N° 1938
______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 14 mai 2014
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE sur le projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique,
PAR M. André Chassaigne
Député
____________________________________________________________________
Voir les numéros : 1876 et 1930.
___
Pages
INTRODUCTION 5
I. UN DÉFICIT DÉMOCRATIQUE DANS LE PROCESSUS DE NÉGOCIATION 7
A. L’ABSENCE DE TRANSPARENCE ET DE DÉBAT SUR LE MANDAT DELIVRÉ À LA COMMISSION EUROPÉENNE 7
1. Un mandat en forme de blanc- seing 7
2. La représentation et la défense des intérêts nationaux par des fonctionnaires de la direction générale du commerce : un non-sens démocratique 8
B. L’ABSENCE DE TRANSPARENCE ET DE DÉBAT DANS LES NÉGOCIATIONS 8
1. Une opacité suspecte 8
2. Les marges de manœuvre du Parlement européen et des parlements nationaux limitées à un choix binaire : approuver ou rejeter le traité 10
3. Les révélations d’un espionnage de grande ampleur sapent la confiance entre partenaires et soulignent le risque de négociations asymétriques défavorables aux européens 10
C. LA VOLONTÉ D’IMPOSER LA DOCTRINE DU LIBRE-ÉCHANGE AUX PEUPLES SOUVERAINS 11
II. UNE MENACE CONTRE LES PEUPLES, LES ÉTATS ET LE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT EUROPÉEN 15
A. UNE MENACE CONTRE LES DROITS ET LES PRÉFÉRENCES COLLECTIVES DES CITOYENS EUROPÉENS 15
1. La création d’une zone de libre-échange et le démantèlement de dispositifs réglementaires protecteurs des citoyens 15
2. Le risque d’une harmonisation des législations sociales vers le bas et une menace pour l’emploi 17
B. UNE MENACE CONTRE LA SOUVERAINETÉ DES ÉTATS 18
1. La volonté d’instituer une globalisation économique centrée sur les intérêts des grandes entreprises 18
2. Le mécanisme d’arbitrage commercial international : une atteinte grave à la souveraineté 18
C. UNE MENACE CONTRE NOTRE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT 20
1. Des perspectives très hypothétiques sur la croissance et l’emploi 20
2. Un précédent instructif : les conséquences néfastes de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) 21
3. Les risques de la dérégulation et la déréglementation liées au néolibéralisme 23
III. LES DISPOSITIONS DE LA PRÉSENTE PROPOSITION DE RÉSOLUTION 25
A. LE TEXTE INITIAL DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION 25
B. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION AMENDÉE PAR LES COMMISSIONS DES AFFAIRES EUROPÉENNES ET ÉTRANGÈRES 26
Mesdames, Messieurs,
La création d’une zone intégrée de libre-échange entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne n’est pas une idée nouvelle : elle date de la Déclaration transatlantique de novembre 1990 et de l’agenda transatlantique bilatéral de 1995. Mais dans un contexte d’enlisement des négociations commerciales multilatérales, sa perspective a été concrétisée en novembre 2011 lors d’une rencontre entre le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy, le président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso, et le président des États-Unis, M. Barack Obama. Pour celui-ci, un accord transatlantique constituerait le pendant d’un vaste accord transpacifique. Lors du Conseil européen des 18 et 19 octobre 2012, les dirigeants européens se sont engagés « à contribuer à la réalisation de l’objectif consistant à lancer, en 2013, des négociations relatives à un accord transatlantique global sur le commerce et les investissements ». Le 13 février 2013, une déclaration conjointe annonçant le lancement de négociations « en vue d’intensifier les relations commerciales et les investissements entre les deux rives de l’Atlantique » a été signée par les deux parties. Le 14 juin 2013, les États membres ont donné à la Commission européenne mandat pour négocier cet accord.
C’est sur la base de ce mandat dont la diffusion restreinte est emblématique de l’opacité du processus que les négociations se sont engagées. Le quatrième cycle de discussions a été conclu le 14 mars 2014 et un cinquième s’engagera avant l’été. Même si les premiers points de blocage sont rapidement apparus, les deux parties ont affirmé leur volonté d’avancer à un rythme rapide, voire à marche forcée. Pourtant cet accord s’impose comme un sujet de premier plan dans le débat public, des millions de citoyens européens exprimant des inquiétudes qui ne peuvent s’interpréter comme un « anti-américanisme » primaire. Les citoyens européens, à qui l’on fait miroiter des perspectives de gains de pouvoir d’achat, attendent l’ouverture d’un vrai débat sur la négociation qui a été entamée. Car quel est l’objectif avoué de cette négociation ? C’est de créer un grand marché transatlantique déréglementé au sein duquel seraient substitués la volonté et les intérêts économiques aux lois votées par les parlements nationaux et à la législation européenne.
Tant sur le fond que sur la forme, les négociations pour la conclusion d’un traité de libre-échange transatlantique, dit « TAFTA » sont inacceptables. Les élections européennes qui auront lieu du 22 au 25 mai prochain sont une occasion historique pour les peuples français et européens de dire un « Non » argumenté et déterminé à ce grand marché et d’agir, plutôt que de s’incliner devant la politique du fait accompli. Cet accord n’est pas inspiré par l’intérêt collectif des États et des peuples. Il est dicté par les seuls intérêts des firmes internationales et des grands opérateurs économiques au nom de l’idéologie du libre-échange qui veut que le bonheur soit dans la libéralisation des échanges et que la sortie de crise résulte de la conquête des marchés des autres. C’est bien à un combat politique qu’il convient de mener. Ne laissons pas le Congrès américain dire « Non » à notre place !
Sur la forme, les négociations sur le TAFTA s’inscrivent dans un cadre foncièrement antidémocratique, au mépris de la souveraineté nationale, excluant toute participation des peuples, des Parlements nationaux et de la société civile. Les conditions de l’attribution du mandat ont posé d’emblée la question de la légitimité de ces négociations.
La politique commerciale est une compétence exclusive de l’Union européenne. S’il appartient au Conseil européen de donner mandat à la Commission européenne. Toutefois, une pratique très critiquable veut que les mandats de négociations soient généralement rédigés dans des termes larges, donnant ainsi à la Commission européenne une marge de manœuvre étendue alors qu’elle n’est pas un organe tenant sa légitimité de l’élection.
Les conditions d’adoption du mandat de négociation du TAFTA donné le 14 juin 2013 ont été insatisfaisantes sur le plan des exigences démocratiques. Ainsi, la consultation publique qui l’a précédé en septembre 2012 a été minimaliste et particulièrement orientée. Elle comportait douze questions à caractère industriel et commercial, et trois seulement d’ordre citoyen. Sur 130 réunions tenues à l’initiative de la Commission européenne entre avril 2012 et avril 2013, 119, soit 93 %, se sont tenues avec les lobbies des multinationales et seulement onze avec les représentants de la société civile. Il s’agit d’une consultation en cercle fermé excluant de facto les représentants des citoyens. Ce mandat n’a pas été soumis aux peuples souverains et seul le Parlement européen s’est prononcé, mais de façon consultative, et a posé les conditions de sa future approbation.
Le mandat adopté n’est constitué que d’un document à diffusion restreinte : ce manque de publicité était prémonitoire de la confidentialité des négociations qui allaient suivre. Le public n’a pu avoir connaissance de ce mandat que par des informations qui ont filtré par voie de presse et sur Internet. Les parlements nationaux ont dû expressément demander que le mandat leur soit transmis, ce qui n’a pas été sans difficultés.
De surcroît, les marges de manœuvre de la Commission européenne sont immenses : elle peut négocier un accord « global » touchant à un grand nombre de domaines stratégiques et vitaux pour l’indépendance des nations et l’autonomie des peuples. Elle peut, si elle le juge nécessaire, compléter le champ de la négociation. En effet, l’article 44 du mandat dispose que « la Commission pourra recommander au Conseil des ministres des directives supplémentaires de négociations sur tout sujet », ce qui ouvre une brèche particulièrement dangereuse pour la protection des biens et de l’exception culturels qui, selon l’article 21 du mandat, ne sont en principe pas concernés par la négociation.
Enfin, l’accord, une fois négocié et entré en vigueur, aurait vocation à être un « accord vivant », c’est-à-dire que l’on pourrait en étendre les champs d’application sans avoir besoin de rouvrir les négociations. Ainsi, si des domaines de convergence venaient à être identifiés ultérieurement comme les autorisations de commercialisation des produits pharmaceutiques ou les normes techniques pour les phares de véhicules, les points de convergence dans ces domaines pourraient entrer en vigueur, sans aucune forme de contrôle politique. Ce type d’accords « dynamiques » touche à l’autorité politique des États, suscitant l’existence de deux cadres réglementaires pour les produits et services importés, sans que soient modifiées formellement les exigences réglementaires pour les produits et services nationaux. Par exemple, si un accord devait être trouvé concernant l’équivalence des standards de sécurité dans le secteur automobile, une voiture américaine pourrait circuler librement sur les routes européennes même si elle ne respecte pas la réglementation européenne.
2. La représentation et la défense des intérêts nationaux par des fonctionnaires de la direction générale du commerce : un non-sens démocratique
Les négociations sont conduites par la Commission européenne, en l’occurrence la direction générale du commerce, en consultation avec le comité de politique commerciale. Ce comité se réunit une fois par mois au niveau des directeurs de la direction générale du commerce et des représentants titulaires des États membres. La Commission fait régulièrement rapport à ce comité sur l’état d’avancement des négociations. Concrètement, la Commission européenne et ses fonctionnaires, qui n’ont aucune légitimité démocratique, négocient au nom des États membres.
Alors que quatre cycles de négociations sont achevés et que le cinquième va s’ouvrir, les négociations ont lieu dans un silence assourdissant et pour le moins suspect. Un processus qui a lieu loin du regard des citoyens ne risque-t-il pas d’être mené contre leurs intérêts ? Les seules sources disponibles sont des documents ayant donné lieu à des fuites ! Ce contournement des procédures démocratiques les plus élémentaires ne sert que quelques intérêts privés. Il a pour but d’éviter tout débat qui risquerait de leur être défavorable. Rappelons la formule utilisée lors des débats sur l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) : « L’AMI est comme Dracula : il meurt d’être exposé au grand jour ».
Pourtant, le nouveau cadre institutionnel découlant du traité de Lisbonne, tout en maintenant le rôle de la Commission européenne dans la conduite des négociations, comprend des nouvelles dispositions relatives au rôle et à l’information du Parlement européen afin de remédier au déficit démocratique dont souffre la politique commerciale européenne. L’article 218 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit, dans son alinéa 6, que le Parlement donne désormais son approbation aux accords internationaux, notamment de commerce. Afin d’approuver l’accord en toute connaissance de cause, l’article 207 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose que le Parlement doit être informé de la même façon que le comité de politique commerciale. Cependant, la pratique récente, notamment sur le traité anti-contrefaçon (ACTA), démontre combien la Commission européenne a du mal à se défaire des habitudes de secret et de confidentialité prises depuis des années. En février 2010, le Parlement a voté à la quasi-unanimité une résolution sur le renouvellement de l’accord cadre régissant les relations entre le Parlement et la Commission dans laquelle il est prévu que la Commission devra fournir « des informations immédiates à tous les stades de la procédure ». Mais le Parlement européen rencontre de grandes difficultés à faire valoir ses droits et à être informé alors qu’il représente, au niveau européen, la seule instance véritablement démocratique qui pourrait faire contrepoids à la Commission européenne.
Quant aux citoyens, ils sont purement et simplement exclus car les négociations se tiennent à huis clos. Aucune position de position ou document de négociation n’est divulgué au public jusqu’à ce que les négociations soient conclues, alors que les accords commerciaux affectent les citoyens autant que n’importe quelle loi publiquement discutée. Ce secret verrouille les options politiques et donnent à la Commission européenne et aux multinationales des pouvoirs démesurés. La Commission autorise en effet les lobbies du monde des affaires à accéder à des informations sensibles sur le cours des négociations. Les citoyens, n’ayant aucun statut formel, sont donc exclus du processus.
Certains gouvernements ont pris l’initiative de consultations sur le processus de négociations. Ainsi, en France, a été mis en place un comité stratégique composé de parlementaires, de représentants d’entreprises, d’économistes et d’experts destiné à échanger sur les enjeux de l’accord et à éclairer les prises de position nationales au fur et à mesure des négociations, pour répondre à des exigences démocratiques. Mais ces exigences sont-elles satisfaites quand on constate que dans sa composition, ce comité stratégique ne comprend aucune organisation non gouvernementale et syndicale suivant de près ces questions et ce n’est qu’à la dernière minute que deux associations et deux syndicats ont été invités pour corriger la composition initiale ?
2. Les marges de manœuvre du Parlement européen et des parlements nationaux limitées à un choix binaire : approuver ou rejeter le traité
S’agissant du Parlement européen, l’article 218 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne définit de nouvelles modalités de conclusions des accords internationaux. Alors qu’auparavant, le Parlement ne donnait qu’un assentiment, il doit désormais donner son approbation, si un accord couvre les domaines auxquels s’applique la procédure législative ordinaire, dont la politique commerciale. Mais son pouvoir est limité car il ne peut qu’approuver ou rejeter en bloc en accord : il ne pourra pas en modifier le contenu.
C’est le cas également pour le Parlement français qui doit ratifier les traités s’ils interviennent dans un domaine de compétence partagée, c’est-à-dire s’il s’agit d’un accord dit « mixte » incluant des dispositions autres que commerciales, ce qui est le plus souvent le cas des accords de libre-échange. Au stade de la ratification, le Parlement français ne pourra qu’approuver ou rejeter le traité, sans pouvoir l’amender.
3. Les révélations d’un espionnage de grande ampleur sapent la confiance entre partenaires et soulignent le risque de négociations asymétriques défavorables aux européens
En juin 2013, alors que les négociations venaient de commencer, les révélations d’un ancien consultant des services de renseignement américain (National Security Agency-NSA) ont jeté une lumière crue sur les pratiques des autorités américaines : espionnage à grande échelle des télécommunications et des réseaux informatiques, mises sur écoutes des bureaux, interceptions des communications dans les institutions européennes et les réseaux diplomatiques. Depuis 2007, le FBI et la NSA ont accès aux serveurs des plus grands acteurs du Web – Google, Microsoft, Facebook...– afin de consulter des informations sur leurs utilisateurs par le biais de leurs méls, vidéos, photos, fichiers, etc. Ces pratiques ont été admises par les autorités américaines, qui n’ont pas été en mesure d’en fournir des justifications acceptables.
Alors que la confiance mutuelle constitue un élément clé dans des négociations entre partenaires, ces pratiques témoignent que les Américains n’établissent pas une distinction réelle entre partenaires et ennemis. L’ampleur sans précédent des activités d’espionnage révélées nécessite une enquête approfondie de la part des autorités américaines, des institutions européennes et des gouvernements et parlements nationaux des États membres.
Le Parlement européen avait menacé de rejeter l’accord de libre-échange au cas où le texte final ne respecterait pas le droit européen en matière de données personnelles. Il n’est cependant pas allé au bout de la démarche et n’a pas demandé la suspension des négociations, même s’il a posé certaines conditions à leur poursuite. Celle-ci n’est pas acceptable tant que des garanties n’auront pas été données en matière de protection des données personnelles : la protection des données doit être exclue des négociations commerciales.
Pour restaurer la confiance entre partenaires, il est nécessaire d’abord de suspendre les principes de la sphère de sécurité (accord dit « safe harbour » relatif aux normes volontaires de protection des données pour les entreprises non européennes qui transfèrent des données à caractère personnel de citoyens de l’Union européenne vers les États-Unis). Cet accord ne permet pas d’assurer une protection suffisante des citoyens européens. Il faut donc que les États-Unis proposent une réforme des transferts d’informations personnelles répondant aux exigences européennes de protection des données. Ensuite, l’accord sur le programme de surveillance du financement du terrorisme qui permet aux États-Unis de surveiller les transactions financières transitant par le réseau interbancaire Swift doit être suspendu. Enfin, un accord cadre doit être signé entre les deux parties sur la protection des données afin de garantir un recours judiciaire adéquat pour les citoyens européens lorsque leurs données sont transférées aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les citoyens européens ne jouissent pas pleinement de leurs droits au recours judiciaire car les tribunaux américains sont seulement accessibles aux citoyens américains ou aux résidents permanents dans ce pays.
Ces conditions permettraient de juger de l’engagement des États-Unis de respecter les données personnelles des Européens, leurs droits fondamentaux et leurs libertés publiques et seraient à même de rétablir une confiance perdue. Mme Viviane Reding, la commissaire chargée de la justice, a nettement déclaré : « On ne peut pas négocier sur un grand marché transatlantique s’il y a le moindre doute que nos partenaires ciblent des écoutes vers les bureaux des négociateurs européens »1.
Le libre-échange est présenté comme le seul horizon possible du commerce international. Mais en fait, le commerce est devenu moins une affaire d’échanges de biens et de produits, qu’un instrument pour éliminer les protections sociales et environnementales et pour servir les intérêts du monde des affaires.
L’idéologie du libre-échange a sous-tendu les grands cycles de négociations commerciales internationales (Tokyo Round, Uruguay Round …) qui ont abouti à l’abaissement généralisé des barrières douanières qui a en fait profité aux grandes multinationales. Le libre-échange a constitué une des points majeurs du « Consensus de Washington » imposé par les grandes institutions internationales aux pays en développement dans les années 1990. On a vu qu’il n’a pas apporté de réponse aux problèmes de sous-développement mais qu’au contraire, il les a aggravées. Les négociations multilatérales lancées dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se donnaient comme objectif d’être un cycle pour le développement, prenant mieux en compte les intérêts des pays en développement. Depuis 2001, ces négociations sont un échec et les États-Unis portent une part importante de sa responsabilité. En effet, tant que la libéralisation des échanges portait sur des barrières tarifaires et leur était favorable, ils étaient actifs dans les négociations. Dès lors qu’il s’est agi de réguler le commerce international, ils ont largement contribué à bloquer le processus multilatéral. En effet, le libre - échange est pour eux un article d’exportation et ils pratiquent, pour ce qui les concerne, un protectionnisme dont le Congrès américain est un ardent défenseur.
Depuis le début des années 2000, on assiste à un accroissement important des accords de libre-échange bilatéraux au détriment d’une régulation multilatérale. De 1947 à 1994, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), avait reçu 123 notifications d’accords commerciaux régionaux. Depuis la création de l’OMC en 1994, ce sont plus de 300 accords de ce type qui ont été signés. La régionalisation des accords contiennent le risque d’une marginalisation des pays qui ne présentent pas d’intérêt économique, c’est-à-dire les pays du Sud les plus fragiles. Par ailleurs, le bilatéralisme favorise les rapports de force et la loi du plus fort, on l’a vu dans le traité de libre-échange nord-américain (ALENA) dans lequel les intérêts mexicains ont été largement sacrifiés.
L’Union européenne pour sa part a, dès 2006, pris une option bilatérale dans la définition de sa stratégie commerciale2. Toutes les prises de position de la Commission européenne, toutes les discussions et les consultations publiques comportent un biais favorable au libre-échange. Parallèlement au TAFTA, la Commission européenne est en discussion pour libéraliser les échanges avec le Canada, le Japon, le Vietnam, la Malaisie, la Thaïlande, l’Inde mais aussi pour des accords de partenariat approfondi et global avec le Maroc (la Tunisie, l’Égypte et la Jordanie devraient suivre) et encore des accords de partenariat économique (APE) avec les États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), qui ont pour vocation de substituer une relation asymétrique au bénéfice de pays vulnérables à une relation fondée sur le libre-échange… Quant aux États-Unis, le pendant du TAFTA est la négociation d’un gigantesque accord transpacifique (TPP).
Or les citoyens ne veulent pas de ce libre-échange, qu’on leur présente sur un jour favorable à leurs intérêts grâce à une baisse des prix et une extension de l’offre. Il n’est que de rappeler les négociations sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) qui avait été négocié secrètement au sein des vingt-neuf pays membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) entre 1995 et 1997. Proposant une libéralisation accrue des échanges, notamment l’interdiction des discriminations par la nationalité des investisseurs, il suscita de vives protestations de la part des partisans de l’exception culturelle, des mouvements de défense de l’environnement et des mouvements syndicaux. Des organisations non gouvernementales parvinrent à se procurer le projet d’accord et à alerter le public. Finalement, le projet a été abandonné, suite à cette mobilisation.
Cela montre qu’une forte mobilisation de toutes les parties prenantes de la société civile peut contribuer à faire abandonner un projet qui n’est qu’une course au moins disant sur le plan social, environnemental et sanitaire et une course illusoire aux gains économiques. En Allemagne, une pétition vient de réunir près de 500 000 signatures contre ce projet.
On a vu que les pratiques des autorités américaines constituent une menace pour les libertés publiques des citoyens américains. D’autres menaces existent, tenant à l’objectif principal de ces négociations qui est la convergence réglementaire.
1. La création d’une zone de libre-échange et le démantèlement de dispositifs réglementaires protecteurs des citoyens
Les droits de douane appliqués par les États-Unis et l’Union européenne sont déjà relativement faibles : en moyenne, respectivement, 3,5 % et 5,3 %. Cependant, il faut bien voir que derrière ces moyennes, existent des pics tarifaires ainsi que des restrictions sous forme de contingents. Pour l’Union européenne, pics tarifaires et contingents concernent essentiellement les produits agricoles sensibles pour lesquels le démantèlement tarifaire pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les filières, animales notamment, et en termes de souveraineté alimentaire.
Les négociations se sont engagées sur une asymétrie des engagements et des rapports de force. Les résultats des premiers cycles de négociations- ou du moins de ce qui transparait des quelques informations que la Commission européenne et les négociateurs américains acceptent de distiller- montrent que le négociateur américain n’est prêt à aucune concession. Même sur le volet de la baisse des droits de douane, qui en principe est celui qui aurait dû soulève le moins de difficultés, l’offre américaine ne couvre que 65 % des lignes tarifaires alors que celle de l’Union européenne se monte à 96 % des lignes. En tout état de cause, les concessions tarifaires que pourraient faire les américains apporteraient un bénéfice négligeable par rapport aux effets des fluctuations de la parité euro-dollar.
Sur le dossier des indications géographiques européennes qui sont un des intérêts offensifs de l’Union européenne, les États-Unis estiment qu’elles constituent des entraves au commerce et qu’elles ne devraient pas être plus protégées sur le marché américain. Ainsi, les sénateurs américains ont récemment jugé absurde le souhait de l’Union européenne de faire protéger les appellations d’origine des fromages européens. Cette position a été confirmée lors du quatrième round de négociations. Sur le vin, le négociateur américain a redit son refus de passer à la seconde phase de l’accord bilatéral sur le vin de 2005, alors que le développement des exportations de vins européens ne sera possible que si les usurpations d’appellations cessent, notamment sur les produits semi génériques tolérés aux États-Unis comme le « California Champagne ». Ces inquiétudes sont corroborées avec le conflit sur la protection des noms de domaines3 avec le dépôt de quatre noms de domaines liés au vin comme « Vine » et « Wine » sur Internet par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) : cette société de droit privé californien a le pouvoir de gérer au niveau mondial l’ensemble des noms de domaines sur Internet et cela pose le problème plus général de la gouvernance d’Internet. Les États-Unis ont quitté en 2001, l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV), qui établit les normes et pratiques œnologiques auxquelles sont adossés les règlements européens. Ils ne semblent pas prêts à réintégrer ce dispositif. Il est à craindre que la Commission européenne soit prête à consentir aux américains des concessions sur ces appellations ; l’ensemble de la profession considère que le secteur viticole a plus à perdre qu’à gagner dans ces négociations.
La principale menace réside dans le démantèlement des règles sanitaires et environnementales par le biais de ce que les négociateurs appellent la convergence réglementaire pour faire sauter les réglementations et faciliter ainsi un accès aux secteurs qui échappent actuellement à l’industrie américaine. En effet, l’accord transatlantique devrait donner naissance à bien plus qu’une zone de libre-échange. Outre l’engagement d’éliminer les droits de douane, l’accord vise à déréglementer des secteurs fondamentaux en levant les obstacles non tarifaires, c’est-à-dire en supprimant les normes sociales, sanitaires, environnementales prévues par les législations actuellement en vigueur sur le territoire européen et qui découlent de choix politiques ou de cultures et valeurs particulières et spécifiques. La menace est claire : moins de protection pour les producteurs avec la fin des protections douanières et moins de protection pour les consommateurs. Il s’agit d’offrir des marchés d’exportation aux grandes firmes en harmonisant vers le bas toutes les règles du commerce. Seraient concernées toutes les mesures de contrôle sanitaire, la culture et la commercialisation des organismes génétiquement modifiés qui sont refusés par une très large majorité des citoyens européens, la création culturelle, les droits d’auteurs, l’épargne.
Ainsi dans le domaine sanitaire, le quatrième cycle de négociations a entamé des discussions sur les normes phytosanitaires (SPS). Ce fut l’occasion pour les américains de remettre en cause les préférences collectives européennes. Les négociateurs européens ont beau assener que l’accord n’entraînera pas de révision à la baisse des normes en vigueur, il suffit d’écouter les industriels de deux côtés de l’Atlantique pour comprendre ce qui est en en jeu. Principalement visé, le principe de précaution, clé de voûte du système européen de protection des consommateurs et qui est complétement inconnu et incompris aux États-Unis où l’on ne se fonde que sur les « données objectives de la science ». Ainsi, la Fédération américaine des exportateurs de viande a souligné que l’industrie des viandes bovine et porcine a de grandes attentes sur l’accès au marché européen et a fait valoir qu’en tant que leaders de la production alimentaire, les « Américains disposent du plus haut niveau de qualité et de sécurité au niveau mondial ». Parmi les arguments égrenés, ils allèguent que, au temps de la crise de la vache folle, la viande bovine américaine était sûre pour la consommation ou encore que la responsabilité de nourrir le monde nécessite l’utilisation de technologies, ceci au moment même où une crise sanitaire frappe les élevages porcins aux États-Unis.
Lors de ce quatrième cycle de négociations, l’industrie des pesticides américaine a plaidé pour un cadre transatlantique harmonisé sur trois points : évaluation des risques, définition des limites maximales des résidus et protection intellectuelle des pesticides. Selon ces propositions, ce sont principalement les exigences européennes qui devraient être revues à la baisse.
Sur le plan environnemental, on peut craindre la remise en cause du règlement Reach4 sur l’enregistrement, l’évolution, l’autorisation et la restriction des produits chimiques, un des plus grands acquis de la politique environnementale européennes, qui interdit des molécules utilisées dans des produits vendus sur le marché américain.
Parmi les normes visées par la convergence réglementaire, figurent les législations sociales. Rappelons que les États-Unis ne sont pas signataires des conventions reconnues comme fondamentales en application de la déclaration de l’Organisation internationale du travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail du 18 juin 1998.
Officiellement, le grand marché transatlantique de 820 millions de consommateurs, représentant la moitié du PIB mondial et le tiers des échanges commerciaux, ouvrirait de nouvelles perspectives pour la croissance et l’emploi. Il s’agit d’un discours néo-libéral à l’origine même de la crise subie par les peuples et que les chefs d’État et les technocrates de Bruxelles ne cessent d’asséner depuis des décennies. Ainsi, au lancement des négociations, le premier ministre britannique M. David Cameron a promis que le TAFTA permettrait de créer deux millions d’emplois aux États-Unis et en Europe. En octobre 2013, le commissaire européen au commerce M. Karel De Gucht parlait de « millions d’emplois ».
Or, la signature du TAFTA conduirait à des destructions massives d’emplois en Europe, notamment dans l’agriculture qui ne pourrait pas résister à la concurrence de l’agriculture américaine intensive et largement subventionnée dans le cadre des farm bills.
1. La volonté d’instituer une globalisation économique centrée sur les intérêts des grandes entreprises
En donnant mandat à la Commission européenne de négocier sur les normes, les gouvernements ont accepté de négocier leurs choix agricoles et alimentaires, leurs droits sociaux, leurs services publics, leurs règles financières et leurs choix énergétiques et climatiques. Ils ont de ce fait renoncé à la capacité démocratique de construire leurs normes qui seront élaborées par les entreprises privées.
En fait, les principaux bénéficiaires de « ce grand Eldorado » transatlantique ne seront pas les peuples mais les opérateurs économiques privés, dans une visée dictée par les dogmes du libre-échange. C’est à eux que profitera le démantèlement de l’ensemble des règles tarifaires, réglementaires et environnementales. L’empreinte des multinationales est partout visible dans les prises de position de l’Union européenne dans ces négociations.
Un dispositif est particulièrement emblématique de la tentation de neutralisation des instances de décisions légitimes et de la remise en cause de la souveraineté des États : le mécanisme de règlement des différends entre les États et les investisseurs. Alors que le Parlement européen avait, dans sa résolution du 23 mai 20135, spécifié que les investisseurs étrangers ne devaient pas avoir plus de droits que les investisseurs autochtones et que le TAFTA ne devrait pas comporter de telle clause, il est prévu de négocier la création d’un tribunal supranational privé dénommé « panel d’arbitrage ». Ce mécanisme permettrait à toute entreprise multinationale de faire appel à un tribunal arbitral privé pour poursuivre un État dès lors qu’une réglementation environnementale ou sociale porterait préjudice à ses intérêts et entraverait son action.
Les États-Unis ont coutume d’insérer dans les accords commerciaux et les accords de « protection de l’investissement » qu’ils imposent à leurs partenaires des clauses d’acceptation d’un arbitrage international. Celui-ci est généralement assuré par le Centre international de règlement des différends sur l’investissement (CIRDI), une institution créée en 1966 dans l’orbite de la Banque mondiale et qui reste contrôlée par des juristes anglo-saxons animés par une logique ultra-libérale. L’insertion de clauses reconnaissant la compétence du CIRDI dans l’ALENA, l’accord de libre-échange passé par les États-Unis avec le Canada et le Mexique, ainsi que dans de nombreux accords, notamment avec des pays d’Amérique latine, a conduit à un certain nombre d’arbitrages obligatoires, assurés par cette institution, qui sont proprement scandaleux. Par exemple, en 2000, dans l’affaire « Metalclad », l’interdiction par les autorités mexicaines de l’installation d’un dépôt de déchets toxiques, fondée sur des raisons évidentes de santé publique, a pourtant été considérée par le CIRDI comme assimilable à une « expropriation » contraire aux stipulations de protection des investissements de l’ALENA, car l’entreprise états-unienne en cause se trouvait privée du « bénéfice économique qu’elle pouvait raisonnablement espérer » de ce dépôt toxique ! L’État mexicain a donc été condamné à l’indemniser. Dans plusieurs autres affaires, le Mexique et le Canada ont été condamnés de même pour s’être opposés aux activités polluantes de diverses entreprises.
Pas plus que la protection de la santé publique et de l’environnement, l’ordre public et les revendications sociales ne sont des motifs légitimes que peuvent, selon le CIRDI, opposer les États à la rapacité des investisseurs : ainsi, dans l’affaire « Aucoven » de 2001, le Venezuela a été condamné pour avoir refusé l’augmentation des tarifs de péage d’une autoroute concédée à une entreprise étrangère, refus consécutif à une forte protestation des usagers : selon le CIRDI, il incombait « à l’État de savoir quelle force il doit déployer pour pouvoir remplir ses obligations contractuelles » et « les fonctionnaires vénézuéliens qui ont négocié le contrat ne pouvaient pas ignorer que l’augmentation des tarifs de transport résultant de l’augmentation des tarifs d’autoroute provoquerait une protestation populaire ».
Dans une autre affaire (« Marvin Feldman », 2002), c’est l’existence d’une taxe sur l’exportation du tabac depuis le Mexique qui a « justifié » l’indemnisation imposée à l’État mexicain vis-à-vis d’une entreprise états-unienne exportant du tabac, car, selon le CIRDI, « certaines sortes de réglementations peuvent constituer une expropriation progressive ». On peut donc en arriver, avec ce genre de raisonnement, à condamner les États à rembourser aux investisseurs étrangers tous les impôts qui nuiraient à l’expansion de leurs profits !
C’est au nom d’un tel mécanisme qu’une firme américaine, Lone Pine Resources, réclame actuellement du gouvernement canadien une indemnisation de 250 millions de dollars, en compensation du manque à gagner du fait du moratoire que la province du Québec a adopté sur l’exploitation des gaz de schiste. Le cigaretier Philip Morris use du même procédé dans un accord entre Hong-Kong et l’Australie pour faire interdire des messages d’alerte sur les paquets de cigarettes australiens, ce qui laisse planer des menaces sur le devenir de l’application de la future directive « tabac » en cours de négociation.
Le développement des clauses de droit à l’arbitrage international pour les investisseurs constitue donc l’une des atteintes les plus graves à la souveraineté des États dans tous les domaines, qu’il s’agisse de leurs choix économiques, sociaux, fiscaux, ou même de leur mission fondamentale de protection des populations et de l’environnement. C’est aussi l’un des leviers juridiques les plus puissants au service d’une mondialisation ultra-libérale qui assume pleinement son credo : la protection des intérêts financiers passe avant toute autre considération. En fait, toute autre considération doit même être ignorée…
Le mécanisme envisagé est véritablement une bombe contre la démocratie et la souveraineté des États. Il s’agit d’un transfert de la souveraineté des États vers le secteur privé, les investisseurs ayant ainsi des moyens de pression sur les États en les menaçant de procès. Ce mécanisme consacrerait la suprématie du droit des affaires sur tout autre droit, sans aucune justification. En effet, nos États sont des États de droit et les garanties offertes par les législations et les tribunaux nationaux sont suffisantes. Le coût de tels arbitrages pour les États, sous forme de dommages et intérêts, serait par ailleurs exorbitant.
Devant l’ampleur prise par le débat public et les craintes grandissantes quant à ce mécanisme – le ministre allemand de l’économie, M. Sigmar Gabriel, a écrit le 26 mars 2014, une lettre au commissaire au commerce pour lui indiquer qu’une telle clause devrait être exclue des négociations –, M. Karel de Gucht a reconnu le besoin de ralentir le rythme des négociations sur le seul volet « investissement » du futur traité et d’ouvrir un espace de consultation publique. Mais il reste à savoir si cette attitude relève plus d’une posture d’attente avant les élections européennes sur un sujet sensible que d’une volonté réelle d’entendre les peuples !
Un accord de libéralisation du commerce transatlantique trouve sa justification dans les gains économiques et les perspectives de croissance supposés pour les deux partenaires, voire les pays tiers. Dans un contexte de crise économique et de croissance en berne, l’argument pouvait porter.
Cependant, ces perspectives reposent sur des présupposés de la doctrine du libre-échange. L’accroissement du commerce conduirait à une meilleure efficacité économique, les producteurs les plus efficients étant favorisés par un accès élargi aux marchés, ce qui entraînerait un accroissement de leurs revenus et une augmentation des gains de pouvoir d’achat pour le consommateur.
A l’appui d’une telle analyse, la Commission européenne a commandité une étude sur la base d’un modèle économétrique libéral6. L’étude annonçait ainsi un gain potentiel allant jusqu’à 119 milliards pour l’Union européenne par an, chiffre que la Commission européenne a traduit et a affiché comme 545 euros pour chaque famille européenne, ce qui s’apparente à une véritable propagande.
Cette étude a soulevé de nombreuses critiques tant sur le fond que sur la méthode. Tout d’abord, le modèle était éminemment simplificateur, ne portant que sur vingt secteurs. L’incidence des mouvements spéculatifs et la volatilité des marchés étaient ignorés, la concurrence était supposée pure et parfaite et les inégalités de revenu comme la répartition des gains entre riches et pauvres étaient ignorés.
En tout état de cause, ces gains attendus sont douteux au vu de l’état de saturation des marchés et de l’impact surestimé des coûts de douane. Il y a un écart énorme entre ce qui est promis et l’absence de prise en compte de la suppression des emplois et de l’abaissement des normes de protection des consommateurs.
Une étude récente de chercheurs autrichiens7 se montre très pessimiste sur les gains potentiels d’un accord. Ainsi, elle estime que les gains seraient, en tout état de cause, très faibles, entre 0,3 et 1,3 point de PIB, les effets ne se faisant sentir que sur longue période (entre 10 et 20 ans). Les gains seraient éminemment dépendants de la convergence réglementaire, dont les coûts sociaux ont été largement sous-estimés par les précédentes études. La facture à payer pour le chômage supplémentaire pourrait atteindre entre 4 et 10 milliards d’euros. L’étude met en avant d’autres conséquences négatives : pertes de revenus pour l’Union européenne du fait de la diminution des tarifs douaniers, baisse du commerce intracommunautaire qui pourrait aller jusqu’à moins 30 % !
En tout état de cause, les gains de croissance seront liés à la mise en œuvre de dispositions multiples et complexes et cette croissance – modeste- s’accompagnera d’une divergence accrue entre les États européens dans la mesure où certains États bénéficieront plus que d’autres de l’accord. Or l’Europe ne dispose pas d’un mécanisme de redistribution des gains et des coûts de la libéralisation commerciale, comme les États-Unis à travers leur budget fédéral.
2. Un précédent instructif : les conséquences néfastes de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA)
Le précédent de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) qui lie les États-Unis, le Mexique et le Canada, doit conduire à relativiser les promesses de croissance du TAFTA. À l’époque où les négociations sur l’ALENA ont été lancées, le Président des États-Unis Bill Clinton promettait 20 millions d’emplois. Selon une analyse de l’Economic Policy Institute (EPI), le nombre d’emplois créés aux États-Unis via l’augmentation des exportations n’a pas compensé les pertes d’emploi liées à l’exacerbation de la concurrence et l’importation de produits étrangers. Le nombre total d’emplois détruits est estimé à près d’un million, à comparer aux 20 millions d’emplois créés promis initialement. Ce bilan ne prend pas en compte la pression à la baisse des salaires pour les travailleurs des États-Unis induite par l’ALENA, qui a contribué à leur stagnation relative depuis la moitié des années 1970. Selon le Centre for Research on Globalization, l’ALENA a permis aux entreprises des États-Unis de mobiliser leurs fonds d’investissement pour mettre en place des unités de production le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis (du fait des salaires, du droit du travail et des normes environnementales bien plus faibles côté mexicain), cependant que des usines fermaient aux États-Unis. Pour l’agriculture mexicaine, le bilan est sans appel et la mise en concurrence des productions agricoles a aggravé des inégalités déjà abyssales : « Deux millions d’emplois agricoles perdus, deux millions d’hectares en jachère et huit millions d’agriculteurs mexicains obligés d’émigrer aux États-Unis »8.
Sur l’ensemble des objectifs recherchés, le bilan de l’ALENA est négatif. À l’occasion des dix ans de ce traité, un colloque réunissant plus de 400 chercheurs et représentants de la société civile ont dressé un constat alarmant de toutes les faiblesses de cet accord qui sert pourtant de modèle à la négociation des accords commerciaux9 :
– sur le plan du travail : fléchissement des salaires et accroissement des écarts de revenu ; taux de syndicalisation et conditions de travail revus à la baisse en raison des menaces de délocalisations ; précarité croissante des emplois ; politiques de partenariat public-privé contribuant à saper les efforts de syndicalisation de la main d’œuvre, échec de l’accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail à assurer le respect des droits des travailleurs ( contrats collectifs factices, corruption et cooptation des dirigeants syndicaux, vote syndical non secret au Mexique, seulement quelques dizaines de plaintes étant admises) ;
– sur le plan de l’environnement : augmentation du transport par camionnage ; utilisation croissante des OGM dans la culture des céréales ; usage croissant des antibiotiques dans l’élevage du bétail ; accroissement de l’exploitation de l’eau et des ressources hydriques ; pression sur l’élaboration des lois engendrée par la clause État-Investisseur ;
– sur l’agriculture : orientation de la production agricole vers l’exportation plutôt que vers la satisfaction des besoins locaux ; perte de la souveraineté alimentaire ; augmentation de la monoculture ; baisse constante du revenu des petits et moyens producteurs ; exode rural croissant ; appauvrissement des sols ; accroissement de la dépendance du Mexique face aux États-Unis ; chute du prix du maïs au Mexique et augmentation des importations de maïs américain ;
– sur les droits humains : le respect des droits humains n’est pas une priorité et le Canada et les États-Unis n’ont pas signé la Convention interaméricaine des droits humains ; criminalisation des travailleurs migrants par les États-Unis dans un contexte d’après 11 septembre ;
– sur les services publics : menaces de privatisation des services publics avec la promotion des partenariats public-privé ; contestation de plus en plus fréquente par les entreprises de la « concurrence déloyale » que leur livrent les gouvernements par le biais des services publics (par exemple, le service public canadien des postes a fait l’objet d’une poursuite par l’entreprise privée américaines UPS).
Croire que TAFTA pourrait être un accord gagnant-gagnant favorisant progrès social et performances économiques serait illusoire, tout autant que de croire en la fiabilité des modèles économiques sur lesquels leurs perspectives reposent.
La mondialisation financière a induit la création d’une masse de capitaux instables qui se sont transférés d’un bout à l’autre du globe à la recherche de possibilités de spéculation. La mondialisation du commerce et de la production a réduit les entraves limitant le commerce en exacerbant la compétition et en permettant les délocalisations. Le néolibéralisme restructure l’État en réduisant ses marges d’intervention, sociales, fiscales et le conduisant à appliquer des politiques d’austérité monétaire, budgétaire et salariale et l’orientant vers la défense des entreprises au détriment de l’intérêt général.
Comme l’a récemment souligné Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, la mise en place d’accords de libre-échange conduit le monde sur le mauvais versant de la mondialisation10 : opacité, toute puissance des intérêts commerciaux au détriment des intérêts nationaux et publics, promotion de la libéralisation et de la déréglementation financières quand nous aurions dû tirer les leçons de la crise de 2008 et de l’élimination des contrôles des capitaux et de la libéralisation des services financiers !
Alors que l’Union européenne aurait dû peser de tout son poids sans la défense des instances commerciales multilatérales et fédératrices afin de promouvoir un commerce plus juste et plus équilibré, elle s’engage avec TAFTA sur la voie du bilatéralisme avec la volonté clairement affichée de faire contrepoids aux pays émergents. Ainsi, il s’agirait de leur imposer les standards américains et européens. C’est là une illusion, car ces pays entendent développer leur marché intérieur et l’ouvrir selon les normes de l’Organisation mondiale du commerce, auxquelles ils ont adhéré, et pas au-delà.
Pour l’ensemble de ces raisons, la proposition de résolution européenne déposée par douze membres du groupe GDR exigeait, dans son point 1, la suspension de négociations qui ne sont motivées ni par les besoins, ni par les intérêts des peuples américain et européen et demande que les peuples souverains puissent se prononcer par une consultation sur le principe de la poursuite ou non de ces négociations. La possibilité de consultations des parlements nationaux a été ouverte par M. Sigmar Gabriel, ministre allemand de l’économie.
L’attribution du mandat à la Commission européenne s’est caractérisée par une absence totale de transparence et de consultation des citoyens. Le mandat donne un blanc-seing à la Commission pour négocier à la place des peuples souverains .Ce grave déficit démocratique s’est trouvé accentué dans les différents cycles de négociations qui se sont tenus à quatre reprises depuis juin 2013. Elles se déroulent à huis clos, loin du regard des citoyens et à l’écart de tout contrôle des parlements nationaux. C’est pourquoi, les points 3, 4 et 5 exigeaient, si ces négociations se poursuivent, un accès direct et public à tous les documents de travail et de négociation, une information détaillée et régulière des parlements nationaux ainsi que leur association à l’ensemble du processus de négociations. Même si la politique commerciale est une compétence exclusive européenne, il n’est pas concevable que sur un accord susceptible d’avoir de telles conséquences, les parlements ne puissent pas exercer leur vigilance et peser sur le contenu d’un accord sur lequel ils devront se prononcer par oui ou non à l’occasion des procédures de ratification. Par ailleurs, dans la mesure où ce projet est largement dicté par les intérêts des firmes internationales et des grands opérateurs économiques, il est indispensable que les négociateurs et leurs éventuels conflits d’intérêts soient identifiés (point 6).
Compte tenu de la gravité des activités d’espionnage contre les intérêts européens, la poursuite des négociations n’est pas acceptable tant que le gouvernement américain n’aura pas pris d’engagement de cesser ses agissements. C’était l’objet du point de la proposition de résolution initiale.
Dans la mesure où un mécanisme d’arbitrage commercial international privé constitue une atteinte inacceptable à la souveraineté des États dans tous les domaines (économique, fiscal, social, environnemental) au détriment de leur mission fondamentale de protection de leurs populations, le point 8 demandait le retrait de la clause relative à un tel mécanisme.
Enfin, le point 9 soulignait la menace que constituent, pour les citoyens, l’objectif de convergence réglementaire entre deux parties qui n’ont pas les mêmes normes et le risque d’un nivellement vers le bas des systèmes de protection sociale, sanitaire, environnementale et de sécurité alimentaire, au profit des opérateurs économiques privés qui considèrent les réglementations comme autant d’obstacles au commerce ou plutôt à leurs profits.
Le texte dont est saisie l’Assemblée nationale est issu des votes successifs des commissions des affaires européennes et étrangères. Au cours de leurs réunions, ces commissions ont adopté de nombreux amendements des groupes SRC et Écologiste, ainsi que des présidentes Danielle Auroi et Élisabeth Guigou.
Certains de ses amendements ont précisé et complété utilement le texte. Mais d’autres l’ont surtout fortement atténué, ne conservant des principales demandes de la résolution initiale, susmentionnées, que celle de plus grande transparence des négociations, et encore en en limitant la portée (la publicité générale des documents de travail, qui était demandée, étant remplacée par une demande d’information indirecte des parlementaires par le biais du Gouvernement, cf. alinéa 28).
S’agissant de la demande centrale de suspension des négociations, elle a été remplacée :
– par un appel à la « vigilance » de la Commission européenne, sans que soit clairement précisé l’objet de cette « vigilance », qui serait de plus attendue d’une institution, la Commission, dont les pratiques et la légitimité peuvent être contestées (alinéa 22) ;
– par une invitation au Gouvernement à défendre les « lignes rouges » indiquées dans la résolution adoptée par l’Assemblée nationale lors de la détermination du mandat de négociation (n° 156), alors même que l’on sait, d’ores et déjà, que le mandat de négociation finalement donné par les États à la Commission européenne ne respecte pas toutes ces lignes rouges (alinéa 26).
L’exigence d’une cessation des activités d’espionnage des États-Unis a également été supprimée, au motif qu’elle serait hors-sujet. Pourtant, les observateurs s’accordent à souligner l’importance que devrait avoir le volet numérique du traité transatlantique s’il est conclu. Et les grandes compagnies américaines qui dominent l’Internet développent parfois une conception très particulière et scandaleuse de la notion de vie privée et ont reconnu avoir contribué à ces activités d’espionnage.
Enfin, s’agissant de l’éventuel mécanisme d’arbitrage État-investisseurs, qui constituerait une atteinte inacceptable à la souveraineté des États, la rédaction issue de la commission des affaires européennes n’en demande plus l’exclusion définitive, mais se contente de se féliciter de la suspension provisoire de la négociation sur ce point, suspension provisoire que la Commission européenne a dû concéder au gouvernement allemand (alinéa 31).
Au cours de sa seconde séance du mercredi 14 mai 2014, la commission des affaires étrangères examine, sur le rapport de M. André Chassaigne, la proposition de résolution européenne sur le projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique (n° 1930).
Après l’exposé du rapporteur, un débat a lieu.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous avons déjà eu l’occasion, au sein de cette commission, de délibérer sur ces négociations. Nous avons en effet adopté, il y a pratiquement un an jour pour jour, sur le rapport de Seybah Dagoma, une résolution européenne qui énonçait les quatre lignes rouges que le Gouvernement a soutenues à propos du mandat de la Commission européenne :
– l’exception culturelle : l’audiovisuel est clairement exclu du mandat de la Commission ;
– l’exclusion du secteur de la défense des négociations : nous avons également obtenu satisfaction ;
– la protection de nos préférences collectives. En ce qui concerne le bœuf aux hormones et le poulet au chlore, les choses sont claires : ils ne pourront être importés dans l’Union ; quant aux OGM, les normes européennes continueront à s’appliquer ;
– le refus du dispositif obligatoire d’arbitrage qui se substituerait aux juridictions nationales.
Sur ce dernier point, le mandat de la Commission mentionne l’inclusion éventuelle d’un « mécanisme efficace et moderne de règlement des différends entre les investisseurs et l’Etat », sans préciser s’il s’agirait ou non du fameux CIRDI, utilisé dans le cadre de l’ALENA. Les États ont précisé le mandat de la Commission afin de mieux protéger le droit européen et la compétence des États à légiférer. Par ailleurs, la Commission, réagissant aux inquiétudes des États, a lancé une consultation publique pour déterminer les conditions d’inclusion d’un mécanisme d’arbitrage. Nous défendons le principe que les entreprises américaines ne doivent pas pouvoir remettre en cause notre législation à travers un tel mécanisme. C’est évidemment un point sur lequel il faudra être extrêmement vigilant.
Nous poursuivons également dans ces négociations des objectifs offensifs. Ne négligeons pas les intérêts de notre pays à une plus grande ouverture des marchés américains. L’économie américaine est en croissance – 2,8 % en 2014 – alors que la croissance dans la zone euro est plus faible. Nous avons avantage à démanteler des barrières tarifaires dans des secteurs comme le textile, les produits laitiers. L’harmonisation des normes européennes et américaines est aussi un enjeu majeur pour le développement de nos exportations. L’un de nos principaux objectifs est aussi d’obtenir des garanties quant à la réciprocité de l’accès aux marchés publics, le marché européen étant ouvert à plus de 80 %, alors que le marché américain est ouvert à 25% seulement.
Ces négociations sont loin d’être terminées. Les Américains en particulier n’entendent pas les achever avant le mid-term. Nous sommes donc dans une phase où il convient d’être vigilants et de défendre nos conceptions, sans qu’il soit à ce stade nécessaire de renverser la table.
Il convient naturellement de veiller à ce que la transparence des négociations soit beaucoup plus grande. Je partage à cet égard le point de vue de la proposition de résolution initiale qui, en son alinéa 16, déplore que les négociations ne répondent pas aux exigences démocratiques en matière de transparence. Notre commission suivra très attentivement ces négociations. L’année dernière, nous avions créé un groupe de travail sur ce sujet. Nous pourrions le réactiver ou en créer un autre. Je suis en revanche beaucoup plus réservée quant à la dénonciation de la légitimité des négociateurs sur laquelle j’ai déposé un amendement de suppression que je défendrai tout à l’heure.
Au terme de ces négociations, il nous reviendra d’établir la balance des avantages et inconvénients de l’accord qui aura été défini et il sera encore possible de le rejeter :
– soit par une décision du Conseil européen qui statue dans ce domaine à l’unanimité ; c’est-à-dire qu’il suffit qu’un État refuse l’accord pour qu’il ne soit pas adopté par le Conseil ;
– soit par une décision du Parlement européen qui statue à la majorité.
– soit, enfin, lorsque l’accord sera soumis aux 28 parlements nationaux pour ratification.
Je remercie par conséquent le groupe GDR d’avoir pris cette initiative et permis que nous ayons un débat en séance sur ce sujet, mais pour toutes les raisons que je viens d’exposer, je suis pour ma part favorable globalement au texte de la commission des affaires européennes sous réserve de l’amendement que j’évoquais tout à l’heure.
Mme Seybah Dagoma. M. Chassaigne, je suis étonnée du calendrier de cette initiative. Nous avons travaillé sur le mandat de négociation il y a quelques mois et on ne vous a pas entendu à ce moment-là. Aujourd’hui, vous nous présentez cette résolution juste avant les élections européennes et le renouvellement de la Commission. Du côté américain, il y a les élections de mi-mandat et le Président des États-Unis ne dispose pas du fast track, ce qui fait que si les négociateurs parviennent à un accord, le Congrès pourra l’amender. Par conséquent, quels éléments nouveaux justifient votre résolution ? Pourquoi demandez-vous la suspension des négociations ? Il n’y a pas de clause suspensive contrairement à l’accord négocié par l’Union européenne et le Japon.
De plus, les accords commerciaux requièrent une majorité qualifiée ou l’unanimité. En l’espèce, un consensus a été dégagé entre les États membres et la France s’est battue sur différents points.
Vous évoquez la question des préférences collectives. Nous avons déjà demandé à la Commission de les exclure et je note que lors de sa conférence de presse du 18 février dernier, le commissaire Karel de Gucht a rappelé que l’interdiction de l’importation de bœuf aux hormones serait maintenue.
Nous avons aussi soulevé la question des mécanismes de règlement des différends, qui pose effectivement un gros problème. Lorsqu’on voit la jurisprudence de l’ALENA, on remarque bien que le Canada et le Mexique ont dû payer d’énormes sommes aux investisseurs américains. Dans l’autre sens, les États-Unis n’ont jamais été condamnés par le CIRDI. Ce mécanisme est discriminatoire et constitue une atteinte à la souveraineté des Etats.
Enfin, s’agissant de la transparence, la situation actuelle n’est pas satisfaisante. J’ai interrogé Laurent Fabius sur ce sujet. Nous n’avons aucune information, contrairement aux parlementaires européens qui, eux, ont accès à la « Data Room ».
Nul ne peut préjuger l’issue des négociations. Comme Mme la Présidente l’a souligné, le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen devront se prononcer et ce dernier n’a pas hésité à rejet l’ACTA. Pour toutes ces raisons, je ne souscris pas à la proposition de M. Chassaigne.
M. Pierre Lellouche. Sur beaucoup de points, je rejoins Seybah Dagoma, qui a fait l’année dernière un excellent travail sur cette question. Je souhaiterais corriger quelques erreurs factuelles qui viennent d’être dites. L’an dernier, j’avais mis en garde cette commission sur le fait que c’était la dernière fois que le parlement français serait sérieusement consulté sur le mandat de négociation de la Commission européenne et que Karel de Gucht serait ensuite libre d’arbitrer entre les États. Il ne faut pas perdre de vue que le commerce extérieur est aujourd’hui fédéralisé. C’est pourquoi je m’étais élevé contre la décision du Gouvernement de ne pas inscrire à l’ordre du jour de la séance publique la proposition de résolution que notre commission avait adopté à propos de ce mandat. Aujourd'hui, à 15 jours des élections européennes, certains essayent de faire peur aux électeurs en leur parlant du poulet au chlore et du bœuf aux hormones et le groupe GDR propose la suspension des négociations. Ce n’est pas sérieux, c’est une opération politique regrettable et nous n’allons évidemment pas suspendre les négociations, qui vont se poursuivre.
Je suis en revanche d’accord avec M. Chassaigne sur la question de la transparence, mais il faut savoir que cela n’est pas prévu dans les traités européens : les seuls à être régulièrement informés, ce sont les parlementaires européens.
Notre présidente vient de nous dire que le Parlement ratifierait le traité de libre-échange, mais je ne vois pas quel article du traité sur l’Union européenne l’impose. En effet, dans la mesure où il s’agit d’un accord commercial qui ne contient pas de clause politique, il relève de la compétence exclusive de l’Union. Une fois que le Conseil et le Parlement européen auront approuvé le traité, sur quelle base cela sera-t-il possible d’exiger la ratification des parlements nationaux et peut-on nous confirmer que le Gouvernement français entend le faire ? Cela étant, il faut évidemment un meilleur canal de communication entre le Gouvernement et le Parlement pour que l’on ait une information, un suivi des négociations par notre commission et celle des affaires européennes. Je rappelle cependant que lorsque Mme Elisabeth Guigou a organisé une réunion avec la chambre de commerce américaine sur cette négociation, il n’y avait quasiment aucun parlementaire. C’est un sujet complexe, qui mérite un suivi. La réunion du groupe de travail est souhaitable mais le droit européen est ce qu’il est.
Quant aux deux lignes rouges française, j’estime pour ma part qu’elles sont contreproductives. L’exclusion de l’audiovisuel est un bon thème de politique intérieure, mais elle joue en fait contre les intérêts de nos industries audiovisuelles qui n’ont pas accès au marché américain, alors que nos chaînes nationales sont envahies de productions américaines. On peut faire le même constat s’agissant de l’armement : l’industrie européenne n’a pas accès aux marchés du Pentagone pour des raisons de classification alors que le marché européen est le terrain de jeu des industries américaines. Le seul contournement possible aurait été une alliance avec British Aerospace, mais l’Allemagne l’a refusé.
S’agissant de la clause sur le règlement des différends, rien n’est négocié ni résolu. Il faudrait définir un dispositif plus proche de celui de l’OMC que de celui de l’ALENA, mais cela reste à négocier.
Ce projet de résolution est donc baroque et n’est pas discuté au moment opportun. Il faudrait un meilleur canal de communication entre le Gouvernement et le Parlement, mais comment aller au-delà ? Je souhaiterais que Mme Guigou nous explique sur quoi elle se fonde pour estimer que l’accord sera soumis à la ratification du parlement français.
Le groupe UMP ne votera pas cette résolution : l’accord de libre-échange UE-États-Unis est positif pour nos investissements, pour nos exportations et pour l’emploi en Europe et en France.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Sur la ratification, il n’y a pas de réponse catégorique. La question sera de savoir si l’accord sera ou non qualifié de mixte et elle sera examinée en dernier ressort, une fois l’accord définitif. Mais je vous signale que le gouvernement allemand part du principe qu’il s’agira d’un accord mixte, c’est une orientation importante.
M. Pierre Lellouche. Tout est précisément dans votre introduction de l’adverbe « probablement », Madame la présidente. Le droit européen est très clair : s’il n’y a pas de clause politique, les parlements nationaux n’ont pas à se prononcer. Or, dans le mandat donné à Karel de Gucht, il n’y avait pas de clause politique. Si c’est le cas aujourd'hui, c’est nouveau et il faudrait le savoir.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Autre élément d’information : une clause de l’accord justifierait une ratification par les parlements nationaux dès lors qu’elle concernerait, outre une compétence partagée entre l’Union et les États, une matière législative. Dans le cas de l’accord entre la Corée du Sud et l’UE par exemple, la ratification par les parlements nationaux a été justifiée par la présence de stipulations sur la propriété intellectuelle et les politiques culturelles. Nous aurons à apprécier l’accord le moment venu.
M. Paul Giacobbi. Nous remettons le couvert pour un plat que l’on a déjà vu passer. C’est singulier. Cela a en tout cas le mérite de reposer un débat qui l’a sans doute été insuffisamment.
Sur l’idéologie du libre-échange dénoncée par le rapporteur, je dirais que ce n’est pas qu’une idéologie, c’est avant tout une réalité scientifique et l’expérience a démontré que les thèses de Ricardo de 1826 étaient fondées. Nier aujourd'hui que le libre-échange a contribué à l’expansion économique du monde est peu acceptable, même si cela n’a pas été sans effets pervers et négatifs. Cela étant, ce n’est pas parce qu’il y a des accidents de voitures qu’on a interdit l’automobile.
Quant au droit, l’arbitrage est une pratique universellement reconnue, utilisée dans la quasi-totalité des différends en matière de commerce international. En outre, il ne faut pas confondre la procédure et le fond : chacun sait qu’une fois ratifié, le droit international prime sur la loi nationale, et cela dans toutes les juridictions du monde, je suis désolé d’avoir à rappeler cette évidence.
C’est un sujet politique, qui est complexe sur le plan technique. Je remarque en passant qu’on a laissé tomber la préférence communautaire. C’est un débat politique que l’on n’a pas assez mené. Les États-Unis sont historiquement déloyaux et réticents à l’ouverture de leurs frontières, alors qu’ils sont extraordinairement exigeants quant à l’ouverture de celles de leurs partenaires, je renvoie à ce qui s’est passé lors des négociations sur le coton, pour la défense de quelques producteurs américains. Tout cela est une réalité générale : nous sommes extrêmement gênés dans nos opérations aux États-Unis, alors qu’ils le sont bien peu sur notre sol.
La résolution a donc le mérite de rouvrir le débat. Notre Commission devrait avoir un suivi attentif de ce sujet et un débat régulier, mais suspendre la négociation serait une erreur.
M. Noël Mamère. Revenons sur les critiques faites à ce projet de traité. Les écologistes n’ont pas attendu aujourd'hui pour protester contre son économie générale et cette négociation. Dès juin 2013, nous avons dénoncé l’opacité des négociations.
Sur cette question, nous sommes d’accord avec les amendements qui ont été adoptés hier à l’initiative de Danielle Auroi et du groupe SRC. On ne peut pas aujourd’hui mettre en cause les institutions européennes en suspendant la négociation à ce stade.
On doit cependant améliorer la participation de la société civile ; elle est absente. En l’espèce, il s’agirait du Parlement européen, seule instance qui sera saisie, mais les textes prévoient un dernier round de négociations en novembre prochain pour une application dès janvier 2015 ; entretemps, le Parlement européen n’aura eu la possibilité que d’adopter ou rejeter l’accord, sans possibilité de l’amender. Cela n’est pas imaginable. On ne peut pas se contenter de regarder ce que fait la Commission européenne en spectateurs muets.
Il ne faut pas toutefois instrumentaliser, pour des raisons internes, les institutions européennes : la Commission n’est que la déléguée des 28 États membres. Les écologistes défendent un projet fédéraliste pour qu’il n’y ait pas de contradictions entre les intérêts de l’Union et ceux de ses membres. Faute d’une politique européenne étrangère et de sécurité, l’Europe n’est aujourd'hui pas en mesure de jouer son rôle sur ses marches, on le voit bien par exemple en ce qui concerne la crise ukrainienne.
Il est indispensable que notre Parlement soit appelé à ratifier l’accord qui sera conclu, dans la mesure où il aura évidemment un contenu législatif. Je ne suis pas convaincu par l’argument des lignes rouges et sur le rôle de la France ici : il y a 27 autres États membres et rien ne garantit que ce que l’on prône soit suivi par l’ensemble des autres. Je suis d’autant plus inquiet que François Hollande vient de dire qu’il fallait aller vite pour éviter que ne se développent trop de fantasmes sur le traité transatlantique. Je rappelle la mobilisation, réussie, contre l’AMI : à l’époque, on nous disait qu’il était « inéluctable », qu’on devait impérativement le ratifier pour le bien de l’Europe.
Les intérêts des États-Unis sont d’aller vers des marchés qui leur permettront d’avoir un effet de levier sur la seule zone qui les intéresse, l’Asie-Pacifique. Je n’ai pas envie que l’Europe joue ce rôle vis-à-vis de la Chine. Il ne faut pas instrumentaliser la question des OGM, du poulet au chlore, etc., même les normes environnementales constituent partie du dossier, tout comme celle de l’atteinte à nos vies privées par la NSA.
Le rapporteur a rappelé ce qui se passe en matière de règlement des différends, c’est un sujet majeur et il n’est pas envisageable que nos normes nationales soient contestées par les pratiques commerciales des multinationales. S’il y avait une raison fondamentale de remettre en cause ce traité, ce serait celle-ci, plus que la question de l’opacité. Nous ne voterons donc pas les amendements présentés par M. Chassaigne ce matin. Nous restons sur le compromis obtenu hier.
M. François Asensi. En ce qui me concerne, je me félicite de l’opportunité d’avoir ce texte à quelques jours des élections européennes. Certes, il y a une certaine opacité dans les négociations, un certain euroscepticisme, mais dans le même temps on se plaint que les français ne soient pas suffisamment informés de ce qui passe dans l’Union européenne. Ce texte constitue justement l’opportunité manifeste de saisir le moment d’un grand débat démocratique dans le pays. C’est le moment de poser toutes ces interrogations et tant mieux si cela concourt à faire participer les citoyens de notre pays au débat. Dans les villes de banlieue, ce n’est pas 30 %, mais 20 % de participation électorale que nous risquons d’avoir.
Quant au fait de savoir s’il convient de suspendre les négociations, je voudrais revenir sur la question du tribunal qui serait en charge d’arbitrer entre les États et les sociétés multinationales. Puisque ce tribunal se caractérise par une certaine convergence avec la « culture du FMI », il y a fort à parier qu’il donnerait raison aux multinationales face aux États.
A propos du « libéralisme scientifique » qui a été évoqué précédemment, il me semble qu’il s’agit là d’une nouvelle notion, qu’on pourrait rapprocher de celle de « socialisme scientifique », dont on sait ce qu’elle à donner.
J’ai l’intention de voter les amendements d’André Chassaigne. L’Europe a besoin d’un renouveau.
M. Nicolas Dupont-Aignan. L’Europe a en effet besoin de renouveau. Je voterai les amendements d’André Chassaigne et la résolution. Elle a le mérite de révéler l’engrenage dans lequel nous nous trouvons et de clarifier les positions politiques des uns et des autres. Au Parlement européen, lors du premier vote de 2012 les députés socialistes et PPE ont voté identiquement ; au second vote, les premiers se sont abstenus pour laisser passer la résolution votée par les seconds.
Aujourd’hui, seule une suspension des négociations peut amener à changer les choses. Il y a trois personnalités qui ont changé la politique européenne :
– le général Charles De Gaulle avec sa politique de la chaise vide ;
– Margaret Thatcher qui bloquait le système pour obtenir son argent ;
– Helmut Kohl qui n’a pas informé ses voisins avant de procéder à la réunification allemande.
Ce n’est pas avec des « lignes rouges » que l’on va bloquer la mécanique infernale de la « Commission américaine de Bruxelles », surtout après avoir abandonné le droit de veto sur les négociations commerciales par le traité de Lisbonne. Ce sont finalement ceux qui se disent les plus européens qui détruisent l’Europe. Cet accord, en abandonnant la préférence communautaire, va détruire l’essence même du projet européen. Le commissaire De Gucht va continuer son œuvre, qui a déjà fait des dégâts sociaux et politiques considérables, et vous n’en tirez aucune leçon.
L’exécutif est en ce moment en train de jouer un double jeu. Il fait croire qu’il y aura un blocage possible au Parlement, or ce ne sera pas un accord mixte, tout le monde le sait. Par ailleurs, on exalte l’exception culturelle, au seul bénéfice du milieu culturel français, mais que fait-on pour le peuple, les ouvriers, les agriculteurs ? C’est une curieuse défense de notre pays.
Lorsque le Président de la République s’est déplacé à Washington, il a reçu tous les honneurs, car il manifestait sa soumission aux Etats-Unis. Je rappelle ses propos : il faut aller vite sur le dossier transatlantique afin d’éviter les peurs et les fantasmes. Notre conception de l’Europe est de plus en plus déterminée à l’extérieur et se réduit à une acception de l’Europe comme simple zone de libre-échange, et non pas comme une zone où l’on porte une exigence de qualité sanitaire, environnementale et sociale. Si nous éliminons toute barrière politique au libre-échange intégral, ce sera aussi la fin de la démocratie : nous aurons beau voter des lois, l’État devra ensuite de telles indemnités infligées par des panels appliquant le « libéralisme scientifique » que le pouvoir politique s’en trouvera réduit à néant.
Mme Pascale Boistard. Il faut considérer le contexte dans lequel est proposée cette résolution. Certains acteurs du débat public font leur miel de l’interprétation d’un texte qui en l’état n’est ni achevé, ni voté.
Nous avons nous aussi des interrogations quant aux négociations en cours et pouvons partager certains des arguments qui sont exprimés. Nous avons exprimé ces interrogations à l’occasion du débat sur la résolution de Seybah Dagoma. Mais la période dans laquelle nous nous trouvons est dangereuse car elle se prête à des discours qui, pour certains, constituent un appel au repli sur soi et favorisent les nationalismes. Dans une période de crise économique, sociale et identitaire, le projet européen court ainsi le risque d’être détourné vers une impasse.
Avec un discours qui biaise la réalité de ce qui pourrait être obtenu ou pas, l’intelligence n’est pas au rendez-vous. Cela ne va pas dans le sens d’un projet qui permet aux citoyens de découvrir d’autres voies pour un avenir différent.
Nous partageons beaucoup d’inquiétudes avec les auteurs de la résolution. La situation des agriculteurs, le quotidien des citoyens comme consommateurs ou appréhendé en termes de protection sociale sont des sujets importants à considérer.
Mais évitons les procès d’intentions. Et pour que le débat soit constructif, n’utilisons pas les périodes électorales. Car alors des questions très opportunes deviennent opportunistes, surtout dans le contexte politique que l’on connaît actuellement.
Mme Estelle Grelier. Le sujet que nous abordons est particulièrement d’actualité. Le groupe GDR a eu la baraka en inscrivant ce texte dans sa niche trois jours avant les élections européennes, une semaine où, de plus, il y a un round de négociation.
Le groupe SRC ne votera pas les amendements d’André Chassaigne. Nous préférons à l’idée de suspension des négociations la nécessité d’une plus grande vigilance, d’une meilleure information des parlements sur la question. Nous insistons également sur l’importance du rôle de la Cour de justice de l’Union Européenne.
Lees décisions qui seront prises sont des décisions européennes. Nous sommes 28 autour de la table et le fait est que c’est avant la définition du mandat que se trouvait notre meilleure fenêtre pour intervenir.
Mme Marion Maréchal-Le Pen. Une fois n’est pas coutume, je suis parfaitement d’accord avec le rapport qui a été fait par M. Chassaigne. Je voterai cette résolution européenne, parce que je combats le marché commun euro-américain. En 1992, les défenseurs du traité de Maastricht promettaient déjà la création de six millions d’emplois, mais nous en avons perdus trois à quatre millions la même année. Je dois d’ailleurs dire que je trouve le rêve du commissaire européen au commerce bien étriqué puisqu’il nous promet une augmentation de 0.5% du PIB européen et la création de 400 à 500 000 emplois d’ici à quatorze ans. Cela n’est pas très ambitieux ni encourageant.
De surcroît, je ne fais absolument pas confiance à la Commission européenne pour défendre les prétendues « lignes rouges » que nous avons évoquées tout à l’heure. D’ailleurs, je trouve celles-ci injustes. En effet, je ne comprends pas pourquoi le protectionnisme est prôné pour le monde de la culture et honni pour tous les autres, en particulier pour les agriculteurs.
Je rappelle par ailleurs que le rapport de force est biaisé. Il met face à face un État souverain et des commissaires mandatés par les pays européens, qui n’ont pas d’ailleurs forcément les mêmes intérêts, ce qui fait basculer le rapport de force en faveur des États-Unis.
De plus, nous savons que les États-Unis pratiquent un espionnage massif à l’égard de nos concitoyens, de nos institutions, de chefs d’État. Tout le monde en parle mais aucune disposition concrète n’est prise.
Je souhaite que les négociations soient suspendues et je voterai donc cette résolution. La perspective de la tenue d’un référendum serait rassurante, mais nous savons d’ores et déjà qu’il n’y en n’aura pas.
M. Jacques Myard. Je ne vais pas reprocher à M. Chassaigne le calendrier que son groupe a suivi, car la proposition de résolution qu’il porte pose des questions réelles que nous nous devons d’aborder.
Le problème de la transparence est évident. Aujourd’hui, nous savons avec certitude que la Commission a outrepassé son mandat, et je ne suis pas certain qu’elle en ait informé les Etats. Il est donc légitime qu’une pause soit effectuée pour que nous puissions examiner ce qui se passe, sans exclure qu’il y ait éventuellement un accord.
Hier, j’ai aussi attiré l’attention sur la question de l’arbitrage. Tout dépend en la matière du champ d’application considéré. S’il s’agit d’engager une procédure d’arbitrage suite à une nationalisation sans indemnité préalable, la clause CIRDI du traité de Washington de 1965 est parfaitement valable. Il ne faut pas rejeter l’arbitrage par principe. Cela étant, nous sommes aujourd’hui largement revenus de l’attrait qu’avait l’arbitrage : contrairement à ce que l’on pensait, l’arbitrage coûte très cher, prend du temps et il faut demander un exequatur que l’on n’obtient pas facilement.
Je suis intimement convaincu que cette proposition de résolution européenne, même amendée, permettra de donner un coup de semonce à nos dirigeants.
En effet, lorsque ce traité sera paraphé, il sera déjà trop tard pour faire marche arrière, et cela pour des raisons de compromis, de bonnes relations, de cohésion, de cohérence. C’est la raison pour laquelle je m’associe à ce qui a été voté hier en commission des affaires européennes : il est temps d’agir.
M. André Chassaigne, rapporteur. La rhétorique qui consiste à dire que nous posons ce débat au mauvais moment n’est pas admissible. Concentrons-nous sur le fond des choses et non sur des artifices politiciens. La niche parlementaire du groupe GDR a été fixée au 22 mai. Nous n’en n’avons qu’une par an. Si elle avait été fixée à un autre jour, nous aurions tout de même retenu ce thème, car il est d’une importance capitale.
Je m’adresse maintenant à Mme Dagoma. La proposition de résolution européenne de l’an dernier est passée en commission, mais n’est jamais passée dans l’hémicycle, car c’était un artifice. En réalité, quand elle a été discutée en commission, Mame Bricq avait déjà donné son accord au mandat de négociation.
D’ailleurs, parmi les 22 recommandations de la proposition de résolution européenne de l’an dernier, il serait intéressant de de savoir lesquelles ont été retenues et intégrées au mandat de négociation.
Sur le fond, cette idée du « libre-échange » n’est pas d’une grande modernité : je vous renvoie à l’économiste David Ricardo qui, à son époque déjà lointaine, a porté cette conception du libre-échange selon laquelle il convient d’acheter un produit là où il est le moins cher. Mais cette théorie est battue en brèche aujourd’hui par des éléments nouveaux qui sont les préoccupations environnementales, le réchauffement climatique, l’exigence d’un nouveau mode de développement fondé sur la relocalisation d’activités dont on avait pu penser qu’elles pouvaient être mondialisées. Il nous faut faire le constat du désastre d’une mondialisation qui sacrifie les hommes et la nature et qui aura des incidences terribles pour le devenir de l’humanité.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je voudrais revenir sur la question du règlement des différends. Il est vrai que nous pouvons concevoir des craintes quand nous observons ce qui a été fait dans le cadre de l’ALENA. Cependant il existe d’autres mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etats qui sont appréciés des investisseurs européens. Nous aurons donc à regarder, dans le cas où un mécanisme d’arbitrage serait retenu, de quel type de mécanisme il s’agit. Je rappelle en outre que le mandat donné à la Commission prévoit la possibilité d’un mécanisme de règlement des différends, mais uniquement sous conditions. Dans le paragraphe 23, il est précisé que les règles de protection des investissements devraient être « sans préjudice du droit de l’UE et des Etats membres d’adopter et appliquer, conformément à leurs compétences respectives, les mesures nécessaires pour poursuivre des objectifs légitimes de politique publique ». Enfin, sur ce point, les négociations sont suspendues pendant tout le temps de la consultation qu’a engagée la Commission européenne.
Je voterai la résolution telle qu’elle a été amendée par la Commission des Affaires européennes hier sous réserve d’un amendement que je vais vous présenter, car je pense qu’elle a le mérite d’appeler à la vigilance.
La commission procède ensuite à l’examen des amendements déposés sur le texte.
Elle est saisie de l’amendement AE14.
Mme la Présidente Elisabeth Guigou. Le texte de la proposition de résolution met en cause la légitimité des négociateurs. Cela n’est pas acceptable, car la compétence de la Commission européenne pour négocier les accords commerciaux est inscrite dans les traités européens ratifiés par la France. De plus, la Commission a reçu un mandat des États.
M. André Chassaigne, rapporteur. Je reste pour ma part sur le texte issu de la commission des affaires européennes, car, au-delà des arguments de droit, je conteste la légitimité démocratique des négociateurs.
L’amendement AE14 est adopté.
Les amendements AE1 à AE11 et AE13 sont ensuite examinés.
M. André Chassaigne. Ces amendements visent à rétablir le texte initial de la proposition de résolution.
M. Jean-Pierre Dufau. Le groupe SRC s’en tient au texte adopté par la commission des Affaires européennes.
Les amendements AE1 à AE11 et AE13 sont rejetés.
L’amendement AE12, rédactionnel, est adopté.
M. François Asensi. La résolution telle qu’amendée par le groupe SRC a perdu de sa substance. Je m’abstiendrai en attendant une position en séance publique, où je n’exclus pas, à titre personnel, de voter contre.
La commission adopte la proposition de résolution européenne ainsi amendée.
ANNEXE :
TEXTE ADOPTÉ PAR LA COMMISSION
PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE SUR LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
Article unique
L’Assemblée nationale,
Vu les articles 1er et 88-4 de la Constitution,
Vu l’article 151-5 du Règlement de l’Assemblée nationale,
Vu la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement,
Vu les articles 8, 22, 31, 35, 36, 37 et 38 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
Vu l’article 3 du traité sur l’Union européenne,
Vu les articles 16, 31, 32, 39, 146, 147, 151, 167, 168, 169, 173, 179, 191 et 207 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et son protocole n° 26 sur les services d’intérêt général,
Vu les conventions reconnues comme fondamentales en application de la déclaration de l’Organisation internationale du travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail, du 18 juin 1998,
Vu la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, du 9 mai 1992, et le Protocole de Kyoto, du 11 décembre 1997,
Vu la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), du 20 octobre 2005,
Vu la Charte des Nations Unies et notamment son article 57 relatif aux institutions spécialisées comme le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),
Vu le rapport de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) « Incidences des chaînes de valeur mondiales pour le commerce, les investissements, le développement et l’emploi », du 6 août 2013,
Vu les principes directeurs du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur les entreprises et droits de l’homme et les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, du 25 mai 2011,
Vu les lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale – norme ISO 26000 – de l’Organisation internationale de normalisation,
Vu les résolutions européennes de l’Assemblée nationale n° 155 sur le respect de l’exception culturelle et la diversité des expressions culturelles du 12 juin 2013 et n° 156 sur le mandat de négociation de l’accord de libre-échange entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne du 15 juin 2013,
Considérant que les négociations transatlantiques en cours en vue de la signature d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique se déroulent dans des conditions ne répondant pas aux exigences démocratiques en matière de transparence des négociations ;
Considérant qu’il est nécessaire, parallèlement à la tenue des négociations entre l’Union européenne et les États-Unis, de renforcer la confiance mutuelle et d’assurer à chaque citoyen le plein respect du droit à la vie privée et à la protection de ses données personnelles ;
Considérant que les préférences collectives des Européens, notamment en ce qui concerne les organismes génétiquement modifiés, la réglementation des produits chimiques, le traitement des poulets au chlore et la consommation de bœuf aux hormones, font partie des lignes rouges fixées par l’Assemblée nationale, reconnues par le Gouvernement français et le Parlement européen ;
Considérant que l’Union européenne et les États-Unis se sont mutuellement engagés, dans le cadre du mandat de négociation, à ce que leurs échanges ou leurs investissements n’aboutissent, en aucune manière, à un ajustement par le bas de la qualité de leurs législations respectives et de leurs normes internes, notamment en matière d’environnement, de santé ou de sécurité au travail ;
Considérant, qu’en vertu de l’article 218 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, un État membre, le Parlement européen, le Conseil ou la Commission peuvent saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour recueillir son avis quant à la compatibilité de l’accord envisagé avec les traités de l’Union européenne ; qu’en cas d’avis négatif de la Cour, l’accord ne peut entrer en vigueur qu’après modification des traités et par conséquent, qu’en vertu notamment de l’article 169 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne visant à protéger la santé, la sécurité et les intérêts économiques des consommateurs, tout accord commercial qui contreviendrait notamment à ces objectifs pourrait être déclaré incompatible avec les traités ;
Considérant que l’introduction d’un mécanisme de règlement des différends entre États et investisseurs, dans le cadre du projet d’accord transatlantique, ne se justifie pas au regard du haut degré d’indépendance et d’impartialité des juridictions des parties concernées ;
Considérant qu’il revient au Gouvernement français d’assumer ses responsabilités et de défendre les intérêts nationaux en demandant à la Commission européenne, mandatée pour mener ces négociations au nom de l’Union européenne, d’exercer sa plus grande vigilance à chacune des étapes des négociations ;
Considérant les prérogatives de l’ensemble des institutions démocratiques juridiquement habilitées à exercer un contrôle sur les négociations et à sanctionner, au travers de leurs votes d’approbation ou de ratification, leur résultat final ;
1. Rappelle qu’en vertu de l’article 1er de la Constitution, la France est une République « démocratique » et « sociale » ;
1bis. Rappelle qu’en vertu de son article 10, la Charte de l’environnement « inspire l'action européenne et internationale de la France » ;
2. Invite le Gouvernement à intervenir auprès du Conseil de l’Union européenne afin de défendre l’ensemble des lignes rouges fixées par la résolution européenne n° 156 de l’Assemblée nationale sur le mandat de négociation relatif à l’accord de libre-échange entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne, et à consulter, le cas échéant, à travers ses représentants, le peuple souverain, afin qu’il puisse se prononcer solennellement sur l’ensemble de ces sujets ;
3. Prend acte de l’information des représentants de la Nation par le Gouvernement sur l’état des négociations, qui devront faire l’objet d’un vote de ratification, et demande à ce que le Parlement soit dûment et étroitement associé à leur suivi à travers une information régulière sur les questions examinées dans le cadre du comité de politique commerciale du Conseil de l’Union européenne ;
4. Demande à la Commission européenne d’assurer la transparence des négociations afin que soit pleinement garantie la bonne information des citoyens ; invite, par ailleurs, le Gouvernement à faire en sorte que les représentants de la Nation puissent être tenus informés de manière appropriée de tout document dont le contenu, en raison de son caractère particulièrement important, devrait être porté à leur connaissance ;
5. Appelle à une étroite coopération entre les parlements nationaux, d’une part, et entre le Parlement français et le Parlement européen, d’autre part ; demande que les parlements nationaux de l’Union européenne puissent être associés, à travers leurs délégations respectives, au « dialogue transatlantique des législateurs » ;
6. Demande que les négociateurs et leurs éventuels conflits d’intérêts soient identifiés ;
8. Se félicite de l’organisation, par la Commission européenne, d’une consultation publique relative au mécanisme de règlement des différends entre États et investisseurs, qui a abouti à la suspension des négociations sur ce point ;
9. Demande à ce que l’objectif de réduction des barrières non tarifaires ne remette pas en cause les préférences collectives des Européens, notamment en matière d’éthique, de travail, de santé, de sécurité environnementale et alimentaire, d’agriculture, de droits humains, de droits du vivant et de protection de la vie privée, afin de protéger les citoyens, les consommateurs et les travailleurs de l’Union européenne et de garantir, en particulier, la qualité des produits qui leur sont proposés, conformément aux dispositions du droit européen relatives aux organismes génétiquement modifiés, à l’utilisation des hormones de croissance, au clonage ou à la décontamination chimique des viandes ;
10. Demande à la Commission européenne de veiller, dans les négociations, au respect du principe de précaution et à la défense de l’exception et de la diversité des expressions culturelles ainsi que du système de protection intellectuelle et industrielle, y compris les indications géographiques.
1 Propos tenus le 30 juin 2013.
2 « Une Europe compétitive dans une économie mondialisée », communication de la Commission européenne, COM (2006)567 final, 4 octobre 2006.
3 Un nom de domaine désigne un identifiant de domaine Internet. Le système de classement des noms de domaine est hiérarchique. Il existe des noms de domaines de premier niveau nationaux identifiant un pays ( fr, be) et des noms de domaines de premier niveau désignant un secteur d’activité ( Com, org). Comme les noms de premier niveau sont saturés, l’ICANN a décidé d’ouvrir les nouveaux noms de domaine de premier niveau .
4 Règlement no 1907/2006 et directive 2006/121 du 18 décembre 2006.
5 Résolution du Parlement européen du 23 mai 2013 sur les négociations en vue d’un accord en matière de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis (2013/2558).
6 « Reducing transatlantic barriers to trade and investment – An economic assessment », Centre for economic policy research, mars 2013.
7 « Assessing the claimed benefits of the transtlantic Trade and Investment Partnership », rapport de Werner Raza, Jan Grumiller, Lance Taylor, Bernhard Tröster et Rudi Von Arnim, Austrian Foundation for development Research, 31 mars 2014.
8 Propos de Victor Suarez, directeur de l’Association des entreprises commerciales rurales, mars 2008.
9 « L’ALENA : un bilan social négatif », rapport du colloque « Les dix ans de l’ALENA. Bilan social et perspectives », Observatoire des Amériques, octobre 2004.
10 « On the wrong side of the globalization », 15 mars 2014.