______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 17 juin 2015
AVIS
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES SUR LA PROPOSITION DE LOI, après engagement de la procédure accélérée, tendant à consolider et clarifier l’organisation de la manutention dans les ports maritimes (n° 2790),
PAR M. Henri Jibrayel
Député
——
Voir les numéros : 2790, 2873.
SOMMAIRE
___
PAGES
I. UNE PROPOSITION DE LOI NÉE DE LA VOLONTÉ DE PÉRENNISER LE STATUT DE L’OUVRIER DOCKER 5
A. LA FRAGILISATION D’UN STATUT HISTORIQUE 5
1. Le régime de travail des dockers, héritage des lois de 1947 et 1992 5
a. Les principes posés par la loi du 6 septembre 1947 : monopole sur les emplois de manutention et priorité absolue d’embauche 5
b. La réforme de 1992 : la généralisation de la mensualisation et l’extinction programmée des « intermittents » 5
2. Une extinction du statut de docker intermittent qui menace l’ensemble de la profession 6
B. DES ENJEUX DE COMPÉTITIVITÉ POUR LES NOUVELLES IMPLANTATIONS INDUSTRIELLES, QUI JUSTIFIENT UN EXAMEN DE LA PROPOSITION DE LOI PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES 7
C. À L’ORIGINE DE LA PROPOSITION DE LOI, UN DIALOGUE SOCIAL FRUCTUEUX QUI RÉAFFIRME LA NÉCESSITÉ DE SÉCURISER LE RÉGIME DE TRAVAIL DES OUVRIERS DOCKERS 8
II. LA PROPOSITION DE LOI 9
A. LA PÉRENNISATION DE L’EMPLOI DE DOCKER PAR UNE CLARIFICATION DU DROIT EN VIGUEUR 9
B. LE CONDITIONS D’EMPLOI DE DOCKERS PAR UN INDUSTRIEL EN BORD À QUAI DÉTERMINÉES PAR UNE « CHARTE NATIONALE » 9
C. POSITION DE LA COMMISSION 10
TRAVAUX DE LA COMMISSION 11
a. Les principes posés par la loi du 6 septembre 1947 : monopole sur les emplois de manutention et priorité absolue d’embauche
Le régime de travail des dockers est un acquis social de l’après-guerre inscrit dans la loi du 6 septembre 1947 portant organisation du travail de manutention dans les ports maritimes et de navigation. Il fixe plusieurs principes dont certains irriguent toujours notre droit :
– l’État se constitue en service public de l’emploi et assure localement la délivrance des cartes professionnelles (« cartes G ») devenues des substituts aux contrats de travail individuels ; les salariés sont représentés dans les commissions de bureaux centraux de main-d’œuvre (BCMO) de chaque port.
– on distingue les dockers « professionnels » des dockers « occasionnels » ; les premiers sont ceux qui sont titulaires d’une « carte G » ; ils ont une priorité d’embauche sur les seconds ;
– certains emplois de manutention, doivent obligatoirement être confiés à des dockers (professionnels ou, à défaut, occasionnels) ; la loi de 1947 précise que ce monopole intervient au sein du domaine public maritime, sur les postes « publics » et sur certaines opérations définies limitativement par décret.
b. La réforme de 1992 : la généralisation de la mensualisation et l’extinction programmée des « intermittents »
Le droit du travail des dockers connaît une réforme profonde avec la loi du 9 juin 1992 modifiant le régime du travail dans les ports maritimes, qui fixe les principes encore en vigueur :
– l’attribution des cartes G est remplacée par la signature de contrats de travail ; le docker professionnel « mensualisé » sous contrat à durée indéterminée devient la règle générale ;
– un docker titulaire d’une carte G n’ayant pas signé de contrat à durée indéterminée garde le bénéfice de la carte, mais est considéré comme « intermittent » ; la fin de l’attribution de la carte G supprime de fait la possibilité de créer de nouveaux dockers intermittents, dont le statut se trouve en voie d’extinction progressive depuis cette date.
Aujourd’hui, sur les quelque 4 500 dockers professionnels, les dockers mensualisés titulaires d’un CDI sont au nombre de 4 357 (1). On ne dénombre que 149 dockers intermittents, dont seulement 83 sont actifs.
Évolution des différentes catégories de docker
Lois du 6 septembre 1947 et du 9 juin 1992.
Régime issu de la loi de 1947 |
Régime issu de la loi de 1992 | |
Docker professionnel |
Docker titulaire d’une « carte G » |
Docker « mensualisé » : docker ayant conclu un contrat de travail à durée indéterminée (il peut être titulaire ou non d’une « carte G ») |
Docker « intermittent » : titulaire d’une carte G avant le 1er janvier 1992 et non mensualisé | ||
Docker occasionnel |
Docker non titulaire d’une « carte G » |
Docker constituant une main-d’œuvre d’appoint à laquelle il n’est fait appel qu’en cas d’insuffisance du nombre de dockers intermittents |
La loi de 1992 s’accompagne également de textes d’application, désormais codifiés à l’article R. 5343-2 du code des transports (ancien article R. 511-2 du code des ports maritimes), qui définissent le périmètre des opérations obligatoirement réalisées par des ouvriers dockers. Il s’agit des opérations de chargement et de chargement des navires et des bateaux :
– soit aux postes publics ;
– soit effectués dans des lieux à usage public situés à l’intérieur des limites du domaine public maritime et portant sur des marchandises en provenance ou à destination de la voie maritime.
La problématique du statut des dockers est venue sur le devant de la scène suite à un conflit entre deux entreprises de manutention portuaire à Port-la-Nouvelle. L’une des entreprises, implantée depuis longtemps sur le site, reprochait à la seconde de lui faire une concurrence déloyale en employant du personnel non docker pour ses travaux de manutention. La région Languedoc-Roussillon, autorité concédante du port, a estimé, par une interprétation extensive de la loi, que l’absence d’ouvriers intermittents sur ce port pouvait remettre en question l’application de la règle de priorité d’embauche.
En effet, l’article L. 5343-7 du code des transports dispose que :
« Pour les travaux de manutention définis par voie réglementaire, les employeurs, lorsqu’ils n’utilisent pas uniquement des dockers professionnels mensualisés, ont recours en priorité aux dockers professionnels intermittents puis, à défaut, aux dockers occasionnels ».
Il peut être considéré que cet article subordonne l’application de la priorité d’embauche à la présence d’ouvriers dockers professionnels intermittents sur le port. Or, en raison de l’extinction progressive de la catégorie des dockers intermittents, de nombreux ports n’ont plus aucun docker intermittent : seulement six d’entre eux sur les trente et un énumérés dans l’arrêté du 25 septembre 1992 (2) comptent des dockers intermittents relevant d’un BCMO actif.
Cette incertitude juridique remet en cause le métier de docker, alors que l’objectif de la loi de 1992 était au contraire de le pérenniser en le modernisant.
Une autre incertitude juridique contribue à fragiliser l’application du droit en vigueur : les notions de « postes publics » et de « lieux à usage public », qui servent à définir le périmètre des opérations pour lesquelles il y a une obligation de recourir à des ouvriers dockers, n’est plus adaptée à la réalité, en particulier depuis la réforme portuaire de 2008 (3).
B. DES ENJEUX DE COMPÉTITIVITÉ POUR LES NOUVELLES IMPLANTATIONS INDUSTRIELLES, QUI JUSTIFIENT UN EXAMEN DE LA PROPOSITION DE LOI PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES
Le statut des dockers, et notamment la priorité d’emploi pour les tâches de manutention, concerne en premier lieu les industriels implantés en zone portuaire. La proposition de loi entre ainsi pleinement dans le champ de la commission des affaires économiques, compétente en matière d’industrie.
Le droit de l’Union européenne respecte le principe de priorité d’emploi des ouvriers dockers, qui n’est d’ailleurs pas une exception française puisqu’il s’applique en Belgique, au Danemark, en Allemagne, en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas, au Portugal ou encore en Espagne. Cette priorité se justifie, au regard de la nécessité de garantir la sécurité des personnels et des marchandises sur les terminaux portuaires : les dockers disposent de qualifications propres qui leur permettent d’assurer le déroulement des opérations de chargement et de déchargement des navires dans des conditions optimales d’efficacité et de qualité.
Toutefois, le respect des principes de libre-établissement (article 49 TFUE) et de libre prestation de services dans les transports (article 58) exige que les États membres laissent aux opérateurs implantés sur des terminaux qui leur sont dédiés la liberté de confier à leur propre personnel les activités de manutention réalisées pour leur compte propre.
Le droit français est tout à fait conforme au droit européen. Le second alinéa de l’article R. 5343-2 dispose que : « Par dérogation aux dispositions qui précèdent, peuvent être effectuées, sans avoir recours à la main-d’œuvre des ouvriers dockers, les opérations suivantes : déchargement ou chargement du matériel de bord des navires et des bateaux et avitaillement de ceux-ci, déchargement ou chargement des bateaux par les moyens du bord ou par le propriétaire de la marchandise au moyen des personnels de son entreprise (…) ».
Votre rapporteur souligne que, malgré cette latitude laissée aux industriels implantés dans les ports d’employer leur propre personnel pour réaliser des opérations de manutention, certains d’entre eux ont fait le choix de confier ces opérations aux entreprises employant des ouvriers dockers. C’est le cas, par exemple, d’Arcelor-Mittal, pour le déchargement des navires à Dunkerque et à Fos.
Enfin, cette question prend une importance nouvelle avec le développement de l’activité éolienne offshore sur certaines places portuaires comme Saint-Nazaire.
C. À L’ORIGINE DE LA PROPOSITION DE LOI, UN DIALOGUE SOCIAL FRUCTUEUX QUI RÉAFFIRME LA NÉCESSITÉ DE SÉCURISER LE RÉGIME DE TRAVAIL DES OUVRIERS DOCKERS
Si le conflit de Port-la-Nouvelle a finalement trouvé une issue, il est apparu nécessaire de mener une réflexion sur la modernisation des dispositions du code des transports. Sur demande du ministre délégué chargé des transports, de la mer et de la pêche, le conseil général de l’environnement et du développement durable a proposé que Mme Martine Bonny, inspectrice générale de l’administration du développement durable, soit nommée à la tête d’un groupe de travail. Ont participé à ce dernier :
– les fédérations concernées des organisations de salariés : Fédération nationale des ports et docks – Confédération générale du travail (FNDP-CGT), Fédération générale des transports et de l’environnement – Confédération française démocratique du travail (FGTE-CFDT), Fédération de l’équipement, de l’environnement, des transports et des services – Force ouvrière (FEETS-FO), Fédération générale CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) des transports ;
– les organisations d’employeurs : l’Union nationale des industries de la manutention dans les ports français (UNIM) et l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF) ;
– l’organisation représentative des autorités portuaires, l’Union des ports français (UPF) ;
– les administrations centrales, ainsi que des personnalités qualifiées.
Il est important de noter que les parties prenantes ont surmonté leurs oppositions, et sont parvenues à trouver un accord sur la sécurisation du régime des ouvriers docker. Directement issues des conclusions de ce groupe de travail, les dispositions inscrites dans la proposition de loi reflètent ce compromis.
La présente proposition de loi clarifie les différentes catégories d’ouvrier docker, ainsi que les règles de priorité d’emploi.
Il est établi que les ouvriers dockers mensualisés sont ceux qui concluent un contrat de travail à durée indéterminée (article 3), à l’inverse des ouvriers dockers occasionnels qui concluent un contrat de travail à durée déterminée (article 5).
La règle de priorité d’emploi est redéfinie de façon à intégrer explicitement le cas des ports où il n’y a plus d’ouvriers dockers intermittents. En effet, l’article 7 introduit un nouvel article L. 5434-7-1 qui dispose que : « Pour les travaux de manutention auxquels s’applique la priorité d’emploi des ouvriers dockers, les entreprises mentionnées au premier alinéa de l’article L. 5343-3, lorsqu’elles n’utilisent pas uniquement des ouvriers dockers professionnels mensualisés, ont recours en priorité aux ouvriers dockers professionnels intermittents, tant qu’il en existe sur le port, puis, à défaut, aux ouvriers dockers occasionnels ».
Enfin, l’article 6 précise que le périmètre de priorité d’emploi doit être défini, par décret en Conseil d’État, en référence à l’objectif de garantie de la sécurité des personnes et des biens.
B. LES CONDITIONS D’EMPLOI DE DOCKERS PAR UN INDUSTRIEL EN BORD À QUAI DÉTERMINÉES PAR UNE « CHARTE NATIONALE »
L’article 6 traite également de la question des opérations de manutention effectuées pour le compte propre d’un titulaire d’un titre d’occupation domaniale comportant le bord à quai. Il propose une rédaction qui concilie les impératifs de respect du droit européen et de préservation de l’emploi de docker sur les ports : sans interdire le recours des industriels concernés à leur propre main-d’œuvre, il prévoit que les conditions dans lesquelles sont effectués les travaux de chargement et de déchargement de navires et bateaux sont fixées conformément à une charte nationale signée entre les organisations d’employeurs et de salariés représentatives du secteur de la manutention portuaire, les organisations représentatives des autorités portuaires et les organisations représentatives des utilisateurs de service de transport maritime ou fluvial.
Cette solution permet de donner toute sa place aux spécificités locales, dans la mesure où les pratiques en vigueur varient fortement d’une place portuaire à l’autre.
Votre rapporteur est tout à fait favorable à cette proposition de loi, qui contribue à pérenniser les spécificités du statut des ouvriers dockers. Ces spécificités sont tout à fait justifiées, pour trois raisons :
Premièrement, l’activité de manutention obéit à des contraintes et à des exigences spécifiques. Elle se caractérise par des conditions et des rythmes de travail irréguliers, liés à la nature même de cette activité. Le traitement des navires doit s’effectuer de façon optimale et rapide, ce qui explique que les places portuaires soient des lieux généralement ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Les ouvriers dockers sont affectés au jour le jour, avec un délai de prévenance extrêmement court, et de façon totalement dérogatoire aux règles des repos dominical et journalier.
Deuxièmement, la mondialisation des échanges maritimes et la logistique à flux tendus requièrent une très grande qualification des personnels de manutention : par la qualité de service, la recherche constante d’efficacité, d’amélioration de la performance et du rendement, les ouvriers dockers constituent le fondement de la viabilité économique des entreprises de manutention et de l’attractivité des ports français.
Troisièmement, l’activité de manutention comporte des risques pour les personnes et les biens que seules des personnels qualifiés et rompus aux nouveaux outillages sont en mesure de prévenir.
L’ensemble de ces caractéristiques et impératifs justifient que soit conférée aux ouvriers dockers une priorité d’emploi pour un certain nombre d’opérations définies. Dans un esprit de consensus entre les acteurs, la présente proposition de loi réaffirme le principe de la priorité d’emploi des dockers pour les opérations de manutention et clarifie le droit de façon à en garantir l’application.
Pour s’assurer que ces dispositions soient pleinement effectives, votre rapporteur a proposé que la mise en œuvre de la charte nationale prévue par l’article 6 fasse l’objet d’un suivi, sous la forme d’un rapport remis au Parlement dans un délai de deux ans à compter de la promulgation de la loi.
Lors de sa réunion du mardi 16 juin 2015, la commission des affaires économiques a examiné pour avis, après engagement de la procédure accélérée, la proposition de loi tendant à consolider et clarifier l’organisation de la manutention dans les ports maritimes (n° 2790), sur le rapport de M. Henri Jibrayel.
M. le président François Brottes. Chers collègues, c’est la commission du développement durable, compétente pour les transports, qui est saisie au fond de la proposition de loi tendant à consolider et clarifier l’organisation de la manutention dans les ports maritimes ; mais l’économie des ports est un secteur essentiel, et c’est pourquoi j’ai souhaité que notre commission se saisisse pour avis.
Mme Catherine Troallic, rapporteure pour avis, suppléant M. Henri Jibrayel. Monsieur le président, chers collègues, je vous prie d’excuser M. Henri Jibrayel, empêché.
Le régime de travail des dockers est un acquis social de l’après-guerre : il date d’une loi du 6 septembre 1947. Cette loi fixe plusieurs principes dont certains sont encore en vigueur : les ouvriers dockers bénéficient d’un monopole sur les emplois de manutention ; l’État se constitue en service public de l’emploi et assure localement la délivrance des cartes professionnelles, dites « cartes G », qui se substituent aux contrats de travail individuels ; les salariés sont représentés dans les commissions de bureaux centraux de main-d’œuvre (BCMO) de chaque port.
On distingue les dockers professionnels des dockers occasionnels, les premiers ayant une priorité d’embauche sur les seconds. Le statut des dockers les protège du caractère aléatoire de leur activité ; en contrepartie, ils devaient se présenter tous les jours et accepter le travail qui leur était proposé.
Ce statut des dockers a été profondément réformé par la loi du 9 juin 1992, qui a remplacé l’attribution des cartes G par la signature de contrats de travail ; le docker professionnel « mensualisé » sous contrat à durée indéterminée est désormais la règle générale. Les dockers titulaires d’une carte G mais non mensualisés sont dits « intermittents ». Comme il n’est plus attribué de nouvelle carte G, ce statut est de facto en voie d’extinction progressive depuis 1992. Aujourd’hui, sur les quelque 4 500 dockers professionnels, les dockers mensualisés titulaires d’un CDI sont au nombre de 4 357. On ne dénombre que 149 dockers intermittents, dont seulement 83 sont actifs.
Les textes d’application de la loi de 1992 définissent le périmètre des opérations obligatoirement réalisées par des ouvriers dockers. Il s’agit des opérations de chargement et de déchargement des navires et des bateaux soit aux postes publics, soit effectués dans des lieux à usage public situés à l’intérieur des limites du domaine public maritime et portant sur des marchandises en provenance ou à destination de la voie maritime.
Or, l’extinction de la catégorie des dockers intermittents pose problème, car elle fragilise le statut de l’ensemble des dockers. En effet, on peut lire l’article L. 5343-7 du code des transports comme soumettant le respect du principe de priorité d’emploi des dockers à la présence de dockers intermittents dans le port.
C’est ce qu’a révélé un conflit entre deux entreprises de manutention portuaire à Port-la-Nouvelle. L’une des entreprises, implantée depuis longtemps sur le site, reprochait à la seconde de lui faire une concurrence déloyale en employant du personnel non docker pour ses travaux de manutention. La région Languedoc-Roussillon, autorité concédante du port, a estimé, par une interprétation de la loi que l’on pourrait qualifier d’osée, que l’absence d’ouvriers intermittents sur ce port pouvait remettre en question l’application de la règle de priorité d’emploi.
Or l’absence d’ouvriers intermittents est une situation fréquente : parmi les trente et un ports comportant des bureaux centraux de main-d’œuvre, six seulement comptent des dockers intermittents relevant d’un BCMO actif.
On comprend donc à quel point cette incertitude juridique remet en cause le métier de docker, alors que l’objectif de la loi de 1992 était au contraire de le pérenniser en le modernisant. Une autre incertitude juridique contribue à fragiliser l’application du droit en vigueur : les notions de « postes publics » et de « lieux à usage public », qui servent à définir le périmètre des opérations pour lesquelles il y a une obligation de recourir à des ouvriers dockers, ne sont plus adaptées à la réalité.
Le statut des dockers, notamment la priorité d’emploi pour les tâches de manutention, concerne en premier lieu les industriels implantés en zone portuaire. La proposition de loi entre ainsi pleinement dans le champ de la commission des affaires économiques, compétente en matière d’industrie.
Le droit de l’Union européenne exige que les États membres laissent aux industriels implantés sur des terminaux qui leur sont dédiés la liberté de confier à leur propre personnel les activités de manutention réalisées pour leur compte propre. Je souhaiterais souligner que, malgré cette latitude laissée aux industriels, certains d’entre eux ont fait le choix de confier ces opérations aux entreprises employant des ouvriers dockers. C’est le cas, par exemple, d’Arcelor-Mittal, pour le déchargement des navires à Dunkerque et à Fos.
Cette question prend une importance nouvelle avec le développement de l’activité éolienne offshore sur certaines places portuaires comme Saint-Nazaire.
C’est pour toutes ces raisons que nous examinons aujourd’hui cette proposition de loi. À l’origine de ce texte, il y a un dialogue social fructueux entre l’ensemble des parties prenantes.
Si le conflit de Port-la-Nouvelle a finalement trouvé une issue, il est en effet apparu nécessaire de mener une réflexion sur la modernisation des dispositions du code des transports. À la demande du secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche, le conseil général de l’environnement et du développement durable a proposé que Mme Martine Bonny, inspectrice générale de l’administration du développement durable, soit nommée à la tête d’un groupe de travail. Ont participé à ce groupe de travail les fédérations concernées des organisations de salariés, les organisations d’employeurs, l’organisation représentative des autorités portuaires, l’Union des ports français (UPF), les administrations centrales, et des personnalités qualifiées.
Directement issue des conclusions de ce groupe de travail, la proposition de loi reflète ce compromis : elle clarifie les différentes catégories d’ouvrier docker, ainsi que le périmètre des opérations pour lesquelles s’applique la priorité d’emploi.
Il est établi que les ouvriers dockers mensualisés sont ceux qui concluent un contrat de travail à durée indéterminée – article 3 –, contrairement aux ouvriers dockers occasionnels qui concluent un contrat de travail à durée déterminée – article 5.
La règle de priorité d’emploi est redéfinie de façon à intégrer explicitement le cas des ports où il n’y a plus d’ouvriers dockers intermittents.
L’article 6 précise que le périmètre de priorité d’emploi doit être défini par décret en Conseil d’État, en référence à l’objectif de garantie de la sécurité des personnes et des biens. Ce même article 6 traite également de la question des opérations de manutention effectuées pour le compte propre d’un industriel en bord à quai. Pour concilier le droit européen et la préservation de l’emploi des dockers sur les ports, il prévoit que les conditions dans lesquelles sont effectuées ces opérations sont fixées conformément à une charte nationale signée par les différents acteurs représentatifs. Cette solution permet de donner toute leur place aux spécificités locales, dans la mesure où les pratiques en vigueur varient fortement d’une place portuaire à l’autre.
Notre rapporteur pour avis, Henri Jibrayel, émet donc un avis très favorable à l’adoption de cette proposition de loi, qui contribue à pérenniser les spécificités du statut des ouvriers dockers. Celles-ci sont tout à fait justifiées.
En effet, l’activité de manutention obéit à des contraintes et à des exigences bien particulières. Elle se caractérise par des conditions et des rythmes de travail irréguliers, liés à la nature même de cette activité. Le traitement des navires doit s’effectuer de façon optimale et rapide, ce qui explique que les places portuaires soient des lieux généralement ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Les ouvriers dockers sont affectés au jour le jour, dans des délais extrêmement courts, et de façon totalement dérogatoire aux règles du repos dominical et du repos journalier.
De plus, la mondialisation des échanges maritimes et la logistique à flux tendus requièrent une très grande qualification des personnels de manutention : par la qualité de service, la recherche constante d’efficacité, d’amélioration de la performance et du rendement, les ouvriers dockers constituent un élément essentiel de la viabilité économique des entreprises de manutention et de l’attractivité des ports français. En outre, l’activité de manutention comporte des risques pour les personnes et les biens que seules des personnels qualifiés et rompus à l’usage des nouveaux outillages sont en mesure de prévenir.
L’ensemble de ces caractéristiques et impératifs justifient que soit conférée aux ouvriers dockers une priorité d’emploi pour un certain nombre d’opérations définies. C’est d’ailleurs le choix qui a été fait par la majorité de nos voisins européens – la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, la Grèce, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal ou encore l’Espagne.
Dans un esprit de consensus, la présente proposition de loi réaffirme le principe de la priorité d’emploi des dockers pour les opérations de manutention et clarifie le droit de façon à garantir son application.
Je vous invite donc, mes chers collègues, à vous prononcer en faveur de cette proposition de loi.
Mme Laure de La Raudière. Je ne suis pas du tout spécialiste de ce sujet, mais une nouvelle loi est-elle nécessaire ? Ne suffirait-il pas d’appliquer la loi de 1992, qui semble, en vingt-trois ans, avoir fait ses preuves ? Ne risquez-vous pas de créer de l’incertitude juridique ?
Vous voulez absolument maintenir intact le statut des dockers : au moment où la loi Macron, qui déréglemente certaines professions, va être adoptée, il paraît étrange de consolider ce statut pour le moins atypique.
Le groupe Les Républicains exprimera sa position en commission du développement durable, puisque c’est celle-ci qui est saisie au fond. À titre personnel, vous me permettrez d’être très dubitative sur l’intérêt de ce texte.
Mme la rapporteure pour avis suppléante. La loi de 1992 avait choisi, plutôt que de le supprimer, de laisser s’éteindre le statut de docker intermittent : on estime aujourd’hui qu’il aura disparu en 2018 environ. Mais la rédaction de la loi fragilise tous les autres dockers. L’affaire de Port-la-Nouvelle a bien montré qu’une clarification juridique était nécessaire.
La Commission en vient à l’examen des articles de la proposition de loi dont elle est saisie pour avis.
La Commission émet successivement un avis favorable à l’adoption des articles 1er à 8 de la proposition de loi sans modification.
La Commission se saisit de l’amendement CE1 du rapporteur pour avis.
M. le président François Brottes. Il paraît utile à la représentation nationale de souligner l’intérêt qu’elle porte à la charte nationale prévue par la proposition de loi : cet amendement tend donc à demander un rapport sur sa mise en œuvre, dans un délai de deux ans à compter de la promulgation de la loi. M. Duron, rapporteur au fond, approuve, me dit-on, cette idée.
Mme la rapporteure pour avis suppléante. La charte est en effet apparue à M. Duron comme un outil plus souple que le décret, autre solution possible ; pour être néanmoins certains qu’elle sera signée et appliquée, nous souhaitons demander ce rapport au Gouvernement.
M. le président François Brottes. Pour qu’un rapport deux ans après la promulgation de la loi soit intéressant, il faudra de plus qu’elle soit signée rapidement ! C’est une façon, j’imagine, d’exercer une certaine pression sur les signataires.
Mme la rapporteure pour avis suppléante. Absolument. Je souligne que cette idée d’élaboration de charte a reçu l’approbation de toutes les parties concernées.
M. le président François Brottes. Je veux conclure en soulignant que le métier de docker est extrêmement difficile, car il réclame une grande compétence et une vigilance de tous les instants.
La Commission adopte l’amendement CE1.
*
Puis elle émet un avis favorable à l’adoption de l’ensemble de la proposition de loi modifiée.
© Assemblée nationale