N° 1989
______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 mai 2014.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE DE L'APPLICATION DE L'ARTICLE 26 DE LA CONSTITUTION (1) SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION (n° 1954) DE M. HENRI GUAINO, tendant à la suspension des poursuites engagées par le Parquet de Paris contre M. Henri Guaino, député, pour outrage à magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance,
PAR M. Matthias FEKL,
Député
——
Commission chargée de l'application de l’article 26 de la Constitution
TITULAIRES |
SUPPLÉANTS |
M. Alexis Bachelay |
M. Nicolas Bays |
M. Daniel Boisserie |
Mme Marie-Françoise Bechtel |
Mme Pascale Boistard |
M. Sébastien Denaja |
Mme Brigitte Bourguignon |
Mme Françoise Descamps-Crosnier |
Mme Colette Capdevielle |
Mme Chaynesse Khirouni |
M. Matthias Fekl |
M. Jean-Yves Le Bouillonnec |
M. Gérard Sebaoun |
M. Denys Robiliard |
Mme Paola Zanetti |
Mme Clotilde Valter |
M. Étienne Blanc |
M. Jean-Claude Bouchet |
M. Marcel Bonnot |
M. Dino Cinieri |
M. Lucien Degauchy |
M. Guillaume Larrivé |
Mme Claude Greff |
M. Edouard Philippe |
M. Pierre Morel-A-L'Huissier |
M. Lionel Tardy |
M. Yannick Favennec |
M. Michel Zumkeller |
M. François de Rugy |
Mme Barbara Pompili |
SOMMAIRE
___
Pages
INTRODUCTION 5
I. LA PROCÉDURE DE SUSPENSION DES POURSUITES 6
II. RAPPEL DES FAITS 8
III. LES FAITS INCRIMINÉS SERAIENT COUVERTS, SELON M. HENRI GUAINO, PAR LE PRINCIPE DE L’IRRESPONSABILITÉ PARLEMENTAIRE 10
IV. L’ANALYSE DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION AU REGARD DE LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE SUSPENSION DES POURSUITES 13
Mesdames, Messieurs,
L’Assemblée nationale est saisie d’une proposition de résolution présentée par M. Henri Guaino tendant à requérir la suspension des poursuites engagées à son encontre.
Conformément à l’article 80 du Règlement de l’Assemblée nationale, cette proposition de résolution a été renvoyée à une commission spécifique, constituée en début de législature et renouvelée chaque année. Composée de 15 titulaires et de 15 suppléants, elle s’est déjà réunie deux fois, au début de chaque session ordinaire, pour procéder à la désignation de son bureau, mais elle n’a jamais eu à examiner de proposition de résolution puisque, depuis la révision constitutionnelle de 1995, qui a profondément modifié le régime de l’immunité parlementaire, l’Assemblée nationale n’a jamais eu à connaitre de demandes de suspension de poursuite.
Cette absence de précédent n’est pas liée à l’absence, depuis 1995, de poursuite à l’encontre d’un député. Mais c’est la première fois qu’un député s’adresse à l’Assemblée nationale pour en demander la suspension. Le fait que cette demande de suspension, si elle était adoptée, ne protègerait le parlementaire que jusqu’à la fin de la session, soit pour moins d’un mois, semble indifférent à l’auteur de la proposition. Ainsi qu’il est précisé dans son exposé des motifs, cette proposition de résolution, au-delà des poursuites elles-mêmes, serait « l’occasion d’affirmer solennellement un principe qui s’inscrit tout à la fois dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs et dans le respect d’une liberté fondamentale à laquelle, dans une démocratie, on ne peut porter atteinte que de façon exceptionnelle : la liberté d’expression d’un élu de la Nation ».
Une atteinte à la liberté d’expression d’un élu de la Nation – si elle est avérée – exige la plus grande attention. Aussi est-ce avec célérité, devançant même le délai de 20 jours de session fixé à l’article 80 du Règlement pour la remise du rapport, que la Commission s’est réunie le 28 mai dernier, sous la présidence de son Président, puis, celui-ci ayant été désigné rapporteur, sous la présidence de Mme Colette Capdevielle. Conformément à l’article 80 du Règlement, la Commission a également procédé à l’audition de M. Henri Guaino.
Avant d’exposer les considérants ayant conduit à la décision de la Commission, il convient en premier lieu de rappeler les principes qui régissent la procédure, peu connue, de suspension des poursuites puis d’exposer les faits qui ont conduit M. Guaino à déposer sa proposition de résolution.
• Une procédure qui se fonde sur le principe constitutionnel d’inviolabilité parlementaire
L’article 26 de la Constitution dispose, dans son troisième alinéa, que « La détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d’un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session si l’assemblée dont il fait partie le requiert ». Cette disposition fait écho au deuxième alinéa du même article, qui prévoit une autorisation du Bureau pour toute arrestation ou toute mesure privative ou restrictive de liberté prise à l’encontre d’un parlementaire en matière correctionnelle ou criminelle.
Ces dispositions forment le socle de ce qui caractérise le principe d’inviolabilité parlementaire. Érigé le 23 juin 1789, aux premières heures de la Révolution, ce principe a été rendu célèbre par Mirabeau : après avoir affirmé la volonté du peuple face à l'autorité royale, donnant ainsi sa première expression au principe de la souveraineté nationale, Mirabeau invite l'Assemblée nationale à assurer sa protection contre « la puissance des baïonnettes ». Il ajoute : « Assurons notre ouvrage, en déclarant inviolable la personne des députés aux États généraux ».
Ce principe d’inviolabilité met ainsi en avant la nécessité de protéger le mandat de tout élu de la Nation en la personne de celui qui l’exerce : l’exercice de la fonction parlementaire ne saurait être entravé par des poursuites abusives ou intempestives, ayant pour conséquence d’interdire aux élus de la Nation de participer aux travaux de leur assemblée et d’accomplir, en toute liberté et toute sérénité, les actes inhérents à leur mandat.
• Une procédure qui a fait l’objet d’une révision constitutionnelle en 1995
La loi constitutionnelle du 4 août 1995 a remanié la mise en œuvre de l’inviolabilité parlementaire, sans toutefois en altérer l’esprit ni le fondement.
La révision constitutionnelle a modifié les conditions d’engagement des poursuites à l’encontre d’un parlementaire : auparavant, quand le Parlement était en session, aucun parlementaire ne pouvait être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle, sauf le cas de flagrant délit, sans l’autorisation de l’Assemblée dont il faisait partie. Hors session, l’engagement des poursuites était libre mais l’arrestation du parlementaire requérait l’autorisation préalable du Bureau.
La révision constitutionnelle de 1995 a, en premier lieu, uniformisé la procédure en supprimant les distinctions entre le régime en session et hors session. Pour cela, elle a supprimé la procédure d’autorisation de poursuite proprement dite, au profit d’une autorisation du Bureau de chaque Assemblée, limitée aux seules mesures privatives ou restrictives de liberté, sauf cas de flagrant délit ou de condamnation définitive.
S’agissant ensuite de la procédure de suspension des poursuites, prévue au troisième alinéa de l’article 26 de la Constitution, la révision constitutionnelle de 1995 a apporté quelques aménagements, qui tiennent, pour l’essentiel, à une clarification de la période pendant laquelle l’assemblée, dont fait partie le parlementaire poursuivi, est susceptible de décider la suspension des poursuites. Le Sénat, rejoint par l’Assemblée nationale en 1980, avait estimé que la suspension des poursuites décidée par une assemblée était valable pour la durée du mandat. En 1995, le constituant revient à une conception plus restrictive de l’inviolabilité parlementaire en indiquant explicitement que la décision de suspension des poursuites n’est valable que pour la durée de la session au cours de laquelle la demande est examinée.
La mise en œuvre de cette procédure de suspension des poursuites est exceptionnelle dans l’histoire institutionnelle, puisque l’on ne compte, pour la Chambre des députés puis l’Assemblée nationale, que dix cas sous la Troisième République, sept cas sous la Quatrième et trois cas sous la Cinquième.
Cette procédure a même eu tendance ces dernières années à disparaitre totalement du paysage institutionnel, une seule application ayant été faite depuis la révision constitutionnelle de 1995 : en décembre 1997, le sénateur Michel Charasse demande la suspension des poursuites à son encontre, à la suite de sa condamnation à une amende de 10 000 francs pour avoir refusé de comparaitre en qualité de témoin dans une affaire judiciaire.
• La procédure de suspension des poursuites à l’Assemblée nationale : l’article 80 du Règlement
L’article 80 du Règlement de l’Assemblée nationale prévoit que les demandes de suspension sont renvoyées à une commission prévue à cet effet, constituée en début de législature, et renouvelée chaque année. C’est d’ailleurs l’une des différences de procédure avec le Sénat puisque le Règlement du Sénat prévoit la constitution d’une commission spécifique pour chaque demande de suspension.
Le Règlement de l’Assemblée nationale prévoit également que cette commission doit entendre l’auteur ou le premier signataire de la demande, ainsi que le parlementaire intéressé. Les conclusions de la Commission sont ensuite inscrites d’office par la conférence des présidents, dès la distribution du rapport, à la suite de la plus prochaine séance de questions au gouvernement.
C’est dans ce cadre constitutionnel et règlementaire que se sont déroulés les travaux de la Commission. Elle a souhaité, avant de délibérer, connaitre les faits qui ont motivé les poursuites à l’encontre de M. Guaino.
« Vous n’êtes pas des juges » lançait Gambetta à ses collègues en 1877 ; cette injonction les pressant de ne pas s’immiscer dans les affaires judiciaires a toujours été suivie scrupuleusement par les parlementaires ayant à se pencher sur les questions d’immunité.
Pour autant, il importe de connaître les faits ayant motivé les poursuites, ne serait-ce que pour s’assurer que celles-ci n’ont pas de caractère fantaisiste, ou qu’elles n’expriment pas une forme de harcèlement envers le parlementaire poursuivi. Le rôle de la Commission n’est donc pas de se substituer à la justice, mais seulement, comme l’a invité le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 62-18 DC du 10 juillet 1962, d’apprécier « le caractère sérieux, loyal et sincère de la demande […], au regard des faits sur lesquels cette demande est fondée et à l’exclusion de tout autre objet ».
Comme l’a formulé Philippe Séguin en 1980 dans son rapport sur la demande de suspension des poursuites à l’encontre de parlementaires ayant participé à des radios libres : « Ce que les assemblées ne doivent pas faire, c’est « juger », c’est-à-dire porter un jugement sur les faits, les qualifier, se prononcer sur la culpabilité. Mais l’examen des faits – rapide, certes – est indispensable » (2).
M. Henri Guaino est poursuivi sur le fondement des articles 434-25 et 434-24 du code pénal, qui répriment respectivement les propos jetant le discrédit sur les décisions de justice et l’outrage à magistrat. Ces propos ont été tenus à la suite de la décision prise par des magistrats de mettre en examen M. Nicolas Sarkozy du chef d’abus de faiblesse. Tenus en mars 2013, ils sont retranscrits dans la citation à comparaitre, reproduite elle-même dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution de M. Guaino :
« - le 22 mars 2013, à l’occasion de l’enregistrement de « Interview de Bruce Toussaint » diffusée sur la chaîne de radiophonie Europe 1 :
« Ce qui se passe est extrêmement grave. Ce n’est pas une décision comme une autre. D’abord par la qualification des faits retenue par le juge. Abus de faiblesse. Est-ce qu’on pouvait imaginer qualification plus grotesque, accusation plus insupportable. Aucun homme sensé dans ce pays ne peut penser un instant que Nicolas Sarkozy s’est livré, sur cette vieille dame richissime, à un abus de faiblesse. C’est absolument grotesque. Alors ça pourrait être risible si ça ne salissait pas l’honneur d’un homme qui a été Président de la République. Qu’ayant été Président de la République, entraîne dans cette salissure la France et la République elle-même.
(…) Je trouve que cette décision est irresponsable parce qu’elle n’a pas tenu compte des conséquences qu’elle pouvait avoir sur l’image du pays, sur la République et sur nos institutions.
(…) je conteste la façon dont il a fait son travail, je la trouve indigne, voilà je le dis, il a déshonoré un homme, il a déshonoré des institutions, il a aussi déshonoré la justice. Parce que tout ça a des conséquences dramatiques, voilà.
- Le 25 mars 2013 lors de l’émission « Mots Croisés » diffusée sur la chaîne de télévision France 2 :
« Je pense qu’il n’y a personne de sensé en France qui peut penser une seconde que quelqu’un qui a été Président de la République a pu aller soutirer de l’argent à une vieille dame en abusant de sa faiblesse. Cette accusation est honteuse, je le répète. Elle salit bien sûr, l’honneur d’un homme, elle salit les institutions de la République, elle salit l’image de la France parce qu’il a été pendant 5 ans celui qui a incarné la France sur la scène du monde. Voilà. C’est l’accusation la plus invraisemblable, c’est la plus insultante qu’on pouvait trouver. Je l’ai dit, je trouve que le juge dans cette affaire a déshonoré la justice »
(…) La mise en examen pour abus de faiblesse d’une vieille dame, pardon, s’agissant de Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, oui, ça salit. Mais pourquoi l’a-t-on fait ? Parce qu’on n’avait rien d’autre ? C’est une salissure. »
- Le 28 mars 2013 lors de l’émission « Bourdin direct » diffusée sur la chaîne de télévision BFM TV :
« J’ai dit exactement ceci : cette décision salit l’honneur d’un homme, elle salit les institutions puisque cet homme n’est pas n’importe qui, M. Kiejman le faisait remarquer d’ailleurs, elle salit la France puisque cet homme a incarné la France sur la scène du monde pendant 5 ans. Oui, je le maintiens (…) Il (le juge) a choisi des termes pour la mise en examen qui sont insultants. »
En conséquence, le Parquet de Paris a décidé d’engager des poursuites pour outrage à magistrat, en l’occurrence M. Jean-Michel Gentil, à la tête de l’instruction, et pour discrédit porté sur une décision de justice.
Pour M. Guaino, les critiques qu’il a tenues à l’encontre du juge Gentil et de la magistrature sont de nature politique : « elles sont portées à l’encontre d’une institution essentielle de la République, l’institution judiciaire, qui ne saurait rester extérieure au débat public ». Dès lors, elles relèveraient de la libre expression du parlementaire et, en tant que tel, sont couvertes par l’irresponsabilité reconnue à l’article 26 de la Constitution pour les propos et votes émis par un parlementaire dans l’exercice de ses fonctions.
III. LES FAITS INCRIMINÉS SERAIENT COUVERTS, SELON M. HENRI GUAINO, PAR LE PRINCIPE DE L’IRRESPONSABILITÉ PARLEMENTAIRE
• La jurisprudence en matière de propos tenus par des parlementaires
C’est sur le terrain de l’irresponsabilité parlementaire, à savoir le fait qu’un parlementaire ne peut être poursuivi pour des propos tenus en lien avec son mandat, qu’entend se placer M. Guaino pour défendre la suspension des poursuites : les propos incriminés auraient été tenus dans le cadre de ses fonctions parlementaires, ou du moins, en lien avec son mandat. Dès lors, ils doivent être protégés de toute poursuite, conformément à l’alinéa 1er de l’article 26 de la Constitution, qui dispose que : « Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ».
Cette protection des parlementaires est un principe ancien puisqu’il est établi dès la Constitution de 1791. Il permet d’assurer aux représentants de la Nation la liberté d’expression indispensable à l’exercice de leur mandat.
Socle fondamental de la démocratie, l’irresponsabilité parlementaire est absolue, à savoir qu’elle s’oppose à l’engagement de toute poursuite, qu’elle soit pénale ou civile. Elle est permanente car elle s’étend après le mandat, pour les propos tenus ou les écrits produits pendant le mandat. Enfin, elle est d’ordre public : un parlementaire ne peut y renoncer et il appartient au juge de surseoir à tout acte de procédure qui se heurte à ce principe d’irresponsabilité.
Une jurisprudence existe déjà sur le cas de propos tenus par des parlementaires, estimés diffamatoires ou outrageants, lors d’entretiens télévisés ou dans la presse : dans un arrêt du 7 mars 1998, la chambre criminelle de la Cour de Cassation a ainsi refusé à Raymond Forni, rapporteur du projet de loi sur la Nouvelle-Calédonie, le bénéfice de l’irresponsabilité au motif que ses propos diffusés à la radio, critiquant une décision de justice condamnant un leader indépendantiste kanak, « n’ont pas été tenus au cours de l’une des activités prévues aux titres IV et V de la Constitution, pouvant seules caractériser l’exercice des fonctions parlementaires, non plus qu’au sein de l’Assemblée nationale ».
Cette référence aux titres IV et V de la Constitution, à savoir les articles 24 à 51-2 qui concernent le Parlement et les rapports entre le Parlement et le Gouvernement, sera reprise par la suite dans plusieurs jugements. C’est le cas par exemple de l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation de 2008, pour des propos tenus par M. Christian Vanneste dans la presse.
Chaque fois, le juge ne reconnait pas aux propos incriminés la protection issue de l’article 26 de la Constitution, au motif qu’ils ne relèvent pas des activités définies au titre IV et V de la Constitution.
Au regard de cette jurisprudence, il parait incontestable que des propos tenus par un parlementaire au cours des séances publiques, des réunions du Bureau, de la Conférence des Présidents, du Collège des Questeurs, des commissions permanentes ou spéciales, des commissions d’enquête sont couverts par l’irresponsabilité dans la mesure où il s’agit d’organes institués par la Constitution, l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, ou le Règlement de chacune des assemblées.
Pour les propos tenus hors de ces enceintes, et notamment sur un plateau de télévision, la question est plus complexe et le juge sera amené à décider si les propos relèvent d’un acte parlementaire au regard des titres IV et V de la Constitution.
Considérée comme particulièrement restrictive, cette jurisprudence a connu un infléchissement sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme : en effet, en 2006, M. Noël Mamère, condamné pour des propos tenus sur un plateau de télévision, porte l’affaire devant la juridiction européenne et obtient la condamnation de la France pour violation de l’article 10 (3) de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) sur la liberté d’expression.
Prenant acte de cette décision, la chambre criminelle de la Cour de Cassation casse, en 2008, l’arrêt de la cour d’appel de Douai condamnant le député Christian Vanneste pour des propos publiés dans un quotidien, au motif que cette condamnation est contraire à l’article 10 de la CEDH.
Pour autant, si ces deux exemples témoignent d’une évolution dans un sens favorable aux parlementaires, ils ne semblent pas traduire une extension de l’irresponsabilité parlementaire aux propos tenus hors des assemblées : chaque fois, le juge se garde de faire référence à l’article 26 de la Constitution et se borne à examiner les restrictions de la liberté d’expression au regard de l’article 10 de la CEDH.
Cette interprétation par la Cour de cassation de l’article 26 de la Constitution est proche de celle dégagée par le Conseil constitutionnel sur le sujet : saisi d’une loi étendant l’irresponsabilité parlementaire aux rapports remis par un parlementaire dans le cadre d’une mission confiée par le Gouvernement, le Conseil constitutionnel a estimé (4) que la loi déférée, « en exonérant de façon absolue de toute responsabilité pénale et civile un parlementaire pour des actes distincts de ceux accomplis par lui dans l’exercice de ses fonctions, méconnait le principe constitutionnel d’égalité devant la loi et est par suite contraire à la Constitution ».
C’est donc la même ligne de partage que retient le juge constitutionnel, à savoir qu’un propos d’un parlementaire est couvert par l’irresponsabilité s’il peut se rattacher à l’exercice de ses fonctions, entendu de manière stricte.
• Une interprétation de l’irresponsabilité parlementaire qui ne saurait relever des parlementaires
C’est au juge, et à lui seul, qu’il reviendra d’interpréter si les propos tenus par M. Guaino relèvent ou non de l’irresponsabilité parlementaire ; s’il n’obtient pas satisfaction devant les juridictions nationales, il lui sera loisible de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, comme l’avait fait avant lui M. Mamère ; ce dernier avait, on l’a vu, obtenu satisfaction, non pas au nom du principe d’irresponsabilité parlementaire, mais pour l’atteinte à la liberté d’expression que représentait sa condamnation.
Il reviendra ainsi au juge de la Cour européenne des droits de l’homme d’interpréter les propos de M. Guaino, au regard de l’article 10 de la CEDH, en précisant toutefois que la rédaction de l’article prévoit explicitement une restriction à la liberté d’expression lorsqu’est en jeu l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Quoi qu’il en soit, et quel que soit le sort qui sera réservé aux poursuites à l’encontre de M. Henri Guaino, il est acquis que l’affaire ne peut relever d’une décision de l’Assemblée nationale. En effet, en demandant le vote de cette résolution, M. Guaino invite les députés à dessiner eux-mêmes les contours de l’irresponsabilité parlementaire. Il ne fait pas de doute qu’en procédant ainsi, les parlementaires outrepasseraient leur rôle, en substituant leur interprétation de l’irresponsabilité parlementaire à celle du juge.
Au regard de l’ensemble des précédents connus sous la Ve République, c’est la première fois qu’une demande de suspension des poursuites se fonde sur la protection offerte par l’irresponsabilité parlementaire ; un tel argument n’a jamais été avancé, même lorsque les poursuites visaient des propos jugés diffamatoires ou injurieux (5). De cette manière, M. Guaino invite les députés à s’arroger des pouvoirs qui ne sont pas les leurs, ce qui, dans un Etat de droit, ne saurait être accepté : un vote favorable à la suspension des poursuites signifierait le retour aux arrêts de règlement qui caractérisaient l’Ancien Régime.
En outre, une telle proposition consisterait paradoxalement à affaiblir le principe de l’irresponsabilité parlementaire pourtant invoqué par M. Guaino. On l’a vu, l’irresponsabilité parlementaire est d’ordre public, et à ce titre, considérée comme absolue et permanente, ce qui signifie qu’elle continue à protéger les propos des parlementaires même lorsque ceux-ci ont cessé leur mandat.
La proposition de M. Guaino visant à faire des parlementaires les juges de leur propre protection reviendrait au contraire à ce que celle-ci cesse hors session, puisque la suspension des poursuites ne vaut que pour la durée de la session. L’irresponsabilité parlementaire deviendrait alors un concept « à éclipse » suivant que l’Assemblée est, ou non, en session. Une fois la session terminée, le juge retrouverait la possibilité de poursuivre le parlementaire
Un tel bouleversement de la protection des parlementaires n’est pas envisageable dans le cadre actuel posé par l’article 26 de la Constitution.
Pour l’examen de la proposition de résolution de M. Henri Guaino, la Commission a préféré se référer à la jurisprudence en matière de suspension des poursuites, en dépit de l’ancienneté de celle-ci.
IV. L’ANALYSE DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION AU REGARD DE LA JURISPRUDENCE EN MATIÈRE DE SUSPENSION DES POURSUITES
• Une jurisprudence favorable aux parlementaires
M. Henri Guaino le note dans sa proposition de résolution, les demandes de suspension de poursuites ont toujours été accueillies de façon favorable (6), que ce soit au Sénat ou à l’Assemblée nationale. Postérieurement à la révision constitutionnelle de 1995, une seule résolution portant sur une demande de suspension de poursuites a été déposée au Sénat, en décembre 1997. Le Sénat avait alors décidé d’y donner une suite favorable, en demandant la suspension des poursuites engagées contre M. Michel Charasse.
Pour autant, il convient de resituer ces demandes dans leur contexte : beaucoup furent votées en matière de diffamation, parce qu’elles avaient été engagées par constitution de partie civile et pour des motifs que les parlementaires jugèrent dérisoires. D’autres étaient la conséquence du régime d’immunité parlementaire antérieur à 1995 : il est en effet arrivé que le juge engage des poursuites à l’encontre d’un parlementaire juste après la clôture d’une session, alors même que l’assemblée dont il faisait partie s’était prononcée, pendant la session, contre ces poursuites. Dans ce qui était alors la procédure de l’époque, les parlementaires considéraient la suspension comme une obligation logique et morale confirmant le refus de poursuite initial.
Quel que soit le sort finalement réservé à la demande de suspension des poursuites, l’examen de la résolution par la Commission en charge de ces questions, que ce soit à l’Assemblée nationale ou au Sénat, s’en tenait à des considérations extérieures au fond de l’affaire.
• Les principes dégagés au cours de l’examen des propositions de résolution
Dans son traité de droit parlementaire, Eugène Pierre posait les principes qui doivent guider les parlementaires en matière de levée d’immunité ou de suspension des poursuites : la délibération en matière d’immunité « doit être d’autant plus courte que la question posée est extrêmement simple : la personnalité du membre à l’égard duquel il s’agit de requérir n’est pas mise en cause ; la Chambre n’examine pas les faits particuliers qui peuvent être relevés contre le député détenu ou poursuivi ; elle ne statue pas sur le fond de l’affaire, mais exclusivement sur le maintien de l’immunité législative dont les assemblées politiques ne sauraient jamais se montrer trop jalouses » (7).
Ainsi, en s’abstenant de se pencher sur les questions de fond, l’Assemblée doit statuer en tenant compte de deux objectifs contradictoires : le premier est de sauvegarder l’indépendance des parlementaires, afin d’éviter qu’ils ne soient victimes de poursuites qui les empêchent d’exercer leur mandat parlementaire dans de bonnes conditions ; le second vise, en sens inverse, à maintenir l’égalité de tous les citoyens devant la loi, en limitant au strict nécessaire la prérogative que constitue l’immunité parlementaire.
Ces principes ont été résumés dès 1963 par René Capitant, rapporteur de la première proposition de résolution tendant à la suspension des poursuites déposée sous la Ve République : « le rôle de l’Assemblée n’est pas d’arrêter le cours de la justice, mais seulement de le suspendre…, et encore sous réserve que le trouble apporté à l’ordre public par cette suspension ne soit pas tel qu’il l’emporte sur l’atteinte à la souveraineté nationale résultant des poursuites intentées contre un membre du Parlement ».
Suivant ces principes, il revient donc à l’Assemblée d’examiner si les poursuites engagées contre M. Guaino portent atteinte de façon substantielle à l’exercice de son mandat parlementaire, puis d’examiner si une suspension des poursuites serait susceptible d’engendrer des troubles à l’ordre public.
• L’examen de la proposition de résolution au regard des principes dégagés en matière de suspension des poursuites
La lecture de la proposition de résolution de M. Henri Guaino n’apporte aucun éclairage sur les entraves ou contraintes dont il aurait à souffrir du fait des poursuites dont il fait l’objet.
Cette notion d’entrave a, dans le passé, été appréciée de façon extensive : ainsi, le Sénat a-t-il considéré qu’une convocation faite à l’attention de M. Michel Charasse l’enjoignant de témoigner devant un juge le jour même où le Sénat siégeait pour entendre une déclaration de politique générale paraissait « de nature à entraver le libre exercice de son mandat » ; il a requis en conséquence la suspension des poursuites, alors même qu’à la date de la convocation, la date de la déclaration de politique générale n’était pas encore fixée.
Aucune indication ne permet par ailleurs d’étayer la thèse d’un acharnement judiciaire à l’encontre de M. Guaino.
Dès lors, la Commission ne peut que constater que la requête présentée par M. Guaino ne répond pas aux critères établis par les assemblées en matière de suspension des poursuites, car elle ne permet pas d’établir que les poursuites dont il fait l’objet constituent une atteinte injustifiée aux conditions d’exercice du mandat.
• Le trouble à l’ordre public causé par la suspension des poursuites
En revanche, le trouble à l’ordre public qui serait susceptible d’advenir si l’Assemblée venait à suspendre les poursuites est bien réel : dans le profond désarroi dans lequel sont plongés les Français, dans la profonde crise démocratique que connaît le pays, qui pourrait comprendre que les députés s’arrogent le droit de suspendre des poursuites judiciaires pour l’un des leurs, sans aucun motif valable d’intérêt général.
Il convient d’ajouter que, sur un plan pratique, ce trouble est encore plus important si on le rapporte à l’enjeu réel : en effet, les poursuites ne seraient en tout état de cause suspendues que pour la durée de la session, soit pour moins d’un mois, jusqu’au 30 juin 2014.
La proposition de résolution de M. Henri Guaino ne fait qu’exacerber les tensions entre le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire, à un moment où justement on a besoin de sérénité et de sang-froid. La défiance de principe envers les juges qui apparait à la lecture de la proposition de résolution, et au-delà, dans les propos tenus par M. Guaino à l’encontre d’un magistrat contribue à entretenir une défiance à l’encontre du pouvoir en général. Comme l’a souligné le Président Claude Bartolone « il s’agit d’une faute ; lorsque l’on installe cette tension, cette opposition entre le deuxième et le troisième pouvoir – le législatif et le
judiciaire –, ce n’est pas une bonne chose » (8). Ni les juges, ni les parlementaires ne sortiraient renforcés d’un vote suspendant les poursuites. Il est dès lors incontestable que l’adoption de la résolution créerait un trouble à l’ordre public.
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* *
Pour ces raisons, la Commission, sur proposition de son rapporteur, a rejeté à la majorité la proposition de résolution de M. Henri Guaino (n° 1954).
Proposition de résolution n° 1954
tendant à la suspension des poursuites engagées par le Parquet de Paris contre M. Henri Guaino, député, pour outrage à Magistrat et discrédit jeté sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance.
Article unique
« L’Assemblée nationale, en application de l’article 26 dernier alinéa de la Constitution, requiert la suspension, jusqu’au terme de la présente session, des poursuites pénales engagées contre Monsieur Henri GUAINO, Député des Yvelines, par le Parquet de Paris pour outrage à Magistrat et discrédit porté à une décision de justice en infraction aux articles 434-25 et 434-24 du code pénal ».
Textes applicables
Article 26 de la Constitution
Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
Aucun membre du Parlement ne peut faire l’objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d’une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu’avec l’autorisation du Bureau de l’assemblée dont il fait partie. Cette autorisation n’est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive.
La détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d’un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session si l’assemblée dont il fait partie le requiert.
L’assemblée intéressée est réunie de plein droit pour des séances supplémentaires pour permettre, le cas échéant, l’application de l’alinéa ci-dessus.
Article 80 du Règlement de l’Assemblée nationale
Il est constitué, au début de la législature et, chaque année suivante, à l'exception de celle précédant le renouvellement de l'Assemblée, au début de la session ordinaire, une commission de quinze membres titulaires et de quinze membres suppléants, chargée de l'examen des demandes de suspension de la détention, des mesures privatives ou restrictives de liberté ou de la poursuite d'un député. Les nominations ont lieu en s'efforçant de reproduire la configuration politique de l'Assemblée nationale et, à défaut d'accord entre les présidents des groupes sur une liste de candidats, à la représentation proportionnelle des groupes, selon la procédure prévue à l'article 25. Un suppléant est associé à chaque titulaire. Il ne peut le remplacer que pour l'ensemble de l'examen d'une demande.
Le bureau de la commission comprend un président, trois vice-présidents et trois secrétaires. Les nominations ont lieu en s'efforçant de reproduire la configuration politique de l'Assemblée et d'assurer la représentation de toutes ses composantes. Les membres du bureau sont désignés dans les conditions prévues à l'article 39. Le chapitre X est applicable à la commission constituée en application du présent article.
La commission doit entendre l'auteur ou le premier signataire de la demande et le député intéressé ou le collègue qu'il a chargé de le représenter. Si le député intéressé est détenu, elle peut le faire entendre personnellement par un ou plusieurs de ses membres délégués à cet effet.
Sous réserve des dispositions de l'alinéa suivant, les demandes sont inscrites d'office par la Conférence des présidents, dès la distribution du rapport de la commission, à la plus prochaine séance réservée par priorité par l'article 48, alinéa 6, de la Constitution aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement, à la suite desdites questions et réponses. Si le rapport n'a pas été distribué dans un délai de vingt jours de session à compter du dépôt de la demande, l'affaire peut être inscrite d'office par la Conférence des présidents à la plus prochaine séance réservée par priorité par l'article 48, alinéa 6, de la Constitution aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement, à la suite desdites questions et réponses.
Conformément au dernier alinéa de l'article 26 de la Constitution, l'Assemblée se réunit de plein droit pour une séance supplémentaire pour examiner une demande de suspension de détention, de mesures privatives ou restrictives de liberté ou de poursuite ; cette séance ne peut se tenir plus d'une semaine après la distribution du rapport ou, si la commission n'a pas distribué son rapport, plus de quatre semaines après le dépôt de la demande.
La discussion en séance publique porte sur les conclusions de la commission formulées en une proposition de résolution. Si la commission ne présente pas de conclusions, la discussion porte sur la demande dont l'Assemblée est saisie. Une motion de renvoi à la commission peut être présentée et discutée dans les conditions prévues à l'article 91. En cas de rejet des conclusions de la commission tendant à rejeter la demande, celle-ci est considérée comme adoptée.
L'Assemblée statue sur le fond après un débat auquel peuvent seuls prendre part le rapporteur de la commission, le Gouvernement, le député intéressé ou un membre de l'Assemblée le représentant, un orateur pour et un orateur contre. La demande de renvoi en commission, prévue à l'alinéa précédent, est mise aux voix après l'audition du rapporteur. En cas de rejet, l'Assemblée entend ensuite les orateurs prévus au présent alinéa.
Saisie d'une demande de suspension de la poursuite d'un député détenu ou faisant l'objet de mesures privatives ou restrictives de liberté, l'Assemblée peut ne décider que la suspension de la détention ou de tout ou partie des mesures en cause. Seuls sont recevables les amendements présentés à cette fin. L'article 100 est applicable à leur discussion.
En cas de rejet d'une demande, aucune demande nouvelle, concernant les mêmes faits, ne peut être présentée pendant le cours de la session.
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