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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 24 juin 2015
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SUR :
– LE PROJET DE LOI, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres, d’une part, et l’Ukraine, d’autre part,
ET
– LE PROJET DE LOI, autorisant la ratification de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres, d’une part, et la Géorgie, d’autre part,
PAR M. JEAN-PIERRE DUFAU
Député
——
ET
ANNEXE : TEXTES DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Voir les numéros :
Sénat : 365, 400, 401 et T.A. 97 (2014-2015).
Assemblée nationale : 2758 et 2791.
SOMMAIRE
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Pages
INTRODUCTION 7
I. L’UKRAINE : LE CHOIX DE L’EUROPE 9
A. L’UKRAINE INDÉPENDANTE, UNE VIE POLITIQUE INSTABLE 9
1. Une identité nationale qui reste en débat 9
2. Une vie politique polarisée et souvent violente 11
3. Une majorité actuelle soudée par le choix européen, donc réformiste, et atlantiste 13
B. UN PAYS QUI AFFRONTE DEUX CRISES SÉVÈRES 14
1. La crise nationale 14
a. L’annexion illégale de la Crimée par la Russie 14
b. Le Donbass : un espoir de stabilisation suite aux accords de « Minsk 2 » ? 16
i. Le rejet du changement de pouvoir à Kiev par la population « agissante » du Donbass 16
ii. Le conflit armé et l’implication de la Russie 16
iii. Le processus de Minsk 17
iv. L’actualité : une situation encore instable 19
v. Les prochains mois : un processus politique aux résultats très incertains 21
c. La réaction de la nouvelle majorité : relance de l’intégration euro-atlantique et « combat pour les valeurs » 23
2. La crise économique 25
a. Une économie déjà assez peu performante avant la crise actuelle 25
b. Les effets de la crise actuelle 27
c. Des conséquences dramatiques sur la situation des finances publiques 28
d. Un soutien financier international massif 28
e. Des échanges extérieurs de plus en plus tournés vers l’Union européenne 30
f. La question gazière 31
C. UNE POLITIQUE VIGOUREUSE DE RÉFORMES 33
1. Les réformes démocratiques, au confluent des enjeux internes et internationaux 33
a. De nombreuses mesures adoptées ou en cours d’adoption 33
b. La réforme constitutionnelle 34
c. Le processus de décentralisation 35
d. Des risques de dérive du « combat pour les valeurs » et de l’affirmation nationale ? 36
2. Des réformes économiques liées à l’engagement européen 37
D. LA FRANCE ET L’UKRAINE : UNE RELATION RANIMÉE PAR L’ENGAGEMENT RÉSOLU DE NOTRE PAYS DANS LA RÉSOLUTION DU CONFLIT DU DONBASS 39
1. Des relations politiques devenues très étroites 39
2. Une coopération militaire limitée par la position politique de la France 39
3. La présence culturelle 40
4. Les échanges humains 40
5. Des échanges économiques assez modestes 40
II. LA GÉORGIE, UNE VOLONTÉ CONSTANTE D’INTÉGRATION EUROPÉENNE 43
1. Une vie politique pluraliste, bien que parfois agitée 44
2. Des acquis incontestables en matière d’État de droit 45
a. Des résultats réels en matière de lutte contre la corruption 45
b. Des réformes démocratiques qui se sont poursuivies en 2014 45
c. Une situation qui peut encore être améliorée 46
C. UNE POLITIQUE ÉTRANGÈRE ENTRE INTÉGRATION EURO-ATLANTIQUE ET APAISEMENT AVEC LA RUSSIE 47
1. Une volonté constante d’intégration « euro-atlantique » 48
a. Une politique continue de rapprochement avec l’Union européenne 48
b. La poursuite du rapprochement avec l’Alliance atlantique 49
2. La recherche hésitante d’un apaisement avec la Russie 50
a. La nécessité de relations, au moins économiques, avec la Russie 50
b. La reprise des contacts depuis 2013 51
c. L’impact négatif de la crise entre l’Occident et la Russie 51
D. UNE ÉCONOMIE DYNAMIQUE MAIS EN RALENTISSEMENT 52
1. Des choix économiques résolument libéraux 53
2. La persistance des déséquilibres externes et sur le marché du travail 53
3. Un commerce extérieur largement orienté vers l’Union européenne 54
E. LA FRANCE ET LA GÉORGIE : DES RELATIONS BILATÉRALES SOLIDES 55
III. DES ACCORDS D’ASSOCIATION CONSTRUITS SUR UN MODÈLE IDENTIQUE 59
A. LE CADRE GÉNÉRAL DES PRÉSENTS ACCORDS : LE PARTENARIAT ORIENTAL 59
B. UNE NÉGOCIATION PLUS DIFFICILE AVEC L’UKRAINE QU’AVEC LA GÉORGIE 60
C. UNE ENTRÉE EN VIGUEUR PROGRESSIVE 61
1. Des accords « mixtes » déjà entrés en vigueur à titre provisoire 61
2. Le processus de ratification 62
3. Dans le cas de l’Ukraine, une entrée en vigueur différée pour le volet commercial 62
1. Le traitement des questions politiques sensibles 63
a. Les aspirations européennes de l’Ukraine et de la Géorgie 63
b. La prise en compte des territoires non contrôlés par le gouvernement central 64
2. Le dialogue politique et la coopération 65
a. Les principes généraux 65
b. Convergence et domaines de coopération 66
c. Le dispositif institutionnel permettant la mise en œuvre des coopérations 66
3. Le volet commercial et économique des accords 67
a. La libéralisation des échanges de biens 67
b. Des accords de libre-échange « complet et approfondi » qui prévoient un alignement sur l’acquis communautaire 69
c. Les évaluations ex-ante de l’impact des accords 70
CONCLUSION 73
TRAVAUX DE LA COMMISSION 75
ANNEXE N° 1 : TEXTES ADOPTÉS PAR LA COMMISSION 79
ANNEXE N° 2 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LE RAPPORTEUR 81
Mesdames, Messieurs,
C’est dans le cadre de sa « Politique de voisinage » que l’Union européenne a lancé en 2009 le « Partenariat oriental ». Ce dispositif est tourné vers six pays de l’espace post-soviétique : Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine. Il a consisté à proposer à ces pays :
– une association politique à l’Union ;
– des mesures facilitant la mobilité des citoyens (facilitation et à terme suppression des visas de court séjour) ;
– une quasi-intégration économique à l’Union, ou du moins au « marché unique », dans le cadre des accords d’association offerts : libre-échange et alignement sur l’ « acquis communautaire ».
Trois des pays ciblés par le Partenariat oriental ont finalement conclu des accords d’association avec l’Union en juin 2014 : la Géorgie, l’Ukraine et la Moldavie. L’accord avec cette dernière a déjà été approuvé par le Sénat, puis l’Assemblée nationale le 16 avril dernier, sur le rapport de notre collègue Thierry Mariani. Restent donc les accords avec l’Ukraine et la Géorgie, aujourd’hui soumis à l’Assemblée nationale, après que le premier a été approuvé au Sénat le 7 mai, ce qui n’est pas le cas de celui avec la Géorgie, soumis en premier à l’Assemblée.
Outre que ces trois accords présentent des clauses très proches, ils ont en commun d’avoir été conclus avec des pays de l’ex-URSS dont les gouvernements centraux ne contrôlent plus l’intégralité de leur territoire et qui sont pour cette raison en situation de confrontation, plus ou moins brutale, avec la Russie : celle-ci, on le sait, a illégalement annexé la Crimée au dépens de l’Ukraine en mars 2014 et aide militairement et économiquement les « républiques populaires » auto-proclamées de Donetsk et Louhansk dans la région ukrainienne du Donbass ; elle porte à bout de bras, de même, les entités séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, dont elle a reconnu l’« indépendance » aux dépens de la Géorgie ; elle soutient enfin l’entité séparatiste à majorité russophone de Transnistrie en Moldavie.
Cette situation de confrontation a d’ailleurs créé des liens particuliers entre les pays signataires des accords d’association, ou du moins leurs élites pro-européennes : il est à cet égard significatif que le nouveau gouvernement ukrainien compte un ministre d’origine géorgienne, tout récemment naturalisé ukrainien, M. Olexandr Kvitachvili, ministre de la santé, et que l’ancien président géorgien Mikheïl Saakachvili ait été le 30 mai dernier nommé gouverneur d’Odessa (et naturalisé ukrainien).
Il faut également rappeler le rôle déclencheur qu’a joué la question de l’accord d’association dans la crise politique et nationale, assortie d’une confrontation avec la Russie, que traverse l’Ukraine depuis dix-huit mois : c’est le refus – après moult louvoiements – de l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovytch de parapher cet accord à l’occasion du sommet du Partenariat oriental à Vilnius en novembre 2013 qui a été à l’origine des manifestations qui ont conduit en février 2014 à la « Révolution de la dignité », dite aussi de Maïdan. Bien sûr, l’offre à l’Ukraine de l’accord d’association n’est pas « responsable » de la situation présente, dont les causes profondes sont d’abord à rechercher dans les divisions internes du pays et sa mauvaise gouvernance, en particulier dans les années qui ont précédé la récente révolution, ainsi que dans l’attitude de la Russie.
Mais ce lien entre l’accord d’association et la crise ukrainienne a conduit votre rapporteur, dans le présent rapport, à consacrer un développement substantiel à cette crise. Il a pu s’appuyer, pour cela, sur les éléments qu’il a recueillis au cours du déplacement d’une délégation de votre commission des affaires étrangères en Ukraine en mai dernier dans le cadre de la mission d’information qui a été formée sur cette crise et son impact sur l’avenir de nos relations avec la Russie.
Plus généralement, ce lien démontre que les présents accords d’association ont une portée politique majeure, même si leurs clauses opérationnelles sont principalement économiques et commerciales : les questions qu’ils nous obligent à aborder sont celles de nos relations futures avec la Russie, du respect des principes de souveraineté nationale et d’intégrité territoriale qui sont au cœur du droit international, de l’avenir de l’Union européenne à travers ses perspectives – ou non – d’élargissement, enfin de l’avenir de l’Alliance atlantique, que les pays signataires veulent aussi rejoindre.
Mais ces questions politiques ne doivent pas non plus surdéterminer le vote de l’Assemblée nationale, puisque, justement, les clauses de ces accords d’association concernent essentiellement les questions économiques et les coopérations techniques et ne préjugent en rien d’un éventuel élargissement futur de l’Union européenne ou, a fortiori, de l’OTAN à l’Ukraine et la Géorgie : c’est un autre débat.
L’Ukraine, vaste pays d’une taille assez comparable à celle de la France – officiellement 45 millions d’habitants sur 603 000 km2 dans les frontières internationalement reconnues, donc Crimée incluse –, est revenue à l’indépendance en 1991, à la fin de l’URSS. Sa vie politique est pluraliste et démocratique, mais caractérisée par l’instabilité et parfois une certaine violence, le tout sur fond de corruption et de truquage présumé des élections. Depuis les années 2000, elle est fortement polarisée entre les partisans du rapprochement avec l’Union européenne (et l’Occident plus généralement) et ceux du maintien des liens historiques avec la Russie. Les résultats électoraux étant souvent contestés, les alternances entre les camps ont souvent eu lieu dans un climat « révolutionnaire » et été accompagnées de violences.
Cette polarisation de la vie politique oblige au préalable à évoquer la question de l’identité de l’Ukraine, même si le présent rapport ne saurait avoir pour objet de faire le tour de cette question, qui sera traitée plus complétement dans le prochain rapport d’information que la commission des affaires étrangères consacrera à la crise en Ukraine et à son impact sur nos relations avec la Russie.
Le caractère paradoxal de l’identité ukrainienne est bien résumé par une formule du professeur Daniel Beauvois, qui rappelle que « l’Ukraine est sans doute le seul pays du monde dont le nom même traduit une ambiguïté, qui érige sa marginalité en identité. Elle semble avoir intériorisé les interventions de ses voisins à un point tel qu’elle se dit U-kraïna, c’est à dire le pays de la marge, des confins » (1).
Après avoir été le siège au Haut Moyen-Âge (Xème-XIIème siècles) du premier État « russe », dit la « Rous », à Kiev, l’Ukraine, qui n’était plus un État souverain, a longtemps été tiraillée entre les influences polonaise, à l’ouest, et russe, à l’est. Dans sa partie occidentale, des régions comme celle de Lviv et l’Ukraine subcarpathique n’ont jamais été rattachées à l’empire des tsars et n’ont rejoint l’URSS (donc l’Ukraine soviétique) qu’en 1945, après avoir été polonaises et/ou austro-hongroises. Au centre, Kiev a été annexée par la Russie en 1686 et cette région était appelée « Petite Russie » dans l’empire des tsars. Quant à l’Ukraine du sud et du sud-est, y compris la Crimée, elle a été colonisée à partir de la fin du XVIIIème siècle par la Russie, après que celle-ci eut conquis le khanat tatar de Crimée, qui était vassal de l’empire Ottoman : elle est alors devenue la « Nouvelle Russie ». C’est dans ce contexte qu’aujourd’hui encore les nationalistes russes, inscrits dans la vision traditionnelle d’un empire multiculturel, ou du moins « panslave », ont quelque difficulté à admettre que l’Ukraine coupe les ponts avec la Russie.
L’identité de l’Ukraine moderne s’est largement fondée sur la conscience de parler une langue spécifique, distincte du russe, qui a conduit au XIXème siècle à un nationalisme dont les revendications ont d’abord été identitaires : la définition et la promotion d’une langue littéraire ukrainienne. Cependant, autre contradiction, dans l’Ukraine actuelle, qui reprend les frontières de la république soviétique d’Ukraine, la langue ukrainienne ne s’impose pas partout : elle domine à l’ouest, mais la part des personnes qui déclaraient lors du recensement de 2001 le russe comme langue maternelle atteignait 77 % en Crimée et plus de 90 % à Sébastopol, 75 % dans la région de Donetsk, 69 % dans celle de Louhansk, entre 25 % et 48 % dans les autres régions du sud et du sud-est ukrainien, et encore 25 % à Kiev.
Les russophones (langue maternelle) en Ukraine
Source : Denis Stoumen, « Les populations russophones d’Ukraine : une minorité linguistique ? », in « Gestion des minorités linguistiques dans l’Europe du XXIème siècle », aux éditions Lambert Lucas.
De plus, d’après une étude de 2003, si l’on regarde non la langue maternelle, mais la langue principalement utilisée, c’est alors plus de 90 % des habitants du Donbass et près de 85 % de ceux des régions du sud de l’Ukraine qui privilégiaient le russe. Juste après l’indépendance, en 1992, l’ukrainien était parlé dans 37 % des ménages en Ukraine, le russe par 29 % et 32 % des Ukrainiens déclaraient utiliser l’une ou l’autre langue selon les circonstances (2). Depuis, l’ukrainien a progressé du fait d’une politique active de promotion, notamment dans le système scolaire, laquelle a d’ailleurs contribué au mécontentement des populations des régions majoritairement russophones ; mais il n’en reste pas moins que de nombreux Ukrainiens soit restent russophones, soit parlent couramment les deux langues, passant de l’une à l’autre, voire les mélangeant dans un parler intermédiaire appelé « sourjik ».
Après une décennie de présidence de M. Leonid Koutchma, marquée par un certain souci d’équilibre entre le rapprochement avec l’Occident et la Russie, le scrutin présidentiel de 2004, opposant MM. Viktor Ioutchenko et Viktor Ianoukovytch, a débouché sur la « Révolution orange », où la rue a contesté victorieusement la victoire électorale, jugée frauduleuse, du second. L’analyse des votes montre alors une forte polarisation sur une base géographique, que l’on peut rapprocher de la carte linguistique, entre l’Ukraine de l’ouest et du centre et celle du sud et du sud-est.
Le vote pour M. Viktor Ianoukovytch en 2010
Finalement élu, le président Ioutchenko a promu en politique intérieure une construction nationale et identitaire basée sur la reconstitution du passé ukrainien et le développement de la langue ukrainienne, et en politique étrangère un rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne. Cependant, les divisions du camp « orange » au pouvoir ont paralysé cette présidence et M. Viktor Ianoukovytch, candidat du Parti des régions, implanté dans l’est du pays, a pris sa revanche en remportant l’élection présidentielle de 2010.
La présidence Ianoukovytch a à son tour été marquée par des dérives : irrégularités électorales, présidentialisation du régime, pressions sur les médias, « justice sélective » visant les adversaires politiques comme Mme Ioulia Tymochenko ou M. Iouri Loutsenko.
Dans le même temps, dans le cadre du Partenariat oriental, la négociation d’un accord d’association avec l’Union européenne avait été engagée, le président Ianoukovytch croyant habile de louvoyer entre l’Union et la Russie pour tirer le meilleur parti de cette mise en concurrence. Mais la dégradation de la situation politique en Ukraine a conduit l’Union européenne, dès fin 2011, à conditionner la signature définitive de l’accord d’association, paraphé le 30 mars 2012, à une amélioration du système électoral, à la fin de la « justice sélective » et à la poursuite des réformes de gouvernance. Finalement, la décision prise par le président Ianoukovytch, fin novembre 2013, à quelques jours du sommet du Partenariat oriental à Vilnius, de ne pas signer l’accord d’association a été à l’origine de la nouvelle révolution qui l’a emporté :
– cette décision a déclenché dans le pays des manifestations de masse, en particulier à Kiev, qui ont conduit à l’occupation de la place Maïdan ;
– le pouvoir a vainement tenté de reprendre la main par la force en janvier 2014 avec l’adoption de lois « liberticides » et l’usage des armes à feu par la police pour la première fois le 22 janvier, causant douze morts – au total, les évènements de janvier-février 2014 auraient fait, selon un décompte du Haut commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, au moins 117 tués et 2 295 blessés ;
– dans une situation de plus en plus incontrôlable, il faut saluer la médiation des ministres des affaires étrangères français, allemand et polonais, qui a permis le 21 février 2014 la signature d’un accord de sortie de crise entre le président et l’opposition, prévoyant la formation d’un gouvernement d’union nationale, une réforme constitutionnelle et ensuite une nouvelle élection présidentielle ;
– finalement, comme souvent dans les périodes révolutionnaires, cet accord n’a pas été appliqué, le parlement ukrainien – la Rada – ayant dès le 22 février démis le président Ianoukovytch, qui a ensuite pris la fuite.
Après une période de transition assez courte, le processus démocratique a permis de mettre en place de nouveaux gouvernants dotés d’une forte légitimité électorale, ce qui n’allait pas de soi vu les traditions de division de la classe politique ukrainienne et sa mauvaise réputation.
Le 25 mai 2014, l’industriel Petro Porochenko, réputé pour ses compétences d’homme d’affaires et ses positions modérées (il avait été ministre du président Ioutchenko comme du président Ianoukovytch), a été élu président d’Ukraine, avec 54,7 % des voix, dès le premier tour de l’élection présidentielle anticipée qui l’opposait notamment à Mme Ioulia Tymochenko et à M. Oleh Liachko.
Les élections législatives anticipées du 26 octobre 2014 ont permis l’élection de 423 députés pour 450 sièges à pourvoir, 27 sièges étant laissés vacants car correspondant aux territoires non contrôlés de Crimée et du Donbass. Ce scrutin a entraîné une profonde recomposition du paysage politique, même si le changement des étiquettes politiques ne doit pas cacher une certaine continuité des hommes, puisque près de 180 députés sortants ont été réélus. Mais le fait est que le vote a permis de dégager une forte majorité parlementaire pro-européenne : cinq partis pro-européens, qui ont obtenu ensemble plus des deux tiers des voix, détiennent une large majorité d’environ 300 députés et ont pu former une coalition gouvernementale :
– le Bloc Petro Porochenko, naturellement proche du Président (145 députés) ;
– le Front populaire du premier ministre Arseni Iatseniouk (82 députés), issu de la scission en 2014 du parti Batkivchtchyna de Mme Ioulia Tymochenko ;
– le parti Samopomitch, implanté en particulier dans l’ouest du pays (Lviv) et affichant des valeurs proches de la démocratie chrétienne (30 députés) ;
– le Parti radical d’Oleh Liachko, populiste mais pro-européen (21 sièges) ;
– le parti Batkivchtchyna (19 sièges).
L’opposition parlementaire, constituée des anciens partisans de M. Viktor Ianoukovytch, a formé le Bloc d’opposition, avec 42 sièges. Il est à noter que les partis ultra-nationalistes Svoboda et Pravyi Sektor, n’ayant pas atteint les 5 % des suffrages, n’ont pas eu d’élus à la proportionnelle (mais en conservent quelques-uns élus au scrutin majoritaire, le système électoral mixant proportionnelle et scrutin majoritaire dans des circonscriptions). Pour la première fois depuis l’indépendance et pour la même raison, le Parti communiste est également absent de la Rada.
L’accord de coalition acté le 21 novembre 2014 place au premier plan la défense de la souveraineté ukrainienne, qui devrait selon ce texte passer par une intégration à l’OTAN et le renforcement de la capacité de défense du pays, reprend l’engagement de poursuivre les réformes pour mettre l’Ukraine aux standards européens (en vue de pouvoir présenter une candidature à l’adhésion à l’horizon 2020) et donne également la priorité au renforcement de l’État de droit.
Déclenchée par un choix politique lié à l’intégration européenne – celui du président Ianoukovytch de ne finalement pas signer l’accord d’association –, même si ses fondements se trouvent sans doute d’abord dans l’échec précédent de la classe politique ukrainienne à unifier et gouverner efficacement (et honnêtement) le pays, la révolution de Maïdan a donc conduit à lier intimement, dans le programme de la nouvelle majorité, intégration européenne et réformes : ces dernières correspondent à un agenda démocratique interne, mais visent aussi à se mettre aux standards européens ; du point de vue des gouvernants actuels de l’Ukraine, les deux points ne sont pas dissociables.
L’Ukraine affronte aujourd’hui deux crises très graves, une crise nationale, avec la perte de contrôle du gouvernement central sur la Crimée et une partie de la région du Donbass, et une crise économique et financière.
La Crimée possède dans l’espace ukrainien plusieurs caractéristiques qui la désignaient en quelque sorte au destin qui est le sien actuellement, sans naturellement que cela ne justifie en quoi que ce soit le coup de force contraire au droit international qui y a été opéré :
– étant une péninsule (d’une superficie de 27 000 km2), c’est la région dont l’identité géographique est la plus marquée, avec une frontière naturelle incontestable ;
– c’est aussi la région la plus fortement russophone du pays, avec 77 % de personnes dont le russe est la langue maternelle (en 2001), et même plus de 90 % à Sébastopol. En 2001, les « Russes ethniques » (personnes généralement dotées de la citoyenneté ukrainienne, mais se déclarant d’origine nationale russe au recensement) représentaient 58 % de la population, devançant les « Ukrainiens ethniques » (24 %) et les Tatars de Crimée (12 %) ;
– Sébastopol est le siège historique de la flotte russe de la mer Noire (et l’était resté dans l’Ukraine indépendante) ;
– du temps de l’URSS, elle n’a été rattachée à l’Ukraine qu’en 1954, après avoir dépendu de la république soviétique de Russie.
Juste après la révolution de Maïdan (dès la nuit du 26 au 27 février 2014), dans le cadre d’une opération ensuite publiquement assumée par le président Vladimir Poutine, des hommes armés cagoulés, en uniformes militaires mais sans insignes, se sont emparés du siège du parlement et du gouvernement locaux à Simféropol. Les choses sont ensuite allées très vite :
– le 1er mars 2014, la Douma russe a autorisé le président Vladimir Poutine à recourir « aux forces armées russes sur le territoire de l’Ukraine » ;
– le 16 mars, un referendum local a entériné la victoire présentée comme écrasante – mais invérifiable – de la demande de rattachement à la Russie ;
– le traité rattachant la Crimée et la ville de Sébastopol à la Russie a été signé le 18 mars à Moscou et, le 20 mars, un décret présidentiel russe a reconnu les deux entités comme « sujets » de la fédération de Russie.
La prise en main par la Russie a ensuite été rapide. Si 18 000 à 20 000 des 2 millions d’habitants de la Crimée l’ont quittée dans les jours suivant l’annexion, tous les autres habitants résidant régulièrement dans la péninsule sont devenus citoyens russes sauf si, dans un délai d’un mois, ils avaient déposé une déclaration formelle dans laquelle ils déclaraient refuser la nationalité russe. Il semble qu’au moins 98 % des habitants de la Crimée se soient vus délivrer un passeport russe. Seules 3 500 personnes auraient refusé formellement la nationalité russe tout en restant sur place.
L’élite politique locale s’est rapidement reconvertie, passant en masse des partis ukrainiens au parti majoritaire en Russie, « Russie unie ». Les médias ont également été pris en main et une loi de circonstance punit désormais de peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison les critiques de l’appartenance de la Crimée à la Russie dans les médias audiovisuels. Les principales résistances viennent de la communauté des Tatars de Crimée, dont plusieurs militants ont été l’objet d’enlèvements illégaux. Le 10ème rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, publié début juin 2015 par le Haut-commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, dresse un tableau inquiétant de la situation en Crimée : obligations nouvelles d’enregistrement des médias et des groupes religieux, de sorte de les contrôler ; limitation des droits des personnes qui refusent de prendre la nationalité russe ; persécutions contre les opposants et les médias indépendants.
Pour une partie de la population, celle qui bénéficie de salaires ou d’allocations dépendant du budget national (fonctionnaires, retraités…), l’annexion a entraîné un effet d’aubaine, car les montants de ces prestations ont été alignés sur le niveau en vigueur en Russie, bien plus élevé qu’en Ukraine.
Cependant, les perspectives économiques de la région sont défavorables : avant l’annexion, l’activité touristique, essentielle pour l’économie locale, reposait à 70 % sur les touristes venus du reste de l’Ukraine, désormais disparus, de sorte que l’on est passé de 6 millions de touristes annuels auparavant à 2 millions durant l’été 2014. Par ailleurs, compte tenu des difficultés économiques de la Russie, le budget fédéral russe aura du mal à honorer les annonces faites en matière d’investissements publics, tandis que les sanctions occidentales dissuadent les investisseurs privés, même russes.
Les événements survenus dans le Donbass, vaste bassin minier et industriel très urbanisé, sont d’une nature très différente de ceux de Crimée.
Dans un premier temps, ces événements ont pris la forme d’une contestation populaire non organisée du changement de pouvoir à Kiev fin février 2014 : il faut rappeler qu’en 2010, le Donbass avait voté à 90 % pour le président Ianoukovytch. Dès le 1er mars 2014, des milliers de personnes ont manifesté à Donetsk pour rejeter la légitimité des nouvelles autorités de Kiev. Ils ont ensuite pris possession de dépôts d’armes et de bâtiments administratifs et policiers et, le 7 avril, la « république populaire de Donetsk » était proclamée, le scénario étant comparable dans la région voisine de Louhansk. On a donc assisté à une révolution par le bas dirigée par des chefs de guerre improvisés assistés d’élus locaux promus « ministres » des nouvelles « républiques ».
Nouvellement élu, le président Porochenko a déclenché à la fin du printemps 2014 l’« opération antiterroriste » qui visait à reprendre le contrôle des villes du Donbass, qui étaient presque toutes tombées aux mains des séparatistes. L’engagement de l’armée ukrainienne a alors changé le rapport de force, le gouvernement central reprenant le contrôle de la partie occidentale et septentrionale du Donbass (Sloviansk, Kramatorsk, Sieverodonetsk, Lyssytchansk…).
De l’avis général, c’est alors que les militaires russes sont entrés en action, ce qui a conduit dans les derniers jours d’août 2014 à une vigoureuse contre-offensive séparatiste : l’avancée de l’armée ukrainienne a été stoppée et une poussée séparatiste a été effectuée vers la mer d’Azov et la ville de Marioupol, sans cependant prendre celle-ci.
Aujourd’hui, la présence militaire russe dans le Donbass pourrait représenter jusqu’à 10 000 à 15 000 hommes selon l’OSCE, 10 000 selon les autorités ukrainiennes (sur un total d’environ 40 000 combattants du côté séparatiste), qui s’occuperaient de missions d’entraînement, mais assureraient aussi de nombreux postes de commandement ainsi que la mise en œuvre d’armements complexes comme les systèmes sol-air. Les autorités ukrainiennes ont affirmé en mai 2015 avoir capturé deux combattants russes des forces spéciales (Spetsnaz). La Russie aurait également envoyé beaucoup de matériel, y compris de l’armement lourd, prélevé sur ses stocks énormes de matériels plus ou moins obsolètes : selon les autorités ukrainiennes, 500 à 700 blindés, une centaine de lance-roquettes multiples…
On peut penser que cette implication russe qui semble avérée s’inscrit dans la priorité affichée par le président Vladimir Poutine à la défense des intérêts russes à l’extérieur des frontières de la Russie ; elle présente aussi l’avantage, en créant un deuxième abcès de fixation, de mieux « faire passer » l’annexion de la Crimée ; elle affaiblit l’Ukraine et, en contribuant à la priver d’une région riche en en ressources énergétiques (charbon et potentiellement hydrocarbures non conventionnels), accroît sa dépendance vis-à-vis du gaz russe ; enfin, elle offre à la Russie la possibilité de s’immiscer dans les débats politique internes à l’Ukraine (décentralisation, fédéralisation…), carte qui ne peut être jouée avec la Crimée une fois celle-ci annexée. Du point de vue des dirigeants ukrainiens, le pouvoir russe verrait aussi dans le conflit du Donbass l’occasion d’attiser les dissensions entre Occidentaux (dans l’Union et entre l’Europe et les États-Unis).
C’est aussi durant l’été 2014 que les « institutions » des deux « républiques populaires » séparatistes se sont stabilisées, avec l’arrivée au pouvoir en août de MM. Alexandr Zakhartchenko et Igor Plotnitski, respectivement à Donetsk et Louhansk, ensuite entérinée par les élections locales organisées (illégalement du point de vue ukrainien) le 2 novembre 2014.
Il faut enfin rappeler, pour la même période, la destruction le 17 juillet 2014 du vol MH17 de Malaysian Airlines, qui a causé la mort de 298 personnes, principalement des Néerlandais et des Australiens.
C’est suite à l’offensive séparatiste d’août 2014 et au coup d’arrêt donné à la reconquête ukrainienne qu’un premier protocole a pu être signé le 5 septembre 2014 à Minsk, comprenant un cessez-le-feu et un volet politique et complété le 19 septembre par un mémorandum qui en précisait les dispositions sécuritaires. Cette signature a été permise par l’implication de la communauté internationale, à travers l’OSCE, mais surtout par celle de la France et de l’Allemagne dans le cadre du « format Normandie » de discussions quadripartites (France, Allemagne, Russie et Ukraine).
Le 16 septembre 2014, la Rada a adopté la loi portant sur le « régime particulier d’autogestion locale » et temporaire des districts du Donbass sous contrôle séparatiste, censée appliquer le volet politique du protocole de Minsk.
Cependant le cessez-le-feu n’a pas été respecté et, en particulier, les séparatistes ont poussé leur avantage : par rapport à la ligne de cessez-le-feu du 19 septembre 2014, ils ont conquis jusqu’en février 2015 environ 1 500 km2, notamment dans la zone de Debaltseve, qui formait un saillant empêchant la liaison directe entre Louhansk et Donetsk, mais aussi au sud de cette dernière ville et dans la zone disputée de son aéroport.
La reprise du processus de Minsk, permise par la très forte implication personnelle du Président de la République française, a débouché, à l’occasion d’un sommet de ces dirigeants avec leurs homologues russe et ukrainien les 11 et 12 février 2015, sur ce que l’on appelle les accords de « Minsk 2 », qui correspondent en fait à deux documents :
– une déclaration conjointe des quatre chefs d’État ou de gouvernement, prévoyant notamment un « mécanisme de suivi » en « format Normandie » ;
– un « Paquet de mesures pour la mise en œuvre des accords de Minsk », signé par les représentants de l’OSCE, de l’Ukraine, de la Russie et des deux « républiques populaires » séparatistes dans le cadre du Groupe de contact tripartite (GCT) qui les réunit.
Les accords de « Minsk 2 » s’inscrivent dans la continuité de ceux de « Minsk 1 » tout en tirant les leçons de la non-application de ceux-ci : c’est pourquoi les chefs d’État ont manifesté leur engagement personnel par la publication de leur déclaration conjointe, tandis que le « paquet de mesures » précise les obligations de chacun en fixant la séquence dans laquelle les différentes mesures doivent s’inscrire : ce lien entre le calendrier du processus politique et les progrès sur le terrain a vocation à rétablir une certaine confiance entre les parties.
Ces accords ont été endossés par les Nations-Unies avec le vote de la résolution 2202 du Conseil de sécurité.
Le dispositif de Minsk traite de l’ensemble des questions militaires, humanitaires et politiques : cessez-le feu (fixé au 15 février 2015 à 00h01), retrait des armes lourdes hors de portée de tir, rôle de l’OSCE (3), amnistie, libération de tous les prisonniers et otages, sécurisation de l’aide humanitaire, rétablissement des liens socio-économiques entre l’Ukraine et les zones séparatistes (notamment quant au versement des pensions de retraite), organisation des élections locales dans ces zones, reprise du contrôle de la frontière avec la Russie par le gouvernement ukrainien, réforme constitutionnelle en Ukraine pour permettre une décentralisation prenant en compte les particularités des zones séparatistes…
Le « paquet de mesures » du 12 février est précis quant à l’enchaînement des plus importantes des dispositions à mettre en œuvre et leurs modalités :
– le dialogue sur les modalités des futures élections locales dans les zones séparatistes doit être entamé dès le lendemain du retrait effectif des armes lourdes et conduit avec les représentants des « républiques populaires » séparatistes ;
– mais ces élections devront être conduites selon la législation ukrainienne et dans le respect des standards de l’OSCE et sous son contrôle ;
– le rétablissement du contrôle du gouvernement ukrainien sur les 400 kilomètres de frontière entre la Russie et les zones séparatistes, enjeu essentiel pour mettre fin au soutien militaire russe à celles-ci, doit commencer le lendemain des élections locales ;
– la réforme constitutionnelle devra prendre en compte les particularités des zones séparatistes, ce en accord avec les représentants séparatistes.
Les clauses militaires des accords de « Minsk 2 » apparaissent partiellement respectées depuis leur signature en février : le cessez-le-feu n’est pas pleinement effectif et les combats reprennent régulièrement sur quelques « points chauds » de la ligne de front – notamment le village côtier de Chyrokine, proche de Marioupol, l’aéroport de Donetsk ou encore Chtchastia, avec sa centrale électrique stratégique –, provoquant pratiquement tous les jours quelques morts. Cette activité militaire prend principalement la forme de tirs d’artillerie, de mortier ou de roquettes. En mai, l’OSCE a encore recensé plusieurs dizaines d’incidents par semaine (par exemple, huit incidents par jour en moyenne entre le 11 et le 17 mai). Sur les principaux « points chauds », il est arrivé certains jours que plusieurs centaines de tirs soient décomptés. Le 3 juin, on a même assisté à une offensive localisée mais massive (impliquant un millier d’hommes et une trentaine de blindés selon la partie ukrainienne) des séparatistes contre Mariinka et Krasnohorivka, deux localités situées à la sortie ouest de Donetsk, qui aurait provoqué la mort de 28 personnes, dont 9 civils. Au total, les autorités ukrainiennes dénombrent plus de 100 militaires tués et plus de 500 blessés depuis le cessez-le-feu du 15 février. Enfin, les observateurs de l’OSCE ne peuvent toujours pas ou difficilement accéder à certaines zones, notamment aux abords de la frontière entre les zones séparatistes et la Russie.
Les observateurs de l’OSCE ont souvent du mal à identifier le camp à l’origine des premiers des tirs constatés (qui suscitent des ripostes) et il ne semble pas que l’on puisse de manière générale les imputer nettement plus souvent à l’une ou l’autre des parties. L’indiscipline généralisée des unités combattantes, des deux côtés (dans le camp ukrainien, l’armée est suppléée par des bataillons de « volontaires » financés par des oligarques ou des partis extrémistes et qui n’obéissent pas à la hiérarchie militaire bien qu’ils soient en cours d’intégration formelle aux unités régulières), voire le degré d’alcoolisation, sont souvent présentés comme à l’origine de ces tirs sporadiques. Cela dit, le maintien de « points chauds » actifs peut aussi servir des intérêts tactiques : il pourrait notamment servir de prétexte à une reprise plus généralisée des combats que l’un des camps jugerait opportune.
S’agissant des échanges de prisonniers, 138 soldats ukrainiens et 52 combattants séparatistes ont été libérés le 21 février 2015. Mais tous les prisonniers ne l’ont pas été : les autorités ukrainiennes évoquent plus de 1 400 personnes disparues et une liste nominative de plus de 300 personnes qui seraient détenues par l’autre camp. Il reste en particulier le cas des prisonniers ukrainiens détenus en Russie, lesquels seraient au nombre de 11 selon la partie ukrainienne, dont la pilote et députée Nadiya Savtchenko, qui fait l’objet d’une procédure pénale russe pour assassinat pour son rôle allégué dans la mort de deux journalistes russes tués dans la zone des combats.
La situation humanitaire et économique reste très difficile. Le Donbass est une région très urbanisée, densément peuplée : avant le conflit, les régions de Donetsk et de Louhansk, qui le constituent, avaient globalement plus de 6 millions d’habitants. On compte aujourd’hui près de 2 millions de personnes déplacées, réfugiées principalement dans le reste de l’Ukraine ou en Russie. Le conflit aurait par ailleurs tué plus de 6 000 personnes – 6 417 jusqu’au 30 mai 2015 selon le décompte de l’ONU, dont 626 femmes et enfants – et en aurait blessé plusieurs dizaines de milliers d’autres – 15 962 selon la même source.
Ce conflit ne présente certes pas le caractère inexpiable d’autres conflits civils comme celui en cours en Syrie : les combattants faits prisonniers, en règle générale, ne sont pas exécutés et les civils ne sont pas délibérément visés, les villes ne sont pas systématiquement détruites. Mais, comme l’illustre bien la destruction du vol de la Malaysian Airlines, il apparaît que les combattants ne prennent pas vraiment de précautions pour épargner les cibles civiles. Par ailleurs, les ONG de défense des droits de l’homme ont documenté, dans les deux camps, des cas assez nombreux – plusieurs centaines sans doute au printemps 2014 – d’arrestations arbitraires (qui ont même concerné plusieurs équipes de l’OSCE en avril-mai 2014), de mauvais traitements et de torture, de rançonnement, voire d’exécutions sommaires (4).
Une région industrielle telle que le Donbass ne pouvant pas fonctionner si les voies d’approvisionnement et d’exportation de sa production sont coupées, l’économie tourne au ralenti, même s’il semble que des « arrangements » locaux permettent d’éviter le pire – par exemple de maintenir allumées des installations à feu continu comme les hauts-fourneaux de Marioupol afin d’éviter des dommages irréparables. Dans le contexte du cessez-le-feu, la ligne de front peut être franchie par les civils, mais le gouvernement ukrainien organise une sorte de blocus économique des zones séparatistes : limitation des points de passage, non-versement des pensions et salaires en zone séparatiste, rapatriement systématique des administrations et services publics (établissements d’enseignement, hôpitaux…) de Donetsk et Louhansk vers les parties du Donbass qu’il contrôle. L’introduction par le gouvernement ukrainien, le 21 janvier 2015, d’un système d’autorisation pour entrer et sortir de la zone de conflit est critiquée dans le 10ème rapport du Haut-commissariat aux droits de l’homme de l’ONU sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, car elle restreint la liberté de circulation, rend plus difficile la livraison de l’aide humanitaire et engendre de la corruption (il semble effectivement que la délivrance des laissez-passer soit en pratique tarifée).
Les parties des régions de Donetsk et Louhansk restées sous administration ukrainienne comptent environ 650 000 réfugiés enregistrés, auxquels les administrations locales, elles-mêmes réfugiées depuis les capitales provinciales perdues, ne peuvent apporter qu’une aide limitée : hébergement dans des bâtiments préexistants (écoles, centres de vacances…) et versement d’allocations minimes (au mieux l’équivalent de 35 euros par mois). L’un des problèmes principaux semble être l’approvisionnement en médicaments, notamment ceux nécessaires pour soigner les maladies chroniques dans une population qui compte beaucoup de retraités (le Donbass étant une région industrielle en déclin). Plus généralement, les autorités locales insistent sur l’impossibilité pour ces régions de survivre sans l’aide du gouvernement central et l’aide internationale et humanitaire.
Inquiets d’une nouvelle dégradation de la situation sur le terrain en avril 2015 (augmentation des violations du cessez-le-feu), les médiateurs internationaux sont parvenus à relancer le règlement du conflit tel que prévu par les accords de Minsk : les quatre groupes de travail institués dans le cadre du GCT, respectivement sur les questions sécuritaires, humanitaires, économiques et politiques, ont pu être mis en place effectivement et se réunir pour la première fois le 6 mai.
Le groupe portant sur les questions sécuritaires concentre ses efforts sur la démilitarisation d’une des zones où la tension reste la plus forte, le village de Chyrokine.
Les travaux du groupe politique, dont l’animation a été confiée à notre compatriote l’ancien ambassadeur Pierre Morel, seront quant à eux déterminants pour savoir si l’on va, dans le Donbass, vers un véritable règlement politique ou vers un « conflit gelé » comme ceux de Transnistrie, en Moldavie, ou du Caucase : une situation où les combats s’apaiseraient, voire cesseraient complétement, mais où il n’y aurait pas d’avancée politique, de sorte que les entités séparatistes constitueraient des États de facto, mais dépourvus de reconnaissance internationale et isolés.
La question de l’organisation des futures élections locales, prévues dans les accords de Minsk, est essentielle, car seules ces élections peuvent adouber des dirigeants légitimes à Donetsk et Louhansk. Or, il est clair que les modalités d’organisation de ces élections sont susceptibles de modifier grandement leur résultat, de sorte que les deux camps se sont positionnés sur cette question, et leurs positions sont très éloignées.
• Le 17 mars 2015, comme le lui demandait le « paquet de mesures » de « Minsk 2 », la Rada a adopté une loi sur ce point, qu’elle a complétée par deux résolutions. Ces textes fixent des conditions à l’organisation des élections locales non prévues par le « paquet de mesures », voire peut-être contraires à certaines de ses dispositions :
– ces élections ne devraient avoir lieu qu’après le départ de tous les combattants étrangers ;
– les zones séparatistes sont qualifiées de « territoires occupés » jusqu’au retrait de toutes les formations armées illégales et des mercenaires étrangers et jusqu’au rétablissement du contrôle du gouvernement ukrainien sur l’intégralité de la frontière avec la Russie. Or, le fait de définir les zones séparatistes comme « territoires occupés » notamment du fait de l’absence de contrôle de la frontière peut même être interprété comme reportant nécessairement les élections locales après la reprise du contrôle de cette frontière, alors même que le texte de « Minsk 2 » prévoit exactement le contraire (la reprise de contrôle de la frontière doit commencer le lendemain des élections, donc celles-ci doivent avoir lieu avant) ;
– l’application du statut d’autonomie des zones séparatistes (prévu par la loi du 16 septembre 2014) serait reportée après la tenue de ces élections ;
– il est demandé aux Nations-Unies et à l’Union européenne de déployer une force de paix.
• De leur côté, les séparatistes ont adopté le 13 mai leur propre « loi » électorale qui est non moins problématique et « taillée sur mesure » pour assurer leur reconduction, puisqu’elle écarterait, sinon du corps électoral, au moins de l’éligibilité, les 2 millions de déplacés et interdirait aussi la participation des principaux partis nationaux d’Ukraine. Ils demandent aussi, non seulement que leurs régions bénéficient d’un statut particulier de très grande autonomie, mais encore que les éléments principaux de ce statut soient inscrits dans la Constitution, de façon à les graver dans le marbre.
L’amnistie pour les « événements » est une autre question sensible sur laquelle les positions seront difficiles à concilier. La Rada a certes voté en première lecture une loi d’amnistie, mais en en excluant les crimes de sang.
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Comme on le voit, la conciliation de positions contraires à ce point ne sera pas aisée, d’autant que de puissants intérêts risquent de converger pour faire échouer le processus politique : le pouvoir russe pourrait préférer le maintien d’un statu quo qui affaiblirait durablement l’Ukraine et freinerait son intégration euro-atlantique ; les dirigeants séparatistes ne peuvent que craindre une solution politique qui conduirait vraisemblablement à les écarter à terme, même si ce n’est pas immédiat ; enfin, la lassitude pourrait s’installer dans l’opinion publique ukrainienne, avec la tentation d’abandonner le Donbass à son sort, tandis que les milieux nationalistes de Kiev pourraient considérer que le maintien d’une situation de tension sert leurs intérêts, notamment électoraux… Ces supputations illustrent la complexité de la situation et du jeu des acteurs.
c. La réaction de la nouvelle majorité : relance de l’intégration euro-atlantique et « combat pour les valeurs »
Confrontés à l’annexion unilatérale et contraire au droit international de la Crimée et au séparatisme dans le Donbass, les nouveaux gouvernants de l’Ukraine ont réagi en relançant vigoureusement leur rapprochement avec l’Union européenne et l’Alliance atlantique.
• L’accord d’association
Le présent accord d’association, qui avait donc été refusé par le président Ianoukovytch, a été signé en deux temps au printemps 2014 :
– ses dispositions générales et politiques en marge du Conseil européen dès le 21 mars 2014 à Bruxelles. Il s’agissait, au lendemain de la révolution de Maïdan, de « marquer le coup » ;
– ses autres dispositions, notamment économiques, en marge du Conseil européen du 27 juin 2014 à Bruxelles.
Le 16 septembre 2014, il a été approuvé par la Rada (le même jour que par le Parlement européen).
• Le souhait d’une libéralisation rapide des visas
La libéralisation du régime des visas de court séjour avec l’espace Schengen est l’un des objectifs du Partenariat oriental les plus attendus par la population ukrainienne, d’autant que la Moldavie voisine bénéficie depuis le 28 avril 2014 du régime sans visas avec cet espace.
Des accords de facilitation des visas (allégement des procédures) et de réadmission ont été signés entre l’Union et l’Ukraine dès le 18 juin 2007 et sont en vigueur depuis début 2008. S’agissant de la suppression des visas de court séjour, un plan d’action est appliqué depuis le 22 novembre 2010, comprenant deux phases (adaptation législative et réglementaire, puis évaluation de la mise en œuvre effective) ponctuées de rapports de progrès réguliers ; la première phase ayant été validée, l’Ukraine est entrée dans la seconde phase du plan d’action depuis le 23 juin 2014.
Le sommet du Partenariat oriental à Riga le 21 mai 2015 n’a pas débouché sur les avancées rapides espérées par les Ukrainiens, mais sa déclaration finale, quelque peu alambiquée, laisse espérer à l’Ukraine (et à la Géorgie) la suppression des visas de court séjour Schengen début 2016. Selon ce document, les parties au sommet ont hâte de voir l’Ukraine (et la Géorgie) remplir pleinement leurs engagements pris dans le cadre des plans d’action en cours pour la libéralisation des visas et saluent l’intention de la Commission européenne d’évaluer d’ici fin 2015 le respect de ces engagements, lequel devrait permettre de conclure le processus. On peut lire ce document comme un engagement des Européens à ne pas mettre d’obstacles politiques à la levée de l’obligation de visa dès lors que les conditions techniques (portant notamment sur des procédures fiables et rigoureuses de contrôle des frontières et de délivrance des passeports) seront remplies.
• La relance du rapprochement avec l’Alliance atlantique
S’agissant de l’OTAN, l’Ukraine a établi des relations de coopération avec cette organisation en devenant membre du Partenariat pour la paix depuis 1994 (comme alors la plupart des ex-républiques soviétiques, Russie comprise). Une commission OTAN-Ukraine a été créée en 1997 pour développer ce partenariat.
Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en avril 2008, il a été acté sur le principe que l’Ukraine et la Géorgie deviendraient membres de l’organisation, tout en repoussant cette adhésion à une échéance indéterminée.
Après son élection en février 2010, le Président Ianoukovytch a changé de cap en faisant adopter par la Rada, en juillet 2010, le statut « hors blocs », une loi de neutralité interdisant toute participation de l’Ukraine à une alliance militaire.
La coalition gouvernementale issue des élections législatives d’octobre 2014 a naturellement pris le contre-pied de cette position et déclaré vouloir relancer le processus d’adhésion à l’OTAN. Le président Porochenko a notamment fait part le 24 novembre de sa volonté d’organiser un referendum à ce sujet et une loi annulant la loi « hors blocs » a été votée par la Rada le 24 décembre 2014.
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En conflit de fait avec la Russie, mais sans qu’il y ait état de guerre entre les deux pays, ni même rupture globale des relations existantes, notamment économiques, la majorité au pouvoir à Kiev ne présente pas la situation actuelle comme une guerre civile avec des régions séparatistes, mais pas vraiment non plus comme une guerre avec la Russie : ce serait plutôt une lutte contre des « terroristes » totalement manipulés par l’étranger (Moscou) – contre lesquels est engagée une « opération antiterroriste » – et plus globalement un combat pour les valeurs démocratiques occidentales et le droit international. Ce combat opposerait l’Ukraine non au peuple russe, mais au pouvoir en place à Moscou, lequel incarnerait l’antithèse de ces valeurs et voudrait à tout prix faire échouer l’expérience démocratique ukrainienne, dont il craindrait la contagion dans la société russe.
Cette présentation permet de susciter ou du moins de solliciter tout naturellement la solidarité des pays européens et occidentaux. En interne, elle semble avoir permis, pour le moment, une certaine réunification nationale dans une Ukraine traditionnellement divisée : la majorité actuelle a largement gagné les élections et a donc bénéficié des voix de très nombreux habitants des régions russophones, voire peuplées de « Russes ethniques » (5), tandis que l’opposition parlementaire qui subsiste a adopté un discours modéré.
Les ex-républiques soviétiques ont, de manière générale, connu un effondrement économique dans les années 1990 avant un rétablissement dans les années 2000. En Ukraine, les années 2000 ont été une période de forte croissance, avec des taux annuels oscillant entre 3 % et près de 12 % et une moyenne annuelle supérieure à 7 % sur la période 2000-2007.
Mais ensuite, l’économie ukrainienne a durement subi la crise financière de 2008-2009. Le PIB a baissé de 15 % en 2009 et, dans les années suivantes, la reprise a été faible : l’année 2011 a vu une croissance supérieure à 5 %, mais après une année 2010 et avant des années 2012 et 2013 de croissance voisine de zéro, de sorte que l’économie ukrainienne n’a pas retrouvé son niveau d’avant la crise.
Dans l’espace post-soviétique, on observe une situation assez différente entre les États dotés de larges ressources naturelles, principalement en hydrocarbures – la Russie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan –, et les autres, dont l’Ukraine. Aujourd’hui, le PIB par habitant de l’Ukraine, évalué en parité de pouvoir d’achat (6), dépasse un peu 8 000 dollars.
Comme on le voit sur le graphique ci-après, cette situation place l’Ukraine, de même d’ailleurs que la Géorgie, qui en est très proche :
– dans une position médiane dans l’ex-URSS, loin derrière les plus riches des États post-soviétiques, à commencer par la Russie, où la richesse par habitant est trois fois plus élevée ;
– plus loin encore de la moyenne de l’Union européenne et même des différents États membres d’Europe centrale mitoyens du pays (Pologne, Slovaquie, Hongrie et Roumanie).
Le PIB per capita ramené en parité de pouvoir d’achat : comparaison de la situation de l’Ukraine et de la Géorgie avec leurs voisins et avec les autres ex-républiques soviétiques
(en dollars courants, données pour 2014)
Source : graphique élaboré à partir des données de la base du FMI, données actualisées d’octobre 2014.
L’analyse du commerce extérieur ukrainien (voir infra) montre également que l’Ukraine est insérée à un niveau médiocre dans les chaînes de valeur internationales : ses exportations sont principalement constituées de matières premières ou de biens semi-transformés, produits agricoles, minerais et produits sidérurgiques.
Les classements internationaux sur la compétitivité mettent également en lumière les performances médiocres de l’économie ukrainienne, liées notamment au niveau de corruption.
Dans le classement Doing Business pour 2015 de la Banque mondiale, qui est censé mesurer l’adaptation de l’environnement réglementaire au lancement et au développement des PME, l’Ukraine arrive 96ème sur 189 (la Russie est 62ème).
Selon le Competitiveness Report 2014–2015 du World Economic Forum, l’Ukraine arrive au 76ème rang mondial sur 144 pour la compétitivité (la Russie est 53ème). Les principaux obstacles au développement des affaires qui sont signalés sont, dans l’ordre : la corruption ; l’instabilité des politiques publiques ; les problèmes d’accès au financement ; l’instabilité de la vie politique ; la bureaucratie inefficace.
Enfin, dans le classement de l’ONG Transparency International sur la « corruption perçue » pour 2014, l’Ukraine occupe un médiocre 142ème rang sur 174 pays, rang qui la classe plus mal que la Russie (136ème), seules trois républiques d’Asie centrale obtenant un score pire dans l’espace post-soviétique.
La crise politique actuelle a naturellement encore dégradé cette situation médiocre. L’économie ukrainienne est en forte récession en 2014 (– 7 %) et 2015 (entre – 5,5 % et – 7,5 % prévus).
La production industrielle, largement localisée dans l’est du pays, a baissé de plus de 10 % en 2014. Avant le conflit, le Donbass représentait 16,5 % du PIB et près de 15 % de la population du pays. Il s’agissait d’un pôle industriel majeur, qui fournissait 50 % du charbon, 45 % des biens métallurgiques et 30 % de l’énergie thermique produits en Ukraine. La seule région de Donetsk représentait 12 % du PIB du pays, 18,5 % de sa production industrielle et 19 % des exportations de biens. Indépendamment même des troubles politiques et de la guerre, la seule « amputation » de l’Ukraine de la Crimée et d’une partie du Donbass réduit donc massivement le PIB ukrainien.
Le taux d’investissement rapporté au PIB, déterminant pour l’avenir économique, ne devrait guère dépasser 11 % en 2015, ce qui est extrêmement faible, alors qu’il s’élevait à 21-22 % en 2010-2012.
La monnaie nationale, la hryvnia (ou grivna), s’est dépréciée de 54 % face à l’euro entre décembre 2013 et juin 2015. Même si l’on observe un certain redressement de cette monnaie depuis quelques mois (le point le plus bas a été observé fin février 2015), ceci a des effets catastrophiques pour les ménages et les entreprises endettés en devises, qui sont très nombreux : 72 % des crédits des particuliers et 46 % de ceux des entreprises sont « dollarisés ».
L’inflation, qui était nulle en 2012 et 2013 dans un contexte de stagnation, explose avec la dépréciation monétaire : 25 % en 2014, peut-être 30 % en 2015 ! Le chômage est passé en deux ans de 7 % à plus de 10 % de la population.
Sur 155 établissements bancaires, 42 ont été mis en faillite ou déclarés insolvables depuis le début 2014.
Enfin, la situation des finances publiques apparaît extrêmement difficile :
– le déficit public était déjà structurellement élevé avant la crise actuelle : constamment entre 4 % et 5 % du PIB depuis 2012 ;
– les difficultés sont naturellement accrues par l’effet de la récession (baisse des recettes fiscales) et par la nécessité de financer l’effort de guerre. Selon des annonces faites par le président Petro Porochenko dans son discours prononcé à la Rada le 4 juin 2015, l’effort de défense devrait passer de moins de 1 % du PB en 2013 et 2,7 % en 2014 à 5 % en 2015 ; les effectifs de l’armée devraient être portés à 250 000, contre 168 000 en 2013 ;
– s’y ajoute l’effet de la dépréciation de la monnaie. En effet, la dette publique est en grande partie contractée en devises et, du fait de la chute de la hryvnia, la valeur convertie en devises du PIB ukrainien s’effondre (exprimé en dollars, le montant du PIB diminuerait de 52 % de 2013 à 2015) ; cela entraîne une très rapide dégradation du ratio dette/PIB, dont on sait qu’il est l’indicateur le plus commun de la soutenabilité d’une dette publique : alors que celui-ci était encore de 40 % en 2013, il s’élèverait selon le Fonds monétaire international (FMI) à 94 % en 2015 !
Par ailleurs, les chiffres concernant le déficit public et la dette n’intègrent pas les comptes du monopole public gazier Naftogaz, qui génère à lui seul des pertes évaluées à 5,7 % du PIB en 2014. En les prenant en compte, le déficit public global pour 2014 serait évalué à plus de 10 % du PIB.
Les réserves de change se sont effondrées de 60 % au cours de l’année 2014 : à la fin de cette année, elles s’élevaient à 6,2 milliards d’euros, soit seulement de quoi financer 1,4 mois d’importations.
• L’Union européenne
En tant que pays du « voisinage » européen, l’Ukraine bénéficie depuis longtemps de fonds communautaires significatifs.
Sur la période de programmation budgétaire 2007-2013, les crédits engagés par l’Union européenne au profit de l’Ukraine au titre de l’Instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP) se sont élevés à plus de 900 millions d’euros.
Pour la période 2014-2020, le soutien programmé de l’Union à l’Ukraine est beaucoup plus considérable, puisqu’il est évalué à plus de 11 milliards d’euros et comprendrait :
– un premier programme d’assistance macro-financière de 1,61 milliard d’euros, dont 250 millions restent à décaisser au printemps 2015 ;
– une nouvelle assistance macro-financière de 1,8 milliard d’euros décidée le 31 mars 2015 ;
– 1,4 milliard d’euros d’assistance budgétaire et technique, principalement dans le cadre de l’Instrument européen de voisinage (IEV, qui a succédé à l’IEVP) – en 2014, l’Ukraine a perçu effectivement 314 millions d’euros de fonds provenant de l’IEV, bien au-delà de la dotation initialement programmée, grâce au déblocage exceptionnel de reliquats antérieurs ;
– une mobilisation possible des prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI) et de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) jusqu’à 8 milliards d’euros.
Il est également à noter qu’un instrument financier spécifique est destiné aux trois pays signataires d’accords d’association, Ukraine, Géorgie et Moldavie : dans le cadre du Fonds d’investissement en faveur de la politique de voisinage, 150 millions d’euros de subventions communautaires pourraient être débloquées sur 2015-2017, ce qui est censé susciter, par effet de levier, jusqu’à 1,5 milliard d’euros d’investissements dans les trois pays.
• Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale
L’Ukraine bénéficie aussi du soutien du FMI, même si, dans le passé, ses relations avec cette institution ont souvent été difficiles : un plan de soutien accordé en novembre 2008 suite à la crise financière avait dû finalement être annulé, l’Ukraine ne respectant pas les engagements de réformes qui vont toujours avec ce type de soutien ; un second plan conclu en juillet 2010 a de même été suspendu.
Face au risque croissant de défaut de l’Ukraine, le FMI a décidé en mars 2014 d’un nouveau programme de 17,5 milliards de dollars pour 2014-2018 dans le cadre d’un effort de la communauté internationale évalué à 41 milliards de dollars sur cette période (soit l’équivalent de presque la moitié du PIB annuel de l’Ukraine). Cette aide est naturellement conditionnée à des engagements sur la politique monétaire, la consolidation budgétaire et les réformes structurelles (en particulier la lutte contre la corruption et la réforme du secteur énergétique).
Par ailleurs, le FMI estime que la réussite du plan de redressement des finances ukrainiennes implique aussi que les créanciers privés du pays fassent un effort considérable : les échéances de dette devraient être allégées d’une quinzaine de milliards de dollars sur les trois prochaines années. Cette restructuration de la dette extérieure du pays, détenue principalement par des opérateurs privés, est en cours de (difficile) négociation.
Enfin, la Banque mondiale a mis en place un prêt budgétaire pour faciliter la mise en œuvre de réformes dans le système financier, notamment renforcer le fonds de garantie des dépôts, améliorer la solvabilité du système bancaire et rendre le système plus efficace et transparent. 500 millions de dollars ont été versés à ce titre en 2014. Selon certaines estimations, les coûts de restructuration du secteur pourraient représenter quelque 7,5 % du PIB en 2015.
En 2014, les flux commerciaux entre l’Union européenne et l’Ukraine ont représenté près de 31 milliards d’euros, avec un net déséquilibre en faveur de l’Union (plus de 17 milliards d’euros d’exportations vers l’Ukraine pour moins de 14 milliards d’importations depuis ce pays). Dans le contexte créé par la crise politique et économique de l’Ukraine, ces flux ont fortement baissé par rapport à 2013 : si les ventes ukrainiennes dans l’Union se sont maintenues, les exportations de l’Union vers l’Ukraine ont chuté de 28 %, de sorte que l’excédent bilatéral traditionnel de l’Union a été réduit des deux tiers, tombant de 10 milliards d’euros à 3 milliards.
Les importations européennes depuis l’Ukraine sont dominées par trois types de produits :
– les produits agricoles (31,5 % du total des importations européennes en 2014) ;
– le fer et l’acier (23 % de ces importations) ;
– les minerais et combustibles (18,1 %), notamment le charbon.
Parmi les produits industriels importés d’Ukraine, outre ceux de la sidérurgie susmentionnés, il faut signaler les équipements électriques, qui représentent 6,1 % des importations communautaires depuis ce pays en 2014.
Les exportations communautaires vers l’Ukraine sont diversifiées, avec cependant, comme partout, un poids prépondérant des produits de la chimie-pharmacie et de la mécanique, qui ensemble forment la moitié de ces exportations.
En 2014, l’Ukraine était le 25ème partenaire commercial de l’Union européenne (prise comme un bloc commercial), représentant environ 0,9 % de ses flux commerciaux (extra-communautaires). Cela en fait pour l’Union un partenaire commercial significatif, mais pas majeur : à titre de comparaison, la Russie a été la même année le 3ème partenaire de l’Union, avec 285 milliards d’euros d’échanges, soit près de dix fois plus.
Du point de vue de l’Ukraine, l’Union est un partenaire essentiel, puisque ce pays a réalisé avec elle près du tiers de son commerce extérieur en 2013, et plus encore en 2014.
Cependant, comme le montre le tableau ci-après, il ne faut pas négliger les liens historiques avec la Russie, qui reste (ou restait à la veille de la crise actuelle) un partenaire commercial presqu’aussi important que l’Union européenne prise dans son ensemble.
Les principaux partenaires commerciaux de l’Ukraine en 2013
(part des partenaires en % des montants totaux)
Importations : en % du total |
Exportations : en % du total |
Commerce total : en % du total | |||
Union européenne |
35,1 |
Union européenne |
26,5 |
Union européenne |
31,2 |
Russie |
30,2 |
Russie |
23,8 |
Russie |
27,3 |
Chine |
10,3 |
Turquie |
6 |
Chine |
7,6 |
Belarus |
4,7 |
Chine |
4,3 |
Turquie |
4 |
États-Unis |
3,6 |
Égypte |
4,3 |
Belarus |
4 |
Source : Commission européenne, DG Commerce, « Ukraine, Trade with world ».
Les deux blocs, Union européenne et Russie, assurent ensemble près de 60 % du commerce extérieur de l’Ukraine, dont on voit clairement que les intérêts économiques sont tiraillés entre eux.
La situation est toutefois en train d’évoluer : si, en 2013, la Russie pesait encore presqu’autant que l’Union européenne dans les exportations ukrainiennes, avec respectivement 24 % et moins de 27 % de celles-ci, en 2014, l’écart s’est creusé. Selon la Commission européenne, l’Union absorbe désormais presque le tiers des exportations ukrainiennes et la Russie seulement 18 %.
Il faut enfin rappeler qu’il est un domaine où l’Ukraine reste encore très dépendante de la Russie, même si là-aussi la situation évolue, c’est celui de l’approvisionnement gazier.
En 2010-2012, avant la crise, l’Ukraine consommait chaque année 50 à 54 milliard de m3 de gaz : la production nationale étant stable à environ 19 milliards de m3, 30 à 35 milliards de m3 devaient être achetés. Les volumes consommés et importés ont toutefois fortement diminué, en raison des difficultés économiques et politiques, en 2013 et 2014 : les importations ukrainiennes (par gazoduc) ont représenté 27 milliards de m3 en 2013, puis 17,5 milliards en 2014, année où la consommation nationale est tombée à 38 milliards de m3 (7).
Les relations ukraino-russes concernant le gaz ont toujours été compliquées et conflictuelles, les Russes accusant communément les Ukrainiens de détourner une partie du gaz transitant par leur territoire vers l’Europe et de ne pas régler leurs arriérés, les Ukrainiens reprochant aux Russes des prix jugés inamicaux et des contrats considérés comme léonins. C’est ainsi qu’entre 2006 et 2009, plusieurs « guerres du gaz », accompagnées de coupures dans l’approvisionnement, avaient déjà opposé les deux pays.
Dans le contexte de crise politique de 2014, la Russie a cessé ses fournitures de gaz à l’Ukraine après l’échec des négociations gazières Union européenne/Russie/Ukraine, le 16 juin 2014. Les positions des uns et des autres étaient en effet restées très éloignées : les Russes proposaient un prix de marché de 485 dollars pour 1 000 m3, avec une remise discrétionnaire possible l’abaissant à 385 dollars ; les Ukrainiens demandaient un prix commercial moyen de l’ordre de 340 dollars.
Toutefois, un accord provisoire, arrivé à échéance le 31 mars 2015, est intervenu au mois d’octobre 2014 pour « passer » l’hiver 2014-2015 – l’hiver est la période où l’appoint des livraisons russes est vital pour l’Ukraine. En conséquence, les livraisons de gaz russe ont repris le 9 décembre 2014, à des prix modérés (entre 340 et 380 dollars pour 1 000 m3), en contrepartie de quoi l’entreprise ukrainienne Naftogaz a soldé une partie de sa dette des années antérieures vis-à-vis de Gazprom : 3,1 milliards de dollars ont été versés à ce titre, tandis que le solde réclamé par Gazprom, soit 2,4 milliards de dollars, étant contesté, est soumis à un arbitrage international (8).
La Russie a confirmé la reconduction des conditions de cet accord pour trois mois, jusqu’à la fin juin 2015, et les livraisons effectuées au printemps 2015 le sont même à un prix en forte baisse (248 dollars pour 1 000 m3), en répercussion de la baisse des prix du pétrole.
De plus, depuis la mi-2014, l’Ukraine bénéficie de flux rebours (rétrocessions de gaz alors que normalement le sens de transit est est-ouest), sur la base de contrats court terme, depuis la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie. Globalement, les importations de gaz russe par l’Ukraine ont été divisées par deux de 2013 à 2014, passant de 25 milliards de m3 à 13 milliards. Il semblerait qu’au premier semestre 2015, la part du gaz russe dans les approvisionnements ukrainiens soit tombée à 34 %, contre 92 % en 2013 ; les flux rebours égaleraient désormais, voire dépasseraient, ceux en provenance de Russie.
La révolution de février 2014 et l’arrivée au pouvoir du Président et du Premier ministre actuels ont entraîné une accélération incontestable des réformes destinées à rapprocher l’Ukraine des standards européens, ce dont ont rendu compte la Commission européenne et la Haute représentante dans un récent document conjoint (9), même si ce rapport pointe aussi les limites du processus et les progrès encore à réaliser.
Les nombreuses réformes engagées s’inscrivent tout à la fois dans un agenda politique interne (démocratisation, modernisation, préparation à une candidature à l’Union européenne…) et dans des engagements internationaux (pris vis-à-vis de l’Union européenne dans le cadre du présent accord d’association, mais aussi du FMI ou encore, comme on l’a vu, dans le cadre des accords de Minsk).
S’agissant de la mise en œuvre des réformes concernant les droits fondamentaux, les libertés et plus généralement la gouvernance, plusieurs lois importantes ont été adoptées en 2014 :
– une loi sur l’indépendance des juges ;
– une loi sur l’indépendance des médias audiovisuels publics ;
– deux « paquets » de mesures anti-corruption en mai puis octobre 2014, comprenant un alourdissement et une extension du champ des sanctions, l’institution d’un contrôle externe des déclarations de patrimoine, une meilleure protection des « lanceurs d’alerte », la création d’un bureau national anti-corruption et d’une agence nationale de prévention, etc. ;
– des mesures facilitant la lutte contre les discriminations.
Le document européen susmentionné relève toutefois des insuffisances, notamment l’absence de progrès sur la réforme des forces de l’ordre et leur responsabilité, alors même que les abus policiers sont considérés comme un réel problème en Ukraine. Il appelle aussi l’Ukraine à concentrer ses efforts, durant l’année à venir, sur plusieurs priorités, dont la réforme de la justice, l’harmonisation de la législation électorale, la réglementation du financement des partis politiques, la mise en œuvre effective des mesures anti-corruption, le lancement d’une réforme globale des administrations et le processus de décentralisation (voir infra).
Certains de ces chantiers, par exemple la refondation de la fonction publique, comprenant la généralisation des recrutements par concours, et des administrations sont en cours. La réforme du parquet devrait également se mettre en place progressivement à partir de juillet 2015.
En matière de lutte contre la corruption et les abus de pouvoir, quelques actions spectaculaires ont été décidées, comme, fin mars 2015, la démission forcée du gouverneur de Dnipropetrovsk, le puissant « oligarque » Ihor Kolomoïsky, et l’arrestation des principaux cadres du service de gestion des situations d’urgence.
Dans son discours prononcé à la Rada le 4 juin 2015, le président Petro Porochenko a annoncé que les moyens du bureau national anti-corruption allaient être renforcés pour lutter contre les abus de la police de la route et qu’une loi protégeant les témoins de faits de corruption serait proposée. Le limogeage de plusieurs centaines de magistrats est également envisagé. Le Président a enfin annoncé l’instauration d’un financement public des partis politiques.
La réforme constitutionnelle est au confluent des enjeux internes et externes du pays, car sa mise en œuvre fait partie des engagements signés à Minsk pour résoudre politiquement la crise du Donbass.
Un décret présidentiel du 3 mars 2015 a institué une commission constitutionnelle consultative, composée en application d’un autre décret ultérieur de 72 membres (anciens présidents, députés, magistrats, représentants de la société civile), assistés de 13 experts étrangers.
Le décret du 3 mars a assigné à la commission trois priorités :
– la décentralisation – il s’agit de mettre en place une organisation administrative décentralisée avant les élections locales du mois d’octobre 2015, afin que le scrutin puisse être organisé selon ces nouvelles dispositions, si possible sur tout le territoire, y compris les zones séparatistes ;
– l’amélioration du système de protection des droits fondamentaux ;
– la réforme du système judiciaire.
La commission a entamé ses travaux le 6 avril pour rendre ses conclusions en juin, de sorte que ses propositions puissent être soumises pour avis à la Cour constitutionnelle et à la Commission de Venise. Cela devrait permettre un vote en première lecture de la Rada sur la révision constitutionnelle avant le 17 juillet 2015 (fin de la session). La loi régissant les élections locales devra être adoptée avant cette date pour respecter le délai légal interdisant de modifier les règles électorales dans un délai inférieur à six mois avant le scrutin. Ensuite la révision constitutionnelle pourrait être adoptée définitivement en septembre 2015 (la procédure de modification de la Constitution exige une adoption en deux temps, sur deux sessions parlementaires successives).
Enfin, dans ce calendrier, les élections locales auraient lieu le 25 octobre 2015. Il pourrait aussi y avoir un referendum sur la décentralisation, qui a été évoqué par les dirigeants ukrainiens.
Non conviés aux travaux de la commission constitutionnelle, les séparatistes ont fait connaître leur exigence d’inscription du statut spécial de leurs entités dans la Constitution et leur détermination à organiser les élections locales aux dates et selon les modalités qui leur conviennent. Ils mettent en avant la loi de septembre 2014 sur le statut spécial, dont les éléments ont été repris dans le « paquet de mesures » de « Minsk 2 » : droit à l’auto-détermination linguistique, contrôle local de la nomination des juges et procureurs, reconnaissance des « milices populaires » locales, collaboration transfrontalière spécifique avec la Russie…
En revanche, l’opposition parlementaire (Bloc d’opposition) semble plutôt sur une position modérée : elle souhaite une très forte décentralisation, assortie au niveau central de l’instauration d’un système bicaméral, mais pas une fédéralisation accompagnée d’un droit de blocage des régions sur la politique étrangère de l’Ukraine, non plus qu’un statut « à part » pour les régions séparatistes.
Selon le rapport de progrès précité de la Commission européenne, le processus de décentralisation doit répondre à un ensemble complexe de caractéristiques actuelles du système ukrainien : une centralisation excessive, notamment en matière budgétaire ; des administrations locales souvent faibles et corrompues ; enfin une implication insuffisante de la population. Il est donc nécessaire pour des raisons internes générales de gouvernance.
Mais sa mise en œuvre est encore complexifiée par l’incidence de la crise du Donbass et de l’application des accords de Minsk, puisque ceux-ci prévoient aussi une décentralisation accrue spécifique aux régions séparatistes. De plus, même en dehors du Donbass, des questions telles que le droit – ou non – de choisir au niveau local la (les) langue(s) utilisée(s) dans l’administration dépassent largement les enjeux de bonne gouvernance et sont éminemment politiques.
Pour le moment, le processus de décentralisation est encore relativement peu avancé en Ukraine, car une grande part de sa mise en œuvre exige préalablement l’achèvement du processus de révision constitutionnelle décrit supra. Plusieurs lois ont cependant déjà été adoptées, portant notamment sur le développement régional, la fusion volontaire des communes et l’accroissement des transferts budgétaires vers les collectivités locales (autonomie financière).
Il faut enfin signaler que certaines mesures prises ou lois adoptées récemment au nom du « combat pour les valeurs » occidentales, de la rupture avec le passé soviétique et de l’affirmation nationale peuvent susciter quelques interrogations.
On se souvient que l’une des premières mesures consécutives à la chute du président Ianoukovytch avait été le vote d’abrogation par la Rada, dès le 23 février 2014, de la loi du 3 juillet 2012 sur les « principes fondamentaux de la politique linguistique de l’État », laquelle donnait une reconnaissance locale aux langues minoritaires dès lors qu’elles étaient parlées par 10 % au moins de la population d’un territoire : cette loi, emblématique de la présidence de M. Ianoukovytch, améliorait le statut du russe, qui devenait une sorte de seconde langue officielle dans toutes les régions partiellement russophones du pays ; elle avait en son temps suscité l’opposition très vive des nationalistes ukrainiens.
Ce vote d’abrogation n’a pas eu d’effet juridique, car le président ukrainien par intérim Olexandr Tourtchinov a refusé de le valider. Mais le mal était fait : la menace d’abrogation de la loi qui reconnaissait les droits linguistiques des russophones a certainement joué un rôle très important dans le déclenchement dans l’est ukrainien des mouvements populaires qui ont finalement conduit au conflit du Donbass.
D’autres lois plus récemment adoptées paraissent, de même, appeler quelques réserves, même si la France n’a guère de leçons à donner quant aux lois « mémorielles », y compris pénales, qui font aussi débat chez nous.
La Rada a ainsi adopté en avril 2015 plusieurs lois mémorielles, que le président Porochenko a promulguées en mai.
L’une d’elles est une loi dite de « décommunisation » (10) qui condamne au même degré le communisme et le nazisme et interdit toutes manifestations, monuments et commémorations rattachés à ces systèmes : si les statues de Lénine ont maintenant pour la plupart été déboulonnées, de nombreuses rues, voire villes, restent à débaptiser en application de cette loi. La représentante de l’OSCE pour la liberté des médias, Mme Dunja Mijatović, a fait le 18 mai 2015 une déclaration critique sur ce texte, craignant que les interdictions vagues et largement définies qu’il comporte n’entravent la liberté d’expression, notamment dans les médias (11).
Une autre de ces lois mémorielles sanctionne désormais durement (jusqu’à cinq ans de prison et la fermeture possible des médias en cause) les « falsifications de l’histoire » concernant les « combattants de l’indépendance ukrainienne au XXème siècle », ce qui vise à protéger la mémoire d’organisations comme l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) et l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), actives durant la Seconde guerre mondiale et dans les années qui ont suivi. Or, si ces groupes ont combattu l’envahisseur nazi (encore que certains de leurs membres soient accusés de collaboration), ils ont également affronté l’Armée rouge et la résistance polonaise. Surtout, ils sont considérés par de nombreux historiens comme coupables, dans le cadre d’opérations de « purification ethnique », du massacre dans les campagnes d’Ukraine occidentale d’au moins plusieurs dizaines de milliers de Polonais, ainsi que de nombreux Juifs, entre 1942 et 1944.
Il faut enfin signaler, dans le climat actuel de nationalisme, le meurtre en avril 2015 de deux journalistes ukrainiens connus pour leurs positions d’opposition, voire pro-russes, MM. Oles Buzina et Sergei Sukhobok, qui a également été condamné par l’OSCE (12).
Plusieurs dispositions allant dans le sens de l’alignement sur « l’acquis communautaire », tel que l’accord d’association le prévoit, ont été adoptées en 2014 :
– une loi sur les marchés publics, qui n’est cependant pas considérée par les instances européennes comme pleinement compatible avec la législation communautaire, mais est jugée allant dans le bon sens ;
– une loi encadrant les aides publiques aux entreprises ;
– des lois sur les standards, la métrologie, les évaluations de conformité, ainsi que plus généralement une stratégie sur l’évolution du système de réglementation jusqu’en 2018 ;
– une loi sur les banques présentant un risque systémique ;
– des lois sur la sécurité alimentaire et l’identification des animaux.
Par ailleurs, le président Porochenko a annoncé son intention de privatiser l’essentiel des entreprises publiques, dont seulement 200 – sur 1 800 – auraient vocation à rester publiques.
Cependant, dans son rapport de progrès précité, la Commission européenne cite encore un certain nombre de domaines où les choses n’évoluent pas assez vite.
Il y a notamment le maintien de barrières phytosanitaires injustifiées par l’Ukraine, par exemple des restrictions aux importations de viande de bœuf et de veau en provenance de l’Union qui avaient été instituées en raison de la « maladie de la vache folle » (et ne sont donc plus justifiables).
Sur les questions énergétiques également, la mise en œuvre des obligations contractées par l’Ukraine en tant que membre de la Communauté de l’énergie apparaît lente. La crise a même amené le gouvernement à prendre des mesures renforçant le contrôle des approvisionnements, lesquelles ne vont évidemment pas dans le sens de la libéralisation qui est l’axe directeur de la politique communautaire de l’énergie. Il semble que le processus législatif de réforme du marché du gaz (suppression du monopole) soit bien lancé et une nouvelle commission de régulation du secteur de l’énergie a été établie, mais la législation nécessaire pour garantir son indépendance et ses prérogatives n’a pas été adoptée. Si un plan national sur les énergies renouvelables a été adopté, il n’existe toujours pas de stratégie globale concernant le changement climatique.
Des mesures budgétaires très rigoureuses ont été décidées en 2014 : réduction de 3 % des emplois publics – 20 % pour les fonctions administratives – dès 2015, réduction des pensions des fonctionnaires… Le budget 2015 comprend des coupes considérables dans les dépenses sociales. À plus long terme, une réforme du système de retraites, dont le déficit atteint aujourd’hui 2,5 % du PIB, est programmée. De même, la question du déficit chronique massif de l’entreprise nationale Naftogaz est enfin prise à bras le corps : le prix du gaz à la consommation a augmenté de 285 % en avril !
On doit naturellement s’interroger sur les conséquences sociales de ces mesures. Dans son discours précité à la Rada du 4 juin 2015, le président Petro Porochenko a envisagé la mise en place d’un système d’indexation des salaires et des pensions sur l’inflation et annoncé le dépôt d’un projet de loi pour aider les plus démunis à faire face à l’augmentation des tarifs des services de base.
Par ailleurs, la banque centrale a pris des mesures de contrôle des mouvements internationaux de capitaux.
D. LA FRANCE ET L’UKRAINE : UNE RELATION RANIMÉE PAR L’ENGAGEMENT RÉSOLU DE NOTRE PAYS DANS LA RÉSOLUTION DU CONFLIT DU DONBASS
Depuis l’établissement de relations diplomatiques en décembre 1991, la France et l’Ukraine ont conclu plus de quarante accords et traités notamment dans les domaines des investissements et du transport aérien (1994), de la coopération culturelle (1995), de la défense et de l’armement (1996). Les relations entre les deux pays sont encadrées, depuis 2005, par des feuilles de route bisannuelles, dont la dernière a été signée par MM. Fabius et Kojara le 5 juin 2013. La France est également très présente dans les projets de jumelage financés par l’UE (transport multimodal, développement des services sociaux, police, espace, sécurité routière, administration, gestion de l’eau, gestion de la dette).
Mais la relation bilatérale a surtout pris un nouveau rythme avec l’élaboration du « format Normandie » de négociation sur le conflit du Donbass : ce dispositif doit son nom au fait qu’il a été lancé à l’occasion des cérémonies du 70ème anniversaire du débarquement du 6 juin 1944, auxquelles prenaient part, outre le Président de la République française et la Chancelière fédérale allemande, le présidents Porochenko et Poutine, ce qui a permis une rencontre au sommet au château de Bénouville.
Depuis lors, les présidents français et ukrainien se sont rencontrés fréquemment (sans compter de nombreux entretiens téléphoniques) : en marge du sommet de l’OTAN à Newport (Pays de Galles) le 4 septembre 2014 ; à l’occasion de la Marche républicaine organisée à Paris le 11 janvier 2015 après les attentats terroristes des 7-9 janvier ; pour la négociation des accords de « Minsk 2 » du 5 au 12 février. S’y ajoutent naturellement des contacts multiples aux niveaux ministériel et administratif.
Il faut toutefois noter que la coopération bilatérale reste limitée dans le domaine militaire, car la France a fait le choix d’écarter toute livraison de matériel létal (armes), alors que d’autres pays occidentaux sont beaucoup plus avancés dans la coopération militaire avec l’Ukraine.
Pour le moment, notre pays a livré en 2014 un millier de gilets pare-balles et des matériels sanitaires. Quelques contrats limités ont par ailleurs été signés par l’Ukraine avec des industriels français de l’armement (pour un total de quelques dizaines de millions d’euros).
Le réseau culturel français est bien implanté en Ukraine :
– le lycée français Anne de Kiev scolarise 375 élèves de la maternelle à la terminale. Il existe également une école française privée labellisée à Kiev, qui scolarise essentiellement des enfants ukrainiens, et une autre à Odessa ;
– il existe un réseau de dix Alliances françaises (dont deux, celles de Donetsk et Louhansk, actuellement mises en sommeil à cause du conflit).
Le festival Printemps français, qui en est à sa 12ème édition, propose une programmation importante et attire un public nombreux : 30 000 personnes cette année au spectacle d’ouverture donnée sur la place Sainte-Sophie de Kiev. Notre pays est par ailleurs, cette année, l’invité du salon du livre de Lviv.
Au 31 décembre 2014, la communauté ukrainienne résidant régulièrement en France (détenteurs de titres de séjours valides) était proche de 11 000 personnes.
Le nombre des étudiants ukrainiens inscrits dans le système universitaire français était de 1 320 pour l’année scolaire 2013-2014. 450 visas pour études ont été délivrés à de jeunes Ukrainiens en 2014 et environ 40 bourses universitaires sont financées annuellement par l’ambassade.
L’Ukraine ne semble pas être un pays à risque migratoire élevé. Le taux de refus des demandes de visas par le service consulaire français est faible (1,5 % en 2014) et le nombre d’obligations de quitter le territoire national notifiées à des ressortissants ukrainiens est limité : entre 400 et 500 par an entre 2012 et 2014.
La communauté française enregistrée en Ukraine compte un peu plus de 900 personnes.
Les échanges commerciaux franco-ukrainiens sont relativement limités : nos exportations vers ce pays ont atteint en 2014 un montant de 773 millions d’euros et nos importations depuis l’Ukraine 530 millions, dégageant donc un excédent bilatéral de 243 millions d’euros pour la France. Du fait de la crise actuelle, ces flux ont fortement baissé par rapport à 2013 : – 18 %.
Pour l’Ukraine, la France est un partenaire commercial significatif, mais pas dominant : notre part de marché dans les importations ukrainiennes totales est de 2,3 %, ce qui fait de la France le 9ème fournisseur de l’Ukraine et le 5ème parmi les membres de l’Union européenne après l’Allemagne (9,9 % de part du marché ukrainien), la Pologne, la Hongrie et l’Italie.
Du point de vue français, le commerce avec l’Ukraine est relativement marginal, puisqu’il représente 0,18 % de nos exportations et 0,11 % de nos importations totales (en 2014). L’Ukraine n’est que le 54ème client et le 67ème fournisseur de la France.
Les flux commerciaux franco-ukrainiens représentent un montant treize fois moins important que les flux franco-russes.
Les importations françaises depuis l’Ukraine sont constituées à 68 % de produits agricoles ou agro-alimentaires. Les exportations françaises sont représentatives des points forts du commerce extérieur français : produits chimiques, cosmétiques et parfums (28 % du total de ces exportations), pharmacie (13 %), équipements mécaniques et électriques (18 %)…
La France est le 8ème investisseur étranger en Ukraine, avec 3,4 % du stock d’investissements directs étrangers (IDE) dans ce pays et plus de 160 entreprises françaises présentes. Cependant, avec un stock d’IDE français en Ukraine évalué à un peu plus de 700 millions d’euros, ce pays pèse moins de 0,1 % du total mondial des IDE français.
Pays de taille modeste – 70 000 km2, 4,5 millions d’habitants –, la Géorgie a recouvré son indépendance en 1991, avec la fin de l’Union soviétique. Cette indépendance s’est rapidement accompagnée de graves troubles, avec notamment l’expression de séparatismes dans les régions du pays qui, en raison de minorités ethniques, étaient dotées d’un statut spécial (républiques autonomes d’Abkhazie et d’Adjarie ; région autonome d’Ossétie du Sud). Le cœur du pays lui-même a connu des moments de guerre civile durant lesquels des mouvements politiques se sont affrontés par les armes pour le contrôle de l’État, avec là-aussi de fortes dimensions régionalistes. L’arrivée à la tête de l’État de M. Edouard Chevardnadze, qui avait déjà dirigé la Géorgie à l’époque soviétique, a permis une stabilisation à partir de 1992, mais au prix d’un régime présidentiel fort et de pratiques électorales douteuses.
En novembre 2003, la « Révolution des roses » a conduit au pouvoir M. Mikheïl Saakachvili (élu chef de l’État en janvier 2004), jeune président pro-occidental formé en France et aux États-Unis. Il s’agissait de la première « révolution de couleur » démocratique dans l’espace post-soviétique avant la « Révolution orange » d’Ukraine en décembre 2004. Avec ce nouveau pouvoir, la Géorgie a fait le choix stratégique du rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN. Mais le second mandat de M. Saakachvili, réélu en janvier 2008, a surtout été marqué par le conflit humiliant d’août 2008 avec la Russie.
Les régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, rattachées à la Géorgie, mais également contiguës du territoire de la Russie, disposaient d’un statut d’autonomie sous l’Union soviétique à cause de la présence de populations non-géorgiennes.
Le premier conflit d’Ossétie du Sud a été déclenché dès janvier 1991 à la suite de la décision du gouvernement géorgien de M. Zviad Gamsakhourdia de supprimer le statut d’autonomie de la région. Les autorités sud-ossètes, soutenues par la Russie, ont alors demandé leur rattachement à la république d’Ossétie du Nord, au sein de la fédération de Russie. Après dix-huit mois d’affrontements, plus d’un millier de morts et près de 70 000 déplacés (sur une population totale avant-guerre d’environ 100 000 personnes), un cessez-le-feu acté à Sotchi en juin 1992 a conduit à la création d’une force de maintien de la paix (Géorgie, Russie et Ossétie du nord) et d’une commission mixte de contrôle.
L’Abkhazie a été l’objet de violents combats en 1993-1994 (10 000 morts, 230 000 réfugiés), puis 1998, la défaite de l’armée géorgienne entraînant l’exode massif des populations de langue géorgienne qui vivaient en Abkhazie.
Du 7 au 16 août 2008, suite à divers incidents sur la ligne de cessez-le-feu en Ossétie, un violent conflit a opposé la Russie et la Géorgie, dont les troupes russes victorieuses ont envahi une partie du territoire au-delà des régions séparatistes. La médiation très rapide de la France, exercée au nom de l’Union européenne dont notre pays assurait alors la présidence, a permis l’arrêt de l’avancée des troupes russes dès le 12 août 2008 et l’adoption d’un plan en six points (non-recours à la force ; cessation définitive des hostilités ; libre accès de l’aide humanitaire ; retrait des forces géorgiennes vers leurs cantonnements ; retrait des forces russes sur les lignes qu’elles occupaient avant le déclenchement des hostilités ; ouverture de discussions internationales sur les modalités de sécurité et de stabilité en Abkhazie et en Ossétie du Sud).
Le 26 août 2008, la Russie a formellement reconnu l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie (seuls le Nicaragua, le Venezuela et quelques petits États insulaires du Pacifique ont depuis lors fait de même).
Un forum de discussions a été instauré à Genève en vue de mettre en œuvre le plan en six points, coprésidé par les Nations-Unies, l’Union européenne et l’OSCE. Cependant, la situation apparaît bloquée, en l’absence de progrès dans les pourparlers ; sur le terrain, la frontière entre la Géorgie et les entités séparatistes prend la forme d’une ligne de cessez-le-feu militarisée.
Même s’il reste du chemin à faire, la Géorgie est l’un des États post-soviétiques les plus avancés dans l’adoption des standards européens de démocratie et d’État de droit.
Comme d’ailleurs l’Ukraine ou d’autres ex-républiques soviétiques, par exemple le Kirghizstan, la Géorgie a eu depuis son indépendance une vie politique souvent agitée : elle a connu en 1991-1993 une quasi-guerre civile entre les partisans des présidents Gamsakhourdia et Chevardnadze, puis en 2003 la « Révolution des roses ».
Dans ce contexte, il faut saluer l’alternance démocratique qui a eu lieu en 2012-2013 : l’affaiblissement de la position du président Saakachvili après deux mandats a en effet été mis à profit par M. Bidzina Ivanichvili, mécène et milliardaire, qui est parvenu à fédérer l’opposition dans la coalition du « Rêve géorgien ». Celle-ci a remporté les élections législatives d’octobre 2012. Devenu en conséquence premier ministre, M. Ivanichvili s’est engagé dans une année de cohabitation tendue avec le président Saakachvili, puis l’élection présidentielle d’octobre 2013 a vu la large victoire (à 62 %) de M. Giorgi Margvelachvili, candidat du Rêve géorgien, sur le candidat du Mouvement national uni, parti de M. Saakachvili.
L’hiver 2014-2015 a été marqué par un conflit larvé entre le président Margvelachvili et le premier ministre Irakli Garibachvili, bien qu’ils soient en principe du même bord, et à l’intérieur de la majorité gouvernementale, tandis que M. Ivanichvili, officiellement hors de la vie politique, est toujours perçu comme « tirant les ficelles ». Tout cela a finalement débouché sur la démission de plusieurs ministres et le gouvernement partiellement remanié a obtenu la confiance du parlement géorgien en mai 2015.
La Géorgie a réalisé en quelques années, sous l’autorité de ses gouvernements successifs, des progrès incontestables vers l’État de droit.
Des résultats particulièrement notables ont été obtenus en matière de lutte contre la corruption. La Géorgie occupe en 2014 la 50ème place (sur 174) dans le classement de la corruption ressentie qui est établi par l’ONG Transparency International. Ce score doit être apprécié par comparaison : parmi les 15 États issus du démembrement de l’Union soviétique, c’est la quatrième meilleure performance, derrière les pays Baltes ; si l’on se réfère à l’Europe, c’est un rang meilleur que ceux de 7 des 28 États membres de l’Union. Les administrations sont considérées comme pas ou peu corrompues en Géorgie, résultat qui a été atteint notamment par un degré très élevé de dématérialisation des procédures : la traçabilité des opérations électroniques rend la corruption des fonctionnaires plus difficile.
Dans leur rapport annuel sur les pays de la Politique de voisinage concernant la Géorgie pour 2014 (13), les institutions européennes, si elles saluent effectivement les succès obtenus dans la lutte contre la « petite » corruption, observent toutefois que quelques grandes réformes anti-corruption, concernant par exemple les financements politiques ou la prévention de la corruption des élites, restent en suspens.
Le rapport précité des institutions européennes rend compte de la poursuite des réformes démocratiques en Géorgie dans de nombreux domaines. C’est ainsi qu’en 2014 :
– selon ce rapport, l’environnement des médias a continué à s’améliorer, ces médias étant plus divers et leur propriété étant plus transparente ;
– une commission a été constituée afin de travailler sur une réforme constitutionnelle ;
– une réforme du parquet, destinée à accroître son indépendance et sa responsabilité, a été engagée ;
– la longueur de la détention administrative (sans contrôle d’un juge) a été réduite de 90 à 15 jours ;
– la situation s’est améliorée dans les prisons. La réduction de moitié de la population carcérale en 2013 (suite à une amnistie) permet de mieux traiter les prisonniers, de sorte que leur taux de mortalité a nettement baissé ;
– une loi anti-discriminations a été adoptée. Cependant, Amnesty International, dans son rapport 2014-2015, regrette que ce texte ait été expurgé des dispositions concernant un mécanisme indépendant de surveillance et de sanctions financières en cas de non-respect de la loi ;
– un plan national pour l’égalité des genres a été mis en place et la Géorgie a adhéré à la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du Conseil de l’Europe. Toutefois, selon Amnesty International, au cours de l’année, 25 femmes et jeunes filles au moins auraient trouvé la mort du fait de violences domestiques ; plusieurs de ces victimes auraient demandé en vain une protection policière.
Le bilan de la Géorgie apparaît parfois moins favorable en termes de politisation des administrations, d’indépendance de la justice ou de méthodes policières.
Plusieurs affaires ont illustré ces dernières années les méthodes très contestables des services de sécurité : écoutes téléphoniques, réalisations de vidéos de rapports sexuels afin de faire chanter ou de discréditer des personnalités, espionnage informatique… En septembre 2012, le pays a été secoué par la diffusion de vidéos montrant des cas de torture de détenus et laissant penser que les mauvais traitements étaient généralisés dans le système carcéral géorgien, ce qui a au demeurant entraîné une réaction vigoureuse des autorités (enquêtes, arrestation de fonctionnaires de l’administration pénitentiaire…). En 2014, même si une amélioration de la situation est relevée comme il a été dit supra, plusieurs cas de torture et de mauvais traitements en prison et en garde à vue sont toujours signalés et le rapport précité des institutions européennes constate que l’absence de mise en cause de la responsabilité des forces de sécurité en cas d’abus reste un problème, faute de mécanismes d’investigation efficaces et indépendants.
Quant à la justice, elle est, comme dans d’autres anciennes républiques soviétiques, l’objet d’accusations d’être « sélective » et au service du pouvoir politique, en particulier suite à la récente alternance. Le fait est que 35 personnalités de la précédente majorité auraient été ou seraient l’objet de procédures pénales, dont une dizaine au moins auraient déjà été condamnées ; l’ancien président Mikheïl Saakachvili, l’ancien premier ministre Vano Merabichvili, l’ancien maire de Tbilissi Guigui Ougoulava et plusieurs anciens ministres font partie des personnalités poursuivies. Si les accusations d’abus de pouvoir et de détournements de fonds contre ces personnes semblent souvent solidement étayées, les conditions dans lesquels la justice les poursuit sont pourtant contestées. Appelée à observer le fonctionnement de la justice géorgienne, l’OSCE s’est en particulier intéressée aux procès faits aux anciens dirigeants et a publié à cet égard un rapport assez critique (14) : tout en reconnaissant que le système judiciaire géorgien répond globalement aux standards démocratiques internationaux, ce document fait état d’un certain nombre de préoccupations concernant notamment les conditions de désignation des juges chargés des affaires en cause, l’accès du public aux audiences, enfin le respect de la présomption d’innocence, des droits de la défense et du principe d’« égalité des armes » ; il conclut que le droit des prévenus à un « procès équitable » n’est pas pleinement assuré dans ce contexte d’accumulation de petites entorses aux bonnes règles.
Dans le même temps, ont été relevés plusieurs cas d’agressions contre des personnalités ou des militants de l’ancienne majorité devenue opposition, cas dans lesquels la police se serait gardée d’intervenir ou ne l’aurait fait que tardivement.
Contrairement à l’Ukraine, longtemps divisée sur la question même si aujourd’hui une majorité pro-européenne très nette s’y est imposée, la Géorgie se caractérise depuis longtemps par un large consensus quant à l’orientation « euro-atlantique » de sa politique étrangère, qui est le corollaire logique de la confrontation avec la Russie sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud qui dure depuis l’indépendance et a été ravivée par la guerre de 2008.
Dans un sondage récent (15), 85 % des personnes interrogées soutiennent ainsi l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne, 78 % celle à l’OTAN, 90 % envisagent favorablement les relations avec les États-Unis… Un article récent publié par la Fondation pour la recherche stratégique (16) relève qu’« un fort consensus existe dans le pays sur la question de savoir ce que doivent être ses grandes orientations stratégiques » et que « pratiquement tous les Géorgiens s’occupant de politique, en tant que représentants du peuple ou qu’experts, perçoivent la Russie comme une incorrigible puissance impérialiste ».
L’alternance politique de 2012-2013, qui a amené au pouvoir des personnalités réputées moins hostiles à la Russie, n’a pas remis en cause l’orientation très pro-occidentale de la Géorgie, mais a simplement entraîné une politique parallèle d’apaisement envers la Russie, politique qui trouve sa limite dans l’absence de progrès dans le règlement des conflits avec les deux régions séparatistes soutenues par ce pays. L’article précité constate donc une difficulté de la nouvelle majorité à définir une ligne politique très claire.
• L’accord d’association
La continuité de l’engagement européen de la Géorgie s’est naturellement manifestée par l’adhésion sans problème du pays à la démarche de l’accord d’association, paraphé à l’occasion du sommet de Vilnius le 29 novembre 2013 et signé formellement le 27 juin 2014. Le seul sujet difficile dans la négociation a apparemment été le refus des négociateurs européens d’inscrire dans ce texte une perspective explicite d’adhésion éventuelle de la Géorgie à l’Union.
Le présent accord d’association a ensuite été ratifié par le parlement géorgien dès le 18 juillet 2014 et l’essentiel de ses clauses sont appliquées à titre provisoire depuis le 1er septembre 2014.
La Géorgie a activement poursuivi en 2014 les réformes destinées à aligner son droit sur l’« acquis communautaire », notamment en matière économique comme l’exige l’accord d’association : le rapport précité des institutions européennes sur l’application de la Politique de voisinage signale à ce titre l’adoption d’une loi sur la concurrence et la création d’une autorité indépendante en la matière, une révision des réglementations alimentaires, sanitaires et vétérinaires, le lancement de négociations sur l’accession de la Géorgie à la Communauté de l’énergie…
• La question des visas
La suppression des visas de court séjour avec l’espace Schengen est une priorité pour la Géorgie (comme pour l’Ukraine). Alors que des accords de facilitation de la délivrance des visas et de réadmission sont déjà en vigueur depuis mars 2011, un plan d’action en deux phases a été mis en place en mars 2013 entre l’Union européenne et la Géorgie en vue d’une libéralisation des visas de court séjour, ce qui implique préalablement l’adoption et l’application effective par la Géorgie d’un certain nombre de mesures techniques.
Le rapport précité des institutions européennes sur l’application de la Politique de voisinage signale que la Géorgie a passé avec succès la première phase du plan d’action – l’établissement d’un cadre législatif et réglementaire adéquat –, tandis que la seconde phase – l’évaluation de l’application effective de ce cadre – a été lancée en octobre 2014. Ce rapport relève aussi l’adoption en 2014 de lois et de mesures sur la citoyenneté, le statut des étrangers, des apatrides et des demandeurs d’asile, ainsi que la prise en charge des migrants en situation irrégulière. Par ailleurs, il faut rappeler que l’Union européenne et la Géorgie sont liées depuis le 30 novembre 2009, par un « Partenariat pour la mobilité » : proposé aux pays de son « voisinage » par l’Union européenne, ce type d’accord vise à couvrir l’ensemble des problématiques de la mobilité des personnes, de la promotion de la mobilité professionnelle au contrôle des flux migratoires en passant par l’amélioration de l’accueil des demandeurs d’asile, le soutien au retour volontaire et l’application des procédures de réadmission.
Comme on l’a dit s’agissant de l’Ukraine, et alors que la Moldavie bénéficie du régime sans visas depuis le 28 avril 2014, le sommet du Partenariat oriental à Riga le 21 mai 2015 n’a cependant pas débouché sur les avancées espérées par la Géorgie, mais sa déclaration finale laisse implicitement espérer la suppression des visas de court séjour Schengen début 2016 pour les deux pays.
• La participation aux opérations extérieures de l’Union
La Géorgie manifeste sa volonté d’intégration européenne en participant volontairement à certaines des opérations extérieures de l’Union :
– l’opération militaire en République centrafricaine (EUFOR-RCA), où elle est le deuxième plus grand contributeur avec l’envoi de 150 soldats d’infanterie légère ;
– la mission militaire visant à contribuer à la formation des forces armées maliennes (EUTM-Mali).
• Les financements européens
En contrepartie de son engagement européen, la Géorgie bénéficie assez largement des financements communautaires dans le cadre de la Politique de voisinage : la dotation financière indicative de la Géorgie dans la programmation 2014-2017 s’élève à 335 à 410 millions d’euros ; cependant, en 2014, seuls 41 millions ont effectivement été payés sur 131 millions programmés. Le pays a perçu un total de 452,1 millions d’euros d’aides sur la période budgétaire précédente, 2007-2013.
La Géorgie a fait après la Révolution des roses le choix stratégique de la candidature à l’OTAN. Ce choix fait au parlement géorgien l’objet d’un consensus supra-partisan. Le pays a montré son appétence pour l’OTAN en devenant (en 2012) le plus gros contributeur non membre de l’organisation à l’intervention en Afghanistan, où il a envoyé jusqu’à 1 500 soldats, ce qui a été un effort considérable pour un petit pays qui doit par ailleurs rester mobilisé sur la ligne de front avec les entités séparatistes.
La Géorgie a reçu la qualification de pays ayant « vocation à rejoindre l’Alliance atlantique » au sommet de Bucarest d’avril 2008, tandis que le sommet de Chicago de mai 2012 a franchi une étape supplémentaire en indiquant que la Géorgie « deviendrait membre (…) de l’OTAN ». Cependant, dans le contexte actuel, il est à noter que, le 26 mars 2014, le président Barack Obama a publiquement déclaré que ni l’Ukraine, ni la Géorgie « ne sont aujourd’hui sur le chemin d’une adhésion à l’OTAN ».
Au dernier sommet de l’OTAN, réuni à Newport (Pays de Galles) les 4 et 5 septembre 2014, la Géorgie a obtenu un « paquet substantiel » de mesures de l’Organisation en matière de coopération, d’entraînement, de participation à des exercices, etc. Ceci s’inscrit dans une « initiative de renforcement des capacités de défense et des capacités de sécurité » au bénéfice de partenaires prioritaires de l’Alliance atlantique.
Malgré le très important contentieux entre les deux pays, la Géorgie ne peut pas se passer de relations avec la Russie.
Ce d’abord pour des raisons historiques, la Géorgie ayant fait partie de l’empire des tsars à partir de son annexion en 1801, puis de l’URSS après l’invasion par l’Armée rouge, en 1921, de la première république indépendante de Géorgie.
De cette histoire commune sont restés des liens humains et économiques étroits. De nombreux Géorgiens ont cherché du travail en Russie et c’est encore le cas aujourd’hui. Plus d’un million de citoyens géorgiens vivent à l’étranger, dont beaucoup en Russie (peut-être 800 000), et les sommes qu’ils transfèrent sont vitales pour l’économie géorgienne : globalement les transferts financiers des migrants représenteraient l’équivalent de 12,5 % du PIB de la Géorgie (chiffre donné par la CNUCED pour 2013) ; leur montant total s’élevait à 1,3 milliard de dollars en 2012, dont 750 millions en provenance de Russie (Grèce et Italie venant ensuite). La récession en Russie s’est toutefois traduite depuis par une réduction de près de moitié de ces transferts.
Par ailleurs, la Russie constitue le débouché traditionnel, conformément à des circuits commerciaux établis du temps de l’URSS, des productions géorgiennes les plus caractéristiques : vins et spiritueux, agrumes, eau minérale de Borjomi… Ce commerce a été freiné ces dernières années par des mesures restrictives de la Russie (voir infra), mais reprend aujourd’hui. De plus, les intérêts russes sont très présents dans l’économie géorgienne, par exemple dans la production et la distribution d’électricité, ou encore dans les infrastructures avec le rachat récent de 49 % des parts du terminal pétrolier de Poti par l’entreprise Rosneft.
Des sondages montrent l’ambiguïté de la position des Géorgiens vis-à-vis de la Russie : dans celui précité de l’International Republican Institute, 85 % des sondés jugent négativement les relations avec la Russie et seuls 5 % positivement ; 76 % considèrent la Russie comme la principale menace ; mais 85 % aussi se disent favorables à la poursuite du dialogue avec elle, ce qui est au fond logique, car le caractère menaçant d’un puissant voisin est une raison de plus de chercher à composer avec lui.
Un autre sondage récent (17) montre une popularité croissante de l’idée d’adhérer à l’Union économique eurasiatique (pilotée par la Russie et incompatible avec le présent accord d’association) dans la population géorgienne : 31 % des personnes interrogées soutiennent en 2015 l’adhésion de la Géorgie à cette organisation, contre 11 % en novembre 2013 et 20 % en août 2014.
La confrontation entre la Géorgie et la Russie a atteint son paroxysme avec la guerre de 2008 et dans les années qui ont suivi, à la fin de la présidence de M. Mikheïl Saakachvili. L’alternance politique qui a eu lieu en 2012-2013 a permis une forme d’apaisement dans les relations bilatérales, bien que ce soit sans aucun début de règlement des conflits majeurs évoqués supra :
– les contacts politiques de haut niveau ont repris et un canal de consultations informelles a été mis en place avec la désignation d’envoyés spéciaux par les deux pays, MM. Zourab Abachidze et Grigori Karassine ;
– les embargos imposés par la Russie depuis 2006, sous des prétextes sanitaires, sur divers produits géorgiens ont été levés, permettant le rétablissement d’un circuit commercial qui était très important pour l’économie géorgienne à l’époque soviétique. Certains vins, eaux minérales et produits agricoles (certains fruits, légumes, ainsi que les noix) sont dorénavant de nouveau admis sur le marché russe. La récession actuelle en Russie a toutefois entraîné une diminution de près de moitié des exportations géorgiennes de vin vers ce pays, même si celles-ci continuent de représenter près de la moitié du total des exportations de vin de la Géorgie ;
– la liaison aérienne Moscou-Tbilissi a également été rétablie en 2014 ;
– un plus grand nombre de visas a été délivré par les autorités russes aux Géorgiens.
Cependant, l’absence d’avancées sur les conflits d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, la décision géorgienne de signer le présent accord d’association et plus généralement la crise ukrainienne et le climat conflictuel entre la Russie et l’Occident ont à nouveau rendu les relations russo-géorgiennes plus difficiles depuis quelques mois.
La Russie a récemment renforcé ses liens avec les entités séparatistes de Géorgie, qu’elle reconnaît comme des États souverains et où stationnent environ 10 000 de ses soldats :
– elle a signé le 24 novembre 2014 un accord de coopération et de partenariat stratégique avec l’Abkhazie, lequel prévoit la création d’un espace de défense et de sécurité commun, ainsi que d’un centre de coordination des organes policiers, et enfin de généreuses subventions russes pour financer des mesures sociales ;
– elle a de même conclu le 18 mars 2015 un traité d’alliance et d’intégration avec l’Ossétie du Sud, lequel crée un espace de défense et de sécurité commun, lève les contrôles à la « frontière » mitoyenne et institue un espace douanier commun.
Ces traités avec des États de fait non reconnus en droit international conduisent en pratique à une quasi-intégration à la Russie de territoires qui sont en droit des parties de la Géorgie. Ils sont inacceptables pour la Géorgie et ont été dénoncés par l’Union européenne, l’OTAN et les États-Unis.
Par ailleurs, les deux régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud ont reconnu le referendum du 16 mars 2014 validant l’annexion de la Crimée par la Russie et ont procédé à une reconnaissance mutuelle avec les « républiques populaires » auto-proclamées de Donetsk et de Louhansk.
Ainsi qu’on l’a vu supra (voir graphique dans la partie consacrée à l’économie ukrainienne), la Géorgie présente un PIB par habitant d’un peu moins de 8 000 dollars (en parité de pouvoir d’achat) qui est voisin de celui de l’Ukraine et la classe dans la médiane des ex-républiques soviétiques. C’est une performance honorable si on la compare aux autres États post-soviétiques comparables, c’est-à-dire dépourvus de gisements d’hydrocarbures et à dominante agricole, tels que la Moldavie, l’Arménie ou l’Ouzbékistan.
Après les grandes difficultés qui ont suivi la fin de l’URSS, les années 2000 ont été caractérisées par une croissance très rapide, avec des taux annuels proches en moyenne de 6 % sur la période 2000-2004, puis, au lendemain de l’arrivée au pouvoir du président Mikheïl Saakachvili, supérieurs à 10 % sur 2005-2007.
La Géorgie a subi en 2008 à la fois la crise financière mondiale et la guerre avec la Russie, ce qui a entraîné une récession de 3,7 % en 2009.
Mais l’économie géorgienne a ensuite bien rebondi, avec une croissance annuelle supérieure à 6 % de 2010 à 2012. La croissance repose largement sur les investissements étrangers et les services, mais aussi désormais sur l’essor de la production industrielle et des travaux publics, auquel la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum ont contribué ; la Géorgie valorise ainsi sa position géographique de lieu de transit des hydrocarbures de la mer Caspienne.
On observe un ralentissement relatif dans la période la plus récente, en lien avec la crise économique grave et les dépréciations monétaires que connaissent des partenaires économiques importants de la Géorgie comme la Russie et l’Ukraine (les envois de fonds des Géorgiens installés en Russie ont notamment fortement baissé) : après 4,7 % de croissance en 2014, le FMI anticipe 2 % en 2015.
La Géorgie a fait des choix économiques résolument libéraux : allégement et simplification de la fiscalité, mesures d’incitation aux investissements étrangers, recours massif à l’aide financière internationale en se pliant aux conditions du FMI, privatisations…
Cela lui vaut d’être classée par la Banque mondiale au 15ème rang mondial sur 189 dans son classement Doing Business de 2015 qui est censé mesurer l’adéquation de l’environnement réglementaire et administratif à la création et au développement des PME.
Le Competitiveness Report 2014–2015 du World Economic Forum attribue néanmoins un classement moins flatteur à l’économie géorgienne, qui serait la 69ème au monde (sur 144) pour la compétitivité, car cette économie reste entravée par un certain nombre de points de faiblesse : petite taille du marché géorgien, faible degré d’innovation, qualification insuffisante de la main d’œuvre, problèmes de financement des entreprises… Il est toutefois frappant de constater que la question de la corruption est totalement absente du tableau de ces points faibles, alors que, dans les autres économies post-soviétiques, c’est toujours l’un des problèmes cités en premier, voire souvent le premier. De même, s’agissant de la Géorgie, les autres facteurs négatifs potentiels concernant la gouvernance publique – la bureaucratie inefficace, l’instabilité des réglementations… – sont peu présents : il semble effectivement que les réformes menées aient été efficaces de ce point de vue.
La situation des finances publiques géorgiennes reste assez bonne malgré le ralentissement économique : le déficit budgétaire devrait passer de 1,8 % du PIB en 2014 à 3,1 % en 2015. Bien qu’en augmentation, la dette publique reste soutenable : elle devrait représenter 42 % du PIB fin 2015. L’inflation, de l’ordre de 3 % par an, est sous contrôle.
Le taux de chômage reste cependant élevé (environ 15 % des actifs) et une grande part de la population vit dans la pauvreté. Le choix d’un modèle économique très libéral suscite aussi des critiques sur l’insuffisance d’une vision prospective de la politique économique et sur les coûts sociaux.
La balance des transactions courantes est traditionnellement fortement déficitaire (souvent 10 % ou plus du PIB) ; après 9,6 % du PIB en 2014, son déficit est prévu par le FMI à 11,5 % de celui-ci pour 2015.
La monnaie nationale, le lari, s’est assez fortement dépréciée depuis quelques mois : face à l’euro, elle a baissé de 16 % de fin octobre 2014 à fin avril 2015.
Comme on peut le voir sur le tableau ci-après, le commerce extérieur géorgien est prioritairement tourné vers l’Union européenne et vers ses voisins, Turquie, Azerbaïdjan et Arménie.
La Russie ne pèse plus que 7 % environ dans le commerce extérieur géorgien et y est même devancée par l’Ukraine, bien que la Géorgie ait une frontière commune avec la première et pas avec la seconde – cela rend bien compte des difficultés entre Géorgie et Russie.
Les principaux partenaires commerciaux de la Géorgie en 2013
(part des partenaires en % des montants totaux)
Importations : en % du total |
Exportations : en % du total |
Commerce total : en % du total | |||
Union européenne |
28,8 |
Azerbaïdjan |
24,4 |
Union européenne |
26,7 |
Turquie |
17,1 |
Union européenne |
20,8 |
Turquie |
14,2 |
Azerbaïdjan |
8,1 |
Arménie |
10,9 |
Azerbaïdjan |
12,5 |
Ukraine |
7,7 |
Ukraine |
6,6 |
Ukraine |
7,4 |
Russie |
7,5 |
Russie |
6,5 |
Russie |
7,2 |
Chine |
7,2 |
Turquie |
6,3 |
Chine |
5,5 |
Source : Commission européenne, DG Commerce, « Georgia, Trade with world ».
En 2014, les flux commerciaux entre l’Union européenne et la Géorgie ont représenté globalement 2,6 milliards d’euros, avec un fort déséquilibre au bénéfice de l’Union (1,9 milliard d’euros d’exportations vers la Géorgie contre moins de 0,7 milliard d’importations depuis ce pays).
Ces échanges, après avoir connu une forte croissance (ils ont triplé de 2005 à 2012), sont depuis 2012 en légère baisse.
Du point de vue de l’Union, la Géorgie est un partenaire économique peu significatif : elle est le 76ème partenaire commercial de l’Union (prise comme un bloc commercial), dont elle n’assure qu’environ 0,1 % des flux commerciaux (extra-communautaires).
Pour la Géorgie, en revanche, l’Union est un partenaire déterminant, puisque ce pays fait avec elle plus du quart de son commerce extérieur.
Les importations européennes depuis la Géorgie sont dominées par les matières premières minérales (minerais et hydrocarbures), qui en représentent près de 55 %, tandis que les exportations de l’Union vers ce pays sont diversifiées, avec un poids important (comme ailleurs dans le monde) de ces points forts de l’économie européenne que sont les produits de la mécanique (machines et matériels de transport), de la chimie et de la pharmacie.
Les relations politiques entre la France et la Géorgie s’inscrivent dans une longue histoire, puisque c’est en France qu’en 1921 s’était réfugié le gouvernement en exil de la première république indépendante de Géorgie (annexée par l’URSS).
Depuis 2004, la Géorgie a cherché de manière constante à se protéger de la Russie en se rapprochant des pays occidentaux. Comme on l’a vu, l’adhésion à l’OTAN et à terme à l’Union européenne sont des objectifs affichés et, dans cette optique d’intégration « euro-atlantique », la Géorgie a multiplié les contacts et les accords bilatéraux avec les pays européens, dont la France.
Les contacts ont été maintenus au plus haut niveau politique : M. Chevardnadze avait effectué une visite officielle en France en 1995. M. Saakachvili l’a suivi en 2010 et le président Sarkozy lui a rendu la pareille en octobre 2011. L’actuel Président de la République a eu des entretiens avec le président Margvelachvili à l’occasion du sommet du Partenariat oriental le 29 novembre 2013 à Vilnius, puis du sommet sur la sécurité nucléaire du 24 avril 2014 à La Haye, avant de se rendre le 13 mai 2014 en visite officielle à Tbilissi ; il s’est entretenu à nouveau avec son homologue géorgien en marge du sommet de l’OTAN le 4 septembre 2014 à Newport, ainsi qu’avec le premier ministre Garibachvili lors du sommet du Partenariat oriental le 21 mai dernier à Riga. Le ministre des affaires étrangères et du développement international a reçu son homologue géorgienne à Paris le 1er juillet 2013 et a effectué, conjointement avec son homologue allemand, un déplacement en Géorgie le 24 avril 2014.
Notre coopération culturelle en Géorgie s’appuie principalement sur l’Institut français de Géorgie, qui a été ouvert en 1998 et dispense des cours à un millier d’élèves différents par an, et sur l’École française du Caucase : cette école privée homologuée a été créée en 2006 et installée dans de nouveaux locaux en 2010 ; elle comptait 254 élèves en septembre 2014, de la maternelle jusqu’au collège. L’école Marie-Brosset est également homologuée et située à Tbilissi : elle accueille 68 élèves.
L’ambassade attribue également une douzaine de bourses universitaires par an.
Par ailleurs, une politique de soutien à l’enseignement du français a été mise en place : un fonds ad hoc, alimenté par des entreprises, a été mis en place en 2013 et permet l’enseignement du français dans quatorze écoles publiques (classes du primaire) et la relance de notre langue dans l’enseignement secondaire géorgien, où 8 000 élèves l’apprennent.
Les moyens consacrés annuellement à la coopération culturelle sont cependant en réduction dans le contexte budgétaire qui est celui de la France ; en 2015, ils représentent 280 000 euros.
Un accord intergouvernemental concernant la coopération dans le domaine de la défense a été conclu en février 1997. Le centre de formation des troupes de montagne de Satchkéré, inauguré en août 2006, a été créé avec l’appui de la France. Des instructeurs français y dispensent des formations et des instructeurs géorgiens se rendent en stages d’immersion dans des unités militaires françaises. Plus généralement, des officiers géorgiens sont régulièrement formés dans les écoles militaires françaises et des missions d’experts accompagnent les réformes du ministère géorgien de la défense.
Un service de sécurité intérieure (SSI) à vocation régionale (Caucase) a été créé dès septembre 2002 à l’ambassade de France à Tbilissi. La coopération opérationnelle a réellement débuté en 2006 et les échanges se sont intensifiés depuis 2008 dans le cadre de demandes d’entraide judiciaire.
Fin 2014, il y avait presque 8 000 Géorgiens vivant en situation régulière en France, contre 4 400 en 2009. Selon l’ambassade de Géorgie à Paris, la communauté géorgienne présente sur notre sol, toutes catégories confondues, représenterait 10 000 à 13 000 personnes. Cette communauté est nourrie par un flux annuel d’arrivées qui est non négligeable, avec plus de 900 nouveaux titres délivrés en 2014, dont près de la moitié pour motif humanitaire.
En 2014, 6 700 visas de court séjour (« Schengen ») et 242 de long séjour ont été délivrés par notre poste en Géorgie. Le taux de refus des demandes de visas français exprimées en Géorgie, soit 12,5 % en 2014, est un peu supérieur à la moyenne (sur l’ensemble de nos postes dans le monde).
La communauté française enregistrée en Géorgie compte un peu plus de 300 personnes.
Les échanges commerciaux entre les deux pays restent faibles, bien qu’en croissance tendancielle : les flux croisés bilatéraux ont atteint 117 millions d’euros en 2011, 120 millions en 2012 et ont bondi à 181 millions en 2013, avant de revenir à 140 millions en 2014. Ils sont également caractérisés par un fort excédent structurel au bénéfice de la France : en 2014, 108 millions d’euros d’exportations françaises vers la Géorgie pour 32 millions d’exportations géorgiennes vers la France.
Les exportations françaises vers la Géorgie sont principalement composées de produits pharmaceutiques (à 28 % en 2014), de biens d’équipements (25 %), de produits agro-alimentaires (14 %) et de produits cosmétiques (12 %). Les importations en provenance de Géorgie sont composées (en 2014) à 53 % de produits chimiques et à 12 % de produits agricoles.
La France reste un partenaire commercial secondaire de la Géorgie : elle a été à l’origine de 2,08 % des importations géorgiennes en 2013, ce qui en a fait le 14ème fournisseur du pays, et a absorbé 1,16 % des exportations géorgiennes, étant ainsi le 17ème client de la Géorgie. Et, du point de vue français, les exportations vers la Géorgie pesant moins de 0,03 % dans le total de nos exportations, ce pays reste un marché très peu significatif.
En dépit de la faiblesse de sa part de marché, la France est un investisseur important en Géorgie, notamment dans le secteur financier (la Société Générale a racheté la troisième banque du pays) et dans la distribution (Carrefour). 29 entreprises françaises sont présentes.
Les accords d’association avec l’Ukraine et la Géorgie sont des textes très proches, de même d’ailleurs que celui avec la Moldavie. Ils comprennent seulement quelques clauses différentes, notamment en matière de dérogations au libre-échange généralisé qu’ils instituent avec l’Union européenne.
L’Ukraine et la Géorgie avaient signé avec l’Union européenne, respectivement en 1994 et 1996, des accords de partenariat et de coopération, comme au même moment la quasi-totalité des ex-républiques soviétiques.
Les présents accords d’association remplacent ces accords et représentent un nouveau pas dans les relations entre l’Union et ces deux pays voisins. Leur négociation (de même que celle de l’accord d’association conclu avec la Moldavie, déjà approuvé par l’Assemblée nationale) s’inscrit dans le processus dit du « Partenariat oriental », qui est lui-même un élément de la « Politique européenne de voisinage ».
Le Partenariat oriental a été lancé en 2009 en direction de six pays : Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine. Issue d’une initiative polono-suédoise, sa création s’inscrivait dans un contexte marqué, d’une part par la guerre russo-géorgienne d’août 2008, d’autre part, s’agissant du voisinage méridional de l’Union, par la création en 2008 de l’Union pour la Méditerranée. Les ambitions du Partenariat oriental sont décrites dans les déclarations des sommets de Prague (2009), Varsovie (2011) et Vilnius (2013) :
– le renforcement du dialogue politique via la conclusion d’accords d’association ;
– la libéralisation des échanges commerciaux et la reprise d’une grande part de l’« acquis communautaire » par le biais d’accords de libre-échange « complet et approfondi », intégrés aux accords d’association ;
– la libéralisation, à terme, du régime des visas de court séjour ;
– le développement de la coopération régionale au moyen de rencontres politiques (sommets tous les deux ans et réunions ministérielles) et techniques et de projets concrets.
Du fait des louvoiements du président Viktor Ianoukovytch, appuyé sur une majorité « pro-russe », de 2010 à 2013, la négociation a été plus chaotique avec l’Ukraine qu’avec la Géorgie, dont l’engagement européen est clair depuis longtemps.
• Le Conseil de l’Union européenne a autorisé la Commission à négocier un accord d’association avec la Géorgie le 10 mai 2010 et les négociations ont été ouvertes le 15 juillet 2010. La négociation du volet commercial de l’accord a été lancée en mars 2012 et finalisée le 22 juillet 2013. L’accord a été paraphé le 29 novembre 2013 à Vilnius, lors du troisième sommet du Partenariat oriental, puis signé définitivement le 27 juin 2014. La principale aspérité lors de ces négociations a été la question de la « perspective européenne » que les autorités géorgiennes auraient souhaité graver dans le marbre de l’accord.
• Avec l’Ukraine, c’est dès le 22 janvier 2007 qu’il avait été décidé de négocier un accord d’association et les négociations ont débuté dès mars 2007 (février 2008 pour le volet commercial). Lors du 15ème sommet Union européenne-Ukraine du 19 décembre 2011, les deux parties avaient annoncé être parvenues à une entente concernant le texte de l’accord, qui a effectivement été paraphé en deux fois les 30 mars et 19 juillet 2012.
Mais ensuite, la dégradation des relations entre l’Union et l’exécutif ukrainien a amené le Conseil de l’Union européenne, dans ses conclusions du 10 décembre 2012, à subordonner la signature définitive de l’accord, programmée d’ici le sommet du Partenariat oriental à Vilnius en novembre 2013, à trois conditions :
– la mise en conformité du processus électoral avec les normes internationales ;
– la fin de la « justice sélective », illustrée par le procès fait à l’ancienne première ministre Ioulia Tymochenko ;
– la mise en œuvre des réformes définies dans le programme d’association arrêté conjointement.
Après de nombreux atermoiements et diverses tentatives de conciliation (concernant notamment une éventuelle libération de Mme Tymochenko pour raisons médicales), on se rappelle que, le 21 novembre 2013, juste avant le sommet de Vilnius, le gouvernement ukrainien a finalement suspendu le processus d’association, ce qui a déclenché les manifestations qui devaient conduire à la révolution de Maïdan.
Après celle-ci, ce processus a pu être repris et parachevé avec le nouvel exécutif ukrainien, avec la signature dès le 21 mars 2014 du volet politique général de l’accord, puis de ses autres dispositions (libre-échange, « acquis communautaire » et coopérations diverses) le 27 juin de la même année.
Les deux accords d’association portent à la fois sur des matières relevant de la compétence de l’Union européenne et sur des matières relevant de celle des États membres. Il en va ainsi notamment, s’agissant de leur volet politique, des clauses en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité et la prolifération des armes de destruction massive, avec l’obligation de mettre en place des systèmes nationaux de contrôle des exportations, mais également, s’agissant de la partie commerciale, des dispositions qui décrivent précisément les mécanismes judiciaires qui doivent être mis en place pour protéger les droits de propriété intellectuelle. Les accords sont donc de nature « mixte » : ils doivent, pour entrer en vigueur, non seulement être approuvés par les institutions communautaires (Conseil et Parlement européen), mais aussi ratifiés par chacun des États membres.
De plus, ce genre de dispositions, par exemple celles prévoyant des échanges possibles d’informations, vraisemblablement nominatives, pour lutter contre le terrorisme ou encore définissant la protection judiciaire des droits de propriété intellectuelle à mettre en place, sont de nature législative au regard de notre droit national, d’où l’obligation d’une ratification parlementaire.
Dans l’attente de la ratification par la totalité des États membres et conformément à la pratique s’agissant des accords « mixtes », les dispositions finales des deux accords (respectivement leurs articles 431 pour ce qui est de la Géorgie et 486 pour ce qui est de l’Ukraine) permettent une application provisoire anticipée de l’essentiel de leurs dispositions à compter du premier jour du second mois suivant la notification de leur ratification par les deux pays concernés. Les accords sont donc appliqués à titre provisoire respectivement depuis le 1er septembre 2014 s’agissant de la Géorgie et le 1er novembre 2014 s’agissant de l’Ukraine.
Cependant, pour l’Ukraine, l’application des clauses commerciales de l’accord a été repoussée au 1er janvier 2016 (voir infra), mais le pays bénéficie transitoirement, à titre d’aide dans sa situation présente, de concessions commerciales unilatérales de l’Union : les « mesures commerciales autonomes » adoptées en avril 2014 ont supprimé 94,7 % des droits de douane alors appliqués par l’Union sur les importations de produits industriels provenant d’Ukraine et la totalité des droits sur celles de produits agricoles.
La ratification des accords est intervenue respectivement le 18 juillet 2014 au parlement géorgien et au 16 septembre 2014 au parlement ukrainien.
Le Parlement européen a approuvé les accords avec l’Ukraine et la Géorgie respectivement les 16 septembre et 18 décembre 2014.
Entre juillet 2014 et février 2015, neuf États membres ont successivement notifié leur ratification des deux accords (généralement simultanément pour les deux) : la Roumanie, la Lituanie, Malte, la Bulgarie, la Lettonie, la Slovaquie, la Suède, l’Estonie et le Danemark.
Les relations économiques privilégiées, voire l’imbrication économique, qui existaient entre la Russie et l’Ukraine, ou du moins certaines régions de celle-ci, ont conduit l’Union européenne à accepter de mener trois séries de consultations techniques (mars 2014, juin 2014 et avril 2015) avec la Russie sur l’impact du volet commercial de l’accord avec l’Ukraine sur l’économie russe. Il convenait également de prendre en compte les impacts sur l’économie ukrainienne de la rupture de certains liens avec la Russie.
Dans la déclaration ministérielle commune du 12 septembre 2014 sur la mise en œuvre de l’accord d’association et de la zone de libre-échange approfondi et complet UE-Ukraine, adoptée suite à ces consultations, l’Union a proposé de repousser jusqu’au 31 décembre 2015 l’application de ce volet commercial. De son côté, la Russie a confirmé que le régime préférentiel dont bénéficie l’Ukraine au titre de l’accord de libre-échange entre les États de la CEI continuera de s’appliquer. Par décision du Conseil en date du 29 septembre 2014 (2014/691/UE), il a donc été décidé de reporter au 1er janvier 2016 l’entrée en vigueur du titre IV de l’accord avec l’Ukraine, soit l’ensemble des questions commerciales et liées au commerce.
Parallèlement, les « mesures commerciales autonomes » (voir supra) ont été prolongées jusqu’à cette date.
Les présents accords sont des documents volumineux : 486 articles complétés par 44 annexes et trois protocoles s’agissant de celui avec l’Ukraine ; 432 articles, 34 annexes et quatre protocoles s’agissant de la Géorgie.
Les deux accords sont bâtis de la même manière : ils comportent l’un et l’autre trois volets, portant respectivement sur le dialogue et les réformes politiques, le commerce et la coopération. Leur structure est également identique : ils comprennent d’abord des dispositions générales relatives aux « objectifs » et « principes généraux », puis traitent successivement du dialogue politique, des questions de justice, liberté et sécurité, du commerce, enfin des différentes coopérations.
Un point particulier mérite une explication : les accords ont été passés au nom de l’Union européenne, mais aussi de la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA). En effet, cette organisation, créée en 1957 en même temps que la Communauté économique européenne, n’a jamais été juridiquement fusionnée avec l’Union européenne, bien qu’elle fonctionne avec les mêmes institutions. Or, les deux accords comprennent des stipulations qui prévoient une coopération dans le domaine du nucléaire civil (respectivement leurs articles 298 et 342 pour la Géorgie et l’Ukraine), champ de compétence de la CEEA. Dans le cas de l’Ukraine, cette coopération est effectivement essentielle, l’Europe y engageant des moyens importants, pour la gestion des suites de la catastrophe de Tchernobyl.
Durant la négociation des présents accords (de même d’ailleurs que de l’accord avec la Moldavie), l’un des points les plus sensibles et discutés a été le souhait des pays signataires de se voir reconnaître formellement, dans le texte de l’accord les concernant, une perspective d’adhésion à l’Union européenne. Mais cette demande, soutenue par des États membres de l’est et du nord de l’Europe, constituait aussi une « ligne rouge » pour plusieurs autres, dont la France.
Ce débat n’étant pas neuf, il faut rappeler que, dès ses débuts, le Partenariat oriental a visé non à une adhésion de ses bénéficiaires, mais seulement à « l’établissement d’une association politique et un approfondissement de l’intégration économique » avec l’Union européenne, pour reprendre les termes de la déclaration commune adoptée lors du sommet fondateur de Prague le 7 mai 2009. La même déclaration énonce explicitement que ce partenariat « sera développé sans préjudice des aspirations exprimées par les différents pays partenaires en ce qui concerne leur future relation avec l’Union européenne ».
Le cadre juridique des accords d’association en droit européen est également clair. Ils ne s’inscrivent aucunement dans la politique d’élargissement, mais dans la Politique de voisinage, relevant de l’article 8 du Traité sur l’Union européenne : « l’Union développe avec les pays de son voisinage des relations privilégiées, en vue d’établir un espace de prospérité et de bon voisinage, fondé sur les valeurs de l’Union et caractérisé par des relations étroites et pacifiques reposant sur la coopération [et, à cette fin,] peut conclure des accords spécifiques avec les pays concernés (…) ».
Les préambules des deux accords rendent compte de cette tension entre les demandes des uns et des autres :
– ils mettent en exergue les « aspirations européennes » de l’Ukraine et de la Géorgie, ainsi que l’histoire et les « valeurs communes » qu’elles partagent avec les États membres de l’Union. Plus insistant, l’accord avec l’Ukraine souligne aussi « l’importance qu’attache l’Ukraine à son identité européenne » et le « fort soutien de l’opinion publique ukrainienne en faveur du choix du pays de se tourner vers l’Europe » ;
– mais chacun des deux textes dispose aussi qu’il ne « préjuge » pas de l’évolution future des relations de l’Union avec les deux pays, celui avec la Géorgie laissant explicitement la « voie ouverte » au processus des relations futures avec l’Union.
L’Ukraine, la Géorgie et d’ailleurs aussi la Moldavie ont en commun d’avoir perdu le contrôle effectif d’une partie de leur territoire. Sans revenir sur les enjeux politiques majeurs de cette situation, son traitement dans le texte des accords constitue de toute évidence un sujet sensible.
• S’agissant de la Géorgie, l’article 9 de l’accord avec ce pays garantit la poursuite de l’implication de l’Union européenne dans le règlement des conflits abkhaze et ossète, sur la base de « l’accord en six points » (voir supra) d’août 2008 : « les parties réaffirment leur volonté de régler les conflits pacifiquement, en respectant pleinement la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Géorgie (…). Le règlement pacifique des conflits constituera l’un des principaux sujets à l’ordre du jour du dialogue politique entre les parties (…). Les parties reconnaissent l’importance (…) de poursuivre la mise en œuvre pleine et entière de l’accord en six points conclu le 12 août 2008 et de ses mesures d’exécution ultérieures, de mener des politiques de non-reconnaissance [des entités séparatistes] et de dialogue se renforçant mutuellement, de soutenir les discussions internationales de Genève, de permettre le retour en toute sécurité et dans la dignité de l’ensemble des personnes déplacées (…) et d’assurer une présence significative sur le terrain de la communauté internationale, y compris de l’UE si cela se justifie ».
Par ailleurs, l’article 429 du même accord dispose qu’« en ce qui concerne la région de l’Abkhazie et celle de Tskhinvali /de l’Ossétie du Sud sur lesquelles le gouvernement géorgien n'exerce aucun contrôle effectif, le présent accord ou son titre IV [commerce] ne commenceront à s’appliquer que lorsque la Géorgie garantira la mise en œuvre et le respect intégraux, respectivement, du présent accord ou de son titre IV (…) sur l’ensemble de son territoire. Le conseil d’association adopte une décision sur le moment à partir duquel la mise en œuvre et le respect intégraux du présent accord ou de son titre IV (…) sont garantis sur l’ensemble du territoire de la Géorgie ».
Par conséquent, tant que le conseil d’association (composé de représentants européens et géorgiens et statuant par consensus) n’aura pas adopté une décision reconnaissant que l’accord peut effectivement être appliqué sur tout le territoire géorgien, il ne s’appliquera ni à l’Abkhazie, ni à l’Ossétie du Sud.
• Ayant été signé définitivement en mars et juin 2014, peu après le coup de force russe en Crimée et au début de la rébellion séparatiste dans le Donbass, l’accord d’association avec l’Ukraine ne pouvait pas contenir de dispositions spécifiques aux régions sur lesquelles le gouvernement de Kiev a perdu depuis lors le contrôle.
C’est pourquoi son article 483 prévoit sommairement une application de l’accord « au territoire de l’Ukraine ». Mais il est assez évident que, de fait, l’accord ne pourra pas s’appliquer en Crimée et dans les « républiques » auto-proclamées du Donbass, dont d’ailleurs on imagine mal les « autorités » demander cette application.
Les deux accords commencent par un titre Ier consacré aux « principes généraux » où sont affirmés, dans des termes identiques ou voisins, quelques éléments essentiels :
– le respect des principes démocratiques, des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive sont qualifiés d’« éléments essentiels » des accords ;
– les parties affirment leur attachement aux principes de l’économie de marché, à l’État de droit, à la bonne gouvernance, à la lutte contre la corruption, le terrorisme et la criminalité transnationale, enfin à la promotion du développement durable et d’un « multilatéralisme effectif ».
S’agissant de l’Ukraine, l’article 2 met en également en exergue, comme « élément essentiel », dans un contexte qu’il n’est pas besoin de rappeler, « l’encouragement du respect des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale, d’inviolabilité des frontières et d’indépendance ».
Par ailleurs, les deux accords prévoient une « convergence progressive dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité » et listent les nombreux domaines où une coopération entre l’Union européenne et ses partenaires est prévue : lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, le commerce illicite des armes légères, le terrorisme, la criminalité organisée, la corruption, le trafic de drogue, le blanchiment de fonds illégaux ; gestion des migrations, de l’asile et des frontières ; gestion des finances publiques ; fiscalité ; statistiques ; politiques économiques sectorielles (industrie, services financiers, audiovisuel, droit des sociétés, agriculture, pêche, tourisme, transports, énergie, etc.) ; environnement ; recherche ; protection des consommateurs ; politiques sociales et santé publique ; culture ; activités sportives, etc.
Cette convergence et ces coopérations nécessitent un dispositif institutionnel. Les deux accords mettent en place une architecture identique :
– un conseil d’association, chargé de superviser et de contrôler l’application et la mise en œuvre de l’accord, ainsi que de réexaminer de façon périodique le fonctionnement de celui-ci à la lumière de ses objectifs – le conseil d’association est notamment l’occasion d’adopter et d’ajuster les programmes d’association qui détaillent les mesures à mettre en œuvre. Ce conseil est constitué de ministres du pays partenaire, de commissaires européens et de membres du Conseil de l’Union européenne (donc par ce biais de ministres des États membres, mais il n’est pas prévu une représentation des États membres en tant que tels). Il doit se réunir au moins une fois par an ;
– un comité d’association, composé de hauts fonctionnaires et chargé de préparer les réunions du conseil d’association. Le comité doit se réunir au moins une fois par an dans une configuration spécifique pour examiner les questions commerciales ;
– des sous-comités, dédiés notamment aux aspects commerciaux de l’accord, par exemple aux questions sanitaires et phytosanitaires ou aux indications géographiques protégées ;
– un comité parlementaire d’association, composée de membres du Parlement européen et de ses homologues des partenaires, qui a notamment pour mission de formuler des recommandations au conseil d’association ;
– une plate-forme de la société civile, formée notamment, s’agissant de l’Union européenne, de membres du Comité économique et social européen, qui a également une compétence de recommandation.
L’Union européenne et la Géorgie ont tenu la première réunion de leur conseil d’association le 17 novembre 2014. Avec l’Ukraine, une première réunion du conseil d’association a eu lieu le 15 décembre 2014 et une deuxième le 16 mars 2015.
Par ailleurs, l’accord avec l’Ukraine, prenant acte de la pratique des sommets annuels Ukraine-Union européenne, dont la 17ème édition a eu lieu à Kiev le 27 avril 2015, prévoit qu’« au plus haut niveau, le dialogue politique et sur les politiques entre les parties se déroule dans le cadre de rencontres au sommet. Les réunions au sommet se tiennent, en principe, une fois par an » (article 460).
En matière commerciale, l’Union européenne a longtemps donné la priorité au multilatéralisme. Cependant, constatant le blocage et anticipant l’échec annoncé du cycle de négociations dit « de Doha » dans le cadre de l’OMC, elle a envisagé dès 2006 la négociation d’accords commerciaux bilatéraux. Elle a dès lors promu un modèle d’accords commerciaux ambitieux qui, non seulement assureraient le libre-échange avec les partenaires concernés par un démantèlement aussi complet que possible des droits de douane sur les produits, mais traiteraient aussi des obstacles dits non tarifaires (tels que ceux issus des réglementations), du commerce des services et aussi de l’amont du commerce, avec les libertés d’investissement et d’établissement. Ceci implique des accords « complets et approfondis » très étoffés, traitant de très nombreuses questions : tarifs douaniers, mais aussi harmonisation ou reconnaissance mutuelle des réglementations (techniques, sanitaires et phytosanitaires…), liberté d’établissement pour les entreprises et d’accès aux marchés réglementés (dans les services notamment), ouverture des marchés publics, protection de la propriété intellectuelle, droit de la concurrence…
L’accord avec la Corée du Sud, entré en vigueur en 2011, a été l’un de ces premiers accords dits « de deuxième génération », dont d’autres exemples sont fournis par les accords en cours de finalisation avec le Canada et en cours de négociation avec les États-Unis et le Japon. Le volet commercial des présents accords d’association est de même nature.
Les deux accords prévoient une suppression quasi-complète des droits de douane entre l’Union européenne et respectivement l’Ukraine et la Géorgie, en quoi ils sont bien des accords de libre-échange. Quelques dérogations, transitoires ou non, sont cependant prévues, différentes pour les deux pays.
• Les dispositions propres à l’accord avec l’Ukraine
L’accord avec l’Ukraine prévoit la libéralisation des échanges pour 99,1 % des lignes tarifaires en valeur commerciale pour l’Ukraine et pour 98,1 % pour l’Union européenne. Le calendrier de diminution des droits de douane est asymétrique afin de prendre en compte les différences de développement économique entre l’Union européenne et l’Ukraine.
S’agissant des produits agricoles, l’Union maintiendra des contingents tarifaires (quotas d’importations à droits nuls), notamment pour les céréales (blé, maïs, orge), la viande de porc, de bœuf et de volaille, les produits laitiers, les sucres et produits à base de sucre ou encore certains produits transformés, tandis que le démantèlement tarifaire pour les autres produits « sensibles » se fera progressivement suivant des périodes de transition assez longues (généralement dix ans).
Du côté ukrainien, outre la possibilité générale de mesures de sauvegarde commerciale dans les conditions de l’accord GATT, l’accord autorise le pays, pendant une période transitoire de dix ans, assortie de garanties additionnelles sur une période complémentaire de cinq ans, à imposer des droits de douane supplémentaires sur les voitures particulières (soit 4 % des importations ukrainiennes depuis l’Union) en provenance de l’Union au cas où l’augmentation de ces importations causerait ou risquerait de causer des « dommages graves » à l’industrie automobile ukrainienne (article 44).
• Les dispositions propres à l’accord avec la Géorgie
Un démantèlement tarifaire presque complet est prévu dans l’accord avec la Géorgie, puisqu’il comprend l’élimination de 100 % des droits pour la Géorgie et sur 99,9 % des lignes tarifaires, en valeur commerciale, pour l’Union européenne.
S’agissant des produits industriels, la libéralisation tarifaire sera immédiate, pour la Géorgie comme pour l’Union. Le commerce des produits agricoles sera également presque totalement libéralisé : l’ail géorgien restera soumis à un régime de quota d’importation (contingent à droits nuls) et divers fruits, légumes et jus de fruit seront soumis à un régime de prix d’entrée minimum sur le marché européen.
Par ailleurs, certains produits identifiés comme sensibles – viandes, produits laitiers, œufs, champignons, certaines céréales et produits à base de céréales, produits de l’amidonnerie, sucres et produits à base de sucre, cigarettes et cigares – seront protégés par un mécanisme anti-contournement visant à limiter les risques que la Géorgie ne serve de plateforme de transit frauduleux vers l’Union de produits issus de pays tiers (article 27). Ce dispositif fixe des seuils d’importations au-delà desquels les préférences tarifaires prévues par l’accord pourront être suspendues par l’Union, après une procédure de demande d’explications aux autorités géorgiennes.
b. Des accords de libre-échange « complet et approfondi » qui prévoient un alignement sur l’acquis communautaire
Il ne faut pas s’exagérer les enjeux attachés au démantèlement bilatéral des seuls droits de douane, car ceux appliqués de droit commun aussi bien par l’Union européenne que par l’Ukraine et la Géorgie sont d’ores et déjà faibles : en moyenne sur leurs flux commerciaux, respectivement 2,6 %, 2,7 % et 1,9 % (en 2012, selon l’Organisation mondiale du commerce).
Au-delà de la quasi-suppression de ces droits entre l’Union européenne et respectivement l’Ukraine et la Géorgie, les présents accords répondent au modèle européen d’accord de libre-échange « complet et approfondi » en traitant de toutes les autres questions liées au commerce : les procédures douanières, les obstacles dits « techniques » au commerce qui concernent notamment les normes techniques et les évaluations de conformité à ces normes, les règles sanitaires et phytosanitaires, la liberté d’établissement des entreprises et de prestation de services, les paiements et la circulation des capitaux, la réglementation des marchés publics, le droit de la concurrence, la protection de la propriété intellectuelle…
Dans tous ces domaines, le principe dominant des accords est l’alignement des règles ukrainiennes et géorgiennes sur l’« acquis communautaire » : les deux pays s’engagent à mettre en conformité leur législation avec toute une liste de directives européennes dans des délais précis.
Il est également fait en sorte que les réglementations portent le moins possible atteinte au commerce tout en atteignant leurs objectifs légitimes, avec par exemple l’établissement de systèmes d’alerte et de consultation rapides en matière sanitaire et phytosanitaire.
Dans le domaine de la propriété intellectuelle, qui est sensible avec des pays où elle n’a pas toujours été très respectée, des dispositions très précises sont prévues. L’Ukraine et la Géorgie s’engagent notamment à reconnaître et à protéger toutes les indications géographiques protégées (appellations), viti-vinicoles et autres, de l’Union, qui sont listées dans des annexes aux accords ; cette protection est maximale et comprend non seulement le détournement direct des appellations, mais aussi l’emploi de formules fallacieuses où ces appellations sont précédées de mots comme « type », « méthode » ou « imitation ».
S’agissant de l’Ukraine, il est toutefois à noter que, durant une période de transition de dix ans, celle-ci pourra continuer à utiliser pour ses produits nationaux certaines appellations génériques, notamment « champagne », « cognac », « armagnac » et « calvados » (article 208 de l’accord concernant ce pays).
Les projets d’accords de libre-échange de l’Union européenne font toujours l’objet de modélisations préalables de leur impact économique. Celles-ci sont très controversées : outre les faiblesses inhérentes à toute modélisation économique, elles se voient reprocher par des économistes de survaloriser les aspects positifs du libre-échange et d’en sous-estimer les impacts négatifs. C’est sous ces réserves que votre rapporteur vous présente pour information les données qui suivent.
• L’Ukraine
L’étude préalable d’impact commanditée par la Commission européenne (18) estimait qu’un accord de libre-échange avec l’Ukraine pourrait apporter un gain supplémentaire (toutes choses égales par ailleurs) de PIB de 5,3 % à long terme à ce pays, grâce à une réorientation de l’économie ukrainienne vers les secteurs où le pays a un avantage comparatif, tels que les produits agricoles, chimiques, mécaniques et métallurgiques, accompagnée d’une plus grande qualité des produits du fait de l’alignement sur les standards techniques et sanitaires européens. Cependant, des pertes d’emplois concerneraient les secteurs moins compétitifs de l’économie ukrainienne tels que les services financiers ou les transports, ainsi que les activités minières.
C’est pourquoi il faut souligner les effets régionaux potentiels de l’accord, très importants dans le contexte politique actuel : si les régions du sud ou sud-est de l’Ukraine où la sidérurgie et la mécanique sont bien développées pourraient être gagnantes, la région minière du Donbass pourrait voir une accélération de la fermeture des mines de charbon non rentables.
Les gains de PIB seraient en valeur absolue plus importants dans l’Union qu’en Ukraine, mais, vu la différence de taille entre les économies, en pourcentage ils seraient faibles.
• La Géorgie
L’étude préalable d’impact commanditée par la Commission européenne (19) estimait que l’application du volet commercial de l’accord d’association pourrait entraîner un gain supplémentaire (toutes choses égales par ailleurs) de PIB de 4,3 % à long terme pour la Géorgie, grâce à une augmentation de 12 % des exportations géorgiennes vers l’Union, contre une augmentation de seulement 7,5 % des importations géorgiennes depuis l’Union. Les gains de production et d’exportations concerneraient tout particulièrement les secteurs géorgiens de la chimie et des matières plastiques, où ils pourraient dépasser 60 %.
Dans l’autre sens, vu la disproportion des économies géorgienne et européenne, l’impact sur l’économie de l’Union serait marginal.
Avant de rappeler pourquoi il vous invite à approuver les accords d’association avec l’Ukraine et la Géorgie, votre rapporteur souhaite souligner ce que ces accords ne sont pas :
– ni l’un ni l’autre n’ouvre de perspective d’adhésion prochaine à ces pays, puisqu’il y est explicitement écrit qu’ils ne « préjugent » pas de l’évolution future de leurs relations avec l’Union européenne ;
– ces accords ne comprennent pas de clauses sécuritaires, ou a fortiori militaires, qui soient réellement opérationnelles et n’ont pas d’incidence sur la question controversée du souhait de l’Ukraine et de la Géorgie d’adhérer à l’Alliance atlantique ;
– ils ne traitent pas non plus de la mobilité des personnes et en particulier de la levée de l’obligation de visa pour les courts séjours, qui fait l’objet d’un processus à part.
Nous devons également écarter les arguments tournant autour de la pertinence de la Politique européenne de voisinage et de sa déclinaison à l’est, le Partenariat oriental : cette politique a certes été conduite avec une certaine maladresse par les institutions européennes, surtout s’agissant de l’Ukraine, à laquelle a été proposé un accord d’association comprenant un accord de libre-échange « à prendre ou à laisser » qui plaçait le pouvoir ukrainien en place en 2013 dans une situation ingérable. À cet égard, l’Union a certainement sa part de responsabilité dans le déclenchement des événements qui s’enchaînent en Ukraine depuis novembre 2013, même si leurs causes profondes sont ailleurs. Mais la maladresse des institutions européennes ne saurait justifier que ce soit l’Ukraine qui soit « punie » par un refus de ratification de l’accord d’association.
Une fois cela posé, pourquoi devons-nous approuver ces accords d’association ?
D’abord au nom de l’idéal européen : la Géorgie, depuis une décennie, et l’Ukraine, depuis un an, ont des majorités politiques fortes, démocratiquement élues, qui ont fait le choix de l’Europe, vue comme un modèle politique et économique ; ce choix détermine à la fois leur politique étrangère et, en interne, un agenda très ambitieux de réformes démocratiques et de modernisation économique. L’Union européenne doit accompagner ces réformes, dans le cadre d’un pacte de confiance avec l’Ukraine et la Géorgie : la coopération devra avoir de réelles contreparties en termes de droits de l’homme, de bonne gouvernance, de lutte contre la corruption…
Ensuite, en raison de notre attachement aux principes fondateurs du droit international. Nous pouvons regretter que la confrontation présente avec la Russie n’ait pu être évitée, mais nous ne pouvons transiger ni sur le respect de la souveraineté des États internationalement reconnus, ni sur celui de leur intégrité territoriale. L’Ukraine et la Géorgie sont des États souverains qui sont libres de faire leurs choix sans être contraints par l’ingérence d’un voisin trop pressant.
Enfin, nous devons être conscients que les positions de la France comptent particulièrement pour l’Ukraine et la Géorgie. Elles comptent en raison de l’image générale de notre pays, de son attachement séculaire à la liberté, de son statut international et des spécificités de sa politique étrangère. Elles comptent aussi et surtout à cause de l’implication personnelle de ses dirigeants dans la médiation des crises qui ont frappé ces pays ces dernières années : le président Nicolas Sarkozy en 2008 lors de la guerre russo-géorgienne, le ministre Laurent Fabius dans la résolution de la crise de Maïdan en février 2014, le président François Hollande dans le processus de Minsk pour résoudre le conflit du Donbass. D’autres dirigeants européens, notamment allemands et polonais, ont également répondu présent, mais pas tous : cela donne une portée particulière à la voix de la France, donc au vote positif que votre rapporteur appelle de ses vœux sur les deux accords d’association.
Au cours de sa réunion du mercredi 24 juin 2015, la commission examine, sur le rapport de M. Jean-Pierre Dufau, les projets de loi autorisant la ratification de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres, d’une part, et l’Ukraine, d’autre part (n° 2758), et de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres, d’une part, et la Géorgie, d’autre part (n° 2791).
Un débat suit l’exposé du rapporteur.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci pour ce rapport très circonstancié. Les accords d’association n’ont pas nécessairement vocation à servir d’antichambre à une adhésion à l’Union européenne. Ils visent à établir un espace de prospérité, de paix et de bonnes relations avec les pays du voisinage.
Le renforcement des relations avec l’Union européenne n’est pas davantage l’antichambre d’une adhésion à l’OTAN. Une confusion s’est malencontreusement installée dans le sillage de la « Révolution orange » de 2004, avec des déclarations sur la vocation européenne de l’Ukraine et de la Géorgie. En 2008, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, le Conseil de l’Atlantique Nord a de plus accepté que l’Ukraine et la Géorgie puissent un jour adhérer. Je précise que notre pays n’était pas en cause.
Il n’est pas question de dénier à l’Ukraine et la Géorgie, pays souverains, le droit de se décider par elles-mêmes, sans subir de pression, mais l’Union européenne et l’OTAN sont également en droit d’avoir leurs propres positions et d’évaluer les conséquences d’une éventuelle adhésion. Je remercie le rapporteur d’avoir fait les rappels nécessaires.
M. Serge Janquin. Le cadre limitatif de ces deux accords, par rapport au processus d’adhésion, a été rappelé. Ces projets de loi font l’objet d’un rapport commun, mais il y a une singularité de l’Ukraine, en raison de sa situation politique. Alors que la Russie examine avec la plus grande attention nos relations avec ce pays, nous devons nous-mêmes considérer cet accord en gardant les yeux grands ouverts.
Le Conseil des affaires étrangères de l’Union européenne avait rappelé que des avancées étaient attendues de l’Ukraine dans trois grands domaines : la mise en conformité des processus électoraux, qui sont loin d’être parfaits, surtout pour les élections locales ; la fin de la sélectivité de la justice, laquelle n’a pas tout à fait disparu ; la mise en œuvre d’un certain nombre de réformes, notamment la lutte contre la corruption, qui ne paraît pas complètement éradiquée.
Le verre est certes partiellement rempli, mais pas complètement. Le rapporteur a signalé qu’il y a encore de « petites entorses aux grands principes ». Je considère pour ma part que des entorses aux grands principes ne sont jamais « petites », mais on chemine néanmoins vers un plus grand respect des exigences posées par l’Union européenne.
Si l’on peut estimer qu’il est nécessaire d’encourager ces progrès, on peut aussi considérer qu’ils ne sont pas suffisants pour franchir le pas. Ce que vous nous proposez est donc une sorte de pari. Je suis prêt à vous suivre, mais le raisonnement est un peu altéré : nous n’en sommes qu’au stade des supputations quant à l’avenir politique de l’Ukraine. Là encore, je ne fais que reprendre les termes employés par le rapporteur. Il y a dans ces deux projets de loi beaucoup de motifs d’insatisfaction et beaucoup d’incertitudes sur l’avenir. Mais c’est un pari.
Comme la présidente l’a rappelé, des maladresses ont été commises par les institutions européennes. Il faut adopter les précautions nécessaires pour éviter que certains pas ne soient interprétés comme conduisant à l’adhésion. Je note que notre rapporteur y a veillé en ce qui le concerne. Si ces conditions sont remplies, je donne mon approbation.
M. Jean-Pierre Dufau, rapporteur. Je ne suis pas en désaccord avec les précisions que vous avez apportées. Elles sous-tendaient d’ailleurs mon propos, dans une certaine mesure.
Je voudrais quand même souligner ce qui se passe depuis un an en Ukraine. Des élections présidentielles et législatives ont eu lieu et leurs résultats ne sont pas contestés. Le contrat a donc été doublement rempli au plan électoral. En ce qui concerne la lutte contre la corruption, qui est effectivement un sujet essentiel, il y a des exigences fortes et des lois ont été adoptées, même si l’on n’est pas au bout du chemin. Les députés de la Rada que nous avons rencontrés ont indiqué leur très forte volonté d’aller de l’avant. Des hauts fonctionnaires, des juges et un gouverneur de province, celui de Dnipropetrovsk, qui était un puissant « oligarque », ont été renvoyés. La situation est en train d’être remise en ordre.
S’agit-il d’un pari sur la stabilité de l’Ukraine ? Sa situation d’instabilité est liée à ce qui se passe dans le Donbass et en Crimée, à la pression russe, et non à la volonté du gouvernement démocratiquement élu de ce pays. Il y a une part d’incertitude qui est indéniable, mais il s’agit de répondre par cet accord à la demande d’un gouvernement qui essaie de réformer, de rapprocher son pays de nos standards, alors qu’il subit dans le même temps des pressions et une amputation de son territoire. Cet accord est une manière de faire preuve d’une solidarité européenne qui a toujours prévalu – j’ai d’ailleurs rappelé le rôle joué par la France.
Neuf pays ont déjà ratifié cet accord, mais pas encore les plus grands États membres, dont la France. Les Ukrainiens ont besoin du poids politique de ces États comme signe de l’engagement irréversible de l’Union européenne de soutenir leur pays dans ses démarches, sans que cela n’implique un engagement sur une adhésion future, que ce soit à l’Union ou à l’OTAN. Nous allons nous prononcer sur l’accord, rien que l’accord, mais tout l’accord.
Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je remercie notre rapporteur pour ses précisions et la clarté de ses propos. À partir du moment où tout cela est bien clair, nous devons approuver ces accords. Ce n’est pas rien qu’un grand pays comme l’Ukraine se tourne vers les valeurs européennes et ait envie de développer ses relations avec nous, dans les limites que le rapporteur et moi-même avons rappelées.
Suivant l’avis du rapporteur, la commission adopte sans modification les deux projets de loi (n° 2758 et n° 2791).
ANNEXE N° 1 :
TEXTES ADOPTÉS PAR LA COMMISSION
Article unique
Est autorisée la ratification de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres, d’une part, et l’Ukraine, d’autre part (ensemble quarante-quatre annexes et trois protocoles), signé à Bruxelles les 21 mars et 27 juin 2014, et dont le texte est annexé à la présente loi.
*
Article unique
Est autorisée la ratification de l’accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres, d’une part, et la Géorgie, d’autre part (ensemble trente-quatre annexes et quatre protocoles), signé à Bruxelles le 27 juin 2014, et dont le texte est annexé à la présente loi.
ANNEXE N° 2 :
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LE RAPPORTEUR
À Paris :
Ø Son Exc. Oleh Shamshur, ambassadeur d’Ukraine en France,
ainsi que, dans le cadre de la mission d’information sur la crise ukrainienne et l’avenir des relations entre la Russie et l’Union européenne et la France (par ordre chronologique) :
Ø MM. Guillaume Chabert, chef du service des affaires multilatérales et du développement à la direction générale du Trésor (ministère de l’économie), et Geoffroy Cailloux, adjoint au chef du bureau « endettement, financement international et secrétariat du Club de Paris », ainsi que Mme Carole Vachet, adjointe au chef du bureau « CEI »,
Ø MM. Philippe de Suremain, ancien ambassadeur en Ukraine (2002-2005), président de l’Association française des études ukrainiennes, et Jacques Faure, ancien ambassadeur en Ukraine (2008-2011),
Ø M. Éric Fournier, directeur de l’Europe continentale au ministère des affaires étrangères et du développement international, et Mlle Joanna Bouyé, rédactrice chargée de la Russie,
Ø M. Denis Stoumen, auteur de travaux universitaires sur la question linguistique en Ukraine,
Ø Le contre-amiral Alain Christienne, sous-directeur de l’exploitation à la direction du renseignement militaire au ministère de la défense, et le capitaine de frégate Éric Fournaud.
En Ukraine (dans le cadre de la mission susmentionnée, du 20 au 23 mai) :
À Kiev :
Ø Son Exc. Alain Rémy, ambassadeur de France, et ses collaborateurs, en particulier M. Christian Bec, deuxième conseiller,
Ø La communauté d’affaires française,
Ø Mme Hanna Hopko, présidente de la commission des affaires étrangères de la Rada, Mme Ivanna Klympush-Tsintsadze, première vice-présidente, et leurs collègues,
Ø M. Boris Kolesnikov, « Premier ministre » du « shadow cabinet » de l’opposition,
Ø Son Exc. Ertuğrul Apakan, chef de la Mission spéciale de surveillance en Ukraine de l’OSCE,
Ø Son Exc. Heidi Tagliavini, représentante de l’OSCE au Groupe de contact trilatéral,
Ø MM. Vadim Karassev, directeur de l’Institut des stratégies globales, Mykhaïlo Bassarab, expert politologue de First Rating System, Vadym Trioukhan, expert associé en politique internationale du Centre international des études politiques, et Dmytro Ostroouchko, directeur des programmes internationaux à l’Institut Gorshenin,
Ø M. Olexii Gontcharenko et Mme Aliona Shkroum, députés, co-présidents du groupe d’amitié avec la France à la Rada, et leurs collègues,
Ø M. Makeev, directeur politique au ministère des affaires étrangères,
Ø M. Olexandr Lytvynenko, secrétaire-adjoint du Conseil de sécurité et de défense nationale.
À Kramatorsk :
Ø M. Mykhaïlo Slivka, gouverneur-adjoint de la région de Donetsk.
À Sieverodonetsk :
Ø M. Klimenko, gouverneur-adjoint de la région de Louhansk,
Ø Mmes Guichard et de Vaulchier et M. Marquette, observateurs (de nationalité française) dans la Mission spéciale de surveillance en Ukraine de l’OSCE.