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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 juillet 2016.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES SUR LE PROJET DE LOI ADOPTÉ PAR LE SÉNAT, autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Japon relatif au transfert d’équipements et de technologies de défense,
PAR M. JEAN-LUC BLEUNVEN
Député
——
ET
ANNEXE : TEXTE DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Voir les numéros :
Sénat : 536, 671, 672 et T.A. 157 (2015-2016).
Assemblée nationale : 3849
SOMMAIRE
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PAGES
INTRODUCTION 5
I. LA POLITIQUE DE DÉFENSE DU JAPON EN PLEINE MUTATION 7
A. DES DONNÉES INITIALES TRÈS CONTRAINTES 7
1. Le poids de l’histoire : pacifisme constitutionnel et relation exclusive avec les États-Unis 7
2. Un carcan peu adapté aux évolutions du contexte stratégique 8
B. VERS UN ASSOUPLISSEMENT DE CE CARCAN 10
1. La réinterprétation de la Constitution japonaise 10
2. La remontée en puissance de l’outil de défense 10
3. L’assouplissement des règles d’exportation d’armement 11
C. DES ÉVOLUTIONS TRÈS ENCADRÉES 11
II. UN ACCORD BILATÉRAL POUR QUE LA FRANCE ACCOMPAGNE CETTE ÉVOLUTION SUR LE PLAN INDUSTRIEL 13
A. LA FRANCE ET LE JAPON PEUVENT TIRER PARTI D’UNE COOPÉRATION DE DÉFENSE RENFORCÉE 13
1. Une relation de défense axée sur les enjeux maritimes 13
2. Une relation d’armement encore embryonnaire 13
B. L’ACCORD PROPOSE UN CADRE POUR LE DÉVELOPPEMENT COMMUN DE PROJETS INDUSTRIELS 14
1. Un accord sur mesure répondant aux préoccupations particulières du Japon 14
2. Analyse des stipulations : un accord cadre ouvrant la possibilité d’une coopération 15
C. LES PERSPECTIVES SONT NÉANMOINS LIMITÉES À COURT TERME 18
1. La mise en œuvre de projets conjoints se heurtera à une importante inertie à court terme. 18
2. Des perspectives intéressantes existent à plus long terme. 18
CONCLUSION 19
EXAMEN EN COMMISSION 21
ANNEXE N° 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES 23
ANNEXE : TEXTE DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES 25
L'Assemblée nationale est saisie d'un projet de loi d'approbation d'un accord sur le transfert des équipements et technologies de défense avec le Japon, signé à Tokyo le 13 mars 2015.
Il s'agit là d'un accord peu ordinaire, lié à la spécificité de la politique de défense de notre partenaire. Au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, le Japon, vaincu et occupé par les troupes américaines, a inscrit dans sa Constitution adoptée en 1946 l'interdiction du recours à la force comme moyen de règlement des conflits internationaux, et jusqu'à l'interdiction d'entretenir une force armée. Si ces interdits ont été assouplis pour permettre au Japon d'assurer la défense de son territoire, ce pacifisme constitutionnel a continué d'imprégner fortement la politique de défense du Japon.
Il en a découlé une quasi-interdiction d'exporter des matériels et technologies militaires à d'autres partenaires que les États-Unis. Ce carcan, en empêchant la conduite de programmes industriels d'armement en coopération avec d'autres pays et en privant les équipements japonais d'indispensables retours du terrain en l'absence d'engagements extérieurs, a maintenu l'industrie de défense japonaise à un niveau relativement sous-développé par rapport aux capacités technologiques du pays.
Depuis le début des années 2000 et, plus particulièrement, depuis l'arrivée au pouvoir du Premier ministre Shinzo Abe, le Japon cherche à normaliser sa politique de défense pour faire face à un environnement stratégique jugé inquiétant et pour prendre sa part du fardeau du maintien de la paix et de la sécurité internationale. Cette politique suppose une transformation de l'outil de défense nippon et a des implications sur la politique d'exportation d'armements de l'archipel, récemment assouplie.
Ces évolutions restent cependant très prudentes. Le pacifisme constitutionnel de 1946 demeure une valeur fondamentale au Japon. En conséquence, l'assouplissement des règles – des engagements militaires extérieurs comme des exportations d'armement – est assorti de conditions juridiques strictes.
C'est la raison d'être du présent accord. La France et le Japon estiment qu'ils ont mutuellement intérêt à développer leur coopération de défense et, plus particulièrement, leur coopération d'armement. La conduite de projets industriels et technologiques communs entre nos pays, lesquels disposent tous deux d'une industrie de haute technologie, présente des perspectives intéressantes. A cette fin, il faut organiser des transferts d'équipements et de technologies de défense entre nos deux pays. Ordinairement, ces transferts sont régis par des arrangements techniques définissant les projets industriels communs. Pour les raisons évoquées, le Japon souhaite qu'un accord de niveau intergouvernemental en fixe le cadre et les principes. Tel est l'objet du texte soumis à l'examen de la commission.
• Un pacifisme constitutionnel fondateur
Après sa défaite contre les forces alliées en 1945, le Japon fut occupé par les États-Unis qui le contraignirent à se démilitariser. En conséquence, le pacifisme fut érigé au rang de principe politique fondamental et retranscrit à l’article 9 de la Constitution japonaise:
« Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.
Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l'État ne sera pas reconnu. »
Cette disposition constitutionnelle radicale interdisait ainsi tout usage de la force de la part du Japon, y compris en situation de légitime défense. Elle a néanmoins rapidement été remise en cause avec le début de la guerre de Corée. Alors que les troupes américaines basées au Japon étaient redéployées en Corée, les États-Unis prirent conscience de la vulnérabilité du Japon.
Ce changement s’est traduit, sur le plan constitutionnel, par une interprétation plus souple de l’article 9 de la Constitution adoptée sous l'impulsion des États-Unis : le Japon pouvait tout de même assurer sa défense et préserver son indépendance en utilisant tous les moyens, y compris la force. Autrement dit, son droit à la légitime défense individuelle était reconnu. Cette évolution a ouvert la voie à la création, en 1954, des « forces d’autodéfense » japonaises, dont la mission était de préserver l’ordre intérieur et de protéger le Japon d’une agression extérieure.
• Vers une quasi-interdiction des exportations d'armement
Nourris par le pacifisme constitutionnel du Japon, les principes des exportations d'armement du pays ont été édictés en 1967 : le Japon s'interdisait de vendre des armes aux pays du bloc communiste, aux pays sous embargo du Conseil de sécurité des Nations Unies et aux pays en guerre. En réalité, ces interdictions ciblées ont été transformés en une interdiction quasi-générale en 1976, lorsque le Collateral policy guidelines énonce que le Gouvernement du Japon « ne promouvra pas les exportations d'armes, quelle que soit la destination ».
• Une relation exclusive avec les États-Unis, vainqueur devenu allié
Les rapports de forces issus de la seconde guerre mondiale donnent aux États-Unis une position dominatrice vis-à-vis du Japon, que les soldats américains occupent. Ils façonnent la redéfinition de la politique de défense du Japon dans les décennies suivant la guerre.
Cette présence et cette influence des Américains sont maintenues bien au-delà de la période d'occupation. En réalité, pendant plusieurs décennies, les États-Unis sont le partenaire militaire quasi-exclusif du Japon. Cette relation – initialement très inégale mais qui se mue progressivement en partenariat – a pour cadre initial le traité mutuel de sécurité de 1951, révisé dans un sens plus réciproque par le traité de coopération mutuelle et de sécurité de 1960. Ces traités organisent notamment l'implantation des bases et troupes américaines sur le territoire japonais. De 260 000 soldats dans les années 1950, la présence américain a été ramenée à environ 50 000 soldats aujourd’hui, et devrait être réduite dans les prochaines années. Leur mission initiale était de protéger le Japon, mais cette implantation permet aujourd'hui surtout aux États-Unis de disposer d’une présence militaire dans une région du Pacifique hautement stratégique.
Cette exclusivité de la relation avec les États-Unis s'est aussi matérialisée dans le domaine des exportations d'armement. À partir de 1983, le Japon a, en dépit de la règle posée en 1976, commencé à livrer des technologies de défense aux États-Unis et uniquement à eux.
Même si l'interprétation en avait déjà été assouplie, l'article 9 de la Constitution japonaise et les restrictions qui en découlaient se sont, de manière croissante, révélés inadaptés aux évolutions du contexte géopolitique. Le Japon, troisième économie du monde, doté d'une des industries les plus performantes de la planète, était condamné à l'insignifiance sur le plan militaire, alors que les problématiques relatives à la sécurité internationale, notamment en Asie, se faisaient de plus en plus prégnantes.
• Un environnement stratégique jugé inquiétant
En premier lieu, le Japon a, face à lui, un adversaire désigné en la Corée du Nord. Il est bon de rappeler que les missiles balistiques nord-coréens peuvent atteindre n'importe quel point de l'archipel japonais.
Cependant, c'est sans doute le renforcement de la puissance militaire chinoise qui inquiète le plus les Japonais. En mer de Chine orientale, le Japon et la Chine ont un différend territorial au sujet des îles Senkaku, contrôlées par Tokyo mais que la Chine revendique en se fondant sur des raisons historiques, et appelle les îles Diaoyu. La Chine effectue de fréquentes patrouilles près des îles contestées, et les statistiques des garde-côtes japonais montrent que les navires chinois pénètrent régulièrement dans les eaux territoriales de ces îles. Des escadrilles chinoises conduisent par ailleurs régulièrement des manœuvres près de l'espace aérien japonais.
Le Japon se montre aussi préoccupé de la politique du fait accompli menée par la Chine en mer de Chine méridionale, où elle construit de véritables bases militaires en renflouant notamment certains atolls des îles Spratleys. Le Japon y voit une menace à la liberté de navigation dans cette zone stratégique pour le commerce international.
Ces évolutions interviennent dans un contexte où le Japon se questionne sur la solidité de l'engagement des États-Unis en Asie à moyen et long terme. En effet, le Japon considère que les discours officiels sur le rééquilibrage de la politique étrangère américaine (« pivot ») vers l'Asie ont été suivis de peu d'effets. En réalité, les crises ont conduit les Américains à se réengager au Moyen-Orient et même en Europe, avec les mesures de réassurance adoptées dans le cadre de la crise russo-ukrainienne.
Par ailleurs, les Japonais ressentent, en raison de leur faible engagement sur les théâtres d'opérations, un déficit de renseignement sur certains enjeux globaux, en particulier sur les mouvances terroristes. Or, si le Japon peut sembler moins directement exposé à cette menace que les pays européens, il a tout de même perdu dix de ses ressortissants lors de la prise d'otage d'In Amenas en Algérie en 2013, et deux autres ont été exécutés par Daech en février 2015.
• Une industrie de défense relativement sous-développée
L'industrie d'armement japonaise accuse un certain retard par rapport au niveau technologique du pays, qui dispose de l'une des industries les plus en pointe du monde. Cela tient à la conjonction de facteurs. En premier lieu, la faible présence des militaires japonais sur les théâtres d'opérations extérieurs a fait que l'industrie d'armement japonaise n'a progressé qu'au rythme de ses propres progrès technologiques, sans pouvoir bénéficier des retours d'expérience du terrain souvent précieux. En outre, les industriels japonais n'ont pas non plus pu s'enrichir de la coopération avec les industries étrangères en raison des règles extrêmement restrictives imposées pour les exportations d'armement. Enfin, ces règles ont eu pour effet de limiter la capacité de développement des petits fournisseurs d'armement japonais, dont les seuls revenus de l'activité défense nationale ne pouvaient suffire à les maintenir. Aussi, sur les 3000 entreprises privées qui produisent des armements au Japon, moins de 300 tirent plus de la moitié de leurs revenus de l'activité défense.
Au total, certains domaines de l'industrie de défense japonaise sont restés peu développés au regard des capacités du pays. C'est par exemple le cas des robots militaires, alors que le Japon est le leader mondial des robots industriels, ou encore de la technologie des drones.
En réalité, le Japon n'a cessé d'adapter l'interprétation de son pacifisme constitutionnel aux évolutions de son environnement stratégique. Ainsi, dès les années 1990, les forces d'autodéfense japonaises ont pu être déployés en dehors des frontières du pays, dans des conditions cependant très limitatives. La loi Peace Keeping Operations, adoptée en 1992, leur permettait de participer aux opérations de maintien de la paix de l'ONU pour des missions non combattantes.
Cette évolution s'est cependant accélérée à partir des années 2000 et, plus encore, avec l'arrivée au pouvoir en 2012 du Premier ministre japonais Shinzo Abe, qui a fait de la modernisation de la politique de défense du Japon sa priorité.
L'adoption en septembre 2015 des nouvelles lois pour la paix et la sécurité représentent un véritable tournant dans la politique de défense du Japon. Elle est la suite logique d'une réinterprétation de l'article 9 de la Constitution de 1946 décidée par le cabinet du Premier ministre Abe à l'été 2014, qui acte le passage d'un droit à l'autodéfense individuelle – reconnu dès les années 1950 – à un droit à l'autodéfense collective en cas d'attaque directe contre un allié du Japon.
En vertu de ce principe, le Japon pourra venir en aide à un pays allié victime d'une attaque, notamment aux États-Unis. Par exemple, si un navire américain était attaqué par une force ennemie, les forces d'autodéfense japonaises pourraient intervenir. Les lois de défense étendent en outre la participation du Japon aux opérations militaires des alliés du Japon dans le cadre de l’ONU, mais aussi d’organisations régionales comme l’Union européenne. Cette disposition ouvre la voie à une participation du Japon aux opérations de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l'Union européenne.
Le desserrement de l'étau législatif s'accompagne d'une remontée en puissance de l'effort de défense japonais après plusieurs années de disette. De 41 milliards d’euros environ en 2015 (5 % du budget de l'Etat), il doit s'accroître de 1,5 % en 2016-2017. Si ce montant demeure relativement faible au regard du poids économique du pays, il est en hausse pour la quatrième année consécutive, et cette tendance doit être maintenue pour les années à venir.
L'adaptation de la politique de défense du Japon s'est traduite par une libéralisation des règles des exportations de matériels et technologies de défense formulée lors d’une déclaration du gouvernement japonais en date du 1er avril 2014. Désormais, sont autorisées, au cas par cas et après autorisation ministérielle, les exportations entrant « dans le cadre du développement et de la production conjoints d’équipements avec les États-Unis et les pays partenaires » ou contribuant « à renforcer la coopération de sécurité et de défense avec les États-Unis et les pays partenaires ».
L'activisme du Premier ministre Shinzo Abe a pu faire ressortir des critiques sur une hypothétique résurgence du militarisme japonais, en particulier chez certains voisins de l'archipel qui voient d'un mauvais œil sa remontée en puissance militaire, comme la Corée du Sud, la Chine et, à l'évidence, la Corée du Nord.
Cependant, un examen attentif des évolutions en cours contredit cette interprétation. Il ne s'agit nullement, pour le Japon, de mener une politique de puissance à l'image de celle déployée par la Chine, mais simplement de redevenir « un pays normal » pouvant jouer dans les affaires mondiales un rôle proportionné à son poids économique et prendre une part plus grande du fardeau dans l'alliance militaire avec les États-Unis, en contribuant davantage à la sécurité dans la zone du Pacifique. Cette évolution répond à une demande de longue date des États-Unis.
En réalité, cette évolution de la politique de défense japonaise est doublement limitée : elle est soumise à un encadrement juridique très strict et se heurte à la réalité d'une opinion publique japonaise profondément pacifiste.
• Les limites du droit à l'autodéfense collective
La reconnaissance du droit à l'autodéfense collective constitue en réalité un alignement de la législation japonaise sur la Charte des Nations Unies, qui reconnaît précisément. Encore cet alignement est-il tempéré par les conditions extrêmement très strictes opposées à sa mise en œuvre par les lois de défense de septembre 2015. Ainsi, pour que les forces d'autodéfense japonaise puissent intervenir en soutien d'un allié victime d'une attaque, il faut :
• premièrement, que cette attaque menace sa survie et pose un danger clair pour le Japon ;
• deuxièmement, que le recours à la force soit l’unique possibilité ;
• enfin, qu'il soit limité au niveau minimum nécessaire à la défense du Japon et se conforme au droit international public.
De surcroît, cette intervention devra bien sûr avoir été préalablement autorisée par le Parlement japonais.
• Les limites de l'assouplissement des exportations d'armement
L'ouverture de la politique d’exportation du Japon est en réalité très prudente. Pour s’assurer du respect des principes énoncés le 1er avril 2014 (cf. supra), le Japon requiert que des accords intergouvernementaux spécifiques soient conclus préalablement à la mise en œuvre de projets industriels ou technologiques communs avec ses partenaires. C’est d’ailleurs l’objet de l’accord soumis à l’examen de la commission (cf. infra).
Les remous suscités par le processus de révision des lois de défense ont montré que la population japonaise avait fait sienne le pacifisme imposé au lendemain de la seconde guerre mondiale, auquel elle est désormais viscéralement attachée. Des dizaines de milliers de Japonais ont manifesté devant le Parlement lors des débats sur ces lois de défense, et toute la pédagogie de l'exécutif japonais n'a pas permis de faire fléchir cette opposition. Beaucoup de Japonais craignent que cette nouvelle loi ne puisse entraîner le Japon dans une guerre impliquant les États-Unis, dont la diplomatie et la politique militaire de Tokyo sont traditionnellement dépendantes. Les familles des militaires japonais ont été parmi les plus véhémentes. De nombreux juristes aussi se sont élevés contre cette réinterprétation du pacifisme japonais qu'ils considèrent comme inconstitutionnelle.
À n'en pas douter, cette pression de l'opinion publique représentera un frein puissant à l'engagement militaire du Japon. Du reste, le Parlement doit encore adopter plusieurs dispositions permettant la mise en application concrète des lois de septembre 2015, s'agissant notamment du statut des forces japonaises déployées à l'extérieur des frontières.
Les relations bilatérales de la France avec le Japon sont très bonnes mais ont longtemps été freinées, pour les aspects défense et armement, par le cadre constitutionnel très contraint du Japon. Or, dans ces deux domaines, la France et le Japon ont des intérêts partagés et il existe un potentiel à exploiter.
La relation de défense entre la France et le Japon repose sur un dialogue annuel en format 2+2 (avec les ministres de la défense et des affaires étrangères des deux pays). Elle s’inscrit, pour la France, dans un schéma global visant à mieux valoriser sa présence militaire dans le Pacifique et à développer l’interopérabilité avec les principaux partenaires de la région. Le Japon et la France sont deux nations maritimes, aussi la coopération bilatérale est-elle surtout mise en œuvre par les marines des deux pays. Des escales régulières de bâtiments sont organisées en France et au Japon. La coopération maritime ne se limite pas à la zone du Pacifique : les forces d’autodéfense japonaises coopèrent avec les forces françaises en Nouvelle-Calédonie mais aussi avec les forces françaises à Djibouti, dans le cadre notamment de la lutte contre la piraterie dans l’océan Indien. Pour faciliter ces actions de coopération, des négociations ont été lancées au premier semestre 2016 en vue de conclure un accord de soutien logistique.
Il existe des perspectives pour approfondir encore la coopération de défense entre nos deux pays. Le Japon pourrait participer aux exercices d’aide humanitaire avec la France dans le Pacifique. Plus généralement, nos deux pays partagent la volonté de développer leur coopération opérationnelle dans le domaine du maintien de la paix. Ils ont aussi prévu de renforcer leurs échanges d’informations sur l’analyse des menaces et des risques dans les zones où ils ont des intérêts communs. En particulier, les Japonais ressentent un déficit de renseignement sur l’Afrique et souhaiteraient bénéficier de l’expertise française sur ce continent.
La relation d’armement entre la France et le Japon demeure très peu dense au regard des possibilités que pourrait offrir la présence, dans les deux États, d’entreprises de haute technologie. Ainsi, le Japon n’est que le troisième importateur d’équipements de défense français en Asie du nord-est, avec à peine 107 millions d’euros de prises de commandes en 2010 et 2014, loin derrière la Chine (495 millions d’euros) et la Corée du Sud (367 millions d’euros). C’est peu au regard de la taille du budget d’acquisitions de défense japonais qui représente tout de même 8 milliards d’euros annuels.
Dans les faits, le marché des équipements de défense japonais demeure très fermé pour tout autre partenaire que les États-Unis. Des lignes directrices pour la coopération américano-japonaises ont été adoptées en 1997 pour compléter le Traité de coopération de 1960. Révisées en 2015, ces lignes directrices prévoient explicitement le développement de recherches conjointes dans le domaine de la défense et le transfert d’équipements et de composants de défense. Un accord bilatéral conclu en 2013 précise les équipements et technologies devant faire l’objet d’un transfert. Les deux pays conduisent d’ores et déjà des projets communs d’ampleur, notamment pour le développement de systèmes anti-missiles balistiques.
Malgré tout, l’industrie de défense française est présente au Japon avec le groupe Thalès, qui contribue à équiper les forces d’autodéfense japonaises : mortiers, systèmes de sonars, radars et mâts optroniques pour les sous-marins japonais, avioniques et systèmes de communications pour les forces aériennes. Airbus Helicopters a échoué à décrocher un contrat pour des hélicoptères en coopération avec Kawasaki en 2015.
Cependant, le développement de la coopération pourrait être profitable aux industries des deux pays. Afin d’avancer sur l’identification de projets communs et de rapprocher les points de vue, une enceinte de dialogue a été créée en 2014, formée de deux comités : un comité sur le contrôle des exportations et un comité sur la coopération dans le domaine des équipements de défense. Ce dernier devait se réunir pour la cinquième fois en mai dernier.
La signature, en mars 2015, de l’accord intergouvernemental relatif au transfert d’équipements et de technologies de défense, qui est l’objet du présent rapport, représente une étape supplémentaire – et un préalable indispensable du point de vue du Japon – dans la mise en place d’une coopération d’armement entre nos deux pays.
L’accord entre la France et le Japon relatif au transfert d’équipements et de technologies de défense a été signé à Tokyo le 13 mars 2015. Il répond à une demande spécifique de la partie japonaise, qui en fait un préalable indispensable à la mise en œuvre de coopérations industrielles et de programmes conjoints de recherche et de développement dans le domaine de l’armement (cf. supra).
Il s’agit en réalité d’inscrire dans un accord inter-gouvernemental des garanties qui sont ordinairement prévues dans les arrangements techniques organisant effectivement, pour un programme donné, les transferts d’équipements et de technologies nécessaires. Cela illustre la prudence du Japon dans la conduite de cette nouvelle politique d’exportation d’armement mise en œuvre depuis 2014 (cf. supra).
La France n’est pas le seul pays avec lequel le Japon a signé un accord de ce type. Outre les États-Unis, avec qui la coopération de défense et d’armement a une tournure très spécifique pour des raisons liées à l’histoire (cf. supra), le Japon a aussi conclu un accord avec le Royaume-Uni en 2013 et l’Australie en 2014. D’après le Gouvernement, ces derniers accords sont largement identiques à celui soumis à l’examen de la commission. S’agissant de l’Australie, il s’agissait, entre autres, de rendre possibles les transferts d’équipements et de technologies qui auraient été nécessaires pour la mise en œuvre d'un contrat pour des sous-marins auquel le Japon s’était porté candidat, mais c’est finalement l’offre du français DCNS qui a été retenue. De sorte que ces accords n’auraient, pour le moment, débouché sur rien de très concret encore. Par ailleurs, le Japon a aussi conclu ou entamé la négociation d'accords de ce type avec l’Inde et avec plusieurs pays d’Asie du sud-est : Malaisie, Indonésie et Philippines.
• Les objectifs
La finalité de l’accord est mentionnée dans le préambule : il s’agit, pour la France et le Japon, de participer conjointement « à des activités internationales communes de recherche » afin « d’améliorer les performances des équipements et technologies de défense et de faire face à leurs coûts croissants ». À cette fin, il convient de « définir les modalités qui devraient régir le transfert d’équipements et de technologies de défense ». Les équipements et technologies de défense visés sont, pour la France, ceux « qui relèvent du régime de contrôle des exportations de matériels de guerre du code de la défense ».
L’accord pose le principe d’une mise à disposition de l’autre partie des équipements et technologies de défense nécessaires à la mise en œuvre d’activités communes de recherche, développement et production ou d’activités visant à renforcer la coopération de défense entre les deux parties (article 1er).
Il précise que les projets spécifiques prévoyant de telles activités doivent être déterminés conjointement par les deux parties et prendre en compte différents facteurs tels que la viabilité commerciale et la sécurité de chaque partie (article 1er).
• Les modalités des transferts d’équipements ou de technologies
Les transferts d’équipements et de technologies de défense doivent être autorisés par un comité conjoint créé en vertu de l’article 2. Ce comité rassemble les acteurs ministériels ayant compétence en matière d’exportation d’armement : pour la France, il s’agit des ministères de la défense, des affaires étrangères et de l’économie, ainsi que du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Après avoir reçu les informations pertinentes des parties concernant un transfert d’équipement ou de technologie de défense, le comité conjoint doit approuver ce transfert pour qu’il puisse se tenir.
Cependant, la décision du comité ne se substitue en rien à la procédure nationale d’examen et de délivrance de la licence d’exportation de l’équipement ou de la technologie de défense concernée par le transfert, ainsi que le précise le §5. Cette stipulation, introduite à la demande de la France, vise à bien distinguer l’accord bilatéral sur le transfert du régime national de contrôle des exportations d’armement, indépendant de cet accord.
En France, en vertu du régime mis en place en janvier 2014, une licence d’exportation doit être obtenue avant la signature de tout contrat d’armement ou même la prospection active d’un marché. L’examen de ces licences relève de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) présidée par le SGDSN, au sein de laquelle les ministères de la défense, des affaires étrangères et de l’économie ont voix délibérative. De manière ultime, c’est le Premier ministre – par délégation, le SGDSN – qui décide d’octroyer ou non une licence.
La mise en place du comité conjoint pour approuver les transferts d’équipements ou de technologies de défense est une spécificité de cet accord avec le Japon, qui y voit un moyen de contrôler de plus près ses exportations. D’ordinaire, ces transferts sont approuvés dans le cadre d’arrangements techniques ou contractuels encadrant un programme industriel précis. Le Japon souhaite rehausser ce contrôle à un niveau interministériel.
Pour autant, le contenu précis des transferts d’équipements et de technologies envisagés continueront à faire l’objet d’arrangement détaillés adoptés par les ministères compétents (article 3), pour chaque programme identifié comme étant d’intérêt commun par le comité sur les équipements de défense créé en 2014 et explicitement mentionné dans le préambule (§2). D’après l’étude d’impact, ces arrangements détaillés prévoiront notamment, outre le contenu du transfert, les personnes et entités directement concernées par celui-ci et ses modalités pratiques.
• Les garanties
Ces garanties sont prévues aux articles 3 et 4. Elles sont habituelles dans les programmes internationaux de coopération industrielle dans le domaine de l’armement auxquels la France contribue. La seule originalité consiste à prévoir ces garanties dans un accord intergouvernemental spécialement dédié.
L’article 3§1 prévoit que chaque partie fait un usage efficace, conforme à la Charte des Nations Unies et aux objectifs fixés par les arrangements, des équipements et technologies transférés.
L’article 3§2 répond à une préoccupation centrale – et légitime – de la partie japonaise : les parties s’engagent à ne pas transférer le titre de propriété ou les droits liés à la possession des équipements ou technologies transférés à un tiers (État, personne physique ou morale) sans le consentement préalable de l’autre partie.
Enfin, en vertu de l’article 4, les parties s’engagent à protéger les informations classifiées de l’autre partie transférées dans le cadre du présent accord, conformément à l’accord sur la sécurité des informations conclu entre la France et le Japon, en vigueur depuis le 24 octobre 2011, auquel le préambule fait référence.
• Les stipulations finales
Les articles 5 à 7 prévoient les dernières stipulations relatives aux questions financières, au règlement des différends et à l’entrée en vigueur de l’accord.
En vertu de l’article 5, la mise en œuvre de l’accord n’a pas vocation à susciter des coûts particuliers dans la mesure où les transferts sont mis en œuvre dans le cadre des crédits budgétaires affectés aux programmes d'armement au sein de chaque État.
L’article 6 prévoit classiquement que les différends liés à l’interprétation ou à l’application de l’accord sont réglés par voie diplomatique.
En vertu de l’article 7, l’accord entre en vigueur à la date de la réception de la dernière notification écrite d’accomplissement de la procédure de ratification interne de l’autre partie. Au Japon, ce texte ne requiert pas d’approbation parlementaire. D’après l’étude d’impact, il n’aurait toujours pas notifié l’accomplissement de sa procédure d’approbation interne. Quant à la France, elle pourra effectuer cette notification une fois l’accord approuvé par l’Assemblée, puisque le Sénat l’a d'ores et déjà adopté le 16 juin dernier. L’accord restera en vigueur pour cinq ans et sera automatiquement reconduit, sauf dénonciation par l’une des parties.
De l’aveu du Gouvernement, l’accord ne pourra produire des effets qu’à long terme et ce, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, le marché de la défense japonais demeure extrêmement fermé pour les industriels autres qu’américains. L’hégémonie de ce grand partenaire sera difficile à remettre en cause. Le sort réservé à l’offre commune faite en 2014 par Airbus Helicopters et Kawasaki heavy industries pour le développement d’un hélicoptère civil de nouvelle génération en est une bonne illustration (1). Le Japon lui a finalement préféré, en juillet 2015, l’offre du consortium Bell/Fujjy heavy industries qui portait sur un modèle plus ancien, sans développement et d’origine américaine.
En outre, l’industrie de défense japonaise n’est pas habituée à coopérer. En conséquence, cela prendra du temps d’identifier des projets communs sur lesquels travailler conjointement, et il faudra sans doute se contenter, pour commencer, de projets modestes. Le comité sur les équipements de défense constitué en 2014 s’était d’ores et déjà réuni à quatre reprises au mois d’avril dernier, sans avoir pour autant identifié de projets concrets sur lesquels bâtir cette coopération.
À plus long terme, l’accord devrait, d’après l’étude d’impact, « permettre de renforcer la base industrielle et technologique de défense et de dynamiser les activités de recherche et de développement dans l’industrie de défense de nos deux pays grâce aux synergies qui seront trouvées entre les partenaires associés aux programmes conjoints de coopération ».
Le ministre de la défense, M. Le Drian, a évoqué quatre domaines dans lesquels les synergies entre les industries de défense japonaises et françaises pourraient à terme être exploitées avec profit : les sonars, les sous-marins inhabités, les robots et la cyberdéfense.
La France a intérêt à accompagner l'évolution de la politique de défense du Japon, qui ne doit en rien être considérée comme une résurgence du militarisme d'antan, mais simplement comme une normalisation – encore très partielle et prudente – de son statut militaire.
En effet, la France et le Japon sont deux démocraties du Pacifique, qui ont la volonté commune d'oeuvrer pour la paix et la stabilité dans cette région et, plus généralement, dans le monde.
Dans le domaine de l'armement, la coopération entre les industries de nos deux pays, qui ont pour point commun leur haut niveau technologique, ne peut qu'être bénéfique sur le long terme. Le marché japonais étant encore particulièrement hermétique pour les entreprises d'armement françaises, notre pays ne peut que gagner à plus d'ouverture.
À l'évidence, il ne faut pas attendre des miracles de cet accord. Cela prendra du temps avant que des projets industriels et technologiques communs ne voient le jour, tant nous partons de loin.
Votre rapporteur estime néanmoins qu'il est bon que la France s'associe pleinement à cette ouverture internationale – encore balbutiante – de l'industrie d'armement japonaise. Il incite donc les membres de la commission à approuver cet accord.
La commission examine le présent projet de loi au cours de sa séance du mardi 12 juillet 2016.
Après l’exposé du rapporteur, un débat a lieu.
M. Michel Terrot. Nous ne voyons pas bien l’intérêt de cet engagement réciproque ni sur quoi il porte. Le Japon est, bien sûr, un pays qui est très allant en ce qui concerne le domaine de la robotique et de la recherche au sens large. Il pourrait y avoir éventuellement une coopération dans le domaine des drones mais nous ne voyons pas la France les solliciter dans ce domaine-là. Je pense, donc, que c’est un accord qui va rester lettre morte ou presque. Je voterai le rapport mais je crains que cet accord n’ait pas de portée pratique réelle. Savez-vous quel est l’état de la coopération militaire et si des échanges de matériels ont eu lieu dans le cadre de l’accord similaire entre le Japon et l’Australie ?
M. Guy-Michel Chauveau. Le Japon a été très marqué par le terrorisme et, à partir de ce moment-là, il y a eu une évolution au Japon et notamment de la Diète de façon à s’inscrire dans un mouvement international. Ils souhaitent participer à des actions et pour cela avoir les moyens de le faire.
Comme la législation japonaise lui interdit actuellement d’intervenir sur différents territoires, le Japon cherche à compenser par le développement notamment en Afrique. De ce côté-là également, il existe des recherches possibles de coopération.
M. Jean-Luc Bleunven. Vous connaissez comme moi le contexte japonais. Il y a une pression très forte de la population pour sortir du contexte d’après-guerre. On peut considérer que les élections récentes montrent une volonté d’évoluer sur cette question. Ce rapport s’inscrit dans cette probable évolution à moyen ou long terme. Il intervient aussi dans un contexte de montée des tensions dans la région, qui se manifeste notamment avec le déploiement de batteries antimissiles en Corée, qui participe à la militarisation de la région, dans un cadre de montée en puissance de la Chine. On peut penser que des évolutions sont à venir dans ce secteur.
Mme la Présidente Élisabeth Guigou. C’est un accord important. Il faut toujours encourager un grand pays à participer davantage aux accords internationaux. Cela ne représente aucun risque pour nous, dans la mesure où nous avons des règles très précises en matière d’exportation d’armement. C’est un accord qui garantit que ces règles soient respectées et je ne vois pour cette raison aucun inconvénient à ce que cet accord soit ratifié. Je comprends la remarque de Michel Terrot. Il est cependant difficile de prévoir à l’avance comment vont évoluer les politiques de défense de nos grands partenaires. À partir du moment où le Japon manifeste une ouverture et que cela peut induire davantage de coopération avec la France, il n’y a pas de raison de se priver de cette ouverture. Au contraire, cela ouvre des opportunités nouvelles.
Suivant l’avis du rapporteur, la commission adopte le projet de loi (n° 3849) sans modification.
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
Néant
TEXTE DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Article unique
(Non modifié)
Est autorisée l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Japon relatif au transfert d’équipements et de technologies de défense, signé à Tokyo le 13 mars 2015, et dont le texte est annexé à la présente loi.
NB : Le texte de l’accord figure en annexe au projet de loi (n° 3849)
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