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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUATORZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 novembre 2016
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE SUR LA PROPOSITION DE LOI MODIFIÉE PAR LE SÉNAT EN DEUXIÈME LECTURE (n° 4133) relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre,
PAR M. Dominique POTIER
Député
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Voir les numéros :
Assemblée nationale : 1re lecture : 2578, 2628, 2625, 2627 et T.A. 501.
2e lecture : 3239, 3582 et T.A. 708.
CMP : 4184.
Sénat : 1re lecture : 376 (2014-2015), 74, 75 et T.A. 40 (2015-2016).
2e lecture : 496 (2015-2016), 10, 11 et T.A. 1 (2016-2017).
CMP : 99.
SOMMAIRE
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Pages
Article 1er (art. L. 225-102-4 [nouveau] du code de commerce) : Obligation d’établir et de mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance 11
Article 2 (art. L. 225-102-5 [nouveau] du code de commerce) : Responsabilité en cas de manquement aux obligations du plan de vigilance 15
Article 3 : Extension du dispositif aux îles Wallis et Futuna 17
Article 4 : Entrée en vigueur 18
TABLEAU COMPARATIF 21
PRINCIPAUX APPORTS DE LA COMMISSION
Réunie le mardi 22 novembre 2016, la commission des Lois a adopté, en nouvelle lecture, la proposition de loi, modifiée par le Sénat en deuxième lecture, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (n° 4133), en lui apportant les principales modifications présentées ci-après :
— À l’article 1er, à l’initiative de son rapporteur, la Commission a rétabli la rédaction adoptée en deuxième lecture par l’Assemblée nationale, tout en détaillant le contenu obligatoire du plan de vigilance et en conditionnant l’action en justice pour manquement à une mise en demeure préalable ;
— À l’initiative de Mme Anne-Yvonne Le Dain et de M. Philippe Noguès, la Commission a rétabli l’article 2, supprimé par le Sénat, dans la rédaction précédemment adoptée par l’Assemblée nationale.
Déposée le 11 février 2015 et adoptée en première lecture le 30 mars de la même année par l’Assemblée nationale, les groupes de la majorité votant pour tandis que les représentants de l’opposition s’abstenaient de façon constructive, la présente proposition de loi a été transmise au Sénat qui l’a examinée les 21 octobre et 18 novembre dans le cadre de l’ordre du jour proposé par le groupe Socialiste et républicain. Elle a suscité une vive hostilité puisque le rapporteur a été tenté de présenter à son encontre une « motion préjudicielle », procédure spécifique au Sénat qui permet l’ajournement sine die des textes n’émanant pas du Gouvernement et n’étant pas inscrits par lui à l’ordre du jour. Devant les réactions hostiles de l’opposition sénatoriale, cette option n’a finalement pas été retenue. Le Sénat a rejeté la proposition de loi le 18 novembre 2015.
Déterminé à poursuivre la navette parlementaire, le groupe Socialiste, républicain et citoyen a sollicité de la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale une inscription à l’ordre du jour en deuxième lecture. Celle-ci a abouti le 23 mars 2016 à l’adoption d’un texte pratiquement identique à celui de la première lecture.
Alors que le Sénat montrait peu d’empressement à se prononcer de nouveau, la proposition de loi a bénéficié d’un soutien explicite du Gouvernement qui a décidé, conformément aux dispositions de l’article 48 de la Constitution, de l’inscrire à l’ordre du jour.
Les sénateurs n’ont pas, cette fois, rejeté en bloc l’intégralité du texte qui leur était transmis. Si l’article 2, relatif à la responsabilité civile des entreprises en cas de manquement à l’obligation de vigilance, a bien été supprimé, l’article 1er, en revanche, a été complètement réécrit. Introduisant, parmi les dispositions du code de commerce traitant du contenu du rapport du conseil d’administration aux actionnaires, un nouvel article L. 225-102-1-1, la rédaction du Sénat précise que ce document rend compte des mesures de diligence raisonnable prises pour prévenir les principaux risques sociaux et environnementaux.
Cette version alternative de l’article 1er correspond à une reprise partielle des prescriptions de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes, dont la transposition doit être assurée au plus tard le 6 décembre prochain. Elle s’inscrit dans une vision traditionnelle de la responsabilité sociétale des entreprises, fondée sur la reddition de comptes et l’action spontanée des opérateurs économiques, dans laquelle la seule inaction sanctionnée est l’absence de publication. Il serait ainsi, en vertu de l’alinéa 8 de l’article 1er tel qu’adopté par le Sénat, parfaitement loisible de ne mettre en œuvre aucune mesure de vigilance face à des risques identifiés, à la seule condition de déclarer les raisons de cette abstention. Enfin, conformément au droit commun, la vérification des informations ferait l’objet d’un avis indépendant, mais seule l’assemblée des actionnaires pourrait en tirer des conclusions pour engager la responsabilité de l’équipe dirigeante. C’est donc une proposition de loi très différente et très en retrait de celle qui lui avait été transmise que le Sénat a adoptée le 13 octobre 2016.
Sans surprise, la commission mixte paritaire, provoquée par le Gouvernement et qui s’est réunie au Sénat le 2 novembre 2016, n’est pas parvenue à concilier les positions extrêmement divergentes des deux assemblées. Elle s’est donc achevée sur le constat d’un désaccord.
Il revient désormais à l’Assemblée nationale, saisie de la proposition de loi en nouvelle lecture, de réaffirmer ses vues et de consolider le dispositif qu’elle a patiemment élaboré au cours des deux dernières années, dans la perspective de sa promulgation avant la fin de la session parlementaire.
C’est dans cet objectif que s’est prononcée la commission des Lois.
Lors de sa réunion du mardi 22 novembre 2016, la commission des Lois examine, en nouvelle lecture, la proposition de loi, modifiée par le Sénat en deuxième lecture, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (n° 4133) (M. Dominique Potier, rapporteur).
M. le président Dominique Raimbourg. La commission mixte paritaire réunie au Sénat le 2 novembre dernier ayant échoué, nous examinons cette proposition de loi en nouvelle lecture.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je veux commencer par remercier tous ceux qui se sont engagés pour le succès de ce combat, à commencer par Mme Annick Le Loch et M. Serge Bardy, rapporteurs pour avis des commissions des Affaires économiques et du Développement durable, ainsi que Mmes Élisabeth Pochon et Anne-Yvonne Le Dain. Cette proposition de loi devrait être définitivement adoptée au mois de janvier prochain : elle marquera notre volonté de promouvoir un récit de la mondialisation qui ne soit ni souverainiste, ni porteur d’un protectionnisme mortifère, ni inversement celui d’un monde sans foi ni loi où triomphent les forts et où périssent les faibles.
Nous écrivons une nouvelle régulation, intelligente, qui crée une obligation à la puissance économique, un devoir de vigilance vis-à-vis des atteintes graves à l’environnement et surtout aux droits humains.
Nous sommes en nouvelle lecture ; je propose donc que nous réservions les longs débats politiques à la séance publique pour, cet après-midi, aller à l’essentiel et rétablir l’esprit du texte.
Le Sénat a montré, en première lecture, en tentant de recourir à la procédure archaïque de la motion préjudicielle, un visage qui n’était guère amène – je ne reviens pas sur les oppositions idéologiques féroces à toute tentative de régulation des actes de nos multinationales partout dans le monde. Mais la majorité sénatoriale a su, en deuxième lecture, marquer une inflexion que je veux saluer, et se montrer beaucoup moins brutale. Elle a proposé une alternative à notre texte qui vise, selon elle, le même objectif, c’est-à-dire le respect des droits humains. Sur le fond, il y a donc maintenant une convergence de vues dont je me félicite.
Néanmoins, nous ne pouvions pas reprendre le texte du Sénat sans trahir nos intentions initiales ; en particulier, le Sénat a inscrit le devoir de vigilance dans le cadre du reporting, et supprimé les sanctions en cas de non-respect des obligations définies à l’article 1er. Nous sommes loin du compte.
Je vous propose donc de revenir à un plan de vigilance a priori et non a posteriori, de remettre en place des sanctions et de rétablir le mécanisme de responsabilité civile qui permet la réparation du préjudice causé. Nous rétablirons ainsi l’essentiel de la proposition de loi : ce sera le gros œuvre, si vous me permettez l’expression. La discussion en séance publique nous permettra d’affiner encore ce travail, notamment pour préciser l’article 1er – je sais que la majorité prépare des amendements auxquels je donnerai certainement un avis favorable – et pour renforcer les sanctions prévues. En cas d’atteintes graves à l’écosystème ou aux droits humains, l’amende pourrait en effet être plus importante ; nous vous ferons une proposition en ce sens.
J’espère que nous pourrons nous rassembler sur ce texte qui marque une première étape de la régulation de l’activité des multinationales et qui définit un principe de responsabilité, là où des obscurités juridiques permettaient de dissimuler des délits qui portent atteinte à l’avenir de l’humanité.
La Commission en vient à l’examen des articles de la proposition de loi.
Article 1er
(art. L. 225-102-4 [nouveau] du code de commerce)
Obligation d’établir et de mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance
1. Les dispositions adoptées par l’Assemblée nationale
Dans la version adoptée à deux reprises par l’Assemblée nationale, l’article 1erde la proposition de loi crée un nouvel article L. 225-102-4 au sein du code de commerce. Il édicte l’obligation d’établir, de publier et de mettre en œuvre « de manière effective » un plan de vigilance pour toutes les sociétés employant au moins 5 000 salariés, incluant ses filiales françaises directes ou indirectes, ou 10 000 salariés, incluant ses filiales directes ou indirectes françaises comme étrangères.
Le plan de vigilance comporte « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires ». Ces risques sont liés à l’activité de la société assujettie, mais aussi aux opérations des sociétés qu’elle contrôle ainsi que des sous-traitants et des fournisseurs avec lesquels elles entretiennent une relation commerciale établie. Le plan porte également sur la prévention de la « corruption active ou passive » au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle, sans s’étendre cette fois aux fournisseurs et sous-traitants.
Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport de gestion du conseil d’administration à l’assemblée générale des actionnaires, à l’instar des informations à caractère social et environnemental que publient déjà les grandes entreprises.
Un décret en Conseil d’État précise les « modalités de présentation et d’application » du plan, ainsi que les « conditions du suivi de sa mise en œuvre effective », le cas échéant « dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale ». Il ne peut, en revanche, déterminer des normes de référence par rapport auxquelles il serait possible d’apprécier les notions d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou encore de risques sanitaires. Les engagements internationaux contractés par la France en la matière apparaissent, en effet, suffisamment précis et complets.
Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente, ou au président du tribunal statuant en référé, qu’il soit enjoint à la société concernée, le cas échéant sous astreinte, d’établir son plan de vigilance, de le rendre public ou de rendre compte de sa mise en œuvre effective. S’il constate un manquement, le juge peut prononcer une amende civile d’un montant maximal de 10 millions d’euros qui n’est pas une charge déductible du résultat fiscal.
Résolument hostile au dispositif adopté par l’Assemblée nationale, la commission des Lois du Sénat a cependant renoncé, en deuxième lecture, à rejeter l’ensemble de la proposition, laissant perdurer, à l’initiative de son rapporteur, un article 1er entièrement réécrit.
Prenant argument de la proximité de la date limite de transposition de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes, fixée au 6 décembre 2016, les sénateurs ont utilisé ce vecteur législatif pour transposer certaines prescriptions du texte européen. L’un des objectifs de la directive consiste en effet à conduire les grandes entreprises à mettre en place des « informations sur les procédures de diligence raisonnée mises en œuvre par l’entreprise, ainsi que, lorsque cela s’avère pertinent et proportionné, en ce qui concerne sa chaîne d’approvisionnement et de sous-traitance, afin d’identifier, de prévenir et d’atténuer les incidences négatives existantes et potentielles » (considérant n° 6).
Le Sénat a donc créé, au sein du code de commerce et à la place des dispositions adoptées par l’Assemblée nationale, un nouvel article L. 225-102-1-1 précisant que le rapport remis par le conseil d’administration aux actionnaires rend compte des mesures de diligence raisonnable prises pour prévenir les principaux risques sociaux et environnementaux, dans les sociétés cotées qui remplissent les critères fixés par la directive – soit un total de bilan de plus de 20 millions d’euros, ou un montant net de chiffre d’affaires de plus de 40 millions d’euros, et l’emploi d’au moins cinq cents salariés permanents.
Le rapport devrait ainsi identifier les principaux risques et rendre compte des mesures de prévention de la corruption ainsi que des mesures de vigilance raisonnable prises pour prévenir les risques en question nés de son activité, de celle de ses filiales et de celle de leurs sous-traitants. L’appréciation de ces risques s’effectue en fonction de la législation locale et non des normes internationalement admises. Certains types de risques pourraient ne pas être pris en compte, à condition que le rapport en donne la justification, et les filiales et sociétés contrôlées seraient dispensées de publication dès lors que la société mère y procèderait de façon consolidée.
Les mesures dont il serait ainsi rendu compte feraient l’objet d’une vérification selon les mêmes modalités que les informations sociales et environnementales, par l’avis d’un tiers indépendant communiqué à l’assemblée des actionnaires.
En cas de méconnaissance de ces obligations de publication, le mécanisme d’injonction sous astreinte prévu par l’Assemblée nationale et conservé par le Sénat s’appliquerait. Le Sénat a toutefois supprimé l’amende civile de 10 millions d’euros qui l’accompagnait, son rapporteur justifiant cette décision par le « caractère disproportionné » de la peine et par « une interrogation au regard du principe de légalité des délits et des peines, compte tenu du caractère général et relativement imprécis de l’obligation de vigilance ».
3. La position de votre Commission
La commission des Lois s’est réjouie que le Sénat, après une suppression en première lecture, se soit pleinement saisi de l’article 1er de la proposition de loi pour produire un dispositif destiné à améliorer la protection des droits de l’homme et de l’environnement dans un contexte de mondialisation.
Elle a toutefois constaté que, si les mêmes objectifs étaient désormais partagés par les deux assemblées, les démarches engagées pour leur atteinte différaient fondamentalement. Alors que l’Assemblée nationale privilégie la création d’une véritable obligation de vigilance, dont les manquements pourraient donner lieu à poursuite et à sanction financière, le Sénat se borne, par une transposition partielle de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014, à élargir la reddition de comptes imposée aux entreprises en matière de responsabilité sociétale et environnementale (1) à des mesures de vigilance laissées à leur discrétion. Le fait même qu’il soit possible de ne mettre en œuvre aucune mesure de prévention des risques à la seule condition d’en faire état dans un rapport, et que cette inaction soit dépourvue de conséquences – sinon devant l’assemblée des actionnaires – entre en contradiction avec les objectifs poursuivis par les députés en première et deuxième lectures.
Du reste, la commission des Lois a relevé que l’article 62 du projet de loi relatif à l’égalité et à la citoyenneté, adopté en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale le 24 novembre 2016, habilite le Gouvernement à procéder par voie d’ordonnance à la transposition de la directive européenne précitée dans un délai de six mois à compter de la date de sa promulgation, soit à la fin du premier semestre 2017.
En conséquence, la Commission a adopté un amendement du rapporteur rétablissant la rédaction précédemment issue de l’Assemblée nationale, à d’importantes nuances près :
– en réponse aux craintes exprimées par le Sénat au regard de la description du contenu du plan de vigilance, jugée insuffisamment précise, la Commission a décidé de faire figurer dans la loi la liste des mesures qui devraient nécessairement en faire partie. Il s’agit d’une cartographie des risques, de procédures d’évaluation de la situation des filiales et des sous-traitants et fournisseurs réguliers, d’actions adaptées d’atténuation des risques et d’un mécanisme de recueil des signalements. Cette présentation s’inspire directement de l’article 17 du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit « Sapin 2 », qui instaure une obligation de vigilance contre les faits de corruption et de trafic d’influence. Elle permet de déterminer avec précision les contours du plan de vigilance de sorte que les sociétés concernées puissent les élaborer sans difficulté ;
– en conséquence du point précédent, l’objectif de lutte contre la corruption assigné précédemment aux plans de vigilance est supprimé, puisque déjà institué dans la loi « Sapin 2 » ;
– en cas de manquement à l’obligation de vigilance, la saisine du juge est désormais précédée d’une mise en demeure et d’un délai de trois mois afin de permettre à l’entreprise débitrice de se mettre en conformité, comme il est d’usage en droit des sociétés ;
– l’amende civile de dix millions d’euros encourue en cas de manquement est désormais modulée en proportion de la gravité du manquement, en considération des circonstances de sa commission et en fonction de la personnalité de son auteur, afin d’assurer le respect du principe d’individualisation des peines.
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La Commission examine l’amendement CL10 du rapporteur, ainsi que les amendements CL3, CL4, CL5, CL6, CL7, CL9 et CL8 de M. Jacques Bompard.
M. le rapporteur. Cet amendement vise, je le disais, à rétablir la philosophie de la proposition de loi telle que nous l’avions adoptée. De plus, au fil des navettes, nous avons approfondi notre travail, en lien avec la Chancellerie et le ministre des Finances, mais aussi avec les associations, les syndicats, les chercheurs… Nous avons notamment précisé la nature du plan de vigilance : parce que nous prévoyons une amende de 10 millions d’euros, nous aurions couru un risque constitutionnel en nous contentant de renvoyer le détail du plan de vigilance au pouvoir réglementaire. Nous pourrons d’ailleurs compléter ce point en séance. Nous proposerons aussi qu’un décret puisse compléter cette première liste afin de prendre en considération de nouvelles menaces : ces questions sont mouvantes – pensons au financement du terrorisme, par exemple, dont il a été question récemment dans l’actualité.
Les quatre mesures du plan, vous le constatez, ont une portée générale et correspondent au principe de précaution que nous souhaitons respecter.
L’’amende a fait débat ; certains ont estimé que 10 millions d’euros, c’était disproportionné, en faisant référence à la loi dite « Sapin 2 ». Mais le montant de 2 millions fixé par cette loi s’applique à des entreprises de bien plus petite taille que celles que nous visons aujourd’hui, c’est-à-dire 150 à 200 multinationales. L’amendement précise cependant que le montant de 10 millions d’euros n’est pas forfaitaire.
J’ajoute enfin que nous avons retiré du plan de vigilance le volet concernant la corruption, car la loi « Sapin 2 » – autre fierté de cette fin de législature – suffit à traiter de ces sujets.
M. Jacques Bompard. Face à la mondialisation, aussi sauvage qu’inquiétante, ce texte est intéressant. Mes amendements ont pour but de le préciser, notamment pour souligner qu’il n’est pas question de procéder à une quelconque sélection au sein des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
M. le rapporteur. Ces amendements tomberont si l’amendement CL10 est adopté.
La Commission adopte l’amendement CL10.
En conséquence, l’article 1er est ainsi rédigé et les amendements CL3 à CL9 tombent.
Article 2
(art. L. 225-102-5 [nouveau] du code de commerce)
Responsabilité en cas de manquement aux obligations du plan de vigilance
1. Les dispositions adoptées par l’Assemblée nationale
Dans sa version adoptée à deux reprises par l’Assemblée nationale, l’article 2 de la proposition de loi crée dans le code de commerce un nouvel article L. 225-102-5 prévoyant que le non-respect des obligations prévues à l’article précédent « engage la responsabilité de son auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du code civil ». Le dispositif institué lie la responsabilité de l’entreprise au non-respect de l’obligation légale relative au plan de vigilance. L’action en responsabilité est introduite « devant la juridiction compétente » par toute personne justifiant d’un intérêt à agir. Outre la réparation du préjudice, le juge peut sanctionner le manquement qu’il constate au moyen d’une amende civile d’un montant maximal de dix millions d’euros et en ordonnant, le cas échéant sous astreinte, la publication de sa décision aux frais de la société condamnée.
2. Des dispositions supprimées par le Sénat
Le Sénat a supprimé l’article 2 à deux reprises. Si la suppression opérée en première lecture s’inscrivait dans le cadre d’un rejet de l’ensemble de la proposition de loi, il n’en va pas de même en deuxième lecture.
Cette décision s’explique certes par des raisons de cohérence : le Sénat ayant écarté le principe d’une obligation de vigilance des entreprises, il est normal qu’il écarte symétriquement toute procédure de mise en jeu de leur responsabilité en cas de manquement à ladite obligation. Mais elle trouve également ses racines dans le souhait d’en rester à la conception originelle de la responsabilité sociétale des entreprises, philosophiquement proche de la notion de charité, qui laisse à l’entreprise le libre-choix de déterminer les actions qu’elle souhaite conduire, ou non, pour améliorer la vie de la communauté. Les modalités toujours privilégiées par le Sénat – bonnes pratiques, compte rendus, démarche volontaire – sont celles du « droit mou » (soft law) dans lequel n’existe aucune obligation légale autre qu’une publication, donc aucun manquement possible en pratique, donc aucune responsabilité au sens juridique du terme.
3. La position de votre Commission
Votre Commission a confirmé la position de l’Assemblée nationale au cours des deux précédentes lectures de la proposition de loi. Elle a considéré que le volet préventif des atteintes contenu à l’article premier devait être complété, à l’article 2, d’un rappel du droit commun de la responsabilité civile en cas de survenue d’un dommage causée par un manquement à l’obligation de vigilance, alors même que le respect des obligations assignées par la loi en aurait permis la prévention.
En conséquence, la commission des Lois a adopté deux amendements identiques de Mme Anne-Yvonne Le Dain et de M. Philippe Noguès rétablissant l’article 2 dans sa rédaction précédemment issue de l’Assemblée nationale.
Votre rapporteur souligne toutefois que d’ultimes améliorations devront être apportées à ces dispositions au cours de la séance publique, de sorte que la crainte exprimée par le Sénat d’une responsabilité pour autrui – la société mère ou donneuse d’ordre assumant les conséquences d’actes de sa filiale, de son sous-traitant ou de son fournisseur dont elle n’avait pas à connaître – se trouve explicitement dissipée.
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La Commission examine les amendements identiques CL1 de M. Philippe Noguès et CL2 de Mme Anne-Yvonne Le Dain.
M. Philippe Noguès. Cette proposition de loi a connu un véritable parcours du combattant ; elle a dû résister aux puissants groupes de pression qui avaient juré sa perte. Le texte que nous avons voté en mars 2016 n’était pas exactement celui que j’avais espéré ; mais c’était, je l’ai déjà souligné, « un pied dans la porte ». Le Sénat a tenté au contraire de refermer cette porte. Il nous faut donc aujourd’hui rétablir le texte que nous avions adopté.
Mon amendement vise à rétablir l’article 2, tout bonnement supprimé par le Sénat : cet article est pourtant primordial, car il établit un mécanisme de responsabilité civile qui permet, en cas de non-respect des obligations, la réparation du préjudice causé, le prononcé d’une amende par le juge et la publicité de la décision de justice.
Il est essentiel que les victimes puissent engager la responsabilité de l’entreprise qui a failli à son devoir de vigilance.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Mon amendement est identique. Les donneurs d’ordre doivent exercer une vigilance particulière afin que leurs sous-traitants, à tout le moins, ne mettent pas en danger la vie de ceux qu’ils font travailler. Le non-respect de cette obligation doit entraîner des conséquences financières : nous introduisons donc une amende, qui ne se substitue pas à la réparation du préjudice causé.
Nous y reviendrons peut-être en séance pour faire évoluer les références faites par l’amendement aux articles 1382 et 1383 du code civil.
Je remercie tous ceux, et notamment les associations, qui ont concouru à ce travail de fond, afin de mettre un peu de morale dans le commerce.
M. le rapporteur. Je me réjouis de cette convergence de vues. Des sanctions sont en effet indispensables. Nous souhaitons aller plus loin, mais notre réflexion n’est pas encore tout à fait aboutie : nous vous ferons donc une proposition en séance publique.
Il est néanmoins préférable de rectifier dès maintenant la référence aux articles 1382 et 1383 du code civil, qui sont devenus le 1er octobre 2016 les articles 1240 et 1241, sous l’effet de l’ordonnance du 10 février 2016.
La Commission adopte les amendements identiques ainsi rectifiés.
L’article 2 est ainsi rétabli.
Article 3
Extension du dispositif aux îles Wallis et Futuna
L’article 3 prévoit l’application de la proposition de loi dans les îles Wallis et Futuna, étant précisé que le droit commercial ne relève plus de la compétence du législateur national en Polynésie française comme en Nouvelle-Calédonie, mais des institutions locales.
Le Sénat a adapté la rédaction de cet article aux modifications apportées aux articles précédents.
Sur la proposition de votre rapporteur, la commission des Lois a modifié l’article 3 afin de le mettre en cohérence avec les choix effectués aux articles précédents.
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La Commission adopte l’amendement de cohérence CL11 du rapporteur.
En conséquence, l’article 3 est ainsi rédigé.
L’article 4 a été introduit en deuxième lecture par la commission des Lois du Sénat à l’initiative de son rapporteur. Il prévoit une entrée en vigueur différée des nouvelles obligations de publication, à compter du rapport du conseil d’administration sur les comptes du premier exercice ouvert à compter de la publication de la loi, c’est-à-dire celui présenté à l’assemblée générale de 2018 sur l’exercice 2017 dans le cas où la loi serait publiée avant le 31 décembre 2016.
Votre commission a approuvé le choix d’une entrée en vigueur différée afin de permettre aux entreprises débitrices de l’obligation de vigilance de se mettre en conformité avec les prescriptions édictées. Comme il apparaît désormais probable que la promulgation ne puisse avoir lieu avant le début de l’année 2017, les premiers plans de vigilance seront publiés dans les rapports établis pour 2019.
Un amendement de votre rapporteur a été adopté pour mettre l’article 4 en cohérence avec les choix effectués aux articles précédents.
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La Commission adopte l’amendement de cohérence CL12 du rapporteur.
Puis elle adopte l’article 4 modifié.
Elle adopte alors l’ensemble de la proposition de loi modifiée.
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En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande d’adopter, en nouvelle lecture, la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (n° 4133), dans le texte figurant dans le document annexé au présent rapport.
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1 () Article 225 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement et décret n° 2012-557 du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale.