L’ÉVALUATION DE LA STRATÉGIE NATIONALE DE RECHERCHE
« FRANCE EUROPE 2020 »
TOME II : Comptes rendus des auditions publiques
par
M. Jean-Yves LE DÉAUT, député, et M. Bruno SIDO, sénateur
par M. Jean-Yves LE DÉAUT, Président de l’Office |
par M. Bruno SIDO, Premier vice-président de l’Office |
Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques
Président
M. Jean-Yves LE DÉAUT, député
Premier vice-président
M. Bruno SIDO, sénateur
Vice-présidents
M. Christian BATAILLE, député M. Roland COURTEAU, sénateur
Mme Anne-Yvonne LE DAIN, députée M. Christian NAMY, sénateur
M. Jean-Sébastien VIALATTE, député Mme Catherine PROCACCIA, sénatrice
DÉputés |
SÉnateurs |
M. Bernard ACCOYER M. Gérard BAPT M. Christian BATAILLE M. Alain CLAEYS M. Claude de GANAY Mme Françoise GUÉGOT M. Patrick HETZEL M. Laurent KALINOWSKI Mme Anne-Yvonne LE DAIN M. Jean-Yves LE DÉAUT M. Alain MARTY M. Philippe NAUCHE Mme Maud OLIVIER Mme Dominique ORLIAC M. Bertrand PANCHER M. Jean-Louis TOURAINE M. Jean-Sébastien VIALATTE |
M. Patrick ABATE M. Gilbert BARBIER Mme Delphine BATAILLE M. Michel BERSON M. François COMMEINHES M. Roland COURTEAU Mme Catherine GÉNISSON Mme Dominique GILLOT M. Alain HOUPERT Mme Fabienne KELLER M. Jean-Pierre LELEUX M. Gérard LONGUET M. Pierre MÉDEVIELLE M. Franck MONTAUGÉ M. Christian NAMY M. Hervé POHER Mme Catherine PROCACCIA M. Bruno SIDO |
SOMMAIRE
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Pages
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE ORGANISÉE PAR L’OPECST LE 30 JUIN 2016 SUR « LA VALORISATION DE LA RECHERCHE » 7
OUVERTURE 7
PREMIÈRE TABLE RONDE : L’ESSAIMAGE EN SORTIE DES LABORATOIRES 12
INTERVENTIONS 13
DÉBAT 27
DEUXIÈME TABLE RONDE : LE SOUTIEN À LA RECHERCHE EN ENTREPRISE 32
INTERVENTIONS (PREMIÈRE PARTIE) 33
DÉBAT 42
INTERVENTION DE MONSIEUR THIERRY MANDON, SECRÉTAIRE D’ETAT CHARGÉ DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE. 43
INTERVENTIONS (SUITE) 47
TROISIÈME TABLE RONDE : L’EVALUATION DES PROGRAMMES PUBLICS DE SOUTIEN À LA VALORISATION DE LA RECHERCHE 58
INTERVENTIONS 59
DÉBAT 66
QUATRIEME TABLE RONDE : LES ENJEUX DE LA PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE 71
INTERVENTIONS 73
DÉBAT 87
CINQUIÈME TABLE RONDE : LE PROBLÈME DE LA CROISSANCE DES ENTREPRISES INNOVANTES 91
CONCLUSION 108
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE ORGANISÉE PAR L’OPECST LE 6 CTOBRE 2016 SUR « QUELLES PERSPECTIVES POUR LA FORMATION DES SCIENTIFIQUES ET DES INGÉNIEURS EN FRANCE ? » 111
OUVERTURE 111
PROPOS INTRODUCTIFS 114
PREMIÈRE TABLE RONDE : LE NIVEAU DES SAVOIRS SCIENTIFIQUES À L’ENTRÉE DANS L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR 114
INTERVENTIONS 115
DÉBAT 125
DEUXIÈME TABLE RONDE : L’ADÉQUATION DES FORMATIONS SCIENTIFIQUES À LA DEMANDE DES EMPLOYEURS 129
INTERVENTION DU GRAND TÉMOIN : M. DANIEL VERWAERDE, ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL DU COMMISSARIAT À L’ÉNERGIE ATOMIQUE ET AUX ÉNERGIES ALTERNATIVES (CEA), MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES TECHNOLOGIES. 130
INTERVENTIONS 133
DÉBAT 146
TROISIÈME TABLE RONDE : LES PERSPECTIVES D’ÉVOLUTIONS ENVISAGEABLES POUR LA FORMATION DES SCIENTIFIQUES ET DES INGÉNIEURS 150
INTERVENTIONS 152
DÉBAT 168
CONCLUSION 170
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE ORGANISÉE PAR L’OPECST LE 8 DÉCEMBRE 2016 SUR « L’ÉVALUATION DE LA STRATÉGIE NATIONALE DE RECHERCHE » 173
OUVERTURE 173
PREMIÈRE TABLE RONDE : DE LA SNRI À LA SNR : DIFFÉRENCES ET RESSEMBLANCES 178
INTERVENTIONS 179
DÉBAT 186
DEUXIÈME TABLE RONDE : PLACE DES PARTIES PRENANTES DANS L’IDENTIFICATION DES OPTIONS STRATÉGIQUES 189
INTERVENTIONS 189
DÉBAT 199
TROISIÈME TABLE RONDE : FINANCEMENT ET APPROPRIATION INTERMINISTERIELLE 202
INTERVENTIONS 203
DÉBAT 213
QUATRIÈME TABLE RONDE : ÉVALUATION DE L’EFFICACITÉ DE LA DÉMARCHE STRATÉGIQUE 217
INTERVENTIONS 217
DÉBAT 229
CONCLUSION 231
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE ORGANISÉE
PAR L’OPECST LE 30 JUIN 2016 SUR « LA VALORISATION
DE LA RECHERCHE »
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Nous allons consacrer cette journée à un aspect clé de la recherche, à savoir sa valorisation, c’est-à-dire la transformation de concepts validés en laboratoire en produits intéressant des acheteurs prêts à payer pour accéder concrètement à la valeur ajoutée associée à la déclinaison pratique des résultats scientifiques obtenus. La valorisation de la recherche est tout simplement son débouché, en termes d’activité économique et d’emplois.
Cette audition publique entre dans le champ de l’évaluation de la stratégie nationale de recherche que l’article 15 de la loi du 22 juillet 2013 a confié à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
J’ai le plaisir d’avoir à mes côtés, pour ce moment important de notre étude, le Commissaire général à l’investissement, Monsieur Louis Schweitzer, qui va ouvrir nos travaux ce matin.
À travers les différentes études dont il se saisit, l’OPECST est bien placé pour constater les évolutions scientifiques et technologiques, ainsi que les changements économiques, sociaux et environnementaux qu’ils induisent. En effet, l’Office a pour vocation d’anticiper ces changements pour préparer les adaptations législatives nécessaires, dans le but de laisser la plus grande latitude possible aux mécanismes créatifs de l’innovation, tout en essayant de circonscrire d’avance les éventuelles dérives que la société risquerait de ne pas accepter.
L’OPECST est composé, je vous le rappelle, de 18 députés et 18 sénateurs qui sont en veille des évolutions technologiques, essaient d’en anticiper les conséquences économiques et sociales et tentent, en amont de la législation, de réfléchir à ses évolutions. Nous participons donc, en amont, à la fabrique de la loi, car il est illusoire de croire, malgré la grande qualité des députés et sénateurs, que le parlementaire est omniscient et capable de travailler efficacement sur un sujet sans une préparation adéquate.
Cette capacité à créer un cadre pour un déploiement équilibré de l’innovation est devenue essentielle dans le contexte mondial actuel de rapide circulation des savoirs et des idées. Une nation doit en effet impérativement mettre en œuvre sur son territoire autant de processus de valorisation de la recherche que possible, dans la mesure où la reconstitution permanente de son potentiel de production de valeur ajoutée représente un enjeu capital pour l’avenir de son économie.
Or nous nous trouvons en France aujourd’hui dans une situation dont nous ne pouvons nous satisfaire. Les différents rapports internationaux révèlent l’image d’une France trop peu dynamique en la matière. Sixième puissance mondiale par son produit intérieur brut et son budget de recherche et développement, elle figure tout juste parmi les 20 pays les plus innovants classés selon le Global innovation index. Dans le tableau de bord de l’innovation édité par la Commission européenne, ses résultats proches de la moyenne lui valent un classement parmi les pays européens qualifiés de « suiveurs de l’innovation », aux côtés de l’Autriche et de la Slovénie, loin derrière les dénommés « champions » que sont la Suède, le Danemark, la Finlande et l’Allemagne.
Ce constat, décevant mais objectif, doit nous inciter à aller de l’avant pour retrouver notre place parmi les pays en première position pour l’innovation. La France est reconnue dans le monde entier pour l’excellence de ses chercheurs, la qualité de ses équipements et des technologies qu’elle développe. Elle se classe au 6ème rang mondial pour le nombre de ses publications scientifiques et leurs citations, figure au 4ème rang européen pour le dépôt des brevets. Ces faits démontrent, s’il le fallait encore, le fort potentiel de la recherche française et l’opportunité formidable que cela représente pour notre économie.
Le gouvernement a, depuis plusieurs années, dessiné les contours d’une nouvelle politique nationale de la recherche et de l’innovation, pour mieux exploiter ces atouts incontestables. La définition d’une stratégie nationale de recherche par la loi Fioraso est venue compléter en 2013 une réorganisation institutionnelle importante, avec d’une part la mise en place dès 2009 du Commissariat général à l’investissement chargé du pilotage des programmes d’investissement d’avenir, que les gouvernements successifs ont doté de plusieurs dizaines de milliards d’euros, d’autre part le développement de la Banque publique d’investissement, qui accompagne et finance les efforts d’innovation des entreprises.
Ces quinze dernières années ont ainsi vu la création de nombreux dispositifs destinés à lier la recherche et les outils industriels. Les plus récents ont été créés grâce aux investissements d’avenir. Je pense par exemple aux sociétés d’accélération du transfert de technologies, qui sont venues s’ajouter à d’autres dispositifs en place depuis de nombreuses années, tels que les incubateurs publics ou le concours national d’aide à la création d’entreprises et de technologies innovantes.
Récemment encore, le gouvernement a manifesté sa volonté d’améliorer l’efficacité d’ensemble et la rapidité d’action de ces différents dispositifs. Le 8 juin dernier, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, et le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Thierry Mandon, ont annoncé des mesures visant à inscrire l’ensemble de ces dispositifs dans une stratégie globale d’innovation. Toutes ces mesures poursuivent un double objectif : simplifier les relations entre laboratoires et entreprises et responsabiliser les acteurs de ces transferts. Thierry Mandon va sans doute nous faire l’honneur d’être parmi nous en fin de matinée et reviendra alors certainement sur ces éléments.
Lors du conseil des ministres du 22 juin 2016, le premier ministre a en outre présenté une communication relative au troisième volet du programme d’investissements d’avenir, que Louis Schweitzer va aborder dans son intervention.
Cette actualité montre tout l’intérêt de l’implication de l’OPECST dans cette démarche d’évaluation de la stratégie nationale de recherche. Durant cette audition publique ouverte à la presse, nous allons passer en revue les différents mécanismes destinés à favoriser la valorisation économique des résultats de la recherche, en vue de recueillir des appréciations sur les améliorations possibles. Elle se déroulera en cinq tables rondes, donnant lieu chacune à un débat, lors duquel toute personne qui le souhaite pourra intervenir, autour de cette table ou dans la salle. En début d’après-midi, un temps fort sera dédié à l’évaluation.
Je donne sans plus tarder la parole à Louis Schweitzer, non sans vous avoir toutes et tous remerciés de votre présence.
M. Louis Schweitzer, commissaire général aux investissements. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, merci de m’accueillir pour cette réunion importante. Je me réjouis de l’action de l’Office et de l’organisation de cette journée.
Je vais effectivement vous parler principalement du programme d’investissements d’avenir. Rappelons qu’il s’agit de l’une des actions qui ont traversé l’alternance : conçue par Nicolas Sarkozy, mise en place par Alain Juppé et Michel Rocard, elle a donné lieu à un premier programme de 35 milliards d’euros, voté en 2010, a un second de 12 milliards voté en 2013 et devrait donner lieu en 2016 à un troisième programme de 10 milliards, si le Parlement en décide ainsi.
Pourquoi un troisième programme ? L’exécution des deux premiers se poursuit selon le rythme prévu : nous sommes à un peu plus de 38 milliards d’engagements au premier trimestre 2016 et pensons que ce programme sera engagé en quasi-totalité à la mi-2017. Pour éviter que ne se produise une discontinuité entre les programmes 1, 2 et 3, il faut mettre en place le troisième programme en 2016.
Ces programmes ont montré qu’ils n’étaient pas conjoncturels. Même si l’idée de départ était une relance conjoncturelle, la réalité renvoie à un effort visant à accroître le potentiel de croissance de la France, c’est-à-dire à augmenter sa capacité de recherche, d’innovation et d’exploitation de l’innovation dans les entreprises.
Pour ce faire, les actions menées s’articulent autour de trois mots clés, qui structureront mon exposé : l’excellence, l’innovation et la coopération.
Envisageons tout d’abord l’excellence. Le principe du programme d’investissements d’avenir est d’aider les très bons à devenir encore meilleurs. Ce n’est pas là le mode le plus traditionnel d’intervention publique, qui est en général soit plus égalitaire, soit vise à aider les moins bons à s’en tirer si possible. Cette approche est au contraire fondée sur l’excellence.
J’insisterai moins sur le critère en lui-même que sur ses conséquences en termes de process permettant de garantir cette excellence. Ces process interviennent tout d’abord au niveau du choix de ce que nous soutenons. Ce choix est toujours effectué soit par des jurys internationaux indépendants, soit par des experts internationaux indépendants. Nous faisons donc appel, dans tous les choix initiaux, à une expertise externe qui évalue les projets, les classes. Je crois qu’il n’existe pas d’exemple de projet retenu sans avoir été validé au préalable par ces instances indépendantes.
Il est toutefois important que l’évaluation ne s’arrête pas à ce choix de base, mais s’effectue également en cours de vie du projet. Pour le programme d’investissements d’avenir, Monsieur Maystadt, que vous entendrez cet après-midi, a réalisé une évaluation indépendante externe à mi-parcours, qui a éclairé la préparation du PIA3. Pour les institutions que nous créons, il existe des évaluations à mie-vie, dont certaines suscitées par nous. C’est le cas des évaluations, au bout de quatre ans, des instituts d’excellence ou des instituts de recherche technologique ; ces évaluations ne sont absolument pas de pure forme et peuvent conduire à arrêter des institutions, suspendre des activités ou infléchir des actions. Certaines évaluations peuvent être externes : a eu lieu par exemple, sur nos institutions de transfert de l’innovation, une évaluation externe effectuée par Madame Suzanne Berger, que vous entendrez cet après-midi.
Il existe enfin une évaluation ex post : chaque fois que nous menons une action, il est prévu qu’à son terme soit menée une évaluation de son efficacité.
Nous développons donc une philosophie de l’excellence qui rejoint très exactement celle de l’Office, fondée sur une évaluation constante de tout ce que nous faisons, et pas seulement sur un choix initial.
Notre second mot clé est l’innovation, qui se situe au cœur des auditions de cette journée. Il existe à mes yeux un continuum entre la recherche fondamentale, la recherche appliquée et le développement économique. Nous soutenons l’innovation sous toutes ses formes et en tous endroits.
Je vais vous présenter brièvement la structure du troisième programme d’investissements d’avenir. Ce programme, tel qu’il a été approuvé par le conseil des ministres le 22 juin dernier et sera présenté au Parlement (soit en loi de finances initiale, soit en loi de finances rectificative), comporte 4 milliards de subventions, 4 milliards de dotation en capital et 2 milliards de dotation décennale ayant pour objet de subventionner des actions de recherche ou d’enseignement. Je précise que lorsque nous parlons d’investissements d’avenir, nous considérons que la formation, l’enseignement et la recherche, même s’ils constituent juridiquement, en termes budgétaires, des dépenses de fonctionnement, sont en fait, sur le fond, des dépenses d’investissement. Sur ces 10 milliards, 2,9 milliards sont affectés à l’enseignement et à la recherche, 3 milliards à la valorisation de la recherche et 4,1 milliards aux entreprises.
On peut considérer que ces 10 milliards sont entièrement orientés vers l’innovation. Nous finançons de la recherche fondamentale, mais aussi appliquée et orientée. Nous finançons également le domaine de l’enseignement dans ses aspects d’innovation ; nous n’avons naturellement pas vocation à nous substituer au budget du ministère de l’éducation nationale ou de l’université. Quand nous aidons des entreprises, nous finançons de même l’innovation ou les entreprises innovantes.
L’une de nos activités importantes concerne par exemple les concours d’innovation, qui nous permettent d’aider des start-up, non pas seulement dans leur création initiale (nous pouvons les subventionner à hauteur de 200 000 euros), mais aussi dans leur développement. Cette action, engagée dans le PIA2, se poursuivra et s’amplifiera dans le PIA3. Ces concours sont en fait des examens : nous lançons des appels à projets dont la procédure est simple, puisqu’elle consiste en cinq pages et quelques chiffres. Nous demandons que l’on nous présente une idée valorisable économiquement. Dans les trois mois, sur la base de l’avis d’un comité d’experts, nous indiquons au bénéficiaire si son projet est retenu. Ces concours ont lieu dans tous les domaines. Avec les 200 000 euros alloués, auxquels s’ajoutent d’autres financements trouvés par le porteur de projet, le projet peut être conçu ; mais cela ne suffit pas pour construire un prototype ou faire un plan commercial. Nous pouvons alors aller jusqu’à 2 millions d’euros, en avance remboursable. Cette somme peut permettre de passer à l’étape suivante, de concrétiser l’idée et de disposer d’un prototype et d’un plan commercial. Il faut toutefois davantage d’argent encore pour passer du prototype au produit, du plan commercial à la commercialisation. Nous pouvons alors abonder jusqu’à 20 millions en fonds propres pour accompagner cette étape.
Le flux de valorisation de la recherche ne s’arrête donc pas aux 5,9 milliards d’euros dévolus dans le cadre du programme à l’enseignement et à la valorisation de la recherche. Il porte en fait sur la totalité des 10 milliards qui constituent le troisième PAI.
Le troisième mot clé pour nous est la coopération. Ainsi que l’a souligné le président Le Déaut, c’est là que la France a ses faiblesses. Nous aimons considérer (avec raison, me semble-t-il) que nous avons une très bonne recherche. Il faut toutefois reconnaître que les relations entre les différents acteurs de l’innovation sont moins fluides, moins étroites en France que dans d’autres pays, par exemple dans les pays anglo-saxons pour ce qui est des liens entre recherche publique et privée, ou en Allemagne concernant les rapports entre les entreprises innovantes entre elles. Un objectif majeur du programme d’investissements d’avenir est de faire en sorte qu’il n’existe pas de barrière entre ces trois pôles de l’innovation et de la valorisation que sont la recherche publique, la recherche privée et les entreprises entre elles.
Nous avons pour cela créé, dès le PIA1, un certain nombre d’institutions (les SATT) ayant pour objet de faire en sorte que les produits, les découvertes de la recherche publique, soient effectivement exploités par les entreprises. Les SATT ont ainsi pour vocation à la fois d’assurer la maturation des idées pour les transformer en projet et de proposer des prestations au service de cette maturation.
Les SATT sont en cours d’évaluation : 9 sur 14 ont déjà été évaluées et leur action examinée par les deux ministères, sur la base du rapport de Madame Berger. Nous avons ainsi constaté des voies de progrès. Nous sommes convaincus que cette institution est nécessaire, parce que nos universités ne disposent pas de la relation naturelle et forte qu’ont les universités américaines avec les entreprises privées. Le constat est là.
Nous avons en outre pensé, à la suite de ces évaluations, qu’il était important de donner aux SATT plus de temps pour trouver leur équilibre financier, dans la mesure où la valorisation de la recherche est une activité à haut risque et à rentabilité faible. Nous avions prévu au départ un équilibre financier dès 2020 : aujourd’hui, cela ne nous paraît pas réaliste. Nous avons donc décidé de reculer l’échéance.
Il nous a également paru important que les SATT soient mieux appropriées par les universités. En aucun cas les SATT n’ont pour objet d’avoir le monopole des relations entre entreprises et universités ; il faut néanmoins que celles-ci se sentent « propriétaires » des SATT, même si ces dernières sont financées essentiellement par le programme d’investissements d’avenir. Nous allégeons pour ce faire la tutelle de l’État et renforçons la part des universités dans les SATT.
Les régions ont par ailleurs un rôle croissant dans l’économie, notamment dans l’innovation, et s’emparent de ce rôle avec beaucoup d’intérêt. Il faut donc qu’elles aient, si les universités en sont d’accord, la possibilité de devenir actionnaires des SATT.
Les SATT sont localisées, régionalisées, alors qu’il existe des organismes de recherche nationaux, au premier rang desquels le CNRS, acteur essentiel de la recherche publique. Il est important que le CNRS soit acteur des SATT, au niveau national et local. C’est précisément ce qui est prévu.
Si les SATT assurent ainsi la valorisation des produits de la recherche publique, nous avons créé d’autres institutions ayant pour objet d’assurer une coopération entre la recherche publique et celle des entreprises, dans tous les domaines.
Les instituts hospitalo-universitaires (IHU) concernent par exemple les recherches dans le domaine de la santé, qu’il s’agisse d’appareillage médical, de techniques ou de produits de soin. Il en existe six actuellement, auxquels viendront s’ajouter trois nouveaux, prévus par le PIA3. Sans doute avez-vous par exemple entendu parler de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière. Le Monde parlait en outre, voici deux jours, de l’Institut Liryc qui, à Bordeaux, développe une science aux conséquences pratiques immédiates sur les sujets de rythme cardiaque. Je pense également à l’ICAN et à l’IHU Méditerranée Infection à Marseille. Ces instituts font travailler ensemble, au pied du lit du malade, chercheurs publics et chercheurs privés.
Il existe aussi des instituts de recherche technologique et des instituts de transition énergétique qui, de la même façon, sont financés de façon paritaire par la recherche publique et privée. Je ne crois pas qu’il y ait de meilleure technique de valorisation que celle-ci.
La question peut alors se poser de savoir s’il est vraiment nécessaire de disposer d’institutions pour cela. Ce mouvement pourrait en effet s’effectuer naturellement. Peut-être ces institutions ne seront-elles effectivement, un jour, plus utiles. Pour le moment, il apparaît que là où les institutions agissent, la collaboration est plus étroite qu’ailleurs. Nous n’en créerons pas de nouvelles (à l’exception des trois IHU auxquels je faisais allusion précédemment), mais ferons en sorte que leur pérennité soit assurée, c’est-à-dire qu’elles puissent se projeter dans le long terme et ne pas être contraintes par des objectifs de court terme qui ne sont pas cohérents avec la valorisation de la recherche.
Le troisième volet de la coopération concerne les relations entre entreprises. Nous constatons en France que les entreprises coopèrent moins entre elles qu’elles ne le font chez nos voisins germaniques, que ce soit au sein d’une filière verticale (entre le fabricant final, ses fournisseurs et les fournisseurs de ces derniers) ou entre entreprises concurrentes, qui peuvent avoir intérêt à mener des recherches de façon conjointe. Lorsque nous finançons les entreprises, nous veillons beaucoup à encourager ces travaux communs, qui accroissent à la fois la probabilité de faire des découvertes intéressantes et celle de leur valorisation. Dans l’utilisation de matériaux nouveaux par exemple, les coopérations entre entreprises sont nécessaires. Des inventions qui s’appliquent à l’aéronautique peuvent aussi être mises en œuvre dans le domaine automobile. Il est donc intéressant que les entreprises de ces secteurs coopèrent entre elles pour progresser. Je pourrais, si le temps ne m’était compté, vous citer moult exemples du même ordre.
Le programme d’investissements d’avenir est centré, je le crois, sur les priorités qui sont celles que vous poursuivez et dont vous validez la mise en œuvre effective.
Merci, Monsieur le président.
PREMIÈRE TABLE RONDE :
L’ESSAIMAGE EN SORTIE DES LABORATOIRES
Présidence de M. Jean-Louis Touraine, député, membre de l’OPECST.
M. Jean-Louis Touraine. Monsieur le président Le Déaut, Mesdames, Messieurs, chers collègues, quelques mots pour introduire cette première table ronde.
Comme Monsieur Schweitzer vient de nous le rappeler, il existe un continuum entre la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la valorisation, c’est-à-dire la production et l’exploitation commerciale. Il était de tradition d’affirmer qu’en France, nous étions très performants dans les toutes premières étapes, mais beaucoup plus médiocres dans les étapes terminales de ce processus. Cela a tout d’abord été mis sur le compte d’un manque de dialogue, voire même d’une suspicion, entre les chercheurs, principalement du secteur public, et les responsables de nos industries, les premiers étant perçus par les seconds comme des personnes intéressées par des recherches éthérées, les seconds étant considérés par les premiers comme ne comprenant pas l’authenticité des recherches et du progrès et ne se préoccupant que de profit.
Évidemment, cette époque est largement révolue, depuis longtemps, à supposer d’ailleurs qu’elle ait véritablement existé. Il est clair, aujourd’hui, que ce dialogue existe et est fécond. Il n’existe plus de suspicion entre ces différents domaines.
Pour autant, nous avons encore, ainsi que l’a rappelé le président Le Déaut, des progrès à accomplir en termes de valorisation et disposons de marges de progression considérables. Nous pourrions situer notre niveau d’innovation effective à un degré beaucoup plus élevé si nous parvenions à résoudre quelques-uns des problèmes rencontrés dans les maillons situés tout au long de la chaîne de l’innovation, de ses phases initiales jusqu’aux retombées pratiques.
Ceci est l’objet des différentes tables rondes qui nous réunissent aujourd’hui. Au lieu d’aborder ces questions et l’insuffisance de la coopération à certains niveaux d’une manière générale, il apparaît ainsi utile, voire nécessaire, d’analyser très précisément chacune des étapes et de voir où les marges de progression peuvent exister, en s’appuyant sur des réussites, des exemples concrets pouvant donner lieu à des extrapolations.
Nous disposons bien évidemment de tels exemples dans notre pays, mais aussi à l’étranger. Lors de la première table ronde, nous bénéficierons ainsi d’une présentation de l’université de Louvain.
Quoi qu’il en soit, il est mentionné dans un rapport publié en janvier 2012 par Jean-Yves Le Déaut et Claude Birraux que l’effort nécessaire et déjà partiellement entrepris dans ce domaine représente un authentique « service à la société », pour reprendre une expression de nos amis Belges. Ceci a même été inscrit dans notre code de la recherche, sous l’impulsion de Jean-Yves Le Déaut.
C’est précisément de ce service à la société dont nous allons parler aujourd’hui, dans ses différentes étapes. La première table ronde sera ainsi consacrée à la phase de l’essaimage en sortie des laboratoires et la seconde au soutien à la recherche en entreprise.
Mme Véronique Vissac-Charles, directrice de la valorisation et du transfert d’Irstea. Irstea est un institut de recherche finalisé, qui travaille dans le domaine de l’environnement et de l’agriculture. Nous avons l’habitude de collaborer avec les entreprises, puisque nous sommes Institut Carnot.
Nous avons déjà participé à la création d’une vingtaine d’entreprises, dans les domaines plutôt classiques de l’agriculture, des technologies de l’information ou de la robotique. Pour la première fois, nous nous sommes impliqués dans la création d’une entreprise sur l’écotoxicité et la qualité des milieux, dans le domaine de l’environnement.
L’histoire que nous allons vous raconter est celle de petites crevettes, les gammares, et de la création d’une entreprise, Biomae. Au fil de ce récit, nous allons nous focaliser sur les points qui nous ont paru importants et sur les questions et améliorations potentielles visant à favoriser l’essaimage.
M. Guillaume Jubeaux, ancien doctorant de l’Irstea, président de Biomae. La technologie développée par les chercheurs de l’Irstea constitue un outil de diagnostic innovant de la contamination et de la toxicité par les polluants chimiques présents dans les milieux aquatiques. Il s’agit de biotests in situ, basés sur la production de mini-crevettes certifiées, que l’on va exposer directement dans les cours d’eau, par une technique d’encagement. Après cette phase d’exposition sur le terrain, on récupère les organismes, puis on les analyse au laboratoire afin de mesurer la contamination et la toxicité, ce qui permet d’évaluer la pollution des milieux aquatiques.
Mme Véronique Vissac-Charles. On parle beaucoup, dans le secteur de l’environnement, d’intérêt général, de partenariats publics, d’indépendance de l’expertise. Or tout cela apparaît souvent, pour les chercheurs, antagoniste avec les notions de valorisation économique, d’entreprise privée. Nous allons vous montrer comment nous avons fait évoluer la situation.
Cette histoire commence par dix années de recherche. Nous travaillons beaucoup, à l’Irstea, sur les risques, les inondations, la qualité des milieux. Dans le domaine de l’environnement, les enjeux sont forts et les marchés peuvent aller très vite. Nous pensons que cela présente un vrai potentiel. En tant que directrice de la valorisation, je me suis intéressée plus particulièrement à toutes les équipes travaillant dans ce domaine et n’ayant pas encore déposé de brevet ou transféré. Souvent, on cherche en effet à diffuser au maximum les recherches ; c’est d’ailleurs ce qu’il convient de faire dans le domaine des risques. Mais pour la valorisation, l’important réside dans l’utilisation maximum des recherches. Leur diffusion au travers des publications se fait très naturellement chez nous ; par contre, on s’aperçoit que ces recherches n’arrivent pas au stade opérationnel, qui permettrait pourtant d’avoir des outils utilisables par la majorité.
Ces dix années de recherche ont été menées par deux chercheurs particulièrement impliqués, entourés d’une équipe. Il s’agissait d’une recherche à fort potentiel de valorisation. Le premier élément clé dans cet essaimage réside dans la personnalité du chercheur. Il a fallu qu’un chercheur ait l’idée d’une valorisation et soit volontaire pour porter ce projet pour que tout se mette en place. Au départ, il n’a pas forcément été suivi par son équipe, pour les raisons que j’exposais précédemment : dans le domaine de l’environnement, la culture entrepreneuriale est peu développée, car jugée antagoniste aux notions d’intérêt général, de secteur public et de diffusion maximale.
Il a fallu, avec ce chercheur, déposer un brevet et un savoir-faire secret, et convaincre l’équipe de soutenir ce projet, ce qui n’a pas été toujours simple. Nous avons toutefois fini par y parvenir et mis à disposition un fonds de maturation Carnot Irstea, dont nous disposons pour tester des idées et effectuer de la pré-valorisation. Nous avons ainsi pu financer le CDD de Guillaume Jubeaux, ancien doctorant d’Irstea, pour qu’il effectue des tests de faisabilité et analyse plus finement le marché. Parallèlement à la mise à disposition de ce fonds, nous avons contacté l’incubateur régional de Lyon, CREALYS, pour qu’il accompagne ces porteurs de projet.
M. Guillaume Jubeaux. Il a tout d’abord fallu, lors de cette phase de maturation, valider le marché auprès des acteurs de l’eau, afin de pouvoir construire notre business plan.
Biomae a ensuite été rapidement à la recherche de fonds d’amorçage, dilutifs ou non dilutifs, pour sécuriser le développement et industrialiser un outil de recherche.
La première question posée par les acteurs de l’eau était en effet de savoir comment nous allions déployer cet outil sur plusieurs centaines de stations de mesure, alors que l’Irstea était capable de développer une centaine de stations par an. La réponse était de pouvoir industrialiser l’outil. Ces fonds étaient donc nécessaires, notamment pour mettre en place une production intensive de gammares et un réseau permettant de déployer l’outil à large échelle.
Suite à cette phase d’industrialisation, nous avons pu obtenir nos premiers contrats avec des gestionnaires publics et des industriels. Il me semble important de souligner l’atout fort que représente, pour une telle start-up, le fait de pouvoir être adossée à un institut de recherche, à la fois dans l’exercice de levée de fonds et pour déclencher les premières ventes.
Dans notre cas, nous avons rencontré, vis-à-vis de partenaires désireux d’investir dans la société, un problème dû au fait que la licence n’était pas exclusive. Cela a finalement été compensé par le fait que nous avions des concours scientifiques et un soutien fort de l’Irstea.
Aujourd’hui, le challenge pour Biomae est vraiment de parvenir à pérenniser son activité et de lever des verrous business en lien avec la réglementation (notamment la loi sur l’eau) et la normalisation.
Mme Véronique Vissac-Charles. Au terme de dix ans de recherche et après un dépôt de brevet et de savoir-faire, le processus est allé assez vite. Le projet a notamment été lauréat d’un concours de création d’entreprise. S’en sont suivis le concours scientifique, la signature de licence, la création de la start-up, la levée de fonds et les premiers contrats.
Parmi les points clés, nous avons déjà évoqué les qualités entrepreneuriales du chercheur. En termes de levier d’action, nous pensons que ces compétences doivent être reconnues au niveau du recrutement et de l’évaluation ; or cela ne l’est pas encore suffisamment à notre sens.
Il faut par ailleurs développer une culture entrepreneuriale dans les équipes.
La stratégie de propriété intellectuelle est également fondamentale pour créer des avantages compétitifs pour les entreprises.
La réactivité des financements de pré-maturation apparaît aussi comme un élément majeur. Pour nous, cela a été très rapide. Nous avons tout de suite mis les fonds à disposition de l’équipe.
L’incubation impliquait au départ les trois chercheurs (Arnaud Chaumot, Olivier Geffard et Guillaume Jubeaux), puis, au fil du temps, Guillaume Jubeaux, que nous avions déjà évalué au cours de sa thèse et pendant la phase de maturation, a pris le relais et est vraiment devenu le chef de projet.
La légitimité du projet que confèrent tous ces concours, ainsi que les fonds d’amorçage, sont d’autres aspects importants.
Je souhaiterais insister sur le fait que, sur les marchés de l’environnement, la réglementation est fondamentale. Pour développer les marchés de l’environnement, la directive cadre sur l’eau et ses applications, tout comme la normalisation des méthodes, sont essentielles.
S’il est bien, selon nous, d’essaimer, de créer des entreprises, encore faut-il qu’elles puissent se développer. C’est là le point central.
En termes d’internationalisation, on pourrait évoquer l’importance de l’intelligence économique ou de notre stratégie de propriété intellectuelle à l’international. Ceci doit se développer dans un second temps.
M. Yanis Caritu, ex-chercheur du Leti au CEA, ayant réalisé des essaimages (Movea, E-Lichens). Je suis, aujourd’hui, co-fondateur d’une société nommée E-Lichens. Je vais apporter mon témoignage, modeste, sur les dernières quinze années qui me séparent de la décision de créer une entreprise à partir d’une technologie.
J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont je pouvais apporter mon message et ai finalement décidé de me situer davantage dans le récit de l’intime que dans la description des actions concrètes mises en œuvre dans la société.
Pour moi, l’essaimage d’une technologie par la création d’entreprise est un exercice dans lequel une poignée de personnes motivées et intéressées doit délivrer une énergie percussionnelle, c’est-à-dire dans un laps de temps très court, pour extraire la pépite d’un laboratoire, avec un démonstrateur qui commence à fonctionner et laisse entrevoir une promesse de produit qu’il sera possible de mettre en orbite, sur le marché.
Outre cette volonté quasi obsessionnelle d’une équipe de fondateurs, il faut également réunir d’autres conditions susceptibles de favoriser l’essaimage. J’ai vécu cela, avec mon équipe, au travers notamment des dispositifs du CEA Leti à Grenoble, qui nous ont accompagnés depuis le départ et au fil de l’histoire.
Les deux sociétés que j’ai co-fondées me permettent de décrire deux cas sensiblement différents.
La première entreprise, Movea, produisait des capteurs de mouvement, des algorithmes capables d’assembler des informations de micro-capteurs et de disposer de librairies de fonctions permettant par exemple de reconnaître certains gestes, de pouvoir se guider avec son téléphone portable en l’absence de GPS, etc. L’un de nos produits emblématiques était la raquette connectée de Babolat, avec laquelle nous avons réussi une coopération entre un essaimage et une entreprise déjà florissante, de taille raisonnable et de surcroît très connue. J’ai, dans la création de Movea, été beaucoup aidé par les décideurs du CEA, dès le départ. Je voulais créer une entreprise, sur des techniques innovantes, mais étais extérieur au CEA puisque j’avais, après ma thèse, fait le choix du secteur privé. J’ai alors souhaité monter ma société avec des associés.
C’est là que la rencontre, à nouveau, avec le CEA a permis la naissance du projet. Les décideurs ont cru en cette idée et j’ai eu la chance de pouvoir être embauché pour développer, depuis l’objet de laboratoire jusqu’à l’essaimage, une technologie de mesure de mouvement haut-de-gamme. Lorsque je suis arrivé au CEA, j’ai d’abord travaillé sur la question de la propriété industrielle et me suis très vite rendu compte que cela était complètement miné par le groupe Johnson & Johnson. Nous avons rapidement décidé de changer de cap et de nous orienter vers un nouveau développement, basé sur des micro-capteurs, que l’on retrouve aujourd’hui dans tous les téléphones portables. Le développement technologique au sein du CEA a pris quatre années, de 2000 à 2005, avec force projets soutenus à l’époque par des structures comme OSEO.
À partir de 2005, le projet est entré dans un process d’incubation, pendant 18 mois, aidé par des conseils, des formations pour acquérir une culture entrepreneuriale. Ceci m’a également permis de rencontrer des personnes susceptibles de m’entourer pour démarrer l’essaimage. J’ai ainsi bénéficié de plusieurs dispositifs d’aide : conseil, formation, incubation, prêt d’honneur, droit au retour. Il était pour moi assez important de sentir ce filet de sécurité, même si je n’ai finalement pas utilisé ce droit et ai poursuivi l’aventure de l’essaimage au travers d’autres projets par la suite.
Aujourd’hui, Movea a neuf ans et emploie 45 personnes. Elle est toujours basée à Grenoble et fait partie d’un groupe américain, leader mondial dans la technologie des MEMS. Il s’agit donc plutôt d’une réussite, même si le fait que le groupe ne soit ni français, ni européen, constitue pour moi une source de frustration. En tout cas, l’histoire continue, toujours sur notre territoire.
La seconde entreprise, E-Lichens, est très récente, puisqu’elle date d’un an et demi. Nous sommes actuellement en train de réaliser la levée de fonds. L’idée est de personnaliser le vécu de la qualité de l’air : pour schématiser, nous souhaitons apporter des solutions de qualité de l’air pour savoir s’il est par exemple recommandé ou non d’aller courir aujourd’hui dans le parc voisin. La caractéristique de cette création d’entreprise est qu’elle s’est faite à l’extérieur, par essaimage de technologies, mais non de personnes. Il s’est agi en fait davantage d’une traction du marché, que nous connaissions depuis notre expérience avec Movea, pour aller extraire ce qui avait du sens et de la valeur pour le marché visé. Nous sommes également aidés, entre autres, par le CEA Leti. Cette expérience montre que l’un des éléments clés réside dans la collaboration entre l’entreprise extérieure et une équipe de chercheurs dont on connaît le fonctionnement, puisque l’on en est issu. Il faut trouver un mode de fonctionnement satisfaisant pour faire travailler ces deux mondes ensemble. Les chercheurs avec lesquels nous travaillons sont des chercheurs de la recherche technologique, qui se sentent vraiment investis d’une responsabilité, dans la mesure où ils ont conscience du fait que beaucoup d’argent a été consacré à la recherche et qu’il est important de pouvoir, à un moment donné, retrouver cela sur le marché, avec de la création de valeur et d’emploi. C’est cette adaptation d’impédance qu’il est important de chercher à mettre en œuvre le plus rapidement possible lorsque l’on est une start-up.
M. Roger de Keersmaecker, executive adviser to the CEO, IMEC (Louvain). Le professeur van den Hove, président directeur général de l’IMEC, n’ayant malheureusement pas pu se libérer aujourd’hui, il m’a demandé de le représenter ici et c’est pour moi un honneur que de pouvoir m’exprimer dans le cadre de cette audition publique sur la valorisation de la recherche.
L’IMEC a pour mission de créer, grâce à des innovations en micro et nanoélectronique, des solutions et des composants contribuant à une vie meilleure et plus saine, dans un environnement durable. Avec un chiffre d’affaires s’élevant à 415 millions d’euros et 2 500 employés, IMEC est l’un des premiers centres mondiaux de R&D en micro et nanoélectronique. Il compte près de 1 000 visiteurs chercheurs (parmi lesquels 115 Français), dont 700 venant de sociétés étrangères, ce qui conduit à une communauté très internationale. Avec plus de 70 nationalités, nous pourrions aisément parler de véritables « nations unies de la recherche en électronique ».
La plateforme d’innovation de l’IMEC est constituée de deux couches. La première comporte une base de trois plateformes technologiques : le développement CMOS, l’intégration hétérogène (où les processus CMOS sont élargis avec des fonctions mécaniques, chimiques ou optiques) et enfin l’électronique flexible et l’affichage.
Ces plateformes technologiques servent une plateforme de solutions innovantes dans la deuxième couche, composée de trois domaines d’applications : les appareils pour la détection, la connectivité, la communication (« internet des objets »), les dispositifs médicaux portables, les diagnostics et les sciences de la vie (« internet de la santé »), et enfin l’énergie photovoltaïque, les dispositifs pour le réseau intelligent et pour le stockage d’énergie (« internet de la puissance »).
Pour effectuer toutes ces recherches, IMEC dispose de nombreuses installations en expansion continue, dont deux salles blanches pour les tranches de 200 et de 300 mm, une ligne pilote pour le photovoltaïque (aussi bien silicium qu’organique), des laboratoires de pointe pour la R&D sur les imageurs, la communication et les sciences de la vie, et des laboratoires pour la métrologie et l’analyse avancée.
L’IMEC est le moteur d’un écosystème de R&D complet, puisqu’il coopère avec les principaux acteurs de la recherche et de l’industrie. Nous avons construit au fil des années un réseau de partenaires, à une échelle mondiale, couvrant la chaîne de valeur des semi-conducteurs, comprenant les fournisseurs de matériaux et d’appareils, les IDMs, les fabricants de composants intégrés et les fonderies, les sociétés dites « fabless », c’est-à-dire sans fabrication propre, et « fablite » (ayant retenu une fabrication minimale), ainsi que les entreprises travaillant sur les différentes applications. Ce partenariat représente à coup sûr l’engagement industriel le plus grand dans le domaine de la recherche en matière de semi-conducteurs.
Nos modèles de collaboration couvrent un spectre allant de joint R&D, dans le cadre de ce que l’on qualifie d’« innovation ouverte », à la création de spin-off. Au fil des années, l’IMEC a ainsi créé plus de quarante sociétés spin-off dans les domaines de l’automatisation, de la conception, des composants et systèmes, notamment dans le monitoring médical et l’énergie.
Notre modèle d’essaimage d’entreprises est basé sur les Semaines d’innovation d’IMEC, qui créent un véritable entonnoir d’idées (« funnel of ideas »). Elles permettent en effet aux chercheurs de présenter leurs idées, qui sont examinées, puis sélectionnées. Pour les plus intéressantes d’entre elles au regard de la création d’entreprise, une étude de faisabilité est ensuite entamée, conduisant à une preuve de concept, suivie d’une phase d’incubation lors de laquelle le développement du produit est lancé.
Trouver le financement nécessaire est un souci constant, notamment pour conduire l’entreprise de l’incubation à la phase d’amorçage. Afin de remédier à cet écueil, l’IMEC est en train de créer le fonds Xpand pour l’innovation et l’accélération, qui envisage de collecter 100 millions d’euros auprès des investisseurs industriels.
L’IMEC est situé à Louvain, charmante petite ville qui abrite également l’une des plus anciennes universités d’Europe, désignée par le récent classement Reuters comme la plus innovante d’Europe, devant l’Imperial College de Londres et la prestigieuse université d’Oxford. Avec 50 000 étudiants, 8 000 chercheurs répartis dans plusieurs instituts de connaissance et plus de 300 entreprises de haute technologie, la région de Louvain est non seulement innovante et entrepreneuriale, mais constitue aussi un pôle d’attractivité pour les esprits créatifs. Cela a conduit récemment à la création de l’association Leuven Mindgate, destinée à promouvoir encore davantage l’innovation sur ce territoire.
En tant que championne d’Europe de l’innovation, l’université KU Leuven a généré au fil du temps la création de très nombreux spin-off. On en dénombre plus de 110 en 2015. Ce succès est dû en grande partie au bureau de transfert des technologies Leuven Research and Development, qui soutient les chercheurs tout au long du transfert de connaissances et les aide à mieux exploiter le potentiel commercial de leurs travaux.
Je conclurai en soulignant les atouts d’IMEC, qui reposent sur une infrastructure unique, des talents exceptionnels et des partenariats mondiaux. Notre culture s’articule en outre autour de trois éléments essentiels, que sont l’innovation de pointe et une grande réactivité aux attentes de nos partenaires, basées sur une excellence opérationnelle.
Notre motivation est de contribuer à un avenir meilleur pour notre société. Nous sommes à cet égard convaincus, citant Peter Drucker, que « la meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer ».
M. Eric Horlait, directeur général délégué au transfert et aux partenariats industriels, INRIA. Je n’aurai pas la prétention de vous parler de la valorisation de la recherche en général, mais vais essayer, comme les précédents orateurs, de vous donner un éclairage sur notre façon de travailler, à titre de retour d’expérience. Je terminerai en évoquant quelques difficultés, auxquelles il me semble assez facile d’apporter des solutions.
INRIA est un établissement public assez jeune, qui va fêter ses cinquante ans l’année prochaine. La particularité de cet organisme est de s’être vu confier, depuis sa naissance, une mission focalisée sur le numérique et les mathématiques appliquées. Cette première caractéristique se double d’une seconde, qui est que nos deux tutelles sont les ministères en charge de la recherche bien évidemment, mais aussi de l’industrie. Est ainsi inscrite dans les gènes d’INRIA une forme de continuité entre la recherche et l’entreprise, avec l’impact sur la société que cela suppose.
Quelques chiffres : INRIA regroupe 4 500 personnes, dont 2 700 collaborateurs payés par INRIA, les autres venant d’autres organismes ou universités, dans le cadre de collaborations telles que celles qui viennent d’être évoquées. Nous disposons de 8 centres en France, 5 antennes et 230 millions d’euros de budget, dont 27 % sont des ressources propres (c’est-à-dire hors subventions d’État). Nous accueillons 1 200 doctorants et 200 chercheurs postdoctoraux. 87 nationalités sont représentées chez INRIA. En termes de production, l’activité peut se résumer à 4 600 publications scientifiques de référence, 390 brevets et 140 logiciels déposés chaque année. Nous accompagnons en outre la création de start-up (10 en 2015 par exemple).
Nous sommes enfin très fiers de la reconnaissance de nos collaborateurs auprès de l’ERC : il faut savoir en effet qu’INRIA accueille 46 bourses décernées à ses chercheurs dans ce cadre, dont 7 l’année dernière.
J’ai noté, lors des interventions précédentes, des références à la question de la propriété intellectuelle. Je souhaite souligner qu’il s’agit, dans le domaine du numérique, d’un élément un peu particulier : déposer des brevets y est en effet particulièrement important, pour de multiples raisons. Dans nos relations avec les entreprises, cela montre un savoir-faire dont elles sont en recherche. Dans le domaine des start-up, les investisseurs cherchent en outre à mettre en place des barrières à l’entrée ; or les brevets constituent une bonne barrière.
En pratique, la valeur ne réside toutefois pas dans le brevet, mais dans les gens, leur savoir-faire et leur capacité à porter ce savoir-faire ailleurs que dans les laboratoires. Pour prendre un exemple très concret, on produit, dans le domaine du numérique, des logiciels, dont la plupart sont open source. Chacun peut donc théoriquement les récupérer, les installer et les utiliser ; mais en réalité, on ne parvient pas à les utiliser correctement sans l’expertise des personnes qui savent s’en servir.
La recherche et sa valorisation sont les deux missions fondamentales d’INRIA. Elles se retrouvent évidemment dans la structure de l’établissement, avec deux directions générales, dont l’une s’occupe de la science, de la recherche, et l’autre (que j’ai l’honneur de diriger) du transfert et des partenariats industriels.
Nous sommes convaincus, chez INRIA, que la valorisation de la recherche passe par une très forte proximité, d’un côté avec les chercheurs, de l’autre avec le tissu économique. Nous disposons ainsi d’une équipe d’une quarantaine de personnes dont le métier est d’être au quotidien aux côtés des chercheurs, pour détecter les innovations et les capacités de transfert, les aider à monter des start-up et à comprendre les demandes des écosystèmes. Cette équipe de chargés d’affaires est complétée par des ingénieurs, ayant pour mission d’aider les chercheurs à élaborer des prototypes, des développements et à transformer leurs recherches en produits ou pré-produits susceptibles d’être mis sur le marché. Cette fonction occupe environ 70 ingénieurs permanents chez INRIA, secondés par plus de 200 ingénieurs non permanents, que nous employons en CDD.
La création d’entreprise est inscrite dans nos gènes, depuis de nombreuses années. Nous avons ainsi accompagné plus de 130 start-up au cours des trente dernières années, ce qui est à la fois beaucoup, si l’on transforme par exemple cela en emplois (avec quelque 3 000 emplois direct créés), et très peu. Il est intéressant de savoir que plus des trois quarts de ces start-up technologiques sont encore vivantes aujourd’hui ou ont été rachetées par des sociétés plus importantes, qui utilisent toujours ces technologies. Ces rachats sont majoritairement le fait de groupes non européens.
Nous accompagnons ces jeunes entreprises par l’intermédiaire d’équipes dédiées telles que celle que je viens de décrire, qui les aident notamment à s’approprier les pratiques et les codes du monde du business, que bien souvent les chercheurs ne maîtrisent pas.
Certaines des start-up accompagnées par INRIA ayant rapporté un peu d’argent, nous avons par ailleurs pu, en vendant nos participations dans plusieurs d’entre elles, créer en 2011 un fonds d’investissement, nommé IT-Translation, qui permet de faire de l’ultra-amorçage. Il s’agit de travailler très en amont sur les projets, avant même que la société n’existe, pour aider les porteurs de projets et leur apporter les 300 000 premiers euros permettant à l’entreprise de démarrer dans de bonnes conditions, dans la mesure où cela donne la possibilité, par effet de levier, de disposer de davantage d’argent, grâce à des organismes comme la Bpi ou à des prêts consentis par certaines banques privées.
Si j’avais un souhait à formuler dans ce domaine, ce serait que l’on se penche davantage sur la logique d’émergence et de financement des start-up. Sans financement, aucune jeune entreprise ne peut émerger. Je pense qu’en France, la Bpi a fait, avec le CGI, des efforts fabuleux en créant des fonds d’amorçage. Plus d’une quinzaine existent à ce jour, à travers le FNA par exemple. En tant qu’ancien créateur d’entreprise dans les années 2000, j’ai beaucoup souffert pour trouver les premiers financements. Aujourd’hui, ces outils d’amorçage sont extrêmement précieux. En revanche, on a déplacé cette « vallée de la mort » du financement des entreprises à la phase suivante. Passée l’étape d’amorçage, on ne trouve d’argent que si l’on est capable de montrer un chiffre d’affaires de quelques millions d’euros, avec des clients, un produit et un marché identifié. Mais entre la société nouvellement créée, qui a commencé à trouver son marché, et cette étape-là, il existe un trou. Mon souhait serait que l’on puisse avoir une démarche volontariste pour créer des fonds de suivi, de post-amorçage, comme cela a été le cas en matière d’amorçage.
Je vous remercie de votre attention et aimerais pour conclure partager avec vous la devise d’INRIA, qui m’apparaît en prise directe avec le sujet d’aujourd’hui : « Excellence scientifique au service du transfert technologique et de la société ».
Mme Pascale Augé, présidente d’INSERM Transfert. Je vous remercie d’avoir convié INSERM Transfert à s’exprimer sur la valorisation, et en particulier sur l’essaimage, dans le cadre de cette audition publique.
Comme l’a indiqué le président Touraine, l’un des éléments fondamentaux de la mission d’une structure de valorisation est d’être capable d’assembler les talents, à savoir d’un côté le chercheur ou le clinicien, tous les jours absorbés par leurs travaux, de l’autre l’industriel (ou l’investisseur dans le cadre d’essaimage). Chacun a des talents, mais tous ne parlent pas exactement le même langage, même si beaucoup a déjà été fait en ce sens, et viennent de cultures souvent différentes.
L’INSERM, Institut national de la santé et de la recherche médicale, a véritablement construit sa stratégie de valorisation et d’innovation, sur les trente dernières années, avec une perspective de compétitivité internationale, de visibilité et d’une masse critique d’innovations dans ce domaine très particulier qu’est la santé humaine, au niveau mondial.
La feuille de route d’INSERM Transfert, filiale de l’INSERM à 100 %, avec une délégation de service public pour les activités de valorisation depuis dix ans, est donc triple : protéger, développer et commercialiser les innovations de l’INSERM et de ses partenaires de mixité, mais également contribuer, sur le versant valorisation, au rayonnement de l’INSERM et à son excellence globale et mondiale, ainsi qu’au financement de la recherche de l’INSERM et de ses partenaires de mixité. Il faut savoir que toutes les unités de l’INSERM sont des unités mixtes de recherche, avec des partenaires comme des organismes de recherche (CNRS et autres), des universités et des CHU. La logique de coopération est donc quasiment intrinsèque à l’INSERM ; elle est présente dans son ADN depuis l’origine.
En 2005, INSERM Transfert a contribué à générer, pour l’INSERM et ses partenaires de mixité, 58 millions d’euros de revenus, incluant l’ensemble des partenariats industriels, mais aussi la recherche de financements collaboratifs, en particulier au niveau de l’Europe.
En tant que structure et société privée, INSERM Transfert a atteint l’équilibre économique en 2011. Notre objectif est véritablement d’être capables de nous maintenir à cet équilibre et absolument pas de faire des bénéfices. Nous souhaitons par contre-pouvoir continuer à exercer nos métiers, aux meilleurs niveaux standards internationaux, tout en maximisant la valorisation économique, mais aussi sociétale, pour l’INSERM, plaçant du même coup l’Institut dans la position de pouvoir rivaliser avec le NIH américain ou le Harvard Medical School de Boston, ainsi qu’avec de nouveaux instituts montants, particulièrement importants, en Asie.
Nous disposons aujourd’hui pour ce faire d’une équipe de 92 professionnels, qui couvrent un éventail large et apprécié d’expertises en santé humaine, notamment dans les domaines stratégiques d’innovation de l’INSERM que sont la découverte de belles cibles innovantes, de médicaments d’origine biologique et de biomarqueurs du diagnostic.
Quelles activités développons-nous au sein de ce process assez long qu’est la valorisation ? L’un de nos premiers métiers consiste à faire émerger l’innovation des laboratoires. Les scientifiques d’INSERM Transfert vont, pour ce, voir les chercheurs et les cliniciens et les aident à identifier le petit fil qui, dans la pelote de laine, va permettre de tisser l’histoire autour de l’innovation. Notre objectif est de faire émerger annuellement 300 à 350 déclarations d’invention.
Une fois ces potentiels d’innovation détectés, nous les protégeons : c’est là notre deuxième métier. Cela permet aujourd’hui, selon le classement de l’OEB, de positionner l’INSERM comme le premier déposant académique européen en santé humaine, en matière de brevets. L’INSERM possède ainsi plus de 1 400 familles de brevets. Ce portefeuille est, globalement, relativement jeune, puisque 40 % des brevets qui le composent ont moins de trente mois.
En nous appuyant sur notre délégation de service public, nous avons développé notre propre philosophie quant au dépôt de brevets, l’idée étant de donner leur chance à un maximum d’innovations. Nous acceptons de prendre ce premier dépôt comme le t0 et sommes capables de créer la preuve de concept adéquate, de tester l’appétence industrielle, de travailler avec les offices, pour qu’en moins de trente mois, avant les grands postes de coûts, l’on puisse avoir une opinion motivée de ce que vaut véritablement l’innovation en termes de débouchés industriels.
Notre troisième métier, si l’on suit la chaîne de valeur classique, est celui de la pré-maturation et de la maturation. Il existe depuis 2009, au sein d’INSERM Transfert et de l’INSERM, une enveloppe de maturation autonome, de l’ordre d’1,5 à 2 millions d’euros par an, qui sert à travailler ces premières étapes. Notre philosophie en la matière est associée aux domaines stratégiques de l’INSERM. Lorsque l’on dispose d’une belle cible thérapeutique, il est essentiel de la valider. En effet, faute de cette validation, personne, ni dans une logique d’essaimage, ni dans un contexte industriel, ne voudra prendre la main dessus. C’est donc ainsi que nous procédons, en partenariat notamment avec les SATT et les IHU.
Notre quatrième métier est celui de la relation avec l’industriel. Aujourd’hui, notre vocation, notre logique en termes d’essaimage, consiste véritablement à privilégier la création et la croissance d’entreprises, notamment de jeunes pousses, sur le long terme. Comme cela a été fort bien dit précédemment, il est assez facile de créer, mais beaucoup plus difficile de développer. Il faut vraiment, aujourd’hui, privilégier le long terme, opter pour une logique de taille critique et non de saupoudrage et parier sur des entreprises ayant le potentiel de grandir, ou qui vont se mettre en configuration de se développer dès le début. Il s’agit donc d’un essaimage choisi et désiré. J’ai, à ce propos, beaucoup apprécié la remarque de Monsieur Caritu, qui a parlé de l’importance de la « volonté quasi obsessionnelle des porteurs de projets de créer ». Il s’agit bien là d’un élément critique, fondamental dans la vie de tous les jours d’un entrepreneur.
Créer une entreprise est une aventure humaine et technologique. Nous encourageons la création lorsque tous les facteurs clés de succès sont réunis.
Nous avons, par exemple, soutenu une jeune pousse, HalioDx, créée au cours des 24 derniers mois sur la base d’une technologie appelée Immunoscore, dont nous pensons qu’elle va devenir demain le gold standard de la stratification de patients atteints de cancers. Il s’agit d’un portefeuille multi-famille, que nous avons bichonné pendant dix ans et qui a été travaillé en parallèle, d’un point de vue scientifique, par le docteur Jérôme Galon. Le résultat est la création d’une jeune PME, avec des professionnels du développement diagnostic en cancérologie. Employant au départ 75 personnes, elle compte aujourd’hui un effectif de 95 personnes environ. Notre idée est de poursuivre notre action auprès de cette société et de la faire grandir.
De la même façon, nous pouvons aussi venir consolider de belles ETI. Nous avons procédé ainsi très récemment dans le cadre d’une technologie de rupture en biomatériaux, issue des travaux du docteur Didier Letourneur. Nous avons travaillé avec la société SILAB, ETI familiale française basée à Brive et impliquée initialement dans le domaine des ingrédients actifs pour la dermocosmétique, et construit une spin-off commune, SILTIS, avec l’idée de développer un nouveau maillon, de permettre à cette entreprise d’entrer dans un nouveau domaine de la santé humaine, avec un effet levier sur un existant.
Nous nous situons vraiment dans une démarche de consolidation, avec d’autres start-up, d’autres entreprises, y compris de « grosses petites » comme INET Pharma, avec laquelle nous travaillons la logique de collaboration de R&D.
L’INSERM et INSERM Transfert se sont par ailleurs largement investies dans la logique de financement précédemment mentionnée, avec la création, dès 2005, d’un fonds d’amorçage, INSERM Transfert Initiative, dédié à la santé humaine.
Nous travaillons en outre évidemment, d’une façon plus générale, avec les grands groupes, sur des projets et des modes de fonctionnement plus ad hoc.
M. Norbert Benamou, président du réseau des Sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT). Je vais vous parler des Sociétés d’accélération du transfert de technologies. Il me semble important de souligner en préambule que le transfert de technologies n’est pas toute la valorisation de la recherche, mais seulement l’une des voies de cette valorisation, avec la recherche partenariale, qui constitue environ 85 % de la valorisation de la recherche. Le transfert de technologies, dans lequel interviennent les SATT, passe par la maturation technologique, puis par la conclusion de licences avec des entreprises, et représente 10 % à 15 % du total.
Nous avons dans ce cadre un rôle à jouer d’une part vis-à-vis des chercheurs, puisque nous devons aller dans les équipes de recherche détecter des résultats de travaux présentant un certain potentiel de transfert, d’autre part en direction des entreprises, pour essayer d’identifier leurs besoins, ainsi que des opportunités de marché. Notre rôle principal est ensuite d’investir pour s’assurer que l’on puisse développer des preuves de concept sécurisées du point de vue de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire que la propriété intellectuelle issue du laboratoire soit appropriable par une entreprise et que si cette dernière prend une licence, elle pourra alors vraiment l’utiliser comme avantage concurrentiel. Il nous revient également de nous assurer qu’il existe un potentiel marché et une possibilité de développer une preuve de concept technologique suffisamment démonstratrice pour intéresser les entreprises.
Il existe aujourd’hui 14 Sociétés d’accélération du transfert de technologies sur le territoire national et probablement bientôt une quinzième dans le cadre du programme des investissements d’avenir, pour couvrir la Normandie qui ne l’est pas actuellement. Ces sociétés sont des filiales des établissements de l’État, mais aussi des établissements publics de recherche (universités, grandes écoles, organismes nationaux de recherche).
Nous sommes organisés avec des équipes de professionnels pour traiter, au sein de la SATT, de la propriété intellectuelle, du business développement, de l’ingénierie de projets technologiques et du développement des preuves de concept. S’y ajoute du personnel embauché, placé dans les laboratoires, sur projet, pour réaliser les preuves de concept. Dans certains cas, ces personnels sont embauchés temporairement par la SATT, dans d’autres ils sont employés par les établissements.
Il est important de souligner la montée en puissance de ce dispositif relativement jeune, puisque les premières SATT ont été créées en janvier 2012 et les dernières à l’été 2014. Nous sommes donc encore en phase de montée en charge. En 2015, le rythme était d’environ 450 brevets déposés dans l’année, près de 300 projets en maturation, une centaine de millions investis, 178 licences signées avec des entreprises et une cinquantaine de créations d’entreprises. Actuellement, les investissements tendent à se stabiliser, puisque nous sommes sur un métier long, qui demande du temps entre l’investissement et le transfert. En termes d’investissements, de nombre de projets, de dépôts de brevets, la croissance est donc relativement modérée. Par contre, pour ce qui concerne les transferts eux-mêmes, le rythme va s’accélérer, pour se stabiliser probablement vers 2018–2019. Mais nous n’en sommes pas encore là et il est difficile pour l’instant de donner des prévisions très précises à ce sujet.
Les premiers produits issus de transferts de technologies sont arrivés sur le marché en 2015. Cela reste encore anecdotique, mais va commencer à se multiplier en 2016-2017. Ce n’est qu’à partir de 2018-2019 que ce mouvement sera toutefois vraiment visible et conséquent.
En termes de création de valeur économique, il est important de noter que cela se déroule principalement sur le territoire national. Parmi les premières licences concédées, 64 % l’ont été dans leur propre région et 28 % sur le territoire national en complément de l’implantation régionale. Le reste s’est effectué à l’international, dont une partie importante en Europe.
Si l’on considère les profils d’entreprises, on constate que 40 % sont actuellement des start-up ; mais il s’agit d’un effet d’optique, dans la mesure où il est plus facile de négocier avec une start-up lorsqu’on est en phase de maturation qu’avec un grand groupe, avec lequel on licenciera plus tard. Comme nous sommes en montée en charge des SATT, il est probable que le pourcentage de start-up baisse au fil du temps, au profit du nombre de grandes entreprises.
Actuellement, 40 % des entreprises licenciées sont donc des start-up, près de 50 % des petites et moyennes entreprises et 10 % des entreprises de taille intermédiaire et des grands groupes.
J’aimerais, pour conclure, insister sur trois points clés.
Le premier est que les SATT sont véritablement ancrées dans leurs territoires, avec des modèles adaptés aux contextes locaux.
Le deuxième réside dans le fait que nous avons une mission de valorisation de la recherche ayant un réel impact économique. Notre objectif est bien sûr de valoriser les résultats issus de la recherche publique, mais également d’essayer de renforcer la compétitivité des entreprises, françaises en grande partie.
Le troisième élément enfin est que nous sommes toujours en phase de montée en puissance régulière, avec un objectif crédible d’équilibre financier sur le long terme. Il faut être clair sur le fait que dix ans ne constituent pas une durée suffisante. Pour certaines SATT, ce point d’équilibre pourrait se situer aux alentours des dix ans, mais pour d’autres, il sera vraisemblablement atteint au bout de quinze ans seulement. Tout dépend de la situation locale.
M. Nicolas Carboni, président du Réseau C.U.R.I.E, association française des professionnels de la valorisation, du transfert de technologie et de l’innovation issue de la recherche publique. Je vous remercie de l’opportunité qui m’est donnée de vous dire quelques mots sur le Réseau C.U.R.I.E et ses activités, et de partager avec vous nos réflexions sur les enjeux liés aux métiers de la valorisation.
Avant d’évoquer le Réseau C.U.R.I.E, permettez-moi de vous donner quelques éléments de contexte sur ce qu’est la valorisation et quelques chiffres permettant de mesurer ce dont il est question. Selon l’enquête menée par notre Réseau sur l’année 2014, la valorisation représente plus d’un milliard d’euros de fonds amenés par des entreprises vers des laboratoires, soit au travers de contrats de recherche, soit par l’intermédiaire de licences d’exploitation. Ceci illustre parfaitement la valeur que ces entreprises accordent à ce que nos laboratoires peuvent leur apporter. Quelque 10 000 entreprises sont impliquées dans ces contrats. Concernant l’essaimage, un peu plus de 300 entreprises, issues de la recherche publique, ont été créées en 2014 et ont levé 164 millions d’euros.
Le Réseau C.U.R.I.E est l’association des professionnels de la valorisation de la recherche. Nos membres sont les établissements de recherche. Nous en comptons plus de 180. Les membres actifs sont les individus qui s’impliquent dans les différentes activités que nous menons. Ils représentent plus d’un millier de personnes, qui illustrent la diversité de notre système d’enseignement et de recherche, puisqu’ils proviennent d’universités, d’organismes, de filiales de valorisation, de CHU, d’écoles d’ingénieurs et d’autres structures liées aux programmes d’investissement d’avenir.
Notre gouvernance reflète également cette diversité. Divers organismes sont ainsi représentés au sein de notre conseil d’administration : filiales de valorisation, CHU, SATT, universités, etc.
Nous sommes, d’abord et avant tout, une source de valeur ajoutée pour nos membres. Nous leur offrons un certain nombre de services, à commencer par des formations, du développement professionnel, du partage de bonnes pratiques, ainsi que des services visant à faciliter l’accès des entreprises à des compétences présentes dans les laboratoires. Le paysage est en effet extrêmement fragmenté et nous mettons à contribution l’effet réseau pour simplifier l’accès à ces compétences.
Nous sommes également une force de proposition auprès des pouvoirs publics et des acteurs socio-économiques, sur des questions d’intérêt commun sur lesquelles le Réseau et ses administrateurs se mobilisent : cadre réglementaire, indicateurs d’activités et d’impact, enjeux de simplification du système.
Nous sommes enfin un levier de visibilité et de rayonnement du dispositif français de valorisation.
Parmi les actions proposées aux membres, la formation a concerné, en 2015, 151 professionnels de la valorisation, sur différents parcours.
Nous fournissons en outre des cahiers de laboratoire, outil extrêmement important pour sécuriser juridiquement les droits de propriété intellectuelle transférés vers les entreprises. Plus de 500 000 de ces cahiers ont été vendus jusqu’à aujourd’hui.
Nous organisons par ailleurs un congrès annuel, qui réunit plus de 500 personnes chaque année, pour travailler sur des thématiques techniques et faire progresser nos collaborateurs et les professionnels du secteur.
Parmi les autres services proposés à nos membres, citons une bourse de l’emploi qui a permis en 2015 de relayer quelque 260 annonces d’employeurs.
En matière d’essaimage, le Réseau C.U.R.I.E, en partenariat avec Rétis, a été lauréat d’un appel à projets sur les investissements d’avenir, pour développer la culture de l’innovation et de l’entrepreneuriat au sein des établissements publics, avec une cible doctorants et jeunes chercheurs. La volonté affirmée était non seulement de démystifier le processus d’entrepreneuriat, mais aussi de former à la création d’entreprise et de favoriser la rencontre entre des porteurs et des projets orphelins. Il faut en effet savoir (j’y reviendrai) que le chercheur n’est pas nécessairement le meilleur porteur de projet pour une start-up.
Nous développons aussi, dans ce cadre, des serious games puisque la génération à laquelle nous nous adressons est très sensible à ce type d’outil. Nous cherchons également à favoriser la confrontation entre entrepreneurs et chercheurs et proposons dans ce programme des outils de sensibilisation et d’accompagnement.
Je souhaitais, pour terminer, livrer quelques enjeux à votre réflexion et éventuellement à la discussion.
Le premier est de mieux mesurer l’impact socio-économique des activités de valorisation, pour mieux en évaluer la performance. En effet, la valorisation n’est pas un centre de coûts : on crée de la valeur et on doit nécessairement pouvoir capturer une partie de cette valeur. Ce n’est pas davantage un centre de profits, dont la vocation est de maximiser les revenus. De fait, si l’on veut correctement apprécier la performance du système, il faut, au-delà d’indicateurs d’activité (mesure du nombre de licences, des revenus de licences, du nombre de start-up, etc.), pouvoir mieux cerner l’impact socio-économique, c’est-à-dire le gain pour la société, de ces activités de valorisation.
Un deuxième enjeu est de mieux « valoriser la valorisation » dans la carrière des chercheurs. Nous sommes actuellement en période d’évaluation menée par le HCERES. Lors de la dernière semaine, quatre chercheurs sont venus me dire qu’ils avaient fait état dans ce cadre des brevets, contrats et licences auxquels ils avaient contribué, mais que cela n’intéressait pas les évaluateurs. Il faudrait que ces activités de valorisation soient mieux intégrées dans les programmes, donc dans la carrière des chercheurs.
Dans la mesure où ces métiers sont nouveaux et en plein développement, il existe en outre des enjeux partagés autour des problématiques de formation et, au-delà, de certification. J’ai longtemps vécu en Amérique du Nord, où il existe un système de certification des professionnels du transfert. Cela favorise par ailleurs énormément la fluidité, donc la mobilité de personnes du secteur public vers le privé et inversement.
Parmi les enjeux et défis, figure aussi l’articulation des échelons nationaux et régionaux, au niveau évidemment de la coordination des outils, mais également en termes de politiques.
Des efforts ont déjà été entrepris, qu’il convient de poursuivre, en matière de simplification de nos écosystèmes d’innovation. La circulaire sur le mandataire unique va clairement dans le bon sens. Il importe également de consolider le dispositif de valorisation en simplifiant les structures et en réduisant le nombre d’intervenants dans les écosystèmes d’innovation. Dans nos territoires, on compte en effet pléthore de pôles, de grappes, d’agences régionales d’innovation, d’agences de développement et autres structures censées accompagner les entreprises dans leurs efforts d’innovation et notamment dans leurs interactions avec la recherche publique, mais qui présentent un paysage encore extrêmement fragmenté.
L’Europe commence à comprendre que la valorisation de la recherche et le transfert de technologies sont des enjeux fondamentaux pour la compétitivité de l’industrie et se prépare à investir de façon importante dans la maturation, afin de faciliter ce transfert. Je regrette de constater qu’aujourd’hui la France est totalement absente de ces débats. Sa position est invisible, alors que notre pays a mené l’une des politiques les plus ambitieuses dans ce domaine. Il y a là un enjeu et une position à construire au niveau européen.
Je conclurai sur le thème initial de cette table ronde, à savoir l’essaimage issu des laboratoires. Je pense que l’on a pendant longtemps considéré que le modèle à favoriser était celui du chercheur que l’on transforme en entrepreneur. Cela arrive, assez rarement toutefois. On a pendant trop longtemps sans doute privilégié le volume à la qualité et créé de nombreuses start-up qui n’ont pas grandi et ont vécu quelques années seulement, sur les subsides publics. Peut-être pourrait-on envisager des approches différentes et aller par exemple chercher des porteurs de projets à l’extérieur de la sphère académique. Un article, paru la semaine dernière dans Les Échos, évoquait une start-up cofondée avec une biothèque existante, qui a signé, dès sa création, un partenariat avec un industriel, lequel a levé des fonds dans les deux mois : il existe donc des modèles d’organisation et de création de
start-up autres que celui du chercheur-entrepreneur qui agit seul.
M. Jean-Louis Touraine. Il nous reste environ un quart d’heure pour débattre. Je remercie tous les intervenants pour les divers exemples et modèles, particulièrement encourageants, qu’ils nous ont présentés.
Ce n’est d’ailleurs pas une surprise : nous savons en effet que les chercheurs sont très intéressés à ce que, au terme de leur activité, émerge un produit utile. Ils espèrent le voir aboutir et souvent même contribuer à cet aboutissement. Les industriels quant à eux sont évidemment très soucieux d’innovation, élément déterminant pour la pérennité de leurs entreprises. Ils ont ainsi développé des systèmes de veille qui leur permettent de connaître les produits innovants potentiels. S’ajoutent à cela les dispositifs et modes de financement mis en œuvre par les pouvoirs publics.
La situation actuelle donne l’impression d’une diversité d’incitations à une meilleure coopération, telle que décrite par Monsieur Schweitzer. Ce que l’on a qualifié de « vallée de la mort » n’existe plus en tant que tel, même s’il reste plusieurs fossés à combler, plusieurs ponts à lancer, autour de l’élaboration d’une culture, d’un langage communs à l’ensemble des intervenants.
Il faut absolument, plusieurs d’entre vous l’ont mentionné, développer les possibilités de rachat par des groupes européens. Le dernier exposé a en outre appelé à la construction d’une place plus visible pour la France dans les instances européennes.
Nous voyons ainsi les objectifs qui s’ouvrent à nous et les efforts à mettre en œuvre pour les atteindre.
J’ouvre à présent le débat, afin que ceux qui le souhaitent puissent poser des questions, formuler remarques et commentaires et faire ainsi avancer la réflexion.
M. Abdallah Ougazzaden, président de l’Institut Lafayette (Georgia Tech Lorraine). Concernant le financement des start-up, qui constitue un élément central de leur développement, on constate, en France et en Europe, que les investisseurs privés ou particuliers ne prennent pas beaucoup de risques : on les sollicite donc finalement assez peu. En revanche, les industriels sont très intéressés par le développement de ces jeunes sociétés. Comment les industriels peuvent-ils investir dans les start-up et les aider ? Quelques-uns commencent à créer des fonds d’investissement spécifiques, mais il me semble important que les grands corporates investissent dans ce domaine.
Il a été indiqué dans le dernier exposé que les chercheurs n’étaient pas tous des entrepreneurs. Je partage tout à fait ce point de vue. Les chercheurs-entrepreneurs vont toujours trouver la solution pour créer leur start-up, aidés en cela par la mobilisation des divers outils présentés. En revanche, les chercheurs qui n’ont pas cette culture entrepreneuriale ou n’ont pas véritablement envie d’effectuer ce passage du laboratoire vers l’entreprise risquent de se heurter à l’échec, faute d’expérience.
Certains d’entre eux sont, par ailleurs, à la pointe de la recherche sur des ruptures technologiques majeures : existe-t-il des outils pour valoriser leurs recherches tout en leur permettant de poursuivre leurs travaux de laboratoire ? De tels dispositifs fonctionnent par exemple en Amérique du Nord, pour que les chercheurs restent chercheurs tout en prenant part au développement de start-up issues des technologies qu’ils mettent au point.
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Cet après-midi, des exemples nous seront donnés d’entreprises travaillant en collaboration avec des start-up. Je vous propose donc que nous traitions cette partie de votre question à ce moment-là.
Mme Pascale Augé. Dans le domaine de la santé, de nombreux grands industriels ont construit des venture funds, c’est-à-dire ont créé leurs propres fonds pour aller investir dans des sociétés, et s’engagent aujourd’hui aux côtés des investisseurs classiques du capital-risque ou de fonds d’amorçage par exemple. Ils ont toutefois des stratégies différentes : ils interviennent ainsi soit dans une logique purement financière, soit dans une démarche complémentaire de leur approche partenariale avec leur groupe R&D. Très souvent, nous constatons ce travail conjoint de grands partenariats stratégiques avec, lorsque l’opportunité se présente, une logique d’essaimage soutenue par un venture fund. Ces schémas se reproduisent assez classiquement aujourd’hui.
M. Michel Cosnard, président du Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), membre du conseil scientifique de l’OPECST, ancien président de l’INRIA. Je souhaiterais, tout d’abord, répondre à Monsieur Carboni. Vous avez raison : la valorisation, l’innovation, ne sont pas suffisamment prises en compte dans la carrière des chercheurs.
Vous vous trompez toutefois de cible : ce n’est pas le HCERES qu’il faut accuser, puisque nous ne sommes pas en charge de l’évaluation des chercheurs. Nous avons en effet pour mission d’évaluer les structures de recherche, les établissements, etc. En ce qui concerne les laboratoires, les unités de recherche, je souhaite vous dire que cette question de la valorisation est prise en compte extrêmement sérieusement. Parmi les six critères d’évaluation, consultables sur notre site web, le critère n°3 s’intitule « interaction avec l’environnement social, économique et culturel » et porte précisément sur cet aspect. On y retrouve un examen des faits observables, des produits destinés aux acteurs, des logiciels et des brevets, des engagements dans des relations partenariales (avec des entreprises, des institutions culturelles, des partenaires non académiques). Tout ceci est évalué et englobe également les indications éventuelles sur l’impact des recherches : c’est là que nous interrogeons les structures sur la question de la création d’entreprises, l’innovation, les effets sur la santé publique, etc.
Ce secteur est donc vraiment pris très au sérieux. Je suis toutefois à votre écoute si vous estimez que cela n’est pas suffisant, dans le cadre de l’évaluation des laboratoires.
En revanche, je partage tout à fait, en tant qu’ancien président de l’INRIA, votre remarque sur le fait que l’innovation et la valorisation ne sont pas assez prises en compte dans la carrière des chercheurs. Peut-être est-ce dû à des problèmes d’indicateurs et de mesure. Il s’agit d’un sujet sur lequel l’INRIA a beaucoup travaillé. Comment apprécier par exemple la qualité d’un logiciel dans le cadre de l’évaluation d’un chercheur ? Il est plus facile de mesurer des publications. Malgré toute la bibliométrie existante, nous sommes encore très pauvres pour ce qui concerne la valorisation de la recherche. Je pense qu’il s’agit là d’un sujet de recherche.
Je formulerai mon deuxième commentaire en tant que membre du conseil scientifique de l’OPECST. Il a été question précédemment de la « vallée de la mort » : je pense que ce problème est en passe d’être résolu. Le sujet aujourd’hui est de savoir comment mieux sécuriser les fondateurs. Vous avez évoqué la question du droit au retour. Il me semble nécessaire d’aller un pas plus avant. Il y a là une responsabilité nationale et des acteurs socio-économiques. Trop souvent, lorsque des investissements sont réalisés dans les entreprises, on dilue le capital et on met une pression extrême sur les fondateurs, qui se trouvent ainsi rapidement appauvris, alors même qu’ils sont à l’origine de la création de l’entreprise et y jouent un rôle très important. Je vois là un sujet qu’il conviendrait de traiter.
Il a en outre été beaucoup question d’innovations technologiques qui sortent des laboratoires pour aller vers le monde socio-économique. Cela est très bien, mais l’on oublie ce faisant un pan considérable de l’innovation, qui est l’innovation d’usage, réalisée non pas à partir des laboratoires, mais des besoins de la société, et très souvent par des personnes (étudiants, créateurs venus de la société) qui ne sont pas issues des laboratoires. Ce sujet mériterait selon moi d’être abordé, dans son contexte à la fois culturel, économique et financier.
M. Eric Horlait. Je voulais rebondir sur la question relative aux chercheurs créateurs d’entreprises. Effectivement, nombre de chercheurs, dits « seniors » ou « permanents », ont tendance à rester dans les laboratoires et ne partent qu’assez rarement dans les entreprises. Malgré tout, cela arrive parfois : deux chercheurs sont ainsi partis dans les start-up que nous avons créées l’an dernier chez INRIA. C’est également le parcours que j’ai suivi voici quelques années. Ce sont, toutefois, majoritairement les ingénieurs, les
post-doctorants ou les doctorants, qui travaillent chez nous de façon temporaire, qui sont les porteurs techniques des projets d’entreprises.
Sur les aspects d’accompagnement, des modèles importés d’Amérique du Nord commencent à arriver chez nous. On parle alors de « start-up studios ». Il s’agit d’entreprises, d’investisseurs, dont le business model est d’être à la recherche d’innovations technologiques, de projets de start-up sans équipe pour les exécuter, c’est-à-dire sans l’aspect business, marché, marketing, et qui se proposent d’apporter ces compétences manquantes. Ils viennent donc chercher les idées dans les laboratoires et construisent avec ces derniers des projets d’entreprises, qu’ils exécutent ensuite en trouvant le financement nécessaire. Ce modèle me semble extrêmement intéressant à observer, très performant et présentant l’avantage, dans le domaine du numérique tout au moins, de raccourcir très fortement les échelles de temps. Nous travaillons depuis deux ans avec des sociétés de ce type. L’analyse d’un projet leur prend en général deux à trois mois. Si elles sont convaincues, l’entreprise est créée six mois plus tard, avec les levées de fonds nécessaires. L’organisation peut se mettre en place très rapidement et très efficacement.
M. Jean-Yves Le Déaut. Deux des intervenants ont indiqué que les rachats étaient majoritairement le fait de groupes étrangers. Ceci signifie donc que l’on n’a pas sécurisé le système, alors même qu’on l’a payé. Il n’est pour s’en convaincre qu’à considérer les sommes que Louis Schweitzer nous a indiquées. Comment envisagez-vous cette question ?
J’ai par ailleurs le sentiment, en vous écoutant, que le paysage est très fragmenté. Nous sommes en quelque sorte le pays de la « géologie politique » : les gouvernements successifs ajoutent à l’édifice de nouvelles couches censées résoudre le problème de l’innovation. Ces couches sont-elles articulées ? Va-t-on chercher dans les couches inférieures les éléments qui pourraient être source d’efficacité ?
Je partage enfin vos propos sur le système d’enseignement et de recherche français. Il faudrait prendre en compte la totalité des tâches d’un universitaire au cours de sa carrière, c’est-à-dire non seulement les missions d’enseignement et les travaux de recherche, mais aussi les actions de médiation scientifique, de relations internationales, d’administration ou d’innovation. Michel Cosnard a souligné qu’il était difficile de trouver des indicateurs et d’évaluer : certes, mais c’est là votre rôle. Si l’on a créé le HCERES et nommé un président à sa tête, c’est justement pour que celui-ci innove à ce sujet.
M. Jean-Marc Egly, membre de l’Académie des sciences, membre du conseil scientifique de l’OPECST. Mon intervention s’inscrit dans le prolongement de l’exposé de Monsieur Carboni et des commentaires de Michel Cosnard. Le HCERES évalue des équipes, donc des chefs d’équipe, sur leurs publications. Ceci est pris en compte et a des conséquences en termes de promotion. Le HCERES n’évalue donc pas que des structures, mais aussi des personnes.
Dans l’AERES, qui a précédé le HCERES, très peu de personnes au sein des comités scientifiques étaient en outre capables d’évaluer les activités techniques et technologiques. On n’y comptait par exemple aucun industriel, ni aucun représentant du secteur privé.
Voici quelques failles du système, qu’il faudrait que le HCERES s’attache à corriger.
M. Yanis Caritu. La création et le développement sont deux phases essentielles. Au sein du laboratoire du CEA, des investissements conséquents sont réalisés pour la recherche. Il faut réfléchir également à l’impact que cela doit avoir au niveau industriel. Cet impact ne peut être que fort, car beaucoup d’argent est dépensé en amont. Se pose ici la question des grands groupes. Pour que l’impact soit fort, il faut que de grands groupes s’en saisissent et comprennent exactement ce qui va leur permettre de gagner des parts de marché ou de réaliser des économies sur un produit qui coûtera moins cher. Ils doivent détecter la rupture. Or je n’ai vécu cela ni en France, ni en Europe. Il existe en revanche des modèles aux États-Unis, avec notamment d’énormes centres d’incubation, auxquels des grands groupes industriels, y compris français, cotisent pour avoir une vue sur les start-up qui y sont accueillies. Il s’agit d’un excellent rouage entre les laboratoires et les grands groupes qui vont, à travers ces incubateurs, chercher de la R&D à l’extérieur de leur propre structure.
M. Michel Bouvet, consultant indépendant. Je suis actuellement consultant indépendant, après avoir occupé des postes de direction dans le monde de la recherche publique.
Ma première remarque concerne le PIA3. Monsieur Schweitzer a évoqué les trois mots clés qui président à sa mise en œuvre. Je pense que le terme de « simplification » serait également un élément important à considérer.
Je souhaiterais également intervenir sur le terme de « valorisation ». On parle beaucoup de valorisation économique, mais il me semble qu’il ne faudrait pas oublier les trois autres formes de valorisation des travaux de recherche, le premier étant la valorisation par la recherche (ce qui soulève la question de l’emploi et de l’employabilité des docteurs), le second la valorisation culturelle (le lien science-société, les CCSTI, la vulgarisation scientifique et la diffusion de la culture scientifique dans la société) et le troisième la valorisation dite « sociétale », que l’on peut aussi qualifier d’ « expertise », correspondant à l’utilisation des travaux de recherche pour la définition et la mise au point de programmes de politiques publiques. Je pense qu’il ne faut pas trop se focaliser sur la valorisation économique, qui n’est, ainsi que l’a souligné Michel Cosnard, pas uniquement liée à la technologie.
M. Laurent Gouzènes. J’ai travaillé au CNRS et à l’ONERA, avant de créer une entreprise d’informatique, puis de rejoindre un grand groupe. Je suis aujourd’hui membre de la commission « Innovation » du MEDEF, où je m’occupe justement des relations entre entreprises et laboratoires.
Selon moi, le premier indicateur est l’emploi. J’ai été étonné des ratios relatifs au nombre d’emplois créés au total par une organisation par rapport à la taille de l’organisation. J’ai cru comprendre que l’on se situait plutôt dans le « un pour un » : les organismes comptant 2 500 personnes ont par exemple créé entre 2 000 et 3 000 emplois. L’objectif serait d’atteindre un facteur 10. Comment procéder pour y parvenir ?
En matière d’articles et de brevets, le temps de valorisation est très différent selon les domaines. Certaines études, menées hors d’Europe, mesurent le temps entre les premières publications dans un secteur donné et les premiers brevets pris. Cela est très variable, de l’ordre de dix, quinze ou vingt ans. Assez curieusement, cela s’inverse pour l’informatique, où les brevets sont en avance sur les publications.
Il faut en outre savoir que, dans une grande partie des brevets français pris par les entreprises, il existe des co-inventeurs qui viennent des laboratoires publics. Ceci représente un nombre considérable, de l’ordre d’un facteur 2 me semble-t-il.
Je souscris par ailleurs aux propos de Michel Cosnard et des autres interlocuteurs sur la question de la sécurisation du chercheur qui quitte son laboratoire. Il est extrêmement difficile d’intégrer par exemple le CNRS ; une fois que les personnes sont parvenues à y devenir chercheurs, elles ne vont évidemment pas quitter immédiatement l’institution pour créer une start-up.
Créer une entreprise demande du temps et de l’énergie. Une fois que la société fonctionne, le chercheur qui a contribué à la créer n’a par ailleurs pas nécessairement envie de rester à l’opérationnel, de s’occuper de RH, de négocier des contrats. C’est un autre métier, qui requiert d’autres compétences que scientifiques. On connaît nombre d’histoires dans lesquelles les gagnants sont les meilleurs commerçants et pas nécessairement les meilleurs produits. Une entreprise ne réussit que si elle associe à un produit de bons commerciaux, financiers et collaborateurs opérationnels, autant de compétences qu’un chercheur ne possède pas nécessairement. Au lieu de rechercher une seule personne disposant de toutes les compétences, peut-être vaut-il mieux essayer de trouver de bonnes associations, afin de gagner peut-être le facteur 10 que je mentionnais précédemment.
M. Nicolas Carboni. Vous avez fait allusion, Monsieur le président, aux différentes couches qui se succèdent. Je tiens à souligner que, pour ce concerne la valorisation, on assiste plutôt, contrairement aux idées reçues, à une consolidation du dispositif. Avec les SATT par exemple, on est passé de 150 opérateurs de recherche environ, qui géraient leurs PI tout seuls, à 14 opérateurs. Ceci constitue indéniablement un élément de consolidation et de simplification important.
Le rachat par des groupes étrangers semble perçu a priori comme un phénomène négatif ; je pense opportun de nuancer ce propos. Dans un certain nombre d’industries, l’accès au marché passe nécessairement par des groupes qui ne sont pas implantés en France. Lorsque ces rachats ont lieu, l’activité d’innovation et de développement technologique est en outre souvent maintenue sur site, ce qui constitue une valeur ajoutée pour le pays. Il ne s’agit donc pas forcément d’un élément négatif.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je partage tout à fait votre point de vue. Il existe néanmoins des cas dans lesquels il se produit une captation totale, au détriment de l’activité locale.
Je remercie Jean-Louis Touraine d’avoir animé cette table ronde. Il travaille beaucoup, au sein de l’Office, sur les liens entre technologies médicales et réglementation et nous avons organisé ensemble plusieurs auditions dans le domaine de la santé et de l’éthique.
DEUXIÈME TABLE RONDE :
LE SOUTIEN À LA RECHERCHE EN ENTREPRISE
Présidence de M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je tiens à vous informer, avant que ne commence cette deuxième table ronde, que Monsieur Thierry Mandon nous fera l’honneur de nous rejoindre après le conseil des ministres. Nous interromprons donc les présentations pour le laisser s’exprimer, avant de reprendre le fil de nos échanges. Je vous prie par avance de m’en excuser.
Monsieur Pascal Faure, directeur général des entreprises au ministère de l’économie, de l’industrie et du numérique, étant par ailleurs souffrant, nous remercions son adjoint, Monsieur Alain Schmitt, de le remplacer à cette tribune.
Cette deuxième table ronde est consacrée au soutien à la recherche en entreprise. Elle doit permettre d’apporter un éclairage sur la manière dont les diverses formes de collaboration entre recherche publique et entreprises peuvent permettre à celles-ci de s’ouvrir à l’innovation.
Les formes de soutien sont nombreuses, allant de la collaboration la plus intégrée, voulue au sein de clusters où la proximité géographique doit faciliter les liens entre les personnes et une diffusion quasi informelle des savoirs, via la démultiplication des échanges, à des collaborations plus formalisées, appuyées sur des contrats mettant un organisme public en position de quasi prestataire de recherche, sur la base d’un cahier des charges clairement défini.
Historiquement, diverses modalités d’organisation des liens entre la recherche publique et les entreprises ont été tentées successivement. Beaucoup ont perduré, leur superposition rendant le paysage des structures de soutien assez complexe. J’évoquerai plus en détails cette après-midi une expérience, menée en région Lorraine et sur le point d’être élargie au Grand Est, relative à la manière de traiter ces questions dans un cadre aux structures multiples.
Nous avons voulu convier ce matin des intervenants particulièrement pertinents pour nous aider à y voir plus clair dans ce paysage.
Nous allons commencer par accueillir Alain Schmitt, qui bénéficie de par ses fonctions d’une vision globale des mécanismes de soutien au développement de la recherche en entreprise et va nous expliquer la manière dont cela s’organise au niveau du ministère.
INTERVENTIONS (PREMIÈRE PARTIE)
M. Alain Schmitt, adjoint au directeur général des entreprises, ministère de l’économie, de l’industrie et du numérique. Le sujet est très vaste et je voudrais vous proposer de l’aborder en trois points.
Le premier axe de mon intervention concerne le diagnostic, que j’aimerais évoquer plus précisément sous l’angle de la politique économique et plus spécifiquement de la politique de développement économique des entreprises. Aujourd’hui, personne ne conteste que la recherche et développement, tout comme l’innovation, sont un des facteurs, voire le facteur majeur, de compétitivité d’une économie comme celle de la France. C’est par ce biais que nous réussirons à établir une croissance durable et à créer de l’emploi.
Les éléments de diagnostic sont nombreux. De nombreuses évaluations ont été effectuées dans ce domaine. J’en reprendrai essentiellement trois. Le PIB de la France est le cinquième au monde. Sa recherche, publique notamment, est classée sixième ou septième, selon les classements. En matière d’innovation, c’est-à-dire de mise sur le marché de produits et services nouveaux, de mise en œuvre de méthodes nouvelles, souvent fondées (mais pas toujours) sur la R&D, la France est seizième au plan mondial et dixième en Europe dans le tableau de bord de l’innovation. Les indicateurs utilisés dans ce classement européen peuvent toujours être contestés, mais cela donne néanmoins une idée. Il convient ainsi de noter que la France progresse et a gagné une place en 2015.
Lorsque l’on examine ce tableau de bord de façon plus détaillée, on constate que la France jouit d’une très bonne évaluation sur les facteurs d’infrastructure au sens large, que sont la recherche publique, l’infrastructure de propriété industrielle et de financement. Elle est moins bien classée en revanche quant à la façon dont les entreprises mettent en œuvre la recherche et l’innovation. Le résultat de l’ensemble est une évaluation qui place la France dans le haut de la moyenne.
C’est la raison pour laquelle, dans les nombreuses initiatives prises au fil des années, le gouvernement s’est attaché à mettre en œuvre les mesures permettant de développer la R&D et l’innovation dans les entreprises.
Parmi ces nombreuses mesures, je souhaiterais mentionner un angle en particulier, très important, qui est celui du développement des petites entreprises innovantes, les start-up. Ce fut un objet de politique publique difficile à saisir dans le passé, mais mieux appréhendé aujourd’hui. Ceci s’est traduit par un ensemble de mesures, dont je citerai quelques exemples emblématiques.
Je pense tout d’abord à la mise en place d’écosystèmes. Un écosystème est un ensemble d’acteurs fédérés souvent autour d’un territoire. L’innovation est en effet avant tout le résultat d’un brassage, de la rencontre de talents et de facteurs, en matière de recherche, de financement, d’entrepreneuriat. Une initiative particulièrement représentative dans ce domaine est la mise en place de la French Tech, label qui donne à nos écosystèmes, dans les métropoles françaises, une visibilité internationale, et qui les fédère. Ceci relève du soft, mais est néanmoins très important.
Il n’y a pas d’amour sans preuve d’amour. De nombreux dispositifs de financement ont donc également été mis en place en faveur des entreprises qui font de l’innovation et de la recherche et développement. Le crédit d’impôt recherche a ainsi été stabilisé. Il s’agit d’un outil fiscal absolument exceptionnel, qui fait de la France une terre très attractive pour ce type d’activité. Je citerai également le régime de la jeune entreprise innovante, qui vise à booster, sur la base d’exonérations de cotisations sociales, la croissance des start-up, mais aussi la création du crédit d’impôt innovation, qui constitue techniquement une partie du crédit d’impôt recherche, mais vise plus spécifiquement la mise sur le marché de produits nouveaux.
Divers financements ont en outre été mis en place chez Bpifrance, notamment ciblés sur le démarrage. La bourse French Tech est une sorte de love money pour des créateurs d’entreprises, y compris en sortie de laboratoire. Les prêts d’amorçage, enfin, se sont considérablement développés. L’ensemble des interventions de Bpifrance en faveur de la R&D et de l’innovation (subventions, avances remboursables et prêts) s’élevaient, en 2015, à environ 1,2 milliard d’euros, sans compter les fonds propres.
Une autre initiative intéressante est le concours mondial d’innovation qui consiste, par le biais d’un appel à projets et d’un mécanisme de soutien, à identifier les entrepreneurs porteurs d’un projet d’innovation susceptible de faire de la France un champion dans les dix ou quinze années à venir, dans un domaine émergent. Sept ambitions thématiques (auxquelles une huitième s’est depuis lors ajoutée) ont été proposées par la commission Innovation 2030, présidée par Anne Lauvergeon. Ce concours se déroule en trois étapes. La première, très simple, est une étape de levée de risque, au cours de laquelle on demande à l’entrepreneur de fournir un dossier court, à partir duquel une décision positive ou négative lui est adressée, dans les six semaines suivantes. S’il est décidé de soutenir la levée de risque, une subvention lui est alors allouée, pouvant aller jusqu’à 200 000 euros, afin de lui permettre de développer son projet. La deuxième phase va permettre à l’entrepreneur de développer son projet, avec une aide plus importante de 1 à 3 millions d’euros en subvention ou en avance remboursable. La troisième étape correspond à une phase de développement pouvant entraîner l’octroi d’aides beaucoup plus conséquentes, de l’ordre de 10 à 20 millions d’euros, à la fois en instruments de type prêts, subventions ou avances remboursables et en capital, sous forme de prise de participation.
Ce concours, inspiré de dispositifs similaires existant déjà aux États-Unis par exemple, prévoit donc un accompagnement des entreprises dans la durée, avec une gradation au fil des étapes. Les premières étapes correspondent à un processus très simple, qui permet d’explorer la piste pour voir si elle est réellement valable et de démarrer le projet.
Lors de la première édition, en 2014-2015, quelque 110 entreprises ont été lauréates de la phase 1 et 35 de la phase 2, la troisième étape n’ayant pas encore commencé.
Après le diagnostic, le deuxième point de mon propos concerne la valorisation de la recherche. Il s’agit d’un élément essentiel pour permettre le développement de la R&D et de l’innovation dans les entreprises. Au cours des années passées, de nombreuses initiatives ont été prises, sur lesquelles les intervenants de la table ronde vont revenir, visant à mettre en place des mediums permettant de transférer ce bien public qu’est la recherche publique vers les entreprises.
En effet, ce transfert ne s’effectue pas naturellement : il existe un défaut de marché, qui justifie l’intervention de l’État et, dans le contexte français, d’un certain nombre de mécanismes dont, par ordre chronologique, les Instituts Carnot (label et financement accordés à des instituts de recherche qui développent une recherche contractuelle, professionnelle, avec les entreprises), les plateformes de recherche et développement du CEA (qui visent à porter les résultats de la recherche du CEA au plus près des PME dans les territoires) et les instruments du programme d’investissement d’avenir que sont les instituts de recherche technologique, les instituts de transition énergétique et, dans une certaine mesure, les instituts hospitalo-universitaires et les sociétés d’accélération du transfert de technologies. Tous ces dispositifs essaient de construire une interface la plus efficace possible entre la recherche publique et les entreprises, pour transférer cette recherche.
De très nombreux instruments ont été mis en place, qui se sont ajoutés les uns aux autres au fil du temps. Il existe certainement, dans ce domaine, un besoin de simplicité, de simplification. C’est l’objet de plusieurs initiatives, dont les annonces récentes « valoriser plus, valoriser mieux » des ministres de la recherche et de l’économie. Il faut toutefois avoir présent à l’esprit le fait que la R&D et l’innovation sont une question de brassage d’idées : il ne faut donc pas simplifier à outrance et veiller à multiplier la surface de contact, l’interface, tout en gardant une architecture lisible.
On connaît également un besoin assez fondamental d’évaluation, puisque l’on est en présence d’un ensemble de dispositifs, mis en place au fil du temps.
M. Jean-Yves Le Déaut. La parole est à présent à Vincent Charlet, directeur du laboratoire d’idées la Fabrique de l’industrie, qui s’attache à mettre en valeur, d’une manière pluridisciplinaire, les enjeux de l’industrie dans un cadre européen et mondial.
La Fabrique de l’industrie est-elle parvenue à dégager des lignes d’analyse concernant les dispositifs français de soutien à l’innovation dans les entreprises ?
M. Vincent Charlet, directeur du laboratoire d’idées la Fabrique de l’industrie. La Fabrique de l’industrie n’est effectivement pas une entreprise. Je ne puis donc en aucun cas être le porte-voix des entreprises. Nous avons toutefois un point de vue assez panoramique, dans la mesure où nous travaillons au quotidien avec des chefs d’entreprises, petites et grandes, mais aussi avec des responsables syndicaux, des journalistes et des chercheurs. Il faut savoir que la Fabrique a été lancée par des fédérations de professionnels.
J’ai coutume de classer les politiques d’innovation, qui visent à encourager le comportement innovant des entreprises, en trois grandes familles : les politiques centralisées et descendantes, celles qui s’incarnent principalement sur les territoires et les politiques cadres. Ce prisme me semble efficace, car il renvoie aux trois grandes justifications économiques de l’intervention (ou parfois de la non intervention) publique pour stimuler l’innovation et mettre fin aux barrières susceptibles de freiner le comportement des entreprises.
Lorsqu’on interroge les entreprises pour savoir ce qui les empêche d’innover, on se rend compte qu’elles ne raisonnent pas toujours en termes d’instruments, mais plutôt tous azimuts. Elles soulèvent ainsi de façon récurrente la question des marges qu’il faut recouvrer pour pouvoir relancer un cycle d’investissement, notamment dans l’outil industriel dont on sait qu’il ne cesse de vieillir, et profiter de cet investissement pour monter en gamme et se différencier, afin d’accéder à de nouveaux marchés. Elles mentionnent aussi la nécessité de contrôler les coûts et la compétitivité par les coûts, et soulignent cet immense défi humain qui va de la formation initiale à la formation continue, en passant par l’attractivité des métiers. Cette question est omniprésente dans les discussions avec les industriels ; il s’agit d’un enjeu colossal. Elles évoquent enfin le dispositif cadre, la pression réglementaire, les arbitrages fiscaux, sociaux, etc.
Qu’observe-t-on lorsqu’on rapproche les grandes familles d’instruments de politiques publiques précédemment évoquées et les questionnements des industriels ?
On constate tout d’abord que seules les mesures cadres (crédit d’impôt recherche et autres arbitrages financiers et règlementaires) répondent peu ou prou à l’ensemble des enjeux, avec des résultats variables.
Les politiques spécifiquement en faveur de l’encouragement à la R&D et à l’innovation ciblent essentiellement un des cinq enjeux des entreprises, qui est celui de la montée en gamme et de l’innovation. Il s’agit selon moi d’un point essentiel à garder en tête, qui explique pourquoi, dans le dialogue avec les entreprises industrielles, on a parfois le sentiment de ne pas être sur le plus grand dénominateur commun. Ceci vient du fait que les visions du monde en présence ne s’intersectent que partiellement.
Les instruments dits « centralisés descendants », c’est-à-dire ceux qui se traduisent par des mécanismes budgétaires très concrets, les grands programmes régaliens tels que les investissements d’avenir et les initiatives plus stratégiques (dont la stratégie nationale de recherche) cherchant à fédérer les efforts, bâtissent par petites touches une politique nationale en faveur de l’innovation. Je crois que c’est là que règne la plus grande confusion, que le message est le plus brouillé selon les industriels.
Certaines initiatives, comme la French Tech, sont très visibles. Il s’agit en l’occurrence d’un magnifique succès de branding commun. On affirme depuis longtemps que les Français ne savent pas chasser en meute et se vendre à l’étranger : en voici le parfait contre-exemple, dont on ne peut que se réjouir. J’ignore dans quelle mesure cela répond totalement, sur le terrain, à ce qui a pendant longtemps été qualifié de « french paradox » (que les Suédois appellent le « swedish paradox », les Américains l’« american paradox », etc.), à savoir le fait que l’on recherche beaucoup et que l’on innove peu. En tout cas, il s’agit, en termes de co-branding et de fabrication d’un engouement collectif, d’un vrai succès.
La deuxième initiative à laquelle je pense est le programme n° 34 « Usine du futur », devenu programme n° 10 « Industrie du futur ». Là encore, ce dispositif mobilise les énergies et suscite la convoitise, puisque de nombreux acteurs, notamment les plus grands et les plus structurés, cherchent à en faire partie. Cette initiative fédère et crée un grand engouement. Il s’agit toutefois, par construction, d’une opération de nature stratégique, mobilisatrice, qui dispose par conséquent d’assez peu de crédits opérationnels en comparaison avec l’immensité de l’enjeu auquel elle s’attaque.
Les autres initiatives (stratégie nationale, inventaire de technologies, etc.) sont moins visibles pour les interlocuteurs.
La deuxième famille est composée des instruments territoriaux, qui sont les plus facilement identifiés par les acteurs sur les territoires. On entend souvent la fameuse ritournelle du « millefeuille français » : j’ignore toutefois si le problème majeur est véritablement là aujourd’hui. Ces divers instruments aident en tout cas à l’ancrage des entreprises, petites et grandes, et sont, chacun dans leur registre, bien visibles. L’élément en question réside plutôt dans la capacité de ces instruments à résister à l’énorme vague de fond de polarisation, de métropolisation des territoires, qui fait que les grandes villes qui s’en tirent bien s’en tirent toujours mieux et que les territoires déjà creux se creusent encore davantage. Il faut beaucoup d’efforts, de succès et un peu de chance aux SATT, IRT et autres instruments territoriaux pour parvenir à lutter contre une tendance aussi massive.
Le dernier point de mon intervention concerne les mesures cadres. Pour ce qui est du crédit d’impôt recherche, l’on ne peut que se féliciter de l’objet de consensus qu’il a fini par devenir et de sa stabilité. Les autres mesures, qui ne se situent peut-être pas directement dans le périmètre des politiques dites « de recherche » (suramortissement, allègement de charges, etc.), forment un tout parfois cohérent (dans le cas du suramortissement), parfois non cohérent (je pense aux allègements de charges) lorsqu’il s’agit d’encourager les entreprises à investir dans l’avenir.
M. Nicolas Castoldi, délégué général à la valorisation, CNRS. Un mot en préambule pour vous indiquer que l’important, selon nous, est de sortir d’une vision shakespearienne, un peu tragique, de la valorisation, sous la forme d’une rencontre impossible entre des académiques Montaigu et des entreprises Capulet, avec entre eux un fossé qu’il faudrait parvenir à combler.
La question, essentielle, est de savoir jusqu’à quel point il existe d’emblée un écart dans cette relation. L’un des points importants sur lequel le CNRS s’efforce d’insister est que l’on ne se situe pas nécessairement dans une relation dans laquelle des technologies sortent d’un laboratoire, sans avoir forcément été pensées en lien avec un marché et des entreprises, pour passer vers le monde de l’application, de l’entreprise, du marché, de l’économie. Une partie très importante des travaux de recherche se fait en effet en relation directe, immédiate et somme toute assez efficace, entre le laboratoire et l’entreprise. Il est essentiel d’insister sur cet aspect, y compris pour avoir clairement à l’esprit l’idée selon laquelle ce transfert peut se faire de manière rapide et efficace et ne constitue pas un exercice de rapprochement de deux mondes qui ne sauraient pas se parler.
Toutes les formes de structures communes de recherche (souvent qualifiées de « laboratoires communs »), qui existent entre les organismes des universités et les entreprises, constituent un bon exemple de ce type de partenariat, qu’il s’agit à notre sens d’encourager et de mettre en lumière. Ce modèle existe depuis longtemps déjà, mais n’est pas nécessairement connu, ni suivi.
Dans la mesure où nous ne disposions pas, au CNRS, de données relativement stabilisées à ce sujet, nous avons fait l’exercice de réaliser une enquête auprès de nos laboratoires et nous sommes rendu compte que nous avions en réalité 126 structures communes de recherche entre des laboratoires académiques et des entreprises : 16 d’entre elles sont des unités mixtes de recherche, donc des laboratoires comme les autres, dont un industriel est cotutelle, ce qui n’est pas un modèle totalement indifférent. Je rappelle à ce propos qu’Albert Fert, prix Nobel de physique, a réalisé l’ensemble de sa carrière dans l’unité mixte de recherche CNRS – Thomson, puis Thalès. De telles structures, co-portées par des académiques et des industriels, peuvent donc abriter de la recherche de très haut niveau.
Nous comptons par ailleurs 110 laboratoires communs, structures au sein desquelles s’organise la relation durable entre une entreprise et un laboratoire et se construisent des programmes de recherche communs.
Sur ces 126 structures communes, 45 % mettent en relation PME et ETI avec des partenaires académiques.
Ces faits sont intéressants, parce qu’ils montrent que s’est d’ores et déjà créée et installée cette relation de fluidité que l’on recherche. Ceci présente à mon sens un intérêt majeur, dans la mesure où, par définition, l’innovation est alors coproduite et co-construite.
Ce modèle, élargi, travaillé, apparaît dans le cadre des IRT, avec un ensemble de partenaires. Pour autant, cette logique de co-construction de programmes de recherche, d’intégration de besoins industriels au sein du laboratoire et d’expertise industrielle dans les travaux de recherche, est ancienne et fonctionne bien.
Il me semble important de souligner cet aspect, car l’objectif n’est pas de faire de la valorisation pour faire de la valorisation, ni de créer des intermédiaires sans lesquels on pense que les mondes ne se rencontreraient pas. Le but est bien de parvenir à fluidifier la relation, donc de soutenir et d’appuyer les structures qui permettent à cette relation fluide d’exister. Les laboratoires communs en sont un très bon exemple, léger, n’imposant pas de créer de structure tierce, ni de recourir à des professionnels de l’intermédiation. Ces structures méritent selon nous d’être largement plus connues et valorisées, afin de mieux mettre en lumière et de mieux reconnaître collectivement ce que signifie l’excellence scientifique en termes de valorisation.
Il était question précédemment d’évaluation des chercheurs. Je pense que l’une des questions les plus importantes est d’éviter d’affirmer qu’il existe des métiers distincts et de considérer que l’on ne peut pas être bon à la fois en recherche et en valorisation. Il ne faut bien évidemment pas verser dans l’angélisme, ni la synthèse excessivement heureuse et facile. Pour autant, être très bon en recherche signifie aussi souvent l’être en partenariat industriel. Si l’on interroge par exemple l’Institut de chimie du CNRS sur le point de savoir quelles sont les unités qui ont développé les relations industrielles les plus intenses, il apparaît qu’il s’agit de celles qui sont également les meilleurs résultats en recherche fondamentale.
Je pense qu’il faut parvenir à déplacer quelque peu la question, pour s’inscrire dans une logique où ce que l’on cherche à construire est bien un continuum, qui présente des espaces de recoupement importants méritant d’être consolidés. Ce n’est que lorsque cette interface ne s’élabore pas naturellement que l’on a intérêt à s’y substituer.
Un dernier mot enfin pour mettre l’accent sur les deux objectifs de la démarche. Le premier est de partir des relations existantes, de les structurer, de les intensifier, de les inscrire dans la durée. C’est là l’un des objets des laboratoires communs, qui permettent de passer de contrats ponctuels à une relation qui se construit dans la durée, dans la logique d’un partenariat entre un laboratoire et une entreprise, qui peut être une PME.
Le deuxième effort important à consentir consiste, pour les laboratoires, à afficher ou à expliciter plus clairement leur offre de partenariat. Il existe pour ce faire un outil extrêmement utile, qui sont les Instituts Carnot. Cette action, déjà relativement ancienne, ne coûte pas très cher et a pour principale vertu d’amener un certain nombre de laboratoires, qui peuvent avoir une tonalité de recherche très fondamentale ou être des centres techniques, à se réunir pour bâtir ensemble une offre de partenariat et professionnaliser leur gestion dans la relation contractuelle. Construire l’offre de partenariat est peut-être le plus difficile. L’effet sans doute le plus intéressant des Instituts Carnot est ainsi d’avoir conduit un certain nombre de directeurs de laboratoires, de scientifiques, à réfléchir et à élaborer ensemble, pour afficher quelque chose comme une description des domaines dans lesquels ils peuvent travailler avec les entreprises, ce qui est essentiel pour les PME.
Voici les quelques points sur lesquels je souhaitais insister pour le CNRS, à savoir la nécessité de revenir sans doute à des dispositifs aussi simples et légers que possible, très largement ancrés dans la recherche, pour réussir à construire ce partenariat sur ce qui fait la force et la valeur des laboratoires.
M. Jean-Yves Le Déaut. Monsieur Jérôme Bouyet, président d’AbbVie France et de la commission des affaires scientifiques du Leem, va à présent nous expliquer le rôle de la coopération et de la recherche publique dans la démarche des grands laboratoires pharmaceutiques.
M. Jérôme Bouyet, président d’Abbvie France, président de la commission des affaires scientifiques du Leem. La recherche est, dans l’industrie pharmaceutique, au cœur du modèle. Apporter des innovations thérapeutiques qui vont, à terme, changer la vie des patients, est notre raison d’être.
Nous sommes ainsi le troisième investisseur privé en France en matière de R&D, avec près de 5 milliards d’euros investis chaque année, et notre industrie mobilise quelque 20 000 collaborateurs.
Nous innovons beaucoup et nous devons nous en féliciter. Nous vivons actuellement une phase d’accélération, tant au niveau des enregistrements de produits à l’échelon européen (avec des niveaux encore jamais atteints précédemment) qu’auprès de l’agence américaine.
La R&D en santé est absolument critique, pour notre pays et pour son attractivité, mais aussi pour les patients, puisqu’elle représente pour ces derniers, notamment pour ceux se trouvant en impasse thérapeutique, une façon d’accéder très précocement à des nouveautés thérapeutiques. En 2014, 15 000 patients ont ainsi pu avoir accès à quelque 800 essais cliniques menés sur notre territoire.
Il s’agit également d’un élément critique pour notre économie, en termes d’investissement, ainsi que pour le rayonnement international de la France. Qui dit R&D dit en effet exposition d’experts français impliqués dans ce processus.
Notre recherche et développement vit actuellement une phase de mutation. Le modèle du blockbuster tel qu’on l’a connu est par exemple en train d’évoluer vers des médicaments de niche, avec des thérapies beaucoup plus ciblées et individualisées, très souvent associées à des biomarqueurs compagnons. Concernant par exemple l’innovation en oncologie, il faut savoir que, sur les dernières années, plus de 50 % des nouveaux produits sont des thérapies ciblées, plus efficaces, spécifiques et impactantes.
Pour répondre à ce défi, qui représente un changement majeur de notre modèle, nous devons ajuster notre façon de faire de la recherche. C’est dans ce contexte que le modèle partenarial prend absolument tout son sens. Il apparaît rétrospectivement que ce partenariat n’est pas spécifique à la France, mais existe au niveau mondial. En France, en matière d’innovation, le nombre et les investissements dans les partenariats, notamment public-privé, ont quasiment doublé au cours des dernières années. Au niveau de l’agence européenne, on s’aperçoit qu’environ 60 % des produits enregistrés aujourd’hui sont issus d’un partenariat (public-privé ou privé-privé). Cette nécessité d’aller vers le partenariat est absolument primordiale.
Dans ce contexte de mutation de la R&D, où la compétition est clairement internationale, la France possède de nombreux atouts, mais aussi des points de vigilance. Parmi les atouts, citons un tissu académique d’excellence, des infrastructures hospitalières (CHU ou IHU) de tout premier plan, des organismes de recherche publique (comme l’INCa en cancérologie) de dimension internationale et des pôles d’excellence. Nous disposons en outre de moyens publics conséquents : ont été évoqués précédemment le crédit d’impôt recherche, les investissements d’avenir, dont une partie est dévolue aux sciences de la santé. Il existe également des initiatives collectives et individuelles de partenariat, déjà bien établies : je pense par exemple à Aviesan ou ARIIS, qui organisent des Rencontres internationales de recherche. L’industrie participe par ailleurs à de grandes cohortes nationales comme Hépather. Je mentionnerai enfin l’existence de fonds comme INSERM Initiative, qui permettent aux partenariats de se nouer et de se matérialiser.
Il existe cependant clairement des points à améliorer. Force est en effet de constater que nous sommes menacés en termes de performance de la France dans le domaine de la recherche clinique. J’ai tout particulièrement en tête les pays de l’Est. Cette menace touche essentiellement à la simplification administrative, fondamentale dans la façon de mener de la R&D, notamment pour réduire les délais de contractualisation.
Si la mise en place du contrat unique a vraiment simplifié les procédures et diminué de moitié le temps de contractualisation, il est important à présent d’étendre le plus rapidement possible ce dispositif aux établissements privés, ce qui est rendu possible par la mesure prise dans le cadre de la loi de modernisation.
La mise en œuvre du mandataire unique pour les transferts technologiques est par ailleurs possible aujourd’hui, mais se heurte encore en pratique à des situations impliquant une grande multiplicité d’acteurs.
L’accès aux données de santé est également un sujet de réflexion à l’œuvre depuis un certain temps déjà. Ceci est désormais rendu possible par la loi de santé, mais il apparaît essentiel d’accélérer la cinétique. La production de données en vie réelle pour les médicaments est en effet absolument essentielle, pour comprendre l’impact d’une part dans la vraie vie, sur la qualité de vie des patients, d’autre part sur le système de santé.
Il est clair enfin que la R&D ne vaut que si l’innovation est ensuite reconnue et accessible. On peut, de ce point de vue, encore progresser collectivement. On constate encore en effet un manque de lisibilité et de prévisibilité sur l’évaluation de l’innovation et le processus de valorisation, ainsi que des délais d’inscription et de diffusion de l’innovation perfectibles, puisque l’on est à environ 238 jours, quand la directive européenne est à 180 jours.
En conclusion, je dirai que nous comptons beaucoup sur le CSIS et le CSF pour faire avancer ces sujets à bonne allure. Nous devons rester vigilants sur trois thèmes clés : la simplification (nombre d’étapes et délais des phases administratives), la clarification des règles d’évaluation et de valorisation, et enfin la cinétique de progression et le rythme auquel nous allons, en France, pouvoir mener cette simplification.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je crois que l’Office a déjà travaillé sur tous ces sujets. Nos collègues Alain Claeys et Jean-Sébastien Vialatte viennent notamment de rendre un rapport sur la médecine personnalisée, dans lequel cette question a été abordée. Nous sommes en outre de train de travailler sur les rapports entre génétique et épigénétique, toujours dans le cadre de la loi bioéthique, dans la mesure où la loi nous demande de produire un rapport avant toute révision de cette loi. Je prépare par ailleurs un rapport sur la révolution du genome editing : je me suis ainsi rendu récemment au MIT, ainsi qu’à Georgetown, à San Diego et à San Francisco et vais en Allemagne la semaine prochaine pour approfondir cette question qui va modifier de nombreux secteurs des biotechnologies, mais aussi de l’agriculture et d’autres domaines encore. Nous avons également organisé une audition publique sur ce thème le 7 avril.
En attendant l’arrivée du ministre, je souhaitais vous demander ce qui a attiré AbbVie (précédemment Abbott), société américaine, en France.
M. Jérôme Bouyet, président d’Abbvie France, président de la commission des affaires scientifiques du Leem. La France est un territoire attractif en termes de tissu académique et de qualité des chercheurs, des travaux réalisés et des infrastructures. Cela nous permet d’être très actifs en termes de R&D : nous avons ainsi doublé nos activités de R&D au cours des trois dernières années. C’est clairement l’une des raisons pour lesquelles nous souhaitons continuer à avoir une empreinte conséquente sur le territoire français. Cette volonté de continuer à s’implanter et à se développer est commune à l’ensemble de l’industrie pharmaceutique en France.
Se pose ensuite la question de la valorisation de l’innovation et de la façon dont, concrètement, au quotidien, on peut travailler et nouer des partenariats. Le thème de la simplification apparaît, dans ce contexte, essentiel, car il joue sur la facilité avec laquelle nouer des contrats et mener ensuite une phase d’évaluation des projets, absolument fondamentale aujourd’hui. Nous sommes actuellement à 60 jours et le CSIS a l’ambition de descendre à 45 jours, voire 30 jours pour certaines phases 3 dont les phases 2 ont été réalisées en France. Ceci relève d’un effort collectif. Cette cinétique de mise en œuvre de textes qui existent déjà est, dans ce cadre, absolument essentielle.
M. Laurent Gouzènes. Permettez-moi quelques mots de mise au point sur le crédit d’impôt recherche : ce dispositif existe dorénavant dans de nombreux pays (pays européens, États-Unis, Canada, Japon, Chine, Taïwan, etc) et l’avantage compétitif spécifique de la France est très amoindri. Dans certains pays, il s’appuie, dans une optique de développement économique, sur des dispositifs de crédit d’impôt d’investissement qui ressemblent à notre suramortissement Macron, et existe depuis des années, avec des taux considérables, pouvant aller jusqu’à la moitié de l’investissement. Ce type de dispositif a d’ailleurs permis la dynamique de pays comme Taïwan ou la Corée.
Passer du laboratoire à l’industrie et au marché requiert d’acheter des machines, de recruter des commerciaux : cela fait partie de l’ensemble des éléments permettant de créer une économie. Les économies émergentes ont beaucoup usé de cet outil sur la recherche et des instruments fiscaux liés à l’investissement.
M. Jean-Yves Le Déaut. Monsieur Charlet indiquait tout à l’heure que le message était brouillé, sauf sur le crédit d’impôt recherche et sur la labellisation French Tech. Monsieur Schmitt a souligné un certain nombre de points forts et d’évolutions réelles.
Pourquoi considérez-vous que le message est brouillé ?
M. Vincent Charlet. J’entendais signifier par-là que toutes les initiatives en cours n’étaient pas également connues des industriels, notamment dans les territoires. Il existe par exemple plusieurs travaux de nature stratégique : stratégie nationale de recherche, exercices de prospective de type Technologies Clés, mobilisations comme French Tech ou Industrie du futur. La réception, sur le terrain, de ces différents travaux est en réalité très diverse. Certains dispositifs sont beaucoup plus visibles que d’autres.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons pouvoir poursuivre ces échanges avec Monsieur Thierry Mandon, qui nous fait l’honneur de se joindre à nous.
Monsieur Schmitt nous a déjà indiqué tous les points qui ont évolué dans le domaine de l’innovation, tandis que Louis Schweitzer a abordé la question des PIA. Plusieurs intervenants ont en outre évoqué des voies visant à améliorer la situation française.
Le terme de « simplification » est revenu de façon récurrente dans les différents exposés. Thierry Mandon est un spécialiste de cette question, puisqu’avant d’être secrétaire d’État chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche, il était ministre de la simplification administrative.
Monsieur Charlet nous indiquait que le message était parfois brouillé dans les écosystèmes régionaux. Or cela relève, me semble-t-il, des compétences des pôles de compétitivité.
M. Vincent Charlet. Vue par les industriels, la question est moins de savoir si la frontière est très nette entre les SATT et les Instituts Carnot sur telle ou telle partie du territoire que de savoir si les milliards des politiques publiques en faveur de la recherche sont organisés et articulés de façon cohérente avec les 50 milliards des allègements de charges et les 5 milliards de suramortissement.
Concernant par exemple les allègements de charges, le sujet est de savoir si les pouvoirs publics dans leur ensemble veulent tirer l’économie plutôt dans le sens de la compétitivité et du soutien aux secteurs exportateurs et compétitifs ou si la priorité est plutôt d’enrichir la croissance en emplois. Voici un exemple de message ou d’articulation entre différents messages auquel les industriels sont très sensibles.
M. Jean-Yves Le Déaut. Monsieur de Keersmaecker, qui nous venez de Louvain, comment voyez-vous la situation française ? L’IMEC est un bel exemple de réussite. J’ai eu l’occasion de visiter le site, dans le cadre de la rédaction d’un rapport sur l’innovation, et ai été très impressionné.
M. Roger de Keersmaecker, executive adviser to the CEO, IMEC (Louvain). Il s’agit d’une question assez délicate. Je dois avouer que je ne connais pas très bien le système français. Le principal problème pour nous, en tant que centre de recherche menant des projets importants avec des entreprises, réside dans le fait de voir de la propriété intellectuelle disparaître dans les sociétés. Il y a là un conflit entre les start-up et les grands programmes de recherche. Ceci dit, lorsque nous découvrons des idées, comme lors des Semaines de l’innovation, nous devons décider, très rapidement, s’il s’agit d’idées que nous souhaitons protéger et qui se retrouveront ultérieurement dans des start-up.
Le deuxième point de vigilance renvoie au fait que le financement des start-up, de l’incubation à l’amorçage, est devenu un problème. Les grands fonds gouvernementaux ou les fonds de capital-risque deviennent plus conservateurs. Ceci nous a conduits à mettre en place un fonds spécifique, Xpand, qui nous permettra de collecter cette année quelque 60 millions d’euros, avec des investisseurs industriels. Il s’agira d’un fonds indépendant, qui prendra en considération aussi bien des idées issues de l’IMEC que des idées extérieures. Pour l’année prochaine, nous essayons d’arriver à 100 millions d’euros, afin de financer cette transition du pré-amorçage à l’amorçage et au stade précoce de développement des projets.
INTERVENTION DE MONSIEUR THIERRY MANDON,
SECRÉTAIRE D’ETAT CHARGÉ DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
ET DE LA RECHERCHE.
Je suis ravi d’être ici et terriblement impressionné par la capacité de l’OPECST non seulement à se poser les bonnes questions mais à réunir autour de ses réflexions un panel d’intervenants dont j’ai assurément plus d’indications à recevoir que j’en aurais à leur donner.
Le sujet de la valorisation de la recherche figure parmi les trois ou quatre priorités du ministère depuis que j’ai été nommé à ces fonctions.
Le paysage culturel des rapports entre le monde de la science et la sphère économique a énormément changé. Il s’agit probablement, dans notre pays, de l’une des transformations silencieuses les plus importantes de la dernière décennie. Voici dix ou quinze ans, ces deux univers s’ignoraient superbement, voire éprouvaient parfois l’un vis-à-vis de l’autre condescendance et mépris. Nous n’en sommes aujourd’hui absolument plus là. Les politiques mises en place au cours des quinze dernières années ont progressivement conduit à ce que les relations entre ces deux mondes soient sinon totalement fluides, du moins plus naturelles.
Ce nouveau paysage oblige notre pays à passer d’un stade où il s’agissait de créer des rapprochements, faciliter des contacts, à un stade de professionnalisation de ces politiques de valorisation. De nombreux outils et professionnels ont émergé pour accompagner ce mouvement au cours des dix dernières années, mais il m’a semblé, en concertation avec Emmanuel Macron, Louis Schweitzer et Jean Pisani Ferry, que le moment était venu de porter un regard général sur l’état du système d’innovation et les différents acteurs censés faciliter les relations entre la recherche et l’économie.
Différentes initiatives ont ainsi été prises. Vous avez, me semble-t-il, eu le bon goût de convier aujourd’hui la quasi-totalité de ceux qui y ont contribué. Je pense notamment à Suzanne Berger, professeure au MIT, qui a mené un travail formidable pour remettre en lumière un certain nombre de principes, le premier étant qu’il n’existe pas, en matière de valorisation, de trésor caché susceptible de permettre le financement du système de recherche publique. Elle a également insisté sur l’indispensable proximité entre ceux qui produisent la science et ceux qui en extrairont des produits. Monsieur Maystadt, que vous recevrez cette après-midi, a également une vision tout à fait intéressante, plus macro-politique, du sujet. Jean Pisani Ferry a, quant à lui, cherché à dégager les enjeux, à moyen terme, de l’optimisation des dispositifs existants dans ces domaines.
Nous avons tiré de tout le travail effectué plusieurs actions et conclusions, dont certaines ont sans doute déjà été présentées par Louis Schweitzer.
Il nous a tout d’abord semblé indispensable de simplifier, au sein de la recherche publique, les règles de la propriété intellectuelle. Lorsque les acteurs publics coproduisent une innovation méritant d’être brevetée, ils mettent deux ans en moyenne pour trouver un accord sur la répartition de finalement presque rien, puisque cela rapporte très peu. Pour une PME comme pour une grande entreprise qui a besoin de cette technologie, ce délai est une éternité. En deux ans, on sort du marché. J’ai donc signé hier soir un arrêté, qui sera publié en tout début de semaine prochaine, prévoyant un mandataire unique systématique et obligatoire dans les équipes mixtes et donnant aux partenaires publics un délai de quatre mois pour se mettre d’accord sur les répartitions de la PI entre eux. Si, au terme de ce délai, aucun accord n’a été trouvé, la répartition se fera de plein droit à parts égales (50-50 s’ils sont deux, 33-33-33 s’ils sont trois, etc.).
Concernant les outils de la politique de l’innovation ces dernières années, il faut savoir qu’un grand nombre d’entre eux ont été financés par le CGI et sont le fruit d’un travail étroit de collaboration avec le CGI et les opérateurs concernés. Notre premier objectif consistait à faire en sorte que ces outils fassent véritablement pont, et non écran, entre la recherche et l’économie. Il s’agissait de créer les conditions de la débureaucratisation d’un système présentant une pesanteur bureaucratique réelle. Le second principe qui a guidé notre action était de s’assurer que les modèles économiques permettent un juste retour de la valeur créée par les innovations, en produits, vers la recherche publique. Certains outils ne permettaient manifestement pas ce juste retour, pourtant gage d’investissements durables de la recherche publique dans les processus d’innovation, et conduisaient de ce fait à tarir la source qu’il faut au contraire entretenir.
Ces travaux et réflexions ont donné lieu à des évolutions importantes, dont je pense qu’elles devraient être très positives en termes de pilotage et d’organisation des sociétés d’accélération du transfert de technologies.
À mes yeux, le modèle idéal d’une SATT est celui d’une société faisant du back office de relations naissant directement de contacts entre les laboratoires de recherche, les universités et les acteurs économiques. C’est donc dans les universités et les centres de recherche que le premier accueil entreprises devrait s’effectuer. Les SATT interviendraient ensuite, pour assurer toutes les compétences juridiques, financières et décider des programmes d’investissement indispensables à la maturation.
De ce point de vue, les réformes décidées vont permettre, à condition que les acteurs s’en saisissent, les évolutions culturelles nécessaires. Tout dépend donc des acteurs : en effet, si l’on peut proposer les cadres favorisant ces évolutions, on ne peut décider à leur place de les mettre en œuvre.
Ces mesures concernent tout d’abord la gouvernance, dans laquelle les actionnaires de terrain doivent reprendre la main, l’État se retirant de façon assez significative de l’essentiel des décisions, pour laisser les actionnaires des SATT piloter ces outils, donc créer les conditions pour s’approprier véritablement ces outils, ce qui n’est pas encore le cas partout aujourd’hui.
Ces décisions prévoient aussi une ouverture possible du capital des SATT aux régions, qui ont des compétences économiques et pourraient donc devenir actionnaires des SATT, mettant ce faisant un peu d’ordre dans la pluralité des dispositifs de soutien à la création d’entreprise et à la valorisation, en organisant des processus de convergence.
Le troisième élément concerne la levée de la contrainte, posée à la naissance des SATT, d’une rentabilité à l’horizon de dix ans. Cette limite était absurde. Il existe en effet peu d’endroits dans le monde où des sociétés de valorisation sont rentables et, lorsqu’elles le sont, cela provient de recettes annexes, tirées de prestations de service (organisation de conventions, de forums, etc) qui les éloignent de leur cœur de métier.
La quatrième et dernière décision renvoie à l’expérimentation de modèles hors SATT. Une expérience centrée sur les universités est par exemple en cours à Caen et Rouen, et mérite d’être suivie de près. Citons par ailleurs à Paris le modèle de PSL. Nous poussons enfin les SATT de Bordeaux et de Montpellier à développer une expérimentation qui les conduirait à intégrer l’incubateur existant sur site et à le gérer. L’idée est ici d’injecter un peu de fluidité dans un système très encadré.
Concernant les outils du CGI, je pense qu’il faut aller encore plus loin sur les instituts de recherche technologique. Quelques IRT fonctionnent bien ; pour le reste, le modèle sur lequel repose cette recherche partenariale me semble perfectible. On demande aux acteurs de la recherche publique de mettre dans ces outils des chercheurs, qu’ils doivent financer à hauteur de 30 %. Or la propriété de ce qui est découvert dans ce cadre appartient à l’IRT, qui ensuite valorise et exploite par licences. Le retour vers la recherche publique est donc très limité. Or je pense que sans cet élément, le système ne peut pas fonctionner correctement. Si l’on veut de bons chercheurs dans la recherche publique, il faut qu’ils puissent, en cas de succès, bénéficier d’un retour. Le CGI accepte que l’on se pose ces questions, qui seront traitées dans le temps et me semblent vitales pour ces outils qui peuvent être fantastiques, pour peu que leur modèle organise la justice du retour entre les deux partenaires.
Nous menons par ailleurs des réflexions sur le bilan de la loi Allègre, exercice dans lequel les parlementaires peuvent certainement nous aider. Cette loi de 1999 a véritablement marqué le début des politiques de création d’entreprises par des chercheurs issus du secteur public, avec à la clé de très nombreuses success stories. 17 ans plus tard, ce texte mérite probablement d’être relu, afin d’être bonifié dans un certain nombre de ses stipulations. J’ai demandé à Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin de mener ce travail d’ici la fin de l’année, pour que je puisse éventuellement vous suggérer des propositions d’amélioration de cette loi, afin que le mouvement de création d’entreprises issues de la recherche publique se développe.
En conclusion, j’insisterai tout d’abord sur le fait qu’il convient, si l’on veut que la valorisation de la recherche fonctionne dans la durée, que celles et ceux qui, issus de l’université, incarnent la culture de la recherche dans nos entreprises, soient en plus grand nombre. La France forme des ingénieurs et des cadres supérieurs remarquables, mais je suis persuadé que plus la proportion de docteurs dans les entreprises, c’est-à-dire de personnes connaissant parfaitement les mécanismes de la recherche et l’état de l’art dans une discipline scientifique ou une technologie dans le monde entier, est grande, plus le potentiel d’innovation de l’entreprise l’est aussi.
Des efforts restent à fournir dans ce domaine. Voici une quinzaine de jours, s’est par exemple tenue une réunion regroupant 300 directeurs des ressources humaines venus de la France entière. Il leur a été demandé par sms, dans l’amphithéâtre, lesquels parmi eux savaient que le crédit d’impôt recherche était bonifié lors de l’embauche d’un jeune docteur : 54 % l’ignoraient. Ils ont également été interrogés pour savoir s’ils étaient au courant de l’existence du dispositif CIFRE : 63 % l’ignoraient. Je ne remets absolument pas en cause ces personnes, qui s’intéressent à la recherche, mais souhaite par cet exemple vous montrer l’importance de la diffusion massive de la culture de la recherche dans les entreprises et des initiatives de toute nature qu’il convient de prendre pour y contribuer.
Je souhaite également souligner que la valorisation ne concerne pas que les sciences dures. La valorisation des sciences humaines et sociales est un véritable sujet. Il n’est qu’à voir les bouleversements managériaux qu’implique la transformation numérique ou les rapports nouveaux qui se créent entre les entreprises, leur écosystème et la société pour se convaincre qu’il y a beaucoup à faire en termes de valorisation des savoirs et des compétences des sciences humaines et sociales. Ceci implique que les sciences humaines décident de s’ouvrir davantage qu’elles ne le font, y compris parfois sémantiquement, à des collaborations avec des acteurs économiques et au sein de la société, et que les acteurs économiques ou administratifs s’adaptent à ce potentiel nouveau.
Il m’apparaît enfin essentiel d’aborder la réflexion de la création et de la croissance des entreprises françaises à l’aune de la question du cadre dont la France doit se doter pour que nos entreprises contribuent, par leur développement, à la dynamique économique de notre pays. Le risque que la France devienne une sorte d’incubateur mondial et crée des entreprises remarquables, prometteuses, avec des technologies innovantes, rachetées dès qu’elles deviennent intéressantes par des sociétés étrangères, est réel. L’occasion m’a été donnée de piloter un programme assez massif de création d’entreprises au Génopole : sur les 90 entreprises créées, 4 ou 5 étaient vraiment importantes et ont été rachetées. Un responsable japonais avec lequel je me suis entretenu m’a indiqué qu’il était favorable à un partenariat stratégique avec la France, considérant que la France était un pays créateur d’entreprises technologiques innovantes, savoir-faire dont ne dispose pas le Japon. En revanche, le Japon sait comment prendre le relais et gérer les étapes ultérieures. Je vous livre cela, comme conclusion ultime à mon raisonnement : comment faire en sorte que les efforts financiers considérables et les savoir-faire développés pour créer un tissu d’entreprises innovantes issues de la qualité de notre recherche partenariale permettent de conserver ces sociétés un certain temps parmi nous ? Ce sujet me semble intéressant.
M. Jean-Yves Le Déaut. Bien évidemment, la valorisation de la recherche, avec les exemples qui viennent d’être donnés, est l’un de nos combats. Lorsque le premier ministre m’avait demandé de rédiger le rapport qui a été à la base de la loi de 2013, j’avais indiqué que le doctorat était l’un des points majeurs. Je puis dire devant lui aujourd’hui que Thierry Mandon a été un relais très fort sur le sujet de la reconnaissance du diplôme du doctorat. La situation historique française a fait que le doctorat n’était traditionnellement pas implanté dans toutes les entreprises. Cela est heureusement en train de changer. Je crois que les récents mécanismes, que nous demandions, mis en place notamment pour abonder le crédit impôt recherche, vont dans ce sens.
Le lien entre sciences humaines et sociales et sciences technologiques est majeur. Nous avons procédé le 21 janvier dans cette salle, à l’initiative de l’Alliance Athéna, présidée par Alain Fuchs, à une audition lors de laquelle il a été montré à quel point les sciences humaines et sociales étaient importantes dans le développement de l’innovation. Ceci me semble essentiel.
Il apparaît enfin important, ainsi que l’ont souligné plusieurs intervenants, de mieux sécuriser les fondateurs, en revisitant pour ce faire la loi Allègre. Si l’on demeure dans un système dans lequel les dilutions du capital se font très rapidement, le risque est grand, dans un certain nombre de cas, de ne pas retrouver les dividendes de l’investissement en matière grise réalisé dans ce domaine.
Je terminerai en indiquant que j’ai essayé, avec une équipe, de mener des travaux pratiques sur ce sujet dans ma région, dans le domaine des matériaux de l’énergie et des procédés. Nous avons imaginé un système réunissant, lorsqu’une entreprise se crée, tous les acteurs autour de la table : académiques, écosystème (IRT, CRITT, SATT, etc.), industriels, collectivités territoriales, financiers. Quand un porteur de projet vient nous solliciter, il apparaît souvent que son idée est bonne, mais qu’il lui manque des volets (managérial, financier, etc.) pour aboutir : notre rôle est alors de l’accompagner dans ce parcours. Nous résumons notre action en quatre mots : anticiper, assembler, accélérer, accompagner. Lorsque l’on agit sur ces « 4A », on constate que les entreprises accompagnées réussissent beaucoup mieux. Dans un paysage fragmenté, il est rare, mais nécessaire, de réunir toutes les énergies requises. Nous proposerons ainsi, dans le cadre du PIA3, d’observer en expérimentation comment ce modèle fonctionne et d’essayer de le faire perdurer.
Merci, Monsieur le ministre, de votre intervention.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons poursuivre la table ronde en cours. Je m’excuse auprès des intervenants qui ont dû attendre.
Le programme des investissements d’avenir a comporté spécifiquement, dès l’origine, un volet dédié à la valorisation. Le premier commissaire général à l’investissement, René Ricol, a dit avoir découvert, lors d’une réunion à l’OPECST, le rôle que pouvaient jouer les grandes alliances de recherche, créées en 2009, dans la valorisation de la recherche, et ce du fait de leur capacité à appréhender d’une manière stratégique le développement de leurs domaines de recherche. C’est ainsi que sont apparus les consortiums de valorisation thématiques (CVT).
Je donne la parole à Françoise Fabre, directrice du consortium de valorisation thématique de l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie, qui va nous éclairer sur l’organisation de ces CVT.
Mme Françoise Fabre, directrice du Consortium de valorisation thématique (CVT) de l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (ANCRE). Avant de présenter le CVT, je voudrais dire quelques mots sur l’Alliance ANCRE, née en 2009 du constat de profusion et de cloisonnement du système français de recherche et d’innovation. Le champ des recherches des établissements se présente en effet en France sous forme d’un tuilage, plutôt que d’un pavage. Le rôle de cette Alliance est de servir d’interlocuteur privilégié, pour les tutelles en particulier, par le renforcement des synergies entre les opérateurs. Elle se doit de contribuer à la programmation annuelle des agences de moyens, mais aussi de favoriser les transferts vers les industriels. Elle compte 19 établissements et ses membres fondateurs en sont le CEA, le CNRS, l’IFPEN et la Conférence des présidents d’universités. Elle est structurée aussi bien dans le domaine de ressources d’énergie que dans celui des usages (transport, bâtiment et industrie).
L’ANCRE s’est particulièrement mobilisée ces derniers temps sur le débat national sur la transition énergétique et a proposé des scénarios d’évolution faisant apparaître des verrous technologiques à lever. Aucun des organismes membres de l’Alliance n’aurait pu mener seul à bien ces scénarios. La création de l’ANCRE a permis aux différents acteurs de la recherche de mieux se connaître et de commencer à structurer une approche collective. Il a été question précédemment de fragmentation : l’ANCRE est au contraire un lieu de coordination et de défragmentation.
Le Consortium de valorisation thématique est, quant à lui, l’un des outils du fonds national de valorisation des investissements d’avenir, aux côtés des SATT et de France Brevets. Il a démarré en 2013 et est né du constat que, pour que les établissements de recherche valorisent bien leurs travaux, il était en premier lieu nécessaire de bien connaître l’écosystème, les marchés, les concurrents. Or cette compétence en veille technico-économique est quasi inexistante dans la plupart des établissements publics.
Le CVT, dans le cadre privilégié de l’Alliance, s’est donc focalisé sur la réalisation d’études stratégiques et la mutualisation d’intelligence économique. L’objectif est de partager l’identification des opportunités de valorisation et de formuler des recommandations sur les filières à valoriser.
Ces études s’appuient sur des cartographies de brevets, des études de marché et surtout de très nombreux entretiens avec des industriels, français et étrangers. Leur principale valeur ajoutée est, ce qui n’est pas courant, le maillage que ces études assurent entre les meilleurs experts scientifiques de l’Alliance et les experts en analyses technico-économiques fournies, par exemple, par des sociétés de fouilles de données.
La réalisation de ces études en réseau favorise les échanges de bonnes pratiques entre chercheurs et établissements de valorisation. Il faut souligner l’atout précieux offert par la transversalité de l’Alliance. À titre de retour vertueux, le travail en commun a permis aux acteurs de renforcer globalement leur expertise et la crédibilité des analyses. La demande des études est d’ailleurs d’autant plus forte que cette expertise s’exprime de manière collective, dans le cadre de l’Alliance.
Ces travaux ont aussi créé une dynamique qui conduit de plus en plus de structures à solliciter le CVT en dehors de l’Alliance. Je pense par exemple aux pôles de compétitivité, aux ITE, aux SATT, aux tutelles et aux agences.
De nombreuses études ont ainsi été réalisées depuis 2013, et des ateliers de veille et treize colloques organisés, en présence d’industriels. Chaque étude est suivie d’un colloque. Vous avez par exemple, Monsieur le président, participé à celui organisé à Strasbourg en fin d’année 2015, dans le cadre de la transition énergétique dans le bâtiment. L’idée était notamment de réunir une centaine de PME locales et de montrer des expériences de collaborations réussies entre des laboratoires et des PME dans le domaine du bâtiment, afin de stimuler d’autres initiatives.
Aujourd’hui même, le CVT ANCRE propose un atelier rencontre sur les écotechnologies, dans le cadre du réseau PEXE, sur l’efficacité énergétique dans l’industrie. Une vingtaine de laboratoires y présentent des technologies transférables aux entreprises de l’environnement, ainsi que des plateaux techniques pour les essais.
Si l’on m’interroge sur la pertinence du dispositif CVT, je répondrai que pour renforcer les liens entre recherche et industrie, il faut d’abord identifier les acteurs et leur jeu. Or il existe actuellement un déficit de veille stratégique, tant au niveau des laboratoires qu’au sein des PME. Le CVT ANCRE a clairement pour objectif d’aider à combler ce manque.
L’efficacité du dispositif repose en particulier sur son rôle fédérateur et sur celui de l’Alliance. Le déroulement d’un projet s’articule en effet autour de chercheurs experts, de chargés de veille et d’analyse marché, ainsi que de consultants qui apportent des compétences diversifiées. Cette efficacité est étayée par la croissance très forte des demandes d’études. Son bon rapport qualité – prix prouve en outre son efficience.
Il est encore un peu trop tôt pour envisager la question de l’impact sur les chercheurs, les industriels ou l’appui aux politiques publiques.
Quant à la pérennité du dispositif, nous espérons une annonce, dans les semaines à venir. Nous avons en effet été audités pour les trois années passées et attendons de connaître l’avenir offert aux CVT.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci Madame. Je vais à présent donner la parole au représentant de l’un des pôles de compétitivité créés depuis 2005 dans le cadre des interactions entre les entreprises et les organismes de recherche. Ces pôles remplissent-ils leur rôle d’animation ? Comment IFP Énergies nouvelles contribue-t-il, dans le cadre des pôles de compétitivité, au soutien de la recherche dans les entreprises et à l’animation de ce réseau au niveau régional ou national ? Monsieur Beccat, vous avez la parole.
M. Pierre Beccat, directeur de l’établissement de l’IFPEN à Lyon, président du pôle de compétitivité AXELERA. Je vais, dans un premier temps, vous proposer un bref retour d’expérience sur IFP Énergies nouvelles, vous exposer notre méthodologie en termes de soutien à la recherche et les enseignements que nous avons pu en tirer. Je présenterai ensuite AXELERA, son réseau, son bilan et celui des pôles de compétitivité en général et terminerai mon propos par des conclusions globales sur le transfert et le soutien de la recherche en entreprise.
La vocation première d’IFP Énergies nouvelles est de conduire des travaux de recherche visant à mettre sur le marché des innovations, en partenariat avec des industriels. IFPEN va ainsi jusqu’à créer des entreprises filiales adéquates, afin de pouvoir associer dès le départ des projets de recherche et le vecteur industriel susceptible de mettre les innovations sur le marché. La notion de projet de recherche, qui associe le chercheur et l’industriel, ce dernier étant si possible celui qui mettra l’innovation sur le marché, est un point clé.
Parmi les filiales créées par IFP Énergies nouvelles au cours de son histoire, citons notamment Technip, devenue leader dans le domaine de l’ingénierie pétrolière, Coflexip, qui industrialise et met sur le marché des flexibles pour l’exploration offshore du pétrole, et Axens, société leader dans le domaine du process licencing et de la vente de catalyseurs.
La leçon que nous avons tirée de ces expériences est la suivante : pour que le soutien à la recherche en entreprise soit efficace, il faut créer aussi tôt que possible un partenariat fort entre les équipes de recherche et les industriels.
Plusieurs avantages et atouts sont indispensables pour réussir. L’industriel, en contact direct avec le marché et les clients, bénéficie tout d’abord d’une vision beaucoup plus précise que celle que nous pouvons avoir du côté du laboratoire de recherche. Cela lui permet de formaliser précisément l’innovation qu’il souhaite voir développer : cible en termes de performance, coûts, délai et budget de recherche.
Il a été question précédemment de « vallée de la mort ». L’industriel peut disposer des moyens nécessaires aux étapes d’industrialisation de l’innovation, qui correspondent au passage de l’objet en fin de développement en laboratoire vers l’objet prototype représentatif du produit industriel. Cette étape n’est ni anodine, ni triviale. Elle est extrêmement coûteuse et disposer d’un partenaire capable de conduire cette phase est, pour la recherche, essentiel au succès de l’innovation.
Ont également été évoqués les aspects de partenariat, de partage de valeur et de propriété intellectuelle. Pouvoir, dès le début d’un projet, définir ce mode de partenariat, les conditions d’exploitation des résultats, la rémunération de chacun en fonction de sa contribution au projet, est aussi fondamental.
Pour un chercheur, parvenir à associer dès l’origine un industriel au projet maximise ses chances de trouver et d’accéder à l’innovation in fine. Les pôles de compétitivité ont justement, depuis dix ans, contribué, au sein de leurs réseaux de partenaires (composés globalement à 80 % d’entreprises, dont 75 % de TPE ou PME, et d’académiques) à créer cette proximité. Leur mission principale était de mettre en œuvre un écosystème permettant ces rencontres entre académiques et monde industriel.
En une décennie, le pôle de compétitivité AXELERA a ainsi constitué un réseau de 330 partenaires et accompagné le montage de près de 300 projets, pour un budget d’environ 800 millions d’euros.
L’exercice consistant à évaluer l’efficacité et les effets mesurables des pôles de compétitivité a été effectué à plusieurs reprises. J’ai notamment retrouvé un rapport du Sénat du 14 octobre 2009 qui conclut que le dispositif des pôles de compétitivité a fait ses preuves, que les montants financiers annoncés en 2005 ont été mobilisés, avec un équilibre entre les budgets d’État, des collectivités territoriales et des activités, que des passerelles ont réellement été créées entre les universités, les laboratoires et les entreprises, avec un nombre de projets FUI en croissance et un niveau fort d’implication des TPE et PME dans les projets.
Un rapport plus récent, publié en mars 2013 par France Stratégie, va clairement dans le sens des priorités affichées par Thierry Mandon. Il montre en effet que l’objectif visant à favoriser et faire diffuser la culture de la recherche est atteint par les pôles de compétitivité, en augmentant le niveau de dépenses R&D dans les TPE-PME, en favorisant l’emploi R&D dans ces sociétés et, de façon globale, en permettant d’accroître l’activité de recherche et développement dans les entreprises membres des pôles.
Concernant les performances marché, les évaluations sont plus difficiles à effectuer. Une étude est toutefois en cours, qui devrait livrer ses conclusions en fin d’année.
J’ai donc préféré, pour illustrer mon propos, vous citer l’exemple d’une success story survenue dans l’écosystème lyonnais et Auvergne – Rhône alpin et accompagnée par AXELERA. La société en question est spécialisée dans la conception de biopolymères. Elle a rencontré le pôle voici cinq ou six ans et est venue nous voir avec l’ambition de développer de nouveaux produits. Nous l’avons donc mise en contact avec des laboratoires académiques lyonnais, avec lesquels elle a pu travailler. Une partie d’une thèse a ainsi pu être financée via un projet ANR. À l’issue de ses travaux, le thésard a été embauché par la société. Ceci a été suivi d’un projet plus aval, financé en partie par l’ADEME et labellisé par AXELERA. Le succès a été au bout de l’aventure, puisque cette société a choisi de s’implanter sur le site de Roussillon, au sud de Lyon, en Isère, dès 2014, pour démarrer la production, avec une dizaine de personnes. Le patron de l’entreprise indique aujourd’hui que son objectif est de produire 30 000 tonnes à l’horizon de trois ou quatre ans, avec une progression de chiffre d’affaires significative et en employant à terme une trentaine de salariés supplémentaires.
Ce résultat très encourageant en cache beaucoup d’autres, dans différents pôles de compétitivité. Globalement, le succès de ces pôles réside véritablement dans le fait de créer cette proximité entre chercheurs et industriels et de mettre l’équipe projet au cœur de l’innovation. Il est essentiel de pouvoir faire se rencontrer celui ou celle qui voudra mettre un produit sur le marché et les membres des réseaux académiques qui ont les compétences requises pour cela.
Le partenariat entre industriels et académiques doit être formalisé le plus tôt possible. Cela permet un partage fort sur les cibles du projet et donne la possibilité de clarifier le partage de la valeur. C’est précisément là la fonction de ceux que nous qualifions dans les pôles de « responsables de programme » ou de « chargés d’affaires ». Cette personne a en général une culture de chercheur, est parfois titulaire d’un doctorat, et a pour mission de constituer l’équipe projet et de définir et formaliser avec l’industriel les cibles visées pour l’innovation.
Nos conclusions vont très exactement dans le sens du rapport de Suzanne Berger de janvier 2016, qui propose de concentrer les réformes pour créer des interfaces plus larges et plus dynamiques encore entre la recherche et les entreprises et, comme le soulignait Louis Schweitzer précédemment, de développer le continuum entre la recherche et l’industrie.
M. Jean-Yves Le Déaut. Monsieur Franck Lethimonnier, directeur de l’Institut des technologies pour la santé de l’INSERM, va maintenant nous indiquer comment s’organise la valorisation de la recherche au sein de l’Alliance Aviesan pour les sciences de la vie et de la santé.
M. Franck Lethimonnier, directeur de l’Institut des technologies pour la santé de l’INSERM. Je vais essayer de vous expliquer de façon très concrète la manière dont le Consortium de valorisation thématique mis en place dans Aviesan s’organise pour être utile aux entreprises.
Comme cela a été précisé tout à l’heure, le CVT est un outil du PIA visant, à l’échelle nationale, à rapprocher le domaine de la recherche en sciences de la vie et de la santé du secteur privé basé en France, dans une logique à la fois de développement de nouveaux produits de santé, mais également d’accompagnement dans la durée de la croissance des entreprises. Je rappelle que le domaine de la santé est l’un des secteurs économiques présentant les perspectives de croissance les plus élevées. Il faut que nous parvenions à traduire cela sur notre territoire, au travers de l’alliance des forces académiques et des différents offices de valorisation des organismes de recherche et membres d’Aviesan. Je précise qu’Aviesan compte aujourd’hui neuf membres, que vous connaissez.
Le CVT n’est pas un opérateur de valorisation. Il se distingue plutôt par sa capacité à fédérer l’ensemble des acteurs, depuis les acteurs de la recherche jusqu’à l’aval, en y incluant les agences réglementaires, les financeurs potentiels (dont Bpi ou les SATT), les structures de valorisation et les industriels (petites ou moyennes entreprises et grands groupes).
Notre objectif est d’apporter une offre nationale, de construire une vision sur les différentes chaînes de valeur et par ce biais de comprendre où sont les problèmes, quels sont nos atouts et de bien mettre en avant l’offre en termes de compétences, de savoir-faire, de briques technologiques (brevets, etc.), face aux besoins industriels et cliniques, afin d’identifier les opportunités sur certains domaines précis.
Concrètement, Aviesan a mobilisé, en trois ans d’existence, environ 300 chercheurs et cliniciens, plus de 125 PME, 25 ETI et grands groupes, ainsi que l’ensemble de l’écosystème français (pôles de compétitivité, SATT, Bpi, etc.).
À travers ce travail collectif et national mené sur l’analyse de la chaîne de valeur par domaine, nous essayons de comprendre le maillage des différentes étapes, les verrous, les opportunités, les forces et d’envisager la meilleure manière de faire sortir certains secteurs émergents.
L’une de nos spécificités est de devoir travailler sur des secteurs avec une granulométrie assez précise. Les chaînes de valeur sont en effet très différentes d’un secteur à l’autre. Les acteurs industriels ne sont pas les mêmes selon que l’on s’intéresse aux dispositifs médicaux, aux biothèques, aux industries pharmaceutiques. Les durées de développement peuvent également être très variables. Les anticorps thérapeutiques se situent par exemple sur des temps de développement de l’ordre d’une quinzaine d’années, tandis que si l’on considère la technique CRISPR-Cas 9, utilisée en genome editing, on peut envisager en deux ou trois ans de produire des modèles animaux beaucoup plus pertinents. L’INSERM et le CNRS font dès à présent des contrats de transfert de technologies avec des industriels qui vont commercialiser ces modèles. On est donc ici en présence de cycles ultra courts, y compris dans le domaine de la biologie.
Il importe donc, au regard de ces schémas très différents, de travailler ensemble, domaine par domaine, à l’analyse de la chaîne de valeur.
En quoi sommes-nous utiles aux entreprises ?
Je pense que notre action permet avant tout de partager des visions de cette chaîne de valeur sur le long terme, d’aligner des stratégies d’acteurs publics et industriels, mais aussi de valoriser et de rendre visible le potentiel de la recherche française, en favorisant la mise en contact avec les bons interlocuteurs.
L’un des problèmes de notre écosystème est en effet d’être composé d’un très grand nombre d’acteurs, si bien que les industriels ne sont pas toujours mis en relation avec les interlocuteurs les mieux adaptés et notamment avec les chercheurs en direct. Il n’est pas toujours simple d’identifier les bonnes personnes. Or nous pouvons, secteur par secteur, contribuer à cette rencontre.
Notre ambition, qui correspond à une demande de la part des industriels, est également d’aller vers des partenariats stratégiques, à l’échelle des Alliances ou, de façon beaucoup plus pragmatique, des différents membres (organismes de recherche ou universités). Il s’agit d’une tendance forte, qui se décline déjà en quelques exemples. Au niveau de l’INSERM et du CNRS, des partenariats stratégiques se sont ainsi noués récemment avec Dassault Systèmes, MSD Avenir, MedImmune ou encore Astrazeneca, qui permettent de faire cet échange sur le long terme.
Au-delà de ces partenariats, l’idée est de parvenir, au cas par cas, en fonction des chaînes de valeur et de leurs spécificités, à être innovant sur les modes de valorisation. Nicolas Castoldi a rappelé l’existence d’un outil très efficace que sont les laboratoires communs, qui permettent vraiment de travailler au quotidien l’interface entre chercheurs publics et privés. On peut également aller vers des systèmes de plateformes technologiques communes très pointues : je pense par exemple à la plateforme Ksilink à Strasbourg, sur le screening de médicaments à partir de screening phénotypique, qui va réunir l’INSERM, l’université de Strasbourg et Sanofi. On peut aussi, dans le domaine des technologies émergentes pour les maladies neurodégénératives, mentionner la plateforme commune au CEA et à MIRCen, basée à Fontenay-aux-Roses, qui permet de la co-conception avec différents acteurs des biotechnologies. Je signalerai enfin l’exemple très intéressant du partenariat passé par le CNRS avec Evotec (anciennement Sanofi), afin de bénéficier de la plateforme technologique de Sanofi dans le but de moderniser la Chimiothèque nationale et de la rendre accessible de façon beaucoup plus efficace à l’ensemble des biologistes et de la communauté de chimie.
Comment procédons-nous, concrètement, pour essayer de développer nos outils ?
Nous travaillons par domaine et tentons d’en extraire quelques conclusions. Il faut savoir par exemple qu’une trentaine d’anticorps thérapeutiques sont aujourd’hui utilisés en clinique. Nous disposons dans ce domaine d’une recherche d’excellence, parmi les meilleures au monde. Or aucun anticorps n’était issu de la recherche académique française. Il existe une compétition très forte dans ce secteur, avec plus de 300 anticorps en développement clinique aujourd’hui. Nous avons donc tenté d’identifier des niches sur les cibles, sur les nouveaux procédés d’ingénierie, pour essayer de positionner les acteurs tels que INSERM Transfert ou le CNRS, afin de travailler tous ensemble et de valoriser autour de ces niches. On observe, alors même que l’on dispose en France d’acteurs industriels et de capacités de production, des problèmes de compétences autour des aspects de bioproduction. Nos partenaires industriels ne parviennent pas à recruter, de façon massive, des acteurs dans ce domaine spécifique. Cela relève de la formation, qui m’apparaît comme un élément vraiment essentiel.
En effet, valoriser consiste aussi à avoir une vision de long terme sur la formation nécessaire aux emplois de demain dans l’industrie. Adopter, ainsi que nous le faisons, une optique de chaîne de valeur, permet justement d’anticiper cela.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons entendre maintenant Abdallah Ougazzaden, président de l’Institut Lafayette. Cette structure a été créée par l’université américaine de Georgia Tech, en lien avec la région Lorraine et d’autres acteurs de collectivités territoriales. Cette antenne de Georgia Tech, lancée sur le territoire français voici 25 ans, a été une coquille vide pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que la première unité mixte internationale du CNRS ne vienne s’ajouter à l’édifice.
Abdallah Ougazzaden est venu me voir un jour en me demandant de créer un centre de transfert, sur le modèle de celui mis en œuvre dans une université américaine. Ce centre est aujourd’hui opérationnel et je vais laisser à Monsieur Ougazzaden le soin de vous le présenter.
M. Abdallah Ougazzaden, président de l’Institut Lafayette (Georgia Tech Lorraine). L’Institut Lafayette est une plateforme de transfert technologique et d’innovation en optoélectronique. Il existe plusieurs approches et modèles en matière d’innovation. La littérature dans ce domaine est très abondante. Je me focaliserai dans cet exposé sur le thème de cette audition, à savoir la valorisation de la recherche dans le monde académique.
Dans le modèle que nous développons à Georgia Tech, l’innovation se résume en trois mots : d’une part la créativité (il est important de disposer de chercheurs d’excellence, susceptibles de faire la différence), d’autre part la vision (pour forger une stratégie de succès, dans le cadre d’une nécessaire coopération entre monde académique, industriels et organismes de recherche) et enfin l’implémentation et la mise en œuvre, qui constituent certainement l’aspect le plus difficile.
Sortir la recherche des laboratoires et la faire entrer dans le monde industriel est un véritable défi. L’Institut Lafayette se positionne dans cette optique et vise à créer ce pont entre l’univers de la recherche et la sphère industrielle.
Il s’agit d’un modèle unique. Comme l’a souligné Monsieur Le Déaut, nous avons créé un écosystème à Metz, en commençant, voici 25 ans, par le volet enseignement, avec le campus de Georgia Tech Atlanta. Nous y accueillons aujourd’hui plus de 700 étudiants en master et bachelor. En 2006 s’y est ajoutée une unité mixte internationale unique en France, qui regroupe actuellement plus de vingt chercheurs français et américains et une cinquantaine de doctorants. Nous avons créé l’Institut Lafayette en 2014, pour l’innovation et le transfert technologique. Cet écosystème, basé à Metz, s’est constitué avec nos partenaires académiques, les grandes écoles, les collectivités, et fait écho à un écosystème similaire, situé aux États-Unis, à Atlanta, avec lequel nous entretenons de nombreux échanges. Une fois l’initiative lancée, cet Institut s’est mis en place si rapidement que même nos partenaires américains en ont été surpris.
Il s’agit d’un projet visionnaire, car nous avons misé sur des domaines d’actualité que sont l’énergie, le transport et l’environnement. Nous privilégions en outre le prototypage et avons pour ambition d’accélérer les technologies et de les amener à des niveaux beaucoup plus hauts en termes de TRL.
L’Institut Lafayette propose une plateforme de très haut niveau en matière d’équipements technologiques d’élaboration de matériaux, de micro fabrication et de caractérisation. Nous disposons par exemple d’une machine d’élaboration des matériaux organiques pour tout ce qui concerne l’électronique et l’optoélectronique flexible, laquelle est un sujet très porteur actuellement. Nous avons également des machines de croissance et d’épitaxie des matériaux à base de GaN grand gap qui couvrent toute la longueur d’onde de l’infrarouge à l’ultraviolet, avec de nombreuses applications dans les transistors, l’automobile, les capteurs, l’éclairage, etc.
Nous visons non seulement la réalisation de petits échantillons, mais aussi la mise à l’échelle industrielle. Tous ces équipements sont donc de nature industrielle et permettent d’envisager assez rapidement un transfert vers un industriel.
L’idée, en matière de fabrication technologique, est de disposer de toutes les briques technologiques sous le même toit, afin d’être en mesure de passer du matériau au prototypage de composant. Cet élément nous semble très important. Prenons l’exemple du graphène, dont on connaît les propriétés électroniques, voire optiques. La difficulté réside dans le fait que, lorsque l’on commence à développer des applications, se posent des problèmes mécaniques, d’intégration. Il est donc essentiel, si l’on veut aller vite, de pouvoir disposer de plateformes permettant d’effectuer ce type de travail. Une fois réunies les briques technologiques de base, on peut envisager différentes applications, dans les domaines de l’optoélectronique, de l’énergie, de la résidence et de la mobilité, de la communication, de la santé ou de l’environnement.
L’Institut Lafayette développe par ailleurs un volet de commercialisation de la technologie, en collaboration avec l’Enterprise Innovation Institute, incubateur de Georgia Tech cité parmi les dix premiers incubateurs universitaires au monde. Nous sommes ainsi en train d’essayer de transférer certains outils de création de start-up vers Metz et la France.
L’un des projets est le programme « I-CORPS », développé par NSF avec Georgia Tech notamment. L’idée de départ est que l’échec des start-up n’est pas dû, le plus souvent, à une impossibilité de parvenir à réaliser le produit, mais à la difficulté à trouver un marché et des clients pour ce produit. Il s’agit en l’occurrence d’effectuer, préalablement à la création de start-up, une analyse du « risque de marché », une « customer discovery » ou une « customer validation ». Aux États-Unis, sur mille projets de ce type lancés, près de 90 % ont, grâce aux analyses menées dans le cadre de ce programme, changé leur vision du marché et s’y sont adaptés.
L’un des objectifs de l’Institut Lafayette est tout d’abord de doter notre territoire du Grand Est de capacités technologiques au meilleur niveau mondial. Nous souhaitons également contribuer au développement économique de ce territoire et proposer un partenariat d’excellence offrant une gamme de services couvrant l’ensemble de la chaîne de l’innovation. Nous avons enfin vocation à être un outil de formation pour les futures générations d’entrepreneurs.
Nous avons déjà, pour ce faire, noué des accords industriels et institutionnels, autour de nos valeurs de leadership, de créativité et d’excellence.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons à présent entendre Monsieur Vincent Marcatté, qui va nous expliquer la fonction des huit IRT labellisés par l’État dans le cadre des investissements d’avenir et peut-être répondre aux questions posées par le ministre les concernant.
M. Vincent Marcatté, président de l’association des Instituts de recherche (IRT). Je vais effectivement tenter de répondre à l’ensemble des questions soulevées à la fois par Thierry Mandon et certains autres intervenants sur les IRT et leurs caractères différenciants.
Louis Schweitzer a mis l’accent, dans son introduction, sur les critères d’excellence, d’innovation et de coopération. Les IRT me semblent faire écho à ces trois notions.
Un Institut de recherche technologique est, à la base, un lieu physique, un campus, un bâtiment, comportant des plateformes technologiques d’exception, ainsi que des chercheurs et des ingénieurs payés en propre par l’IRT, mais aussi des chercheurs venant du monde académique et industriel (grands groupes, PME ou start-up). L’une des spécificités des IRT est, dans un contexte de forte compétition mondiale dans le domaine de l’innovation, de permettre d’atteindre la taille critique sur un certain nombre de sujets. Cette structure offre en effet la possibilité de mutualiser des moyens humains, financiers et technologiques, et de bénéficier de l’effet de levier du PIA. Grâce à cela, les industriels et les académiques réunis au sein des IRT sont en mesure de tenir des premiers rôles dans le cadre de la compétition internationale, sur des sujets comme les réseaux de cinquième génération qui vont constituer l’infrastructure numérique de demain, la cyberdéfense ou la fabrication additive.
Les huit IRT existants, organisés chacun autour d’un campus principal, voire de campus secondaires, sont les suivants :
- B<>com, à Rennes, sur les technologies du numérique (réseaux et sécurité, hypermédias, e-santé) ;
- Jules Verne, à Nantes, sur le manufacturing avancé ;
- Saint-Exupéry, à Toulouse, dans le domaine aéronautique, spatial et les systèmes embarqués ;
- Nanoélec, à Grenoble, sur la nanoélectronique ;
- Bioaster, à Lyon, sur la microbiologie et les maladies infectieuses ;
- M2P, à Metz, sur la métallurgie, les matériaux et les procédés ;
- Railenium, à Valenciennes, sur les systèmes ferroviaires ;
- SystemX, à Saclay, sur l’ingénierie numérique du futur.
Ces huit IRT sont encore très jeunes, puisqu’ils ont été créés voici quatre ans et sont opérationnels depuis trois ans et demi seulement. Des évaluations ont déjà eu lieu pour quatre d’entre eux et les quatre autres sont actuellement en cours d’évaluation.
Permettez-moi de vous donner quelques chiffres pour vous montrer la rapidité avec laquelle ces IRT se sont constitués.
Aujourd’hui, les IRT comptent au total 546 membres, dont des industriels et 125 acteurs académiques (organismes nationaux de recherche, universités, écoles d’ingénieurs, établissements de formation).
244 projets ont été montés. Tout ceci représente une force de frappe de plus de 1 100 collaborateurs, dont 300 chercheurs académiques et 200 doctorants. Les IRT représentent ainsi un environnement très favorable pour l’épanouissement des doctorants, qui y trouvent à la fois un encadrement académique et industriel de très haut niveau, ainsi que des moyens technologiques de développement. Nous constatons d’ores et déjà des résultats remarquables obtenus par des doctorants au sein de nos IRT. Ceci me semble essentiel, au regard notamment des propos de Thierry Mandon sur l’importance d’intégrer davantage de doctorants dans l’entreprise. Les IRT ont vraiment un rôle très structurant à jouer dans ce domaine.
Les IRT comptent en outre 83 équipements technologiques différenciants. Bien évidemment, ils ont veillé à ce que les plateformes constituées en leur sein soient différenciantes par rapport à l’existant dans l’environnement académique, c’est-à-dire notamment dans les universités, les organismes de recherche ou les équipex.
Le budget des IRT est de 200 millions d’euros par an, dont une moitié apportée par la puissance publique et l’autre par les industriels. Il s’agit du modèle tel qu’il se présente aujourd’hui dans son équilibre. L’objectif des IRT, défini avec l’ensemble des acteurs (CGI, ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ministère de l’économie, de l’industrie et du numérique), est d’aller vers un modèle « un tiers public – un tiers industriel – un tiers contrat tiers (incluant les projets européens) ». Au niveau mondial, des instituts tels que les IRT ne peuvent se passer d’une base de financement public, de l’ordre d’un tiers. C’est vers ce type de modèle que l’on s’achemine à terme pour assurer un fonctionnement pérenne des IRT.
Il convient également de souligner qu’un gros travail a été effectué pour identifier les projets critiques pour l’industrie de demain. Tous les projets menés au sein des IRT sont co-construits par les académiques et les industriels et orientés par rapport aux besoins marché de ces derniers. Ce pilotage industriel leur permet de trouver très vite leur marché.
Les valeurs dans lesquelles nous nous reconnaissons sont la créativité, l’agilité, le travail d’équipe et les résultats. On a souvent tendance à dire que cela s’apparente à un esprit start-up. Il faut en effet que nous allions vite, car l’innovation et la compétition mondiale ne nous attendent pas.
Un travail est par ailleurs en train d’être mené avec nos membres académiques, et notamment avec le CNRS, pour identifier la manière dont les acteurs académiques pourraient trouver davantage d’intérêt à s’impliquer au sein des IRT et avoir plus de retours. Le même type de travail est effectué avec la CPU, la CDEFI, le CEA, l’INRIA ou les Instituts Carnot. Il existe vraiment une dynamique très positive de la part de ces différents acteurs pour aller de l’avant.
Jean-Luc Beylat, président de l’Association française des pôles de compétitivité, était invité à se joindre à cette table ronde. Il n’a malheureusement pas pu être présent et m’a demandé de préciser que la synergie entre les IRT et les pôles était totale. Les IRT sont nés au sein des pôles, qui ont rendu possible l’existence d’une confiance entre les acteurs académiques, les PME, les start-up, les grands groupes et les établissements d’enseignement supérieur. Comme vous le savez, il existe actuellement 69 pôles en France, qui représentent plus de 10 000 entreprises, organismes de recherche, universités, écoles, et obtiennent des résultats remarquables. Cette synergie entre IRT et pôles se poursuit, sans aucun problème.
L’un des principaux messages que je souhaitais formuler est que les IRT, bien qu’étant des structures jeunes, produisent déjà de bons résultats et de belles histoires de PME qui vont gagner des marchés à l’international grâce aux développements effectués au sein des IRT ou de start-up qui accélèrent leur développement grâce à des solutions technologiques imaginées dans les Instituts. Il s’agit donc d’un dispositif vertueux.
Nous sommes enfin totalement ouverts à la perspective de nous améliorer encore et de faire en sorte que, grâce aux IRT et à l’ensemble des acteurs qui y contribuent, la France continue à progresser dans les rankings internationaux sur l’innovation.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous sommes arrivés au terme de cette table ronde. Puisqu’un débat a déjà eu lieu avant l’arrivée de Thierry Mandon, je vous propose de clore la session, non sans avoir au préalable souligné combien nous étions heureux d’accueillir ici aujourd’hui quelques-uns des 24 membres du conseil scientifique de l’OPECST, dont Michel Cosnard (qui va nous quitter pour remplir une autre mission au sein du HCERES), Jean-Marc Egly (de l’IGBMC de Strasbourg, membre de l’Académie des sciences), Dominique Meyer (membre de l’Académie des sciences et acteur majeur du partenariat entre l’Académie, le Parlement et de jeunes chercheurs), Marcel van de Voorde (qui a travaillé au CERN à Genève et dans plusieurs universités), Stéphane Mangin (professeur à l’université de Lorraine et professeur associé à l’université de San Diego, qui travaille sur le volet académique des matériaux) et Cédric Villani (médaille Fields, qui va nous quitter à l’issue de son mandat et a été très actif au niveau de l’Office, dans le conseil du Parlement).
TROISIÈME TABLE RONDE :
L’EVALUATION DES PROGRAMMES PUBLICS DE SOUTIEN
À LA VALORISATION DE LA RECHERCHE
Présidence de M. Roland Courteau, sénateur, vice-président de l’OPECST.
M. Roland Courteau. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs, cette table ronde sur l’évaluation des programmes publics de soutien à la valorisation de la recherche me tient, vous l’imaginez, particulièrement à cœur. Je suis très heureux de me retrouver parmi vous, qui partagez cet intérêt.
En ma qualité de sénateur et de vice-président de l’OPECST, j’ai eu l’honneur d’être rapporteur de nombreuses études pour cet Office parlementaire, auquel je suis particulièrement attaché. Comme vous le savez, l’Office est en liaison constante avec les grands organismes de recherche et les académies. Il poursuit notamment un partenariat très apprécié avec l’Académie des sciences et est également en lien avec nombre de directions de la recherche d’entreprises privées.
Le conseil scientifique de l’OPECST, dont j’ai le plaisir de saluer les membres présents, favorise le maintien de ces bonnes relations avec le monde de la recherche et apporte toujours à l’Office des conseils extrêmement avisés.
Je souhaiterais, avant de donner la parole aux intervenants, rappeler que cette audition publique intervient dans une période où la recherche doit être l’objet d’une attention toute particulière de la part des pouvoirs publics.
En effet, au-delà des objectifs ambitieux fixés au cours des dernières années et, reconnaissons-le, inégalement atteints, j’ai la ferme conviction que, de la santé de la recherche publique, dépend celle de la recherche privée. Des doctorats soutenus, des brevets déposés, des publications effectuées, dépendent les emplois d’aujourd’hui et de demain. Il n’est d’effort de recherche valable qu’inscrit dans la durée. Je pense notamment à cet égard à l’image de la recherche et au fait que dépendent de son attractivité les décisions des jeunes de se tourner vers des carrières de chercheurs, à condition toutefois qu’il soit remédié d’urgence aux lacunes aujourd’hui observées.
Par souci de brièveté, j’illustrerai simplement mon propos par la citation de quelques phrases de Monsieur Alain Prochiantz, administrateur du Collège de France, qui reflètent assez bien ma conception de la recherche : « Sans recherche publique, il n’y a pas de brevet, sans brevet pas d’innovation. Les grandes innovations viennent toujours de la recherche fondamentale ». Il va, par ailleurs, jusqu’à soutenir que les chercheurs sont « les taxis de la Marne de l’industrie française ». Permettez-moi de reprendre à mon compte cette pensée et ce parallèle quelque peu guerrier, car sans cet état d’esprit dynamique, la bataille de la recherche risque d’être perdue.
Je rappelle que cette audition publique intervient dans le cadre de l’évaluation, par l’OPECST, de la stratégie nationale de recherche, évaluation prévue par l’article 15 de la loi du 22 juillet 2013.
Cette troisième table ronde entre très spécifiquement dans ce champ, puisqu’elle vise à recueillir l’avis de personnalités ayant déjà été amenées à établir des bilans des dispositifs publics de soutien à la valorisation de la recherche.
Nous avons ainsi le plaisir de recevoir des intervenants qui nous feront profiter de leurs points de vue extérieurs. Je pense notamment à Madame Suzanne Berger, professeure au Massachusetts Institute of Technology, et à Monsieur Philippe Maystadt, président de l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur, regroupant les établissements d’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie Bruxelles.
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Monsieur Maystadt vient de nous informer qu’il était hospitalisé et ne pourrait malheureusement pas être présent parmi nous aujourd’hui.
M. Roland Courteau. Nous accueillerons également Monsieur Philippe Larrue, de l’OCDE, qui pourra nous faire partager un point de vue fortement nourri de comparaisons internationales.
Nous avions souhaité compléter ces approches globales par un ressenti en termes de retombées économiques sur le terrain, au niveau des régions, collectivités territoriales les plus à même de suivre les évolutions en matière de développement économique, et avions pour ce faire convié Madame Anne Besnier, présidente de la commission Enseignement supérieur et recherche de l’Association des régions de France, qu’un empêchement a finalement contrainte à renoncer à sa venue.
Je vais sans plus tarder ouvrir cette table ronde, en donnant tout d’abord la parole à Monsieur Claude Girard, directeur de programme valorisation de la recherche au Commissariat général à l’investissement, qui va nous dresser un panorama des efforts entrepris pour soutenir la valorisation de la recherche au cours de ces dernières années.
M. Claude Girard, directeur de programme valorisation de la recherche au Commissariat général à l’investissement. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs, avant d’entrer dans le champ direct de l’évaluation, je voudrais rappeler quelques principes du programme des investissements d’avenir.
Qui dit investissement dit d’abord constitution d’actifs. Nous avons été extrêmement attentifs, dans tous les dispositifs que nous avons financés, notamment dans le champ de la valorisation de la recherche, à ce qu’à chaque fois que l’on investissait dans un dispositif on ait, face à notre effort financier, la constitution d’actifs.
L’investissement est également lié à la notion de risque et de gestion de ce risque. Or un moyen de gérer le risque est de le partager. Nous avons ainsi systématiquement veillé à avoir, dans la mesure du possible, un effet de levier sur l’investissement de l’État dans les dispositifs, donc à avoir à nos côtés des co-investisseurs, privés bien évidemment, mais aussi publics (je pense ici aux collectivités territoriales).
L’investissement suppose en outre un retour sur investissement, qui peut prendre différentes formes. Si le retour sur investissement financier est assurément le plus facile à mesurer, certaines mesures ont également un impact en termes de transformation du paysage, d’amélioration de l’organisation, de réduction des coûts, de rationalisation ou un impact économique général.
Un autre principe des investissements d’avenir est l’accountability, c’est-à-dire la capacité à rendre des comptes, auprès bien évidemment du Parlement (cette journée s’inscrit, me semble-t-il, dans cet exercice), mais aussi de la Cour des comptes et des bénéficiaires de nos dispositifs.
Tout ceci nous a conduits à avoir, dès le début des investissements d’avenir, une préoccupation en termes d’évaluation. Cette évaluation, systématique, doit aussi être indépendante. Il en existe différentes couches.
Cela concerne tout d’abord les bénéficiaires directs de notre financement. Nous avons ainsi mis en place un système qui impose par exemple une comptabilité analytique et regarde les dispositifs année après année. Des acteurs de l’État sont même parfois impliqués dans les structures de gouvernance. Nous injectons notre argent par tranche et effectuons des évaluations au bout de trois ou quatre ans, selon les types de dispositif.
La deuxième couche d’évaluation se situe au niveau de l’action. Il s’agit ici d’effectuer un bilan évaluatif de l’ensemble des IRT, SATT, Idex, etc. Dans ce cas, c’est souvent l’opérateur qui se charge, année après année, de nous donner un point d’éclairage et doit être en mesure de nous alerter en cas de dérapages possibles sur telle ou telle action.
Une évaluation est également conduite au niveau des programmes, en l’occurrence du programme de valorisation de la recherche.
Est enfin menée une évaluation globale de la totalité du programme des investissements d’avenir.
Nous faisons appel, pour mener à bien ces deux derniers niveaux d’évaluation, à des personnalités et des commissions extérieures. C’est le cas du travail confié par exemple à Philippe Maystadt. Nous sollicitons également des personnalités internationales, comme Madame Berger, susceptibles d’apporter leur éclairage spécifique. Nous nous appuyons par ailleurs sur des études réalisées par l’OCDE, par l’OPECST ou par des consultants travaillant globalement sur des programmes ou plus particulièrement sur le programme des investissements d’avenir.
Le système d’évaluation mis en œuvre compte donc plusieurs étages, avec une temporalité variable selon le type de système contrôlé.
Nous portons bien évidemment un regard critique sur notre propre action. Avant de lancer le troisième PIA, nous avons ainsi tiré en interne des conclusions de la masse d’informations que nous pouvions recueillir notamment sur le programme de valorisation des investissements d’avenir. Nous avons ainsi constaté une plus forte sensibilisation du monde de la recherche aux questions de valorisation et de transfert et avons la prétention de penser que le PIA y a quelque peu contribué. Il s’agit néanmoins d’un travail de longue haleine, qui prend racine bien avant l’existence du PIA, ce dernier ayant sans doute permis de le révéler encore davantage.
La contrepartie de cette plus grande sensibilisation des chercheurs est peut-être un focus très fort sur les questions de propriété intellectuelle et de brevets. Bien que cet aspect soit important, je pense toutefois que ce n’est pas le seul élément sur lequel doivent porter nos efforts en termes de transfert et de valorisation.
Nous avons également observé une évolution en matière de professionnalisation et compétences du tissu global sur les questions de valorisation de la recherche. Nous estimons néanmoins qu’il est possible d’aller plus loin et que des efforts peuvent notamment être effectués en termes de gestion des ressources humaines, pour continuer à progresser sur les métiers, excessivement techniques, du transfert et de la valorisation.
Le transfert vis-à-vis des PME et des ETI est certainement l’exercice le plus difficile pour le monde de la recherche publique. Nous avons déjà engagé des actions en ce sens, mais cela reste un chantier à renforcer. Il faut, dans le cadre du PIA3, que nous soyons plus attentifs encore et veillions à effectuer un effort substantiel sur ce point. Pour l’heure, nul ne peut prétendre détenir la bonne solution. Il convient certainement de multiplier les expérimentations d’articulation entre le monde de la recherche publique, les PME et les ETI et d’être suffisamment réactifs pour accélérer les dispositifs qui fonctionnent bien et peut-être mettre fin à ceux qui ont plus de difficultés à atteindre des résultats.
Nous pensons enfin qu’il est important de disposer de lieux de démonstration, de territoires d’innovation qu’il serait possible de sélectionner dans le cadre du troisième programme des investissements d’avenir. Il s’agirait de lieux sur lesquels des technologies relativement matures pourraient être testées, utilisées directement par des agents économiques et notamment par la population. Nous estimons que cela pourrait ainsi permettre de compléter le champ du transfert en couvrant des questions comme celles des standards, des normes, de la réglementation, en avance de phase, au moment où les technologies sont lancées. Ceci pourrait apporter des avantages compétitifs finalement aussi importants que le brevet en tant que tel. On pourrait ainsi tester ce type de questions, mais aussi tout ce qui relève, dans le champ des technologies, de leur acceptabilité par les populations, par le corps social. Cet aspect est aujourd’hui assez mal traité. Nous manquons de données, d’informations, pour aborder convenablement ces questions de sociologie. L’existence de territoires d’innovation permettrait justement d’aller plus loin dans ces domaines et d’appréhender correctement ces enjeux. Nous pensons en outre qu’il serait possible, sur ces territoires, d’élargir le champ. En effet, l’innovation ne saurait se réduire aux technologies. Il importe de considérer également l’innovation non technologique et d’usage, et d’aller plus loin encore dans son accompagnement.
Voici, brièvement exposées, les conclusions que nous avons pu tirer de ce travail d’évaluation, interne et externe, concernant la valorisation de la recherche, avant de lancer le troisième programme des investissements d’avenir.
M. Roland Courteau. Nous allons maintenant donner la parole à Madame Suzanne Berger, du Massachusetts Institute of Technology, qui anime au sein de cet institut une commission « innovation économie ». Elle s’est vue confier en octobre 2015 par les ministres Thierry Mandon et Emmanuel Macron la rédaction d’un rapport sur l’accélération des transferts de connaissances à partir de la recherche publique et le renforcement du rôle de l’université dans ce processus. Elle va nous rendre compte des conclusions de ce rapport, intitulé en français Réformes de l’écosystème industriel français.
Mme Suzanne Berger, professeur de sciences politiques au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Je suis professeur et chercheur au MIT. Au cours des dix dernières années, nous avons multiplié les collaborations entre professeurs et chercheurs du MIT et chercheurs français, dans tous les domaines, mais surtout entre ingénieurs et scientifiques. L’intensification de ces collaborations date de onze ans et d’une décision du ministère des affaires étrangères d’offrir un million de dollars à chacune des trois universités américaines (MIT, Chicago et Stanford), à condition qu’elles trouvent des donateurs prêts à verser une somme équivalente, ce que nous avons fait. Depuis dix ans, le MIT a, grâce à cette dotation, soutenu plus d’une centaine de collaborations en recherche, avec division égale des fonds entre des équipes du MIT et des équipes françaises.
C’est pour cette raison que j’ai trouvé tout à fait naturel de répondre positivement à la demande de Messieurs les ministres Mandon et Macron de présenter un rapport sur la valorisation de la recherche en France. Il m’a paru tout naturel de réfléchir avec vous sur le problème, qui nous trouble tout autant que vous, du temps nécessaire pour amener une découverte faite en laboratoire jusqu’au marché, pour transférer une innovation et la transformer en produits et services livrés à la société, avec la question des pertes subies en route. Plus largement, cela soulève la question de l’efficacité et de la productivité avec lesquelles l’université et la recherche livrent à la société des richesses créées à l’intérieur de ces institutions.
Cette problématique est au cœur de la nouvelle initiative développée au sein du MIT sur l’innovation. La valorisation et la commercialisation des brevets faits sur les découvertes en laboratoire ne sont qu’une partie, et peut-être pas la principale, des interactions entre le monde de la recherche et l’économie. Nous savons que mêmes les plus importants des bureaux de technology licencing, dans les plus grandes universités américaines, ne gagnent pas beaucoup d’argent avec cette activité. Pour Harvard l’an dernier, cette somme s’élevait à 13 millions de dollars, ce qui n’est qu’une goutte d’eau par rapport au budget global de cette université. La somme est sensiblement plus élevée pour Stanford et pour le MIT, mais reste infime au regard des milliards de leur budget total.
On compte à peine une douzaine de blockbusters : je pense à Warfarin, au Wisconsin dans les années 1940, Coumadin, ici en France, Taxotere, qui sont de rares coups de chance. Mais l’essentiel se situe dans l’ampleur, la profondeur et la continuité des interactions, à tous les niveaux, entre les entreprises et les chercheurs universitaires issus de différentes disciplines. L’important réside dans l’échange durable, grâce à une large et riche interface, qui engendre l’impact économique.
Les efforts des universités en faveur de la valorisation, de la maturation et de la commercialisation de la recherche ne sont que l’une des composantes de cette interface, que nous entendons précisément nourrir en continuant à nous y investir. Les échanges essentiels sont ceux qui s’opèrent entre des êtres humains : étudiants enthousiasmés par l’entrepreneuriat, étudiants en sciences de l’ingénieur qui font des stages à l’étranger, chercheurs du monde industriel qui font le va et vient dans nos laboratoires, expert en brevets de l’université qui conseille la chimiste qui vient d’avoir une idée géniale pour la fabrication des batteries, laquelle va conseiller à son tour une start-up lancée à partir de ses brevets.
La mission que Messieurs les ministres m’ont confiée consistait à survoler le système français d’innovation industrielle et à imaginer les améliorations et simplifications envisageables.
Pour ce qui concerne la valorisation de brevets faits en laboratoire ou dans les organismes de recherche, vous avez, depuis cinq ans, introduit des institutions nouvelles (SATT, IRT, ITE, France Brevets, Instituts Carnot), toutes chargées de fonctionner comme intermédiaires entre les chercheurs et l’économie. Ces structures accélèrent-elles le passage du laboratoire au marché ou font-elles écran entre la recherche, l’industrie et la société ? On pourrait estimer qu’il est vraiment trop tôt pour le savoir. Mon intuition est que ces intermédiaires font plutôt écran. J’ai en effet découvert, au fil des 110 interviews que j’ai pu effectuer entre octobre 2015 et février 2016, qu’il existait en fait une très grande diversité dans la façon dont les nouvelles institutions avaient évolué, en fonction des régions et des écosystèmes. À partir de cet examen, j’ai eu le sentiment d’une sorte d’expérimentation sauvage. Pourquoi ne pas mener une expérimentation délibérée, miser sur la proximité comme facteur essentiel de dynamisme entre les chercheurs et l’économie, et se concentrer sur l’élargissement et l’approfondissement de la gamme d’interactions et d’activités dans l’interface entre les universités, les organismes de recherche publique et les entreprises ? Une telle démarche me semblerait à la fois utile et intéressante.
Je terminerai en citant une phrase prononcée par Serge Haroche, professeur au Collège de France, lors de la cérémonie de remise du prix Nobel : « Lorsque le chancelier de l’Échiquier britannique, William Gladstone, a demandé à Michael Faraday à quoi pourraient bien servir ses recherches sur l’électricité, Faraday lui a répondu : « Un jour, cher Monsieur, vous pourrez la taxer » ». Ceci doit, je suppose, faire sens pour vous, Mesdames et Messieurs les parlementaires.
M. Roland Courteau. Je vais maintenant donner la parole à Monsieur Philippe Larrue, analyste à l’OCDE, au sein de la direction pour la science, la technologie et l’innovation. Il a, de 2004 à 2011, été directeur de Technopolis France, cabinet de conseil dans le domaine des politiques scientifiques, technologiques et d’innovation, travaillant souvent pour des régions ou des pays comme la Norvège ou l’Irlande. Il va nous apporter une vision nourrie de comparaisons internationales sur le système français de valorisation de la recherche.
M. Philippe Larrue, policy analyst, Directorate for science, technology and innovation, OCDE. Bien qu’ayant, en effet, dirigé Technopolis France pendant plusieurs années, mon témoignage s’appuiera essentiellement sur des travaux menés au sein de la direction de la science, de la technologie et de l’innovation à l’OCDE et, notamment, sur un examen de la politique d’innovation française, publié en 2014, dans le cadre des Innovation policy reviews, que nous menons à la demande des pays afin d’analyser les forces et faiblesses de l’ensemble de leur système d’innovation.
Ces résultats, publiés en 2014, peuvent déjà sembler un peu datés, dans la mesure où les évolutions dans ce domaine sont extrêmement rapides. Pour autant, ils me paraissent susceptibles de servir de référence pour déterminer en quoi la SNR a permis de faire évoluer les constats que je vais vous présenter. J’ai compris, au travers de discussions avec le CGI, que ce rapport avait été pris en compte et est déjà entré dans le processus de décision. Peut-être aurons-nous, au cours de la discussion, l’occasion d’aborder la manière dont cela a pu faire évoluer la situation.
On voit d’autre part que l’innovation et la valorisation s’inscrivent dans le temps long. Les transformations que l’on peut apporter à un système de valorisation doivent être considérées dans cette temporalité.
Cet examen a tout d’abord confirmé que, comme dans nombre d’autres pays de l’OCDE et hors OCDE, les transferts de connaissance au sens large, entre la recherche publique et les entreprises, ainsi que la valorisation dans un domaine plus précis, sont véritablement une priorité de la politique française depuis une quinzaine d’années. En témoignent les nombreux dispositifs mis en place depuis le rapport Guillaume et la loi Allègre de 1999, parmi lesquels on peut citer les services de valorisation au sein des universités, les programmes de transfert de l’ANR, la labellisation des Instituts Carnot, le doublement du CIR pour la R&D externalisée dans les laboratoires, et plus récemment les SATT au sein du PIA.
Les résultats de ces multiples initiatives et dispositifs apparaissent encore toutefois relativement modestes, selon les derniers chiffres dont on dispose, datant de 2013. Les indicateurs disponibles, concernant notamment la mobilité des personnels et les divers canaux de transmission et de transfert de connaissances, qui sont le moteur de la valorisation, les revenus issus de la propriété intellectuelle ou encore la recherche partenariale, n’indiquent pas de progrès significatif depuis une quinzaine d’années.
Si l’on considère la part de la R&D exécutée dans le secteur académique (en prenant en compte y compris le CNRS) et financée par l’industrie, on observe que la France se situe, en 2013, à 2,8 % de l’ensemble de la R&D exécutée, alors que ce chiffre était de 2,7 % en 2000. À titre de comparaison, cette part était, en 2013, de 14 % en Allemagne, 4,1 % au Royaume-Uni, 4,8 % aux États-Unis et 5,8 % en moyenne dans l’OCDE.
Ce résultat est confirmé par les enquêtes « innovation » menées par la Commission européenne, dans lesquelles les entreprises innovantes françaises déclarent beaucoup moins que leurs homologues étrangères nourrir leur démarche d’innovation de connaissances issues des laboratoires académiques.
On peut également souligner le fait que les brevets des entreprises françaises citent relativement peu les brevets déposés par les universités.
Le nombre de co-publications université-industrie reste en outre moins important que dans la plupart des autres pays avancés. En France, ceci correspond à 3 % de l’ensemble des publications, contre 9 % au Japon, 6,5 % aux États-Unis et 5,5 % en Suède.
Concernant la création d’entreprises innovantes, la France est bien placée. En revanche, il apparaît que ces entreprises éprouvent des difficultés à passer à l’innovation de produits et à croître véritablement sur ces bases. La France est par exemple moyennement placée pour ce qui concerne le pourcentage de jeunes entreprises brevetantes, mais se situe sous la moyenne OCDE lorsque l’on considère le nombre de brevets déposés, ce qui laisse penser que beaucoup d’entreprises brevètent en proportion, mais moins en volume que dans les autres pays.
Ces chiffres dessinent ainsi un portrait de la valorisation en France situé plutôt dans la moyenne basse.
Les principaux freins identifiés lors de la revue sont les suivants : il apparaît tout d’abord que la recherche publique ne fournit pas suffisamment aux chercheurs les incitations nécessaires, en amont, pour choisir des recherches susceptibles d’avoir des retombées sociales et économiques. Or on sait à quel point il est important que l’opportunité de valorisation soit prise en compte très tôt dans le processus de recherche. Les incitations sont également insuffisantes en aval, une fois que les recherches sont mises en œuvre, pour que les chercheurs s’engagent dans le transfert. Même les brevets ne sont que rarement pris en compte dans les évaluations individuelles des chercheurs. Les financements du PIA, y compris ceux orientés vers la recherche académique, incluent des objectifs en matière de valorisation, mais cela se situe à l’échelon institutionnel. Si aucun relais n’est effectué au niveau des chercheurs individuels, ceci génère inexorablement une perte en ligne d’incitation.
La valorisation en France souffre par ailleurs d’un manque de cohérence d’ensemble. Les dispositifs se sont ajoutés, conduisant à parler de « millefeuille ». Au début, les dispositifs du PIA ne se sont pas complètement substitués à l’existant, mais les choses se sont peu à peu sédimentées sans que les champs d’application respectifs soient toujours clarifiés. Il en résulte un ensemble assez complexe et coûteux. Dans le domaine de la valorisation, où il existe une diversité de besoins liée à celle des projets et des porteurs de projets, ceci n’est un avantage qu’à condition que les différents dispositifs soient coordonnés ou que l’on dispose tout au moins d’un système d’information homogène pour que les acteurs sur le terrain, intermédiaires et porteurs de projets, puissent s’y retrouver et faire les bons choix.
L’examen a également mis à jour, comme dans d’autres domaines, une approche du transfert trop administrative et pas assez économique. Les systèmes d’incitation privilégient par exemple le dépôt de brevets par rapport à la valorisation des brevets ou la création d’entreprise par rapport à leur croissance.
Sur la base de ce diagnostic, trois recommandations spécifiques ont été proposées par l’OCDE.
Il convient tout d’abord de renforcer les incitations à la valorisation au sein des universités et des organismes publics de recherche, en incluant par exemple des indicateurs de transfert dans les dossiers. Nous disposons ainsi d’exemples internationaux, aux États-Unis ou au Canada, dans lesquels sont pris en compte, pour évaluer le chercheur en vue de sa titularisation, les brevets, voire les contrats de conseil.
Il faut d’autre part clarifier et harmoniser l’ensemble des dispositifs de transfert, en évaluant précisément le champ et les effets de chacun et en faisant le tri. Nous avons entendu ce matin que le PIA avait permis de passer de 150 à 14 opérateurs. Je n’ai pas effectué récemment d’évaluation des dispositifs de valorisation en France, mais il me semble que les choses ne s’y passent pas exactement ainsi. On constate même des renforcements de personnel dans certaines cellules de valorisation des universités. Tout cela s’inscrit néanmoins dans un temps long et les résultats des SATT doivent s’évaluer dans la durée.
Il s’agit enfin de professionnaliser les institutions et les personnels en charge de la valorisation. Les acteurs doivent posséder les qualifications et l’expérience nécessaires, et notamment une expérience économique de marché, permettant d’agir au mieux selon les signaux reçus. L’approche doit être avant tout économique. La constitution des SATT représente de ce point de vue une avancée sur laquelle il faut capitaliser. J’avais eu l’occasion de travailler sur l’« avant SATT » et il s’agissait bien là de l’un des principaux points de blocage perceptibles dans les cellules de valorisation, qui héritaient de personnels de l’université ne disposant pas des compétences nécessaires.
Les quelques informations récentes que j’ai pu collecter me permettent de penser que, si certaines de ces recommandations restent d’actualité, la situation progresse et que l’on va dans le bon sens.
Je regrette toutefois que certaines évaluations ne soient pas complètement publiques. Le PIA a mis en place une démarche vertueuse d’évaluation, en engageant des évaluations des SATT, des IRT ou encore des Instituts de transition énergétique. Les résultats en restent toutefois confidentiels, ce qui limite selon moi leur portée.
La façon dont ces études sont utilisées et intégrées dans le processus de décision n’est par ailleurs pas toujours claire.
On peut déplorer enfin qu’il n’existe pas d’évaluation d’ensemble de la valorisation, mais qu’elle soit effectuée dispositif par dispositif. Nous avons fait, à l’OCDE, un panorama des types d’évaluation des dispositifs de soutien à l’innovation de manière générale, qui montre que se développent actuellement les évaluations transversales dites de « policy mix », considérant sur une fonction donnée (génération de connaissances, valorisation, etc.) tous les dispositifs impliqués, ce qui permet d’avoir une vision assurément très intéressante de la cohérence d’ensemble.
Je me permettrai ainsi d’ajouter à ce propos une recommandation supplémentaire, consistant à préconiser non seulement de systématiser l’évaluation des dispositifs de valorisation, mais également d’en élargir le champ, de publier les résultats et d’institutionnaliser le suivi des recommandations, c’est-à-dire de mettre véritablement en place un outil permettant de montrer dans quelle mesure ces recommandations ont pu être mises à l’œuvre et suivies. J’espère évidemment qu’il en ira de même pour l’évaluation de la SNR.
M. Roland Courteau. Nous allons ouvrir à présent un temps de débat. N’hésitez pas à faire part de vos éventuelles questions et remarques sur les sujets qui viennent d’être abordés au fil des différents exposés.
M. Etienne Almoric, directeur général de Febus Optics SAS. Je souhaite interroger Monsieur Larrue sur le processus d’attribution de licences issues de laboratoires publics vers les start-up et les jeunes entreprises. Le temps nécessaire est, malheureusement, souvent très long et peut peser sur le développement d’une jeune société. En France, ce process est très complexe et les enjeux et attentes des deux parties rarement en phase. Le rapport que vous avez évoqué aborde-t-il cet aspect ?
M. Philippe Larrue. Nous avons en effet noté cette durée très longue en France du fait de la complexité du processus, encore intensifiée par les UMR. Le temps de mise en accord des différentes parties prenantes est également considérable. Je ne peux pas vous en dire plus à ce sujet, si ce n’est que nous avons entendu ce matin le ministre nous indiquer que ce problème avait été pris en compte et qu’il existera désormais un délai au-delà duquel les parties seront obligées de trouver un accord.
M. Etienne Almoric. Les propos du ministre renvoyaient, me semble-t-il, à l’accord en interne, au niveau du laboratoire, pour répartir la propriété du brevet au sein d’une unité mixte. Ma question portait plutôt sur la suite du processus et l’attribution d’une licence pour qu’une jeune start-up puisse utiliser ce brevet. Dans la mesure où la jeune entreprise ne dispose bien souvent d’aucune propriété sur le brevet, elle doit en effet négocier une licence avec le laboratoire dont elle est issue.
M. Philippe Larrue. Ce point figurait également dans le rapport, mais nous ne sommes pas allés au-delà.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je tiens, si vous le permettez, à saluer d’autres membres du conseil scientifique de l’OPECST, qui nous ont rejoints, à savoir Monsieur Roucairol, ancien président de l’Académie des technologies, avec laquelle nous entretenons des relations très étroites, et Monsieur Kofman.
Nous regrettons vivement que l’ARF n’ait pu se libérer, dans la mesure où figurent, parmi les utilisateurs de ces dispositifs, les régions, qui ont désormais un rôle économique renforcé. Nous essaierons donc d’aborder ce point avec les représentants de l’ARF lors d’un entretien particulier.
M. Daniel Kofman, professeur à Telecom ParisTech, membre du conseil scientifique de l’OPECST. Bonjour, je suis entre autres co-fondateur directeur de deux centres technologiques qui présentent la caractéristique de colocaliser physiquement des experts du monde académique et du monde industriel et réalisent par conséquent les mises en relation que vous préconisiez précédemment.
Je partage donc pleinement votre analyse, que je complèterai en soulignant que, dans de nombreux cas, ce lien, bien qu’inscrit dans l’ADN des projets, ne se passe pas bien, n’est pas naturel. Je souscris au fait qu’il n’est pas bon de les mettre en fracture, mais préférable d’avoir des initiatives qui observent la chaîne d’innovation et la facilitent lorsque cela apparaît nécessaire.
Il a été largement question ce matin des doctorants et de leur rôle dans la chaîne d’innovation. Je pense que nous avons là une difficulté par rapport aux pays, comme les États-Unis, où l’innovation se fait plus facilement. Il faut en effet savoir que, dans ces pays, le temps accordé pour faire un doctorat est beaucoup plus long. Si l’on attend d’un doctorant qu’il fasse sa thèse de doctorat et valorise dans une période de trois ans, alors on s’aperçoit que l’on n’est pas compétitif. Il n’est pour s’en convaincre qu’à effectuer des comparaisons avec la situation dans d’autres pays. Il me semble nécessaire de donner aux doctorants le temps de passer, après l’obtention de leurs résultats, dans une phase de valorisation, comme cela peut exister à l’étranger. Chez nous, cela pose de nombreux problèmes, notamment par rapport à la législation du travail. En effet, lorsqu’une entreprise met en place une bourse CIFRE, mécanisme vraiment indispensable pour notre écosystème, des contraintes font que l’on ne peut absolument pas dépasser la période de trois ans, notamment pour des questions de CDD non extensible. Je pense que ceci nous affaiblit. Il a souvent été mentionné aujourd’hui que les innovations effectuées en France partaient souvent à l’étranger. Ceci est également le cas lorsqu’une entreprise a financé ou cofinancé une thèse de doctorat et que le doctorant part, avec ses connaissances, innover ailleurs. Je préconiserais donc un système dans lequel le temps offert au doctorant pour réaliser sa thèse et la valoriser serait plus long.
M. Marcel van de Voorde, professeur à l’université technologique de Delft (Pays-Bas), membre du conseil scientifique de l’OPECST. J’ai été directeur général pour la recherche et l’innovation à la Commission européenne et directeur à l’Institut Max Planck, en Allemagne. Je voyage dans le monde entier et donne des cours dans de grandes écoles. J’observe qu’il est un peu compliqué, pour des jeunes, de monter des start-up et que les Français font un excellent travail à l’étranger. Aux États-Unis, à Berkeley notamment, on trouve de nombreuses personnes de l’École polytechnique et de nombreux groupes dans la Silicon Valley. Ceci ne se limite pas aux États-Unis : on observe aussi ce phénomène en Angleterre, à Cambridge, où la réussite des Français est considérable, mais aussi en Allemagne, dans différentes régions. Je collabore par ailleurs régulièrement avec l’université chinoise de Tsinghua : les Français y rencontrent aussi un très grand succès.
J’ai ainsi le sentiment que la formation idéale délivrée ici, dans les universités et les centres de recherche, est mieux utilisée à l’extérieur qu’en France même. Des sommes considérables sont pourtant investies ici pour promouvoir toutes ces actions et la recherche est là, performante. Cette difficulté est-elle liée à des questions de taxation ? Tout ceci me semble assez compliqué. Il existe certainement des résistances, ici en France, pour que des jeunes développent des spin-off. Ce point me paraît devoir être réfléchi, afin d’identifier ces résistances.
Je suis toujours très lié à l’École polytechnique de Zurich. Si l’on observe ce qui se passe là-bas en termes de plan d’implantation, d’innovation, on constate que les parties prenantes en sont l’université, le centre de recherche et l’industrie, qui travaillent de concert. Il en va de même à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Tout est question d’unité. L’industrie n’hésite pas à se rendre à l’université, au centre de recherche. J’ai entendu parler ce matin de plateformes de technologies. Je ne crois pas qu’il s’agisse tout à fait du même type d’outil. La principale difficulté réside selon moi dans le fait que chercheurs et industriels n’ont pas la même culture et ne parlent pas la même langue, même si tous s’expriment en français. Ne devrait-on pas réfléchir à des modèles dans lesquels les universités ne seraient pas seulement une source de grandes idées, mais accueilleraient des centres dans lesquels les industriels et les centres de recherche pourraient également travailler ? Où peut-on, de façon simple, transférer les idées des chercheurs directement à l’industrie ?
Je connais aussi très bien l’IMEC, où se côtoient plus de soixante nationalités différentes, des universitaires, des chercheurs et des industriels du monde entier.
Je pense, en résumé, qu’il est important d’une part d’avoir conscience du succès remporté par les Français à l’étranger, d’autre part de veiller, dans le pays même, à remédier à la distance qui existe encore entre les universités et l’industrie.
M. Jean-Yves Le Déaut. L’innovation s’effectue sur des périodes de temps long. Il en va de même pour les effets des politiques menées. Prenons la confirmation du crédit impôt recherche depuis un certain nombre d’années et sa nouvelle configuration qui a conduit à multiplier par six les crédits de la recherche industrielle préalable, ou encore le programme des investissements d’avenir, qui a permis de soutenir des projets souvent industriels et universitaires : le manque de résultats auxquels vous faisiez allusion, Monsieur Larrue, est-il dû uniquement au fait qu’il est encore trop tôt pour en mesurer vraiment les effets ? Pensez-vous que cela va démarrer ? Si le fait de modifier les dispositifs et d’injecter beaucoup d’argent ne produit aucun effet, alors il y a là un réel problème.
M. Philippe Larrue. Il faut du temps pour changer les structures. La mise en place des SATT par exemple s’est effectuée dans un environnement déjà existant, créant ainsi une superposition de structures. Ce n’est que maintenant que l’on commence à voir qu’il faut véritablement que les acteurs déjà présents aient confiance dans les nouvelles structures et ne s’y opposent plus, mais travaillent avec elles. Il faut énormément de temps pour que tout cela prenne effet, se diffuse et s’institutionnalise.
Il faut davantage de temps encore pour professionnaliser le personnel. Nous ne disposons pas encore de chiffres à ce sujet, mais il semble que les choses se mettent peu à peu en mouvement. Or le facteur humain est, rappelons-le, un élément clé dans le processus de valorisation. Le succès d’un transfert ne dépend pas uniquement de l’argent qui va pouvoir être injecté dans le projet, mais aussi beaucoup du soutien qualitatif qui va lui être apporté. Peut-être Monsieur Girard peut-il nous dire un mot de la situation des SATT et des progrès éventuellement accomplis dans ce domaine.
M. Claude Girard. Je partage tout à fait votre analyse sur la notion de temps long et de processus.
Il faut aussi tenir compte des montants injectés dans le dispositif, qui sont certes considérables, mais pas autant qu’il y paraît en valeur relative par rapport à l’investissement réalisé en continu par l’État dans les dispositifs de recherche. Nous nous situons à la marge. 300 millions d’euros ont par exemple été consacrés aux SATT au cours de leurs trois premières années d’existence ; ceci est très marginal comparé à l’effort national réalisé dans le domaine de la recherche sous toutes ses formes. Il ne faut donc pas attendre trop vite un changement très fort de l’ensemble du dispositif. Il faut se situer dans la durée.
Si l’on examine toutefois les premiers résultats des évaluations (je vous rappelle que 9 SATT sur 14 ont été évaluées après trois ans d’existence, alors même que le plan fixait un objectif d’équilibre financier et un impact très fort à l’horizon de dix ans), on observe déjà des signaux encourageants en termes d’accélération du processus.
Des chiffres concernant le bilan des SATT ont été présentés ce matin par Monsieur Benamou. Au-delà des données en valeur absolue, le point intéressant réside selon moi dans l’évolution observée. Or la pente est très favorable, alors même que l’on n’a pas encore atteint l’équilibre. L’effet de mobilisation se crée progressivement parmi les partenaires et les actionnaires des SATT (grands organismes de recherche et universités), qui sont les véritables moteurs de ce dispositif. On observe une prise en main, de la part de ces grands acteurs, du dispositif de valorisation et des moyens complémentaires qui leur sont apportés.
Bien évidemment, il faudra que cette tendance encourageante se confirme sur les trois prochaines années.
M. Jean-Yves Le Déaut. Les intervenants des tables rondes de la matinée ont évoqué les jeunes entreprises innovantes ou les spin-off issus de l’essaimage industriel. La dernière table ronde de la journée sera consacrée à la croissance des PME. Lorsque j’ai eu l’occasion, en tant que premier vice-président de ma région chargé de l’innovation, de l’enseignement supérieur, de la recherche, du développement et de la mobilisation économique, d’effectuer des travaux pratiques dans ce domaine, j’ai constaté que les projets d’innovation portés par des PME-PMI représentaient le gros de la demande. On se retrouve alors confronté à la fois à un diagnostic territorial, industriel, financier et académique. Or il est très difficile d’articuler tout cela et de faire travailler ensemble tous les acteurs concernés, sur un territoire régional.
L’effort à fournir aujourd’hui doit conduire à faire sortir de la matière grise produite dans les universités, des entreprises ou des produits, et ne pas se contenter de l’innovation technologique.
Il convient également de se focaliser sur les entreprises, qui ont de nombreux problèmes à résoudre par ailleurs, dans divers domaines, et n’ont pas nécessairement elles-mêmes le réflexe d’aller chercher à l’université ou dans les organismes de recherche des technologies qui pourraient leur être utiles.
Le CEA a, avec les CEA Tech, contribué à développer une offre de technologie pour des entreprises. Encore faut-il que la totalité des acteurs travaillent dans le même sens, qu’il s’agisse des IRT, des pôles de compétitivité, des CRITT, des instituts technologiques divers en région, des incubateurs, des cellules de valorisation des universités, etc. Or toutes ces structures ne se connaissent pas nécessairement, y compris au sein d’une même région. Il est pourtant essentiel de parvenir à les faire travailler ensemble, faute de quoi on risque une perte en ligne très forte.
M. Philippe Larrue. Cela fait une quinzaine d’années que le système de valorisation s’est mis en œuvre en France. Lorsque les SATT sont arrivées, douze ans d’historique les avaient précédées. Il faut bien comprendre que, pour chaque nouveau dispositif qui se veut intégrateur, la marche est un peu plus haute, puisqu’il lui faut intégrer de plus en plus d’acteurs.
Nous avions réalisé, à Technopolis, des évaluations des incubateurs, qui avaient montré que, lors de leur mise en œuvre, ces dispositifs étaient très rudimentaires et avaient évolué au fur et à mesure qu’une confiance et une agrégation avaient commencé à se créer. Dans de nombreuses régions, les incubateurs se sont heurtés, lors de leurs premières années de fonctionnement, à des résistances.
De la même manière, ce que nous évaluons aujourd’hui ne correspond pas aux SATT dans leur forme finale, si jamais il y en a une. La première phase de mise en œuvre a été quelque peu rigide, car on se devait alors d’être ferme sur le modèle canonique. On observe aujourd’hui que des expérimentations commencent à se développer, que les régions vont entrer au capital des SATT. Cela peut certainement contribuer à faciliter le dialogue État-région, souvent très problématique. Certains dispositifs, comme les pôles de compétitivité, se revendiquent parfois comme régionaux, alors que l’État les considère comme des dispositifs nationaux. Si État et région parviennent à échanger au travers des SATT, un pas important aura été franchi.
Tous ces dispositifs sont des organismes vivants, qui évoluent et n’ont pas tous trouvé leur forme finale. Je suis assez sensible à l’argument selon lequel il est préférable, à un moment donné, de regarder l’évolution plutôt que le résultat.
M. Claude Girard. Le terme de « simplification », utilisé à plusieurs reprises aujourd’hui, souligne que nous sommes là face à un système complexe.
Je souhaiterais vous faire part à ce propos d’une expérience vécue avec un partenaire allemand. Nous avions travaillé pendant deux heures dans mon bureau, lors desquelles je lui avais présenté le système français de recherche et le dispositif de valorisation. Le schéma que j’avais dessiné présentait de nombreux carrés, flèches, relations, etc. Il m’avait avoué trouver cela très complexe. Je lui avais ensuite demandé à mon tour de me décrire le système allemand. Il était alors parti lui aussi sur une explication assez longue. Lorsque nous avions comparé nos graphiques, nous nous étions finalement rendu compte que la France ne détenait assurément pas la palme de la complexité et que le système allemand était au moins aussi complexe que le nôtre.
Il faut donc que nous apprenions, dans notre système de recherche et de valorisation, à vivre avec cette complexité, qui est peut-être propre à l’objet traité, ce qui n’empêche bien évidemment pas de faire des efforts de simplification.
M. Christophe Gégout, CEA. Un constat un peu sévère à mon sens a été dressé à l’égard des dispositifs publics. Je voudrais donc témoigner de quelques succès que nous avons pu obtenir grâce au programme des investissements d’avenir, et notamment au fonds national d’amorçage.
Deux entreprises, Fermentalg et IPedia, se sont développées dans ce contexte, dans le secteur du développement d’huiles de synthèse d’une part et de la miniaturisation pour la microélectronique d’autre part. Elles comptent aujourd’hui respectivement 60 et 120 salariés. Ceci montre que les dispositifs publics, lorsqu’ils sont destinés à des innovations de rupture issues des laboratoires de recherche, peuvent contribuer à créer de l’emploi, de la valeur économique. Je pense que le crédit impôt recherche a également beaucoup contribué à ces créations d’emploi.
Je partage les analyses sur le fait qu’il faudrait attendre beaucoup plus de l’excellence scientifique dont nous disposons dans notre pays en termes de créations d’emploi et de valeur économique, mais souhaite nuancer le propos en soulignant qu’il existe toutefois des résultats.
J’estime par ailleurs que la valorisation n’est pas uniquement le fait des organismes de valorisation. Cela dépend aussi, ainsi que Monsieur Larrue l’a justement souligné, de la recherche que l’on mène. On ne peut regarder les résultats en matière de valorisation en ne jugeant que les dispositifs d’aide à la valorisation. En France, la recherche est, plus peut-être qu’ailleurs, très orientée vers la production de connaissance et le rayonnement scientifique, vers la recherche fondamentale. Cela explique peut-être aussi la difficulté que nous éprouvons à valoriser ces recherches. Je pense que les organismes de recherche et les universités doivent s’adapter et préparer dès le début le processus de transfert.
M. Roland Courteau. Je vous remercie de vos contributions.
QUATRIEME TABLE RONDE :
LES ENJEUX DE LA PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
Présidence de Madame Anne-Yvonne Le Dain, députée, vice-présidente de l’OPECST.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je remercie le président Le Déaut d’avoir, avec le président Sido, été à l’origine de ce travail sur ce qu’est la valorisation de la recherche.
Que recouvrent ces mots, entrés dans le vocabulaire public depuis plusieurs décennies ? Certains se souviennent peut-être de la création de l’ANVAR, Agence nationale de la valorisation de la recherche. Le sujet n’est pas réellement d’actualité : il est protohistorique.
Cette réflexion est toutefois d’importance. Quels sont les enjeux de la propriété intellectuelle ? Sont-ils si compliqués et difficiles à développer ? Que signifie « valoriser le recherche » ? Qu’entend-on par « protection » par « propriété intellectuelle » ? Que veut dire « croissance » ?
C’est notre rôle de parlementaires que de nous interroger sur ces questions. En effet, le travail du parlementaire est fondamentalement, avec ses collègues, dans l’hémicycle, de faire la loi, laquelle se rédige avec des mots et se vit par l’interprétation de ces mots par ceux qui sont chargés de faire l’économie (salariés, chefs d’entreprises, juristes, financiers, etc.).
Comment transformer de la connaissance en savoir-faire, du savoir-faire en innovation et de l’innovation en économie ? Le déploiement, le développement de la recherche industrielle par le monde économique lui-même, est pertinent et important, mais ne peut pas tout faire.
Les enjeux de la propriété intellectuelle sont essentiels. En cinquante ans, depuis la création de l’ANVAR, la situation a énormément évolué quant à la manière dont les institutions scientifiques (organismes de recherche, universités, écoles d’ingénieurs) contribuent à la croissance économique du pays. La question de la propriété intellectuelle n’est pas seulement franco-française : elle est également européenne, dans un champ qui, par nature et par fonction, est mondial.
Dans ce contexte, comment fabriquer de la loi compréhensible et pertinente, construire les budgets de l’État de manière intelligente et appropriée, pour aboutir à ce que le système économique produise de la valeur ajoutée et que l’innovation en soit l’une des clés (et non la clé) ?
Il m’a toujours semblé que le rôle de la science, comme celui du droit et de la politique, était de simplifier le monde et non d’expliquer combien il est compliqué.
Sept intervenants vont, au cours de cette table ronde, nous présenter leur vision de ce qu’est la propriété intellectuelle.
La propriété intellectuelle est a priori assez stimulante pour l’innovation. Pour autant, on ne saurait réduire l’innovation à l’unique usage de la propriété intellectuelle. D’une certaine manière, les paysages de la mode ou de la communication, voire de la publicité, sont incroyablement innovants, sans avoir nécessairement besoin d’une immense propriété intellectuelle prédéfinie. Le droit à l’image est également extrêmement nouveau et compliqué.
L’innovation essentielle est sans doute d’avoir réussi à remettre dans le paysage politique, institutionnel, juridique français, le principe d’innovation, qui permet à l’innovateur d’être récompensé de ses efforts ou de ses intuitions. Parfois, l’intuition ne représente pas un gros effort, bien moindre en tout cas que celui nécessaire pour la transformer en quelque chose de concret. Une idée requiert avant tout un considérable effort de compétence de la part d’une personne, d’une équipe. Il faut donc, pour produire de l’innovation, un stock de compétences, de connaissances, un état de l’art assez bien distribué. Or constituer ce stock n’est pas facile, car cela suppose d’avoir absorbé quatre siècles d’histoire et de science. Ceci requiert assurément une grande plasticité intellectuelle. Il faut pouvoir s’approprier les gains produits sur ce stock des connaissances nouvelles. L’innovation consiste ainsi à disposer d’un stock, seul ou le plus souvent avec d’autres, et à l’utiliser pour produire de la nouveauté.
L’intérêt public d’une société veut que toute innovation aille vite, diffuse rapidement, pour permettre ensuite à de nouvelles innovations de s’appuyer sur celle qui vient d’éclore. Cela est d’autant plus vrai dans le monde d’aujourd’hui. Ce processus n’est donc pas une hystérésis, mais se base sur l’hypothèse que l’innovation est infinie, qu’il n’existe pas de fin de l’histoire.
Se pose alors la question fondamentale de savoir sous quel régime de droit la propriété intellectuelle doit être enregistrée pour assurer un contexte favorable à l’établissement d’un bon équilibre entre la protection de l’innovateur (personne physique ou morale) et l’usage social de son invention, qui peut être le fait de nombreux autres intervenants. Sans doute savez-vous que les gains de propriété intellectuelle ont une certaine durée de vie : elle est par exemple de quatre ou cinq ans pour un certificat d’obtention végétale, de dix ans pour une molécule.
Il faut donc trouver un compromis pour que le travail préalable à l’innovation puisse être valorisé dans un temps défini, dont on sait qu’il se situera globalement entre cinq et dix ans, avant que cela ne passe dans le domaine commun.
En matière de logiciels comme dans le domaine de la création génétique, il est remarquable de constater qu’il s’agit d’objets pour lesquels il n’existe pas de réponse facile à la question de l’ampleur, de la puissance, de la répartition (mondiale, locale) et du retour sur investissement pendant un certain temps.
Cette quatrième table ronde est destinée à recueillir des points de vue et suggestions quant au système de propriété intellectuelle tel qu’il existe actuellement. Ce sujet soulève de nombreuses questions, parmi lesquelles, de la part des grandes institutions scientifiques, celle du débat entre liberté du brevet et resserrement, autour d’une application donnée, d’une propriété intellectuelle donnée, pour un secteur donné. La segmentation n’est donc pas anodine. Les choix faits en France depuis vingt ans ont été quelque peu cryptiques. On a néanmoins plutôt tendance à s’orienter davantage vers un dispositif de licence d’exploitation que de liberté du brevet.
Nous allons ouvrir cette table ronde en donnant la parole à un ingénieur qui a déposé 350 brevets au cours de sa carrière et milite de longue date pour que l’enseignement supérieur offre une plus grande place aux questions relatives à la propriété intellectuelle. Monsieur Pierre Guimbretière a par ailleurs longtemps assuré lui-même un enseignement dont le titre, De l’invention à l’innovation pérenne par le brevet d’invention, définit déjà par lui-même une problématique.
M. Pierre Guimbretière, ingénieur. Merci Madame. Je souhaite en préambule vous signaler un petit détail : demain, j’aurai 92 ans. Aussi, veuillez m’excuser, car je vais lire mon intervention, à ma cadence.
Je me contenterai de formuler trois remarques.
La première est qu’une partie de l’important et intéressant rapport Gallois (Revivifier la France par une compétitivité industrielle retrouvée) de novembre 2012 a retenu mon attention, comme l’avait fait auparavant, en janvier 2008, le rapport Jacques Attali, et ce parce qu’une « petite, indirecte et donc sournoise » cause n’y était jamais mise en évidence. La France ne manque ni d’atouts, ni d’idées. Je me dois malheureusement d’indiquer une caractéristique bien française : notre désintérêt de la sauvegarde des dites idées, qui expliquerait largement la situation de marasme actuel et de notre futur.
Pasteur, il y a plus d’un siècle, ne déclarait-il pas que « la science n’a pas de patrie ! » ? Mon très vieux Larousse n’indique-t-il pas en préface : « Je sème à tout vent » ? Et 80 % de nos jeunes diplômés souhaitent s’expatrier. Voilà le fameux altruisme français.
Le deuxième point de mon intervention renvoie au fait qu’un pays ne peut pas avoir d’avenir sans une activité productrice, matérielle, immatérielle, diversifiée, importante et renouvelée, grâce à une innovation récurrente et pérenne, ce qui exige une propriété intellectuelle astucieuse, mais conséquente.
Quelle est la finalité d’un brevet d’invention, que je me permets d’appeler
« PI ouverte » dans la mesure où 18 mois après le dépôt d’une demande de brevet, le BOPI en divulgue l’existence, et de ce fait le contenu ? Partant, suite à des efforts de recherche d’une idée nouvelle (l’invention), on ne peut passer au stade de l’innovation, c’est-à-dire à la concrétisation, industrielle ou non, de l’idée, et ce le plus tranquillement possible, sans qu’un tiers ne vous en conteste, durant un temps certain (en principe vingt ans pour un brevet) le champ d’exploitation.
Mais quel est l’objectif d’un brevet ? C’est de favoriser les développements techniques et industriels en accordant des droits aux inventeurs qui divulguent leurs résultats à la communauté.
Si la recherche peut, et même doit, être une fin en soi pour l’Homme, elle ne peut l’être pour la société mondialisante actuelle et future. Cette dernière exige des résultats : l’innovation. En période de guerre économique (et nous le sommes), il ne faut pas rougir d’être égoïste.
Survient alors le drame, à savoir le coût lié à la constitution de ladite propriété intellectuelle. En moyenne, en France, nos entreprises ont un taux de marge comptable de 29 % ; en Allemagne, il est de 47 %. Ceci explique que la France ait dû lancer et plusieurs fois élargir le crédit d’impôt recherche (étendu récemment par le crédit d’impôt innovation) qui, à ma connaissance, n’intéresse que les personnes morales. N’oublions pas non plus que la simple rédaction d’un texte de dépôt de brevet coûte plusieurs milliers d’euros, auxquels s’ajoute évidemment une TVA. Il faut en outre savoir que tous les frais liés à un brevet sont déductibles d’un revenu, mais non de la taxation de celui-ci.
Seules les grandes entreprises, les groupes, les multinationales s’y retrouvent. D’où ma question : quand et comment rendra-t-on plus accessible financièrement l’obtention d’un brevet par les PME, les ETI et les personnes physiques ?
Passons à présent au troisième point de cet exposé. Faut-il, lorsque l’on a une idée innovante, penser et passer directement au brevet d’invention? Oui et non.
On ne peut, dans ce contexte, ignorer l’article L. 613-7 du code de la propriété intellectuelle, dont le premier alinéa peut se résumer ainsi : « Toute personne, morale ou physique, qui de bonne foi, en France, est le jour du dépôt d’un brevet, en possession du contenu de celui-ci, a le droit, à titre personnel, d’exploiter ladite invention, malgré l’existence du brevet ».
Puisqu’une tenue secrète, rigoureuse de ce fait (par une enveloppe Soleau, par pli cacheté, etc.), s’impose afin de prouver la bonne foi, j’appellerai donc « PI fermée » ce qui découle de cet article L 613-7.
Le choix entre « PI ouverte » (le brevet) et « PI fermée » (via l’article précédemment cité) est quelque peu délicat, en particulier pour un entrepreneur. En effet, adopter la « PI ouverte », position plus efficace à terme, mais coûteuse, risque d’une part de troubler la clientèle de sa production actuelle (qui s’interroge sur la fait qu’on lui vende un produit alors même que l’on est en train d’inventer quelque chose qui, semble-t-il, est mieux et moins cher), d’autre part inciter la concurrence à cogiter sur la solution proposée.
Le passage par la « PI fermée » me paraît donc constituer une étape intéressante, mais obligatoirement transitoire. Elle ne coûte pratiquement rien et peut être renouvelée autant qu’on le souhaite. Le brevet d’invention interviendra ensuite.
Je me suis permis, au travers des trois points successifs de cet exposé, de faire un constat, de poser une question, puis de suggérer un processus.
Tout ceci devrait (on en est bien loin actuellement) être abordé lors d’enseignements adéquats. Mais ceci est une autre histoire…
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Merci Monsieur. Je voudrais à présent donner la parole à Monsieur Yann Dietrich, en charge du secteur des technologies numériques au sein de France Brevets, initiative originale en Europe, qui a pour vocation d’acquérir les droits sur les brevets issus de la recherche, publique ou privée, et de les regrouper en grappes technologiques.
M. Yann Dietrich, Senior vice-president Electronics & IT, France Brevets. Pour rappel, France Brevets a été créée en 2011, dans le cadre du programme d’investissements d’avenir, avec un premier investissement de 100 millions d’euros, à parité entre l’État et la Caisse des dépôts. Plus récemment, l’État a décidé un investissement supplémentaire de 100 millions d’euros, pour un programme de fonds souverain de la propriété intellectuelle, que j’évoquerai plus avant dans mon intervention.
France Brevets est composée d’une équipe de quinze personnes, dont la mission est d’aider globalement la recherche publique et la recherche privée à créer de la valeur à travers un seul outil, le brevet.
Avant de vous présenter certaines de nos réalisations, je souhaiterais vous faire part de quelques observations sur le monde des brevets.
Ce monde est aujourd’hui en pleine transformation. Les vingt dernières années avaient été extrêmement stables, avec globalement les États-Unis comme étalon de la valeur des brevets. Or de nombreux changements (législatifs, décisions de justice) sont intervenus récemment aux États-Unis, sous la pression de sociétés comme Google, qui cherchent à avoir accès à un certain nombre de technologies à prix réduit, voire gratuitement. La rémunération des innovateurs a ainsi considérablement diminué. Un vrai débat fait ainsi rage aujourd’hui, notamment autour des standards, avec un lobbying en Europe. France Brevets participe par exemple a une initiative en ce sens, intitulée « I.P Europe ».
Les États-Unis ayant perdu leur place, tous les experts s’accordent à dire que l’avenir des brevets sera en Chine et/ou en Europe.
De très nombreux brevets ont été déposés en Chine, avec aujourd’hui un travail sur la qualité. J’en veux pour preuve le fait que, le mois dernier, Huawei, leader chinois des smartphones, a assigné Samsung en contrefaçon de brevet. Les sociétés chinoises sont désormais capables d’avoir la même qualité de brevets que n’importe quelles autres grandes sociétés.
Pour l’Europe, le challenge est plus simple, avec le brevet unitaire et la juridiction unifiée des brevets, que nous espérons voir apparaître très rapidement.
Dans cet environnement, le brevet devient encore plus important qu’auparavant dans la stratégie des entreprises. Malheureusement, une étude réalisée par nos soins en 2012-2013 avec l’École des mines a montré que la France était globalement exportatrice nette de brevets, alors que les entreprises asiatiques et américaines étaient acheteuses de brevets. Cette tendance est plus forte encore si l’on considère les brevets les plus forts de nos PME et que l’on effectue une comparaison avec la situation en Allemagne : on constate alors que la France exporte ses brevets les plus forts, alors que l’Allemagne est capable de les garder sur son territoire, grâce notamment à des stratégies d’acquisition par ses grands groupes. D’autres études ont montré que ceci était encore plus vrai pour les start-up, la constitution d’un portefeuille de brevets constituant pour elles un véritable atout, avec des chances de succès 2,5 fois plus élevées.
La guerre des brevets a en outre commencé dans de nouveaux domaines, comme ceux de la voiture électrique, de la voiture sans conducteur, de l’industrie 2.0 ou de la maison intelligente. Ceci se traduit par des consolidations extrêmement fortes de portefeuilles de brevets par des grands groupes étrangers. Ceci conduit ainsi à se demander si la voiture de demain sera une Apple ou une Google ou bien encore une Renault ou une Peugeot. De réelles stratégies sont mises en place dans ces domaines aujourd’hui.
C’est dans ce contexte que s’inscrivent les réalisations de France Brevets que je vais vous présenter.
La mission première de France Brevets est d’aider les entreprises et la recherche publique à créer des programmes de licencing. Il s’agit d’aider une entreprise qui a investi dans de la R&D, a déposé des brevets et dont la R&D et les brevets vont, une fois la technologie déployée, être utilisés par de grands acteurs, à obtenir la récompense de ses efforts d’invention, à travers des démarches de licencing et si nécessaire de contentieux. Nous avons par exemple lancé un programme sur le NFC avec une ETI aixoise (Inside Secure) et un grand groupe (Orange), avec quelque succès puisque nous avons licencié LG, Sony et plus récemment Samsung.
Malheureusement, les actions entreprises (par Google notamment) autour des brevets créent énormément d’incertitude sur la valeur de ces brevets et incite au contentieux, si bien que nous avons aujourd’hui sur ces sujets de moins en moins de licencing amiable et de plus en plus de contentieux.
Signalons également, parmi nos réalisations, les « patent factories ». Nous nous sommes assez rapidement rendu compte, à travers l’analyse de brevets, qu’il existait énormément de saupoudrage et de morcellement en France. On dépose par exemple un ou deux brevets sur chaque technologie, sans constituer nécessairement un ensemble cohérent, permettant de vraiment créer une protection autour de cette technologie. Il est ainsi souvent assez simple de tourner autour d’un brevet en changeant quelques détails. Nous avons donc lancé le programme de patent factories, par lequel nous aidons des entreprises, des universités, à constituer ces portefeuilles cohérents autour de certaines technologies, avec utilisation ultérieure de ces brevets dans des contextes divers et variés (licencing, aide à la création et au développement d’entreprises).
Est par ailleurs en train d’apparaître, autour notamment du FSPI, un élément sur lequel nous allons investir de plus en plus : il s’agit des besoins défensifs. De plus en plus d’entreprises nous contactent pour nous faire part de problèmes de liberté d’exploitation : elles essaient de pénétrer certains marchés, sans avoir nécessairement le portefeuille de brevets, sont agressées par des compétiteurs étrangers et souhaitent savoir comment se défendre. Les entreprises chinoises ont par exemple commencé, voici dix ou quinze ans, à acheter énormément de brevets pour constituer des portefeuilles et faire des licences croisées. Il existe différentes manières de régler ces problèmes. Nous sommes en train de défricher ce pan de développement, en essayant notamment d’envisager la manière de créer des ponts entre recherche publique et privée, pour aider à cette constitution de portefeuilles de brevets et permettre à ces entreprises de se défendre.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je souhaiterais, avant de passer la parole à Jean-Charles Guibert, directeur de la valorisation au CEA, vous interroger, dans l’optique du débat qui prolongera cette table ronde, sur le risque de décider par avance des technologies ou des marchés qui pourraient, un jour, être pertinents. Cette anticipation trop « anticipante » est un défaut que j’ai souvent vu à l’œuvre en France.
M. Jean-Charles Guibert, directeur de la valorisation au CEA. Le CEA dispose de nombreuses compétences, et la sécurisation de nos savoirs par la protection de la propriété intellectuelle est au cœur de notre stratégie.
S’ensuit une phase d’exploitation de cette propriété intellectuelle, à travers deux voies, à savoir d’une part travailler avec des industriels existants, d’autre part créer des entreprises innovantes, s’il n’existe pas d’industriel dans le domaine concerné ou si nous estimons avoir développé des technologies de rupture.
La propriété intellectuelle renvoie donc non seulement au dépôt de brevets ou de savoir-faire, mais aussi ensuite à l’exploitation, ces deux aspects devant être liés.
Nous nous appuyons, pour offrir un partenariat aux industriels, sur trois piliers.
Le premier est l’excellence des compétences de nos personnels, le deuxième la plateforme de propriété intellectuelle, autour des brevets. Notre expérience nous montre qu’à partir du moment où nous déposons un brevet sur une technologie innovante, il se passe cinq à dix ans avant que celle-ci ne soit mature et n’entre en industrie. Il existe donc une phase d’exploitation, donc de retour sur redevance, de dix ans environ. Cette période de vingt ans est très importante. Le troisième axe fort est l’achat d’équipements, de plateformes d’équipement, dont la période de validité est de l’ordre de cinq à dix ans. Nous sommes donc, avec ces trois piliers, sur des temporalités différentes. Or la propriété intellectuelle est, au niveau de son timing, tout à fait essentielle lorsqu’il est question de technologie. Ceci correspond à la sécurisation des savoirs pour les industriels.
Aujourd’hui, tous les industriels avec lesquels nous travaillons (ils sont plusieurs centaines) ont un discours très clair : à partir du moment où il existe un traceur de technologie, ils veulent être certains de pouvoir exploiter et de ne pas être attaqués en contentieux par leurs concurrents, souvent étrangers. Ils nous demandent donc d’avoir des brevets de base et une véritable stratégie de portefeuille de brevets, c’est-à-dire que ces brevets de base soient entourés par d’autres, parfois moins pertinents, mais permettant d’éviter les attaques en contentieux. Lors d’une telle attaque, ce sont les premiers brevets qui sont attaqués : l’essentiel pour nous est de savoir protéger les brevets cœurs.
Nous avons ainsi déposé, à la date d’aujourd’hui, plus de 6 000 brevets unitaires prioritaires, étendus pour la plupart dans le monde entier. Il s’agit d’un corpus de brevets tout à fait important, pour un coût annuel de plus de 30 millions d’euros. Cette somme peut paraître élevée, mais il faut savoir que les montants relatifs aux coûts d’équipements et aux salaires des personnels lui sont bien supérieurs. Il s’agit donc d’un coût complémentaire, tout à fait essentiel dans une stratégie de transfert à l’industrie.
Pourquoi développer une politique de propriété intellectuelle ?
Il s’agit tout d’abord de rassurer les partenaires industriels, qui attendent de nous que nous leur proposions des transferts de technologies avec des résultats sécurisés. Or cette sécurisation passe par de la propriété intellectuelle, qu’ils peuvent afficher en défense par rapport à leurs compétiteurs.
Le deuxième élément de réponse concerne la visibilité et l’attractivité. Nous travaillons aujourd’hui avec des entreprises françaises et internationales, notamment au Japon et aux États-Unis. Comment être visible auprès d’entreprises situées à l’autre bout du monde ? Comment leur faire savoir que nous disposons de compétences susceptibles de leur convenir, au regard de leurs domaines d’application ? Tous les centres de recherche ont des compétences et peuvent présenter des plateformes de technologies et d’équipements, mais il est difficile de connaître la réalité de leurs propositions. En revanche, rien n’est plus transparent au monde qu’un brevet. Tous les brevets, à partir du moment où ils ont été publiés, figurent dans des bases de données. Croire que les brevets sont des éléments cachés, secrets, est un fantasme. Une entreprise travaillant par exemple dans la technologie des robots au Japon peur ainsi savoir avec certitude que le CEA est l’un des organismes mondiaux ayant le plus de brevets dans le domaine qui l’intéresse et, grâce à cette visibilité, venir nous rencontrer afin que nous lui présentions nos activités.
Comme tout organisme, nous cherchons par ailleurs à fédérer l’ensemble de nos personnels autour d’objectifs communs, dont les brevets et la propriété intellectuelle. Ceci permet en effet aux acteurs du CEA de mettre en œuvre leurs compétences dans des documents et, au-delà du dépôt de brevets, dans la gestion de portefeuille, en constituant des portefeuilles suffisamment conséquents et en ayant des visions d’extension à l’international par rapport aux marchés dans lesquels seront utilisés ces différents brevets.
Thomson Reuters, agence américaine de référence, établit régulièrement, à partir de différents indicateurs, un classement des organismes de recherche les plus innovants du monde. Le CEA a, voici quelques mois, été placé en tête de ce classement mondial, devant le Fraunhofer et la Japan Science & Technology Agency, deux références en la matière. Ceci montre qu’il existe en France des organismes innovants, qui savent se projeter à l’étranger et avoir des référentiels. L’évaluation est, dans ce contexte, très importante, notamment lorsqu’elle est effectuée par des organismes américains.
Le CEA crée en outre de l’ordre de six à dix start-up technologiques chaque année. Je tiens à souligner qu’une start-up de technologie sans brevet n’existe pas. Il est inutile de développer des start-up dans ces domaines si l’on ne dispose pas de brevets pour les appuyer.
L’une de nos start-up emblématiques, qui compte aujourd’hui plusieurs centaines de personnes, a déposé des brevets il y a plus d’une vingtaine d’années, suivis d’autres plus récents, donc toujours valables. Chaque fois que cette entreprise se remet à conquérir des marchés, elle est attaquée par un compétiteur étranger, créé uniquement à cette fin. Il est donc essentiel non seulement d’avoir des brevets, mais d’être en capacité de les défendre. Comme l’a indiqué Monsieur Dietrich, France Brevets mène des initiatives en ce sens et cette démarche nous paraît absolument fondamentale. Il est capital d’avoir la capacité de défendre les brevets, du privé, mais aussi du public.
Mme Céline Serrano, adjointe du directeur, direction générale déléguée au transfert et aux partenariats industriels, INRIA. Bonjour. Je vais vous livrer les éléments de politique de propriété intellectuelle de l’INRIA et vous présenter la façon dont nous utilisons ces outils.
L’INRIA est un institut de recherche uniquement dédié aux sciences du numérique et aux mathématiques appliquées. Dans la mesure où nous élaborons beaucoup de logiciels, nous utilisons l’outil brevet différemment d’organismes comme le CEA ou France Brevets, avec lequel nous avons malgré tout signé un accord.
Les outils dont nous disposons sont le dépôt de brevet, le droit d’auteur pour nos logiciels, les marques, le savoir-faire et les noms de domaine.
L’INRIA est un très petit déposant de brevets par rapport au CEA ou au CNRS. Nous en déposons entre trente et quarante par an. Nous sommes en revanche un gros producteur de logiciels, puisque tous les résultats de recherche des 3 500 scientifiques qui travaillent au sein de l’Institut sont expérimentés et validés par le biais de logiciels.
Nous sommes également déposant de marques, non seulement pour ce qui concerne nos marques institutionnelles, mais aussi pour l’image de marque de certains gros projets dans lesquels nous nous investissons, ce qui engendre des frais en termes de dépôt de marques.
L’une des raisons pour lesquelles l’INRIA ne dépose que peu de brevets est historique. Sans doute savez-vous que les logiciels ne sont pas brevetables. Nous nous sommes donc autocensurés pendant un certain nombre d’années, jusqu’à ce que nous découvrions qu’il était malgré tout possible de déposer une partie de brevet.
L’INRIA doit trouver un équilibre délicat entre la liberté de recherche des chercheurs et leur volonté de publier leurs résultats le plus rapidement possible, sans attendre le temps nécessaire à la rédaction d’un brevet. Nous disposons en outre d’une tradition d’open source, à laquelle les chercheurs sont très attachés. Ceci implique de trouver là aussi un équilibre entre le fait de diffuser un logiciel en open source et celui de breveter.
Nous brevetons beaucoup pour les start-up que nous créons. La création d’une start-up par une équipe de recherche de l’INRIA est une situation favorable au dépôt de brevet. Nous concédons par ailleurs à ces jeunes entreprises des licences exclusives et leur cédons éventuellement la technologie en vendant nos titres de propriété industrielle.
Nous déposons également des brevets dans le cadre de partenariats avec des industriels. Dans certains cas d’industriels ayant, comme Technicolor, fait un vrai métier du licencing de technologie, donc de titres de PI, nous leur cédons aussi bien volontiers notre part de copropriété.
L’initiative des patent factories de France Brevets, présentée par Yann Dietrich, m’apparaît extrêmement intéressante. En revanche, ceci n’est pas facile à mettre en œuvre au sein d’un organisme de recherche, dans la mesure où cela nécessite vraiment de pouvoir suivre les travaux d’un chercheur, donc de construire cette grappe de brevets sur des travaux identifiés. Il conviendrait pour cela de placer un ingénieur à demeure dans chaque équipe de recherche, ce qui n’est évidemment pas envisageable. Il nous faudrait donc parvenir à identifier des domaines porteurs, qui nous permettraient de nous engager dans ce type de démarche.
Je souhaiterais à présent évoquer l’aspect logiciel, qui est chez nous protégé par le droit d’auteur. Nous déposons chaque année entre trente et quarante brevets, mais quelque 140 logiciels à l’Agence de protection des programmes (APP). L’INRIA investit beaucoup dans ce domaine. Au début, les logiciels sont juste des prototypes de recherche. En fonction des domaines et des logiciels, l’Institut met ensuite à disposition des chercheurs des ingénieurs spécialisés en développement logiciel, qui vont permettre aux chercheurs de faire monter en maturité les logiciels développés, sur lesquels nous concédons des licences commerciales, moyennant redevance, voire cédons ces licences aux start-up que nous créons.
L’open source, qui est une tradition pour l’INRIA, représente une voie de transfert à laquelle nous croyons également fortement. Nous pensons qu’il s’agit, dans certains cas, de la bonne voie pour avoir un impact. Cela implique d’une part de déposer le logiciel à l’APP, mais aussi de déposer une marque, d’animer et de faire grandir, autour de ce logiciel, une communauté à la fois d’utilisateurs et de contributeurs, afin de le faire connaître.
Je souhaiterais pour terminer vous citer deux exemples. Le premier est celui de la plateforme open hardware et open source de robotique Poppy, basée à Bordeaux, déjà montrée en démonstration à l’Assemblée nationale, qui permet aux utilisateurs de fabriquer des robots à partir de composants imprimés en 3D. Nous investissons énormément dans cette initiative et la marque Poppy est désormais reconnue.
Le second exemple est, dans un domaine proche de la recherche fondamentale, celui d’un logiciel de calcul formel, qui cherche à faire des preuves de programme. Ce logiciel, qui représente pour INRIA un effort de développement d’une vingtaine d’années, commence à jouir d’une très bonne visibilité à l’international, au point que des universités américaines sont d’accord pour en financer la pérennisation.
L’INRIA utilise donc la propriété intellectuelle de façon différenciée en fonction des opportunités, en mobilisant tous les outils susceptibles de lui être utiles.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. La parole est à présent à Monsieur Michel Manach, directeur des partenariats industriels de Toulouse White Biotechnology, démonstrateur de biotechnologies industrielles rassemblant les ressources de l’INRA, de l’INSA et du CNRS et s’attachant à faciliter la coopération avec les partenaires privés et publics, en mettant en œuvre des règles simples de propriété intellectuelle.
M. Michel Manach, directeur des partenariats industriels pour Toulouse White Biotechnology (INRA/INSA/CNRS). Je vais vous parler du système de propriété industrielle dans le cadre d’un démonstrateur préindustriel, dispositif issu du Commissariat général aux investissements.
Je vais vous présenter brièvement le processus et la manière dont il est mis en œuvre, avant d’en venir plus spécifiquement aux règles de propriété intellectuelle.
Ce projet a été monté et est actuellement géré par l’INRA. Nous sommes donc une unité mixte de services, c’est-à-dire un organisme public ayant pour but d’accélérer le développement dans le domaine des biotechnologies industrielles.
Les biotechnologies industrielles recouvrent, depuis mille ans, tout ce qui, comme le pain ou le vin, fait appel à des microorganismes pour obtenir un produit. Ceci englobe aussi par exemple la lessive à base d’enzymes utilisée dans les lave-linges. On peut donc faire beaucoup de choses avec ces biotechnologies industrielles.
Notre but est d’utiliser le carbone renouvelable pour sortir autant que possible du carbone fossile et de se servir d’outils biologiques (enzymes et microorganismes) pour développer des procédés et des produits dans le domaine de l’énergie (biocarburants) et des matériaux (biopolymères). Il s’agit donc d’un vaste sujet, inscrit dans le cadre de la bio-économie et ayant un impact sur le changement climatique.
Outre cette mission de fond, nous avons également vocation à faciliter l’interface public-privé.
Nous avons reçu un financement de 20 millions d’euros du CGI (10 millions en investissement et 10 millions en consommables) jusqu’à fin 2019, pour mettre en place des plateaux techniques. Nous n’avons pas de chercheurs et travaillons à l’interface entre le monde public et le monde industriel.
Nous nous basons sur un consortium réunissant 45 partenaires, dont 30 entreprises (grandes entreprises, mais aussi start-up). Le but est de créer un dispositif favorisant le transfert et le partage des connaissances, au niveau des industriels, mais aussi entre le monde industriel et celui de la recherche publique. Nos trois tutelles sont l’INRA, l’INSA et le CNRS.
Ce consortium comporte aussi des partenaires présents pour investir sur les start-up, s’il apparaît que les résultats des programmes de recherche peuvent se valoriser sous forme de création d’entreprises.
Nous mettons en place différents projets, dans lesquels nous avons souhaité rendre la propriété intellectuelle la plus simple possible, suite à la rédaction d’un accord de consortium de 88 pages (hors annexes), avec tous les juristes des partenaires impliqués au départ, à savoir les 3 tutelles publiques et les 25 industriels. Cette démarche a consisté en l’obtention d’un compromis et en une écoute mutuelle, visant à mettre en place des règles communes. Ceci a permis la finalisation d’un contrat de collaboration avec ces partenaires. Notre but n’est pas d’accélérer simplement par l’apport technique, mais également par l’intermédiaire de la logistique contractuelle et des discussions de propriété intellectuelle qui en découlent.
Nous développons ainsi plusieurs types de projets.
Dans le cadre des projets dits « précompétitifs », nous autofinançons, sans autre aide, avec essentiellement les cotisations des partenaires, des programmes de recherche très innovants, très à risque (il s’agit en fait de capital-risque de la recherche). La propriété intellectuelle revient, dans ce cas, au public : l’INRA porte au nom des trois tutelles (INRA, INSA et CNRS). La règle a là aussi été simplifiée, sur le principe « un tiers – un tiers – un tiers », quels que soient les intervenants dans les programmes de recherche. Il est intéressant de souligner que, dans ces projets très innovants, le coaching est mixte (public/privé), puisque des industriels y participent.
Je citerai simplement, à titre d’exemple, le cas d’un chercheur qui nous a présenté le projet d’une levure capable de ne plus manger de sucre, comme cela se fait classiquement, mais de prendre son carbone dans le CO2. Nous avons trouvé ce projet fou, mais génial s’il fonctionnait (ce qui a été le cas), en termes de perspectives offertes. Nous avons donc déposé trois brevets et une start-up a été créée en quatre mois grâce aux financiers, avec transfert de licence des trois tutelles publiques vers cette structure et abandon de dette de ces trois mêmes tutelles, pour remonter au capital et ne pas avoir à sorti d’argent de la start-up. La décision a été prise en juin 2015, la société créée en novembre. Vingt personnes travaillent sur ce projet depuis janvier 2016. Il est donc possible d’aller très vite, quand on dispose de systèmes bien digérés et que l’on sait, si nécessaire, pousser quelques barrières.
Sept brevets ont été déposés dans le cadre de ces projets précompétitifs, avec création d’une start-up.
Nous soutenons par ailleurs des projets compétitifs. Lorsqu’un industriel est intéressé par des résultats, il paie alors en coût complet le développement sur son application particulière. La règle est alors également très simple : la PI est le sujet de l’industriel. C’est à lui qu’il revient de la déposer, éventuellement de l’étendre et de la défendre. Le principe qui prévaut est que les organismes publics ne peuvent pas organiser cette défense, en cas d’attaques de brevets par des entreprises coréennes par exemple. Nous sommes en effet totalement incapables, malgré l’existence de France Brevets, de générer les millions nécessaires pour défendre les brevets. La PI revient donc à 100 % à l’industriel. En contrepartie, ce dernier verse des primes de succès, qui représentent de une à trois fois le coût du programme de développement. Ce système fait que nous n’avons pas à discuter de royalties sur les ventes. Nous ne cherchons pas de revenu hypothétique de ventes futures.
Le troisième type de projet concerne les programmes intermédiaires avec financement Bpi/Europe. On se situe ici dans la démarche traditionnelle, où la discussion se fait selon l’apport intellectuel et financier de chacun des partenaires.
Je crois que cet effort global de simplification facilite grandement et accélère les processus d’innovation. Or la vitesse est aujourd’hui un facteur clé pour arriver sur le marché, quitte à faire des compromis et des approximations. Nous ne gagnons pas à tous les coups, mais nous essayons de jouer sur le facteur décisif de la vitesse.
Notre dispositif date de 2012 et compte aujourd’hui 86 personnes, dont 60 travaillent sur des projets en collaboration avec les industriels. Il s’agit donc d’un développement satisfaisant. L’objectif fixé par le CGI était de 20 millions d’euros de contrats signés à fin 2019. Or nous étions déjà à 18 millions à la fin de l’année 2015. Les perspectives de développement sont donc très favorables. Sans doute la simplification des règles de PI n’y est-elle pas étrangère.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Pour bien connaître le monde de l’agronomie, je suis admirative de ce concept même de simplification.
M. Michel Manach. Nous sommes quelque peu pilotes pour l’INRA, qui essaie de mettre en place ce genre de dispositif dans les domaines d’innovation qui lui sont propres.
M. Ludovic Hamon, directeur adjoint de la direction de l’innovation et des relations avec les entreprises du CNRS. Je souhaiterais tout d’abord rappeler que l’une des missions du CNRS est de contribuer à l’application et à la valorisation des résultats des recherches, l’objectif étant que ces résultats puissent être transformés en produits ou en services, au bénéfice de la société.
Depuis plusieurs années, le CNRS s’est attaché, à travers une direction dédiée à l’innovation, à faire de ses brevets, logiciels, savoir-faire ou bases de données, principaux actifs générés au sein des unités de recherche du CNRS, des vecteurs facilitateurs pour le transfert vers une entreprise existante ou une start-up.
Nous constatons que sans une protection d’une invention, plus particulièrement par le dépôt d’une demande de brevet, les industriels n’investissent pas pour développer la technologie, faute de la perspective de disposer de droits d’exploitation leur conférant un avantage concurrentiel.
J’illustrerai l’activité du CNRS en matière de partenariats de valorisation à travers quelques chiffres. En 2015, le CNRS a procédé au dépôt de 719 demandes de brevets, gère un portefeuille d’environ 5 000 familles de brevets et assure le suivi de 1 500 contrats d’exploitation actifs, soit un volume d’activité assez considérable.
En matière de partenariats industriels, nous disposons de 28 accords-cadres avec de grands groupes industriels. Quelque 2 000 contrats de collaboration de recherche sont par ailleurs conclus chaque année. 126 structures communes de recherche sont également en place avec des partenaires industriels. Depuis 1999, année de promulgation de la loi sur l’innovation, 1 116 jeunes entreprises innovantes ont été créées en lien avec le CNRS.
Le CNRS, dans sa stratégie de partenariats industriels et de valorisation, est soucieux d’aborder les questions de propriété intellectuelle comme un socle et un levier efficace dans la relation avec un industriel, permettant de mettre en œuvre différentes formes de valorisation, par des partenariats industriels ou des contrats de collaboration de recherche, mais aussi par l’intermédiaire de transferts de technologies, à travers le dépôt d’une demande de brevets et la concession de droits d’exploitation à une entreprise existante ou à une
start-up, via une licence.
Permettez-moi de vous présenter l’exemple de la start-up Innoveox, qui illustre cette vision et cette stratégie du CNRS. Le projet de valorisation a débuté par le dépôt de deux demandes de brevets par le CNRS, sur une technologie de rupture, en l’occurrence l’oxydation hydrothermale, qui permet de traiter toute forme de déchets organiques, en particulier les déchets industriels dangereux comme les huiles, les solvants, les pesticides, les déchets complexes, corrosifs et résistants. La technologie consiste à mettre sous pression et sous température les effluents à traiter et à injecter de l’oxygène immédiatement soluble, provoquant une oxydation et une destruction quasiment complète de la matière organique. Une fois les dépôts de demande de brevets réalisés, le CNRS a concédé une licence exclusive à la start-up Innoveox. À partir de ce moment-là, cette dernière a pu réaliser des investissements à hauteur de plusieurs millions d’euros, qui ont permis d’amener la technologie protégée par les brevets à un niveau industriellement et économiquement exploitable. Le CNRS est allé encore plus loin dans sa démarche, puisqu’il a ensuite proposé à la start-up de se porter acquéreur des brevets, avec en contrepartie une prise de participation au capital de l’entreprise, via une conversion de la créance de CNRS à son égard. Parallèlement au transfert de technologie, des contrats de collaboration de recherche ont été conclus entre Innoveox et le CNRS. Aujourd’hui, cette start-up est cotée en bourse.
Cet exemple montre bien que la propriété intellectuelle est un socle essentiel à la fois pour le transfert de technologies et pour le partenariat industriel. Les deux aspects vont de pair.
Le CNRS a ainsi mené un certain nombre d’expériences fructueuses en matière de valorisation, via du partenariat ou du transfert de technologies. Il convient toutefois de rappeler que les actifs, dès qu’ils sont transférés par le CNRS, nécessitent en règle générale des développements complémentaires, donc des investissements supplémentaires pour pouvoir être industrialisés. Le CNRS a évidemment pour objectif que la valorisation de ses résultats soit la plus efficace possible. Cette valorisation s’opère donc par l’intermédiaire de ses filiales régionales que sont les SATT ou de sa filiale nationale, la société FIST-SA.
Pour augmenter le niveau de maturité des technologies issues de ses unités de recherche, le CNRS a fait le choix d’être actionnaire de toutes les sociétés d’accélération de transfert de technologies, dans la mesure où ces SATT disposent de ressources pour dynamiser la maturation d’un projet de valorisation.
Compte tenu par ailleurs de son positionnement national, le CNRS a identifié des domaines focalisés d’expertise nationale, qualifiés en interne de « focus transferts ». Il s’agit de vingt domaines de recherche d’intérêt national ou international, à haut potentiel d’innovation, pour lesquels le CNRS dispose d’actifs humains, matériels ou immatériels, très forts, le plaçant au meilleur niveau mondial et au sujet desquels la direction de l’innovation et des relations avec les entreprises a pu, grâce à ses interactions avec les entreprises, identifier un certain nombre de besoins exprimés par les industriels et un intérêt affirmé du monde économique à leur égard. Nous disposons déjà, dans le cadre de ces focus transferts, de réseaux nationaux de scientifiques construits et structurés, et dans certains cas de clubs d’industriels qui leur sont adossés.
L’exemple le plus connu est le réseau de stockage de l’énergie électrochimique RS2E. Citons également, plus récemment, la fédération de recherche INCREASE, qui comprend à la fois des laboratoires et des industriels dans le domaine de la biomasse lignocellulosique. Il convient de souligner, dans ces deux exemples, que la propriété intellectuelle est un socle à la fois pour le partenariat industriel et pour le transfert de technologies.
Les focus transferts représentent environ 15 % du portefeuille de brevets du CNRS et concernent des secteurs très ciblés. Nous sommes partis de domaines d’innovation, puis avons affiné notre analyse pour aboutir à ces focus transferts. Nous considérons que les travaux réalisés dans ce cadre pourraient être valorisés plus efficacement au niveau national, en construisant des réseaux comme RS2E ou INCREASE, qui permettent de mieux valoriser ces brevets que l’on ne pourrait le faire de façon isolée, sur un site donné.
Cette stratégie nationale vient compléter l’action des SATT, qui œuvrent chacune sur un périmètre géographique défini.
Au sein de ces focus transferts, nous cherchons, après avoir identifié les besoins et les verrous technologiques des industriels, à construire une stratégie de valorisation adaptée, en rédigeant les brevets de la manière la plus pertinente possible. Nous avions ainsi parfois fait le constat que des brevets intervenant dans des thématiques qui nous apparaissaient pourtant stratégiques n’avaient pas pu être valorisés parce qu’ils étaient initialement mal rédigés. Nous souhaitons donc, par ce dispositif, acquérir de très bonnes connaissances sur la propriété intellectuelle dans ces domaines et pouvoir les transposer à nos propres brevets, de façon à faciliter ensuite le transfert vers l’industrie.
Une bonne connaissance de ces domaines nous permet en outre d’avoir des stratégies d’extension à l’étranger adaptées à la thématique, l’objectif final étant de construire des portefeuilles de brevets cohérents, pour permettre ensuite un transfert vers des industriels, en ayant une offre technologique beaucoup plus cohérente qu’elle ne peut l’être actuellement.
Cette réflexion sur les focus transferts, tout comme notre implication dans les SATT, montre qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une bonne articulation entre le national et le régional, afin de garantir un transfert de technologies efficace. Concernant les relations avec les SATT, il a ainsi été décidé, dans le cadre de la stratégie concertée, que sur un certain nombre de thématiques (dont celles des focus transferts), le CNRS pourrait garder la main sur la gestion de la PI et sur la valorisation, avec une injection de fonds de maturation par la SATT. Cette concertation et cette articulation permettent ainsi de garantir un transfert efficace.
M. Alfred Elmaleh, directeur adjoint de la direction juridique de l’IFPEN. IFP Énergies nouvelles est un établissement public de recherche dans les domaines de l’énergie, du transport et de l’environnement.
En termes de propriété intellectuelle, IFPEN gère aujourd’hui 11 000 brevets vivants à travers le monde. Son département brevets a été créé en 1953. Quasiment dès sa création, IFPEN a compris l’intérêt et l’enjeu qu’il y avait à protéger les résultats de ses travaux de recherche.
IFPEN a ainsi construit un portefeuille de brevets pertinent, en cohérence avec une recherche de qualité, en ligne avec ses choix stratégiques. Les actions du département propriété industrielle lui permettent de disposer d’un outil pour garder la maîtrise de la valorisation des résultats de cette recherche et d’aboutir aux innovations.
Dans le cadre des travaux de recherche et d’innovation, la prise en compte des brevets des concurrents est cruciale, puisqu’elle évite le risque de contrefaçon, qui stérilise toute valorisation de la recherche. Les technologies développées par IFPEN ayant une vocation internationale, ce travail devient de plus en plus chronophage, du fait de la nécessité de prendre en compte un nombre grandissant de brevets, en provenance notamment des pays asiatiques. Il est toutefois tout à fait normal, puisque nous attendons aussi des tiers qu’ils respectent nos brevets.
Ce choix d’avoir une politique de propriété intellectuelle forte correspond à un engagement important, puisqu’il représente un coût de 3 à 4 % du budget d’IFPEN. Il reste néanmoins marginal par rapport à celui des programmes de recherche et d’innovation. Prendre et entretenir des brevets coûte d’autant plus cher que la redevance annuelle pour maintenir les brevets augmente avec le temps, d’un facteur 20 sur 19 ans en France. Nous nous félicitons dans ce contexte de bénéficier de réduction sur les six premières années, en tant qu’organisme public de recherche et de formation.
Dans certains domaines très prospectifs, il nous est par ailleurs arrivé de prendre beaucoup de brevets sans que le marché ne soit au rendez-vous. Ce fut par exemple le cas pour le marché du captage et du stockage du CO2.
La protection de la propriété intellectuelle permet de financer une partie de la recherche par le développement économique, grâce aux redevances touchées sur l’exploitation des brevets, qui couvrent 18 % du budget de l’IFPEN. Les améliorations, notamment des procédés et des produits concernant les domaines matures industriellement, pour lesquels un marché existe, permettent un retour financier relativement rapide. C’est précisément ce qu’IFPEN met en œuvre aujourd’hui.
Par ailleurs, la mission plus prospective d’IFPEN en tant qu’organisme de recherche publique nous conduit à aborder des marchés qui n’existent pas encore et pour lesquels les brevets pris aujourd’hui ne trouveront des applications que dans plus d’une dizaine d’années. Un tel délai signifie une incertitude plus grande sur ces applications, mais aussi une période d’exploitation raccourcie. On se rapproche ici de la problématique des médicaments, à la différence qu’il n’existe pas de certificat complémentaire de protection dans les domaines prospectifs où intervient IFPEN.
Pour IFPEN, la propriété intellectuelle est la clé de l’innovation, donc de la compétitivité des entreprises, c’est-à-dire de la création de valeur et d’emplois dans nos territoires.
Une partie de notre modèle économique repose sur la licence de procédés, notamment dans le domaine du traitement des hydrocarbures, auprès de partenaires et de nos filiales.
Je vais prendre deux exemples. Le premier, historique, est celui de la société Technip, qui fait aujourd’hui partie du CAC 40 et a été créée à la fin des années 1950 par IFP Énergies nouvelles pour mettre sur le marché ses innovations et ses compétences dans le domaine de l’ingénierie pétrolière.
Plus récemment, Axens, créé par IFPEN en 2001, est devenu leader international dans la fourniture de technologies et de catalyseurs de raffinage, en particulier pour la production de carburants propres. Cette société a triplé ses effectifs en dix ans, avec 1 200 personnes en 2015, dont 900 en France, et quadruplé son chiffre d’affaires, qui a atteint 500 millions l’an passé. Elle emploie notamment 370 personnes dans le Gard, où une centaine de postes ont été créés au cours des cinq dernières années.
Les sociétés dont IFPEN est à l’origine représentent environ 2 500 emplois, dont 400 créés dans les cinq dernières années, et quasiment un milliard d’euros de chiffre d’affaires. Rien de tout cela n’aurait été possible sans une utilisation pertinente et efficace de la propriété intellectuelle par notre organisme.
Outre la licence de procédés, nous développons également des consortiums de recherche au sein desquels des industriels, clients finaux des innovations, financent ensemble l’intégralité de la recherche, en acquittant un droit d’entrée au consortium. Dans ce cas, la propriété intellectuelle appartient à IFPEN. Les membres du consortium ont quant à eux un accès privilégié aux résultats à des fins de recherche ou pour leur usage exclusif, en avance par rapport au marché, obtenant par là un avantage concurrentiel certain. Nous développons particulièrement ce système dans le domaine des logiciels de modélisation du sous-sol, notamment des bassins géologiques.
Nous participons enfin à de très nombreux projets collaboratifs, dans lesquels le coût de la propriété intellectuelle ainsi que son exploitation sont partagés par nos partenaires, en fonction de leur contribution au projet. C’est notamment le cas du projet Futurol de développement de biocarburants avancés, qui réunit onze partenaires et est soutenu par OSEO.
Ainsi, quel que soit le modèle économique, le brevet est un outil qui permet d’avoir des discussions sinon toujours sereines, du moins claires et saines, avec les industriels et les partenaires.
Un mot sur la « période de grâce », dont le principe est d’éviter qu’une auto-publication antérieure au dépôt de la demande de brevet n’en détruise la brevetabilité. Ce sujet revient régulièrement, notamment dans le cadre du brevet unitaire européen. Nous n’y sommes pas favorables, dans la mesure où nous estimons que cela limite la sécurité juridique des entreprises innovantes, mettant en péril leur compétitivité. Nous nous félicitons ainsi qu’il n’y ait pas de période de grâce en France. Si, au niveau européen, un tel dispositif devait être institué, nous préconisons que la durée en soit limitée, trois mois nous paraissant une durée adéquate.
Concernant enfin la règle « silence vaut accord » de l’administration, nous nous félicitons que l’INPI ait demandé et obtenu une exception pour les brevets.
Aujourd’hui, les dispositions du code de la propriété intellectuelle et les efforts d’harmonisation effectués au niveau européen et international ont permis à IFPEN de développer son portefeuille brevets dans presque cent pays, avec des règles de plus en plus harmonisées, ce qui en accroît la sécurité juridique. L’extension de la protection des inventions d’IFPEN est nécessaire pour la pérennité de son modèle économique.
Avec la révolution des NTIC, d’aucuns pourraient être enclins à faire évoluer les règles de la propriété intellectuelle. Cela ne doit pas se faire au détriment des secteurs lourds en termes industriels et de la recherche incrémentale.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Avant d’ouvrir le débat, je souhaiterais, si vous me le permettez, formuler trois observations.
Peu d’entre vous ont évoqué, selon les stratégies que vous développez, les retours en recettes, sur dix ans ou par année. Or il s’agit là d’une question fondamentale.
L’objectif des SATT était par ailleurs de permettre notamment que le monde des universités, qui pèche parfois en termes d’organisation, mais produit des savoirs et de la compétence, se développe et se déploie. Il s’agissait ainsi de favoriser l’articulation entre l’échelon national et régional.
Le troisième point est celui des délais, de la vitesse. La France est-elle compétitive concernant la vitesse avec laquelle on est capable de transformer une innovation en un produit ou un service présent sur le marché ? On n’évoque jamais, dans notre pays, un système qui fonctionnait assez bien aux États-Unis : je pense au pay per view, qui consiste à parier sur une innovation en train d’émerger dans un laboratoire, avec le principe de « droit de premier regard » et « de premier abandon ».
La parole est à vous.
M. Jean-Charles Guibert. J’aimerais répondre à votre première question sur le retour. Dans le modèle du CEA, nous offrons aux partenaires industriels des compétences, ainsi qu’une plateforme de propriété intellectuelle et une plateforme d’équipements. Nous obtenons en retour des recettes et des redevances ultérieures.
Nous ne mettons toutefois pas en relation directe le coût des brevets avec le montant des redevances : nous considérons un global d’offres et un global de recettes. Aujourd’hui, les redevances sont inférieures à nos coûts de brevets ; mais sans notre plateforme de brevets, nous n’attirerions pas les industriels.
Régulièrement, des auditeurs viennent et voudraient que notre coût de brevets soit égal aux redevances : or cela ne correspond absolument pas à notre modèle. Nous ne faisons pas de « licence sèche ».
Souvent, pour les industriels, le coût de la propriété intellectuelle représente 2 à 3 % de leur coût de R&D. Il faudrait de même se demander quel doit être, pour des organismes de recherche qui font de la recherche et développement, le coût de la propriété intellectuelle par rapport au coût global. Selon moi, cela devrait être d’au moins 1 %, car cela constitue une façon de sécuriser son savoir. Or on ne se pose jamais cette question au niveau des organismes.
M. Michel Manach. Nous n’avons que quatre ans d’existence et 25 millions d’euros de retour discutés, à prévoir sur les contrats industriels. Nous attendons donc que la science avance et que les résultats soient au rendez-vous pour que les retours arrivent.
J’aimerais également faire écho à votre question sur le droit de refus. Sur les programmes de recherche autofinancés, les industriels partenaires ont un droit de premier accès, pendant six mois. Ils sont donc privilégiés pour valoriser. Il leur appartient, durant ce délai, de se manifester s’ils sont intéressés. Sur certains projets, trois industriels sont sur le même résultat du même programme et nous discutons une licence dans leur domaine particulier, ce qui nous permet de financer la structure en mettant en place un programme spécifique de développement sur le sujet de l’industriel, en exploitant les résultats de la recherche très amont financée.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. La question de la vitesse est essentielle. J’ai assisté, dans le domaine universitaire et scientifique, à des discussions à bâtons rompus qui duraient cinq, six, voire dix ans. Or pendant ce temps-là, le reste du monde continuait à courir.
M. Alfred Elmaleh. Concernant IFPEN, le budget 2015 était de 288 millions d’euros, dont 151,8 millions de ressources propres, soit plus de 50 %, composés notamment de 51 millions de redevances, qui couvrent plus de cinq fois le coût de la propriété intellectuelle. Bien évidemment, cela ne couvre pas le coût de la recherche. 37 millions d’euros proviennent en outre des dividendes des filiales.
M. Jean-Yves Le Déaut. Vous avez, Monsieur Elmaleh, évoqué dans votre intervention le dossier Futurol, sur lequel je souhaiterais attirer votre attention afin que nous y réfléchissions collectivement. Il s’agit d’un gros projet national de fabrication de biocarburants de deuxième génération par voie enzymatique, situé à Bazancourt, où j’ai eu l’occasion de me rendre avec le ministre de l’agriculture. J’ai vu là-bas des choses fantastiques, à ceci près que nous avons payé le pilote, à hauteur de 70 millions d’euros et que je ne vois pas d’industrialisation aujourd’hui. Je ne perçois pas quels dividendes nous pourrions obtenir, car personne n’investit sur l’usine, qui coûterait beaucoup plus cher. J’apprends de surcroît que certains pays vont payer les usines, hors de la zone euro. Ainsi, nous ne toucherons pas les dividendes d’une technologie que nous aurons pourtant financée et contribué à mettre en place.
M. Alfred Elmaleh. Dans les grands procédés chimiques, il faut d’abord faire un démonstrateur, ce qui est très onéreux.
M. Jean-Yves Le Déaut. La démonstration est, en l’occurrence, déjà faite.
M. Alfred Elmaleh. Non, je crois que l’usine est en train de démarrer. Les brevets ont été pris sur le procédé Futurol et je ne pense pas que quiconque puisse le copier sans prendre licence. Sans doute êtes-vous donc un peu impatient.
M. Jean-Yves Le Déaut. Dans le bus qui nous conduisait, je me souviens avoir, en présence du ministre, déjà posé cette question : c’était il y a près de quatre ans.
M. Alfred Elmaleh. Le démonstrateur est en train de démarrer actuellement.
M. Jean-Yves Le Déaut. Êtes-vous sûr que l’usine sera implantée en France ?
M. Alfred Elmaleh. Je l’ignore, mais la technologie sera vendue et rapportera des redevances en France.
M. Jean-Yves Le Déaut. C’est une technologie que je soutiens, mais je m’interroge néanmoins sur ce point. Si l’on soutient des technologies et des constructions, allant y compris jusqu’à des pilotes, mais que l’on n’a pas la politique industrielle adéquate, cela pose la question de la stratégie d’investissements sur de gros projets. Nous avons déjà connu cela concernant l’agence des investissements industriels. Bruxelles nous avait alors indiqué que cela créait des distorsions de concurrence au niveau européen. Or il semble totalement fou, si l’on considère la situation mondiale, de parler de distorsions entre des pays quand il s’agit de mettre en place des technologies quelquefois de rupture, qui nous confèreraient un avantage compétitif.
M. Alfred Elmaleh. En ce qui concerne le domaine des procédés et du licencing de procédés, il faut développer une technologie, proposée ensuite en transfert de technologie, moyennant paiement de licence. Il existe des raffineries partout dans le monde, notamment en France. Je n’ai donc aucun doute quant au fait qu’une unité sera construite en France, tout en sachant que d’autres seront certainement construites aussi ailleurs, ce qui engendrera des redevances en France.
Axens, dont le chiffre d’affaires est de 500 millions d’euros et qui soutient, par ses dividendes, une partie de la recherche de l’IFPEN, réalise quasiment 90 % de ce chiffre d’affaires à l’étranger, à partir de technologies françaises. Le modèle du transfert des procédés est donc assez particulier.
Il faut savoir par ailleurs que les catalyseurs vendus dans ces unités partout dans le monde sont fabriqués en France, notamment à Salindres. La vente d’une technologie entraîne ainsi la production de consommables fabriqués sur le territoire national.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous sommes, me semble-t-il, d’accord sur ce point de toucher les dividendes de l’innovation en se basant sur le constat qu’un certain nombre de sociétés internationales ont aujourd’hui une stratégie consistant non plus à financer elles-mêmes leur recherche, mais à laisser des pays la financer, à avoir un bon système d’observation, puis à faire leur marché, en achetant ce que la recherche peut produire de meilleur. Il ne faut pas être totalement opposé à cette pratique, car si l’activité se développe dans le pays, cela produit des dividendes, même si les capitaux proviennent de l’étranger. Mais on peut aussi n’en percevoir aucun. J’ai ainsi eu, au cours de ma vie parlementaire, à connaître deux ou trois dossiers de belles technologies qui ont été totalement captées, donc financées sans jamais produire aucun dividende.
Je pense donc, comme Madame Le Dain, qu’il serait important que l’on puisse disposer d’un bilan global de l’argent investi et de ce que cela rapporte à terme, technologie par technologie. L’étranger est important, puisque nous nous situons dans un système mondialisé, avec des collaborations universitaires dans tous les pays du monde. Il ne faut donc pas avoir une vision franco-française et ne regarder que notre Hexagone. Pour autant, si l’on investit beaucoup d’argent dans la recherche fondamentale et que l’on est au final mal classé en matière d’innovation, il est important d’essayer d’en comprendre les raisons. Si cela vient du fait que nous n’avons pas su organiser, à un moment donné, l’étape de croissance de l’entreprise, alors nous serons perdants.
Si certains d’entre vous ne partagent pas ce point de vue, n’hésitez pas à vous exprimer. Nous sommes ici pour poser les questions, envisager des réponses et en débattre.
M. Yann Dietrich. Les études sur les exportations de brevets montrent que la pratique que vous évoquez est très courante : bien souvent, des entreprises savent faire leur shopping et achètent parfois des entreprises uniquement pour les brevets.
Concernant votre question sur les retours, il est, du côté de France Brevets, encore un peu tôt pour en parler, même si nous commençons à voir des retours sur certaines sociétés. Ainsi, nous avons déjà perçu, pour la PME Inside Secure, quelques dizaines de millions d’euros, particulièrement importants pour cette entreprise qui est en train d’essayer de financer un rebond de son activité.
Nous faisons du licencing a posteriori, en aidant des entreprises qui ont peut-être raté le marché, mais ont des brevets et sont contrefaites par d’autres, ce qui signifie que la technologie a été adoptée, mais que ce n’est pas elles qui vendent. Nous les aidons simplement à obtenir une juste récompense. Si l’on compare cela aux coûts de R&D, on s’aperçoit que ce n’est pas nécessairement à la même hauteur. Cela permet par contre à ces sociétés de valoriser un actif qui était dormant, pour pouvoir rebondir. Nous sommes vraiment sur un segment assez particulier d’activité.
M. Jean-Yves Le Déaut. Le problème avec la contrefaçon est que si le contrefacteur ne vend pas au niveau européen, mais uniquement sur son propre marché, il n’existe aucun moyen juridique d’agir contre lui.
M. Yann Dietrich. Nous disposons en l’occurrence d’un moyen. Nous avons par exemple licencié Samsung et LG, y compris pour leurs ventes en Corée, parce que la société Inside Secure avait étendu ses brevets assez largement. L’extension de brevets est, dans ce contexte, un impératif pour pouvoir agir.
Avec la Chine, la situation est un peu plus compliquée, même si nous commençons déjà à pouvoir les bloquer sur leurs exportations. Il faut savoir que la Chine est aujourd’hui en train de se transformer fondamentalement. Certaines entreprises chinoises figurent actuellement parmi les plus gros titulaires de brevets et ont des brevets de meilleure qualité que bon nombre d’entreprises européennes. Elles commencent du coup à changer de comportement.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. La France (ses entreprises, ses laboratoires, ses institutions) est-elle trop protectionniste ou pas assez ? C’est là, me semble-t-il, une vraie question.
M. Pierre Guimbretière. J’ai commencé mon exposé en citant Pasteur, qui déclarait voici plus d’un siècle que la science n’avait pas de patrie. En fait, le premier point de mon intervention visait à prouver que la France soufflait sur ses idées et « [semait] à tout vent ».
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Est-ce encore le cas ? Je m’arrête pour ma part aux institutions qui ont en charge, aujourd’hui, de travailler cette question-là. Sommes-nous en silo ou en nuage ? Dans la seconde hypothèse, restons-nous sur la France ou semons-nous justement à tout vent ?
M. Pierre Guimbretière. On sème à tout vent parce que l’on n’a pas l’enseignement correspondant. L’enseignement actuel est basé exclusivement sur le brevet, alors qu’il devrait porter également sur ce qu’il convient de faire autour du brevet, en termes d’utilisation, de gestion, de tactique, de stratégie.
M. Jean-Charles Guibert. Je partage tout à fait ce point de vue. Il est en effet nécessaire de développer tout une culture autour du brevet. Au niveau du CEA, tout a été réalisé dans un grand laboratoire, le Leti, qui va avoir cinquante ans. Depuis trente ans, cette culture y a été développée. Aujourd’hui, nous avons des objectifs de brevets et une gestion en portefeuille, qui se met en place au fil des années. Toutes les personnes qui arrivent au Leti et au CEA sont formées à cela, dans la mesure où l’enseignement autour du brevet et de son exploitation fait défaut, notamment dans les écoles d’ingénieurs et les universités. Cette culture qui s’est développée au CEA est certainement moins répandue dans l’ensemble de la recherche française.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je ne suis pas totalement d’accord. Le Leti a en effet, pendant longtemps, eu une politique extrêmement protectionniste.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je remercie tous les intervenants et salue, Monsieur, votre plaidoyer pour l’enseignement et la formation dans ce domaine. Cela a sans doute progressé, mais il reste encore certainement des progrès à accomplir.
CINQUIÈME TABLE RONDE :
LE PROBLÈME DE LA CROISSANCE DES ENTREPRISES INNOVANTES
Présidence de Monsieur Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST.
M. Jean-Yves Le Déaut. Cette cinquième table ronde est consacrée au problème de la croissance des entreprises innovantes. Cela aborde une problématique essentielle, car cela pose la question des professionnels du capital-risque en France, qui n’interviennent que très rarement sur des mises de fonds inférieures à 2 millions d’euros, pour des entreprises ayant moins de cinq années d’existence. Il y a de l’argent, notamment au niveau européen, à des taux d’intérêts trop bas, mais vous n’avez aucune chance d’en obtenir sur ce marché si vous ne remplissez pas ces conditions. Il existe donc là un trou de financement. Même s’il a été indiqué précédemment que la « vallée de la mort » s’était déplacée, entre 200 000 et 2 millions d’euros, c’est un obstacle majeur que les fondateurs doivent franchir avant d’intéresser les fonds d’investissement. Des business angels, des investisseurs providentiels, peuvent permettre de traverser cette étape, mais leur nombre est relativement restreint au niveau national.
Nous avons réuni pour cette audition des intervenants chargés par exemple de nous expliquer comment Bpifrance travaille aujourd’hui. Sa création a constitué un apport intéressant au regard de la situation antérieure. Nous avons suivi les transitions entre OSEO et Bpi et souhaitons savoir si, pour vous, la « vallée de la mort » reste aussi meurtrière, mais aussi comment vous choisissez les projets et parvenez à soutenir des entreprises nées sur notre territoire, afin qu’elles aient des alternatives au dilemme fréquent entre la liquidation et le rachat par un groupe étranger.
Nous donnerons, après Bpifrance, la parole aux représentants de plusieurs entreprises innovantes, qui vont nous exposer la manière dont elles ont traversé cette période. Leurs situations sont très diverses, puisque certaines de ces sociétés travaillent avec de grosses entreprises, alors que d’autres ont réussi à se financer sur le marché ou sont sur Alternext.
Nous comptons sur vous pour nous dire s’il reste, selon vous, un problème de financement en France et, dans l’affirmative, s’il doit être déconnecté de l’écosystème dont il a été question à plusieurs reprises au cours de cette journée. Nous avons indiqué qu’il fallait développer des liens entre les universités et les entreprises ; ne faudrait-il pas élargir ce lien aux collectivités territoriales et à tous ceux qui financent les projets ?
Mme Laure Reinhart, directrice des partenariats à la direction de l’innovation, Bpifrance. Le sujet de la croissance des entreprises est évidemment absolument clé, notamment pour les entreprises innovantes, puisque nous attendons d’elles qu’elles soient le cœur de l’accélération de notre économie.
Chez Bpifrance, issue d’OSEO et de la Caisse des dépôts entreprises, nous avons travaillé sur un premier plan stratégique orienté justement vers les entreprises innovantes, pour essayer de comprendre ce dont elles avaient besoin. Nous avons ainsi identifié trois pistes : la simplification (objectif que nous n’avons pas encore complètement atteint), l’accompagnement et la continuité dans cet accompagnement.
Nous avons ainsi travaillé avec des entreprises pour tenter d’identifier les freins à leur croissance, parmi lesquels la difficulté à trouver en France les capacités technologiques. Ceci renvoie à la problématique du transfert de technologies. J’y reviendrai. Ont également émergé la contrainte financière, mais aussi la contrainte d’accès aux marchés et de structuration de ces entreprises, leur gouvernance n’étant pas toujours adaptée à cette croissance.
Concernant le frein technologique, nous avons chez Bpifrance une vision en accompagnement de nos entreprises tout à fait différente de celle qui vous a été présentée jusqu’à présent. Nous adoptons en effet une approche contraire, puisque nous partons des besoins des entreprises, pour remonter vers les laboratoires de recherche, d’autres entreprises ou les universités. Nous travaillons pour cela de façon assez étroite avec un certain nombre d’universités et de laboratoires de recherche, sur les territoires, puisque Bpifrance est installée en région, au plus près des écosystèmes locaux.
Les freins financiers sont également importants. Comme vous l’avez souligné, la France se caractérise par des levées de fonds bien plus faibles que dans d’autres pays, dont les États-Unis. Il faut néanmoins distinguer au moins deux types d’entreprises. À une extrémité se trouvent les entreprises de très haute technologie, pour lesquelles la barrière à l’entrée, la recherche et les brevets sont absolument indispensables. De l’autre côté du spectre, il existe de très nombreuses entreprises, innovantes plutôt dans les usages, dans les nouveaux modèles d’affaires et commerciaux, qui n’ont pas totalement les mêmes besoins. Nous essayons ainsi, chez Bpifrance, d’être flexibles et de nous adapter aux besoins divers de ces entreprises, par différents types d’outils, de type subventionnel ou sous forme de prises de risque sur des prêts, qui couvrent aujourd’hui la totalité du spectre, de la recherche jusqu’au marché.
Nous avons également identifié des freins liés à la mise sur le marché. Accéder à son marché le plus vite possible est très probablement l’un des enjeux majeurs des entreprises innovantes aujourd’hui. Nous avons donc mis en place différents dispositifs pour les accompagner.
La première façon d’atteindre son marché est de rencontrer des clients, c’est-à-dire éventuellement une grande entreprise ou une ETI intéressée par la démarche, par la technologie, et qui accepte de prendre le risque d’être le premier client de cette petite entreprise. Nous avons, pour ce faire, développé plusieurs dispositifs de mise en relation entre des start-up et des entreprises plus grandes, afin de faire grandir les premières grâce aux marchés proposés par les secondes.
L’accélération de cette mise sur le marché peut aussi s’effectuer par une augmentation des levées de fonds. En France, les levées de fonds sont de l’ordre de 1/5ème, en valeur, pour une même maturité d’entreprise, de celles que l’on rencontre aux États-Unis. Ceci signifie que, pour aller sur le marché, les entreprises françaises vont être obligées d’y revenir plusieurs fois, ce qui prend beaucoup de temps. Or les chefs d’entreprises ont assurément autre chose à faire que d’aller glaner des moyens financiers. Toutes nos actions visent donc à augmenter les levées de fonds. Ainsi, le fonds F3A multiplie par deux, à l’aide des fonds des investissements d’avenir, les moyens financiers apportés par des business angels, ce qui permet évidemment d’aller plus vite sur le marché.
Le troisième aspect concerne l’accompagnement de l’entreprise dans sa fusion-acquisition. Pour croître, on peut en effet aussi se marier avec une autre entreprise. Ceci n’est pas vraiment dans la culture française, mais s’avère tout à fait bénéfique pour les entreprises. Nous essayons dans ce cadre de mettre en œuvre non seulement des outils d’accompagnement permettant de repérer les entreprises susceptibles de s’unir (sachant bien entendu que la décision leur incombera), mais aussi des outils destinés à soutenir financièrement ce dispositif.
Le temps qui m’était imparti étant écoulé, je vais m’arrêter là et répondrai volontiers à vos questions lors du débat.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je vais maintenant donner la parole, pour une intervention conjointe, à Monsieur Guilhem Astre, président de l’entreprise toulousaine Exem, et à Monsieur Pierre Mallet, directeur de la R&D et de l’innovation d’Enedis, qui vont nous expliquer le dispositif de soutien mis en place par Enedis (auparavant ERDF) au profit des lauréats du concours Réseaux électriques intelligents 2015.
M. Pierre Mallet, directeur R&D et innovation, Enedis. Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir invité aujourd’hui à présenter la politique d’ERDF en matière de collaboration avec les jeunes pousses et les PME innovantes. Je m’appuierai pour cela sur l’exemple de notre partenariat avec la société Exem.
Comme vous l’avez indiqué, Enedis est, depuis un an, le nouveau nom d’ERDF. Nous sommes en charge de la gestion des réseaux électriques de distribution sur 95 % du territoire français, dans le cadre du contrat de concession avec les autorités organisatrices. Enedis est au cœur de la transition énergétique. Avec le développement des énergies renouvelables, des véhicules électriques, de la gestion de la demande, du stockage décentralisé, nos métiers évoluent fortement, passant d’un métier de gestionnaire d’infrastructure à un métier de gestionnaire de systèmes énergétiques locaux. Le numérique a également un impact important sur notre activité, puisque nous développons un métier de gestionnaire de données au service des acteurs du système énergétique.
Pour préparer toutes ces évolutions, nous disposons d’une politique de R&D et d’innovation très dynamique, dont l’un des volets importants consiste à travailler avec les jeunes pousses et les PME innovantes. Dans un monde caractérisé par l’incertitude, nous avons en effet besoin d’identifier des ruptures et de bénéficier de l’agilité et de la créativité que ces acteurs peuvent nous apporter.
L’innovation se situant souvent à l’interface de plusieurs domaines, ces acteurs nous permettent aussi de transférer vers nos métiers des solutions développées parfois dans d’autres secteurs (transport aérien, ferroviaire, etc.) et susceptibles de s’appliquer chez nous.
Beaucoup de jeunes pousses se développent par ailleurs dans les secteurs du numérique, de l’informatique, des IT, domaines clés pour notre innovation. L’internet des objets est notamment susceptible de modifier considérablement la façon dont nous allons exercer notre métier.
Comment, concrètement, travaillons-nous avec ces acteurs ? Pour identifier les jeunes pousses, nous allons à leur contact dans les écosystèmes locaux, bénéficiant pour cela de notre implantation sur l’ensemble du territoire français. Nous organisons par exemple des Hackathons, manifestations auxquelles les start-up sont invitées à résoudre un problème donné et à produire des résultats en un ou deux jours.
En 2015, nous avons par ailleurs mis en œuvre une action importante en matière de collaboration avec les jeunes pousses et PME innovantes, avec l’organisation d’un concours, inscrit dans le cadre des plans de la Nouvelle France Industrielle, et notamment dans le plan Réseaux électriques intelligents. Nous avons défini huit thèmes sur lesquels nous étions preneurs de solutions innovantes, parmi lesquels le diagnostic des ouvrages aériens, la relation clientèle, la transmission des savoirs, le « technicien 3.0 » (comment améliorer la performance de nos équipes sur le terrain) ou les big data et data analytics appliquées à nos métiers. Nous avons ensuite lancé un appel à projets invitant les jeunes pousses à nous proposer des solutions dans ces différents domaines. Cette initiative a rencontré un grand succès, puisque nous avons reçu 300 projets, que nous avons examinés attentivement, avant d’en présélectionner 70. Nos experts sont actuellement en train de tester sur le terrain les 25 meilleures solutions. Cinq lauréats du concours ont en outre été désignés, au premier rang desquels Exem, présent aujourd’hui à mes côtés.
D’une manière générale, cette façon d’innover, que nous pratiquons depuis plusieurs années déjà, apparaît comme un outil très efficace, dont il convient de ne pas négliger l’impact sur la grande entreprise : l’open innovation implique en effet de relever quelques défis culturels et d’accepter d’être un peu bousculé, de gagner en agilité par exemple.
Exem nous a proposé une solution innovante pour détecter les champs électromagnétiques, solution appliquée essentiellement jusqu’alors dans le champ des télécoms et pour laquelle nous avons identifié des cas d’usage dans nos métiers. L’idée est celle d’une petite puce intégrée dans des vêtements de travail ou des chaussures, qui détecte des câbles sous tension et permet d’éviter des accidents et d’être plus efficace dans certaines activités comme la localisation des ouvrages.
Nous travaillons aujourd’hui avec Exem pour adapter la solution aux spécificités de nos métiers, ce qui, nous l’espérons, placera Exem en bonne position pour conquérir des marchés importants, en France et à l’international.
Je tiens par ailleurs à souligner que nous avons défini des solutions équilibrées en matière de propriété intellectuelle.
Nous espérons que le partenariat va bien se dérouler, que le pari sera gagnant et que nous pourrons ainsi nous féliciter d’avoir contribué à un beau succès.
M. Guilhem Astre, président d’Exem. Je souhaiterais apporter mon témoignage non sur la problématique de la croissance des entreprises innovantes, mais plutôt sur le choix de la croissance par l’innovation.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, Exem a, malgré deux co-fondateurs doctorants en électronique et électromagnétisme, pris dans un premier temps le parti de ne pas innover, dans la mesure où il est, ainsi que vous le souligniez, Monsieur le président, difficile de financer l’innovation en France. Nous avons décidé de nous concentrer tout d’abord sur l’accessibilité à un marché, facilitée par les compétences, développées en thèse avec mon associé, sur le contrôle de l’exposition des personnes aux champs électromagnétiques. Nous avons ainsi créé un laboratoire d’essai classique, pour pénétrer un marché et développer une activité pérenne, afin de financer le développement ultérieur de la société.
Nous avons ensuite réalisé une étude stratégique pour définir nos activités d’avenir. Il se trouve que le cabinet qui est intervenu pour cette étude nous a indiqué que la perspective se trouvait essentiellement dans l’innovation. Il s’agissait, pour nous chercheurs, d’une grande nouveauté que d’innover pour croître.
Nous avons donc défini un axe stratégique d’ingénierie de solutions innovantes pour la supervision des environnements électromagnétiques. Ceci a trouvé un écho dans le concours organisé par Enedis, que Monsieur Mallet vient de vous présenter. Il s’agissait pour nous de développer des solutions orientées vers la sécurité des opérateurs sur le réseau électrique, grâce à des capteurs de champs électromagnétiques connectés. Les solutions que nous proposons font également écho à la maturation de la technologie de l’internet des objets, très présente à Toulouse avec la société Sigfox.
Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir ERDF comme partenaire, ce qui nous offrira certainement l’opportunité d’avoir un accès plus direct à un grand compte, afin d’expérimenter des solutions d’avenir qui, je pense, feront notre croissance.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons maintenant entendre la présentation d’un autre duo formé d’une petite entreprise innovante, Verelec, et d’une grande entreprise, Schneider Electric, lui accordant son soutien.
M. Frédéric Joubert, président de Verelec. Christian Ferveur et moi-même allons vous présenter un cas typique d’essaimage du CNRS qui finit par déboucher sur la mise sur le marché de produits utiles et grand public. J’emploie le verbe « finir » à dessein, dans la mesure où vingt ans se sont en l’occurrence écoulés entre le brevet et la mise sur le marché.
Cette présentation va s’articuler autour de deux axes : le projet et ses enjeux, puis les difficultés rencontrées par Verelec pour accéder à ces enjeux.
Le projet s’appuie d’une part sur une technologie du domaine des nanotechnologies, issue du CNRS Grenoble, qui débouche sur des chauffages rayonnants, très efficients au niveau thermique, d’autre part sur une technologie issue de la recherche de Schneider Electric sur la connectivité des objets, ce qui en fait des radiateurs connectés assez efficaces.
M. Christian Ferveur, Business development manager, Schneider Electric. Ce projet s’inscrit dans une démarche d’innovation ouverte.
La complémentarité de nos innovations constitue le cœur de cette collaboration. Elle consiste en la combinaison des émetteurs rayonnants de Verelec et de la technologie de pilotage de l’énergie de Schneider Electric, qui constitue une solution de chauffage électrique particulièrement innovante, que nous pensons être en rupture sur le marché.
Je tiens à préciser que la partie relative au pilotage de l’énergie est issue du programme de recherche HOMES, conduit par Schneider Electric et soutenu par les investissements d’avenir.
Schneider Electric France accompagne la croissance de Verelec par un soutien en marketing, mais surtout par une promotion de l’offre. En effet, il ne suffit pas d’avoir une innovation, encore faut-il trouver un marché. C’est précisément ce que nous essayons de faire avec Verelec, par la formation des forces de vente, la participation de Verelec à des salons professionnels, mais aussi en permettant à l’entreprise de bénéficier de l’atout que représente la notoriété de la marque Schneider Electric pour déployer cette solution conjointe.
M. Frédéric Joubert. Notre cœur de marché est le marché de l’habitat social. Il ne s’agit pas d’un marché de niche, puisque l’on compte 4,7 millions de logements sociaux en France, dont au moins un million équipés de chauffage électrique, avec des consommations assez importantes eu égard à un parc diversifié et des appareils électriques datant souvent des années « grille-pains ».
Nous avons, depuis trois ans, effectué des essais d’efficacité largement concluants, qui ont clairement montré que notre solution permettait aux locataires de faire des économies conséquentes (de l’ordre de 25 % à 30 %), en baissant la puissance installée de moitié.
Il s’agit en outre d’un produit durable, dont nous ne connaissons pas la fin de vie. Il ne sera donc a priori pas nécessaire de le changer dans les vingt ans à venir.
Cette solution offre par ailleurs un taux de rayonnement de 55 %, qui le rapproche du poêle à bois.
Ceci permettrait donc des bénéfices directs pour les locataires, ainsi que des économies à terme pour les bailleurs sociaux, dues au non remplacement des appareils.
Nous avons toutefois identifié certains freins à la croissance.
Ainsi, les moteurs de calcul réglementaires valorisent peu les innovations sources d’économies. Il faut par exemple savoir que le taux de rayonnement, tout comme la gestion active du chauffage, n’est pas normé. Cette absence de norme débouche pour nous sur une obligation de prouver en permanence le bien-fondé de ce que nous avançons, sans disposer des documents appropriés pour ce faire, puisqu’il n’existe pas de référentiel. À ce stade, l’innovation n’est donc pas favorisée par rapport à l’existant.
Se posent également des problèmes en termes de reconnaissance du marché. L’apport de Schneider sur ce point a été considérable, dans la mesure où il a compensé la faible notoriété de Verelec.
Nous traversons par ailleurs, après la fameuse « vallée de la mort », une sorte de « pont de la rivière Kwaï », avec des problèmes de levées de fonds et une croissance aujourd’hui verticale, que nous ne savons pas financer. Nous sommes par exemple confrontés au peu d’attrait des fonds pour les activités purement industrielles.
M. Christian Ferveur. Le volet réglementaire constitue clairement un frein, lié d’une part à l’obtention des certificats d’économies d’énergie, d’autre part à la réglementation thermique, au travers notamment de la RT2012 qui, du fait du coefficient de 2,58, bloque le chauffage électrique dans le neuf. Nous pensions que cela allait évoluer, grâce notamment aux travaux sur la performance environnementale des bâtiments neufs. Malheureusement, des freins subsistent.
Ceci concerne tout d’abord la reconnaissance directement liée à la technologie de Verelec, c’est-à-dire la prise en compte de la physique du rayonnement dans le cadre du chauffage électrique. On peut imaginer que ce problème pourrait être résolu par un titre 5, à ceci près qu’il est très difficile pour une jeune entreprise de passer cet écueil.
Un frein demeurera par ailleurs vraisemblablement dans la partie pilotage dynamique des équipements, liée aux objets connectés dans l’habitat et à l’efficacité énergétique active, qui permettraient de tenir compte du mode de vie des occupants pour optimiser les usages, donc réduire les consommations. Malheureusement, les modèles de la RT2012 aujourd’hui pourraient perdurer dans la prochaine réglementation : on resterait alors sur des modèles d’occupation conventionnels, théoriques, ce qui constituerait assurément un obstacle au déploiement de technologies permettant d’optimiser la performance.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Qu’entendez-vous par « modèle d’occupation » ?
M. Christian Ferveur. Il s’agit d’un terme utilisé dans la réglementation et notamment dans la RT2012, qui renvoie au fait que le bâtiment est modélisé dans sa partie thermique et qu’une théorie d’occupation, de mode de vie dans le bâtiment, est élaborée. Ceci est reproduit ensuite dans le moteur de calcul. Il s’agit donc d’un modèle statique, alors que les technologies permettent aujourd’hui de tenir compte de l’utilisation réelle du bâtiment.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je partage tout à fait votre point de vue sur le fait que la norme profite essentiellement à l’existant et non à l’innovation. Il s’agit vraiment d’un sujet à faire évoluer en priorité.
J’ai rédigé, voici deux ans, un rapport sur les freins à l’efficacité énergétique dans les bâtiments et me suis investi dans la loi sur le Grenelle dans le secteur du bâtiment. Nous avons obtenu dans ce cadre que le CSTB se présente devant l’Office chaque année, pour être évalué. Je vous invite donc à venir faire part de vos réflexions directement au CSTB, en présence des parlementaires. Il n’est en effet pas normal que la situation n’ait pas évolué. Cela signifie que les préconisations de la loi et les différents éléments votés, y compris sur le moteur de calcul et le titre 5, n’ont pas été suivis d’effets.
M. Frédéric Joubert. Que Verelec ne puisse pas faire évoluer le système est une chose, mais que Schneider n’y parvienne pas non plus donne la mesure du blocage.
M. Jean-Yves Le Déaut. Ce type de frein se retrouve également dans le domaine de l’expérimentation médicale. Des parapluies administratifs font ainsi que des entreprises réalisant des avancées technologiques chez nous ne parviennent pas à tester leur matériel dans les hôpitaux français et doivent se rendre pour cela aux États-Unis. Finalement, l’un des moyens classiques de bloquer l’innovation est d’empêcher qu’elle ne soit testée.
Je donne à présent la parole à Monsieur Etienne Almoric, directeur général de Febus Optic SAS, qui va nous expliquer l’intérêt des prêts ajustés aux besoins de développement, tels que les pratique Total développement régional, qui aura également l’occasion de s’exprimer par la suite, en la personne de Monsieur Philippe Costerg, chef du département Appui aux PME innovantes. Il s’agit là encore d’un partenariat particulièrement intéressant entre une PME et une grande entreprise.
M. Etienne Almoric, directeur général de Febus Optic SAS. Merci, Monsieur le président, de donner à Monsieur Costerg, de Total, et à moi-même l’opportunité de nous exprimer devant vous aujourd’hui.
Je vais tout d’abord vous présenter notre société et l’intérêt du financement mis en place par Total, avant de laisser Monsieur Costerg aborder le détail de ce programme et son impact.
La société Febus Optic, dont je suis l’un des co-fondateurs, est une jeune entreprise innovante basée à Pau. Nous sommes fabricants de systèmes de mesure de déformation et de température par fibre optique répartie.
Le terme « répartie » est important, puisqu’il signifie que nous sommes capables, sur de grandes distances de plusieurs dizaines de kilomètres, d’effectuer de la mesure en tout point d’une fibre optique, transformant ainsi une fibre optique standard, qui permet aujourd’hui de disposer d’informations dans le monde entier de façon quasi instantanée, en des dizaines de milliers de capteurs.
Si l’on imagine placer par exemple cette fibre optique le long d’un pipeline de pétrole, cela permettra de détecter toute malformation ou déformation, mouvement de terrain ou activité travautière qui viendrait creuser et possiblement endommager l’oléoduc. Si l’on place de même cette fibre optique dans une structure en béton, dans une centrale nucléaire par exemple (ce que fait aujourd’hui EDF avec notre système), cela permet de surveiller l’évolution de la structure du béton.
Dans ce dispositif, nous ne fabriquons pas la fibre optique, mais bien le système qui vient interroger cette fibre et permet d’obtenir des informations en tout point de cette fibre, à la fois en température et en déformation.
Nos principaux marchés aujourd’hui sont le pétrole, le gaz et le génie civil et nucléaire, mais les applications sont vastes, puisque l’on peut envisager d’adapter ce système au monitoring de câbles électriques, de rails de chemin de fer, d’installations portuaires ou, en collaboration avec le BRGM par exemple, à la surveillance de mouvements de terrain sur d’anciens sites miniers.
J’ai déjà vécu auparavant une expérience de création de start-up finalement assez différente de celle-ci. Aujourd’hui, nous avons la chance de posséder à la fois la propriété intellectuelle et le capital. La première société était une émanation d’un laboratoire public et il me semble intéressant de relever les différences existant entre une start-up d’origine publique et une autre majoritairement d’origine privée. Il est par exemple plus simple d’aller chercher les financements publics lorsque l’on jouit de l’étiquette spin-off de l’École polytechnique, comme cela était le cas dans la première société, que lorsque la propriété intellectuelle vous appartient intégralement. En revanche, l’un des avantages de la deuxième situation réside dans le fait que l’on n’a pas besoin de négocier la licence d’exploitation. Les stratégies exposées précédemment par l’INRA ou le CEA me semblent aller dans le bon sens. Nous avions en effet rencontré, lors de la négociation de notre licence d’exploitation, des difficultés extrêmes et des délais très longs.
En matière de financement de notre société, l’une des problématiques majeures réside dans la nécessité de démontrer la viabilité du business model, c’est-à-dire schématiquement notre capacité à faire de l’argent, avant d’envisager de convaincre les financeurs, principalement les investisseurs et les banques. Cela prend généralement, pour une société industrielle, au moins deux ou trois années, pour lesquelles il faut parvenir à trouver le financement nécessaire. L’une des stratégies consiste évidemment à diversifier les fonds et à recourir par exemple à des subventions, à des financements publics au niveau de l’État (avec Bpifrance), des régions et des départements.
Nous avons, pour notre part, fait le choix de diversifier notre approche en allant chercher des subventions, en participant à quelques concours et en nous finançant par la dette.
Total est intervenu dans cette démarche par l’intermédiaire d’un programme très intéressant de financement adapté aux start-up, qui leur permet de financer, pour des montants allant de 200 000 à 500 000 euros, des projets innovants présentant un intérêt vis-à-vis de leur activité.
Ce type de procédé présente pour nous de multiples avantages. Ceci correspond tout d’abord à de la « smart money », c’est-à-dire à de l’argent intelligent. Avec ce prêt, Total ne nous apporte en effet pas uniquement de l’argent, mais aussi une validation technique, une crédibilité vis-à-vis de nos autres clients, des débouchés commerciaux potentiels et des remboursements différés de 24 mois, indispensables dans le financement de start-up, avec un taux d’intérêt faible et un financement de fonds de roulement, autant d’éléments que les banques ne peuvent pas nécessairement nous apporter aujourd’hui. Il s’agit par conséquent d’un mode de financement parfaitement adapté à notre situation.
Nous disposons également avec Total d’un financement dans le cadre d’un programme regroupant l’ensemble des pétroliers et parapétroliers français et ayant vocation à financer chaque année les actions innovantes des PME. Dans notre cas, ceci finance un programme de développement sur un projet très spécifique, présentant des perspectives extrêmement intéressantes. Il s’agit là encore d’une façon très pertinente de financer le développement et la recherche dans les start-up.
M. Philippe Costerg, chef du département Appui aux PME innovantes, Total développement régional. À titre personnel, j’ai été, moi qui ai beaucoup œuvré à l’étranger, très agréablement surpris, lorsque j’ai pris ce poste au sein de Total développement régional, par le dynamisme de l’écosystème de création de start-up en France, avec le CIR, les pôles de compétitivité, les IRT et autres incubateurs. Tout cela est très positif.
Je suis, depuis, deux ans, responsable d’un outil d’aide aux PME innovantes, dans le cadre de Total développement régional.
Total développement régional représente 22,5 millions d’euros de prêts à 0 % accordés à plus de 400 PME sur les trois dernières années, qui ont permis de créer ou de maintenir environ 8 000 emplois. Il s’agit de prêts de type Réseau Entreprendre, avec lequel nous disposons d’un partenariat au niveau national et local, ou Initiative France.
Total a créé le dispositif d’aide aux PME innovantes pour soutenir l’innovation et la croissance dans des PME françaises, en particulier dans des secteurs dans lesquels Total peut apporter une expertise technique.
Ceci s’adresse à des entreprises qui développent des projets d’innovation au stade préindustriel, c’est-à-dire après la preuve du concept, présentant une composante technologique dans laquelle Total a des compétences et offrant des perspectives concrètes de commercialisation et de création d’emplois en France.
Les secteurs d’activité éligibles sont essentiellement ceux des thématiques de la direction scientifique de Total, auxquels s’ajoute notamment la mobilité. Ces secteurs évoluent et intègrent par exemple aujourd’hui le digital dans l’industrie ou encore, Total ayant adhéré à la COP21 et au scénario « + 2 degrés », des sujets comme l’efficacité énergétique, la biomasse ou le CO2. De plus en plus de start-up et PME sollicitent des financements dans ces domaines. On trouve également parmi les secteurs éligibles ceux de la sécurité et de la sûreté. Nous avons par exemple financé récemment un projet de cybersécurité.
Il me semble par ailleurs important de citer les partenaires de ce dispositif. Nous travaillons ainsi avec des incubateurs (comme IncubAlliance, implanté en Essonne), mais aussi des pôles de compétitivité. Il faut en effet savoir que Total est membre direct d’au moins cinq de ces pôles (dont AXELERA, Mov’eo, le pôle Mer basé en PACA ou encore AVENIA, à Pau), et entretient des relations avec une quinzaine d’autres, qui sont autant de sources pour des PME potentielles. La société Febus s’est par exemple rapprochée du pôle AVENIA. De même, l’entreprise Biomae, présente ce matin, que Total développement régional a financée, venait de Pulsalys, avec qui nous entretenons des relations à Lyon. Nous collaborons en outre étroitement avec les acteurs régionaux, les agences de développement régionales, le CETIM, l’IFPEN, EDF et Bpifrance, avec laquelle nous avons pendant longtemps eu une convention de partenariat. Lorsque la PME bénéficie d’un prêt par l’intermédiaire de Bpifrance, il s’agit d’un point positif pour le dossier de financement.
Quelles sont les conditions et modalités de notre intervention ?
Nous soutenons des PME ayant des projets en TRL6, c’est-à-dire après la preuve du concept, dans le cadre de prêts d’amorçage. Nous aidons à financer une industrialisation, dans la limite des fonds propres de l’entreprise. Les prêts que nous accordons sont en moyenne d’un peu moins de 300 000 euros, avec un taux de 1 % et deux ans de différé de remboursement, celui-ci s’étalant ensuite sur trois ans.
Concrètement, la PME nous adresse un petit dossier (sous forme d’une fiche-navette de type Bpifrance), sur lequel un technologue de Total doit donner un avis favorable pour que le dossier soit instruit. Un comité d’engagement, composé notamment du directeur de la propriété intellectuelle, du directeur de Total Energy Ventures, de représentants des trois branches de Total, d’un financier et de personnes de la direction scientifique, sélectionne ensuite définitivement les projets, qui sont ensuite suivis pendant cinq ans.
Nous avons ainsi, au cours de la période 2012-2015, soutenu 35 PME, avec 650 emplois en jeu.
Un comité d’engagement est organisé chaque trimestre. Le dernier en date, réuni jeudi dernier, a examiné quatre projets, dont deux spin-off du CEA : il s’agit d’IVEA Solution et Nanomakers. Nous prenons ainsi la relève et soutenons des spin-off du CNRS, du CEA ou d’autres grands instituts.
Il faut ensuite aider à l’envol de ces entreprises, en favorisant par exemple les collaborations entre start-up et PME : la vision d’ensemble dont nous disposons nous permet de faciliter ce type de rapprochement. La difficulté réside toutefois, lorsque la mariée est trop belle, dans le fait qu’elle attire des groupes étrangers, auxquels nous ne pouvons pas toujours nous opposer.
M. Jean-Yves Le Déaut. Monsieur Christophe Gégout, président de CEA-Investissement, va maintenant nous présenter le rôle du CEA dans le soutien aux PME innovantes et préciser notamment si sa structure soutient exclusivement des spin-off du CEA ou également d’autres entreprises portant des technologies prometteuses.
M. Christophe Gégout, président de CEA-Investissement. CEA-Investissement ne concerne pas uniquement le CEA et l’argent du CEA. Nous finançons en effet des entreprises venant d’autres univers, d’écoles d’ingénieurs, d’instituts de recherche, et gérons de l’argent qui ne vient pas seulement du CEA, mais aussi d’EDF, BioMérieux, Safran, Michelin et Bpifrance, notre premier grand souscripteur, grâce au soutien duquel nous investissons dans des entreprises technologiques.
Concernant spécifiquement le thème de cette table ronde, nous pensons qu’il existe un potentiel aujourd’hui inexploité. Nous avons l’impression que la France entretient de belles forêts, sur lesquelles d’autres viennent chasser. Nous constatons ainsi en pratique que, trop souvent, les entreprises se font racheter avant même que la création de valeur puisse avoir lieu sur le territoire national. Notre intuition, depuis longtemps, est que l’on pourrait faire davantage dans ce domaine. Ceci renvoie à votre question, Monsieur le président : la création d’emplois et de valeur est-elle suffisante au regard de tout l’argent public consacré à l’innovation ?
Nous avons essayé de quantifier cette intuition et examiné pour ce faire les dix premières grandes entreprises cotées issues des innovations de rupture aux États-Unis, que nous avons comparées à leurs homologues en Europe, afin d’évaluer le potentiel de création de valeur économique inexploité.
Aux États-Unis, les dix entreprises considérées représentent 700 000 emplois depuis 1990, contre 110 000 en Europe. En termes de création financière, l’écart est plus grand encore, puisque la capitalisation boursière est quatorze fois plus faible en Europe.
L’adossement aux grands groupes constitue également un indicateur. Or les adossements à de grands groupes industriels pour plus de 100 millions de dollars réalisés dans le monde entre 2007 et 2014 concernent à 40 % des entreprises californiennes, à 5 % des sociétés du Royaume-Uni et à 2 % des entreprises françaises. Si l’on compare notre pays à la Californie, dont le PIB est voisin de celui de la France, nous apparaissons vingt fois plus petits en termes de succès. Il se crée beaucoup d’entreprises en France, mais le constat en termes de croissance de ces sociétés est un peu sévère. La valeur économique ne semble pas à la hauteur de l’investissement consenti par l’État dans la recherche, et ce même si la France est assez performante en matière de dépôts de brevets sur les technologies clés.
Comment expliquer cet écart ? Qu’est-ce qui fonctionne aux États-Unis que nous n’arrivons pas à appliquer chez nous ?
Les réponses à ces questions nous guident vers des propositions susceptibles d’accélérer la croissance des start-up.
Le premier élément de réponse, qui rejoint les propos de Monsieur Joubert, est que l’on cible mal l’industrie. Il nous semble que le e-commerce est en quelque sorte plus facile à investir que le domaine de l’industrie, qui s’inscrit dans des temps longs, coûte cher et est incertain. Sans doute est-il donc nécessaire de mettre en place des outils spécifiques.
Aux États-Unis, on constate que, dans les fonds d’investissement ayant financé les entreprises à succès, figurent très souvent des anciens du MIT : c’est le cas dans 40 % des dossiers qui se sont soldés par de grandes réussites. Cet effet de réseau industriel, de conseil, permet certainement d’affronter les obstacles majeurs à la croissance des start-up que sont d’une part la difficulté d’industrialiser (qui nécessite, pour être fait dans de bonnes conditions, d’avoir le soutien de celui qui a développé la technologie), d’autre part les sujets de certification (c’est-à-dire d’obtention de l’autorisation de vendre, sachant que trop souvent nos start-up certifient en France, selon les normes européennes, et n’effectuent pas assez tôt la certification aux États-Unis). Un accompagnement plus proche des préoccupations industrielles est donc nécessaire, dans les structures d’investissement.
La deuxième différence entre les situations française et américaine est la place des universités dans l’investissement. Je pense qu’un point majeur pour faire croître les start-up est de rapprocher le monde la science de celui de l’argent, deux sphères qui ne parlent pas la même langue et raisonnent de façons très différentes. Aux États-Unis, cet objectif est pourtant souvent atteint puisqu’une université ou un laboratoire figurent au tour de table dans 40 % des entreprises à succès.
CEA-Investissement, que j’ai la chance de présider depuis 2010, essaie ainsi de créer un lien plus direct, plus quotidien, entre le monde des laboratoires publics et celui de l’investissement, afin que les décisions d’investissement soient prises, pendant tout le cycle de vie de la start-up, en connaissance de cause des enjeux industriels. Ceci signifie que, lorsqu’une start-up est lancée, on fait un choix de marchés pertinents, on aide l’entreprise à industrialiser son processus en prenant les bonnes décisions et, quand elle doit se vendre, à accéder à une description de ses enjeux de croissance, assise sur une connaissance des technologies.
Le troisième aspect qui m’apparaît important est de ne pas seulement confier de l’argent, mais aussi de gérer un accompagnement. Il ne s’agit pas de penser que toutes les start-up sont à haut potentiel, mais de tracer, pour les plus douées d’entre elles, un parcours qui mériterait d’être mis en place par les structures publiques. Cela permettrait peut-être de développer dans ces cas des circuits de décision très courts, qui constituent un atout essentiel pour la suite de l’histoire. Notre expérience nous a en effet montré que, lorsqu’une start-up est vraiment prometteuse, elle est rachetée si vite par les GAFA, les très grands acteurs américains, qu’elle n’a même pas le temps d’aller voir les guichets publics pour obtenir un financement. Il arrive ainsi qu’elle soit rachetée pour plusieurs dizaines de millions d’euros, sans même avoir généré le moindre euro de chiffre d’affaires. Si cette start-up est issue de laboratoires de la recherche française, alors cela signifie que l’État aura investi dans la formation d’un chercheur, dans un doctorat, un post-doctorat, un poste dans la recherche publique, financé l’entreprise naissante par l’intermédiaire de mécanismes de soutien, pour qu’au final la technologie parte très rapidement à l’étranger. On ne peut se satisfaire d’une telle situation.
Il nous semblerait ainsi intéressant d’accompagner les start-up à haut potentiel avec des circuits de décision extrêmement courts, assis sur la connaissance, par des acteurs de la technologie, de ces potentiels, afin d’éviter de tels mécanismes de prédation.
La première démarche à entreprendre en ce sens serait peut-être d’étudier, de façon détaillée et approfondie, ces systèmes de prédation de la part de fonds qui viennent capter nos technologies sans que nous puissions exploiter celles-ci sur le territoire national. S’il est normal d’avoir un marché mondial des capitaux, il est en revanche anormal de voir une trop forte proportion de start-up rachetées et ne donnant pas lieu à la création d’emplois dans notre pays.
Je précise que cet exposé ne constitue en aucun cas une critique des dispositifs existants. Environ dix start-up se créent chaque année autour du CEA, qui les finance grâce notamment au soutien de Bpifrance. Cette activité ne coûte rien aux contribuables, puisqu’elle relève d’un fonds lié au CEA, avec un taux de rendement largement supérieur à 15 % annuels, ce qui nous permet de récupérer plus que les mises de fonds effectuées dans ces entreprises.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je crois, Monsieur Gégout, que vos conseils sont pertinents. Sans doute en reprendrons-nous un certain nombre dans nos conclusions.
Je souhaiterais à présent donner la parole à Jean-Paul Fèvre, que j’ai rencontré lorsque j’étais premier vice-président de la région Lorraine. L’entreprise dont il va vous parler, Plant Advanced Technologies, est présente sur le marché Alternext depuis plus d’un an. Elle est le fruit d’une rencontre entre l’homme d’affaire, le manager qu’il est, et un chercheur, Frédéric Bourgaud, autour d’une très belle idée consistant à trouver des molécules d’intérêt dans des plantes, à faire de la biotechnologie pour activer la fabrication de ces molécules, puis, au lieu de détruire la plante pour obtenir le produit, à la « traire ». Ainsi, toutes les trois semaines, les racines de la plante vont à la traite. La conjonction de biotechnologies avec une idée simple dans son principe (moins dans sa réalisation) permet aujourd’hui la croissance d’une société.
Comment cette entreprise a-t-elle, Monsieur Fèvre, réussi à franchir les étapes de la croissance et dans quelle mesure l’introduction en bourse vous a-t-elle aidé ?
M. Jean-Paul Fèvre, président de Plant Advanced Technologies (PAT). Je ne suis certainement pas pertinent pour juger de tous les dispositifs d’aide à la création ou à la pérennisation d’entreprise et souhaiterais simplement vous apporter mon témoignage de président de PAT.
L’aventure a effectivement commencé par ma rencontre avec deux chercheurs, Frédéric Bourgaud et Eric Gontier, à l’origine d’une technologie qu’ils m’ont présentée et qui m’a enthousiasmé. Nous avons ensuite décidé de créer ensemble, voici onze ans, la société PAT, qui compte aujourd’hui une cinquantaine de personnes, dont trente chercheurs (parmi lesquels quinze docteurs en biologie et chimie), et trois filiales (une en Belgique, une en Charente-Maritime et une sur l’Ile de la Réunion). Nous allons réaliser cette année 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires. Nous sommes bien évidemment beaucoup trop nombreux pour le chiffre d’affaires ; mais nous sommes des impénitents de la recherche et souhaitons toujours être à la frontière de l’innovation, pour proposer de nouvelles technologies à nos clients.
Nous développons un brevet, dénommé trivialement « plantes à traire », qui vient de l’INRA et de l’université de Lorraine et devons, je pense, notre relatif succès au fait d’avoir réussi à donner confiance dans l’équipe et dans les technologies et à activer ainsi des cercles vertueux.
De bonnes fées se sont penchées sur cette histoire, tant au niveau de l’écosystème régional que national, avec OSEO, l’université, l’INRA, l’incubateur, le Grand Nancy et la région via une prime de création d’entreprise. La société Total m’a en outre accordé un prêt d’honneur de 20 000 euros, somme qui peut sembler relativement faible aujourd’hui, mais qui était importante pour nous lors de la phase de création de l’entreprise. Il convient également de citer le formidable dispositif constitué par le CIR et le statut « jeune entreprise innovante », qui permet d’alléger les charges de salaires.
Nous avons par ailleurs obtenu la confiance de laboratoires européens, qui nous ont permis d’intégrer des projets de recherche européens, dont un intitulé SmartCell, extrêmement international. Ceci nous a offert l’opportunité de gagner en crédibilité et a ajouté au cercle vertueux de confiance.
Pour ce qui est des clients, cela a été beaucoup plus compliqué tant que la société n’a pas été assez grande et la technologie suffisamment développée. Dans le domaine des biotechnologies végétales, les délais de réalisation sont en outre toujours beaucoup plus longs que dans l’industrie ou l’informatique. Il nous a donc fallu un certain temps pour obtenir la confiance des clients.
Ceci s’est toutefois produit à partir du moment où nous avons pu, en 2009, nous introduire directement sur le marché libre. Quatre ans après la création de l’entreprise, nous avons fait une petite levée de fonds de 255 000 euros, que nous avons immédiatement investis dans l’introduction en bourse. Ceci a été une folie (dans la mesure où cet argent aurait pu permettre à la société de vivre pendant trois mois), mais une folie déterminante, car cela a changé totalement le regard des investisseurs futurs sur la société. Nous leur avons en fait vendu une valorisation plus objective qu’une ligne sur un tableur et surtout une sortie.
L’année suivante, nous avons levé 1,5 million d’euros, ce qui nous a permis de construire le pilote industriel. Notre premier client, un très grand groupe cosmétique français, qui s’intéressait déjà à nos travaux, a décidé de signer le premier contrat de production uniquement lorsque nous avons pu lui montrer la réalisation du pilote et produire la première molécule d’intérêt. Cette confiance des clients a pu être gagnée grâce à la confiance des investisseurs. La réussite est donc due à une transmission de confiance entre les différents cercles.
En 2015, nous avons procédé à une nouvelle levée de fonds importante de 7,3 millions d’euros et fait une IPO sur Alternext, qui s’est soldée par un succès puisque nous avons eu une demande de 165 % par rapport à notre offre. Nous avons ainsi environ 5 000 actionnaires et les trois fondateurs détiennent toujours, avec le management, 51 % de la société.
Le cercle vertueux s’est peu à peu élargi à d’autres filiales. Nous nous sommes en effet intéressés à de petites sociétés et à des technologies qui nous semblaient complémentaires. Nous avons apporté notre confiance à des entreprises, qui sont aujourd’hui en train de se redresser très vivement. Je pense notamment à StratiCELL, laboratoire de test de produits cosmétiques sur cellules de peau que nous avons acquis à 100 % en fin d’année et à Couleurs de plantes, qui produit des colorants pour les cosmétiques et l’industrie textile à partir d’extraits végétaux.
La création de société est donc avant tout, si j’en crois cette expérience, une histoire de confiance et de cercles vertueux à engager. Je remercie donc tous les acteurs qui nous ont portés sur les fonts baptismaux et accompagnés dans cette belle aventure.
M. Jean-Yves Le Déaut. Peut-être faut-il également mentionner qu’une grande entreprise chimique, qui disposait d’une filiale dans la même région que vous, s’est également approchée de PAT et a créé avec vous des liens qui lui ont permis de conforter cette filiale.
Madame Vix-Guterl, directrice de l’Institut Carnot MICA, va maintenant nous présenter ce réseau de 34 établissements, qui nouent des liens contractuels avec de nombreuses entreprises innovantes. Je précise que vous êtes par ailleurs, Madame, directrice de recherche au CNRS, directrice de l’institut des sciences des matériaux de Mulhouse et vous êtes vue décerner, voici quinze jours, la médaille d’or de l’innovation du CNRS, ces deux instituts (IS2M et MICA) s’étant affirmés comme des structures incontournables de l’innovation dans le domaine des matériaux. Félicitations.
Mme Cathie Vix-Guterl, directrice de l’Institut Carnot MICA. Mon objectif, au travers de cette présentation des Instituts Carnot, est de vous convaincre que nous disposons là, en France, d’un outil performant, simple, pragmatique, présentant cette nécessaire proximité physique soulignée ce matin par Monsieur le ministre.
Un Institut Carnot est une structure qui offre la particularité et l’atout de regrouper des laboratoires de recherche publics et des centres de ressources technologiques, et d’être fédérée par une complémentarité de compétences, soit dans un même domaine, soit dans des domaines complémentaires. Cette structure se distingue également par une recherche d’excellence. En allant travailler avec les industriels, elle leur donne accès à sa recherche d’excellence, à ses innovations et à ses experts pluridisciplinaires. Les Instituts Carnot, labellisés par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, sont véritablement au service de l’innovation et de la compétitivité des entreprises.
Il existe 34 Instituts Carnot en France, dans différents domaines thématiques que je n’ai pas le temps de détailler ici. Cet outil, créé en 2006, a montré, en dix ans d’existence, des résultats significatifs et une dynamique de croissance, avec aujourd’hui 458 millions d’euros de chiffre d’affaires avec les entreprises, dont 61 millions d’euros avec les PME, une croissance de plus de 52 % depuis 2010, ce qui représente 1,3 million d’euro par jour de chiffre d’affaires de contrats avec les entreprises, et plus de 65 start-up créées par an. Je souhaiterais aussi évoquer la création, déjà mentionnée par Monsieur Castoldi, de 39 laboratoires communs avec les entreprises chaque année, qui peuvent constituer une très bonne première pierre pour la création de ces start-up. Les Instituts Carnot réalisent par ailleurs annuellement 1 050 dépôts de brevets prioritaires.
Travailler avec un Institut Carnot constitue vraiment une valeur ajoutée pour les entreprises. Cela leur apporte tout d’abord un accompagnement de haute qualité pour leurs projets de R&D et la conception de leurs produits. Les Instituts Carnot, regroupant laboratoires et centres de ressources technologiques, accompagnent en effet les entreprises de la recherche à l’application industrielle, sur toute la chaîne de valeur, et proposent une offre industrielle unique et complète, concrétisant la synergie de tous leurs membres. Ils offrent également des solutions sur mesure et peuvent accompagner les entreprises aussi bien dans leurs projets R&D que dans les expertises, la prestation de services ou les transferts de technologies. Nous travaillons pour ce faire avec les autres outils dont nous disposons sur le territoire, à commencer par les SATT, les IRT et les pôles de compétitivité. Les Instituts Carnot s’adressent à tout type d’entreprises : grandes entreprises, ETI et PME.
Un Institut Carnot a également la capacité à anticiper les besoins d’innovation des entreprises. Ceci est rendu possible par notre recherche d’excellence et parce que nous sommes en mesure de proposer aux industriels de nombreuses innovations, fluidifiant ainsi le passage des laboratoires vers les entreprises.
Nous menons en outre une action forte de facilitation pour des projets nationaux et internationaux. Très concrètement, l’Institut Carnot MICA s’est par exemple investi, avec un grand groupe automobile, dans un projet européen. Nous avons aussi la volonté d’accompagner les entreprises, notamment les PME, vers des projets nationaux de plus grande envergure.
Nous disposons par ailleurs d’un savoir-faire éprouvé dans la relation avec les entreprises. Nous avons ainsi mis en place un interlocuteur unique, des démarches simplifiées et une gestion de la PI clarifiée.
L’ambition des Instituts Carnot est claire : il s’agit véritablement d’aider au développement de l’innovation française. L’État nous a soutenus au travers des projets PIA « Valorisation des Instituts Carnot », au sein desquels les Instituts Carnot se fédèrent avec un double objectif : il s’agit d’une part de conquérir de nouveaux marchés et de répondre aux besoins des huit filières industrielles retenues par l’État (mode et luxe, aéronautique, sport et bien-être, industries mécaniques et procédés, automobile, industries extractives et première transformation, énergies, médicaments), en les structurant, d’autre part de développer de nouveaux partenariats, notamment avec les PME et les ETI concernées.
Ce projet nous permet aussi de faciliter l’accès des PME et ETI à la recherche de haut niveau, avec des compétences uniques, et de mettre à la disposition des entreprises des moyens spécifiques, avec des plateformes de très haute technicité.
Nous travaillons aussi, depuis leur création, au développement des Instituts Carnot à l’international. 17 % de leur chiffre d’affaires total est ainsi déjà réalisé à l’international. Nous menons actuellement dans ce cadre des initiatives de développement d’actions scientifiques et entrepreneuriales de haut niveau, sous forme de projets R&D multinationaux avec les entreprises ou de coopérations scientifiques internationales.
En dix ans d’existence, les Instituts Carnot ont déjà connu des histoires à succès, que vous pourrez retrouver sur notre site internet. J’en citerai deux. La première concerne le développement d’une caméra biomimétique intelligente, sorte de rétine artificielle qui reproduit la vision normale en temps réel, avec des applications dans de nombreux domaines comme les jeux vidéo ou la santé. Le deuxième exemple vient de l’Institut MICA : dénommé EstoMpe, il s’agit du premier textile capable de filtrer de manière sélective les ondes électromagnétiques. Ce projet a démarré au sein de l’Institut Carnot par un projet dit « de ressourcement », visant à favoriser cette recherche d’excellence, et en est aujourd’hui au stade de la commercialisation en région Grand Est.
Pour nous, les Instituts Carnot sont un lien très puissant entre la recherche et l’industrie, pour développer l’innovation et la croissance.
L’Institut Carnot MICA (Materials Institute Carnot Alsace) constitue ainsi un magnifique outil de structuration d’un territoire, pour permettre aux industriels d’avoir un interlocuteur unique et d’obtenir des facilités. Il en va de même, si je vous ai bien compris, Monsieur le Président, en Lorraine. Je vous invite donc à nous rencontrer très rapidement, afin que nous puissions travailler ensemble à une structuration dans le Grand Est, afin que cette nouvelle grande région devienne un acteur incontournable des matériaux pour les industriels.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je suis scientifique de métier et il se trouve que j’ai eu la chance d’être vice-présidente de la région Languedoc-Roussillon. Georges Frêche m’avait ainsi confié en 2004 le soin d’assurer le développement économique de cette région et de prendre la tête, en tant que PDG, d’une société de capital investissement, la Soridec. Il s’agissait là d’un métier que je ne connaissais absolument pas, mais que j’ai appris assez vite, dans la mesure où l’aspect purement financier n’est finalement pas très compliqué à saisir. En revanche, il est beaucoup plus difficile d’avoir un bon projet, de savoir repérer un bon manager et des technologues compétents.
Nous sommes dans un monde de compétitivité. Or je constate que, si de très grosses sommes d’argent ont été investies en France dans l’innovation depuis vingt ans, on a finalement connu assez peu de conclusions financières, économiques et en termes d’emplois. Cet aspect a été évoqué tout à l’heure par Monsieur Gégout au travers des comparaisons de ratios entre la Californie et la France. Je rappelle au passage que la Californie compte 65 millions d’habitants et quasiment le même PIB que la France. Cela pose la question de l’équilibre et de la répartition. Ne nous flagellons pas trop pour autant : nous disposons en effet d’importantes potentialités.
Lorsque je suis arrivée en 2004 à la vice-présidence de la région Languedoc-Roussillon, je disais aux fonctionnaires et aux investisseurs qu’il fallait avoir en tête que
« 3 = 1 ». Nous sommes un pays extrêmement parcellisé, dans lequel chacun veut grossir seul. Or pour croître, il est essentiel, à certains stades du développement, de se marier à d’autres, pour être encore plus puissant. La principale difficulté vient du fait que nos managers, qu’ils soient financiers, technologues, commerciaux ou juristes, souffrent d’un problème d’ego.
L’autre point concerne le fait que les gens qui veulent prendre le risque financier ne le prennent pas nécessairement correctement. Lorsque j’ai pris la responsabilité de la Soridec, qui représentait à l’époque 20 millions de francs de capital, cette société était à 200 000 euros de la cessation d’activité, car on avait, schématiquement, transformé une société de capital risque en dispositif de prêts non remboursés, ce qui est très différent. La question de la manière dont l’argent va créer de la valeur (soit en capitaux, soit en prêts) est fondamentale.
En Languedoc-Roussillon, a été imaginé en 2006 un système pour les entreprises dénommé « procédure A.S.T.R.E » (Approche STRatégique de l’Entreprise). L’idée était d’entrer non pas par la technologie ou le point de vente, mais par la question de savoir ce que les entreprises voulaient être trois ou cinq ans plus tard et la manière dont elles allaient s’y prendre pour atteindre cet objectif. Un travail d’accompagnement était proposé, en collaboration notamment avec OSEO, pour savoir si cette orientation était pertinente et si l’entreprise concernée disposait véritablement des moyens nécessaires. L’aide octroyée dans ce cadre pouvait atteindre 400 000 euros, sous forme d’avance remboursable, ce qui est très différent d’un prêt, qui doit être rentable. Au bout du compte, cela a assez bien fonctionné, en utilisant la règle de minimis et en faisant en sorte que ceux qui avaient gagné puissent bénéficier d’une prime à la création d’emplois correspondante, ce qui permettait finalement de récupérer dans la règle de minimis les 100 000 euros indispensables. Nous avons ainsi réussi à soutenir des projets qui ne se sont pas sentis aidés, mais vraiment accompagnés. Nous étions en effet face à des managers et des chefs d’entreprise qui voulaient que leurs sociétés croissent et avaient juste besoin d’un appui, y compris en termes de trésorerie. Nous avons ainsi traversé les crises financières de 2008 et 2009 et permis à ces entreprises, en décalant les différés de remboursement jusqu’à quatre ans, de connaître un taux de chute (correspondant aux non remboursements) de moins de 5 %.
Les deux partis pris essentiels sont donc bien la confiance a priori et l’évaluation, le contrôle a posteriori.
L’idée de partir du principe qu’il faut croître, avancer et faire confiance me conduit à un autre point. Qui va aujourd’hui au capital des entreprises ? Essentiellement la puissance publique, que ce soit par l’intermédiaire de Bpifrance ou des collectivités territoriales, en l’occurrence les régions, via des sociétés comme la Soridec. Concernant le risque lui-même, les capitaux risques ne s’y engagent pas, pas plus d’ailleurs que les grandes entreprises, même si nous avons fait en sorte, dans le PLF 2015, de défiscaliser l’investissement en capital des grandes entreprises françaises dans les entreprises françaises. Ce dispositif commence à porter quelques fruits, y compris avec Total, mais reste très insuffisamment utilisé.
Comment aider l’investissement, accompagner les entreprises et faire en sorte que ce ne soit pas la puissance publique qui prenne les risques, mais le monde économique ? Faute d’une telle démarche, il n’y aura pas de marché et les entreprises ne pourront pas grandir, les TPE ne devenant pas des PME, les PME ne devenant pas des ETI, les ETI ne devenant pas des grands groupes, ces derniers n’étant grosso modo que des remaniements et des remariages de grands groupes préexistants dans les années 1950.
Mon dernier point concerne la question des minoritaires dans une entreprise, lorsque la société est rachetée. On leur achète généralement un peu au départ, en cash et en actions, avant de les écraser à la deuxième revalorisation en capital. Au bout du compte, on perd ainsi les créatifs. Il me semble donc que les majoritaires devraient avoir l’intelligence de se souvenir que le minoritaire est celui qui a créé l’entreprise et qu’il peut, à ce titre, les conduire plus loin. L’un de ces minoritaires, qui avait été exclu de la sorte, s’appelait Steve Jobs. Au bout de trois années, il a finalement été rappelé et a fait de l’entreprise ce qu’elle est devenue aujourd’hui. La question du statut des minoritaires au capital et de la manière dont les majoritaires les traitent est essentielle. Je vous remercie.
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Je tiens tout d’abord à vous remercier et à vous indiquer que le compte rendu de nos échanges sera disponible en ligne sur le site de l’OPECST.
Nous avons souhaité passer en revue les différents mécanismes qui concourent à la valorisation économique des efforts de recherche. Les termes d’excellence, d’innovation et d’évaluation employés ce matin par le Commissaire général aux investissements me semblent particulièrement importants. S’y ajoute la notion de simplification, évoquée de façon récurrente dans les différentes interventions.
Les choses vont, me semble-t-il, dans le bon sens, et iront mieux encore si l’on poursuit les efforts entrepris. L’innovation est en effet une course de longue haleine. Thierry Mandon nous a indiqué que cela était une priorité du ministère, ce dont on ne peut que se féliciter.
En revanche, il ne faut pas, comme j’ai pu l’observer au conseil supérieur de la recherche, qui préparait la stratégie nationale de recherche et où je représentais l’Assemblée nationale, que cela donne lieu à une bataille entre la recherche fondamentale et la recherche finalisée. Les applications ne seront bonnes que si la recherche fondamentale l’est.
Il convient d’organiser la valorisation de la recherche. Il faut professionnaliser ces métiers et favoriser une proximité physique entre la recherche et l’innovation.
Lorsque plusieurs acteurs sont impliqués dans une démarche, la notion de mandataire unique est en outre un élément important.
Les SATT, qui ont été évaluées, constituent par ailleurs l’un des outils essentiels du dispositif.
L’accent a également été mis sur le fait qu’il fallait valoriser le doctorat. Les chiffres donnés par l’entreprise PAT, qui compte 15 doctorants sur une équipe de 50 personnes, font rêver. La formation par la recherche doit permettre le développement de ces secteurs.
Il semble que les liens avec les grands organismes de recherche s’effectuent de manière assez satisfaisante. Vous l’avez montré aujourd’hui, même si l’on peut s’interroger non seulement sur l’aide à l’innovation, mais aussi sur les dividendes que l’on va percevoir dans un certain nombre de secteurs. J’ai vu beaucoup d’innovations se développer, dans les énergies renouvelables par exemple, avant que l’industrialisation ne se fasse ailleurs. Ceci signifie donc que notre système n’est pas le meilleur possible. Je vois aujourd’hui les hésitations dans la filière hydrogène ou dans celle du stockage de l’énergie, hésitations qui devraient selon moi conduire à la mise en œuvre de démarches de technology assessment. Une fois l’évaluation réalisée, il faut organiser une convergence des forces pour réussir.
Plusieurs d’entre vous ont en outre insisté avec force sur la nécessité d’une meilleure sécurisation des fondateurs : il est en effet important que celui qui a eu une idée puisse la développer.
La mise en place d’écosystèmes régionaux constitue également un élément majeur. L’exemple de l’IMEC, à Louvain, en est une belle illustration.
Au fil des tables rondes, plusieurs problèmes ont en outre été abordés concernant le financement et la fameuse « vallée de la mort ».
La question de l’ultra-amorçage, avant la création de société, a ainsi été évoquée. Ceci pourrait selon moi être le rôle des régions que de croire à une idée avant même son développement et d’aider à mettre en place la preuve du concept.
Même si la Bpi joue bien son rôle et est régionalisée, se pose un problème d’investissement privé dans une phase de développement d’un produit innovant.
Certains ont souligné, avec raison, que les normes profitaient surtout à l’existant. Nous nous battons, au Parlement, contre cet état de fait. Les grosses sociétés ont intérêt à avoir le niveau de recherche le meilleur possible, mais pas à ce que la situation évolue : lorsque l’on est dominant sur un marché donné, pourquoi favoriser l’émergence d’autres types de produits si cela ne fait pas l’objet d’une demande appuyée ? Cela tue le développement d’un certain nombre de petites entreprises. Il faut donc être vigilant.
Vous avez également montré qu’il était assurément plus facile de créer que de développer.
En revanche, j’ai été étonné que personne n’évoque le point suivant : vous avez tous parlé du marché en indiquant qu’il fallait qu’il se développe, mais l’un des moyens pour ce faire ne serait-il pas d’avoir un système de small business act à la française ? Le ministère de la défense procède ainsi, sans pour autant utiliser ce qualificatif, l’idée étant d’obliger à ce que des contrats soient passés avec de petites entreprises. Ce n’est toutefois assurément pas la vision de ceux qui, à Bercy, travaillent sur le code des marchés publics et considèrent que cela compliquerait singulièrement la situation. Ceci m’apparaît néanmoins comme l’un des moyens envisageables pour forcer le système.
L’accent a également été mis aujourd’hui sur l’importance des écosystèmes territoriaux dynamiques, qui permettent au monde de la recherche et de l’enseignement d’être ouvert sur le monde économique et au contact des problèmes de l’innovation, afin que les entreprises et les entrepreneurs puissent accéder simplement aux développements scientifiques et techniques en cours. Il faut en outre des circuits de décision courts.
Je terminerai mon propos par un exemple très illustratif, que je connais bien. Je pense que l’on a réussi à créer en Lorraine, dans le domaine des matériaux, un écosystème plutôt favorable, qui trouve un écho fort dans les régions voisines, en Champagne-Ardenne et en Alsace. Sans doute faut-il, maintenant que nous faisons tous partie d’une même grande région, parvenir, grâce à ces compétences, à développer l’écosystème au niveau de ce nouvel espace géographique, afin d’en faire l’un des meilleurs lieux dans ce domaine à l’échelle nationale, à l’image de ce qui se fait à Grenoble ou sur le plateau de Saclay. Mener à bien ce type de projet nécessitera d’anticiper, d’assembler, d’accélérer et d’accompagner : or ceci ne pourra se faire que si, au sein de cet écosystème, les gens, y compris les financiers, peuvent se rencontrer.
L’un d’entre vous a souligné les difficultés rencontrées pour développer un modèle, dans la mesure où l’une des composantes (académique, financière, administrative, managériale, économique) manquait toujours. Je pense que nos systèmes fonctionneront mieux si l’on parvient à réunir autour de la table la totalité des acteurs dans le cadre des comités d’engagement, lors d’une création d’entreprise ou lorsqu’une PME souhaite acquérir une technologie et se développer sur une nouvelle technologie.
L’expérience menée en Lorraine consiste ainsi à réunir, à un moment donné, la Bpi, tous les fonds d’investissement régionaux, mais aussi les universités, les grandes écoles, Georgia Tech, les industriels du secteur (y compris Total, qui dispose d’une branche Total développement régional susceptible d’aider des entreprises), les collectivités territoriales et la totalité de l’écosystème (Instituts Carnot, IRT, pôles de compétitivité, CRITT, etc.) et à faire en sorte que, dans le cadre d’un comité d’investissement, un porteur de projet puisse venir, physiquement, exposer son projet et qu’un dialogue interactif se noue avec tous les intervenants, avant que le comité ne décide au bout du compte de soutenir ou non l’initiative et, dans l’affirmative, de l’accompagner sur les éléments qui lui manquent. Ce type de démarche donne de bien meilleures chances de réussite au projet. Peut-être n’est-ce pas transposable partout ; néanmoins, parvenir, à un moment donné, à conjuguer les forces régionales et les dispositifs de l’État, permet d’espérer de bons résultats. Il est important d’aborder les projets avec un filtre collectif.
Je tiens, avant de clore ces débats, à vous remercier une nouvelle fois, au nom de l’Office parlementaire, pour votre contribution à cette journée passionnante, qui nous sera très précieuse dans le cadre de notre évaluation de la stratégie nationale de recherche. Merci beaucoup.
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE ORGANISÉE
PAR L’OPECST LE 6 CTOBRE 2016 SUR « QUELLES PERSPECTIVES POUR LA FORMATION DES SCIENTIFIQUES ET DES INGÉNIEURS
EN FRANCE ? »
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Après l’audition publique du 30 juin dernier consacrée à la valorisation de la recherche et avant une audition de synthèse au cours de laquelle nous discuterons essentiellement de la Stratégie nationale de recherche, nous avons souhaité entreprendre aujourd’hui une nouvelle étape de notre analyse de cette Stratégie, dont l’évaluation a été confiée à l’OPECST par l’article 15 de la loi du 22 juillet 2013.
Notre sujet ne concerne plus les projets de recherche eux-mêmes, mais plutôt les hommes et les femmes chargés de les mener à bien. Nous allons ainsi nous interroger sur les conditions de leur formation au niveau de l’enseignement supérieur et sur la manière dont notre système de formation des scientifiques et des ingénieurs s’adapte face aux évolutions majeures qui surviennent dans ce contexte.
Certains évoquent une éventuelle régression des niveaux d’apprentissage en sciences dans l’enseignement secondaire, perceptible selon eux au travers de divers signaux, que nous serons sans doute amenés à analyser. Nous chercherons ainsi à savoir si les enseignants des classes préparatoires et des premières années d’université constatent eux aussi ce décalage et, dans l’affirmative, s’ils parviennent, le cas échéant, à s’en accommoder sans avoir à remettre en cause le contenu de leur propre enseignement.
D’autres soulignent l’évolution de la demande des employeurs dans une situation de concurrence internationale accrue, qui conduit à s’interroger sur la capacité du système actuel de formation à répondre à cette demande, tant en quantité qu’en qualité. En tant que dernier échelon de la formation initiale, l’enseignement supérieur, en université et en grandes écoles, se trouve, par la force des choses, soumis à une pression plus particulière à cet égard.
La préparation de cette audition nous a révélé qu’il s’agissait là d’un sujet sensible. Divers courants portent des regards différents, voire antagonistes, sur la situation : certains, comme Pierre Dubois, éditeur du blog Histoires d’universités, proposent une réforme radicale du premier cycle de l’enseignement supérieur et préconisent par exemple une réunification de ce premier cycle, à travers la création d’instituts d’enseignement supérieur. Nous avions souhaité que Pierre Dubois se joigne à nous aujourd’hui, mais il n’a malheureusement pu se libérer. Certains points d’analyse qu’il développe apparaîtront toutefois certainement au fil des discussions et échanges qui vont émailler cette matinée.
L’instauration d’un débat constitue l’objet même des auditions organisées par l’OPECST, quel qu’en soit le thème.
Depuis sa création, l’Office a ainsi produit quelque 200 rapports, qui préparent les lois et essaient, en amont, d’aborder des sujets complexes, afin que nos collègues parlementaires puissent se les approprier. Toutes nos auditions sont donc, par nature, publiques, collectives et contradictoires.
Je me garderai bien, en ouverture de cette audition, d’évoquer autrement que sous la forme d’hypothèse l’éventuelle baisse du niveau de l’enseignement scientifique dans les classes de lycée, car cela constitue précisément l’un des enjeux de cette audition que d’essayer de faire la lumière sur ce point.
Je vais cependant lancer la réflexion sur ce thème en évoquant divers travaux qui en font mention, tout en veillant à assurer le paritarisme de ces références.
Je livrerai ensuite quelques éléments de comparaison internationale, transmis par un fonctionnaire de l’OCDE qui ne peut malheureusement pas être présent parmi nous ce matin.
Je citerai tout d’abord les travaux de deux de nos collègues parlementaires, dont un récent rapport de Jacques Grosperrin, sénateur Les Républicains, rendu au nom de la Commission d’enquête du Sénat en juillet 2016 et consacré au fonctionnement du service public de l’éducation, à la perte des repères républicains dans les établissements scolaires et aux difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession. Ce rapport évoque la forte baisse des acquis et connaissances comme jouant un rôle important dans la perte des repères républicains.
En juillet 2015, notre collègue socialiste Emeric Bréhier, de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation, a déposé un rapport d’une mission d’information sur les liens entre le lycée et l’enseignement supérieur, qui observait que si la série S est devenue la série d’excellence, plébiscitée car ouvrant toutes les portes, ceci est dû précisément au fait qu’elle n’est plus une véritable série scientifique, dans la mesure où elle ne comporte plus réellement d’apprentissage du langage des nombres, des signes, des équations, alors même que l’entrée en faculté des sciences nécessite par ailleurs un certain nombre de prérequis.
Ces rapports, de droite et de gauche, font écho à des analyses de portée plus médiatique, s’appuyant sur des enquêtes journalistiques. Je mentionnerai ainsi le livre Le pire est de plus en plus sûr - Enquête sur l’école de demain, publié en 2011 par Natacha Polony, ancien professeur agrégé ayant enseigné pendant dix ans au pôle universitaire Léonard de Vinci et géré pendant une décennie la rubrique « éducation » à Marianne puis au Figaro, ainsi que le récent ouvrage Mais qui sont les assassins de l’école ?, de Carole Barjon, rédactrice en chef adjointe au service de politique intérieure de L’Obs. Là encore, le constat d’une dégradation des systèmes d’enseignement primaire et secondaire semble partagé, à partir d’approches diverses du point de vue de la sensibilité politique.
Le chiffre suivant revient souvent, qui sert de symbole à cette appréciation : 20 % des jeunes Français sauraient à peine lire.
L’enseignement supérieur n’accueille, en théorie, que les élèves les meilleurs. Dès lors, on perçoit très bien ce que risque de signifier pour l’élitisme républicain un maintien apparent du niveau des meilleurs, si celui des élèves moyens baisse.
Cette remarque me sert de transition pour partager avec vous les analyses transmises par Monsieur Frédéric Sgard, fonctionnaire de l’éducation à l’OCDE, qui mentionne tout d’abord que l’OCDE ne dispose pas d’étude comparative directe sur l’évolution du niveau des élèves à la sortie du lycée ou l’existence d’un éventuel hiatus entre enseignement secondaire et enseignement supérieur en sciences. Il est toutefois important de considérer le contexte d’une augmentation constante du nombre d’étudiants en sciences dans le supérieur dans tous les pays de l’OCDE, même si leur proportion par rapport au nombre total est en diminution. En effet, lorsque le système d’enseignement supérieur connaît une expansion, l’étudiant « marginal » devient mécaniquement moins bon en moyenne que lorsque l’enseignement supérieur n’accueille que 20 % des meilleurs élèves de l’enseignement secondaire.
Faute d’étude du niveau à la sortie du lycée, on peut tenter une extrapolation à partir des évaluations Pisa à quinze ans. La France présente de ce point de vue un profil atypique, puisqu’elle ne connaît pas de baisse au niveau des meilleurs étudiants, mais un écart croissant entre ces élites et les étudiants moyens. Ceci s’accompagne d’une discrimination sociale élevée. Ce profil d’évolution n’est pas partagé par d’autres pays, qui ont su relever le niveau moyen en comblant le déficit d’atout lié aux origines sociales.
J’évoquerai d’autres remarques de Monsieur Sgard lors de l’ouverture de la deuxième table ronde.
L’audition publique de ce matin s’organise autour de trois tables rondes, suivies à chaque fois d’une demi-heure environ de débat.
La première vise à faire le point sur l’existence ou non d’un hiatus de maîtrise des savoirs de base à l’entrée de l’enseignement supérieur.
La deuxième devra nous permettre d’évaluer si l’enseignement supérieur scientifique répond bien aux attentes des employeurs.
La troisième enfin engagera la discussion sur les axes de réformes envisageables.
Sauf exception, que je rappellerai, chaque intervenant disposera de cinq minutes seulement ; ce temps de parole contraint vise à préserver des temps de débat ouvert. Nous avons coutume de fonctionner ainsi. Ceci fait écho au temps qui nous est alloué, en tant que parlementaires, pour nous exprimer à la tribune, sauf pour les questions d’actualité, pour lesquelles nous sommes limités à deux minutes seulement.
La dimension contradictoire est essentielle à la réussite de ces auditions publiques, qui sont pour l’OPECST des instruments d’investigation, inspirés des hearings du Congrès américain. C’est notamment grâce à de telles auditions que notre Office remplit la troisième mission du Parlement consistant, à côté du vote du budget et de la loi, en un contrôle des politiques publiques.
L’OPECST est un organe bicaméral, créé spécialement en 1983 pour éclairer l’Assemblée nationale et le Sénat sur les choix à effectuer en matière scientifique et technologique. Il intervient en amont de la loi pour la préparer, et en aval pour vérifier sa mise en œuvre. Nous sommes typiquement aujourd’hui dans un exercice de contrôle.
Je vais à présent donner la parole à Monsieur Alain Bravo, vice-président de l’Académie des technologies, ancien directeur général de Supélec, ardent promoteur de la fusion entre Centrale et Supélec et de la création de l’université Paris Saclay. Il est aussi connu comme défenseur du logiciel libre et de l’enseignement de l’informatique. Il est très largement à l’origine de cette audition publique, puisque c’est en venant me rendre visite en décembre 2015 en compagnie de Madame Bonnet, que nous entendrons tout à l’heure, qu’il a attiré mon attention sur les tensions auxquelles étaient soumises les classes préparatoires et, plus généralement, les premières années de l’enseignement supérieur.
Dans la mesure où cette question se rattachait à l’évaluation de la Stratégie nationale de recherche, l’OPECST a décidé de s’en saisir et de l’approfondir, en organisant une manifestation conjointe avec l’Académie des technologies, tout comme il avait mis en œuvre une audition publique avec l’alliance de recherche Athéna en janvier 2016 et avec l’alliance Aviesan en avril 2016.
Ceci fait partie intégrante du rôle de l’OPECST que d’être une passerelle vers le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche. C’est dans ce cadre que nous avions préparé la loi faisant suite aux Assises de la recherche, en donnant la parole notamment aux organisations syndicales, et plus largement à tous les acteurs de l’enseignement supérieur.
L’OPECST entend offrir un espace d’échange, au sein duquel chacun peut faire part de son avis, afin que l’on mène en France la meilleure politique possible.
Vous avez la parole, Monsieur Bravo.
M. Alain Bravo, vice-président de l’Académie des technologies. Je souhaiterais simplement, en guise d’introduction aux échanges, ajouter une hypothèse à celles que vous venez de formuler, qui s’est confirmée depuis notre entrevue de l’année dernière : il y a de mon point de vue, partagé me semble-t-il par l’Académie des technologies, une montée du besoin en scientifiques et ingénieurs.
Il ne s’agit pas seulement de veiller à maintenir l’excellence : le besoin à satisfaire est en effet de plus en plus important, d’une part parce que, dans un contexte de mondialisation, il faut se tenir à niveau par rapport aux autres compétiteurs, d’autre part (je fais là référence aux travaux de la Stratégie nationale de la recherche) parce qu’il faut faire face à des défis, au regard desquels la SNR a été élaborée et dans lesquels les sciences et les technologies sont de plus en plus impliquées, qu’il s’agisse des défis climatique ou énergétique, de la biologie, de la santé, de l’urbanisation, des transports.
Il faut faire en sorte que les sciences et technologies, de plus en plus sollicitées face à ces enjeux sociaux, aident à créer, à éviter, à s’adapter et éventuellement à atténuer les phénomènes en présence. Il convient également, ainsi que cela est perceptible dans le cadre des travaux menés actuellement au titre de la Nouvelle France industrielle, de créer les conditions pour que l’ensemble du tissu, composé de grands groupes, d’établissements de taille intermédiaire et de PME, puisse recruter des ingénieurs et des scientifiques.
Le besoin va donc croissant. Cette hypothèse me semble extrêmement importante et exige de la part du système de formation des délais de réponse adaptés à la flexibilité de l’économie.
Ceci concerne certes l’enseignement supérieur, mais s’inscrit plus largement dans le cadre d’un long processus de formation (période bac-3 à bac+3), auquel l’Académie s’intéresse tout particulièrement et au cours duquel devraient survenir non seulement un éveil des vocations, mais aussi un apprentissage des connaissances et des compétences approprié à cette montée des besoins à satisfaire.
Je pense que les débats à venir devraient éclairer les questions soulevées à la fois par le Président et par moi-même.
PREMIÈRE TABLE RONDE :
LE NIVEAU DES SAVOIRS SCIENTIFIQUES À L’ENTRÉE
DANS L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. La diminution, au lycée, des horaires consacrés aux mathématiques et à la physique-chimie, y compris en série S, ne permettrait plus, selon nombre de témoignages reçus, d’enseigner suffisamment la démarche scientifique. L’apprentissage en serait ainsi reporté aux premières années de l’enseignement supérieur. Nous souhaiterions, dans le cadre de cette première table ronde, avoir vos éclairages sur cette question.
La parole est tout d’abord à Mme Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui va nous indiquer le point de vue de l’administration et de l’éducation sur ce sujet. Je vous remercie, Madame, d’avoir accepté de participer à cette audition publique. Par exception à la règle qui s’imposera ensuite à tous les intervenants, vous disposez, eu égard au fait que vous défendez le point de vue officiel, d’un temps de parole de huit minutes.
Mme Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je souhaite effectivement présenter la façon dont le système de formation a évolué au cours des dernières années au lycée, en particulier dans le domaine des sciences, afin de mettre en lumière quelques points qui me paraissent essentiels.
La réforme du lycée a voulu, dans ses démarches comme dans ses méthodes, prendre plus en compte que précédemment la question de l’entrée dans l’enseignement supérieur et de la progressivité.
Je rappellerai aussi que, durant les dernières années, l’accès à l’enseignement supérieur s’est imposé comme une étape légitime et naturelle, quel que soit le baccalauréat considéré. Ceci a considérablement modifié le paysage, y compris de l’enseignement scolaire. De ce fait, l’éducation nationale, pour ce qui concerne en particulier le scolaire, doit tenir compte d’une diversification croissante et très importante des publics dont elle a la responsabilité, qui rejoignent par la suite les formations dispensées dans l’enseignement supérieur.
Concernant spécifiquement les sciences, je voudrais souligner qu’elles sont de plus en plus présentes dans l’enseignement secondaire et supérieur et en expansion en termes d’effectifs. Il me semble important de mentionner cet élément pour battre en brèche certaines idées reçues.
Au lycée, la série scientifique est de loin la plus attractive de toutes. Ceci est de plus en plus vrai : la série S représentait ainsi 31 % des effectifs des séries générales et technologiques en 2004 et plus de 38 % à la rentrée 2015.
Parallèlement, le poids des formations scientifiques dans l’enseignement supérieur a également progressé de plus de 2 points. Ceci est dû pour beaucoup aux formations de santé, mais même hors de ces formations, le poids des formations scientifiques a augmenté de façon relativement sensible, de plus de 1 point.
Si l’on s’en tient à ces données quantitatives, les constats sont globalement positifs. Les lycéens se dirigent assez massivement vers la filière scientifique et un nombre croissant d’entre eux viennent alimenter les formations de l’enseignement supérieur, ce qui constitue l’un de nos objectifs essentiels.
J’ai toutefois bien entendu certaines de vos remarques concernant notamment le fait qu’il ne s’agissait pas réellement d’une série scientifique et que tous les titulaires d’un baccalauréat scientifique ne poursuivaient pas une formation dans ce domaine. Effectivement, un quart environ des jeunes bacheliers de la série S ne continuent pas leur cursus dans des filières strictement scientifiques de l’enseignement supérieur. Est-ce une catastrophe ? Je ne considère pas que ce soit le cas : la formation scientifique de qualité qui leur a été dispensée pourra fort bien être mise à profit dans d’autres domaines, comme l’économétrie, les statistiques, les assurances. Je pense que leur profil scientifique peut être d’une grande utilité, y compris dans des secteurs ne se situant pas directement dans les champs qualifiés usuellement de scientifiques.
Je me permettrai également de rappeler que la série S n’est pas la seule série scientifique proposée au lycée, même si elle certainement la plus connue. Il existe en effet, dans la voie technologique, deux autres séries à vocation scientifique : la série « sciences et technologies de l’industrie et du développement durable » (STI2D) et la série « sciences et technologies de laboratoire » (STL), qui sont toutes deux extrêmement intéressantes et privilégient la polyvalence technologique, avec une démarche pédagogique permettant une orientation plus progressive et certainement plus affirmée vers les sciences. Aujourd’hui, plus de 85 % des bacheliers STI2D poursuivent des études dans le domaine des sciences et de la technologie, en IUT, en licences professionnelles, en classes préparatoires. Cette série est donc, tout comme la série STL, une formation technologique et scientifique à part entière.
Vous avez également insisté sur la question générale des acquis et de la formation scientifiques dans l’enseignement secondaire. Du fait de l’augmentation très importante du nombre de jeunes accueillis dans les lycées, se retrouvent au sein des mêmes séries des élèves dont les aspirations sont non seulement fort différentes, mais aussi largement susceptibles d’évoluer.
Nous ne travaillons plus, comme autrefois, avec des élèves présentant exactement le même profil et visant des poursuites d’études plus ou moins semblables. Nous nous situons davantage aujourd’hui, pour ces lycéens qui arrivent de plus en plus jeunes en seconde et au baccalauréat, dans une logique de parcours en évolution que de pré-orientation extrêmement figée.
Nous visons plutôt une spécialisation progressive et travaillons à une vraie clarification des attendus de l’enseignement supérieur en termes de niveau de maîtrise en fin d’études secondaires. Il ne s’agit pas uniquement pour l’enseignement supérieur d’imposer ses attentes à l’enseignement secondaire, mais de tenir également compte de la très grande variété de profils et de jeunes que nous accueillons, afin que nous puissions véritablement travailler ensemble non seulement sur les connaissances, mais aussi sur la nature des compétences favorisant la réussite dans l’enseignement supérieur et la capacité de l’enseignement secondaire à les développer en amont.
Il m’apparaît ainsi essentiel de continuer à réfléchir à de nouvelles formes d’enseignement permettant de développer de nouveaux types de compétences fort appréciés notamment des grandes écoles et des universités. Je pense notamment à un travail de recherche plus approfondi, à la capacité à construire des projets, à s’inscrire dans des démarches collectives dans des domaines scientifiques et à travailler dans d’autres champs comme l’écologie, la bioéthique, la robotique, également indispensables à la compréhension du monde qui nous entoure, très formateurs d’un point de vue scientifique et qui permettraient à nos jeunes d’évoluer dans des parcours de formation plus progressifs, offrant une entrée plus sécurisée dans l’enseignement supérieur.
Concernant les programmes d’enseignement en séries scientifiques, sans doute aurez-vous compris que mon propos consiste à ne pas considérer les sciences uniquement à l’aune de cela. Nous pourrons bien évidemment en discuter. Des évolutions fortes ont eu lieu en la matière, qui permettent d’introduire un certain nombre de nouveautés, dont une démarche scientifique et expérimentale plus importante, notamment en sciences physiques. Certainement y aura-t-il à juger de la réforme du lycée, en se donnant pour cela un temps de recul nécessaire et les moyens de cette évaluation. Sans doute aurons-nous, collectivement, à mieux travailler la cohérence entre les programmes et les disciplines.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne à présent la parole à Mme Sylvie Bonnet, présidente de l’Union des professeurs de classes préparatoires scientifiques, qui accompagnait M. Alain Bravo en décembre dernier, lors de la réunion qui a permis d’attirer notre attention sur cette question du niveau des savoirs à l’entrée dans l’enseignement supérieur.
Je crois, Madame, que votre analyse des évolutions de l’enseignement scientifique au lycée est nuancée par l’intérêt que vous trouvez à l’instauration des travaux personnels encadrés.
Mme Sylvie Bonnet, présidente de l’Union des professeurs de classes préparatoires scientifiques (UPS). Mon intervention est destinée à alerter nos élus sur les risques auxquels la dernière réforme du lycée expose notre enseignement supérieur scientifique et, à terme, le rayonnement de notre recherche et l’efficience de nos diplômés dans les domaines scientifiques et techniques, dont dépend largement tout notre système économique.
Notre pays forme un grand nombre de bacheliers de la série S, environ 180 000. Mais la moitié seulement se dirigent vers les filières scientifiques du supérieur, à savoir 35 000 en première année d'études de santé, et un peu moins de 60 000 dans les licences scientifiques, classes préparatoires, IUT, BTS, écoles d'ingénieurs post-bac etc... C'est un vivier en tension, car le pays a besoin d'environ 60 000 diplômés de niveau au moins bac+5 dans le domaine scientifique - ingénieurs, diplômés de masters, docteurs.
Qu'est-ce qui a changé avec la dernière réforme du lycée? Celle-ci s’est traduite notamment par une diminution des horaires de sciences en filière S et une modification de l’affectation des heures, mais aussi des contenus scientifiques enseignés et surtout de la philosophie de ces programmes.
Le postulat sur lequel ont été construits les programmes, en particulier ceux de physique-chimie de la série S depuis 2010 en classe de seconde, est que les difficultés de recrutement rencontrées par les filières scientifiques du supérieur étaient dues au fait que les mathématiques faisaient peur aux élèves. Il fallait donc, pour y remédier, débarrasser l’enseignement des sciences de tout formalisme mathématique et l’enseignement de la physique-chimie de toute trace d’équation et de modélisation, ce qui a finalement conduit à débarrasser l’enseignement de la physique de toute trace de physique et à compliquer singulièrement l’orientation éclairée des bacheliers S vers ces filières.
Je vais m’appuyer sur un exemple concret. Vous avez trouvé sur table un exercice tiré de l’épreuve de physique-chimie du bac S 2014. La découverte du boson de Higgs était alors encore récente et le sujet ambitieux. Mais à le lire plus attentivement, vous constaterez que, outre la manipulation d’une calculatrice, la seule compétence finalement attendue des candidats est de savoir retrouver dans un document, par ailleurs fabriqué spécifiquement à cette intention, toutes les réponses aux questions posées, formules et valeurs numériques. La première question trouve ainsi sa réponse dans le document n°1, la deuxième trois lignes au-dessus. Toutes les formules et données numériques nécessaires sont contenues dans le document, à l’exception d’une (ce qui m’a d’ailleurs incitée à vous présenter cet exemple) : dans la question n°3, il est ainsi demandé de comparer l’énergie cinétique d’un train de protons avec un TGV lancé à pleine vitesse. Les candidats devaient proposer une valeur numérique pour la vitesse du TGV. J’ai eu l’occasion d’être en contact avec des professeurs de lycée ayant corrigé cette épreuve, qui m’ont fait part de leur incompréhension face aux réponses de certains candidats. Dans 30 % des copies en effet, la vitesse proposée était celle de la lumière. Or il apparaît que la seule valeur numérique proposée dans l’énoncé et s’apparentant à une vitesse est justement la vitesse de la lumière. Voilà ce que l’on récolte quand la compétence majeure recherchée dans un programme est celle d’extraire et d’exploiter des informations. On tue l’esprit d’initiative et l’autonomie des jeunes que l’on prétend former. Tout juste les prépare-t-on à savoir lire le mode d’emploi d’appareils fabriqués ailleurs, là où les gens sont mieux formés qu’eux pour le faire.
A la rentrée 2013, les acteurs du niveau bac+1 en physique-chimie se sont retrouvés devant une situation très difficile. Le constat plutôt encourageant d’une plus grande curiosité des nouveaux étudiants s’est très vite fracassé contre la dure réalité. Il est vrai que ces élèves questionnaient davantage ; mais si la réponse ne tenait pas en une phrase, leur attention retombait immédiatement. Ainsi, au fil du temps et de la multiplication de ce genre d’événement, un certain découragement s’est installé.
La crainte que nous avions anticipée devant le recul en mathématiques de la formation au raisonnement et au statut de la preuve s’avérait. Enchaîner plusieurs propositions pour construire un raisonnement était devenu insurmontable pour les étudiants.
Pourtant, c’est avec ces jeunes que nous travaillons depuis la rentrée 2013. Ils sont valeureux, volontaires, intéressés, curieux, parfois brillants, mais frustrés lorsqu’ils découvrent que l’on ne leur a pas donné plus tôt les moyens de leur autonomie scientifique.
Dans les disciplines scientifiques, il est important de commencer tôt, parce qu’il faut faire et refaire, se tromper et apprendre de ses erreurs, parvenir à connecter des connaissances issues de disciplines différentes et à distinguer la facilité, souvent trompeuse, de la simplicité. Il faut du temps pour que se mettent en place les mécanismes de raisonnement, de mise en équation des phénomènes physiques et chimiques, de questionnement des résultats obtenus par le calcul. Que l’on ne me dise pas qu’à l’heure où l’on trouve tout sur internet, il est devenu inutile de transmettre les connaissances. Dans cette logique, à quoi cela servirait-il d’apprendre l’anglais, puisque tous les mots sont disponibles dans des dictionnaires accessibles depuis n’importe quel smartphone ?
Il faut du temps, que vous avez, Monsieur le président, les moyens de nous aider à retrouver. Cet été, Madame la ministre de l’éducation nationale a saisi le conseil supérieur des programmes (CSP) pour lui demander de mener une réflexion sur la formation dispensée au lycée. Je suis certaine que l’OPECST peut éclairer le CSP sur l’aspect scientifique de cette formation et le convaincre de la nécessité de créer une option sciences renforcée pour les futurs bacheliers qui rejoindront l’enseignement supérieur scientifique, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, quelle que soit leur filière initiale et choisie.
Depuis la rentrée 2013, des groupes de travail se sont constitués entre différentes sociétés savantes, sur lesquelles le CSP pourra s’appuyer. Les sociétés françaises de physique, de chimie, d’informatique, de mathématiques, les unions de professeurs de classes préparatoires scientifiques et de professeurs de physique-chimie, depuis le collège jusqu’à l’IUT, travaillent déjà ensemble et sont prêtes à apporter le produit de leurs réflexions aux travaux du CSP.
Cette réflexion demandera du temps. Dans l’intervalle, l’OPECST peut nous aider à obtenir du ministère de l’éducation nationale qu’il autorise les établissements à effectuer des aménagements de l’existant, pour mieux préparer à l’enseignement supérieur scientifique les futurs bacheliers qui souhaitent s’orienter vers cette voie. Cela est possible ; certains établissements l’ont prouvé. Le problème est qu’il s’agit soit d’établissements privés, soit de lycées de centre-ville à taux de CSP+ important.
Je compte sur vous, Mesdames et Messieurs les élus, pour contribuer à donner cette chance à tous les jeunes, y compris dans les quartiers défavorisés.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup, Madame. Pour compléter votre propos, nous allons entendre Monsieur Jean-François Beaux, président de l’Association des professeurs scientifiques des classes préparatoires biologiques et géologiques.
M. Jean-François Beaux, président de l’Association des professeurs scientifiques des classes préparatoires biologiques et géologiques. Je vous remercie de me permettre de porter témoignage de l’expérience de notre association sur l’état actuel des connaissances des étudiants.
Permettez-moi de vous indiquer en préambule quelques éléments fondant cette intervention.
Je souhaiterais tout d’abord rappeler la relation très étroite que nous tissons avec les étudiants dès le début de l’année, ce qui nous permet d’apprécier immédiatement les difficultés qui peuvent apparaître et d’en dresser un diagnostic rapide.
Il me semble important de souligner aussi la prise en charge de la totalité d’une matière par un seul professeur, ce qui offre une vue générale sur l’ensemble d’un secteur scientifique et permet selon moi d’élargir la pertinence du constat.
J’ajoute enfin que les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) se trouvant dans les lycées, nous sommes quotidiennement en contact avec nos collègues de l’enseignement secondaire et par conséquent pleinement en connaissance des évolutions du lycée.
Bien évidemment, on pourra nous opposer que ce diagnostic est effectué sur de bons étudiants, sélectionnés à l’entrée des classes préparatoires. Or il faut savoir que les classes de proximité autorisent l’entrée d’étudiants se situant dans la moyenne des classes de terminale. Il ne s’agit donc pas d’extra-terrestres. On pourrait de même considérer que le fait de réaliser un diagnostic sur de bons éléments accroît encore les interrogations que l’on peut avoir sur le système scolaire en général.
Le constat a été établi grâce à l’ensemble des professeurs scientifiques membres de l’association et transmis lors d’une mission exercée par l’Inspection générale de l’éducation nationale.
Nous avons observé que les étudiants sont toujours curieux, motivés, spontanés, accrocheurs et volontaires pour progresser. Ceci est valable tout autant pour les filles que pour les garçons. Dans les filières biologiques, nous comptons ainsi 70 à 75 % de jeunes filles, qui intègrent ensuite des écoles d’ingénieurs ou vétérinaires.
Nous regrettons toutefois que la culture scientifique des étudiants reste très superficielle et approximative au sortir du lycée. Trois grands champs posent selon nous difficulté. Ceci renvoie tout d’abord à la grande difficulté actuelle face aux outils mathématiques, aux calculs : les outils en principe acquis dans le secondaire ne sont pas devenus des réflexes. Ce problème semble s’accroître au fil des années. J’ai reçu récemment des messages de collègues qui constatent cette année des déficits considérables sur des éléments simples tels que les fractions, les logarithmes, les exponentielles. Certains étudiants ne semblent plus savoir par exemple effectuer de division à la main.
Le deuxième élément de difficulté concerne la mémorisation à long terme et par conséquent la possibilité de mettre en relation des éléments de connaissance. Ceci est certainement dû à la rapidité avec laquelle les différents chapitres sont abordés. La photographie avec les smartphones remplace souvent l’exercice de mémorisation. Nous constatons clairement un changement d’attitude dans ce domaine.
Le troisième point concerne les difficultés rédactionnelles, en lien avec les problèmes de vocabulaire. Nous notons par exemple une tendance aux néologismes. L’étymologie est aujourd’hui une science définitivement perdue, alors que cela pourrait pourtant être utile aux étudiants dans une discipline comme la biologie, que j’enseigne.
J’ajoute, en biologie et en géologie, la difficulté à distinguer différents niveaux d’organisation, échelles de temps et d’espace. Certains concepts présents dans les programmes du lycée sont très abstraits et conduisent à des représentations relativement mal ancrées dans la réalité.
Les qualités éventuellement apparues chez les étudiants peuvent être estimées à l’occasion notamment des TIPE (travaux d’initiative personnelle encadrés), qui valorisent l’autonomie et la prise d’initiatives. Pour l’heure, aucun changement majeur ne nous est apparu par rapport aux promotions que nous avons connues avant la réforme du lycée.
Au final, il nous apparaît ainsi que nous avons perdu sur plusieurs aspects et peu gagné encore sur d’autres.
Il semble par ailleurs que les évolutions en cours conduisent à une hétérogénéité beaucoup plus grande des publics dans nos classes préparatoires. Les écarts se creusent entre les niveaux extrêmes, certains jeunes manquant de bases solides.
Je tiens en conclusion à saluer à nouveau le sérieux des étudiants. Je viens de passer cinq jours avec 47 d’entre eux à l’occasion d’un stage de terrain en montagne, ce qui favorise indéniablement l’expression de paroles fortes et de ressentis. Tous ont exprimé le regret de ne pas avoir été davantage et mieux « nourris » dans l’enseignement secondaire, pour que les marches leur soient ensuite plus faciles à franchir.
Mme Isabelle Demachy, professeure de chimie, vice-présidente en charge des Transformations pédagogiques de l’université Paris Sud. Mon intervention va s’appuyer sur les réalités rencontrées au sein de l’université Paris Sud, qui comporte plusieurs composantes scientifiques, à savoir une faculté des sciences, mais aussi deux IUT secondaires (l’un généraliste, l’autre plus spécialisé dans le domaine du génie mécanique et électrique) et une école universitaire du réseau Polytech. Nous sommes également associés à l’Institut Villebon-Charpak, labellisé Initiatives d’excellence en formations innovantes (IDEFI).
Ces diverses formations accueillent des étudiants titulaires de divers baccalauréats. Si la majorité a un bac S, certains ont des baccalauréats technologiques, surtout STI2D.
Nous sommes par ailleurs dans une configuration de bacheliers ayant eu pour 50 % d’entre eux une mention « passable » et pour 20 % une mention « bien » ou « très bien », ce qui est nettement inférieur à la moyenne nationale.
L’évolution des programmes du lycée était prévue. Nous attendions les nouveaux élèves à la rentrée 2013 et avions anticipé cela, avec par exemple une adaptation du programme national dans les IUT et une évolution de l’enseignement de première année pour les formations scientifiques, en termes de contenu et de soutien méthodologique, avec l’introduction du contrôle continu et d’autres outils visant à accompagner ces évolutions, tout en cherchant à retravailler la progressivité de l’acquisition des compétences restant attendues pour le diplôme.
Il résulte de cela que l’adéquation des savoirs scientifiques aux attentes pose un certain nombre de difficultés, que je placerai sur trois plans.
Je pointerai tout d’abord un manque de préparation à la démarche scientifique. Nous recevons par exemple des témoignages d’enseignants qui constatent que leurs étudiants sont, de façon générale, plus intéressés par les thématiques scientifiques, ont une ouverture scientifique plus large, des capacités plus importantes que leurs prédécesseurs à l’oral, font preuve de davantage d’autonomie, de capacités à la recherche d’informations, mais se trouvent assez démunis face à la rigueur de la démarche scientifique permettant d’y accéder.
Le deuxième point de difficulté concerne les mathématiques, avec des compétences fragiles sur les aspects de calcul et de résolution de problèmes en plusieurs étapes, et des lacunes dans des notions assez basiques, en physique, en chimie, en trigonométrie, en intégration, etc.
Les conséquences sur les parcours en enseignement supérieur sont de plusieurs ordres. Dans le cas assez emblématique des élèves issus de la série STI2D, ceci s’est traduit par des échecs plus importants que précédemment au DUT. Leur taux de réussite à ce diplôme en deux ans est passé de 45 à 27 % sur la première promotion. Nous avons évidemment fait le nécessaire pour remédier à cela, mais la première analyse est celle d’une diminution des compétences expérimentales par rapport aux titulaires du bac STI précédent, sans compensation sur les aspects plus mathématiques. Il existait auparavant dans des formations d’IUT, dans lesquelles se côtoyaient des bacheliers S et STI, une certaine complémentarité entre ces élèves sur les compétences expérimentales et calculatoires, qui permettait de constituer des binômes profitables à tous. Aujourd’hui, cela ne fonctionne plus. L’intégration des STI2D dans ce nouveau format de PPN, pourtant adapté, est devenu difficile.
On garde en outre une forme de réel déterminisme des parcours de réussite par les mathématiques. On constate par exemple, au niveau de notre école interne du réseau Polytech, une corrélation entre la réussite au cycle préparatoire et la note obtenue en mathématiques au baccalauréat. Il n’apparaît en revanche aucune corrélation avec la note obtenue en physique, alors même qu’il s’agit d’un cycle préparatoire centré sur la physique et l’informatique, pour des spécialités de type informatique, matériaux ou électronique.
Ces problématiques d’outils en mathématiques se propagent au cours de la licence. La difficulté du rapport à la mise en problème se traduit par une adaptation et une évolution potentielle du diplôme. En effet, quand une majorité d’élèves rencontre des difficultés, on va forcément faire en sorte de moins les confronter à des problèmes lors des évaluations.
Parmi les pistes d’adaptation déjà en route et qui fonctionnent, testées notamment au sein de l’Institut Villebon-Charpak, figure notamment le développement du soutien, de l’accompagnement, du travail par projet. Dans ce cadre, nous constatons que des étudiants issus des filières STI2D, STL et S, avec des parcours plutôt moyens au niveau secondaire, réussissent très bien en trois ans.
Cela dit, ces innovations pédagogiques, sur lesquelles il est très intéressant pour les enseignants chercheurs de réfléchir d’un point de vue pédagogique, restent relativement difficiles à mettre en œuvre dans des contextes de moyens contraints.
Les éléments qu’il nous semble important de considérer dans le cadre d’une réflexion d’adaptation renvoient au fait que nous nous trouvons face à une évolution des modes d’apprentissage et d’accès aux savoirs. Peut-être sommes-nous quelque peu démunis dans notre appréhension de la façon dont les étudiants apprennent aujourd’hui. La recherche dans ces domaines pourrait certainement nous éclairer.
Au-delà de ces aspects, sans doute faudrait-il retravailler le contrat passé avec les élèves et les étudiants. Si aujourd’hui l’enseignement supérieur est quasiment un accès de droit, il conviendrait certainement de travailler sur la notion de devoir, la place du travail personnel et l’autonomisation et la responsabilisation des jeunes dans la construction de leur parcours.
Peut-être avons-nous également à évoluer vers une diversité des parcours possibles et à considérer notamment l’exemple intéressant fourni par les pays nordiques dans ce domaine.
M. Jean-Louis Billoët, directeur de l’INSA Rouen, membre de la Conférence des présidents d’université (CPU) et de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI). La CPU et la CDEFI travaillent conjointement depuis de nombreuses années.
Nous avons réalisé à votre demande une enquête auprès de nos 206 écoles (universités de technologies, écoles d’ingénieurs en 5 ans et en 3 ans, internes, externes, privées, publiques), parmi lesquelles 90 ont répondu à notre sollicitation.
Permettez-moi, en préambule, de vous communiquer quelques données chiffrées. En 25 ans, les écoles ont crû de 125 %, passant de 57 000 à quelque 134 000 élèves ingénieurs. Les femmes représentent aujourd’hui 28 % des effectifs, ce qui correspond à une progression de 42 % en 10 ans et 222 % en 25 ans. Les élèves étrangers constituent 14 % de l’effectif total, soit une croissance de 258 % en un quart de siècle. Quant à la voie de l’apprentissage, elle a augmenté de 84 % en une décennie. Il est important, dans toute analyse, de tenir compte de ces spécificités dans nos établissements.
90 écoles sur 206 ont répondu à notre enquête, ce qui constitue un panel significatif.
80 % des établissements interrogés indiquent avoir ressenti une baisse du niveau du baccalauréat dans les matières scientifiques. Dans 60 % des cas, celle-ci est perçue depuis 3 ans et moins, dans 30 % depuis plus de 3 ans.
100 % des établissements ayant ressenti ce phénomène ont constaté une baisse des connaissances théoriques en sciences des primo entrants, une diminution de leur capacité à poser ou résoudre des problèmes mathématiques, à raisonner, à se concentrer et à travailler en sciences.
Cependant, 76 % considèrent que la créativité et les compétences en numérique des étudiants n’ont pas diminué.
70 % des écoles ont déclaré s’être adaptées. Je dispose ici d’une liste, que je pourrai vous fournir, d’une trentaine d’initiatives extrêmement intéressantes, montrant que le terrain essaie d’évoluer et de proposer des solutions qui mériteraient d’être analysées scientifiquement, échangées, voire de renforcer la partie académique de l’enseignement supérieur, qui est assez souvent le parent pauvre.
Quid de l’insertion professionnelle ? Il faut entre 3 et 5 ans pour former des ingénieurs. La réforme datant de 2013, le recul est aujourd’hui absolument insuffisant pour en dresser un bilan en termes d’insertion. Pour autant, 88 % des établissements indiquent ne pas mesurer de baisse de l’insertion des jeunes diplômés. Cette donnée doit toutefois être intégrée à la courbe très croissante du nombre d’ingénieurs formés.
Les raisons invoquées à cette absence d’impact renvoient tout d’abord au fait que le niveau de sortie est identique, bien que le travail à fournir en amont soit plus important : le système s’adapte.
Les compétences en informatique sont en outre plus élevées ; or nous savons très bien que, dans les métiers modernes liés à l’ingénierie, la sollicitation relative aux techniques du numérique est omniprésente.
Les réponses soulignent par ailleurs l’importance de la demande des entreprises. Il apparaît en effet que nous ne formons pas assez d’ingénieurs et de bac+5 en sciences et que la pression du marché est forte.
Les établissements mentionnent également l’insuffisance d’analyse, la réforme étant extrêmement récente.
Il faut enfin souligner que les écoles d’ingénieurs pratiquent une sélection et n’intègrent ainsi qu’une partie de la population.
Au terme de cette enquête, il est intéressant et rassurant de constater que nos établissements réfléchissent et s’adaptent. Je crois que nous avons, collectivement, avec nos collègues du second degré, des classes préparatoires et des écoles internes, à penser ces évolutions, qui sont toutefois minimes à mon sens comparées à celles qui se préparent. En effet, les compétences qu’il va falloir maîtriser pour se maintenir dans la compétition mondiale dans les cinq à dix prochaines années ne sont pas encore connues. Il est extrêmement important d’y réfléchir.
Permettez-moi de conclure par une anecdote : il y a quarante ans, aux Arts et Métiers où j’ai fait mes études, un professeur nous avait posé un problème de physique et avait constaté dans nos réponses des incohérences d’ordres de grandeur presque comparables à celle de la vitesse du TGV citée précédemment. Sans doute avions-nous dû faire une fête un peu exagérée la veille pour faire de telles erreurs.
Je pense en outre qu’il faut éviter de citer des exemples extraits de copies d’examen. En effet, la pression de l’examen est grande et peut faire que les étudiants, qui y sont de moins en moins confrontés avec le système du contrôle continu, commettent certaines erreurs. Considérons plutôt, à la fin de leur parcours, lorsqu’ils sont ingénieurs, le regard que les entreprises qui les recrutent portent sur leurs compétences. Donnons-nous du temps. Certes, l’enquête montre une inquiétude forte des écoles sur l’évolution. Mais avant de jeter le bébé avec l’eau du bain, il me semble nécessaire d’effectuer une analyse scientifique de l’ensemble de la problématique.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons entendre à présent Monsieur Alain Fontaine, vice-président de la Société française de physique, que nous avions déjà reçu voici une quinzaine d’années, lorsque l’OPECST avait travaillé sur les grands équipements scientifiques. Vous aviez alors conseillé nos collègues parlementaires, René Trégouët et Christian Cuvilliez.
Vous avez également travaillé sur la Stratégie nationale de recherche 2009. La comparaison avec la SNR 2015 serait intéressante.
J’en profite pour saluer Monsieur Michel Spiro, actuel président de la Société française de physique, qui suit nos débats dans la salle.
M. Alain Fontaine, vice-président de la Société française de physique (SFP). Je me souviens, en effet, de ce très bon travail, mené à une époque assez houleuse, dans les années 2000. Je pense que la réussite de l’Office parlementaire a contribué à celle de l’implantation de SOLEIL près d’Orsay.
Il me semble important de souligner que le baccalauréat est le premier examen de l’enseignement supérieur et que le bac S actuel est un condensé des anciennes séries C, D et E. De fait, on a choisi le même qualificatif « S » pour deux baccalauréats complètement différents. Or lorsque l’on effectue des statistiques sur des ensembles différents, le résultat obtenu n’est pas forcément pertinent.
Le deuxième préalable que je souhaiterais apporter est que mon propos est issu d’une coopération avec l’Union des professeurs de spéciale (UPS), représentée aujourd’hui par Sylvie Bonnet, et l’Union des professeurs de physique et de chimie (UDPPC), présidée par Vincent Parbelle. Nous avons également échangé avec la Société chimique de France. Il s’agit donc d’un discours convergent, partagé à l’intérieur des sociétés savantes.
Le bac S a compté 163 000 lauréats en 2014 et concerne donc une grande partie de la classe d’âge. Le taux de succès était de 92 % en 2014 et 86 % en 2006. L’aspect sélectif du bac S diminue donc de façon sensible. Je constate par ailleurs que ses programmes sont maintenant orientés vers ceux qui ne poursuivent pas nécessairement des études scientifiques de niveau bac+5. Seuls 50 000 à 55 000 étudiants sont en effet titulaires d’un niveau bac+5 dans une discipline scientifique (ce qui représente globalement un tiers des effectifs des bacheliers S) et se dirigent vers des carrières dans la recherche (pour un tiers d’entre eux), dans l’industrie ou les services proches des activités scientifiques et technologiques.
L’UDPPC, l’UPS et la Société française de physique ont attendu un an après la mise en œuvre de la réforme du lycée pour mener une enquête dont les résultats ont donné lieu à la publication de trois articles dans les bulletins de l’UDPPC et de la Société Française de Chimie (SFP).
Je trouverais également intéressant de pouvoir disposer des données recueillies dans le cadre de l’enquête interne d’évaluation de la réforme du lycée, auxquelles nous n’avons pour l’heure pas eu accès.
Notre enquête a porté sur 248 répondants, qui traversent à la fois les IUT, les universités et les classes préparatoires aux grandes écoles, soit un échantillon relativement significatif.
Je voudrais aussi replacer cette réflexion dans un contexte international. Un affaiblissement global de la qualité des jeunes Français ayant obtenu le baccalauréat avec une mention « très bien » est constaté dans les pays voisins. Étant basé à Grenoble, je suis très souvent en contact avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Pour intégrer cette école, il est nécessaire d’avoir obtenu une mention « très bien » au baccalauréat. Or à l’heure actuelle, les étudiants français satisfaisant à cette condition et reçus à l’EPFL sont considérés comme affaiblis par rapport aux années précédentes. Il s’agit d’une véritable catastrophe. On ne peut en effet pas construire une économie qui ne soit que française et n’implique que des Français. Il est nécessaire que certains de nos concitoyens aillent travailler à l’étranger, tout comme il est important que des partenaires européens et internationaux contribuent à notre système.
Je terminerai en évoquant la question de l’industrialisation. Un député, président de l’assemblée des grandes villes de France, avait, lors d’une réunion, rappelé qu’en Allemagne, l’industrialisation représentait 25 % du PIB, contre 11 % en France. Il faut donc reconstruire le tissu industriel français, ce qui suppose des formations scientifiques d’un niveau suffisant. Cet aspect me semble essentiel.
Je précise pour conclure que les principaux éléments de l’intervention que je viens de vous présenter ont été publiés dans une tribune du Monde, en date du 15 juillet 2015. Je rappelle qu’il s’agit d’une réflexion partagée par l’ensemble des sociétés savantes.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous disposons à présent d’une vingtaine de minutes de débat.
J’ai constaté en vous écoutant que vous n’étiez pas d’accord sur la question du poids des formations scientifiques. Madame Robine nous a en effet indiqué, chiffres à l’appui, qu’il avait progressé, alors que d’autres intervenants ont mentionné une diminution de l’enseignement des sciences en filière S. Il faudrait éclaircir ce point.
Un accord assez large semble par ailleurs apparaître autour du fait que la culture scientifique des étudiants reste superficielle à la sortie du lycée et à l’entrée à l’université, avec des difficultés en mathématiques, autour des calculs, de l’appréciation des ordres de grandeur et de la résolution de problèmes simples, des difficultés rédactionnelles et de mémorisation à long terme.
Mme Florence Robine. Je tiens à préciser que la Direction générale de l’enseignement scolaire n’est absolument pas responsable des programmes scolaires. La création du Conseil supérieur des programmes doit nous permettre de mener, sur ces questions des contenus des programmes, un travail à la fois collégial, objectif et le plus partenarial possible.
Cette réforme est très récente et il convient selon moi de distinguer la façon dont on conçoit la progressivité de l’engagement des jeunes dans les sciences et le contenu des enseignements scientifiques, sur lequel certains éléments sont certainement à reprendre. La réforme est très récente et il faudra tenir compte des remarques formulées à son propos.
Je considère pour ma part qu’il y a certainement mieux à faire en ce qui concerne la cohérence entre les programmes de mathématiques et de physique. Ceci devra être réfléchi et travaillé.
Je pense en outre qu’il n’existe pas de réelle opposition entre les chiffres que j’ai communiqués, témoignant d’une augmentation concrète, en valeur absolue, mais aussi relative, de l’engagement des jeunes dans les filières scientifiques et les propos relatifs au poids du scientifique à l’intérieur d’une filière, c’est-à-dire à la répartition en termes d’horaires entre les mathématiques, la physique, la culture générale, les travaux personnels et d’autres matières encore. Je ne perçois pas de réelle contradiction de ce point de vue.
J’ai écouté avec attention tout ce qui vient d’être dit et n’émettrai bien évidemment aucun jugement de valeur. Il est certainement vrai que les élèves ont changé, mais pas uniquement en raison des quelques modifications d’horaires ou de chapitres qui ont pu être apportées aux enseignements. Le monde lui-même change à très grande vitesse et la façon dont les jeunes se cultivent, s’informent, travaillent, conçoivent leur engagement, a évolué. Il s’agit d’une réalité.
J’ai pu remarquer, à l’occasion de missions effectuées à l’étranger et auprès de l’Union européenne, que les jeunes scientifiques français avaient beaucoup de qualités, mais aussi certaines lacunes largement mises en lumière les années précédentes, sur lesquelles nous avons cherché à travailler.
Je crois qu’il convient de poser sereinement les diagnostics et de considérer la façon dont on pourrait concilier ces objectifs, dans un temps contraint et en tenant compte de l’augmentation sensible du nombre de jeunes qu’il nous faut accueillir dans l’enseignement scolaire.
Je ne considère pas scandaleux que seule une partie minime de ces jeunes arrive au niveau doctorat. Je pense que la filière scientifique n’est pas seulement destinée à former des chercheurs en mathématiques et en physique, mais aussi à alimenter un vaste réseau de futurs professionnels qui vont avoir besoin de connaissances scientifiques dans de nombreux domaines. Cette question de l’orientation progressive et du désir de sciences me paraît très importante.
Globalement, le regain d’intérêt des jeunes pour la filière scientifique et l’augmentation des effectifs dans l’enseignement supérieur scientifique, en valeur absolue et relative, constatés depuis 2013 me paraissent, sans pour autant établir de lien de causalité, un élément assez positif. Ceci ne signifie toutefois bien évidemment pas qu’il ne faille pas travailler à l’amélioration de certains aspects et mener à ce propos des évaluations objectives et rationnelles.
M. Jean-Marie Chesneaux, ancien directeur de Polytech UPMC, président du Comité consultatif du numérique de la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGSIP). Je vais m’inscrire en faux contre la plupart des propos que je viens d’entendre, à l’exception de ceux de Jean-Louis Billoët. Je ne trouve pas anormal que les programmes du secondaire s’adaptent. Étais-je satisfait des anciens programmes ? Je n’en suis pas sûr.
Je me suis occupé, pendant 25 ans, des formations d’ingénieurs à l’université Pierre et Marie Curie. J’ai par ailleurs monté et dirigé la Polytech pendant dix ans et œuvré à la Conférence des Directeurs des Écoles Françaises d’Ingénieurs (CDEFI) pendant au moins huit ans. J’avais fait partie de la commission qui avait, sous la direction d’Alain Bravo, essayé d’instaurer de l’informatique en classe préparatoire. A l’époque, je me souviens avoir dit que les programmes et le fonctionnement du système alors en vigueur n’auraient pas permis que Mark Zuckerberg soit français.
Les formations d’ingénieurs, les établissements du supérieur, accueillent depuis 25 ans des bacheliers STI2D et s’adaptent, au fil des cinq années que dure la formation. Le niveau actuel des bacheliers S ne pose aucun problème. Nous nous adaptons. C’est notre métier et notre rôle. Peut-être ces jeunes font-ils au lycée moins de mathématiques et de physique qu’auparavant. Pour autant, je ne demande pas à l’enseignement secondaire de faire le travail de l’enseignement supérieur. En cinq ans, on parvient largement à amener ces étudiants au niveau attendu.
Il ne faut pas confondre l’enseignement de masse, pour former les scientifiques dont la société française a grand besoin, et l’enseignement d’élite. Si l’on estime que l’enseignement d’élite rencontre des problèmes, alors il faut y réfléchir, même si je suis persuadé que les élites s’en sortent toujours. Pour ce qui est de l’enseignement de masse, les options SDI par exemple n’existaient pas auparavant et sont un élément formidable. Je ne suis donc pas totalement en accord avec ce que j’ai pu entendre précédemment.
M. Michel Spiro, président de la Société française de physique (SFP). Je souhaiterais essayer d’apporter à ces échanges quelques notes d’optimisme, en citant des initiatives que la Société française de physique soutient de longue date.
Je pense notamment, au niveau de l’école primaire, à « La main à la pâte », initiée par Georges Charpak et Pierre Léna, à l’opération « C.Génial » au collège et au lycée, au dispositif « Sciences à l’école » au lycée, aux Olympiades de physique en terminale ou au Tournoi international de physique en classe préparatoire et en licence à l’université.
Toutes ces initiatives ont en commun de favoriser l’esprit de travail en équipe, avec des encadrants, sur des problèmes de sciences complexes, dans un mode projet qui développe à la fois les compétences et les connaissances, mais aussi et surtout la curiosité, l’esprit d’initiative, le questionnement, l’expression et la compréhension que tout cela suppose.
Évidemment, ces différentes actions sont coûteuses en encadrement, mais offrent de formidables opportunités d’innover et d’aller de l’avant, de s’adapter aux évolutions actuelles. Je pense qu’elles doivent être encouragées, en cherchant tous les soutiens et appuis nécessaires. La Société française de physique fournit par exemple des bénévoles. Je pense que de nombreux chercheurs seraient prêts à s’associer à de telles initiatives visant à renforcer cet esprit d’enseignement nouveau.
M. Gilles Dowek, chercheur à l’INRIA, président du conseil scientifique de la Société informatique de France. Je trouve absolument regrettable que la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et le Conseil supérieur des programmes (CSP) se renvoient la balle à chaque fois que l’on évoque un problème dans l’éducation nationale. La séparation des pouvoirs, qui remonte à Locke et Montesquieu, est selon moi une très bonne chose ; il est très bien que différents comités et directions travaillent ensemble. Le problème survient quand cette séparation des pouvoirs est utilisée comme alibi pour attribuer à d’autres la responsabilité des difficultés rencontrées. Cette utilisation des institutions me semble tout à fait regrettable.
M. Denis Monasse. Je voulais souligner, en lien avec les propos de Monsieur Spiro, qu’il existe effectivement diverses initiatives publico-privées ou totalement privées, qui cherchent à pallier les lacunes de l’enseignement scientifique dans le secondaire. Je pense par exemple aux clubs mathématiques, qui jouent un rôle important, à « La main à la pâte » ou aux Olympiades de mathématiques et de physique. Toutes ces initiatives sont toutefois localisées géographiquement et s’adressent à un public relativement restreint, composé essentiellement d’initiés.
J’ai pour ma part, avec quelques amis, essayé de développer un dispositif s’adressant à la France tout entière. Ceci prend la forme d’une start-up, nommée Epistemon, spécialisée dans l’ingénierie pédagogique scientifique, qui a développé un enseignement par internet, à l’attention de tous les élèves de France. Il s’agit de cours de soutien pour bons et très bons élèves, qui sont à mon sens les grands sacrifiés de l’enseignement secondaire à l’heure actuelle. En effet, on évoque souvent l’aide à apporter aux élèves en difficulté, mais on se désintéresse des bons et très bons élèves, que l’on peut même parfois dégoûter de poursuivre des études scientifiques.
Il s’agit pour nous de donner une véritable vision des mathématiques, en utilisant les nouvelles technologies. Je crois que ce type d’initiative est important. Merci.
Mme Sylvie Bonnet. Je souhaitais réagir aux interventions de Monsieur Chesneaux et de Madame Robine, avec laquelle je viens de me rendre compte, en aparté, que nous étions finalement d’accord.
Je pense qu’il ne faut pas mettre en opposition l’enseignement de masse et d’élite. Il existe selon moi un continuum. Nous avons besoin de toutes les ressources. Mon collègue Alain Fontaine a donné des chiffres. Il se trouve qu’en l’état actuel des choses, notre économie et notre recherche ont besoin d’autant de scientifiques que ceux qui sortent du baccalauréat. On ne peut donc pas se permettre d’approximation. Tout le monde doit être formé au mieux, ce qui suppose de ne pas considérer d’un côté la masse et de l’autre l’élite. Il faut apporter à chacun les meilleurs enseignements possibles, en fonction de ce qu’il a envie de faire ensuite, de ce qu’il est capable de recevoir à l’instant t. Je ne partage donc pas du tout votre analyse, Monsieur Chesneaux.
Je renouvelle par conséquent la demande formulée lors de mon intervention. J’espère qu’elle trouvera une écoute au niveau des différentes instances concernées, qui se renvoient la balle depuis des années, ainsi que l’a souligné Monsieur Dowek.
J’aimerais insister sur le cas de l’informatique. On a beaucoup entendu parler, lors de cette première table ronde, de mathématiques, de physique-chimie, de biologie, de géologie ; or personne n’a évoqué l’informatique. Ceci me semble grave dans le cadre d’une discussion sur la formation des scientifiques et ingénieurs. Ceci provient du fait que nous avons raté le coche lors de la dernière réforme du lycée en 1995 : l’informatique n’a alors pas été introduite comme une véritable discipline d’enseignement. Tout était pourtant prêt. Dans les années 1980, on voyait arriver l’informatique au niveau des collèges ; or ceci a été totalement abandonné.
On a maintenant des difficultés de recrutement et de formation dans toute la sphère du numérique. Il a fallu un temps long pour sentir les effets de cette erreur commise en 1995. Avec cette dernière réforme, nous sommes en train de rater le coche une deuxième fois. J'ai entendu dire du bien de nos scientifiques. C'est vrai, aujourd'hui, nous avons des prix Nobel, des médailles Fields, nos ingénieurs sont recherchés à l'international. Mais c'est dans 10 ou 20 ans que les effets de la réforme actuelle se feront sentir.
Il ne s’agit pas non plus uniquement d’une question de contenu. La philosophie même de l’enseignement a changé en sciences. On a tué le lien entre les différentes disciplines scientifiques. Le problème réside donc moins dans ce que l’on enseigne que dans la façon dont on l’enseigne. Il faut faire interagir les différentes sciences entre elles, y compris l’informatique.
M. Jean-Yves Le Déaut. L’informatique sera largement évoquée lors de la deuxième table ronde.
Mme Odile Macchi, membre de l’Académie des sciences, vice-présidente de la fondation « La main à la pâte ». Il a été fait mention de « La main à la pâte » à plusieurs reprises, avec la question de savoir notamment s’il s’agissait d’un enseignement de masse ou ciblé sur les élites. Je tiens à préciser que nous intervenons au niveau du primaire et du collège et que cet enseignement s’adresse à tous les élèves. Je rappelle que ce dispositif a été initié par Georges Charpak, à l’attention tout d’abord des zones défavorisées. Il touche à présent environ 50 % des classes primaires. Ce débat entre masse et élite ne me semble pas avoir lieu d’être : tous les élèves français doivent pouvoir découvrir et aimer la science.
M. Alain Bravo. J’ai noté avec plaisir l’existence d’un consensus sur la nécessaire amélioration de la cohérence entre mathématiques, physique et chimie. Ce constat est d’ailleurs partagé par Cédric Villani. Je tiens par ailleurs à signaler que nous aurons le plaisir d’accueillir, lors du prochain séminaire de l’Académie des technologies sur le thème « Innovation, croissance et emploi », l’Association des mathématiciens pour l’industrie.
Je ne me place pas dans l’hypothèse du niveau dégradé ou adaptable de l’enseignement, en particulier au lycée, mais considère plutôt la montée des besoins. Notre défi consiste à former de plus en plus d’élèves aptes à entrer dans des parcours d’ingénieurs et de scientifiques. Il faut globalement que la culture soit une culture de masse. En 2016, il faut que, quels que soient le parcours d’enseignement supérieur et la voie professionnelle choisis par les jeunes, ils soient à même de se resituer dans un univers de plus en plus technologique. Il s’agit donc nécessairement d’une question de masse.
M. Jean-Yves Le Déaut. L’heure est venue de clore cette première partie. Nous avons entendu les différents messages et points de vue. Il ne s’agissait bien évidemment pas, dans nos interrogations, de remettre en cause la réforme des lycées, mais de voir comment développer chez les élèves la curiosité et la capacité à s’engager dans des problèmes dont on n’a pas à l’avance la solution.
C’est d’ailleurs là, pour effectuer la transition avec la deuxième table ronde, tout le problème de la thèse, de la reconnaissance du doctorat et des liens entre écoles d’ingénieurs, formation en classes préparatoires et poursuite du parcours dans le cadre d’une thèse. Il existe là un certain paradoxe français : nous disposons de très bons étudiants, sélectionnés après le baccalauréat, qui ne poursuivent pas leurs études au niveau de formations supérieures de notre système éducatif.
Je souscris par ailleurs à l’idée selon laquelle la série S ne doit pas former que de futurs scientifiques, à condition toutefois que l’on augmente la capacité globale de formation et que des sciences soient intégrées dans un certain nombre d’autres secteurs qui forment nos élites, ce qui n’est pas le cas actuellement.
J’ai par exemple assuré à Sciences Po, pendant huit ans, le premier cours sur les grands enjeux du XXIème siècle, enseignement qui vient d’être repris par une équipe de jeunes de Sciences Po et de l’université Pierre et Marie Curie. Ce cours n’est malheureusement pas obligatoire et un grand nombre de nos élites, que l’on retrouve notamment au Parlement, n’ont aucune formation scientifique.
Le fait que l’on ait ressenti le besoin, à un moment donné, de créer l’OPECST, vient précisément de la nécessité d’apporter des éléments de réflexion et d’approfondir les questionnements, à une époque où les sciences et les technologies se complexifient et occupent une place de plus en plus importante dans la société.
Je vous remercie pour ces échanges, qui ont permis à chacun d’exprimer son point de vue.
DEUXIÈME TABLE RONDE :
L’ADÉQUATION DES FORMATIONS SCIENTIFIQUES
À LA DEMANDE DES EMPLOYEURS
M. Jean-Yves Le Déaut. Je vais, pour introduire cette deuxième table ronde consacrée à l’adéquation des formations scientifiques à la demande des employeurs, donner la parole à Monsieur Daniel Verwaerde, administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, membre de l’Académie des technologies, que je remercie infiniment d’avoir accepté de participer à nos échanges. Il va nous apporter son témoignage sur l’évolution de l’enseignement supérieur scientifique, à travers son expérience de responsable d’un grand organisme de recherche, mais aussi d’enseignant, puisqu’il a pendant longtemps assuré un cours d’analyse numérique à l’Ecole centrale et a même conduit une réflexion sur la réforme de l’enseignement des mathématiques dans cet établissement.
INTERVENTION DU GRAND TÉMOIN : M. DANIEL VERWAERDE, ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL DU COMMISSARIAT À L’ÉNERGIE ATOMIQUE ET AUX ÉNERGIES ALTERNATIVES (CEA), MEMBRE
DE L’ACADÉMIE DES TECHNOLOGIES.
Je souhaite tout d’abord remercier l’OPECST d’avoir bien voulu m’accueillir ce matin comme témoin à cette audition publique.
La thématique générale qui nous réunit me semble en effet particulièrement intéressante. Ceci m’apparaît spécialement important pour l’avenir de notre économie et, d’une manière générale, de notre pays.
Je souhaite apporter mon témoignage sous trois angles différents, mais néanmoins conciliables, en me plaçant à distance des considérations techniques exposées par ailleurs.
Le premier aspect de mon témoignage est celui de dirigeant d’un grand organisme qu’est le CEA. Je pense que vis-à-vis de la question que nous débattons ce matin, le CEA occupe une place un peu particulière, pour deux raisons.
La première est qu’il s’agit certes d’un établissement de recherche, mais aussi d’un établissement qui conserve encore une part de production industrielle, bien que de petites séries. La direction des applications militaires, que j’ai conduite pendant de nombreuses années, se situe toujours dans la production très précise de hautes technologies. Il me semble intéressant de ne pas perdre de vue cette dimension.
La seconde originalité du CEA réside dans le fait que ses chercheurs sont pour moitié des universitaires, pour moitié des ingénieurs, qui travaillent sous le même statut et partagent le même objectif. Il me semble intéressant de préciser ceci, dans la mesure où il s’agit de profils que l’on oppose parfois.
Le second angle sous lequel je souhaite apporter mon témoignage est plus personnel. Il se trouve en effet qu’à mes heures perdues (ou plutôt gagnées), je suis, depuis 1991, professeur de mathématiques appliquées à l’Ecole centrale, pour quelques heures par an. J’ai été amené à réfléchir dans ce cadre à ce qu’il fallait enseigner aux élèves intégrant cette école à l’issue de leur classe préparatoire et souvent plus que saturés de mathématiques.
Le troisième angle que j’adopterai pour réfléchir à la question est tout simplement celui du citoyen que je suis, comme chacun d’entre vous. Je pense que, dans une démocratie, il faut réellement se poser collectivement la question de l’enseignement et des contenus à apporter à nos jeunes.
J’envisagerai cette intervention à l’aune de trois questions gigognes, auxquelles les réponses vont d’ailleurs probablement diverger.
La première, que je pose en tant que professeur, est la suivante : que devons-nous apprendre à nos élèves ? Comment les préparer pour les 40 ou 45 ans de leur future vie professionnelle ?
La seconde, envisagée du point de vue du CEA, concerne nos scientifiques et à nos ingénieurs : quelle place doivent-ils / peuvent-ils prendre dans nos projets ? Que doivent-ils savoir pour être de bons collaborateurs du CEA ?
La troisième question enfin embrasse un champ beaucoup plus vaste : de quelles compétences scientifiques notre pays aura-t-il besoin dans les années à venir, pour son économie, sa sécurité, la santé de sa population et, au-delà, la culture et la connaissance de nos concitoyens ?
Chacun de ceux qui participent à l’enseignement des jeunes doit selon moi se poser et répondre périodiquement à ces trois questions, qui constituent la clé de l’orientation à donner à notre travail.
Autant ces questions sont, me semble-il, partagées et assez peu sujettes à caution, autant les réponses à y apporter sont personnelles et peuvent être objets de débat.
De quelles compétences notre pays aura-t-il besoin ? Il nous faudra, à n’en pas douter, être capables de faire face aux transitions dont nous voyons aujourd’hui les prémices. Je pense à la mondialisation de l’économie, mais aussi à la transition numérique, énergétique, de la santé, de la biologie et à bien d’autres évolutions encore, qui sont devant nous. Nous devrons être capables de résister aux vagues souvent destructrices que constituent ces transitions et préparer nos scientifiques à surfer sur ces évolutions, afin d’en tirer bénéfice pour notre pays. Il convient dans un premier temps de méditer, dès aujourd’hui, sur ce que ces transitions induisent en France.
Le premier élément consiste en une baisse drastique de la production de masse : la production industrielle représente 11 % aujourd’hui en France, contre 22 % en Allemagne. Il faut se souvenir de ce qu’était la situation quelques années auparavant. Cette évolution s’est faite au profit d’une hausse des services et des études, pour lesquels nous sommes encore très réputés.
La seconde donnée concerne la nécessité de se positionner pour être en capacité de fabriquer des produits de haute technologie. Nous sommes sur ce terrain concurrencés par des pays produisant à bas coût.
Il faut également souligner qu’une opportunité formidable s’offre aujourd’hui à nous, avec l’usine du futur. Je pense que cela va rebattre les cartes entre tous les pays, et en particulier entre ceux dont la main d’œuvre est chère, comme la France, et ceux où elle l’est moins.
Pour faire face à ces révolutions, je pense qu’il faut que le contenu et les méthodes d’enseignement évoluent sans cesse. Nous devons l’admettre désormais : contrairement aux siècles précédents, les évolutions qui surviennent dans le monde s’accélèrent. La France et l’Europe n’en sont malheureusement plus aujourd’hui les pionnières et les moteurs. Bien pire, elles font souvent figure de suiveurs. Il faut tenir compte de ce paramètre dans ce que nous devons enseigner.
Je pense que nous devons être en mesure d’anticiper ces changements en sachant observer le monde, en essayant de le comprendre. Nos scientifiques et nos ingénieurs devront être totalement ouverts sur le monde et maîtriser parfaitement une ou deux langues étrangères, ce qui n’était pas le cas pour les gens de ma génération.
Je crois que, de même qu’il existait des apprentis, des compagnons qui devaient effectuer le tour de France pour parfaire leur formation, nos jeunes scientifiques pourraient suivre une formation d’une durée limitée en France, puis entreprendre un tour du monde pour accroître leurs connaissances, mieux comprendre le fonctionnement des autres et appréhender d’autres modes d’enseignement.
Ceci ne doit toutefois pas nous faire abandonner ce qui est très apprécié dans notre enseignement, à savoir sa profondeur, la conceptualisation de nos savoirs, l’originalité de notre pensée, qu’il s’agit de faire fructifier et rayonner dans le monde entier.
Lorsque l’on observe la formation et le niveau des scientifiques à l’étranger, en Allemagne par exemple, on constate que leur niveau mathématique et scientifique est plutôt plus faible que le nôtre et que les méthodes qu’ils utilisent pour appréhender ces disciplines sont différentes, certainement moins conceptuelles. Pourtant, au bout du compte, l’Allemagne s’en sort mieux que la France et ses ingénieurs ne sont finalement pas plus mauvais que les nôtres. Ceci doit nous inviter à méditer sur l’aspect très relatif de nos propos.
Je pense, pour conclure sur ce point, que nous devons adapter en permanence notre enseignement des sciences dures, pour conférer à nos jeunes certes une connaissance incontestable d’un socle minimum auquel nous sommes tous attachés, mais aussi une capacité à anticiper les évolutions.
Quelques mots à présent sur ce que le CEA attend de ses scientifiques et ingénieurs. Le CEA leur demande de posséder au moins l’une des deux grandes capacités suivantes : soit d’être au meilleur niveau de technicité dans un domaine d’intérêt pour le CEA, soit de savoir gérer la complexité, la pluridisciplinarité. Ceci impose à nos scientifiques et ingénieurs d’avoir le goût du travail en équipe, du dialogue entre experts et généralistes et une grande capacité d’adaptation. C’est la raison pour laquelle nos équipes comptent à la fois des ingénieurs généralistes qui gèrent plutôt la complexité des projets, et des scientifiques, des universitaires, qui sont porteurs des savoirs et les font progresser.
Chacun d’entre eux doit suivre un parcours en deux phases : la première doit permettre d’acquérir un socle indispensable de connaissances scientifiques de base, la deuxième de mener un parcours de recherche permettant de prendre conscience du fait que le monde réel requiert de savoir poser les problèmes de manière à en appréhender la complexité.
Que devons-nous par conséquent enseigner à nos élèves ? En tant qu’enseignant, j’ai toujours pensé qu’il fallait limiter nos ambitions, en nous souvenant que le volume de connaissances que nous pourrions enseigner ne cesse de croître vertigineusement avec la recherche. Il est donc vain de croire que nous pourrions tout apprendre à nos élèves. Je pense même, quitte à choquer certains, qu’il faut admettre que nous ne pourrons transmettre à nos élèves une proportion significative de ce que nous avons reçu. Que l’on se rassure : le niveau baisse ainsi chaque année depuis l’Antiquité et je ne suis pas sûr que nous nous en portions plus mal. Je pense qu’il faut admettre qu’un petit nombre de scientifiques sera le porteur de cette connaissance de haut niveau. Pour tous les autres, ingénieurs ou scientifiques, les connaissances se limiteront à ce dont ils auront besoin pour exercer leur métier.
Ceci n’est en aucun cas contradictoire avec le fait que nous devons dispenser un enseignement permettant à nos élèves de disposer d’un socle de connaissances de base très solide. Il faut surtout, selon moi, leur permettre de développer leur personnalité, leur capacité de jugement et d’adaptation et leur aptitude à acquérir de nouvelles connaissances tout au long de leur vie professionnelle. Je pense en effet que la réussite à un concours à 20 ans ne suffit pas pour conduire une carrière professionnelle jusqu’à 70 ans.
J’ai été amené, voici 25 ans, à essayer de réformer l’enseignement des mathématiques à l’École centrale. À l’entrée dans cette école, les jeunes sortant de classes préparatoires étaient souvent sursaturés de mathématiques, ce qui avait pour corollaire qu’ils ne suivaient plus les cours de mathématiques et n’avaient ainsi plus le socle minimum nécessaire pour suivre les autres matières scientifiques. J’ai donc pris le parti de donner un caractère ludique à cette discipline, en introduisant l’informatique. 25 ans plus tard, ceci semble une évidence, mais ne l’était absolument pas à l’époque. J’ai ainsi décidé de supprimer la physique mathématique, inventée dans les années 1930 avant l’arrivée des ordinateurs, et de passer aux méthodes numériques, à la discrétisation et aux ordinateurs. Mes collègues ont évidemment hurlé, en m’expliquant que cette réforme était absolument inacceptable, pour les trois raisons suivantes : ils craignaient que cela ne provoque inexorablement une baisse du niveau, que l’école elle-même et eux en tant qu’enseignants soient dévalorisés aux yeux de leurs collègues et enfin qu’en appréhendant les phénomènes au travers de l’informatique, les étudiants perdent de vue les ordres de grandeur qu’apportent d’autres approches des mathématiques et de la physique. Je pense qu’il faut évidemment tenir compte de ces critiques : elles sont justifiées, mais ne doivent pas nous empêcher d’accepter des évolutions nécessaires.
Je vous remercie de votre attention. J’ai bien conscience que mon intervention est très sujette à critiques et à caution et serais ravi d’avoir des contradicteurs avec lesquels échanger.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons poursuivre cette réflexion introduite par Monsieur Verwaerde et visant à savoir si l’offre de l’enseignement supérieur scientifique est en adéquation avec les attentes des employeurs, en portant une attention particulière à la demande de compétences en programmation.
Monsieur Frédéric Sgard, de l’OCDE, nous a indiqué que cette adéquation était probablement assurée quantitativement en France, même si l’on demande toujours plus de formation et de personnes formées. Il a toutefois souligné, comme Daniel Verwaerde, une forte rigidité du système de recrutement et de promotion, avec un lien exagérément fort entre diplôme d’un certain type et carrière ultérieure. Un diplôme vous suit toute une vie. On peut voir ainsi qu’un excellent diplômé en sciences humaines ne sera jamais recruté sur un poste en management. Une autre forme d’aberration réside par exemple dans le fait que l’on trouve peu de docteurs dans des postes de direction d’entreprise. Ceci témoigne d’un fonctionnement assez rigide. Peut-être faudrait-il évoluer sur ces sujets.
Concernant l’évolution de la demande de diplômés de haut niveau en sciences, on constate une stagnation, voire un recul du recrutement dans la recherche publique. On pourrait parfois en arriver à un tirage au sort tant les dossiers sont de bon niveau. Lorsque l’on arrivait, pour l’ANR, à des taux de 5 ou 6 % de réussite, j’avais de même conseillé au Président de la République d’opter pour un tirage au sort, ce qui n’avait pas été sans choquer. Ceci avait bien évidemment pour objet de mettre en évidence les aberrations d’un système.
Dans le secteur privé, les recrutements n’augmentent pas assez, malgré l’instauration du crédit impôt recherche. 5,5 milliards d’euros ont été débloqués par l’Etat dans ce cadre pour favoriser la recherche dans le secteur privé ; ceci devrait donner lieu à des recrutements. Or les résultats semblent pour l’instant insuffisants.
Je souhaiterais vivement recueillir vos avis sur toutes ces questions.
Je donne tout d’abord pour ce faire la parole à Monsieur Frank Debouck, directeur de l’École centrale de Lyon, qui s’exprimera également au nom de la présidente de la Conférence des grandes écoles, Madame Anne-Lucie Wack, directrice générale de Montpellier Supagro. Je vous remercie, Monsieur, d’avoir aménagé votre emploi du temps pour être présent parmi nous ce matin.
M. Frank Debouck, directeur de l’École centrale de Lyon, représentant de la présidente de la Conférence des Grandes Écoles (CGE). Je suis directeur de l’École centrale de Lyon depuis cinq ans, après une période de plus de 35 ans en tant qu’ingénieur, avec un parcours dans le monde économique. J’ai d’abord été chercheur au Commissariat à l’énergie atomique, sur des problématiques de vibrations de moteurs des sous-marins nucléaires lance-engins, puis ingénieur dans le secteur bancaire en Côte d’Ivoire. J’ai ensuite travaillé pendant plus de 25 ans chez Air France, où j’ai managé « le Concorde », avant d’être, pendant cinq ans, entrepreneur sur des activités de conseil en gestion des risques en milieu hospitalier. C’est là le parcours d’un ingénieur généraliste.
Je vais ainsi m’exprimer devant vous non pas seulement en ma qualité de directeur d’établissement, mais aussi en tant qu’ingénieur avec expérience.
Je porte ce jour la parole de mon établissement, l’Ecole centrale de Lyon, mais aussi du Groupe des Écoles Centrales, dont je suis vice-président, et enfin de la Conférence des Grandes Écoles.
La question est bien posée. Elle concerne aussi bien la formation des ingénieurs que des scientifiques. N’oublions pas que 10 % (14 % pour notre établissement) de nos élèves poursuivent en doctorat et vont ainsi rejoindre le monde passionnant de la recherche.
Notre table ronde concerne l’adéquation des formations scientifiques à la demande des employeurs.
Mon propos, en trois points, ne concernera que le métier d’ingénieur au sens premier du terme, tel qu’il est utilisé par le plus grand nombre. Les compétences attendues des employeurs pour nos ingénieurs sont de deux natures. Il s’agit tout d’abord de compétences techniques et scientifiques, de bases solides (les hard skills des Anglo-saxons), incluant le savoir raisonner, démontrer, calculer, modéliser, avec la rigueur indispensable du scientifique. Ces compétences de base sont à acquérir le plus tôt possible. Il s’agit ensuite de compétences non techniques (les soft skills), toutes aussi importantes et complémentaires des premières. On y trouve de nombreuses capacités, dont la capacité d’écoute, la conduite de projet, le leadership, le management. Ces différentes aptitudes sont amenées à se compléter lors du parcours professionnel.
Nous avons en France deux types de formations d’ingénieurs : les formations de spécialité, qui s’appuient sur des métiers bien identifiés, comme chimiste, électricien ou génie civil, et les formations d’ingénieurs généralistes (originalité française), qui préparent à de nombreux métiers et dont l’employabilité est largement démontrée. Le suivi d’un diplômé ingénieur est plus que rassurant, puisque le taux d’insertion avoisine les 100 %. Le marché de l’emploi des ingénieurs est mondial. Les défis qui attendent nos futurs diplômés sont nombreux, difficiles et passionnants. Nos ingénieurs français sont recherchés pour leurs nombreuses compétences, dont celles acquises via les mathématiques. La France est en effet particulièrement reconnue pour les mathématiques, que ce soit dans la Silicon Valley, à Moscou ou à Clermont-Ferrand. Ne perdons pas de terrain ; soyons toujours exigeants et ambitieux. Préparons nos élèves pour leur permettre, demain, de briguer des postes de décideurs de tout premier niveau.
Notre conviction, ma conviction sur la formation des ingénieurs, est que la formation initiale doit leur apporter un socle technique et scientifique solide, sur lequel ils construiront leurs parcours. Ce socle rassurera et leur permettra d’asseoir leur crédibilité et de développer leurs propres talents.
Les défis qui les attendent sont difficiles et de plus en plus complexes. Ils ont besoin de comprendre et d’aborder des sujets techniques de très haut niveau.
Qui pourrait imaginer calculer la section d’une poutre d’une aile d’avion chez Airbus avec comme seul bagage des données de culture générale donnant un seul ordre de grandeur ? Qui oserait alors embarquer dans l’un de nos avions ?
Les matières scientifiques sont accessibles au plus grand nombre et certainement moins socialement discriminantes que peuvent l’être d’autres matières comme l’économie ou la culture générale. J’en profite pour rappeler que de nombreuses écoles d’ingénieurs sont gratuites, tout comme les classes préparatoires aux grandes écoles.
Merci aux Classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) pour leur incroyable « savoir-former » et leur aptitude à compenser en partie pour les meilleurs élèves le gap scientifique existant en sortie de lycée. Merci aux universités qui nourrissent aussi nos écoles et dont les élèves tiennent leur rang.
Nos jeunes, toutes formations confondues, ont soif de savoir et souhaitent contribuer à relever les défis qui les attendent. Ils sont brillants et enthousiastes. Nous pouvons avoir confiance ; ne les décevons pas.
Ne bradons pas notre histoire. Soyons fiers de nos acquis et exigeants pour la formation de nos élèves. C’est là le plus grand service que nous puissions leur rendre.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons à présent solliciter l’avis de la Société des ingénieurs et scientifiques de France, qui s’est lancée dans la réalisation d’un Livre blanc sur l’évolution des besoins en ressources humaines dans les domaines scientifiques et techniques face aux défis des grandes mutations économiques.
M. François Lureau, président de la Société des ingénieurs et scientifiques de France (IESF). Le véritable enjeu pour les années à venir est, selon moi, celui de la compétitivité de notre pays. Il s’agit d’envisager ce que les ingénieurs et scientifiques devront savoir pour que notre pays soit compétitif, dans un monde totalement globalisé.
Les qualités de l’ingénieur d’aujourd’hui ont déjà été décrites. Je n’y reviendrai pas. J’insisterai simplement sur la notion, fondamentale, de pluridisciplinarité et sur l’importance des langues, dans un contexte international.
L’employabilité, extraordinaire aujourd’hui, n’est pas acquise. Il faut donc continuer à réfléchir et travailler sur ce point. Ceci est d’ailleurs précisément l’objet de la réflexion ayant conduit à l’élaboration de notre Livre blanc, réflexion à laquelle ont participé la plupart des organisations d’enseignement supérieur qui se sont déjà exprimées ce matin.
J’ajoute que si nous avons aujourd’hui des ingénieurs réputés de bon niveau, c’est largement grâce aux classes préparatoires aux grandes écoles, mais aussi à la Commission des titres de l’ingénieur qui supervise la qualité de ces ingénieurs de niveau bac+5 (à distinguer des ingénieurs à l’anglo-saxonne, plutôt de niveau bac+3).
Parmi les trois thèmes abordés dans le cadre de ce Livre blanc (formation, compétitivité et enjeux de société), j’évoquerai essentiellement celui consacré à la formation, à travers quelques-unes de nos recommandations.
Les premières concernent l’éducation au sens large.
Il nous semble ainsi indispensable de développer la créativité, à tous les niveaux du système éducatif, et de familiariser nos ingénieurs avec le monde de l’entreprise, dès l’école. Nos ingénieurs travailleront en effet, pour la plupart, dans des entreprises, et il est important que des liens soient développés dès la formation. De nombreuses associations œuvrent déjà en ce sens ; il faut les encourager.
Il convient enfin de leur assurer des bases scientifiques solides. La question de la relative banalisation de la terminale S constitue selon nous un problème, dans la mesure où nous avons besoin de scientifiques de très haut niveau.
La deuxième série de recommandations concerne le niveau scientifique.
Notre compétitivité requiert des docteurs. Peu importe qu’ils viennent de l’université ou d’écoles d’ingénieurs. Il faut leur faciliter le parcours et leur permettre notamment de se familiariser avec l’entreprise au cours de leur formation, ce qui ne coule pas de source, car les entreprises ne sont pas toujours prêtes à les accepter. Ceci nécessite donc un travail et nous a conduits à formuler quelques propositions.
Le deuxième élément concerne la complexité. L’évolution de notre formation doit permettre d’apprendre la complexité. Ceci inclut la maîtrise du numérique, mais aussi la capacité à s’adapter et à traiter les questions dans un cadre pluridisciplinaire.
Il n’a été question ce matin que de formation initiale. Or ceci ne suffit pas pour mener à bien une carrière professionnelle durant 40 ou 50 ans. Il nous paraît essentiel que les universités et les écoles forment en continu et s’affirment comme des acteurs importants de la formation tout au long de la vie. C’est là l’une des conditions de notre compétitivité.
Dans ce Livre blanc, nous insistons également sur l’implication des ingénieurs et scientifiques dans la vie locale. Nous pensons qu’il faudrait que davantage d’élus soient ingénieurs et scientifiques. Ceci commence par une action au plan local et des candidatures aux élections municipales.
M. Jean-Yves Le Déaut. La parole est à présent à Madame Gilberte Chambaud, professeure des universités et présidente de la Société chimique de France. Vous avez, Madame, été directrice de l’institut de chimie du CNRS.
Je profite de cette occasion pour me réjouir du prix Nobel que la France vient d’obtenir dans ce domaine, dans une université qui m’est chère, puisque j’y ai fait ma thèse.
Mme Gilberte Chambaud, professeure des universités, présidente de la Société chimique de France. Comme vous l’avez signalé, je suis universitaire ; ma contribution portera donc sur le doctorat.
Le doctorat scientifique est la dernière étape que l’on peut identifier dans la formation scientifique. Bien évidemment, la réforme de 2013 n’impacte pas les doctorants actuels ; mais il serait illusoire de croire que cette réforme va induire de grandes transformations. Les étudiants que nous accueillons en formation doctorale ont changé depuis un certain nombre d’années déjà.
Le doctorat scientifique français a été soumis à de nombreuses modifications durant les quatre dernières décennies, en grande partie pour harmoniser avec l’équivalent dans les autres pays européens. C’est ainsi qu’est apparue, en 1988, l’habilitation à diriger des recherches. La dernière grande modification date de 1998, avec la mise en place du processus de Bologne, qui s’est réellement installé en 2003 dans les universités françaises, avec les licences en trois ans, les masters en deux ans et les doctorats en trois ans. Le doctorat est devenu dès lors une brique de la formation universitaire, avec des règles s’appuyant sur les connaissances, les compétences et la capacité d’innovation, très importante pour l’employabilité des docteurs.
Pour encadrer la formation et parfaire le processus, ont été créées, en 2001, des écoles doctorales, qui se sont peu à peu mises en place dans les différents établissements.
On pourrait croire que tout cela est de l’histoire ancienne ; ce serait méconnaître le temps nécessaire pour mettre en place des réformes et changer les mentalités dans le milieu académique. On est loin des réformes des programmes comme celle de 2013, qui doivent être appliquées sans délai. Ce n’est absolument pas le cas à l’université. J’en veux pour preuve que le dernier arrêté sur les doctorats est paru en mai 2016, pour fixer de nouvelles règles qui n’ont rien de révolutionnaire, mais affirment simplement le caractère spécifique de la thèse en tant que formation à la recherche et par la recherche, accompagnée d’une expérience professionnelle. Je dois souligner ici que la direction générale de la recherche et de l’innovation du ministère a été à l’écoute de toutes les remarques que nous avons pu lui soumettre, en s’associant avec les sociétés savantes de physique, de chimie, de mathématiques et d’informatique.
Concernant le public du doctorat et les employeurs des docteurs, les dernières statistiques disponibles indiquent qu’il existe actuellement en France 284 écoles doctorales, qui encadrent les formations. Ces écoles fournissent des compléments d’information, des cours (notamment de langues) et des éléments de connaissance de l’entreprise. Elles accueillent quelque 80 000 doctorants, répartis pratiquement à parts égales entre sciences technologiques et sciences du vivant d’une part, sciences humaines et sociales d’autre part.
14 600 de ces doctorants, issus des masters français et des écoles d’ingénieurs, avec une part d’étudiants étrangers non négligeable, soutiennent en moyenne leur thèse chaque année, parmi lesquels la moitié environ dans le domaine des sciences et techniques. On constate actuellement une baisse régulière de l’effectif des doctorants, de l’ordre de 5 % en quatre ans. Ceci est sans doute dû au manque d’attrait pour cette formation, assez mal rémunérée en début d’études, malgré des augmentations importantes liées à un changement de statut : les doctorants ne sont en effet plus des étudiants, mais désormais des chercheurs en CDD.
Cette expérience contractuelle dure 40 mois en moyenne. Les thèses sont financées par des allocations universitaires, des contrats avec les Laboratoires d’excellence (Labex), l’ANR, des organismes divers, les collectivités et les entreprises.
La situation à cinq ans après la soutenance montre que 82 % des docteurs sont en CDI. Ceci est vrai notamment pour les sciences et techniques (mathématiques, physique et chimie).
Les docteurs ainsi stabilisés se retrouvent à 96 % dans des emplois de cadres, confirmant ainsi que leur formation les a conduits là où ils voulaient aller. Ils sont en outre, pour les deux tiers d’entre eux, en poste dans des fonctions de recherche académique (universités, CNRS, CEA,…) ou dans le privé, conformément à leur formation. Ils sont également présents dans la haute administration.
Les chercheurs constituent 63 % des effectifs du domaine R&D du privé et 62 % des effectifs de la recherche publique.
On peut dire en conclusion que la formation par le doctorat est une formation de terrain, qui favorise la capacité d’innovation et s’adapte à la demande de l’emploi.
Je terminerai en citant Jean-Pierre Sauvage, notre récent prix Nobel de chimie qui, dans une interview donnée ce matin même, répondait ainsi à la question de savoir quand il était devenu un éminent scientifique : « J’ai 71 ans et je suis étudiant depuis toutes ces années ». Ceci me semble parfaitement résumer la caractéristique du doctorat.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je vais donner la parole à Monsieur Vincent Mignotte, directeur de l’Association Bernard Gregory, qui se consacre à l’information et à l’accompagnement des docteurs. Il va lui aussi évoquer la question de l’offre et de la demande d’emploi de haute qualification scientifique.
M. Vincent Mignotte, directeur de l’Association Bernard Gregory (ABG). L’Association Bernard Gregory a été fondée en 1980 par des représentants du ministère de la recherche, du CEA et du CNRS. A l’époque, l’enjeu était de faire prendre conscience aux entreprises de l’existence du vivier des docteurs, issus de toutes les disciplines scientifiques. Ces docteurs, qui se destinaient majoritairement à la recherche et à l’enseignement supérieur, pouvaient en effet parfaitement apporter leurs capacités d’innovation aux entreprises. L’ABG a été pionnière sur cette mission, en aidant les entreprises à recruter des docteurs et en créant un éventail de formations déployées dans toute la France.
Aujourd’hui, cette mission se poursuit, mais les enjeux ont évolué. En effet, les entreprises connaissent mieux les docteurs que par le passé. A l’opposé, le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche publique crée de moins en moins de postes pérennes. L’évolution de carrière des docteurs vers le secteur économique est donc devenue une nécessité.
Le dispositif CIFRE (conventions industrielles de formation par la recherche), créé en 1981, a été un outil majeur de rapprochement entre la recherche publique et les entreprises, puisqu’il permet à une entreprise d’embaucher un doctorant en partenariat avec un laboratoire public, sur une thématique qui l’intéresse directement. Cet outil n’a cessé de se renforcer au fil des ans. Aujourd’hui, un doctorat soutenu sur dix relève de ce dispositif, qui s’avère donc extrêmement précieux.
En conséquence, les grands groupes connaissent maintenant parfaitement bien le vivier des doctorants et des docteurs. Ils travaillent avec les écoles doctorales, avec les laboratoires publics, via des collaborations de recherche et des unités mixtes.
Du côté des entreprises, nous percevons deux enjeux majeurs. Le premier est de faire connaître les compétences des docteurs en dehors des directions de recherche et développement. En effet, la R&D est le point d’entrée majeur pour les docteurs, qui n’évoluent qu’ensuite vers d’autres fonctions. Les cadres opérationnels, les services de ressources humaines et les cabinets de recrutement connaissent peu les docteurs et ne pensent pas spontanément à eux pour d’autres fonctions que la R&D.
C’est l’une des raisons pour lesquelles l’ABG a créé en 2015, avec le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et la Conférence des présidents d’université (CPU), le portail DocPro. Accessible à l’adresse www.mydocpro.org, ce portail permet aux docteurs de construire leur portfolio de compétences dans un style narratif, de manière personnalisée. Cet outil a été conçu pour les aider à expliquer leurs compétences aux recruteurs.
Le deuxième enjeu en direction de l’entreprise est de mieux faire connaître les docteurs du tissu des Petites et moyennes entreprises (PME). Certaines PME technologiques ont été créées par des docteurs ou en emploient ; mais beaucoup d’autres les méconnaissent. Or ces PME doivent de plus en plus innover pour répondre à la compétition et aux demandes de leurs clients, qui sont fréquemment des grands groupes. C’est pour faire progresser l’emploi des docteurs dans les PME que l’ABG a signé, en 2006, des conventions de partenariat avec deux groupements de PME et d’Entreprises de taille intermédiaire (ETI) innovantes, que sont le Comité Richelieu et l’Association des sociétés de recherche sous contrat (ASRC).
Concernant les établissements d’enseignement supérieur, de très grands progrès ont été accomplis. Les écoles et collèges doctoraux ont désormais en charge le suivi des doctorants, en lien avec les services de formation et les bureaux d’aide à l’insertion professionnelle. Des programmes de formation, auxquels l’ABG apporte régulièrement son expertise, sont ainsi proposés aux doctorants, afin de les aider à construire leurs projets.
De leur côté, les écoles d’ingénieurs incitent de plus en plus leurs élèves à poursuivre leur cursus par un doctorat. C’est le cas aujourd’hui de 28 % des élèves de l’École polytechnique par exemple. Loin d’alimenter une comparaison entre les mérites respectifs des ingénieurs et des docteurs, cette évolution démontre bien la complémentarité entre ces deux formations.
Récemment, le décret du 25 mai 2016 a conforté le rôle des écoles et collèges doctoraux. Il donne en particulier la légitimité aux écoles doctorales pour proposer une formation ou un accompagnement individualisé aux encadrants de doctorants.
C’est précisément là que nous percevons le troisième enjeu important pour la formation et l’évolution professionnelle des doctorants. En effet, la capacité à encadrer des doctorants est actuellement fondée essentiellement sur la qualité de la recherche menée par l’encadrant. L’habilitation à diriger des recherches sanctionne ainsi un parcours scientifique et non une aptitude à manager une équipe. Il nous semble donc que la simple légitimité donnée aux écoles doctorales n’est pas suffisante et que tout encadrant de doctorant devrait suivre une formation à l’encadrement lors de la première année de sa première direction de thèse. De même, l’Habilitation à diriger des recherches (HDR) devrait reconnaître l’aptitude à diriger des recherches tant sur le plan humain que scientifique. Cette évolution aurait pour effet de diminuer le nombre de situations difficiles au cours des thèses et d’habituer les doctorants à un management plus rigoureux. Cette expérience leur serait bénéfique tant pour la qualité de leur thèse que pour leur capacité à faire évoluer leur carrière en confiance et à devenir à leur tour de meilleurs encadrants.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons aborder à présent le domaine du numérique, qui subit des mutations très rapides et a un impact direct sur les conditions de développement des autres secteurs. La capacité du système d’enseignement supérieur à répondre à l’offre d’emplois hautement qualifiés dans ce domaine conditionne dès lors pour partie la possibilité de maintenir de nombreuses activités dans notre pays.
Nous avons ainsi souhaité faire un point particulier sur la situation d’adéquation de la formation aux besoins dans ce secteur, en commençant par interroger l’un de nos correspondants à l’INRIA qui, comme les autres organismes, est souvent sollicité par l’OPECST. J’invite Monsieur Gilles Dowek, chercheur à l’INRIA, mais aussi président du conseil scientifique de la Société informatique de France, à nous faire partager son point de vue sur ces questions.
M. Gilles Dowek, chercheur à l’INRIA, président du conseil scientifique de la Société informatique de France. Mesdames, Messieurs, sans doute avez-vous toutes et tous célébré, avant hier, l’anniversaire du lancement, le 4 octobre 1957 à 19h 28mn 34s, du premier satellite artificiel de la Terre, Spoutnik 1. Lancé depuis le cosmodrome de Baïkonour, en pleine guerre froide, ce satellite visait à montrer l’avance technique des Soviétiques sur les Américains et les Européens de l’Ouest.
Ceci avait été vécu alors comme un véritable Pearl Harbour technique et avait provoqué un réel traumatisme dans nos pays. Ces derniers y avaient notamment répondu en dépoussiérant l’enseignement, qui avait tardé à incorporer les mutations des sciences et techniques de la première moitié du XXème siècle. Cette démarche avait permis d’augmenter à grande échelle les compétences scientifiques et techniques de la population et de rattraper, à la fin des années 1960, le retard sur les Soviétiques.
À partir de la fin des années 1960, l’enseignement des sciences et des techniques a peu à peu perdu la priorité qui lui avait été donnée dans les années précédentes, pour devenir ce qu’il est aujourd’hui.
Nous vivons pourtant actuellement une révolution scientifique et technique beaucoup plus profonde que celle des années 1950 et 1960. Les ordinateurs, les robots et les algorithmes remplacent peu à peu les humains pour effectuer des tâches de plus en plus complexes. Le travail humain perd progressivement la place centrale qu’il occupait dans la production de richesses. Aujourd’hui, le profit engendré par cette production de richesses est de moins en moins distribué aux personnes détentrices d’une force de travail et de plus en plus à celles qui sont capables de concevoir ces ordinateurs, robots et algorithmes, c’est-à-dire à celles qui, en Asie et en Amérique, ont reçu un enseignement scientifique de qualité.
Pour illustrer l’aveuglement de notre personnel politique face à cet enjeu et à la mise en priorité de l’enseignement scientifique et technique qu’il suppose, je vais citer les propos de deux candidats à notre prochaine élection présidentielle. Le premier déclare ainsi que le principal problème de l’école n’est pas le numérique, mais de savoir lire, écrire et surtout d’avoir l’amour du texte. Le second propose de ne garder que trois matières obligatoires en première et en terminale : le français puis la philosophie, l’histoire-géographie et l’anglais, reléguant ainsi l’enseignement des sciences et des techniques au rang d’enseignement optionnel. Vous imaginez sans peine le Pearl Harbour que constitue aujourd’hui cette vision de l’enseignement des humanités comme antagoniste à celui des sciences et des techniques, alors que nous savons tous que ces disciplines se complètent et se confortent.
Malheureusement, ces deux déclarations ne sont pas isolées. Certains élus semblent encore croire par exemple que les élèves n’ont pas besoin d’un enseignement en informatique, puisqu’ils passent leur temps libre à pianoter sur des objets connectés. On entend encore très régulièrement ce genre de sornettes.
Autre exemple : en classe de 4ème, l’enseignement des sciences et des techniques représente 8 heures hebdomadaires sur les 26 heures de cours, c’est-à-dire moins du tiers. Or cela ne semble avoir ému aucun des différents ministres et gouvernements qui se sont succédés depuis une ou deux décennies.
Les programmes de collège et de lycée continuent d’ignorer les mutations des sciences et techniques de la seconde moitié du XXème siècle. L’informatique par exemple est enseignée, au collège, au lycée, mais aussi en classe préparatoire, exclusivement par des enseignants n’ayant suivi aucun cours d’informatique à l’université. Bien entendu, certains d’entre eux, avec un travail personnel et une abnégation surhumaine, parviennent à faire des miracles ; mais nous savons que nombre d’entre eux rencontrent beaucoup de difficultés.
Je voudrais conclure en évoquant des solutions possibles à ces problèmes, car elles existent bel et bien. Des pays semblables au nôtre les ont déjà mises en place.
J’en évoquerai quatre, parmi de nombreuses autres.
La première mesure, indispensable si nous voulons faire à nouveau des sciences et des techniques une priorité, serait d’augmenter peu à peu, en douceur, le volume horaire accordé à ces disciplines, à tous les niveaux (école, collège, lycée).
La deuxième consisterait à introduire un enseignement des sciences dans les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (les anciennes écoles normales), d’où il est aujourd’hui absent.
La troisième préconisation serait de recruter davantage de professeurs de sciences et de techniques au collège et au lycée, en leur proposant, dès le début de leurs études, de s’orienter vers les métiers du professorat, comme cela se faisait de 1957 à 1979. Parmi ces enseignants, il conviendrait de recruter un nombre important de professeurs d’informatique, en créant des concours spécifiques (CAPES et agrégation d’informatique).
La quatrième proposition est de dépoussiérer ces enseignements, comme cela a déjà eu lieu dans les années 1960. Ceci devrait s’appuyer sur une analyse des transformations de l’architectonique des sciences aujourd’hui, au début du XXIème siècle. De telles analyses ont déjà été menées, par l’Académie des sciences, par les sociétés savantes, par « La main à la pâte » et les associations de professeurs ; mais elles ont malheureusement été totalement ignorées par les différents ministres qui se sont succédé.
Il nous semble plus que tout essentiel que la prochaine ou le prochain ministre de l’éducation nationale s’approprie pleinement ces enjeux scientifiques, économiques et sociétaux de notre époque.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne à présent la parole à Monsieur Godefroy de Bentzmann, président de Syntec numérique, syndicat professionnel représentant 80 % du chiffre d’affaire du numérique en France et 412 000 emplois.
M. Godefroy de Bentzmann, président de Syntec numérique. L’association Syntec numérique regroupe effectivement des éditeurs de logiciels, des entreprises de conseil, des sociétés d’ingénierie, etc. Nous disposons donc d’une très bonne vision des besoins du secteur, au-delà même de notre périmètre. Ainsi, le premier recruteur de développeurs aujourd’hui est par exemple la Société générale, devant nos grandes entreprises comme Capgemini ou Atos.
Notre problème n’est pas lié à la qualité, même si j’ai bien entendu, lors des débats précédents, qu’il était important de continuer à approfondir les liens des entreprises avec les grandes écoles et les universités. Nous sommes plutôt confrontés à un problème de quantité.
L’Observatoire Paritaire de l’Informatique, de l’Ingénierie, des Etudes et du Conseil (l’OPIIEC) relève par exemple que 95 % des annonces d’emploi demandent des profils de niveau bac+4 ou bac+5 et 80 % des bac+5 uniquement. Or deux tiers des cursus universitaires en lien avec le numérique ne conduisent qu’à des niveaux de qualification inférieurs.
Le déficit d’ingénieurs de niveau bac+5 est probablement lié à la déperdition des compétences en mathématiques, qui n’alimentent pas les filières, en particulier la série S. Le rapport sur l’éducation publié le 15 septembre 2016 par l’OCDE souligne ainsi les faiblesses du système éducatif français par rapport à d’autres pays et fait écho à une étude de l’éducation nationale de mai 2015, qui fait état d’un constat inquiétant, puisqu’il indique que 20 % des élèves de 3ème ne parviennent pas à résoudre un problème de mathématiques de CM2, contre 15 % il y a cinq ans. Les mathématiques ne constituent certes pas la seule voie d’accès aux métiers du numérique, qui requièrent des profils de plus en plus pluridisciplinaires. Toutefois, le parcours de formation de ces futurs professionnels demande, pour l’essentiel d’entre eux, une formation passant par un bac S. Les compétences en mathématiques représentent donc une donnée importante. Or il semblerait que nous n’allions pas, de ce point de vue, dans la bonne direction.
Il existe toutefois des éléments positifs. On ne peut par exemple que se féliciter de la tendance au rapprochement des besoins de nos entreprises et des formations. Le ministère de l’éducation nationale et le secrétariat d’État chargé de l’enseignement supérieur sont désormais conscients de l’importance du numérique. Depuis trois ans, nous avons vraiment, au sein de Syntec numérique, œuvré en ce sens.
A ainsi été créé, en décembre 2015, le Conseil sectoriel du numérique, où les chefs d’établissements sollicitent de plus en plus les entreprises pour contribuer à leurs conseils d’administration et de perfectionnement. Nous intervenons de plus en plus dans ce cadre pour aider les orientations des programmes.
Ce Conseil sectoriel a pour objectif de fournir un diagnostic, un rapport, pour fin 2017. J’interpelle ici l’Assemblée nationale pour lui signaler qu’il serait nécessaire de faire plus vite, car il y a urgence. Je pense que l’on pourrait parvenir à des conclusions plus rapidement.
Les établissements proposent de plus en plus de parcours en alternance, ce qui constitue assurément une très grande avancée. Il est formidable pour les entreprises de pouvoir, dès le début du cursus de trois ans d’un ingénieur, l’intégrer dans l’équipe, le faire progressivement monter en compétences et l’aider à développer les multiples capacités nécessaires pour intervenir sur des sujets dépassant le seul cadre de la science.
Notre défi aujourd’hui concerne l’attractivité du numérique. Nous devrions être capables de mieux intégrer les ingénieurs sortant des écoles. Aujourd’hui, ces derniers ne considèrent pas notre secteur comme suffisamment porteur. Il s’agit pour nous d’un vrai sujet de réflexion.
Il faudrait en outre veiller à mieux alimenter les écoles d’ingénieurs, en faisant en sorte que, dans les lycées, les jeunes et les conseillers en formation considèrent davantage le secteur du numérique comme une porte d’entrée dans le monde du travail. Une étude de l’OPIIEC de 2015 montre par exemple que moins de 50 % des lycéens considèrent le numérique comme un secteur d’opportunités pour eux. Nous travaillons activement sur cette question et souhaiterions que le Conseil sectoriel rende rapidement son rapport, afin d’aider à améliorer l’orientation des jeunes et l’attractivité de nos métiers.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne sans plus tarder la parole à l’association Pasc@line, qui vise à promouvoir les formations et métiers du numérique auprès des jeunes générations, en encourageant notamment des pédagogies novatrices.
M. Tristan Monroe, dirigeant de la société Metanext, administrateur de l’association Pasc@line. Je consacre environ un quart de mon temps au recrutement et suis par conséquent en contact permanent avec des ingénieurs et scientifiques de tous âges.
Je suis l’un des administrateurs de Pasc@line. Cette association paritaire, créée voici une dizaine d’années par Syntec numérique, rassemble 85 établissements de l’enseignement supérieur et environ 3 000 entreprises du secteur du numérique. Elle a pour mission de développer l’attractivité des formations auprès des jeunes générations et de préparer l’avenir des entreprises et de l’enseignement, pour répondre à l’évolution des besoins. Nous nous situons donc véritablement au cœur du sujet de cette table ronde, puisque cette initiative a pour vocation de veiller en permanence à l’adéquation entre les formations et les besoins des entreprises.
Globalement, il faut savoir que les ingénieurs et scientifiques français sont très reconnus pour leurs compétences, notamment pour les hard skills évoquées précédemment par Monsieur Debouck. Il n’y a donc, de ce point de vue, aucun problème particulier : nous disposons indéniablement d’ingénieurs de grande qualité, très appréciés à l’étranger, en particulier aux États-Unis, où nombre d’entre eux partent malheureusement s’installer.
Nous pensons, au sein de Pasc@line, qu’il est important de développer l’enseignement numérique dans les écoles d’ingénieurs, autour d’un ensemble de technologies réunies sous l’acronyme « SMACS » (Social, Mobile, Analytics, Cloud), correspondant aux technologies des réseaux sociaux, de la mobilité, de l’analytique, du cloud computing et de la sécurité. Ces technologies sont aujourd’hui au cœur de la demande des entreprises du numérique. Il est essentiel que l’évolution des programmes de formation des ingénieurs s’organise autour de ces disciplines. Ceci suppose une adaptation permanente et rapide des programmes, dans la mesure où ces technologies évoluent à grande vitesse.
Je souhaiterais également insister sur l’importance du développement des soft skills, c’est-à-dire de toute la dimension de l’ingénieur qui va lui permettre de communiquer, de négocier, de gérer des projets, de travailler en interaction. Dans un monde ouvert et multiculturel comme celui dans lequel nous vivons, il est essentiel de former les ingénieurs à ces disciplines, en intégrant un enseignement de langues et notamment une formation à la maîtrise de l’anglais. Ceci constitue encore une faiblesse pour les ingénieurs français, même si l’on constate quelques améliorations.
Il convient enfin selon nous de développer davantage un ensemble de compétences réunies autour du concept de « e-leadership », dont le principe est de faire émerger parmi nos ingénieurs des leaders, des futurs créateurs de grandes sociétés susceptibles de générer de nombreux emplois en France et en Europe. Le « e-leadership » concerne l’ensemble des capacités techniques, méthodologiques et humaines nécessaires pour exploiter au mieux les opportunités liées à l’internet et aux technologies de l’information, dans un contexte de pilotage d’équipes multiculturelles et mondialisées. Nous avons cette capacité à créer en France de très belles sociétés issues du numérique. Criteo, qui a créé des milliers d’emplois, en est un exemple récent. Nous pourrions aussi citer BlaBlaCar, plus connue sans doute du grand public. Il faut incuber de futurs « e-leaders » parmi les ingénieurs et scientifiques de nos grandes écoles.
La Commission européenne indique qu’en 2020, 900 000 emplois seront vacants dans le secteur du numérique. Ce chiffre montre bien l’ampleur de la tâche. Je ne dispose pas de données précises concernant la France. Les voies d’augmentation passent notamment par une féminisation de nos professions. On estime en effet que les femmes ne représentent aujourd’hui que 10 % des effectifs dans nos métiers, ce qui est trop peu. Ceci se traduit également par le recours nécessaire à de nombreux travailleurs étrangers.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous accueillons à présent Monsieur Olivier Ricou, directeur de la recherche de l’École pour l’informatique et les techniques avancées, qui se trouve directement confronté à l’enjeu de répondre à la demande des employeurs dans ce secteur.
M. Olivier Ricou, directeur de la recherche de l’Ecole pour l’informatique et les techniques avancées (EPITA). L’EPITA est une école qui forme des ingénieurs en informatique en cinq ans. Nous récupérons les élèves après le baccalauréat, pour deux années de classe préparatoire intégrées. Pour nous, les deux matières scientifiques les plus importantes sont les mathématiques et l’informatique.
Les aspects que je vais aborder rejoindront assez largement ceux évoqués lors de la première table ronde.
Au vu des bacheliers que nous accueillons dans notre école et de leur parcours, cinq points me semblent devoir être mentionnés.
Les éléments sur desquels nous éprouvons des difficultés sont clairement la concentration, la rigueur, ainsi que la maîtrise des notions et structures abstraites. Nous avons toujours par ailleurs un niveau zéro en informatique. Je terminerai en évoquant la façon dont nos ingénieurs sont embauchés et les difficultés que nous rencontrons à recruter des thésards.
Nous constatons tout d’abord une dégradation de la capacité de concentration de nos étudiants, tant sur l’aptitude à rester concentrés longtemps pendant un cours que sur la faculté de se concentrer pour résoudre un problème difficile. Tout se passe bien lorsqu’il leur est demandé de répondre à une série de petites questions simples. En revanche, passer une heure à résoudre un problème leur est beaucoup plus difficile. On sent alors très clairement que les élèves manquent d’entraînement.
Nous constatons également des difficultés en termes de rigueur. Il est beaucoup plus difficile aujourd’hui pour les élèves d’aller de façon rigoureuse d’un point A à un point B. Suivre le chemin logique, avec toutes les étapes intermédiaires, est devenu compliqué pour eux. Typiquement, ceci est perceptible dans les démonstrations de mathématiques. On note là aussi un déficit d’entraînement. En informatique, écrire un algorithme requiert cette même rigueur, avec une succession d’étapes logiques. Les difficultés rencontrées dans ce cadre par les élèves nous posent problème.
La maîtrise des structures abstraites, leur compréhension pour être capable de définir le champ d’application d’une propriété, sont des éléments importants, en mathématiques comme en informatique. Aujourd’hui, les élèves ont du mal à gérer ces structures. Bien évidemment, nous les familiarisons avec ce type d’exercice au cours de leur formation, mais ce serait beaucoup plus simple si cela était déjà acquis auparavant.
Il est question, sur ces trois premiers points, de créer des réflexes. Or plus ces éléments sont acquis tardivement, moins il s’agit de réflexes. Je pense donc qu’il serait important que ces aptitudes puissent être renforcées au niveau du collège ou du lycée.
Concernant plus précisément l’aspect informatique, nos élèves pratiquent évidemment cette discipline, aussi bien durant les deux années de classe préparatoire qu’au cours du cycle de formation d’ingénieur. L’informatique étant une discipline optionnelle au lycée, ils arrivent bien souvent avec un niveau nul, au sens où ils sont vierges de tout enseignement dans ce domaine. Il s’agit là pour nous d’un véritable manque. L’un des intervenants a proposé la création d’une agrégation en informatique : ce serait vraiment très utile, de notre point de vue.
Dans un pays comme Israël, les élèves commencent à faire de la programmation, de l’algorithmique, dès le secondaire. Ceux d’entre eux qui réussissent le mieux en informatique au niveau du baccalauréat vont ensuite, comme tous leurs camarades, faire leur service militaire pendant trois à cinq ans. Or l’armée met ce temps à profit pour faire de ces élèves des informaticiens, plutôt que des soldats de terrain. Les universités récupèrent ainsi en début de cycle des étudiants déjà très performants en informatique. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on compte aujourd’hui cinq prix Turing israéliens et un seul français. Israël est également le pays où l’on compte le plus de start-up après la Silicon Valley. Il s’agit donc, de ce point de vue, d’un véritable succès.
Mettre l’informatique au programme du secondaire nous apparaît donc aujourd’hui comme un élément important. Cela pourrait d’ailleurs aider à résoudre les trois premiers points que je viens d’évoquer, à savoir le manque de rigueur, les problèmes de concentration et la difficulté à aller logiquement d’un point A à un point B. Ce que l’on ne fait plus avec des démonstrations de mathématiques peut être effectué de façon très ludique avec de l’informatique et de l’algorithmique. Peut-être y a-t-il là une voie à explorer.
Pour ce qui est du recrutement, plusieurs intervenants ont déjà souligné le manque d’ingénieurs en informatique. Ainsi, chacun de nos élèves reçoit des dizaines de propositions et trouve un emploi sans aucun problème. 20 % d’entre eux partent à l’étranger, essentiellement aux Etats-Unis. Nous perdons ainsi bien souvent les meilleurs, ce qui constitue selon nous un vrai problème.
En tant qu’employeur, j’éprouve de ce fait les pires difficultés à recruter des thésards dans mon laboratoire de recherche. Il me faut en effet lutter contre les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) contre les start-up, qui offrent des conditions aussi attractives, avec un salaire et des moyens souvent nettement supérieurs. Cette situation nous conduit à développer des collaborations à l’international, afin de recruter dans le monde entier, notamment en Inde, en Chine ou au Vietnam. Cette difficulté ne saurait toutefois être imputée à l’enseignement secondaire : le problème est beaucoup plus général et certainement lié à de nombreux autres facteurs.
M. Jean-Yves Le Déaut. Pour clore cette table ronde, nous allons entendre Monsieur Jean-Marie Chesneaux, qui nous a été recommandé par Cédric Villani, membre de notre conseil scientifique, pour son expertise sur le sujet de l’adéquation des formations aux besoins des entreprises.
M. Jean-Marie Chesneaux, ancien directeur de Polytech UMPC, président du comité consultatif du numérique de la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGESIP). Je déplore que Monsieur de Bentzmann ait dû partir, car il aurait entendu le président du Conseil sectoriel national du numérique lui indiquer que celui-ci aura remis ses travaux bien avant la fin 2017.
Je suis également administrateur de l’association Pasc@line, dont le Syntec est partenaire.
Concernant la remarque relative aux difficultés de concentration des jeunes, je vous invite à relire l’ouvrage Petite Poucette, publié par Michel Serres voici une dizaine d’années. Les jeunes de la nouvelle génération savent faire bien d’autres choses. Il nous appartient de les prendre comme ils sont ; nous disposons ensuite de cinq ans pour les former. L’UPMC accueille 200 étudiants dans le cycle ingénieurs, à bac+0 ; il faut en effet savoir qu’il y a aujourd’hui plus de places à bac+0 dans ce cycle que de places offertes en classes préparatoires. Ces jeunes ont des têtes bien faites et parviennent, après un temps de surprise, à s’adapter aux cours qui leur sont dispensés, notamment en mathématiques. Nul doute qu’ils seront de très bons ingénieurs.
Je trouve que la capacité des ingénieurs qui sortent aujourd’hui de nos écoles à évoluer dans le contexte international est sans commune mesure avec celle des ingénieurs d’il y a 30 ans. Je vois là un énorme progrès.
La Commission des Titres d’Ingénieur (CTI), organisme paritaire, fait un excellent travail et veille en permanence à ce que les formations d’ingénieurs soient en adéquation avec les besoins des entreprises.
Les masters scientifiques font de même, de plus en plus. Il existe dorénavant des conseils de perfectionnement. Le fait d’avoir inscrit l’insertion professionnelle comme une obligation est en outre une excellente initiative.
La promotion de l’apprentissage est également un point très positif, tout comme l’attention portée non seulement aux savoir-faire, mais aussi aux savoir-être nécessaires dans l’entreprise.
Tout n’est évidemment pas parfait, mais je constate un énorme progrès au niveau de nos filières scientifiques par rapport au monde de l’entreprise.
Pour ce qui est du numérique, le secteur a pendant longtemps demandé uniquement des profils de niveau bac+5. Or on s’aperçoit également aujourd’hui de l’existence de besoins à bac+2 et bac+3, en nombre important. Ceci risque de poser problème. Il faudra donc se pencher sur cette question et voir si l’on forme suffisamment de professionnels à ces niveaux.
Toutes les commissions qui travaillent dans ce domaine se rendent compte que, les technologies évoluant à une vitesse formidable, il est nécessaire, au niveau des bac+5, de disposer de professionnels ayant un socle large de connaissances, mais ayant aussi appris à apprendre et à s’adapter.
La formation continue est donc amenée à jouer un rôle majeur. Nous allons ainsi préconiser d’adopter, au niveau du numérique, une démarche proche de celle existant en médecine. Il faudra non seulement disposer de formations à bac+5 offrant un socle très solide et une capacité à évoluer, mais aussi mettre en place une formation continue permettant de rester en phase avec la réalité du terrain, tout au long de sa vie professionnelle.
Dans cet esprit, le master « big data » mis en place par l’université Paris Dauphine rencontre un énorme succès. Il faudrait faire de même avec toutes les autres technologies, chaque fois qu’un nouveau sujet émerge. Ceci ne nécessitera pas forcément la création de masters, mais pourra donner lieu à des sessions de formation beaucoup plus légères, de l’ordre de 120 heures, susceptibles de convenir à un professionnel en poste en entreprise et ayant besoin de se spécialiser dans un sujet donné qui n’existait pas quelques années plus tôt.
M. Jean-Yves Le Déaut. L’heure est au débat. Nous disposons pour cela d’un quart d’heure environ.
M. Olivier Ricou. Je souhaiterais réagir aux propos de Monsieur Chesneaux, qui me concernaient directement, me semble-t-il. Je suis inquiet d’entendre que les élites s’en sortiront quoi qu’il arrive et que ceci n’est par conséquent pas un sujet. Que vont-elles créer comme richesse ? Aujourd’hui, la richesse des GAFA est américaine. Les start-up qui réussissent se trouvent essentiellement dans la Silicon Valley. Or le succès de ces entreprises crée de nombreux emplois et permet de construire énormément de richesse. Nous n’avons pas de tels succès en France, en dehors peut-être de Criteo. Ceci m’ennuie et m’inquiète beaucoup. Lorsque je vois un petit pays comme Israël obtenir cinq prix Turing, alors que n’en avons qu’un seul, et développer une multitude de start-up très performantes, je me demande pourquoi nous ne sommes pas capables de faire de même, alors que nous disposons pourtant de très bons mathématiciens.
M. Alain Fontaine, vice-président de la Société française de physique (SFP). La situation au regard de l’emploi et de l’innovation a radicalement changé. Les grands groupes ne sont pas orientés aujourd’hui vers la recherche de la même façon. Les start-up sont les porteurs de l’innovation, éventuellement soutenues par ces grands groupes. Ainsi, le siège de l’innovation est beaucoup plus proche des formations. Il faut donc profiter, dans les universités et les écoles, de cette capacité à accueillir et à accompagner ces start-up, qui constituent le sas de l’innovation pour aller vers l’entreprise. Cet aspect me semble important.
Au forum de Davos, en janvier dernier, l’accent a été mis sur le fait que la robotique menaçait les emplois. Or il semblerait que nous éprouvions quelques difficultés à imaginer des emplois préservés pour une catégorie de personnels n’ayant pas nécessairement de qualification. À l’horizon 2020, on estime à 3 millions le nombre d’emplois que la robotique va faire disparaître. La responsabilité nous incombe donc d’anticiper un redéploiement de ces emplois. Le nombre d’heures de travail effectuées en France au cours des 40 dernières années a diminué de 4 %. Le nombre de personnes en capacité de travailler a, durant cette même période, augmenté de 30 %. Ces données sont incontournables. Elles créent une pression en termes de « vivre ensemble », puisque le bas de l’échelle est de plus en plus difficile à intégrer.
Mme Sylvie Bonnet, présidente de l’Union des professeurs de classes préparatoires scientifiques (UPS). Je souhaiterais apporter brièvement trois réponses à Monsieur Chesneaux, qui indique que nos ingénieurs et scientifiques sont meilleurs à l’international qu’il y a trente ans. La première table ronde concernait les jeunes qui vont sortir dans dix ou vingt ans. S’il est positif que nos ingénieurs et scientifiques soient performants maintenant, encore faut-il veiller à ce qu’ils continuent à l’être.
Les préconisations du Conseil du numérique en matière de formation continue sont très intéressantes. J’espère toutefois que cela ne se limitera pas au numérique, mais concernera l’ensemble des secteurs de l’ingénierie et de la science.
Ma troisième observation fait écho à l’intervention de Monsieur Monroe et à la question de la nécessaire féminisation du secteur. La composition de cette table ronde est d’ailleurs, de ce point de vue, assez éloquente. Je pense que la demande exprimée par divers orateurs concernant l’introduction de l’informatique plus tôt dans l’enseignement, à partir du niveau secondaire, voire même du collège, aura un impact sur la féminisation du secteur. Les filles hésitent en effet à s’engager dans des domaines auxquels elles n’ont jamais été confrontées au cours de l’enseignement secondaire, ce qui est le cas pour l’instant avec l’informatique.
M. Olivier Ricou. En Israël, le secteur compte entre 20 et 30 % de femmes, contre 10 % chez nous.
M. Gilles Dowek. J’aimerais partager votre optimisme. Prenons les cent plus grandes entreprises d’informatique dans le monde : combien d’entre elles sont françaises ? Une seule.
On peut toujours se féliciter de parvenir à faire d’illettrés sortant du lycée des ingénieurs ; mais ce n’est pas vrai dans les faits. Moi, je n’y arrive pas. Tout comme je ne peux pas prendre quelqu’un qui ne connaît pas les lettres de l’alphabet et en faire, en quelques années, un expert de Nathalie Sarraute. Il faut procéder par étapes, en commençant par les fables de La Fontaine, puis Jacques Prévert, jusqu’à parvenir un jour à Nathalie Sarraute. Chacun sait bien ici qu’en dépit de tous nos efforts, nous ne formons pas aujourd’hui des ingénieurs et des chercheurs de niveau international. Nous partons de trop bas. C’est exactement comme si l’on se trouvait face à des étudiants de première année de médecine auxquels il faudrait enseigner que le cœur est à gauche et le foie à droite. Ce n’est pas possible. Tout cela doit être su avant, de manière à pouvoir dès la première année faire de la biologie cellulaire par exemple.
M. Hervé Riou, président de l’Union des professeurs de sciences et techniques industrielles (UPSTI). J’interviens simplement pour tenter d’apaiser quelque peu les esprits inquiets vis-à-vis de l’éducation et notamment de l’enseignement de l’informatique.
Plusieurs intervenants ont posé la question de savoir s’il fallait introduire l’informatique dans l’éducation. De fait, cette question n’a plus lieu d’être aujourd’hui, puisque l’informatique est présente en primaire, au collège, au lycée et dans l’enseignement supérieur. Au collège par exemple, cela a été inclus par la dernière réforme dans les enseignements de mathématiques et de technologie. En technologie, un quart des temps d’enseignement est ainsi dédié à l’informatique. J’ai de même appris que le code avait été introduit à l’école primaire. Au lycée, il existe des enseignements d’exploration et de détermination consacrés à l’informatique. En classes préparatoires, l’enseignement de l’informatique a été mis en place et pris en charge par les professeurs des disciplines scientifiques et technologiques.
Aujourd’hui, il faut en outre savoir que le recrutement des professeurs porte notamment sur l’informatique. L’agrégation de mathématiques et de sciences industrielles de l’ingénieur comporte par exemple des options d’informatique.
Il est évident qu’il est toujours possible de mieux faire. Pour autant, méfions-nous des discours quelque peu radicaux consistant à dire que rien n’est fait sur ce sujet dans le champ de l’éducation.
M. Jean-Jacques Greffet, professeur à l’Institut d’Optique, directeur de l’école doctorale « Ondes et matières » de l’université Paris Saclay. Je souhaiterais revenir sur la thématique de la thèse et de son employabilité. Il a été dit précédemment que l’une des compétences attendues des ingénieurs était la pluridisciplinarité. Or cela pourrait laisser penser à l’existence d’une opposition avec la spécialisation associée au travail de thèse. Je voudrais indiquer que ce n’est pas le cas.
Lorsque j’ai participé à un projet de recherche de refonte de l’enseignement de l’École Centrale, voici une quinzaine d’années, nous avions été amenés à faire évoluer le projet scolaire de cet établissement, qui était passé de la pluridisciplinarité à l’ingénieur généraliste. La distinction est importante. La pluridisciplinarité était étroitement liée à l’histoire de l’École Centrale, avec le médecin des fabriques, faisant à la fois un peu de chimie, un peu de thermique, de la mécanique et parvenant ainsi à faire tourner l’usine. Aujourd’hui, on attend de l’ingénieur qu’il puisse évoluer, changer de métier. Or cela relève moins de la pluridisciplinarité que de la notion d’ingénieur généraliste.
Je pense qu’une personne qui a effectué une thèse et acquis une connaissance extrêmement approfondie d’un sujet dispose indéniablement d’une capacité à évoluer, dans la mesure où ses travaux lui ont apporté des méthodes et concepts susceptibles d’être transposés dans un autre domaine.
Par conséquent, il n’y a pas, selon moi, opposition entre une formation de thèse, de recherche, et la capacité à devenir généraliste, donc à évoluer dans plusieurs métiers.
Pour autant, en pratique, cela ne fonctionne pas très bien en France. Nous savons que l’employabilité n’est pas bonne. Ceci n’est toutefois pas spécifique à notre pays. J’étais hier au Japon, où mon collègue de l’université de Tokyo me disait que, dans son domaine de mechanical engineering, il éprouvait également des difficultés à garder ses étudiants en thèse. À Tokyo, le concours d’entrée à l’université est extrêmement sélectif, si bien que tous les jeunes bacheliers suivent des cours privés très onéreux pour le réussir. Une fois leur master en poche, l’employabilité est là. Le diplôme de doctorat en revanche n’est pas sélectif, dans la mesure où le processus de sélection a lieu avant. Je crois que le problème majeur que nous rencontrons en France est lié à cela. À partir du moment où l’on a quelque part un processus de sélection reconnu, à tort ou à raison, le doctorat n’est plus le niveau le plus sélectif. Aux États-Unis, en Allemagne, le doctorat est extrêmement important, comme en témoigne le salaire accordé à ceux qui en sont titulaires. Ceci vient du fait que l’admission en école doctorale est très sélective et garantit une sorte de niveau minimum. Le problème de fond me semble là.
La seule lueur d’espoir susceptible à mon sens de valoriser le doctorat en France, de façon mécanique, renvoie elle aussi à des considérations externes à la valeur intrinsèque du diplôme. Il existe en effet une pression internationale. Ceci fonctionne au niveau des groupes internationaux. Les étrangers qui rajoutent des « Dr » sur leurs cartes de visite font une meilleure carrière que les autres. Les Français qui intègrent les grands groupes internationaux commencent à en prendre conscience. Ce sera certainement assez long, mais on peut espérer un feedback.
M. Jean-Marie Chesneaux. Nous avons un retard considérable en matière de numérique. Nous avons introduit l’informatique en classe préparatoire quarante ans après d’autres pays. Ce devrait être, tout comme les autres sciences, une matière obligatoire.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je vous remercie pour cette deuxième table ronde. J’ignore si toutes les raisons que vous avez avancées sont véritablement les causes de la situation que nous connaissons en France.
Une autre table ronde, organisée le 8 juin dernier en présence de Louis Schweitzer, Commissaire général aux investissements, sur le thème de l’innovation, avait mis l’accent sur la question liée au passage global de la recherche à la possibilité, pour des gens bien formés, de valoriser à un moment donné les connaissances acquises, dans un autre domaine. En effet, si la France est dans le top 5 en termes de recherche, il n’en va pas de même pour l’innovation, qui ne fait pas partie intégrante de notre culture. J’ignore si cela est le fruit de notre formation ou d’un manque global de culture du risque dans notre pays. Force est de constater que, sur les 25 produits les plus vendus en France aujourd’hui, aucun n’est fabriqué chez nous. Au temps du volontarisme industriel et économique, c’est-à-dire voici trente ou quarante ans, 40 % environ des produits achetés étaient fabriqués sur le territoire national. Il faut donc organiser une politique industrielle, y compris dans les secteurs que vous avez indiqués, dont l’informatique fait partie.
Plusieurs d’entre vous ont évoqué la nécessité de savoir gérer la complexité. En revanche, je suis surpris qu’aucun n’ait employé le terme de « convergence ». Or il me semble qu’il nous faut aujourd’hui, de plus en plus, gérer des convergences. L’intelligence artificielle est typiquement une discipline dans laquelle coexistent l’informatique, les nanotechnologies, les biotechnologies et les sciences cognitives. Ces sujets dépassent de loin l’informatique et nous ramènent à la formation dans de nombreuses autres disciplines et à leur convergence.
M. Alain Bravo. Je suis ravi que la question de la formation tout au long de la vie ait été évoquée lors de ces échanges. Je pense en effet qu’il s’agit d’un élément clé pour satisfaire les besoins en compétences des ingénieurs et des scientifiques.
Concernant les impacts de la robotique et de la cobotique, il existe essentiellement deux études : celle d’Oxford indique que cela va conduire à la disparition de 47 % des emplois, tandis que celle, complémentaire, du Massachusetts Institute of Technology (MIT) souligne que lorsqu’on descend au niveau des tâches et que l’on regarde dans le détail, ce chiffre tombe à 10 %. France Stratégie vient en outre de publier un article intéressant sur le sujet.
Je vis par ailleurs en permanence avec, en tête, le chiffre de la Commission européenne, qui nous annonce, pour 2020 (c’est-à-dire demain), 900 000 emplois vacants dans le numérique. Il s’agit là d’un réel problème.
TROISIÈME TABLE RONDE :
LES PERSPECTIVES D’ÉVOLUTIONS ENVISAGEABLES
POUR LA FORMATION DES SCIENTIFIQUES ET DES INGÉNIEURS
M. Jean-Yves Le Déaut. Je vais, pour introduire cette troisième table ronde, donner la parole à Monsieur Alain Beretz, président jusqu’à très récemment de l’université de Strasbourg et tout nouveau directeur général de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Il aura pour mission de nous indiquer le rôle que peut jouer la prise en compte des besoins en formation scientifique dans la mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche.
La Direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI) a en effet joué un rôle important dans la définition de la SNR, présentée par le Premier ministre voici un peu plus d’un an. Nous souhaiterions par conséquent savoir dans quelle mesure la formation représente, pour la DGRI, un élément majeur.
Introduction : La prise en compte des besoins en formation scientifique dans la mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche, par M. Alain Beretz, directeur général de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.
La Stratégie nationale de recherche vise à mobiliser l’ensemble des acteurs publics et privés, à renforcer les synergies de recherche, à favoriser le transfert et l’innovation, mais aussi à mieux articuler les politiques de formation et de recherche.
Si elle englobe la formation, il faut savoir que ne figure au cœur de cette Stratégie aucun texte spécifique sur ce sujet. Il existe en effet parallèlement une Stratégie nationale de l’enseignement supérieur, poétiquement nommée « STRANES ». Leur élaboration s’est effectuée de manière croisée ; sans doute savez-vous d’ailleurs que Bertrand Monthubert travaille aujourd’hui à la rédaction d’un Livre blanc de synthèse. Je ne me risquerai donc pas à vous présenter aujourd’hui une telle synthèse, mais me contenterai de tracer quelques grandes lignes à ce sujet.
Je ne saurai en outre trop vous recommander la lecture du récent et volumineux Rapport sur l’emploi scientifique, qui comporte de nombreuses données chiffrées.
La question présente dans le titre de mon intervention peut être abordée de deux manières, à savoir d’une part via l’aspect qualitatif, c’est-à-dire le contenu formel des formations (incluant les objectifs pédagogiques) et la façon dont cela peut alimenter une politique de recherche, d’autre part via le quantitatif et les effectifs souhaités, prévus, autorisés pour chaque filière et discipline, avec des contraintes d’augmentation ou de modération par rapport à une situation présente.
Je souhaiterais également insister en préambule sur la difficulté que nous rencontrons à concilier le temps long de la recherche et de l’université avec les contraintes, parfois plus immédiates, de la société et des entreprises, qui expriment légitimement des demandes. La mise en cohérence de ces deux échelles de temps n’est pas toujours évidente.
Je vais pointer cinq idées clés, avant de vous proposer un rapide exercice de brainstorming.
La Stratégie nationale de recherche et la Stratégie nationale d’enseignement supérieur sont distinctes dans leur approche et leur méthode, ce que je trouve personnellement plutôt regrettable. Elles se font néanmoins assez abondamment écho et ne pourront à terme qu’être mises en œuvre ensemble, dans la mesure où cette mise en œuvre relèvera pour l’essentiel des mêmes personnes.
Sans doute faut-il accroître la place de la démarche scientifique et de l’expérimentation dans l’enseignement, du primaire au supérieur. Ceci suppose certainement d’agir sur la formation des enseignants, pas seulement en leur apprenant davantage les disciplines dont il a été question aujourd’hui, mais aussi en les sensibilisant aux attitudes expérimentales. De très belles initiatives existent en ce sens, dont les Maisons pour la science par exemple, qui cherchent, en collaboration avec l’Académie des sciences, à former les enseignants du primaire et du collège. Il me semble important d’insister auprès d’eux sur l’histoire et la philosophie des sciences, afin qu’ils soient dynamiquement prêts à recevoir le progrès.
Il apparaît également nécessaire de renforcer l’adossement des formations du supérieur sur la recherche. D’aucuns objecteront sans doute que cela est déjà le cas. Ce n’est pas toujours vrai, dans toutes les formations. Il ne s’agit pas seulement de former à la recherche, mais surtout par la recherche, ce qui est sensiblement différent.
Il existe par ailleurs un équilibre à trouver entre la massification de l’enseignement supérieur, qui est selon moi nécessaire pour les raisons économiques précédemment évoquées, et la nécessité de disposer de formations en phase avec les nouvelles priorités de la recherche, les métiers émergents, les filières industrielles en mutation. Les efforts d’analyse et de planification sont indispensables dans ce domaine. Pour autant, ils ne résoudront pas tout. L’expression des besoins d’aujourd’hui ne permet en effet absolument pas d’imaginer les besoins de demain. Il faut donc adopter en la matière une certaine modestie.
La question que vous m’avez posée est bien évidemment intéressante pour le monde de la recherche : il faut travailler à améliorer la formation de tous ceux qui, un jour, évolueront dans cet univers. Mais ces besoins en formation et en compétences sont également importants pour la société dans son ensemble. L’appropriation des résultats de la recherche par la société et pas seulement par les chercheurs va en effet faire émerger de nouveaux métiers, faire évoluer des savoirs et des compétences. Ceci ne concerne donc pas uniquement la « caste » des chercheurs mais, bien au-delà, l’ensemble de la société. Il me semble important de souligner cet élément. Ces enjeux sociétaux sont au cœur de la Stratégie nationale de recherche, qui ne saurait concerner exclusivement le progrès ou la compétitivité de nos laboratoires.
Le doctorat stagne actuellement dans notre pays, surtout en sciences humaines et sociales, dont il a été peu question dans nos débats aujourd’hui. C’est un fait. Le ministère dispose de chiffres à ce propos, que nous pourrons vous transmettre. Le nombre des doctorants est stable, mais il convient de rappeler combien il est important de favoriser l’emploi des doctorants dans des secteurs autres que ceux de la recherche, où ils sont très utiles, voire indispensables, dans la mesure où ils peuvent y appliquer les comportements et méthodes acquis au fil de leur cursus. L’Etat devrait d’ailleurs montrer l’exemple dans les recrutements de docteurs, ce qui n’est actuellement pas le cas.
Puisque le temps qui m’est imparti est presque achevé, permettez-moi de vous faire partager quelques idées complémentaires, sous forme d’une liste à la Prévert.
Il faut travailler sur l’amont, en formant les enseignants, et organiser les parcours de formation pour que, au-delà de la discipline elle-même, les éléments indispensables pour la recherche (créativité, capacité d’innovation) y soient plus présents.
Il convient de valoriser la participation des chercheurs à la formation, à tous les niveaux de l’enseignement supérieur.
Il faut aussi améliorer la recherche sur les nouvelles modalités pédagogiques de l’enseignement supérieur. Ceci ne concerne bien évidemment pas que l’informatique et les Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE), mais un ensemble d’aptitudes.
Je souhaite en outre insister sur la nécessité de développer le doctorat là où il n’est pas assez pratiqué et de former à des compétences pluridisciplinaires, pour aller vers davantage d’interdisciplinarité, grand facteur de progrès.
Il est également très important de veiller, dans les formations, au maintien d’un équilibre entre enseignement et recherche. Il faut à tout prix faire de la recherche partout : il importe donc que nos enseignants chercheurs restent des chercheurs, ce qui n’est pas toujours évident. Ni l’enseignement, ni la recherche ne sauraient être des variables d’ajustement.
La formation continue apparaît en outre comme un élément absolument fondamental pour tous les métiers à forte composante technologique. Elle sera vraisemblablement dévolue essentiellement aux universités.
Le dernier point de mon intervention concerne la diversité et l’égalité. Il faut améliorer l’accès des femmes à de nombreuses filières dans lesquelles elles sont encore insuffisamment présentes et développer, voire initier l’ascenseur social là où l’université ne fait pas encore assez bien son travail.
Nous sommes dans un cadre très mouvant. Les formations dans le domaine de la recherche doivent obéir à une double contrainte. Elles doivent tout d’abord avoir un très fort contenu en valeur ajoutée, pour former des professionnels avec des qualifications de plus en plus exigeantes. L’objectif que 60 % d’une classe d’âge soient formée au niveau licence me semble un bon objectif… à condition que l’on en ait les moyens.
Il faut aussi développer une capacité d’adaptation très forte de notre système d’enseignement, une plasticité qui nous permette de tenir compte de l’évolution des techniques et des processus.
M. Jean-Yves Le Déaut. Pour débuter cette table ronde, je donne la parole à Monsieur Eric Westhof, membre de l’Académie des sciences, au sein de laquelle il est délégué à l’éducation et à la formation.
M. Eric Westhof, membre de l’Académie des sciences, délégué à l’éducation et à la formation. J’aimerais tout d’abord vous remercier pour l’invitation à participer à cette séance consacrée à un sujet brûlant, qui engage l’avenir et nous concerne tous.
L’Académie des sciences s’intéresse tout particulièrement à cette thématique, puisque figure dans ses attributions une mission de vigilance sur l’enseignement et la promotion des sciences.
J’aimerais vous présenter quelques-uns de nos axes de travail.
Je commencerai par un constat : les vocations scientifiques naissent tôt et l’enfant est, par nature, pluridisciplinaire. Si l’on invite un enfant à effectuer des expériences sur l’air ou l’eau, il considère la situation dans son ensemble et ne rattache pas cela à une discipline spécifique (physique, chimie, etc.).
Or, d’après les rapports du Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO), 39% des élèves sont en difficulté à la sortie de l’école primaire et 42 % ont une maîtrise fragile des mathématiques, voire de grandes difficultés.
Il est donc essentiel d’agir précocement, comme le fait par exemple la fondation « La main à la pâte », que nous soutenons très vivement dans ses actions quotidiennes auprès des enfants.
Les Maisons pour la science effectuent également un travail considérable dans ce domaine. Il en existe actuellement huit en France. Leur action rejoint la question de la formation continue, puisqu’elles s’adressent essentiellement aux enseignants. Nombre d’enseignants, au niveau du primaire comme du secondaire, ne disposent pas d’une formation scientifique et se sentent quelque peu dépourvus face à l’enseignement de la science. Les actions développées par les Maisons pour la science visent à les aider à dépasser leur appréhension et à accroître leurs connaissances dans ce domaine.
Nous sommes convaincus que l’investigation personnelle, la construction manuelle d’objets même très simples, peuvent développer chez les jeunes un goût et une curiosité pour la science, favoriser leur créativité et éventuellement les inciter à s’engager ultérieurement dans des cursus et carrières scientifiques.
Récemment, l’action Speed Sciences a rassemblé à l’Académie 58 lycéens et 17 professeurs qui ont pu poser de nombreuses questions aux 53 académiciens présents.
Nous soutenons également des initiatives dans le secteur du numérique, qui est de plus en plus présent dans notre quotidien et doit selon nous faire l’objet d’un apprentissage dès l’école primaire.
Je souhaiterais également aborder un aspect qui me tient à cœur et n’a été que très peu évoqué ce matin : il s’agit de la biologie. Les sciences biologiques sont aujourd’hui, tout comme le numérique, pervasives. Ceci ne concerne pas uniquement la biologie humaine, mais aussi la biologie bactérienne. Le séquençage des génomes et les questions d’éthique et de compréhension que cela suppose rendent plus que jamais nécessaire l’apprentissage des fondamentaux de la biologie. Nombre de nos concitoyens méconnaissent les lois de Mendel et ignorent ce qu’est un gène. Il est important de favoriser une meilleure appréhension de la biologie et des bouleversements très profonds qu’elle va connaître grâce aux nouvelles techniques de séquençage, issues de la conjonction entre la physique et la chimie et appliquées à la biologie. On ne peut comprendre ces phénomènes sans une bonne connaissance de base, acquise dès le plus jeune âge.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je vais maintenant donner la parole à Monsieur Nicolas Sadirac, directeur général de l’École 42, célèbre pour son recrutement très ouvert et ses méthodes pédagogiques novatrices. Nous souhaiterions, Monsieur, que vous dressiez un bilan de cette expérience originale dans l’enseignement supérieur français.
M. Nicolas Sadirac, directeur général de l’École 42. Merci de m’avoir invité. J’avoue avoir été relativement surpris de cette invitation, dans la mesure où je me sens un peu étranger à cet environnement.
Je souhaiterais vous faire partager plusieurs réflexions sur ce que j’ai entendu ce matin.
De mon point de vue, on se focalise beaucoup trop sur le contenu des choses, alors que l’on devrait plutôt se préoccuper de l’intérêt qu’on leur porte. Mon expérience montre que des jeunes de 18 ou 22 ans, qui n’ont pas reçu d’éducation scientifique de toute leur vie, peuvent, dans un contexte qui favorise et développe leur envie de savoir et d’apprendre, récupérer cette éducation très rapidement, y compris à des niveaux extrêmement élevés. L’un de mes étudiants par exemple, qui a connu une scolarité assez difficile, dans une filière de gestion, s’est découvert, en faisant de l’informatique, une passion pour la cryptologie qui l’a conduit à faire des mathématiques de très haut niveau et à intégrer l’Ecole normale supérieure (ENS). Il est aujourd’hui titulaire d’un doctorat et enseigne les mathématiques à l’université de Stanford.
Le séquencement du temps est beaucoup moins important à mon sens que l’envie de faire. Je pense que l’un des principaux défauts de notre système éducatif est d’enlever le sens de ce que font les jeunes. L’idée de « La main à la pâte » est de ce point de vue extrêmement intéressante : l’essentiel est en effet de créer le plus tôt possible chez les enfants une curiosité pour les sciences, de leur faire comprendre que la science est avant tout un jeu, une zone de plaisir dans laquelle on va collectivement essayer de décortiquer, de comprendre et de résoudre des intrigues que la nature nous propose. Il me semble également important d’inclure dans ce processus la possibilité de l’erreur. Il est très intéressant de laisser les jeunes aller dans une mauvaise direction et s’en rendre compte tout seuls : cela leur permet de prendre du recul et d’avoir une vraie réflexion sur leur démarche.
J’ai entendu dire tout à l’heure qu’il faudrait rendre l’informatique obligatoire. Je pense que ce serait la pire des choses à faire. Imaginons un enfant qui joue trop aux jeux vidéo : la meilleure façon pour qu’il arrête est de rendre cette activité obligatoire, de lui fixer un horaire dédié et de lui donner des objectifs de niveau à atteindre. Il en va de même avec les matières scientifiques, lorsqu’on force les élèves à suivre des enseignements qui n’ont pas de sens pour eux. Des enfants qui n’obtiennent pas de bons résultats en physique à l’école et auxquels on propose de construire une fusée et de la faire voler – par exemple, dans le cadre de l’ANSTJ (Association Nationale Sciences Techniques Jeunesse) à laquelle j’ai participé – trouvent les ressources nécessaires et mettent en œuvre les règles de trois, les intégrations et autres équations différentielles, auxquelles ils n’avaient rien compris auparavant.
Attention, je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut aucun formalisme : ceci est indispensable, dans la mesure où il arrive forcément un moment où il ne suffit plus de bricoler. Mais le fait de se heurter à des difficultés fait que ces jeunes sont alors demandeurs de savoirs et apprennent plus facilement, parce qu’ils en ressentent l’envie et le besoin. C’est en tout cas ce qui ressort de mon expérience.
L’École 42 se fonde précisément sur cette idée. Nous partons du principe que des gens motivés vont parvenir à mobiliser autour d’eux les ressources nécessaires pour atteindre l’objectif qu’ils se sont fixés. Ceci fonctionne la plupart du temps. Nous accueillons 3 000 étudiants aujourd’hui. Tous trouvent du travail à la sortie de l’École et une centaine de start-up se crée chaque année.
Parmi les anciens élèves d’Epitech, que je dirigeais auparavant, certains ont créé une société qui vaut aujourd’hui 1,2 milliard d’euros. On compte également une dizaine de sociétés qui valent plus de 200 millions. Or il faut savoir que 40 % des personnes qui sont à l’origine de ces réussites ne sont pas titulaires du baccalauréat. Le sujet n’est donc pas là. Il faut vraiment le comprendre.
Je souhaiterais également insister sur la notion de valorisation collective. Certains intervenants semblaient, notamment au niveau des classes préparatoires, déplorer que les jeunes changent par rapport aux générations précédentes. Je pense au contraire qu’il faut s’en féliciter et que le contraire serait inquiétant. Globalement, on a besoin de changement. Le monde change, les jeunes aussi. Je suis convaincu que nous disposons de l’intelligence collective pour opérer ces changements. Notre pays dispose en effet, depuis longtemps, d’une bonne culture scientifique. Plusieurs transformations importantes ont déjà eu lieu dans le passé, dont nous sommes toujours sortis vainqueurs.
Je pense que si l’on considère globalement la problématique de la concurrence dans l’environnement créatif qui est en train de se mettre en place, la France est structurellement faite pour gagner. Notre pays se situe en effet à la conjonction de nombreuses cultures et dispose indéniablement d’une capacité à intégrer la diversité, qui fera sa force et l’aidera à produire de la richesse. On considère souvent que les États-Unis ont beaucoup d’avance sur nous. Or je puis vous dire, pour m’y rendre très régulièrement, que la Silicon Valley compte de nombreux Français, à la source d’une grande partie de la valeur ajoutée créée aujourd’hui. Même si nous n’avons pour l’instant pas véritablement su tirer parti de cela, nous avons cette capacité à produire de la richesse.
Il me semble en outre très important d’essayer de remettre en place dans l’école l’aspect collaboratif que l’on perd actuellement. J’ai participé par exemple, au milieu des années 1980, au plan « informatique pour tous ». On faisait alors travailler des enfants, de grande section de maternelle jusqu’au niveau CE2 ou CM1, sur des tortues Jeulin, sorte de petits robots qu’ils programmaient avec des cartes perforées. Nous ne rencontrions absolument aucune difficulté avec les tout petits, qui travaillaient aussi bien seuls qu’en groupe et parvenaient, au bout d’un certain temps et après quelques chamailleries parfois, à définir un protocole collectif quant à la manière de procéder et de remplir l’objectif. En revanche, cela ne fonctionnait pas avec les plus grands, qui étaient incapables de mettre en œuvre la démarche consistant à essayer avant de comprendre. Leur argument était qu’ils ne savaient pas comment faire car on ne leur avait pas expliqué. Je pense que cela met parfaitement en lumière le plus gros défaut de notre système éducatif actuel, qui enlève aux jeunes la faculté d’essayer, de se lancer dans le processus expérimental, scientifique, et ne leur apprend qu’à appliquer des solutions préalablement connues, leur ôtant ainsi toute capacité d’innovation. Or c’est précisément de cela dont nous avons aujourd’hui le plus besoin.
Concernant plus spécifiquement l’École 42, sachez que nous avons déjà accueilli plus de 3 000 étudiants, sur 70 000 candidats. Tous les élèves de notre première promotion sont en CDI depuis deux ans environ. Comme le soulignait mon voisin, il ne s’agit pas d’un miracle dans notre métier, puisque n’importe quelle personne capable de manipuler une souris et de programmer un peu trouve du travail.
La différence viendra certainement de la filière « digital entrepreneur » que nous avons montée avec HEC et qui a pour vocation de monter des entreprises. 70 ont déjà été créées et nous envisageons d’atteindre une centaine à la fin de l’année. Nous avons été rejoints dans ce projet par l’université de Saclay. Nous avons ainsi pu intégrer des étudiants d’une quinzaine d’écoles dans ce processus, qui permet de faire se rencontrer des jeunes de diverses origines sociales et disciplinaires, pour fabriquer une œuvre collective, un objet qui transcende chacun et qu’aucun n’aurait pu imaginer seul.
Je crois que le véritable changement est là. Aujourd’hui, l’idée d’un individu possédant la totalité des savoirs dans tous les domaines est une utopie. Le véritable enjeu est de permettre à des spécialistes de divers secteurs de collaborer et d’imaginer les catalyseurs susceptibles de favoriser cette démarche collaborative.
M. Jean-Yves Le Déaut. Le troisième intervenant de cette table ronde est Monsieur Laurent Gouzènes, qui va s’exprimer en tant que président du comité Recherche et innovation du MEDEF. Il a été également membre de notre conseil scientifique encore récemment, et pendant de nombreuses années.
M. Laurent Gouzènes, président du comité Recherche et innovation du MEDEF. Il est important, pour aborder la question qui nous réunit ce matin, de réfléchir à ce que sera le futur des métiers, toujours plus technologique et compétitif.
Ingénieurs et scientifiques sont en première ligne dans la compétition entre les entreprises et entre les pays, puisque ce sont eux qui, par leur travail et les produits qu’ils conçoivent et fabriquent, vont générer la croissance, l’emploi et le bien-être de la société. La réflexion que nous menons ensemble aujourd’hui est donc essentielle.
Il convient en premier lieu de souligner la double dimension de la complexité croissante des métiers. Sur un axe, il y a de plus en plus de domaines technologiques et scientifiques, et sur l’autre axe, chaque domaine devient de plus en plus complexe. Ceci implique tout d’abord de disposer de professionnels ayant des compétences de plus en plus larges, mais aussi de plus en plus pointues et approfondies. Il est clair que chacun ne peut couvrir et maîtriser qu’une partie de cette nouvelle surface de connaissances. La question est alors de savoir quelle orientation donner au métier d’ingénieur : faut-il s’orienter plutôt vers la largeur ou vers la profondeur des compétences ?
Il semble en outre nécessaire de prendre également en compte la troisième dimension du métier relative au management, à la gestion de projets. Or cette compétence ne peut s’exprimer véritablement que si l’ingénieur dispose d’un substrat technique et scientifique intéressant et suffisant, permettant de pondérer et de rendre pertinents les choix effectués.
Par ailleurs, on crée aujourd’hui les produits en fonction de ce que seront les technologies demain ou après-demain et non plus, comme auparavant, en considérant uniquement l’état de la technologie disponible à un moment donné. Or ceci n’est pas évident à comprendre et demande une tout autre démarche scientifique. Le métier d’ingénieur devient ainsi de plus en plus compliqué et requiert toujours plus de travail en équipe. L’ingénieur devient l’interface entre les scientifiques et les entreprises, dans un contexte de guerre économique où chacun doit tenir des rôles de plus en plus pointus.
L’ingénieur doit désormais être toujours prêt à apprendre et s’inscrire dans une logique de formation continue. Il s’agit là d’un point clé. On ne peut plus considérer qu’un ingénieur sortant de l’école disposera du même niveau de compétences dix ans plus tard. Son capital intellectuel se dégrade très vite et il faut veiller à le maintenir et à l’entretenir. Dispenser la formation idoine dans les universités ne m’apparaît pas nécessairement la meilleure des solutions. Pouvoir se former dans des laboratoires, par exemple lors de stages longs axés sur des projets de recherche, pourrait être une piste à creuser. Ceci risque toutefois d’être assez difficile à mettre en œuvre, dans la mesure où les entreprises n’apprécient pas que leurs ingénieurs s’absentent, tandis que les laboratoires rechignent à accueillir des personnes non titulaires d’un doctorat. Je ne vois pourtant pas d’autre solution que de procéder de la sorte. Cette méthode a déjà largement prouvé son efficacité, puisque l’on forme ainsi les docteurs par la recherche au meilleur niveau.
Du point de vue des entreprises, il est essentiel de conserver la diversité des formations, avec une base scientifique solide en mathématiques, physique, informatique et chimie.
Le débat relatif aux cursus avec ou sans sélection reste ouvert dans les entreprises. Certaines trouvent que la sélection est positive, dans la mesure où elles estiment que cela garantit la performance et la qualité des personnes formées. D’autres pensent que cela supprime beaucoup de créativité et de potentialités. Il faudrait trouver des formules permettant de concilier ces deux éléments.
Je terminerai en insistant sur la nécessité, pour les ingénieurs, de disposer d’un très bon niveau d’anglais.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne maintenant la parole à Monsieur Hervé Riou, président de l’Union des professeurs de sciences et techniques industrielles et le remercie de nous avoir, par ses conseils, aidé à faire en sorte que cette audition publique permette à différents points de vue de s’exprimer.
M. Hervé Riou, président de l’Union des professeurs de sciences et techniques industrielles (UPSTI). Concernant le sujet de cette table ronde, je pense qu’un certain nombre de points clés du constat sont partagés.
L’un de ces éléments est que le rapport des élèves au savoir a considérablement changé, dans la mesure où, aujourd’hui, tout est disponible sur internet. C’est un peu comme si la base de connaissances était passée du cerveau des élèves vers le cloud. Est-ce grave ? Je ne suis pas sûr qu’il soit possible de répondre simplement à cette question, qui prête à débat. Néanmoins, il me semble qu’il n’a jamais été démontré qu’être un bon scientifique était lié au fait d’être en capacité de retenir par cœur un grand nombre de données, d’autant que nous vivons dans un monde dans lequel le volume des connaissances augmente de manière exponentielle. Par contre, l’évaluation, très individuelle et axée sur la capacité des élèves à utiliser des connaissances qu’ils doivent connaître par cœur, n’a, elle, pas évolué.
Le rapport des élèves aux technicités calculatoires s’est lui aussi considérablement modifié. On dit des étudiants qu’ils ne savent plus faire de calculs sans se tromper. Est-ce grave ? Cela mérite débat et discussions. La nouveauté vient du fait que nous fournissons aujourd’hui à nos élèves divers outils numériques qui leur permettent d’aller plus loin dans l’analyse, en termes de calculs, que ce que nous étions capables de faire avec nos élèves il y a dix ans, alors même que ces derniers étaient affectés du critère de bonne maîtrise des techniques de calcul. Là encore, il faut par ailleurs reconnaître que les évaluations de nos élèves ne portent absolument pas aujourd’hui sur la maîtrise et l’analyse critique de l’utilisation de ces nouveaux outils.
Le rapport des élèves à la technologie a également considérablement évolué. Aujourd’hui, tous possèdent un smartphone, pilotent des drones, des objets communiquant à distance, et vivent dans un monde où les actes chirurgicaux peuvent être accomplis par des robots et où les voitures se déplaceront bientôt sans chauffeur. Or je constate que, dans l’enseignement des sciences, cette dimension du quotidien qui nous entoure est la plupart du temps absente. On s’y intéresse bien volontiers aux phénomènes survenant à très petite échelle, de l’ordre de la molécule, et à très grande échelle, de l’ordre de la Terre, de l’univers, mais l’échelle de ce qui nous entoure, qui pourtant donnerait du sens et de l’intérêt à un enseignement qui semble parfois un peu abstrait aux élèves, est absente de l’éducation.
Le type d’activités pédagogiques a en outre une influence considérable sur la capacité des jeunes à apprendre avec intérêt ce qui leur est enseigné. Je ne crois absolument plus à une pédagogie dans laquelle le professeur dispense son savoir au tableau à des étudiants qui doivent apprendre par cœur ce qu’il leur dit. Je crois davantage à la pédagogie par projet, dans laquelle les élèves sont acteurs de leur savoir et doivent œuvrer en équipe, ce qui préfigure la façon dont ils auront à travailler ultérieurement. Mais là encore, l’évaluation des élèves n’a pas du tout évolué.
Je constate enfin que lorsque l’on parle de formation en sciences en France, on évoque bien volontiers les disciplines comme les mathématiques, les sciences physiques et parfois la biologie, mais on méconnaît complètement des disciplines très récentes comme les technologies ou les sciences de l’ingénieur, qui ont pourtant été celles qui, au cours des dix dernières années, ont connu la plus grande évolution en termes de contenu scientifique et sont, me semble-t-il, porteuses des évolutions majeures de la décennie à venir. On évoque ainsi très souvent le bac S, en ignorant le bac STI2D. Ce n’est pas normal.
Sur la base de ces constats, je proposerai quatre éléments de réponses et de recommandations.
Il faut tout d’abord enseigner en France, à côté de la démarche scientifique, la démarche technologique. Celle-ci est présente au primaire, au collège, en première et en terminale, mais absente de la classe de seconde depuis la dernière réforme du lycée, au profit d’une approche économique. Or cette classe est aujourd’hui celle de l’orientation. Il me semble nécessaire de redéfinir une politique globale devant aboutir à la généralisation de l’offre d’enseignement liée à la démarche technologique et d’innovation, dans tous les lycées possédant une filière scientifique.
Je pense également qu’il faut changer d’échelle dans ce que l’on enseigne en termes de sciences et intégrer, à côté du très petit et du très grand, l’échelle des objets du quotidien, qui sont empreints d’informatique et de numérique. Ceci est d’autant plus important que les objets qui nous entourent sont souvent imprégnés d’une stratégie de développement durable. Ceci permettrait d’apporter, en plus d’un enseignement scientifique de haut niveau, une vision des questions sociétales.
Il me semble en outre nécessaire de changer le mode d’évaluation des élèves et de passer d’évaluations très individuelles à des évaluations collectives, en démarche expérimentale. Ce mode d’évaluation devrait également permettre aux élèves de montrer qu’ils maîtrisent les outils numériques qui leur sont proposés.
Je pense enfin qu’il faut absolument changer le regard porté sur la technologie en France. Il s’agit là d’un problème franco-français. Lorsque l’on parle de technologie dans les pays anglo-saxons, ce mot est noble. Le « T » du MIT est majuscule. En France, on parle de technologie avec beaucoup de condescendance, voire de mépris. Il faut que cela change. A titre d’illustration, vous remarquerez qu’il est question dans le titre de cette audition de « la formation des scientifiques et des ingénieurs » ; le terme de technologue n’apparaît pas. Cela me fait me questionner.
Lorsque je suis entré dans cette pièce, je suis tombé sur un ouvrage publié par l’OPECST et intitulé Faire connaître et partager les cultures scientifiques, techniques et industrielles : un impératif. Sur la quatrième de couverture, figure la phrase suivante : « Plusieurs rapports ont insisté sur l’enjeu de la politique publique que représente la culture scientifique, technique et industrielle et souligné la nécessité de remédier aux insuffisances de sa diffusion ». Je pense que l’une des recommandations majeures aujourd’hui serait que l’école s’inscrive dans cette démarche.
M. Jean-Yves Le Déaut. Cette recommandation a déjà été faite par le Parlement, mais il s’agit d’un travail de longue haleine.
Les Instituts Universitaires de Technologie (IUT) ont su se faire une place incontournable dans l’enseignement supérieur, en attirant vers des formations techniques des élèves que chacun reconnaît d’excellent niveau.
Je donne la parole à Monsieur Renaud Lallement, vice-président de l’assemblée des directeurs d’Instituts universitaires de technologie.
M. Renaud Lallement, vice-président de l’assemblée des directeurs d’Instituts universitaires de technologie (IUT). En écho contradictoire aux propos de Monsieur Riou, je souhaiterais tout d’abord signaler que, dans les IUT, l’évaluation a changé en réponse à l’évolution des publics. Dans le cas contraire, nous n’aurions pu maintenir nos 80 % de réussite.
Les IUT concernent, en deux ans après le baccalauréat, quelque 145 000 étudiants. 80 % d’entre eux poursuivent ensuite leurs études, dont 20 % dans des écoles d’ingénieurs.
Je vais tout d’abord formuler quelques constats, avant d’envisager les évolutions possibles.
Les informations que je vais vous donner sont le fruit d’une consultation menée auprès du réseau des 110 IUT, parmi lesquels une cinquantaine ont répondu. Tous se rejoignent sur le constat d’un phénomène global de baisse de niveau, de performances, de capacité de travail, liée à une maîtrise approximative de la langue, entraînant des incompréhensions des énoncés et des questions posées, des confusions de vocabulaire. Ceci est particulièrement perceptible en biologie par exemple.
Les étudiants n’utilisent plus leur mémoire : ils ont l’illusion que l’information est disponible partout et estiment qu’il ne sert à rien de retenir quoi que ce soit, comme une formule par exemple. Est-ce nécessaire et utile de connaître une formule par cœur ? Ceci est sujet à débat. Le problème est que les étudiants bloquent sur des points qu’ils auraient dû mémoriser, sont perdus dans des calculs simples et peinent face à des énoncés qui enchaînent des raisonnements. Dans ces conditions, il est difficile d’aborder des concepts plus abstraits, ce qui contribue à une baisse du niveau scientifique. Ce constat se répète d’IUT en IUT, tous départements et spécialités confondus. Il faudra donc revoir de ce point de vue les objectifs du lycée, voire du collège.
Un autre aspect des habitudes de travail prises au lycée et ayant un impact sur le niveau scientifique et sur ce que l’on demande aux étudiants, du niveau L jusqu’au niveau D, concerne l’absence de travail personnel régulier. Nos étudiants semblent en découvrir la nécessité à l’IUT et ne le pratiquaient visiblement pas auparavant, sauf rares exceptions.
Le contenu des programmes scientifiques au lycée semble s’amenuiser, avec des effets sur nos formations. En physique par exemple, l’enquête menée en 2014 par la Société française de physique comportait la question suivante, posée aux professeurs d’IUT : « les programmes de mathématiques et de physique sont-ils adaptés au niveau requis en IUT ? ». 95,5 % des enseignants ont répondu par la négative.
En mathématiques, les nouveaux bacheliers S que nous accueillons ne maîtrisent pas les notions élémentaires comme majorer, minorer, encadrer ou simplifier une fraction, dériver une fonction. Quelques-uns ont même oublié les tables de multiplication. Cela est malheureusement de moins en moins anecdotique.
Les élèves issus des filières technologiques STL, STI2D et STMG n’ont pas de connaissances solides dans les matières scientifiques (physique, mathématiques, mécanique). Par ailleurs, leurs compétences techniques ne permettent plus, comme auparavant, de contrebalancer, dans les premiers temps de la formation post-bac, leurs lacunes dans les savoirs scientifiques. Le fossé existant entre les bacheliers S et les bacheliers technologiques se creuse.
Certes, il n’existe pas de baisse de niveau des élites : les très bons le demeurent. En revanche, la différence avec les autres s’accroît, ce qui aboutit à un processus élitiste qui pose problème.
Pour finir sur des aspects plus positifs, il faut savoir que les statistiques globales sur les IUT montrent que le taux de réussite reste constant. Ceci est dû essentiellement aux évolutions des modes d’évaluation. 82 % des élèves issus de baccalauréats généraux obtiennent leur diplôme en trois ans, tout comme 66 % des bacheliers technologiques. Si l’on considère le taux de réussite en deux ans, le chiffre tombe à 72 % pour les bacheliers généraux et 20 % de moins pour les élèves issus de séries technologiques.
Les équipes pédagogiques s’adaptent. Des révisions des programmes pédagogiques nationaux sont régulièrement effectuées, les dernières datant de 1998, 2005 et 2013. Nous mettons en place des modules de mise à niveau et diminuons notre niveau d’exigence sur les matières scientifiques.
Les étudiants ont, pour la majorité d’entre eux, les capacités et connaissances suffisantes pour s’adapter à nos formations, au prix d’efforts importants pour combler l’immense fossé qu’ils découvrent entre le lycée et la première année de l’enseignement supérieur, en l’occurrence en IUT.
Fort de ces constats, quelles évolutions envisager, en dehors des actions menées à moyens constants par les équipes pédagogiques pour offrir des soutiens divers aux élèves ?
L’idée de la création d’une année intermédiaire entre le baccalauréat et la première année d’enseignement supérieur est parfois évoquée, tout comme celle de faire passer le DUT en trois ans.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne maintenant la parole à Monsieur Laurent Mahieu, président de la Commission des titres d’ingénieur.
La CTI est un organisme indépendant, chargé d’évaluer, de développer et de promouvoir la formation des ingénieurs en France. Elle est composée d’industriels, de professeurs, mais aussi d’économistes et de sociologues, et semble particulièrement bien placée pour formuler un avis sur les besoins d’adaptation de notre système éducatif.
M. Laurent Mahieu, président de la Commission des titres d’ingénieur (CTI). Le panorama des écoles d’ingénieurs est composé d’une grande diversité d’établissements, allant des écoles d’officiers de marine à celles de paysagistes. Le travail de la CTI est de faire en sorte qu’il existe, au-delà de cette hétérogénéité liée à la taille, aux cursus, aux finalités, aux situations des écoles et aux parcours des élèves, un cadre général permettant à chacun d’évoluer, avec toute la souplesse et l’agilité nécessaires.
Notre fonction d’assurance qualité de la formation et d’amélioration continue des écoles fait que nous avons l’habitude de travailler sur le temps long. Lorsque nous introduisons des changements dans notre référentiel, nous savons qu’il faudra une dizaine d’années pour que l’ensemble des 200 écoles parvienne à atteindre un niveau acceptable sur ces aspects nouveaux. Ceci impose donc une certaine humilité quant aux changements proposés.
Pour autant, les évolutions envisagées sont déjà inscrites, ce travail sur une échelle de temps long impliquant en effet de toujours se projeter à dix ans.
De ce fait, notre référentiel des formations est en permanente évolution, d’une part parce que les écoles bougent par elles-mêmes, d’autre part parce que nous sommes à l’écoute des attentes de la société. Très souvent, des injonctions sont ainsi faites aux écoles d’ingénieurs pour qu’elles portent tel ou tel problème. La semaine dernière, j’ai par exemple été sollicité par vos collègues parlementaires pour parler de l’épuisement professionnel et des mesures mises en œuvre dans les écoles pour former les ingénieurs de demain à faire face à ce risque. De même, le Conseil national du numérique avait indiqué voici quelques années qu’il fallait que les écoles d’ingénieurs se positionnent pour travailler sur la question de la fracture numérique dans la société. Face à ces demandes, à nous d’envisager les voies supportables pour évoluer.
L’acquisition des connaissances scientifiques et techniques et la maîtrise de leur mise en œuvre font de longue date partie du socle commun à tous les ingénieurs. Ceci comprend un large champ de sciences fondamentales, la capacité à mobiliser un champ scientifique spécifique, approfondi, et à disposer des méthodes et outils appropriés.
Nous avons toutefois, assez récemment, élargi ce périmètre, en préconisant le développement de l’aptitude à mener des activités de recherche et d’expérimentation, et d’une capacité de maîtrise d’une nouvelle compétence informationnelle ; mais tout cela n’est rien sans la capacité de mise en œuvre, de dialogue avec d’autres professionnels, de compréhension des attentes de la société, de travail collaboratif et de travail par soi-même. Il est également essentiel d’être en mesure de développer son potentiel d’initiative et son esprit critique.
Nous essayons ainsi de dessiner un profil d’ingénieur avec une tête bien faite, chaque école apportant ensuite la vision en 2D ou en 3D d’un visage propre à ses spécificités.
Dans le champ des ressources et des moyens des écoles, nous avons beaucoup insisté sur l’environnement recherche des étudiants : pas d’école d’ingénieur sans enseignants chercheurs permanents. Il faut également trouver le bon équilibre entre les interventions des enseignants chercheurs et celles des professionnels. De même, pas d’école d’ingénieurs sans une immersion réelle dans des territoires de recherche. Il est important que tout étudiant ingénieur ait la possibilité d’effectuer un stage de fin d’études dans des activités de recherche. Nous ne sommes pas des monomaniaques du stage en entreprise. Encore faut-il évidemment que cela réponde à un projet professionnel orienté vers l’approfondissement scientifique. Nous mettons également l’accent sur les possibilités de double diplôme, ainsi que sur l’apprentissage. Nous veillons ainsi à fournir un apport académique suffisant aux 16 000 apprentis ingénieurs qui sont aujourd’hui dans nos écoles.
Notre responsabilité en matière d’assurance qualité consiste non à veiller au contenu des formations, mais à ce que les écoles disposent effectivement des outils leur permettant d’être en permanence en dialogue avec les entreprises et le monde de la recherche. Nous remplissons donc une double mission, consistant à définir globalement ce qu’est le profil d’un ingénieur, mais aussi à s’assurer que les écoles, dont c’est la responsabilité première, prennent correctement en charge la capacité à évoluer. Nous devons pour cela revisiter en permanence nos processus, de manière à ce que les écoles disposent, de par notre assurance qualité, des degrés de liberté et d’agilité nécessaires pour ajuster en permanence leur offre de formation.
J’aimerais consacrer un dernier point à la position de l’apprenant aujourd’hui et aux objectifs pédagogiques. Un renversement s’est effectué lorsque l’on a abandonné l’idée d’une accumulation de connaissances pour détailler en priorité un profil de compétences. Nous avons incité les écoles à une forte évolution des formes pédagogiques. Nous avons ainsi souhaité que davantage de temps soit consacré au travail collectif de production, qui favorise l’appétit de savoir et l’envie de comprendre. Il faut que nous permettions aux écoles et qu’elles-mêmes offrent aux étudiants l’opportunité d’aller assez vite assez loin dans la compréhension des questions scientifiques. Il faut réfléchir à des formes pédagogiques permettant de répondre à cette attente. Ceci requiert beaucoup d’agilité interne, en termes d’organisation.
Il y a dix ans, nos prédécesseurs avaient insisté fortement sur cette démarche compétences et sur le développement des sciences humaines et sociales. Aujourd’hui, il s’agit d’une véritable originalité des formations d’ingénieurs françaises dans le paysage européen. Cette question de la culture professionnelle, de la largeur de vue et de la capacité de dialogue reste un atout pour nos formations.
La dimension internationale constitue également un élément clé des changements que nous avons souhaités voir se concrétiser dans les écoles.
Au cours de la dernière période, nous avons en outre mis l’accent sur la prise en compte des enjeux de société. Je pense qu’aucun ingénieur ne doit être inconscient des défis qui sont devant nous. Il est important de travailler, dans les écoles d’ingénieurs, les questions d’innovation et de formation par la recherche, au-delà de la seule sensibilisation à la recherche.
Voici, brièvement résumés, trois horizons nouveaux pour nos écoles, qui sont déjà engagées sur ces pistes et que nous accompagnons dans leur démarche, afin que ce chemin soit possible et réalisé.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne à présent la parole à Monsieur Laurent Carraro, directeur général de l’École des arts et métiers, qui s’efforce de mettre en œuvre une approche originale de l’enseignement des sciences et de la technologie, en ouvrant notamment des formations pour les filières technologiques post-bac, avec une pédagogie adaptée.
M. Laurent Carraro, directeur général de l’Ecole des arts et métiers. Le débat qui nous réunit aujourd’hui concerne la formation des scientifiques et des ingénieurs. Permettez au mathématicien que je suis, qui forme des ingénieurs depuis plus de 25 ans, d’attirer votre attention sur le fait que les deux publics sont très différents. Leurs qualités professionnelles constituent pourtant toutes deux des enjeux clés pour l’avenir de notre pays.
Mon intervention sera centrée sur la formation des ingénieurs, dont les compétences dépassent de loin, par leur amplitude et non par leur profondeur, celles des scientifiques. Un ingénieur doit en effet intégrer des contraintes extrêmement variées, techniques, scientifiques, économiques, humaines et autres. Mon collège Frank Debouck a évoqué tout à l’heure, avec raison, les soft skills et les hard skills.
Notre pays souffre depuis de nombreuses années d’une désaffection vis-à-vis des sciences ; nous le savons tous. Je crois qu’il connaît surtout une désaffection plus grande encore à l’égard des formations technologiques, alors même que tous nos jeunes sont pourtant largement technoaddicts.
De ce fait et tenant compte des interventions précédentes, mon propos, sans délaisser l’enjeu fort d’une formation scientifique de qualité, nécessitant un temps d’apprentissage significatif, se centrera sur la filière de formation technologique.
Je vais tout d’abord évoquer la question du baccalauréat technologique, au travers de quelques chiffres.
Entre 2000 et 2015, le nombre de bacheliers S est passé de 136 000 à 167 000, soit une augmentation de 23 %. Dans le même temps, les bacheliers STI2D ou équivalents ont vu leur nombre passer de 36 000 à 27 000, soit une baisse de 25 %, avec des taux de réussite quasiment identiques en 2015. On constate en outre que 7 % seulement des titulaires d’un bac STI2D accèdent à une formation d’ingénieurs. Je me dois d’observer ici que les meilleures écoles d’ingénieurs ne se bousculent pas pour recruter ce type d’étudiants. 18 % des bacheliers S accèdent en revanche à ce type de formation, alors même que de très nombreux débouchés alternatifs aux formations d’ingénieurs leur sont proposés.
Que faire, dans ces conditions, pour fournir au pays les professionnels et cadres techniques dont les entreprises ont besoin ? La loi sur l’enseignement supérieur et la recherche de juillet 2013 a largement abordé cette question. Il me semble toutefois que nous ne sommes pas encore parvenus à un équilibre raisonnable dans notre système d’enseignement supérieur français, passablement fragmenté.
Nous sommes convaincus qu’en complément de la filière scientifique, qui fait la renommée de notre pays, la filière de formation technologique doit être mieux structurée. Il est essentiel de reconstruire un continuum permettant à des jeunes passionnés a priori davantage par la technologie que par la science de trouver une voie valorisée et valorisante, d’accéder à une formation attractive, aux débouchés avérés, dans le cadre d’une filière technologique se dégageant dès la classe de seconde. La pédagogie développée devrait être intégrée et permettre aux jeunes d’aborder les problématiques complexes que posent les questions technologiques.
Ayant cela en tête, nous avons, en septembre 2014, créé aux Arts et métiers un bachelor de technologie, qui s’adresse uniquement aux bacheliers STI2D et leur offre une formation professionnalisante, exigeante, en trois ans, articulée autour de la réalisation de dispositifs techniques souvent quotidiens (drones, éoliennes, etc), qui constituent leur environnement culturel. Ce cursus doit leur permettre d’approfondir dans la durée leurs connaissances scientifiques. Cette pédagogie impose à nos enseignants de cesser de fonctionner en silos, pour travailler plutôt en équipes pluridisciplinaires, offrant ainsi un environnement et une dynamique d’apprentissage beaucoup plus proches de ceux que les jeunes découvriront ensuite dans l’entreprise. Elle est coûteuse et requiert des moyens d’accompagnement qui le sont tout autant.
Cette formation est conçue comme un prolongement naturel du baccalauréat STI2D. Elle offre une réelle sortie professionnelle au terme des trois ans, mais permet également une poursuite d’études vers une formation d’ingénieurs. A cet effet, un processus de recrutement spécifique vers nos filières d’ingénieurs a été mis en place.
Cette initiative rencontre un très fort succès auprès des jeunes bacheliers technologiques. La renommée de notre établissement joue évidemment, de même que la perspective pour certains de poursuivre leur cursus dans l’une de nos formations d’ingénieurs. Jouent certainement tout autant la perspective d’études sécurisées, avec sortie professionnelle au bout de trois ans, de même que l’attrait pour une pédagogie active, donnant du sens aux apprentissages.
Il convient de noter que le fait de créer ex nihilo une formation de ce type a généré un espace de liberté extrêmement intéressant pour nos enseignants chercheurs, qui s’en sont saisis avec gourmandise, voire avidité, ceci malgré un système de recensement des activités de formation dont nous savons tous qu’il est totalement sclérosant et obsolète.
Le danger que nous rencontrons à ce jour est celui du trop grand succès, donc de la trop grande sélectivité de cette formation. Il nous semble dès lors essentiel que d’autres participent à la constitution d’une filière de formation technologique forte et lisible. Les travaux que nous menons à Angers, où nous avons construit cette formation en collaboration avec l’université et l’IUT, montrent que ceci est possible.
Par ailleurs, cette formation favorise et promeut la prise de risque, donc accepte, voire valorise l’échec des étudiants. Ceci devrait, de mon point de vue, devenir une composante essentielle de notre système éducatif.
En conclusion, le système actuel de formation des scientifiques et des ingénieurs mise tout, aujourd’hui, sur la filière scientifique, dépréciant ainsi de fait la voie technologique. Il est temps, me semble-t-il, de dynamiser cette dernière, afin qu’avec des flux équivalents et des débouchés plus variés, elle donne les mêmes chances de réussite à ces jeunes et fournisse au pays les ingénieurs, voire les scientifiques, dont notre économie et notre société ont besoin. L’aspect quantitatif abordé précédemment concerne tout à fait ce point.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons à présent recueillir le point de vue de Monsieur Jean-Jacques Greffet, professeur à l’Institut d’optique, directeur de l’école doctorale « Ondes et matières » de l’université Paris-Saclay, qui évolue au cœur de ces expériences de rapprochement entre grandes écoles et université.
M. Jean-Jacques Greffet, professeur à l’Institut d’optique, directeur de l’école doctorale « Ondes et matières » de l’université Paris-Saclay. Je vais aborder la très vaste question de l’évolution de la formation des scientifiques et des ingénieurs sous un angle volontairement restreint, puisque j’ai choisi d’évoquer le rôle que peut jouer la recherche dans l’enseignement.
Pourquoi dit-on toujours qu’enseignement et recherche doivent aller de pair ? A force d’admettre des dogmes, il me semble nécessaire de revisiter de temps à autre leur origine. Cette idée a été formulée par Humboldt, au début du XIXème siècle. Alors ministre de l’éducation, il est à l’origine de la fondation de l’université de Berlin. C’est en 1810 qu’il indiqua qu’un professeur devait également être un chercheur et apprendre de ses élèves. Notez qu’à cette époque, les élèves sortaient du baccalauréat avec des connaissances de pointe.
Avec l’accélération des progrès et des connaissances, la vitesse de renouvellement des enseignements a beaucoup changé. La situation est aujourd’hui assez différente de celle rencontrée par Humboldt. A titre d’exemple, on utilise aujourd’hui des disques durs fonctionnant sur un principe physique encore inconnu lorsque j’étais étudiant, voici une trentaine d’années. La masse de connaissances croît exponentiellement et il est devenu impossible de tout maîtriser.
Ainsi, le monde a bien changé depuis 1810. Entrer à l’université revenait alors à faire partie d’une toute petite minorité, qui pouvait accéder à des connaissances de pointe. Aujourd’hui, la majorité des jeunes entrent à l’université, où l’on accède à des connaissances de base, celles que les chercheurs de 1810 ont contribué à développer. Je pense par exemple à la loi des gaz parfaits de Gay-Lussac, établie au XIXème siècle et que l’on apprend désormais dans le secondaire.
De ce point de vue, il est possible de comparer notre licence à ce qu'était le lycée de Humboldt. Or Humboldt n’avait pas dit que les professeurs des lycées devaient faire de la recherche et y initier leurs élèves.
Je pense que la licence est aujourd’hui le niveau des concepts de base, des connaissances solides. Je ne remets bien évidemment pas en cause le lien entre recherche et enseignement, qui m’apparaît plus que jamais indispensable. La question est de savoir à quel moment établir ce lien. Parler du boson de Higgs dans un problème de terminale me semble une erreur fondamentale. C’est aller à mon sens un peu vite en besogne que de considérer que l’enseignement doit systématiquement se ressourcer dans la recherche et réciproquement.
Permettez-moi de vous faire part d’un autre exemple allant dans le même sens et qui m’a frappé récemment. Il s’agit d’un projet de modification des épreuves de Travail d’initiative personnelle encadré (TIPE), que passent les élèves des classes préparatoires. Ce projet personnel est préparé pendant toute l’année de bac+2. Voici les consignes données dans ce cadre à des élèves qui ont un bagage de bac+1 en début d'année : « Le candidat devra mettre son travail en cohérence par rapport à un contexte scientifique. Il devra analyser quelques travaux significatifs du domaine. Il devra citer les ouvrages et articles. Il devra acquérir la vision la plus exhaustive possible du sujet. Il est censé s’approprier les questions restées en suspens et les sujets controversés. » On attend ceci d’un élève au niveau bac+2. Je l’exige de mes élèves de master 2. Je vois là un problème. On ne demande pas à un élève qui commence un instrument de jouer un morceau de virtuose. Sinon, cela revient à demander aux étudiants de faire semblant. Pour autant, des enseignants vont devoir, au bout du compte, noter les travaux présentés, et se trouveront confrontés à un réel problème d’éthique. Devront-ils eux aussi faire semblant de trouver ces travaux satisfaisants ? Il faut selon moi revenir à davantage de rigueur, à l’exercice bête et méchant, présentant l’immense mérite de vérifier que l’on a compris un concept de base. Il s’agit pour moi d’un incontournable.
Mon propos revient à considérer les premières années d’études supérieures, jusqu’à la licence, comme des années d’acquisition de connaissances de base, équivalant au baccalauréat de 1810. Ce n’est selon moi pas le moment opportun pour faire de la recherche. Ceci n’est pas sans conséquence sur la formation. Ainsi, le formateur intervenant à cette étape ne doit pas nécessairement être un chercheur. Ceci peut avoir un impact important sur la façon de réfléchir à la manière de structurer l’enseignement supérieur.
Au niveau du master et du doctorat en revanche, la recherche est totalement essentielle.
Je pense que les formateurs de licence doivent tous être titulaires d’un doctorat, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. C’est la garantie de la capacité à évoluer. Par contre, je ne suis pas sûr qu’il faille injecter beaucoup de recherche lors de ces trois premières années, la troisième année étant une période de transition.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je vais donner la parole à Monsieur Hervé Christofol, secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement supérieur.
Toutes les organisations syndicales avaient été sollicitées ; le SNESUP-FSU est la seule à avoir répondu à l’invitation. Je vous en remercie.
M. Hervé Christofol, secrétaire général du Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP-FSU). Merci de me donner la parole et l’opportunité de m’exprimer sur ce sujet très important de la formation des scientifiques et des ingénieurs, et des perspectives d’évolution envisageables.
Je souhaiterais, au fil de mon intervention, vous présenter un objectif principal et trois priorités stratégiques.
L’objectif central est de placer l’université au cœur de la formation des scientifiques et des ingénieurs, comme cela se fait dans les grandes démocraties mondiales.
Les trois priorités sont les suivantes : faire converger les écoles d’ingénieurs et les parcours universitaires, financer la licence à la hauteur du financement des classes préparatoires aux grandes écoles, et insister sur la reconnaissance du doctorat.
Concernant le premier point relatif à la convergence, il m’apparaît que les Communautés d’universités et d’établissements (COMUE) sont des usines à gaz et des millefeuilles bureaucratiques. Elles présentent toutefois l’avantage de rassembler universités et grandes écoles. Il faut tirer parti de ce rapprochement, pour d’une part, donner accès aux étudiants en licence aux infrastructures technologiques des écoles, et d’autre part, offrir aux élèves ingénieurs la possibilité d’accéder à la formation « à » et « par » la recherche des enseignants chercheurs des laboratoires universitaires, afin d’élever le niveau scientifique théorique et expérimental de tous.
Il est également essentiel de créer, au cours du cursus de licence comme de master, des passerelles entre les universités et les trois années d’écoles d’ingénieurs.
Les universités, tout comme les écoles d’ingénieurs, ont développé de nombreux partenariats internationaux. Pourquoi ne parviendrions-nous pas à faire avec des établissements d’une même COMUE et a fortiori au sein d’un même établissement, ce que nous réussissons à mettre en place avec des structures étrangères ? Rappelons que la créativité et l’innovation sont stimulées par la diversité des profils.
La deuxième priorité consiste à réduire les inégalités de moyens entre les parcours de formation. La fourchette s’étend en effet de 5 000 € par étudiant à plus de 20 000 €, voire 60 000 € dans certaines écoles d’ingénieurs. J’en veux pour preuve le dernier projet de bachelor de l’École polytechnique, d’un montant de 60 millions d’euros pour un millier d’étudiants. Il s’agit véritablement d’une honte, héritée de l’Empire et toujours défendue par de nombreux lobbies, corps et sociétés d’anciens élèves. Si la pédagogie et le recrutement diffèrent, les budgets et les taux d’encadrement devraient être comparables en licence avec ceux des Classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), et en master avec ceux des écoles d’ingénieurs. Ceci est possible, surtout si nous relevons l’ambition de la Stratégie nationale pour l’enseignement supérieur, qui est de mener le financement de l’enseignement supérieur à la hauteur de 2 % de notre PIB.
Il convient enfin de revaloriser le doctorat, qui est la formation scientifique par excellence. Cela passe par la reconnaissance des docteurs et des ingénieurs docteurs dans les conventions collectives, comme l’État s’est lui-même engagé à le faire dans la haute fonction publique. Seul ce diplôme garantit la maîtrise des démarches de recherche scientifique. A ce titre, le crédit d’impôt recherche devrait être davantage conditionné à l’embauche de ces docteurs.
Enfin, comme le soulignent de nombreux économistes, les inégalités freinent le développement des sociétés. Il ne s’agit bien évidemment pas d’uniformiser tous les parcours ; la diversité des voies (CPGE, licence, DUT, etc.) doit au contraire permettre, par des pédagogies diversifiées, de s’adapter à la diversité des profils. Il s’agit de donner la même attention à chacun, pour la réussite de tous.
Liberté de choix, égalité de moyens, fraternité des coopérations.
Bien entendu, tout cela doit s’accompagner de la réforme de l’enseignement scientifique au lycée, ainsi que cela a été fort bien dit lors de la première table ronde, afin de parvenir à une orientation éclairée et de préparer la réussite post-bac.
C’est ainsi, de notre point de vue, que nous réussirons la démocratisation de l’enseignement supérieur, et que nous redonnerons de l'attractivité aux filières scientifiques et technologiques.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous accueillons pour terminer Madame Odile Macchi, qui représente la fondation « La main à la pâte », célèbre pour son action sur la diffusion de la culture scientifique et technique par l’expérience, en primaire et en collège.
Mme Odile Macchi, membre de l’Académie des sciences, vice-présidente de la fondation « La main à la pâte ». Une question aussi compliquée que l’évolution des enseignements peut et doit être abordée de plusieurs façons, à la fois par la base et par le sommet, pour obtenir les nécessaires changements de mentalité qui permettront l’efficacité.
« La main à la pâte » a précisément travaillé à partir de la base et du sommet. Créée par l’Académie des sciences voici vingt-et-un ans, sous l’impulsion du prix Nobel Georges Charpak et des académiciens Yves Quéré et Pierre Léna, cette fondation s’appuie sur l’idée que chaque élève porte en lui le désir d’apprendre et la curiosité.
Pour faire progresser les élèves, la pédagogie passe par la mise en œuvre d’un enseignement fondé sur l’investigation, pour acquérir à la fois des compétences et des connaissances, sans jamais opposer les deux aspects. Cette démarche d’investigation apprend à poser des problèmes que l’on ne sait pas a priori comment aborder. Elle développe la curiosité, l’imagination, favorise le travail interdisciplinaire et en équipe, fait travailler l’expression écrite et orale, le vocabulaire, toutes qualités dont nous venons de voir qu’elles sont absolument indispensables (il ne faut pas voir l’enseignement des humanités comme antagoniste avec celui des sciences.) Ainsi des compétences qui seront développées dans la formation des scientifiques et ingénieurs commencent à s’acquérir dès l’enfance. C’est l’une des raisons pour lesquelles « La main à la pâte » intervient dès le niveau primaire. J’insiste sur le fait que l’on ne perçoit aucune différence entre garçons et filles à ce niveau.
Il faut savoir qu’à l’âge de 12 ou 13 ans, les enfants sont nombreux aujourd’hui à avoir déjà décidé que la science ne les intéresse pas. Ceci nous semble gravement dommageable pour la société. La démarche d’investigation constitue un remède. En apportant du plaisir aux élèves et en favorisant une bonne atmosphère dans la classe de science, elle permet d’instiller un goût pour la science et la technologie. Sa généralisation est donc susceptible d’éviter dans le futur des orientations scientifiques en trop petit nombre.
Il convient également de souligner qu’à l’école primaire, les sciences sont enseignées, mais non évaluées. Or, comme chacun sait, l’existence d’une évaluation rend toujours la situation très sensible, dans la mesure où les parents accordent une grande importance aux résultats de leurs enfants. L’absence d’évaluation des sciences en primaire a donc favorisé la marge d’action de « La main à la pâte ».
Je souhaiterais, dans le peu de temps qui me reste, mentionner l’une des évolutions de « La main à la pâte » : nous recommandons que la démarche fondée sur l’investigation infuse davantage à l’intérieur de l’éducation nationale à partir du niveau du collège.
Un projet intitulé « Collèges pilotes La main à la pâte » est actuellement en cours de développement. Ce projet sur cinq ans a débuté en septembre 2016, avec 40 collèges pilotes. L’idée est d’aller progressivement jusqu’à 150 collèges en 2018, dont la moitié en zone d’éducation prioritaire ou en zone rurale. Comme au niveau du primaire, la démarche s’appuie sur des professeurs volontaires qui développent au sein de leur établissement des activités interdisciplinaires ancrées sur une science et une technique vivantes. Ils reçoivent un soutien de la Fondation « La main à la pâte » et des neuf Maisons pour la science nouvellement créées au sein d’universités (certains intervenants en ont déjà fait mention). Elles travaillent en lien avec des scientifiques et des entreprises locales et sont toutes impliquées dans ce projet. Je voudrais mentionner que l’effort énorme de ces professeurs volontaires et particulièrement convaincus profite bien évidemment aux élèves sans qu’il soit toujours suffisamment valorisé dans leur carrière.
Le projet « Collèges pilotes La main à la pâte » bénéficie d’un partenariat public-privé, mais n’est pas encore assuré de tout son financement. Seules sont acquises deux années (sur cinq) de l’expérience et ceci dans 50 collèges (sur 150) à hauteur de 1,5 million d’euros. Il est indispensable que les pouvoirs publics et structures privées permettent le plein déroulement d’une initiative d’une telle importance pour les élèves, les professeurs et le renouveau de l’éducation scientifique en France. Il reste à assurer les moyens financiers pour les trois années supplémentaires de l’expérience et à élargir l’expérience à l’ensemble du territoire par le passage de 50 à 150 collèges. J’ajoute que, rapportée aux nombres d’élèves et professeurs touchés et aux effets de levier sur le système éducatif, la somme requise reste de dimension modeste.
« La main à la pâte » ne se situe certes pas au niveau de la formation des scientifiques, ingénieurs et techniciens : convaincue que la récolte donnera de beaux « fruits », une dizaine d’années plus tard, elle œuvre dans le terreau qui porte les vocations scientifiques et techniques et permet de les faire croître. A ce titre, ce genre de projet me semble mériter toute l’attention et le soutien nécessaires.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous disposons à présent d’un temps de débat. N’hésitez pas à demander la parole.
Mme Isabelle Demachy, professeure de chimie, vice-présidente en charge des Transformations pédagogiques de l’université Paris Sud. Je souhaitais intervenir sur la question du rôle et de la place des universités dans ce contexte. L’université est une structure forte et porteuse, avec les organismes de recherche, de la recherche fondamentale, celle-ci étant le ferment d’innovations de rupture qui peuvent advenir beaucoup plus tard.
Distinguer l’adossement de la formation et de la recherche entre licence et master requiert à mon sens une grande prudence. En effet, ceci peut constituer une véritable tornade vis-à-vis des missions universitaires et un élément de déstabilisation très fort de ces structures. Depuis de nombreuses années, le cycle licence est le parent pauvre de l’enseignement supérieur. Il est le réceptacle des élèves non sélectionnés ailleurs et dispose souvent de moyens inférieurs à la plupart des autres systèmes d’enseignement supérieur.
Il convient néanmoins de rester positifs et constructifs. Les évolutions sont nombreuses et il existe aujourd’hui une volonté très profonde des enseignants chercheurs et des universités de changer. C’est dans cette optique par exemple que la présidente de l’université Paris Sud a fait le choix d’associer dans son équipe un vice-président en charge des transformations pédagogiques. Ceci s’inscrit dans l’idée de construire des parcours plus technologiques, de travailler sur des objectifs pédagogiques, de veiller à une diversité de parcours en licence. L’université doit être actrice de ces mouvements, avec des partenaires privilégiés que sont les écoles et les IUT notamment. C’est à ce prix que nous pourrons réussir. Il faut vraiment être vigilant sur la place de l’université dans ces processus.
M. Alain Fontaine, vice-président de la Société française de physique (SFP). Il ne faut selon moi pas séparer scientifiques et ingénieurs : il existe à mon sens un continuum.
En 1880, les électriciens écrivaient dans une revue que, auparavant, les physiciens étaient les électriciens et que l’électricité était « l’un des plus curieux rameaux de leur spécificité scientifique ». N’en déplaisent à messieurs les physiciens de profession, les électriciens ne leur appartiennent plus. Ce n’est pas la question.
Je conclurai en citant Pasteur : « Non, mille fois non, il n’existe pas une catégorie de sciences auxquelles on puisse donner le nom de sciences appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit et l’arbre qui l’a porté ».
Il me semble important de ne pas effectuer de segmentations lorsque ce n’est pas nécessaire. Ceci peut en effet s’avérer nettement contreproductif.
Mme Sylvie Bonnet, présidente de l’Union des professeurs de classes préparatoires scientifiques (UPS). Je souscris tout à fait à ce qui vient d’être dit. J’ai moi-même été relativement surprise par cette opposition entre scientifiques et ingénieurs. En effet, je considère qu’un ingénieur est aussi un scientifique dans le domaine qui nous intéresse.
J’ai également écouté très attentivement les propos de Madame Demachy sur la nécessaire collaboration entre les différents acteurs. Je pense qu’il faut être conscient du fait que l’on a besoin de tout le monde, d’une grande variété de formations et de profils, qu’il nous faut mettre en synergie. Il est, dans cette optique, vraiment indispensable de soigner particulièrement la formation en amont. Le terreau cultivé par « La main à la pâte » a besoin ensuite que le relais soit assuré. Il faut qu’au-delà de l’école primaire, le collège et le lycée entretiennent la flamme ainsi allumée.
Je crains en outre que mes propos aient été mal entendus ou avec une oreille quelque peu orientée par certains des intervenants. Selon moi, les disciplines ne sont intéressantes que si elles interagissent. Le reproche principal que j’adresse à la dernière réforme du lycée ne concerne pas le contenu des enseignements en lui-même, mais le fait que l’on ait tué l’interaction entre les différentes disciplines. Ceci me paraît extrêmement grave. Au fond, peu importe le contenu. La formation scientifique a besoin de faire parler entre elles toutes les disciplines. Or cet aspect a été délibérément sacrifié, afin de supprimer toute dimension de formalisme mathématique de l’enseignement des autres sciences.
M. Jean-François Beaux, président de l’Association des professeurs scientifiques de classes préparatoires biologiques et géologiques. Nous sommes, je pense, tous très sensibles aux compétences évoquées, telles que la capacité d’argumentation, l’esprit critique, la créativité ou les qualités sociales.
De profondes évolutions ont eu lieu, que ce soit dans notre manière d’enseigner ou d’évaluer, pour prendre en compte ces développements.
La question posée est de savoir comment articuler tout cela avec le maintien d’un support mémorisé, permettant de mieux construire ces différentes compétences. La réponse est peut-être à trouver au niveau de l’articulation entre le lycée et l’enseignement supérieur. Comment forger et maintenir cette information mémorisée et solide, qui sera la base nécessaire au développement de ces compétences ?
M. Hervé Christofol. J’aimerais préciser deux éléments relatifs au lien entre formation et recherche.
Je suis tout à fait d’accord avec l’idée selon laquelle on ne peut pas transférer de nouvelles connaissances et de la recherche dès l’enseignement en licence, dans la mesure où cela requiert de disposer au préalable des bases scientifiques nécessaires. Pour autant, le lien entre formation et recherche dès la licence est très important, pour la formation à la démarche scientifique, aux méthodes de recherche et aux didactiques disciplinaires. Aujourd’hui, il faut que, dès la licence, les professeurs soient des enseignants chercheurs, afin d’établir ce lien permanent et de faire en sorte que l’enseignement se nourrisse des compétences et de l’environnement du chercheur, dès les premières années.
Les expériences en licence à l’université existent assurément. Certaines ont été présentées ce matin. Mais elles sont malheureusement liées aujourd’hui à des appels à projets compétitifs et très peu d’établissements ont la possibilité de les mettre en œuvre. Au regard du budget 2016 et de la baisse du taux d’encadrement que cela induit, beaucoup d’universités ont reculé et sont revenues à des cours en amphithéâtre, au détriment de cours en petits groupes permettant une prise en compte plus personnalisée des étudiants dès la licence, afin d’atténuer le choc entre le lycée et les premières années de l’enseignement supérieur.
Les enjeux sont importants et les enseignants chercheurs prêts à relever tous ces défis. Encore faut-il que la nation les accompagne dans cette volonté et s’engage véritablement dans un grand programme de soutien à son enseignement supérieur et à sa recherche.
M. Laurent Gouzènes. Je souhaiterais revenir sur la question de la différence entre l’information et la connaissance. L’information renvoie à ce qui se transmet et peut être stocké sur un disque dur. Les connaissances correspondent à ce que l’on a en tête. Autant il est facile de transférer de l’information, autant le transfert de connaissances est extrêmement complexe et long.
Les connaissances en tant que telles, notamment en science et en technologie, forment une espèce d’escalier : comprendre un niveau plus élevé requiert d’avoir acquis au préalable d’autres concepts. Il convient de gravir les marches une par une, en partant des degrés inférieurs. Il est important d’avoir conscience de cela. Il faudrait pour ce faire disposer de cartographies permettant de connaître explicitement et de comprendre le fonctionnement et l’organisation de ces cheminements, de ces passages obligés de la connaissance, nécessaires pour parvenir à résoudre certains problèmes.
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Je tiens tout d’abord à vous remercier toutes et tous pour cette matinée d’échanges et de réflexion.
Je ne vais évidemment pas me livrer à un exercice de conclusion définitive. Il me semble néanmoins important de mettre l’accent sur un certain nombre de points qui m’ont marqué lors de vos différentes interventions.
Le sujet de cette audition concernait la Stratégie nationale de recherche, que la loi nous charge d’évaluer, et la formation des scientifiques et des ingénieurs.
J’aimerais partager votre avis quant à l’absence de différence entre scientifiques et ingénieurs. Malheureusement, dans les faits, il est question aujourd’hui de la nécessité à la fois d’avoir des scientifiques et de développer la technologie. Ceci signifie qu’il faudra progresser sur cette notion de scientifiques. Certains ont proposé d’ajouter le terme de « technologues ». Ce sont tous des scientifiques, mais on a besoin, en France, de développer la totalité de ce secteur.
Plusieurs d’entre vous ont évoqué une certaine désaffection vis-à-vis des sciences. Or ce constat n’est visiblement pas partagé par tous. Je pense qu’il faut davantage de sciences en France, à l’image d’autres pays qui accordent globalement plus de place à la science, à la technologie et à l’innovation. Ceci relève en grande partie d’une volonté politique. Or la science n’est peut-être pas, en France, une priorité politique. Bien que soutenant ce gouvernement, je suis personnellement en désaccord avec le fait qu’il ne comporte pas de ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ceci représente, dans un pays, un bon indicateur de l’importance accordée à la science. J’étais lundi avec le ministre argentin de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui est un grand scientifique et pèse de tout son poids dans un certain nombre d’arbitrages.
Il faut en outre qu’un pays puisse disposer de moyens humains, en termes de quantité et de performance, pour la mise en œuvre de sa Stratégie nationale de recherche, ainsi qu’Alain Bravo l’a fort justement indiqué en introduction. Les besoins vont croissant et il est important de pouvoir les satisfaire.
Même si cela figure dans la loi de 2013, le lien entre le lycée et l’enseignement supérieur ne semble par ailleurs pas encore suffisamment organisé. Les acteurs des classes préparatoires ont également à s’interroger davantage sur les relations à nouer avec l’université. Ayant été membre d’un conseil d’administration de lycée, il m’apparaît que ce lien pourrait très nettement s’améliorer, même si des progrès ont indéniablement été accomplis dans ce domaine.
Globalement, il semble que la situation se soit améliorée au cours des quinze dernières années. Lorsque je repense au rapport que j’avais rendu à Lionel Jospin sur ce sujet, en 1998, je perçois les avancées accomplies, notamment dans l’intégration de notre système d’enseignement supérieur français.
Le principal objectif est de maintenir un enseignement supérieur permettant non seulement de poursuivre les objectifs de la Stratégie nationale de recherche, mais aussi de donner à la France les moyens de conserver son rang de grande nation de la science et de la technologie.
Nous avons donc intérêt à ce que les vocations scientifiques s’effectuent sur la base la plus large possible. L’élitisme républicain, qui a fondé notre histoire, ne fonctionne que lorsqu’il repose sur une large base sociale de sélection. Il faut donc faire le point à la fois sur le lycée et l’enseignement supérieur et veiller à ce que l’ensemble du système, à l’image des plus prestigieuses filières de l’enseignement supérieur, qui se réclament justement de l’élitisme républicain, ne subisse pas les effets d’une dégradation.
Il faut à tout prix éviter que ne coexistent un système qui fonctionnerait bien pour l’élite et un autre qui fonctionnerait mal pour le reste des filières. Nous avons besoin de tous.
On peut percevoir dans une telle situation non seulement le risque d’une forme de renfermement social des élites sur elles-mêmes, mais aussi d’une perte, pour la collectivité publique, de talents potentiels bien plus grands que ceux sélectionnés initialement, du fait de la mise à l’écart d’une partie de la population sur la base de sélection. Il convient pour cela de jouer à long terme sur l’inégalité des financements, suivant les filières.
Dans ce contexte, des réflexions pour essayer de drainer différemment, via des circuits moins traditionnels, des vocations vers l’enseignement supérieur, paraissent tout à fait justifiées. Des expériences ont déjà été menées en ce sens. Il existe ainsi aujourd’hui des passerelles entre les filières d’ingénieurs et les universités. Ceci figurait d’ailleurs dans les préconisations du rapport dans lequel j’avais essayé de proposer une traduction législative des Assises de 2013, même si aujourd’hui cela doit évoluer et fonctionner différemment. Nous ne sommes vraisemblablement pas au bout du chemin, comme en témoigne l’histoire de Saclay et de Paris Sud.
Je pense qu’il faut cesser de considérer un parcours non linéaire comme une succession d’échecs, mais bien plutôt comme l’occasion d’expériences enrichissantes, qui concourent finalement à une formation plus accomplie encore. Le développement de passerelles entre les formations me semble ainsi un élément majeur. Cette fluidité, qui doit permettre de rattraper les défaillances éventuelles du système et faciliter l’allocation des ressources humaines, par le jeu de la main invisible qui oriente les parcours personnels, est indispensable à la bonne mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche. Les défis ne pourront être relevés que si l’on dispose de chercheurs bien formés, en nombre suffisant.
De nombreux autres éléments ont été évoqués ce matin, comme la nécessité de gérer la complexité, les problèmes liés à la massification ou encore le besoin de disposer d’une Stratégie nationale de la recherche et d’une Stratégie de l’enseignement supérieur coordonnées. Certains ont également mentionné l’importance des liens entre science et technologie, notamment dans l’usine du futur, et évoqué la question des convergences entre disciplines. Il a également été question de l’importance d’un accompagnement tout au long de la vie et de la nécessité de se former en continu.
L’élément essentiel que je tiens à mettre en lumière au terme de ces échanges réside dans le soutien à apporter à la création de passerelles, à l’entrée comme au sein de l’enseignement supérieur, pour que celui-ci dispose d’une plasticité lui permettant de jouer pleinement son rôle de formation et d’identification des meilleurs talents pour la recherche et l’industrie.
Je conclurai en citant une anecdote racontée par Cédric Villani, qui m’a expliqué être allé consulter l’épreuve du baccalauréat de 1953 et l’avoir trouvée d’une difficulté inouïe. Seul un auteur du théâtre de l’absurde comme Eugène Ionesco pourrait en conclure que les élèves de terminale d’après-guerre étaient plus forts en mathématiques que les médaillés Fields d’aujourd’hui et que c’est bien là la preuve d’une baisse de niveau.
Je vous remercie et vous souhaite une bonne journée.
COMPTE RENDU DE L’AUDITION PUBLIQUE ORGANISÉE
PAR L’OPECST LE 8 DÉCEMBRE 2016 SUR « L’ÉVALUATION
DE LA STRATÉGIE NATIONALE DE RECHERCHE »
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Cette audition publique intervient dans le cadre de l’évaluation de la Stratégie nationale de recherche, que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques doit conduire en application de l’article 15 de la loi du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche.
Deux précédentes auditions publiques, réunissant à chaque fois plusieurs dizaines d’experts, ont permis de progresser dans cette évaluation : l’une, le 30 juin 2016, a passé en revue tous les aspects de la valorisation de la recherche, tandis que l’autre a fait le point, le 6 octobre dernier, sur la formation des scientifiques et des ingénieurs, en soulevant notamment la question de l’adéquation de cette formation aux besoins futurs de la mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche.
Je remercie tout d’abord monsieur le ministre Thierry Mandon d’être présent et d’avoir tenu à donner la position du gouvernement sur la Stratégie nationale de recherche, mais aussi vous toutes et tous qui êtes ici présents et avez souhaité apporter ainsi votre contribution à nos réflexions. Je citerai notamment Pascal Colombani, qui est parmi nous aujourd’hui et a joué un grand rôle dans ce travail, en animant des groupes de recherche.
L’Office parlementaire est un organe du Parlement, spécialement créé par la loi du 8 juillet 1983 pour informer le Parlement des conséquences des choix de caractère scientifique et technologique. Il est bicaméral, composé de 18 députés et autant de sénateurs. Il peut être saisi par une commission, un groupe de l’Assemblée nationale ou du Sénat, se voir confier une mission d’évaluation par une loi ou encore réagir à une sollicitation forte de l’actualité par une audition publique. La loi du 8 juillet 1983 distingue clairement ces trois modes de fonctionnement, lorsqu’elle précise que l’OPECST « recueille des informations, met en œuvre des programmes d’étude et procède à des évaluations ».
Le recueil d’informations s’effectue très souvent dans le cadre d’auditions publiques : nous en avons ainsi consacré une récemment aux transmissions vectorielles des virus, suite à l’épidémie du virus Zika, qui a touché un certain nombre de nos départements. Nous avons également organisé une audition lorsque s’est produit le survol des centrales nucléaires par des drones ou encore quand il a été question de la ségrégation de carbone dans les cuves de l’EPR. Ainsi, dès qu’un problème se pose, nous organisons une audition, à la manière des hearings américaines, pour essayer de clarifier la situation. Concernant l’audition sur les drones à laquelle je viens de faire allusion, je souhaiterais remercier le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, via l’Agence nationale de la recherche (ANR), ainsi que le ministère de la défense : l’ANR a en effet initié une étude avec appel d’offres, couronnée de succès (nous en avons vu la démonstration récemment à Villacoublay), pour la mise en œuvre de méthodes de détection audio et vidéo d’objets non métalliques, notamment des drones, que l’on est désormais capable de neutraliser. Ceci témoigne bien du rôle de booster que peut jouer l’Office dans la mise en œuvre de certaines politiques publiques. Nous menons pour ce faire des programmes d’étude, qui constituent notre principal mode de travail. Je travaille par exemple en ce moment, avec Catherine Procaccia, à une étude sur la modification ciblée du génome. De même, Dominique Gillot mène actuellement, avec le député Claude de Ganay, une réflexion sur l’intelligence artificielle. Nous essayons ainsi de conduire des études de fond, sur des sujets d’actualité.
Nous procédons par ailleurs à des évaluations. Nous avons par exemple évalué dans ce cadre le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs.
La mise en œuvre d’une Stratégie nationale de recherche faisait partie des trois points forts du rapport intitulé Refonder l’université, dynamiser la recherche, que j’avais rendu au Premier ministre en janvier 2013. Nous avions alors essayé de proposer une déclinaison législative en traduction du foisonnement des Assises pilotées de main de maître par Vincent Berger, ce qui avait conduit à l’élaboration d’un certain nombre d’articles de la loi.
Nous y soulignions tout d’abord la nécessité d’un État stratège : sans intervention de l’État, la recherche est en effet livrée aux forces du marché, qui tendent à la soumettre aux objectifs de court terme d’une rentabilité immédiate, dans la mesure où les systèmes de financement privés ne sont pas conçus pour appuyer des opérations au long cours. La recherche fondamentale ne peut être le fruit que du soutien public ou du mécénat. Pour autant, trop d’intervention publique risquerait d’étouffer la créativité des chercheurs, en empêchant l’émergence de pistes fructueuses ignorées des planificateurs centralisés ; la science soviétique en a livré des exemples que je ne détaillerai pas, mais que vous connaissez. La position de l’État stratège correspond à une situation intermédiaire, consistant à définir les grandes lignes d’action, en lien avec les besoins de la société, tout en laissant une certaine latitude au niveau de la mise en œuvre, afin de laisser vivre des initiatives susceptibles à terme de se révéler très fructueuses. Typiquement, l’État stratège doit orienter la recherche appliquée, tout en préservant un socle solide de recherche fondamentale.
De ce point de vue, notre État a rempli son rôle, en définissant dix grands défis sociétaux, complétés par cinq programmes d’actions pluridisciplinaires. C’est bien cet État stratège qui s’exprime au travers de la Stratégie nationale de recherche, validée voici environ un an par le Premier ministre.
Se pose toutefois la question des choix qui, de l’avis de certains, n’auraient pas été suffisamment faits, dans la mesure où tous les domaines de recherche sont finalement couverts par cette stratégie. Bien évidemment, la question de la gouvernance des universités, des communautés d’universités et de leurs liens avec les grands organismes a un impact sur la Stratégie nationale de recherche. Je ne doute pas que ce point sera évoqué au cours de nos débats.
La deuxième caractéristique de la Stratégie nationale de recherche réside dans le fait qu’il s’agit d’un instrument de coordination, qui vise à améliorer l’efficacité des efforts de recherche en les rassemblant autour d’un nombre limité de priorités scientifiques et technologiques. La France est un pays de taille intermédiaire, qui a les moyens de couvrir à peu près tous les domaines, à condition d’éviter les doublons ; d’où l’importance d’une bonne coordination entre nos différentes structures, afin que chacune se spécialise, dans une logique de complémentarité. Ceci avait déjà été demandé au niveau de l’Office voici quelques années, avec la création des Alliances qui, dans leurs domaines respectifs, ont semble-t-il permis cette coordination.
Cette réorganisation progressive s’appuie sur les contrats pluriannuels conclus par l’État avec les établissements d’enseignement supérieur et les organismes publics de recherche, ainsi que sur la programmation des agences de financement public de la recherche, dont l’ANR, les programmes investissements d’avenir ou la Bpi pour les aspects touchant l’innovation.
Mais cette question est aussi immanquablement liée à l’appropriation, à la base, de la stratégie décidée au sommet : la SNR a-t-elle été correctement appréhendée par les équipes sur le terrain ? A-t-elle été comprise et perçue comme utile ? L’Office a choisi de le vérifier en organisant une visite à l’université de Haute-Alsace, le 17 février 2017 : ceci nous permettra d’envisager la manière dont la SNR est perçue dans un établissement et dont les décisions prises dans ce cadre ont pu ruisseler du sommet vers le terrain.
La troisième caractéristique de la SNR, que je ne vais pas détailler mais qui sera certainement abordée lors des discussions, concerne la cohérence de l’effort de recherche français avec le programme européen Horizon 2020, explicitement requise par l’article 15 de la loi du 22 juillet 2013. Nous avons sollicité à ce propos la Commission européenne, dont aucun représentant n’a malheureusement pu être présent aujourd’hui.
Cette audition va s’articuler autour de quatre tables rondes. La première s’interrogera sur ce qu’est une Stratégie nationale de recherche. La deuxième appréhendera les conditions de l’adhésion à la Stratégie nationale de recherche, en examinant l’implication des parties prenantes dans son élaboration et sa mise en œuvre : nous envisagerons notamment dans ce cadre la question de l’emploi des docteurs. La troisième table ronde sera consacrée aux conditions de la mise en œuvre, au travers des moyens de financement et des coopérations interministérielles. Le dernier temps fort permettra enfin d’explorer les techniques d’évaluation d’une démarche stratégique, en évoquant diverses approches qui, conçues dans d’autres contextes, pourraient se révéler pertinentes dans le cadre de la SNR.
Ces tables rondes seront entrecoupées de moments de débat, au cours desquels toute personne, autour de la table et dans la salle, pourra prendre la parole pour poser des questions courtes. Afin que ce temps d’échange puisse avoir lieu, les intervenants initiaux devront limiter leurs exposés à sept minutes.
M. Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche. Merci, M. le président, cher Jean-Yves, Mesdames, Messieurs les parlementaires, Messieurs les directeurs généraux d’administrations centrales, Mesdames, Messieurs les présidents et dirigeants des acteurs de la recherche, Mesdames, Messieurs les chercheuses et chercheurs. Vous avez, pour la troisième fois, organisé aujourd’hui une séance d’audition publique dédiée à la Stratégie nationale de recherche, en décidant de la consacrer non aux questions de contenu scientifique des priorités, mais aux aspects méthodologiques : caractéristiques de la démarche, pistes d’enrichissement des débats longs et fructueux ayant abouti à l’élaboration de la SNR, partage ou pas de ces travaux par les différents ministères, autant de réflexions extrêmement précieuses.
Je respecte pleinement la méthode et l’esprit de vos travaux. Je ne vais donc pas vous donner aujourd’hui mon sentiment sur la Stratégie nationale de recherche, mais vous faire part de quelques éléments relatifs à la feuille de route que vous vous êtes donnée pour cette audition, en termes de méthodologie, d’évolution, et esquisser quelques questions qui restent devant nous.
Permettez-moi, bien que la plupart des personnes présentes aient contribué à son élaboration et en connaissent parfaitement le processus, de vous rappeler très brièvement l’histoire de cette stratégie. Les Assises de l’enseignement supérieur ont, en 2012, constitué la première étape de cette démarche. À l’écoute des communautés scientifiques et académiques, mais aussi des usagers, il est alors apparu indispensable qu’une stratégie soit élaborée tant en matière d’enseignement supérieur que de recherche. En décembre 2012, l’une des recommandations de ces Assises était de définir un agenda stratégique fondé sur les grands enjeux sociétaux, en articulation avec le programme européen Horizon 2020. Votre rapport, M. le président, reprenait en janvier 2013 les fondements sur lesquels pourrait reposer une Stratégie nationale de recherche, en y ajoutant la nécessité d’élaborer un livre blanc incluant la présentation de la SNR ; ce dernier, en préparation, sera rendu public fin janvier 2017. L’agenda stratégique fut publié dès le mois de mai 2013, suivi par la loi du 22 juillet 2013, qui inscrivait la Stratégie nationale de recherche de manière pérenne dans les politiques publiques et créait la SNR comme une démarche d’amélioration continue, en lui assignant un état des lieux biannuel, que vous menez aujourd’hui, ainsi qu’une évaluation suivie d’une révision tous les cinq ans.
Quelle est l’idée sous-jacente, derrière cette architecture ? Il apparaît tout d’abord comme une nécessité vitale, pour un État qui se veut stratège, de disposer d’une stratégie de recherche pour le pays. S’y ajoute le souhait, implicite, que ce document soit le plus partagé possible et soude la nation autour de grandes options, à la fois par les démarches larges de concertation qu’il organise, par l’effort de mobilisation qu’il demande à beaucoup d’entre vous, mais aussi par les travaux des commissions parlementaires qu’il suppose, en lien avec son réexamen régulier, la rédaction du livre blanc, la révision tous les cinq ans. L’idée qui prévaut est que la communauté française puisse être réunie autour de ces grands enjeux prioritaires de recherche.
Est-ce le cas ? Je l’ignore. Est-ce utile ? J’en ai la certitude. Fait-on assez pour créer ce consensus, qui est celui des grandes nations ? Doit-on faire plus ? L’actualité récente nous montre, y compris dans les plus grands pays du monde, que l’on ne fait jamais assez pour souder la nation autour de ses objectifs en matière de recherche. Des régressions absolument imprévisibles sont toujours susceptibles de se produire si l’on ne veille pas à créer ce consensus, non seulement entre les décideurs, mais aussi au sein de la société. Je vois comme un symbole vos travaux de ce jour et votre prise au sérieux de ce document, face à la nouvelle atterrante que nous avons tous découverte ce matin, à savoir la nomination à la tête de l’agence pour l’environnement américaine d’un hurluberlu qui remet en cause l’ensemble des certitudes scientifiques établies sur les questions du climat et de l’énergie.
Cette stratégie, que voulait-elle être ? Elle ne prétendait surtout pas être une stratégie de la recherche, mais bien une stratégie de recherche. Il est normal que toute la recherche ne soit pas incluse dans le choix d’une stratégie qui vise à assurer, à partir des priorités, la cohérence des politiques et des moyens de l’État pour les activités de recherche. Elle se pensait également comme un outil « pédagogique » valorisant la dépense publique dans la recherche, à destination des décideurs politiques et du contribuable, mais aussi du Trésor et des financiers de la recherche. Elle est ainsi un cadre d’orientation scientifique, un outil à l’attention des financeurs et opérateurs de la recherche. Elle ne s’adresse bien sûr pas aux chercheurs de façon individuelle, la garantie de liberté scientifique, essentielle, devant être préservée. Elle n’est pas non plus un plan quinquennal : la SNR se veut un instrument plastique, qui ne doit bien évidemment pas entraver la capacité de recherche française à se mobiliser très rapidement sur de nouveaux sujets, mais au contraire se montrer suffisamment souple pour que la créativité des chercheurs puisse s’exprimer et que des champs nouveaux puissent apparaître et trouver leur chemin.
La grande innovation de la SNR par rapport aux documents stratégiques qui l’ont précédée est de ne pas être disciplinaire, mais fondée sur la réponse aux défis auxquels la société est confrontée, identifiés par l’agenda stratégique France Europe 2020. L’élaboration de cette stratégie a demandé un effort collectif et la mobilisation de très nombreuses compétences.
Je souhaiterais à présent témoigner de ce que j’ai vécu concernant ce document de grande qualité, depuis ma nomination en tant que secrétaire d’État à la recherche et à l’enseignement supérieur. Ce texte était pratiquement sur mon bureau lorsque je suis arrivé au mois de juin de l’année dernière et a été endossé, accompagné puis rendu public par le Premier ministre six mois plus tard, en décembre 2015. Je me suis beaucoup interrogé sur le temps qu’il a fallu pour que ce document soit porté par les plus hautes autorités de l’État, même si ma demande avait reçu un accueil enthousiaste de la part du Premier ministre. Six mois représentent un temps relativement long à l’échelle d’une stratégie de cinq ans. Cette difficulté d’agenda témoigne certainement de la distance qui existe entre la recherche, ses organismes, ses équipes, et la puissance publique. La décision publique s’appuie en effet, particulièrement en France, sur les notions de certitude, de planification, sur des démarches quelque peu clausewitziennes, et se définit sur des valeurs très éloignées de celles de la recherche, que sont l’esprit critique, la remise en cause, la curiosité, l’aventure.
Le premier enseignement que je tire de cet agenda est qu’il faut travailler beaucoup plus que nous ne le faisons aujourd’hui à l’articulation respectueuse du monde de la recherche avec celui de celles et ceux qui élaborent les politiques publiques. Nombre de voix dans la communauté de la recherche s’expriment régulièrement en ce sens et je ne peux que les encourager à continuer. Les politiques publiques sont aujourd’hui remises en question, en raison même de leur fabrique. Le fait qu’elles ne soient pas assez irriguées par la recherche comme par d’autres forces présentes dans la société contribue à leur assèchement et à la distance qui s’instaure entre décideurs publics et citoyens. Pour être matricielle pour les décisions du pays, une stratégie nationale doit ainsi être beaucoup plus en lien avec les décideurs publics et passer notamment par une ingénierie qui n’existe pas aujourd’hui, la présence de docteurs en beaucoup plus grand nombre dans les administrations et le développement d’outils d’interface, qui restent à créer. Tout ceci doit être élaboré afin de rapprocher ces stratégies et les acteurs de leur mise en œuvre des lieux où les décisions sont prises.
Concernant la question de la diffusion de la Stratégie nationale de recherche dans la société, j’éprouve le regret que ce document remarquable, qui définit vraiment des enjeux essentiels pour la nation, ne soit pas connu du grand public. J’ignore comment il faudrait procéder, mais je pense qu’il est important, lorsque l’on élabore de telles stratégies, d’investir sur les moyens de mobiliser la nation autour des objectifs qui y sont définis, surtout dans une période où, sous l’effet de mouvements culturels profonds et de la perversion qu’introduisent parfois les nouveaux moyens de communication, la remise en cause de la science peut être radicale. Pendant longtemps, les faits ont prévalu (« facts matter », comme disent les Américains) ; aujourd’hui, transparaît plutôt une tendance dans laquelle les faits importent peu (« whatever facts »), au profit des croyances les plus irrationnelles. C’est l’une des raisons pour lesquelles ces sujets d’articulation entre le monde de la science et la société m’apparaissent comme des éléments absolument essentiels. Il faudra avoir cela bien présent à l’esprit lorsque nous réviserons la SNR dans quelques années.
Le troisième élément de réflexion renvoie à la nécessité, pour les nations, d’avoir des stratégies de recherche, sans pour autant considérer que les moyens de mise en œuvre des stratégies nationales ne sont que nationaux. Vous êtes ici des praticiens de la coopération internationale et du partage des grandes infrastructures au niveau national. Je pense que lorsque nous élaborons des cadres stratégiques, définissons des priorités, réfléchissons à ce que ces objectifs impliquent en termes de réformes et d’outils, sans doute faut-il passer plus de temps à penser la façon dont nous devons mettre en œuvre, parfois en coopération, parfois en usant du soft power, les priorités définies à l’échelle nationale.
Je conclurai en soulignant que transparaît dans la Stratégie nationale de recherche, tout comme dans votre rapport, M. le président, ou dans les travaux des Assises, le fait que la recherche et l’université, qui coexistent aujourd’hui au sens littéral du terme, doivent approfondir leurs liens. Nous sommes, au ministère, en pleine réflexion sur ce sujet qui me semble absolument central. L’articulation entre notre direction de l’enseignement supérieur et notre direction de la recherche, désormais prise en mains par Alain Beretz, doit être approfondie. Il faut vraiment que la recherche produite par nos grands organismes et par nos universités, et l’enseignement supérieur entretiennent les liens les plus étroits possibles, pour l’efficacité de notre système.
Il m’apparaît enfin essentiel de souligner qu’aucune stratégie ne saurait exister sans les chercheurs et chercheuses nécessaires à sa mise en œuvre. C’est là, me semble-t-il, la grande question des temps présents. Le monde de la recherche a besoin de financements. Un effort significatif a été effectué en ce sens dès cette année, qui devra être prolongé sur les deux ou trois années qui viennent. Je pense qu’il faut prêter toute l’attention nécessaire à certaines problématiques particulières concernant celles et ceux qui font la recherche dans ce pays, tant au niveau salarial qu’en termes de carrière. Diverses actions ont en outre été menées ces derniers mois en matière de renouvellement des jeunes docteurs. Il me semble important de rappeler qu’aucune stratégie ne pourra être développée avec succès dans un pays comme le nôtre, qui est l’une des toutes premières puissances mondiales en termes de recherche, sans que l’on veille avec le plus grand soin à celles et ceux qui, chaque jour, font cette recherche.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup, M. le ministre. Il était important pour nous de recueillir votre avis, conclu par des remarques personnelles très intéressantes.
PREMIÈRE TABLE RONDE :
DE LA SNRI À LA SNR : DIFFERENCES ET RESSEMBLANCES
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Je tiens à préciser que les deux documents (SNRI et SNR) sont disponibles à l’entrée de la salle, en nombre toutefois limité, et accessibles par ailleurs sur internet.
Je crois qu’il serait inexact d’affirmer que la seule différence entre SNRI et SNR tient à la disparition du « I » de l’innovation. En effet, l’article 15 de la loi du 22 juillet 2013 indique clairement que la Stratégie nationale de recherche comprend « la valorisation des résultats de la recherche, au service de la société, et à cet effet veille au développement de l’innovation, du transfert de technologies, de la capacité d’expertise et d’appui aux politiques publiques et aux associations et fondations reconnues d’utilité publique ». Ceci témoigne du fait que cet aspect n’a absolument pas été oublié dans la SNR.
Les vraies différences sont d’ordre juridique. Il existe en effet dans l’actuelle Stratégie nationale de recherche une réelle dimension interministérielle. Quant aux autres différences, elles concernent le fond ou la démarche.
Je pense que tous ces éléments ressortiront des exposés présentés par les divers intervenants que nous allons entendre. Lors d’une précédente audition, une table ronde avait déjà été consacrée à l’innovation et avait notamment permis de préciser le rôle de la recherche fondamentale dans ce processus.
Je donne tout d’abord la parole à Mme Laure Reinhart, aujourd’hui directeur des partenariats au sein de la direction Innovation de Bpifrance et auparavant directeur de la stratégie au sein de la direction générale de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, lors précisément de la conception de la SNRI. Nous avons travaillé avec vous sur de nombreux sujets et je vous remercie d’être à nouveau présente aujourd’hui.
Mme Laure Reinhart, directeur des partenariats au sein de la direction Innovation de Bpifrance, ancien directeur de la stratégie au sein de la direction générale de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je ne vais évidemment pas m’exprimer, à ce moment du débat, au titre de mes fonctions chez Bpifrance. J’interviendrai sur les relations entre la Stratégie nationale de recherche et Bpifrance lors de la troisième table ronde.
Ce premier exposé sera consacré à la façon dont nous avons, voici une dizaine d’années, conçu la Stratégie nationale de recherche et d’innovation. Ceci peut sembler assez proche dans le temps, mais il s’est passé tellement de choses depuis lors que j’ai éprouvé quelques difficultés à me remettre dans la peau de la personne que j’étais il y a dix ans, arrivée au ministère de la recherche de la société Thales, sous la responsabilité de Gilles Bloch qui avait, avec le ministre de l’époque François Goulard, décidé de transformer l’organisation précédente du ministère de la recherche en direction de la recherche et direction de l’innovation, en une direction générale de la recherche et de l’innovation, avec une direction de la stratégie.
Deux missions principales m’avaient alors été confiées : d’une part définir des principes fondateurs, établir une feuille de route pour une stratégie pour la recherche et l’innovation, d’autre part gérer les activités transversales du ministère, dans le cadre duquel nous avons essayé de faire un peu de stratégie. Ceci concernait la politique de l’emploi scientifique, de l’Europe, des grandes infrastructures de recherche et de la diffusion de l’information scientifique et technique. L’objectif était de faire au plus vite du ministère de la recherche un ministère stratège, capable de donner des orientations, au moment où, en 2005, se créait l’ANR, qui remettait en question le rôle même des équipes du ministère de la recherche, lesquelles avaient jusqu’alors des responsabilités en matière de programmation de la recherche.
Nous nous sommes alors évidemment appuyés pour ce faire sur la dynamique des nouveaux instruments financiers. Je vous rappelle que la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) n’était pas très ancienne et a constitué un cadre dans lequel nous avons pu travailler pour mettre en avant quelques éléments stratégiques. Nous avons également pu compter, entre autres, sur le Haut conseil à la science et à la technologie, sur l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur et sur les réseaux thématiques de recherche avancée (RTRA), mis en place en 2006. Il s’agissait en outre d’articuler cela avec les outils de financement de l’innovation créés en 2005, dont Oseo, l’Agence de l'innovation industrielle (AII) et les pôles de compétitivité.
Nous avions essayé de travailler, de façon assez classique, sur les points forts de la France en matière de recherche : citons notamment une puissance scientifique mondiale, des secteurs d’excellence, des leaders industriels mondiaux, un rôle prépondérant dans les programmes et les infrastructures internationales, enfin des soutiens importants à la R&D grâce au crédit impôt recherche (CIR), essentiellement à l’époque utilisé par les grandes entreprises (la transformation du CIR date de 2008).
Nous avions par ailleurs identifié certaines faiblesses, parmi lesquelles un système français de recherche et d’enseignement supérieur peu lisible, insuffisamment coordonné dans ses structures, un faible couplage entre les organismes de recherche, les universités et les entreprises, un investissement privé en R&D insuffisant (ce qui est toujours quelque peu le cas aujourd’hui) et surtout une présence extrêmement faible dans les secteurs émergents, autant d’aspects qui ont considérablement évolué depuis cette époque. Nous avions également pointé des relations et partenariats avec les pays émergents d’Asie quasiment inexistants, ainsi qu’une gestion extrêmement rigide des ressources humaines.
La première chose qui m’a frappée lorsque je suis arrivée au ministère de la recherche était l’absence de données. Or il est impossible de faire de la stratégie sans données. Nous avons donc commencé à travailler sur la collecte de données, en nous appuyant de façon extrêmement forte sur l’Observatoire des sciences et des techniques (OST), Groupement d’intérêt public (GIP) créé en 1990 pour recueillir et analyser les données relatives aux moyens financiers issus des publications scientifiques et des brevets. Cela nous a permis de disposer d’éléments sur les dépenses de R&D, sur les compétences stratégiques de la France en sciences et en technologies, sur la production scientifique et technologique mesurée par les brevets, ainsi que sur la position de la France dans l’espace européen et mondial de la recherche.
Nous avons ensuite réfléchi à la façon dont les différents acteurs s’articulaient entre eux. Il était frappant de constater que, pour des raisons purement historiques, le système français de recherche et d’innovation était formé d’un certain nombre d’organisations dont les fonctions étaient complètement mélangées les unes aux autres.
Nous avons donc défini trois fonctions d’un système de recherche et d’innovation :
- la fonction d’orientation, qui vise à définir les grandes orientations, élaborer et mettre en œuvre la politique nationale. Ce premier niveau est de responsabilité gouvernementale, avec un rôle prépondérant donné au ministère de la recherche pour avoir une position de stratège ;
- la fonction de programmation, qui est la traduction de macro objectifs en priorités scientifiques, en programmes de recherche et en matière d’allocation de ressources pour les opérateurs ou les unités de recherche. Les acteurs étaient, dans ce domaine, les agences de financement, mais aussi les organismes de recherche, avec leur programmation propre. Il s’agit d’un travail important à réaliser avec les autres ministères techniques ;
- la fonction recherche et innovation, menée par les universités et les organismes de recherche, notamment.
Ce schéma d’organisation a été élaboré progressivement et nous avons beaucoup communiqué pour essayer de faire collaborer les différents acteurs en présence.
Nous avons en outre mis en place un observatoire de l’emploi scientifique afin d’élaborer les données, créé une feuille de route pour les grandes infrastructures de recherche intégrée dans la feuille de route européenne et organisé la présidence française avec le processus de Ljubljana, qui visait à rendre aux Etats membres un rôle prépondérant en matière d’orientation vis-à-vis de la Commission européenne. Nous avons surtout mis en place les groupes de concertation thématiques, qui visaient à faire travailler ensemble les différentes parties prenantes (chercheurs, ministères, organismes de recherche), afin de définir ensemble ce que pourrait être le rôle des instances de programmation.
Mme Sophie Cluet, directrice générale de la recherche et du transfert de technologie de l’université Pierre et Marie Curie, ancienne chef du service de la stratégie, de la recherche et de l’innovation au sein de la direction générale de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. La question qui m’a été posée dans la perspective de cet exposé concernait la mise en œuvre de la SNRI et la comparaison entre SNRI et SNR. Il s’agit là pour moi d’une question très difficile, car il se trouve que je connais moins bien la seconde que la première. J’ai par ailleurs, n’étant plus au ministère, une vision beaucoup moins large que celle que j’avais auparavant et connais moins bien l’action menée par le ministère, en dehors de ce que je peux en lire dans l’agence d’informations spécialisées (AEF) ou dans la presse généraliste.
En tant que chercheuse, très impliquée depuis quinze ans dans le management de la recherche, au sein d’un établissement public scientifique et technologique, du ministère ou d’une université, j’ai toutefois, bien évidemment, une opinion sur le sujet, pas toujours très positive malheureusement, que je suis prête à partager avec vous si vous le souhaitez.
Il me semble important de rappeler en préambule que le problème majeur du système français de recherche et d’innovation réside dans sa complexité, qui rend son pilotage quasiment impossible. Sans correction préalable du système, toute stratégie nationale est à mon sens vouée à l’échec. Ceci peut se vérifier en examinant les priorités scientifiques fixées dans les années 1990 et leur devenir. La SNRI abordait largement ce problème et comportait deux grandes parties, dont l’une intitulée Pour un système de recherche et d’innovation performant. La seconde donnait trois axes prioritaires, que beaucoup ont retenu comme les points essentiels de la SNRI et qui ont, de fait, été très utiles au moment de la définition du programme investissements d’avenir ; mais à mon sens, la grande force de la SNRI est plutôt la première partie, qui proposait une simplification indispensable et progressive du système.
Laure Reinhart a évoqué les trois fonctions du système et les raisons de leur nécessaire séparation, notamment pour permettre à l’État de mieux piloter ce système. Elle a également rappelé comment l’État avait donné l’exemple en se recentrant sur la fonction orientation, dans une optique d’État stratège. L’étape suivante lors de la mise en œuvre de la SNRI consistait en une structuration de la fonction programmation, courroie de transmission indispensable entre l’État stratège et les opérateurs, notamment les universités. Sans une fonction de programmation solide, les priorités de l’État ont de grandes chances de rester lettre morte.
Pour pallier cette difficulté, la SNRI proposait deux actions. La première visait à « mieux marquer la frontière entre les fonctions de programmation et de recherche des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) », notamment CNRS, Inserm et Inria. Ces organismes, très présents dans les universités, sont des acteurs essentiels de la programmation nationale. Ils sont également présents dans les grands laboratoires universitaires, qui se retrouvent ainsi parfois avec plusieurs opérateurs, certains nationaux, d’autres locaux, qui tous revendiquent leur pilotage et leurs résultats.
La deuxième action concerne la création des Alliances thématiques, dont l’objectif était non seulement de définir les programmes (ce qui a été globalement effectué, ce dont on ne peut que se féliciter), mais aussi et surtout à coordonner les différents acteurs pour mettre ces programmes en œuvre. Je cite souvent l’exemple de la priorité des technologies de l’information et de la communication (TIC) des années 1990, dont un rapport de la Cour des comptes montrait qu’en devenant priorité, les TIC avaient perdu deux places dans le classement budgétaire au niveau du ministère de la recherche, car lorsqu’un acteur de la programmation donnait davantage, un autre donnait moins, si bien qu’à l’arrivée la somme globale allouée était souvent moindre. L’État n’est toutefois, à mon sens, pas allé au bout de cette réforme, car les Alliances n’ont selon moi pas été correctement constituées. Dans le domaine des TIC par exemple, le CEA est rapidement entré dans l’alliance Allistene ; pourtant, cet organisme est, dans le secteur du numérique, essentiellement un opérateur et pas vraiment un acteur de la programmation. D’autres organismes l’ont ensuite rejoint. On retrouve ainsi dans ces Alliances un mélange d’acteurs de la programmation et d’opérateurs, alors que l’objectif était bien d’amener les organismes programmateurs du domaine à coordonner leurs actions et moyens, afin de mettre en œuvre les priorités de l’État. À l’arrivée, les Alliances sont essentiellement perçues comme une manière de définir les programmes qui vont permettre de dépenser le budget de la recherche, mais pas vraiment celui des acteurs de la programmation eux-mêmes.
L’une des conséquences de ce que j’analyse comme un échec de cette réforme de la fonction programmation est que les universités ne sont toujours pas véritablement autonomes, notamment du fait du co-pilotage de leurs laboratoires avec les EPST. S’ajoute à cela le fait que l’État a gardé la main sur les ressources humaines. Il me reste trop peu de temps pour illustrer l’effet négatif et surtout le gâchis financier que représente le co-pilotage des laboratoires. J’ai à ma disposition divers exemples que je pourrai, si vous le souhaitez, vous communiquer.
Je terminerai en effectuant une brève comparaison entre SNRI et SNR. J’ai le sentiment que la SNR a été construite sans que soit effectué de bilan factuel de la SNRI. Du coup, je ne perçois pas de réelle continuité dans la gouvernance de la recherche en France. La SNRI insistait beaucoup sur la séparation entre État stratège et programmation. La SNR me semble s’intéresser beaucoup plus aux lignes de la programmation qu’à l’organisation du système, ce que je déplore. À l’échelle d’un pays, l’absence de continuité dans les réformes représente un gâchis de moyens, de temps et d’énergie de la part de la plupart des acteurs du système, dont Monsieur le ministre rappelait qu’ils étaient très sollicités lors de l’élaboration des stratégies. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’ont donné envie de rejoindre l’université Pierre et Marie Curie (UPMC), établissement qui présente une continuité dans sa gouvernance : même si les présidents successifs sont assez différents, aucun ne renie les actions menées par son prédécesseur. Je trouve enfin dommage que le « I » d’innovation ait disparu : même si l’on trouve dans la SNR un défi relatif au renouveau industriel, on est loin de la SNRI, qui avait abordé nombre de sujets en lien avec l’innovation. J’avais déjà, à l’époque, regretté que l’on ne trouve pas « E » et « S » dans SNRI. J’ai toutefois l’impression que cela est en bonne voie et je m’en réjouis.
M. Jean-Yves Le Déaut. La parole est à présent à M. Roger Genet. Aujourd’hui directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), nous l’accueillons surtout au titre de concepteur, animateur et catalyseur de la SNR. En effet, de mai 2012 à mai 2015, il s’est particulièrement préoccupé de ce sujet, en tant que directeur général de la recherche et de l’innovation. Nous allons lui demander comment il a appréhendé l’élaboration de la SNR et comment il a perçu le rôle des Alliances de recherche, dont l’une des missions est la programmation stratégique dans leurs domaines respectifs.
M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), ancien directeur général de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Merci Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les élus, Mesdames et Messieurs, chers collègues, c’est un grand plaisir pour moi que de venir présenter la réflexion qui a précédé l’élaboration de cette stratégie, puis sa mise en œuvre. Je laisse à d’autres le soin de juger, dans les années qui viennent, si l’objectif a été atteint.
La SNR telle qu’elle a été voulue et réfléchie par les Assises de 2012 puis par Madame la ministre Geneviève Fioraso, dans son Agenda stratégique France Europe 2020, ceci conduisant à l’élaboration d’un rapport de propositions au gouvernement et à un avis du Conseil stratégique de la recherche débouchant sur 40 orientations prioritaires de recherche et 5 programmes d’actions, se situe véritablement dans la continuité de la SNRI et de ce que les gouvernements ont entrepris depuis dix ans pour donner du sens à l’État stratège. Il s’agissait de forger une vision stratégique de l’État, de sortir du micro-management, de responsabiliser les acteurs, de donner une vision sur le rôle de la recherche, de proposer une approche coordonnée d’une politique de recherche pour le pays et d’essayer de faire en sorte que le ministère de la recherche en soit le coordinateur, même si chaque ministère, chaque politique de recherche, s’appuie légitimement sur la recherche.
La SNR a essayé de préciser certains points de la SNRI. Elle se situe donc dans sa continuité, comme d’ailleurs la loi de 2013 par rapport à celle de 2006, qu’elle n’a pas fondamentalement remise en cause dans ses grands principes.
La SNR a également tenté de corriger certaines faiblesses du dispositif précédent. J’en citerai trois. Ceci concerne tout d’abord des aspects structurels : le ministère souffrait ainsi de faiblesses en termes d’outils de pilotage, de système d’information, de données, et d’un système complexe dont l’organisation était plus liée au poids de l’histoire qu’à une réelle cohérence, même si les Alliances ont apporté de mon point de vue une vraie valeur ajoutée à la coordination. Le rôle donné depuis cinq ans aux Alliances et au CNRS en termes de coordination de la recherche va dans le sens d’une meilleure cohérence dans l’organisation. Il apparaissait en outre une insuffisance en matière de prospective : les excellents travaux de France Stratégie ne sont, selon moi, pas suffisamment utilisés dans la démarche de construction de nos stratégies nationales.
Nous avons essayé de répondre à ces difficultés en nous inspirant tout d’abord des exercices conduits par d’autres pays. L’Allemagne avait par exemple lancé en 2006 un agenda High tech 2020. Le Japon a fait de même en 2011 et la France en 2010 avec la SNRI, premier exercice de ce type auquel on se livrait dans notre pays. Depuis, de nombreux pays, dont l’Espagne, l’Italie et le Brésil, ont suivi. En Europe, les démarches mises en œuvre se situaient dans la même perspective que l’élan que nous avons donné, s’orientant vers des priorités en nombre limité, tournées vers les défis sociétaux et la façon dont la recherche pouvait contribuer à dynamiser le pays. Il ne s’agissait pas de couvrir tous les champs de recherche, ni de donner des priorités à toutes les disciplines et sur tous les thèmes, encore moins de programmer la recherche fondamentale, par essence non programmable, mais de tenter de hiérarchiser un certain nombre de priorités pour le pays, afin de mobiliser la recherche autour de ces enjeux. En ce sens, la loi précise ces points, puisqu’elle indique que la stratégie « vise à répondre aux défis scientifiques, technologiques, environnementaux et sociétaux, en maintenant une recherche fondamentale de haut niveau ». Ceci comprend la valorisation des résultats. En ce sens, la SNR est une SNRI, même si le « I » ne figure pas dans son intitulé. Elle englobe ainsi la culture scientifique, technique et industrielle.
Bien entendu, la SNR n’est pas le seul exercice stratégique. Sur les grandes infrastructures de recherche, qui concernent majoritairement la recherche fondamentale, le ministère avait par exemple initié un exercice de stratégie nationale en cohérence avec la programmation européenne, que nous avons poursuivi en 2012 et en 2016 par une stratégie nationale des infrastructures. Celle-ci ne s’inscrit pas directement dans l’exercice de SNR, mais figurera indubitablement dans le livre blanc, puisqu’elle fait partie de la stratégie nationale, au même titre que la stratégie de la culture scientifique, technique et industrielle.
L’exercice de SNR a été ciblé sur le fait de hiérarchiser des priorités en nombre limité, d’essayer de définir les atouts de la France, les forces et les faiblesses de notre recherche, de notre industrie, les attentes en matière sociale, et de voir comment mobiliser la recherche sur un nombre restreint de priorités. L’objectif était très clairement défini. Il a été porté par les trois ministres que j’ai eu l’honneur de servir, à savoir Mme Fioraso, M. Hamon et M. Mandon, qui a finalisé et remis cette stratégie au Premier ministre.
Cette mise en cohérence ne pouvait reposer que sur une très large concertation avec l’ensemble de la communauté, publique et privée, en associant bien évidemment les autres ministères, tous porteurs de politiques de recherche, de telle façon que le ministère de la recherche ne se situe pas comme un donneur de leçons, mais bien plutôt comme l’animateur, le coordonnateur d’une politique nationale de recherche interministérielle. Cette notion d’interministérialité a été portée par un comité, que j’ai présidé, réunissant l’ensemble des directeurs généraux d’administrations centrales, mais également le Commissariat général à l’investissement (CGI), France Stratégie, la délégation à l’intelligence économique, les présidents des organismes et des Alliances, de la Conférence des présidents d’université (CPU), de la Conférence des Directeurs des Écoles Françaises d’Ingénieurs (CDEFI), les pôles de compétitivité et des représentants des instituts Carnot. Ce comité s’appuyait sur des comités scientifiques et dix groupes de travail dédiés aux dix grands défis sociétaux harmonisés avec la programmation européenne. Ce dispositif a réuni quelque 360 experts scientifiques et donné lieu à un colloque de restitution en avril 2014, qui a permis d’échanger sur ce travail, auquel le CNRS et les Alliances ont largement contribué, en étant aussi les vecteurs permettant de porter ces priorités dans la programmation de l’ANR depuis 2013. Ce travail a conduit à la mise en lumière de 40 orientations prioritaires de recherche et à l’élaboration de 5 programmes d’actions.
Il me semble qu’il est tôt pour dresser un bilan de cet exercice, dans la mesure où la loi prévoit que la Stratégie nationale de recherche comporte une programmation pluriannuelle des moyens, qui reste à définir au-delà du Projet de Loi de Finances (PLF), puisqu’elle engage non seulement les moyens des programmes 172 et 150, mais également les programmes recherche des autres ministères. Il s’agit d’un véritable défi que de parvenir à construire cela. Cette SNR a par ailleurs été déclinée au-delà des contrats d’objectifs des opérateurs et de la programmation de l’ANR, qui portera ses fruits à partir de 2017 : en effet, les premiers programmes avec les mots clés de la SNR ont été lancés en 2014, si bien que les publications correspondantes ne sont pas encore sorties. Il est donc délicat de voir quelle orientation la SNR aura pu donner. Un lien a en outre été établi avec le programme d’investissements d’avenir. L’un des enjeux majeurs à mes yeux est de parvenir à effectuer le lien entre ces programmes prioritaires, construits à l’issue d’une large concertation entre tous les acteurs, et les priorités qui seront financées par le programme investissements d’avenir, qui est aujourd’hui le principal vecteur de financement de la recherche. Je crains fort, si l’on ne parvient pas à établir le lien entre les deux, que nous rencontrions beaucoup de difficultés pour mettre en œuvre ces priorités.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup. Je passe sans plus tarder la parole à Pascal Colombani, ancien administrateur général du CEA, président d’honneur de Valeo, senior advisor chez A.T. Kearney et J.P. Morgan, et vice-président du Conseil stratégique de la recherche, au sein duquel il a suivi l’élaboration de la SNR et dont l’article 95 de la loi du 22 juillet 2013 indique qu’il « propose les grandes orientations de la Stratégie nationale de recherche et participe à l’évaluation de leur mise en œuvre ».
Michel Berson, ici présent, et moi-même avons également participé à cette élaboration, en tant que représentants du Sénat et de l’Assemblée nationale. Nous avons ainsi pu suivre ce processus de l’intérieur. Pascal Colombani vient d’indiquer, dans une récente publication à laquelle j’ai d’ailleurs participé, que l’un des points faibles de la recherche française réside dans la difficulté à faire collaborer la recherche publique et la recherche privée sur le modèle de l’open innovation. Nous souhaiterions donc l’entendre notamment sur ce point.
M. Pascal Colombani, vice-président du Conseil stratégique de la recherche (CSR). Je voudrais tout d’abord vous remercier, M. le président. L’OPECST est vraiment une institution unique et une manifestation comme celle qui nous réunit aujourd’hui ajoute à la crédibilité de tout ce que nous sommes en train d’essayer de faire.
J’ai été très satisfait de voir que l’ANR, dans sa programmation, mentionnait explicitement la SNR. N’ayant pas connu la SNRI, je ne me permettrai aucun commentaire à ce propos. Je puis simplement vous dire que l’élaboration de la SNR, qui doit beaucoup à Roger Genet, n’a pas été un long fleuve tranquille. Nous nous sommes notamment aperçu à l’occasion de ce travail que le Conseil stratégique de la recherche avait lui-même besoin d’une révision profonde de sa constitution. Tous ces aspects doivent normalement être mis en place progressivement. Cela a d’ailleurs fait l’objet d’une lettre que j’ai adressée au ministre au début du mois de septembre.
Sur le fond, l’effort de recherche français est considérable. Est-il reconnu ? Assurément, si l’on considère le nombre de prix Nobel obtenus par des chercheurs français ou le nombre d’innovations de haute technologie qui s’exportent relativement bien. Il apparaît en outre que des investissements de R&D de grandes sociétés innovantes sont effectués sur notre territoire national. Tout cela est très positif. En revanche, force est de constater que les ruptures technologiques les plus récentes viennent pour la plupart des États-Unis. On peut aussi s’inquiéter du fait que les disciplines les plus récentes, qui se prêtent le moins à une planification centralisée, comme les technologies de l’information ou les biotechnologies, sont celles pour lesquelles notre pays est le plus vulnérable. Les priorités actuelles concernent les transitions digitale et énergétique : or les innovations dans ces domaines viennent en majeure partie des États-Unis. Tous ces éléments ont constitué le substrat de la réflexion qui a conduit à l’élaboration de la SNR.
Il est important d’aborder toutes ces questions, qui ne sont d’ailleurs pas typiquement françaises, mais se posent plus largement à l’échelle européenne. Le cas de la France est toutefois d’autant plus grave que l’on sait que les entreprises de la Silicon Valley s’arrachent nos chercheurs et nos ingénieurs, qui y réussissent fort bien. Il faut savoir qu’il n’existe pas non plus dans notre pays de déficit de création de start-up : le problème réside dans le fait qu’elles ne s’y développent pas suffisamment. La situation est très différente en Asie par exemple, où prévaut une autre culture dite de l’innovation incrémentale. Différents modèles de priorisation de l’effort de recherche naissent de cultures différentes : la France a une tradition étatique et centralisatrice assez semblable à celle du Japon, mais la créativité de nos chercheurs et ingénieurs les font rechercher aux États-Unis. Notre défi est d’associer une planification très réfléchie, sur le long terme, à la liberté de créer et d’entreprendre.
La SNR est née de ces différentes constatations, et de l’ambition de définir des domaines prioritaires dans lesquels notre pays entend dominer les marchés dans cinq ou dix ans. C’est ainsi que raisonnent les Asiatiques et les Américains. Le moyen choisi a été la mise en œuvre d’une planification interministérielle relativement centralisée.
Par ailleurs l’argent consacré à la recherche en France n’est pas négligeable, même si l’on a constaté un certain tassement des sommes allouées au cours des dernières années et si la recherche privée n’est assurément pas suffisante. Ces fonds sont-ils bien utilisés en termes de priorisation des thèmes de recherche amont ? L’organisation de la recherche en France ne reste-t-elle pas d’une complexité extrêmement coûteuse, d’ailleurs totalement illisible pour tout profane, en particulier étranger ? Ces questions doivent aussi être intégrées dans la réflexion qui entoure l’élaboration de la SNR et le travail du CSR.
Il serait faux de prétendre que rien n’a été accompli. Plusieurs réformes pragmatiques et consensuelles ont ainsi été menées depuis 2007, transcendant les appartenances politiques. L’autonomie des grands ensembles universitaires me semble par exemple aller dans le bon sens. Il faut savoir que le modèle mondial d’université, sur lequel se calquent les pays émergents, dont la Chine, pour constituer leurs pôles universitaires, est aujourd’hui celui en vigueur aux États-Unis ; même les plus grandes universités françaises ne sont pas mentionnées, à la différence de Stanford, du MIT ou de Berkeley. Ceci dit, nous sommes, semble-t-il, en train de créer en France de vrais ensembles universitaires : ceci apparaîtra certainement dans le Livre blanc de l’enseignement supérieur et de la recherche, actuellement en cours d’élaboration.
Les relations avec les entreprises sont complexes. Il faut tout d’abord convaincre les dirigeants d’entreprises que les partenariats avec la recherche publique française constituent une promesse crédible de retour sur investissement. La plupart des chefs d’entreprises qui sont aujourd’hui aux commandes de l’industrie en France comprennent l’intérêt de la recherche, mais en ont très rarement fait personnellement l’expérience. Ils saluent ainsi les efforts faits par les pouvoirs publics pour aider la recherche industrielle et la garder sur le territoire national (avec par exemple la mise en œuvre de dispositifs tels que le crédit impôt recherche), mais ne sont pas prêts pour autant à véritablement balancer cet effort par l’embauche de docteurs notamment. Il s’agit là d’un élément sur lequel il faut travailler, tant en termes de communication que sur le fond. Les talents sont là.
Inversement, l’offre de recherche est mondialisée et la concurrence globale. On voit aujourd’hui fleurir des laboratoires français et européens en Californie ou en Chine. Il est absolument nécessaire que les organismes de recherche et les universités français se rapprochent du monde productif. Ces deux mondes se connaissent très mal, et ce, même si les méfiances idéologiques finissent par s’atténuer. Il faudrait mettre en œuvre une gouvernance moderne et lisible du monde académique, créer comme aux États-Unis des cercles de réflexion communs, pour développer une offre appropriée. Il conviendrait en outre d’autonomiser davantage les pôles universitaires dans leur insertion régionale et de créer des flux de chercheurs. Ce dernier point pose en outre la question du statut des chercheurs publics en France et de leur mode de rémunération, qui constitue une véritable honte quand on considère leur qualification.
Tous ces éléments, comme nombre d’autres que je n’aurai pas le temps de développer ici, méritent véritablement que l’on s’y penche avec attention. J’espère que le CSR dans sa nouvelle formule sera un lieu où élaborer ce genre de réflexion.
M. Jean-Yves Le Déaut. De nombreux aspects et questionnement ont été abordés lors de cette première table ronde. Le ministre a par exemple souligné sa relative incompréhension face au délai de six mois qui s’est écoulé entre la restitution du travail et la présentation de la SNR.
M. Pascal Colombani. La raison de ce délai n’est absolument pas structurelle. Le document a été terminé en mars 2015, le jour même où la ministre, Mme Geneviève Fioraso, a démissionné. Pendant trois mois environ, le poste ministériel a été vacant. Puis M. Mandon est arrivé et a immédiatement saisi l’intérêt d’une communication rapide. Les premières dates évoquées pour rendre ce document public se situaient en juillet mais la venue du Premier ministre impliquant tout un protocole, il n’a pas été possible de trouver une date avant décembre 2015. Toute cette démarche aurait pu être menée beaucoup plus rapidement.
M. Jean-Yves Le Déaut. Voici une explication. Une autre serait que la science, dans un pays comme la France, n’est peut-être pas une priorité de premier plan.
M. Pascal Colombani. Il semblerait effectivement que non, puisque nous sommes restés trois mois sans ministre et que le ministre est de surcroît devenu un secrétaire d’État.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous pourrions tout à fait mentionner cela dans un rapport sur l’évaluation de la Stratégie nationale de recherche.
Mme Dominique Gillot, sénatrice, membre de l’OPECST. Je partage cet avis, que j’ai eu l’occasion d’exprimer dans des rapports à plusieurs reprises. Je pense que la hiérarchie ministérielle ne sert pas le porte-parolat de la science et de la recherche. Lorsque nous disposions d’un ministre à part entière, en la personne de Geneviève Fioraso, il a été largement question de la science, de la situation de la recherche, des stratégies. Ensuite, la lourdeur de l’organisation protocolaire a rendu la situation beaucoup plus compliquée. Je pense qu’il faut, dans l’avenir, que nous soyons nombreux à lutter et à appeler de nos vœux un ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur à part entière, complètement autonome et suffisamment élevé dans le tableau du gouvernement.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous mentionnerons certainement ce point dans le rapport final s’il s’avère que l’OPECST, réuni en séance plénière, partage ces conclusions.
Je souligne qu’une proposition de résolution sur le thème « science et progrès dans la République », dont je suis le premier signataire et Maud Olivier la deuxième, a été déposée à l’Assemblée nationale par une cinquantaine de parlementaires au moins et vient de passer. Elle aborde ces différentes questions, notamment celle de la priorité de la science.
Plusieurs intervenants ont mis l’accent sur le sujet de l’articulation entre recherche, enseignement supérieur et innovation. Cette question se pose essentiellement en termes d’organisation. Il a également été souligné qu’aucune stratégie n’était possible sans les chercheurs. Nous reviendrons certainement sur ces deux aspects au cours de la deuxième table ronde.
Des désaccords sont en outre apparus au sujet de la continuité ou de la non-continuité des politiques menées. Je pense pour ma part qu’il existe une forme de continuité en matière de stratégie dans le domaine de la recherche. Je perçois par ailleurs une certaine forme de consensus politique. En revanche, l’application n’est pas consensuelle. L’un d’entre vous a indiqué qu’il faudrait parvenir à une coordination interministérielle, reposant sur le ministère. J’ai écrit dans mon rapport que la France était le seul grand pays à avoir quatorze ministres de l’enseignement supérieur et de la recherche, ce qui peut-être très bien, à condition qu’ils soient coordonnés. Or la mise en œuvre de cette coordination n’est pas sans difficulté. On constate par ailleurs une sorte de « géologie politique », consistant en une succession de strates.
A également été évoquée la question du lien entre les investissements d’avenir et les autres formes de programmation : il s’agit d’un vrai sujet.
Le débat est ouvert.
M. Michel Spiro, président de la Société française de physique. Merci pour cette audition et pour le travail de l’OPECST, fort bien reçu par la communauté scientifique. Je voudrais m’exprimer sur le passage de la SNRI à la SNR. Notre sentiment est que le discours est de plus en plus « politiquement correct » et de moins en moins scientifique. Je vais donner trois exemples, qui viennent de la physique, mais sont certainement vrais aussi pour d’autres disciplines. Ces exemples concernent des domaines pour lesquels la France est leader. Ainsi, certains mots-clés ne sont pas mentionnés dans le texte de la SNR : n’y figurent pas, par exemple, les termes « nucléaire », « nanotechnologies » ou même « quantique », alors qu’il s’agit là d’une référence au fondamental, qui est de surcroît un flagship de la politique européenne, dans la mesure où se profile une deuxième révolution quantique qui laisse penser qu’il y a encore beaucoup à tirer de l’information quantique notamment. La science semble de moins en moins présente dans ces documents, qui sont dominés par des considérations de politique publique et élaborés par des décideurs. Il en va de même dans le document relatif à la Stratégie nationale sur la recherche sur l’énergie (SNRE), où les questions scientifiques sont relativement peu présentes. Comment donner confiance à la communauté scientifique alors même qu’il existe un tel décalage entre les documents de stratégie et ceux qui vont les mettre en œuvre ?
M. Alain Beretz, directeur général de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je crois effectivement que la communauté scientifique souhaite un ministère de plein exercice. Ce n’est pas là une question purement protocolaire.
La recherche et l’enseignement supérieur relèvent en France de la même mission. Il en va autrement dans d’autres pays : au Japon par exemple, la recherche est liée à l’industrie. Il s’agit d’une autre option. Je crois que notre communauté nationale, y compris probablement du côté des entreprises, souhaite que la recherche reste avec l’enseignement supérieur.
Je rappelle enfin que je suis DGRI : l’innovation figure donc bien dans nos missions, même si nous la partageons légitimement avec, entre autres, le ministère de l’industrie. Si l’on veut bénéficier des avancées de rupture dont il a été question, il est important que l’on s’occupe, dans le même ministère, de l’élaboration de ces avancées et de leur transfert vers la société.
M. Roger Genet. Je souhaiterais revenir sur les propos du ministre au sujet du lien entre scientifiques et politiques. Je pense que nous avons, en France, un vrai sujet. Je rappelle par exemple que la présidence du Conseil stratégique est théoriquement assurée par le Premier ministre : or je ne crois pas qu’il l’ait jamais présidé. Ce n’est ni une attaque, ni une critique à son encontre, mais un état de fait. Nous avons besoin d’une proximité là où parfois nous sommes dans la défiance entre politiques et scientifiques. Je pense qu’il ne faut pas un document de stratégie scientifique qui parle scientifique aux scientifiques, mais des documents qui établissent le lien entre les deux sphères.
Nous nous sommes beaucoup inspirés, pour élaborer cette stratégie, de la situation au Japon, où l’équivalent de notre Conseil stratégique, présidé par le Premier ministre, avec les ministres de la recherche, de l’innovation et de l’éducation nationale, est un véritable lieu d’arbitrage. L’une des raisons pour lesquelles le Premier ministre a communiqué sur la SNR avec six mois de retard est que les arbitrages budgétaires qui ont permis de donner des moyens à la SNR, concernant notamment le lancement du programme sur les Centres Convergence, ont pris du temps. Se pose ainsi en arrière-plan la question des moyens, mais aussi celle du lien à établir entre les sphères politique et scientifique, cette dernière devant être impliquée dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques publiques, comme un vrai conseil du gouvernement. Il s’agit à mon sens d’un point important.
M. Pascal Colombani. Je ne crois pas que la science soit oubliée, bien au contraire. La plupart des débats au sein du CSR ont porté sur le fait que la recherche fondamentale devait être reconnue et d’excellence. Même si cela ne transparaît pas dans la rédaction, cette préoccupation est bel et bien présente, notamment dans les commentaires qui accompagnent la SNR.
Concernant la question de l’arbitrage, je souscris tout à fait aux propos précédents. La France est aujourd’hui engagée dans un projet extrêmement dispendieux, dont on ne voit pas la fin, qui a déjà coûté dix milliards d’euros et nécessitera dix milliards supplémentaires, tout cela pour peut-être, en 2050, confiner un plasma pendant une demi-minute. Il y aurait véritablement eu là un rôle de conseil du gouvernement à jouer. Je sais comment ce projet a été lancé, puisque j’étais présent à l’époque : aucun organe scientifique n’a pu donner son opinion sur la participation de la France à ce projet. Des gens, des lobbies sont intervenus, mais aucune opinion scientifique n’a véritablement été formulée auprès du président de la République de l’époque, Jacques Chirac, qui était inquiet face aux prises de position très diverses qui lui étaient présentées à ce propos. Finalement, la décision a été prise davantage sur des bases diplomatiques et géopolitiques que scientifiques. C’est à ce niveau que le Conseil scientifique de la recherche devrait agir ; mais cela nécessiterait de modifier profondément sa composition.
M. Jean-Yves Le Déaut. Le débat est comme toujours extrêmement riche. Je puis vous assurer que toutes ces questions seront posées dans le cadre de l’OPECST et apparaîtront dans notre rapport.
DEUXIÈME TABLE RONDE :
PLACE DES PARTIES PRENANTES DANS L’IDENTIFICATION DES OPTIONS STRATÉGIQUES
M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’OPECST. Cette deuxième table ronde est consacrée à la place des parties prenantes dans l’identification des options stratégiques. Plusieurs intervenants, dont Roger Genet, ont indiqué que l’élaboration de la SNR avait donné lieu à un débat avec les divers acteurs, auxquels nous allons à présent demander de témoigner de la manière dont ils ont vécu et perçu cela.
Je donne tout d’abord la parole à Jean-François Balaudé, président de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, président de l’Alliance Athéna et représentant de la Conférence des présidents d’université.
M. Jean-François Balaudé, président de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, président de l’Alliance Athéna, représentant de la Conférence des présidents d’université (CPU). Je souhaiterais tout d’abord m’exprimer au titre de la Conférence des présidents d’université, avant de le faire en ma qualité de président de l’Alliance Athéna, qui me conduira également à faire valoir le point de vue des universités, et plus largement des sciences humaines et sociales, c’est-à-dire pour l’essentiel de l’articulation entre les universités et le CNRS.
Au titre de la CPU, je me dois de témoigner d’un élément qui constitue à la fois un regret et un point de consensus entre tous les présidents d’université : nous déplorons qu’aient été élaborées de façon distincte une Stratégie nationale de recherche et une Stratégie nationale de l’enseignement supérieur. Il est très bien que l’on souhaite à présent coordonner ces deux stratégies, mais nous eussions préféré que les deux n’en aient fait qu’une et aient été pensées d’emblée de manière conjointe. Cela renvoie finalement aux propos de Monsieur le ministre, qui évoquaient la nécessité d’un approfondissement des liens entre recherche et université, dont nous sommes évidemment pleinement convaincus. L’évolution des directions du ministère va dans ce sens, avec le rôle très important qu’est amené à jouer Alain Beretz dans ce processus.
Penser indissociablement formation et recherche, envisager la formation à la recherche et par la recherche : voici le premier message que je souhaitais vous transmettre. Bien que ceci déborde quelque peu le cadre de la SNR, il nous semblait important de le mentionner ici.
Du point de vue de l’Alliance Athéna, il m’apparaît nécessaire de rappeler, même si je n’étais pas alors en charge de l’Alliance, présidée pendant la période d’élaboration de la SNR successivement par Jean-Émile Gombert et Alain Fuchs, que les chercheurs dans le domaine des sciences humaines et sociales devraient davantage s’impliquer dans la mise en œuvre de grands projets de recherche à vocation pluridisciplinaire. Nous en sommes pleinement convaincus et déplorons qu’ils ne le soient pas suffisamment. Comment procéder ? Bien entendu, la SNR peut y aider. Encore faut-il que l’on se l’approprie et que l’on s’y reconnaisse, que l’on ait le sentiment qu’elle permet véritablement de constituer des points d’entrée multiples dans cette problématique de l’implication des équipes SHS dans les grands projets de recherche, y compris dans une dimension pluridisciplinaire.
Peut-être faudrait souligner à cet égard que l’on note, même s’il existe des exceptions, une présence insuffisante des SHS dans les défis, ou tout du moins une mention insuffisante de leur implication ou de leur participation possible dans les projets. Pour ce qui est de la démarche d’Athéna, nous avions pensé qu’il convenait, pour imaginer correctement ce que devrait être la Stratégie nationale de recherche, de fixer des priorités. Cette réflexion avait été l’objet d’un premier rapport intitulé Elements pour l’agenda stratégique de la recherche, dans lequel étaient évoqués des points de fond, qui ne consistaient pas nécessairement en des définitions de thématiques prioritaires, mais posaient les conditions de l’accompagnement et de la montée en puissance de l’activité des chercheurs dans le domaine des sciences humaines et sociales. Certaines de ces préconisations commencent d’ailleurs à se convertir en réalisations ; d’autres mériteraient d’en recevoir. Je pourrai les décliner ultérieurement si vous le souhaitez, dans le cadre de la discussion.
Athéna avait également produit des contributions à l’ensemble des défis, dans un document intitulé Contributions H2020 sciences humaines et sciences sociales. L’exercice avait consisté à indiquer, pour l’ensemble des défis identifiés, les apports possibles des SHS. Ce document reste pour nous une référence pour penser la manière dont les SHS peuvent s’impliquer dans l’ensemble des défis, et pas uniquement le défi n°8 de la programmation sur les sociétés intégrantes, innovantes, adaptatives. Il est relativement frustrant de constater que l’identification de l’implication des SHS se marque dans ce défi n°8, voire dans les défis n°4, 6, 7 et 10, mais est finalement bien moindre que ce qu’elle pourrait être. On comprend bien qu’il faille, au bout du compte, faire des choix et peut-être marquer des priorités absolues, désigner des domaines scientifiques particulièrement pertinents pour tel ou tel défi ; mais peut-être cet exercice de meilleure et plus forte implication des SHS, y compris en déclaration d’intention, aurait été un point intéressant à marquer.
Dans le document de la SNR, et notamment dans la présentation des travaux suivie des réactions du Conseil stratégique de la recherche, le CSR avait marqué ses divergences par rapport à la manière dont le défi n°8 avait été constitué. Cela renvoyait à des discussions qu’il ne faut pas considérer comme des discussions de boutique sur ce que peuvent être les SHS dès lors qu’elles peuvent participer à de grands projets de recherche. Il s’agissait d’une accentuation forte portée sur des approches quantitativistes ou jugées par trop scientistes par le CSR, un accent très fort mis les approches comportementales. Il est intéressant de rappeler ces éléments : même si cela peut apparaître un peu dur et injuste, l’avis du Conseil reflète probablement ce que serait la réaction de la communauté SHS si on lui demandait de s’approprier pleinement le document SNR. Je ne souligne cela que pour nous inciter à travailler dans le sens d’une réflexion positive et constructive sur une meilleure intégration des sciences humaines et sociales dans ce travail de définition des priorités stratégiques de la recherche, pour une meilleure implication.
Mon propos n’est pas pour autant de noircir le tableau. Depuis trois ans, un travail très fructueux s’est mis en place dans le cadre de l’élaboration de la programmation ANR du défi n°8 sur les sociétés intégrantes. Il a abouti à des documents d’une grande qualité, qui ont conduit à un plus fort taux de réponse dans le cadre de l’appel ANR pour ce défi. Ceci s’est vérifié l’an dernier et cette année encore. Cette touche positive mérite d’être ici indiquée, car elle témoigne des résultats auxquels peut conduire cette volonté d’implication.
Nous nous impliquons, en tant qu’Alliance Athéna, dans une coopération avec les quatre autres Alliances, afin de bien marquer cette résolution à travailler avec les autres domaines scientifiques pour construire ces projets interdisciplinaires.
L’Alliance a en outre fortement mis l’accent, dans ses activités, sur des programmes relatifs aux infrastructures de recherche, pour rattraper des retards. Il existe ainsi aujourd’hui de très belles réalisations dans ce domaine.
Nous sommes enfin très soucieux (aspect qui transparaît notamment dans le rapport sur la radicalisation) de penser et de voir aboutir l’articulation entre le meilleur de la production de la recherche dans le domaine des sciences humaines et sociales et les décideurs publics, qui doivent selon nous pouvoir être fortement éclairés et orientés par le plus large spectre de recherche de la plus haute qualité, tel que nous sommes capables de le produire dans les universités et dans les unités de recherche mixtes université – CNRS.
M. Jean-Yves Le Déaut. La loi indique que « les priorités sont arrêtées après une concertation avec la communauté scientifique et universitaire, les partenaires sociaux et économiques et des représentants des associations et fondations reconnues d’utilité publique, les ministères concernés et les collectivités territoriales, en particulier les régions ». Toutes les contributions, des universités comme des Communautés d’universités et d’établissements (COMUE), ont été recueillies par le ministère et vont pouvoir être analysées au niveau de l’OPECST.
En revanche, nous regrettons une nouvelle fois de ne pas avoir aujourd’hui de représentations des régions. Nous avons convié l’Association des régions de France (ARF) à chacune de nos auditions, sans succès. J’ai moi-même insisté auprès de son président, qui est également président de la région dans laquelle je suis parlementaire, sans résultat. Il s’agit pourtant là d’un sujet majeur pour les régions françaises. Les présidents de région sont généralement très actifs dans leur travail avec les universités et il est dommage qu’ils ne viennent pas nous faire part de leur expérience et de leurs témoignages.
Je donne maintenant la parole à Claude Chappert, directeur de l’Initiative d’excellence (IDEX) Paris-Saclay, qui va nous expliquer à partir de cet exemple comment on a réussi à régler ces questions de Stratégie nationale de recherche sur des sites parfois compliqués comme celui de Paris-Saclay, où une dizaine de parlementaires se sont d’ailleurs rendus voici un an pour essayer d’appréhender cette situation directement sur le terrain.
M. Claude Chappert, directeur de l’IDEX Paris-Saclay. Je me rends compte, au regard des précédentes interventions, que je suis ici avec un double avantage. Il a été question de la nécessaire appropriation de la Stratégie nationale de recherche. Or il y a quelques années à peine, j’étais encore chercheur et percevais la question sous cet angle particulier. Aujourd’hui, en tant que directeur de l’IDEX, j’essaie de mettre en place une stratégie de recherche à l’échelle du site, ce qui s’avère presque aussi compliqué qu’à l’échelle de la France. Je vois donc la situation d’un autre point de vue. Je vais essayer de vous présenter rapidement les deux aspects et notamment la vision que j’ai pu avoir, en tant que scientifique, de toutes ces stratégies nationales de recherche (SNRI, SNR, programmes cadres européens).
Au début, la méfiance était de mise et ce d’autant plus que cela a coïncidé avec la mise en place du financement par projet, avec l’ANR. Nous avons surtout eu l’impression d’une limitation de notre liberté de chercheurs. Mais la réalité, lorsque je regarde en arrière, est assez différente de ce premier sentiment. En effet, l’ANR a effectué un travail formidable pour financer les laboratoires et développer des axes de recherche stratégiques qui produisent aujourd’hui tous leurs résultats.
Concernant la SNRI, j’ai eu une excellente expérience du travail sur les roadmaps de l’International Technology Roadmap for Semiconductors (ITRS), industrie des semi-conducteurs, sur la nanoélectronique. Ceci constitue pour moi une analyse stratégique modèle : scientifiques et industriels ont en effet travaillé de concert pour définir une ligne stratégique précisant les blocages fondamentaux, les situant dans le temps par rapport aux réalisations que l’industrie pensait faire ou devait faire pour continuer sur cette stratégie. Il s’agit d’une démarche unificatrice, avec un langage qui permet aux scientifiques fondamentaux de comprendre ceux qui travaillent sur les applications et d’échanger avec les industriels, tout cela à un niveau totalement international. Peut-être l’élément manquant dans la collaboration industrielle mentionnée précédemment réside-t-il précisément dans ce langage international qui permet de travailler avec les Asiatiques ou les Californiens et que j’ai rencontré avec l’ITRS.
J’ai ensuite changé de fonctions et suis devenu directeur de l’IDEX. Nous sommes actuellement en train d’essayer de mettre en place une stratégie unifiée. Ceci nous incite à nous interroger sur ce qu’est véritablement une stratégie : cela dépend évidemment du niveau auquel on se place. Pour moi, une stratégie au niveau du site Paris-Saclay consiste en la mise en place d’un cycle vertueux qui rendrait le site plus visible et attractif, de façon à attirer de plus en plus de chercheurs de grande qualité, qui contribueront à leur tour à rendre ce site plus attractif et productif et ainsi de suite. Nous avons réalisé un benchmark sur les grandes universités internationales et constaté que cette vision correspondait effectivement à la démarche stratégique mise en œuvre à l’échelle des grands pôles universitaires. Il ne s’agit pas de définir des sujets particuliers et de les prioriser, mais de mettre en place ce cercle vertueux. Ceci consiste à placer les équipes de recherche dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire à réduire la complexité et à bénéficier de la diversité, ce qui est d’autant plus important en cette période d’explosion des besoins de recherches interdisciplinaires. Nous commençons là à rencontrer la SNR, dans la mesure où les défis et enjeux sociaux économiques de la Stratégie nationale de recherche sont précisément des points de condensation visibles de l’interdisciplinarité. Ceci rejoint la notion de langage utilisée précédemment pour qualifier les roadmaps de l’ITRS : la SNR devient un langage que tout le monde va comprendre. Ceci est capital, car si l’on est trop scientifique ou trop limitatif en termes de langage, l’influence sur les politiques sera nulle, faute de compréhension entre les deux sphères.
Il est en outre important, dans cette optique stratégique, de rendre visibles et attractives les réalisations du site et de créer des collaborations entre les scientifiques et entre les disciplines. Or cela ne peut se faire qu’autour d’un langage et d’objectifs communs, partagés. Ce langage, tout comme une SNR, ne doit pas être prescriptif, mais donner les moyens de se parler et de travailler ensemble.
Paris-Saclay regroupe environ 11 000 chercheurs et enseignants-chercheurs, ce qui le place parmi les premiers sites mondiaux en termes de publications les plus citées en physique, ingénierie, mathématiques, informatique ou sciences de la vie et de la terre. Décider du jour au lendemain que l’on va attribuer des financements à un secteur au détriment d’autres ne correspond pas à ma vision des choses. Je pense qu’il est préférable d’être incitatif et de fédérer les gens progressivement.
La technique que nous sommes en train d’essayer de mettre en place s’appuie tout d’abord sur une démarche de bottom up. Il a été indiqué précédemment que le fondamental devait être préservé, tout comme les disciplines : en effet, il n’existe pas d’interdisciplinaire sans disciplines fortes. Le bottom up consiste ainsi à demander aux chercheurs, structurés chez nous en départements plus ou moins disciplinaires, quelles sont leurs faiblesses, leurs envies, où se situent les blocages, quels sont les éléments de réponse qu’il serait possible d’y apporter, quelle est leur vision du blue sky resarch dans les cinq ou dix ans à venir.
Il faut, à côté de cela, veiller à promouvoir l’ouverture internationale. En effet, la recherche doit aujourd’hui être internationale. Il faut en permanence discuter avec nos collègues étrangers, pour éviter de nous replier sur nous-mêmes, ce qui serait très préjudiciable. Ceci peut passer par l’organisation de séminaires internationaux, l’accueil de visiteurs, l’internationalisation des cursus de formation dès le L3 pour les étudiants qui le souhaitent. Les étrangers pratiquent par exemple beaucoup les summer internships, que nous essayons petit à petit de promouvoir. Il est également essentiel de faire de la recherche avec des partenaires européens.
La phase suivante, plutôt construite sur un principe top down, consiste à effectuer des choix de visibilité, pour enclencher et installer ce système vertueux, en mettant en lumière nos forces autour de mots-clés facilement appréhendables par la société, l’Etat et les collègues étrangers. L’attractivité doit aussi se développer vis-à-vis des industriels.
Pour moi, la SNR aujourd’hui est le vocabulaire que l’on s’est donné pour fédérer, travailler ensemble, être visibles auprès des industriels, de l’Etat, des universités étrangères. Sans langage commun, il n’est pas possible de se parler. Ce langage doit être fédérateur, générateur de mouvement et donner envie aux scientifiques de relever les défis proposés. Il faut donc veiller à ce qu’il soit mis en forme dans cet esprit.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous allons à présent entendre Mme Cesarsky qui, après avoir été directrice des sciences de la matière au CEA, directrice générale de l’ESO (European Organization for Astronomical Research in the Southern Hemisphere), présidente de l’Union Astronomique Internationale, Haut-Commissaire à l’énergie atomique, est aujourd’hui présidente du Haut Conseil des très grandes infrastructures de recherche et membre de l’Académie des sciences. Nous souhaiterions savoir comment vous avez vécu la SNR.
Mme Catherine Cesarsky, membre de l’Académie des sciences. J’ai été invitée ici en tant que porte-parole d’une communauté, celle des astrophysiciens, considérée délibérément par la SNR comme non prioritaire. Vous comprendrez donc le ton de mon discours.
L’astrophysique est une science qui s’attache à répondre aux questions fondamentales telles que l’origine et l’histoire de l’univers, la nature de son contenu, en particulier celle de la matière et de l’énergie noires qui contribue pour 95 % à la densité totale d’énergie, le processus de formation des galaxies et des gigantesques trous noirs en leur centre, des étoiles et des planètes, l’évolution de la matière ordinaire depuis les chaudrons au centre des étoiles jusqu’aux molécules interstellaires simples et à la vie sur Terre, l’existence éventuelle de vie ailleurs et la forme que cela pourrait prendre. L’astrophysique est la science universelle par excellence. Elle constitue un formidable moyen pour rassembler les hommes et les femmes autour d’un intérêt commun pour l’univers qui nous entoure et la fascination qu’il engendre. Elle présente un grand attrait pour le public, comme en témoigne le succès des manifestations publiques, des planétariums, les demandes de rencontres à l’école, dans les collèges et les lycées, ou encore les actions de sciences participatives où le public apporte des masses de données complémentaires aux mesures des professionnels, par exemple sur le transit d’exoplanètes. En suscitant l’intérêt des jeunes, elle réveille des vocations pour les sciences et les techniques.
Le domaine repose sur de très grandes infrastructures de recherche (TGIR), donnant lieu à des contrats souvent importants dans l’industrie, dans laquelle sont ainsi réinvestis les fonds publics. La semaine dernière, un contrat de quelque cent millions d’euros a, par exemple, été signé avec Reosc Safran. Ce secteur dépend fortement des progrès technologiques dont les équipes de laboratoires sont totalement motrices, l’achat d’équipements sur étagère étant plus l’exception que la règle. Les laboratoires disposent de programmes technologiques avancés qui aboutissent systématiquement à des ruptures, pour donner accès à des données totalement inédites co-développées avec des PME et de grands industriels technologiques. Les industriels apprécient de travailler sur de tels projets à la limite du faisable. Le bénéfice qu’ils en tirent n’est pas uniquement financier ; il s’agit surtout de progresser techniquement et d’améliorer leur image de marque, tout en motivant leurs ingénieurs. Les retombées sont fréquentes, en particulier dans le domaine de la santé.
L’astronomie et l’astrophysique se sont considérablement développées depuis une vingtaine d’années, grâce, d’une part, à de nouvelles grandes infrastructures, les grands télescopes, les radiotélescopes au sol et les observatoires dans l’espace permettant l’accès à tout le spectre électromagnétique et, d’autre part, aux calculs à haute performance pour effectuer des simulations numériques. Notre connaissance de l’univers et de ses composantes en est totalement bouleversée. L’astronomie est la pionnière reconnue du big data, de l’archivage des données et de l’interopérabilité des bases de données, en lien avec le défi n°7 de la SNR.
Cette très importante évolution programmatique et thématique n’a pu être menée à bien que grâce à l’existence de structures facilitant la prise de décision dans un cadre européen et souvent désormais international. Au niveau européen, la discipline est principalement organisée, pour les projets au sol, autour d’une structure internationale, l’Observatoire européen austral, plus communément nommé par son acronyme anglais ESO. Il existe un ERA-NET, ASTRONET, piloté par le CNRS, regroupant les principales agences de moyens en Europe en charge du financement de l’astrophysique et de ses infrastructures. La partie spatiale est organisée au niveau européen autour de l’Agence spatiale européenne et à l’échelle française par le Centre national d’études spatiales (CNES). Elle figure comme il se doit dans la SNR, dans la partie intitulée Une ambition spatiale pour l’Europe, suivie par le CNES. L’astronomie au sol est aujourd’hui quasi absente de la SNR, mais émarge en grande partie au budget « organisations internationales et TGIR » du ministère de la recherche.
Dans le cadre national, les astrophysiciens ont mis en place depuis longtemps un processus d’analyse stratégique et de priorités, avec un colloque de prospective tous les cinq ans, impliquant tous les laboratoires français, ce qui évite les doublons et favorise les collaborations. L’activité s’articule autour de l’ESO, avec ses observatoires au Chili, dont le fameux Very Large Telescope (VLT), meilleur observatoire du monde dans le visible, le grand interféromètre submillimétrique international ALMA et, en construction, le Extremely Large Telescope, de 39 mètres de diamètre. La France joue à l’ESO un rôle de tout premier plan. Il existe en outre deux autres TGIR (un télescope à Hawaï et l’Institut de radioastronomie millimétrique (IRAM), avec un interféromètre millimétrique, en France) et plusieurs infrastructures de recherche, dont un centre d’excellence dans le domaine des données, à Strasbourg.
Les astrophysiciens sont actifs dans la recherche de financements, en raison notamment de leur absence de la SNR. Ils obtiennent des contrats européens, dont 39 European Research Council (ERC), des participations à des réseaux de H2020 tels que le réseau ASTERICS sur les données. Ils ont également accès à des fonds régionaux, comme le Domaine d’Intérêt Majeur (DIM) ACAV (Astrophysique et Conditions d’Apparition de la Vie) pour la région parisienne, mais aussi à des Équipements d’excellence (Equipex), comme NOEMA pour l’IRAM, et des Laboratoires d’excellence (Labex) comme FOCUS, pour l’étude de détecteurs. Les contrats ANR sont importants pour stimuler de nouvelles recherches, permettre de dépouiller dans de bonnes conditions les données des observations, accompagner les étapes initiales de R&D ou développer les simulations numériques. On constate depuis peu une baisse importante et très dommageable des crédits, due à la baisse de la dotation ANR et au fait que l’astrophysique ne peut se présenter que dans la rubrique des « défis des autres savoirs », avec une forte concurrence sur une faible dotation.
Il est important de rappeler que la SNR a été entamée à partir des Alliances, en laissant d’emblée de côté des pans entiers de recherche fondamentale, pour se concentrer sur la demande sociétale. Or comme le fait justement remarquer le Conseil stratégique de la recherche dans son avis sur la proposition de stratégie nationale de recherche : « Le code de la recherche (article L.111-6) donne pour objectif à la stratégie nationale de recherche de « répondre aux défis scientifiques, technologiques, environnementaux et sociétaux en maintenant une recherche fondamentale de haut niveau » (…) La recherche fondamentale crée le socle de connaissances à partir duquel naissent les applications ; inversement, les avancées technologiques procurent les outils d’investigation de plus en plus perfectionnés qui conduisent à approfondir nos connaissances fondamentales. (…) Le défi de la connaissance « pour elle-même » constitue un enjeu transversal, sous-jacent à tous les autres et devant de façon impérative porter la stratégie nationale de la recherche consacrée à la connaissance. » Je suis sûre que vous partagez tous ce point de vue. Pourtant, la SNR a bien souvent été ressentie au sein de la communauté scientifique comme ne prenant absolument pas cet aspect en considération. C’est pourquoi j’émets le vœu que le budget de l’ANR soit augmenté, que cette augmentation porte surtout sur la partie « défis des autres savoirs » et que soit créée à l’avenir une Alliance supplémentaire dédiée à la connaissance pour elle-même, afin de s’assurer que la prochaine SNR prenne bien en compte la recherche fondamentale.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup, Mme Cesarsky. Nous allons entendre maintenant M. Patrick Monfort, directeur de recherche au CNRS, mais invité surtout ici aujourd’hui en sa qualité de secrétaire général du Syndicat national des chercheurs scientifiques. Que pense le syndicat que vous représentez de la Stratégie nationale de recherche et de ses modalités d’élaboration ?
M. Patrick Monfort, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), secrétaire général du Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS-FSU). Je tiens tout d’abord à préciser que je suis certes secrétaire général du SNCS, mais toujours également chercheur dans les laboratoires.
Mon intervention sera centrée sur la question de savoir si la Stratégie nationale de recherche ne porte pas en elle de risques sclérosants pour la recherche. J’ai cru déceler cette préoccupation dans plusieurs des interventions entendues précédemment, y compris dans les propos du ministre.
Je rappellerai en premier lieu que si tous les financements budgétaires sont sous la coupe de la SNR, les sources étatiques de financement de la recherche privée y échappent. Je pense notamment aux 6 milliards de crédit impôt recherche et au programme des investissements d’avenir. Ces dispositifs ont pourtant été remis en cause à plusieurs reprises, par la Cour des comptes comme par des inspections générales. La SNR ne s’appliquant pas au financement de la recherche des entreprises, les organismes de recherche et les universités sont donc les seuls concernés par cette stratégie, qui définit ainsi des objectifs, fixe les priorités scientifiques, les hiérarchise et doit fédérer les acteurs. Le problème est que si la recherche doit répondre à des objectifs de la société, certains organismes comme l’Inserm, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ou encore l’Institut de recherche pour le développement (IRD) étant centrés sur des finalités, le CNRS et les établissements ont aussi collectivement la mission de promouvoir le progrès des connaissances, sans attente de retombées a priori. Rien n’est dit sur cette mission, si ce n’est une vague phrase indiquant que la SNR « doit se réaliser en maintenant une recherche fondamentale de haut niveau, recherche fondamentale qui peut d’ailleurs être aussi finalisée ». Certes, toutes les recherches liées au progrès des connaissances ne vont pas disparaître, mais la SNR se donne les moyens de les comprimer fortement, en se contentant de reprendre dix défis sociétaux qui sont loin de couvrir tous les champs de la connaissance. La SNR devient ainsi un redoutable outil d’orientation des recherches des seuls établissements publics.
Il est prévu que la déclinaison de la SNR se fasse dans les contrats pluriannuels des organismes de recherche et des établissements d’enseignement supérieur, ainsi que dans la programmation de l’ANR et dans les autres financements publics de recherche. Il est important de noter que dans la présentation de la SNR, organismes et financements sont présentés à égale importance. En effet, l’ANR est là pour corriger ce que la contractualisation pourrait avoir de trop laxiste pour les établissements. La SNR confie aux Alliances et au CNRS le soin d’assurer la cohérence d’ensemble entre orientations stratégiques et mise en œuvre opérationnelle. Le dispositif renforce ainsi l’enfermement des établissements dans un carcan bien verrouillé. Jusqu’ici, la mission de conjoncture et de prospective de la recherche française était dévolue au Comité national de la recherche scientifique, instance majoritairement élue par les pairs. Peut-être fallait-il trouver des procédures utiles afin de mieux associer les recherches finalisées ou industrielles. Mais ni le Comité national ni les autres instances scientifiques des organismes n’ont été associés à la définition de la SNR.
Ainsi, bien que la SNR soit très précise sur les thématiques qu’elle propose comme sur les principes d’organisation qu’elle affirme, strictement aucune concertation avec le milieu n’a eu lieu avant sa parution, si ce n’est une simple consultation en ligne permettant d’afficher un respect de l’obligation légale. Même si la loi précise que la SNR comporte une programmation pluriannuelle des moyens, les précisions financières se limitent à cette annonce. En n’associant pas les instances représentatives de la communauté scientifique à la définition d’une politique nationale de recherche, la SNR ne peut être considérée comme un outil des grands choix scientifiques, ni être appropriée par la communauté scientifique.
Par ailleurs, l’organe essentiel d’écoute et de demande de la nation en matière de sciences existe depuis plus de trente ans : il s’agit de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, qui nous réunit aujourd’hui. Nous pensons qu’il serait logique qu’une instance paritaire entre les scientifiques et l’OPECST se voie confier la mission de définir des axes de recherche répondant aux souhaits de la société. Or la SNR cantonne au contraire l’OPECST dans un rôle d’évaluation a posteriori. Ainsi, sous couvert de rapprocher recherche et société, la SNR ôte en vérité tout rôle à la communauté scientifique comme à la société.
L’obsession de la stratégie affichée aujourd’hui sans complexe se nourrit évidemment de l’obsession de la compétitivité. Mais à charger la recherche publique d’une mission de redressement économique, on ne fait, tout en asphyxiant la recherche fondamentale, qu’exonérer à bon compte les industriels du devoir de faire eux-mêmes de la recherche et précipiter ainsi la catastrophe. Cette stratégie nationale pourrait donc bien n’être que le paravent de la faiblesse de la recherche industrielle privée.
Dans l’état de détresse budgétaire dans lequel se trouvent aujourd’hui les universités et la recherche publique, aucune stratégie ne sera jamais un substitut pertinent à l’absence de moyens. La meilleure stratégie consiste en effet à maintenir un appareil de recherche public fort, dans lequel les chercheurs restent libres de mener leurs investigations, là où les portent les résultats de leurs recherches et la curiosité scientifique. Ce n’était pas par stratégie nationale que quelques biologistes français étudiaient les rétrovirus avant 1981 ; ceci les préparait pourtant, sans qu’ils le sachent, à être les premiers en ligne contre le virus du SIDA. Ce n’est de même sous la commande d’aucune priorité nationale que des climatologues ont mis en évidence l’origine anthropique du réchauffement climatique. Ainsi, les défis sociétaux sur lesquels le projet de loi veut fonder la stratégie de recherche ne s’éveillent bien souvent qu’à la suite des découvertes scientifiques. Aucune injonction stratégique n’a mené à des innovations majeures, qu’il s’agisse du téléphone portable, d’internet, des objets connectés, des nanotechnologies et de bien d’autres encore.
La parution prochaine du livre blanc sur Les sciences du vivant au XXe siècle devrait être le support d’une stratégie scientifique, dans la mesure où il a été défini par les scientifiques de ce domaine, qui l’ont pris en mains. Ce document souligne bien que les applications de rupture surgissent après le temps de la découverte initiale. Or les recherches de rupture non connectées aux applications sont peu soutenues par les décideurs politiques, car les recherches sont aujourd’hui financées sur projets, comme l’ANR qui décline la SNR, elle-même déclinant les priorités de l’Europe. En cantonnant la recherche des dix prochaines années aux thèmes aujourd’hui à la mode, c’est le principe des Initiatives d’excellence (IDEX) par exemple, on construit des frontières scientifiques depuis lesquelles nous nous verrons dans une décennie dépassés par les pays qui auront fait confiance à leurs chercheurs. Le slogan du CNRS, « dépasser les frontières », est parfaitement orthogonal à cette vision stratégique.
S’il est évident que l’on ne peut se passer aujourd’hui de grandes orientations et qu’il est normal que, dans la nation, existent une visibilité et une discussion sur une orientation scientifique, il est important de garder, au-delà de la programmation scientifique, une part de financement de la recherche des laboratoires sans programmation, sans ANR. Je pense que cet élément était l’un de ceux qui avaient émergé des Assises de la recherche. Sans liberté, la recherche n’a pas d’avenir.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci. Pour terminer cette série d’interventions, nous avons demandé sa contribution à Juliette Guérin, présidente de l’Association nationale des docteurs. Les docteurs sont des acteurs essentiels de la recherche. Comment ont-ils été, en tant que tels, associés aux travaux de la Stratégie nationale de recherche ? Quelles remarques pourriez-vous formuler de ce point de vue quant à l’élaboration de la SNR ?
Mme Juliette Guérin, présidente de l’Association nationale des docteurs (ANDès). Je suis actuellement, comme vous l’avez précisé, présidente de l’ANDès, Association nationale des docteurs, créée en 1970 et reconnue d’utilité publique depuis 1975. Nous réunissons en France les titulaires d’un doctorat acquis par la pratique de la recherche, quels que soient leur discipline scientifique et leur secteur d’activité. L’ANDès n’ayant pas été consultée au cours de la définition des dix défis sociétaux, ni des programmes d’actions qui en ont découlé, je souhaite vous apporter aujourd’hui un éclairage a posteriori, qui se veut constructif, et partager avec vous notre compréhension et nos attentes vis-à-vis de cette stratégie.
La Stratégie nationale de recherche a pour objectif de permettre à la recherche d’apporter des réponses aux questions de la société. C’est la génération actuelle de doctorants, docteurs de demain, qui devra y répondre. Nous voyons dans la SNR une grille d’objectifs pour s’assurer qu’ils auront bien les compétences requises pour y faire face. Le découpage de la SNR en dix défis sociétaux appelle une évaluation objective de ce dispositif et de son potentiel. A-t-on, par exemple, une idée du nombre de chercheurs qui participent à des projets entrant dans l’un de ces dix défis ? Combien de doctorants et de contrats CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche) cela représente-t-il ? La cartographie des projets entrant dans le cadre de la Stratégie nationale de recherche pourrait permettre d’évaluer l’impact potentiel de la SNR, en particulier sur l’aspect de la mobilité, géographique, mais aussi sectorielle, des chercheurs au cours de leur carrière.
La SNR est d’une part construite en articulation avec les défis du programme européen H2020, d’autre part propice à l’émergence de projets interdisciplinaires et multi-acteurs répondant à des questions de la société. Il est alors légitime de se poser la question suivante : la SNR permet-elle de former des docteurs véritablement en adéquation avec les besoins de la société ? Apporte-t-elle une amélioration de l’employabilité de ces docteurs nouvellement diplômés ? Cette question étant chère à notre ministre actuel, j’espère que nous pourrons donner un éclairage à ce sujet. L’ANDès perçoit les docteurs comme des passeurs de frontières. Elles et ils sont donc des ressources humaines particulièrement pertinentes pour favoriser la nécessaire porosité entre la science et la société. Ce sont des acteurs clés, dont il est nécessaire de favoriser la diffusion dans tous les secteurs, privé et public, recherche et hors recherche, comme le rappelle la loi de 2013 sur l’enseignement supérieur et la recherche, au travers de ses articles 78 et 82.
Les docteurs sont les vecteurs pertinents du lien entre la recherche et la société. Encore faut-il actionner tous les leviers pour leur permettre d’occuper des emplois dans ce creuset. Dans les entreprises, le doctorat doit gagner en visibilité et en lisibilité. L’ANDès travaille donc, en association avec d’autres acteurs, à l’inscription du doctorat dans le référentiel national des certifications professionnelles, le RNCP. Cette identification constituera une première étape avant la reconnaissance du doctorat dans les conventions collectives.
Je profite de l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer devant vous pour évoquer les conventions CIFRE, qui permettent aux doctorants de réaliser un doctorat sur un projet commun entre une entreprise et un laboratoire public. L’ANDès se réjouit des objectifs annoncés d’augmentation significative du nombre de ces conventions. Il nous semble cependant nécessaire d’alerter sur le fait que le dispositif CIFRE doit effectivement servir à faire diffuser la recherche dans le tissu socio-économique et que son but est bien de prouver aux entreprises, par l’expérience, la plus-value de l’activité de recherche. Il faut également veiller à ce que l’augmentation des contrats CIFRE profite bien à une diversité de profils de candidats au doctorat, en particulier pour les doctorants en humanités ou dans des disciplines dites rares.
Ce dispositif mérite également d’être utilisé dans la fonction publique, notamment territoriale. L’ANDès sera ainsi vigilante à l’exemple qui sera donné par l’État et ses représentations déconcentrées. La fonction publique s’enrichirait considérablement de la présence non seulement de doctorants, mais aussi de docteurs dans ses effectifs, à tout type de postes pertinents. Rappelons qu’une lettre a été envoyée en octobre 2015 par Mme la ministre Marylise Lebranchu à tous les ministres pour leur demander un bilan des mesures envisagées pour favoriser l’emploi des docteurs dans les corps et cadres d’emploi de la fonction publique. L’ANDès déplore que les réponses des différents ministères n’aient à ce jour pas été rendues publiques. Nous recensons, sur notre site internet, les rares corps ouverts aux docteurs et attendons avec une certaine impatience le rapport sur la mise en application de l’article 79 de la loi de 2013 en ce qui concerne l’adaptation des concours de recrutement aux docteurs, rapport censé être annuel et devant être adressé aux parlementaires par le Gouvernement.
Nous serions curieux d’avoir la possibilité d’étudier l’effet de la SNR sur les carrières des docteurs et sommes dans l’attente de l’action volontariste qui améliorera la visibilité du doctorat par son inscription au référentiel national des certifications professionnelles. À l’heure du bilan de ce quinquennat initié par les Assises de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR), nous réclamons certaines réponses concernant l’ouverture de la fonction publique aux docteurs.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je souhaiterais, pour introduire le débat, souligner que les structures et la gouvernance revêtent, dans ce contexte, une grande importance. Sans doute avez-vous lu le rapport de Jean-Richard Cytermann, paru en octobre dernier, sur les communautés d’universités et d’établissements, qui constate leur relatif échec au regard du fait que la souplesse de leur structure, voulue pour permettre une plus grande flexibilité en termes d’adaptation, n’était toujours pas compensée par un réel volontarisme, éventuellement local, porté par des établissements leaders, mais pouvant aussi prendre la forme d’un accompagnement ministériel, avec des politiques de sites plus volontaristes.
J’aimerais indiquer par ailleurs à Juliette Guérin que nous partageons totalement ses propos. J’ai ainsi adressé à nouveau, au nom de l’OPECST, une lettre au ministre de la fonction publique, en lui demandant de pouvoir disposer, pour cette évaluation, du bilan exact des réponses des ministres, que nous publierons en faisant mention également des ministres qui n’ont pas répondu. Ceci est important, car on ne peut pas, dans une République, voter une loi, ne pas avoir de réponse à cette loi et, lorsqu’un ministre en souhaite l’application et sollicite les autres ministres à cette fin, n’obtenir aucune réponse de leur part.
Afin de ne pas trop noircir le tableau, je souhaiterais vous faire part d’un exemple positif : la gendarmerie a eu en la matière un comportement exemplaire. Un concours spécial a ainsi été organisé pour recruter des scientifiques et a abouti à l’intégration de docteurs issus d’organismes de recherche (CNRS, Inserm, etc.), d’universités, qui ont reçu une formation à l’école de la gendarmerie avant d’entrer au pôle judiciaire et d’y accomplir leur métier pendant huit à dix ans, avec la possibilité de repartir ensuite vers une fonction généraliste, puis éventuellement vers la science et la technologie. Cet exemple donné par le ministère de la défense gagnerait à être suivi par d’autres. Je pense que l’Office aura à se prononcer sur cette question et sera sévère dans son analyse. Le fait que l’enseignement supérieur et la recherche soient confiés non à un ministre de plein exercice mais à un secrétaire d’État, qui n’a pas la même autorité ministérielle, ne facilite en outre certainement pas les choses. Ceci mérite d’être mentionné.
M. Michel Berson, sénateur. Je souhaiterais à mon tour insister fortement sur ce qui vient d’être dit. J’ai participé à de nombreux débats de ce type depuis six ans que je suis sénateur et constate que ce sujet est récurrent : on revendique toujours une reconnaissance, par les conventions collectives, du titre de docteur, mais on n’avance pas. De même, l’ouverture des grands corps de l’État aux docteurs se fait avec beaucoup de timidité. On ne cesse de revendiquer ces deux objectifs, qu’il semble possible et nécessaire d’atteindre et qui, dans d’autres pays, paraissent évidents et ne souffrent pas l’ombre d’un débat. Il m’apparaît important qu’un parlementaire exprime cela avec force. J’ai eu l’occasion de le dire et de l’écrire à maintes reprises depuis que je suis sénateur et continuerai de le faire, mais je trouve étonnant que l’on fasse autant de sur-place en la matière.
M. Michel Bouvet, directeur général d’Yncréa (fédération d’écoles d’ingénieurs associative). Je souhaiterais compléter votre témoignage sur le ministère de la défense : je suis personnellement ingénieur de l’armement. Au début des années 1980, le corps de l’armement, qui est l’un des corps techniques de l’État, avait ouvert une option recherche, si bien qu’au lieu de se former dans les écoles d’ingénieurs, la possibilité était offerte à certains d’entre nous de se former par la recherche. Je ne suis pas sûr que cette option existe encore. J’ajoute qu’il est important de ne pas confondre la formation à la recherche et par la recherche. Cette dernière est particulièrement importante ; il faut toutefois veiller à ne pas créer de frustrés en donnant l’impression que le fait d’effectuer une thèse va permettre d’accéder à un emploi de chercheur. Merci.
Mme Heidi Charvin, SNESUP-FSU, enseignant-chercheur en neurosciences cognitives. Nous nous interrogeons, au niveau du SNESUP, sur la définition de « Stratégie nationale de recherche ». Les éléments débattus lors des deux tables rondes auxquelles nous venons d’assister portent en effet essentiellement sur les dix priorités de la recherche. On pourrait aussi se questionner sur l’étendue de la réflexion sur les stratégies nationales, c’est-à-dire y compris sur ce qui ne correspond pas aux priorités nationales. Les propositions faites et les financements apportés couvrent ainsi certains domaines, mais ces stratégies, essentiellement issues des sciences et techniques, s’appliquent insuffisamment aux sciences humaines et sociales. J’en veux par exemple pour preuve le fait que l’autonomie des universités est basée, si l’on applique le système anglo-saxon, sur l’évaluation des brevets, les partenariats public – privé. Or lorsqu’il est question, dans le cadre des sciences humaines et sociales, d’intérêt national pour ce qui concerne l’industrie cinématographique, le tourisme, la littérature ou encore les traitements non médicamenteux dans le domaine de la santé, ces éléments apportent à la nation en termes de PIB et d’emploi, mais ne sont pas intéressants à proprement parler pour les établissements autonomes. Ceci peut conduire à se demander s’il convient, en termes de stratégie, de traiter de façon similaire les sciences et techniques et les sciences humaines et sociales.
Quelle dissociation effectuer par ailleurs entre recherche publique fondamentale et recherche privée, plutôt orientée vers les applications ? Ne devrait-on pas, en termes de stratégie nationale, distinguer l’un, l’autre et l’interaction entre les deux ? Nous sommes à mon sens à l’orée de difficultés considérables pour la recherche fondamentale. Cet aspect a déjà été évoqué par nombre de chercheurs scientifiques, en France comme à l’étranger. Très récemment, les chercheurs du Québec ont ainsi alerté la communauté sur cette question de la désertification de la recherche fondamentale et appelé à un financement récurrent des chercheurs à hauteur de 10 000 $ annuels.
A également été évoquée la difficulté d’impliquer les chercheurs en sciences humaines et sociales dans les grands défis, notamment le défi n° 8. Je souhaiterais rappeler que nous comptons en général, en SHS, de grands effectifs d’enseignement dans les universités et que les collègues passent de ce fait plus de temps à gérer la formation qu’à s’impliquer dans la recherche. Ils consacrent en outre beaucoup de temps à déposer des projets de recherche pour lesquels ils n’obtiennent pas de financement. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner qu’ils soient si peu présents dans les dix défis.
Mme Judith Ferrando, co-directrice de Missions publiques. Je souhaiterais réagir sur un point soulevé au tout début de cette audition par Thierry Mandon, sur la question de la place de la nation et du grand public dans la démarche de Stratégie nationale de recherche. Je me permets de porter à votre connaissance un projet européen, intitulé Cimulact, soutenu par la Commission européenne, dont l’enjeu est de faire co-construire les futurs axes de recherche par des citoyens européens. Je suis co-directrice de Missions publiques, l’un des trente partenaires de ce projet qui a mis autour de la table des citoyens, des chercheurs, des décideurs, pour les faire dialoguer sur les besoins sociétaux sur lesquels il faudrait déployer le programme Horizon 2020. Les premiers résultats ont été rendus à la Commission européenne la semaine dernière.
Il y a sans doute un intérêt à imaginer, pour les futures évaluations de la Stratégie nationale de recherche, comment associer des citoyens à une réflexion sur les besoins sociétaux. Je pense qu’il serait très intéressant d’inclure davantage dans cette démarche les sciences humaines et sociales. En effet, l’un des points qui est ressorti de ce grand programme de consultation, qui a mobilisé plus de mille participants dans trente pays, est que le retour vers la société tel que pensé dans le cadre du programme Horizon 2020 consiste essentiellement en de la dissémination. Or les citoyens espèrent plutôt de la recherche participative : ils souhaitent être impliqués eux-mêmes dans des axes de recherche, sur des sujets très divers touchant à l’alimentation, à la santé, à l’économie ou à l’aménagement du territoire. Ce projet montre qu’il existe des moyens d’intégrer le grand public au sein de la réflexion sur les recherches à venir, sans enlever quoi que ce soit à la nécessité d’intégrer bien évidemment et avant tout les chercheurs dans ce processus. Puisque cette table ronde est consacrée à « la place des parties prenantes dans l’identification des options stratégiques », il me semble important de ne pas oublier de compter la nation au rang de ces acteurs.
M. Jean-Yves Le Déaut. Une réunion a récemment été organisée sur ce thème avec l’association ALLISS (Association pour une alliance sciences société), co-présidée par Pierre-Benoît Joly. Lors de cette réunion, a été évoqué par exemple le rôle important des associations de malades dans l’orientation de certaines recherches. Ce modèle est-il transposable à tous les domaines ? Plusieurs intervenants ont en outre insisté sur l’importance du soutien à apporter à la recherche fondamentale. Le vrai problème est de savoir comment, dans un pays, effectuer l’équilibre entre le soutien à la recherche fondamentale et un certain nombre d’orientations de recherche demandées par des citoyens. C’est précisément là une question de stratégie. On peut parfaitement trouver des lieux pour organiser ce débat et penser la programmation de la recherche avec des opérateurs et le fonctionnement de grands organismes de recherche et d’universités. Il est évident qu’à partir du moment où l’on paie des chercheurs, il faut financer les recherches organisées par ces grands organismes. Ainsi, le CNRS a joué, ainsi que l’a rappelé Pascal Colombani, un rôle important dans la programmation. Quel rôle pour les grands organismes ? Quel rôle pour l’Agence nationale de recherche ? Qui décide du soutien à la recherche fondamentale ? Où placer le curseur ? Nous sommes au tout début de ce processus. La Stratégie nationale de recherche était trop récente pour que l’impact soit immédiat et perceptible dans les lois de finances. Pour autant, il s’agit là de questions majeures.
M. Pascal Colombani. Il me semblerait important que de nombreux chercheurs aillent travailler dans la recherche au sein des entreprises, publiques ou privées. Pour l’instant, ce flux n’est pas suffisant pour transformer les mentalités, d’un côté comme de l’autre. Pourtant, les entreprises en ont besoin. Je sais pertinemment que cela n’est pas facile, particulièrement en France. En Allemagne, la plupart des patrons des grands groupes sont titulaires d’un doctorat. Cette formation par la recherche est excellente. J’ai d’une certaine manière été un précurseur dans ce domaine. À l’époque, il y a un peu plus d’une trentaine d’années, la société qui m’avait recruté avait embauché également une demi-douzaine d’autres chercheurs, témoignant ainsi d’une réelle volonté, d’une politique dans ce domaine. Comment faire pour que cela se développe à plus grande échelle ? J’avoue ne pas avoir pour l’instant de réponse autre qu’anecdotique.
M. Jean-Yves Le Déaut. Je constate que nous n’avons toujours pas abordé la question des COMUE et ne désespère pas que ce sujet soit évoqué dans l’une ou l’autre table ronde d’ici la fin de cette audition.
TROISIÈME TABLE RONDE :
FINANCEMENT ET APPROPRIATION INTERMINISTERIELLE
M. Jean-Yves Le Déaut. Cette troisième table ronde va préciser les conditions de la mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche. Nous disposons de peu de recul, puisque les budgets interviennent en décalé. Nous en sommes ainsi au premier budget dans lequel l’impact éventuel en sera perceptible. L’augmentation constatée est forte, ainsi que l’a indiqué le président de la République lundi dernier au dîner de la CPU, auquel un certain nombre d’entre vous ont assisté.
Ceci s’appuie aussi sur une appropriation interministérielle de la SNR, qui constitue un élément majeur. Tous les ministères se sont-ils appropriés une stratégie élaborée théoriquement par le Premier ministre, en sa qualité de président du Conseil supérieur de la recherche, bien que celui-ci n’ait pas, à la différence d’autres pays, assisté personnellement aux réunions de préparation ?
Nous entendrons pour commencer les principaux opérateurs, qui apportent des financements. Nous auditionnerons ensuite deux responsables de ministères qui coordonnent leur propre stratégie de programmation avec la Stratégie nationale de recherche. L’Office a par ailleurs demandé à Mme Anne-Yvonne Le Dain de suivre plus précisément cette question du lien entre SNRE et SNR.
Nous accueillons tout d’abord Alain Beretz, DGRI au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, que nous remercions de l’intérêt qu’il porte à nos travaux. Nous avons en effet eu le plaisir de le recevoir au lendemain de sa nomination, à l’occasion d’une audition consacrée à la formation des scientifiques et des ingénieurs. Il va nous expliquer la manière dont le ministère se mobilise et pilote la mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche et notamment comment la LOLF, et plus particulièrement la mission interministérielle recherche et enseignement supérieur (la MIRES), déclinent cette stratégie au niveau du budget de l’Etat. Cette mise en œuvre de la MIRES porte déjà en soi une dimension fortement interministérielle, puisqu’elle concerne, outre le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, les cinq ministères en charge de l’environnement, de l’industrie, de la défense, de la culture et de l’agriculture.
M. Alain Beretz, directeur général de la recherche et de l’innovation au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je souhaiterais en préambule rappeler que j’ai, comme Claude Chappert, un passé de chercheur. Je prends en outre avec grand plaisir le relais de Roger Genet, en faisant miens une grande partie des acquis qu’il a construits. Mon point de vue sera par conséquent imprégné de ces deux cultures, l’ancienne et la nouvelle.
Je vais rester sur le cahier des charges qui m’a été donné, en revenant tout d’abord brièvement sur la question de la mise en œuvre interministérielle, qui constitue l’une des grandes surprises pour le chercheur qui arrive au ministère de la recherche et croit que tout se passe là. Il existe en réalité une réelle dynamique interministérielle, qui est probablement l’une des clés de la réussite de la Stratégie nationale de recherche. Le ministère y contribue largement. Roger Genet a ainsi fait mention précédemment de la création d’une instance de coordination entre les directeurs d’administrations centrales et les dirigeants des opérateurs de recherche. Un tel outil de communication, de dialogue, d’échanges, me paraît extrêmement important. Aujourd’hui, ainsi qu’en témoignera certainement le président de l’ANR, d’autres ministères interviennent et peuvent injecter des priorités. Des plans nationaux de recherche impliquent par ailleurs différents ministères. C’est vraiment vers le développement d’une telle dynamique interministérielle qu’il faut tendre. Ceci constitue à la fois un atout et un défi. Sans vouloir tout centraliser, nous avons l’obligation impérieuse de mieux nous coordonner.
Dans ce contexte de mise en œuvre et de coordination, il convient également de ne pas oublier l’Europe, dont il a été peu question. Il est absolument nécessaire que nous nous mettions non en subsidiarité, mais en résonance avec les programmes européens et que nous aidions, par cette stratégie, nos laboratoires et nos chercheurs à être davantage présents dans les programmes européens. La semaine dernière, notre ministère a organisé une très intéressante table ronde à ce sujet, qui a mis en lumière à la fois nos atouts et nos faiblesses dans ce domaine, avec du benchmarking international. Cette stratégie peut nous aider.
Il convient en outre de mentionner la mobilisation de l’ensemble des opérateurs de recherche, c’est-à-dire les organismes et les universités (ce terme englobant l’ensemble de l’enseignement supérieur), quel que soit leur statut. La SNR peut là aussi trouver des résonances avec tous ces opérateurs, par les contrats d’objectifs qu’ils passent avec l’Etat, qu’elle qu’en soit la forme, et par les orientations scientifiques qu’eux-mêmes impulsent en interne (en tenant éventuellement compte de la Stratégie nationale de recherche). Les Alliances sont également des lieux où la SNR fait écho, sans pour autant être imposée : il y est en effet régulièrement question d’adéquation avec la Stratégie nationale de recherche. Je reprendrai volontiers ici le terme, utilisé précédemment par Claude Chappert, de points de condensation que la stratégie peut porter et qu’il importe de décliner dans les instances où se déroule la vie de la recherche.
Concernant la question du budget, je tiens à préciser d’emblée que la SNR n’est pas et ne doit pas être un outil de structuration budgétaire. Pour autant, la MIRES, donc le budget globalisé de la recherche, contribue à sa mise en œuvre. Il ne s’agit pas d’une vision top down : les budgets consacrés légitimement aujourd’hui à la recherche sont regroupés dans une visibilité globale, la MIRES, à hauteur de 14,6 milliards d’euros. Cet argent va servir en partie à la SNR, mais il est illusoire de dire que telle somme va être affectée à tel objectif ou tel défi. Ce n’est pas possible et, de mon point de vue, pas souhaitable. La SNR n’est pas un objet d’analyse budgétaire.
Bien évidemment, il existe des endroits où l’on peut mieux flécher ou structurer le budget en objectifs de la stratégie : je pense que les deux orateurs qui vont suivre en parleront, puisqu’il y a, tant à l’ANR que dans le programme investissements d’avenir, des éléments de budgétisation peut-être plus lisibles par rapport à la SNR. Mais encore une fois, la SNR ne doit pas imposer de choix budgétaires.
De la même manière, chaque opérateur de recherche dispose d’un budget dans lequel il est absolument impossible de déterminer la part consacrée à chaque objectif de la SNR. Notre système est divers et complexe. Il constitue une richesse, mais rend aussi cette répartition impossible. C’est toutefois le budget de chacun des opérateurs qui va permettre d’organiser une politique scientifique propre et de développer ensuite la SNR, ou tout du moins le cadre qui lui est nécessaire. Les Très grandes infrastructures de recherche (TGIR) sont par exemple des objets de base, des plateformes qui permettent ensuite le développement d’une stratégie.
La question globale peut en outre être posée de savoir si la nation consacre suffisamment d’argent aux objectifs posés par la SNR. J’oserai dire que non. Le président de la République l’a lui-même indiqué, puisqu’il a fixé comme objectif 3 % du PIB. L’ex Premier ministre, Manuel Valls, a de même fixé, à Cergy, le 13 avril 2016, un objectif d’un milliard d’euros par an. Les plus hautes autorités de l’État expriment ainsi clairement que la réussite de la recherche et de la SNR requiert davantage d’argent.
Je terminerai en abordant la question, très importante, de l’évaluation. Sans une évaluation de qualité, on ne pourra défendre la légitimité de la SNR ni en interne, ni auprès du grand public. Je voudrais citer en particulier l’exemple de l’INRA et de son modèle d’analyse socio-économique de la diversité des impacts de la recherche publique agronomique : il s’agit d’un travail très intéressant, d’une étude globale d’impact qui dépasse le simple impact économique classique.
En termes de perspectives, je pense qu’il nous faut encore dynamiser la cohérence, trouver une meilleure articulation de la SNR avec les politiques régionales (des régions et des regroupements), positionner davantage la SNR comme instrument de résonance avec la société et éviter que cette stratégie soit comprise ou, pire, utilisée comme un outil de programmation réductionniste. Je crois qu’il faut respecter la complexité du système. Le président s’exprime demain dans le cadre du Congrès mondial de la pensée complexe. Nous sommes là au cœur du sujet.
Je conclurai en vous soumettant une citation d’Antoine de Saint-Exupéry, qui me semble illustrer parfaitement ce que l’on peut dire de la SNR et ce qu’elle doit être ou ne pas être : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible ».
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup. L’audition du 30 juin dernier avait été ouverte par Louis Schweitzer, commissaire général aux investissements. Aujourd’hui, nous avons le plaisir d’accueillir Thierry Francq, commissaire général adjoint. Des questions ont été soulevées concernant le lien entre les investissements d’avenir et la Stratégie nationale de recherche. Que pouvez-vous nous en dire ?
M. Thierry Francq, commissaire général adjoint aux investissements. Je devais à l’origine intervenir avec Claude Girard, qui est malheureusement retenu et vous prie de bien vouloir l’en excuser. Cet exposé se fera donc à une seule voix.
Le programme des investissements d’avenir n’est pas un outil dédié en tant que tel à la mise en œuvre de la SNR. Le PIA développe comme vous le savez une approche transversale, bottom up. Il offre un certain nombre d’outils dont les communautés scientifiques doivent s’emparer. Pour autant, le PIA n’est évidemment pas étranger à la SNR. Nous apportons tout d’abord nos financements, en soutien des stratégies des sites, aux stratégies des opérateurs de recherche qui eux-mêmes s’inspirent ou sont censés s’inspirer entre autres de la SNR. Ainsi, si vous consultez finement la liste des thèmes abordés par les laboratoires d’excellence par exemple, vous constaterez qu’une grande majorité d’entre eux sont positionnés sur des orientations de la SNR. Ceci signifie également qu’une part d’entre eux ne le sont pas, ce qui montre bien que la Stratégie nationale de recherche ne saurait préempter l’ensemble des efforts de recherche en France. Ceci est vrai notamment dans les SHS, mais aussi dans d’autres disciplines.
Il faut souligner également que la SNR ne traite pas uniquement de la recherche fondamentale. Ainsi, un certain nombre d’institutions de recherche partenariales, dont la création a été suscitée par le PIA, sont clairement positionnées sur des orientations de la SNR. Quant aux Instituts Hospitalo-Universitaires (IHU), ils sont l’illustration même de l’une des actions retenues dans le cadre de la Stratégie nationale de recherche. Quelques défis font l’objet d’actions spécifiques dans les PIA 1 et 2. Ceci concerne notamment la recherche finalisée et est particulièrement vrai par exemple du défi n°2 consacré à « l’énergie propre, sûre et efficace ». Cela dit, la SNR influence et inspire aussi le PIA, notamment le PIA 3, dont le vote est en cours. Il ne s’agit pas uniquement d’un résultat ex post. Le PIA 3 est pourtant plus transversal encore dans sa présentation que ne l’étaient les précédents. Le lien avec la SNR n’est donc pas immédiatement perceptible. Il existe pourtant. Permettez-moi de vous en donner quelques exemples. La SNR a ainsi inspiré des outils nouveaux, proposés dans le cadre du PIA 3. C’est le cas de « Territoires d’innovation ». Si vous lisez attentivement la SNR, vous y trouverez une demande, dans certains domaines, d’avoir la possibilité d’utiliser de véritables living labs : or c’est précisément l’objet de l’action du PIA 3 intitulée « Territoires d’innovation ».
Quelques défis ou actions demandent clairement un effort d’équipement important. C’est tout le sens que nous allons donner à l’action concernant les équipements structurants. Je peux citer un exemple en cours, à savoir le projet d’observation de la Terre Microcarb. Plus généralement, nous aurons besoin de fournir des efforts en matière d’équipements numériques pour accompagner le big data qui innerve une partie de la SNR. Les besoins sont criants. Il s’agit aujourd’hui de les satisfaire en structurant et en mutualisant les nouveaux équipements qui pourront être mobilisés grâce au PIA.
La SNR inspire donc les outils mis en place, mais aussi la mise en œuvre du PIA. Certains éléments se situent très en aval. Ainsi, l’usine du futur, la cobotique, sont des thèmes de la SNR. Cela se joue bien entendu non seulement dans les laboratoires publics, mais aussi sur le terrain. Il s’agit là d’une dimension importante du PIA 3. Plus en amont, il faut rappeler que si les PIA 1 et 2 n’avaient aucune orientation sur le plan scientifique, il en ira différemment du PIA 3. Cette action doit encore être structurée et élaborée, mais l’un des axes qui pourrait être privilégié dans l’action « programmes prioritaires de recherche » vise à renforcer le leadership dans des secteurs, des matières où il existe (si vous me permettez ce langage imagé) des « trous dans la raquette ». Le PIA pourrait essayer de contribuer, toujours sur la base de la volonté d’un ou de plusieurs opérateurs de recherche, à un renforcement dans ces domaines qui présentent pour l’heure une capacité insuffisante si l’on veut mettre en œuvre la SNR dans toutes ses dimensions. Le PIA 3 n’est pas encore voté, mais il s’agit là du type de réflexion qui montre bien que la SNR va nous inspirer dans la mise en œuvre, et avec nous l’ensemble des ministères avec lesquels nous travaillons, puisque le PIA est un objet interministériel.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci beaucoup. Parmi les opérateurs dont il a été largement question, figure l’ANR, dont Michael Matlosz va nous expliquer comment elle a décliné la Stratégie nationale de recherche dans son plan d’actions depuis 2015 et comment cette programmation influe concrètement sur la distribution des allocations par le truchement de son appel à projets générique.
M. Michael Matlosz, président de l’Agence nationale de la recherche (ANR). La Stratégie nationale de recherche est un élément central de la politique publique de recherche en France, dans la mise en œuvre de laquelle interviennent différents mécanismes d’action, dont le financement par projet, à travers les appels compétitifs.
L’Agence nationale de la recherche est chargée plus particulièrement de la mise en œuvre de ce mécanisme par appel à projets, en organisant la gestion, la sélection et le suivi des projets, selon les meilleurs standards internationaux, au service des communautés scientifiques et de la qualité de la recherche française. C’est en effet l’État, via le gouvernement et le parlement, qui décide où mettre le curseur, dans le financement public, entre le mécanisme de financement par projet et d’autres mécanismes tels que le financement des grandes infrastructures de recherche, des organismes de recherche ou des universités. Le choix d’un mécanisme de financement par projet fait donc partie d’un ensemble de modes d’action. Il a ses caractéristiques propres, qui peuvent viser l’un ou l’autre de deux objectifs complémentaires possibles.
Le premier de ces objectifs consiste à encourager les priorités de recherche ciblées sur les thèmes, les objets ou les disciplines d’étude, d’exploration ou de découverte que la politique publique souhaite promouvoir, soutenir ou développer, d’où des appels à projets sur les thématiques prioritaires de la collaboration entre laboratoires, de l’interdisciplinarité, des défis sociétaux, etc.
Le second objectif possible est d’encourager l’excellence de la recherche nationale par le biais d’une saine compétition entre chercheurs et équipes, quels que soient les thématiques, objets ou disciplines et indépendamment de toute priorité particulière. Naturellement, même lorsqu’un appel vise une thématique ou un objet de recherche prioritaire, il faut que l’excellence de la recherche entreprise reste le principal critère de choix des projets financés et que la recherche menée par ceux qui sont financés reste libre de toute contrainte quant aux résultats produits. En clair, une politique publique de recherche telle que celle portée par la SNR peut encourager des thématiques ou des objets de recherche à poursuivre, mais ne devrait en aucun cas ni d’aucune manière dicter ce que les chercheurs doivent trouver. De même, comme pour tous les appels à projets de l’ANR, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui, via l’évaluation des propositions de projets par les pairs, déterminent le choix des projets sélectionnés pour financement.
Aujourd’hui, avec quelque 500 millions d’euros de budget sur ses appels annuels, pour une dépense intérieure publique de recherche en France de 16,5 milliards d’euros (soit un peu plus que la MIRES), la part des appels annuels de l’ANR ne constitue qu’environ 3 % de la dépense publique. Mais ce sont les appels de l’ANR qui représentent l’un des principaux leviers de la mise en œuvre de la Stratégie nationale de recherche, car le fait même de passer par des appels compétitifs permet de flécher et d’orienter les modes d’action, les objets de recherche et les thèmes prioritaires. Il ne faut pas oublier, pourtant, que le financement par projet sans priorité prédéterminée constitue en soi un puissant levier pour le développement d’une recherche d’excellence. L’État se doit donc, dans l’élaboration et l’orientation de la politique publique de recherche, d’arbitrer, sur deux axes complémentaires, le positionnement du curseur d’une part entre financement par projet et autres modes de financement, d’autre part entre actions de recherche orientées par priorité et actions de recherche sans priorité affichée a priori.
Pour les besoins de l’examen actuel, opéré par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, il a été demandé à l’ANR d’indiquer comment elle a procédé à l’adaptation de ses appels à projets pour répondre aux priorités affichées dans le document de la Stratégie nationale de recherche et quels en sont les premiers résultats quantitatifs.
Dès l’été 2013, suite à l’annonce en mai 2013 de la Stratégie France Europe 2020, précurseur du document SNR de 2015, les appels à projets thématiques de l’ANR, ciblés sur un objectif, ainsi que ses appels à projets blancs, donc ouverts, qui avaient servi, dans une proportion allant jusqu’à 50 – 50, de socle de l’architecture de la programmation de l’ANR depuis sa création en 2005, ont été abandonnés, au bénéfice d’une toute nouvelle architecture, sous forme d’un unique appel annuel synchronisé, dit « générique », structuré autour de neuf défis sociétaux. Ainsi, depuis le plan ANR 2014, lancé à l’été 2013, environ 70 % du budget de l’ANR est consacré à cet unique appel générique, défini sur la base de neuf des dix défis sociétaux repris dans la rédaction de la SNR. Seul le défi « Une ambition spatiale pour l’Europe » ne figure pas dans l’architecture des appels de l’ANR, dans la mesure où il est placé hors du champ d’intervention de l’Agence.
Autre nouveauté introduite en même temps que la présentation par défis sociétaux, le processus de sélection en deux étapes consiste en une première étape de présélection sur lettre d’intention, suivie d’une deuxième phase de sélection sur proposition complète.
Dans sa rédaction actuelle, le plan d’action de l’ANR intègre une présentation par défi, portant à la fois sur les recherches fondamentales et finalisées, l’ensemble étant mis en lien avec 35 des 41 orientations de la SNR (le différentiel de 6 étant dû au fait que l’ANR ne couvre pas le défi relatif à l’espace), ainsi qu’avec les interfaces entre défis portant sur les programmes d’actions prioritaires. La présentation des défis sociétaux est en outre complétée par un défi supplémentaire dit « les autres savoirs », englobant des recherches fondamentales hors défis sociétaux, qui représentent 11 à 15 % des propositions de projets reçues.
Les orientations du document SNR, officialisées le 5 mars 2015, ont été effectives dès le plan d’action 2016 de l’ANR, publié en juillet 2015. Le processus de soumission de l’appel générique démarrant en octobre 2015 demandait ainsi aux porteurs de projets d’indiquer explicitement la ou les orientations SNR concernées par leur projet. Cette déclaration par les porteurs permet d’apporter quelques éléments quantitatifs relatifs à la cohérence entre les propositions soumises à l’ANR et les orientations de la SNR. Pour huit des neuf défis sociétaux de l’appel 2016 (hors défi n°4 « Vie, santé et bien-être »), le bilan de cohérence est à ce titre de 86,2 % sur les deux étapes. La situation du défi n°4 est différente, en raison d’une rédaction moins ciblée de la partie du plan d’action relative aux orientations 16 et 17 du document SNR. Ainsi, les chiffres de cohérence déclarés pour ce défi sont nettement plus faibles, de l’ordre de 40 %. En intégrant l’ensemble des neuf défis et notamment le défi n°4 qui représente environ un tiers des dépôts, le pourcentage d’endroits où les chercheurs eux-mêmes déclarent être en phase avec la SNR est donc voisin de 65 %.
Sur un autre registre, l’ANR étant opérateur pour le compte du programme des investissements d’avenir, il convient de signaler l’articulation entreprise par le biais du programme « Instituts Convergences » du PIA 2, qui a pour objectif d’initier une nouvelle démarche visant à structurer quelques centres rassemblant des forces scientifiques pluridisciplinaires. Dans l’appel à projets, est inscrit qu’à projets équivalents, priorité sera donnée à la réponse aux défis et enjeux sous-tendant les programmes d’actions de la Stratégie nationale de recherche. En réponse au premier appel, 40 projets ont été déposés : les 5 projets finalement financés présentent tous un lien avec un ou plusieurs des 5 programmes d’actions de la SNR. Un deuxième appel, clos ce matin même, 8 décembre 2016, à 11 heures, s’est soldé par le dépôt de 26 propositions de projets. Même si le troisième programme des investissements d’avenir n’est pas encore définitivement adopté, l’action « programmes prioritaires de recherche » qui y figure devrait répondre à plusieurs enjeux de la SNR.
En conclusion, l’ANR contribue, à travers ses appels à projets annuels et son action d’appel dans le cadre des programmes d’investissements d’avenir, à soutenir l’encouragement impulsé par l’État sur les orientations prioritaires issues de la Stratégie nationale de recherche. De façon plus large, l’ANR contribue également à une politique publique de recherche ambitieuse, en stimulant, par le mécanisme du financement compétitif par projet, le développement de l’excellence de la recherche nationale française.
Mme Dominique Gillot, sénatrice, membre de l’OPECST. Le président Le Déaut m’ayant confié momentanément la charge de conduire les débats, je vais sans plus tarder passer la parole à Mme Laure Reinhart, qui va s’exprimer du point de vue de ses responsabilités au sein de la direction innovation de Bpifrance et nous expliquer comment la Bpi se réfère à la Stratégie nationale de recherche et aux défis auxquels la société est confrontée pour décider des soutiens qu’elle octroie aux start-up et PME innovantes.
Mme Laure Reinhart, directeur des partenariats au sein de la direction innovation de Bpifrance. Je serai brève car, d’une manière générale, la réponse est négative. En effet, chez Bpifrance, en particulier pour ce qui relève du financement de l’innovation, nous ne prenons pas en compte a priori les grandes orientations fournies par la Stratégie nationale de recherche. Sur le 1,3 milliard d’euros que nous avons par exemple octroyé aux entreprises en 2015, une centaine de millions d’euros seulement l’a été avec une certaine orientation. Notre credo étant de répondre aux besoins des entreprises françaises, les processus mis en place sont par conséquent bottom up, dans la mesure où ils partent précisément des besoins des entreprises. En dehors des quelques programmes financés en particulier par le PIA et focalisés l’un sur le domaine de l’information scientifique et technique, l’autre sur la société du numérique, et à l’exception des quelques programmes supplémentaires dans certains domaines, dont le concours mondial d’innovation qui relève de priorités élaborées en parallèle de la SNR par la commission présidée par Anne Lauvergeon, l’ensemble des dispositifs sont généralistes, donc ne relèvent pas d’une priorité spécifique.
Si l’on procède en revanche à une analyse a posteriori, on s’aperçoit tout d’abord que ce process bottom up est celui qui fait émerger et remonter de façon tout à fait naturelle de nouveaux domaines qui n’étaient pas envisagés initialement. Depuis plusieurs années, nous finançons par exemple des projets autour des objets connectés, alors même que le terme n’apparaissait encore dans aucune stratégie top down. De la même façon, les « fin tech », c’est-à-dire les technologies pour la finance, n’étaient présentes dans aucune orientation particulière. Les questions relatives notamment à la blockchain relèvent de cette démarche. Lorsque l’on effectue une analyse a posteriori, y compris sur ce processus totalement bottom up, on constate que 35 % environ des montants investis dans des entreprises relèvent du domaine des technologies de l’information, 15 % du secteur de la santé au sens large et 10 % du domaine de l’énergie et de l’environnement (ce qui est tout à fait compréhensible puisque Bpifrance n’opère pas de manière générale dans les projets collaboratifs en matière d’énergie, ce rôle étant essentiellement dévolu à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, l’ADEME).
À la question de savoir comment Bpifrance a contribué à l’élaboration de la Stratégie nationale de recherche, la réponse se résume à deux personnes sur les quelque 3000 collaborateurs de Bpifrance, Laure Reinhart ayant participé au comité opérationnel « recherche » et Nathalie Delorme à l’un des groupes de travail. La contribution de Bpifrance est donc extrêmement modeste. Je pense d’ailleurs que la plupart des acteurs de Bpifrance n’ont aucune idée de ce qu’est la Stratégie nationale de recherche.
Le grand défi auquel nous sommes confrontés ne relève pas de la SNR, sans pour autant être totalement contradictoire avec cette dernière, puisqu’il s’agit de la digitalisation des entreprises en France. Notre pays a dans ce domaine un retard considérable. Certes les travaux sur les big data et les efforts effectués en amont sur les réseaux par la recherche vont pouvoir être extrêmement utiles ; mais notre problème majeur est celui-ci.
La plus belle réussite d’Oseo, et ensuite de Bpifrance se situe certainement dans le domaine de la santé, puisque nous sommes, je pense, parvenus à commencer à créer un véritable écosystème permettant à des entreprises non seulement de se créer, mais aussi de croître. Plusieurs de ces sociétés sont aujourd’hui cotées au National Association of Securities Dealers Automatic Quotations (NASDAQ) et considérées comme des « licornes » : il s’agit de DBV Technologies dans le domaine de l’allergie, de Cellectis dans le secteur de la thérapie génique et de très beaux projets portés par l’Institut de la vision.
M. Jean-Yves Le Déaut. Merci à Dominique Gillot d’avoir bien voulu assurer la co-présidence de cette table ronde.
Nous allons à présent donner la parole à deux représentants de ministères. Laurent Michel, directeur général de l’énergie et du climat au ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer, va tout d’abord intervenir pour nous indiquer la manière dont la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) et la direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI) ont collaboré dans le cadre de l’élaboration de la Stratégie nationale de recherche en énergie et la façon dont celle-ci s’articule avec la Stratégie nationale de recherche. Bien que nous ne disposions pas de l’état de la SNRE (peut-être allez-vous d’ailleurs nous en dire plus à ce propos), nous avons anticipé et d’ores et déjà chargé l’une de nos collègues, Anne-Yvonne Le Dain, d’un travail sur ce sujet.
M. Laurent Michel, directeur général de l’énergie et du climat au ministère de l’environnement, de l’énergie et de la mer. La Stratégie nationale de recherche énergétique a donné lieu à une élaboration, et va se traduire très prochainement, nous l’espérons, par une adoption puis une mise en œuvre interministérielles. Je vais vous expliquer brièvement la manière dont les ministères ont non seulement travaillé ensemble, mais aussi avec d’autres acteurs du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je vous apporterai ensuite quelques éléments de contenu, en essayant de mettre en lumière les enseignements de ce travail, impliquant des ministères ayant des approches, des cultures et des objectifs différents.
La loi relative à la transition énergétique par croissance verte d’août 2015 prévoit, dans son article 183, l’élaboration d’une Stratégie nationale de la recherche énergétique, dite SNRE, arrêtée par les ministres de l’énergie et de la recherche. Cette stratégie doit en particulier tenir compte des orientations de politique énergétique et climatique données par les programmations stratégiques que sont la Stratégie nationale bas carbone et la programmation pluriannuelle de l’énergie, publiées respectivement en novembre 2015 et octobre 2016. Il est indiqué que la SNRE précise le volet énergie de la Stratégie nationale de recherche. Il s’agit donc bien d’être en cohérence avec la SNR. Cette SNRE vise à identifier les enjeux de recherche et développement, ainsi que les verrous scientifiques et techniques à lever, à différents horizons temporels, tout au long de la chaîne de l’innovation dans le domaine de l’énergie, pour permettre la bonne réalisation des objectifs nationaux, dont ceux fixés par la loi sur la transition énergétique, tout en s’inscrivant dans une perspective internationale plus large des enjeux énergétiques.
En termes de mode d’élaboration, la direction générale de la recherche et de l’innovation et la direction générale de l’énergie et du climat ont, depuis fin 2015, conduit conjointement ce travail. Il ne s’agissait pas là d’une première expérience de travail en commun, dans la mesure où nous exerçons une cotutelle sur un certain nombre d’établissements publics, nous rencontrons dans leurs conseils d’administration et collaborons dans la construction des orientations que nous leur donnons. Nous menons aussi, depuis quelques années, un travail collectif, sous la houlette bienveillante du CGI, dans le cadre du programme des investissements d’avenir. Ceci est extrêmement important en termes de connaissance réciproque et d’appropriation commune d’un certain nombre d’enjeux. Nous avons ainsi travaillé par exemple avec la DGRI et le ministère de l’économie, via la Direction Générale des Entreprises (DGE), dans le cadre d’une part des instituts de la transition énergétique, qui correspondent schématiquement aux instituts de recherche technologique (IRT) du domaine énergétique, créés lors du PIA 1, d’autre part du programme des PIA 1 et 2 consacré aux « démonstrateurs de la transition écologique énergétique », au sein duquel nous soutenons des projets collaboratifs, opérés par l’ADEME. Ces habitudes de travail en commun ont certainement favorisé la proximité des équipes et facilité la collaboration autour de l’objet SNRE qui, tout en devant préciser la Stratégie nationale de recherche, est évidemment très corrélé aux enjeux d’innovation.
Tout au long de l’année 2016, nous avons déployé plusieurs modes de travail en commun, autour d’un secrétariat permanent, avec la participation active de l’Alliance ANCRE et de l’ADEME. Ceci a notamment permis l’élaboration d’une base documentaire, sous forme de fiches consacrées aux filières et usages de l’énergie, d’une analyse de l’état de l’art et du positionnement d’acteurs français de la R&D sur divers sujets, permettant de conduire par la suite les travaux de concertation. Ce secrétariat a en outre élaboré les premiers projets de plan et de documents de réflexion.
Le travail a été mené, classiquement, avec les différentes parties prenantes, dont celles de l’énergie (représentants du monde économique, d’ONG, etc), que nous avions l’habitude de côtoyer, mais aussi celles de la recherche (représentants des organismes publics, des Alliances Ancre, AllEnvi, Allistene et Athéna). Ceci a permis de ne pas avoir une vision uniquement technico-centrée du champ de l’énergie, mais d’appréhender l’ensemble des enjeux. Sont également intervenues dans cette démarche, intuitu personae, des entreprises actives dans la R&D et l’innovation, ainsi que les organisations membres du Conseil national de la transition énergétique, fédérations professionnelles, organisations syndicales, associations de protection de l’environnement, collectivités territoriales et administrations concernées (agriculture et industrie notamment).
Aujourd’hui, après trois réunions du comité de suivi et une consultation des régions via Régions de France, nous avons soumis le projet à l’avis du Conseil national de la transition énergétique le 3 novembre et à celui du Conseil supérieur de l’énergie, qui doit se prononcer demain. Nous devrions donc pouvoir finaliser le projet fin 2016.
Ce projet mettra en lumière les quatre orientations suivantes :
- cibler les thématiques transformantes clés ;
- développer la R&D innovation avec les PME, les territoires, les entreprises de taille intermédiaire (ETI), les pôles de compétitivité ;
- développer les connaissances et compétences par et pour la recherche, cette dernière éclairant notamment la prospective, les décideurs ;
- mettre en œuvre une gouvernance légère pour un pilotage opérationnel, l’idée étant de suivre la mise en œuvre de la stratégie et d’interagir avec les différents acteurs (CGI, ANR, ADEME, etc.).
En termes de contenu, nous avons essayé de développer, au regard des axes identifiés dans le défi n°2 de la SNR « Énergie propre, sûre et efficace », des éléments tels qu’une vision globale des systèmes énergétiques, autour par exemple d’enjeux de flexibilité comme l’intégration des énergies renouvelables (EnR), des véhicules électriques, la prise en compte renforcée des exigences environnementales dans des approches globales (cycle de vie des produits, matériaux stratégiques, biosourcés, etc.) et enfin l’intégration de la vision économique et sociale dès les phases amont de la R&D, d’où l’importance de la prospective, du dialogue avec les décideurs, de l’information des professionnels et du public, dans la mesure où ceci renvoie à des choix de société qui ne sont pas que scientifiques ou technologiques, mais beaucoup plus globaux.
Il doit s’agir pour nous du point de départ d’un travail de mise en œuvre, en concertation avec les parties prenantes. L’un des enjeux majeurs est sans doute de continuer à mener un travail de partage des priorités des actions avec les conseils régionaux, qui sont très actifs sur certaines filières technologiques de l’énergie. Ceci permettra non seulement de suivre la mise en œuvre, mais aussi de l’impulser et de l’évaluer.
Il est ainsi prévu que la SNRE, comme l’ensemble des outils prévus par la loi de transition énergétique, soit révisée tous les cinq ans, en même temps que la Stratégie bas carbone et la programmation pluriannuelle de l’énergie.
J’ai personnellement pris un grand plaisir à mener ce travail conjoint, qui a parfois été pour moi source d’étonnement. Ainsi, à titre d’anecdote, lorsque l’Alliance Athéna parle par exemple à la DGEC et réciproquement, ceci donne parfois lieu à des éclairages qui nous surprennent mutuellement et mettent en lumière le fait que nous faisons partie de deux mondes différents, qui ont tout à gagner à échanger et à collaborer, afin que de telles stratégies puissent être élaborées et mises en œuvre dans le cadre d’une vision large.
M. Jean-Yves Le Déaut. Pour terminer cette troisième table ronde, je vais donner la parole à Maryline Laplace, chef du service en charge de la coordination transversale de l’enseignement supérieur au ministère de la culture et de la communication.
L’un des points sur lesquels j’avais insisté dans le rapport remis au Premier ministre à la suite des Assises, avant la loi, était la nécessité de cotutelle entre les ministères. J’avais alors pris l’exemple du ministère de la culture et indiqué que la France était sans doute l’un des seuls pays au monde disposant d’écoles d’architecture dépendant uniquement de ce ministère, alors que les enjeux de cette discipline renvoient aujourd’hui à des sujets très divers, qui vont des technologies des matériaux à des questions d’urbanisme. Nous avions également abordé les problèmes liés aux baisses de crédits, différentielles suivant les ministères. Nous avions ainsi eu l’impression que, face à d’autres sujets dont il avait également la charge, le ministère de la culture accordait une moindre place à la culture scientifique et technique, qui pouvait être considérée comme un sujet mineur. Comment, lorsqu’une Stratégie nationale de recherche est mise en place, le ministère de la culture coordonne-t-il, du fait de ses attributions dans certains domaines de la recherche, son action avec cette stratégie ?
Mme Maryline Laplace, chef du service en charge de la coordination transversale de l’enseignement supérieur au ministère de la culture et de la communication. Merci, Monsieur le président, d’avoir songé à associer le ministère de la culture à cette audition. En effet, il ne tombe pas nécessairement sous le sens que ce ministère soit aussi, comme vous le disiez, un acteur de l’enseignement supérieur et de la recherche. On parle plus souvent de nous à propos d’autres dossiers que ceux-là. Nous sommes pourtant bien présents, même si nous n’avons pas d’institut national de la recherche artistique.
Le ministère de la culture est un haut lieu d’expression des métiers de la création, du patrimoine et de l’accès à la culture, au sein duquel les structures de recherche (pour reprendre le terme générique de la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche) sont liées à ces différents services « métiers ». Cela conduit à avoir de nombreux lieux d’élaboration de la recherche, avec des statuts très divers. Il peut s’agir de services centraux du ministère - j’ai par exemple dans mon service le département des études, de la prospective et de la statistique, qui conduit des travaux de recherche, en partenariat avec des universités – ou de services déconcentrés, qui développent également des activités de recherche, de par leurs missions au regard de l’archéologie, notamment. Certains de nos grands établissements, comme le musée du Louvre ou la Bibliothèque nationale de France, disposent aussi de départements de recherche très structurés. Nous avons par ailleurs des services à compétence nationale, comme le laboratoire de recherche sur les monuments historiques ou le centre de recherche et de restauration des musées de France. Nous disposons enfin d’une myriade d’associations et de Groupements d’intérêt public (GIP). Tout ceci constitue un univers pour le moins foisonnant, sans opérateur déterminé.
Il est d’autant plus remarquable que vous ayez songé à nous auditionner que nous sommes vraiment les « petits Poucets » de la mission interministérielle de la recherche et de l’enseignement supérieur. Nous y sommes présents via le programme n°186 « Recherche culturelle et culture scientifique ». Je suis presque honteuse de vous en communiquer le montant, qui est de 120 millions d’euros au projet de loi de finances 2017, dont l’essentiel consacré à l’établissement Universcience, réunion de la Cité des sciences et de l’industrie et du Palais de la découverte. Le budget réellement utilisé pour financer nos activités de recherche s’élève ainsi à dix millions d’euros. Au total, nous représentons donc, en agrégeant cette somme et le budget consacré à Universcience, moins de 0,5 % de l’ensemble de la mission « Recherche et enseignement supérieur » (MIRES). Nous sommes néanmoins très heureux, puisque notre budget est en progression au projet de loi de finances 2017. Nous allons notamment pouvoir lancer un appel à projets de recherche autour du thème « sciences participatives et recherche culturelle », récompenser les jeunes chercheurs poursuivant des travaux de recherche dans le domaine culturel et organiser une nuit radiophonique de la recherche culturelle.
En dépit de notre petite taille, et pour répondre à la question que vous posiez sur la manière dont les ministères ont pu être associés à la préparation de la Stratégie nationale de recherche et la façon dont ils se la sont appropriés, je crois que nous pouvons considérer que nous y avons été très bien associés. La représentante de la Bpi indiquait que seuls deux représentants de cette instance avaient participé aux travaux d’élaboration de la SNR. Ils ont été beaucoup plus nombreux issus du ministère de la culture à contribuer aux groupes de recherche mis en place en marge des différents défis. Je pense que cela tient certainement à la nature des recherches que nous conduisons, qui sont pour partie des travaux en lien avec notre mission de conservation. Nous avions ainsi bien évidemment quelque chose à dire dans le cadre du défi n°1 « Gestion sobre des ressources et adaptation au changement climatique », via les archéologues et les historiens. Nous étions également concernés par le défi « Énergie propre, sûre et efficace ». Vous avez, Monsieur le président, cité les écoles d’architecture, fers de lance de la recherche du ministère de la culture et particulièrement intéressées par ce défi.
Au total, nous avons ainsi participé aux travaux de six des dix défis identifiés. J’en citerai plus particulièrement un, qui est le défi n°8 « Société innovante, intégrante et innovative », pour indiquer que l’autre aspect important des recherches que nous conduisons, à côté de la conservation, dans le domaine des sciences humaines et sociales, a permis d’alimenter ce défi de ses connaissances des arts, des littératures, des cultures anciennes et contemporaines, des croyances, des religions. Nous nous sommes ainsi parfaitement retrouvés dans ce défi, que nous continuons à suivre au travers du comité opérationnel mis en place par l’Agence nationale de la recherche. Nous considérons que lors de la rédaction du défi n°8 de l’appel à projets 2017, les thématiques nous intéressant ont été pleinement prises en compte. La collaboration avec les équipes de M. Matlosz a été très satisfaisante. Nous avons estimé que la recherche en art se retrouvait explicitement reconnue par le biais des projets de recherche associant artistes et chercheurs.
Nous avons ainsi été parfaitement associés à la préparation de la Stratégie nationale de recherche.
Nous sommes-nous approprié ses conclusions ? Je répondrai par l’affirmative. D’ailleurs, la SNR nous a inspirés et a conduit le ministère de la culture à travailler à l’élaboration de sa propre stratégie de recherche. Nous nous sommes inspiré des grands défis identifiés par la SNR, les avons mis en parallèle avec les défis sociétaux du programme Horizon 2020 et comptons beaucoup sur cette stratégie pour nous aider à organiser le paysage complexe que j’ai présenté.
Je conclurai par trois brefs messages que nous souhaitons adresser à l’occasion de cette audition. Nous sommes satisfaits de la Stratégie nationale de recherche, qui a renforcé la coopération interministérielle, y compris lors du comité opérationnel mis en place par Roger Genet et auquel j’ai participé avec beaucoup d’intérêt. Le seul aspect qui nous semble devoir encore être amélioré est celui de la composition des comités d’évaluation mis en place par l’Agence nationale de la recherche. Ces comités sont, par nature, essentiellement disciplinaires et ne tiennent pas suffisamment compte de l’aspect interdisciplinaire et transversal des thématiques de recherche portées par les acteurs culturels. Il nous semblerait souhaitable que ces comités incluent des acteurs du monde de la culture et que les critères d’évaluation tiennent mieux compte de l’implication de ces acteurs dans les projets de recherche.
Je vous remercie pour votre attention et vous assure de tout l’intérêt du ministère de la culture pour ces problématiques. Mme Gillot sait que nous sommes aussi très impliqués, à ses côtés, dans la préparation de la Stratégie nationale pour la culture scientifique, technique et industrielle. Nous sommes en effet convaincus que nous pouvons, dans les lieux de culture, amener les publics à s’intéresser à la recherche et voulons prendre toute notre part à ce dialogue entre la science et la société.
M. Jean-Yves Le Déaut. Nous arrivons à présent à la phase de discussion. N’hésitez pas à demander la parole.
M. Michel Bessière, ex-directeur de la valorisation et des services techniques du Synchrotron Soleil. Ma question porte sur la notion de simplification, chère à notre ministre Thierry Mandon. Si je comprends bien, il existe une stratégie de recherche au niveau de l’Europe, une autre à l’échelle nationale, une autre encore au niveau des régions, des sites et des ministères. Existe-t-il encore une stratégie de recherche chez les opérateurs ? Disposent-ils de suffisamment de moyens pour cela ? Rien n’est moins sûr. Les laboratoires deviennent de véritables hôtels à projets et les chercheurs des rédacteurs de ces projets.
M. Alain Beretz. Il s’agit d’une bonne question, dont la réponse dépend de la manière dont on envisage la situation. Si chaque stratégie est différente, le constat défaitiste est évident. Si au contraire les stratégies sont des manières de se coordonner et d’essayer de discuter pour trouver un vocabulaire commun, alors le bilan est positif. Chaque type de montage comporte un danger, mais cela ne constitue pas à mes yeux une conséquence inéluctable. À nous d’être vigilants.
M. Alain Fuchs, président du CNRS. Je voulais juste souligner que l’on pouvait parfaitement ne pas disposer de moyens et avoir malgré tout une stratégie.
M. Claude Chappert, directeur de l’IDEX Paris-Saclay. Je souhaiterais revenir un instant sur le fait qu’il est important, à chaque niveau, d’avoir des stratégies, qui doivent se compléter et non se combattre avec des éléments qui n’iraient pas dans le même sens. L’intérêt d’une stratégie est d’utiliser le mieux possible un financement limité.
L’ANR a eu selon moi, rétrospectivement, un impact positif au démarrage. Tout est ensuite question de curseur. À l’époque, le taux de succès était de l’ordre de 23 à 25 % et il existait encore du crédit récurrent dans les laboratoires. Aujourd’hui, le taux de succès s’est écroulé, tout comme les crédits récurrents. Les autres formes de financement qui sont apparues, dont le PIA, financent d’autres choses. De ce point de vue, une stratégie essayant d’optimiser l’utilisation des moyens restants est différente d’une stratégie ambitieuse basée sur appel à projets.
M. Michel Berson, sénateur. Alain Beretz a rappelé tout à l’heure avec beaucoup de pertinence qu’il était vain de penser que l’on pouvait financer la Stratégie nationale de recherche sur la base par exemple d’une loi de programmation financière. J’en conviens. Cependant, force est de constater que l’effort national de recherche dans notre pays est insuffisant. En 2000, la France et l’Allemagne étaient au niveau de 2 % du PIB. L’engagement avait été pris d’arriver à 3 % (2 % pour la recherche privée, 1 % pour la recherche publique) en 2015. Or l’Allemagne a dépassé ce seuil, alors que la France est à 2,23 ou 2,24 %. Le retard est flagrant. On entend régulièrement dire qu’il faudrait consacrer un milliard d’euros supplémentaire par an à la recherche. Le président de la République l’a encore rappelé récemment. Je pense que ces discours seront vains si l’on ne prend pas des engagements fermes, concernant par exemple l’élaboration d’une loi de programmation financière de la recherche sur les cinq ans à venir, prévoyant de dégager un milliard d’euros supplémentaire pour la recherche chaque année pendant cinq ans. Aujourd’hui seul 0,8 % du PIB est consacré à la recherche publique. Pour passer à 1 %, le gap est de 5 milliards d’euros, soit un milliard par an pendant cinq ans. J’appelle de mes vœux, pour le prochain quinquennat 2017-2022, une loi de programmation de la recherche sur la base financière que je viens d’indiquer. On pourra alors atteindre les objectifs que l’on s’est fixés. Cette démarche me semble non seulement soutenable, mais indispensable. Il faut pour cela inscrire cet objectif dans la loi, faute de quoi cela restera lettre morte. Sans cette contrainte, il ne pourra pas y avoir de pérennité dans la croissance des crédits alloués à la recherche.
Mme Sacha Kallenbach, inspectrice générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche. J’ai rédigé un rapport sur la participation française au programme cadre européen. Il est vrai que l’on souligne régulièrement le manque de crédits, notamment pour la recherche fondamentale, où il existe effectivement une difficulté. Par contre, de nombreux crédits sont disponibles pour la recherche finalisée au niveau de l’Europe. Or nous ne disposons pas de stratégie permettant d’articuler nos dispositifs de financement avec les outils européens et régionaux. Tout le monde finance les mêmes choses, alors que d’autres aspects ne sont absolument pas financés. Les chercheurs et les entreprises se dirigent naturellement là où il est le plus facile d’obtenir des crédits. On finance ainsi avec des crédits français des travaux qui pourraient être financés par des crédits européens. On réinstruit des dossiers déjà passés au niveau de l’Europe. En d’autres termes, on gaspille. Il y aurait donc une stratégie à imaginer en matière d’organisation des financements.
M. Jean-Yves Le Déaut. Il a été dit (disposez-vous d’éléments tangibles à ce propos ?) que les programmes investissements d’avenir avaient eu un effet indirect sur les financements européens, dans la mesure où ceux qui avaient, à un moment donné, bénéficié de LabEx ou d’Equipex, n’ont pas candidaté au niveau européen. Au bout du compte, ceci se serait traduit par une légère baisse du taux de retour des crédits européens, en raison du moindre nombre d’équipes françaises ayant sollicité ces crédits. Est-ce exact ?
M. Alain Beretz. Il est difficile, scientifiquement, d’établir une telle relation de cause à effet. Je peux néanmoins donner l’exemple inverse. Il a été dit que si les Espagnols obtenaient de meilleurs succès à l’échelle européenne, cela était dû aux coupes de 30 à 40 % rencontrées depuis quatre ans dans leurs crédits « normaux » de recherche. Or la semaine dernière, lors d’un symposium sur Horizon 2020, la ministre espagnole de la recherche nous a expliqué que ceci était totalement faux : si les Espagnols connaissent une amélioration de leur taux de réussite, ceci vient du fait qu’ils ont mis en place des structures simples et incitatives pour aider leurs chercheurs à candidater auprès de l’Europe.
Le caractère concurrentiel entre les différents appels d’offres est évident. Nos chercheurs sont surchargés de ce type de dossiers. Mais peut-être ne faut-il pas en faire la seule variable explicative. Si l’on veut obtenir davantage de succès au niveau de l’Europe, il faut s’en donner les moyens. C’est cela le plus important.
M. Thierry Francq. Je ne vous livrerai pas une vision scientifique de la situation, qui nécessiterait que soit réalisée une véritable analyse, mais nous avons beaucoup de témoignages selon lesquels le label PIA facilite l’obtention de crédits européens. Il se produit donc probablement des effets dans les deux sens.
Nous nous sommes, à un moment, posé la question de savoir s’il fallait accroître la complexité du PIA pour inciter les porteurs de projets à se tourner vers l’Europe et ainsi réduire le gap. Nous nous y refusons. Peut-être faudra-t-il néanmoins mener un jour une action au niveau européen pour simplifier le dispositif, particulièrement complexe.
Mme Sacha Kallenbach. À part les analyses qui mettent en évidence les superpositions des thématiques des appels à projets, notamment ceux du PIA, nous pensons qu’il est possible d’aider les chercheurs et les entreprises à monter les projets et à surmonter cette complexité, qui n’est en réalité pas beaucoup plus importante que celle observée pour l’ANR. J’en profite pour indiquer que l’ANR a mis en place des dispositifs d’aide au montage de projets européens. Il manque toutefois des cellules de proximité bien organisées. Chaque organisme de recherche, chaque université possède sa propre microcellule, que l’on pourrait inciter à se regrouper pour créer des instruments communs, en veillant à l’utilisation des crédits incitatifs du PIA.
Mme Dominique Gillot. J’ai écouté avec beaucoup d’attention tout ce qui vient d’être dit et n’ai entendu parler de numérique et de digitalisation que dans le cadre des remontées bottom up des start-up qui demandent à être soutenues dans la mise en œuvre des big data ou l’élargissement de leurs bases de données. Je n’ai pas perçu réellement l’expression d’un effort de recherche sur cette nouvelle science qui est en train de se développer et entraîne une modification de la construction de la connaissance. Il me semble que le numérique et la digitalisation ne sont pas uniquement des outils, mais constituent une nouveauté qui va impacter l’ensemble des domaines de la recherche. Le fait que la SNR n’aborde pas ce sujet d’une manière évidente et incitative vient probablement du fait que les évolutions dans ce domaine sont extrêmement rapides.
Même si la SNR n’est pas un outil permettant d’imposer des choix budgétaires, elle pourrait néanmoins être utilisée pour orienter des projets de recherche interdisciplinaires. L’interdisciplinarité apparaît en effet comme une demande forte. Elle entraîne en outre une interministérialité qui, de mon point de vue, est plus présente pour l’instant dans les termes que dans la réalité, mais va certainement advenir dans les faits. Je pense que l’on aurait tout intérêt à insister sur la recherche d’une part sur l’intelligence artificielle, le numérique, la digitalisation, l’accélération des calculs, l’algorithmique, d’autre part sur l’éducation, pour être en mesure de proposer une formation permettant d’appréhender le bouleversement des rapports entre l’homme, la science et la machine. Ceci permettrait de disposer, dans dix ou vingt ans, d’associations homme-machine plus efficaces que la simple domestication à la machine que tout le monde redoute, mais que l’on voit arriver avec une certaine paralysie. Cette question mériterait certainement une table ronde à elle seule.
M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Je souhaiterais vous rassurer sur le fait que le numérique est une question transversale, qui a innervé l’ensemble des débats. Elle est en outre extrêmement présente dans les cinq programmes d’actions prioritaires, via les big data ou la biologie des systèmes, ainsi que dans les sciences humaines et sociales, où de grandes infrastructures de recherche numérique ont été montées.
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