’agit probablement là d’un mécanisme épigénétique.

Mme Edith Heard. À mon avis, cela concerne plus directement les effets sur le système immunitaire.

Je ne voudrais pas donner le sentiment de me situer dans le clivage entre génétique et épigénétique. La question des épimutations conditionnelles est, pour moi, très importante, dans la mesure où c’est là que se trouve à mon avis l’espoir de l’épigénétique en médecine, par exemple. Nous sommes tous différents de par notre génome en particulier, ce qui conduit à des prédispositions plus ou moins élevées à certaines maladies, du fait de mutations affectant le produit des gènes (les protéines, pour simplifier) mais aussi de variations de séquences affectant l’expression normale des gènes et qui de cette manière peuvent attirer la machinerie épigénétique et renforcer l’expression anormale. Retirer les marques épigénétiques ainsi déposées permettrait donc de restaurer une expression quasi normale des gènes affectés par ces variations de séquence.

Je place donc beaucoup d’espoir dans l’étude de l’épigénomique et des épimutations conditionnelles des polymorphismes dans notre génome. Il me semblait important de clarifier ce point avant que ce débat ne s’achève.

M. Alain Claeys. Merci pour vos contributions à cette première table ronde.

DEUXIÈME TABLE RONDE :
ÉPIGÉNÉTIQUE : QUELLES APPLICATIONS CLINIQUES ?
ÉTAT DES LIEUX

Présidence de M. Jean-Louis Touraine, député, membre de l’OPECST

M. Jean-Louis Touraine. Chers collègues parlementaires et professeurs, Mesdames, Messieurs, être médecin et chercheur ne me confère aucune compétence particulière pour présider cette table ronde consacrée à l’apport de l’épigénétique à la médecine. C’est donc avec un état d’esprit d’étudiant que j’aborde cette discipline récente, passionnante et porteuse de perspectives importantes.

Alors que la première table ronde devait répondre à une interrogation, celle-ci nous propose de dresser un état des lieux de ce que nous pouvons dès aujourd’hui envisager comme applications cliniques éventuelles de l’épigénétique.

Je me réfèrerai pour commencer aux propos de Mme Geneviève Almouzni, membre de l’Académie des sciences et directrice du centre de recherche de l’Institut Curie, qui expliquait dans une interview le rôle de la découverte par son équipe de plusieurs chaperons d’histones dans l’assemblage dynamique de la chromatine, en vue de la mise en place de variants d’histones. L’un d’entre eux, appelé CFA-1 (« Chromatine Assembly Factor 1 »), intervient lors de réparations de lésions dans l’ADN et constitue un marqueur de prolifération nucléaire. « Cette dernière observation s’est avérée », dit-elle, « d’un grand intérêt médical, car la prolifération aberrante que l’on observe dans le cancer est caractérisée par l’accumulation de CFA-1 ».

Quel est, par ailleurs, le rôle de l’épigénétique dans l’activation d’oncogènes ou dans l’inhibition des gènes suppresseurs de tumeurs ?

Plusieurs intervenants de cette table ronde indiqueront probablement que diverses maladies complexes, autres que les cancers, doivent désormais être analysées non plus seulement en prenant en compte les variants génétiques, mais aussi le jeu des marques épigénétiques. Des études sont ainsi conduites dans le domaine des maladies neurodégénératives, métaboliques et, plus généralement, chroniques.

La notion même de « maladie épigénétique » est révélée par l’identification de divers syndromes (syndromes de Prader-Willi, de Wiedemann-Beckwith ou encore d’Angelman), ainsi que par la « DOHaD » (Origines développementales de la santé et des maladies), initiée par les travaux de l’épidémiologiste britannique David Barker.

Un autre moment de la discussion sera consacré à la question des thérapies épigénétiques et des épimédicaments.

L’expérience acquise dans le développement initialement un peu laborieux des thérapies géniques doit toutefois nous inciter à la prudence et nous inviter à suivre le sage précepte de Nietzsche : « la modestie sied au savant ».

Je cède sans plus tarder la parole à la première intervenante de cette table ronde.

A. APPORT DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE À L’ÉTIOLOGIE DES MALADIES

Mme Claire Rougeulle, directrice de recherche CNRS-université Paris Diderot, responsable de l’unité « ARN non codants, différenciation et développement ». Je voudrais commencer cette table ronde en faisant le lien avec la précédente. Le fait de pouvoir aujourd’hui aborder l’épigénétique dans des perspectives plus médicales résulte de l’existence, en amont, de dizaines d’années de recherche fondamentale, qui ont permis, sans a priori, de montrer l’importance de l’épigénétique pour le développement et la survie des organismes, allant des êtres unicellulaires aux organismes complexes multicellulaires, des plantes aux animaux et des invertébrés aux vertébrés. Grâce à cela, on commence à comprendre l’épigénétique.

Je détourne ici le paysage de Waddington pour parler, d’une part, du paysage épigénétique ou épigénomique (on peut discuter la pertinence de ces mots), d’autre part, des acteurs épigénétiques servant à le mettre en place et à le maintenir.

L’un des éléments importants à mes yeux réside dans le fait que toutes ces recherches ont été menées dans des organismes extrêmement variés, ce qui a permis de montrer l’universalité de certains principes, mais aussi des spécificités d’espèces, voire des variations intra-espèces. Je pense qu’il est vraiment essentiel de continuer à soutenir cette recherche fondamentale, sans a priori.

On sait maintenant que certaines pathologies sont associées à des dérèglements d’ordre épigénétique, que ce soit au niveau du paysage épigénétique ou des acteurs. L’un des enjeux importants à l’heure actuelle est de comprendre la relation entre la pathologie et ces dérèglements. Existe-t-il une relation de cause à effet ? Ce dérèglement du paysage épigénétique est-il simplement un symptôme de la maladie, une conséquence, ou peut-il être impliqué de manière causale dans la pathologie ? Est-il nécessaire de connaître l’épigénome si cela n’a pas un lien causal avec la pathologie ?

L’un des éléments importants réside dans l’identification de biomarqueurs de ces pathologies. Parmi ces biomarqueurs, certains ont déjà été évoqués précédemment parmi les acteurs épigénétiques : ce sont les ARN non codants.

Pourquoi s’agit-il potentiellement de bons biomarqueurs ? Nous savons maintenant qu’ils sont très nombreux et représentent, finalement, la production presque majoritaire de notre génome. Ces ARN non codants ont, par ailleurs, une assez grande spécificité en tant qu’espèce et en ce qui concerne leur profil d’expression, d’état cellulaire. Ils peuvent ainsi, dans ce cadre, agir en tant que biomarqueurs.

J’aimerais évoquer à présent quelques axes développés au sein de mon équipe concernant l’utilisation d’ARN non codants comme biomarqueurs. Je précise que nous sommes essentiellement un laboratoire de recherche fondamentale.

Les cellules souches embryonnaires, humaines ou de souris, constituent un modèle très important du développement précoce des organismes et sont potentiellement utilisées dans des perspectives de thérapie cellulaire. Je pense qu’il est extrêmement important d’avoir, pour ces cellules souches, un contrôle qualité rigoureux, qui puisse utiliser ces biomarqueurs pour identifier des états sains ou anormaux, qui vont potentiellement avoir des conséquences lorsque ces cellules souches seront utilisées dans des essais cliniques.

Nous étudions également l’importance de ces ARN non codants dans le cadre de pathologies, dont l’autisme et le cancer. L’autisme est une maladie multifactorielle, dont l’étiologie est mal connue. Quant au cancer, il présente un lien avéré avec l’épigénétique.

Tous ces projets ne pourraient être menés uniquement par notre équipe. Les collaborations entre des équipes et des domaines différents sont nécessaires pour avancer.

L’aspect technologique revêt également une importance considérable. Nous utilisons, par exemple, d’une part, l’imagerie, qui donne des résultats très visuels, ce qui est particulièrement intéressant en matière de biomarqueurs, d’autre part, des approches de séquençage à l’échelle du génome, qui sont aujourd’hui extrêmement performantes et développées, mais aussi assez compliquées à analyser. Il devient essentiel aujourd’hui de soutenir ces technologies, par le développement de plateformes et la formation des étudiants à l’analyse des données de séquençage.

L’apport de ces biomarqueurs est multiple. Ils peuvent ainsi être utilisés, de façon assez évidente, comme outil diagnostique. Il en existe déjà des exemples.

Un lien très fort peut, en outre, être établi à nouveau avec la recherche fondamentale : ces biomarqueurs ne sont pas nécessairement des signes de dérégulation, mais peuvent être impliqués de manière causale. Avec la découverte de ces biomarqueurs, il est possible de revenir à la recherche fondamentale et, ce faisant, à la compréhension des mécanismes épigénétiques, d’un point de vue fondamental et, potentiellement, plus appliqué.

On peut également envisager, à plus long terme, des perspectives thérapeutiques, avec des applications cliniques de ces biomarqueurs. La prudence reste toutefois de mise.

M. Robert Barouki, professeur de biochimie à la faculté de médecine de Paris Descartes, directeur de l’unité INSERM « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire ». Il m’a été demandé de parler, aujourd’hui, de la relation entre métabolisme et épigénétique, donc de pathologies. J’évoquerai toutefois également la question de la toxicologie, qui y est étroitement liée.

Le premier des messages que je souhaiterais vous transmettre est le fait qu’il existe une relation très forte entre métabolisme et épigénétique.

Il faut, en outre, savoir que des altérations du métabolisme peuvent entraîner des conséquences en termes épigénétiques. Cela est perceptible dans le cas des maladies métaboliques.

Inversement, il existe une catégorie de polluants de l’environnement, que l’on appelle « obésogènes » et qui, peut-être par un mécanisme épigénétique, pourraient induire des conséquences en termes de métabolisme.

Qu’est-ce que le métabolisme ? Cela fournit de l’énergie, avec une bonne efficacité, aux constituants cellulaires, mais surtout des cofacteurs de régulation de nombreux processus cellulaires. Ces trois fonctions (et notamment la dernière) expliquent l’implication du métabolisme dans les régulations épigénétiques.

De très nombreux métabolites sont ainsi des cofacteurs essentiels à l’activité des enzymes impliquées en épigénétique. Les régulations épigénétiques concernent surtout des enzymes ; on méthyle, on déméthyle, on acéthyle, on désacéthyle. Au-delà des débats entre génétique et épigénétique, il s’agit donc surtout de chimie. Dans ces processus, de nombreux facteurs du métabolisme intracellulaire interviennent et jouent un rôle fondamental, soit pour donner des méthyls (le SAM) (3), soit pour refléter l’énergie, soit encore pour être un régulateur de ces activités enzymatiques. Si une maladie génétique inhibe une activité enzymatique ou, au contraire, l’augmente, il est possible de modifier la quantité de ces métabolites, donc d’agir sur les régulations épigénétiques.

Cela peut-il expliquer la pathologie qui s’ensuit ou seulement contribuer à cette explication ? La question reste ouverte.

Dans certains cas précis de cancer, par exemple, on constate l’apparition de nouvelles activités enzymatiques et de nouvelles molécules qui vont jouer un rôle dans les régulations épigénétiques. La mutation de l’enzyme n’entraîne pas la disparition de son activité, mais l’apparition d’une nouvelle activité, avec un nouveau métabolite (qualifié parfois d’« oncométabolite » dans la mesure où il semble intervenir dans la genèse des cancers) impliqué dans le phénomène cancéreux. En dosant simplement dans le sérum la quantité de ce métabolite, on peut, par exemple, distinguer les leucémies ayant la mutation de celles qui ne l’ont pas.

Que ce soit dans le cadre de maladies génétiques ou de pathologies comme le cancer, la compréhension du métabolisme peut apporter des outils pour essayer de mieux comprendre la pathologie et de déduire des biomarqueurs, ainsi que cela vient de vous être expliqué.

Je vais maintenant aborder un autre aspect de la question : comment des expositions à des toxiques de l’environnement peuvent-elles entraîner des pathologies de nature métabolique ou l’obésité ?

Je souhaiterais auparavant revenir brièvement sur la question des maladies chroniques au long cours, qui ont nettement augmenté ces dernières années. Quels modèles peut-on avoir sur la relation entre des expositions environnementales et l’apparition de ces pathologies ?

Il existe plusieurs manières d’envisager cela. La première consiste à considérer que l’on est exposé par réitération à un produit et que cela conduit à développer, au bout de vingt ans, une maladie. L’exemple type de ce genre de processus est celui de l’exposition au tabac et, peut-être un jour, au téléphone portable. Cela concerne des expositions qui se produisent régulièrement, chaque jour.

Le deuxième mécanisme est celui de la persistance, qui consiste à être exposé de manière courte (à l’occasion, par exemple, d’un accident industriel) et à garder les composants toxiques dans son organisme, notamment dans le tissu adipeux, qui constitue par la suite une source interne de toxiques, parfois pour le reste de sa vie.

Le troisième processus est celui de la programmation : lorsque l’on est exposé aux polluants au cours de périodes de particulière vulnérabilité, quelle que soit l’origine de cette vulnérabilité, c’est-à-dire notamment durant la période fœtale ou la jeune enfance, les effets toxiques et pathologiques n’apparaissent, selon ce processus, que beaucoup plus tard, chez l’enfant, l’adulte ou la personne âgée. C’est dans ce contexte que l’on serait tenté de faire intervenir l’épigénétique, même si l’on n’a pas la certitude que ce soit le seul mécanisme à l’œuvre. En tout cas, cette hypothèse est cohérente biologiquement et mérite d’être évoquée et étudiée.

Dans certaines expériences, l’exposition se fait par des molécules dites « obésogènes ». La souris contrôle n’est pas grosse, alors que celle traitée juste après la naissance par Distilbène a acquis une certaine obésité, par augmentation du tissu adipeux. Ces molécules administrées à des animaux lors de la période fœtale ou juste après la naissance et donnant ultérieurement des phénotypes augmentant le tissu adipeux sont, pour la plupart, des perturbateurs endocriniens.

L’une de ces molécules, le tributylétain, est, par exemple, présente dans certaines peintures. Lorsque l’on expose des animaux à cette molécule pendant la période d’hypersensibilité, on constate une augmentation de la masse adipeuse et une diminution de la méthylation de certains gènes impliqués dans le développement du tissu adipeux. Il existe donc une cohérence biologique, même si cela ne démontre évidemment pas que cette déméthylation soit à l’origine du problème. Elle pourrait en tout cas y contribuer.

Je n’ai volontairement pas évoqué les effets transgénérationnels des polluants, qui nous occupent beaucoup en toxicologie. Cela a été observé dans un certain nombre de cas, mais est très difficile à reproduire, dans la mesure où ces expériences sont très délicates à mener. Des questionnements subsistent à ce propos. Même si l’on émet l’hypothèse de l’existence d’un phénomène épigénétique, il n’existe pas encore d’arguments la démontrant. Il s’agit là d’un sujet de recherche important pour l’avenir.

Plus généralement, on démontre assez facilement l’existence d’une relation entre des polluants et des marqueurs épigénétiques, ainsi qu’entre des polluants et l’apparition ultérieure de pathologies, en épidémiologie comme en toxicologie.

En revanche, la question à laquelle on ne sait pas encore répondre avec certitude est celle consistant à savoir si ces effets épigénétiques sont associés, et à quel degré, à l’effet pathologique. Ce sera l’objet de recherches à mener dans les années à venir.

Mme Anne-Laurence Boutillier, directrice de recherche au laboratoire de neurosciences cognitives et adaptatives, CNRS-université de Strasbourg. Je m’intéresse à l’épigénétique dans les maladies neurodégénératives (MND), qui frappent essentiellement les personnes âgées.

La plus connue est certainement la maladie d’Alzheimer. Il en existe des formes héréditaires, génétiques, qui se développent principalement chez les patients entre 40 et 55 ans.

Ces maladies précoces et familiales représentent seulement 2 % des pathologies. Les 98 % restants sont des formes tardives et sporadiques, qui se développent beaucoup plus tardivement dans la vie et dont l’incidence augmente en raison de l’amélioration de la longévité. En France, 900 000 personnes sont actuellement atteintes de la maladie d’Alzheimer. On estime qu’elles seront 1,3 million en 2020.

Toutes ces maladies présentent ce double caractère (précoce familial et tardif sporadique), à l’exception de la maladie de Huntington, qui est génétique autosomale dominante, ce qui signifie que la moitié de la descendance sera porteuse et atteinte. On compte, aujourd’hui en France, 6 000 malades de Huntington et 12 000 porteurs du gène défectueux qui n’ont pas encore développé la maladie.

Il s’agit d’un vrai phénomène sociétal, puisqu’il n’existe à ce jour aucun traitement curatif de ces maladies.

Quelle en est l’étiologie ? J’ai déjà évoqué les facteurs génétiques, mais il faut aussi prendre en compte les facteurs de risque, parmi lesquels le vieillissement est certainement le plus connu, notamment pour la maladie d’Alzheimer. Il convient également de considérer les facteurs environnementaux et la manière de vivre, comme le stress, la nourriture, le sport, les loisirs ou les études. Certains de ces facteurs sont protecteurs : dans le cadre de la maladie d’Alzheimer, il a, par exemple, été démontré que le niveau d’études était bénéfique et permettait de retarder l’apparition de la pathologie.

Il m’apparaît, en outre, important de souligner les difficultés de diagnostic, souvent dues aux similitudes génétiques et symptomatologiques. Cela est lié, notamment, à l’importance de la diversité pathologique chez l’homme, spécialement dans les pathologies qui démarrent tardivement au cours du vieillissement.

Ces maladies sont des neuro-dégénérescences, qui se caractérisent par une perte sélective de groupes de neurones, dans des régions différentes. Ces dysfonctionnements sont irréversibles.

Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, apparaissent une dégénérescence de l’hippocampe, qui est un centre important de la mémoire, et des structures corticales associées, qui vont donner les déficits mnésiques bien connus pour cette pathologie.

La maladie de Huntington se caractérise par une dégénérescence du striatum et des structures corticales associées, qui provoque des déficits moteurs, mnésiques et émotionnels.

Dans la maladie de Parkinson, il y a une dégénérescence des neurones dopaminergiques, de la substance noire et des structures corticales associées, qui se traduit, entre autres, par les mouvements typiques des malades de Parkinson.

Enfin, la sclérose latérale amyotrophique se caractérise par une dégénérescence des neurones moteurs corticaux et des neurones de la moelle épinière, qui conduit à une paralysie des jambes, des bras, puis une atteinte des muscles de la parole, de la déglutition et progressivement de tous les muscles.

Il existe des mécanismes communs à ces neuro-dégénérescences, inhérents à la mort neuronale et à la neuro-inflammation, qui se développe fortement dans ces pathologies.

On observe aussi des mécanismes spécifiques de la maladie, qui vont peut-être pouvoir expliquer pourquoi, dans telle ou telle pathologie, une région est atteinte et pas une autre.

Ce sont des protéinopathies : des protéines corrompues pourraient donc être à l’origine des maladies neurodégénératives. On retrouve des agrégats protéiques dans toutes ces pathologies. Il est intéressant de noter que l’on observe des interactions aberrantes avec des facteurs de transcription et des protéines de modification de la chromatine, qui ont été retrouvées séquestrées dans ces agrégats et ne pouvaient donc plus avoir une fonction nucléaire ou cytoplasmique normale. Cela provoque des dérégulations transcriptionnelles et épigénétiques.

Est-ce une cause ou une conséquence ? Cela reste encore à démontrer.

L’hypothèse générale est qu’un déséquilibre épigénétique serait une caractéristique importante des maladies neurodégénératives. Parmi les résultats obtenus dans le cadre des recherches actuelles menées dans ces différentes pathologies, je souhaiterais attirer particulièrement votre attention sur la CBP (la « Creb-binding protein »), mise en évidence dans les agrégats retrouvés dans la maladie de Huntington dès les années 2000. CBP, cet acétyltransférase qui acétyle la chromatine, n’est plus capable de le faire, ou de façon moindre, dans les modèles animaux et sans doute chez les patients. Cela a été la base des premiers essais précliniques effectués avec les inhibiteurs d’histone déacétylase. Je vous renvoie à la cinquième table ronde, lors de laquelle ma collègue Karine Merienne, qui travaille sur la maladie de Huntington, vous précisera ces types de thérapie.

Des méthylations de l’ADN sont, par ailleurs, dérégulées dans ces pathologies, de même pour certains micro-RNA dérégulés.

Il faut savoir que la nature des mécanismes et leur rôle précis sont encore peu caractérisés. C’est pourquoi il est hautement nécessaire d’accroître les connaissances fondamentales.

Le cerveau est une structure hautement organisée, tout comme les réseaux neuronaux imbriqués avec les réseaux de cellules gliales. Les neurones sont polarisés et présentent un corps cellulaire, avec axones et dendrites. Ils communiquent entre eux par le biais de la transmission synaptique. Il s’agit de cellules post-mitotiques, qui ne seront jamais remplacées. Nous sommes ici dans un cas typique dans lequel le siège de l’épigénétique est une plasticité importante au sein même d’un neurone qui doit rester vivant, opérationnel et en fonction pendant un temps que l’on espère supérieur à 90 ans. Toute altération épigénétique risque de perturber des mécanismes de plasticité cérébrale, voire de modifier l’identité du neurone.

Quels sont les défis ?

Il faut tout d’abord augmenter les connaissances fondamentales, par des recherches à l’échelle du génome, des analyses épigénomiques, des recherches de signatures, aujourd’hui possibles grâce aux nouvelles techniques à haute résolution et au séquençage à haut débit. Il serait également intéressant de mener des études comparatives entre plusieurs maladies neurodégénératives, afin d’identifier éventuellement des mécanismes communs ou spécifiques. Il conviendrait enfin de développer des modèles animaux, qui nous donnent accès aux analyses intégrées, fonctionnelles et physiopathologiques.

Le second défi consiste à améliorer les techniques d’analyse sur tissus. Le cerveau est un tissu hétérogène, composé de différents types de neurones et de glies. Il va donc falloir essayer de trier ces cellules, pour avoir une image plus correcte des mécanismes spécifiques. Le décours de la pathologie apporte également de l’hétérogénéité. Il va donc falloir s’interroger sur quoi faire, sur quel matériel et quand.

La recherche de biomarqueurs constitue également un défi important pour demain. Elle est parfois difficile, surtout chez l’homme, dans la mesure où nous n’avons pas accès au cerveau autrement que par des biopsies. Il faut noter que les techniques d’imagerie sont également en fort développement pour essayer de visualiser la pathologie et son degré d’avancement. Il faut savoir qu’il existe un énorme fossé entre les études précliniques menées sur les animaux et les essais cliniques. Pour l’instant, le problème est que la plupart des molécules testées n’apportent pas de bénéfice en clinique. On est confronté à la difficulté de mettre en évidence des résultats positifs sur la maladie chez l’homme. Cela est beaucoup plus facile chez l’animal, que l’on peut disséquer après le traitement. Peut-être ces molécules ne présentent-elles effectivement pas de bénéfice ; mais peut-être aurions-nous aussi besoin de nouveaux biomarqueurs, davantage prédictifs d’une amélioration chez l’homme.

Permettez-moi, enfin, d’évoquer très brièvement deux exemples, que sont les effets bénéfiques des inhibiteurs de HDAC et de l’environnement enrichi. Ce dernier est assez facile à modéliser chez les animaux, avec des composantes physiques, sociales, etc. Des études commencent à montrer que cet environnement enrichi modélisé chez l’animal module l’épigénome et est vraiment bénéfique sur plusieurs modèles animaux de maladies neurodégénératives.

Mme Claire Francastel, directrice de recherche au CNRS-université Paris Diderot, laboratoire « Épigénétique et destin cellulaire ». Il existe de nombreux contextes physiopathologiques, associés à des perturbations épigénétiques. Pour autant, l’établissement d’une relation causale entre ces perturbations et l’apparition d’une maladie demeure difficile. Se pose de même la question de leur héritabilité et de leur valeur comme facteurs de prédisposition. Cela étant dit, il existe des maladies génétiques avec des mutations touchant certains de ces acteurs épigénétiques.

Au-delà du bénéfice pour le patient, la recherche fondamentale sur ces maladies offre une ligne de recherche très intéressante pour aborder ces problématiques.

Il m’a ainsi été demandé de centrer plus particulièrement mon propos sur une maladie particulière, sur laquelle nous travaillons : le syndrome ICF (4).

Il s’agit d’une maladie génétique très rare, avec un spectre assez large de signes cliniques. Les premiers cas ont été décrits en 1986. Les patients se présentent en général en consultation avec des problèmes d’infections respiratoires récurrentes, souvent fatales dans la petite enfance si elles ne sont pas prises en charge à temps. Si ces problèmes sont associés à des déformations de la face, à un retard de croissance et de développement et à un déficit intellectuel, le tableau clinique doit faire penser à celui d’un syndrome ICF.

Le diagnostic est posé après un examen immunologique mettant en évidence un déficit immunitaire, et surtout à l’issue d’un examen cytogénétique faisant apparaître un caryotype aberrant, avec des chromosomes bizarres présentant des étirements, des cassures ou des remaniements entre les différents chromosomes, impliquant les régions centromériques, régions spécialisées dont dépend entre autres la stabilité de notre patrimoine génétique.

Ces aspects ont suscité l’intérêt de scientifiques. Il y a quelques années, la recherche des causes de la maladie a ainsi permis d’identifier un défaut constitutif de la méthylation de l’ADN. Des équipes de recherche fondamentale ont, quasiment au même moment, identifié trois enzymes avec une activité de méthyltransférase sur l’ADN. Elles avaient également mis en évidence l’aspect spatiotemporel du contrôle de la méthylation, à des moments précis au cours du développement, sur des régions précises de nos génomes, et avaient établi le rôle vital de ces enzymes.

Confrontée à des analyses de liaison génétique, la description de ces enzymes a permis de suspecter rapidement une de ces méthyltransférases. Des mutations dans le gène codant cette enzyme (Dnmt3b) ont été identifiées et expliquent environ la moitié des cas de patients atteints du syndrome ICF.

L’existence de cette maladie a d’autre part permis de renforcer la notion de causalité entre le maintien de la méthylation, notamment au niveau des régions répétées qui constituent les centromères, et le maintien d’une stabilité chromosomique.

À l’heure actuelle, les stratégies de recherche que nous développons dans mon équipe s’appuient sur la constitution de cohortes et de biobanques, au niveau national et international, et bénéficient des progrès des techniques à haut débit, qui ont permis, par exemple, de séquencer de manière systématique le génome de dizaines de patients et d’identifier récemment trois nouveaux gènes responsables de la maladie, laissant seulement quelques cas inexpliqués.

Ces techniques à haut débit nous permettent, par ailleurs, d’établir des cartes épigénétiques, de méthylation, en parallèle à l’établissement des profils transcriptomiques des patients. Cet aspect descriptif est important pour établir des biomarqueurs pour chacun de ces génotypes, que ces biomarqueurs soient le produit de gènes ou des ARN non codants. Ils servent à améliorer, ou au moins à faciliter, le diagnostic, notamment dans certains cas pour lesquels le séquençage ou la cytogénétique rencontrent un obstacle technique. Ils peuvent éventuellement permettre de proposer un diagnostic anténatal pour les familles qui le désirent.

La maladie étant largement sous-diagnostiquée, ces biomarqueurs nous servent actuellement à chercher dans des banques de patients présentant, par exemple, une immunodéficience sans cause connue et nous ont permis d’identifier quelques patients ICF qui n’avaient pas été diagnostiqués jusqu’alors.

Dans la mesure où nous sommes une équipe de recherche fondamentale, nos stratégies reposent également sur le développement de systèmes modèles, notamment chez la souris. Seuls ces systèmes modèles permettent en effet d’avoir accès à l’aspect fonctionnel de la maladie et de déterminer, par exemple, la place de ces nouveaux acteurs dans les processus d’établissement et de maintien de la méthylation. Ils nous donnent, en outre, la possibilité d’accéder à l’aspect cellulaire et d’analyser l’impact de ces mutations et de ces perturbations épigénétiques sur la physiopathologie de certains tissus et organes, comme le cerveau, par exemple, que l’on ne peut bien évidemment pas analyser chez les patients.

Au final, la recherche fondamentale sur une maladie génétique peut apporter une meilleure compréhension de mécanismes épigénétiques, surtout si elle s’adosse sur une recherche translationnelle.

Cela nous permet, à l’heure actuelle, de proposer de nouveaux acteurs, mécanismes et biomarqueurs, qui auront également une pertinence pour l’étude d’autres maladies dans lesquelles la méthylation de l’ADN est largement dérégulée, comme les cancers d’une manière générale, mais aussi des maladies métaboliques et neurologiques, le vieillissement et le stress ou l’impact de l’environnement. Contrairement à une maladie très rare, ces différents cas constituent des enjeux majeurs, scientifiques et en santé publique, et posent, en outre, des problèmes socio-économiques importants auxquels il convient de s’intéresser.

Mme Corinne Miceli, professeure des universités et chef du service de rhumatologie à l’hôpital de Bicêtre. Comme vous le savez tous, les maladies inflammatoires ou auto-immunes chroniques sont des maladies multifactorielles. Leur déterminisme est sous-tendu par la connaissance non seulement de notre génome et des variations ou mutations qui y sont associées, mais aussi des facteurs d’environnement qui peuvent l’induire, et de l’interaction susceptible d’exister, d’une part, entre génome et épigénome, d’autre part, entre environnement et épigénome.

Le rêve d’un médecin chercheur est d’essayer, à partir de ces divers éléments, de mieux connaître la maladie, de permettre un diagnostic précoce, de mieux définir les sous-types et sous-phénotypes de la maladie, avec parfois des expressions très différentes, et de connaître la sévérité de la maladie. En matière thérapeutique, l’idée est également de disposer d’une meilleure connaissance des facteurs prédictifs de réponse au traitement et d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques.

L’impact de l’environnement sur l’épigénétique est un point très difficile à cerner. Il est évident que l’environnement impacte notre épigénome. Cela a été notamment démontré par une étude menée sur des jumeaux monozygotes, qui a permis d’observer que les jumeaux jeunes divergeaient peu sur leurs profils de méthylation ou d’acétylation et, qu’avec l’âge, ces profils divergeaient. Outre l’âge, on pense que le critère de distance géographique peut contribuer à expliquer la différence d’environnement auquel étaient exposés ces jumeaux.

Il s’agit d’un élément qui détermine évidemment notre épigénome. Ces approches à partir de jumeaux ont été, par exemple, utilisées pour essayer de comprendre les facteurs épigénétiques associés au lupus, maladie auto-immune. L’étude du profil de méthylation de jumeaux monozygotes divergents pour le lupus (un seul des jumeaux avait la maladie) a ainsi permis de définir certains gènes différentiellement méthylés qui pouvaient jouer un rôle dans le déterminisme du lupus.

Ces éléments sont importants, mais il est très difficile de les appréhender. On connaît le rôle du tabac comme facteur de sévérité pour beaucoup de rhumatismes ; cela altère la réponse à certains traitements. Les ultra-violets peuvent avoir un rôle bénéfique sur un psoriasis, mais délétère lorsqu’on a un lupus. L’alcool a parfois un rôle protecteur dans la polyarthrite rhumatoïde. Non seulement ces éléments impactent notre épigénome, mais ils peuvent avoir un effet différentiel. L’alimentation suscite ainsi de nombreux débats. Elle joue probablement un rôle dans le déterminisme de ces maladies, mais il semble néanmoins difficile, ne serait-ce que par l’interrogatoire, d’identifier tous les paramètres d’environnement pour un patient, et ce d’autant que ceux-ci changent au cours du temps. Un patient peut, par ailleurs, être exposé à un événement environnemental, puis cesser de l’être. Le plus « simple » consiste donc probablement à étudier l’épigénome, qui est la résultante de ces différents éléments d’environnement.

À l’ère du post-GWAS (5), je ne vais pas revenir sur les débats opposant parfois génétique et épigénétique. Bien évidemment, ces deux éléments sont importants. Des approches GWAS ont été effectuées dans de nombreuses maladies chroniques et les publications à ce sujet n’ont cessé d’augmenter. De nombreuses équipes se sont intéressées aux variants génétiques associés à ces maladies.

Nous avons ainsi participé à un grand consortium qui a cherché à définir des régions génétiques associées au syndrome de Sjögren, maladie auto-immune dont l’organe cible est les muqueuses. Les patients souffrent ainsi d’une sécheresse de la bouche et des yeux, ainsi que de douleurs articulaires et de fatigue. Ces approches ont été extrêmement intéressantes pour nous permettre de définir des gènes ou des régions génétiques associées à la maladie. Cela a constitué un apport certain, puisque nous avons ainsi pu montrer que le déterminisme génétique du syndrome de Sjögren était très proche de celui du lupus. La génétique représente donc un apport considérable, qui nous a permis de voir des signatures interféron (interféron alpha ou gamma), qui semblaient impliqués dans cette maladie auto-immune.

Néanmoins, le constat est celui commun à de nombreuses maladies inflammatoires ou auto-immunes chroniques. Beaucoup de variants associés à ces maladies ont été trouvés ; dans certaines pathologies comme le lupus, cent loci différents ont été associés à la maladie. Pour autant, on ne comprend pas la conséquence fonctionnelle de ces variants, majoritairement localisés dans des régions non codantes. Un travail très intéressant vient d’être publié, qui suggère que la solution réside peut-être justement dans l’épigénétique. Il montre en effet que ces variants sont situés, pour 60 % d’entre eux, dans des super-enhancers, régions localisées à distance des variants associés initialement et qui régulent à distance l’expression de nos gènes.

Un autre défi de la connaissance de l’épigénétique est d’essayer d’identifier de nouvelles cibles pathogéniques et thérapeutiques pour la suite. Nous avons ainsi, en collaboration avec Jorg Tost, qui vous a présenté ses travaux précédemment, effectué des analyses dans le syndrome de Sjögren.

La technologie représente aussi un défi pour demain. Les approches réalisées en épigénétique appliquées aux pathologies ont été exactement les mêmes que celles utilisées en génétique. Au départ, en génétique, on regardait des variants dans des gènes candidats. Ont ensuite été développées des approches GWAS, puis des démarches de séquençage. Il en va de même en épigénétique : nous avons commencé par étudier des gènes candidats, avant d’élargir les approches à des génomes entiers grâce à des puces 450K. Pour demain, le challenge sera probablement d’utiliser des séquençages entiers (ou « whole genome bisulfite sequencing »), qui nous permettront certainement de disposer d’une vision assez exhaustive des profils de méthylation existant sur notre génome, tout en sachant bien entendu que tout cela est coûteux et nécessite des analyses bioinformatiques extrêmement poussées.

Concernant les micro-ARN, il semble indéniable qu’ils présentent un intérêt, en particulier en termes de compréhension des mécanismes des maladies et d’approche thérapeutique.

J’ai choisi, pour illustrer mon propos, l’exemple du psoriasis, où il avait été observé chez l’homme que certains miR, en particulier le miR-21 (6), étaient up-régulés dans la peau de patients atteints de psoriasis. Les auteurs de l’étude ont ensuite utilisé un modèle animal très proche du psoriasis, qui a dévoilé également une up-regulation de ce miR, très corrélée avec les lésions cutanées qui pouvaient être observées. Ils ont alors utilisé un anti-miR, d’abord chez la souris, puis sur des xénotransplantations de biopsies de patients psoriasiques chez la souris. Cela a mis en évidence le fait que l’utilisation d’un anti-miR, destiné à bloquer le miR, conduisait dans ces deux modèles à une résolution des lésions cutanées, avec une diminution des cytokines pro-inflammatoires.

L’expression des miR est également étudiée en tant qu’élément de prédiction de réponse aux traitements. Cet aspect sera probablement très important à l’avenir.

Quels défis pour demain ? Il est important, pour mener ces études, de disposer de larges cohortes de patients extrêmement bien définis au plan phénotypique.

Les analyses à grande échelle des profils de méthylation, des modifications des histones ou de l’expression des miR vont, en outre, probablement nous permettre de mieux comprendre les conséquences fonctionnelles des variants génétiques associés à ces maladies, d’identifier de nouvelles voies impliquées dans leur déterminisme, d’établir des profils de réponse aux traitements et d’identifier de nouvelles cibles thérapeutiques.

Le défi est énorme, car le relever nécessite de disposer de techniques de pointe, à haut débit, de technologies innovantes, d’analyses bioinformatiques nécessitant l’intégration d’un nombre considérable de données. Il va également falloir s’appuyer sur des ressources humaines de haut niveau de compétence et pouvoir accéder à des plateformes. L’interdisciplinarité entre des médecins chercheurs et des scientifiques sera à mon sens un élément crucial.

M. François Radvanyi, directeur de recherche CNRS à l’Institut Curie, chef de l’unité « Oncologie moléculaire ». Le cancer est une maladie génétique, mais également épigénétique. Cela a été clairement démontré.

Il existe ainsi dans le cancer des modifications épigénétiques identifiées à différentes étapes de la progression tumorale et ce, parfois, bien avant que des mutations génétiques ne soient observées. Ces altérations peuvent être locales ou régionales. Par comparaison avec les mécanismes génétiques, cela peut donc toucher un seul gène isolé ou une région entière.

Ces altérations participent à la progression tumorale. Elles modifient l’expression des gènes et peuvent ainsi causer des inhibitions de gènes préservant des tumeurs ou au contraire des activations d’oncogènes. Elles contribuent, par ailleurs, à la variabilité phénotypique observée dans les cancers, ce qui peut être très important pour la résistance aux traitements. Elles jouent également un rôle dans l’apparition de mutations et l’instabilité génomique. Il faut, en outre, savoir que ces mutations épigénétiques sont potentiellement réversibles : il est donc envisageable d’agir sur elles par le biais de traitements.

De nombreuses modifications épigénétiques ont été identifiées dans les cancers. Tous les acteurs épigénétiques peuvent être altérés : méthylation de l’ADN, modification des histones, positionnement des nucléosomes, ARN et organisation tridimensionnelle du génome.

On a finalement très peu de connaissances sur les modifications épigénétiques dans les cancers. Prenons l’exemple de la méthylation de l’ADN. Il en existe plusieurs types, dont la 5-méthylcytosine et la
5-hydroxyméthylcytosine, sur lesquelles on dispose de relativement peu de données. Mais certaines méthylations qui se produisent aussi en dehors des nucléotides CpG sont encore mal connues.

L’étude de l’épigénome dans le cancer s’appuie sur des travaux à large échelle (RNA-seq, ChIP-seq, séquençage après traitement au bisulfite). Elle rencontre de nombreuses limitations. Ainsi, le coût du séquençage après traitement au bisulfite conduit à l’utilisation d’autres techniques, comme le RBSS (7) ou les puces 450K. Or les puces 450K n’explorent que 2 % de la méthylation sur les CpG, ce qui vous montre bien l’étendue de notre méconnaissance.

Ces travaux se heurtent aussi à l’hétérogénéité inter-tumorale : il existe, en effet, au sein d’un même tissu, de nombreux sous-types tumoraux, ce qui nécessite d’étudier un grand nombre d’échantillons.

Il existe également une hétérogénéité intra-tumorale et au sein du tissu normal d’origine. La cellule tumorale provient d’une cellule à un état de différenciation particulier : il faut donc être en mesure de comparer la cellule tumorale avec la cellule d’origine. Cela nécessite de pouvoir étudier un faible nombre de cellules, ce qui constitue une autre limitation.

Les différentes étapes dans l’étude de l’épigénome dans le cancer sont toutes limitantes et coûtent relativement cher. Cela concerne tout d’abord l’obtention de tumeurs annotées par les pathologistes et les cliniciens. Cela est très important car une tumeur n’a de valeur que si elle est annotée, c’est-à-dire si elle est associée à des données cliniques et pathologiques précises.

Viennent ensuite les étapes d’obtention et d’exploitation des données (qui constituent un goulot d’étranglement très important) et enfin la validation par les biologistes des hypothèses générées. Il est important de souligner que ces études sont multidisciplinaires et impliquent de nombreuses spécialités.

Dans le cancer, l’épigénome influence le génome. L’hypométhylation de l’ADN est ainsi associée à une instabilité génétique. Il en va de même pour l’inactivation des gènes de réparation de l’ADN, la méthylation de MLH-1 pouvant, par exemple, entraîner une instabilité des microsatellites. Enfin, le profil de l’épigénome peut influencer le profil des mutations qui apparaissent.

Mais à l’inverse, le génome influence également l’épigénome. Cela a été mis en évidence ces dernières années grâce aux travaux sur le séquençage systématique des tumeurs, qui ont montré que des mutations somatiques pouvaient toucher, en fait, tous les acteurs impliqués dans les mécanismes épigénétiques : la méthylation de l’ADN, les modifications des histones, les histones elles-mêmes, le positionnement des nucléosomes, les ARN et l’organisation tridimensionnelle du génome. Des mutations ont, par exemple, été identifiées récemment dans des sites de CTCF (8), c’est-à-dire en dehors de la séquence codante.

Les variations individuelles de l’ADN influencent également l’épigénome de la tumeur. L’épigénome et les génomes de la tumeur et du patient doivent donc être étudiés conjointement.

Il existe, bien sûr, une influence de l’environnement sur l’épigénome. On pense notamment (la liste n’est pas exhaustive) à l’alimentation, l’alcool, l’obésité, la pollution, l’activité physique, les perturbateurs endocriniens, etc. Il faut souligner la grande variabilité de tous ces paramètres environnementaux, qui sont de ce fait difficilement accessibles. Il est donc intéressant de pouvoir utiliser des modèles murins, qui présentent un génome relativement similaire.

Je plaide, pour ma part, pour une approche globale de l’étude des cancers. Au départ, on étudiait le cancer de façon isolée, en se focalisant sur l’examen des cellules tumorales. Or on s’est aperçu qu’il était aussi important d’étudier le microenvironnement, c’est-à-dire les cellules normales de la tumeur qui participent à la progression tumorale. L’épigénome de ce microenvironnement est également un élément à considérer. La tumeur doit être étudiée dans le contexte du patient (les polymorphismes ont été évoqués précédemment) et de l’environnement. Ces études, associant notamment biologie moléculaire et épidémiologie, sont extrêmement coûteuses et doivent être menées sur un grand nombre de patients.

Les altérations épigénétiques dans les cancers peuvent être des marqueurs, même si elles ne jouent pas forcément toutes un rôle dans la progression tumorale. Elles peuvent permettre de prévoir l’apparition d’une tumeur, non seulement dans le tissu incriminé, mais aussi dans d’autres tissus, et de diagnostiquer une tumeur à l’aide de l’analyse de fluides biologiques. Je pourrais citer ici l’exemple du Cologuard qui a reçu, aux États-Unis, une autorisation de mise sur le marché et implique la méthylation de deux marqueurs (NDRG4 et BMP3). L’étude de ces modifications épigénétiques peut, en outre, permettre de suivre l’apparition de récidives et de classer les tumeurs.

Les traitements épigénétiques ont déjà commencé à être utilisés chez l’homme. Leur succès reste toutefois limité en monothérapie. Ils présentent certaines spécificités par rapport aux traitements classiques : ils peuvent ainsi être actifs à faible dose et il n’est donc pas nécessaire d’aller jusqu’à la dose toxique.

Ces traitements épigénétiques sont sans doute intéressants associés à d’autres médicaments. Dans la mesure où ils changent l’identité de la cellule tumorale, cela peut faire apparaître de nouvelles sensibilités à des médicaments dans cette cellule. Cela peut également permettre de restaurer la sensibilité à un médicament. Des essais de phase 1 montrent ainsi que des tumeurs du sein ayant perdu la sensibilité à des inhibiteurs du récepteur aux œstrogènes peuvent la retrouver grâce à un traitement épigénétique. L’intérêt de l’immunothérapie a, par ailleurs, été récemment démontré dans différents cancers ; or il est apparu que l’utilisation de traitements épigénétiques pouvait augmenter la réponse à l’immunothérapie.

Plusieurs médicaments de ce type ont été mis sur le marché : il s’agit d’inhibiteurs de DNMT et de HDAC. De très nombreuses compagnies développent, par ailleurs, actuellement, des programmes spécifiques sur des inhibiteurs qui touchent des acteurs de l’épigénome (inhibiteurs de BRD4, de EZH2, de DOT1L, etc.).

L’épigénétique dans le cancer est un élément relativement nouveau. Il reste donc encore beaucoup à découvrir, avec des applications prometteuses.

B. ÉPIGÉNÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE ET DOHaD (DEVELOPMENTAL ORIGINS OF HEALTH AND DISEASE)

Mme Anne Gabory, chargée de recherche à l’INRA, unité « Biologie du développement et reproduction ». Je vais vous exposer l’état des lieux des connaissances concernant les mécanismes épigénétiques impliqués dans la notion d’Origines développementales de la santé et des maladies (ou DOHaD).

Le modèle dominant aujourd’hui pour expliquer l’apparition des maladies chroniques suppose qu’il existe une composante génétique avec une faible part explicative, et une composante de mode de vie (caractérisée en France par une nutrition élevée, de la sédentarité, du stress, etc.) représentant une forte part explicative.

L’ensemble de ces facteurs ne permet toutefois pas d’expliquer l’explosion actuelle des pathologies chroniques. On note également que les actions de santé publique visant à enrayer ces pathologies ont un faible succès.

L’hypothèse des origines développementales de la santé et des maladies est apparue voici vingt-cinq ans et postule que l’environnement au cours de la période de développement peut conduire un individu à développer des pathologies chroniques à l’âge adulte. Cela a été popularisé sous le nom d’« hypothèse de Barker » et confirmé expérimentalement par l’étude de modèles animaux.

Ces modèles animaux ont également permis de déchiffrer un peu plus les mécanismes à l’œuvre et de montrer que l’environnement pouvait influencer le développement des organes, entraîner des défauts de croissance fœtale, via une modification du développement placentaire. Cela a, par ailleurs, mis en évidence le fait que les mécanismes épigénétiques pouvaient être impliqués sous l’influence de l’environnement.

L’ensemble de ces facteurs va conduire l’individu à développer ces pathologies chroniques. Le mode de vie au cours de l’existence va, en outre, continuer à agir en particulier sur ces marques épigénétiques et ainsi induire un cercle vicieux conduisant au développement de la pathologie.

Pourquoi pense-t-on que l’épigénétique peut être impliquée ? Dans les phases de développement précoce, il y a une reprogrammation majeure de notre épigénome, avec différentes fenêtres temporelles critiques. Ainsi, au cours de la gamétogénèse, on constate une apposition, dans l’épigénome, d’une identité gamétique d’ovocyte ou de spermatozoïde. Pendant le développement précoce se mettent, en outre, en place les premiers lignages cellulaires, de façon concomitante, avec un effaçage de l’identité gamétique.

La croissance fœtale, la relation materno-fœtale et les échanges transplacentaires sont ensuite tout à fait importants pour le développement. L’organogénèse se déroule parallèlement à l’apposition d’une identité des différents types cellulaires, qui se fait avec l’acquisition d’une notion de mémoire de décision de cette identité, gardée ensuite sur le long terme.

Au cours de la période post-natale, l’environnement change de façon brusque, avec notamment des transitions alimentaires. Les soins parentaux sont alors extrêmement importants. Cette période est également marquée par un développement cognitif considérable.

Si l’environnement paternel ou maternel peut modifier l’effaçage ou l’apposition des marques épigénétiques à ce stade, alors on va pouvoir garder une mémoire (notion implicite dans la définition de l’épigénétique) de cet environnement précoce, influencer le fonctionnement des organes à long terme, donc conditionner la pathologie.

Des études épidémiologiques montrent le lien entre l’environnement et ces pathologies chroniques. L’environnement implique en effet l’ensemble des paramètres extérieurs à l’individu en devenir. Dans mon champ de compétence, on trouve plus particulièrement le stress et l’adversité précoce, la nutrition et le métabolisme, du côté maternel, paternel et dans l’environnement post-natal précoce.

Les données que je présente ici sont issues des travaux de l’ANR IBISS, auquel j’appartiens, et de la cohorte française EDEN, créée pour étudier l’environnement de l’enfant au cours de la grossesse et de la période post-natale. Ces études épidémiologiques permettent de montrer des corrélations, mais ne révèlent pas de liens de causalité. Les évidences selon lesquelles les mécanismes épigénétiques sont impliqués dans le conditionnement de ces pathologies ont été apportées par les modèles animaux.

Il est ainsi apparu que la nutrition pouvait influencer notre épigénome, avec de la signalisation par des récepteurs membranaires ou nucléaires, dans lesquels les métabolites de l’alimentation peuvent être des ligands et induire des cascades de signalisation, au sein desquelles les enzymes de la machinerie épigénétique vont être impliquées.

Les métabolites de l’alimentation peuvent, par ailleurs, avoir une action sur le fonctionnement des enzymes épigénétiques. Cela a, par exemple, été décrit pour le sulforaphane présent dans le brocoli, pour l’allyle mercaptan contenu dans l’ail ou encore pour la génistéine, que l’on trouve dans le soja.

Le métabolisme et l’épigénétique sont tout à fait interconnectés, comme le montre le schéma du métabolisme énergétique. Plusieurs de ces réactions comportent des molécules donneuses de groupements chimiques pour l’apposition des marques épigénétiques sur notre génome.

Il m’a notamment été demandé d’expliquer pourquoi les notions d’origines développementales de la santé et des maladies étaient peu connues. Elles ont été formulées au début des années 1990, au moment où les espoirs étaient placés dans la génétique et le séquençage du génome humain.

L’hypothèse de Barker a, par ailleurs, été basée sur des corrélations et non sur des liens de causalité, à une époque où comprendre les bases moléculaires d’un phénomène était essentiel à sa reconnaissance en tant que thèse scientifique.

L’essor concomitant de la DOHaD et de l’épigénétique aujourd’hui vient du fait qu’il est désormais admis que l’environnement peut agir sur notre épigénome et que, si cela se produit lors des phases précoces de développement, alors cela peut conditionner l’organisme.

Ces mécanismes épigénétiques nous donnent, par ailleurs, des espoirs de réversibilité et d’identification de biomarqueurs prédictifs, diagnostiques et pronostiques.

Nous connaissons aujourd’hui un certain nombre de mécanismes, mais pas précisément la manière dont l’environnement va interagir avec notre épigénome. La cascade permettant cette interaction n’est pas élucidée.

La recherche est donc encore nécessaire pour déchiffrer ces processus. Il est important de soutenir les cohortes humaines qui se développent, afin de pouvoir définir quels sont les environnements précoces et les pathologies conditionnées. Des études plus fondamentales, sur des modèles animaux, sont également essentielles pour explorer les mécanismes épigénétiques.

Il serait intéressant, pour ce faire, de disposer de financements permettant de soutenir ces études sur plusieurs générations et selon le sexe. Cela nous permettra d’avoir des bases scientifiques pour développer de nouvelles actions de prévention à l’attention des populations à risque. Il a en effet été prouvé que les interventions précoces avaient des bénéfices substantiels en santé publique.

J’aimerais enfin rappeler que nous travaillons sur les origines développementales de la santé et qu’un bon environnement au cours du développement nous permettra d’être conditionnés pour avoir une bonne santé à l’âge adulte.

M. Jean-Louis Touraine. Nous allons à présent entendre quelques expressions de grands témoins, avant d’ouvrir le débat.

Grands témoins :

Mme Paola Arimondo, directrice du laboratoire de pharmaco-chimie de la régulation épigénétique du cancer-CNRS-Pierre Fabre. Toutes les présentations auxquelles nous venons d’assister montrent bien que l’épigénétique est impliquée dans la dérégulation présente dans tout type de maladie. Cela commence par l’impact de l’environnement sur les cellules parentales, puis au niveau du fœtus, et influence la santé sur le long terme. L’impact est donc considérable du point de vue sociétal et sa prise en compte essentielle en termes de politique de santé publique.

On aborde, en outre, toujours les effets négatifs des impacts environnementaux. Peut-être conviendrait-il d’évoquer également les effets positifs.

Je voudrais également souligner la difficulté à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui pour définir quels sont, à l’échelle de la population humaine, les facteurs qui influencent vraiment l’épigénétique (métabolites, aliments, comportements, polluants chimiques, etc.). Les études ne sont pas simples à réaliser dans ce cadre. Une intervenante soulevait précédemment la question de savoir si l’épigénétique était la cause ou la conséquence : de telles études pourraient aider à expliquer cela.

Finalement, génétique et épigénétique sont deux faces de la même médaille dans les maladies. Certaines mutations génétiques influencent, par exemple, l’épigénome.

J’aimerais enfin souligner l’importance que revêtent dans ce cadre les nouvelles technologies. L’une des questions majeures aujourd’hui est selon moi de savoir s’il convient que tous les hôpitaux s’équipent pour définir l’épigénome de chaque patient. Cela est certes coûteux, mais ne serait-ce pas intéressant, à la fois pour mieux comprendre les maladies, trouver les fameux biomarqueurs, effectuer des pronostics, des suivis de traitement et des prédictions de réponse aux traitements ?

La question qui se pose corollairement est de savoir que faire ensuite de toutes les données obtenues. On voit beaucoup, dans la communauté scientifique aujourd’hui, de présentations de données de patients : mais finalement, comment les utiliser ?

Tous ces points de questionnement, que m’ont inspirés vos présentations, pourraient certainement alimenter nos débats.

Mme Elizabeth MacIntyre, professeure des universités, chef du service « Hématologie biologique » et directrice de recherche à l’hôpital Necker. En tant qu’hématologiste, j’ai la chance de ne pas avoir d’étiquette. L’hématologie est en effet une discipline de système : nous pouvons, à travers le sang, la moelle et les organes lymphoïdes secondaires, suivre l’évolution technologique. Je suis donc assez intriguée par la partie de la discussion impliquant notamment un intervenant travaillant au sein d’un laboratoire d’excellence intitulé « Qui suis-je ? ». Vous avez effectivement beaucoup discuté de qui vous êtes et il est évident que génome et épigénome interagissent. Le débat n’est pas selon moi de savoir quelle est notre étiquette, mais bien plutôt ce que nous souhaitons faire avec les connaissances que nous générons.

Je vais me positionner en aval. Lorsque vous faites une découverte et effectuez une publication pour en montrer la pertinence et le fait que cela peut impacter les chances de survie, mon rôle, en tant que docteur de diagnostic, est de savoir s’il faut l’intégrer, l’appliquer et comment l’amener vers une finalité toute simple qui est d’aider le maximum de patients à rester en bonne santé, à être utile à la société et à en bénéficier le plus longtemps possible. In fine, nous devons utiliser le budget de la santé (soit environ 9 % de notre PNB) pour garder un maximum d’individus dans un état souhaitable.

Au fil de l’évolution du diagnostic moléculaire, j’ai assisté, durant les vingt dernières années passées au sein de l’hôpital Necker, au développement de la génétique ciblée, de la PCR, au début des omiques, au développement des
cgh-array, du transcriptome. Nous en sommes actuellement à la question de savoir comment faire des NGS à visée diagnostique pour réduire le coût d’un GHM avec un maximum de bénéfice. Allons-nous demain faire de l’épigénétique à visée diagnostique ? J’en suis pour ma part convaincue, pour trois raisons : cela est plus robuste que l’ARN, modulable mais relativement stable, et surtout « druggable », c’est-à-dire modifiable.

En oncohématologie, nous en sommes déjà à moduler l’épigénétique à visée thérapeutique et percevons l’énorme potentiel de synergie entre modulations des anomalies génétiques dans un territoire de modulations épigénétiques. Nous allons vraisemblablement assister à une explosion de modulations de la chimiothérapie classique pour les tumeurs, avec les modulateurs épigénétiques. Notre problème actuellement réside dans le fait que nous disposons de pléthore de potentiels thérapeutiques et que la réglementation de la recherche clinique, avec la quête de la vie à zéro risque, rend la recherche extrêmement chère. Si nous ne trouvons pas de nouvelles façons de faire le design de notre recherche clinique, nous pourrons dépenser la totalité du PNB en chimiothérapies du cancer et il ne restera rien pour les autres pans de la médecine, qui méritent pourtant tout autant d’être bénéficiaires de ces nouveaux médicaments.

J’ai l’impression, après avoir entendu les différents exposés, que l’épigénome est un peu la boule de cristal de notre passé et que l’on peut seulement, in fine, changer soi-même. Notre rôle est donc de bien nourrir nos enfants, de bien les éduquer et d’espérer trouver un équilibre satisfaisant entre les plaisirs et les risques de la vie.

M. Jérôme Torrisani, chargé de recherche INSERM-Centre de recherches en cancérologie de Toulouse. J’aimerais, avant de vous faire part des remarques que les différentes interventions que nous venons d’entendre m’ont inspirées, revenir quelques instants sur la question du clivage entre épigénétique et génétique. Ce clivage me semble limité, dans la mesure où la 5-méthylcytosine, marque épigénétique qui impacte le génome, est depuis longtemps considérée comme la cinquième base de l’ADN, donc comme un constituant de la génétique, érigeant par là même une sorte de pont entre ces deux domaines.

Ressort surtout à mes yeux des présentations auxquelles nous avons assisté le rôle causal des modifications épigénétiques. Lorsque les enzymes responsables de ces modifications épigénétiques sont altérées par des mutations génétiques, ce rôle est immédiatement perceptible. De nombreuses pathologies découlent de ces anomalies génétiques. Cela a notamment été montré par Claire Francastel au sujet du syndrome ICF.

Mais, pour ce qui est des altérations purement épigénétiques, le débat est plus ouvert. Certaines études ont mis en évidence ce rôle causal. Mais bien souvent, on en arrive selon moi un peu rapidement à cette conclusion, dès lors que l’on a montré que les altérations épigénétiques, notamment la méthylation de l’ADN, étaient observées dès les stades précoces d’un cancer, par exemple. Cela ne me semble pas si évident. Bien souvent, le lien causal n’est finalement que faiblement démontré.

Je retiens également de ces exposés que l’élément majeur qui différencie la génétique de l’épigénétique est cette extrême complexité à définir l’épigénome, et notamment les profils de méthylation de l’ADN, au sein des tumeurs et de différentes pathologies, compte tenu de l’hétérogénéité des lésions et des tissus, de l’âge du patient, etc. Il semblerait donc que cette analyse de l’épigénome nécessite des moyens très conséquents, en termes principalement d’analyse bioinformatique et de personnel. Cette complexité va certainement ralentir le transfert vers la clinique et l’utilisation de ces profils épigénétiques pour le diagnostic précoce, la réponse à la chimiothérapie, etc. Cet élément me semble devoir être mentionné.

Bien souvent dans les présentations, les orateurs évoquent directement l’analyse de la méthylation de l’ADN pour ce qui est de sa transférabilité vers la clinique. Les travaux menés sur l’analyse des modifications d’histones sont en revanche peu abordés. Les raisons en sont multiples. Cela est notamment dû au fait que, d’un point de vue technique et technologique, il est difficile d’obtenir des échantillons biologiques de bonne qualité nécessaires aux études de modifications d’histones. La robustesse de l’ADN et des modifications de ses composants rend la méthylation de l’ADN relativement plus accessible et plus facile à analyser.

La présentation de Mme Anne-Laurence Boutillier concernant les altérations épigénétiques dans des cellules neuronales a suscité chez moi une interrogation que j’aimerais vous faire partager. J’ai en effet appris lors de mes études que ces cellules ne se divisaient pas, ou très peu. Or je me demande finalement si la définition de l’épigénétique que nous avons tous apprise sur les bancs de l’université correspondait à ce type de cellule, dans la mesure où la définition originelle spécifiait la notion de transmissibilité, de par la division mitotique dans les cellules filles. Ne faudrait-il pas réadapter cette définition, afin d’englober toutes les altérations épigénétiques que l’on peut observer dans ces cellules qui se divisent pas ou peu ?

Débat

M. Jean-Louis Touraine. J’aimerais ajouter une question aux divers sujets de débat déjà suggérés par les grands témoins : il a été question de la génération de quantités considérables de données qui, quelle que soit la performance des ordinateurs modernes, risquent à terme d’être difficiles à analyser d’une façon globale et de dépasser nos capacités d’analyse actuelles.

Je me demandais donc si, pour établir la causalité de ces modifications épigénétiques, la solution expérimentale, en dehors de l’analyse des données actuelles, ne serait pas encore plus formelle et concernerait la possibilité d’induire ces modifications épigénétiques et d’en constater les effets au niveau, par exemple, de l’animal d’expérience. À côté de l’analyse des données existantes, la création des modifications épigénétiques et l’étude de leurs conséquences ne permettraient-elles pas d’avoir une idée encore plus précise de cette éventuelle relation de causalité ?

Mme Anne-Laurence Boutillier. Pour l’aspect causal, cela est effectivement très intéressant. Une modification d’un enzyme épigénétique va ainsi donner telle ou telle pathologie. Concernant le système nerveux central, cela renverrait plutôt à des pathologies neuro-développementales, de type maladie de Rett ou de Rubinstein-Taybi. On peut imaginer aussi un rôle causal dans des méthylations ou des déméthylations de gènes de maladie d’Alzheimer, par exemple sur l’APP (9), qui pourraient provoquer, à long terme, des clivages différents de l’APP favorisant l’agrégation des fragments de clivage de la protéine amyloïde et ainsi mener aux dépôts amyloïdes retrouvés dans la pathologie.

Pour les maladies neurodégénératives, l’aspect de conséquence est également très intéressant. Les patients atteints, par exemple, d’une maladie d’Alzheimer ont souvent, une fois diagnostiqués, encore de nombreuses années à vivre. Si un dysfonctionnement épigénétique est une conséquence de la pathologie, alors la question de la réversibilité est essentielle, afin d’être en mesure de reculer de quelques années l’âge de dépendance des patients. Pour moi, la notion de conséquence est aussi intéressante que celle de causalité.

Concernant la question de la définition de l’épigénétique, il est vrai que, le neurone ne se divisant pas, à part sous la forme de neuroblastes, une adaptation s’imposait. M. Adrian Bird a ainsi proposé, en 2007, une redéfinition du terme, susceptible de s’appliquer aux neurosciences et prenant en compte la fonction et le maintien stable de la fonction du neurone.

M. Jacques van Helden, professeur de bioinformatique à l’université d’Aix-Marseille. Je souhaiterais simplement formuler une remarque épistémologique : il n’est pas nécessaire de redéfinir cette notion, dans la mesure où les modifications épigénétiques du neurone correspondent exactement à la définition de Waddington et à la question de savoir pourquoi des cellules ayant le même génotype ont des phénotypes différents.

Dans le cas du système nerveux, il existe un mécanisme plus intéressant encore, à savoir les gènes sauteurs. On peut ensuite discuter effectivement sur la composante à proprement parler génétique. Dans le tissu adulte, interviennent des modifications génétiques comme conséquences de tout un réseau extrêmement complexe. Mais, a priori, la définition originelle de Waddington n’implique absolument pas l’héritabilité et convient donc parfaitement pour tout ce que vous avez décrit.

Je pense, en fait, que l’héritabilité est une question secondaire extrêmement intéressante, qui est celle de l’héritabilité de ces différenciations non génétiques, c’est-à-dire des caractères que Waddington caractérisait comme « épigénétiques ». Il s’agit d’une définition secondaire, mais parfaitement cohérente. Il n’y a pas de dispute entre les deux définitions, dès lors que l’on a à l’esprit qu’elle a lieu dans les tissus en voie de développement, parce que toutes les cellules pluripotentes, mais non plus totipotentes, sont déjà en partie différenciées, mais se divisent encore, et qu’elle a lieu pour la transmission intergénérationnelle pour les unicellulaires et dans les plantes notamment. Si l’on repense à l’historique de ce concept, il n’existe pas de conflit possible.

Mme Claudine Junien, professeure émérite de génétique médicale, membre correspondant de l’Académie des sciences, unité de biologie du développement et reproduction, INRA Jouy-en-Josas. Même si vous ne percevez pas de problème relatif à l’héritabilité, on sait très bien que, dans le grand public comme chez les médecins, cette notion est systématiquement entendue dans le sens d’une transmission à la génération suivante. Cela pose vraiment de grands problèmes, parce que le public voit en général le risque de transmettre les expositions auxquelles il a été soumis à sa descendance, ce qui crée des peurs le plus souvent inutiles.

Mme Paola Arimondo. Que donnent les essais cliniques actuellement en cours avec les inhibiteurs et les épimédicaments, dans les maladies neurodégénératives ?

Il est vrai que la réversibilité est intéressante, mais cela n’est pas simple aujourd’hui.

Mme Anne-Laurence Boutillier. Peu d’études sont menées dans ce cadre. Certaines sont en cours, essentiellement avec des inhibiteurs de déacétylase, mais les résultats ne sont pas publiés.

Mme Corinne Miceli. Je souhaiterais revenir sur le yin et le yang de l’environnement, comme Mme Arimondo l’a souligné. Nous disposons en médecine de nombreux exemples d’environnements susceptibles de moduler l’apparition de maladies. J’avais ainsi signalé l’effet bénéfique de l’exposition aux ultra-violets dans le psoriasis et son effet délétère pour le lupus. De même, le tabac aggrave la maladie de Crohn, maladie inflammatoire du tube digestif, mais améliore, au contraire, la rectocolite hémorragique.

Je ne suis par conséquent pas certaine que l’on puisse parler d’environnement favorable ou délétère. Je pense qu’il faut plutôt considérer l’effet de l’environnement sur des personnes ayant chacune son propre patrimoine génétique et qui, dans certaines circonstances, vont développer telle ou telle affection. L’être humain est fait de cette balance.

Sans doute connaissez-vous cet exemple en immunologie, où l’on développe une réponse th1 délétère, favorisant notamment la polyarthrite rhumatoïde, ou une réponse interféron alpha, qui favorise l’émergence de lupus. Il existe d’autres exemples autour des éléments infectieux, où l’évolution fait que l’amélioration des conditions d’hygiène a conduit à perdre la susceptibilité à certaines maladies infectieuses, mais à développer des maladies inflammatoires comme la maladie de Crohn. L’apparition de la chaîne du froid a ainsi fait disparaître certaines pathologies comme la lèpre, mais favorisé l’émergence de la maladie de Crohn. Nous sommes des êtres subtils, soumis en permanence à des balances. Il est donc très compliqué de dire qu’un environnement est favorable ou défavorable.

M. Jérôme Torrisani. Lorsqu’on parle de causes et de conséquences des altérations épigénétiques, il est vrai que les conséquences sont tout aussi importantes que les causes, notamment en cancérologie. Ainsi, si certains gènes sont retrouvés hyperméthylés dans les lésions précancéreuses ou si des altérations sont synonymes de meilleure réponse à un traitement, peu importe qu’il s’agisse d’une cause ou d’une conséquence : ce sont des outils importants pour le diagnostic et la thérapie à venir.

J’aimerais également revenir sur la question des contours de l’épigénétique. Voici une quinzaine de jours, je faisais partie d’un workshop du consortium IBISS, évoqué par Mme Anne Gabory, qui réunit des épidémiologistes, des juristes, des philosophes, et tente de montrer cette causalité entre l’adversité dans la période jeune et le développement ultérieur de maladies. Je me suis finalement aperçu, lors de cette séance de travail, que juristes et philosophes englobaient sous le terme « épigénétique » tous les mécanismes susceptibles d’expliquer qu’un événement particulier au cours de l’enfance pourrait avoir un effet sur le développement ultérieur de pathologies. Or les modifications épigénétiques pourraient être l’un de ces mécanismes, mais parmi de nombreux autres permettant d’expliquer l’influence d’un épisode stressant au stade précoce sur le développement de maladies par la suite. Je pense qu’il est important d’insister sur ce qu’englobe, pour nous scientifiques et pour le grand public, le terme « épigénétique ». Cela suscite en effet des interrogations ou conduit à des conclusions un peu hâtives, voire à des confusions, comme le mentionnait précédemment Mme Claudine Junien au sujet de l’héritabilité.

M. Robert Barouki. Concernant les problèmes de causalité, je suis évidemment d’accord avec vous sur le fait que l’expérimentation peut apporter des informations extrêmement importantes, d’autant qu’il est envisageable de modifier le niveau de méthylation, en présence, par exemple, d’un composé que l’on suspecte d’avoir un effet épigénétique. Cela peut permettre de disposer d’arguments plus forts sur la relation causale.

Retrouver ces questions dans des populations humaines reste un objectif majeur. On ne peut pour ce faire que soutenir des cohortes longitudinales, observée sur de très longues durées. Il en existe en France et cela est fondamental. Il est, par exemple, essentiel de démarrer très tôt un suivi de cohortes mères-enfants. Ce type de décision n’est pas simple à prendre, dans la mesure où ce genre de dispositif est très coûteux et soumis à une incertitude, dans la mesure où certaines personnes stoppent leur participation au bout de quelques années. Il est toutefois fondamental à mes yeux d’apporter, au niveau national comme à l’échelle européenne, un soutien fort à ce type de grandes cohortes, qui permettent de répondre à ces questions.

Mme Claire Francastel. Je souhaiterais rebondir sur l’idée selon laquelle nous sommes limités par nos capacités d’analyse des données, ainsi que sur votre proposition d’induire ces modifications.

Il faut rappeler que l’on commence tout juste à comprendre comment ces modifications sont établies, où elles sont situées sur le génome, à quel moment de la vie elles se produisent, etc. Même s’il existe des drogues ou des composés permettant d’influencer la méthylation, je pense que nous sommes encore très loin du compte. L’applicabilité de ce genre d’approche pour comprendre une maladie sera rapidement limitée.

La compréhension d’une maladie qui va toucher directement les enzymes en charge de déposer ces marques sur le génome au cours du développement est un outil très important. Étudier quelques patients et établir des épigénomes, qui vont ensuite permettre de dégager deux ou trois biomarqueurs intéressants pour analyser le reste des cohortes est intéressant, tout en ayant un coût relativement limité.

M. Jean-Louis Touraine. La méthode expérimentale comporte des expériences de nature, lorsque la bonne analyse d’un phénomène naturellement développé permet d’en voir les conséquences et d’établir ce lien de causalité.

J’entends bien, par ailleurs, tout ce que vous avez mentionné quant à l’importance des cohortes, notamment transgénérationnelles, qui offrent la possibilité d’établir une pluralité d’hypothèses, de probabilités et de possibilités d’interventions, y compris dans les cas dans lesquels les modifications épigénétiques n’apparaissent que secondairement dans telle ou telle pathologie, en conséquence de tel ou tel phénomène. Il est nécessaire d’engranger la totalité des informations que cela est susceptible de fournir, mais important pour l’esprit et la compréhension de pouvoir les dissocier, afin d’obtenir des réponses d’une grande rigueur scientifique.

Nous sommes vraisemblablement à l’aube de nombreuses découvertes dans ce domaine et il me semble essentiel d’être en mesure de clairement établir ce qui est à l’origine de développements pathologiques, ce qui les accompagne et ce qui est tardivement apparent dans des maladies, pour ensuite pouvoir dissocier ces différents facteurs, tous aussi importants les uns que les autres lorsque l’on souhaite intervenir sur le cours de ces pathologies.

Mme Minoo Rassoulzadegan, chef de l’équipe « Recherche génétique et épigénétique de la différenciation germinale », CNRS-université Nice-Sophia Antipolis. Je pense que l’on peut jouer un rôle de diffusion de l’information dans l’éducation des enfants. Dans un autre domaine, le fait de porter une ceinture de sécurité est, par exemple, aujourd’hui, pour nos enfants, un réflexe, alors que ce n’était pas le cas pour des personnes de ma génération. Ils ont été éduqués à cela. On peut de même espérer qu’il serait possible d’apprendre aux enfants que le fait de faire du sport ou de manger moins de sucre pourrait avoir des effets plus tard. Il faudrait pour cela pouvoir leur expliquer les informations dont nous disposons et leur faire comprendre, par exemple, que cela dépend du génotype de chacun. Tout le monde se souvient de la maxime de Churchill : « No sport ». Il avait simplement le bon génotype.

M. Jean-Louis Touraine. Je suis heureux de votre optimisme, Madame.

Il reste dans le domaine de l’éducation beaucoup de travail à effectuer, pour nous, parlementaires. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à observer tous les efforts que nous déployons pour lutter contre le tabagisme et l’excès d’alcool et qui ne sont pas toujours couronnés de succès. Il en va de même pour l’exercice physique qui, en l’espace de deux générations, a considérablement régressé, alors que notre alimentation reste très riche, créant ainsi un certain déséquilibre.

Il est vrai toutefois que les difficultés que nous rencontrons pour convaincre les populations ne doivent pas nous empêcher, simultanément, de travailler à l’identification de ces facteurs et de faire tous les efforts pour, petit à petit, dans les générations futures, faire en sorte que le déclic se produise et que les comportements bénéfiques deviennent naturels. L’exemple de la ceinture de sécurité est, de ce point de vue, tout à fait illustratif.

M. Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’INSERM, directeur du laboratoire Neurosciences Paris Seine, CNRS-INSERM-université Pierre et Marie Curie, membre du conseil scientifique de l’OPECST. Je voudrais insister une fois encore sur l’idée que l’on se situe dans une tension due au fait que tout ce que l’on évoque aujourd’hui relève d’événements systémiques. On est toujours dans un paradigme où l’on cherche la cause.

Or il a été dit qu’il existait, dans le lupus par exemple, une centaine de loci de susceptibilité. Nous savons par ailleurs que, dans les tumeurs, des dizaines de modifications génomiques ou épigénomiques peuvent survenir. On se situe donc dans un système, au milieu duquel on cherche un événement utile, susceptible de modifier la balance de tel ou tel équilibre au sein de ce même système. Il se crée ainsi une tension, par exemple autour du fait que, pour acquérir des informations dans le cadre des cohortes, il va falloir étudier une grande quantité de facteurs, sur des dizaines d’années. Sur des populations aussi homogènes que celles de l’Islande, ce n’est qu’au bout de vingt ans de collecte de données que l’on commence à pouvoir observer certains phénomènes et, ce, seulement sur des séquences génétiques.

Cela suppose donc de mener des politiques publiques de très longue haleine, en particulier dans le domaine de la santé, tout en respectant les données privées et certains équilibres. Il faut développer une pensée qui intègre ces données systémiques et chercher dans le même temps ce qui, au milieu de tout cela, pourrait être utile pour amener le système à un nouvel état permettant de rapprocher le patient d’une situation de bonne santé, c’est-à-dire diminuer l’inflammation dans des maladies de type rhumatoïde, mettre la tumeur en dormance ou parvenir, dans le cas des maladies neurodégénératives, à contrôler le processus. En analyses post-mortem, par exemple, on constate qu’une grande quantité de patients porte les stigmates de ce qui aurait pu être la maladie d’Alzheimer ; mais comme ils sont décédés avant que les symptômes n’apparaissent, on pourrait penser au fond que les maladies chroniques, si elles ne sont pas invalidantes, sont le prix à payer de l’accroissement de l’âge des populations et que l’important réside finalement dans le fait d’arriver à vivre à peu près en bonne santé le plus longtemps possible, non en cherchant à guérir à tout prix, mais en contrôlant les pathologies. Cette approche systémique pourrait probablement, dans ce cadre, être la plus pertinente.

M. Jean-Louis Touraine. Avons-nous des exemples de modifications épigénétiques suffisamment graves pour avoir été sélectionnées négativement par l’évolution ? Je pense notamment à l’inactivation du deuxième X, qui n’est pas compatible avec la vie et ne se transmet pas. Dispose-t-on d’autres exemples de modifications épigénétiques que la pression sélective de l’évolution a éliminées, en ne permettant pas aux sujets d’atteindre l’âge de la reproduction ?

M. Hervé Chneiweiss. Cela concerne toutes les maladies associées à des gènes soumis à empreinte. Ont, par exemple, été citées précédemment des pathologies dont la fréquence est un peu plus élevée dans le contexte des procréations médicalement assistées et dont on se pose la question de savoir si certaines des techniques utilisées dans ce cadre, en particulier l’ICSI, ne seraient pas liées à cette augmentation de fréquence.

M. Jérôme Torrisani. Les séquences répétées, présentées précédemment par Mme Edith Heard, sont aussi hyperméthylées.

Mme Latifa Najar, Institut polytechnique LaSalle. Je souhaiterais rebondir sur vos propos relatifs à l’avantage sélectif, dans le sens où certains individus naissent avec un tel avantage, leur permettant de s’affranchir de l’effet de l’environnement. Je souhaite que le débat puisse être ouvert sur la manière dont, demain, cet avantage sélectif dont certains bénéficient pourra aussi servir à d’autres. En l’occurrence, comment les recherches sur l’épigénétique menées chez des individus « sélectionnés » pour bien répondre à l’environnement pourraient-elles profiter à ceux qui ne sont pas nés avec cet avantage sélectif ?

M. Vincent Colot, directeur de recherche à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure. Je souhaite simplement apporter un commentaire suite aux propos qui viennent d’être tenus sur le rôle des séquences répétées et à votre question sur le fait de savoir si la sélection aurait finalement évité que certaines régions du génome ou certains loci soient sujets à des variations épigénétiques.

Il en existe sans doute un très bel exemple chez l’homme et plus généralement chez les mammifères, qui concerne le cluster des gènes hox, responsable de la définition des polarités antéropostérieures, et initialement découvert chez la drosophile. Chez tous les mammifères, il n’existe qu’un seul cluster hox, contenant une douzaine de gènes. De manière absolument unique par rapport à d’autres régions du génome de ces espèces, le cluster hox est pratiquement dépourvu de séquences répétées. La raison en est très simple : chaque gène du cluster étant allumé et éteint selon une séquence temporelle tout à fait précise et à partir d’éléments régulateurs situés à distance, le locus hox ne peut tolérer la moindre insertion de séquences et, a fortiori, de séquences répétées qui, en étant soumises à des contrôles épigénétiques particulièrement puissants, via notamment la méthylation de l’ADN, risqueraient de chambouler tout.

M. Olivier Delmas, INERIS. Je voudrais savoir si, sachant que nous allons vivre toute notre vie dans un environnement imprégné de substances permanentes – je pense notamment aux pesticides, qui ont des rémanences très longues –, il faut, au cours de la vie fœtale, que les enfants soient déjà habitués et puissent développer des protections de type épigénétique ou s’il convient au contraire d’éviter qu’ils soient exposés à toute substance chimique.

Mme Claudine Junien. Je souhaiterais citer, pour vous répondre, l’exemple de la cocaïne. Lorsqu’on administre de la cocaïne à un rat et qu’on lui permet une auto-administration, il devient addict à la substance. Si l’on croise ce rat avec une femelle normale et que l’on observe le comportement des petits, il apparaît que les mâles ne deviennent pas aussi addicts à la cocaïne que les femelles. Ils ont acquis une espèce de résistance qui s’est, en fait, déjà forgée chez le père, mais que celui-ci n’a pas réussi à surmonter. Cette résistance à la cocaïne correspond justement à ce type de phénomène.

Nous avons dans notre environnement des drogues qui font du mal à nos parents, mais qui, ce faisant, provoquent des mécanismes de réaction qui, ensuite, au cours de la gestation, par exemple, vont permettre au fœtus de forger lui-même des mécanismes de réaction et de résistance qui lui donneront la possibilité, à l’âge adulte, de résister.

Le même type d’exemple existe aussi pour le tétrachlorure de carbone et la fibrose hépatique. Une protection vient du grand-père, par le biais du père, et se retrouve chez le petit enfant.

M. Jean-Louis Touraine. Merci à toutes et tous. Je suis navré de devoir clore cette très intéressante discussion, riche d’informations et de perspectives.

II. ENJEUX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES DE L’EPIGENETIQUE

PROPOS INTRODUCTIFS DE M. JEAN-SÉBASTIEN VIALATTE,
DÉPUTÉ, VICE-PRÉSIDENT DE L’OPECST, RAPPORTEUR.

M. Jean-Sébastien Vialatte. Les deux premières tables rondes se sont attachées à examiner les apports de l’épigénétique au plan de la science fondamentale et de ses applications cliniques.

Au cours des trois tables rondes à venir, il s’agira de voir quels enjeux scientifiques et technologiques soulève l’essor de l’épigénétique. Le premier de ces enjeux a trait à son statut scientifique : peut-elle être considérée comme une nouvelle discipline au regard de la génétique, voire un nouveau paradigme ou une révolution, ou ne fait-elle au contraire que s’inscrire dans la continuité de la génétique, à laquelle elle a d’ailleurs emprunté le terme de « code », dans des formules telles que « code épigénomique » ou « code histone » ?

À cette imprécision de son champ s’ajoute celle de sa définition. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en décembre 2012, Mme Edith Heard a rappelé que s’étaient succédé, en une quinzaine d’années, deux définitions de l’épigénétique, à savoir celles des généticiens britanniques Robin Holliday et Adrian Bird, d’ailleurs sensiblement éloignées de celle de Waddington.

Ainsi, l’épigénétique connaît-elle le même sort que la biologie de synthèse, également présentée par certains chercheurs comme une rupture avec la biologie moléculaire et la source d’une nouvelle révolution. Pour autant, on constate aussi l’inflation des définitions et l’imprécision du champ de ce domaine émergent.

Quoi qu’il en soit, il en résulte une situation complexe, qu’illustrent bien les observations formulées par les généticiennes Eva Jablonka et Marion Lamb dans une étude dont le titre est précisément Le concept changeant d’épigénétique. Ainsi affirment-elles successivement que l’épigénétique n’est pas une nouvelle discipline puisque c’est seulement maintenant qu’elle a commencé à être reconnue comme une branche distincte de la biologie.

Pour essayer d’y voir plus clair, l’Académie des sciences pourrait, d’après les informations qui nous ont été communiquées, consacrer une séance à la définition de l’épigénétique. Certes, on peut s’interroger sur les perspectives possibles d’une telle tentative, mais on ne saurait en sous-estimer l’importance, d’autant que les chercheurs en sciences humaines, utilisant aussi la notion d’épigénétique, ne manqueraient certainement pas d’apprécier une moindre inflation des définitions.

Le deuxième enjeu est celui de la pertinence des grands projets de cartographie, conduits depuis une quinzaine d’années, postérieurement aux projets de séquençage du génome, qu’il s’agisse du projet « ENCODE » ou de l’« Human Epigenome Project », pour ne citer que les plus connus.

Ces projets sont, selon leurs promoteurs et avocats, des outils nécessaires à la compréhension de l’épigénome et, du même coup, à l’approche de plusieurs maladies. Leurs détracteurs ont, quant à eux, mis en cause leur coût élevé – près de 200 millions de dollars pour le « Human Epigenome Project » –, argent qui, aux yeux de ces chercheurs, aurait été mieux utilisé pour d’autres projets.

Enrichissent-ils, par ailleurs, réellement les connaissances ? D’aucuns déplorent, par exemple, que ENCODE n’ait pas pris en compte la dimension environnementale, tandis que d’autres constatent que l’on n’y examine pas l’intégralité des types cellulaires.

Lors des auditions auxquelles Alain Claeys et moi-même avons procédé, certains de nos interlocuteurs ont enfin attiré notre attention sur les difficultés d’une exploitation rationnelle et efficace de la masse de données ainsi produites, en l’absence d’un nombre suffisant de bioinformaticiens capables de les interpréter.

Il y a là un véritable enjeu de politique scientifique, sur lequel il importe que les gouvernements se penchent.

Le troisième et dernier enjeu, qui n’est pas sans lien avec le précédent, réside dans la nécessité de parfaire le savoir fondamental et les thérapies épigénétiques.

S’agissant du savoir fondamental, le mode d’action des modifications épigénétiques n’est pas totalement connu. Concernant, par exemple, la méthylation et la déméthylation de l’ADN, un colloque international, organisé à l’automne prochain à Roscoff par le CNRS, s’attellera à faire le point sur certaines questions toujours mal connues, telles que la méthylation des promoteurs des gènes et la répression transcriptionnelle.

La question de l’héritabilité est également source de débat, débat dont l’échange de vues organisé en 2012 par la revue Science illustre la vivacité.

Quant aux thérapies épigénétiques, leur avenir doit être apprécié avec prudence. Malgré les progrès qu’elles enregistrent, elles semblent dépendre, ainsi que l’a démontré l’étude menée en 2014 par Mme Geneviève Almouzni et d’autres, de la capacité à comprendre, d’une part, les relations entre le génome et l’épigénome, d’autre part, le rôle que celui-ci joue dans la santé et les maladies, ce qui permettra le développement d’outils pour la médecine personnalisée, incluant la prédiction des risques, la prévention des maladies et leur traitement.

On voit donc que les chantiers auxquels les chercheurs en épigénétique sont confrontés sont vastes. Mais n’est-ce pas là le destin de la recherche, à propos de laquelle François Jacob disait : « La recherche est un processus sans fin, dont on ne peut jamais dire comment il évoluera. L’imprévisible est dans la nature même de la science » ?

TROISIÈME TABLE RONDE :
CONTROVERSES SUR LE STATUT SCIENTIFIQUE DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE : NOUVEAU PARADIGME ? NOUVELLE DISCIPLINE ?

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur

Mme Béatrice de Montera, maître de conférences à l’université catholique de Lyon/EPHE, spécialisée en philosophie de l’épigénétique. Je vais vous parler de ce qu’apporte l’épigénétique comme nouvelle discipline.

Il me semble intéressant de faire au préalable un point sur le contexte scientifique. Je pars du principe que la biologie, qui est finalement la science de la mesure des phénotypes, et plus précisément la génétique, suffisent pour identifier et classer les individus biologiques (génotypage, caractérisation des tumeurs et même thérapies individualisées).

Mais il existe, comme cela vient d’être rappelé, une héritabilité manquante. Un article de Poderman et al, paru récemment dans Nature genetics, montre, en utilisant les modèles des jumeaux monozygotiques sur les trente dernières années, que 69 % des traits mesurés sont héritables selon la variance génétique additive chez l’homme, tandis que la proportion héritable pour chaque trait est inférieure à 50 %. Cela pose donc la question de la manière dont l’environnement peut conditionner le phénotype, pour un certain nombre de traits et pour une certaine proportion d’entre eux.

Depuis 2010, on a cherché à préciser la notion d’environnement, en indiquant que l’on pouvait aussi, dans l’équation « phénotype = génétique au sens large + environnement », parler de « milieu » et d’« épigénétique ».

La contribution de l’épigénétique à la définition du phénotype est, selon moi, en plein essor en agronomie, avec l’utilisation de tous les modèles dits génétiquement identiques (clones, parthénotes, lignées congéniques ou isogéniques), et dans la recherche biomédicale, notamment dans le domaine du cancer et des pathologies de la reproduction.

On a visiblement besoin d’une science qui redonne le côté dynamique et relationnel aux processus à l’œuvre dans la construction du phénotype. Or cela n’est pas nouveau. J’aimerais ainsi vous parler brièvement de la « science épigénétique », pour reprendre l’expression de Conrad Waddington. Après la guerre, ce dernier a lancé un appel pour que cette science puisse se développer, à l’interface de la science du développement et de la science de l’hérédité. Sans pour autant rejeter la théorie de l’hérédité inspirée des travaux de M. Gregor Mendel et développée par ce que l’on a appelé la « nouvelle science génétique », avec les travaux de M. Thomas Hunt Morgan à partir de 1910, Waddington propose d’élargir la perspective et d’ouvrir l’étude du développement à des approches non atomistiques et donc davantage holistiques.

Depuis les années 1990, avec l’identification de molécules interagissant avec l’ADN ou les protéines impliquées dans la formation tridimensionnelle de la chromatine, une science s’est effectivement développée, appelée « épigénétique », d’après M. Michel Morange en 2014. L’épigénétique allie une base de biologie moléculaire, une méthodologie que j’appellerais celle de l’étude du génome (la génomique) et une théorie que l’on peut qualifier de « développementale », qui concerne la genèse et le développement de l’individu, de l’embryon jusqu’à l’adulte même, en interaction avec son environnement au sens large, y compris social.

Selon moi, l’avènement de l’épigénétique comme discipline a pour facteur révélateur l’entrée des caractères épigénétiques dans l’équation de l’héritabilité, aux côtés des caractères génétiques. Je cite notamment l’article de Johannes, Colot et al. de 2008.

L’épigénétique, ayant ainsi acquis en quelque sorte une position légitime, peut offrir une perspective sur la transmission de ce qui est héritable plus large que celle de la stricte transmission mendélienne, et ouvrir ainsi la porte à des approches non strictement atomistiques.

Cette ouverture de perspective offerte par l’épigénétique est visible principalement à deux niveaux, d’une part, dans la prise en compte formelle et quantitative de variations dont certaines sont finalement induites par des stimuli environnementaux (l’origine de la variation n’est donc pas intrinsèque), d’autre part, dans la prise en considération d’une échelle de temps épigénétique, intermédiaire entre le temps de la génération, qui ne concerne que l’individu, et l’échelle de temps géologique, qui ne concerne que les espèces (Rando, 2007).

La nouveauté réside dans le fait que les variations épigénétiques, dont certaines apparaissent sous influence environnementale et qui sont de l’ordre de trois à une dizaine de générations seulement – d’après M. Frank Johannes et le modèle Arabidopsis, il est question maintenant, avec les épimutations, de vingt-cinq générations –, peuvent contribuer de manière rapide au phénotype d’un individu et à son éventuelle transmission à une descendance.

L’épigénétique constitue en ce sens non pas un changement de paradigme génétique, mais plutôt, comme nous venons de le voir, une ouverture de perspective sur l’origine de la variation, la contribution au phénotype et la temporalité de cette contribution épigénétique au phénotype.

Pour autant, un paradigme tombe bel et bien au moment du développement de l’épigénétique : c’est celui de l’irréversibilité de la différenciation cellulaire, autrement dit de l’irréversibilité du phénotype des cellules et de leur fonction.

Cela me conduit à vous parler du clonage par transfert de noyau. La réversibilité de la différenciation cellulaire a en effet été mise en évidence dans les faits par les expériences de clonage par transfert de noyau, d’abord chez les amphibiens dans les années 1970 (Gurdon, 1962), puis chez les mammifères dans les années 1990 (Wilmut, 1996 ; Vignon, 1998). Les cellules d’un organisme ont ainsi les mêmes gènes, à quelques mutations spontanées près. Mais le plus important pour l’identité biologique au niveau d’une cellule est ce qui a été qualifié de reprogrammation (épigénétique) de l’expression génique (je cite M. Jean-Paul Renard, en 2002) ou, autrement dit, la régulation, par des marques épigénétiques apposées au cours du développement, de l’expression des gènes, de sorte à obtenir une spécialisation des cellules dans les tissus et les organes d’un individu.

Que permet de dire l’épigénétique s’agissant des cellules, des tissus, de l’individu, de l’espèce ? Comme nous venons de le voir, les processus épigénétiques sont à l’origine de la différenciation cellulaire. Au niveau cellulaire, on peut donc dire finalement que l’épigénétique détermine le type cellulaire et la spécialisation fonctionnelle par son action sur l’expression génique, et préside le destin cellulaire au cours du développement et chez l’adulte comme, par exemple, lors de la transformation de cellules en cellules cancéreuses. L’épigénétique dit donc quelque chose sur la fonction et le destin des cellules et des tissus.

Qu’en est-il dès lors de l’individu et de l’espèce ? Des travaux menés notamment à l’INRA de Jouy-en-Josas ont montré pour la méthylation, qui est la marque épigénétique la plus étudiée car la plus stable, que sa distribution suivait, dans l’œuf post-fécondation, puis dans l’embryon, une dynamique spatio-temporelle précise, spécifique de chaque espèce biologique. L’épigénétique peut donc dire quelque chose de l’espèce biologique.

Pour ce qui est de l’individu, il semble que l’épigénétique soit justement la science qui est venue préciser l’interaction entre les gènes et l’environnement, comme le souhaitait Waddington, non seulement au cours de la construction de l’individu lors du développement embryonnaire et fœtal, mais aussi (et cela est nouveau) pour ce qui est du devenir de l’individu adulte.

Dans le processus d’individuation de cet individu en train de se réaliser, génétique et épigénétique sont indissociables. La force, selon nous, de l’apport de l’épigénétique réside dans cet aspect multidimensionnel et différentiel de son impact. Elle est déterminante pour l’identité cellulaire et, dans sa dynamique, spécifique d’une espèce. Elle peut avoir un impact majeur sur le devenir individuel, tout en restant réversible, ce qui en fait en quelque sorte la science du processus d’individuation.

Comment, dans ces conditions, classer les individus naturels, sans tenir compte des propriétés épigénétiques ? Cela semble impossible si l’on veut avoir une vision précise de ce que l’on classe et si cette classification peut avoir un sens dans le temps.

L’épigénétique et les résultats que cette discipline génère sont en train de nous pousser à changer nos catégories scientifiques et épistémologiques.

Je terminerai mon propos en évoquant la question du statut de l’épigénétique. M. Thomas Kuhn a proposé le terme de « matrice disciplinaire » pour dénommer ce qui fait l’objet d’une adhésion d’un groupe scientifique, alors que celui de « paradigme » désignerait plutôt la fonction sociale de cette matrice.

La période qui précède la formation d’un paradigme est régulièrement marquée par des discussions fréquentes et approfondies sur les méthodes, validées ou non, les problèmes et les résultats, acceptables ou pas. Ce faisant, on peaufine finalement surtout la définition et la spécificité des différentes écoles de pensée ou disciplines. C’est ce que nous faisons aujourd’hui, me semble-t-il.

Ces discussions ne disparaissent pas pour autant avec l’apparition d’un paradigme. Elles réapparaissent juste au moment où les paradigmes sont attaqués et pourraient éventuellement être changés.

En ce sens, je proposerais l’analyse suivante : l’épigénétique est selon moi une discipline avec une définition, un objet et des revues d’articles propres, mais qui comporte en son sein plusieurs processus de spécialisation en cours.

Nous en sommes à une période de discussion qui, intensifiée, pourrait mener à un changement de paradigme ; mais nous ne pouvons pas encore le savoir. Le choix entre deux paradigmes pose des questions qui ne peuvent pas forcément être résolues par les critères de la science, car les valeurs des scientifiques entrent en jeu.

Permettez-moi de vous livrer quelques questions épistémologiques qui me semblent refléter un besoin de changement :

- sommes-nous nous-mêmes, comme tous les modèles animaux génétiquement identiques utilisés qui ont donné ces résultats, en partie des variants épigénétiques ?

- nos variations épigénétiques peuvent-elles devenir indispensables pour notre bien-être, notre survie ?

- n’aurions-nous pas besoin d’un discours sur l’être qui soit flexible, de manière à pouvoir intégrer le caractère dynamique et métastable des variations épigénétiques ?

- enfin, la reconnaissance grandissante du rôle de l’épigénétique dans la construction et l’adaptabilité d’un individu n’est-elle pas le symptôme d’une métaphysique du devenir sous-jacente ? J’entends par là une vision de la réalité où l’être est toujours en train de se faire et n’est jamais fixé.

Le problème, selon moi, est que l’on ne parle pas assez de ce que pensent ceux qui font de la recherche en épigénétique et que l’on cite souvent un discours (publications, communications, presse) extérieur aux laboratoires, dans lequel on utilise souvent l’épigénétique de manière approximative, et en tout cas plurielle. Mon hypothèse, dans ma recherche, est qu’il y a une métaphysique sous-jacente, qui explique les attentes vis-à-vis de l’épigénétique, et que les scientifiques, même s’ils ne le disent pas publiquement, ont aussi une métaphysique sous-jacente.

Il est bien possible que la métaphysique des biologistes moléculaires des années 1980 et le discours qui en dérive ne soient pas les mêmes que la métaphysique et les discours de ceux qui font de l’épigénétique aujourd’hui. Il me semble qu’il faut rendre raison de ce changement. Ce n’est pas une question de perte de rigueur, même s’il existe indéniablement un certain engouement pour l’épigénétique en ce moment. Le changement de paradigme qui pourrait survenir serait donc plutôt un changement de métaphysique.

M. András Paldi, professeur à l’École pratique des hautes études, chercheur en épigénétique à Généthon. Je vais continuer sur la même ligne de réflexion que celle qui vient d’être exposée.

Quand on aborde la question du statut scientifique de l’épigénétique, on ne se trouve pas dans une position confortable, car comme vous avez pu le voir, la situation est assez confuse. Beaucoup de définitions différentes coexistent, chaque acteur ayant la sienne, qui peut être plus ou moins restrictive, ne prenant en compte que des mécanismes épigénétiques ou certains types de modification, ou au contraire très large, incluant, par exemple, des phénomènes comme la transmission des caractères acquis par des voies totalement indépendantes du génome.

Je pense qu’il faut, pour comprendre cette situation et essayer de rationnaliser l’approche du terme « épigénétique » et de ce qu’il recouvre, retourner aux origines.

Si l’on considère l’histoire de l’hérédité ou de la génétique, on constate que la question de l’hérédité y est abordée de deux façons différentes, soit en tant que continuité d’une structure morphologique (par exemple, une lignée germinale), d’une structure moléculaire stable (l’ADN), soit comme un processus dynamique, en perpétuel changement.

Au cours des XVIe et XVIIe siècles, on évoquait deux conceptions différentes : la préformation et l’épigénèse. La préformation peut être considérée comme un précurseur de la génétique moderne, dans le sens où les préformationnistes suggéraient que se trouvait déjà dans les gamètes un être préformé : pour eux, le développement se résumait donc à une simple croissance de cet être préfabriqué.

La grande invention conceptuelle de la génétique a consisté à modifier cette vision naïve en dissociant la partie prédéterminée, qui préexiste au processus de développement (les gènes) et la partie morphologique (le phénotype). Ce n’est donc plus un être complet qui est préformé dans les gamètes, mais une sorte de plan de montage, une description codée.

La génétique moléculaire a continué dans la même logique, en identifiant la molécule de l’ADN comme une structure statique, qui porte sous une forme codée toute l’information génétique. L’organisme apparaît, dans ce cadre conceptuel, comme une machine régulée avec la précision d’une horloge suisse par des mécanismes moléculaires et dont les ressorts sont les gènes.

Dans cette logique, le concept central est celui de spécificité, qui signifie que chaque fonction biologique a un mécanisme moléculaire dédié à sa régulation. C’est la raison pour laquelle la biologie moléculaire a toujours pour programme de recherche la description et la caractérisation de ces mécanismes moléculaires, considérant que l’organisme est le résultat de l’action de ces mécanismes strictement régulés. Les maladies apparaissent alors comme un dysfonctionnement de la machine. Les malades peuvent donc être réparés, tout comme une machine, en remplaçant les pièces défectueuses. On reconnaît là l’idée sous-jacente utilisée pour les transplantations d’organes, mais aussi pour la thérapie génique ou cellulaire.

Par opposition à cette vision génétique, l’épigénétique correspond à une sorte de retour de l’épigénèse, dans le sens où elle applique une logique totalement différente de la génétique pour expliquer l’hérédité et le fonctionnement du vivant. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une différence dans les faits observés, sur lesquels tout le monde s’accorde, mais dans l’interprétation qui en est donnée.

Plusieurs raisons ont rendu nécessaire et possible le retour d’une explication de type épigénèse, dans la mesure où la génétique n’arrive plus à expliquer un certain nombre de faits d’observation, qu’elle éprouve de grandes difficultés à faire entrer dans son cadre conceptuel, et n’a pas réussi à atteindre certains de ses objectifs fondamentaux. Ce n’est donc pas par hasard si l’essor de l’épigénétique a débuté voici environ dix ou quinze ans, à la fin des grands programmes de séquençage du génome, lorsque l’on a commencé à se rendre compte que l’explication génétique présentait un certain nombre de défauts.

L’émergence de l’épigénétique est également devenue possible grâce à l’accumulation des observations, faites, d’une part, par la génétique moléculaire elle-même, d’autre part, via le développement d’autres disciplines qui ont eu un effet très fécond sur la biologie : je pense notamment à la mathématique des systèmes complexes, à la modélisation informatique, aux sciences cognitives, à l’écologie et à l’étude de l’évolution, qui fournissent à l’épigénétique des outils expérimentaux et conceptuels.

En quoi la logique de l’épigénétique diffère-t-elle des mécanismes gene-specific ? Je vois deux points essentiels : le premier est que les mécanismes épigénétiques ne sont pas spécifiques aux gènes, car n’importe quelle séquence d’ADN est organisée en chromatine et peut subir les types de modifications épigénétiques que l’on peut observer. Il existe donc une corrélation extrêmement faible entre la séquence de l’ADN, donc du gène, et le type de modification épigénétique observable : une même séquence peut acquérir des formes épigénétiques très différentes.

Le deuxième point est que l’épigénétique introduit la variable du temps. L’aspect de mémoire est absolument indispensable pour comprendre l’épigénétique. Dans la génétique, le temps est absent, étant donné que tout a une base statique. Ici, nous sommes dans un processus dans lequel le temps, le développement, le changement sont inhérents aux explications épigénétiques. Cela signifie que le fonctionnement d’un organisme ou d’une cellule à un moment donné dépend de son état actuel, mais aussi de son passé, avec une capacité de mémorisation des événements antérieurs. Ce mécanisme de mémoire n’est pas dû à la transmission d’une structure, moléculaire ou autre, stable ; c’est une propriété émergente de tous les composants de systèmes épigénétiques qui, pris individuellement, sont extrêmement instables et réversibles. Mais dans l’ensemble, l’effet collectif de ces mécanismes fait qu’une stabilité peut s’établir.

Cette stabilité peut même, dans certaines circonstances, conduire à une transmission intergénérationnelle. Je ne pense pas, toutefois, que cela soit l’aspect le plus important de l’épigénétique. L’essentiel réside selon moi dans l’effet de l’épigénétique sur la différenciation cellulaire, étant donné que c’est grâce aux mécanismes épigénétiques que cette différenciation se déroule dans une direction donnée et ne peut, hormis dans des conditions très spécifiques, être réversée.

On pourrait illustrer la différence fondamentale entre logiques génétique et épigénétique par une analogie : la régulation spécifique des gènes peut en effet être comparée à une économie planifiée, dans laquelle un ministère du plan est capable de prédéterminer la manière dont chaque acteur de l’économie doit se comporter dans chaque circonstance. En revanche, la régulation épigénétique fonctionne selon une logique comparable à une économie de marché, dans laquelle la régulation se fait par des moyens indirects (impôts, subventions, taux d’intérêts, etc.), qui canalisent le processus dans une direction. Cette canalisation rend possible des changements relativement rapides, si les circonstances évoluent.

J’aimerais à présent aborder la question de la réaction de la génétique moléculaire envers l’apparition de l’épigénétique. Cette réaction est tout à fait conforme à ce que M. Thomas Kuhn décrit concernant l’émergence des nouveaux paradigmes. L’ancien paradigme a tout d’abord copieusement ignoré l’épigénétique. Dans les années 1980 et au début des années 1990, on ne tenait pas du tout compte de ses observations. Je me souviens ainsi que, lorsque j’ai commencé à travailler, dans les années 1980, dans le domaine de l’épigénétique, nous étions considérés comme des gens totalement périphériques. J’avoue qu’en arrivant ici ce matin, je me suis dit que jamais je n’aurais pu imaginer que l’on pourrait avoir un jour une discussion de ce genre dans un endroit pareil. Le chemin parcouru est immense.

La deuxième phase de réaction de la génétique a consisté à ridiculiser l’épigénétique avec des caricatures.

On arrive aujourd’hui à un stade de défense du paradigme génétique, caractérisé par une tentative d’incorporation de l’épigénétique dans le schéma conceptuel de la génétique, l’idée étant de réduire l’épigénétique a un simple mécanisme de régulation des gènes, parmi d’autres. On entend ainsi souvent parler de « code », de « programme », d’« information » ou de « reprogrammation » épigénétiques, ce qui témoigne de cette volonté d’appliquer les concepts utilisés par la génétique à l’épigénétique, afin de l’intégrer dans son cadre conceptuel.

Il n’est ainsi pas étonnant que toutes les critiques adressées à l’épigénétique soient formulées du point de vue de la génétique moléculaire. La différence essentielle s’observe dans cette logique de traitement du temps et de la fonction de mémoire, que la génétique attribue à une structure figée, et l’épigénétique à un processus dynamique.

J’aimerais, pour terminer, indiquer que toutes ces questions conceptuelles, qui apparaissent très éloignées de la pratique quotidienne de laboratoire, doivent être discutées et clarifiées, mais que la résolution des problèmes pratiques, relatifs aux thérapies ou aux interventions sur les mécanismes épigénétiques utilisées comme stratégies thérapeutiques, n’a pas besoin de cette clarification des concepts : les observations pratiques suffisent. Si quelque chose fonctionne, on peut le retenir et essayer de trouver le mécanisme correspondant. Ainsi, les premières molécules en clinique actuellement ont été développées longtemps avant que ces questions conceptuelles ne soient abordées.

Je voudrais revenir enfin sur l’aspect d’opposition de la génétique et de l’épigénétique. Mon propos peut en effet sous-entendre de ma part une mise en opposition de ces deux disciplines. Or je ne pense pas que cette opposition soit pertinente. Je crois tout simplement que l’épigénétique dépasse la génétique et que l’on est en train d’observer les premiers pas du développement d’un nouveau cadre conceptuel de l’hérédité, qui incorporera la génétique comme un cas particulier. On peut, par analogie, observer le cas de la physique : la physique newtonienne, qui a dominé jusqu’à la fin du XIXe siècle notre vision du monde, a été totalement invalidée par la physique einsteinienne, dont elle est devenue un cas particulier. Je pense que tout ce que la génétique nous a apporté est tout à fait valable et reste utilisable, dans un cadre bien déterminé, mais que l’on est actuellement en train d’aller au-delà et de développer un outillage conceptuel nouveau, une vision différente de la question de l’hérédité.

Je citerai pour conclure l’un de mes compatriotes, M. Albert Szent-Györgyi, qui a dit que « le progrès de la science est de voir ce que tout le monde peut voir et penser à quoi personne ne pense ». J’ai le sentiment que c’est précisément ce que l’on observe actuellement : on perçoit les questions de l’hérédité et l’on est en train d’élargir notre horizon en adoptant un point de vue très différent de celui qui prévalait jusqu’alors.

M. Jean-Sébastien Vialatte. Nous allons à présent, avant d’ouvrir le débat, entendre un grand témoin, en la personne de Mme Geneviève Almouzni.

Grand témoin :

Mme Geneviève Almouzni, membre de l’Académie des sciences, directrice de recherche au CNRS-Institut Curie. Les deux interventions que nous venons d’entendre ont exprimé des points de vue tout à fait intéressants sur la question de savoir si l’on se trouve, avec l’épigénétique, face à un nouveau paradigme ou pas. Il s’agit d’une bonne amorce pour lancer la discussion.

J’avoue que j’aurais pour ma part quelques difficultés à parler de « nouvelle discipline », dans la mesure où le terme d’« épigénétique » est apparu en 1952, ou peut-être même un peu avant, avec la proposition de Conrad Waddington. Était-ce alors juste un terme, qui ne correspondait pas nécessairement à une discipline ? Il s’agit là d’un élément important à avoir à l’esprit.

Je crois, en outre, que le terme lui-même revêt un aspect « épigénétique de l’épigénétique », puisqu’il a une certaine plasticité et évolue avec le temps. L’histoire de cette notion montre bien comment elle s’est développée, en partant au tout début du principe de l’épigénèse, qui a été rappelé, puis en abordant la question du passage du génotype au phénotype, avec les interactions potentielles avec l’environnement, avant d’envisager les choses de façon plus restreinte, avec les travaux de Robin Holliday sur la méthylation de l’ADN et la manière dont on pouvait hériter d’éléments non contenus dans la séquence d’ADN, mais modifiant néanmoins le profil phénotypique des cellules.

Ces approches se sont progressivement enrichies, développées et ouvertes. Le point est sans doute de se poser la question de l’utilité de tout cela, en pratique, pour les gens dans les laboratoires. J’ai par moment, je l’avoue, du mal avec le terme lui-même, dans la mesure où l’on utilise un mot qui recouvre des éléments différents selon les personnes auxquelles on s’adresse. Il faut parfois, au jour le jour, essayer de trouver des termes plus précis pour désigner les objets sur lesquels on est en train de travailler, afin d’être sûr que l’on parle de la même chose.

Cette réunion constitue peut-être néanmoins l’occasion de parvenir à une définition, pragmatique, qui serait celle que nous aurions envie d’adopter aujourd’hui, dans laquelle nous nous reconnaîtrions et qui pourrait nous aider à avancer. Je crois que les changements de paradigme ont vraiment cet objectif : on change de paradigme quand un autre s’avère limité dans sa capacité à faire avancer les sciences.

Définir un statut pour l’épigénétique, un nouveau paradigme, reste à faire ; peut-être pouvons-nous le faire ensemble aujourd’hui si l’on pense que cela est susceptible de nous aider pour nos prochaines recherches. Cela dépendra de la communauté scientifique elle-même, qui doit s’en emparer. Sans cela, le risque est grand de se situer constamment dans le débat.

Je crois aussi que le fait de placer en opposition ou en réaction à ces approches ce qui venait de la biologie moléculaire et de la génétique nous conduit à réfléchir aux éléments susceptibles, en termes propres, de refléter, avec un ancien paradigme, ce qui pourrait en être un nouveau. Nous sommes actuellement dans cette phase de questionnement, visant à savoir quels objets moléculaires peuvent rendre compte de mécanismes que l’on observe et que l’on qualifie d’épigénétiques.

L’important pour moi est d’avancer et d’être pragmatique. Dans le quotidien, je me suis intéressée à la manière dont, au-delà de la séquence d’ADN, il était possible d’hériter, à l’échelle de la division d’une cellule, des éléments qui vont être dans l’organisation de la structure elle-même, et à la question de savoir si ces éléments, situés au niveau de l’organisation de la chromatine, ont une capacité à être reproduits à travers de multiples divisions. Il me semble extrêmement intéressant de se poser ces questions, en gardant à l’esprit le fait que l’on peut avoir un levier d’action pour changer, moduler cette organisation, donc participer à une identité de la cellule à travers ces aspects organisationnels.

On parle beaucoup de l’expression des gènes, mais il faut aussi tenir compte de l’existence de domaines spécifiques de l’organisation du génome, qui sont importants dans cette héritabilité. On pense, par exemple, aux régions qui permettent de dupliquer le génome à chaque division cellulaire, en l’occurrence les centromères, qui ont une dimension considérée comme étant un modèle dans le contexte de l’épigénétique, puisqu’ils ne dépendent pas forcément strictement de la séquence sous-jacente. À cet égard, il est intéressant de se rendre compte que des protéines clés dans cette organisation, telles que les variants d’histones centromériques, passent, chez les mammifères en tout cas, à travers les générations, puisqu’on les retrouve préservées au niveau du sperme. Peut-être existe-t-il donc des niveaux différents à considérer selon les zones que l’on examine.

Je pense qu’il faut peut-être ouvrir le débat et s’interroger ensemble sur la manière dont un paradigme peut nous aider à avancer.

M. Alain Claeys. Notre rapport n’est pas aussi ambitieux.

Débat

M. Jacques van Helden, professeur de bioinformatique à l’université d’Aix-Marseille. L’intervention de M. Andràs Paldi nous place tous dans une situation très difficile, dans la mesure où la plupart des intervenants précédents ont indiqué qu’il n’existait pas vraiment de hiatus entre l’épigénétique et la génétique, la première s’inscrivant dans une continuité par rapport à la seconde. Or M. Paldi nous fait, en quelque sorte, un procès d’intention en interprétant cet argument de la continuité comme la preuve que nous ne serions pas prêts à accepter ce qui sera évident pour tout le monde dans vingt ans. Dès lors, chaque argument que nous allons avancer va être interprété avec condescendance, comme une faiblesse de notre part, comme le signe que nous n’aurions pas encore compris ce que M. Paldi a compris. J’aurais certains contre-arguments à lui proposer, mais je pense qu’il est finalement préférable, dans ce contexte, de me taire.

M. Raphaël Margueron, chargé de recherche « Génétique et biologie du développement » à l’Institut Curie. Mon propos vient également en réponse à la présentation de M. Andràs Paldi. Je pense nécessaire de souligner que de nombreuses conclusions y ont été présentées, avec lesquelles une partie importante de la communauté scientifique n’est pas forcément d’accord.

Si j’ai bien compris, M. Paldi a, par exemple, indiqué que l’épigénétique contrôlait la différenciation. Je ne souscris pas à ces propos. La plupart des processus de différenciation cellulaire sont, en effet, contrôlés par des facteurs de transcription.

J’ai aussi entendu que la séquence de l’ADN n’avait pas nécessairement d’influence sur l’épigénétique. Si vous faites des expériences avec des tubes à essai, de façon détaillée, vous verrez que la plupart des enzymes modifiant la chromatine sont sensibles à la séquence. On sait, par exemple, que l’on peut introduire dans le génome des séquences particulières d’ADN et que cela va recruter des modifications de la chromatine bien particulières.

J’ai choisi d’évoquer ces deux points parmi d’autres, afin de montrer l’existence, de la part de certaines personnes travaillant dans le domaine de la chromatine, d’un désaccord assez profond avec la présentation de M. Paldi.

M. András Paldi. Je suis en total désaccord avec ce qui vient d’être dit mais je ne pense pas que nous parviendrons à régler ce désaccord aujourd’hui ; c’est un débat de spécialistes. Je me tiens, par conséquent, à votre discussion pour en débattre en détail ultérieurement.

Mme Béatrice de Montera. J’ai également indiqué dans mon exposé que l’aspect réversible de la différenciation cellulaire était un élément très important et cité le clonage par transfert nucléaire comme l’expérience ayant montré qu’en prenant un noyau de cellule de fibroblaste de peau, complètement différencié et spécialisé du point de vue fonctionnel, et en le plaçant dans un ovocyte énucléé, cela pouvait, dans un certain nombre de cas, permettre d’obtenir une reprogrammation épigénétique au niveau du génome nucléaire. Cela n’était pas attendu, dans la mesure où le contenu inséré dans l’ovocyte énucléé comporte, dans le cas du bovin, des chromosomes avec un tout petit peu de cytoplasme, donc peu de facteurs de transcription. Il faut évidemment tenir compte du cytoplasme receveur mais il faut considérer qu’il y a tout de même là, à l’œuvre, ce que l’on a qualifié de « reprogrammation épigénétique » du génome donneur. Je pense que cela démontre que la spécialisation de nos cellules résulte largement de processus épigénétiques, bien que ceux-ci fassent jouer des facteurs de transcription.

Mme Geneviève Almouzni. Je n’oppose pas, pour ma part, génétique et épigénétique, que je pense très imbriquées. J’aimerais simplement souligner que la chromatine se définit comme un complexe nucléoprotéique qui se trouve dans le noyau et comprend non seulement les histones et l’ADN, mais aussi les facteurs de transcription. Pour moi, c’est cet ensemble d’éléments qui contribue à la capacité de reprogrammation. Lorsqu’on introduit le noyau d’une cellule somatique dans un ovocyte énucléé, cela se produit avec cette combinaison. Je ne crois pas que l’on puisse attribuer cela uniquement à un aspect ou à un autre, et les facteurs de transcription me semblent constituer des éléments importants à insérer dans l’équation. On ne peut pas les négliger.

M. Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’INSERM, directeur du laboratoire Neurosciences Paris Seine, CNRS-INSERM-université Pierre et Marie Curie, membre du conseil scientifique de l’OPECST. J’ai l’impression que l’on se situe dans une opposition vraiment formelle, qui ne parvient pas à retranscrire la dynamique de la situation.

Nous sommes prisonniers d’un mode de pensée : nous avons en effet une vision monodimensionnelle de la séquence de lettres, qui doit évidemment être modulée par une seconde dimension, qui apparaît lorsque l’on introduit les marques sur l’ADN, de type méthylation, puis une troisième, plus spatiale, dès que l’on va penser à l’enroulement autour des histones, aux codes histones, à l’architecture des chromosomes, à la manière dont certains gènes, qui peuvent être à des kilomètres de distance en termes de lettres linéaires sont, en fait, très proches les uns des autres et qu’il existe des systèmes d’accrochage de certaines protéines qui viennent créer des ponts. S’ajoute à cette vision tridimensionnelle une quatrième qui est celle du temps, voire même une cinquième avec les éléments symbiotiques que l’on a avec le génome des mitochondries, pour lequel on ne sait pas encore très bien comment le noyau dialogue avec la mitochondrie, et tout ce génome dix ou cent fois plus important qu’est le génome du microbiote, avec lequel on est aussi en dialogue et en interaction.

Je ne vois pas pourquoi, alors que le vivant, dont nous sommes les héritiers, fonctionne ainsi depuis probablement 1,5 milliard d’années, vouloir absolument qu’il y ait, à un moment, une conception versus une autre, qui lui serait opposée. Les choses fonctionnent ensemble. Ce que l’on découvre ou redécouvre est le fait que le vivant est multidimensionnel. Il n’y a pas seulement le livre de la vie, comme on a voulu le croire en lisant juste la séquence d’ADN.

M. Jacques van Helden. Concernant la dimension du temps, je pense qu’il est faux de dire que les généticiens ont une vision statique et non temporelle.

La biologie du développement n’est rien d’autre qu’une histoire d’interaction entre un génome statique et la temporalité du développement. Les travaux de Mme Christiane Nüsslein-Volhard et M. Eric Wieschaus, qui ont découvert une cinquantaine de gènes impliqués dans le développement précoce de l’embryon de la drosophile, montrent précisément l’existence d’un déterminisme génétique. Il ne suffit pas pour cela de montrer le phénotype de perte de fonction, mais de voir si, lorsqu’on injecte artificiellement le produit de ce gène, on observe le phénotype inverse. Ces études ont également montré qu’une partie des facteurs intervenant dans le tout début de l’embryogénèse étaient des facteurs maternels. Il s’agit là d’épigénétique au sens de la transmission non génétique : ces facteurs sont déposés par la mère dans l’embryon, avant la croissance. Cela se passe aussi chez les embryons de mammifères.

La dimension temporelle est également présente dans tous les travaux des généticiens qui ont décrypté tous les gènes intervenant dans le cycle cellulaire chez la levure, dont on a montré que les mécanismes en œuvre étaient les mêmes que chez l’humain. Il existe des dizaines d’autres exemples qui témoignent du fait que les généticiens n’ont pas une vision statique de l’organisme et encore moins de l’évolution. En génétique des populations, par exemple, on étudie la ségrégation des gènes au fil des générations. Pour le généticien, le temps est partout.

M. Vincent Colot, directeur de recherche à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure. Je pense qu’il convient d’aller au-delà de ce débat, qui ne me semble pas très fructueux. Le véritable problème est de dépasser cette séquence d’ADN, qui ne peut pas tout nous dire sur toute la vie. Il faut la mettre en contexte. L’épigénétique peut y contribuer. Il s’agit d’une évolution naturelle dans la démarche scientifique : on a pu tout d’abord identifier des génomes, des mutations ayant des effets précis, déterministiques, sur différents traits, puis séquencer le génome. On a pu croire que cela permettrait de tout comprendre. Ce n’est pas le cas : l’ADN est essentiel, mais il constitue seulement le point de départ de la réflexion visant à comprendre la manière dont se déroule un programme de développement. L’ADN en soi ne fait rien, n’a aucune activité autre que celle de produire les constituants de la cellule qui vont permettre la division cellulaire.

Je pense qu’il faut cesser de chercher à opposer génétique et épigénétique. La réflexion doit se situer au-delà.

M. Jonathan Weitzman, professeur de génétique à l’université Paris Diderot, directeur du laboratoire « Épigénétique et destin cellulaire » CNRS-université Paris Diderot. Avec la métaphore du « book of life », nous sommes nous-mêmes tombés dans le piège consistant à considérer que le génome était statique. Cette vision était nécessaire à la poursuite de nos travaux, mais il existe de nombreux exemples démontrant le contraire. Le génome semble finalement beaucoup plus dynamique qu’on ne le pensait.

M. Vincent Colot. J’ai une grande affinité pour les séquences répétées, le fameux ADN « poubelle » du génome. Il n’existe pas, dans notre cerveau, deux neurones identiques en termes de séquence d’ADN, parce que les séquences répétées, constitutives de l’ADN « poubelle », sautent dans chaque neurone et font que deux neurones ont deux génomes différents.

Mme Geneviève Almouzni. On pourrait croire que ces séquences répétées, qui rebondissent et ne servent à rien, pourraient être enlevées sans que cela ne perturbe le fonctionnement du système. Il existe maintenant des exemples, en biologie synthétique, chez la levure, dans lesquels on essaie d’enlever toutes ces parties, notamment les régions d’épissage, et de créer une sorte de monstre dépourvu de tout ce qui est accessoire. Mais il faut comprendre que tous ces éléments accessoires, qui peuvent bouger, apportent une plasticité à cette pâte à modeler qu’est le génome. Cela peut permettre, en termes d’évolution, d’ouvrir des possibilités.

Je pense ainsi que la dimension temporelle et d’évolution au niveau du génome accompagne aussi les évolutions susceptibles de se produire dans son fonctionnement et ses interactions avec l’environnement et les pressions qui peuvent être exercées.

Tous ces éléments, qui n’apparaissent pas nécessairement comme codants et pas toujours régulateurs, peuvent néanmoins être importants sur des dimensions de temps différentes.

Mme Béatrice de Montera. Je pense que l’épigénétique apporte vraiment un enrichissement au niveau des notions de processus et de fonction.

J’ai mené, en 2013, une étude consistant à regarder les marques épigénétiques, pour savoir si elles bougeaient et où, au début de la morphogénèse chez l’embryon bovin, c’est-à-dire au moment où existent des différences énormes de différenciation cellulaire et des processus d’élongation de l’embryon. On observe alors que ce sont surtout les éléments répétés qui bougent, avec des marques de méthylation et d’hydroxyméthylation. Depuis 2013, d’autres articles ont mis en évidence le rôle des éléments répétés, liés aux marques épigénétiques qui les ciblent, dans le développement.

Finalement, on voit un processus. Je parle de « métaphysique du devenir », là où d’autres évoquent une « métaphysique du processus ». Il s’agit d’une manière de mettre l’accent sur une vision de la réalité en constante dynamique. Les états figés sont uniquement là pour nous permettre de comprendre, mais il faut nécessairement ajouter de la plasticité et de la flexibilité. On progresse aujourd’hui dans la compréhension de la fonction, grâce notamment aux études sur les marques épigénétiques.

M. Christian Murchardt, directeur de l’unité de régulation épigénétique, Institut Pasteur. Un précédent intervenant a mis l’accent sur les facteurs de transcription. Un autre a indiqué que l’épigénétique était beaucoup plus que la régulation des gènes. Je pense justement que, dans le cadre de la régulation des gènes, on peut facilement établir un scénario de facteurs de transcription, qui vont recruter des enzymes de modification des histones, qui vont localement créer un environnement favorable à la mise en place d’une transcription. Il s’agit là d’un mécanisme très enzymatique, dans lequel une séquence d’événements conduit à un résultat transitoire. Cela constitue peut-être une manifestation des modifications d’histones qui n’est pas réellement épigénétique. Les grands mystères de l’épigénétique sont plutôt à trouver en dehors de la régulation de la transcription proprement dite, dans les ARN non codants et les autres domaines de l’épigénétique.

Mme Geneviève Almouzni. On s’attarde beaucoup sur l’aspect concernant les modifications des histones notamment, pour se demander si ce sont des marques épigénétiques ou pas. Je crois que la question que cela soulève en filigrane concerne le fait que ces modifications peuvent traduire des changements à court terme, en réponse à des événements de signalisation, à des changements dans le métabolisme proprement dit de la cellule. Ainsi, lorsque l’on va, à un temps T, regarder une cellule, le profil observé va être le reflet de cet ensemble d’éléments.

Pour autant, cela ne signifiera pas nécessairement que toutes ces marques sont caractéristiques de l’identité de la cellule dans le lignage, puisque d’autres événements peuvent intervenir et potentiellement changer. Il existe donc des éléments de court terme, des changements rapides qui peuvent être réversibles, et d’autres marques, imposées à des endroits donnés, dont on peut avoir un besoin maintenu sur un plus long terme. Je pense plus particulièrement en l’occurrence à des régions données qui, sur le plan de l’organisation, sont critiques : on voit les marques associées au chromosome X inactif détecté sur des lignées après division. Il existe ensuite des systèmes dans lesquels ce genre de chose peut être gardé ou reproduit de manière systématique dans une lignée et d’autres dans lesquels ce n’est pas forcément vrai.

L’importance des ARN dans tout cela est à replacer. Comme on initie aussi les processus, les ARN ont en effet une grande importance.

QUATRIEME TABLE RONDE :
DIVERSITÉ DES DISPOSITIFS TECHNOLOGIQUES DANS L’ÉTUDE
DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE. QUELLE PERTINENCE DES CARTOGRAPHIES
DE L’ÉPIGENOME ?

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur

M. Emmanuel Barillot, directeur de recherche à l’Institut Curie-INSERM-Mines Paris Tech. Je vais introduire cette table ronde avec une première présentation centrée sur un domaine que je connais mieux que les autres, celui du cancer, avec le point de vue du bioinformaticien et du biomathématicien, et m’intéresser à la question de savoir si l’on a aujourd’hui, d’une part, le cadre technologique et méthodologique suffisant pour mettre en œuvre et exploiter les cartographies de l’épigénome, d’autre part, le bon cadre conceptuel pour les utiliser.

Puisque le titre de cette table ronde porte sur la pertinence de la cartographie, je voudrais tout d’abord insister sur le fait que la description moléculaire d’une pathologie est une voie obligée de la recherche biomédicale et de la pratique clinique d’aujourd’hui et de demain. Lorsque le projet « génome humain » a commencé, il a tout d’abord été l’objet de railleries, puis d’une forte opposition ; il est aujourd’hui évident qu’il a apporté des résultats utiles à la recherche et à la pratique médicale. J’espère qu’avec la cartographie épigénétique, on pourra faire l’économie des deux premières étapes, comme Mme Claudine Junien nous le disait plus tôt dans la journée.

Cela est aujourd’hui possible, grâce aux nouvelles technologies à haut débit dont on dispose. Je cite comme exemple les travaux de l’ICGC (10) et du TCGA (11), qui ont permis à ce jour de séquencer environ 24 000 tumeurs, d’établir un catalogue de mutations, au niveau du génome et de l’épigénome, ce qui est déjà très utile à la recherche biomédicale.

Le paradigme de la médecine de précision aujourd’hui définit que, pour mieux soigner les patients atteints de cancer, par exemple, on va séquencer le génome tumoral, déterminer les mutations dont il est porteur, trouver une mutation précise et cibler cette mutation avec des molécules pharmaceutiques, des inhibiteurs ciblés que l’on sait plus ou moins bien produire aujourd’hui et qui sont spécifiques de la mutation du patient, d’où l’idée de « médecine personnalisée » ou « de précision ».

Avec la cartographie épigénétique, on peut adopter la même logique : une mutation, un médicament. Cela fonctionne plus ou moins bien et présente des limites. Prenons l’exemple de patients atteints de mélanome et présentant une mutation dans le gène BRAF : on sait aujourd’hui les soigner avec des inhibiteurs de BRAF, ce qui a révolutionné le traitement du mélanome. Dans le domaine du cancer colorectal en revanche, on s’est rendu compte que la situation était inverse, dans la mesure où les inhibiteurs de BRAF, loin d’inhiber la prolifération, l’accentuaient, puisqu’il existe dans ce cas une boucle de rétroaction vers EGFR. Ainsi, les réseaux sont plastiques et dépendent du contexte. Il est donc nécessaire de connaître et inclure ces réseaux pour mettre en évidence les points d’intervention afin de pouvoir soigner une pathologie donnée.

Modéliser les réseaux est nécessaire si l’on veut pouvoir soigner : c’est précisément l’objet de la biologie de systèmes. Le problème réside dans le fait que les réseaux correspondent à des schémas complexes et nécessitent le recours à une mathématisation, puisque l’intuition seule n’est plus fructueuse.

Inclure cette modélisation dans le cadre du traitement du patient, après établissement de ses profils génétiques et épigénétiques, suppose de mettre en œuvre cette modélisation de façon personnalisée. Dans ce cadre et afin de bien comprendre comment la réponse thérapeutique va s’opérer et comment le réseau va répondre au traitement, la dimension épigénétique est, elle aussi, essentielle, même si l’on s’est surtout focalisé jusqu’à présent sur l’aspect génétique.

J’aimerais citer ici MM. Douglas Hanahan et Robert Weinberg qui, dans un article princeps de 2000, annonçaient que, d’ici vingt ans, on pourrait, en modélisant les réseaux de reprogrammation de la signalisation dans la cellule, transformer la science du cancer en une science rationnelle permettant de traiter les patients.

J’aimerais évoquer à présent un exemple que nous avons mené en recherche et qui illustre ce principe. Il s’agissait, en collaboration avec M. Daniel Louvard et Mme Sylvie Robine, d’essayer de mettre en évidence dans quelles conditions les souris pouvaient développer des métastases du côlon. Nous avons reproduit et analysé la signalisation et les réseaux de régulation autour des voies qui contrôlent la première phase de la métastase, c’est-à-dire la transition épithélio-mésenchymateuse, puis, à l’aide d’une analyse mathématique de ce circuit, nous avons, d’une part, prédit les phénotypes des mutants simples et doubles, voire multiples, avec la même technique et, d’autre part, mis en évidence l’interaction entre deux gènes (Notch et p53) qui, lorsque mutés tous les deux, ouvrent la voie à l’EMT (12) et à la métastase. Ce développement a été validé par la construction d’un modèle murin. L’intérêt réside également dans le fait que le modèle lui-même permet de proposer un mécanisme moléculaire, qu’il faut bien sûr valider in vitro, mais qui explique la manière dont les interactions permettent d’ouvrir la voie à l’EMT et à la métastase, ce qui offre des perspectives thérapeutiques et intègre la dimension génétique et épigénétique.

Cette approche de modélisation demande d’inclure toutes les dimensions moléculaires, en particulier la régulation épigénétique. Avec les méthodologies à haut débit, notamment de séquençage, on sait explorer un grand nombre de niveaux, du génome, du transcriptome, de la cellule et de son organisation, des marques de la chromatine, de la méthylation de l’ADN, de la transformation des chromosomes, des facteurs de transcription, le défi étant bien sûr d’intégrer l’ensemble de ces données dans un modèle cohérent.

Cela requiert tout d’abord des compétences fortes en bioinformatique et biomathématique, pour analyser les données obtenues grâce aux séquenceurs. L’introduction du haut débit et notamment du séquençage, qui a remplacé peu ou prou les microarrays, a fait naître l’idée selon laquelle, puisque l’on avait accès à la séquence, on disposait d’une information absolument fiable et vierge de tout problème de reproductibilité et de qualité. Cela est évidemment totalement faux et suppose des contrôles de qualité et des analyses en significativité importants, donc une expertise spécifique dans le domaine, qui fait défaut pour beaucoup dans la recherche aujourd’hui, et plus encore en clinique.

Ces cartographies doivent se développer au niveau des modèles, mais aussi des patients, afin d’explorer l’hétérogénéité tumorale, cause importante de résistance thérapeutique. Cela passe, par exemple, par du séquençage single cell, ce qui signifie que l’on est capable, pour un seul et même patient ou échantillon, de générer des profils multiples, qui vont expliquer l’évolution des phénotypes, aussi bien dans l’espace que dans le temps, dans la mesure où l’on effectue aussi des suivis longitudinaux et au niveau des populations.

On arrive ainsi à des volumes de données extrêmement conséquents, de l’ordre du Teraoctet pour un patient ou un échantillon. Avec l’INCA avec lequel nous travaillons pour mettre en œuvre le séquençage à haut débit en clinique, nous nous sommes ainsi rendus compte que si l’on voulait faire bénéficier l’ensemble de la population atteinte de cancer de ces technologies, on arriverait, à l’échelle de cinq ans, à des volumes de l’ordre de l’Exaoctet (1 000 Pétaoctets) générés par an, d’où des besoins extrêmement importants en puissance de calcul, en bande passante pour les réseaux et en capacité de stockage, qui reste une clé pour mener à bien ces projets.

Je ne voudrais pas conclure sans mentionner les problèmes d’éthique et de droit auxquels on se trouve confronté dès qu’il est question de données biomédicales. Il existe en France un cadre juridique assez précis dans ce domaine. Pour autant, cela ne gomme pas toutes les difficultés et il est parfois difficile de concilier ce cadre avec les désirs des uns ou des autres : un courant pousse, par exemple, à ce que chaque patient puisse disposer des données le concernant et en faire bénéficier la recherche dans la mesure où il le souhaite, sans être trop limité. Beaucoup de patients disent ainsi souhaiter que leurs données personnelles servent à la recherche, quelle qu’elle soit, pourvu qu’elle ait pour but d’améliorer la santé publique. Or cela est difficile à mettre en œuvre dans le contexte juridique actuel.

J’aimerais, pour conclure, synthétiser les différents messages que je souhaite faire passer aujourd’hui.

Le premier est que la cartographie épigénétique permet de comprendre les mécanismes fondamentaux de régulation, ce qui offrira la possibilité de dépasser les paradigmes mono ou paucigéniques actuels de la médecine et de la biologie, qui ne sont pas toujours opérants.

Elle doit être intégrée aux autres cartographies (génétiques, métaboliques, phénotypiques), au niveau de la cellule, de l’organe, de l’individu et de la population.

Sa valorisation suppose, d’une part, des ressources informatiques très conséquentes, en matériel et en personnel, dont nous ne disposons pas réellement aujourd’hui, d’autre part des compétences bioinformatiques fortes, pour établir les cartes et transformer la donnée brute en information biologique, et enfin le recours à la modélisation mathématique des réseaux, pour formaliser les mécanismes et fournir les biomarqueurs et les stratégies thérapeutiques de demain.

M. Christophe Lavelle, chargé de recherche CNRS au Muséum national d’histoire naturelle, laboratoire « Structure et instabilité des génomes ». Après le point de vue du bioinformaticien, je me propose de vous faire partager la vision du physicien. Je vais pour cela vous présenter quelques réflexions d’ordre général, mais aussi, pour respecter le cahier des charges, discuter de la dimension physique de l’épigénétique, et notamment de l’organisation tridimensionnelle des génomes, qui est précisément le sujet d’étude d’un groupement de recherche (GDR ADN) que je codirige avec mon collègue Jean-Marc Victor. Dans ce cadre, « ADN » est pour nous un acronyme, dont nous ne sommes pas peu fiers, signifiant « Architecture et Dynamique Nucléaire ». Dans cette idée de l’organisation tridimensionnelle du génome, parfois apparue en filigrane lors des précédents débats, notre intérêt se porte particulièrement, au sein de ce GDR, sur la physique qui la sous-tend et l’aspect fonctionnel de cette organisation.

En tant que chercheur travaillant au Muséum, il m’est impossible de ne pas revenir sur les travaux de M. Jean-Baptiste de Lamarck. Cela nous invite à nous intéresser à l’histoire de l’observation et de l’étude du noyau, qui a démarré quasiment à la période de la mort de M. Lamarck, en 1829. Il faut en effet savoir que le noyau a été observé pour la première fois en 1831 par M. Robert Brown, soit environ un siècle et demi après l’observation de la cellule par le physicien Robert Hooke. Depuis, un long chemin a été parcouru pour essayer de comprendre ce qui se passe au sein de ce noyau. La fresque des scientifiques ayant contribué à ce parcours fait apparaître une dichotomie assez arbitraire entre avancées moléculaires et cellulaires, mais aussi une dichotomie davantage basée sur une information de nature chimique, d’une part (composition moléculaire des acides nucléiques et des protéines nucléaires, méthylation de l’ADN, acétylation des histones, etc.), physique, d’autre part (conformation de l’ADN, structure de la chromatine, territoires chromosomiques, etc.). Face à toutes ces données de natures différentes, l’enjeu est sans doute de parvenir à les relier et les intégrer dans un cadre cohérent.

Tout cela est une histoire de repliement, qui pose un double problème, à commencer par le repliement interphasique, qui va surtout nous intéresser a priori, dans la mesure où c’est dans ce contexte que va s’exprimer la fonction cellulaire. Avec cette idée que l’organisation de la chromatine est très importante pour permettre à la cellule d’acquérir sa fonction, apparaît le mystère qui fait que, à chaque division de la cellule, cette organisation est totalement déconstruite à travers le chromosome mitotique avant que, par un miracle total, une fois que les deux cellules filles se reforment, ne réapparaisse une architecture respectant, en principe, celle de la cellule mère.

Historiquement, a prévalu une idée binaire de cette organisation. Les images de microscopie électronique, dont on dispose maintenant depuis une soixantaine d’années, nous montrant des zones denses, sombres, et des zones claires, l’idée s’est développée selon laquelle il existait une chromatine dense et une moins dense, respectivement qualifiées d’« euchromatine » et « hétérochromatine ». On a essayé d’établir alors une corrélation entre cette observation et une information chimique, ce qui a conduit à considérer que les zones denses correspondaient à des zones plutôt méthylées, et les moins denses à des zones acétylées. On commence là à faire un lien entre ces informations de nature biochimique et des informations d’ordre physique telles que l’on peut les observer. On va ainsi aboutir à la conclusion que la mise en place du programme de différenciation va aussi correspondre à l’élaboration d’une structure tridimensionnelle particulière de la chromatine et considérer qu’au fur et à mesure de la voie de différenciation, le génome se réorganise physiquement. Un grand défi aujourd’hui pour les chercheurs réside dans l’intégration conjointe, dans leurs modèles, des données des cartes physiques et des cartes chimiques.

Il existe actuellement de nombreuses techniques qui donnent en quelque sorte une dimension 1D, correspondant schématiquement, le long du génome, à l’état biochimique de ce qui est accroché à l’ADN. Depuis quelques années, émergent, en outre, des techniques de « capture de conformation de chromosome » qui donnent accès à l’organisation 3D du génome, par l’intermédiaire de matrices de contact. Pour ceux qui connaissent la biologie structurale, on peut considérer que ces techniques reposent sur une logique similaire à celle de la RMN : lorsqu’on considère une protéine, on peut relativement facilement établir sa séquence linéaire (c’est-à-dire l’enchaînement des acides aminés qui la composent), mais on sait que c’est le repliement tridimensionnel de cette séquence qui confère à la protéine sa fonction. Pour trouver cette structure, on établit des cartes de contact (on parle de spectres RMN): tout ce qui dépasse alors de la diagonale montre l’existence d’interactions éloignées, dont l’intégration permet de remonter à la structure 3D de la protéine. C’est la même chose pour ce qui nous intéresse ici: tous les signaux en dehors de la diagonale de la matrice sont la signature de points de contacts entre différentes parties du génome.

Les physiciens interviennent à ce stade, car l’interprétation de ces données fait appel à la physique des polymères, qui permet de comprendre sur quelles bases se forment ces interactions. Pour résumer, on a l’information 1D, qui provient de techniques de séquençage, la cartographie 2D, obtenue notamment en microscopie électronique, et maintenant la 3D, avec des techniques de fluorescence ou ces techniques de « capture de conformation » dont on vient de parler. On commence ainsi, à partir de toutes ces données expérimentales, à se faire une idée de plus en plus précise de l’organisation des génomes et, ce, pour de multiples organismes, comme la levure, la drosophile ou l’homme. On peut également tenter d’établir des modèles ab initio, dans lesquels les physiciens essaient de reproduire cette organisation, à partir de différents paramètres physiques associés à la chromatine, selon les modifications chimiques portées par cette dernière.

Je reviendrai, pour conclure, au Jardin des Plantes et aux flamants de la ménagerie, qui se trouvent juste en face du laboratoire. J’ai la chance d’enseigner l’épigénétique en master au Muséum et avais, dans l’un de mes cours, évoqué l’influence de l’alimentation sur l’expression des gènes. L’un de mes étudiants m’interrogea alors sur le mécanisme épigénétique décidant de la couleur des flamants roses. En fait, il n’y a rien d’épigénétique dans tout cela : cela vient simplement du fait que le flamant rose est incapable de métaboliser les caroténoïdes qui lui donnent sa couleur. Il doit donc les manger avant qu’ils ne soient redistribués dans les plumes. J’ai néanmoins trouvé cette question très intéressante, car elle témoigne bien de la volonté de voir de l’épigénétique partout… même là où il n’y en a pas.

Je laisserai le mot de la fin à M. Stephen Jay Gould, qui écrivait justement dans Le sourire du flamant rose : « Le progrès de la science ne procède pas uniquement de l’accumulation de données nouvelles : il exige des contextes et des cadres intellectuels nouveaux. […] Le vrai génie réside sans doute dans cette aptitude intangible à faire surgir de nouveaux modes de pensée d’un chaos apparent. Les jeux de l’imprévisible et du hasard qui façonnent la science sont également tributaires de la difficulté fondamentale de cette tâche ».

Je pense que c’est là le défi auquel nous sommes tous confrontés et suis persuadé que la physique pourra nous aider dans cette démarche.

M. Elmar Nimmesgern, chef adjoint de l’unité « Médecine innovante et personnalisée » à la DG Recherche et innovation, Commission européenne. Je viens de la Commission européenne et ne vais donc pas faire une présentation scientifique, mais plutôt vous parler de l’approche initiée au niveau européen pour contribuer à cette recherche.

Comme vous l’avez entendu au cours de la journée, le séquençage du génome humain a été une réalisation vraiment historique. Cette découverte a ouvert la voie vers une détermination de la séquence de l’ADN de plus en plus rapide et moins coûteuse, de telle sorte qu’aujourd’hui le séquençage du génome est en train d’entrer dans la pratique clinique, pour aider au diagnostic d’une maladie grave.

Vous avez, cependant, entendu également que la séquence de l’ADN elle-même et les variations en son sein permettant d’apprécier la variation normale entre personnes et de comprendre que les processus de maladie ne sont qu’une partie de l’histoire. Pour mieux comprendre le développement humain normal, la santé et la maladie, il est essentiel d’être aussi en mesure d’analyser les changements épigénétiques qui modulent la façon dont la séquence de l’ADN est transcrite.

Un large consortium international a été créé afin de réunir des chercheurs à travers le monde, pour déterminer les cartographies épigénétiques de nombreux types différents de cellules, d’une manière coordonnée, selon des protocoles standardisés. Les résultats de ce programme IHEC (International Human Epigenome Consortium) sont désormais publiés et les données seront rendues accessibles très prochainement.

La Commission européenne a rejoint ce consortium IHEC pour permettre aux pays européens d’y participer, là où chaque pays n’aurait peut-être pas les ressources financières suffisantes pour cela. Cette démarche représente un élément important de la stratégie de collaboration internationale de la Commission européenne. Contribuer à de telles activités internationales nécessite souvent d’engager des investissements de plusieurs millions d’euros, ce qui est impossible pour de nombreux États membres de l’Union européenne. Une contribution conjointe, via la participation de la Commission européenne, permet à l’Europe d’être impliquée à un niveau global, au-delà des grands États membres tels que la France, qui peuvent investir eux-mêmes dans ces projets internationaux, ce qui n’est pas le cas de tous les États de l’Union européenne.

Pour mettre en place cette participation au programme IHEC, la Commission européenne a publié un appel à propositions, dans le contexte classique de l’un des appels réguliers du 7ème programme-cadre (qui a précédé l’actuel programme Horizon H2020), et ce pour un projet large. Le projet Blueprint a finalement été sélectionné et financé avec une contribution de l’Union européenne à hauteur de trente millions d’euros.

Tout comme la cartographie du génome humain est fondamentale pour une compréhension de la base génétique de la biologie et des processus physiopathologiques, les nouvelles cartes de l’épigénome humain pourraient dévoiler encore plus de liens complexes entre l’ADN et la maladie. Les cartes épigénomiques de référence telles que celles produites par le projet IHEC sont principalement un livre de vocabulaire, qui nous aide à déchiffrer chaque segment de l’ADN, dans des types cellulaires et tissulaires distincts. Elles sont comme des instantanés du génome humain en action. Les chercheurs peuvent ainsi désormais disposer de données à partir de différents types de cellules et les comparer directement.

Les données récoltées dans le cadre du projet IHEC peuvent être d’une grande importance et ouvrir de nouvelles voies de recherche. Quant au programme Blueprint, qui représente la contribution européenne au projet international, il a donné lieu à la publication de résultats au cours de l’année passée, dans des revues scientifiques prestigieuses. Certains de ces résultats ont même été retenus comme des résultats majeurs de l’année 2014.

Outre les résultats immédiats découlant du projet IHEC, la disponibilité des données complètes des cartographies épigénétiques ouvre la possibilité de glaner, à partir d’analyses intégratives, des idées fondamentales susceptibles d’être révolutionnaires.

Merci de m’avoir permis de m’exprimer devant vous aujourd’hui.

M. Jean-Sébastien Vialatte. Nous accueillons à présent un grand témoin.

Grand témoin :

M. Jacques van Helden, professeur de bioinformatique à l’université d’Aix-Marseille. J’aimerais poursuivre la réflexion présentée par mes collègues en ouvrant quelques questions sur la pertinence des cartographies.

Nous sommes dans une situation vraiment exceptionnelle pour les bioinformaticiens, dans la mesure où nous disposons de quantités et de types de données auxquels nous n’aurions pas songé quinze ans plus tôt.

Nous avons assisté à deux révolutions technologiques successives – et je dis bien technologiques, il ne s’agit pas encore de révolutions scientifiques au sens de Kuhn – avec, en 1997, l’avènement des biopuces, permettant de mesurer des milliers de niveaux d’expression de gènes en une seule expérience (alors que, lorsque j’ai fait ma thèse, on se consacrait à l’étude de l’interaction entre un facteur transcriptionnel et un gène) et ,en 2007, Next-generation sequencing, qui apporte la possibilité d’envisager des expériences que nous n’aurions pas conçues l’année précédente.

Cela a généré des projets tels que ceux évoqués par M. Elmar Nimmesgern, menés par des consortiums. Cela a notamment soulevé de nombreuses questions méthodologiques. M. Emmanuel Barillot a bien expliqué les défis auxquels nous sommes confrontés, en termes de traitement des données, de capacités informatiques des machines ou de compétences humaines. Mais ce ne sont pas les seuls éléments en jeu : pour obtenir une information pertinente à partir de ces données, il faut aussi mettre en place des standards de traitement des données.

Le premier effet de l’épigénétique et de la génétique a été, à l’échelle génomique, d’attirer vers notre domaine des statisticiens. Nous nous sommes en effet très rapidement rendus compte de la nécessité de disposer de compétences extrêmes en statistiques, non seulement pour traiter les données, mais aussi pour comprendre les résultats. Aujourd’hui, la plupart des biologistes sont confrontés, dans tous les articles qu’ils lisent, à des mots qu’ils ne connaissent pas, car cela ne fait pas partie de leur formation. Nous sommes ainsi sans cesse amenés à faire de l’analyse multidimensionnelle, de l’analyse en composantes principales, du clustering, de la sélection de variables, de la classification supervisée.

Il y a donc un effort à effectuer du point de vue de la formation, mais aussi des choix méthodologiques. Chacune des méthodes évoquées en matière de cartographie génère des données brutes. Or il n’existe pas de consensus quant à la manière de localiser les endroits sur le génome où sont déposées les marques de méthylation, par exemple. Parmi les différentes étapes de traitement, il en existe une, particulièrement importante, appelée « peak calling », pour laquelle on compte une dizaine de logiciels différents, ayant chacun ses propres paramètres ; or personne ne dispose d’un critère objectif permettant de savoir lequel de ces logiciels est le meilleur et de définir les paramètres optimaux.

L’un des avantages de ces communautés de travail réside dans le fait que cela a contraint les participants à se mettre d’accord sur différentes façons de procéder, quitte à effectuer quelques compromis. Ainsi, le choix a été fait de mentionner dans les sites de données, d’une part, les endroits pour lesquels il existait une très bonne confiance dans le fait qu’il y avait, par exemple, une méthylation ou une acétylation des histones, d’autre part, des prédictions moins sûres, mais ayant une meilleure couverture, une meilleure sensibilité.

La pertinence des données est assurément un objectif à consolider. Pour l’heure, nous n’avons pas trouvé la recette magique. Nous sommes vraiment dans un domaine statistique où chaque chose prédite est entachée de deux risques : le risque de se tromper en voyant une chose là où elle n’est pas et celui de se tromper en ne la voyant pas là où elle se passe.

Il existe toutefois, d’un autre côté, une pertinence extrême de ces données, dans la mesure où l’on constate une grande cohérence statistique entre les endroits où l’on observe des marques épigénétiques et les fonctions des gènes que l’on connaissait déjà auparavant. Cette convergence est très intéressante du point de vue statistique, par exemple en termes de significativité du chevauchement entre les promoteurs et la marque d’acétylation H3K4me3, qui fait qu’il est quasiment impossible que ce soit dû au hasard.

Il existe néanmoins souvent une confusion inverse, une simplification des messages : certains biologistes considèrent ainsi que là où ils voient une marque, il y a un promoteur. Cela constitue un piège classique de la statistique : or ce n’est pas parce que la présence d’un promoteur donne plus de chance d’observer un certain type de marque que l’existence de cette marque traduit nécessairement la présence d’un promoteur, dans la mesure où les promoteurs ne recouvrent qu’une partie infime du génome. Je pense donc qu’il faut également faire un effort de « désimplification » des messages, trop souvent caricaturaux. On travaille là sur des éléments complexes, où l’on pratique par inférences.

Les autres défis concernent la médecine. Il y a vraisemblablement énormément de pertinence dans les cartes épigénétiques, notamment en tant que marqueurs, comme cela a été souligné précédemment par plusieurs exposés, et éventuellement en tant qu’outil de pronostic.

Du point de vue d’un projet d’épigénotype à échelle génomique (le EWAS), se pose toutefois une difficulté supplémentaire : lorsqu’on séquence le génome d’un individu, cela donne, en principe (sauf pour le cancer, où les processus sont très dynamiques), une assez bonne image, alors que la caractérisation de l’épigénotype nécessiterait de prélever sur chaque individu les différents tissus (un morceau de cerveau, de foie, de colon, etc.). Or cela est inconcevable aujourd’hui. Il existe donc là une difficulté réelle, liée à la collecte des échantillons.

Je voudrais aussi profiter de cette intervention pour mettre en garde contre un danger lié à une surinterprétation des données en termes d’épigénétique et une confusion entre différents concepts. Dans un certain discours, notamment celui de mon collègue Michael Skinner, aux États-Unis, se fait jour une tendance consistant à dire que, la génétique n’étant pas parvenue à expliquer une grande partie des caractères héritables, ces derniers sont par conséquent épigénétiques. Or je vois deux pièges dans ces propos : tout d’abord, il est faux de dire que la génétique n’a pas réussi à expliquer ces caractères complexes. Elle les a toujours définis comme résultant d’interactions entre des dizaines, voire des centaines, de facteurs et souligné que les méthodes d’association à l’échelle génomique étaient par nature limitées à analyser chacun de ces facteurs indépendamment. Les généticiens sont parfaitement conscients de ces limites et savent qu’ils n’ont pas (et n’auront sans doute jamais) les moyens aujourd’hui de détecter des interactions entre deux, trois, quatre, cinq ou dix facteurs, car cela nécessite, pour des raisons statistiques, des cohortes souvent plus grandes que l’ensemble des patients existant aujourd’hui.

Le second piège de ce discours est qu’il ne distingue absolument pas deux aspects de la transmission, que sont la transmission épigénétique au sens biologique et la transmission culturelle. Il se développe même actuellement une tendance, dans certains domaines en dehors de la biologie, consistant à considérer que tout ce qui se transmet et n’est pas génétique est épigénétique, donc à mélanger la transmissions biologique et culturelle. Or il faut clairement dissocier les deux. Il va être très difficile, à l’avenir, de décider si des caractères tels que l’obésité sont là en raison de facteurs environnementaux accumulés déterminant les individus à devenir obèses ou parce que les pratiques alimentaires ont changé au fil des évolutions de la société, et que ce qu’on transmet à ses enfants inclut notamment la manière de s’alimenter.

Cette difficulté va être encore plus aiguë dans des domaines comme ceux de la biologie du comportement et de la personnalité, dans lesquels on commence déjà à produire des articles très contestables. Les études qui prétendent qu’il existe une transmission épigénétique se trouvent toutes confrontées à la même difficulté de séparer le biologique du culturel. Cela comporte aussi un aspect idéologique, dans la mesure où d’aucuns considèrent aujourd’hui que l’épigénétique va nous libérer du joug de la génétique. Or je ne pense pas que si l’on démontrait un jour l’existence d’un déterminisme épigénétique, celui-ci serait en quelque façon une libération du déterminisme génétique.

Débat

M. Jean-Sébastien Vialatte. Quelqu’un souhaite-t-il intervenir ?

Mme Béatrice de Montera. J’aimerais citer le fait qu’il existe, depuis 2011 et la parution de l’article de M. Étienne Danchin dans Nature genetics, des modèles de l’hérédité inclusive, qui incluent plusieurs dimensions, dont la génétique, l’épigénétique, l’aspect social et culturel de la transmission, ainsi que l’écologie. Beaucoup de chercheurs travaillent aujourd’hui à préciser ce modèle.

Je trouve très intéressant de voir comment vous avez présenté le rôle des dispositifs technologiques, et notamment des cartes physiques versus les cartes chimiques. Au regard de la question posée dans le titre de cette table ronde, je considère pour ma part que l’épigénétique est peut-être déjà une discipline, puisqu’elle a une définition, un objet propre et ses revues spécifiques pour les publications.

Je n’ai pas cité les méthodes, car cela me pose un problème. Les méthodes de l’épigénétique ne lui sont en effet pas spécifiques au départ. J’ai vécu, pendant ma thèse, les débuts de l’épigénétique, qui utilisait alors la biologie moléculaire et la génomique. Il n’y avait là rien de spécifique. Or il me semble, en vous écoutant, qu’il se produit actuellement dans ce domaine une accélération incroyable, avec le développement notamment des techniques de séquençage spécifiques pour aller chercher des marques épigénétiques comme l’hydroxyméthylation. Vous avez, par ailleurs, mis en évidence, dans vos propos, l’existence d’une nouvelle échelle multidimensionnelle, intégrant toutes les cartographies. Avant même que l’épigénétique ait pu véritablement se constituer en discipline, autre chose est déjà en cours, qui va au-delà de la question des disciplines et consiste à faire de la recherche autrement.

Par rapport aux propos de M. Thomas Samuel Kuhn, je pense que nous ne sommes peut-être pas seulement dans un cycle « révolution-changement de paradigme-matrice disciplinaire », mais dans une accélération telle qu’il est difficile de savoir exactement où l’on se situe. De ce fait, votre témoignage invite à considérer le rôle des techniques dans cette accélération et dans la façon de faire de la science autrement.

Mme Geneviève Almouzni, membre de l’Académie des sciences, directrice de recherche au CNRS-Institut Curie. Je souhaiterais tout d’abord remercier l’Europe pour les efforts consentis en faveur du domaine en question.

En effet, les projets de type IHEC se sont développés en partant d’une première initiative, constituée au niveau de l’Europe par un réseau d’excellence intitulé « Épigénome », dont j’ai été co-coordinateur avec M. Thomas Jenuwein. Nous avions, à l’époque, fait le constat qu’il existait des besoins d’aller plus loin dans différentes approches.

Une branche s’est ainsi portée sur le champ des cartographies et est entrée dans le schéma IHEC à l’échelle internationale.

Une autre s’est intéressée, à travers un autre réseau nommé « Epigenesys », que je coordonne actuellement, à la question de voir comment faire se rapprocher la recherche dans le domaine de l’épigénétique et les approches de biologie des systèmes et, plus largement, a tenté d’intégrer tous ces éléments interdisciplinaires, qui conduisent à se poser des questions à partir de différents angles d’approche.

Cela me semble tout à fait caractéristique de la manière dont la recherche est menée actuellement, l’idée étant d’essayer d’aborder les questions en intégrant des données générées de différentes façons et en apportant la capacité dont on peut disposer tant au niveau de la physique que de la chimie, des mathématiques ou de la biologie. Je crois que c’est vraiment en travaillant ensemble que l’on peut parvenir à donner du sens à l’ensemble des éléments produits. Pour le progrès, et pour la médecine si l’on veut aller vers un service auprès de patients, il est absolument nécessaire que ces aspects soient bien maîtrisés en amont, afin de pouvoir travailler les analyses de données et proposer des solutions significatives.

CINQUIEME TABLE RONDE :
LES DEFIS DE L’ÉPIGENETIQUE : SAVOIR FONDAMENTAL À PARFAIRE
ET AVENIR DES THÉRAPIES EPIGENETIQUES

A. SAVOIR FONDAMENTAL À PARFAIRE

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur

1. La connaissance partielle des modes d’actions des marques épigénétiques

M. François Fuks, responsable du laboratoire « Epigénétique du cancer » à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Parmi les nombreuses questions soulevées par le thème de la connaissance partielle des modes d’actions des marques épigénétiques, je souhaiterais mettre principalement l’accent sur deux enjeux.

Il s’agit tout d’abord de savoir comment prédire les conséquences fonctionnelles de l’épigénétique. Je vais dans ce cadre revenir brièvement sur la notion de complexité croissante des marques épigénétiques. Il y a environ vingt ans, un premier niveau et une première enzyme pour les modifications d’histones acétyltransférases ont été identifiés. Par la suite, d’autres modifications d’histones ont été mises en évidence, telles que des méthyltransférases d’histones. On s’est ensuite aperçu qu’il existait une interconnexion, une interdépendance entre ces différentes modifications, une modification A pouvant entraîner une modification B, puis C. On s’est également rendu compte que des combinaisons de modifications pouvaient déterminer l’expression des gènes, une combinatoire étant susceptible de provoquer, par exemple, la répression d’un gène, une autre une activation. On a ensuite découvert l’existence de différents niveaux de méthylation d’histones (mono, di et tri). Ce chemin continue : on trouve encore régulièrement de nouvelles modifications et l’on essaie toujours de décrypter les différentes machineries épigénétiques qui y contribuent.

Nous sommes donc dans un système très sophistiqué. Si l’on considère, par exemple, la méthylation des histones, on constate que cela met en jeu une kyrielle d’enzymes et de modifications

Il convient ici de se poser la question de la prédiction quant aux conséquences fonctionnelles de ces différentes marques épigénétiques. Cela implique de prendre en compte une notion combinatoire. Peut-on, doit-on, essayer de prédire si un gène donné va pouvoir être exprimé ou réprimé ? Sans doute cette fonction n’est-elle d’ailleurs pas la seule associée à l’épigénétique.

Il faut bien sûr tenir compte également de la notion de dynamique, dans l’espace comme dans le temps, de ces marques épigénétiques, ainsi que des différentes réponses aux signaux de l’environnement. Nous sommes là face à des tâches assez complexes.

L’exemple suivant, auquel nous avons, comme d’autres, contribué, illustre parfaitement cette sophistication des systèmes : nos travaux ont ainsi montré que certaines modifications d’histones, telles que les histones déacétylases ou méthyltransférases d’histones, communiquaient avec les machineries de méthylation de l’ADN, mais aussi avec l’hydroxyméthylation et les enzymes TET, dont on entend de plus en plus parler.

On peut adopter dans ce cadre une approche descriptive, indispensable, qui apporte une multitude d’informations excessivement intéressantes. Cela passe par une phase de cartographie d’épigénomique. Une controverse s’est faite jour lorsque ce type de projet a été lancé : on se demandait, par exemple, s’il était bien nécessaire de dépenser 200 millions de dollars dans ce genre d’initiative. Je pense que la plupart d’entre nous sont maintenant convaincus que cela a été une très belle entreprise, vers laquelle il fallait aller.

Le défi aujourd’hui est de parvenir à combiner cette approche descriptive avec une approche mécanistique. Mme Geneviève Almouzni a mentionné ce contexte, avec un projet tel que « Epigenesys », qui consiste à prendre en considération cette cartographie et à l’intégrer dans une vision plus mécanistique, avec des approches de biologie moléculaire, de biochimie, à identifier toutes les modifications, les machineries épigénétiques, tout en prenant en considération la dynamicité, suivant le contexte.

Le deuxième enjeu sur lequel je souhaite insister est finalement de comprendre l’implication mécanistique des altérations et des marques épigénétiques dans les maladies humaines. Mon laboratoire s’intéresse en particulier au cancer. La thérapie épigénétique semble une réalité, puisqu’il existe différentes drogues épigénétiques, dont certaines approuvées par la FDA. Se posent toutefois des problèmes de spécificité, d’effets secondaires. On se doit donc de continuer à essayer de mieux comprendre les modes d’actions de ces marques épigénétiques, afin de parvenir à une meilleure spécificité.

Je vais illustrer mon propos à partir de l’exemple des mécanismes de méthylation de l’ADN. Dans une cellule normale, il se produit plutôt une méthylation faible dans les îlots CpG, et une méthylation globale importante ; la situation est inverse dans les cellules cancéreuses. En termes de mécanisme, on ne comprend pas encore très bien comment les enzymes qui méthylent l’ADN vont méthyler certaines régions et pas d’autres, et de manière altérée dans les cancers. L’un des défis clés dans ce domaine en termes de mécanistique est certainement de comprendre la spécificité et le ciblage de ces marques épigénétiques.

J’aimerais, pour terminer, énumérer quelques questions, parmi d’autres, qui me semblent d’intérêt :

- comment ces enzymes sont-elles guidées, et de façon inappropriée dans les cancers ?

- comment empêcher que la méthylation ait lieu dans les îlots CpG ? Il faut bien sûr, nous le savons désormais, aller au-delà de la méthylation dans les îlots CpG, sur lesquels nous nous sommes concentrés pour des raisons historiques et technologiques, et de la répression des gènes ;

- qu’en est-il des mécanismes d’hypométhylation ? On ne connaît quasiment rien à ce sujet ;

- existe-t-il des altérations et des mécanismes altérés similaires dans les différentes maladies ? On évoque souvent le cancer, mais on a entendu parler aussi aujourd’hui de la présence possible d’altérations dans le diabète ou dans des maladies neurodégénératives. Pourra-t-on trouver des mécanismes généraux rendant compte de ces altérations ? Nous avons ainsi initié une étude concernant le diabète de type 2, qui semble montrer qu’il n’existe pas le même type d’altérations que dans les cancers. On constate plutôt en effet une hypométhylation localisée, alors que les tumeurs sont le siège d’une hyperméthylation. Nous n’en sommes ici qu’aux balbutiements.

Toutes ces questions méritent selon moi beaucoup d’attention dans les années qui viennent.

Nous avons regardé, ces dernières années, le sommet de l’iceberg. Mon message serait d’intégrer les approches larges d’épigénomique, sans oublier les approches mécanistiques. Je pense que nous avons encore devant nous de grandes surprises et de belles années de recherche.

Mme Minoo Rassoulzadegan, chef de l’équipe « Recherche génétique et épigénétique de la différenciation germinale », CNRS-université Nice-Sophia Antipolis. Dans mon laboratoire, mes collègues et moi nous intéressons aux variations héréditaires, suffisamment stables pour passer la barrière de méiose et être transmises à la génération suivante.

Ces variations sont apportées au génome du nouvel individu par l’histoire génétique des parents et par l’environnement qui a pu modifier leurs génomes.

Pour illustrer mon propos, je vais vous présenter deux exemples expérimentaux, au niveau du laboratoire, sur lesquels nous avons démontré ces deux points.

En approfondissant ces modèles, il nous a été possible de démontrer que l’ARN accumulé dans les gamètes (donc, pour les mâles, dans les spermatozoïdes) était responsable du transfert de mémoire héréditaire épigénétique, c’est-à-dire d’une hérédité réversible, contrairement à l’hérédité génétique mendélienne que nous connaissons bien.

Nous avons développé trois modèles, qu’il convient encore d’approfondir pour préciser quels sont les caractères influençables par ce type de modification. Le cas le plus simple est celui de l’hérédité avec un gène modifié dans la souris, qui altère la migration des cellules souches responsables de la coloration de pelage. La surprise a été de constater que cette souris transmettait le caractère de variation de couleur de pelage à ses descendants porteurs du gène modifié, mais également à des portées dans lesquelles le gène était resté naturellement normal. Cela revient à dire que lorsqu’on est atteint d’une maladie avec une mutation, alors on peut transmettre cela à ses enfants, mais, pour certains gènes, de manière incomplète et diffuse. Ce phénomène a été appelé « paramutation » par les chercheurs travaillant sur les plantes. On pensait à l’époque qu’un gène modifié pouvait altérer le gène normal se trouvant dans la même cellule.

Nous avons pu étendre ce type de variation à des caractères de contrôle de la taille des cellules, dans les cas d’hypertrophie cardiaque ou de gigantisme, c’est-à-dire d’accélération de la croissance cellulaire.

Il a été démontré expérimentalement, en regardant dans le cas d’un croisement normal la descendance présentant la variation de couleur de pelage ou par micro-injection d’ARN dans l’œuf de souris naïves normales, que ces caractères étaient dus à la présence d’ARN dans les cellules germinales.

La publication de l’article relatif à ces travaux a suscité un grand intérêt dans le monde scientifique, mais aussi dans les médias. Une journaliste de Libération a ainsi trouvé le jeu de mots plutôt habile de « souris au caractère sans gènes » pour définir ce phénomène de variation de caractère.

Depuis, nous travaillons sur la compréhension de ces mécanismes. Nous savons que l’ARN est inducteur de ce type de variation, mais ignorons encore comment il modifie la lecture de notre génome. En travaillant dans ce domaine, nous nous sommes aperçus que la dimension était beaucoup plus complexe, c’est-à-dire qu’un ARN seul n’était pas suffisant, mais que l’information qu’il porte par une modification de type méthylation de l’ARN était nécessaire pour transmettre ce phénotype. Dans le cas, par exemple, d’un croisement dans une souris avec une enzyme de méthylation manquante, on constate une perte de capacité de variation de coloration de pelage. Nous avons encore à chercher d’autres modifyers, pour voir qui contrôle ce type de transmission héréditaire.

Nous développons évidemment d’autres modèles pour avancer dans ce domaine. Deux systèmes ont ainsi apporté des réponses à des questions récurrentes sur l’hérédité de caractères acquis. L’un des modèles a été publié récemment par l’équipe suisse d’Isabelle Mansuy, qui a démontré que les souris stressées transmettaient cette variation phénotypique de caractère par l’ARN des descendants.

Nous avons pour notre part développé un modèle de nutrition, en maintenant les souris de laboratoire dans un schéma de protocole classique de nutrition, dans lequel celles nourries avec une alimentation très riche en graisse et en sucre devenaient obèses, puis développaient un diabète. La question posée était de savoir si l’ARN présent dans les gamètes de ces souris était capable d’induire à son tour chez les descendants, par micro-injection dans l’œuf de souris normale, ce phénotype de diabète et d’obésité. La réponse s’est avérée positive. Nous avons mis en évidence l’existence d’une population d’ARN inducteurs et d’une population d’ARN qui n’induisent pas. Quelle est la différence entre les deux ? Le séquençage pourrait nous apporter la réponse. La souris et l’homme, au moins dans ce caractère, se ressemblent, puisque le spermatozoïde de la souris comme celui de l’homme contient des ARN, contenu qui varie en fonction des génotypes et des milieux.

Toutes ces techniques globales d’analyse sont évidemment importantes, mais j’ai l’impression que l’on oublie malheureusement de plus en plus de financer la biologie fondamentale dans le domaine expérimental.

2. Question de l’héritabilité

Mme Sandra Duharcourt, chef du laboratoire « Régulation épigénétique de l’organisation du génome », Institut Jacques Monod-université Paris Diderot. Pour traiter de la question de l’héritabilité, il m’a été demandé de présenter brièvement nos travaux de recherche, qui portent sur l’hérédité épigénétique transgénérationnelle sur la paramécie.

Auparavant, je voudrais profiter de cette occasion pour changer d’angle de vue par rapport aux débats qui nous animent depuis ce matin, lors desquels nous avons en effet posé essentiellement la question de l’existence de l’hérédité épigénétique transgénérationnelle chez les mammifères, pour aborder la question d’un point de vue évolutif, en s’intéressant à toutes les possibilités qui se présentent à nous dans la nature et en explorant par conséquent le vivant pour décrire et comprendre des mécanismes fondamentaux de l’hérédité. C’est précisément ce que l’on fait quand on explore des organismes dits « modèles », qui sont d’autres organismes que l’homme.

Je voulais, pour commencer, vous montrer un arbre phylogénétique, dans lequel on peut voir la position des animaux, des plantes et d’autres organismes, unicellulaires. On a déjà soulevé le fait qu’il existait des exemples d’hérédité épigénétique transgénérationnelle assez bien documentés chez les plantes, chez certains animaux comme le nématode, mais aussi chez des eucaryotes unicellulaires ciliés, en particulier la paramécie.

C’est probablement chez ces organismes unicellulaires qu’a été démontrée pour la première fois l’existence de ces phénomènes d’hérédité épigénétique. Cela est dû aux particularités de la reproduction sexuée de ces organismes, qui sont capables de subir à la fois des processus d’autofécondation permettant d’obtenir des individus homozygotes facilitant l’analyse génétique, et la fécondation croisée réciproque (ou conjugaison), qui permet de générer des individus génétiquement identiques. Si l’on observe que deux individus génétiquement identiques présentent des caractères différents, on peut en conclure que ce caractère n’est pas déterminé de manière génétique, mais au contraire de façon épigénétique.

Le généticien Tracy Sonneborn avait montré, en étudiant différents caractères chez la paramécie, que ceux-ci suivaient non pas les lois de Mendel, mais une hérédité non mendélienne ou épigénétique

J’aimerais vous présenter un exemple, sur lequel nous avons travaillé, qui montre l’hérédité épigénétique d’un caractère. L’organisme unicellulaire étudié présente la particularité d’avoir deux noyaux différents. Il n’est pas vraiment différent d’un organisme multicellulaire, dans la mesure où l’un de ses deux noyaux assure les fonctions germinales et est capable de subir la méiose, donc la transmission de l’information génétique, alors que l’autre noyau assure les fonctions somatiques des métazoaires et est donc détruit à chaque cycle de reproduction sexuée. On sait depuis peu que ces deux noyaux contiennent des génomes différents : le génome germinal contient des séquences absentes du génome somatique, bien que tous deux soient du même noyau zygotique par un processus de différenciation qui conduit à l’élimination de séquences d’ADN du génome somatique. Ces événements d’élimination d’ADN sont reproductibles à travers les générations sexuelles.

Nous avons montré que ces événements de réarrangement du génome n’étaient pas uniquement déterminés par la séquence nucléotidique, alors qu’ils sont pourtant hautement reproductibles. On a ainsi démontré expérimentalement que l’on était capable de modifier le contenu du génome somatique, par transformation de ce génome en introduisant une séquence qui en est normalement absente, et qu’à la génération suivante, lorsque se formait le nouveau noyau somatique, la séquence introduite affectait le profil de réarrangement et aboutissait à l’absence de la délétion de cette séquence. On démontre ainsi que deux individus ayant exactement le même génotype ont des génomes somatiques différents, puisque dans un cas la séquence est excisée, alors que dans l’autre elle ne l’est pas, et que ce profil de réarrangement perdure à travers les générations sexuelles. Cela constitue pour nous la démonstration d’un exemple d’hérédité épigénétique transgénérationnelle.

La question qui se pose aujourd’hui est de comprendre les mécanismes en jeu. Nous avons pu montrer récemment qu’ils faisaient intervenir des ARN non codants. Nous ne connaissons pas encore précisément l’ensemble des mécanismes, mais le modèle proposé est que le génome somatique maternel est capable de fournir une information qui gouverne les réarrangements dans le noyau somatique zygotique de la génération suivante.

Lorsqu’on explore le vivant et que l’on décrit des mécanismes nouveaux chez des organismes modèles, la question est alors de savoir dans quelle mesure ces mécanismes sont similaires à ceux susceptibles d’exister chez d’autres eucaryotes. Cette interrogation reste pour l’heure ouverte.

Nous cherchons également aujourd’hui à savoir dans quelle mesure cette hérédité épigénétique de certains caractères pourrait fournir une capacité d’adaptation des cellules, en produisant à partir d’un même génotype de multiples épigénomes.

M. Raphaël Margueron, chargé de recherche « Génétique et biologie du développement » à l’Institut Curie. Comme le suggère le titre de cette table ronde, l’héritabilité est à la base de la question de l’épigénétique.

L’information épigénétique peut être transmise par différentes méthodes. La chromatine peut, comme cela a été rappelé à plusieurs reprises depuis ce matin, transmettre de telles informations, mais la méthode la plus simple est celle d’un facteur de transcription régulant sa propre expression. Cela passe par un stimulus, un changement d’environnement, entraînant un changement de l’expression d’un gène. Si ce gène est capable de réguler sa propre expression, lors de la division cellulaire, on sera capable, tant que ce facteur de transcription sera présent, de conserver cette information initiale.

La chromatine constitue un autre vecteur : suite à un changement de l’environnement, par exemple, la chromatine est modifiée, la cellule se divise, avec une réplication de la chromatine et une reproduction de ses modifications. Si ces changements de la chromatine sont bien reproduits, alors on peut transmettre ainsi une information épigénétique.

Ces deux méthodes de transmission de l’information, au niveau de la chromatine et par les facteurs de transcription, sont étroitement liées, sachant que les facteurs de transcription vont souvent, pour réguler un gène, utiliser la régulation de la chromatine, et que la structure de la chromatine peut, en sens inverse, modifier la réponse à un facteur de transcription.

Toutes les marques de modification de la chromatine ne sont pas nécessairement épigénétiques. Pour qu’elles le soient, il faut pouvoir les reproduire.

Certaines sont effectivement reproduites. On prend pour cela avantage du fait que, lors de la division cellulaire, les histones sont recyclées : avant la division d’une cellule, on est ainsi en présence d’un brin de chromatine avec un ensemble de modifications sur les histones. Se produit alors la réplication de l’ADN : les histones vont être réutilisées dans les nouveaux brins de chromatine. Chacune des cellules filles va ainsi avoir potentiellement, après la division cellulaire, la moitié des modifications de la chromatine. Il faut alors, pour que l’information épigénétique transmise par la chromatine soit maintenue, que l’autre moitié de l’information soit reproduite. Or il se trouve que des enzymes modifiant la chromatine sont précisément capables de reproduire ces informations.

Prenons l’exemple de l’enzyme modifiant l’histone H3 sur la lysine 27 : cette enzyme complexe est composée de plusieurs sous-unités, dont une capable de reconnaître la modification déposée par l’enzyme. On est donc en présence d’une boucle de rétrocontrôle positif : l’enzyme dépose une modification, reconnue par une sous-unité, qui stimule l’activité enzymatique de l’enzyme et ainsi de suite. On peut ainsi reproduire, dans ce cas particulier, une partie de l’information épigénétique contenue dans ces modifications de la chromatine.

Ce phénomène de propagation des marques n’est pas présent seulement dans cet exemple du complexe Polycomb : il a également été très bien décrit dans le cas de la méthylation de l’ADN. Il est aussi présent pour d’autres modifications de la chromatine, mais pas pour la totalité : il est donc important de garder à l’esprit que modification de la chromatine ne signifie pas information épigénétique.

De nombreuses questions restent ouvertes à ce sujet. Dès lors, par exemple, que l’on est en présence d’une boucle de rétrocontrôle positif, comment cette boucle est-elle limitée ? En effet, si elle fonctionnait sans aucune limitation, l’intégralité du génome serait progressivement modifiée par cette enzyme.

De la même façon, lorsque l’activité d’une enzyme est dépendante de la modification, que se passe-t-il lorsque cette modification est établie pour la première fois ? Comment l’enzyme est-elle régulée lors de l’établissement de la marque ?

Je vous ai indiqué précédemment que les histones étaient recyclées à peu près à l’endroit où elles se trouvaient auparavant. Or ce point est en discussion : on ne sait pas encore exactement comment un nucléosome, présentant un ensemble de modifications, est redéposé après la réplication, de telle sorte que l’information selon laquelle un gène doit, par exemple, être plutôt maintenu réprimé, se retrouve sur le bon gène.

Ces questions sont encore ouvertes et il s’avère nécessaire de s’attacher à y répondre, afin de pouvoir vraiment parler d’épigénétique liée à la chromatine.

Je voudrais enfin aborder rapidement un élément important au regard du débat : ces informations épigénétiques liées aux modifications de la chromatine peuvent-elles être transmises de génération en génération ? Que se passe-t-il lors de la gamétogénèse ?

Je vais m’appuyer pour cela sur l’exemple de la spermatogénèse. Que se passe-t-il lors de la différenciation en spermatozoïdes ? On observe, au niveau des modifications de la chromatine, plusieurs vagues de remodelage complet de la chromatine : soit la plupart des modifications post-traductionnelles des histones sont effacées, soit d’autres sont déposées. De la même façon, pour les histones variants, certaines histones canoniques sont remplacées par des histones variants. Globalement, la grande majorité des informations n’est pas conservée lors de la spermatogénèse. Au niveau des histones, on constate qu’elles sont, dans le spermatozoïde, remplacées à 99 % par une autre entité protéique, les protamines. Seul 1 % des histones perdure, ce qui réduit très fortement la possibilité de ces informations liées aux modifications de la chromatine d’être transmises.

Un débat existe actuellement dans ce domaine sur le fait de savoir si ce 1 % restant a un rôle fonctionnel ou est déposé de façon aléatoire au travers du génome.

Cela concernait la modification des histones, mais il s’avère que le processus est assez similaire dans le cas de la méthylation de l’ADN. Lors de la gamétogénèse, qu’il s’agisse de l’ovogénèse ou de la spermatogénèse, se produisent plusieurs vagues de déméthylation, pour éviter la transmission d’informations épigénétiques liées à la chromatine. Je ne prétends pas que cette transmission n’est pas possible, mais que le système est conçu pour la limiter.

M. Eric Meyer, directeur de recherche CNRS à l’Institut de biologie de l’ENS. J’aimerais tout d’abord revenir sur la question de l’épigénétique en tant que discipline à part entière.

Beaucoup de définitions de l’épigénétique ont été proposées, mais il me semble qu’il faudrait au préalable, pour définir ses rapports avec la génétique, se mettre d’accord sur ce que l’on entend précisément par « génétique ». Pour moi, qui suis généticien de formation, la génétique est simplement l’étude des mécanismes de l’hérédité des caractères biologiques. Pour nous, êtres pluricellulaires, l’hérédité englobe habituellement ce qui fait que les enfants ressemblent à leurs parents. Je vais donc parler d’hérédité épigénétique transgénérationnelle.

Je travaille, comme Mme Sandra Duharcourt, sur un modèle cilié, la paramécie, et aimerais vous faire partager deux remarques qui m’ont été inspirées par ces modèles.

Les ciliés sont caractérisés, bien qu’unicellulaires, par la présence de deux noyaux différents, un noyau germinal qui contient le génome qui va être transmis par la méiose et la fécondation à la génération sexuelle suivante, mais n’est absolument pas exprimé, et un noyau somatique où, à l’inverse, les gènes sont exprimés, mais non transmis à la génération sexuelle suivante. Cette organisation particulière et cette distance phylogénétique nous permettent de repenser la relation entre lignée germinale et lignée somatique d’une manière assez originale.

Comme vous l’a indiqué Mme Sandra Duharcourt, le génome du macronoyau est entièrement remanié à partir de celui du micronoyau, au cours du développement de l’individu. Ces réarrangements incluent l’excision de beaucoup de petites séquences non codantes, qui interrompent les gènes, un peu comme des introns dans les eucaryotes.

Je souhaiterais également vous parler d’un autre exemple, très spectaculaire, d’une espèce que sont les ciliés du champ des hypotriches, comme stylonychia et oxytricha. Chez ces organismes, les segments d’ADN qui vont être assemblés pour former des gènes fonctionnels dans le macronoyau ne sont pas seulement séparés par des séquences non codantes comme chez la paramécie mais se trouvent, de plus, présents dans des ordres et des orientations différents dans le génome germinal et dans le génome somatique. Cela est assez fréquent, puisque cela concerne environ 16 % des gènes de ces organismes. Je vais, par souci de simplification, qualifier les différents segments qui doivent être assemblés d’ « exons », sur le modèle des introns. Il faut, en principe, enlever les introns, les épisser et rabouter les exons pour faire un gène fonctionnel ; mais chez ces organismes, les différents exons d’un même gène peuvent se trouver sur des chromosomes micro-nucléaires différents. À la jonction de tous ces raboutages, il n’y a même pas de séquence consensus susceptible de servir au guidage du processus. Dans ces cas, il a été montré, tout comme chez la paramécie, que c’est bien l’information de séquence contenue dans le macronoyau parental qui va guider les réarrangements du macronoyau zygotique de la génération suivante, pour permettre un assemblage fonctionnel.

Dans cet exemple très précis, il est particulièrement clair que, pour un cilié de cette espèce, hériter du génome germinal par le jeu de la méiose et de la fécondation ne sert strictement à rien pour produire un génome fonctionnel. Il faut, de plus, hériter d’un mode d’emploi de ce génome, qui n’est pas écrit dans la séquence du génome germinal, mais hérité directement du macronoyau parental au macronoyau zygotique, par des mécanismes qui semblent assez variés suivant les espèces de ciliés, mais qui, dans tous les cas, font appel à des molécules d’ARN non codant, qui agissent de manière homologie-dépendante et vont donc passer directement, à travers le cytoplasme, du macronoyau parental au macronoyau zygotique et permettre ainsi l’assemblage d’un génome fonctionnel. Il apparaît ainsi clairement dans cet exemple que l’hérédité épigénétique transgénérationnelle dont on parle n’est pas une espèce d’épiphénomène marginal, mais vraiment une condition même de la survie de ces organismes, depuis sans doute quelques milliards d’années déjà.

On peut même effectuer l’observation suivante : dans la mesure où le mode d’emploi du génome germinal est lui-même hérité par une voie totalement indépendante de la voie mendélienne, dans la mesure également où il est héritable et variable et constitue donc le substrat de la sélection naturelle, alors on peut arriver au concept original selon lequel le génome somatique, chez ces ciliés, évolue indépendamment du génome germinal (qui évolue, comme chez toutes les autres espèces, par accumulation de mutations aléatoires suivies de sélections darwiniennes) ; mais de la même manière, les variations du schéma de réarrangement du génome somatique peuvent elles-mêmes, dans la mesure où elles sont héritables et transmissibles d’une génération à l’autre, être soumises à la sélection naturelle et participer, pourquoi pas, au processus d’évolution des espèces.

Je pense qu’il s’agit là d’un concept fondamental : l’épigénétique n’est peut-être pas une discipline à part entière (puisque, si l’on considère la génétique comme l’étude des mécanismes de l’hérédité, alors elle inclut entièrement l’épigénétique), mais constitue tout de même certainement un nouveau paradigme qui a son importance, en particulier pour la question de l’évolution qui, je pense, anime tous les biologistes et bien au-delà. Il apparaît en effet que, par ce genre de mécanisme, les espèces sont sans doute capables non seulement de s’adapter assez rapidement à des environnements changeants, mais aussi de se différencier les unes des autres et de devenir des espèces à part entière.

On dispose de cas très précis d’hérédité de caractère acquis, puisque tous ces mécanismes ont été mis en évidence par des expériences de transformation, dans lesquelles on peut fabriquer artificiellement un gène où l’on va, par exemple, inverser deux exons, avant de l’introduire dans le noyau somatique d’une cellule à une génération donnée : on constate alors qu’à la génération suivante, la progéniture sexuelle de cet organisme transformé va reproduire spontanément le mauvais schéma de réarrangement introduit dans le macronoyau précédent. Il s’agit là d’un exemple très clair d’hérédité de caractère acquis, survenu dans le laps de temps de la vie d’un individu et bel et bien transmis à sa descendance sexuelle, mais d’une manière non mendélienne.

En revanche, nous ne disposons pas d’exemples dans lesquels l’environnement est capable d’induire de manière dirigée des modifications du génome somatique qui puissent être profitables. Nous restons dans un modèle dans lequel la variabilité des schémas de réarrangement, qui ne sont pas parfaitement héritables (de la même manière que la séquence du génome germinal elle-même subit quelques mutations), va simplement fournir une variabilité qui est le substrat de la sélection naturelle, mais peut participer au processus d’évolution.

Dans ce mécanisme, nous parlons d’une hérédité transmise entre le soma de la génération n et celui de la génération n+1. Mes collègues qui travaillent sur les mammifères semblent toujours vouloir imaginer que la seule chose qui soit transmise entre générations sexuelles se trouve nécessairement à l’intérieur des gamètes. Ce n’est peut-être pas forcément le cas. Mme Edith Heard avait sans doute raison de nous mettre en garde contre les interprétations abusives d’hérédité transgénérationnelle épigénétique lorsque tous les standards de contrôle ne sont pas mis au point. Il ne suffit pas de dire que les méthylations d’ADN et d’histones sont complètement effacées pendant la gamétogénèse pour arriver à la conclusion qu’il n’existe pas d’autres mécanismes d’hérédité épigénétique transgénérationnelle.

Il faut donc garder l’esprit ouvert et na pas commettre avec le « tout épigénome » la même erreur qu’avec le « tout génome ». Je suis d’ailleurs assez surpris de constater que cette réunion n’aborde pas des mécanismes radicalement différents, qui sont pourtant également de l’hérédité comme, par exemple, ceux à base de prions dans lesquels on se passe complètement d’ADN et d’histones et où c’est simplement le repliement des protéines qui s’auto-perpétue. Il s’agit, là aussi, bel et bien de mécanismes d’hérédité.

Les généticiens n’avaient pas attendu de découvrir l’ADN pour parler de génétique mendélienne. De la même manière, je pense que nous n’avons pas besoin de connaître tous les mécanismes en détail pour oser parler d’hérédité épigénétique transgénérationnelle, dans le sens d’une hérédité épigénétique qui, tout simplement, n’est pas déterminée par des variations de séquences d’ADN, mais est néanmoins non seulement héritable, mais tout à fait essentielle à la survie des organismes.

M. Jean-Sébastien Vialatte. Je vous propose d’entendre à présent un grand témoin.

Grand témoin :

M. François Képès, directeur de recherche au CNRS, responsable d’équipe à l’Institut de biologie systémique et synthétique. Nous approchons de la fin de cette journée passionnante et peut-être est-il temps de s’acheminer vers un début de synthèse. Qui dit synthèse dit peut-être aussi simplification, mais la discussion générale permettra sans doute de rectifier et de nuancer ces systématisations.

Certains termes ont été utilisés, qui ont posé plus ou moins de problèmes. « Épigénèse » et « préformationnisme » ont, en outre, été largement évités, même s’ils ont été rapidement mentionnés dans certaines interventions, tandis que les termes de « génétique » et « d’épigénétique », tout comme la relation les unissant, ont donné lieu à débat. Les notions de « mutation » et d’« épimutation » n’ont quant à elles pas alimenté les discussions, peut-être parce qu’elles permettent de nommer des événements beaucoup plus précis.

Je vais essayer de m’appuyer plutôt, pour ce début de synthèse, sur ces notions de « mutation génétique » et d’« épimutation épigénétique ». En effet, nous connaissons déjà de nombreux exemples par lesquels il apparaît clairement que les frontières entre les mutations affectant le ACGT de l’ADN et des épimutations sont floues. On pense notamment à l’exemple, cité par Mme Edith Heard, du MLH-1, qui est sous-tendu par un polymorphisme mononucléotidique. On pourrait également mentionner tout simplement la cytosine méthylée qui, étant méthylée, n’est plus chimiquement une cytosine, ce qui entraîne dans les segments d’ADN concernés une augmentation des mutations, c’est-à-dire des changements de la cytosine en autre chose, ce qui est, en principe, de l’ordre de la mutation génétique. On pourrait multiplier ainsi les exemples.

Cela me permet d’ouvrir la question de savoir si l’on peut placer ces différents éléments dans un référentiel unique. Je vais essayer d’ordonner les pièces du puzzle proposées durant la journée, en prenant un référentiel qui s’appuie sur le préfixe « épi- » de « épigénétique ». On va ainsi partir de l’ADN nu et tenter de s’éloigner jusqu’au cytoplasme, voire jusqu’à la membrane et, au-delà, dans l’espace extracellulaire.

Selon cette logique, nous mentionnerons ainsi, tout d’abord, les nucléotides ACGT : le fait qu’un A devienne un T est, par exemple, une mutation.

Viennent ensuite la cytosine méthylée sur des segments d’ADN.

Un peu plus loin, se trouvent les protéines histones de la chromatine eucaryote, qui peuvent elles-mêmes être ou non méthylées, acétylées, ubiquitinylées, adp-ribosylées, phosphorylées, etc. Il s’agit là de modifications chimiques opérées par des enzymes sur les protéines de la chromatine.

Si l’on s’éloigne encore, on arrive à des portions de chromosomes qui subissent des réarrangements à longue portée de leur structure tridimensionnelle. Cela a été mentionné de façon allusive par M. Hervé Chneiweiss et, plus explicitement, par M. Christophe Lavelle. En effet, un chromosome replié d’une certaine manière porte une information structurale. On a vu, même si les mécanismes ne sont pas entièrement élucidés, à quel point cette information structurale est reproduite dans les cellules filles et se trouve être tissu-dépendant dans les multicellulaires. Je me réfère dans ce point à l’information portée par la structure même de l’ADN, que l’on ne peut pas concevoir correctement comme le porteur abstrait d’une séquence à décoder car c’est, en fait, une molécule chimique dotée de propriétés physico-chimiques.

Le dernier point concerne les états régulatoires, stables et héritables, même si ce n’est que pour un assez court terme. Dans ce cas, les acteurs moléculaires peuvent se trouver très éloignés de l’ADN. Ce sera, par exemple, l’interrupteur moléculaire, monoprotéique ou multiprotéique, dont parlaient MM. Raphaël Margueron et Jacques van Helden. Cet interrupteur se trouve dans le cytoplasme. Pourquoi ne pas voir là un exemple sophistiqué de régulation ou d’épimutation, souligné par M. Jacques van Helden, avec le côté amusant consistant à nous rappeler que la découverte de ces épimutations a été faite chez les bactéries, alors que, quand on parle d’épigénétique, on les oublie immédiatement, et date des années 1950, avant même celle de l’opéron lactose par Jacob, Monod et Lwoff. Nous avons là des acteurs qui, certes, se trouvent non loin de l’ADN, puisque l’on régule sur l’ADN avec un facteur de transcription, mais aussi une pompe qui se situe à la membrane et un inducteur qui se trouve au départ à l’extérieur de la cellule.

Cela montre que l’on peut partir de l’ADN et s’en éloigner à la façon d’un continuum dans ce référentiel unique entre mutations et épimutations.

Un autre aspect qui me semble éventuellement devoir être mentionné concerne le fait que nous avons bien entendu, d’une part, que les marqueurs épigénétiques, quelle que soit leur provenance, avaient des conséquences importantes sur un grand nombre de phénomènes biologiques de base, en particulier l’expression des gènes, d’autre part, que l’expression des gènes et leurs changements pouvaient amener à recruter des facteurs de modifications épigénétiques qui laissaient des marques : nous avons donc ici une puissante boucle de rétroaction entre les marqueurs épigénétiques et l’expression génique et autres phénomènes biologiques de base.

J’aimerais enfin apporter une légère touche de prospective, tout en amenant la dernière partie de la table ronde, consacrée à l’avenir des thérapies épigénétiques.

Le design épigénétique peut être vu de différentes façons. J’en citerai deux. La première concerne tout particulièrement mon équipe et ne renvoie pour l’instant qu’aux microorganismes. Mes propos, ainsi que je le mentionnai, relèvent de la prospective et sont donc de l’ordre de l’état de l’art ou un peu au-delà, dans lequel on peut essayer de stabiliser des états régulatoires par des effets conformationnels sur l’ADN, de façon rationnelle, c’est-à-dire préconçue, puis exécutée. La manière dont on s’y prendra en pratique va être d’ordre génétique : il s’agira de faire une intervention génétique, de pratiquer des modifications sur le ACGT de la séquence du génome du microorganisme, dans le but de favoriser des états régulatoires stabilisés d’ordres structuraux.

Le deuxième élément de ma réflexion est la lutte contre les maladies, en particulier celles à forte composante épigénétique, comme le cancer. Nous avons entendu à ce sujet des points de vue différents se faire jour, du côté de l’espoir et des précautions.

Je vous remercie de votre attention et attends la suite des échanges avec impatience.

B. AVENIR DES THÉRAPIES ÉPIGÉNÉTIQUES

Présidence de Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l’OPECST

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Ce dernier atelier de la journée va être consacré à l’avenir des thérapies épigénétiques, qui offrent des espoirs nouveaux et ouvrent de nouvelles ambitions scientifiques, assorties ici et là, comme cela a été souligné, de bémols et de dièses.

Cela révèle une grande inconnue : saura-t-on tout un jour ? Pourra-t-on alors tout faire, sans risque et sans créer d’autres éléments ou phénomènes que nous ne connaissons pas aujourd’hui et qui n’auraient pas existé sans nous ?

Cela soulève plus largement la grande question de la place de l’homme sur Terre. L’épigénétique touche à ces interrogations tout à fait fondamentales.

Je vous remercie les uns et les autres d’avoir accepté, tout au long de la journée, de participer à ces débats qui nous éclairent, nous parlementaires, sur des questions essentielles, qui renvoient à la compréhension de la vie de chacun d’entre nous, et de ce qui va se passer ensuite ou pas, pour les générations futures.

Nous nous trouvons donc là face à une grande équation relativement subtile, ce dont, à titre personnel, je me réjouis, dans la mesure où l’inconnu a ainsi de nouveau droit de cité et où la précaution devient un espace intéressant de développement moral, philosophique, scientifique et, oserais-je dire, politique. L’imprévisible reprend la parole, ce qui est de mon point de vue une bonne nouvelle, le rôle du scientifique étant, dans ce cadre, de décrypter cet imprévisible pour le rendre prévisible et ouvrir d’autres océans, donc de grandes marées.

Mme Paola Arimondo, directrice du laboratoire de pharmaco-chimie de la régulation épigénétique du cancer CNRS-Pierre Fabre. Ma présentation a été conçue pour être accessible au grand public et comporte donc de nombreuses simplifications. Il s’agit d’une tentative de vulgarisation sur l’avenir des thérapies épigénétiques, particulièrement dans le domaine du cancer.

Au cours de cette audition, nous avons entendu que l’épigénétique avait révolutionné la biologie fondamentale, dans la compréhension de la complexité du vivant, des maladies et de leur diagnostic. Je voudrais vous montrer également que cela induit un grand changement dans la stratégie de traitement des cancers.

Nous avons vu que l’épigénétique contribuait à expliquer comment l’impact de l’environnement sur le phénotype de la cellule était intégré, enregistré et transmis. Cela s’effectue par le biais de marques épigénétiques qui sont, en fait, des modifications chimiques des histones et de l’ADN qui participent au fait de compacter la chromatine, donc de cacher l’information génétique, ou de la décompacter, donnant ainsi accès à cette information. Ces modifications étant réversibles, on peut lire des informations différentes à des moments précis ou lors d’états particuliers suite, par exemple, à un stimulus environnemental. Il faut savoir, en outre, que l’on ne lit jamais que 2 à 5 % de l’information contenue dans une cellule.

La particularité de l’épigénétique réside principalement dans cette réversibilité et cette dynamique, dans ce caractère qui confère à la cellule sa plasticité et la possibilité de répondre aux stimuli de l’environnement et de les intégrer. De mon point de vue, l’intérêt se trouve surtout dans le fait que l’on peut, avec de petites molécules chimiques, moduler ces modifications chimiques, mettre ou supprimer une méthylation ou un acétyle, par exemple.

Nous essayons, en tant que chimistes, de développer des molécules, des « épimédicaments », capables de reprogrammer les cellules, en particulier dans les cancers.

Les cellules cancéreuses subissent une dérégulation épigénétique, c’est-à-dire ne lisent pas la bonne information. L’idée est donc, grâce à ces molécules, d’essayer de reprogrammer les cellules pour faire en sorte qu’elles lisent la bonne information.

Je travaille plus particulièrement sur la méthylation de l’ADN. On sait qu’il existe, dans certains cancers, des gènes suppresseurs de tumeurs qui sont mis sous silence. En réalité, la cellule dispose encore de cette information, mais ne peut plus y accéder. L’idée est ici d’utiliser de petites molécules pour enlever ces caches, ôter la méthylation de l’ADN sur les promoteurs, afin que la cellule cancéreuse soit en mesure de lire à nouveau l’information et reprendre son contrôle.

L’épigénétique participe à toutes les caractéristiques d’une cellule tumorale. Elle participe ainsi au fait que la cellule en question échappe aux signaux d’arrêt de croissance, qu’elle essaie d’augmenter sa vascularisation pour avoir davantage de nutriments et d’oxygène, qu’elle devienne capable d’envahir des tissus, échappe à la réponse immunitaire, devienne immortelle et agressive.

En fait, les épimédicaments parviennent à toucher toutes ces caractéristiques et à reprogrammer ainsi entièrement la cellule tumorale, à la rendre moins agressive, chimio-sensible, immuno-sensible, capable de mourir et d’être moins invasive.

La dernière décennie a vu la mise sur le marché de six molécules épigénétiques, utilisées essentiellement en hémato-oncologie. De nombreux progrès sont, par ailleurs, effectués actuellement dans le traitement des cancers solides. D’autres sont aujourd’hui en phase clinique.

Toutes ces molécules touchent différentes familles de protéines impliquées dans le fait de déposer ou d’enlever les marques épigénétiques et que l’on nomme « writers» ou « erasers ». Elles agissent aussi sur les protéines qui lisent ces marques et transmettent le signal, les « readers », en contrôlant l’accès à l’information génétique ou pas.

Chercheurs et cliniciens sont allés plus loin et se sont aperçus que ces molécules, qui reprogramment entièrement la cellule cancéreuse, étaient également capables de la rendre sensible à des chimiothérapies et à des immunothérapies.

Une étude a, par exemple, été menée sur des patients atteints de lymphomes devenus résistants à un agent anticancéreux classique, la doxorubicine et qui, suite à un traitement épigénétique, sont redevenus sensibles à la doxorubicine et ont complètement répondu au traitement.

Un autre exemple concerne des patients souffrant de cancers des poumons résistant à tout traitement et reprogrammés épigénétiquement pour répondre à une immunothérapie.

Il s’agit là de travaux assez récents. Dans le premier cas, la phase 1 vient juste d’être ouverte, en janvier 2015. Nous sommes donc encore en train d’apprendre.

Ces nouvelles thérapies épigénétiques suscitent beaucoup d’espoir et laissent entrevoir un potentiel thérapeutique important. Elles diffèrent de la chimiothérapie classique, dans laquelle on tue non seulement les cellules cancéreuses, mais aussi les cellules normales, avec des effets secondaires considérables. Ce sont des thérapies ciblées, qui visent uniquement une protéine spécifique, donc un processus particulier. Pour l’instant, aucune résistance n’est apparue. La cellule malade est entièrement reprogrammée, mais on ne la tue pas forcément : c’est la raison pour laquelle ce procédé doit être associé soit à des cytotoxiques, soit à de l’immunothérapie.

Il s’agit, en tout cas, d’un nouveau paradigme dans la thérapie du cancer.

En revanche, nous ignorons les effets à long terme de ces traitements. Cette question mérite d’être soulevée. Comme nous l’avons vu à plusieurs reprises aujourd’hui, il peut exister des effets d’héritabilité de ces marques. Il n’est donc pas exclu que cela produise à long terme des effets dont nous n’avons pas idée aujourd’hui. Nous n’en connaissons pas l’impact sur les générations successives. Notre rôle est donc non seulement de développer, mais aussi de comprendre et de suivre les effets de ces médicaments, qui sont tous nouveaux puisque le premier a été mis sur le marché en 2004. Nous apprendrons certainement beaucoup, par ailleurs, des essais cliniques actuellement en cours.

L’épigénétique joue aussi un rôle fondamental en tant que biomarqueur. Si l’on considère le fait que le paysage épigénétique soit altéré dans les cancers, la méthylation de l’ADN peut, par exemple, servir de signature pour faire des biomarqueurs, à la fois de pronostic, de diagnostic, mais aussi des marqueurs prédictifs de réponse à un traitement ou de suivi.

Plusieurs kits sont d’ores et déjà commercialisés pour détecter le cancer du côlon, de façon moins invasive que ce qui existait auparavant (comme décrit par M. François Radvanyi ce matin). D’autres kits permettent, en outre, dans le cas de cancers du cerveau, de voir si des patients peuvent répondre à une chimiothérapie ou pas, en fonction notamment de la méthylation d’un gène.

Mme Sophie Rousseaux, directrice de recherche en épigénétique médicale à l’Institut Albert Bonniot. Je travaille à l’Institut Albert Bonniot, à Grenoble, dans l’équipe de M. Saadi Khochbin, où nous développons une recherche fondamentale sur la programmation du génome, et en particulier sur la mise en place de l’épigénome mâle. Je dirige, par ailleurs, une recherche transversale dans le domaine de l’épigénétique, que nous avons organisée sous la forme d’une structure dénommée « EPIMED », pour « EPIgénétique MEDicale ».

La vie d’une cellule normale repose sur une interaction harmonieuse entre son génome (c’est-à-dire ses gènes) et son épigénome, que l’on peut définir comme l’environnement de ses gènes, leur système de balisage.

Le cancer est une maladie des gènes. Dans une cellule cancéreuse, le génome est fortement altéré avec, évidemment, des conséquences pour l’épigénome. Une nouvelle logique d’interaction entre génome et épigénome se met en place au sein de cette cellule. C’est sur la base de cette logique que la cellule cancéreuse développe des propriétés tout à fait particulières, comme la prolifération, la capacité de migrer, etc.

On est aujourd’hui capable, avec les techniques récentes, de détecter les altérations du génome, qui peuvent servir de cible pour le développement de traitements personnalisés.

On connaît moins bien la contribution de l’épigénome au processus de cancer, mais les quelques éléments dont on dispose laissent entrevoir qu’une fois que l’on aura compris l’impact de toutes les anomalies de l’épigénome que l’on peut observer dans les cancers et l’impact de cette nouvelle logique d’interaction entre génome et épigénome sur le processus d’oncogénèse, alors on aura l’espoir de pouvoir développer de nouvelles cibles, pour une médecine véritablement personnalisée.

J’aimerais vous présenter un travail que nous avons mené au laboratoire sur un cancer qui illustre très bien cette nouvelle logique d’interaction entre génome et épigénome et la manière dont on peut utiliser la connaissance de cette logique pour comprendre le mécanisme d’oncogénèse et trouver des solutions, notamment des traitements.

Il s’agit d’un cancer extrêmement agressif, pour lequel il n’existe pas de traitement actuellement, et qui est caractérisé par la présence d’une translocation, d’une anomalie génomique aboutissant à la production d’une protéine anormale résultant de la fusion de deux gènes et qui se présente donc en deux parties.

La première partie (BRD4) est, en fait, un facteur épigénétique capable de reconnaître et de se lier à une marque épigénétique particulière, l’acétylation des histones, via des domaines que l’on appelle « bromodomaines ».

La deuxième partie (NUT) est une protéine testiculaire, dont la fonction n’est pas connue pour l’instant ; mais nos travaux ont montré que, dans le contexte de ce cancer, la présence de cette deuxième moitié de protéine est capable d’activer la mise en place de cette même marque épigénétique d’acétylation. La présence de cette protéine de fusion est associée, dans les cellules cancéreuses, à un aspect tout à fait caractéristique de ce type de cancer, qui est la présence de foyers dans lesquels cette marque épigénétique est très enrichie et où l’on retrouve cette protéine anormale.

Ces foyers nucléaires restructurent complètement l’épigénome. Nous avons montré qu’ils sont à l’origine de l’oncogénicité de cette protéine et avons aussi mis en évidence la manière dont ces foyers se forment. Il existe ainsi une sorte de boucle d’amplification de cette marque d’histone d’acétylation, qui recrute initialement la protéine anormale via les bromodomaines de BRD4 qui s’associent à l’acétylation. La présence de la partie NUT fait propager l’acétylation, qui recrute plus encore de protéine anormale. Ce phénomène amplifie la marque d’acétylation et est stoppé par l’activité des histones déacétylases, qui maintiennent cette situation dans des foyers. Nous avons observé que, dans ces foyers, sont piégés des facteurs essentiels pour l’homéostasie cellulaire, en particulier certains facteurs épigénétiques. Les traitements vont donc viser à libérer ces facteurs des foyers. On peut en particulier utiliser pour ce faire des inhibiteurs des histones déacétylases, qui vont faire que la propagation de l’acétylation ne va pas se limiter aux foyers, mais va les disperser, donc réverser le phénotype de ces cellules.

Sur la base de ces travaux, nos collaborateurs américains ont essayé de traiter un adolescent atteint de ce cancer. Ils lui ont donné un inhibiteur des histones déacétylases, malheureusement en monothérapie. Ils ont néanmoins pu constater une régression très spectaculaire de la tumeur. Le traitement a toutefois été mal toléré et la tumeur est finalement réapparue. Il n’empêche que ce type de molécule suscite un réel espoir.

Nous avons aussi mis en évidence le fait que les bromodomaines de BRD4 sont nécessaires à l’activité oncogène de la protéine. Il est donc également possible d’inhiber ces bromodomaines avec un nouveau type de molécule inhibiteur de bromodomaines, qui là aussi est utilisé actuellement dans le cadre d’essais cliniques.

Cet exemple montre que si l’on comprend bien la logique spécifique d’interaction génome-épigénome dans un cancer, alors on est capable de comprendre l’activité oncogénique et d’utiliser cette connaissance pour développer des approches thérapeutiques.

D’une manière plus générale, l’une des conséquences de cette altération génome-épigénome dans les cancers est la dérégulation de l’expression des gènes. Mme Paola Arimondo a évoqué précédemment l’existence de répressions anormales de gènes qui normalement devraient être exprimés. Nous nous intéressons pour notre part au phénomène inverse, qui est l’expression anormale de gènes qui devraient normalement être silencieux. Cela est très intéressant dans la mesure où le produit de ces gènes peut servir de biomarqueur. Nous utilisons notamment, pour explorer l’expression de ces gènes, les données publiées existantes, extraites des bases de données, que nous retravaillons pour poser cette question particulière.

Dans le cas du cancer du poumon, nous avons constaté que certains gènes, normalement spécifiques des cellules germinales mâles, qui vont produire les spermatozoïdes et sont, en principe, silencieux dans tout autre tissu, se trouvaient exprimés anormalement et que l’expression d’un certain nombre de ces gènes était très fortement liée à l’agressivité des tumeurs. Nous avons ainsi pu développer un outil nous permettant d’identifier les patients à haut risque, ce qui permettra, nous l’espérons, d’adapter les traitements.

Cette approche est applicable à tout type de cancer, puisque tous les cancers expriment anormalement un certain nombre de gènes. Des collaborations locales ou internationales ont ainsi permis le développement de travaux, non seulement dans les cancers du poumon mais aussi dans les lymphomes, les leucémies, les cancers du sein. Nous espérons un développement à grande échelle de ce type d’approche, pour améliorer les espoirs de prise en charge des patients.

Ainsi, la compréhension des anomalies épigénétiques intimement liées aux anomalies du génome dans les cancers nous permet de comprendre les activités oncogéniques et d’identifier des biomarqueurs, l’idée étant d’essayer d’améliorer les stratégies thérapeutiques.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. On sent que tout cela est à la fois très neuf et potentiellement très puissant et suscite espoir autant qu’inquiétude.

Un cancer peut-il être, à lui seul, épigénétique ?

Mme Sophie Rousseaux. On ne peut pas dissocier l’épigénome du génome. Je ne pense donc pas qu’un cancer puisse porter uniquement des anomalies épigénétiques sans altération de son génome.

Mme Nadine Martinet, directrice de recherche INSERM à l’Institut de chimie de Nice. Je travaille à l’Institut de chimie de Nice, où je fabrique des tests pour mesurer la bio-activité des molécules. Je développe également, en collaboration avec une centaine de chimistes et biologistes, des procédés pour conditionner les échantillons avant analyse et de nouvelles molécules à activités épigénétiques ou anti-cellules souches du cancer. J’ai été membre fondateur de l’action COST « Epigenetic from bench to bedside » (TD 9051) et de celle sur la « Résistance des cellules souches du cancer » (CIM 1106). Nous avons fait des miracles avec peu de moyens : création et distribution gratuite d’une chimiothèque et réalisation gratuite de vingt criblages innovants : plus de vingt publications. Cette chimiothèque a été un succès pour faire travailler ensemble chimistes et biologistes.

Il m’a été demandé de parler aujourd’hui de la question de l’investissement effectué dans le domaine de l’épigénétique et du retour sur investissement réalisé.

En Europe, ont été investis, au cours des FP6 et FP7, 200 millions d’euros. Une réunion stratégique a, en outre, eu lieu en 2014 à Bruxelles, à laquelle j’ai participé, qui a décidé de réinvestir de l’argent, essentiellement pour le programme « Horizon 2020 » et le séquençage de l’épigénome (30 millions d’euros). Il s’agissait de maintenir ainsi les structures institutionnelles de séquençage partout en Europe et de payer un accès aux données générées par l’effort des Américains. J’y ai défendu la cause de la chimie médicinale, en vain.

En France, quelque deux cents projets de l’ANR ont été financés, pour un montant d’environ 45 millions d’euros. Ont également été soutenus : deux LabEx et de nombreux programmes Inca, pour lesquels nous ne parvenons pas à retrouver les sommes engagées. De l’argent a, en outre, été versé par la Ligue, l’ARC et les régions notamment, auxquels il convient d’ajouter les SATT (13). Ces montants ont été alloués aux chercheurs académiques, dont 80 % étaient des biologistes au sens large.

L’INSERM et Aviesan se sont interrogés, en janvier dernier, sur les éventuels retours ayant résulté d’investissements aussi massifs. Ils ont donc organisé une première réunion à ce propos en janvier, suivie d’une seconde en avril. À la fin de la première réunion, il a été décidé d’ouvrir un appel d’offres et d’essayer de savoir s’il y avait en France des chercheurs disposant de produits ou de projets épigénétiques valorisables à court terme. Quarante-neuf lettres d’intention ont été reçues, dix-neuf projets choisis et un seul est financé à ce jour. En fait, Aviesan n’a pas d’argent et les financements doivent passer par les SATT qui, pour l’instant, ne font pas de pré-maturation, d’où l’impossibilité de maturer les dix-huit projets. Le poids de la masse salariale dans les SATT fait que très peu de leurs fonds arrive aux chercheurs qui doivent financer autrement tous les résultats que les SATT devraient pré-maturer. Quand les chercheurs ont réussi cette étape et ont des résultats, c’est un parcours du combattant car il faut informer le CNRS, l’INSERM, l’Université. Les SATT délibèrent pour choisir les projets qu’elles valorisent. Mon expérience et celle de mes collègues sont un désastre du fait de la paperasserie et de l’incompétence auxquelles nous nous sommes heurtés. Bref, une grosse perte de temps, si bien que tous les chercheurs essayent d’éviter les SATT pour obtenir directement des contrats de collaboration avec des industriels. En d’autres termes ont été créés des « machins » qui ne sont pas au service des chercheurs. En 2015, par exemple, la SATT Paca a gagné 50 000 euros.

D’où vient l’argent gagné sur le marché de l’épigénétique ?

Il faut tout d’abord savoir que ce marché a été évalué, en 2014, à 413,24 millions de dollars. On estime qu’il atteindra, en 2019, 783,890 millions de dollars, soit une progression de 13.64 % en cinq ans, d’après Forbes. Les produits vendus le sont essentiellement en Europe, aux États-Unis et au Japon. Il est probable que, au fil du temps, la Chine devienne également un marché très important.

À l’évidence, ce sont les médicaments qui rapportent le plus d’argent. Ils représentent environ 60 % du marché. Viennent ensuite, à hauteur de 10 % du marché, le diagnostic in vitro et quelques biomarqueurs. Les kits et réactifs (anticorps), les enzymes et les instruments comme les séquenceurs ou les spectromètres de masse, représentent quant à eux les 30 % de marché restant. On estime, par ailleurs, que ce marché va augmenter de 10 % par an jusqu’en 2017.

Si l’on considère plus en détail le marché des kits, réactifs, enzymes et instruments, les acteurs les plus importants sont Abcam, Active Motif, New England Biolabs ou encore Thermo Fisher Scientific.

L’Europe ne compte qu’un acteur majeur, Diagenode, implanté en Belgique, qui commercialise principalement des kits pour le séquençage, le
RNA-Seq et quelques instruments pour la sonication de l’ADN. En 2014, le chiffre d’affaires de cette société était de 27 millions. En termes de ressources humaines, l’entreprise est passée de quatorze personnes en 2008 à cent soixante-dix en 2014, incluant une autre société fille basée aux États-Unis. Je connais personnellement le président-directeur général, pour lequel j’ai travaillé, qui m’a dit lui-même que bien qu’étant près de la roche Tarpéienne chaque jour, il était très content de ce qu’il avait réalisé. Il faut savoir en effet que le projet a été incubé pendant plus de sept ans dans les laboratoires de l’université, c’est-à-dire dans les caves du CHU, avant de prendre son essor. Peut-être serait-il intéressant de lui demander les clés de son succès, car il ferait assurément un excellent témoin.

La France compte également un acteur dans ce domaine, la Cerep, basée à Poitiers, qui a été rachetée en 2012 par la société américaine Eurofins et affichait en 2014 une perte de 1,66 million d’euros. Elle a obtenu voici deux ans une aide du Feder de 500 000 euros, à laquelle s’est ajoutée une aide régionale du même montant, soit un million d’euros au total. Les deux chercheurs académiques associés au projet ont aujourd’hui les plus grandes difficultés à récupérer leur part de l’argent attribué.

Comme nous le voyons, faire des anticorps, des peptides, des kits, ou préparer des enzymes, peut rapporter de l’argent.

La difficulté majeure à laquelle nous sommes confrontés réside dans le fait que nous utilisons tous ces matériels, comme les séquenceurs de troisième génération, et qu’il n’en existe pas un seul d’origine française. Ainsi, les logiciels d’utilisation sont américains ; nous n’avons donc pas la main sur eux, ce qui n’est pas sans poser de problème.

Nous allons aborder à présent le deuxième segment du marché, constitué par les biomarqueurs utilisés pour le diagnostic et par le test compagnon pour le traitement.

Qui achète ce matériel ? Les big pharma, mais aussi des biotechs, des start-up et des chercheurs académiques.

Un test, vendu par Epigenomics et baptisé « Epi proColon », va arriver sur le marché. Il s’agit, en fait, de trois tests de méthylation que l’on pratiquera sur l’ADN fécal. Ce test a bénéficié d’un marquage CE et été approuvé par la FDA, mais a déjà été confronté à l’efficacité du test Gaiac qui recherche le sang dans les selles. Cette étude a donné lieu à une publication dans le New England Journal of Medicine. Elle révèle la présence, avec les tests de méthylation, d’un nombre beaucoup trop élevé de faux positifs. D’ailleurs, l’actif le plus important en Europe dans ce domaine était Oncométhylome, qui a fait faillite et a été racheté par une société américaine MDxHealth.

Il faut savoir que, sous la pression, la FDA s’apprête à revoir tous ces biomarqueurs car, dans le portefeuille de nombreuses sociétés comme dans celui de l’INSERM, cela représente la majorité des brevets.

Aujourd’hui, le séquençage massif se développe, pour un coût moindre. Aux États-Unis, il est désormais facturé 1 000 euros. On est donc en droit de se demander à quoi vont servir les biomarqueurs partiels, c’est-à-dire les collections de signatures. On a vu ce qu’ont donné précédemment les collections d’ARN (Mammaprint et autres), dont je doute personnellement de la qualité. Par contre, je crois aux tests compagnons capables d’aider le médecin à optimiser la thérapie au plus près du but: médecine personnalisée. Il sera réalisé sur l’ADN circulant, utilisé alors comme biopsie liquide et non pas sur les cellules tumorales circulantes.

Il faut, en outre, noter que les sujets, malades atteints ou non d’une tumeur, seront séquencés avant que des thérapeutiques ne soient disponibles. Ainsi, on ne séquencera pas que des malades ; peut-être pratiquera-t-on aussi du séquençage préventif.

Aviesan a mené récemment une étude, qui a révélé qu’ils disposaient de 28 brevets de marqueurs épigénétiques, dont aucun n’a été licencié (c’est-à-dire vendu à une société privée pour être exploité). Il en est de même de trois brevets sur des petites molécules épigénétiques. L’étude des brevets internationaux déposés dans ce domaine sont une bonne indication des cibles thérapeutiques travaillées et de l’identité du breveté. Je me demande pourquoi une veille technologique systématique de ces données n’est pas effectuée. Il semblerait que le CNRS ait maintenant fait cette étude. Pour autant, je considère cette étude comme un exercice de communication où on ne dit rien sur le nombre de brevets français académiques licenciés. Or, en interrogeant espace net (banque de brevets), il apparaît que, pour certains brevets d’origine française, la redevance annuelle n’a pas été réglée.

Je mets en garde contre une pseudo-valorisation – très française – consistant à confier un brevet académique à une start-up (créée pour l’occasion par des jeunes chercheurs, voire des chasseurs de prime professionnels), qui demandera des subventions pour maturer le projet. Des chercheurs du service public seront alors rémunérés par la start-up comme conseillers scientifiques et toutes les institutions proclameront avoir vendu une licence de leur brevet à une start-up à qui la BPI (14) va prêter pour acheter le brevet. La start-up survivra en moyenne trois ans avec des subventions nationales, BPI, région, département, avance sur crédit impôt recherche … et laissera, au final, une dette importante à l’État, aux banques, bien que quelques emplois auront été créés pendant quelques années (voir la start-up EpiReMed).

Le troisième segment du marché est celui des médicaments épigénétiques, qui ont rapporté, essentiellement aux États-Unis, 251,8 millions d’euros en 2013. Le plus ancien est le Vidaza, découvert en 1946 à Prague. Il s’agit d’un analogue de nucléoside, repositionné voici une vingtaine d’années, puisqu’il est génériqué. Cette thérapeutique n’est donc pas récente mais permet la survie des patients atteints de syndromes myélodysplasiques.

À l’heure actuelle, soixante-quatorze compagnies développent quatre-vingt-deux médicaments épigénétiques, dans trois cents quatre-vingt-sept programmes de recherche en cancérologie, pour cinquante-deux cibles différentes. Un médicament a été suspendu et trente-deux abandonnés. Servier a récemment indiqué son investissement dans l’épigénétique et le diabète de type 2. L’an dernier, Servier a publié un appel d’offre pour une bourse de thèse sur le sujet : personne n’a répondu, un deuxième appel a dû être republié.

En Europe, la situation est la suivante : le commissaire européen m’a indiqué que la politique et la stratégie pharmaceutique relevaient des États. Il n’a rien voulu entendre lorsque nous lui avons demandé de nous aider à développer la chimie médicinale pour l’épigénétique.

En France, il existe l’unité mixte CNRS et Pierre Fabre, dont Mme Paola Arimondo vous a parlé. Une trentaine de personnes y recherche des inhibiteurs de méthylation de l’ADN non nucléosidiques. Nous avons également Inventiva, créée en 2012 à la suite de la faillite des laboratoires Fournier et qui a reçu, avec l’Institut Curie, 7 millions d’euros pour développer des inhibiteurs de G9a. Quant à la société Pfizer, elle ne veut pas d’inhibiteur de la méthylation de l’ADN, qui est le projet phare du CNRS

Seuls deux chimistes font, en France, de la chimie médicinale épigénétique académique, à savoir M. Philippe Bertrand et un jeune chimiste à Orléans. En conclusion, la France accuse un retard de vingt ans en produits épigénétiques par manque d’investissement en chimie médicinale. Pourtant, deux pistes pour la prévention du vieillissement sont encore ouvertes, et dans lesquelles il importerait d’urgence d’investir, à savoir les compléments alimentaires (voir le succès de la société The Epigenetic Superfood Reliv : 57.3 millions de dollars déjà en 2014) et les cosmétiques épigénétiques.

Personnellement, j’ajoute que le modèle de développement de petites molécules outils ou médicaments par des académiques en Europe est à revoir pour définir les enjeux, investir les domaines porteurs et soutenir les projets translationnels public-privé européens dans un contexte où les sociétés pharmaceutiques nationales rencontrent presque toutes des difficultés et en particulier en France où le développement d’un médicament reste évalué à 2.6 millions de dollars alors qu’un projet ANR tourne autour de 250 000 euros.

Connivence et posture sont actuellement les deux ressorts de la recherche en épigénétique en France. La communication reste l’élément le plus important au détriment de la science qui est la seule vraie base de l’innovation. Il s’agit de faire le buz sur le « côté sociétal de l’épigénétique : la lutte de l’inné et de l’acquis ». Mais, je le répète, connivence et posture, ne font pas une politique industrielle. Nous avons de l’argent en France mais il n’est pas investi là où il le faudrait.

Mme Karine Merienne, chargée de recherche au laboratoire de neurosciences cognitives et adaptatives CNRS-Strasbourg. Je vais vous parler d’épigénétique associée aux maladies neurodégénératives. Un nombre grandissant d’études indique, en effet, que des dérégulations épigénétiques sont impliquées dans les maladies neurodégénératives comme la maladie de Huntington, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson ou la sclérose latérale amyotrophique (SLA).

Dans cette communauté scientifique, le développement de thérapies épigénétiques est considéré aujourd’hui comme prometteur et constitue donc un enjeu.

Historiquement, la maladie de Huntington a joué un rôle pionnier dans la recherche de ce type de thérapie et continue d’y tenir un rôle moteur. C’est la raison pour laquelle je vais m’attarder particulièrement sur cette pathologie.

Il s’agit d’une maladie neurodégénérative aujourd’hui incurable. Elle débute à l’âge adulte, évolue sur une dizaine d’années et est fatale. Elle associe des troubles moteurs, cognitifs et de la personnalité. Elle résulte d’une dégénérescence préférentielle d’une région bien précise du cerveau, le striatum. Contrairement aux maladies d’Alzheimer, de Parkinson ou à la SLA, pour lesquelles il existe, certes, des formes héréditaires, mais minoritaires, la maladie de Huntington est purement génétique. La mutation est une séquence de triplet CAG répétée de façon aberrante. Cela conduit à la production d’une protéine mutée qui contient une expansion de polyglutamine, toxique en particulier pour les neurones.

Cela fait que la maladie de Huntington a pris de l’avance par rapport aux autres maladies neurodégénératives en termes d’étude des mécanismes physiopathologiques : on a en effet pu la modéliser assez rapidement, en générant en particulier des modèles souris, qui se sont révélés extrêmement utiles pour la compréhension de ces mécanismes, l’identification de cibles thérapeutiques et la réalisation d’essais précliniques.

Dès les années 2000, il a été montré, grâce notamment à ces modèles, que l’activité histone acétyltransférase de la Creb-binding protein (CBP) était altérée dans les neurones Huntington, en raison de son recrutement par les agrégats que forme la protéine mutée. Cela a été associé à des baisses d’acétylation des histones au niveau de certains gènes et à des dérégulations transcriptionnelles importantes, que confirment les nombreuses analyses transcriptomiques.

L’idée que des inhibiteurs de HDAC puissent être utilisés pour corriger ces altérations épigénétiques et transcriptionnelles associées à la maladie de Huntington est rapidement apparue. Cela s’est traduit par la réalisation de nombreux essais précliniques, chez la souris en particulier.

Des inhibiteurs de HDAC, qui ciblent plus particulièrement les HDAC de classes 1 et 2, ont été largement utilisés (SAHA, sodium butyrate, etc.). Les effets de ces traitements sont relativement bénéfiques sur les modèles murins. Il convient toutefois de souligner que les corrections des phénotypes restent partielles et relativement modérées, et que ces traitements sont associés à une certaine toxicité.

Cela dit, un essai clinique américain, basé sur l’utilisation du phénylbutyrate, a été lancé en 2005. Son analyse est toujours en cours, en raison de l’absence de biomarqueurs fiables permettant d’évaluer le bénéfice du traitement. Ce type de problème est récurrent, non seulement pour la maladie de Huntington, mais pour la plupart des essais cliniques réalisés pour les maladies neurodégénératives.

La société américaine Repligen développe malgré tout, de façon très active, de nouvelles molécules, sous forme d’une nouvelle génération d’inhibiteurs de HDAC.

Quant au mécanisme d’action, il est peu clair. Il semble que les cibles de ces inhibiteurs ne soient pas simplement des histones, mais aussi des protéines non histones.

Tout cela indique qu’il est absolument important de développer, pour traiter la maladie de Huntington, des molécules épigénétiques plus efficaces, plus sélectives et moins toxiques, ce qui nécessite de mieux caractériser les altérations épigénétiques associées à cette maladie et de rechercher des signatures épigénétiques en utilisant les techniques de séquençage à haut débit, comme le ChIP-seq.

C’est précisément ce que nous avons commencé à faire au laboratoire, en analysant le striatum de souris modélisant la maladie de Huntington. L’approche semble prometteuse, puisque nous avons pu montrer un défaut d’acétylation de l’histone H3K27 au niveau de régions régulatrices du génome bien précises, les « super-enhancers », impliquées dans la régulation de l’expression de gènes qui définissent l’identité des cellules. Nos résultats suggèrent que l’acétylation de H3K27 pourrait constituer une cible thérapeutique. La question est à présent de savoir s’il est possible de restaurer sélectivement cette acétylation.

Il se trouve que l’acétylation de H3K27 est une cible de CBP. Ma collègue le docteur Anne-Laurence Boutillier a développé, en collaboration avec un laboratoire indien, un composé, nommé CSP-TTK21, qui est un activateur sélectif de CBP/p300. La partie active de la molécule est le TTK21, qui est couplé à une nanosphère de carbone, ce qui augmente les propriétés perméantes de la molécule. In vivo, le CSP-TTK21, après injection intrapéritonéale chez la souris, traverse la barrière hématoencéphalique, pénètre les tissus cérébraux et entre en particulier dans les neurones, où se produit un mécanisme d’auto-acétylation, une augmentation de l’activité de CBP et du niveau d’acétylation des histones. Ces études montrent que les souris traitées avec le CSP-TTK21 voient leur mémoire à long terme s’améliorer. Les phases actuelles et à venir consisteront à traiter des souris modèles de la maladie de Huntington et de la maladie d’Alzheimer avec ce composé.

Les avancées réalisées dans le domaine de la maladie de Huntington bénéficient aux autres maladies neurodégénératives. De nombreuses études ont ainsi montré que les maladies d’Alzheimer, de Parkinson et la SLA étaient associées à des altérations des niveaux d’acétylation des histones. L’acétylation des histones pourrait donc constituer une cible thérapeutique commune pour ces maladies neurodégénératives. De fait, de nombreux essais précliniques, voire cliniques, basés sur l’utilisation d’inhibiteurs de HDAC, ont été réalisés.

Je voudrais conclure en insistant sur le fait que, pour développer de nouveaux composés épigénétiques appliqués à ces maladies, il nous faut vraiment, maintenant, caractériser précisément ces altérations épigénétiques, c’est-à-dire identifier les signatures épigénétiques spécifiques et communes à ces maladies, ce qui suppose la réalisation d’analyses comparatives.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Votre intervention montre qu’il existe dans ce domaine beaucoup d’hypothèses, d’espoirs, mais aussi d’infirmations et de confirmations à construire.

Je vais à présent passer la parole aux deux grands témoins.

Grands témoins :

M. Philippe Bertrand, maître de conférences hc à l’Institut de chimie des milieux et matériaux de Poitiers. J’aimerais commencer par une remarque sur l’exposé relatif à l’attribution des financements. On peut effectivement constater, en regardant la composition de cette table ronde, qu’il y a surtout des biologistes, très peu de chimistes, et seulement quelques bioinformaticiens. Si l’on veut vraiment répondre aux attentes en termes de marché, peut-être faudra-t-il mettre davantage de moyens vers la chimie et la bioinformatique.

Concernant la question des nouvelles modalités de thérapie autour de l’épigénétique, ont été évoqués, en dehors du fait qu’aucune n’est française, divers problèmes posés par les molécules actuellement développées, dont l’instabilité métabolique et les problèmes de toxicité. Les molécules de première génération, notamment les inhibiteurs de HDAC, sont métaboliquement très instables. Ces molécules de première génération, avec une activité non spécifique, ont été améliorées, avec une deuxième génération d’inhibiteurs ayant une plus grande sélectivité vis-à-vis de cibles épigénétiques spécifiques. Actuellement, sont publiés des articles dans lesquels les éléments de structures relatifs aux pharmacophores sont modifiés, pour obtenir des molécules stables du point de vue pharmacocinétique et avec une bonne pharmacodynamique, et utilisables en clinique sur le long terme.

Les applications des traitements épigénétiques sont variées. Afin de
re-sensibiliser des cellules cancéreuses résistantes aux chimiothérapies actuelles, sont développées des combinaisons de molécules inhibant plusieurs mécanismes épigénétiques ou inhibant des mécanismes complémentaires, dont l’un est d’ordre épigénétique. De nombreux travaux sont également menés sur l’immuno-modulation, notamment au sein d’une équipe de Nantes.

Des travaux récents portent aussi sur la synthèse de molécules intégrant en plus de l’aspect épigénétique, deux, voire trois fonctionnalités additionnelles. Certaines études concernent, par exemple, des inhibiteurs de HDAC couplés, sur la même structure, avec des inhibiteurs de topoisomérase, l’idée étant de cibler deux mécanismes complémentaires comportant au moins une partie épigénétique, afin de renforcer la réponse des traitements, notamment en cancérologie. Cette approche a pour objet de proposer une seule molécule ciblant deux mécanismes ou plus et est à mettre en parallèle des solutions actuelles de traitements en combinaison avec plusieurs molécules.

Au-delà de ces aspects thérapeutiques classiques, plusieurs exposés ont, en outre, évoqué le cas de la médecine de précision, personnalisée, stratifiée. Cette nouvelle stratégie qui a émergé dans des applications cliniques comme les traitements anticancéreux ciblés, sera probablement appliquée à l’épigénétique, dans la mesure où l’on connaît des mutations, des translocations dans certains domaines épigénétiques, susceptibles d’être utilisées comme points d’ancrage pour des thérapies ciblées.

La technique décrite dans la dernière intervention s’apparente, me semble-t-il, à de la vectorisation. C’est l’une des autres voies possibles pour utiliser des molécules ciblant les régulateurs épigénétiques, en les protégeant de l’environnement durant leur administration, afin de pouvoir les amener spécifiquement où on le souhaite dans l’organisme. Dans le cas du cancer, la vectorisation est basés sur l’environnement tumoral. Pour ce qui est des traitements liés aux pathologies du cerveau, le problème majeur réside dans le fait de trouver des molécules capables de traverser la barrière encéphalique.

Je pense que l’avenir est, pour l’épigénétique, en termes de molécules, d’aller vers davantage de spécificité, moins de toxicité, des molécules biologiquement plus stables, qui pourront être utilisées par toute la communauté travaillant sur l’épigénétique. La sélectivité permettra d’obtenir des inhibiteurs plus spécifiques d’un mécanisme épigénétique, inhibant une seule cible.

Les applications concernent aujourd’hui majoritairement le cancer, mais les maladies neurodégénératives et le diabète, sont autant d’application à fort potentiel. D’autre part, le traitement épigénétique des plantes peut conduire à l’expression de gènes facilitant leur croissance. Enfin d’autres travaux ont pour objet le traitement épigénétique de cellules ou bactéries pour produire de nouveaux métabolites pouvant servir de point de départ vers de nouveaux médicaments.

M. Hinrich Gronemeyer, directeur de recherche à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg. Comme vous avez pu le constater, l’épigénétique est une discipline très prometteuse pour ce qui concerne le traitement du cancer, mais aussi d’autres pathologies comme les maladies inflammatoires ou neurologiques.

À l’heure actuelle, les cliniciens disposent de quatre épidrogues. Il s’agit principalement d’inhibiteurs de méthylation de l’ADN ou d’inhibiteurs des HDAC.

Les agents déméthylants de l’ADN, comme la décitabine ou la
5-azacytidine, sont, quant à eux, utilisés dans le traitement du syndrome myélodysplasique ou de la leucémie myéloïde aiguë.

Les inhibiteurs de HDAC, comme le vorinostat ou la romdepsine, sont utilisés pour le traitement des lymphomes.

Autrement dit, on dispose ainsi de médicaments pour les cancers hématopoïétiques, mais non pour les cancers solides.

Les recherches actuelles ont permis d’identifier d’autres types de cibles impliquées dans la modification ou la reconnaissance des histones modifiées. On a pu mettre en évidence trois classes de modulateurs, brièvement mentionnés par Mme Paola Arimondo.

Il s’agit tout d’abord des « writers », enzymes qui modifient les histones. Comme l’a signalé M. François Fuks, nous comprenons très mal la façon dont ils trouvent leur cible ; mais ils sont probablement transportés et ciblés par d’autres facteurs tels que le facteur de transcription ou même certains ARN.

La deuxième classe de modulateurs est celle des « readers », qui sont des groupes de protéines partageant un domaine commun, reconnaissant une modification des histones spécifique, et qui sont impliqués dans la propagation du signal au niveau de la chromatine. Des composés chimiques ressemblant à ces histones modifiées peuvent bloquer cette interaction, avec les marques de chromatine. Les exemples les mieux étudiés actuellement sont des inhibiteurs de bromodomaines, en cours de développement pour le cancer, ainsi que pour des maladies inflammatoires et neurologiques.

Le troisième type de cible est les « erasers », enzymes qui éliminent les marques épigénétiques des histones. L’un des exemples en est la classe des déméthylases des histones, dont certaines peuvent être surexprimées dans le cancer et inhibées par de petites molécules chimiques. Il n’existe pas actuellement d’inhibiteur de ce type en clinique, mais la recherche dans ce domaine est très active.

Il est important de souligner que l’épigénome est une plateforme dynamique, avec une mémoire dynamique qui reçoit et émet des informations correspondant à la fonction de la cellule dans l’organisme. Cette plateforme n’agit pas de façon autonome, mais en rapport avec d’autres systèmes régulateurs, comme les facteurs de transcription, qui peuvent être des facteurs épigénétiques et sont, de surcroît, susceptibles d’être modifiés comme les histones. Il existe, en outre, comme cela a été mentionné à plusieurs reprises, des ARN non codants. Le troisième principe de régulation réside dans la structure de la chromatine.

Tous ces éléments sont des cibles thérapeutiques potentielles. Ils peuvent être ciblés seuls ou en combinaison.

Par conséquent, une épidrogue peut avoir, en raison de ces interactions complexes, des effets inattendus, notamment indésirables, comme, par exemple, l’anémie résultant du ciblage de l’histone déméthylase LSD1 dans un modèle animal.

En résumé, il existe une multiplicité de cibles thérapeutiques pour une voie de signalisation pertinente pour une maladie. Il est, en outre, envisageable de combiner différents types de thérapies. Il existe ainsi de multiples essais cliniques qui testent l’efficacité de thérapies (dont les chimiothérapies) en combinaison avec des épidrogues.

La sélectivité des épidrogues est une question très importante. Les modulateurs d’épigénome sont des familles de protéines et les inhibiteurs peuvent cibler la famille entière ou des sous-groupes de cette famille. Cette situation est très souvent considérée par les sociétés pharmaceutiques comme un handicap majeur pour le développement des médicaments ; mais le développement des inhibiteurs de HDAC et le succès récent des inhibiteurs de bromodomaines prouvent que l’inhibition de plusieurs membres d’une famille peut présenter des avantages thérapeutiques.

Pour ce qui concerne la sécurité, les épidrogues ne sont, en principe, pas génotoxiques et leur action est réversible. Cependant, la toxicité possible, en particulier dans l’utilisation chronique pour d’autres pathologies comme les troubles neurologiques, les maladies inflammatoires ou le vieillissement, est actuellement inconnue.

Pour conclure, je voulais partager mon point de vue personnel sur la recherche et le développement des médicaments épigénétiques en France. Il faut constater que nous avons d’excellents scientifiques, qui travaillent sur les aspects mécanistiques de l’épigénome. Ces travaux sont bien soutenus par divers organismes, comme Itmo Cancer, Aviesan.

Il serait en revanche nécessaire de soutenir et intensifier les efforts dans les domaines suivants. Nous avons tout d’abord besoin d’outils et de ressources pour l’intégration des multiples couches d’informations, à l’aide d’une bioinformatique très sophistiquée, comme le soulignait M. Hervé Chneiweiss. Il faut, en outre, des actions concertées pour prioriser les modulateurs épigénétiques pour le développement de médicaments. Il convient, enfin, de soutenir la chimie correspondante.

Pour les deux derniers aspects, des partenariats public–privé pourraient être mis en œuvre. Un modèle en la matière est le « Structural Genomics Consortium », qui génère des structures cristallines, des domaines de facteurs épigénétiques et fournit des composés chimiques aux chercheurs académiques et à l’industrie pharmaceutique.

Au vu de la complexité du processus de développement des épidrogues, il est important que les mondes académique et pharmaceutique collaborent d’une manière précompétitive, dans le cadre de consortiums multidisciplinaires associant des chimistes, des biologistes, de bioinformaticiens, des cliniciens et des pharmaciens.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Ce scénario avait été envisagé voici quelques années. Il l’est encore, me semble-t-il, à Bruxelles. Ce sont effectivement des enjeux essentiels. La grande question est ensuite de savoir qui est propriétaire de quoi, qui fait quoi, dans quel délai, où, quand et dans quelles conditions.

Débat commun aux quatrième et cinquième tables rondes

M. Hinrich Gronemeyer. Ma première question s’adresse à Mme Sophie Rousseaux : le travail mené sur BRD4-NUT ressemble à une technologie actuellement développée par M. Bradley Bernstein à Harvard. Ce dernier a indiqué récemment dans un article qu’il était possible d’éditer l’épigénome par une technologie dans laquelle des readers ou des erasers pouvaient cibler des sites très spécifiques dans le génome. Je me demande si les perspectives de ce travail ne pourraient pas être d’étudier les conséquences d’une altération sélective de l’épigénome, pour comprendre les rôles fonctionnels.

Mme Sophie Rousseaux. Cette question, assez pointue, dépasse probablement le cadre de ce débat. D’une manière générale, il est vrai que l’approche que vous citez a été engagée pour identifier de manière assez systématique des protéines du même type que celle que nous étudions et essayer d’enrayer leurs conséquences en comprenant les modifications épigénétiques associées. Il s’agit certainement là d’une approche d’avenir.

M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Si vous souhaitez qu’un débat comme celui-ci soit utile, il faut, au-delà des développements scientifiques, fort intéressants, que vous proposez, nous faire passer des messages. L’intérêt d’une audition publique et contradictoire au Parlement est de permettre, à l’issue des échanges, que des éléments émergent. Il faut donc, dans vos interventions, essayer à la fois de poser des questions et de nous indiquer ce que vous jugez essentiel pour le développement à l’échelle de notre pays et de l’Europe.

M. Vincent Colot, directeur de recherche à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure. Je suis toujours gêné lorsqu’il m’est demandé de pointer des éléments majeurs et de mettre en avant tel aspect plutôt que tel autre. Des questions se posent aujourd’hui, qui sont excitantes. Nous sommes en train de développer les outils pour y répondre et il est important de nous soutenir dans notre démarche scientifique, mais il n’est pour autant pas possible de garantir aujourd’hui que l’épigénétique sera la solution à nos problèmes.

En revanche, il s’agit bien d’un champ disciplinaire en pleine expansion, qui soulève des débats entre nous. Les différents exposés l’ont montré. La seule chose à faire est de poursuivre les efforts dans cette direction, mais pas au détriment d’autres éléments. Pourquoi, en effet, l’épigénétique devrait-elle être le nouveau Graal ? Il s’agit d’une étape logique dans l’avancement de notre compréhension du monde vivant et il est vrai que nous avons envie de disposer des moyens de poser les questions et d’aller le plus loin possible pour voir si l’on peut éventuellement y apporter des réponses dans le domaine de la thérapie. Il faut, en outre, savoir que ces recherches ont aussi un sens dans le secteur agricole. Ces travaux sont, certes, très importants, car nouveaux et à la frontière de nos connaissance ; mais ils ne doivent pas pour autant supplanter et faire oublier tout le reste.

Mme Claudine Junien, professeure de génétique, unité de biologie du développement et reproduction, INRA Jouy-en-Josas. Je serais, pour ma part, plus optimiste que Vincent Colot.

Un pan entier n’est, dans le domaine de la santé, absolument pas abordé : il s’agit de la prévention. Or cela est toujours très difficile à mettre en place. Aux États-Unis, par exemple, 5 % seulement des dépenses de santé sont consacrés à la prévention. En France, le chiffre doit être à peu près du même ordre.

Or ces nouvelles données nous ouvrent dans le domaine de la santé, pour les générations à venir, des perspectives que nous ne pouvons pas ignorer. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il faut considérer ce domaine comme essentiel et primordial. Je vous ai indiqué le chiffre de 17 % d’augmentation des maladies communes dans la prochaine décennie. Notre système de sécurité sociale est-il capable d’absorber cela ? On sait très bien, par exemple, que l’influence du niveau socio-économique des enfants à la naissance va conditionner leurs risques de pathologies à l’âge adulte ou que la violence chez les enfants peut avoir un impact prédominant sur leur avenir : on ne peut plus ignorer cela.

Je comprends les propos de M. Vincent Colot, mais mon point de vue, davantage tourné vers la pratique médicale et biologique, est sensiblement différent. J’ai longtemps fait du diagnostic prénatal. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés à la prévention des pathologies, en agissant très tôt, au niveau de la femme enceinte, des premières années de vie, avec ces fameux « 1 000 jours ». Je pense qu’il y a là une action d’information à mener, à l’attention des politiques mais aussi du public. Il faut que ces notions soient comprises et que les responsables n’attendent pas d’être malades pour essayer d’agir. La situation en matière d’obésité, par exemple est, de ce point de vue, totalement déprimante.

Il existe des leviers d’action et nous savons aujourd’hui qu’il y a, en arrière-plan, des mécanismes épigénétiques. La détermination, au cours du développement, des fenêtres de sensibilité aux facteurs environnementaux par le biais de l’épigénétique est très importante pour savoir quand il faut protéger les individus. Or tous ces aspects sont ignorés de la grande majorité des gens. Il me semble donc essentiel d’aller dans le sens d’une meilleure information, pour une meilleure compréhension des recommandations formulées, par exemple, dans le domaine de la nutrition.

Il faudrait aussi (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui), associer à ces démarches l’industrie agroalimentaire, qui joue un rôle important. Je n’en ai malheureusement vu aujourd’hui dans l’audience aucun représentant. Or les industriels doivent participer à ce travail primordial pour l’avenir.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Ce n’est pas l’agronome que je suis qui vous dira le contraire, Madame. Vous venez, par vos propos, de réhabiliter l’importance de la PMI, qui a pendant longtemps été très utilisée en matière d’éducation des mères et des enfants et a peut-être trop tendance aujourd’hui à se focaliser sur le contrôle médical. La PMI concerne en outre peu de familles, puisqu’elle est perçue comme un dispositif destiné aux pauvres. Or cela concerne toute la population.

Mme Paola Arimondo. L’épigénétique est actuellement en plein essor et je pense, comme M. Philippe Bertrand, qu’il n’existe pas suffisamment de soutien de la chimie, du point de vue pharmaceutique ou de la recherche académique, pour développer cela. Le train passe et si nous ne le prenons pas aujourd’hui, il sera trop tard. Nous ne connaissons pas les effets à long terme, nous sommes en train de tout apprendre et de nombreuses questions restent ouvertes ; mais j’ai le sentiment que nous vivons, avec l’épigénétique, un moment crucial, un véritable tournant. Cela est en train de changer notre société, du point de vue des traitements notamment. Je pense qu’il faut effectivement prendre ce train, même s’il n’est pas le seul possible.

M. Christophe Lavelle, chargé de recherche CNRS au MNHN au laboratoire « Structure et instabilité des génomes ». Je souhaiterais revenir sur l’aspect disciplinaire de l’épigénétique. Je remercie vivement Mme Geneviève Almouzni d’avoir rappelé que l’épigénétique était hautement interdisciplinaire.

L’idée de définir l’épigénétique comme une discipline me semble en contradiction avec cette vision. Qui est épigénéticien aujourd’hui ? Est-ce le biologiste qui précipite la chromatine et la séquence ? Le bioinformaticien qui analyse et interprète cette séquence ? Le statisticien qui va essayer de donner du sens et de valider éventuellement la pertinence de cette information ? Le physicien qui va utiliser cela dans ses modèles ? C’est tout cela, en fait.

Vouloir définir l’épigénétique comme une nouvelle discipline me paraît donc contreproductif. Il s’agit davantage d’un domaine d’investigation, certainement extrêmement intéressant. Il me semble important d’y réfléchir, car cela a des impacts en matière notamment d’enseignement.

J’aimerais également évoquer le danger à affirmer l’existence d’un changement de paradigme. L’idée a été évoquée au cours de la journée selon laquelle il existait un paradigme génétique, remplacé progressivement par un paradigme épigénétique.

Lorsqu’on regarde l’histoire, on s’aperçoit que beaucoup de choses ont été dites, notamment dans le domaine de la génétique comportementale : des articles, souvent repris à la une des magazines car ces sujets parlent au grand public, ont ainsi évoqué les gènes de l’agressivité, de l’homosexualité ou de la foi. Nous portons évidemment aujourd’hui sur ces travaux et l’idée qu’ils sous-tendaient de tout vouloir mettre dans les gènes un regard critique et quelque peu condescendant. Mais ce faisant, j’ai le sentiment que nous sommes aujourd’hui, de la même manière et sans nécessairement nous en rendre compte, en train de chercher l’épigénome de l’agressivité ou de l’homosexualité. Il faut selon moi faire attention à ce glissement, qui risque de générer finalement les mêmes erreurs que celles qui ont été faites à l’époque de la génétique.

Cela est une question qui nous anime souvent dans le domaine de l’enseignement : jusqu’à quel point peut-on laisser les étudiants fantasmer sur les retombées possibles de l’épigénétique et de cette prise en compte de l’environnement, qui devient partie intégrante de notre compréhension et entre désormais dans nos modèles ?

M. Jacques van Helden, professeur de bioinformatique à l’université d’Aix-Marseille. Avant de faire passer des messages au public, sans doute conviendrait-il de clarifier certains points.

J’aimerais vous citer une étude assez exemplaire, qui vient de paraître dans la revue Genome biology. Elle montre que les effets délétères des perturbateurs endocriniens sont corrigés dans la lignée germinale des mammifères par reprogrammation. Cet article a cela d’exceptionnel qu’il publie des résultats négatifs, qui vont à l’encontre d’une idée qui se diffuse largement dans la population et affecte aujourd’hui les politiques. Ces travaux démontrent tout d’abord que le fait de soumettre des mammifères à des perturbateurs endocriniens a des conséquences, non seulement sur leur santé, mais aussi par le biais de marques épigénétiques. Mais ils montrent aussi qu’il est faux de croire, comme on l’a prétendu jusqu’ici, que cela se transmet à la deuxième et à la troisième génération.

Il y a là un message très important. Il ne s’agit pas de minimiser l’effet des perturbateurs endocriniens : le simple fait de savoir qu’ils nous affectent est en effet suffisant pour essayer de nous en débarrasser. En revanche, cela minimise un élément, catastrophique dans la psychologie des gens, qui est de croire que si eux-mêmes subissent des traumatismes, alors cela va affecter leur descendance.

Ce qui est vrai pour les perturbateurs endocriniens l’est aussi pour tous les messages relatifs à la transmission des pathologies psychiatriques et du comportement, de la personnalité. Toutes les études menées dans ce domaine par la génétique dans les années 1970 souffraient d’un manque de support statistique. La plupart étaient entachées par les présuppositions idéologiques – sur l’homosexualité, par exemple – des gens qui les conduisaient. Cela incluait une vision déterministe de l’homosexualité.

Avant de faire passer des messages effrayants ou rassurants dans la population, il est donc nécessaire d’établir clairement les choses, en termes notamment de reproductibilité.

Une étude, parue voici deux ans dans Nature neurosciences, indique que si l’on conditionne des rats à craindre une odeur en l’associant à des chocs électriques, ce conditionnement se transmet sur deux générations par la lignée germinale mâle, c’est-à-dire sans transmission cytoplasmique. Cette étude est très fortement remise en cause actuellement, notamment du point de vue méthodologique. Elle a néanmoins un impact très fort, au même titre que les premières études sur l’homosexualité. Il faut donc être très prudent en termes de médiatisation. Il est en effet souvent plus facile de publier des résultats douteux que des contre-indications.

Un numéro spécial de Pour la science, intitulé L’hérédité sans gène et publié d’abord en anglais dans le Scientific American, propose une étude sur les effets sur le cerveau. L’auteur de ce travail indique que certaines études réalisées sur la transmission du stress maternel par les souris n’ont pu être reproduites dans son laboratoire. Je lui ai écrit en lui demandant s’il ne serait pas intéressant de publier ce résultat : il m’a répondu qu’il était très difficile de faire paraître des résultats négatifs.

J’ai donc l’impression que s’il fallait favoriser quelque chose dans la communauté, ce serait sans doute une éthique de la publication des résultats négatifs, pas seulement chez les chercheurs, mais aussi chez les éditeurs. Il faut notamment que ces résultats puissent être publiés dans des revues d’aussi haut impact que les travaux qu’ils questionnent.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Vos propos me ravissent. Il est rassurant d’entendre des scientifiques parler de la sorte. Il s’agit d’une question de fond. Nous sommes en effet dans un monde d’inquiétude, en demande de certitudes. Le progrès engendre actuellement des craintes. Or les scientifiques doivent se saisir du fait que, tentant de construire des certitudes, ils doivent aussi produire, de manière ontologique, intellectuelle, l’espace d’incertitude dans lequel on évolue. Je pense qu’il est nécessaire de mettre l’accent sur le fait que l’humanité vit dans un espace d’incertitude.

Je remercie vivement mes collègues d’avoir organisé cette journée de réflexion sur l’épigénétique. Je crois savoir, par ailleurs, que nous nous reverrons à l’automne pour aborder plus précisément les questions d’ordre socio-économique, intellectuel et moral liées à l’épigénétique. Les entreprises du secteur agroalimentaire seront alors bien évidemment conviées, de même peut-être que celles du médicament et du soin.

PROPOS CONCLUSIFS DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT,
DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST

Le président Jean-Yves Le Déaut. Il ne s’agit bien évidemment pour moi ni de trancher, ni de conclure ce débat.

Cela fait partie des règles de l’Office que de confronter, à un moment donné, des avis différents, voire divergents, pour espérer avancer sur un sujet.

Nous essayons de nous situer en amont de la législation, afin d’être les plus efficaces possibles dans la confection de la loi.

Nous tentons, en outre, de trancher sur des débats dans lesquels c’est finalement souvent celui qui parle à la télévision et donne sa vérité qui gagne au niveau médiatique. Les notions d’intégrité scientifique et de résultats négatifs sont, de ce point de vue, très importants. L’Office parlementaire a d’ailleurs déjà travaillé sur ces sujets, avec son conseil scientifique.

Je tiens à vous remercier toutes et tous, et particulièrement nos rapporteurs qui, depuis quelques années, cheminent sur ces sujets dans des domaines qui peuvent, pour certains, toucher à la bioéthique.

Les propos tenus lors des différentes tables rondes ont été riches, ce qui confirme l’intérêt de ces auditions publiques.

Les échanges qui ont émaillé cette journée ont montré que des controverses et des inconnues subsistaient, ce qui est plutôt rassurant, dans la mesure où cela laisse encore entrevoir de belles perspectives de recherche.

Je vous ai ainsi entendu débattre de la définition de l’épigénétique, de la question de savoir s’il s’agissait d’une nouvelle discipline ou au contraire de la résultante de plusieurs autres disciplines, de son possible statut scientifique, du rôle causal ou non des modifications épigénétiques dans les pathologies, ou encore de la question de savoir si les anomalies de l’épigénome pouvaient nous renseigner sur le développement des cancers. J’ai notamment écouté avec intérêt M. François Képès nous faire part des six niveaux dans lesquels il conviendrait de travailler, à la fois sur les protéines, les histones, les modifications de ces protéines, les tensions des chromosomes, mais aussi sur des interrupteurs moléculaires faisant le lien entre des molécules ou l’environnement et l’expression du génome à un moment donné.

Tous ces sujets sont passionnants. Ils m’apparaissent consubstantiels à tout domaine de la connaissance scientifique et vont assurément contribuer au progrès. Nous sommes des défenseurs de la recherche fondamentale, mais estimons également indispensable de réfléchir à ce que la science fondamentale peut apporter, notamment dans le domaine de la médecine.

Quelles conclusions formuler à l’issue d’une journée comme celle-ci ? Des choses simples, mais néanmoins importantes, ont été dites au fil des échanges : il faut ainsi souligner le rôle que l’épigénétique peut et doit jouer en termes de politique de la recherche. Cela doit aussi avoir éventuellement des conséquences en matière de politique de santé, dans le domaine notamment des thérapies et de la prévention. À partir du moment où il est montré que des facteurs extérieurs peuvent avoir une influence sur l’expression du génome, il devient alors peut-être possible de les éviter.

Vous avez employé des termes importants, comme ceux de « complexité », de « plasticité », de « modulation », de « dérégulation », d’ « infidélité » ou de « reprogrammation ». Ces éléments me semblent majeurs dans cette réflexion et nous incitent à soutenir l’épigénétique, sans pour autant aller jusqu’au « tout épigénétique ». Au début de la génétique, certains croyaient avoir tout compris de la génétique des bactéries initiales, alors que l’on n’avait pas encore assisté aux développements de la connaissance du génome. Il s’est produit, au fil du temps, une évolution considérable dans les esprits.

Il me semble également important d’insister sur le nécessaire développement de la bioinformatique et des moyens de stockage et d’analyse des données. Il s’agit là, également, d’un élément majeur.

Je voudrais terminer en soulignant combien vos réactions confirment la pertinence des propos suivants, formulés par Bertrand Russell : « Je crois qu’il faut conserver la conviction que la science est une des gloires de l’homme. Je ne soutiendrai pas que la science n’est jamais dangereuse, mais ce que je soutiens avec conviction est que la science est plus utile que nuisible, et que la peur de connaître est bien plus souvent mauvaise qu’utile ».

Merci de votre contribution.

ANNEXE N° 2 :
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE DU 25 NOVEMBRE 2015 SUR : « LES ENJEUX ÉTHIQUES ET SOCIÉTAUX
DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE »

DISCOURS DE BIENVENUE DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT,
DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST

Mes chers Collègues, Monsieur le président du Comité consultatif national d’éthique, Madame la présidente du Haut conseil des biotechnologies, Monsieur le directeur général de la santé, Mesdames, Messieurs, je suis particulièrement honoré de vous souhaiter la bienvenue à la présente audition publique.

Je tiens à remercier de leur présence les experts qui ont bien voulu accepter d’intervenir au cours des différentes tables rondes, ainsi que vous toutes et tous qui, par votre participation, témoignez de votre intérêt pour les travaux de l’Office, et plus généralement pour les questions scientifiques.

La présente audition publique s’inscrit dans le cadre de l’étude, confiée à Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte, sur les enjeux et perspectives de l’épigénétique dans la santé humaine. Elle fait suite à une première audition publique consacrée, le 16 juin 2015, aux enjeux scientifiques et technologiques de l’épigénétique.

L’audition publique est l’un des mécanismes clés du fonctionnement de l’Office parlementaire, qu’elle soit organisée dans le cadre d’une étude comme aujourd’hui, ou indépendamment, lorsqu’un sujet d’actualité le nécessite. Elle constitue un lieu de débat démocratique, car contradictoire et transparent, d’une part, entre experts, d’autre part, entre ces mêmes experts et le public, en présence de parlementaires et de la presse.

Dans le cas présent, le rapport rédigé à partir de ces deux auditions par Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte servira de base à la future loi bioéthique.

La semaine dernière était, par ailleurs, organisée, en lien direct avec l’actualité, une audition publique sur les problèmes relatifs aux mesures de la performance des moteurs. Le sujet en était donc totalement différent, bien que comportant toujours une base scientifique.

Ainsi, l’Office peut s’enorgueillir de contribuer à la diffusion d’une culture du débat public sur la science, débat qui se veut apaisé, même si, comme le montrent les controverses récurrentes sur les biotechnologies, cet objectif n’est pas toujours atteint.

En étant un vecteur de la réflexion collective, l’audition publique permet aux rapporteurs de compléter très utilement leur réflexion et, dans le même temps, de disposer d’éléments pouvant déboucher sur des recommandations que l’Office formulera auprès du Parlement et du Gouvernement. Ce faisant, l’Office est en mesure d’émettre des propositions de réforme en amont du processus législatif et réglementaire, et participe ainsi à la fabrique de la loi.

C’est à un second titre que la présente audition publique illustre l’esprit qui préside à nos travaux. Nous ne traitons en effet pas seulement des questions scientifiques et technologiques, mais aussi de leur dimension éthique et sociétale.

Grâce à cette double démarche systématique, nous avons acquis, notamment dans le domaine de la bioéthique, une réelle expertise, que le législateur a prise en compte. C’est ainsi qu’au cours des dix dernières années, la révision des lois de bioéthique a été subordonnée à la présentation par l’OPECST d’un rapport d’évaluation.

En outre, comme le confirme aujourd’hui la présence du Professeur Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique, les liens entre l’Office et ce Comité sont très étroits. En effet, non seulement un membre de l’OPECST, Alain Claeys, est le représentant du Parlement au sein du Comité consultatif national d’éthique mais il apparaît, par ailleurs, que les membres du Comité sont très souvent sollicités pour siéger dans les groupes d’experts entourant les membres de l’Office en charge d’une étude. De même, lorsque le CCNE a, par exemple, eu à organiser une conférence de citoyens, j’ai été invité à m’exprimer devant certains membres du Comité, afin d’expliquer la manière dont nous avions procédé pour mettre en œuvre, voici une quinzaine d’années, la première conférence de citoyens en France, sur les organismes génétiquement modifiés.

Cette imbrication entre problématiques scientifiques et enjeux éthiques et sociétaux est très marquée dans le cas de l’épigénétique, tant en matière de recherche fondamentale que dans les politiques de santé.

En ce qui concerne la recherche fondamentale, il y a lieu de noter que plusieurs intervenants de l’audition publique du 16 juin 2015 ont souligné ses implications sociétales, au travers de l’évocation du rôle des mécanismes épigénétiques dans l’explosion des maladies chroniques, dans l’extension de certaines maladies neurodégénératives ou encore dans ce que l’on qualifie de « DOHaD », acronyme anglais désignant les origines développementales des maladies et de la santé. Ce dernier champ de recherche a mis en évidence le fait que certaines maladies chroniques trouvaient leur origine au cours du développement précoce. Notre comportement et notre environnement agissent sur l’expression des gènes, notamment au cours des premières périodes de la vie. Ayant été auparavant universitaire et professeur de biochimie, j’ai pu constater le passage du « tout génétique » à l’explication de l’expression des gènes en fonction notamment de l’environnement et du comportement.

Pour leur part, les politiques publiques de santé ont jugé nécessaire de prendre en compte certains résultats issus de la recherche fondamentale, comme l’illustrent les mesures d’interdiction de l’usage du bisphénol A intervenues au cours de ces dernières années ou encore la consécration, dans les objectifs de la politique de santé, du concept d’« exposome », présent dans l’article premier du projet de loi de modernisation de notre système de santé. Ce concept est défini, dans le texte discuté en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale, comme « l’ensemble des expositions qui peuvent influencer la santé humaine ». C’est sur cette notion que, conformément à l’esprit des études qui l’ont inventée, s’appuie l’identification des principaux déterminants de l’état de santé de la population.

À cet égard, ce n’est pas sans une certaine fierté que je mentionne le rôle joué par M. Gérard Bapt, membre de l’OPECST, qui présidera la deuxième table ronde de cette journée, dans l’insertion de ce concept d’exposome dans le projet de loi.

Pour conclure, il m’apparaît essentiel, sans déflorer le sujet, que la présente audition publique parvienne à dégager des idées forces permettant de concilier éthique de conviction et éthique de responsabilité. L’éthique de conviction devrait amener les responsables politiques à veiller à ce que l’essor de l’épigénétique soit compatible avec le respect de nos règles éthiques et juridiques. L’éthique de responsabilité devrait, quant à elle, imposer à ces mêmes responsables politiques de favoriser la recherche et les innovations thérapeutiques, d’autant que la France dispose, dans le domaine de l’épigénétique, d’équipes renommées au plan mondial.

Je vais donner la parole, pour des propos introductifs, à M. Alain Claeys, rapporteur de l’étude sur l’épigénétique, M. Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique, et M. Benoît Vallet, qui représente la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, qui ne peut être présente parmi nous aujourd’hui.

Il appartiendra ensuite à la sénatrice Dominique Gillot, que je remercie, de présider la première table ronde consacrée au point de vue de la communauté scientifique et médicale sur les liens entre épigénétique et politiques de santé.

PROPOS INTRODUCTIFS

M. Alain Claeys, député, membre de l’OPECST, rapporteur. L’essor très rapide de l’épigénétique, que nous constatons depuis une vingtaine d’années, contribue-t-il à ce que la notion de démocratie sanitaire soit l’une des composantes du troisième état de la démocratie ?

Il est en tout cas significatif que le texte du projet de loi de modernisation de notre système de santé, dont la nouvelle lecture à l’Assemblée nationale a été entamée hier, prévoie un titre liminaire dont l’intitulé est évocateur, puisqu’il y est question de « rassembler les acteurs de la santé autour d’une stratégie partagée ».

Si l’instauration de la démocratie sanitaire constitue une ardente obligation qui s’impose aux États, il ne faut toutefois pas se dissimuler que le contexte actuel ne facilite guère la poursuite d’un tel objectif.

En effet, d’un côté, les États, confrontés au coût croissant entraîné par l’explosion des diverses pathologies et le vieillissement de la population, cherchent à rationaliser les dépenses de santé.

De l’autre, existe, du fait de cette tendance, le risque qu’une partie toujours plus importante de la population n’en fasse les frais et ne puisse bénéficier de tous les progrès de la médecine, en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie.

Or ce sont précisément ces différents défis auxquels sont confrontés les systèmes de santé, que la recherche en épigénétique a mis en évidence.

En effet, en soulignant depuis longtemps déjà la nécessité d’adopter une vision intégrative de la santé, la recherche a contribué à un renouvellement très sensible des politiques publiques.

Cette vision intégrative s’inscrit à la fois dans le temps et dans l’espace.

Dans le temps d’abord : ainsi la DOHaD, que le Président Jean-Yves
Le Déaut a évoquée précédemment, impose de concevoir l’état de santé des individus comme un processus continu, tout au long de leur vie. La théorie de la DOHaD est en effet parvenue à faire ressortir que les conditions dans lesquelles un individu débute sa vie, dès la période intra-utérine et même au cours de la période pré-conceptionnelle, influencent sa santé à très long terme.

C’est une conception très extensive de la santé que prône, par ailleurs, la recherche à travers la notion de déterminants sociaux de la santé et le concept d’exposome.

S’agissant des déterminants sociaux de la santé, une récente étude américaine indique que cette notion, à laquelle il est souvent fait référence pour désigner les facteurs non médicaux influençant la santé, doit aussi inclure les facteurs situés en amont. Il en est ainsi, selon les auteurs de cette étude, des handicaps sociaux influençant négativement la santé - tels que de mauvaises conditions de travail -, de l’exposition aux risques et des inégalités sociales, qui jouent un rôle causal fondamental dans l’état de santé médiocre des individus et peuvent de ce fait constituer d’importants leviers pour améliorer leur santé et réduire les disparités dans le domaine de la santé.

Sur ces bases, des études ont montré que le développement précoce représentait bien l’un des mécanismes expliquant l’association entre inégalités sociales et inégalités de santé à l’âge adulte.

Quant à la notion d’exposome, elle a été forgée il y a une dizaine d’années par Christopher Wild, directeur du Centre international de recherche sur le cancer, qui en a justifié la création de la façon suivante : « Il est véritablement urgent de mettre au point des méthodes de mesure de l’exposition environnementale d’un individu donné qui soient aussi précises que celles que nous avons développées pour le génome. Il y a pour moi nécessité de développer un « exposome » pour répondre au génome… Dans sa forme la plus achevée, l’exposome englobe toutes les expositions environnementales au cours de la vie (y compris les facteurs liés au mode de vie), dès la période prénatale ».

Cette conception intégrative de la santé défendue par la recherche est allée de pair avec une vision non moins holistique de la pratique médicale.

Qualifiée par un chercheur américain d’« épicentre de la médecine moderne », l’épigénétique décline en effet parfaitement les objectifs de la médecine des 4P – prédictive, préventive, personnalisée et participative –.

Ainsi, dans le domaine de l’oncologie, les altérations épigénétiques peuvent être des marqueurs permettant de prévoir l’apparition d’une tumeur, non seulement dans le tissu incriminé, mais aussi dans d’autres tissus.

Pour ce qui est de la prévention, les chercheurs de la DOHaD plaident constamment – en vue notamment de réduire les risques de maladies chroniques – en faveur d’une alimentation saine et de la pratique de l’exercice physique. Est en outre invoqué le fait que, même avant la conception, la nutrition – qu’il s’agisse d’excès ou de sous-nutrition –, les éventuelles perturbations métaboliques de la mère, mais aussi du père, peuvent avoir une influence sur le développement du futur enfant.

D’autres chercheurs vont même plus loin, en proposant, par exemple, que la prévention de l’obésité infantile ne soit plus du seul ressort des pédiatres, mais associe également le système scolaire, les centres de soins et les centres de loisirs notamment.

Les méthodes et les nouvelles thérapies appliquées en oncologie illustrent, quant à elles, le souci de pratiquer une médecine personnalisée.

Ainsi que l’a rappelé M. François Radvanyi, directeur de la recherche au CNRS à l’Institut Curie et chef de l’unité oncologie moléculaire, lors de l’audition publique du 16 juin 2015, la tumeur doit être étudiée dans le contexte du patient et de l’environnement.

Mais les nouvelles thérapies épigénétiques suscitent beaucoup d’espoir et laissent entrevoir un potentiel thérapeutique important, parce qu’il s’agit de thérapies ciblées, qui visent uniquement une protéine spécifique, dans un processus particulier.

Enfin, des études mettent l’accent sur la nécessité d’une utilisation accrue, par les fournisseurs de soins, des technologies de l’information, afin de renforcer les relations entre patients, médecins et chercheurs, et de transformer les patients en acteurs co-responsables de leurs propres projets de soins et de santé. C’est bien le volet relatif à la médecine participative qui est ici visé.

Ces différentes préconisations de la recherche ont été prises en compte dans les politiques publiques, bien que, selon certains chercheurs, dans des conditions par trop limitées.

Tant les pouvoirs publics que les programmes publics de recherche ont pourtant tenté de traduire concrètement les idées-forces de la recherche.

S’agissant des pouvoirs publics, le Président Jean-Yves Le Déaut a cité précédemment les dispositions législatives interdisant l’utilisation du bisphénol A – je voudrais saluer ici notre collègue Gérard Bapt, qui a beaucoup travaillé sur ce sujet – et celles du projet de loi portant modernisation de notre système de santé, consacrant la notion d’exposome.

Pour ce qui est de ce même projet de loi, plusieurs autres de ses dispositions reprennent des idées préconisées par la littérature scientifique, que ce soit la nécessité de mener une politique de prévention, l’information et la protection des populations face aux risques sanitaires ou encore le renforcement de la démocratie sanitaire.

Aux États-Unis, une loi de 2010 – il s’agit de la célèbre loi appelée Obama Care – visant à faciliter l’accès aux soins tend à décliner les objectifs de la politique de santé dans les autres politiques publiques : transports, logement, fiscalité, etc.

De leur côté, les programmes publics de recherche promeuvent de plus en plus les projets transdisciplinaires abordant des problématiques sociétales. Il en est ainsi du projet IBISS (Incorporation biologique et inégalités sociales de santé), financé par l’Agence nationale de la recherche et dont le Docteur Cyril Delpierre, qui en est le coordonnateur, nous entretiendra dans la première table ronde. Ce projet comporte en effet plusieurs groupes de travail associant des chercheurs de diverses disciplines, dont l’un traite des enjeux sociétaux et considère en particulier les modalités de prise en compte des chaînes de causalité liant le social au biologique dans les politiques publiques, mais aussi la façon dont de tels résultats peuvent faire leur apparition dans le débat public.

Pour autant, les critiques formulées par certains chercheurs amènent à se poser la question de la portée réelle des améliorations intervenues dans les politiques publiques. Des chercheurs contestent en effet que les politiques publiques poursuivent en tout ou partie les objectifs de la médecine des 4P. Les uns, par exemple, doutent que l’épigénétique soit devenue un outil de la médecine personnalisée et préventive, au motif que les relations entre l’exposition à l’environnement et l’épigénome ne seraient pas encore bien comprises par les médecins.

D’autres, très pessimistes, déclarent que les politiques de prévention – en particulier des maladies chroniques – sont nécessairement vouées à l’échec, en raison même du comportement de la nature humaine, et mettent en cause la responsabilité et le comportement des individus qui ne prendraient pas conscience de la nécessité d’adopter un style de vie sain. D’aucuns estiment toutefois qu’un tel point de vue risque d’encourager la stigmatisation d’une partie de la population.

D’autres encore considèrent que, du fait de la priorité accordée aux objectifs économiques, l’opinion publique et les décideurs politiques ne parviendraient pas à établir un lien entre les politiques sociales et la politique de santé.

Un tel point de vue est toutefois très contestable, car pour ce qui est de la France, on peut faire valoir que l’un des mérites du projet de loi relatif à la modernisation de notre système de santé est précisément d’avoir retenu, dans son article premier, une conception holistique des objectifs de la politique de santé.

En définitive, on voit bien que les diverses problématiques qui seront abordées aujourd’hui sont éminemment politiques. En effet, y est en cause la capacité des États à tout mettre en œuvre pour que les progrès de la biologie – en l’espèce l’essor de l’épigénétique – bénéficient à tous, ce qui exige audace et inventivité.

M. Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Comme l’indiquait le Président Jean-Yves Le Déaut, le développement de l’épigénétique est contemporain de ce que le philosophe Henri Atlan a appelé « la fin du tout génétique ». Il y a une trentaine d’années, le généticien américain Richard Lewontin disait que « l’extérieur et l’intérieur s’interpénètrent » et que « chaque être vivant est à la fois le lieu et le produit de ces interactions ». L’extérieur compte souvent autant que l’intérieur, l’environnement autant que la séquence des gènes et de l’ADN, l’acquis autant que l’innée, et la culture et nos modes de construction de vie sociale autant que ce que nous qualifions de « nature ».

Un mot sur l’environnement : l’environnement est un continuum, et le fait d’utiliser ce mot au singulier donne l’impression que la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est unique et précise. Or cette frontière est mouvante, dépend de ce qui intéresse l’observateur.

Ainsi, l’environnement le plus proche d’un gène est constitué par les autres gènes, l’ADN (dont les gènes ne constituent que 2 à 5 %), et les protéines qui les entourent dans le noyau. L’environnement le plus proche d’un noyau est constitué par le cytoplasme de la cellule et les mitochondries qu’il contient. Celui d’une cellule est constitué par les dizaines de milliers de milliards de cellules qui composent notre corps. À l’intérieur de notre corps et sur notre corps, il y a les dizaines ou centaines de milliers de milliards de bactéries qui constituent le microbiote et exercent une influence importante sur notre santé et le développement de nombreuses maladies. Et il y a les différentes dimensions de l’environnement extérieur : non vivant, vivant, humain.

Nos gènes influent sur la manière dont nous interagissons avec ces différents niveaux d’environnement. Et ces environnements influent sur la manière dont nous utilisons nos gènes. L’exploration de la complexité de ces interactions entre gènes et environnements constitue un domaine de recherche actuellement en pleine expansion qu’on a appelé l’épigénétique – c’est-à-dire, littéralement, ce qui est au-dessus, au-delà des gènes – qui étudie l’effet de l’histoire singulière d’un organisme et de ses environnements sur ses façons d’utiliser son ADN et ses gènes.

L’épigénétique est l’une des révolutions conceptuelles récentes dans les sciences du vivant, qui a conduit à approfondir la notion de différenciation cellulaire, et notamment la plasticité des cellules et des cellules souches ; à remettre en question des notions qui paraissaient jusqu’alors évidentes, comme celles de jeunesse ou de vieillissement ; à repenser la pathogénèse de certaines maladies, dont les cancers ; et à reconsidérer le concept d’hérédité, certains travaux récents suggérant que les empreintes de l’environnement pourraient exercer chez les mammifères (comme c’est le cas chez les plantes et un petit nématode, Caenorhabditis elegans) des effets à travers un certain nombre de générations, par au moins deux mécanismes distincts. L’un serait la transmission, par les cellules germinales – ovocytes et spermatozoïdes –, de différentes façons d’utiliser de mêmes gènes (ou d’autres portions de l’ADN) en fonction de l’histoire singulière et du mode de vie d’un parent, d’un grand-parent, ou d’un arrière-grand-parent. L’autre mécanisme, très différent, serait la réinitiation, à chaque génération, d’empreintes semblables de l’environnement, déterminant de mêmes façons d’utiliser certains gènes, en raison d’un environnement alimentaire, maternel, sociétal,… similaire au fil des générations.

Je crois que, comme pour toutes les grandes évolutions et révolutions des sciences du vivant, il est très difficile d’imaginer, comme dans toutes les grandes évolutions et révolutions des sciences du vivant, les découvertes qui pourront en surgir et les utilisations qui pourront en être faites.

Mais il est très probable que cette nouvelle façon d’aborder le fonctionnement du vivant aura des implications importantes en médecine, même s’il n’est pas possible de les prédire.

Pour autant, en termes de santé publique et sans attendre les résultats à venir de ces avancées, il est essentiel, dès aujourd’hui, de réfléchir à la question suivante : comment faire en sorte que chacun puisse bénéficier, dès le début de son existence, d’un environnement qui lui sera le plus favorable ?

Comme l’a indiqué Alain Claeys, les périodes au cours desquelles la plasticité biologique est la plus grande et où ces empreintes s’inscrivent le plus profondément, avec les effets les plus importants, sont la période de développement embryonnaire, de vie fœtale et les premières années qui suivent la naissance. Durant l’été 2014, un commentaire intitulé Don’t blame the mothers (Ne blâmez pas les mères) a été publié dans la revue Nature par sept chercheuses et chercheurs, deux médecins et cinq chercheurs en sciences humaines et sociales. Cet article indiquait qu’étant donnée l’importance de l’environnement maternel pendant la grossesse et après la naissance, il existait un risque, ayant déjà une longue histoire en médecine, que le comportement des mères soit considéré comme responsable des problèmes de santé de leurs enfants. Ce commentaire proposait qu’au lieu de penser en termes de responsabilité individuelle, voire de bouc émissaire, il est essentiel, en termes de santé publique, de faire en sorte de créer les conditions qui permettent de prévenir les inégalités sociales, l’exposition aux toxiques, à la violence et à la discrimination, qui ont des conséquences délétères sur les enfants. Il invitait ainsi à prendre en compte les avancées de l’épigénétique au niveau sociétal, et non à les considérer en termes de responsabilité individuelle.

L’un des risques liés à l’insistance sur la notion d’exposome est la focalisation sur le corps de la personne – sur la seule exploration des effets de l’environnement dans son corps, une fois qu’ils y ont laissé une empreinte. Or ce qui est essentiel, c’est de prévenir les facteurs délétères de l’environnement auxquels les personnes sont exposées, avant même qu’ils n’aient pu exercer des effets visibles dans leur corps.

Cela renvoie à une deuxième risque : celui de ne considérer comme vraie, comme réelle, qu’une empreinte de l’environnement qu’il aura été possible de détecter par des approches épigénétiques, sachant par ailleurs que les cellules que l’on peut explorer sont le plus souvent celles qui sont les plus accessibles, et qui ne sont pas nécessairement celles dans lesquelles les empreintes de l’environnement ont le plus de probabilité de s’être inscrites, ni le plus de signification.

Les études épigénétiques peuvent être extrêmement utiles si elles contribuent à comprendre la manière dont des environnements donnés affectent la santé. Mais elles risquent d’être extrêmement réductrices si elles se substituent aux approches épidémiologiques, au lieu de les compléter, et si elles conduisent les démarches de santé publique à se focaliser uniquement sur les effets des environnements qu’elles sont capables de détecter, a posteriori, à un moment donné, dans un tissu donné, chez certaines personnes.

Les études épigénétiques pourraient permettre de préciser les mécanismes des effets délétères de certains environnements dont les études épidémiologiques nous ont montré, depuis bien longtemps, l’existence. Elles pourraient préciser, par exemple, les mécanismes impliqués dans la mort, chaque année, de trois millions de personnes – dont 40 000 en France – dans le monde en raison de la pollution atmosphérique ; mais cette donnée, par elle-même, devrait nous conduire à prendre des mesures préventives, avant même toute avancée des connaissances que pourrait apporter l’exploration épigénétique des effets de cette pollution. En France, trois millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, et la Défenseure des enfants et l’Unicef considèrent qu’ils auront ultérieurement des problèmes de santé importants. Là encore, l’épigénétique peut nous aider à préciser les mécanismes en cause, mais les données actuelles, à elles seules, devraient dès aujourd’hui nous amener à prévenir la pauvreté et ses conséquences délétères sur la santé.

Pour ces raisons, je pense qu’il est essentiel, au niveau des démarches de santé publique, d’intégrer le développement de l’épigénétique dans le cadre de l’épidémiologie et des sciences humaines et sociales. La focalisation sur « le descriptif, le préventif et le prédictif » au seul niveau individuel, risque – comme cela est le cas dans les démarches d’imagerie médicale ou de tests génétiques, notamment – de négliger ce qui devrait être modifié au niveau des environnements auxquels des populations entières sont exposées.

En termes de santé publique, il me semble que l’un des apports majeurs de l’épigénétique réside dès aujourd’hui – et sans préjuger toutes ses découvertes futures – dans le fait d’attirer l’attention, dans notre pays, sur les effets que peuvent avoir sur la santé les différentes composantes de nos environnements : non vivant, vivant, humain et sociétal.

Dans un pays comme le nôtre, qui dispose de l’un des plus importants budgets de santé publique au monde, mais dans lequel 95 % des sommes allouées sont consacrées à la réparation – aux traitements et aux soins – et seulement 5 % à la prévention, l’accent susceptible d’être mis, par l’intermédiaire de l’épigénétique, sur l’importance de l’environnement dans toutes ses dimensions, est sans doute dès aujourd’hui, l’une des contributions fondamentales de cette discipline à l’élaboration de politiques publiques. Cela pourrait faire enfin entrer dans la réalité le préambule de 1946 de notre Constitution, qui « garantit à tous la protection de la santé ».

M. Benoît Vallet, directeur général de la santé. La ministre n’étant pas en mesure de se joindre à nous, c’est en son nom que j’interviens ce matin.

C’est un grand plaisir pour moi que d’être ici parmi vous, au regard des enjeux de santé publique que représente le sujet de cette audition.

Les propos de M. Jean-Claude Ameisen me confortent dans l’idée que nous sommes à l’aube d’une bascule – pour laquelle il faudra que les financements suivent – entre la prévention et le soin. Actuellement, comme cela vient d’être rappelé, 95 % de nos budgets sont consacrés au soin et 5 % seulement à la prévention. Le mérite du projet de loi de modernisation de notre système de santé aura bien été d’indiquer que la prévention doit aujourd’hui se mettre au même niveau que le soin et que les cloisonnements qui existent entre ces deux domaines doivent disparaître. De ce point de vue, conceptuellement, l’épigénétique nous aide. J’y reviendrai.

Le projet de loi de modernisation de notre système de santé a, par ailleurs, vocation à placer au même niveau les professionnels de santé et ceux qui en bénéficient, nommément « les usagers » ; dans ce domaine également, on peut considérer que l’épigénétique nous aidera dans la démarche dite de « démocratie en santé ».

L’épigénétique renvoie au fond à ce qui n’est pas les gènes. Les gènes ne sont pas seulement des éléments mécaniques et quasi déterminés qui transmettent l’information de l’ADN ; ils sont entourés de modifications qui, phénomène fascinant dans ce concept d’épigénétique, peuvent en elles-mêmes être transmises. Les modifications épigénétiques, survenues parfois très tôt, durant la période fœtale, pourraient ainsi s’inscrire durablement dans la vie de la personne adulte, mais, de manière plus importante encore, être transmises de façon générationnelle. On ose parler aujourd’hui d’« épidémiologie biographique », pour désigner la façon dont s’inscrivent potentiellement, de génération en génération, un certain nombre de ces modifications.

Les développements biologiques que nous connaissons dans ce cadre ont des implications fondamentales pour la santé publique et rendent par conséquent le directeur de la santé que je suis extrêmement attentif. Nous nous attachons ainsi à considérer avec attention toutes ces modifications de l’environnement précoce, susceptibles d’inscrire durablement des modifications à l’âge adulte.

Ces expositions se traduisent-elles par des modifications mesurables ? On ne le sait pas encore clairement. Des travaux sont en cours en ce sens, au travers de l’étude de l’épigénome, du transcriptome, du métabolome, du protéome, de toutes ces approches « omiques » actuellement en développement et sur lesquelles la recherche fait des efforts considérables en termes de séquençage à haut, voire à très haut débit.

Existe-t-il des biomarqueurs susceptibles d’être identifiés et enregistrés en regard, permettant de procéder à de la toxicologie prédictive ? Voyant les biomarqueurs s’installer, peut-on imaginer faire évoluer les modifications génétiques correspondantes ? Est-ce réversible ? Il s’agit évidemment d’un sujet très important. A ce titre, je serai certainement amené à poser beaucoup plus de questions que je ne serai en mesure de fournir de réponses.

À l’aune de cette conceptualisation, nous sommes face à la nécessité de repenser le rôle de l’environnement précoce dans la production de l’état de santé de la population.

Nous disposons enfin d’un lien plausible entre les facteurs environnementaux, la modification de l’expression des gènes et la susceptibilité aux maladies. Comme l’a souligné fort justement M. Jean-Claude Ameisen, il ne faut pas oublier, même si ce lien n’est pas encore démontré techniquement, que l’on peut déjà agir sur les déterminants. Nous centrer sur l’épigénétique ne doit en effet pas nous faire oublier que les causes environnementales peuvent être saisies dès aujourd’hui et que l’on peut modifier ces éléments de contextualisation environnementale.

Cette plausibilité qui nous est offerte crée un lien fort entre des éléments déterminants et la manière dont ils s’expriment chez les patients souffrant de maladies chroniques.

Un regard nouveau nous est ainsi donné, au travers de ce lien entre la santé, l’environnement et le social. L’épigénétique est finalement un mécanisme biologique par lequel l’organisme s’adapterait ou ne s’adapterait pas à son environnement et par lequel, in fine, l’environnement pénétrerait littéralement sous la peau, comme cela a pu être dit par certains d’entre vous, présents ici ce matin.

Les débats que vous allez avoir aujourd’hui rejoignent l’actualité législative. Il a été souligné précédemment que le concept d’exposome était présent dans l’article premier du projet de loi de modernisation de notre système de santé. Cela a à nouveau été abordé hier soir à l’Assemblée nationale. Je trouve cet écho particulièrement heureux.

La programmation fœtale est un concept émergent. Il a été question, lors des précédentes interventions, de la notion de DOHaD ou Developmental origins of health and disease, selon laquelle des influences environnementales s’exprimant durant la période fœtale peuvent avoir des expressions tardivement dans la vie, qu’il s’agisse de maladies chroniques de type cancers ou pathologies cardio-vasculaires, ou d’éléments psycho-affectifs.

Pour effectuer le lien entre soin et prévention, il faut savoir que certains établissements de santé appliquent déjà le concept de DOHaD et cherchent à éliminer de l’environnement fœtal, notamment lors de la prise en charge de l’accouchement, tout ce qui est susceptible, en termes de stress, par exemple, de perturber l’environnement du nouveau-né. C’est ainsi que l’on s’est intéressé, par exemple, à la présence de phtalates dans un certain nombre de tubulures accompagnant les perfusions que les mères pouvaient recevoir lors de l’accouchement.

L’Organisation mondiale de la santé a aussi beaucoup travaillé sur cette conceptualisation de DOHaD, en développant l’initiative des « 1 000 jours », visant à promouvoir des actions précoces sur les jeunes adultes en âge de procréer, les femmes enceintes et les jeunes enfants, afin que cette épidémie de maladies chroniques constatée dans nos sociétés avancées puisse être en partie réprimée.

Dans ce contexte, la recherche va évidemment être indispensable pour répondre à des questions pour l’instant irrésolues. Je veux ici rappeler le travail effectué dans le cadre du programme européen de biosurveillance (European human biomonitoring initiative), sous forme d’une joint programming action menée dans le cadre des actions Cofund. L’appel à projets a été lancé le 20 octobre 2015 et marque le début d’un programme de cinq ans. Je pense qu’il convient de saluer à cette occasion le travail de l’un des grands témoins de la première table ronde de cette journée, Robert Barouki, qui fait partie de ceux qui contribuent à cet effort.

Je crois que nous pouvons placer de grands espoirs dans ce type d’initiatives, tout comme dans les projets de biosurveillance développés en France, comme la cohorte Health, qui permet d’observer la manière dont les enfants sont exposés aux facteurs environnementaux lors de la période fœtale et au cours de leurs premières années.

Quelles connaissances attendons-nous ? Nous espérons savoir comment les éventuelles marques épigénétiques se transmettent, autour notamment de l’hypothèse d’une transmission générationnelle. Peut-on, grâce à ce concept, expliquer les différences existant entre les sexes ? Peut-on mettre en évidence des différences liées aux environnements sociétaux ? Existe-t-il une influence plus ou moins importante de certains facteurs environnementaux ? Quelles sont les pathologies concernées par ce type d’exposition ou de concept ? Des projets hospitaliers de recherche clinique étudient, par exemple, actuellement le lien entre un facteur d’exposition de la mère à certains éléments précédemment évoqués et la survenue d’un cancer du testicule chez le jeune adulte.

Nous avons, en outre, besoin d’outils épidémiologiques, d’où l’intérêt des cohortes, et d’une organisation nationale de séquençage, pour permettre d’accompagner les modifications susceptibles d’être observées au niveau du génome.

Les aspects éthiques, mais aussi juridiques, développés autour du concept d’épigénétique sont également très importants. Cela soulève en effet de nombreuses questions. Les données épigénétiques des patients doivent-elles acquérir un statut particulier ? Dans quelle mesure ce statut doit-il s’apparenter à celui des données génétiques tel que nous le connaissons aujourd’hui ? Quel sera le degré de confidentialité, dans la mesure où certains éléments socialement ou socio-économiquement déterminés pourraient laisser une empreinte indélébile sur une personne donnée ? Tous ces éléments méritent une réflexion très approfondie. J’imagine que vous allez en débattre aujourd’hui.

J’ai évoqué précédemment l’idée d’une toxicologie qui permettrait d’anticiper la façon dont l’épigénétique marquerait les individualités. Peut-on, dans ce cadre, parler de thérapie épigénétique, propre à réverser les marques épigénétiques ? Cette piste est évidemment tout à fait fascinante, mais nous sommes encore probablement assez loin de pouvoir la développer. Peut-être aurez-vous, ce matin, des informations à nous communiquer à ce sujet.

Je pense enfin que, comme dans bien des domaines de connaissance, il convient de rester prudent et modeste. Les questions soulevées par l’épigénétique sont nombreuses.

Il fut un temps où l’on pensait pouvoir tout expliquer grâce à la génétique. Lorsque les premiers gènes responsables de certaines pathologies ont été identifiés, l’idée avait été émise selon laquelle il suffirait de les modifier pour que les pathologies disparaissent. On sait aujourd’hui que, le plus souvent, un gène seul ne détermine pas une maladie. Cela fait intervenir un groupe de gènes et leur expression. Si des modifications peuvent être apportées par l’environnement, comme une méthylation des gènes, par exemple, c’est sans doute un cocktail d’effets qu’il faudra considérer, plus que le caractère monogénique ou monoépigénique du phénomène.

On n’expliquera probablement pas tout par l’épigénétique. Il nous faut par conséquent rester éveillé à ce qui nous entoure déjà, ainsi que nous y invitait Jean-Claude Ameisen dans ses propos introductifs : regardons sans plus attendre ce que nous pouvons influencer et, si nous pouvons expliquer comment cela impacte les gènes et les personnes, alors nous aurons établi un lien complet entre des éléments de cause et les effets observés. Je pense qu’en termes d’environnement, la prévention doit pouvoir tirer des fruits importants d’actions à mettre en place dès aujourd’hui dans le cadre des politiques publiques.

Nous veillerons évidemment à ce que les éléments d’information donnés soient « evidence based » et s’appuient sur une très grande rigueur scientifique. C’est ce que le ministère de la santé promeut depuis toujours et continuera à promouvoir. Dans ce contexte, il ne peut qu’encourager les démarches allant dans ce sens.

Je vous remercie beaucoup pour votre écoute et vous souhaite d’excellents travaux.

I. L’ESSOR DE L’EPIGENETIQUE PEUT-IL CONTRIBUER À L’AMÉLIORATION DES POLITIQUES DE SANTÉ ?

PREMIÈRE TABLE RONDE :
LE POINT DE VUE DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE ET MÉDICALE.

Présidence de Mme Dominique Gillot, ancienne ministre, sénatrice, membre de l’OPECST

Mme Dominique Gillot. Je suis heureuse et honorée de présider cette première table ronde, dont l’objet me rappelle des problématiques dont j’ai eu à connaître dans le cadre de mes anciennes fonctions ministérielles, au cours desquelles j’ai été confrontée, entre autres, aux questions liées au vieillissement, aux personnes handicapées, autant de sujets traités par la recherche en épigénétique. Les descriptions qui viennent d’être faites de l’influence de l’environnement, ou plutôt des environnements, sur les individus confirment cette préoccupation.

Aujourd’hui, mes fonctions de rapporteure pour avis des crédits de l’enseignement supérieur et de la recherche, tout comme ma qualité de membre de l’INCa ou de présidente du Conseil national consultatif des personnes handicapées, m’amènent à me pencher, sous d’autres angles, sur ces mêmes problématiques.

Je suis frappée par l’importance de la recherche translationnelle en épigénétique, qui vise à promouvoir les études qui permettront d’accélérer le transfert de la recherche fondamentale vers la recherche clinique. A cet égard, les propos tenus par Madame Geneviève Almouzni, membre de l’Académie des sciences et directrice du Centre de recherche de l’Institut Curie, dans un entretien dans lequel elle explique, à partir du résultat de ses recherches, que l’épigénétique est une nouvelle approche pour comprendre le cancer, sont tout à faits significatifs. Elle y indique en effet que ses recherches, qui ont débouché sur la mise en évidence d’un marqueur de prolifération cellulaire, peuvent présenter un intérêt médical important et que le fait qu’elles aient eu lieu à l’Institut Curie, où chercheurs et médecins entretiennent des liens étroits, contribue au développement de la recherche translationnelle.

Dans ce contexte, on ne peut que se féliciter que le Gouvernement ait mis en place, en 2013, un programme de recherche translationnelle en cancérologie.

Je voudrais également souligner un autre fait qui illustre cette contribution de l’épigénétique à la médecine des 4P et à la vitalité des innovations pharmacologiques : il s’agit des très prometteuses molécules multi-pathologies, qui sont des médicaments à cible épigénétique, en vue de traiter un éventail de maladies allant du cancer aux maladies inflammatoires.

Pour autant, s’il convient bien évidemment de se réjouir des progrès entraînés par l’essor de la recherche en épigénétique et de la prise en compte de ses résultats par les autorités publiques, cette première table ronde devra se pencher également sur des blocages persistants, qui constituent autant de freins au développement optimal et durable de notre système de santé, qui doit être en constante évolution et en éveil sur la question des confrontations des différentes recherches, et notamment des découvertes en épidémiologie.

Je suis particulièrement sensible à deux de ces blocages. Le premier est celui de la formation de nos étudiants, qu’ils soient biologistes ou médecins. Dans une étude qu’il a conduite, l’un des pères de la notion de médecine des 4P, le chercheur américain Leroy Hood, fait observer avec pertinence que faute d’une connaissance approfondie des phénomènes biologiques et des réseaux, on ne sera pas en mesure de déchiffrer les volumes considérables de donnée produites par les technologies de pointe au service de la recherche. Au demeurant, cette remarque soulève une autre question, qui est celle du nombre nécessaire de bio-informaticiens susceptibles, aujourd’hui et dans l’avenir, de collaborer avec les biologistes et les médecins pour analyser et extraire la quintessence des études disponibles.

Le deuxième blocage réside dans l’accroissement des inégalités qui, dans les pays développés, touchent inévitablement le domaine de la santé. Peut-être est-ce là l’une des raisons de la réduction de l’espérance de vie en bonne santé, mise en évidence, il y a quelques années, par une revue scientifique et venant en contradiction avec l’idée des bénéfices que les progrès médicaux laissent supposer.

Selon Aristote, la Cité est « une communauté d’inégaux, en vue d’une vie potentiellement meilleure ». La fonction essentielle d’un système de santé est bien évidemment d’y contribuer. Il y a donc un impératif catégorique à ce que la démocratie sanitaire, consacrée par le projet de loi de la Ministre de la santé et marquant un basculement des équilibres entre le curatif et le préventif, soit non pas simplement un objectif métaphysique, mais le fruit d’une volonté politique partagée.

Je pense que cette table de ronde va pouvoir nous éclairer utilement sur le point de vue de la communauté scientifique et médicale sur ces questions.

M. Christian Byk, conseiller à la Cour d’appel de Paris, secrétaire général de l’Association internationale Droit, éthique et science. Je souhaiterais tout d’abord faire état d’un premier élément de surprise : j’ai été, tout comme vous, victime de mon environnement. Vous aviez en effet sollicité l’Académie nationale de pharmacie, dans le but sans doute de bénéficier d’une approche pharmacologique et toxicologique de ces questions. Or cette Académie, avec laquelle je travaille, m’a demandé de faire partie de sa délégation et je m’aperçois aujourd’hui que j’en suis visiblement le seul représentant es-qualité. Je vous demande donc de m’excuser par avance, car étant juriste, je vais éprouver quelques difficultés à parler de pharmacologie.

En revanche, je dirai quelques mots sur ce qui me paraît central pour introduire le sujet, à savoir le rapport entre épigénétique et politique de santé publique. J’envisagerai ainsi la manière dont notre connaissance des modifications épigénétiques induites par l’environnement est susceptible d’influer sur les politiques publiques dans le domaine de la santé.

Deux questions me semblent liées à cet égard : celle du choix d’une stratégie et celle des coûts et de l’organisation institutionnelle qu’il implique.

Je n’aurai vraisemblablement pas le temps de traiter complètement ces deux aspects, qui seront développés dans le document écrit que je me propose de transmettre ultérieurement.

Quels sont les éléments en question aujourd’hui ? Nul n’est responsable des conséquences de ce qui est inné ; notre loi le dit, tout comme le droit international. En sera-t-il de même lorsqu’il sera constaté – cela l’est déjà pour certains aspects – que l’expression d’une pathologie génétique est liée à des facteurs comportementaux sur lesquels influent les comportements individuels, mais aussi collectifs ? La responsabilisation des comportements deviendra-t-elle alors la règle de toute politique de santé ? Quels seront les comportements visés ? Ceux qui tiennent à nos modes de vie et de consommation ou ceux qui sont susceptibles d’agir directement sur notre santé ?

De ce choix, de ce questionnement, émergent d’un côté des contraintes collectives plus grandes, au nom du principe de précaution, d’un autre côté une responsabilisation accrue des comportements individuels, voire familiaux, à moins qu’une combinaison des deux stratégies ne s’impose.

De quels faits et arguments disposons-nous pour considérer ces questions ? Nous pouvons tout d’abord nous appuyer sur un premier constat : avec l’épigénétique, on passe de données statiques, susceptibles d’être analysées dès la naissance, à une dynamique en relation avec l’environnement, ce qui incite à veiller, tout au long de la vie d’un individu, à la relation entre son génome et l’environnement.

Il s’ensuit que l’épigénétique pourrait radicalement changer notre perception de la responsabilité et du risque dans le domaine de la santé, et ainsi conduire à développer une médecine personnalisée, aussi bien préventive, y compris in utero, qu’à visée thérapeutique.

Elle peut aussi mener à des politiques publiques de prévention, voire de précaution, pour certaines personnes ou groupes à risques au regard des facteurs épigénétiques. Bien sûr, la question essentielle tient ici dans la relation de cause à effet sur l’épigénétique, qui n’est pas linéaire et automatique. Nous pouvons d’ores et déjà percevoir des effets possibles de ces politiques en nous souvenant des conséquences de leurs carences dans d’autres domaines, affectés aujourd’hui par de véritables fléaux sociaux ; on pense notamment au tabac ou à l’utilisation de l’amiante.

De biomarqueur de certaines formes d’inégalités dont on vous a parlé, l’épigénétique pourrait ainsi devenir un élément de stigmatisation, ou tout au moins de concentration d’intérêts des politiques publiques vers certaines personnes, certaines familles ou groupes.

Quelles réponses apporter à ces faits et arguments ? Doit-on mettre l’accent sur la participation du patient à son traitement – c’est là l’un des éléments de « 4P » (prédictive, préventive, personnalisée, participative) –, quitte à le rendre individuellement responsable des effets néfastes de son mode de vie ? Doit-on au contraire faire bouger la logique d’une société de consommation, qui néglige la question de l’éducation à la nutrition et privilégie la surconsommation de produits trop riches en sucres et en graisses ?

De la question de la santé publique et de la qualité de vie, on passe ainsi à celle de la qualité de ce que nous produisons et de la manière dont nous le produisons et le consommons.

En termes de stratégie publique, la philosophe et éthicienne Ruth Chadwick dégage quatre attitudes de logique possibles. L’une concerne un discours portant sur le comportement, qui individualise et moralise. Le second est un discours relatif à l’environnement, qui politise mais n’individualise pas. Le troisième discours porte sur le corps : il individualise, mais ne moralise pas. Le quatrième enfin est un discours qui prend acte des choses et blâme la société pour son intolérance à la différence.

Pour Madame Guibet, qui est aujourd’hui présente et à laquelle je laisse le soin de développer son point de vue, la responsabilité politique appelle moins des programmes à destination de groupes spécifiques qu’une réponse à l’inégale répartition des coûts sociaux sur l’ensemble de la population.

Je voudrais donner deux exemples, qui m’apparaissent particulièrement intéressants. L’un concerne la santé d’individus ou de futurs individus, l’autre les politiques publiques dans leur aspect plus global.

Le premier exemple est celui de l’intérêt de l’enfant à naître, qui justifie d’évidence une ingérence sociale plus forte, à travers l’épigénétique, sur la responsabilité individuelle voire, une fois la naissance intervenue, des actions éventuellement en responsabilité contre les parents. Même entendues sur le plan judiciaire, de telles actions ne seraient pas irrecevables, si l’on estime que la maladie de l’enfant n’est pas le résultat d’une cause intrinsèque à son génome, mais est due au comportement de ses parents et à certaines de leurs attitudes, en lien avec l’environnement. On peut ainsi donner l’exemple de la pollution, qui agit sur le poids de l’enfant à sa naissance, mais aussi sur son QI, et serait même responsable, selon l’information que m’a communiquée Claude Monneret de l’Institut Curie, d’une augmentation de l’autisme d’un facteur 3.

Cela met en évidence le rôle des pouvoirs publics pour compenser les effets de ce que d’aucuns qualifient d’« injustice épigénétique ». Ce fardeau n’est pas nouveau ; la nouveauté vient en revanche de la connaissance que l’épigénétique peut nous apporter des mécanismes de l’action de l’environnement et de la prise de conscience d’une volonté de considérer cette injustice épigénétique comme relevant d’un devoir de solidarité sociale.

Il va alors falloir trouver un équilibre entre les droits des générations présentes et futures, mais aussi faire en sorte que la reconnaissance d’une spécificité au titre des injustices épigénétiques dont peuvent souffrir certains groupes ou communautés ne les désigne pas dans notre société, ce qui risquerait de fait de conduire à la création de nouvelles inégalités.

Voilà, brièvement exposés, les quelques éléments de réflexion que je souhaitais vous faire partager.

Dr Cyrille Delpierre, directeur de recherche au laboratoire d’« Épidémiologie en santé publique : risques, maladies chroniques et handicaps », Inserm, coordinateur du projet IBISS (Incorporation biologique et inégalités sociales de santé). Merci de m’avoir invité à débattre de la contribution de l’épigénétique à l’amélioration des politiques publiques de santé.

Je vais vous proposer la vision de l’épidémiologiste social que je suis. Je coordonne actuellement un projet ANR autour de l’incorporation biologique du social. Notre équipe s’intéresse à cette thématique pour investiguer le gradient social de santé. On entend par ce terme le fait par exemple que la mortalité augmente au fur et à mesure que le niveau d’études baisse. Cela est observé notamment chez les hommes et, dans une moindre mesure, chez les femmes. Cet aspect est bien connu en épidémiologie.

Cette notion d’incorporation biologique a été développée en épidémiologie par Nancy Krieger et Clyde Hertzman notamment. Elle se caractérise par le fait que l’expérience, de manière large, pénètre sous la peau et altère le développement biologique humain. Ces différences systématiques dans l’environnement se traduisent par différents états biologiques et développementaux. Cela a une influence à la fois sur la santé, le bien-être, l’apprentissage, mais aussi les comportements, particulièrement en cas d’expositions lors de périodes critiques ou sensibles de la vie, notamment précoces.

En épidémiologie, le lien existant entre l’environnement précoce et l’état de santé a déjà été montré depuis longtemps. Je citerai simplement ici l’hypothèse de Barker, qui est à la base de la DOHaD, et établissait un lien entre retard de croissance intra utérin et augmentation du risque de pathologies cardiovasculaires à l’âge adulte. Depuis, la littérature sur le sujet s’est étoffée concernant l’existence d’un lien entre diverses expositions précoces – comme le niveau socio-économique, la nutrition ou encore l’adversité, phénomène sur lequel nous avons beaucoup travaillé au sein de l’équipe – et certaines pathologies, dont les principales maladies chroniques auxquelles notre société est confrontée.

Les mécanismes de cette incorporation biologique sont multiples. Cela passe évidemment par de la médiation, en matière notamment de comportements de santé. Il existe ainsi un lien entre l’environnement précoce et les comportements dits de santé (consommation de tabac, d’alcool, nutrition) et/ou le niveau socio-économique à l’âge adulte. Ces facteurs contribuent à expliquer l’état de santé adulte, avec des différences constatées entre hommes et femmes.

Mais ces travaux montrent aussi, ce qui est plus nouveau, la persistance du lien entre l’environnement précoce et l’état de santé, et ce même après prise en compte, dans nos modèles, des comportements de santé et des niveaux socio-économiques. Cela plaide en faveur d’un effet biologique précoce, que nous avons commencé à explorer, et fait principalement appel aux systèmes de réponse au stress. Nous disposons à présent du substrat suffisant pour montrer que l’axe hypothalamo-hypophysaire, le système nerveux autonome, réagit à l’environnement et que ses réactions ont, au niveau de neuro-transmetteurs, d’hormones et de protéines, des traductions qui peuvent impacter ensuite le système inflammatoire et immunitaire.

J’attire, par ailleurs, votre attention sur la notion d’« usure physiologique globale » ou « allostatic load », que nous avons essayé d’expliciter dans nos travaux. On observe schématiquement l’existence d’une usure physiologique accélérée lorsque l’individu a été exposé dès l’enfance à des environnements défavorables.

L’épigénétique est l’un des mécanismes biologiques permettant d’expliquer comment cet environnement est susceptible de modifier l’état de santé tout au long de la vie. Il s’agit pour nous d’un mécanisme intéressant, qui montre l’existence d’un lien entre l’environnement – notamment social - et la biologie.

Nous disposons, sur des phénomènes épigénétiques impliqués, d’évidences scientifiques, à partir de modèles animaux, mais aussi chez les humains de manière plus limitée. Des travaux ont en effet montré l’existence de marques épigénétiques particulières en fonction de certaines expositions précoces, y compris chez l’humain.

Ainsi, même si les données sont partielles, il existe un lien entre environnement social, notamment précoce, et profil de méthylation de l’ADN, cela validant l’idée selon laquelle l’épigénétique pourrait être un mécanisme permettant d’expliquer comment l’environnement modifie la biologie.

Pour répondre à la question soulevée aujourd’hui, il faut insister sur le fait que cela a un impact en termes de santé publique. Nous nous interrogeons par exemple, au sein de l’équipe, sur la question de savoir si l’on ne pourrait pas utiliser le terme d’« épigénétique sociale », dans la mesure où l’épigénétique nous apparaît comme un moyen de remettre dans la balance le rôle des environnements. Margaret Lock parle par exemple, de la même manière, de « biologie localisée » pour souligner l’existence d’une biologie spécifique en fonction de l’environnement dans lequel on évolue.

Il me semble qu’en santé publique, l’approche n’est pas déterministe, mais probabiliste, donc populationnelle. Il est difficile en effet d’effectuer des prédictions individuelles à partir de marques épigénétiques, puisque ces dernières sont multiples, labiles et potentiellement réversibles.

Dans ce contexte, le rôle des politiques publiques est évident. Il n’est en effet jamais trop tard pour agir, dans la mesure où l’incorporation est continue. Il semble toutefois que la période précoce de la vie soit un moment particulièrement favorable pour agir.

L’incorporation biologique de l’environnement via l’épigénétique pose de manière aiguë la question de la responsabilité individuelle versus la responsabilité collective, et de la responsabilité de la génération actuelle pour la génération future.

Cela soulève notamment de nouveaux enjeux en termes de justice et pose par exemple la question de la responsabilité d’une génération vis-à-vis de la suivante ou encore de la valeur de la santé par rapport à d’autres libertés. Cela renvoie aussi à un questionnement relatif à l’application de politiques centrées sur l’individu versus celles centrées sur l’aspect social et collectif.

Ces enjeux, notamment de justice intergénérationnelle, ne sont pas que théoriques. Dans l’État du Tennessee, par exemple, plusieurs femmes ont été condamnées à des peines de prison pour avoir consommé de l’alcool ou des drogues durant leur grossesse. Cet aspect a également été abordé en Grande-Bretagne, où la Cour d’appel britannique en a jugé autrement et considéré qu’ « une mère enceinte et qui boit excessivement ne se rend pas, selon nos lois, coupable d’un crime si son enfant naît handicapé par la suite ».

Ce type de cas devra nécessairement être réfléchi et discuté, dans la mesure où l’épigénétique risque de proposer de telles situations de façon beaucoup plus aiguë qu’auparavant. Cela fait, à mon sens, appel aux politiques publiques.

Dr Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique et déontologie du Conseil national de l’Ordre des médecins. Sans reprendre les définitions déjà proposées, retenons la métaphore comparant la génétique à une partition de musique et l’épigénétique à l’interprétation du morceau.

Les médecins ont besoin de savoir et ces progrès de la science leur font entrevoir des perspectives utiles pour les années à venir.

Faut-il ouvrir la porte à une médecine prédictive ? Oui, à la condition de pouvoir proposer quelque chose en réponse. Dans le cas contraire, cela poserait le problème éthique de l’information pure, source possible d’angoisse inutile. On pense par exemple à la maladie de Huntington. Il appartient pourtant au médecin de délivrer, y compris dans ce genre de situation, une information « claire, loyale et appropriée » et de respecter le secret vis-à-vis de l’entourage de celui qui porte en lui le gène incriminé.

Selon l’article R4127-40 du code de la santé publique, « le médecin doit s’interdire, dans les investigations et interventions qu’il pratique, comme dans les thérapeutiques qu’il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié ». C’est dire, nonobstant le principe de précaution, dont on sait combien, poussé à l’extrême, il peut freiner la recherche … c’est dire aussi toutes les discussions éthiques qui peuvent tourner autour de la reprogrammation épigénétique, de la thérapie génique ou de la médecine régénérative.

De bien nombreuses questions persistent donc.

Faut-il s’engager dans une médecine préventive ? Certainement, surtout si les causes des dérèglements sont parfaitement identifiées, comme cela est le cas par exemple avec les perturbateurs endocriniens. On ne peut, en outre, qu’y être favorable si cela permet de faire diminuer la morbi-mortalité de nombreuses pathologies rencontrées au quotidien, de prévenir des maladies par un suivi tout particulier des femmes enceintes et des nourrissons, par l’étude des habitudes alimentaires ou des comportements – consommation de tabac, d’alcool, de drogues diverses –.

Faut-il ouvrir la porte à une médecine personnalisée ? Assurément, en tenant compte des particularités de chacun, de ses antécédents et des facteurs de risques tels que nous les décrivons depuis longtemps déjà pour la quasi-totalité des pathologies rencontrées au quotidien.

Faut-il aller vers une médecine participative ? Je le pense. Le challenge nécessite la mise en commun de nos savoirs divers et de tous les moyens dont nous disposons. Les médecins, qu’ils soient chercheurs ou soignants, doivent contribuer au progrès médical, en fonction de ce qu’ils savent et de ce qu’ils voient. L’accès aux ressources via l’open data facilitera probablement les recherches.

Demain sans doute, la connaissance des modifications induites par l’environnement permettra de prédire et de prévenir les maladies, en adaptant les nouveaux savoirs à la personne, dans le cadre de son mode de vie et des perturbations auxquelles elle peut être soumise. Que ce soit là l’occasion de rappeler aux prescripteurs le nécessaire respect des indications et la plus grande prudence dans l’utilisation des molécules qui, au-delà du résultat escompté, heureusement souvent au rendez-vous, entraînent parfois ultérieurement des complications totalement inattendues.

Les ambitions en matière d’épigénétique doivent pour l’instant être raisonnables, dans la mesure où les indications et résultats souhaités ne sont encore qu’à la porte de nos établissements et cabinets. Mais demain peut-être, des risques de pathologies chroniques pourront être annoncés, avec la proposition de thérapies efficaces permettant d’éviter leur apparition ou de protocoles susceptibles d’éteindre au plus tôt les manifestations d’un diabète, de maladies cardiovasculaires, de pathologies neurologiques dégénératives ou de cancers, dont on mesure aujourd’hui l’ampleur et les conséquences médicales et médico-socio-économiques. Il est en effet prouvé que les causes environnementales ont une part de responsabilité dans ces fléaux. Il est bien de le rappeler, surtout lorsque l’on sait que les marques épigénétiques perturbées par l’environnement peuvent être réversibles, mais aussi se révéler plus tard, au-delà des générations.

Nul doute que les médecins du XXIe siècle doivent s’approprier cette nouvelle discipline, afin de l’incorporer aux nécessaires connaissances de la science applicables à la pratique médicale, dans l’intérêt des patients. Tout doit donc être fait pour que les connaissances s’élargissent, que les applications soient plus lisibles et que les résultats escomptés soient au rendez-vous.

Pour ce faire, l’enseignement de l’épigénétique doit impérativement être intégré au module de la génétique. Au-delà des chercheurs en épidémiologie génétique et des spécialités centrées sur ces difficiles problèmes, tous les praticiens, quels que soient leurs statuts ou disciplines, devront être informés, formés, éduqués, aussi bien dans le cadre de leur cursus universitaire qu’au cours de leur carrière, conformément aux obligations déontologiques figurant à l’article R4127-11 du code de la santé publique.

Concernant le cursus des étudiants à ce jour, il apparaît, selon les éléments fournis par le rapport 2015 de la Commission nationale permanente du Conseil national de l’Ordre des médecins, que la formation initiale des médecins est organisée, pour ce qui est de la médecine prédictive. Les différentes facultés n’ont pas de véritable autonomie sur les choix des programmes. Les programmes de deuxième et troisième cycles sont structurés et la génétique fait partie des matières fondamentales du premier cycle. Les applications pratiques ne sont toutefois développables qu’en option, dans les années supérieures.

L’université de Paris-Descartes propose un cursus complet de formation, optionnel pour les candidats. Il prévoit trois années, avec le passage de trois Unités mixtes de recherche. L’UMR 1 est consacrée à la génomique et à la génétique formelle et épidémiologique, l’UMR 2 à la physiopathologie moléculaire et à la thérapeutique des maladies génétiques et l’UMR 3 à l’architecture, la physiologie, la structure et l’évolution du chromosome.

Sur le site de la faculté de Rouen, tous les candidats à la formation peuvent, par ailleurs, accéder à l’Université médicale virtuelle francophone.

Actuellement, dans le cursus classique des études médicales, on ne trouve que le diplôme d’études spécialisées de génétique médicale – clinique, chromosomique et moléculaire –. Le contenu de cet enseignement figure dans un arrêté du 9 mai 1995, rectifié au Journal officiel du 2 septembre 1995. La préparation à ce diplôme dure quatre ans et comporte environ 250 heures de formation. Force est de constater que le terme « épigénétique » n’y figure pas encore. C’est dire combien le sujet d’aujourd’hui paraît opportun.

La médecine prédictive sera-t-elle intégrée dans les programmes ? Fera-t-elle partie de la formation continue et du développement professionnel continu des médecins ? Cela paraît désormais incontournable.

Quoi qu’il en soit, et même si l’optimisme est légitime mais contenu, cette nouvelle approche possible de la connaissance de l’étiologie des maladies et des nouvelles possibilités de les prévenir ou de les combattre doit conduire à organiser dès maintenant une nécessaire et indispensable formation de tous les soignants.

Mme Dominique Gillot. Vous écoutant, je pensais évidemment à l’avis des parlementaires sur le paquet de tabac générique, qui n’a pas forcément suivi toutes vos recommandations. Cela montre l’étendue du travail restant à accomplir.

Concernant la formation des médecins, j’ai été particulièrement intéressée par la dernière partie de votre intervention et l’analyse des enseignements proposés. Il serait vraiment utile que ce constat documenté remonte au ministère, qui est en train d’examiner les évolutions possibles en termes de modernisation des études de médecine, afin notamment que le terme d’ « épigénétique » figure au moins dans le générique des formations et que cela alerte l’attention des futurs médecins.

Mme Caroline Guibet-Lafaye, directrice de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs. Mon propos va s’inscrire dans la continuité des interventions de MM. Jean-Claude Ameisen et Cyrille Delpierre.

Pas plus que dans le domaine de l’éthique, l’épigénétique ne pose de questions nouvelles aux politiques publiques. Eu égard à ce qui a été évoqué précédemment, la lutte contre des formes de désavantage transmises par des modifications épigénétiques relève en effet davantage, à mon sens, d’une responsabilité politique qu’individuelle.

On s’est précédemment intéressé aux effets des styles de vie et des comportements alimentaires ; mais je ne pense pas qu’il y ait là un argument de nature à permettre d’oublier que la différence dans la répartition des coûts et bénéfices sociaux a des incidences inégalitaires sur la santé des groupes qui composent la société.

Je ne crois pas non plus que la demande susceptible d’être formulée à l’endroit du politique puisse se fonder sur le discours ou la rhétorique de la précaution, car ce principe a de nombreux coûts inhérents et des conséquences secondaires souvent assez négatives sur les populations concernées, ces coûts passant souvent inaperçus. Il s’agit en particulier de coûts en termes d’effet de stigmatisation, notamment lorsque des politiques sanitaires ou sociales visent des groupes sociaux spécifiques, comme cela a été précisé précédemment par Cyrille Delpierre.

L’identification ou la description de cibles pour des politiques sociales, de santé, ne doit pas avoir pour conséquences secondes de réintroduire et de renforcer la responsabilisation, voire la culpabilisation, des individus, en particulier au regard de situations qu’ils ne maîtrisent pas.

En revanche, convoquer la responsabilité politique plutôt que la responsabilité individuelle, concernant les effets sur la santé de facteurs environnementaux au sens large, peut constituer une option appropriée ou une solution raisonnable.

En effet, l’une des perspectives ouvertes par l’épigénétique est de considérer les questions de santé publique comme des problèmes environnementaux, de concevoir les politiques de santé publique en termes environnementaux, compris au sens matériel et physique – c’est-à-dire concernant les milieux géographiques et les conditions de vie dans lesquels les individus évoluent – et pas simplement en termes d’environnement social, où les enfants grandissent.

Si l’on veut s’intéresser aux questions d’épigénétique et aux politiques de santé avec un souci de justice sociale, il faut considérer que le modèle de justice approprié est multifactoriel et suppose de tenir compte non seulement d’éléments intragénérationnels et intergénérationnels, mais aussi de facteurs environnementaux variés.

Bien sûr, on a pu, dans certains travaux, utiliser le paradigme de l’égalité des chances, lorsqu’on s’est intéressé à la justice épigénétique ; mais il ne suffit pas de tenir compte de l’utilité, pour l’individu lui-même ou pour la génération future, des choix qui vont être faits en matière de santé.

De la même façon, la dotation en santé – espérance de vie, évitement de certaines maladies – n’est pas le seul facteur à considérer, lorsqu’on va chercher à élaborer des politiques de santé publique, tenant compte des résultats de l’épigénétique, puisque tous les aspects de l’existence et du bien-être individuel doivent être envisagés.

Si l’on cherche à mettre en avant des principes de justice, ces derniers seront différents selon l’échelle considérée. Autrement dit, si l’on envisage seulement l’individu, le principe d’égalité des chances sera bien évidemment approprié, en particulier si l’on s’intéresse simplement à la santé. Mais cette perspective est en réalité largement partielle et insuffisante, puisqu’il faut également tenir compte de la question de la justice intergénérationnelle que pose l’épigénétique. D’autres principes doivent alors intervenir. Il s’agit notamment du principe d’impartialité, selon lequel mon existence ne doit pas priver autrui de quelque chose dont il aurait pu bénéficier, mais aussi d’un principe de différence, c’est-à-dire la considération des personnes les plus défavorisées, dans la génération présente, qui ne doivent pas se trouver dans une situation pire que celle qu’elles auraient connue, si les politiques de santé n’avaient pas été appliquées.

La question posée est bien sûr celle du « sacrifice » de la génération présente pour la génération future, à partir du moment où l’on va attendre de la génération actuelle des comportements appropriés, des conduites adéquates, pour préserver les générations à venir. L’ennui, si l’on s’engage dans cette voie, réside dans le fait que les personnes les plus défavorisées aujourd’hui, qui sont également les plus exposées aux inégalités de santé, en particulier pour des raisons environnementales, seront nécessairement les plus vulnérables. Il importe donc de tenir grand compte des groupes les plus défavorisés, socialement les plus exposés à transmettre des désavantages en matière de santé, en veillant précisément à ne pas augmenter le risque de stigmatisation.

Si, enfin, l’on s’intéresse à la question des inégalités environnementales et des dommages que produit sur la santé l’exposition à des produits toxiques, on se place dans une perspective de justice environnementale. Il convient alors de tenir compte du cadre de vie, de l’accès aux ressources et du partage des biens et des maux de l’environnement. Là encore, le principe de justice pertinent est celui d’une forme d’équité environnementale, qui doit être prise en charge par des politiques publiques, à travers une redistribution de ces biens et maux de l’environnement et par le biais de compensations via des transferts financiers, des aides sociales et économiques.

Autrement dit, si l’on veut envisager une théorie de la justice dans ce domaine, on peut la penser négativement à partir d’une préservation de l’exposition à des environnements pathogènes, eu égard à ses propres caractéristiques physiologiques, et au travers d’un droit d’accès à un environnement sain, mais aussi positivement, par l’intermédiaire de la compensation du fait de ne pas jouir de ce type de biens environnementaux ou d’en subir des conséquences négatives.

Pr Claudine Junien, professeure émérite de génétique médicale, membre correspondant de l’Académie des sciences, unité de biologie du développement et reproduction, INRA Jouy-en-Josas. Je voudrais évoquer ici l’épigénétique sur un plan technique ; toutefois, ce domaine étant très vaste, je n’en traiterai que certains aspects.

La société SF-DOHaD, que nous avons créée en 2012, participe beaucoup à ces démarches.

Le premier exemple que je souhaite développer concerne l’obésité, sachant que les questions soulevées dans ce domaine se retrouvent dans bien d’autres. Les causes de l’obésité sont-elles environnementales ou génétiques ? Il existe bien entendu des causes génétiques. Les travaux menés lors des quinze ou vingt dernières années ont permis de trouver énormément de polymorphismes montrant de très petits effets. On en est arrivé ainsi à la notion de « missing heritability ». On se rend compte actuellement de l’importance des facteurs environnementaux, qui agissent par le biais de l’épigénétique. Les pourcentages établis aujourd’hui sont de 60 % à 70 % pour les causes environnementales agissant par le biais de l’épigénétique et de 30 % à 40 % pour les variations génétiques à proprement parler.

Comment se fait l’incorporation des expériences ou des expositions au niveau biologique ? Ces phénomènes mettent en jeu la triade « génome-épigénome-environnement ». Je vais donc vous montrer comment interagissent génome et environnement, environnement et épigénome, génome et épigénome, et enfin les trois éléments ensemble.

Il existe, si l’on se place du point de vue des relations entre environnement et épigénétique, plusieurs types de variations, la première étant les allèles de polymorphismes, qui correspondent à la perte ou au gain d’un CpG dans leur séquence et vont permettre, en étant méthylés ou non, d’influencer l’expression du gène. Les boucles de la chromatine sont également très importantes, car elles permettent d’ajuster des éléments qui peuvent aussi être touchés par des modifications épigénétiques.

En matière de relations entre environnement et épigénétique, la grande question est celle du lien de causalité entre l’impact de l’environnement, la(les) marque(s) épigénétique(s) mise(s) en place, et ce que l’on va pouvoir constater quelques années plus tard.

L’autre interrogation est celle de la spécificité tissulaire. Le cerveau est par exemple le tissu le plus inaccessible ; mais des données montrent aujourd’hui que si l’on s’adresse à des tissus périphériques, on peut y retrouver des modifications épigénétiques qui sont pourtant spécifiques du cerveau, par l’intermédiaire soit des mêmes gènes, soit de facteurs circulants permettant d’imprimer dans toutes les cellules de l’organisme des effets qui ne sont pas forcément les effets primaires, mais des effets systémiques spécifiques ou globaux.

Dans ces relations entre environnement et épigénétique, la question de la réversibilité est également majeure. Si les marques épigénétiques sont théoriquement réversibles, les effets qu’elles créent ne le sont pas nécessairement. J’emploie, à cet égard, le terme de « lost in translation », car au cours du développement, lorsque les tissus se forment petit à petit, il s’avère que s’ils ont été sous l’influence d’un impact de l’environnement et de marques épigénétiques, ces dernières peuvent disparaitre au cours du temps : il n’est donc pas question d’utiliser leur réversibilité, puisque les marques initiales ne sont plus présentes et que les effets délétères se sont déjà produits. Cela nous met aussi en relation avec des marques dites « verrouillées » : la « mémoire métabolique » relative aux concentrations de glucose par exemple peut être une marque verrouillée, que l’on ne sait pas encore comment faire réverser.

J’aimerais aussi mentionner, sans toutefois la développer car le temps me manque, la notion d’héritabilité mitotique versus l’héritabilité transgénérationnelle, qui ne renvoient pas du tout aux mêmes processus.

Je terminerai en évoquant un exemple des relations entre génétique, épigénétique et environnement. Les points essentiels résident ici dans les propriétés de l’épigénétique, qui sont sources d’amalgame. La question du lien de causalité est difficile à mettre en évidence du fait de la dynamique des marques. On est ainsi obligé de mettre cela en opposition avec de simples corrélations et d’analyser les différences entre les causes et les conséquences d’un bouleversement lié à l’environnement.

La réversibilité des marques n’est pas systématique, bien que flexible et plastique. La spécificité tissulaire est, comme je l’ai signalé précédemment, un élément important. Il existe toutefois des exemples dans lesquels on peut se servir du sang circulant pour mettre en évidence des marques épigénétiques.

Parmi les propriétés de l’épigénétique, j’ai en outre évoqué l’héritabilité. Il faut néanmoins savoir qu’il existe d’autres relais de l’information, en particulier des facteurs diffusibles comme les hormones, les glucocorticoïdes, qui vont se répandre dans la totalité de l’organisme, agir sur chaque système, chaque type cellulaire, et entraîner des modifications spécifiques du système ou du type cellulaire.

J’ai écrit voici une quinzaine d’années un ouvrage intitulé Nutrigénétique du risque cardiovasculaire : ne l’achetez surtout pas, il est totalement obsolète ! En effet, il ne traitait que des relations entre génétique et environnement, et ne se préoccupait pas d’épigénétique.

J’aimerais aborder la question des relations entre épigénétique et environnement en m’appuyant sur l’exemple du lien de causalité. Lorsqu’on fait subir au fœtus, à la fin de la gestation, une restriction alimentaire, alors cette sous-nutrition entraîne, au niveau d’un gène spécifique – le gène Pdx – l’apparition de marques épigénétiques nouvelles, qui vont aboutir à la diminution de l’expression de ce gène. Si vous regardez les marques épigénétiques, vous voyez la séquence de l’ADN, ainsi que les marques épigénétiques, ces dernières changeant au cours du temps. Si la première marque mise en place est une histone désacétylase, alors les marques finales observées à terme chez l’adulte seront essentiellement des marques de méthylation de l’ADN. Or ce n’est pas la méthylation qui a entraîné le processus. On est donc loin d’avoir démontré le lien de causalité.

Le dernier exemple que je souhaite vous présenter est plus complexe. Il est lié au fait que la chromatine se replie sur elle-même, forme des boucles, et qu’il existe parfois, très loin du gène, des éléments de régulation – les « enhancers » – qui, du fait de la formation de ces boucles dont l’accrochage à leur base se fait par des facteurs épigénétiques, vont permettre la mise en route de l’expression d’un gène ou au contraire l’inhiber.

Des chercheurs ont par exemple observé des interactions entre un traumatisme de l’enfant et un gène – le gène FKBP5 –, ou plus particulièrement des allèles à risque dans ce gène, et constaté que ces interactions étaient médiées par une déméthylation allèle-spécifique. En d’autres termes, il faut que l’individu ait subi, dans son enfance, un stress particulier, pendant une fenêtre de développement spécifique, pour que l’on voie, lorsqu’il deviendra adulte, une réaction dite « PTSD », ce qui correspond en français à un "état de stress post traumatique". En 2012, ces chercheurs ont réussi à montrer qu’à côté de l’allèle de susceptibilité, existait la possibilité de méthyler ou de déméthyler un groupement CpG. Ce phénomène se retrouve aussi bien dans l’hippocampe que dans les cellules circulantes ou d’autres tissus. L’étude à laquelle je viens de faire référence a ainsi été menée dans les cellules circulantes et non, bien évidemment, dans l’hippocampe des individus. Ce mécanisme de déméthylation sous l’effet du stress chez l’enfant se traduit par une expression de ce gène ayant pour but d’inhiber la boucle de rétrocontrôle face aux mécanismes qui vont diminuer le stress et l’anxiété. Lorsque l’enfant, devenu adulte, subit un stress, ses taux de glucocorticoïdes augmentent et l’activité de ce gène va alors consister à inhiber la formation de cette boucle et à permettre ainsi au stress de perdurer, jusqu’à devenir un syndrome de type PTSD.

J’aurais encore bien d’autres choses à vous dire, mais je crains que le temps qui m’était imparti ne soit arrivé à son terme.

Grands témoins :

Pr Robert Barouki, professeur de biochimie à la faculté de médecine Paris Descartes, directeur de l’unité Inserm « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire ». En tant que « grand témoin », je vais surtout m’attacher, dans cette intervention, à commenter certains points développés lors des précédentes présentations.

D’un point de vue fondamental et conceptuel, il me semble important de rappeler que les effets épigénétiques sont quasiment toujours liés à des phénomènes adaptatifs, donc plutôt positifs, qui permettent à un individu de réagir à un facteur, environnemental ou autre. Il n’y a, par ailleurs, pas de contradiction entre un effet adaptatif, positif, pendant une période donnée, et le même effet susceptible de devenir toxique sur le long terme. Il ne s’agit pas là de deux choses différentes, mais d’un même élément qui, à un moment donné, va nous permettre de réagir par exemple à une exposition importante à des molécules chimiques, et qui, par les transformations que cela entraîne sur le long terme, peut conduire à un coût ultérieur, qui se traduit par des pathologies.

L’exemple de l’obésité fournit une parfaite illustration de ce phénomène : l’adaptation à un manque de calories à un moment donné dans la vie se traduit par des transformations qui vont, à long terme, être sources d’augmentation des réserves et d’obésité.

Peut-être en est-il de même dans le domaine chimique, même si cela n’est pas complètement démontré.

On se situe ici dans le cadre de phénomènes adaptatifs susceptibles d’entraîner une toxicité à très long terme. Souvent – dans le cas par exemple d’expositions générales –, il ne s’agit pas de phénomènes sur lesquels il est possible, à l’échelle individuelle tout au moins, d’avoir une action simple.

Parfois, cela relève aussi de comportements. Si la science estime que certains comportements ont des effets sur le long terme, je pense qu’il faut pouvoir le dire et savoir quelles conséquences en tirer.

Il a été régulièrement question, lors des exposés que nous venons d’entendre, du concept d’« exposome ». L’on ne peut, à mon sens, qu’être très satisfait que cette notion soit inscrite dans la loi, dans la mesure où cela a des implications très pratiques. Certes, l’exposome d’un cerveau n’est pas le même que celui d’un foie. Les exposomes de deux individus sont également différents l’un de l’autre. Cela touche aussi les populations, dans les domaines par exemple de l’exposition à des climats ou à des pollutions à grande échelle. Ce concept se situe donc à différents niveaux. Il appelle à tenir compte de l’ensemble des expositions et à avoir une attitude de santé publique cohérente, guidée par une vision globale des problèmes. En effet, il faut par exemple veiller à ce que les recommandations formulées pour régler un problème n’en aggravent pas un autre. Il est vrai, par exemple, que le diesel est mieux que l’essence sur le plan du CO2 ; en revanche, cela est beaucoup moins bien au niveau des émissions de particules. Une recommandation de santé publique doit donc, dans le contexte de l’exposome, tenir compte de l’ensemble des expositions et développer une attitude cohérente et intégrée.

L’exposome sous-entend des expositions à des problèmes physiques, chimiques, socio-économiques, psychologiques. Or l’épigénétique constitue aussi, nous l’avons vu, un moyen d’intégrer toutes ces notions, puisque cela finit par entraîner des marques, même si celles-ci sont de natures différentes. Il existe une cible au niveau de l’ADN et de la chromatine, qui permet d’étudier les interactions possibles entre différentes expositions. Cela est très important.

Je souhaiterais également commenter l’aspect prédictif, les biomarqueurs. Il existe plusieurs utilisations possibles d’une modification de marqueurs épigénétiques en termes de santé. Cela peut tout d’abord être un élément qui renforce la notion d’exposition. Il a ainsi été question précédemment de surveillance des populations, afin de vérifier leur exposition à tel ou tel composé, pesticide ou autre. Si l’on dispose, en outre, d’un argument plus biologique permettant d’indiquer que cette exposition a peut-être eu un premier effet biologique – pas nécessairement pathologique –, alors cela peut renforcer dans la conviction qu’une exposition significative s’est produite pour un individu. Les marqueurs épigénétiques peuvent donc servir de biomarqueurs assez initiaux, permettant de renforcer la notion d’exposition.

Est-ce prédictif ou pas ? Il est compliqué de répondre à cette question. L’idéal est bien entendu de pouvoir le démontrer, ce qui soulève de vrais problèmes éthiques. Il s’agit presque d’une autre question, elle aussi fondamentale. On peut déjà utiliser les marqueurs épigénétiques comme biomarqueurs. Je pense que cela sera, en ce sens, très utile.

Il a en outre été question d’enseignement : il faut assurément former les futurs médecins et les populations. Cette idée n’est pas nouvelle. Peut-être convient-il toutefois de procéder de façon plus ludique et accessible. Nous organisons par exemple un MOOC sur « toxicité, environnement et santé », plutôt destiné au grand public, mais dans lequel les médecins peuvent aussi trouver des éléments d’information. On ne peut qu’être ravi de voir l’aspect environnement et prévention entrer davantage dans nos préoccupations. Il ne faut, par ailleurs, pas hésiter à évoquer un cinquième P, celui de la précaution, qui figure dans nos textes de loi. Il s’agit bien évidemment de considérer la précaution fondée sur la science et incluant la notion d’incertitude, qui se mesure, se travaille et se valide scientifiquement.

Mme Dominique Gillot. Merci de faire ainsi la promotion du partage de la culture scientifique. Cela est essentiel, à la fois pour sensibiliser les populations et entraîner une meilleure connaissance.

Pr Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm, membre du conseil scientifique de l’OPECST. Dans son exposé, Mme Claudine Junien a fait référence à un schéma publié dans Médecine/Sciences, publication scientifique de très haut niveau, en langue française. Cette revue, détenue par l’Inserm, est publique et accessible librement après six mois d’exclusivité. Je vous engage vivement, en tant que rédacteur en chef, à vous y référer !

Je souhaiterais revenir particulièrement sur trois points, dont celui de la longue durée. Il s’agit là d’un élément important pour le biologiste, qui étudie souvent les choses de façon aiguë, en quelques minutes ou heures. Or on se situe ici sur des phénomènes susceptibles de durer tout au long de la vie, voire au-delà des générations. Cette notion de durée est également essentielle pour les politiques de santé publique. Souvent, les situations sont évaluées sur le court terme – quelques heures, quelques jours –. Or il va falloir prévoir dorénavant des évaluations sur des années, ce qui pose parallèlement la question des modèles. Les modèles utilisés aujourd’hui sont souvent murins ; or la souris vit au maximum deux à trois ans. Il va donc falloir que les agences réglementaires s’adaptent et acceptent d’autres modèles, plus proches de l’homme, pour tenir compte des éléments relatifs à la biologie intégrative.

La notion holistique d’intégration me semble également constituer un aspect très important. Elle sous-entend l’existence d’interactions entre différentes parties et intègre aussi la dynamique sur laquelle Robert Barouki a insisté. Tout phénomène vivant est dynamique. Les marques que Claudine Junien nous a présentées peuvent être installées pour une longue durée, parfois pour toute la vie. On change de type d’hémoglobine entre la vie fœtale et la vie adulte : cela est définitif. Les marques de méthylation sur les gènes d’hémoglobine fœtale ne se réactiveront plus au long de la vie. Inversement, des gènes éteints pour l’hémoglobine adulte sont allumés au moment de la naissance. Il existe en revanche d’autres marques beaucoup plus labiles.

Cela me conduit au troisième point de mon intervention, sur la notion de prudence. La première évidence est notre ignorance. Nous commençons à découvrir un certain nombre de phénomènes mais cela met également en lumière l’étendue de notre ignorance. Claudine Junien a par exemple rappelé que l’ouvrage qu’elle avait écrit quinze ans plus tôt était totalement obsolète. On continue aujourd’hui à découvrir des marques épigénétiques. Plus d’une centaine d’entre elles ont ainsi été découvertes sur les histones – protéines de régulation autour desquelles s’enroule le ruban d’ADN –, avec des effets plus ou moins connus aujourd’hui. L’étendue de notre ignorance sur les différentes marques qui peuvent exister sur d’autres facteurs venant réguler ces histones est immense.

Cela signifie qu’il est nécessaire d’encourager la recherche. Nous avons tous besoin de biostatisticiens dans nos laboratoires : il en existe, ils sont formés, mais nous n’avons malheureusement pas les moyens de les payer, ni de les garder, car ils reçoivent de l’extérieur des propositions financières beaucoup plus intéressantes. La recherche dont vous parliez, excellente, – celle de Mme Geneviève Almouzni, de M. Robert Barouki, de Mme Claudine Junien et de nombreux laboratoires de l’Inserm – représente quelques millions d’euros, à côté des milliards que coûtent ces différentes maladies ou qui sont dépensés dans d’autres domaines. La question est celle de financements publics transparents.

La prudence nous conduit par ailleurs à voir que nous sommes dans des modèles dont chacun implique un bruit biologique, une nécessité d’un nombre d’animaux ou de modèles en qualité statistique suffisante et en reproductibilité d’un laboratoire à l’autre pour pouvoir en tirer des conclusions. Cela amène à une prudence qui ne doit pas être l’abstention, mais doit nous inciter à faire preuve d’un recul critique sur des données qui peuvent parfois être enthousiasmantes, mais ne sont pas forcément validées. S’il est clair qu’existe chez les plantes une transmission générationnelle épigénétique, si nous disposons d’éléments forts pour penser qu’il en va de même chez le ver Caenorhabditis, nous sommes, chez les mammifères, face à des résultats extrêmement fragiles, qui requièrent la plus grande prudence.

La prudence réside aussi dans le fait qu’il existe, dans le domaine de l’épigénétique comme dans celui de l’environnement, des marchands de doute. Un éditorial de Nature était justement consacré à ce sujet voici une quinzaine de jours. Nous découvrons ainsi que certaines compagnies, notamment celles vendant du soda, financent des groupes académiques pour mettre en doute, de manière quasi professionnelle, des résultats obtenus avec robustesse et de façon reproductible.

La précaution doit être active et nécessite, lorsqu’un doute raisonnable apparaît, des moyens et une mise en œuvre de mesures comme le retrait des phtalates ou les doutes formulés à propos de la stérilisation à l’oxyde de méthylène.

Il faut aussi être actif sur des politiques publiques. Plusieurs de mes collègues ont insisté sur le fait qu’une société n’est pas seulement une collection d’individus, mais qu’il y a des mesures collectives à prendre. Je pense que l’on a, pendant trop longtemps, voulu laisser l’individu seul responsable de ses décisions. On voit les catastrophes que cela a produites, dans le domaine de la vaccination par exemple, qui est presque en déshérence. Or on se vaccine un peu pour soi, mais beaucoup pour les autres, et ces questions de systèmes de solidarité doivent aujourd’hui revenir sur le devant de la scène.

De la même manière, il faut mieux se nourrir et essayer de polluer moins, pour soi, mais aussi pour son environnement, pour la société. Je crois que les comportements individuels doivent aujourd’hui être resitués dans l’action collective. Il est de la responsabilité des politiques publiques de remettre à l’ordre du jour des mesures de santé publique, car il n’appartient pas seulement aux individus d’agir.

Mme Dominique Gillot. Permettez-moi d’apporter un témoignage sur la question des marchands de doute, qui sont aussi des marchands de convictions. Depuis quelques jours, la station de métro que j’emprunte tous les matins est tapissée d’une publicité pour « RBMA Paris ». J’ai cherché la signification de cet acronyme et découvert que cela correspondait à Red Bull Music Academy Paris. Il s’agit de convoquer la jeunesse à un concours de musique organisé à Paris le 27 novembre. Je pense que nous pourrions mener une action concertée pour dénoncer cette usurpation.

Gérard Bapt et moi-même nous interrogions par ailleurs sur la signification de « PTSD ».

Pr Claudine Junien. Cela signifie « posttraumatic stress disorder » et se traduit en français par « état de stress post-traumatique ».

Mme Dominique Gillot. Merci beaucoup.

Pr Thierry Lang, professeur à l’université Toulouse 3 et au sein du Centre hospitalier universitaire de Toulouse, responsable de l’équipe « Inégalités sociales de santé, cancer et maladies chroniques » de l’unité mixte 1027 Inserm – Université Paul Sabatier, Toulouse 3. Je précise que je suis chercheur en épidémiologie sociale et que je travaille depuis de nombreuses années, avec mon laboratoire, sur les inégalités sociales de santé. L’épigénétique constitue pour nous un virage scientifique et une rupture majeure. Pour reprendre les mots de l’anthropologue Philippe Descola, « la séparation de droit entre la part naturelle et la part culturelle de l’homme » devient moins nette qu’auparavant. Pour nous qui travaillons sur les déterminants sociaux de la santé, cela est très important.

L’épigénétique permet de mettre l’environnement, dans toutes ses composantes, notamment sociales, en première ligne. Nous travaillons désormais non plus en opposition, mais en lien avec la génétique. La santé, les inégalités sociales de santé, vont se construire par l’intermédiaire d’une interaction : le phénotype va être la résultante d’un code et d’une interaction.

La leçon, ancienne mais renforcée par l’épigénétique, est que les maladies chroniques, l’état de santé à l’âge adulte, se construisent dès les premières années de la vie. Nous disposons de quelques données épidémiologiques assez récentes – certes, sur de petits groupes de population –, qui montrent très clairement l’existence de marques épigénétiques liées aux premières années de l’enfance, et en particulier à des vécus difficiles d’adversité, des traumatismes remontant aux premières années de la vie.

Rien n’est toutefois définitivement déterminé. Comme cela a été expliqué, ces marques sont parfois réversibles. L’élément fondamental réside dans les décisions prises en matière de santé publique, avec une double tension, bien antérieure à l’épigénétique, entre un accent mis sur la responsabilité individuelle, avec parfois une culpabilisation, et une approche collective qui met en avant les déterminants sociaux comme l’habitat, l’urbanisme, l’éducation, dans le façonnement de la vie.

La DOHaD, l’épidémiologie biographique et l’épigénétique, renforcent l’idée selon laquelle les premières années de la vie sont absolument essentielles à la construction de la santé et des inégalités sociales de santé. J’aimerais insister aujourd’hui sur la question de savoir si les conséquences ont été totalement tirées de ce que l’on sait.

Ce questionnement m’a conduit à relire un rapport de l’IGAS de 2011, consacré aux programmes de réduction des inégalités sociales de santé dans l’enfance, qui formulait des conclusions sévères sur la négligence dont l’enfance faisait l’objet dans notre pays, caractérisée par l’absence d’objectifs et de statistiques de routine. J’ai retrouvé un constat tout aussi sévère émanant de l’Unicef, qui souligne l’absence quasi-totale de données nationales sur le développement des très jeunes enfants. Cela peut refléter le fait que l’importance du développement précoce n’a été portée que récemment à l’attention du public et des responsables politiques : cette matinée apparaît donc comme l’occasion d’attirer l’attention sur ce sujet.

L’Unicef indique par ailleurs dans son rapport que l’on devrait sortir d’une vision traditionnelle, dans laquelle le recueil des données pour les très jeunes enfants est considéré comme extrêmement difficile, potentiellement intrusif et d’importance limitée pour la santé publique. Il me semble important de rappeler que la santé des enfants est au contraire d’importance majeure pour la santé publique et les années à venir. Ce rapport conclut enfin sur le manque de moyens visant à suivre les progrès du développement.

Selon l’Unicef, trois millions d’enfants vivraient en France sous le seuil de pauvreté, ce qui construit le développement à venir des maladies chroniques.

Nous avons là des enjeux de politiques publiques. Il conviendrait par exemple, dans le cadre des nouvelles responsabilités des collectivités territoriales, de redéfinir le positionnement de la Protection maternelle et infantile, dont on connaît les difficultés. Toujours au regard du développement des enfants, la prise en charge des enfants en garde formelle était, selon le ministère de l’éducation nationale, de 30 % en 2000 et 15 % en 2010 : on constate donc une diminution de la prise en charge de cette classe d’âge. Ce taux descend même jusqu’à 5 % dans certaines communes de Seine-Saint-Denis, où les besoins ne sont pourtant pas les moindres.

En matière de recherche, mise à part la cohorte ELFE, qui est un outil de production dont on attend beaucoup, le paysage de la recherche en santé consacrée à l’enfance est surprenant : on y trouve certaines unités de recherche dédiées à des pathologies de l’enfance, mais aucune au développement de l’enfant « normal » dans son environnement habituel.

La transmission intergénérationnelle est également un élément important. On retrouve ici une préoccupation éthique majeure, qui renvoie à la discussion entre la responsabilité individuelle et collective. Mettre en exergue la responsabilité individuelle peut conduire à un processus de culpabilisation. Si l’on décide au contraire de privilégier la responsabilité collective, alors les politiques de santé publique envers les enfants deviennent majeures, puisqu’elles mettent en jeu plusieurs décennies.

Certaines lésions semblent difficilement réversibles, si bien qu’il faut agir le plus tôt possible, bien qu’il ne soit jamais trop tard, du fait d’une certaine réversibilité des marques épigénétiques.

Les politiques s’appuyant sur l’épigénétique doivent en outre se méfier des tentations de dépistages à visée prédictive. Les résultats à attendre se situent en effet dans une approche populationnelle, non dans une démarche de prédiction individuelle. Il existe là des risques auxquels il faut veiller.

Outre le fait que les déterminants sociaux, territoriaux, environnementaux, reviennent d’actualité, l’épigénétique vient inscrire les politiques de santé dans le temps long. S’occuper de l’enfance pour prévenir les maladies chroniques à l’âge adulte, quarante à cinquante ans plus tard, est déjà un temps long pour le politique. S’inscrire dans une logique d’appréhension des conséquences transgénérationnelles requiert une vision à très long terme. Il faut penser au « développement durable » de la santé, sur plusieurs générations.

DEUXIÈME TABLE RONDE :
LE POINT DE VUE DES AUTRES ACTEURS DU SYSTÈME DE SANTÉ

Présidence de M. Gérard Bapt, député, membre de l’OPECST.

M. Gérard Bapt. Mesdames et Messieurs, je vais, si vous me le permettez, passer sur les salutations habituelles et formelles, et vous remercier une fois de plus d’avoir répondu à l’invitation de l’OPECST.

Cette deuxième table ronde est consacrée au « P » de la participation, avec l’intervention de plusieurs acteurs du système de santé autres que ceux du monde académique et médical.

Les différentes fonctions que j’ai occupées au plan législatif m’ont convaincu que la démocratie sanitaire est une construction continue, tant les résistances à l’instauration d’un système de santé qui soit à la fois juste et efficace sont fortes.

Elles sont parfois conjuguées à l’ignorance. J’aimerais, pour illustrer mon propos, vous narrer un épisode qui s’est déroulé pas plus tard qu’hier soir à l’Assemblée nationale. J’avais présenté, en première lecture, un amendement introduisant le concept d’exposome dans l’article premier de la stratégie nationale de santé. À ma grande surprise, un amendement, venu en discussion cette nuit et finalement retiré, a été présenté, qui visait à supprimer cette phrase. L’ignorance peut donc être un obstacle.

Il existe en outre des résistances d’autres natures. L’exemple des perturbateurs endocriniens, toujours d’actualité, est, à cet égard, très emblématique. Alors que l’Union européenne aurait dû mettre en place une stratégie dans ce domaine depuis décembre 2013, il semblerait que cela soit reporté à 2017. Les résistances sont ici de nature économique. Elles sont le fruit des actions de lobbies. Un ouvrage récent, de Stéphane Horel, démonte très précisément les mécanismes des actions de lobbying à l’échelle européenne.

En regard, la politique suivie par la France apparaît plutôt exemplaire, avec le plan national santé environnement. Mais le Docteur Faroudja a bien mis en évidence l’existence de lourdeurs purement institutionnelles, auxquelles nous nous heurtons. Dans le cadre du groupe de suivi du PNSE, que j’ai l’honneur de présider au nom des ministères de la santé et du développement durable, nous déplorons la difficulté à laquelle nous sommes confrontés depuis des années d’introduire dans les programmes de formation la dimension de santé environnementale. Les choses avancent, même si je viens d’apprendre avec surprise, en écoutant le Docteur Faroudja, que le terme « épigénétique » ne figurait toujours pas dans les programmes.

Madame Gillot évoquait précédemment l’académie de musique du Red Bull. Mais nous avons aussi des succès. Nous avons par exemple voté hier à l’Assemblée nationale, en seconde lecture, une disposition visant à interdire les fontaines proposant des boissons sucrées à volonté. De même, lorsque l’amendement ayant pour objectif de taxer les boissons en fonction de leur teneur en caféine a été voté, nous nous attendions à un rendement économique de l’ordre de 50 à 80 millions d’euros, ce qui aurait été positif pour l’Assurance maladie et les actions de prévention que cela aurait pu permettre de financer. Mais la firme concernée a diminué la teneur de ses boissons en caféine et ce rendement s’est effondré. Cela constitue un échec au plan économique, mais un succès en matière de santé publique, si l’on considère que la caféine peut être responsable, notamment dans le cadre des sports d’endurance, de troubles cardiovasculaires pouvant aboutir à des décès.

Je souhaiterais enfin signaler une difficulté face à laquelle se trouvent parfois les politiques et souligner l’intérêt de l’éclairage que peuvent leur apporter les différents acteurs auxquels je vais sans tarder donner la parole. Il a été question précédemment de la méthylation de l’ADN, qui pourrait contribuer au développement du cancer et être, selon le Professeur Moshe Szyf, de l’université Mac Gill de Montréal, détectée davantage. Ce dernier estimait qu’un criblage de la méthylation de l’ADN devrait être inclus de manière systématique dans la procédure de sécurité des médicaments, des aliments, des compléments alimentaires et des expositions à l’environnement. Cela représenterait un énorme chantier, dont il semble que Mme Claudine Junien ait remis précédemment en cause l’intérêt.

La difficulté pour les politiques réside donc dans le fait, avant de s’attaquer à un chantier comme celui-là, de disposer de certitudes scientifiques.

L’essor de l’épigénétique peut-il contribuer à l’amélioration des politiques de santé ?

Je laisse la parole aux intervenants de cette deuxième table ronde.

M. Alexandre Moreau, directeur de la direction oncologie, Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Ma contribution va être très modeste. Après la question de l’environnement et de la prévention, je vais tenter d’aborder le sujet des thérapies épigénétiques ou épimédicaments.

Comme vous le savez, les missions premières de l’ANSM restent l’évaluation de la sécurité et de l’efficacité des produits de santé, en
pré-autorisation de mise sur le marché, par l’évaluation des protocoles des essais cliniques, l’acceptation de ces essais cliniques en France – une centaine par mois – mais aussi la dispensation d’autorisations temporaires d’utilisation, qu’elles soient nominatives ou de cohortes. Nous intervenons en pré-autorisation de mise sur le marché en évaluant le rapport bénéfice-risque des médicaments, mais aussi en post-autorisation, par le suivi des effets indésirables éventuellement liés à ces médicaments.

Il me semble important de souligner en introduction que l’ANSM est pour l’instant peu concernée par les thérapies qui explorent l’épigénome ou par les épimédicaments.

Il existe toutefois un nombre très limité de médicaments définis comme modificateurs de la méthylation de l’ADN et plus particulièrement utilisés dans le traitement de certains cancers. Je fais ainsi référence aux inhibiteurs des histones désacétylases qui ont déjà été évoqués ce matin.

À titre d’exemple, je citerai le Vorinostat, également appelé Zolinza, disponible en France uniquement par le biais des autorisations temporaires d’utilisations nominatives, en troisième ligne de traitement de lymphomes cutanés à cellules T. Il n’existe aucune AMM française ou européenne pour ce produit, dont le laboratoire a soumis une demande d’autorisation de mise sur le marché en 2007. Malheureusement, l’Agence du médicament européenne avait alors conclu que les données fournies par ce laboratoire étaient trop limitées pour définir un quelconque rapport bénéfice – risque du Vorinostat dans cette population bien particulière de patients.

Plus récemment, voici quelques semaines, une autorisation de mise sur le marché a finalement été accordée en cancérologie à une spécialité nommée Farydak ou Parabinostat, autre inhibiteur des histones désacétylases. Ce médicament est le premier de sa classe à obtenir une AMM, utilisé en association avec le bortezomib et la dexaméthasone, en troisième ligne de traitement du myélome multiple, chez des patients ayant déjà reçu un traitement immunomodulateur et du bortezomib. Pour information, la firme a soumis des résultats issus d’une grande étude de phase 3 qui, bien que difficiles à évaluer, laissent apparaître un gain d’environ quatre mois en survie sans progression de la maladie chez des patients ayant reçu le produit versus ceux qui ne l’avaient pas reçu. Ces résultats étaient statistiquement significatifs. En revanche, seule une tendance en survie globale non statistiquement significative de trois mois a été observée. L’intégralité des données fournies par le laboratoire a conduit l’Agence européenne du médicament à accorder cette première AMM au produit en question.

Des effets secondaires sont également attendus avec ce type de traitement, avec un possible impact sur le système immun des patients, de possibles infections ou l’apparition de cancers secondaires liés aux risques immunosuppresseurs de ces substances.

Pour ce qui est de la sécurité d’emploi, je pourrais également citer le valproate ou Dépakine, indiqué dans le traitement de l’épilepsie ou des troubles bipolaires et qui a fait l’actualité voici quelques mois, associé à des effets tératogènes connus, pouvant exposer à des risques élevés de malformations congénitales, ou encore les effets secondaires observés lors du développement du butyrate, premier composé de cette classe testé chez l’homme.

Je me permets donc une nouvelle fois d’insister sur tous les effets secondaires associés à ces médicaments.

D’autres types d’inhibiteurs, les inhibiteurs d’acétyltransférase, sont un peu moins avancés dans leur développement et leur usage clinique, notamment dans le traitement du neuroblastome. Ces médicaments peuvent bien évidemment être potentiellement utilisés dans d’autres domaines, en particulier en immunologie et tout ce qui concerne les pathologies auto-immunes.

Je me permets de conclure sur les fondamentaux de l’ANSM, que sont les essais cliniques en amont, l’évaluation avant AMM et le suivi des effets indésirables graves des médicaments nouveaux, dans l’attente bien évidemment de nouvelles thérapies épigénétiques.

M. Gérard Bapt. J’aimerais établir rapidement un lien avec les propos de M. Lang qui, lors de la précédente table ronde, insistait sur l’insuffisance des données relatives au développement du très jeune enfant. Lorsque l’on a voulu, par l’intermédiaire du SNIIRAM-PMSI, essayer de connaître la relation susceptible d’exister entre l’exposition au valproate et les malformations à la naissance, on s’est heurté, malgré le merveilleux outil que constitue cette base de données, à une impossibilité. Seul un registre du cancer de Rhône-Alpes a pu apporter quelques éléments.

M. Philippe Hubert, directeur des risques chroniques, Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS). La question à laquelle je vais m’intéresser plus particulièrement ce matin concerne la manière dont on peut prédire la toxicité quand « l’épigénétique rencontre l’endocrinologie » – expression empruntée à un récent article paru sur le sujet.

Je vais, en pratique, me focaliser sur les perturbateurs endocriniens et sur un outil mis au point dans le cadre du plan national santé environnement, consistant à élaborer une plateforme « public-privé » pour définir et valider les essais dans ce domaine.

Je me situe dans la prédiction, mais aussi dans des éléments très pragmatiques. On peut s’appuyer sur des fondements théoriques et rappeler comment le système hormonal peut être lié à l’épigénétique, mais aussi adopter des approches plus pratiques, en observant les types de dommages que l’on peut obtenir et en constatant que l’on ne connaît pas toujours les mécanismes à l’œuvre. Il a été question tout à l’heure du fait que certains marquages intervenus au tout début de la vie pouvaient conduire au développement ultérieur de pathologies. Cela peut se produire avec des perturbateurs endocriniens, avec des phénomènes épigénétiques ou les deux à la fois. Il existe en outre des effets multigénérationnels, dont on n’a pas la certitude qu’ils soient de nature épigénétique, mais qui sont néanmoins observables dans le cas des perturbateurs endocriniens. Tout le monde connaît, je pense, l’exemple du Distilbène.

Je vais donc axer ma présentation sur des éléments pratiques et empiriques. Je n’aime pas forcément que les choses soient trop empiriques, mais je pense que cela est parfois nécessaire.

Quels sont les enjeux sociétaux en lien avec les perturbateurs endocriniens ? Il est souvent question des effets sur la santé, en termes d’impacts sur les populations humaines. On ne sait par ailleurs pas exactement ce qu’il en est des rejets possibles de substances dans l’environnement, car cela risque de créer des dommages associés aux perturbateurs. Lorsque des poissons sont marqués et changent de sexe tout en ayant le même génome, peut-être cela renvoie-t-il à des questions épigénétiques.

Cela soulève également des questions pratiques comme la sécurité des dispositifs médicaux.

Plus récemment, ont eu lieu des évaluations de l’impact global des perturbateurs endocriniens en Europe, avec le chiffrement de 175 milliards d’euros, soit 1,7 % du PIB, cela étant très centré sur le quotient intellectuel.

Il faut aussi considérer une série d’impacts et d’enjeux sociétaux liés à l’absence de définition européenne stabilisée. De nombreuses listes de perturbateurs endocriniens potentiels circulent en effet. La situation se caractérise par une instabilité juridique et économique très forte. Ainsi, l’on ne sait pas si l’on peut ou non développer de nouvelles substances, dans la mesure où l’on ignore si elles seront classées ou pas. La recherche de substituts est également compliquée, car il est difficile de savoir si leurs effets ne seront pas pires que ceux des substances initiales. Les politiques nationales sont par ailleurs assez hétérogènes, voire instables, et des interdictions règlementaires susceptibles de survenir à tout moment. Les consommateurs peuvent quant à eux rejeter certains produits et des politiques commerciales être fondées sur des allégations. Il arrive par exemple que des distributeurs déréférencent des produits pour des raisons qui ne nous apparaissent pas toujours complètement fondées. Il règne donc dans ce domaine un certain désordre.

Il me faut toutefois mentionner une réflexion collective menée sur le sujet, à savoir la stratégie nationale perturbateurs endocriniens, qui a conclu à l’importance de construire une plateforme dans laquelle pourraient être validés des essais – essais sur animaux, essais in vitro, etc. –, pour définir si les substances testées devraient ou non être classées parmi les perturbateurs endocriniens. L’une des originalités de cette démarche a résidé dans l’organisation d’une plateforme sur la base d’un partenariat « public-privé », ce qui était une première dans le domaine santé environnement, où existent des méfiances réciproques très fortes.

Il faut savoir que l’on manque aujourd’hui de méthodes d’essais reconnues concernant notamment les effets transgénérationnels.

Cette plateforme de validation est une structure très lourde. Elle comporte un aspect de recherche et du développement technologique. Une fois que les chercheurs ont développé et mis au point des méthodes, il faut tout d’abord mener une réflexion pour savoir s’il est intelligent de les utiliser et dans quelle mesure elles sont porteuses de valeur ajoutée par rapport aux méthodes précédemment employées. Il faut également répéter les essais, afin de savoir si l’on trouve toujours le même résultat et regarder si différents laboratoires utilisant la même méthode parviennent aux mêmes résultats, ce qui n’est pas évident. Toutes ces procédures sont extrêmement lourdes et coûteuses. A titre d’exemple, un essai sur deux générations coûte un million d’euros. Or une validation nécessite de mener l’essai. Cela représente des sommes considérables. Il s’agit pourtant là d’un élément essentiel, car avant de passer à une validation multilatérale comme peut en proposer l’OCDE, il faut avoir effectué toutes ces procédures.

Contrairement à ce que j’entends régulièrement, il n’existe pas de financement européen de systèmes de validation. Cela dépend de chaque pays. En matière de méthodes alternatives en expérimentation animale, certains pays ont ainsi mis en place des systèmes nationaux de financement ; mais rien n’existe à l’échelle européenne dans ce domaine.

Nous sommes par ailleurs dans une logique dans laquelle une éthique doit être respectée vis-à-vis de l’expérimentation animale. Lors de la validation d’essais, il faut se poser la question de savoir s’ils respectent ou pas ces aspects éthiques. Il s’agit évidemment d’un enjeu majeur pour ce qui concerne le défi particulier de la transmission intergénérationnelle, dans la mesure où cet aspect est difficile à appréhender sur une cellule.

En conclusion, la faisabilité d’une plateforme « public-privé » destinée à effectuer de la validation de méthodes est désormais démontrée. En revanche, rien n’a encore été mis en œuvre en ce sens. Nous sommes actuellement en train d’y réfléchir. Il s’agit selon moi d’un test critique sur la capacité d’une approche sociétale nouvelle et conjointe de ces sujets, en sortant de l’opposition entre les industriels et les défenseurs de l’environnement pour construire un objet commun. Un échec de ce test serait d’assez mauvais augure.

J’ai l’impression, en écoutant les différentes interventions d’aujourd’hui, que l’on est en train d’inventer la notion de perturbateurs épigénétiques, d’entrer dans un système où, au lieu de parler de régulation, avec des aspects positifs et négatifs, on risque peu à peu de se diriger vers la désignation de telle ou telle substance comme perturbateur épigénétique. Je ne le souhaite pas, mais je ressens cette tendance. J’ai le sentiment que nous sommes tout près de cibler certains éléments ; or je ne suis pas sûr que ce soit la bonne approche. Il y aura néanmoins toujours besoin d’outils prédictifs.

Pr Gérard Lasfargues, directeur général adjoint scientifique, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Le concept d’épigénétique concerne pleinement une agence de santé environnementale comme l’ANSES, puisque l’épigénome peut être défini comme biocapteur d’un certain nombre d’expositions cumulées à des stresseurs multiples, non seulement chimiques mais aussi d’autres origines, avec une ubiquité de ces mécanismes et derrière, potentiellement, des effets sanitaires multiples, sous forme notamment de la survenue de maladies chroniques.

M. Robert Barouki a, entre autres, mis l’accent sur la notion importante de réversibilité. Les effets épigénétiques sont d’abord des effets adaptatifs. Il est important pour nous, en tant qu’acteurs de sécurité sanitaire, de savoir si ces effets vont se traduire aussi, à plus ou moins long terme, par des effets biologiques pertinents pour le risque sanitaire, suivis éventuellement de la survenue de pathologies. La difficulté, pour une agence d’évaluation des risques comme l’ANSES, est de parvenir à établir le lien entre ces empreintes de la perturbation environnementale au sens large et des risques sanitaires possibles ou probables, voire avérés, afin d’être en mesure de formuler des propositions permettant d’éclairer des choix de prévention ou de précaution.

Les perspectives sont très intéressantes. Dans un article récent paru dans Carcinogenesis, le professeur Goodson et son équipe ont introduit la notion de « perturbateurs environnementaux » pour montrer comment un certain nombre d’agents, notamment chimiques, pouvaient, seuls ou en interaction, à doses faibles, provoquer, via des modifications de l’épigénome, des actions de promotion tumorale ou de favorisation de l’instabilité génétique, initiatrices indirectes de cancers.

Il s’agit pour nous d’un vrai défi en matière d’évaluation des risques. Nous l’avons vu avec l’exemple du bisphénol A, mais aussi de façon plus générale aujourd’hui avec un certain nombre d’agents chimiques, perturbateurs endocriniens ou autres. Cela renvoie à la capacité, d’une part, à évaluer les risques de combinaison d’agents, y compris à faibles doses, afin de pouvoir éclairer les choix de gestion de risques, d’autre part, à impulser cela dans de l’évaluation règlementaire.

Cette démarche est d’autant plus difficile qu’il faut intégrer l’ensemble des voies d’expositions aux facteurs environnementaux en question, et notamment aux substances chimiques. Or il existe énormément de données lacunaires dans ce domaine. Pour ce qui est de l’évaluation relative au bisphénol A par exemple, nous connaissions à peu près les niveaux d’apports par l’alimentation, mais ne disposions quasiment d’aucune donnée sur les apports par voie cutanée ou respiratoire.

Nous constatons également de nombreuses lacunes concernant les dangers en matière toxicologique. Nous manquons souvent d’informations sur les effets sanitaires à long terme, y compris expérimentalement.

Se pose aussi la question de l’extrapolabilité des résultats de l’animal à l’homme, comme toujours dans ce type de situation.

Il est ainsi très souvent difficile de cibler des populations à risque. Lorsque nous le faisons néanmoins, nous essayons de modéliser différents scénarios de risque et, à partir de là, d’évaluer les risques, avec un certain niveau de confiance. En effet, si l’objectif est de prendre des décisions en matière de précaution sanitaire, cela doit être précédé, dans l’évaluation, par une précaution scientifique. Cela nous a, par exemple, conduits à individualiser un certain nombre de scénarios de risque pour la question du bisphénol A, via l’exposition par voie alimentaire pour les femmes enceintes, pour les enfants à naître et pour la glande mammaire notamment, et par voie cutanée, par l’intermédiaire des tickets imprimés, pour les caissières par exemple.

Ces éléments et démarches sont utiles, car ils entraînent des décisions de gestion légitimes concernant, par exemple, dans ce cas précis, l’interdiction d’utiliser ces substances dans la fabrication de divers contenants.

Il faut toutefois veiller à bien prendre en compte, dans l’évaluation des risques, toutes ces incertitudes. Cela constitue une réelle difficulté aujourd’hui, dans la mesure où, notamment dans l’évaluation règlementaire, les exigences sont telles qu’elles laissent peu de place pour discuter les incertitudes. Cette question est aujourd’hui centrale pour les agences de sécurité sanitaire au niveau européen.

L’apport des « omiques » en général et de la notion d’exposomie est particulièrement intéressant. À côté de l’épigénome, il est essentiel de considérer la manière dont les perturbateurs environnementaux vont agir sur le métabolome, le protéome, etc. afin d’avoir une idée du continuum existant entre l’exposition et des effets biologiques précoces, voire éventuellement certains effets sanitaires ultérieurs. L’enjeu aujourd’hui, à travers toutes les données intégrées dans les grandes bases de données sur ces omiques, est de pouvoir en tirer des informations pertinentes pour l’évaluation des risques et d’identifier des biomarqueurs d’exposition pertinents et utilisables dans le suivi des populations, par le biais notamment des grandes cohortes.

Actuellement, l’enjeu pour nous est de combiner de l’expologie prédictive, de la toxicologie prédictive et de l’évaluation des risques dans des populations cibles. Cela rejoint la question de la capacité à exploiter un certain nombre de bases de données et à modéliser et représenter correctement la complexité de l’information.

Les grandes agences comme le Centre international de recherche sur le cancer, l’OMS ou encore l’agence américaine EPA ont mis en place de grandes bases de données de toxicologie prédictive, permettant de cartographier des effets biologiques ou des voies de signalisation activées par des agents chimiques comme des pesticides. Il est intéressant de mettre ces bases en relation avec d’autres bases de données sur des pathologies ou des effets sanitaires, comme cela peut exister aujourd’hui dans des bases de données de vigilance.

L’un des autres enjeux importants sera de faire interagir ces bases, de les faire parler, pour pouvoir en extraire les éléments cohérents en matière de prévision d’effets sanitaires. Il s’agira, en d’autres termes, de passer de la prédiction à la prévision réelle, par la connaissance d’effets sanitaires possibles ou probables.

Au final, pour une agence de sécurité sanitaire, le fait d’intégrer la notion d’exposome et de pouvoir la relier à du risque sanitaire, même à un niveau d’incertitude important, est un enjeu majeur. Nous avons déjà commencé à procéder de la sorte, tant dans nos missions d’évaluation des risques que de vigilance, notamment sur les produits chimiques.

M. Gérard Bapt. Le bisphénol A est sans doute le produit le plus exploré parmi les perturbateurs endocriniens.

Je pensais par ailleurs aux néonicotinoïdes, qui vont revenir en discussion à l’Assemblée avec la loi biodiversité et pour lesquels je n’ai jamais trouvé aucune étude sanitaire sur l’exposition en mode chronique, alors même que des centaines de tonnes de ces substances sont vendues chaque année.

Mme Katherine Macé, chef du département de recherche Nutrition et santé, Nestlé. Je vous remercie de nous donner la possibilité, en tant qu’acteur industriel de l’alimentation, de partager notre point de vue sur l’application de l’épigénétique dans le domaine de la nutrition et de la santé.

Le centre de recherche Nestlé emploie environ six cents personnes, parmi lesquelles deux cent cinquante scientifiques, de cinquante nationalités différentes. Il existe trois sites : le plus important se situe en Suisse, à Lausanne, mais nous disposons également de centres aux États-Unis et en Chine. Les centres de Lausanne et Pékin s’intéressent à la nutrition humaine et plus particulièrement à la nutrition durant les mille premiers jours de vie, ainsi qu’au cours du vieillissement. Le site américain, implanté à Saint-Louis, se consacre à la nutrition des animaux de compagnie.

Comme vous le savez, il existe de plus en plus d’évidence scientifique selon laquelle l’environnement, et plus particulièrement la nutrition durant la vie fœtale et la petite enfance, jouent un rôle primordial, non seulement pour la croissance et le développement de l’enfant, mais aussi pour son état de santé futur, spécialement pour la protection contre des maladies chroniques, l’obésité ou encore des maladies cardio-métaboliques telles que l’hypertension et le diabète de type 2.

Le processus par lequel le statut nutritionnel, à des stades critiques du développement de l’enfant, impacte sa santé plus tard dans sa vie, est appelé « programmation nutritionnelle ». L’épigénétique représente l’un des mécanismes moléculaires de cette programmation nutritionnelle.

L’épigénétique établit la base scientifique de la manière dont des facteurs externes comme l’alimentation et les nutriments – comme par exemple les vitamines B – interagissent avec le patrimoine génétique, en modulant l’expression génétique d’un individu, donc sa physiologie, et ce de façon potentiellement permanente, voire transmissible à la génération suivante.

L’un de nos objectifs de recherche est de développer des approches nutritionnelles basées sur les connaissances actuelles et à venir, afin d’assurer aux femmes un statut métabolique et nutritionnel optimal, avant la conception, durant la grossesse et pendant la période de lactation, pour la santé de la mère et de l’enfant.

Nous avons pour cela développé une stratégie de recherche qui implique un partenariat privé – académique avec des chercheurs de renommée internationale, comme le consortium Epigen.

Cette recherche a entre autres pour but de mieux comprendre les mécanismes d’action de la programmation nutritionnelle et d’identifier des biomarqueurs épigénétiques et non épigénétiques chez la mère et l’enfant, qui permettraient de déterminer des populations à risques, mais aussi de monitorer l’efficacité d’interventions nutritionnelles et finalement de proposer potentiellement des recommandations et des interventions nutritionnelles plus ciblées, pour la prévention des maladies chroniques.

Dans ce cadre, nos partenaires sont en train de conduire une large étude clinique, en collaboration avec nos scientifiques, pour évaluer l’impact d’une intervention nutritionnelle, avant la conception et pendant la grossesse, sur la santé métabolique des mères et de leurs enfants. Des marqueurs épigénétiques seront ainsi mesurés dans les cellules du cordon ombilical et les cellules sanguines.

Nous nous intéressons spécifiquement à l’épigénétique dans le domaine nutritionnel, mais comme vous le savez, le domaine le plus avancé aujourd’hui est sans nul doute l’oncologie et l’utilisation des marqueurs épigénétiques pour le diagnostic, le pronostic et le traitement ciblé des tumeurs.

En ce qui concerne les modifications épigénétiques liées à l’exposition à des facteurs nutritionnels précocement dans la vie et l’augmentation du risque de développer à l’âge adulte des maladies chroniques comme le diabète de type 2, l’aspect transgénérationnel et les liens de causalité restent à démontrer chez l’homme. Nous pensons que les phénomènes épigénétiques devraient être étudiés plus systématiquement dans des études de cohortes et surtout au cours d’interventions randomisées et contrôlées. Il existe aujourd’hui très peu d’études dans ce sens.

Nous avons, d’autre part, une compréhension limitée des autres facteurs pouvant influencer les phénomènes épigénétiques, comme la spécificité tissulaire et cellulaire, la génétique, le sexe, l’âge. La plasticité et la nature dynamique de l’épigénétique compliquent en outre clairement son application.

Nous pensons aussi que la démonstration d’évidence scientifique solide autour de l’épigénétique est compliquée par le fait que les technologies et les algorithmes utilisés pour évaluer les marques épigénétiques sont encore à un stade précoce de développement. Par exemple, la plupart des technologies donnent seulement une information partielle sur les changements épigénétiques qui se déroulent à un moment donné, dans un tissu particulier, voire pour un type de cellules et de modifications épigénétiques comme la méthylation, la modification des histones ou l’expression de micro ARN.

En conclusion, l’épigénétique fait partie de nos intérêts de recherche, car nous pensons que son utilisation pourra contribuer à l’amélioration des recommandations et interventions nutritionnelles préventives. Il existe encore cependant de nombreuses limitations à son application.

Il est important de se rappeler que le séquençage du génome humain, achevé avec succès en 2003, n’a pas encore été pleinement exploité pour mieux comprendre comment la diversité génétique engendre des spécificités métaboliques en réponse aux nutriments, et ce afin de développer une nutrition préventive et plus personnalisée.

Au vu de sa complexité, bien supérieure à celle de la génétique, et du stade d’avancement de nos connaissances et des technologies pour l’étudier, l’épigénétique va demander encore de très nombreuses années de recherche avant de pouvoir être appliquée dans le domaine de la nutrition et de la santé.

Mais comme mentionné précédemment par M. Jean-Claude Ameisen, cela ne nous empêche pas d’agir sur les déterminants déjà connus. Pour ce qui concerne la femme enceinte, on peut penser notamment à la malnutrition durant la grossesse, à l’excès de poids ou à la prévention du diabète gestationnel.

M. Gérard Bapt. Je pense que l’on ne peut que se féliciter que MM. Claeys et Vialatte aient eu l’initiative de convier à cette réunion la responsable du département « Nutrition et santé » du groupe Nestlé. Je n’oublie pas, en effet, que lorsque le débat battait son plein sur la notion de substitution par exemple, Nestlé avait inscrit dans son programme, à l’échelle mondiale, l’élimination du bisphénol de tous ses contenants alimentaires.

M. Gérard Mathis, vice-président innovation management, Cisbio Bioassays. Merci pour cette invitation à témoigner de l’engagement de notre société dans le domaine de l’épigénétique.

Cisbio étant un peu moins connue que Nestlé, je me permettrai, en préambule, de dire quelques mots de cette entreprise, qui est l’une des plus importantes sociétés de biotechnologie françaises. Elle représente près de 40 millions de chiffre d’affaires – dont 85 % réalisés à l’export –, 210 personnes dont 170 en France, basées au nord d’Avignon, et plus de 400 références de produits.

Nous travaillons dans deux domaines. Le domaine historique de Cisbio est le diagnostic in vitro, qui représente environ aujourd’hui 30 % de notre chiffre d’affaire. Nous sommes le leader européen dans le secteur de la radio-immunologie et avons été pionniers dans l’introduction des marqueurs de tumeurs en oncologie sur le marché européen. La marque Cisbio est reconnue pour la qualité de ses produits.

Aujourd’hui, dans ce domaine, notre stratégie de développement réside essentiellement dans une expansion dans les pays asiatiques et l’introduction de nouveaux biomarqueurs, si possible propriétaires, dans le domaine de l’inflammation et de la maladie de Crohn.

L’autre partie de notre activité, qui représente environ 70 % de notre chiffre d’affaire, se réalise dans le domaine des sciences de la vie. Nous sommes leader mondial dans les technologies et réactifs pour les criblages haut débit. Nous possédons le plus grand catalogue de tests de signalisation cellulaire. Notre technologie HTRF fait référence ; elle est présente dans tous les centres de recherche de l’industrie pharmaceutique et les sociétés de biotechnologie. Nous sommes également l’un des leaders mondiaux dans le domaine de l’étude des GPCR pour ces activités de criblage. Il s’agit de récepteurs extrêmement importants comme cibles pharmaceutiques, qui sont en partie le fruit de la collaboration avec l’Institut de génomique fonctionnelle du CNRS, situé à Montpellier, et dont l’activité est précisément centrée sur les GPCR. Nous disposons dans ce domaine de plus de 300 produits au catalogue, dont 15 % dans l’épigénétique.

Nous consacrons une part importante de notre chiffre d’affaires à la R&D, qui emploie dans notre société plus de quarante personnes et permet de lancer chaque année plus de vingt produits nouveaux. Nous sommes également experts pour transférer les technologies de la recherche académique vers le marché. Je pense notamment à l’exemple du transfert des cryptates de terres rares, développés avec Jean-Marie Lehn, vers le domaine de la biologie et de la biologie cellulaire.

15 % de nos produits sont des réactifs épigénétiques. Nous collaborons dans ce cadre avec le Labex EpiGenMed à Montpellier, des équipes du CRCM de Marseille et avons des contacts avec l’Institut Curie.

Nous avons ainsi, de par ces activités, une position à la fois d’acteur et d’observateur dans le domaine de l’épigénétique, au travers de nos clients, qui sont les sociétés de l’industrie pharmaceutique.

Nous avons mis sur le marché un premier produit d’épigénétique, il y a cinq ans environ, et disposons d’une quarantaine de produits et réactifs dans notre catalogue, dont des writers, des readers et tous les suppresseurs et porteurs de marques de l’ADN et ses proteines de structure, signalés précédemment.

Dans les années 2000, lorsque le génome a été séquencé, on a cru avoir tout compris. Or on s’est aperçu que l’épigénétique permettait, au-dessus du génome, de moduler les gènes. Cela apporte indéniablement une complexité et des dangers supplémentaires. Il s’agit aussi selon nous d’une source exceptionnelle de nouvelles cibles thérapeutiques. Plusieurs centaines d’enzymes agissent sur l’histone, la chromatine, l’ADN, et sont des acteurs potentiels dans la régulation et l’expression des gènes, ce qui suscite d’énormes espoirs en thérapeutique et en diagnostic.

Aujourd’hui, il existe probablement moins d’une dizaine de produits thérapeutiques sur le marché ; mais plus d’une centaine d’essais cliniques sont en cours, dont la moitié concerne le cancer et 25 % des biomarqueurs dont l’utilité a été mentionnée.

Une enquête menée auprès de nos clients de l’industrie pharmaceutique et des sociétés de biotechnologie montre que parmi ceux d’entre eux qui mènent des travaux et des recherches épigénétiques, 70 % le font dans le domaine du cancer, 30 % dans les maladies métaboliques – dont le diabète – et 30 % dans le domaine de l’inflammation et de l’auto-immunité (plusieurs réponses possible dans l’enquête).

Quels sont ces acteurs ? On compte parmi eux relativement peu de « big pharma », qui ne sont en général pas les pionniers de l’innovation, mais surtout des sociétés de biotechnologie et des start-up, en accord avec les nouveaux modèles de l’industrie pharmaceutique, qui délègue de plus en plus les phases de découverte et de validation, afin de minimiser les risques. Depuis l’essor de l’épigénétique, la recherche académique a en outre effectué plus de 30 000 publications sur le sujet, ce qui est énorme et montre bien l’endroit où se mène aujourd’hui la recherche en épigénétique.

Dans la médecine des 4P, il est fait référence, pour trois d’entre eux (prédictif, préventif et personnalisé), à des biomarqueurs. Il s’agit de molécules dont la quantification dans le tissu des patients peut donner le reflet de la progression de la pathologie ou permettre d’identifier les patients susceptibles de répondre aux traitements.

Le processus de découverte, de mise en évidence et de validation des biomarqueurs potentiels s’inscrit dans la durée. Il est par ailleurs coûteux et comporte de nombreux risques d’échec. La société Epigenomics vient, par exemple, de voir l’un de ses candidats biomarqueurs refusé par la FDA et a dû reformuler son plan de financement.

Ces processus font appel à des technologies avancées, de génomique et protéomique à haut débit, aux nouvelles générations de séquençage et de spectrométrie de masse. Cela nécessite la gestion de grands nombres de données, ainsi que la sélection minutieuse de cohortes de patients pertinentes, si possible « exposome free », c’est-à-dire non soumis à des perturbations extérieures à l’étude en question. Les moyens requis sont par conséquent souvent hors de portée des start-up, des petites biothèques et de nombreuses équipes académiques.

Quelles sont les pistes pour mieux exploiter ce nouveau champ de découverte et d’innovation ? On a parlé des consortiums, surtout dans les mains des industries pharmaceutiques. Il convient en outre de noter quelques initiatives menées en France, comme le plan cancer et les projets d’Aviesan, soutenus par les industriels.

Il apparaît que peu, voire aucun industriel ne prendra le risque de s’intéresser à un biomarqueur ou de l’intégrer dans ses études cliniques si celui-ci n’a pas été validé selon les bons standards acceptés par les autorités (FDA, ANSM, etc.). Ces standards nécessitent des tests robustes, développés selon les normes de l’industrie, et une étude pertinente montrant l’utilité clinique du biomarqueur. Si l’objectif est réellement de transformer les nouvelles découvertes en épigénétique en innovations thérapeutiques, il convient de mettre en place les moyens, les plateformes et les cohortes permettant de valider les candidats issus de la recherche publique aux normes industrielles et à celles des autorités de régulation.

M. Gérard Bapt. Cela constitue assurément un grand défi.

Pr Luc Barret, médecin conseil national (CNAMTS). Merci de donner la parole, par mon intermédiaire, à l’Assurance maladie, dont il est inutile de rappeler qu’elle est un acteur majeur de la mise en jeu de la notion de solidarité dans le domaine de la santé. Cela explique que, dans nos politiques préventives, nous soyons à l’écoute et particulièrement sensibles à la prise en compte de l’impact des facteurs sociaux et environnementaux sur la santé et à la réflexion sur la manière dont l’épigénétique peut, par ses apports nouveaux, orienter nos actions de prévention. Pour l’instant, la réponse est, sur ce dernier point, proche de la négative.

Je souhaiterais par ailleurs rassurer l’auditoire par rapport aux éventuelles inquiétudes relatives au respect des libertés individuelles et à une possible tentation de notre part de lier prédisposition et action.

Je vais développer ici des considérations extrêmement pratiques, à propos de l’obésité de l’enfant.

Y a-t-il, en la matière, un intérêt à agir ? Les études mettent en évidence l’importance quantitative du phénomène de surcharge pondérale, de surpoids, voire d’obésité, dès le plus jeune âge. L’intérêt à agir est d’autant plus grand que l’obésité de l’enfant est associée à un élément, prédictif, caractérisé et reconnu, de surpoids à l’âge adulte, avec tous les problèmes de santé que cela suppose, dont un risque accru de mortalité prématurée par complications cardiovasculaires.

De nombreux facteurs de risques ont été identifiés dans ce domaine. On pense notamment à l’environnement social et économique, à la qualité de l’alimentation, à une activité physique insuffisante ou encore à des facteurs psycho-sociaux environnementaux et personnels. Il convient de noter, d’une part, la variabilité de ces facteurs, d’autre part, la possible interaction entre les uns et les autres. Il est par ailleurs particulièrement difficile de dissocier causes et conséquences.

Parmi les facteurs identifiés, il apparaît ainsi que, selon le groupe social des parents, l’obésité est plus ou moins présente chez les enfants, dès le plus jeune âge.

Les facteurs maternels sont d’identification plus récente. On y retrouve des aspects posant là aussi la question de la cause et de la conséquence. Citons notamment l’obésité maternelle, une prise de poids anormale pendant la grossesse, la consommation de tabac pendant la grossesse ou une courte période d’allaitement. Ce dernier élément peut par exemple être expliqué par toute une série de facteurs, environnementaux, sociaux, personnels ou purement anecdotiques, liés au moment. Pour autant, tout cela doit être pris en compte.

Quels liens avec l’épigénétique ? Des modifications épigénétiques associées à un risque d’obésité ont été identifiées chez l’enfant, selon le type d’alimentation de la mère. Un lien peut donc être établi entre ces facteurs maternels et la survenue d’une obésité chez l’enfant, assortie à terme de risques spécifiques, via les mécanismes épigénétiques.

Peut-on alors imaginer, à l’instar des pratiques développées en médecine personnalisée vis-à-vis du cancer, identifier les personnes à risque d’obésité par repérage précoce de modifications épigénétiques, afin de prévenir dès l’enfance la survenue du surpoids, de l’obésité et de tous les risques qui s’y rattachent, par le biais de changements d’alimentation et de mode de vie ?

Rassurant ou décevant, nous n’en sommes pas là. Pour autant, la CNAMTS a développé plusieurs programmes de prévention, à des degrés de maturité différents.

Il est nécessaire d’agir de façon précoce, par un dépistage et une prise en charge du surpoids et de l’obésité chez l’enfant et sa famille. Je vous invite à ce propos à consulter notre rapport Charges et produits, très intéressant pour nourrir la réflexion en matière de politiques d’action de santé. Ce programme va se mettre en place.

Nous développons par ailleurs un programme sur la prévention de l’apparition du diabète chez les personnes à risques, sur des critères à la fois environnementaux et personnels.

Je tiens également à mentionner notre programme d’accompagnement des diabétiques, intitulé SOPHIA, basé sur des critères de surveillance objective, dans une perspective plus tardive de prévention des complications.

M. Gérard Bapt. Dans la loi santé, figure justement une prise en charge concernant les enfants à risques, inspirée par le rapport Charges et produits que vous venez de citer.

M. Gérard Raymond, secrétaire général de la Fédération française des diabétiques. Au risque de vous décevoir, je ne vais pas vous parler d’épigénétique d’une façon scientifique, dans la mesure où je ne suis pas scientifique, mais représentant d’une fédération d’associations de patients et patient moi-même. Comme vous l’imaginez, nos débats ne portent pas uniquement sur les questions d’épigénétique.

Pourtant, cela fait bien longtemps que nous, diabétiques, avons pressenti que ce que nous respirions, mangions, touchions, influençait notre état de santé. Cette dimension globale, sociale, du mode de vie, nous a toujours beaucoup intéressés dans la définition de notre positionnement. Cela s’inscrit dans une démarche de politiques de santé publique, dans lesquelles nous souhaitons voir privilégier la responsabilité collective et non la culpabilisation personnelle.

Dans ce contexte, la démocratie sanitaire permet à l’ensemble des acteurs d’apporter leur contribution, dans un esprit de partage et de solidarité.

Je souhaiterais aborder brièvement cinq points.

Le premier concerne la déculpabilisation des personnes atteintes de diabète de type 2. Trop souvent, on laisse entendre qu’un diabétique l’est devenu uniquement à cause de son mode de vie, d’excès alimentaires. Dans cette logique, d’aucuns considèrent que la solidarité nationale ne devrait pas jouer, dans la mesure où la personne serait seule responsable de son état. Cela est bien évidemment faux. Vous le démontrez grâce à l’épigénétique. Il faut continuer à œuvrer et à informer la population. À partir de là, cette déculpabilisation permettra certainement de faciliter l’acceptation de la pathologie et d’éviter quelques échecs d’inobservance ou de déni de la maladie.

Le deuxième aspect est l’éducation, dès le plus jeune âge : éducation à la santé, à l’environnement, à la compréhension du monde. Nous avons là un effort important à fournir, auquel le milieu associatif devrait contribuer davantage.

Le troisième point est relatif à la prévention ciblée. Nous collaborons bien entendu avec l’Assurance maladie sur ses programmes liés à l’obésité infantile et à la prévention du diabète de type 2. L’objectif est ici de parvenir à repérer les populations à risques et d’apporter une réponse à leurs besoins et attentes, tout en les mobilisant pour les faire participer à ces actions. Le milieu socio-économique et environnemental, l’hérédité, l’obésité, sont des facteurs extrêmement importants à considérer dans ce cadre.

L’accompagnement médico-social, en complément de ce que l’on a longtemps qualifié d’« éducation thérapeutique » apparaît également comme un élément important, qui doit être au cœur de la vie de la personne. Cela requiert une adhésion totale de l’ensemble des acteurs, à commencer par le patient lui-même.

Une réflexion doit être menée sur les projets médicaux territoriaux, qui devraient incorporer ces notions d’accompagnement des pathologies chroniques, au plus près de la vie des gens.

Mon dernier point concerne la mise en œuvre d’un observatoire du diabète et de la vie des diabétiques. Nous disposons, nous patients, d’une multitude d’informations, que nous partageons parfois de manière imprudente et involontaire. Or vous, chercheurs, manquez souvent de données. Il est important de pouvoir aujourd’hui, en France, avoir un véritable observatoire du diabète, auquel la Fédération française des diabétiques est prête à apporter son soutien. Nous avons ainsi déjà mis en place des communautés de patients, afin de recueillir des données et participer à des études, cliniques notamment.

Tout cela fait partie aujourd’hui de la mobilisation et de la responsabilisation de structures associatives comme la nôtre. Il est important pour nous de participer à vos travaux, d’être réellement acteurs à vos côtés, afin de faire progresser les notions de santé publique, d’environnement, d’éducation, d’accompagnement, en responsabilisant les uns et les autres, sans jamais culpabiliser les patients.

Grand témoin :

Mme Marie-Aline Charles, médecin épidémiologiste, directrice de recherche au Centre de recherche en épidémiologie et statistique Paris Sorbonne Cité (UMR Inserm-université Paris-Descartes). La question posée était celle de savoir si l’épigénétique allait contribuer à l’amélioration des politiques de santé. Cela est déjà le cas, tout au moins pour ce qui est de la prise en charge des patients, dans le domaine du cancer. Dans les autres domaines, la recherche institutionnelle, mais également celle pratiquée au sein des agences et chez les industriels, est très active pour intégrer les nouvelles connaissances issues de l’épigénétique. Nous en avons eu l’illustration dans les exposés qui ont précédé en ce qui concerne l’évaluation des risques, des interventions nutritionnelles ou de la mise en place de partenariats public-privé pour la validation de biomarqueurs.

Il est par ailleurs important que l’information soit diffusée dans la société, dans la mesure où l’épigénétique est aujourd’hui bien présente dans notre paysage de recherche, même si nous ne savons pas encore précisément ce qu’elle va nous apporter, ni comment elle va être appliquée dans le contexte de la santé, en dehors du cas du cancer. Il faut se préparer aux différentes options envisageables, en accompagnant le mouvement de réflexion émanant par exemple de juristes et de comités d’éthique.

Je suis chercheuse épidémiologiste et vais par conséquent centrer mon propos sur l’épigénétique dans le cadre de la recherche épidémiologique. Les épidémiologistes en sciences sociales et en sciences de la santé ont été pionniers pour montrer l’impact des périodes du développement précoce sur la santé jusqu’à l’âge adulte. Les données de recherche s’accumulent en ce sens depuis les années 1980. Nous avons dorénavant un rôle à jouer pour intégrer les données de l’épigénétique dans cette nouvelle conception des maladies chroniques.

Nous disposons pour cela d’outils de recherche que sont les cohortes. Je coordonne pour ma part la première cohorte de naissance française, la cohorte ELFE citée à plusieurs reprises aujourd’hui. Intégrer les notions d’épigénétique et d’exposome va certainement nous permettre de mieux caractériser l’exposition des enfants de la cohorte à de multiples facteurs. Même si l’on progresse dans ce domaine, il n’est pas facile de caractériser, ni d’évaluer l’exposition à l’alimentation ou à un grand nombre de contaminants de l’environnement. Effectuer, via des marques épigénétiques, une meilleure caractérisation du passage entre l’exposition telle qu’on peut la mesurer, avec un certain nombre d’incertitudes, et ce que l’on observe au niveau biologique nous aidera dans nos travaux.

Pour que cela influence véritablement nos politiques de santé, il faudrait pouvoir mettre en relation ces expositions précoces avec des événements de santé. Il est donc très important de continuer à suivre les cohortes qui ont maintenant des informations au niveau de la vie précoce. Les cohortes de naissance sont de plus en plus nombreuses et la France a commencé dans ce domaine avec retard. Il faut absolument poursuivre ces travaux, afin de pouvoir mettre en relation ce que l’on observe précocement avec les événements de santé importants, pour définir les politiques de santé.

Dans ce cadre, je souhaiterais souligner que les cohortes reposent avant tout sur la bonne volonté des familles, qui participent souvent bénévolement. L’aspect multidisciplinaire associé aux cohortes est également très important, dans la mesure où il est nécessaire de recueillir des informations de multiples sources. Il me semble important de pouvoir, pour un meilleur suivi, limiter le nombre d’informations collectées directement auprès des familles et d’avoir la possibilité d’appariement à d’autres bases de données. L’appariement avec les données du SNIIRAM va se simplifier. La prochaine loi de santé devrait en faciliter l’accès; mais pour l’instant, cela reste très compliqué. Il existe d’autres bases et sources de données sur les enfants, auxquelles nous n’avons pour l’heure pas accès. Des examens sont par exemple pratiqués dans les PMI ou les écoles maternelles, qui permettent de récolter de nombreuses informations de santé. Or il est très compliqué d’y avoir accès, et ce d’autant qu’il n’existe pas de collecte nationale de ces données. Il apparaît nécessaire d’améliorer la collecte d’informations de santé et de soulager ainsi le travail de suivi mené auprès des individus.

Ces appariements soulèvent toutefois le problème de la protection de la vie privée. Nous sommes très contraints en la matière par les limites imposées par la CNIL, qui compliquent considérablement le suivi de populations sur le long terme.

M. Gérard Bapt. Il est important que vous ayez pu citer ces obstacles, qui empêchent d’accéder à des données existantes. Je signale qu’une disposition de la loi santé, relative au parcours éducatif en santé de l’enfant, vise notamment à essayer de lever certains cloisonnements constatés entre les diverses institutions concernées.

Débat commun aux deux premières tables rondes

M. Alain Claeys. Je souhaite tout d’abord remercier l’ensemble des intervenants, qu’il s’agisse de la communauté scientifique ou des différents acteurs de santé, pour leur contribution à cette réunion, qui a lieu précisément au moment où reprennent les débats parlementaires sur la loi santé.

Divers questionnements ont été soulevés au fil des exposés. Je vous propose donc d’avoir à présent un temps d’échanges et de débat commun à ces deux premières tables rondes.

Pr Claudine Junien. J’aimerais revenir sur un aspect évoqué par M. Raymond à propos des personnes diabétiques et de leur possible culpabilisation. Je partage tout à fait votre point de vue, mais je crains que vous ne finissiez, par votre raisonnement, par associer tout ce qui pourrait relever d’un conditionnement pendant l’enfance, dont l’individu n’est évidemment pas responsable, à ce qu’il était commun de faire auparavant avec la génétique, à savoir une sorte de paquet englobant les deux aspects et conduisant la personne à rejeter tout le poids de la responsabilité sur la génétique ou l’épigénétique. Je pense que l’individu n’est pas forcément responsable, ni coupable, mais qu’il est nécessaire de préciser davantage ces notions lorsqu’il est question de responsabilité ou de culpabilité transgénérationnelles. Je pense notamment aux exemples de jugements évoqués par Cyrille Delpierre.

M. Gérard Raymond. Cela renvoie effectivement aux notions de culpabilité et de responsabilité. Culpabiliser les gens n’est pas le meilleur moyen de les faire avancer. Cela est particulièrement sensible dans le cas du diabète de type 2. La question est de savoir comment, de façon collective, encourager et aider ces patients, afin d’éviter les échecs.

J’ai insisté également sur l’importance de l’éducation, dès le plus jeune âge. Cela va, bien évidemment, dans le sens d’une responsabilisation des citoyens, en les invitant à adopter une bonne hygiène de vie, à prendre soin d’eux et de leur capital santé, afin d’être en capacité de prendre des mesures personnelles permettant de ne pas augmenter les risques.

C’est cet équilibre entre responsabilisation, individuelle et collective, et non-culpabilisation des patients, qu’il faut parvenir à trouver. Nous disposons d’exemples récents de dispositifs connectés visant davantage à suivre et surveiller les patients, et à leur taper éventuellement sur les doigts si l’on constate une certaine inobservance, qu’à véritablement les accompagner et les responsabiliser. Ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder.

La question de la culpabilisation des parents, avec la perspective que des enfants puissent éventuellement porter plainte s’ils estiment par exemple que le comportement de leur mère pendant la grossesse est à l’origine de la survenue d’un diabète ou d’une autre maladie, est évidemment centrale aujourd’hui. Je ne souhaite pour ma part pas connaître cette société-là. Nous ferons tout notre possible pour que l’on n’en arrive pas là.

Pr Claudine Junien. Cela met en lumière un point important. Nous avons beaucoup parlé de la formation des médecins et des personnels de santé ; mais je crois que l’on manque dans notre pays, par rapport notamment aux pays scandinaves, d’une éducation très précoce, chez les jeunes enfants, autour de la notion de capital santé, qui n’est pour l’heure pas réellement inscrite dans les programmes.

M. Hervé Chneiweiss. Il faut se donner les moyens de faire les choses d’une façon ouverte. Il ne faut ainsi pas considérer que l’état du savoir est figé à un moment donné.

J’ai le souvenir, pendant mes études de médecine, que le programme de prise en charge des diabétiques insulino-dépendants comportait non seulement l’équilibre de la glycémie, mais aussi des formations sur divers autres aspects comme l’alimentation, la mesure des calories, la manière de se soigner. Des actions de la CNAM sont peut-être menées ou à envisager dans ce cadre. Pourquoi ne pas imaginer, au niveau des maternités, une journée supplémentaire prise en charge pour permettre aux jeunes mères, en particulier dans les milieux les plus défavorisés, de réaliser l’importance de préparer soi-même tel ou tel plat dans le respect d’un certain équilibre alimentaire.

Dans notre service de neuro-oncologie, nous proposons, à titre purement bénévole, une soirée par semaine au cours de laquelle nous accueillons les patients et leurs familles pour une éducation à leur pathologie au quotidien.

Au regard de la longue durée et des problèmes soulevés par l’épigénétique, la question se pose, me semble-t-il, de la prise en charge et de l’information. Comment permettre aux professionnels de mener à bien cette mission ? Comment faire en sorte que cela fasse partie de l’amélioration de la santé, dans un contexte d’information transparente et ouverte, donc correctement prise en charge ?

M. Philippe Hubert. Je souhaiterais répondre à une question relative au fait que certaines études ne sont pas prises en compte au motif qu’elles ne sont pas des lignes directrices de l’OCDE. Cela est vrai et mérite réflexion. A l’heure actuelle, nous sommes face à un système qui porte sur des études de type expérimentations animales, expérimentations in vitro, qui consistent à faire appel à l’OCDE pour donner des lignes directrices, c’est-à-dire un label, opposables dans les débats règlementaires. Mais lorsqu’on quitte cette logique strictement règlementaire, on se retrouve dans le vide. Toute étude peut ainsi être remise en question, même si elle a respecté les bonnes pratiques de laboratoire. Récemment, un avis de l’ANSES a été publié sur une étude sur le bisphénol A et le gavage des rats. Lorsque l’on dispose d’une étude, il n’est ainsi pas possible de l’utiliser sans qu’un avis ait été rendu sur sa possible utilisation ou non. Cela pose véritablement problème, dès lors que l’on sort du règlementaire pur.

Dr Cyrille Delpierre. Il me semble, à titre personnel, que l’une des nouveautés apportées par l’épigénétique réside dans le fait que les marques mises en évidence sont multiples et globales, à la différence d’une maladie monogénique, caractérisée par une mutation associée à une pathologie. Cela me paraît impliquer des conséquences en termes d’intervention. Classiquement, un médicament cible un récepteur ou une protéine en particulier. Là, nous sommes face à des effets globaux, systémiques, ce qui me fait penser que les interventions ayant le plus de chances de fonctionner ne sont pas forcément celles qui vont cibler une marque, mais plutôt celles qui vont cibler l’environnement de manière plus large. Cela pose donc la question du décloisonnement de la santé avec les soins.

Certes, il faut évidemment une éducation via le monde du soin ; mais une éducation doit aussi être faite de manière beaucoup plus large. L’école a ainsi son mot à dire, de même que la PMI, les systèmes de garde des enfants ou les cantines scolaires en matière de nutrition. Nous gagnerions sans doute à considérer la santé de manière plus large et, à l’instar de ce qui existe pour l’environnement, dans des politiques publiques qui ne soient pas uniquement des politiques de santé. L’épigénétique est un moyen de justifier cette démarche.

M. Jean-Marie Faroudja. Je souhaiterais, pour compléter les propos de M. Chneiweiss, indiquer qu’il existe actuellement, pour les médecins généralistes, la possibilité, dans le cadre des nouveaux modes de rémunération, d’organiser des séances d’éducation thérapeutique avec leurs patients. Cela est, bien sûr, plus facile à mettre en œuvre dans le cadre d’une maison de santé pluridisciplinaire que dans le cas d’un médecin isolé, mais je connais des endroits où cela fonctionne, pour une éducation thérapeutique des diabétiques notamment. Le problème réside dans le fait de réunir autour d’une table plusieurs patients diabétiques, dans la mesure où cela revient à écorner quelque peu le secret médical. Je crois toutefois que cela en vaut la peine.

Ces nouveaux modes de rémunération peuvent se contracter avec l’ARS (15), et ce d’autant plus facilement que ces maisons de santé pluridisciplinaires s’organisent en SISA (16). Il s’agit là d’une voie à privilégier absolument, car il est certain que les patients en retirent un bénéfice et que cela donne une nouvelle dimension à la mission que les médecins ont à remplir.

Mme Katherine Macé. La proposition de M. Chneiweiss d’intervenir dans les maternités est une très bonne chose, mais il serait mieux encore de pouvoir agir plus tôt, idéalement en préconception, mais à tout le moins dès le début de la grossesse. Cela nécessiterait peut-être une implication des gynécologues et des sages-femmes pour sensibiliser les femmes enceintes à l’importance d’une bonne nutrition.

Mme Dominique Gillot. Je pense en effet que les sages-femmes peuvent être des relais tout à fait précieux pour diffuser ces bonnes pratiques auprès des femmes, à travers le lien de confiance qui les unit à elles avant que l’enfant naisse, lorsqu’il existe chez les futures mères une réelle disponibilité et une volonté de bien faire.

Je voudrais partager avec vous l’idée qu’il ne faut pas simplement s’attacher à des segments de la population, comme les diabétiques ou les familles défavorisées, mais avoir une politique de formation et d’éducation pour la santé globalisée, afin d’éviter tout sentiment de stigmatisation ou de frustration.

Lorsque j’étais maire de ma commune, j’avais été sollicitée par une association de diabétiques qui voulait développer des permanences, autour notamment d’animations diététiques, dans la maison de quartier. Or il est apparu que les personnes non diabétiques se trouvaient frustrées de ne pas pouvoir assister à ces ateliers de cuisine. La décision a donc été prise d’ouvrir ces animations à tous, ce qui a créé une vraie mixité, profitable, me semble-t-il, à l’ensemble de la population.

Il me paraît donc important d’envisager toujours les actions les plus intégrées et les plus globales possibles, pour le meilleur bienfait en termes de santé publique.

M. Jean-Claude Ameisen. J’aimerais revenir sur l’impression de déconnexion entre les approches épigénétiques, les approches épidémiologiques et les questions de santé publique. De mémoire, la première démonstration de l’existence de phénomènes épigénétiques, dans l’acception actuelle du terme, est la découverte de l’opéron lactose par Jacob et Monod, il y a cinquante ans. La première démonstration épidémiologique claire de l’existence de déterminants sociaux de la santé remonte, quant à elle, aux études de Whitehall de Michael Marmot, en Angleterre, il y a une quarantaine d’années. Et il y n’a, en apparence, pas grand-chose de commun entre la régulation de l’opéron lactose chez les bactéries et les déterminants sociaux de la santé.

Je crois que l’un des problèmes, de nature épistémologique, est lié à une confusion due au terme même d’épigénétique. Épigénétique signifie « au-dessus, au-delà des gènes », et renvoie donc à tous les effets qui s’exercent sur un organisme vivant sans modifier la séquence de son ADN. Or la discipline est focalisée sur l’exploration, dans certaines cellules, des modifications chimiques et physiques détectables des molécules qui se fixent sur l’ADN, en influant sur la façon dont certaines composantes de l’environnement modifient la façon dont ces cellules utilisent leur ADN. Il existe donc une confusion entre, d’une part, des effets particuliers de certaines composantes de l’environnement dont on peut étudier les effets moléculaires précis au niveau de certaines portions de l’ADN dans certaines cellules ; et, d’autre part, toutes les empreintes des environnements dont on peut mesurer les effets sur la santé, indépendamment de toute détection d’une empreinte particulière sur certaines portions de l’ADN dans certaines cellules.

Comme je l’évoquais en introduction, je pense que, dans le cadre de la santé publique, la notion d’épigénétique, au-delà de son champ scientifique et de sa pratique actuelle, a pour intérêt principal de nous conduire à accorder une importance de premier plan aux effets de l’environnement sur la santé – y compris aux effets de l’environnement.

Michael Marmot et Amartya Sen ont été les premiers à montrer que, si l’on voulait véritablement parvenir à une promotion de la santé, la médecine avait un rôle essentiel à jouer, mais à condition de réaliser que le champ de la santé dépasse de loin celui de la médecine, notamment en ce qui concerne les effets des déterminants sociaux, culturels et économiques. Et si, comme l’ont exprimé Sen, Marmot, les fondateurs de Médecins sans frontière et Jonathan Mann, la santé dépend du respect des droits fondamentaux de la personne, la médecine peut, et doit, alerter, témoigner, aider à comprendre et proposer, mais elle ne peut pas, le plus souvent, à elle seule, en tant que telle, faire en sorte que les droits de l’homme, de la femme, et de l’enfant soient respectés où et quand il ne le sont pas. Il faut donc, comme l’a souligné Cyrille Delpierre, inscrire la démarche de santé publique dans une approche très large, qui inclue mais dépasse la démarche médicale, et qui prenne en compte toutes les personnes, y compris, avant tout, les personnes les plus vulnérables.

Car les personnes les plus vulnérables sont souvent celles qui sont les plus sensibles aux effets délétères de l’environnement. Une étude publiée cet été dans la revue Plos One par des équipes de l’INSERM et de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) faisait état d’une étude analysant les décès survenus, durant cinq ans, dans les jours suivant un pic de pollution à Paris. Les personnes étaient réparties selon leur quartier de résidence, à Paris. Et l’étude indique que la probabilité de mourir, durant les deux ou trois jours qui suivent un pic de pollution, est plus grande pour les personnes qui habitent un quartier pauvre ou défavorisé que pour les personnes qui résident dans un quartier aisé. Pourtant, les pics de pollution ne sont pas plus importants dans les quartiers pauvres que dans les quartiers aisés : il existe donc, chez les personnes habitant les quartiers plus pauvres, une vulnérabilité plus importante à une même composante néfaste de l’environnement.

La question de la réduction des inégalités se pose non seulement dans le cadre de notre système de santé, mais aussi dans le cadre de notre système scolaire. Les études du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’OCDE indiquent en effet que notre pays est celui dans lequel l’école réduit le moins les inégalités socio-économiques intergénérationnelles. Si l’on veut prendre en compte et prévenir les effets intergénérationnels de l’environnement sur la santé, on doit aussi prendre en compte l’incapacité ou la difficulté de notre école à réduire ces inégalités.

Là encore, c’est en allant au-delà de l’approche médicale classique de la santé que l’on pourra vraiment prévenir les effets délétères de différentes composantes de l’environnement sur la santé.

Pr Thierry Lang. Je voudrais revenir sur le terme « intervention ». La démarche est, en France, très médicale. L’idée d’intervention est liée à celle d’un ajout : le système de soin et de santé ajoute soit un médicament, soit des séances d’éducation, soit une journée supplémentaire après l’accouchement. Le discours sur les déterminants sociaux de la santé risque de rester un peu rhétorique, car cela touche à un ensemble très large de politiques – politiques d’habitat, d’urbanisme, etc -. Or on ne peut imaginer que ces lois et dispositifs soient dictés par la santé.

Une voie se fait jour, y compris dans la littérature internationale, plus modestement en France, qui consiste à inverser la proposition. Elle invite non pas à considérer ce que l’on pourrait ajouter pour améliorer l’état de santé, mais à réfléchir à partir du fait qu’il existe déjà aujourd’hui des politiques en matière de transport, d’habitat, d’urbanisme, d’éducation et à se demander, lorsqu’on touche à ces dispositifs, lorsqu’on légifère, lorsqu’on prépare un plan d’urbanisme, quelles en seront les conséquences sur la santé. Cette démarche semble beaucoup plus acceptable par les politiques et présente l’avantage d’être démocratique. J’insiste beaucoup sur le fait que la santé n’est pas la valeur dominante, mais une valeur qui se discute. Cette approche, qualifiée d’« évaluation d’impact en santé », pourrait être un moyen de poser la question des déterminants sociaux de la santé comme un débat démocratique. Des politiques existent, avec des choix à faire, dans lesquels se pose la question de la santé. L’épigénétique permet ce débat.

Pr Robert Barouki. Je souhaiterais dire un mot de la question des effets de différents facteurs environnementaux sur les capacités intellectuelles et le développement du système nerveux. Philippe Hubert a fait état dans son exposé d’une étude menée par un groupe de scientifiques internationaux qui s’intéressent aux coûts considérables liés aux perturbateurs endocriniens et à leurs conséquences. Ces conséquences sont parfois des pathologies, mais se traduisent aussi parfois en termes de baisse des points de Q.I. Or cela a un coût économique et social très important, qui se manifeste assez tôt, au cours de l’enfance. Il me semble important d’insister sur ce point.

Mme Marie-Aline Charles. Il a été question de la nécessité d’une éducation et d’interventions dans le domaine de la nutrition notamment. Cela requiert, pour vérifier que ces actions sont bénéfiques à la santé des populations, des mécanismes d’évaluation. Or il est très compliqué, notamment dans notre pays, d’évaluer des interventions non médicamenteuses, nutritionnelles par exemple. Nous avons ainsi perdu un an dans la mise en place d’une intervention nutritionnelle simplement parce que les différentes autorités ne savaient pas s’il convenait de la classer parmi les recherches biomédicales ou non biomédicales.

Il est également très difficile de trouver des chercheurs désireux de s’impliquer dans de telles démarches, qui demandent une mise en place extrêmement complexe et la mobilisation de nombreux intervenants au-delà du cadre médical. Par ailleurs, la manière dont les chercheurs sont évalués ne les incite pas à s’engager dans cette recherche sur les interventions à visée préventive.

Si l’on veut faire bouger le curseur et passer de la partie médicale pure à des aspects de prévention, il faut ainsi, d’une part, pouvoir évaluer les dispositifs, d’autre part, créer les conditions favorables à cette recherche.

Le rôle des médecins dans cette prise en charge plus globale de la santé est important et leur manque de formation à l’épigénétique a largement été souligné. Or il n’existe pas davantage de formation des médecins aux origines développementales de la santé et au fait que les événements intervenus précocement influencent la santé ultérieure. On connaît par exemple fort bien aujourd’hui le risque accru de pathologies cardio-métaboliques des prématurés et des enfants ayant un faible poids de naissance. Or si l’on prête dès le début de leur vie une attention particulière à ces enfants, tout comme aux enfants nés d’un diabète gestationnel, on perd, lorsqu’ils sont devenus adultes, la notion des risques qu’ils ont pu rencontrer dans l’enfance, car il existe peu de liens entre la médecine pédiatrique et la médecine de l’adulte. L’information se perd et l’on ne pratique pas de dépistage cardiovasculaire plus attentif chez les anciens prématurés que chez n’importe quel autre individu, alors même qu’ils sont plus à risque. L’épidémiologie l’a fort bien démontré. Au-delà de l’épigénétique, je pense donc qu’il existe une nécessité de formation au concept du développement des maladies chroniques au cours de la vie, en fonction des informations relatives à la période précoce.

Pr Gérard Lasfargues. Je pense qu’il est également important de former les acteurs médicaux aux facteurs de risques environnementaux des maladies chroniques. Aujourd’hui, cet enseignement n’existe pas. Tout ce qui peut être enseigné tant sur les questions de santé au travail que de santé environnement représente une portion extrêmement congrue des études médicales. Les seules consultations un peu spécialisées sont celles de pathologies professionnelles dans les différents CHU, qui traitent, pour certaines, de pathologies environnementales. Tout reste à faire en matière de formation des acteurs. Cela est d’autant plus important que cela figure aujourd’hui dans les plans nationaux, notamment dans le Plan national santé environnement (PNSE).

Plusieurs agences de sécurité sanitaire mènent aujourd’hui une réflexion commune au niveau international sur la manière de faire évoluer la méthodologie d’évaluation des risques par rapport à un certain nombre de gros facteurs de risques environnementaux, comme la pollution atmosphérique. L’idée est plutôt, comme l’indiquait Thierry Lang, de renverser les méthodes d’évaluation et de considérer les effets associés au fait de choisir telle ou telle option de gestion des risques. Ce type de démarche ouvre d’autres questions, qui nécessitent l’implication non seulement des disciplines scientifiques classiquement engagées dans ces domaines, mais aussi des sciences humaines et sociales. Nous nous sommes ainsi intéressés récemment à la problématique des retardateurs de flamme utilisés dans la matière des meubles rembourrés domestiques. L’examen de la prévention de morbi-mortalité liée au risque d’incendie a montré qu’il n’existe aujourd’hui aucune démonstration de l’efficacité de ces produits bromés dans ce domaine. En revanche, le risque d’émissivité dans l’air de produits perturbateurs endocriniens et les risques susceptibles d’en découler au plan sanitaire existent. Cette option de gestion était-elle la bonne ?

Il est intéressant que l’épigénétique et, d’une façon générale, le débat sur l’exposome, aient remis ces éléments sur le devant de la scène et contribuent ainsi à éclairer les gestionnaires du risque, et notamment les politiques, sur des choix plus pertinents que ceux effectués aujourd’hui dans un certain nombre de domaines.

Pr Claudine Junien. Je souhaite signaler que Médecine/Sciences va publier prochainement un numéro spécial sur le sujet, auquel certains des intervenants de cette journée ont contribué.

La question du coût économique, évoquée notamment par Robert Barouki, me ramène à un sujet qui me tient beaucoup à cœur, à savoir la différence entre les hommes et les femmes. Il n’en a pas encore été question aujourd’hui. Or je crois qu’il s’agit là d’un aspect très important, qu’il convient d’associer systématiquement à la notion de DOHaD. En effet, ce qui est transmis par le père ou par la mère ne l’est pas forcément de la même façon. Pendant la grossesse par exemple, la mère peut transmettre des éléments éventuellement inscrits dans ses cellules germinales, mais aussi ce qui est lié à son métabolisme, à son état général, au stress, tandis que le père, lui, ne transmet rien au cours de la gestation. Pour autant, il est important de ne pas l’oublier. Le fait de se focaliser sur les mères risque en outre d’entraîner leur culpabilisation. Il faudrait rééquilibrer les choses et parler davantage des risques transmis par le père. On sait par exemple qu’il existe une relation entre l’IMC (17)de l’enfant et l’âge auquel le père a commencé à fumer : plus le père a fumé tôt, plus l’IMC de l’enfant va être augmenté.

Par ailleurs, les différences entre les mâles et les femelles sont aussi sous régulation épigénétique, puisque dès la conception, des modificateurs de la machinerie épigénétique, exprimés très tôt par le chromosome Y et le chromosome X, vont mettre en place des marques épigénétiques selon le sexe de l’individu et réguler ainsi différemment certains gènes. Cela explique que, pour un même facteur environnemental subi par la mère, les conséquences pourront être différentes selon que l’enfant sera une fille ou un garçon. Dans les études épidémiologiques mais aussi en termes de risques de santé, il est très important de tenir compte du sexe et des fenêtres développementales impliquées, qui seront différentes selon qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Tout cela doit faire l’objet de recherches, de manière à déterminer les fenêtres développementales cruciales pour la mise en place, par exemple, des facteurs de risques à l’environnement stressant.

M. Alain Claeys. Merci à chacune et à chacun d’entre vous pour cette matinée très riche.

II. COMMENT CONCILIER ESSOR DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE ET RESPECT DES NORMES ÉTHIQUES ET JURIDIQUES ?

PROPOS INTRODUCTIFS

M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur. Je passerai sur les salutations d’usage, que vous avez eu l’occasion d’entendre à plusieurs reprises au cours de la matinée, et vous remercie de participer à ces tables rondes.

Les deux tables rondes de cet après-midi vont tenter de répondre à deux types de problèmes récurrents.

Le premier, souvent évoqué, est le retard du droit au regard des faits, et singulièrement au regard des progrès de la science. Il y a près de soixante-dix ans, le doyen Jean Savatier, spécialiste du droit médical, appelait de ses vœux une adaptation du droit civil aux conquêtes acquises de la biologie. Avec l’accélération des découvertes, ce retard n’a fait que croître.

Plus récemment, le juriste américain Mark Rothstein, professeur de politique de la santé et de droit à l’école de médecine de Louisville, regrettait l’absence d’une réflexion juridique sur le statut de l’épigénétique, à la différence du génome.

Cette dernière observation nous amène à une deuxième problématique, également soulevée à propos de la biologie de synthèse, autre branche de la biologie dont on a dit, comme l’épigénétique, qu’elle représenterait la révolution du XXIe siècle. En effet, que ce soit dans le cas de la biologie de synthèse ou dans celui de l’épigénétique, se pose la question de savoir si elles pourraient être ou non considérées comme des disciplines nouvelles au regard de la génétique.

Si l’épigénétique n’est pas une discipline nouvelle, mais le prolongement de la génétique, il suffirait, comme le suggèrent certains scientifiques qu’Alain Claeys et moi-même avons rencontrés, que la règlementation actuelle applicable à la génétique soit étendue à l’épigénétique.

Or les choses sont loin d’être aussi simples. Certes, plusieurs règles gouvernant la génétique s’appliquent aussi à l’épigénétique. On pense notamment au consentement éclairé. Pour autant, il ne s’ensuit pas que l’information épigénétique soit dépourvue de spécificités au regard de l’information génétique.

D’un point de vue purement scientifique, les marques épigénétiques ne sont pas codées par l’ADN, ce qui pose nécessairement la question de la nature de l’information ainsi produite. À cet égard, la comparaison métaphorique souvent citée pour distinguer la génétique de l’épigénétique est très illustrative, la première étant assimilée à l’écriture d’un livre, la seconde à sa lecture. Une fois le livre écrit, le texte – c’est-à-dire les gènes ou l’information stockée sous forme d’ADN – sera le même dans tous les exemplaires distribués au public. Cependant, chaque lecteur aura une interprétation légèrement différente de l’histoire, qui suscitera en lui, au fil des chapitres, des émotions et des projections personnelles.

Il n’est de surcroît pas indifférent de rappeler que l’information génétique ne fait l’objet d’aucune définition. Ainsi que le fait observer Mme Hélène Gaumont-Prat, professeure de droit à l’université Paris 8 et ancienne membre du Comité consultatif national d’éthique : « L’élément du corps humain objet de la règlementation est l’information génétique contenue dans le gène. Toutefois, celle-ci n’est pas définie ou nommée, mais elle bénéficie d’une protection légale fondée sur les droits de la personne affirmés par les principes généraux gouvernant le statut du corps humain ».

Tout autre est la situation en droit américain, dans lequel le Genetic Information Non Discrimination Act de 2008 définit l’information génétique par une liste de critères.

Pour l’ensemble de ces raisons, il apparaît essentiel de se départir des controverses sur la nouveauté disciplinaire de l’épigénétique et de se poser la question de savoir s’il est nécessaire de définir l’information épigénétique, ce qui sera l’objet de la troisième table ronde.

On peut d’autant moins faire l’économie de cette interrogation que l’essor de l’épigénétique nous amène à nous pencher sur les modifications législatives qu’il est susceptible d’entraîner, sujet qui sera abordé lors de la quatrième table ronde.

J’estime qu’une telle réflexion est salutaire pour tenter de prévenir d’éventuelles dérives dans les domaines qu’évoqueront les intervenants de cette dernière table ronde.

En effet, il importe, en matière de protection des données, d’être très vigilant, à la fois pour protéger les droits des individus et pour sauvegarder les intérêts des chercheurs.

La question de la protection des individus se trouve posée par une récente recherche menée à l’université de Californie, au terme de laquelle il semblerait que des marqueurs épigénétiques permettent de prédire l’orientation sexuelle.

De même, l’alliance conclue récemment entre Sanofi et Google en vue de suivre des patients atteints du diabète commande bien évidemment d’examiner sa compatibilité avec la législation actuelle sur la protection des données.

S’agissant de la législation des brevets, il importera là encore de prévenir les litiges successifs auxquels ont donné lieu les tests sur le cancer du sein, d’autant que certains spécialistes aux États-Unis avancent l’idée selon laquelle les volumineuses informations fournies par l’épigénome permettraient de multiplier les dépôts de brevets.

Enfin, pour ce qui est du droit de l’environnement, il conviendra de voir dans quelle mesure et sous quelles conditions les progrès de la recherche en épigénétique imposent ou non des modifications aux dispositifs actuels d’appréciation des risques.

Jean Giraudoux disait du droit qu’il est la plus puissante des écoles de l’imagination. Je ne doute pas que pour concilier au mieux l’essor de l’épigénétique avec le respect de nos normes éthiques et législatives, les juristes déploieront toute leur imagination et apporteront les réponses les plus appropriées aux quelques pistes de réflexion que je viens d’évoquer.

M. Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Faut-il adopter une législation particulière concernant l’épigénétique ? Je ne vais pas aborder cette question sous l’angle juridique, mais en termes de questionnement éthique.

Les échanges très riches de ce matin confirment la notion que l’épigénétique est l’un des modèles, l’un des moyens qui permettent de réaliser l’importance du rôle de l’environnement – des différentes composantes de l’environnement : non-vivant, vivant, humain, social, économique – dans la santé.

J’ai déjà dit que je pensais que l’approche épigénétique, telle qu’elle est actuellement définie au niveau des sciences du vivant – c’est-à-dire l’exploration, dans certaines cellules, des effets des modifications chimiques de certaines portions de l’ADN, ou des protéines qui entourent ou sont proches de ces portions de l’ADN, sur la santé, le développement et le comportement des organismes vivants, et, en ce qui nous concerne aujourd’hui, des personnes – est restrictive si l’on veut prendre en compte l’ensemble des effets de l’environnement sur la santé et les maladies. Et si les politiques de santé publique souhaitent prendre en compte l’ensemble des effets de l’environnement sur la santé, quelle que soit la démarche scientifique qui permette de les mettre en évidence, une approche qui consisterait à donner une importance privilégiée, voire exclusive, à l’étude des empreintes sur l’ADN que l’épigénétique permet de mettre en évidence ne me paraît pas utile, et pourrait même être contre-productive.

Je crois aussi que conférer à ces modifications chimiques de l’ADN, ou des molécules à proximité de l’ADN, un statut tout à fait particulier renforcerait la confusion, encore fréquente, entre génétique et épigénétique. La protection particulière et spécifique – dont on peut discuter l’utilité – accordée par le législateur aux données génétiques est liée au fait que, pour l’essentiel d’entre elles, elles ne changent pas depuis la conception. Il existe donc une notion de permanence, qui n’est pas présente au niveau de la dynamique épigénétique. Cette protection particulière est également liée au fait que les données génétiques concernent de très près les apparentés, ce qui n’est pas non plus le cas, sauf circonstances particulières, en ce qui concerne les données épigénétiques. Des travaux montrent ainsi que des jumeaux vrais, génétiquement identiques, ont, au fur et à mesure qu’ils prennent de l’âge, des empreintes épigénétiques de plus en plus différentes, en raison du fait qu’ils ont une histoire singulière, qu’ils ne vivent pas de la même façon et n’ont pas les mêmes relations avec les différentes composantes de l’environnement.

Cette réflexion pourrait être l’occasion pour le législateur de renforcer la protection de toutes les données personnelles, privées, et ce d’autant plus qu’elles ont des implications possibles en termes de discrimination, ce qui est le cas des données touchant la santé, la maladie ou le handicap. Au lieu de considérer qu’il serait infiniment plus important de protéger la confidentialité d’une donnée génétique que celle d’une donnée d’imagerie cérébrale, toute donnée, quelle que soit sa nature, qui concerne la santé, devrait faire l’objet d’une protection importante, d’autant plus importante qu’il est possible d’extraire de ces informations des éléments concernant des maladies actuelles ou futures de la personne.

Par ailleurs, le choix entre l’adoption d’une démarche de responsabilisation individuelle, voire de culpabilisation et de pénalisation individuelle – avec ses risques de discrimination, de stigmatisation et de perte de chance, notamment pour les personnes les plus exposées ou les plus vulnérables – et une démarche de responsabilité collective et de solidarité vis-à-vis des effets néfastes de l’environnement pour la santé devrait, je pense, constituer un élément important de la réflexion du législateur. Le premier objectif devrait être de créer un environnement le plus propice à la protection de chacun.

Il y a au moins deux façons, très différentes, mais complémentaires, d’envisager les relations entre environnements et santé : l’une est de les appréhender par la seule focale de la médecine, avec un risque de surmédicalisation de l’ensemble des dimensions de la vie sociétale ; et l’autre est de les aborder en termes de respect des droits fondamentaux, dont le droit à la protection de la santé.

Si la réflexion et l’élaboration de toutes les politiques publiques – de transports, d’urbanisation, d’économie, d’éducation, etc. – se faisaient avec le souci de leur retentissement potentiel sur la santé, alors l’une des applications, en termes législatifs, serait que chaque loi s’interroge sur ses effets en matière de santé. Cela constituerait l’une des façons globales de prendre en compte les effets des différentes composantes de l’environnement sur la santé.

Ainsi, l’un des messages à transmettre au législateur pourrait être d’adopter une véritable vision transversale des relations entre environnement et santé.

La volonté de concilier responsabilité collective et absence de stigmatisation suppose à la fois un effort majeur en matière de prévention combiné et un respect des libertés individuelles. Cette tension nécessaire est illustrée – dans un champ différent, plus restreint, celui de la médecine – par la loi du 4 mars 2002, qui garantit à tous un accès aux soins, mais donne aussi la possibilité à toute personne, après avoir été informée le plus clairement et objectivement possible et avoir pu réfléchir librement, de refuser un traitement, y compris un traitement qui permettrait de lui sauver la vie. Je pense que dans le domaine de la santé publique aussi, il nous faut tenter de concilier au mieux l’accès de tous à la prévention et le respect des libertés fondamentales.

Je vous remercie.

TROISIÈME TABLE RONDE :
UNE DÉFINITION JURIDIQUE DE L’INFORMATION ÉPIGÉNÉTIQUE EST-ELLE NÉCESSAIRE ?

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur.

M. Christian Byk, conseiller à la Cour d’appel de Paris, secrétaire général de l’Association internationale Droit, éthique et science. Permettez-moi un mot tout à fait liminaire sur l’imagination du juriste, ou plus exactement du droit.

L’imagination telle que je la comprends va au-delà de trouver des solutions dites juridiques - au sens normatif du terme -, pour régler un certain nombre de questions considérées comme nouvelles. Le droit est aussi un instrument prospectif. Il offre, par son langage, ses logiques, son histoire, la capacité de regarder et d’analyser une société. Peut-être est-il important de procéder à ce travail avant de proposer des solutions. Aussi risquez-vous d’être quelque peu déçus par l’analyse relativement succincte que je vais vous proposer de la notion d’information épigénétique.

Comme toute information qui se rapporte à l’individu et à la santé, elle est une information sensible, qui doit être soumise à une protection particulière. Si elle soulève ou amplifie, sur certains points, des questions identiques à celles que soulève le traitement d’autres données, comme les données génétiques, elle en diffère sur d’autres par un certain nombre de caractères propres, que je vais tenter de préciser.

En relevant, d’une part, que l’environnement est une cause directe des mutations épigénétiques, d’autre part, que l’épigénétique est de l’ordre de la modification quand la génétique est de l’ordre de la stabilité, certains auteurs ont mis en avant une différence essentielle entre données épigénétiques et génétiques. Dépendant de l’environnement, les modifications épigénétiques sont dynamiques, interdépendantes et éventuellement réversibles.

Cette différence souligne que, d’une certaine manière, ces données peuvent être plus sensibles dans leur utilisation, car si les données génétiques permettent d’identifier les individus et leurs maladies génétiques, avec bien sûr des risques de discrimination, les données épigénétiques ouvrent la voie à une possible interaction sur l’expression des gènes au regard d’une information contextuelle, personnelle, mais aussi familiale, au sens de transmise.

On perçoit bien cette dimension particulière en lisant la définition qu’Emmanuelle Rial-Sebbag donne du travail de caractérisation des données génétiques : « étudier les phénomènes épigénétiques, c’est chercher à comprendre comment l’environnement s’incorpore dans les cellules, comment il modifie l’exécution du programme génétique et introduit de la variation sous une forme dont on peut rendre raison et sur laquelle on peut, d’une certaine manière, agir ».

D’une façon générale, on pourrait dire que la fréquence et la vitesse auxquelles les modifications épigénétiques se produisent sont d’une ampleur beaucoup plus grande que les mutations génétiques. Prenant acte que le contexte peut fournir des renseignements particulièrement stigmatisant pour les individus concernant leurs origines sociales ou leur histoire personnelle, l’information épigénétique nous semble surtout, à ce titre, à la fois personnelle et sensible, mais sur un plan différent de l’information génétique, dans la mesure où, ici, l’aspect personnel n’est pas nécessairement identifiant.

L’encadrement de cette information devrait donc, ainsi que le suggère Emmanuelle Rial-Sebbag, prendre en compte cette particularité d’appréhender une information personnelle, mais peu identifiante à condition de ne pas l’associer à d’autres données personnelles elles-mêmes identifiantes, dans un milieu environnemental.

Cela peut présenter un certain intérêt juridique, dès lors que, vous le savez, le Parlement a introduit une information de la parentèle à la suite de tests génétiques pratiqués. Demain, dans un contexte familial où l’environnement pourrait jouer, ne souhaitera-t-on pas étendre cette information de la parentèle à finalité médicale à des données épigénétiques ?

Je souhaitais également aborder la question de l’utilisation à des fins médicales et scientifiques des données de santé en masse, au regard de l’épigénétique. La médecine personnalisée, à laquelle appartient d’une certaine manière l’épigénétique, se nourrit très largement de données de santé. Ruth Chadwick, à laquelle j’ai déjà fait référence dans ma précédente intervention, estime que cette dynamique environnementale doit conduire à mettre l’accent sur des politiques publiques, pour permettre de maîtriser les effets de l’épigénétique pour le plus grand nombre. Le recours à l’utilisation de données de santé de masse deviendrait ainsi une exigence de la recherche.

Sur le plan éthique, cette approche suscite un certain nombre de questionnements ou d’hésitations, au regard du risque de porter atteinte au système de protection des données de santé, mais aussi de créer une carence en matière de recherche et une absence de politiques publiques susceptibles d’entraîner la responsabilité d’un certain nombre d’institutions, voire de l’État.

Dans un récent travail, le Comité international de bioéthique de l’Unesco a pointé la nécessité d’obtenir de nouvelles données sur des maladies et d’énormes quantités d’échantillons pouvant être nécessaires dans ce cadre. Soulignant les problèmes de protection des données individuelles potentiellement soulevés par l’utilisation de ces Big data, ce Comité a admis qu’il était nécessaire, voire indispensable, pour des raisons de santé publique, d’avoir accès à ce type de données. De même, on pourrait tout à fait se poser la question pour les données épigénétiques.

Faut-il donc donner une définition particulière de l’information épigénétique ? La réponse est certainement positive, dans la mesure où il convient de montrer en quoi elle diffère des données génétiques.

Cela ne rendra pas pour autant plus aisés leur contrôle et la mise en place de leur régime juridique, car si, contrairement aux données génétiques, elles s’inscrivent dans une logique dynamique, celle-ci implique précisément l’interaction de l’épigénome avec son milieu, dans des proportions et suivant des mécanismes que nous ignorons encore très largement. Mettre en place des systèmes de surveillance, pour établir de possibles préventions, et y compris à des fins d’utilisation assurantielle, de droit du travail, voire militaires, de ce type de données est problématique, dans la mesure notamment où il est difficile d’appréhender globalement le champ du problème sans savoir de quelles données épigénétiques et de quelles utilisations il est question.

M. Jean-Sébastien Vialatte. J’ai noté, dans votre propos, l’éventualité d’une information de la parentèle. Or il me semble que l’on dépasse ce cadre, dans la mesure où il conviendrait d’informer ou d’alerter l’ensemble des individus soumis au même environnement, ce qui paraît extrêmement compliqué.

J’ai également remarqué que la notion de risque potentiel de stigmatisation des individus en fonction de leurs marques épigénétiques revenait de façon récurrente dans les exposés et débats de chaque table ronde. Il s’agit vraisemblablement là d’un point sur lequel il faudra que nous nous interrogions.

M. Jacky Richard, conseiller d’État. Merci beaucoup de votre invitation. Bien évidemment, je ne m’exprimerai pas ici au nom du Conseil d’État et me contenterai de vous proposer une réflexion un peu ample sur le droit et la nécessité de faire intervenir davantage le droit dans ces éléments d’information épigénétique.

Je retiendrai pour ma part une définition très descriptive de l’épigénétique, comme étant une branche de la biologie étudiant les interactions causales entre les gènes et leur environnement ou, plus précisément, l’étude des modifications biochimiques du génome qui, sans altérer sa séquence, influencent l’expression des gènes.

Cette définition descriptive m’intéresse parce qu’elle permet de bien dissocier le code génétique et l’expression des gènes, donc d’aborder la question centrale de cette table ronde, à savoir l’information épigénétique.

L’information épigénétique se comprend à mon sens comme un système de renseignements qui concernent la personne, sa santé, son environnement, autant de données sensibles au sens de la loi dite « Informatique et libertés », qui qualifie une série d’informations comme étant sensibles et devant être définies quant à leur finalité, leur accessibilité, leur utilisation, leur durée, etc. Il convient, selon moi, sur la notion de sensibilité au plan juridique, de s’ancrer fortement dans cette loi de 1978, rajeunie en 2004. Ce caractère de sensibilité des informations soulève des enjeux normatifs et la nécessité de l’intervention ou de l’encadrement de la part du législateur.

Si la réponse à la question posée par cette table ronde est nécessairement positive, toute la réflexion doit ensuite porter sur le « comment ».

Peut-on traiter l’information épigénétique comme l’information génétique ? Je crois que l’on peut répondre à la fois « oui » et « non », ou plus précisément « peut-être que oui » et « sûrement non ».

Il est en effet tentant de traiter l’information épigénétique comme de l’information génétique dans la mesure où, en première et dernière analyse, se trouvent les personnes, avec leur identité irréfragable, objets et sujets de l’information. Comme l’information génétique, l’information épigénétique renseigne sur l’identité individuelle. De ce point de vue, le même arsenal juridique est nécessaire pour protéger les données sensibles ainsi livrées. Je n’en égrènerai pas ici les différentes dispositions, excellemment mises en place par le législateur, que ce soit dans le code civil – avec le fameux article 16-10 introduit par la loi du 6 août 2004 sur la bioéthique –, ou par les articles de loi figurant dans la code de la santé publique – articles 1131-1 ou 1131-2 par
exemple –, qui concernent la réalisation des examens génétiques, le conseil génétique, le consentement éclairé ou la communication familiale, autant de données circonscrites de manière satisfaisante.

On retrouve dans cette approche le caractère fondamentalement protecteur de l’information génétique, qui ne peut pas ne pas caractériser de même l’information épigénétique. Il convient toutefois d’aller au-delà.

L’information épigénétique possède en effet, par rapport à l’information génétique, une autre dimension, bien cernée ce matin. Elle livre des données issues de la mise en évidence des interactions entre la biologie et l’environnement et délivre des renseignements sur les individus, dans et sur leur contexte de vie, dans et sur leur histoire personnelle.

Comment le droit peut-il appréhender cette deuxième dimension, contextuelle et environnementale ? Cette question est d’autant plus sensible et délicate que les marqueurs épigénétiques sont évolutifs, dynamiques, alors que les données génétiques sont stables.

La réponse à ce questionnement est à rechercher dans le concept, bien cerné par le droit, la loi et le règlement, de responsabilité, qu’il s’agisse de responsabilité de l’État, de responsabilité du fait des lois, ou encore de responsabilité médicale – des avancées décisives ayant été apportées dans ce domaine par la loi dite « Kouchner » du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité des systèmes de santé –.

Ce système de responsabilité, qui guide notre droit civil et pénal est, par ailleurs, très lié au principe de précaution. Or ce n’est pas un hasard si l’articulation de ce dernier, très souvent mis en avant et parfois fustigé par ceux qui y voient un frein à l’innovation, avec la question de la responsabilité fonctionne assez bien et avec une certaine fécondité, depuis une dizaine d’années, dans le droit de l’environnement, au sens très large du terme. Cela s’est notamment traduit par des avancées juridiques extrêmement fortes.

Ainsi, la Charte de l’environnement, organisée autour de la précaution, de la prévention et du principe pollueur-payeur, a-t-elle été élevée par le législateur à la dignité du bloc de constitutionalité et a largement structuré notre droit.

De même, la Convention d’Aarhus de 1998, signée par la France, définit précisément ce qu’est l’information environnementale et les modalités d’un accès citoyen, désormais reconnu par le Conseil constitutionnel, à cette information.

Ce contexte juridique nous éclaire.

Au-delà de l’intervention sur la personne, sur l’expression de ses gènes, l’information épigénétique pose la question de la collecte et du traitement des informations environnementales qui impactent les individus. Cela renvoie à un immense sujet de droit qui est celui du traitement des données massives ou Big Data. Ces données environnementales, touchant le cadre de vie, l’état de l’air, l’environnement urbain et rural, les habitudes de vie, la consommation alimentaire et culturelle, existent, et ce d’autant plus facilement que nos objets connectés alimentent, à notre insu ou avec notre accord, d’immenses bases de données.

Ce phénomène des données massives interroge incontestablement notre société. Le législateur hésite à s’en emparer et perçoit que se joue là la nécessaire conciliation, sous le contrôle du juge, de deux impératifs, que sont les libertés fondamentales et d’autres droits de même valeur, dont le droit à la sécurité ou la dignité de la personne.

La question du développement des bases de données est un élément central. Chacun sait par exemple désormais qu’un accès facilité au SNIIRAM, principal fichier de l’Assurance maladie, aurait sans doute permis, dans l’affaire du Médiator, de prévenir un certain nombre de décès et de valvulopathies.

C’est la raison pour laquelle deux projets de loi sont en cours sur ces questions. L’un, en voie d’aboutir, concerne la loi sur la modernisation de notre système de santé et notamment l’article 47 du texte voté par l’Assemblée nationale en première lecture, qui concilie la nécessité, pour la recherche, d’avoir accès à ces bases de données, avec un maximum de sécurité, sous forme d’un système de commissions assurant une meilleure utilisation des données.

Le second projet de loi, actuellement soumis au Conseil d’État et présenté prochainement en Conseil des ministres, porté par Axelle Lemaire, porte sur la République numérique et comporte entre autres d’importants éléments sur les données personnelles et les Big data.

Ce sujet est donc largement balisé par le législateur.

En conclusion, je répondrai par l’affirmative à la question de savoir si une définition juridique de l’information épigénétique est nécessaire. Toutefois, l’entreprise n’est pas aisée. Les questions de responsabilité, individuelle ou collective, rendent par ailleurs cette définition très nécessaire, car l’État et les institutions médicales, d’une part, les parents, d’autre part, ont des responsabilités dans la transmission des conditions épigénétiques, aux citoyens pour les premiers, aux enfants pour les seconds.

Il s’agit d’une question de droit, mais aussi d’éthique et surtout, à mon sens, de politique publique.

Grands témoins :

Pr Michel Vivant, professeur des Universités à Sciences Po, directeur scientifique de la spécialité « Droit de l’innovation » du master droit économique. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les précédents exposés, que je trouve extrêmement riches.

Peut-être mon propos va-t-il sembler quelque peu décalé par rapport à ce que j’ai entendu.

La question que vous posez très directement est de savoir si une définition juridique de l’information épigénétique est nécessaire. Peut-être faut-il envisager une telle définition. Pour autant, je ne suis pas absolument certain qu’elle soit, à strictement parler, nécessaire.

Je reprendrai pour commencer quelques idées du Doyen Carbonnier, qui fut, comme vous le savez, l’une des grandes figures de notre droit au siècle passé. Il invitait ainsi à faire un usage modéré de la loi et du droit. Cela me semble de bon conseil.

Je pense en outre que, lorsqu’on choisit de légiférer, surtout sur des questions aussi sensibles que celle-ci, il est bon de faire également un usage modéré des définitions. Les juristes sont friands de définitions et les non-juristes ont le sentiment que cela va leur apporter la sécurité juridique. Cette vision me paraît assez trompeuse.

L’un des procédés que vous avez, en tant que représentants de la nation, mis en œuvre à diverses occasions, consiste à proposer des notions cadres dont le juge pouvait se saisir pour faire évoluer les choses. C’est sans doute une bonne voie. La définition procure souvent une sécurité apparente.

Mon domaine de prédilection étant celui de la propriété intellectuelle, permettez-moi de vous donner un exemple qui en est issu : je pense à la notion même d’invention. Il existe des pratiques extrêmement différentes d’un pays à l’autre, et il n’est pas difficile, si on le souhaite, de déconstruire une définition. Les Américains donnent ainsi de l’invention une définition à travers certains objets, parmi lesquels figurent notamment les machines. Cela a été lu de la manière suivante : « machine does something » (« une machine fait quelque chose »)… ce qui semble assez vrai. En foi de quoi on en a déduit qu’une séquence génétique faisant quelque chose, il s’agissait d’une machine, à ce titre brevetable ! Tout cela pour dire que les définitions n’ont pas toujours les vertus qu’on leur prête.

En Europe, il a été décidé de ne pas définir l’invention, sur la base d’une idée que l’on peut retrouver à propos d’objets comme ceux qui nous réunissent aujourd’hui, à savoir non seulement évolutifs dans leurs caractères, mais dont la vision va évoluer dans le temps. Je suis, en effet, persuadé que, à la question posée non à des juristes mais à des scientifiques, de savoir ce qu’ils entendent par « information épigénétique », la réponse qu’ils apporteront dans cinq ans sera différente de celle donnée aujourd’hui. À choisir de définir, il faudrait le faire avec toute la flexibilité et la plasticité nécessaires.

Dernier élément de réponse enfin : s’agissant spécialement de l’information épigénétique, je suis d’autant plus réservé que je ne suis pas certain de savoir ce qu’il faut entendre précisément par là. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’informations contextuelles, évolutives. Peut-on donc vraiment les saisir à travers une définition ? Le conseiller Byk indiquait d’ailleurs de façon très intéressante que l’existence d’une définition de l’information épigénétique ne règlerait pas nécessairement la question du statut juridique de celle-ci.

Personnellement, je pense, au-delà même de cette question, qu’un éclairage fonctionnel est toujours le plus riche. Peut-être cela permettrait-il de rendre compte du « oui » et « non » du conseiller Richard, la question pouvant amener dans le même temps une réponse positive ou négative. Ce n’est pas, à mon sens, parce que l’information est épigénétique qu’elle doit recevoir tel ou tel statut ; c’est parce qu’elle est susceptible, en situation, de produire tel ou tel effet qu’elle doit être prise en compte par le droit.

Cela signifie qu’il peut y avoir, dans un contexte, un effet de santé, que les dispositions de santé doivent alors être à même d’appréhender. Dans un autre cadre, cela posera des questions de respect de la vie privée ; dans un autre encore, des questions de responsabilité publique.

De mon point de vue, nous n’aurons pas la réponse dans une prédéfinition, mais dans la considération de la fonction que peut avoir cette information.

Sans doute pourriez-vous pointer une apparente contradiction dans mon propos, puisque j’indique que c’est en considération de la fonction que l’on pourrait saisir l’information, ce qui présuppose évidemment qu’on la définisse. Je vous répondrais alors qu’il me semble plus intéressant et riche de disposer (si on le souhaite) d’une définition évolutive, donnée par des scientifiques, qui soit susceptible de constituer un élément cadre, adoptée en amont par le législateur, et en aval appelée à être mis en œuvre par les juristes chargés, à des titres divers, de mettre en œuvre la loi, pour y attacher telle ou telle considération. Mais si nous prétendons donner une définition définitive du point de vue du droit, je crains qu’elle ne soit ni définitive, ni même opérationnelle.

Voici brièvement comment, personnellement, je perçois les choses. Il s’agit assurément d’une position assez réservée, mais certainement pas d’une incitation à ne rien faire. J’envisage plutôt cela comme un appel à une certaine modestie du droit.

Mme Béatrice de Montera, maître de conférences, UMRS 449, laboratoire de biologie générale, Université catholique de Lyon, UCLy, Groupe d’épistémologie et d’éthique des sciences et des technologies (GEEST), laboratoire de reproduction et développement comparé, EPHE. Je suis très heureuse d’intervenir après M. Vivant, dans la mesure où nous partageons quasiment le même point de vue, mais avons une manière différente d’y parvenir.

Avant de répondre directement – et plutôt par la négative – à la question posée, je souhaiterais revenir sur certains éléments, afin de montrer l’existence d’un lien entre ce que l’on peut qualifier de « science épigénétique » et ce qu’elle apporte en termes d’utilité, la question des politiques de santé et celle relative au fait de légiférer.

Je pense qu’il existe un problème de niveau entre toutes ces questions. En tant que biologiste disposant par ailleurs d’une formation en philosophie, je ne peux m’empêcher de percevoir, dans le fait de vouloir passer des données scientifiques à la question politique et juridique, un problème éventuellement épistémologique.

J’avais essayé de définir assez simplement l’épigénétique comme la science du devenir de l’individu. D’une manière plus précise, on peut dire qu’il s’agit d’une discipline scientifique qui contribue à expliquer les phénotypes des individus et présente le grand mérite de créer du lien entre des éléments qui jusqu’alors n’étaient pas parfaitement reliés, c’est-à-dire entre ce qu’apporte la génétique, ce qui est connu de l’influence environnementale sur le fonctionnement du génome, la question de la stochasticité au niveau moléculaire et celle de l’adaptation des individus en temps réel, au cours de leur existence, à leur milieu de vie.

Comment faire le saut entre cette « science du devenir de l’individu » et une politique de santé, voire une législation ? Ce n’est pas, me semble-t-il, en passant par l’extrapolation de données individuelles, mais peut-être en considérant que l’apport de l’épigénétique en tant que données scientifiques est un effet d’alerte, une suggestion de pistes plausibles. J’ai, dans ce contexte, particulièrement apprécié les propos de Robert Barouki sur les « biomarqueurs de la précaution ». Cela me semble en effet convenir à la gestion de l’incertitude qu’il nous faut avoir, s’agissant notamment de données épigénétiques. Je souscris ainsi tout à fait à l’idée selon laquelle il est particulièrement difficile de réduire tout ce que l’on sait sur l’épigénétique à des catégories figées, qu’elles soient philosophiques, scientifiques ou juridiques.

Cela renvoie, selon moi, à un problème plus général de capacité à accepter, d’un point de vue que je qualifierais d’épistémologique, la question de la non-prédictibilité, du fait que la causalité, n’est pas stricte. La multiplication des causes possibles dans les contextes épigénétiques, l’existence potentielle d’effets multisites, à plus ou moins long terme, d’une réversibilité – c’est-à-dire la labilité des marques épigénétiques, dont on ne sait jamais où ni quand elles vont être modifiées –, doivent faire prendre en compte le fait qu’il va être extrêmement difficile d’en arriver à parler en termes de catégories.

Cette « science du devenir de l’individu » présente un intérêt majeur pour la santé. Comment établir le lien avec les politiques de santé et le fait de légiférer ? S’il faut disposer de certitudes pour s’attaquer au chantier des politiques de santé et du droit, alors rien ne sera possible, dans la mesure où il n’existe en la matière pas de certitude stricte. Peut-être faudrait-il par conséquent définir de nouveaux standards pour les différentes agences que nous avons vues représentées ce matin et qui vont éprouver des difficultés à prendre en compte les données de l’épigénétique en l’absence de nouveaux standards tenant compte de paramètres de réversibilité, de métastabilité, avec des capacités de modélisation différentes et des degrés de complexité plus grands.

Je rappelle en outre que l’épigénétique concerne finalement un effet local. Je travaille par exemple sur la définition épistémologique du milieu. Or je me suis aperçue, en relisant Auguste Comte, que ce que je qualifiais d’« environnement » dans le cadre de l’épigénétique correspondait tout simplement à la définition du « milieu » pour Auguste Comte, c’est-à-dire à ce qui influence les organismes, y compris donc les autres organismes et tout le reste des paramètres physiques. Cela renvoie à la notion d’environnement physique et social. Il existe ainsi un effet local du milieu, où le bon sens doit prévaloir. Finalement, le but des politiques de santé, et du droit s’il doit agir, est de proposer des moyens de protéger localement les individus exposés. Face à cette complexité, l’idée est de considérer que l’on peut formuler des recommandations pour protéger localement d’effets plus toxiques, plus dommageables. On peut certainement parvenir à établir ainsi une échelle de gravité.

Se pose par ailleurs la question de savoir si l’on peut utiliser l’information épigénétique pour faire, à l’instar par exemple du génotypage, un épigénotypage. J’ai été amenée à traiter de ces questions dans le cadre de ma thèse de biologie sur les clones. Figurez-vous que le génotypage ne fonctionne pas sur des clones, parce qu’il peut arriver que les microsatellites mutent. S’il se produit trop de ces mutations, les clones ne répondent plus à la définition de l’identité génétique telle que définie par un panel de microsatellites. Ainsi, de temps en temps, même un clone est trop variable pour être défini comme identique génétiquement. Par contre, comme il a été montré que les clones bovins étaient extrêmement variables du point de vue épigénétique, cela leur conférait une sorte de signature épigénétique permettant pratiquement de déterminer lequel était un clone.

Au-delà de l’anecdote, il est connu que les signatures épigénétiques permettent de catégoriser la dynamique de développement embryonnaire au niveau d’un certain nombre d’espèces. De tels travaux sont menés par exemple à l’INRA de Jouy-en-Josas, au sein notamment de l’équipe de Véronique Duranthon. La signature épigénétique permet de déterminer un tissu et est éventuellement intéressante dans les cancers. La question n’est donc pas de savoir ce que l’épigénétique peut ou non dire de l’identité d’un tissu, d’une pathologie, d’une espèce, mais de déterminer ce qu’elle peut dire vraiment de l’identité d’un individu : il me semble de ce fait particulièrement difficile de traiter de la même façon information épigénétique et information génétique.

L’épigénétique ne renseigne pas sur l’individu, mais sur son processus d’individuation, sur son devenir. Il existe une singularité de ce devenir, qui échappe toutefois à la caractérisation scientifique, donc a fortiori juridique.

Je suggère donc de délaisser toute tentative de définition scientifique de l’information épigénétique. D’un point de vue épistémologique, il n’est d’ailleurs pas évident que l’on puisse véritablement parler d’ « information ». Je rappelle qu’en épigénétique, un signal arrive : perçu dans un contexte cellulaire, c’est ce que l’on comprend le mieux. Une méthylation se met alors par exemple en place. Si une réponse se produit, encore faut-il qu’elle se maintienne pour que l’on puisse avoir un effet de régulation. Au départ, il existe de la stochasticité dans le fait que le signal arrive à destination et soit pris en compte. Par contre, tout maintien d’une réponse sous-entend une régulation. Peut-être pourrait-on analyser cet aspect plutôt que le signal. Sommes-nous dans le signal ou dans le maintien de la réponse ? Il me semble, dans ce contexte, problématique de parler d’« information ».

Je pense vraiment qu’il faut, dans ce cadre, laisser un temps à la science pour progresser.

Par contre, il faut avancer rapidement dans l’utilisation de l’épigénétique comme un effet d’alerte, une suggestion de pistes plausibles, à la fois pour diminuer localement le degré d’exposition des individus, et en termes de santé, notamment pour le cancer.

QUATRIÈME TABLE RONDE :
L’ESSOR DE L’ÉPIGÉNÉTIQUE IMPOSE-T-IL UNE MODIFICATION
DES LÉGISLATIONS EXISTANTES ?

Présidence de M. Jean-Sébastien Vialatte, député, vice-président de l’OPECST, rapporteur, puis de Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l’OPECST

Mme Isabelle Hegedüs, conseillère juridique pour les brevets, Direction des affaires juridiques et internationales, Institut national de la propriété industrielle (INPI). Lorsque vous nous avez conviés à participer à cette table ronde, nous avons adopté une démarche pragmatique et sommes allés examiner ce dont nous disposions, en termes de dépôts de brevets, dans le domaine épigénétique, afin de voir s’il était d’ores et déjà possible d’en tirer quelques conclusions.

Les premiers points de mon intervention sont d’ordre général.

Il existe toujours un délai entre les avancées effectuées dans le cadre de la recherche fondamentale, les perspectives thérapeutiques auxquelles elles peuvent conduire et les dépôts de brevets auprès des offices de propriété industrielle. Comme vous le savez, on ne brevète pas des découvertes, ni des résultats de recherche fondamentale, mais uniquement des solutions techniques à des problèmes techniques. Il faut donc considérer le temps nécessaire pour passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée et que cette dernière débouche elle-même sur des solutions thérapeutiques pour que des dépôts de brevets parviennent aux offices de propriété industrielle.

Très concrètement, il arrive que de nombreuses années s’écoulent entre ces différentes étapes. Il se produit également une déperdition en termes de nombre : toutes les avancées en recherche fondamentale n’aboutissent pas à la mise en œuvre de solutions concrètes et à des dépôts de brevets.

En matière thérapeutique, quelles solutions techniques brevetables voyons-nous arriver ? Traditionnellement, nous recevons des demandes de brevets portant sur des médicaments et sur des procédés de criblage de médicaments, c’est-à-dire des techniques utilisées en laboratoire, in vitro, pour essayer de discriminer, parmi un grand nombre de molécules chimiques, celles étant susceptibles de produire un effet en matière thérapeutique, de les sélectionner pour passer à des phases ultérieures de développement, voire à des essais cliniques. Des demandes de brevets nous sont également adressées concernant des tests de diagnostic in vitro ou des techniques de laboratoire, donc des outils techniques permettant de manipuler de la matière biologique pour étudier les mécanismes en jeu et poursuivre les travaux en laboratoire.

Tous ces éléments peuvent, en Europe, faire l’objet de dépôt de brevets. Il faut savoir qu’il existe en revanche d’autres types d’applications pratiques qui, elles, sont exclues de la brevetabilité en Europe. Cela concerne des méthodes de traitement thérapeutique ou chirurgical ou des méthodes de diagnostic pratiquées in vivo, c’est-à-dire dans le corps humain ou animal. Cette non-brevetabilité vise à préserver la liberté médicale, du praticien.

En matière épigénétique spécifiquement – ce terme étant ici considéré strictement, dans le sens notamment de méthylation de l’ADN ou de modifications des histones, et non en prenant en compte l’ensemble des conséquences environnementales susceptibles d’avoir des effets sur la santé –, nous avons constaté que les dépôts de brevets étaient pour l’instant peu nombreux.

Pour autant, il est d’ores et déjà possible de tirer quelques constats des brevets déjà déposés. Le premier est que nous sommes confrontés à des inventions dans le domaine épigénétique qui ne présentent pas une nature différente de celles auxquelles nous sommes confrontés dans d’autres domaines de la médecine. Ainsi, certaines demandes de brevets portent sur des médicaments ; ces substances agissent de manière épigénétique sur la méthylation ou la déméthylation de l’ADN ou en modifiant les histones, par le biais de molécules chimiques, donc de la même manière que d’autres types de médicaments agissant par d’autres voies. Il est courant, en médecine, d’utiliser des médicaments de chimie de synthèse. Il n’existe donc en l’occurrence pas de spécificité particulière au domaine de l’épigénétique.

Certains brevets concernent des techniques de criblage. Il s’agit par exemple de cultures cellulaires permettant d’étudier les effets, en matière de thérapies épigénétiques, de différentes molécules, afin de déterminer celles qui sont susceptibles d’avoir une action à visée thérapeutique.

Quelques demandes de brevets sont attachées à des tests in vitro ou à des techniques de laboratoire, concernant par exemple des vecteurs utilisés pour le transport, au sein de la cellule, d’actifs épigénétiques, afin d’étudier les mécanismes intervenant lorsque l’actif arrive au cœur de la cellule.

Finalement, nous ne sommes pas confrontés à une réelle spécificité de l’épigénétique. Les demandes de brevets qui nous sont soumises relèvent de catégories que nous connaissons bien dans d’autres domaines de la médecine, même si les substances et techniques considérées agissent différemment au sein de l’organisme.

Le deuxième constat, conséquence logique du premier, est que nous disposons pour l’instant des outils juridiques nécessaires. D’après les catégories existant en droit des brevets, nous avons les moyens d’analyser ces demandes, de les délivrer ou de les refuser, comme nous l’avons fait jusqu’à présent dans d’autres domaines de la médecine.

Il nous semble important de préciser ici que la distinction, qui existe traditionnellement en droit des brevets en Europe, consistant à considérer que l’on peut breveter les médicaments, les tests in vitro et éventuellement un certain nombre d’étapes accomplies en laboratoire, mais que sont exclues de la brevetabilité toutes les étapes – thérapeutiques, chirurgicales ou diagnostiques – effectuées in vivo, est appliquée dans le domaine épigénétique comme dans tout autre.

De la même façon, nous avons pour l’instant le sentiment que les critères classiques de brevetabilité – que ce soit la nouveauté, l’activité inventive ou l’application industrielle – nous donnent les outils suffisants pour examiner ces demandes dans le domaine épigénétique, comme on le fait dans d’autres secteurs de la médecine.

L’affaire Myriad Genetics a été brièvement évoquée en introduction. Certaines décisions rendues récemment aux États-Unis par la Cour suprême en matière de brevetabilité, spécifiquement en lien avec les inventions dans le domaine biotechnologique, suscitent un certain nombre de débats sur un potentiel recul de la brevetabilité dans ce domaine. L’une d’elles concerne Myriad, dans le domaine des gènes, une autre l’affaire Mayo vs. Prometheus, dans le domaine des méthodes de diagnostic. Ces deux décisions sont perçues aux États-Unis comme des reculs de la brevetabilité des inventions biotechnologiques.

Il faut toutefois souligner que ce débat n’est pas nécessairement transposable à l’identique en Europe, et particulièrement en France. Ces décisions réagissent en effet à un environnement juridique très différent du nôtre, le droit américain des brevets étant beaucoup plus protecteur que ce que nous connaissons en Europe et en France. Ainsi, le droit américain ne connaît ni d’exclusion de la brevetabilité concernant les méthodes in vivo, ni de réelle exception de recherche. Il faut savoir qu’en Europe, tous les actes accomplis à des fins de recherche, fondamentale ou appliquée, relèvent de l’exception au droit du breveté. Il n’est pas nécessaire de demander l’autorisation du breveté, ni de lui verser des redevances, pour accomplir sur l’invention brevetée des actes à des fins de recherche. Le consentement et la rémunération du breveté n’interviennent que si le produit qui en découle est mis sur le marché ou le procédé commercialisé. Aux États-Unis, la situation est très différente : les actes relevant de la recherche fondamentale n’entrent pas nécessairement dans l’exclusion à la brevetabilité et peuvent nécessiter de demander l’accord et de verser des redevances au breveté.

D’un point de vue européen, ces décisions peuvent finalement être perçues comme un retour de la position américaine vers une situation beaucoup plus comparable à celle que nous connaissons en Europe.

En conclusion, au vu des demandes de brevets soumises pour l’instant à l’INPI, le droit actuel des brevets nous paraît satisfaisant et suffisant pour y faire face et les traiter correctement.

Si toutefois des questions se posent, elles appellent davantage de clarifications scientifiques que véritablement juridiques, à tout le moins en ce qui concerne le droit des brevets.

Mme Alexandra Langlais, chargée de recherche au CNRS, IODE – département CEDRE, Faculté de droit de Rennes 1. Je tiens à préciser que je ne suis absolument pas spécialiste de la question posée en intitulé de cette table ronde. Aussi vais-je intervenir, ainsi qu’il me l’a été demandé, sur les insuffisances de la législation REACH.

L’un des premiers écueils auquel je me suis trouvée confrontée a été de savoir ce que l’on entendait précisément par « épigénétique ».

Le second a été de mettre en évidence le fait que la législation REACH éprouvait des difficultés à considérer les problématiques épigénétiques, difficultés probablement dues au fait qu’elle utilisait, pour appréhender les effets des substances toxiques sur la santé humaine et l’environnement, une démarche différente.

Cette législation privilégie en effet une approche générale pour réduire l’exposition aux substances chimiques, alors que la prise en compte des phénomènes épigénétiques requiert une approche systémique. Cette vision générale, qui remplaçait une quarantaine de directives, est très absorbante et avait à ce titre été saluée lors de l’adoption de la législation REACH. Elle créait ainsi un système unique pour l’ensemble des substances chimiques (V. définition extensive des substances à l’article 3 du règlement). Elle s’appliquait en outre à l’enregistrement et à l’évaluation des substances anciennes et nouvelles et traitait aussi de leur gestion à la fois sous forme d’autorisation et de restriction. Son caractère général se traduisait également par le fait qu’elle mobilisait l’ensemble des acteurs concernés – producteurs, importateurs, utilisateurs – et susceptibles d’intervenir dans la réduction des risques liés aux substances chimiques.

C’est par le biais de cette approche générale que la législation REACH entend répondre à l’un de ses objectifs, à savoir garantir un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement. Elle n’est pas systémique, dans la mesure où elle considère l’environnement chimique comme la somme d’un tout et moins comme un système dans lequel des interactions vont pouvoir se jouer.

Or c’est bien précisément – si j’ai bien compris les discussions qui ont émaillé cette journée – ce que va exiger la prise en compte des phénomènes épigénétiques : comprendre à la fois les interactions entre l’homme, doté lui-même d’un fonctionnement propre, et un milieu, également chimiquement modifié et modifiable.

Cela rejoint assez largement les discussions qui peuvent se nouer dans un domaine que je connais bien – à savoir celui du droit et des écosystèmes – sur toutes les problématiques liées à la résilience et à l’adaptation des écosystèmes, et notamment à la question des services écosystémiques, où l’on prend en compte le fonctionnement de l’écosystème.

On peut par exemple prendre pour preuve de cette prise en compte d’une approche générale, non systémique, le fait que l’évaluation et l’enregistrement se fassent substance par substance. Dans le cas d’espèce, il est difficile de faire état de ce phénomène d’interaction, donc de prendre en compte « l’effet cocktail » dû à une conjugaison d’expositions entre les substances. La prise en compte de cet « effet cocktail » ne peut, en l’occurrence, que faire perdre la vertu préventive des normes, fondées précisément sur des seuils et déjà mises à mal, notamment par la mise en évidence d’une corrélation non systématique entre la dose et les effets.

On pourrait pourtant dire que l’obligation faite au producteur ou à l’importateur de prouver l’innocuité de son produit n’ignore pas complètement les phénomènes épigénétiques ; mais ces derniers ne sont pas visés en tant que tels.

Ne pourrait-on pas conserver une approche incrémentale de la législation, au sens où les phénomènes épigénétiques seraient aussi pris en compte par des substances considérant d’autres facteurs ou d’autres effets ?

Pour un certain nombre de substances préoccupantes, listées à l’annexe 14 du règlement REACH (substances nécessitant une autorisation avant une mise sur le marché et sur lesquelles pèse une obligation de substitution), se pose un autre problème qui est de considérer les phénomènes épigénétiques dans les substances de substitution. Même les substances aujourd’hui interdites sont concernées, dans la mesure où, pour ce qui est du DTT notamment, on en retrouve aussi dans les milieux, si bien qu’elles peuvent toujours potentiellement interagir avec le milieu humain.

Une autre preuve de cette approche générale, non systémique, réside dans les interrogations de la législation REACH pour considérer l’ensemble du cycle de vie des substances, de leur naissance à leur mort et à leur renaissance, afin d’assurer la traçabilité en prenant en compte l’ensemble des informations, tout au long du cycle de vie, et d’avoir ainsi cette approche holistique des risques sanitaires et environnementaux, dans une perspective de long terme.

On voit que cela pose un certain nombre de problèmes, notamment parce que l’approche par cycle de vie est exigée au-delà d’un certain tonnage, mais aussi parce que certaines substances telles que les déchets sont exclues de la législation, alors qu’elles sont pourtant susceptibles de réintégrer le circuit des produits, après recyclage.

Quelles peuvent donc être, en l’état actuel, les réflexions dans ce domaine ? Il est possible, en amont, d’adopter une logique de prévention, voire de précaution, en priorisant notamment les actions – ce que sait fort bien faire le droit – et en concentrant nos efforts sur la problématique des perturbateurs endocriniens (PE). On retrouve là encore la question de la logique incrémentale.

La législation REACH est en ce sens flexible puisqu’elle a prévu aux côtés des substances les plus dangereuses et qui sont cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR), persistantes, bioaccumulatives et toxiques (PBT), très persistantes et bioaccumulatives (vPvB), les substances « suscitant un niveau de préoccupation équivalent » parmi lesquelles les PE peuvent notamment trouver place.

Cependant tout dépend de la définition qui sera retenue. La question qui se pose alors est bien de déterminer le degré de causalité entre la substance et ses effets que l’on va prendre en compte et qui est largement marqué par des incertitudes scientifiques. Plus ce degré va être souple, plus sera intégrée la dynamique du principe de précaution.

Il faut savoir par ailleurs que cette situation est en cours d’évolution. Le 17 novembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a ainsi entendu la Suède, qui avait introduit un recours contre la Commission européenne, pour manquement à ses obligations légales en matière de perturbateurs endocriniens, obligations selon lesquelles la Commission aurait dû définir, avant fin 2013, la « spécification des critères scientifiques pour la détermination des propriétés perturbant le système endocrinien » au titre de l’article 5, paragraphe 3, du règlement sur les biocides (18). La mise en cause de l’Union européenne, via ce recours en carence (19), pourrait être un moyen de clarifier un certain nombre de situations. Dans cet arrêt du Tribunal du 16 décembre 2015 opposant le royaume de Suède à la Commission européenne (20), le Tribunal a considéré que la Commission a manqué aux obligations qui lui incombent « en s’abstenant d’adopter des actes délégués en ce qui concerne la spécification des critères scientifiques pour la détermination des propriétés perturbant le système endocrinien » prévues par l’article 5 § 3 du règlement. Il ajoute que l’obligation d’adopter ces actes est claire, pré́cise et inconditionnelle. L’affaire mérite d’être soulignée, d’une part, en raison de la rareté de ce type de recours en carence, d’autre part, en raison de l’issue de ce recours. En effet, jusqu’à présent, les recours en carence ont toujours été favorables à la Commission. Aucun délai d’action de la Commission européenne n’est actuellement exigé par le Tribunal, celui-ci ne peut toutefois être démesuré au regard du retard déjà conséquent.

À cette définition des perturbateurs endocriniens pourraient ainsi être associées des mesures d’accompagnement, pour prendre en compte une notion qui apparaît de plus en plus importante dans le domaine juridique : la vulnérabilité. Cette problématique concerne non seulement les personnes, mais aussi les écosystèmes, les milieux.

En aval de cette problématique, dans une approche davantage liée à la réparation, et pour répondre à la spécificité des effets épigénétiques, se développe la prise en compte de la pollution diffuse et de son traitement par le juge. Signalons, en la matière, un cas de jurisprudence datant de mars 2010 (21), dans lequel le lien de causalité était mis en avant. Toutefois, cela s’applique mal à la question des substances et des perturbateurs endocriniens, puisque l’on exigeait dans ce cas précis un lien de proximité entre les activités de l’exploitant et la pollution. Il existe néanmoins un assouplissement de ce critère du lien de causalité.

L’essor de l’épigénétique impose-t-il donc une modification des législations existantes ? J’envisagerai trois scénarii.

Le premier consiste à considérer que la législation tient déjà compte d’une partie des effets épigénétiques.

Le deuxième revient à dire qu’il faut absolument une modification de la législation existante. L’expérience des nanomatériaux pourrait constituer de ce point de vue un exemple intéressant pour envisager la manière dont les substances à l’état nano-particulaire ont été prises en compte dans l’ensemble des législations.

Le troisième scénario envisageable est celui d’une législation spécifique, ce qui impliquerait de savoir s’il est possible de définir des substances à effets épigénétiques. Cela poserait à la fois un problème en termes de définition scientifique, mais aussi en matière de définition, de traduction et d’opérationnalité juridiques. Cela soulèverait en outre la question de sa cohérence avec d’autres substances identifiées, telles que les perturbateurs endocriniens.

Mme Délia Rahal-Löfskog, chef du service de la santé, direction de la conformité, Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Je vous remercie, au nom de la Présidente de la CNIL, de nous permettre d’intervenir sur ce sujet, dont on peut a priori se demander s’il entre bien dans le champ de compétences de la CNIL, tant il semble particulier.

J’essaierai, au fil de ma brève présentation, de vous convaincre que tel est bien le cas.

Je n’exprime bien évidemment pas ici une position de la CNIL car le collège ne s’est pas prononcé sur la question, mais celle de ses services. Je commencerai cet exposé par un rappel de la définition de la « donnée à caractère personnel », puisque c’est là le champ de compétences de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Constitue une donnée à caractère personnel tout information relative à une personne physique identifiée ou qui peut l’être, directement ou indirectement, notamment au regard de plusieurs éléments qui lui sont propres. Cette définition est importante. Certains intervenants ont ainsi insisté précédemment sur les différences susceptibles d’exister entre la donnée génétique et l’information épigénétique. La loi « Informatique et libertés » encadre le traitement des données génétiques, par le biais de diverses autorisations : une première autorisation générale et une autre plus spécifique qui peut être délivrée dans le cadre de la recherche dans le domaine de la santé, dès lors que celle-ci ferait intervenir des données génétiques, avec dans cette hypothèse un encadrement particulier au regard des droits des personnes. En effet, dès lors que l’on travaille, en matière de recherche, sur un prélèvement biologique identifiant, alors il y a lieu de recueillir le consentement exprès et éclairé des personnes concernées.

La CNIL intervient donc sur la question des données génétiques, qui présentent la particularité de concerner non seulement des individus, mais aussi la collectivité, dans la mesure où elles permettent non seulement d’identifier et de caractériser un individu, mais également de caractériser ses proches d’un point de vue familial, ethnique, voire médical ou pathologique.

L’analyse des données génétiques aujourd’hui peut nous apporter des résultats sous forme de risques ou de prédispositions. Or de ce que je comprends de l’épigénétique, elle pourrait nous permettre de comprendre les mécanismes d’expression des gènes, qui feraient passer d’une prédisposition – positive ou négative – à l’égard d’une pathologie à une réalisation plus certaine. Il s’agit en outre de comprendre les mécanismes selon lesquels les protéines peuvent agir sur l’expression des gènes.

Dans un contexte de médecine prédictive, personnalisée, il y a lieu de se poser la question du nécessaire équilibre entre la protection des personnes, de leurs libertés, de leurs droits individuels, et l’intérêt de la recherche.

On demande aujourd’hui aux individus, au nom de l’intérêt collectif, de verser au pot commun un certain nombre d’informations qui les concernent directement et peuvent être sensibles, avec un risque non négligeable de discrimination. Il serait assez paradoxal, alors même que l’on demande aux individus d’enrichir les connaissances communes afin que cela revienne à la collectivité, d’aboutir à une situation dans laquelle on tirerait de l’exploitation de ces données des informations conduisant à exclure certaines personnes ou groupes du bénéfice de divers droits ou prestations.

Un article, publié récemment sur le sujet dans la revue Science et sur la valeur scientifique duquel je ne suis pas en mesure de me prononcer, indique que l’information épigénétique pourrait se transmettre par les pères, d’une génération à l’autre, pendant la reproduction, et serait susceptible de persister dans les tissus et les organes d’une personne tout au long de sa vie, y compris lorsque les cellules se renouvellent. Cela doit conduire à s’interroger sur le statut de la donnée épigénétique. Si l’on ne qualifie pas ces informations de données génétiques stricto sensu, je pense qu’il y aurait lieu d’envisager de les qualifier de données relatives à la santé, au sens notamment du règlement européen sur la protection des données à caractère personnel, actuellement en cours d’adoption qui prévoit que « les données relatives à la santé sont des données qui se rapportent à l’état de santé d’une personne concernée, qui comportent des informations sur sa santé, physique ou mentale, présente ou future, ou tout information concernant par exemple une maladie, un handicap ou un risque de maladie ».

Faut-il une modification des législations existantes ? Le cadre de la législation actuelle et à venir sur les données à caractère personnel paraît répondre à la question, en intégrant les données épigénétiques aux données à caractère personnel.

Si le choix était finalement fait de considérer que les données épigénétiques étaient des données génétiques, ce même règlement européen de protection des données personnelles ajoute les données génétiques à la liste des données sensibles faisant l’objet d’une protection particulière par la réglementation actuelle, comme la santé, la religion, les mœurs, la sexualité ou les opinions politiques ou syndicales. Je vous remercie.

Grands témoins :

Pr Marie-France Mamzer-Bruneel, Unité fonctionnelle d’éthique et médecine légale, Hôpital Necker Enfants Malades, directrice adjointe du laboratoire d’éthique médicale de l’université Parie-Descartes. Je m’attendais à devoir prendre beaucoup de notes pour bien comprendre et résumer vos propos. Or je suis rassurée de voir que, d’après vos constats, dans les champs qui vous préoccupent au quotidien, la loi n’est pas défaillante par rapport aux questions posées en pratique en lien avec l’épigénétique.

Il me semble que nous sommes devant une approche émergente, avec les craintes, les espoirs et les risques que cela peut susciter. Cela relève de l’essor des biotechnologies qui, comme souvent, va beaucoup plus vite que l’acquisition du savoir consolidé. Nous sommes apparemment confrontés à un problème de validation scientifique et de définition du champ, qui parviendra peut-être un jour à être circonscrit. Nous avons d’un côté des données, assez simples à décrire, objectivables à partir seulement d’une cellule, de l’autre tout un ensemble d’autres données très difficiles à rassembler, car susceptibles de provenir de multiples sources. Pour certaines d’entre elles d’ailleurs, nous ne sommes pas encore parvenus à mettre en place les dispositifs nous permettant de récupérer les données d’intérêt, notamment pour un certain nombre de toxiques.

J’ai l’impression que nous nous situons encore dans un champ de recherche plutôt observationnelle. Nous ne sommes peut-être pas encore au temps de la recherche interventionnelle, même si l’on observe quelques tentatives. Nous disposons des outils biotechnologiques nous permettant d’observer, à partir de cohortes historiques et de données de santé, un certain nombre d’effets, et de pré-identifier des marqueurs, qui pourront être des biomarqueurs d’intérêt, le risque étant aujourd’hui d’avoir à faire face à un mésusage de ces informations, par une mauvaise interprétation, du fait de l’absence d’un nombre suffisant de données.

Cela pose du coup la question du statut des données déterminées, utilisées dans ce champ. Il me semble que, même si la tentation est grande de considérer qu’il s’agit de données de santé, le risque d’une telle démarche serait d’en faire des données inscrites dans le dossier médical, donc non garanties du secret. En effet, depuis la loi du 4 mars 2002, qui constitue une avancée, le patient, ayant accès à son dossier médical et à ses données de santé - sans d’ailleurs avoir besoin d’avoir accès à leur interprétation -, il peut être amené, dans le cadre de contrats individuels, à se voir contraint de partager ses données de santé avec des organismes qui seront possiblement dans l’incapacité d’en faire une bonne interprétation.

Un besoin a ainsi, me semble-t-il, émergé ce matin de façon évidente : il s’agit de faire progresser ce champ de recherche, donc de faciliter les recherches, non interventionnelles, à partir des échantillons biologiques d’origine humaine et des données de santé qui existent déjà.

En revanche, il n’y a peut-être pas urgence à produire de nouvelles lois à partir de définitions mal consolidées, à trop vite statuer sur ces données nouvelles qui vont sortir, au risque de voir émerger de nouvelles criminalités, avec de nouvelles victimes, de nouveaux coupables, alors que nous sommes devant un problème de responsabilités collectives, dont la première est sans doute de se doter des moyens et des outils, grâce à l’usage du Big data et au suivi de cohortes virtuelles, pour donner un sens à l’ensemble de ces informations, y compris celles de l’épigénétique pure, d’autant plus difficiles à interpréter qu’elles sont dynamiques.

La CNIL aura peut-être quelque chose à faire pour trouver un moyen de surprotéger ces données hypersensibles, dans la mesure précisément où l’on n’en sait pas grand-chose et où l’on n’est pas tout à fait capable d’en mesurer la portée. Elle aura dans le même temps le devoir de faciliter l’accès à ces données, sous réserve que l’on soit capable de garantir l’absence complète de possibilité de revenir indûment à la personne source, pour éviter qu’elle soit le cas échéant l’objet d’une quelconque discrimination.

Je pense que cette question du secret conduit à discuter des nouveaux métiers et collaborateurs qui sont en train d’entrer dans le champ de la recherche non interventionnelle. Il s’agit notamment de chercheurs en biologie, mais aussi de mathématiciens. Je suis assez fréquemment confrontée aujourd’hui au mal-être de ces chercheurs qui, malgré eux, se trouvent partager un secret alors qu’ils n’ont pas eu de formation particulière pour appréhender ce dont il s’agit et ce que représente, en termes de responsabilité morale, le fait d’avoir à conserver un secret et éventuellement d’être l’un des premiers à en entrevoir les conséquences pour la personne qui, elle-même, n’en est pas informée. Il a été question ce matin de la nécessaire information et formation technique et scientifique des médecins ; je crois qu’il est également utile de penser à la formation éthique des chercheurs et de tous ceux qui travaillent aujourd’hui au niveau de la technique, de façon à les armer et à leur expliquer devant quel genre de responsabilités ils vont se trouver.

Il me semble, au final, que le terme essentiel de tous ces débats est celui de responsabilité collective, qui doit s’accompagner d’une préservation des libertés, notamment dans l’espace privé.

La question se pose malgré tout de la possibilité, puisque les questions de santé publique sont à l’évidence prédominantes dans ces nouvelles pistes et voies de recherche, de voir sous quelle forme on peut réellement informer efficacement les patients, c’est-à-dire comment développer la littératie, et notamment la littératie numérique, à défaut de laquelle des gens vont se retrouver exclus par difficulté à consentir à quelque chose qu’ils ne comprennent pas.

La question du consentement ne se pose en réalité que si l’on a bien réfléchi à l’avance à la façon dont on allait délivrer l’information. Or cela n’est pas évident, compte tenu de la population cible ici, puisque nous avons vu depuis ce matin que les inégalités sociales de santé étaient liées aux facteurs de risques majeurs et aux modifications épigénétiques.

Mme Christine Noiville, présidente du Haut conseil des biotechnologies (HCB). Beaucoup de choses ont déjà été dites qui vont, d’ailleurs, plutôt globalement dans le même sens.

Je voudrais prolonger brièvement les interventions de mes collègues en formulant deux observations. L’objectif de l’Office parlementaire étant notamment, au travers des auditions qu’il organise, de réfléchir à la nécessité de légiférer ou pas dans les champs scientifiques et techniques, je pense que, s’agissant de la question de l’épigénétique, il faut se garder de conclure trop vite. Il me semble en effet qu’en dépit des précisions apportées par les différentes interventions, la question n’est pas totalement stabilisée.

Il est clair par ailleurs que le législateur n’a, ni dans le code civil, ni dans le code de la santé publique, ni dans le code de la propriété intellectuelle, mentionné ou créé de catégorie relative aux données ou informations épigénétiques. Il y est fait mention des caractéristiques et informations génétiques, mais cela ne vise pas, à l’évidence, ce qui nous occupe aujourd’hui.

Il est, au bout du compte, assez difficile de savoir s’il faut une réglementation spécifique pour ce qui relève de l’épigénétique ou si au contraire le corpus juridique dont on dispose est suffisamment outillé pour appréhender correctement cette réalité.

À certains égards, il apparaît que les outils juridiques existants sont adaptés. C’est le cas par exemple pour ce qui concerne les recherches en épigénétique, en amont desquelles se trouvent des personnes invitées à donner des échantillons biologiques, à mettre à disposition des données : il existe, à ce propos, dans le droit, de nombreuses règles relatives à l’information, au consentement, au droit de retrait, d’opposition ou de rectification, qui vont permettre de prévenir les potentielles atteintes à l’intégrité du corps humain ou à l’intimité de la vie privée. Toujours dans le domaine de la recherche, Isabelle Hegedüs a souligné, avec raison me semble-t-il, que notre droit des brevets comportait tous les éléments nécessaires pour assurer que les résultats des recherches en épigénétique soient correctement protégés.

J’ouvrirai simplement ici une petite parenthèse sur une question que je me pose personnellement et à laquelle je ne parviens pas à apporter de réponse : si l’on dit que les données épigénétiques ou que les éléments de l’épigénome sont, par essence, pour au moins certains d’entre eux, instables, évolutifs et dynamiques, comment articuler cette caractéristique avec les critères du droit des brevets ? Je vois là, sinon une difficulté, du moins une question.

Il existe inversement des points sur lesquels, manifestement, l’arsenal juridique existant est insuffisant. Alexandra Langlais faisait pour la règlementation REACH un constat susceptible de s’appliquer à l’ensemble du droit de l’environnement et de la santé publique : des progrès restent à accomplir en termes de prise en considération de cette réalité, notamment pour ce qui est de l’évaluation des effets épigénétiques que peuvent avoir des produits mis sur le marché. C’est d’ailleurs, si j’ai bien compris, ce vers quoi se propose d’aller le projet de loi Touraine auquel il a été fait allusion à plusieurs reprises.

À côté de ces éléments finalement assez clairs d’adéquation ou de non-adéquation du droit, se pose une série de questions auxquelles il me semble vraiment difficile, pour nous juristes, de répondre aujourd’hui. Tant que l’on ne connaît pas précisément la nature de ces données ou informations épigénétiques, donc les enjeux et les risques en termes de discrimination, il est vraiment délicat de se prononcer.

Nous savons par exemple que des tests épigénétiques sont en train de se développer. Faut-il ou non les règlementer comme le sont les tests génétiques ? Comme vous le savez, le législateur a souhaité que ces derniers soient strictement règlementés et encadrés, en termes d’information ou de conseil génétique, dans la mesure où les données génétiques présentent certaines caractéristiques, que M. Jean-Claude Ameisen a rappelées en introduction. Retrouve-t-on ces mêmes caractéristiques s’agissant des données épigénétiques ? J’ai cru comprendre qu’il existait à ce propos une grande incertitude, concernant notamment le caractère identifiant, héritable, toutes choses indispensables pour penser la nécessité d’une législation spéciale.

Pour conclure sur ce point, j’estime qu’il serait raisonnable d’appliquer la démarche consistant à se dépêcher d’attendre et de réfléchir.

Ma deuxième observation renvoie au fait qu’il existe, en filigrane des questions de technique juridique, une série d’interrogations de politique juridique. Certains d’entre vous ont déjà évoqué cet aspect. Il ne s’agit pas de questions propres à l’épigénétique, mais que le développement de l’épigénétique tend selon moi à mettre sur le devant de la scène.

J’en mentionnerai simplement deux. La première peut, de prime abord, paraître assez pratico-pratique et sans grand intérêt. Je pense toutefois qu’il faudra se la poser. Il s’agit de la question du consentement. Il a été dit précédemment que les supports des recherches en épigénétique étaient de vastes ensembles d’échantillons et de données, en amont desquels se trouvaient des donneurs, amenés à consentir. En l’état actuel du droit français, ils consentent pour une finalité donnée. Or on sait aussi que la plupart des recherches en épigénétique portent aujourd’hui sur des échantillons et des données réunies pour d’autres finalités que ces recherches-là, qui nécessitent en outre de travailler sur d’immenses cohortes. Faut-il se plier aux exigences du droit français, qui aujourd’hui impose soit d’obtenir à nouveau le consentement des donneurs, soit de recueillir la non-opposition de chacun d’entre eux. Cela est très compliqué. Vous savez que cela cache de grands enjeux en termes de protection des donneurs, mais aussi pour les chercheurs, qui disent vouloir travailler de manière plus fluide.

Le deuxième exemple concerne un tout autre registre, puisqu’il s’agit de la question clé de la responsabilité. Il est probable que l’épigénétique conduise à poser à nouveau la question, assez lancinante depuis quelques années notamment, de la responsabilité individuelle de chacun par rapport à sa propre santé. Chacun a un droit à la santé ; mais ne devrait-il pas avoir aussi un devoir à se maintenir en bonne santé ? Je pense que la question de l’épigénétique contribue à remettre cette idée, à laquelle on adhère ou pas, sur le devant de la scène, puisque ce qui ressort de l’épigénétique est, me semble-t-il, qu’il n’existe pas de fatalité, que tout n’est pas écrit dans le grand livre de la vie et que l’on peut jouer sur sa santé, dans la mesure où certains éléments sont partiellement réversibles.

Faut-il poser la question en termes de responsabilité individuelle ? Doit-elle l’être plutôt sur le plan de la responsabilité collective ? Je le pense en tout cas. Alexandra Langlais nous disait précédemment qu’il était indispensable que les politiques publiques prennent mieux en compte les questions d’épigénétique. Chacun peut adhérer à ce propos. Se posera toutefois la question de savoir, dans cette démarche de prévention ou de précaution, jusqu’où l’on peut aller. Il est clair que les recherches en épigénétique ajoutent un degré de complexité aux évaluations que l’on mène aujourd’hui pour en savoir davantage sur les effets des produits ou de nos activités. Il est clair aussi que les possibilités de dépenses ne sont pas extensibles à l’infini. Par conséquent, il faudra bien mener ce débat et définir jusqu’où il est possible et souhaitable d’aller.

Débat commun aux troisième et quatrième tables rondes

M. Jean-Sébastien Vialatte. Le débat est ouvert.

Mme Béatrice de Montera. Je souhaiterais revenir sur la question de savoir si l’épigénétique possède un aspect identifiant. Mon étude sur les clones m’a permis de constater que si l’on travaille sur des êtres quasi identiques génétiquement, l’épigénétique peut être une façon de percevoir des variations. On peut, à génétique constante, observer de la variabilité épigénétique. De ce point de vue, si l’on avait, dans une situation de crime, à déterminer, entre deux jumeaux monozygotiques, lequel est coupable, peut-être l’épigénétique pourrait-elle y aider.

Pour autant, il n’est pas possible de dire que l’épigénétique est directement identifiante pour un individu. En effet, ce n’est pas suffisamment stable. Et même si certains éléments peuvent être transgénérationnels, encore faut-il déterminer dans quelles conditions.

Il est donc évident que l’épigénétique ne pourra pas, de ce point de vue, avoir le même statut juridique que la génétique.

Par contre, il est possible que cela puisse venir, dans certains cas, en complément de la génétique.

Concernant la question de la responsabilité individuelle et collective, je l’aborde pour ma part sous l’angle de l’épistémologie. Dans la mesure où il existe un effet local de l’épigénétique, une flèche à double sens marquant des interactions entre l’individu et son milieu, intérieur et extérieur, je ne peux m’empêcher de penser la responsabilité à deux niveaux : responsabilité collective à faire des recommandations pour essayer de faire en sorte que les individus s’exposent moins à des risques, responsabilité de chacun passant par l’éducation, dans le sens où il est important d’éduquer les populations afin qu’elles puissent inclure dans leur façon de vivre le fait que des modifications sont à l’œuvre dans leur corps, dans leur biologie, sur lesquelles elles peuvent avoir un impact, en adoptant certains comportements de prudence, de précaution, vis-à-vis de risques locaux. Il est ainsi grand temps, ainsi que cela a été souligné, que le terme « épigénétique » apparaisse dans les intitulés de formations, dès le lycée. Grâce à cette éducation, chacun pourra faire sa part de travail pour ne pas s’exposer aux risques locaux. Il sera en effet très difficile pour une politique de santé de déterminer que tel ou tel individu est très proche d’une zone extrêmement polluée. Il est donc important que les individus puissent se saisir de ces données et agir en conséquence.

M. Christian Byk. Je souhaite souligner à la fois une différence dans l’appréhension des questions liées à l’épigénétique par rapport à la génétique en termes de droit, et peut-être également une certaine continuité dans l’approche que les chercheurs ont essayé de développer au plan international et dans la prise de conscience de la communauté internationale à l’égard de ces questions.

En matière de droit, en ce qui concerne la génétique, les choses sont clairement centrées sur l’universalité des connaissances et le caractère sacré du génome humain, donc du lien avec les droits fondamentaux que cela impose. Charles Auffray, au début des années 1990, est venu remettre à Federico Mayor, directeur général de l’Unesco, les premiers travaux dans ce domaine et tirer la sonnette d’alarme pour empêcher une appropriation du génome, même si, à la suite de la pression des États industrialisés, le patrimoine commun de l’humanité n’a été reconnu dans la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme (1997) que dans sa dimension symbolique. Cela est, quoi qu’il en soit, fortement rattaché à une aventure humaine, à son universalité et aux droits fondamentaux.

En matière d’épigénétique, les choses ne sont pas si claires. On voit bien qu’il existe évidemment des liens avec les droits fondamentaux ; j’en ai parlé ce matin dans les stratégies de politiques. Mais lorsque l’on entre dans le concret, on éprouve quelques difficultés à cerner chacun des domaines et l’on a l’impression d’entrer beaucoup plus dans l’application technique.

Si les choses ont changé en droit, je ne suis pas persuadé qu’elles aient changé pour les scientifiques. Par quoi étaient-ils gênés, dans le cadre du génome humain ? Par les risques d’appréhension privée du génome et l’impossibilité de faire en toute liberté un certain nombre de recherches. Aujourd’hui, je crois qu’il existe de ce point de vue, pour l’épigénétique, une continuité.

Le Comité international de bioéthique de l’Unesco (CIB) a adopté, le 15 mai 2014, une note conceptuelle sur l’actualisation des travaux en matière de génome humain, abordant aussi la question de l’épigénétique. On peut y lire, même s’il ne s’agit que de travaux transitoires vers une réflexion sur la révision des travaux menés en matière de génétique, la chose suivante : « Le risque que la législation visant à protéger les données humaines pose des problèmes pour mener les recherches épidémiologiques à grande échelle, fondées sur les biobanques, les registres de données, les fichiers électroniques, suscite de très sérieuses inquiétudes ». Et de continuer : « Le CIB devrait peut-être chercher à montrer que la protection des données est nécessaire, mais qu’il existe aussi un droit – article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies – à participer aux progrès scientifiques ». Cela signifie bien que l’on se situe dans une certaine continuité. Dès lors que la reconnaissance de droits fondamentaux permet aux scientifiques d’avoir un accès au génome, au motif que cela est universellement lié à la nature humaine et à son caractère sacré, les scientifiques y souscrivent.

Ne nous faisons pas d’illusion : ce qui est important et constitue un changement de paradigme réside dans le fait que l’épigénétique sera un facteur pour accentuer, justifier, caractériser la nécessité des Big data. Or cela se fera peut être largement sans consentement explicite ni même possibilité de retirer son consentement. La nécessité de l’utilisation des données en masse y conduit.

Je signale, par ailleurs, puisqu’il a été question du SNIIRAM, qu’un arrêté ministériel du 19 juillet 2013 a ouvert les utilisations de ce fichier au bénéfice de l’Institut national de veille sanitaire et de la Haute autorité de santé.

C’est donc bien dans cette voie que l’on s’engage. Le paradoxe social est que chacun veut bénéficier d’informations, pour choisir ses aliments, adapter son comportement, mais ne perçoit pas l’utilité de la dimension collective. Or ce à quoi appelle la communauté scientifique dans son ensemble est précisément une multiplication de cette possibilité, ne serait-ce que parce que le nombre de travaux est très limité. Je viens de recevoir, par exemple, une étude à publier sur la révélation de l’information sur des tests génétiques chez l’enfant au Canada. Les deux lecteurs l’ont critiquée car seuls quinze cas sont étudiés. Ainsi, les Big data ne sont vraiment perçus, par la communauté scientifique, comme des éléments essentiels au nouveau paradigme de la science et de la connaissance, dès aujourd’hui.

M. Jean-Claude Ameisen. La question que vous soulevez renvoie, en partie, à la question de la distance qui existe entre le terme épigénétique, qui signifie, littéralement au-dessus ou au-delà des gènes – c’est-à-dire tout ce qui n’est pas lié à la séquence de l’ADN et qui influe sur le fonctionnement du vivant, et en termes de santé humaine, l’ensemble des facteurs de l’environnement qui peuvent influer sur le fonctionnement du corps et favoriser le développement de maladies – et l’épigénétique telle qu’elle est actuellement définie et pratiquée comme démarche scientifique – c’est-à-dire l’étude des empreintes, dans certaines cellules, de certaines composantes de l’environnement sur certaines portions de l’ADN ou des protéines qui l’entourent.

Les effets des différentes composantes de l’environnement non vivant, vivant, humain, social sur la santé constituent d’ores et déjà des Big data. En revanche, les données collectées aujourd’hui par les recherches en épigénétique, ne sont, à ma connaissance, pas – encore ? – de l’ordre des Big data.

Mais je voudrais revenir un instant sur la notion d’épigénétique. Dans une acception très large du terme, la notion d’épigénétique se confond, pour une très grande part, avec une caractéristique essentielle du vivant : le développement, qui se poursuit tout au long de la vie. Le fait que nous ne soyons pas composés de dizaines de milliers de milliards de cellules identiques, c’est de l’épigénétique. Le fait que nous soyons composés de deux cents familles différentes de cellules, et qu’une cellule du foie ne soit pas semblable à une cellule du cerveau, c’est de l’épigénétique. Le vivant fait, et est fait, d’épigénétique à chaque seconde. Lorsque le vivant cesse de faire de l’épigénétique, cela signifie qu’il est soit en congélation, soit mort. La mémoire est l’un des témoins privilégiés de nos interactions avec nos environnements. Qu’il s’agisse de notre mémoire immunitaire, stimulée par un vaccin ou par une infection, ou de notre mémoire neurologique, consciente ou inconsciente, c’est de l’épigénétique. C’est ce qu’avaient montré les travaux d’Éric Kandel qui lui ont valu son prix Nobel de physiologie et de médecine: si un événement ne modifie pas, dans une cellule nerveuse et dans un réseau de cellules nerveuses, la façon d’utiliser les mêmes gènes, alors il n’y a pas d’inscription en nous de souvenirs, il n’y a pas de mémoire.

L’épigénétique, au sens large, est une approche du vivant. Et il ne faut pas confondre le fait que vivre consiste, en permanence, pour les différentes cellules de l’organisme vivant, à utiliser leurs gènes de manière dynamique et changeante – c’est ce qui est la source, en permanence, des processus d’adaptation –, avec le fait que des modifications dans la manière d’utiliser certains gènes, ou d’autres portions de l’ADN, à un moment donné, dans certaines cellules, à un endroit donné du corps, peut se traduire par le développement d’une maladie ou d’un handicap.

Le fait qu’une composante de l’environnement provoque une modification de production de protéine, de sécrétion d’hormone, de différenciation, de multiplication ou de mort cellulaire qui affecte la santé peut être lié, en amont ou en aval, à une modification d’une empreinte chimique au niveau de certaines portions de l’ADN dans certaines cellules : ce sont différents niveaux d’un même effet. Et je pense par ailleurs que plus on se rapproche des effets en aval de l’environnement, plus on peut parler en termes de santé ou de maladies, alors que la seule présence de ces empreintes chimiques sur l’ADN ne nous parle encore, a priori, que de possibilités, de probabilités.

Les capteurs constituent une autre manière, très différente, mais complémentaire, d’essayer de mesurer, plus en amont encore, les effets possibles de différentes composantes de l’environnement sur la santé. Si la quantité de particules fines ou de produits toxiques à laquelle a été exposée un individu dépasse un certain seuil, alors la probabilité que cette personne développe un jour une maladie devient plus grande.

Je pense que c’est lorsque l’on considère l’ensemble des effets possibles des différentes composantes de l’environnement sur la santé qu’on entre dans le domaine des Big data.

Pour ces raisons, je l’ai dit, l’attention portée à l’épigénétique, au sens strict du terme, m’apparaît comme un moyen, non pas d’explorer l’ensemble des effets de l’environnement sur la santé, mais d’éveiller l’attention et l’intérêt pour l’importance de ces effets en termes de santé publique.

Or nous éprouvons, en France, plus de difficultés que dans les pays anglo-saxons, d’Europe du Nord ou qu’au Canada, par exemple, à réaliser que l’environnement, et en particulier les composantes sociales, économiques, culturelles de l’environnement – ce que l’OMS a appelé, dans un rapport publié en 2008, les déterminants sociaux de la santé – ont des effets majeurs sur le fonctionnement du corps et de l’esprit des personnes, et sur la santé, le développement des maladies et du handicap, l’espérance de vie, et l’espérance de vie en bonne santé. Nous sommes le pays de Descartes, et la notion ancienne d’une dualité entre le corps et l’esprit fait qu’il semble étonnant, dans notre pays, de considérer que la nature des relations humaines puisse se traduire par des modifications du fonctionnement du corps qui peuvent influer sur la santé.

Concernant les Big data, certains intervenants ont souligné qu’il serait bon de s’interroger sur la question de savoir si l’importance de la quantité de données recueillies devait forcément conduire à modifier, de manière radicale, les procédures de consentement – de choix libre et informé – mises en place dans le cadre de la démarche éthique biomédicale moderne. Doit-on considérer qu’à partir d’une certaine quantité de données recueillies, tout ce qui a été pensé jusque-là en termes de protection des droits de la personne doive être effacé et disparaître ? Ou doit-on considérer que ce sont les modalités du consentement libre et informé – du choix libre et informé – qui doivent éventuellement être modifiées, sans pour autant abolir le droit à l’information et le droit de consentir ou de refuser ?

Il existe, dans le droit de participer au développement des connaissances collectives, et à leurs applications au bénéfice de tous, deux dimensions. Un droit, voire un devoir, pour les scientifiques d’explorer l’inconnu par la recherche. Mais ce droit, voire ce devoir, est soumis à l’exercice préalable d’un autre droit, qui n’est pas un devoir : celui de chaque personne de participer ou de refuser de participer à ces recherches, après avoir été informée et avoir eu la possibilité et le temps nécessaire de réfléchir. Des comités d’éthique de la recherche, dans la plupart des pays du monde, veillent non seulement à ce que ce droit fondamental soit respecté, mais aussi à ce que la recherche proposée soit scientifiquement valide, d’un intérêt potentiel appréciable, et ne fasse pas courir de risques excessifs aux personnes qui accepteraient d’y participer. Et pour les personnes qui acceptent de participer, il y a aussi, d’une part, le droit d’être informés des résultats globaux des recherches, et d’autre part, le droit, à tout moment, de se retirer et de demander l’effacement et la non-utilisation de leurs données dans projet de recherche. Ce qui m’inquiète aussi, dans la disparition potentielle de toute forme de consentement, c’est l’absence de retour.

Je trouve particulièrement inquiétante l’idée selon laquelle, à partir du moment où les modalités de recueil des données de santé changent, et où la quantité et la diversité de données recueillies augmentent considérablement, la notion de droit au consentement ou au refus se transformerait en obligation et le droit à l’information en amont et en aval de la participation à la recherche disparaîtrait soudain – comme si toute l’élaboration de la démarche éthique biomédicale moderne n’avait été que le reflet du faible nombre de données qu’il s’agissait de recueillir –.

Soit dit en passant, si tel était le cas, cela rendrait le devoir des chercheurs de protéger la confidentialité des données encore plus important : en effet, être exposé à la diffusion d’une information sur sa santé dont on n’a même pas été au courant qu’elle a été recueillie serait d’une très grande violence. Or le paradoxe est que l’accumulation et le traitement des Big data rend de plus en plus difficile la protection des données identifiantes !

Une autre question importante, qui est indirectement liée à la précédente, est celle de la responsabilité, individuelle ou collective, en matière de protection de la santé. Elle a été longuement discutée ce matin. Elle rejoint, pour moi, la question de la vulnérabilité et de la précarité. On pourrait être considéré comme d’autant plus responsable que l’on a la possibilité de changer les conditions dans lesquelles on vit. Or les personnes dont la santé souffre le plus des effets de l’environnement sont précisément celles qui ont le moins la possibilité de changer ces conditions. Pour cette raison, il me paraît essentiel que tous ceux dont la santé est menacée par une exposition à des environnements qui leur sont imposés devraient bénéficier en priorité d’une démarche de responsabilité collective visant à faire évoluer leurs conditions de vie.

Je voudrais enfin insister sur un dernier point qui, bien qu’il dépasse quelque peu le sujet de cette table ronde, me paraît devoir être mentionné. De nombreux opérateurs de Big data – Google, Facebook et d’autres – n’ont aucun passé de collaboration avec le monde médical, biologique et le monde de la santé. Ils sont étrangers aux réflexions, aux pratiques et aux régulations spécifiques qui ont été progressivement mises en place dans ces domaines. Cela pose des problèmes en ce qui concerne notamment les relations avec la personne, la validité des informations communiquées, le processus de consentement libre et informé, l’assurance de la validité des informations communiquées, la protection de la confidentialité des données, le droit de retrait, etc. Par ailleurs, si n’importe quel opérateur, techniquement compétent et utilisant n’importe quel algorithme, analyse les données de santé d’une personne et lui donne des résultats concernant d’éventuels problèmes de santé, comment faire en sorte que des autorités publiques indépendantes, des agences sanitaires, puissent émettre une opinion sur ces résultats ?

En matière de santé connectée, les données seront recueillies, traitées par des algorithmes, interprétées et rendues dans des délais très brefs. Plus les collecteurs de Big data seront nombreux, plus les interprétations se multiplieront. Il faudra fournir un effort considérable dans ce domaine, si l’on veut mettre en place des instances susceptibles de s’exprimer sur la validité, le degré d’incertitude ou l’inexactitude des informations délivrées.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Merci de vos propos, à la fois rassurants et très inquiétants.

Je suis, de métier, scientifique dans le monde de l’agronomie. L’épigénétique est bien connue par les généticiens du végétal, depuis très longtemps. C’est même la clé de leur raisonnement : on utilise des caractéristiques qui s’expriment de temps à autre, dans certains environnements, pour les optimiser dans un environnement donné. Nous disposons, avec le développement de la génétique, d’un outillage scientifique intellectuellement considérable.

L’épigénétique est apparue ensuite dans le monde de l’animal, puis dans celui de l’humain, où le système mental a implosé. C’est précisément cela qui m’inquiète. Les perspectives ne sont pas financières, mais renvoient à l’idée d’une humanité augmentée, mais aussi, potentiellement, diminuée. La vraie question me semble là. Poussons le raisonnement jusqu’au bout : allons vers les « mâles alpha » de la science-fiction. On le peut. Le monde de la production animale fait cela depuis cinq mille ans : un taureau, voire simplement de la semence, pour trente vaches, avec une démarche de sélection variétale. Cela peut parfaitement être défini sur un plan scientifique avec une grande rigueur.

La grande question n’est pas scientifique. La nouveauté réside dans le fait que, dans le monde de l’être humain, on se dit que finalement, ce que l’on est, corporellement, mentalement, vient peut-être d’un élément potentiellement posé sur un chromosome. Intellectuellement, cela est difficile à vivre. Cela renvoie à la notion de déterminisme, d’auto-détermination, de liberté individuelle, donc à la question de la responsabilité individuelle dans la responsabilité collective. Que cela va-t-il impliquer en termes de droit, mais aussi en termes financiers et économiques ?

Nous nous trouvons dans un mouvement de renouveau considérable de la pensée. Or nous abordons cela de façon très binaire : l’épigénétique est-elle une chance ou une angoisse ? Le monde n’est pas aussi schématique, le Big Data le prouve tous les jours. La grande question du Big Data est de savoir comment construire l’équation qui va permettre de définir telle ou telle information ; c’est la boîte noire qui construit le résultat. Or personne ne se pose la question de la boîte noire.

Nous sommes en France à un moment clé de l’histoire. Peut-être y a-t-il une nouvelle démarche à inventer entre l’approche anglo-saxonne, consistant à laisser les choses se faire et à contrôler éventuellement en cas de dérapage, et l’approche française, très binaire, sur le modèle « c’est bien/c’est mal ». Sans doute est-ce en partie le rôle de réunions telles que celle qui nous rassemble aujourd’hui que d’arriver à trouver les mots et les clés, au moins pour un temps. En effet, l’une des certitudes dont nous pouvons nous prévaloir est qu’aucune clé, y compris en droit et en philosophie, n’est valable pour l’éternité.

La question de l’épigénétique me surprend, car elle est, dans le domaine de l’agronomie dont je suis familière, vieille comme le monde. Ce que peuvent faire les scientifiques dans le domaine de l’humain a déjà été fait depuis longtemps pour les animaux. On sait que cela est possible. On sait développer du mâle blond dominant. Ce n’est pas une éventualité, mais une certitude. À quel moment va-t-on s’arrêter ? À quel moment va-t-on cesser de croire que l’on peut tout faire et que les scientifiques ont le droit de tout regarder ? Quand va-t-on se donner les moyens intellectuels de les mettre dans la course pour qu’ils s’arrêtent d’eux-mêmes… ou ne s’arrêtent pas, selon les choix de société qui seront alors faits ? La question est éthique.

La fascination du monde médiatico-politique pour l’épigénétique et son avidité à se saisir de ce mot m’inquiètent. Cela renvoie à l’illusion selon laquelle le génome allait permettre de tout décoder. Il y a dix ans, on pensait encore qu’il existait du « DNA trash », c’est-à-dire de « l’ADN poubelle » ; on sait aujourd’hui qu’il n’en est rien.

La question de l’environnement est-elle par ailleurs uniquement spatio-temporelle ? Ne faut-il pas considérer aussi l’environnement intellectuel et moral, et notamment l’éducation des enfants ?

Nous sommes ici sur une question qui touche l’humanité dans sa profondeur, et pas seulement sur un potentiel d’humanité améliorée, derrière l’humanité augmentée.

Pr Claudine Junien. Je ne partage pas votre sentiment d’insécurité. Je pense qu’il existe un domaine dans lequel on pourrait vraiment protéger l’individu. J’ai cité ce matin mon livre sur la nutrigénétique, en indiquant qu’il était obsolète : en effet, on a dépensé des milliards de dollars pour caractériser des polymorphismes de l’ADN, les associer à des traits génétiques, chacun ne représentant, dans le meilleur des cas, que 1 à 2 % de la variance, et l’on en est toujours à chercher la « missing heritability ». Lorsque j’ai écrit cet ouvrage, voici une quinzaine d’années, un certain nombre d’études existaient déjà sur ce sujet, qui montraient l’existence de relations entre un polymorphisme et le fait que manger assez gras pouvait par exemple dans certains cas vous protéger, dans d’autres aggraver la situation. La question n’est pas là ; malgré tout cet argent dépensé, on n’en a strictement rien fait.

Or l’épigénétique est dix fois, mille fois plus complexe que cela. Donc j’ignore si, même avec les outils développés autour des Big data, on va vraiment être capable d’interpréter quelque chose.

Vous connaissez certainement la société 23andme, qui avait commercialisé, pour 90 ou 100 dollars, des tests génétiques permettant de connaître sa séquence d’ADN. Et après, qu’en fait-on ? Bien qu’étant généticienne, je ne saurais que faire des données de ma séquence ADN. Je fais pourtant sans doute partie des gens qui sont les plus capables, en toute humilité, d’interpréter les informations contenues dans une séquence d’ADN. Le principal conseil donné aux personnes qui font rechercher leur séquence est d’aller voir leur médecin. Or ce dernier n’est absolument pas en capacité d’en faire une quelconque interprétation. Oser déduire de ces données brutes qu’une personne a un risque augmenté ou diminué de développer telle ou telle maladie est selon moi le fait d’individus que je qualifierais de malhonnêtes. Je trouve cela criminel. J’ignore quand l’épigénétique pourra donner lieu à des interprétations similaires, alors même que l’on n’y est pas encore parvenu dans le cadre de la génétique, et que l’on n’y parviendra certainement pas, car il faudrait à la fois faire de la génétique et de l’épigénétique pour avoir une image globale.

Je crois qu’il faudrait protéger les individus contre cette croyance que, grâce à leur séquence d’ADN, ils vont pouvoir obtenir un résultat, des réponses. Cela n’est pas plus fiable aujourd’hui que d’aller consulter une cartomancienne

Or nombre de personnes avec lesquelles j’ai pu aborder ce sujet y croient dur comme fer et pensent qu’elles vont pouvoir obtenir de précieuses informations par l’intermédiaire de leur séquence d’ADN.

C’est précisément contre cette illusion qu’il faudrait protéger les individus. Il y a en effet, selon moi, un gros danger à croire en une chose pareille. On peut par exemple imaginer que des personnes arrêtent de prendre un traitement sous prétexte que l’on aurait extrait de leur séquence une information selon laquelle elles n’auraient aucun risque de développer telle ou telle maladie.

Certains collègues généticiens, via notamment la Société de génétique, ont déjà agi en ce sens. Mais je ne trouve pas que l’on fasse suffisamment de bruit pour mettre en garde les gens contre ce genre de pratique.

Il paraît que d’aucuns ont prétendu avoir isolé le gène de la fidélité. J’ai pour ma part proposé à mes étudiants un cours sur ce « gène de la fidélité »… mais chez les campagnols, pour lesquels on dispose d’une base scientifique robuste. Mais cela n’est en aucun cas transposable chez l’humain.

On a vraiment le sentiment que les individus sont prêts à payer cher pour qu’on leur dévoile leur avenir. Or cet avenir n’est pas prédictible et l’on ne peut espérer tirer en la matière plus de renseignements de leur séquence d’ADN que d’un jeu de cartes.

Mme Alexandra Langlais. Je souhaiterais intervenir sur la question de la technique juridique, précédemment évoquée par Christine Noiville, et le fait d’avoir une législation ou pas dans ce domaine. Prendrait-on en compte les effets ? Il s’agirait à mon sens d’une dérive plutôt effrayante. Prendrait-on plutôt en considération la source ? Le droit dispose déjà en la matière de nombreux outils.

La prise en compte de la source constituerait une approche globale de ce qui va potentiellement produire des effets épigénétiques, c’est-à-dire par exemple une exposition à des substances chimiques ou un type d’alimentation. Il s’agit là d’une première modification que l’épigénétique peut apporter à la technique juridique, à savoir une approche globale et cohérente en amont, sans devoir règlementer pour indiquer ce que l’on entend précisément par « épigénétique ».

Un autre effet des problématiques liées à l’épigénétique sur le droit renvoie à la question de la responsabilité, individuelle et collective. Cela constitue, me semble-t-il, le pendant d’une évolution que l’on constate en droit actuellement sur les droits subjectifs et objectifs. Tout ce qui concernerait la responsabilité individuelle aurait comme pendant le droit à un environnement sain, à une alimentation de qualité, assorti du devoir pour chacun de préserver sa santé et l’environnement. Cela conduit à des réflexions juridiques sur l’équilibre à trouver avec le droit objectif, relevant de la responsabilité collective, au travers de normes, de seuils pour des substances chimiques, et la responsabilité collective relevant de l’État ou d’un ensemble d’États, qui auraient pour mission de protéger. Aujourd’hui, nous nous situons dans une évolution de plus en plus forte vers le « droit à », c’est-à-dire vers des droits individuels, ce qui modifie notre schéma juridique.

Pr Michel Vivant. Les débats qui nous animent mettent clairement en évidence la dimension sociale de l’épigénétique. Mais si l’on revient à la question de savoir s’il convient de définir et de légiférer, de nombreux éléments nous invitent à la prudence.

En matière de Big Data par exemple, je partage tout à fait l’idée selon laquelle c’est d’abord la démarche qu’il faut privilégier. Cela dit, l’histoire de la loi « Informatique, fichiers et libertés » montre bien que le phénomène de masse a induit des aspects nouveaux. Cette loi avait été pensée pour des données papier et pour une informatique à l’époque naissante. À partir du moment où l’on se trouve face à des Big Data, le phénomène n’est plus exactement du même ordre. Je suis d’accord avec le fait qu’il ne faut pas se laisser fasciner par l’aspect Big Data ; pour autant, il ne faut pas le négliger.

L’un d’entre vous a par ailleurs souligné qu’il existait un risque de totalitarisme en lien avec la responsabilité individuelle. La question de savoir si l’on peut imposer une conduite à quelqu’un a déjà été posée dans d’autres domaines, au sujet par exemple du port du casque sur une moto ou du traitement des « alcooliques dangereux ». La réponse est en général donnée en considération de la collectivité. Glisser vers une contrainte due à la collectivité peut parfois être très sain, mais aussi assez facilement totalitaire. Il faut garder cela présent à l’esprit.

Je souhaiterais également formuler deux observations extrêmement générales, qui ne concernent pas uniquement l’épigénétique. Je ne crois pas, dans la mesure précisément où l’on ne parvient pas à définir l’épigénétique de manière cadrée, que l’on puisse s’appuyer sur l’existence d’une telle information – si tant est d’ailleurs que l’on puisse, ainsi que le soulignait Mme de Montera, parler d’« information » – pour en tirer un statut juridique particulier.

En revanche, il existe indéniablement des mises en perspective. Permettez-moi de reprendre l’exemple cité précédemment par Christine Noiville : faut-il encadrer ou interdire des tests dits épigénétiques comme on le fait pour les tests génétiques ? Selon moi, la question ne se pose pas différemment selon que l’on serait ou non en présence d’une information ou pseudo-information épigénétique. Elle est de savoir si l’on veut tolérer des tests susceptibles d’avoir pour résultats objectifs une certaine prédictibilité ou une interprétation tout à fait fantasmée, si l’on accepte de laisser se répandre dans le corps social des informations dont nous savons pertinemment qu’elles ne correspondent à rien et ne font que jouer sur la crédulité des gens ? Ce n’est pas le caractère épigénétique de la donnée qui doit entraîner cette conséquence, mais la décision du législateur, premier régulateur social, de savoir si ce genre de comportement doit ou non être accepté.

Je ne suis, au final, pas persuadé que l’on ait besoin d’une définition de l’information épigénétique. Si l’on doit légiférer, peut-être faut-il accepter l’approximation d’une définition scientifique – en attendant qu’elle évolue, se modifie et se précise –, identifier des risques sur cette base, puis prendre les mesures adéquates en considération de ces risques. Parler d’information épigénétique ou non n’est pas selon moi la vraie question. En tant que législateur, votre rôle premier est un rôle de régulation sociale.

M. Christian Byk. Je voudrais, sur le débat de savoir s’il n’y a pas une illusion à avoir peur de l’épigénétique, indiquer que l’important ne réside pas pour moi dans le fait que ce que l’on en attend est illusoire, mais dans les conséquences sociales de cette illusion. Au milieu des années 1980, certains pays ont développé les premières règlementations en matière de thérapie génique. Aujourd’hui, les résultats sont encore très limités. La génétique a essentiellement servi à du contrôle social, en matière de filiation et de police criminelle.

Mme Délia Rahal-Löfskog. J’ai entendu, lors des échanges, que l’on se questionnait notamment sur le caractère identifiant des informations épigénétiques. Cette question se posera, me semble-t-il, lorsque l’on sera amené à traiter ces informations. Mais ne faudrait-il pas avoir une réflexion davantage en amont ? D’où cette information va-t-elle être extraite ? Peut-être d’un matériel génétique qui, lui, sera identifiant ; en tout état de cause concernera ab inito une donnée identifiée. C’est en ce sens que l’information épigénétique, dans le traitement que l’on en fait, est susceptible de relever de la protection des données à caractère personnel.

J’ai ressenti par ailleurs une certaine inquiétude du monde scientifique au regard de la législation « Informatique et libertés », s’agissant en particulier des Big data. Nous pensons, à la CNIL, qu’il n’est pas forcément indispensable de savoir qui souffre de quoi pour pouvoir trouver des corrélations entre l’environnement, les maladies et divers autres facteurs. Nous sommes persuadés que l’on peut recourir au Big data sans forcément individualiser et identifier les personnes. C’est peut-être là que se trouve l’une des solutions.

L’activité des GAFA a été évoquée, notamment via la réutilisation des informations issues des objets connectés. On nous explique ainsi que l’on va utiliser les données fournies par ces objets afin d’en tirer des enseignements très importants pour la santé publique, y compris pour la personne qui les porte, comme son rythme cardiaque ou le nombre de pas qu’elle effectue dans une journée, et lui proposer des recommandations allant dans le sens d’une meilleure prise en charge. La question relative à la qualité et à l’intégrité de la donnée est centrale. Par exemple si un objet n’est pas porté par la personne elle-même (il suffit simplement, lorsque l’on dispose d’un bracelet connecté, de le mettre autour du cou de son chat et de laisser ce dernier courir toute la journée dans l’appartement pour que des informations fausses remontent à la base de données et confirment que l’on a bien effectué le nombre de pas conseillés), il y a lieu de se poser la question de l’intégrité des données et des conséquences scientifiques qui vont être tirées des informations recueillies.

Le fait que les informations épigénétiques, de santé, transitent par l’intermédiaire d’un professionnel de santé pourrait peut-être apporter une garantie de validité de l’information et permettre ainsi véritablement d’éclairer les politiques publiques de manière plus précise.

M. Jacky Richard. J’ai bien entendu les propos de certains des intervenants quant à l’inutilité ou l’inanité de la loi ou du dispositif législatif, compte tenu de ce que nous savons et des dangers, éventuellement totalitaires, que cela pourrait représenter. Je souhaiterais pour ma part, en tant que juriste, évoquer une technique juridique – dont je sais par ailleurs que ni le Parlement, ni le Conseil d’État ne l’apprécient – fondée sur le droit souple. Le droit souple a les mêmes effets que le droit dit « dur », mais sans contrainte, ni sanction, et dispose d’instruments juridiques très balisés. Le juge peut parfaitement s’en emparer. Les grandes autorités administrative indépendantes, qui sont souvent des juridictions, utilisent de moins en moins leur pouvoir juridictionnel et privilégient l’autre versant de leur influence, en formulant par exemple des recommandations, des guides de bonnes pratiques, des chartes. Cela peut faire sourire. Il m’apparaît néanmoins que lorsque l’on ne sait pas réellement où l’on va – or j’ai parfois cette impression concernant le domaine qui nous occupe aujourd’hui –, je crois que ces techniques peuvent être utilement mises à profit.

J’ai été surpris, relativement aux débats sur le Big data, de ne pas entendre évoquer la question de l’anonymisation des données. Il ne faut pas être naïf en la matière : tout ce qui est anonymisé est toujours susceptible d’être réidentifié. Des logiciels existent pour cela. Néanmoins, je pense que l’une des réponses aux questions relatives notamment au droit au consentement ou à l’utilisation des données pour une autre finalité que celle pour laquelle elles avaient été initialement recueillies, réside dans un travail, difficile, de cryptologie en vue de l’anonymisation des données.

M. Jean-Sébastien Vialatte. L’anonymisation des données est effectivement un point important, mais très complexe à mettre en œuvre. Une publication américaine montre par exemple qu’en croisant différents fichiers totalement anonymes, on peut parvenir à identifier assez facilement les gens. Le problème n’est donc pas encore résolu.

Pr Claudine Junien. L’épigénétique possède nécessairement un caractère identifiant. En effet, on ne peut pas représenter des marques épigénétiques sans représenter la séquence d’ADN, identifiante, qui les soutient. S’il me semble important, ainsi que le suggérait M. Jean-Claude Ameisen, de considérer le caractère « épi », c’est-à-dire « au-delà » de l’épigénétique, il ne faut pas oublier le caractère « sur », car c’est bien sur les gènes et leurs séquences régulatrices, parfois à distance, que se situent ces marqueurs. Les marques épigénétiques peuvent changer au cours de la journée, au fil du temps, continuellement. En fonction du type de prélèvement ou de cellule, les interprétations sont différentes. Le caractère identifiant intervient donc essentiellement par l’intermédiaire de la séquence d’ADN qui supporte ces marques, ou à distance, par des polymorphismes associés.

M. Jean-Claude Ameisen. En effet, mais ces données ne seront pas identifiantes si le nombre de séquences d’ADN marquées est limité.

Ce que vous soulignez traduit le fait que l’épigénétique, telle qu’elle se pratique actuellement, est très près de la génétique, très près des séquences de l’ADN, alors que les effets de l’environnement peuvent être à la fois proches de l’ADN, moins proches, ou très lointains.

Le fait de donner le droit au logement, à l’éducation, ou de faciliter l’accès aux soins, a des effets évidents, d’un point de vue statistique, sur la santé. L’épigénétique peut explorer et préciser ces effets ; pour autant il n’est pas nécessaire de disposer au préalable d’explorations épigénétiques pour savoir qu’il faut mettre en œuvre ce type de démarches.

L’épigénétique peut apporter énormément en termes d’explication, d’alerte, de détection, et de prévention ; mais limiter notre prise en compte des effets de l’environnement sur la santé à ce que peut aujourd’hui détecter la recherche en épigénétique serait extrêmement réducteur et risquerait de nous détourner des démarches essentielles de santé publique qui devraient être prises dès à présent.

M. Laurent Palka, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle. Dans le cas des marques épigénétiques sur les histones, on ne peut pas dire que cela soit identifiant.

M. Jean-Claude Ameisen. C’est identifiant dans la mesure où la marque sur l’histone n’a de sens qu’en fonction de la région de l’ADN sur laquelle cette histone va exercer un effet.

Pr Claudine Junien. On peut avoir une image globale pour une modification d’histone ou de la méthylation de l’ADN, mais d’un individu à l’autre, cela ne sera pas très identifiant.

M. Jean-Claude Ameisen. Je voudrais redire, parce que cela me paraît important pour la réflexion du législateur, que s’il nous faut donner à tous la possibilité de bénéficier de ce que nous apprenons collectivement sur le fonctionnement biologique de nos corps, il me paraît aussi essentiel de respecter la liberté de chacun dans l’usage de cette connaissance. La tentation de réduire des personnes à leur seule dimension biologique, en fonction des connaissances de l’époque – qui pourront, souvent, se révéler, par la suite, inexactes ou parcellaires – et la tentation d’exercer un pouvoir de coercition en fonction de ces connaissances, a été celle des eugénistes. Ainsi, Galton définissait l’humanité comme un troupeau, dont les eugénistes – dont il était – avaient décidé qu’ils devaient être les éleveurs. Dans cette démarche scientifique de santé publique, qui s’est développée et a pris un caractère délirant et tragique, dans de nombreux pays, durant la première moitié du XXe siècle, l’humanité était réduite à ce que l’on croyait connaître de ses composantes biologiques héréditaires et l’obligation faite à la collectivité, et notamment aux plus vulnérables, de donner naissance à des enfants n’ayant pas le moindre « défaut » était devenue un instrument de coercition.

Donner la possibilité à chacun de vivre dans le meilleur état de santé et de bien-être possible devrait être une obligation collective. Mais il me semble important de réfléchir aux moyens de concilier au mieux ce devoir collectif de solidarité avec le respect des libertés et des droits fondamentaux de chaque personne.

Dans le cas contraire, cela nous ferait courir le risque de nous engager, dans une forme de « meilleur des mondes », tel que l’a décrit Aldous Huxley.

M. Jean-Sébastien Vialatte. Ces prises de parole successives montrent tout l’intérêt de ces tables rondes.

Quand Alain Claeys et moi-même avons été chargés de rédiger ce rapport, j’avoue m’être posé la question de son utilité, dans la mesure notamment où la définition de l’épigénétique n’était pas fixée. Pour moi, l’un des principaux intérêts de ce travail est de nous inciter à une très grande humilité collective, tant du côté des chercheurs que des politiques. On a cru pouvoir tout savoir grâce au génome ; force est de constater que ce n’est pas le cas. Ce qui était une certitude hier n’est aujourd’hui qu’un champ de doute et d’exploration.

Je retiendrai pêle-mêle de cette journée quelques mots qui sont revenus avec une régularité étonnante et doivent nous interpeler : il s’agit des notions de responsabilité, individuelle ou collective, de vulnérabilité de certaines populations, et d’environnement au sens large, physico-chimique, mais aussi social et culturel.

Au-delà même de l’épigénétique, se pose en outre la question de la confrontation des droits fondamentaux individuels et d’autres droits légitimement susceptibles d’interférer.

J’ai enfin eu le sentiment que la notion de consentement éclairé volait en éclats et que le législateur devrait certainement s’interroger à nouveau sur ce sujet et sur l’obligation de proposer, dans la mesure du possible, un retour à chaque individu ayant contribué à la recherche.

PROPOS CONCLUSIFS DE M. JEAN-YVES LE DÉAUT,
DÉPUTÉ, PRÉSIDENT DE L’OPECST

Au terme de ces riches échanges, je vous remercie toutes et tous pour vos contributions et constate une fois encore l’utilité de réunir parlementaires, experts et public, afin d’éclairer la compréhension de sujets comme celui qui nous réunit aujourd’hui et d’en tirer éventuellement quelques recommandations.

Comme cela a été plusieurs fois souligné, nous ne sommes pas plus aujourd’hui dans le « tout génétique » que dans le « tout épigénétique » : les deux notions sont liées.

J’ai bien compris par ailleurs à quel point il était difficile d’envisager la formulation d’une définition et d’appréhender des phénomènes extrêmement complexes. En témoigne l’exemple de l’hémoglobine fœtale, qui présente une structure particulière pour s’adapter à la pression partielle de l’oxygène et permettre un passage de l’oxygène de l’hémoglobine de la mère vers celle de l’enfant, et est activée à un moment donné, lorsque cela est nécessaire dans la vie de l’individu. Tout cela n’avait pas encore été mis en évidence lorsque j’étais jeune professeur et que j’enseignais la biochimie ou la biologie moléculaire. De nombreux progrès ont été accomplis dans ce domaine, qui ont complètement bousculé notre système de compréhension.

Faut-il légiférer ? L’un d’entre vous a indiqué que le Parlement n’appréciait guère les lois souples. Je m’inscris en faux. Dans le cadre des lois bioéthiques, nous avons même inventé les lois biodégradables, puisque le dernier article de chacun de ces textes indique qu’un réexamen en sera effectué cinq ans plus tard, au regard de l’évolution des sciences et des techniques. Le Parlement et le Conseil d’État se sont trouvés face à deux options : soit ne pas légiférer du tout et laisser le juge faire la loi, soit adopter une loi, si imparfaite soit-elle, susceptible d’évoluer. Cette deuxième approche a finalement été privilégiée, considérant qu’il était préférable de donner un certain nombre de directions au juge. Peut-être n’est-ce pas là une solution idéale ; c’est en tout cas celle qui a été mise en œuvre.

Vous avez également souligné que ce moment de discussion sur les enjeux éthiques et sociétaux de l’épigénétique vous semblait opportun, dans la mesure où il intervient concomitamment à la discussion, en séance publique, du projet de loi de modernisation de notre système de santé, dans lequel figurent notamment certains termes – dont celui d’« exposome » – et sujets communs. Ce texte introduit en effet, on l’a rappelé, d’importantes avancées, dont la plus remarquable, préconisée par plusieurs chercheurs, est certainement celle d’une vision holistique de la politique de santé.

L’un d’entre vous a posé la question de la valeur de la santé par rapport à d’autres libertés : ce point me semble très important.

Plusieurs intervenants ont également évoqué la notion, essentielle, de responsabilité, collective et individuelle, en lien éventuellement avec la question de la vulnérabilité de populations souffrant de mauvaises conditions sociales.

Je retiens sur ce point – et espère que les rapporteurs feront de même – la suggestion de M. Jean-Claude Ameisen, qui a déclaré que l’une des contributions d’importance de l’épigénétique était de permettre la concrétisation de la disposition du préambule de la Constitution de 1946 garantissant à tous le droit à la protection de la santé.

Un autre aspect essentiel réside, ainsi que cela a été plusieurs fois mentionné, dans le développement de la recherche, même si d’importantes inconnues et difficultés subsistent et si chaque connaissance nouvelle fait surgir de nouveaux questionnements. L’accent a notamment été mis sur de nécessaires travaux dans le domaine de l’alimentation.

Je relève enfin que plusieurs interventions ont tenu à indiquer que la politique de santé relevait de la responsabilité des États, par rapport à la responsabilité individuelle. Les États doivent développer la recherche, veiller à une meilleure formation des professionnels de santé à l’épigénétique et à la santé environnementale, et promouvoir l’éducation à la santé dès le plus jeune âge.

S’agissant des citoyens, la culpabilisation de certaines catégories a été rejetée, plusieurs orateurs pariant sur le rôle positif de l’éducation à la santé dans la politique de prévention. L’importance de la prévention et de la précaution a été soulignée de façon récurrente au fil des discussions.

Je terminerai en disant que le volet juridique n’en est pas moins un volet important, car il convient à la fois de protéger les droits inaliénables des personnes, tels que le respect de la vie privée et de la dignité humaine, mais aussi d’éviter que les dispositions éventuellement prises n’entravent les progrès de la recherche.

En matière de Big Data, il apparaît en outre que l’anonymisation des données est extrêmement compliquée, voire rendue impossible par les capacités croissantes des logiciels permettant le croisement des fichiers. Cela signifie par conséquent que les efforts doivent porter prioritairement sur les modalités de recueil de ces données. Je pense toutefois qu’il faut clairement distinguer le recueil de données pour la recherche de celui destiné à d’autres structures et utilisations.

Figure à ce propos, dans le cadre de la discussion, au Sénat, de la loi sur la modernisation de notre système de santé, un amendement qui me préoccupe particulièrement, et au sujet duquel M. Gérard Bapt et moi-même avons déposé un autre amendement visant à en obtenir la suppression. En effet, il nous semble que l’on ne peut accomplir de progrès qu’à partir du moment où l’on soutient la recherche. Si l’on ne permet pas aux chercheurs d’accéder aux données, sans entrave bureaucratique, alors on ne résoudra pas les questions qui ont émaillé aujourd’hui nos échanges et animent votre travail au quotidien. De même, on peut déplorer que la législation relative à la protection des données ne facilite pas la constitution d’une collecte nationale de données concernant la santé des enfants. On connaît pourtant aujourd’hui l’importance des mille premiers jours de vie.

Finalement, l’épigénétique est le rapport entre l’histoire d’un individu et ses environnements. Si elle est une discipline en plein essor, il n’est toutefois pas interdit de réfléchir activement, dès maintenant, à un cadre global qui permette tout à la fois le respect des exigences éthiques et le développement de la science.

Je conclurai en vous remerciant une fois encore d’avoir contribué, par la richesse de vos interventions, à éclairer la réflexion de l’Office parlementaire.

ANNEXE 3 :
DOCUMENT DE L’INSTITUT CURIE DU 24 SEPTEMBRE 2013 SUR
« L’ADN CIRCULANT : UNE AUTRE APPROCHE »

« Dans le cadre du SIRIC, le laboratoire des biomarqueurs circulants, dirigé par Charlotte Proudhon en collaboration avec François-Clément Bidard, de l’Institut Curie, se consacre à l’ADN circulant, un autre « objet biologique » pouvant apporter des informations sur la tumeur. Il ne s’agit plus, cette fois-ci, de repérer directement les cellules mais de repérer leur présence par l’intermédiaire de l’ADN qu’elles libèrent dans l’organisme, et des mutations que porte cet ADN.

Il existe un phénomène naturel de dégradation des cellules normales ou tumorales dans l’organisme et, ce, afin d’assurer le renouvellement des tissus. Les cellules sont dégradées et une partie de leur matériel génétique se retrouve dans le sang. Si de l’ADN tumoral est détecté, cela signifie que des cellules tumorales sont présentes dans l’organisme. Il est même possible d’aller plus loin car la quantité d’ADN présente dans le sang est directement proportionnelle à la quantité de cellules dont il est issu. L’ADN tumoral pourrait permettre de détecter la présence de quantité même infime de cellules tumorales, voire leurs variations. Alors, pourquoi ne pas utiliser l’ADN tumoral circulant dans le sang après une chirurgie pour savoir si toutes les cellules tumorales ont bien été enlevées, ou encore pour évaluer l’efficacité d’une chimiothérapie ?

Cette approche prometteuse nécessite encore de nombreuses mises au point. C’est à cette tâche que travaille notamment l’équipe « Lymphocyte T CD4+ et réponse anti-tumorale » d’Olivier Lantz et l’équipe « Génomique et biologie des cancers du sein héréditaires » de Marc-Henri Stern dans le cadre du PIC « maladie micrométastatique ». « Dans un premier temps, il s’agit de déterminer comment repérer l’ADN tumoral » précise Marc-Henri Stern. En effet, rares sont les cancers pour lesquels une signature génétique spécifique existe. Toutefois des mutations récurrentes existent.

Deuxième étape, comment repérer un événement aussi rare que la présence d’ADN issu de cellules tumorales – en très faible quantité par rapport aux autres – dans le sang ? Plusieurs techniques sont actuellement étudiées.

Cette approche semble prometteuse puisque récemment les équipes de Marc-Henri Stern et Olivier Lantz ont montré pour la première fois qu’il était possible de détecter de l’ADN tumoral circulant dans le sang de patients atteints de mélanome de l’œil métastatique. Sa présence révèle l’existence d’une tumeur et sa quantité reflète sa taille : cela en fait un nouveau biomarqueur susceptible de repérer très tôt la présence d’une tumeur ou d’une récidive.

Bien que réalisée sur un nombre limité de patients atteints d'une maladie rare, cette étude publiée dans Clinical Cancer Research est une preuve de concept de la faisabilité et de l’intérêt clinique de la détection et de la quantification de l’ADN tumoral dans le sang. Récemment les chercheurs ont également démontré la supériorité de la détection de l’ADN tumoral sur celle des CTC (22) dans le cas du mélanome de l’œil.

L’avenir de cette technique va bien au-delà du mélanome de l’œil puisqu’elle pourrait s’appliquer à tous les cancers chez lesquels une mutation spécifique a été identifiée. La détection de l’ADN circulant apporte des réponses complémentaires de celles des cellules tumorales circulantes aux cliniciens, mais si la présence d’ADN tumoral dans sang est le signe de l’existence de cellules tumorales, il n’apporte aucune précision quant aux lieux où elles se trouvent.

Cette recherche s’inscrit également dans les programmes de médecine personnalisée de l’Institut Curie comme l’étude SHIVA dirigé par le Dr Christophe Le Tourneau où la détection des anomalies moléculaires guidant le traitement ciblé sur la biopsie d’une métastase est également recherchée dans l’ADN tumoral circulant. »

‹ Interview de Jean-Louis Viovy, directeur de recherche CNRS à l’Institut CurieupPerspectives ›

1 () IgE : l’immunoglobine E (IgE) est une classe d’anticorps produits par le système immunitaire en réponse à une agression extérieure.

2 () IL8 : l’interleukine 8 est une molécule produite, en particulier, par les cellules épithéliales à la suite de la détection d’agents microbiologiques ou chimiques potentiellement pathogènes.

3 () SAM : S-Adénosylméthionine est un métabolite présent dans les cellules et qui est impliqué en premier lieu comme coenzyme dans les réactions de transfert de groupes méthyle (-CH3).

4 () ICF : immunodeficiency centromeric region instability facial anomalies – immunodéficience combinée (I) instabilité de l’hétérochromatine péricentromérique (C) et dysmorphie faciale (F). Cette pathologie se caractérise par une dysmorphie faciale, une hypertrophie à la naissance (le nouveau-né présente un petit poids par rapport à l’ensemble des nouveau-nés), des troubles de croissance et un retard psychomoteur.

5 () GWAS : Genome-Wide Association Study - étude d’association pangénomique.

6 () miR-21 : il est le microARN le plus communément surexprimé dans le cancer est un oncogène avéré.

7 () RBSS : Ribosomal Binding Site Sequence - site de fixation du ribosome : séquence de nucléotides présente sur les ARN messagers des bactéries, en amont du codon d’initiation.

8 () Protéine dont le rôle principal est la régulation de la chromatine.

9 () APP : Amyloid Protein Precursor – protéine produisant la peptide amyloïde, dont l’agrégation anormale dans les neurones est caractéristique de la maladie d’Alzheimer.

10 () ICGC : International Cancer Genome Consortium.

11 () TCGA : The Cancer Genome Atlas.

12 () EMT : traduction française d’un acronyme anglais : transition épithélio-mésenchymateuse. Elle désigne le passage d’un groupe de cellules épithéliales à une forme mésenchymateuse.

13 () Sociétés d’accélération du transfert de technologies.

14 () BPI : Banque publique d’investissement.

15 () Agence régionale de santé.

16 () Société interprofessionnelle de soins ambulatoires.

17 () Indice de masse corporelle.

18 () Règlement (UE) n° 528/2012 du Parlement européen et du conseil du 22 mai 2012 concernant la mise à disposition sur le marché et l’utilisation des produits biocides, JOUE n° L. 167 du 27 juin 2012.

19 () Le recours en carence est prévu par l’article 265 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et vise une abstention illégale d’une institution européenne, juridiquement obligée d’agir : « Dans le cas où, en violation des traités, le Parlement européen, le Conseil européen, le Conseil, la Commission ou la Banque centrale européenne s'abstiennent de statuer, les États membres et les autres institutions de l'Union peuvent saisir la Cour de justice de l'Union européenne en vue de faire constater cette violation. Le présent article s'applique, dans les mêmes conditions, aux organes et organismes de l'Union qui s'abstiennent de statuer. Ce recours n'est recevable que si l'institution, l'organe ou l'organisme en cause a été préalablement invité à agir. Si, à l'expiration d'un délai de deux mois à compter de cette invitation, l'institution, l'organe ou l'organisme n'a pas pris position, le recours peut être formé dans un nouveau délai de deux mois.
Toute personne physique ou morale peut saisir la Cour dans les conditions fixées aux alinéas précédents pour faire grief à l'une des institutions, ou à l'un des organes ou organismes de l'Union d'avoir manqué de lui adresser un acte autre qu'une recommandation ou un avis ».

20 () Aff. T-521/14.

21 () CJUE, 9 mars 2010, Raffinerie Méditerranée, Aff. C-378/08.

22 () Cellules tumorales circulantes.


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