Audition Daniela Rea (25 septembre 2018)

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Audition de Mme Daniela Rea, journaliste mexicaine
25 septembre 2018

Étaient présents : Mme Danielle Brulebois (vice-présidente du groupe d’études sur la presse), MM. Rodrigue Kokouendo et Jean-Luc Lagleize, Mme Corinne Vignon.

Le groupe d’amitié France-Mexique a auditionné, sous la présidence de Mme Corinne Vignon, vice-présidente, Mme Daniela Rea, lauréate du prix Breach-Valdez du journalisme et des droits de l’Homme, à l’occasion de son passage à Paris, le mardi 25 septembre 2018 à 9 heures.

Ce prix, dont le nom rend hommage à deux journalistes assassinés en 2017, Miroslava Breach et Javier Valdez, vise à récompenser les journalistes mexicains pour la qualité de leurs enquêtes dans le domaine des droits de l’Homme.

Les organisateurs ont ainsi distingué le journalisme engagé, rigoureux et humain que Mme Daniela Rea a mené depuis plusieurs années sur des thèmes aussi complexes que la violence, les disparitions forcées, les détentions arbitraires, les déplacements, la torture, les abus de pouvoir et l’impunité. Elle incarne cette nouvelle génération de journalistes indépendants et solidaires qui aspirent à pouvoir exercer leur travail librement, sans censure, en dépit du danger et qui utilisent les supports les plus divers, écrits papier ou en ligne, vidéo, audio, afin de raconter le résultat de leurs investigations.

Mme Daniela Rea se présente et explique qu’elle est membre fondatrice du groupe de journalistes indépendants « Red de Periodistas de a Pie » (réseau des journalistes ordinaires), créé en 2007, organisation qui a pour but de former les journalistes mais aussi et surtout de les défendre et de les protéger.

Dans le cadre du prix Breach-Valdez qu’elle a obtenu en mai dernier, elle vient de publier un ouvrage en France, chez L’Harmattan, intitulé « 22 voix pour briser le silence », dans lequel elle réunit les témoignages de 22 journalistes qui travaillent dans des conditions difficiles dans plusieurs régions du Mexique, et qui souffrent de menaces dans l’exercice de leur métier ou ont vu leurs collègues mourir assassinés. Ce livre démontre trois grands types de violences faites aux journalistes : la violence d’Etat ; la violence criminelle ; la violence liée au travail.

La plupart des journalistes au Mexique travaillent en free-lance pour une rémunération dérisoire, ne disposent pas de contrats de travail officiels, ne bénéficient pas de sécurité sociale ni de prestations sociales et leur situation est très précaire. Ils ne sont pas défendus par de grands syndicats et seules quelques associations existent pour les protéger. Les grands groupes de presse écrite ou audiovisuelle reçoivent de leur côté des sommes énormes en fonds publics, mais en contrepartie leur ligne éditoriale est très contrainte, cantonnée à un rôle d’exécutants de la propagande gouvernementale. Mme Rea cite l’exemple du groupe de presse Excelsior, détenu par un grand entrepreneur, proche du Président Peña Nieto, ou encore du groupe Televisa. Elle rappelle qu’il y a quelques années la Cour suprême a réussi à imposer l’existence d’une loi pour réguler la publicité gouvernementale. Cette loi a été publiée, mais au final elle renforce encore plus le contrôle du gouvernement sur les médias.

Il y a donc peu de presse dissidente et celle-ci ne peut venir que de journalistes indépendants dont l’existence dépend en partie du soutien d’organisations internationales.

Il convient par ailleurs de préciser que le Mexique est le pays en paix le plus meurtrier au monde pour les journalistes. Ainsi, depuis 2000, 120 journalistes ont été tués au Mexique et 35 sont disparus. Sur la seule année 2018, déjà 9 journalistes ont été assassinés et 1 est disparu.

A une question de Mme Corinne Vignon sur les preuves qui permettraient de démontrer la relation entre l’assassinat d’un journaliste et son activité professionnelle, Mme Daniela Rea répond que bien évidemment ce lien est difficile à établir car très souvent les enquêtes ne sont pas menées ou tendent à conclure rapidement qu’il s’agit d’un crime passionnel par exemple. De surcroît, l’absence d’enquêtes concoure à renforcer le sentiment d’impunité et à accentuer le nombre des crimes commis contre les journalistes.

A une question de Mme Danielle Brulebois sur le rôle de la justice, Mme Rea répond que la justice au Mexique opère en fonction des besoins politiques et des gouvernements en place. Par exemple, durant les 12 dernières années, 120 000 personnes ont été arrêtées, accusées d’être impliquées dans des trafics de drogue, mais seulement 1 % ont été sanctionnées.

Autre exemple : la justice mexicaine n’a pas enquêté sur une affaire de corruption qui impliquait le Président de la République Peña Nieto, après que sa femme ait acquis une somptueuse villa d'une valeur de 7 millions de dollars (la casa blanca), auprès d'une entreprise dirigée par un ami du président, bénéficiaire de contrats publics. Au contraire, le Président a intenté un recours pour attaque à sa moralité, et ce sont les journalistes qui ont dénoncé l’affaire qui se sont retrouvés accusés.

Mme Corinne Vignon explique qu’elle a reçu il y a quelques mois une délégation représentant des familles mexicaines en lutte contre un projet d’implantation d’un aéroport international sur leurs terres, dont les enfants et maris ont été soit emprisonnés, soit ont disparu, et qui se trouvaient dans l’impossibilité de faire entendre leurs voix. Elle voudrait savoir si la presse mexicaine travaille sur ces questions.

Mme Rea confirme qu’en effet cette affaire a eu un retentissement important. Des enquêtes scientifiques ont démontré les conséquences néfastes du projet d’aéroport sur l’environnement de ces communautés et ont dénoncé également l’existence de mines illégales qui opéraient dans ces zones géographiques, sans permis, volant leurs terres aux populations indigènes.

A une question de Mme Brulebois concernant le rôle des intellectuels pour défendre la presse, Mme Rea répond qu’en effet certains intellectuels soutiennent les journalistes, comme par exemple la maison d’édition qui a créé le prix Valdez (du nom d’un journaliste assassiné). Mais il y a aussi des intellectuels conservateurs qui n’accompagnent pas ce mouvement. Et elle reconnaît que sans doute la presse a commis des erreurs par le passé. Des grands médias par exemple ont menti sur des affaires de militarisation de la société ou de criminalisation et ces derniers bénéficiant d’un grand pouvoir d’audience, cela a contribué à détériorer la relation entre la presse et la population. C’est aux journalistes qu’il appartient désormais de revendiquer leur travail, de démontrer en quoi leur profession est importante pour dénoncer le système mexicain. Les récentes enquêtes sur des affaires de corruption impliquant des ministres ou le Président de la République ont permis à cet égard de démontrer l’importance de ce travail et de recevoir le soutien de la population.

Mme Corinne Vignon souhaiterait savoir, aux termes des élections intervenues le 1er juillet dernier, quelles étaient les relations entre les journalistes et les partis politiques pendant la campagne électorale.

Mme Daniela Rea explique que les plus grands médias ont fait une campagne à charge contre le candidat Andrés Manuel López Obrador (AMLO). Et maintenant qu’il est élu Président de la République, beaucoup de ces médias cherchent à s’adapter au nouveau pouvoir et commencent à licencier leurs directeurs. Il sera intéressant de voir comment ce gouvernement va gérer les médias. Ce sera aussi un nouvel apprentissage pour une journaliste comme elle qui, pendant toute sa carrière, a vécu l’opposition au pouvoir et voit désormais arriver un Président plus proche de son idéologie. Comment continuer à mener un travail critique ?

A la question de savoir si elle s’est sentie menacée pendant l’écriture de son livre, Mme Rea répond qu’il existe encore une certaine sécurité dans la ville de Mexico, à la différence de ce qui se passe dans le reste du pays. Même si c’est une sécurité relative, parce que des agressions sont possibles, par qu’il existe aussi de l’espionnage téléphonique, ou encore parce que lors de manifestations la police est capable de frapper les participants.

A la question de savoir comment les parlementaires français peuvent les aider, Mme Rea répond qu’il convient de faire pression et de dénoncer le double discours du gouvernement mexicain, qui se présente comme une démocratie, a signé les Conventions sur les droits de l’Homme, a créé des lois exemplaires mais qui reste un pays sous contrôle de la police, de la justice, du pouvoir politique en place. Il existe au Mexique un mépris total pour la vie qui a entraîné les assassinats de plus de 200 000 personnes en 15 ans et de 37 000 disparus et la découverte de plus de 1 500 fosses communes dans le pays.

M. Jean-Luc Lagleize s’étonne que la population ne réagisse pas plus ouvertement, alors que le Mexique est une démocratie. Tout d’abord, Mme Rea estime que la démocratie n’est que théorique au Mexique et qu’en réalité la population est soumise aux pouvoirs économique et politique en place, qui l’exploitent. Elle rappelle que le niveau de vie y est très précaire. La moitié de la population mexicaine vit en-dessous du seuil de pauvreté. L’autre moitié, les classes moyennes, vit précairement également, avec des conditions de travail difficile, un accès à l’éducation, à la santé compliqué, autant de questions qui font que la société civile est tournée vers ses propres problèmes. Et il ne faut pas oublier que c’est une société qui a appris depuis toujours que la corruption, les crimes, les vols restent impunis.

Ceci étant, la société mexicaine fait des choses. C’est sous sa pression par exemple qu’une enquête a été menée –certes désastreuse- sur la disparition des 43 étudiants [elle fait référence à la disparition de 43 étudiants dans l'État du Guerrero (sud) en septembre 2014. Ces étudiants de l'école normale d'Ayotzinapa, qui s'étaient emparés de cinq autobus pour aller manifester à Mexico, ont disparu après avoir été attaqués par des policiers municipaux à Iguala]. Mais les urgences et les défis sont multiples : problèmes liés à la sécurité du travail, assassinats, disparitions, terres enlevées aux communautés indigènes, problèmes d’accès aux universités publiques pour les étudiants, problèmes des femmes (7 femmes sont assassinées chaque jour au Mexique).

Les femmes sont très actives sur le thème de la dépénalisation de l’avortement (il est possible dans la ville de Mexico, mais considéré comme un délit dans beaucoup d’autres Etats), sur les violences sexuelles, y compris les violences sexuelles d’Etat (Amnesty international a publié un rapport sur le cas de femmes violées par des policiers), la traite de personnes (migrants) et notamment des femmes, le droit du travail et l’égalité salariale, les féminicides. Il y a un vrai combat pour que les féminicides, qui s’exercent sur tout le territoire et non pas seulement dans la ville emblématique de Ciudad Juarez,  ne soient plus considérés comme un simple problème de couple homme/femme. C’est un problème structurel lié à l’éducation, à la justice.

Sur le thème de la sécurité au travail, beaucoup d’attentes  se portent sur la nouvelle ministre du travail, fille d’un avocat défenseur du droit du travail, Mme Luisa Maria Alcalde Lujan. Elle a récemment organisé une réunion avec des journalistes et a mentionné de nouvelles propositions en leur faveur.

Mme Brulebois souhaiterait savoir ce qu’il en est des procès gagnés par le Mexique contre Monsanto sur les OGM.

Mme Daniela Rea répond qu’en effet un procès contre les maïs transgéniques a été gagné par les communautés Mayas. Le problème au Mexique, c’est que les terres agricoles sont tenues par de grands entrepreneurs et que les petits agriculteurs représentent la population la plus pauvre du pays. A titre d’exemple, une association a découvert que les aides du programme phare du précédent gouvernement qui étaient soi-disant destinées aux jeunes et petits agriculteurs étaient en fait octroyées à des grands entrepreneurs, des narcotrafiquants et même à de hauts fonctionnaires.

Les attentes sont importantes dans ce domaine et le nouveau Secrétaire d’Etat à l’agriculture connaît très bien ces questions, sur lesquelles il travaille depuis 30 ans. Le grand projet du nouveau gouvernement est de relancer la production interne pour augmenter la consommation locale, nationale.

Mme Vignon explique que le groupe d’amitié projette de rencontrer ses homologues mexicains prochainement et lui demande quels seraient les députés les plus influents avec qui évoquer les thèmes des droits de l’homme, des droits de la presse, mais aussi de la santé, de l’aide sociale à la population...

Daniela Rea rappelle que le parti Morena détient la majorité absolue dans les deux chambres et qu’il convient sans conteste de rencontrer en priorité les députés morénistes. De surcroît, ce parti se présente comme un parti tourné vers les questions sociales.

Sur le thème plus spécifique des journalistes, il est important que la loi sur la publicité gouvernementale soit modifiée. Une proposition de loi existe déjà en ce sens.

Mme Corinne Vignon remercie sincèrement Mme Daniela Rea de sa présence et du témoignage particulièrement éclairant qu’elle a pu délivrer sur les conditions de travail et la situation des journalistes au Mexique.