Colloque Yémen (13 septembre 2018)

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Yémen : Un pays riche de culture dans la tourmente

Jeudi 13 septembre 2018, Assemblée nationale

Colloque organisé par Fabien Gouttefarde, président du groupe d’amitié France-Yémen, député de l’Eure, membre de la commission de la défense nationale et des forces armées.

Avec la participation de Christian Darles, architecte-archéologue UMR TRACES Toulouse, Anne Regourd, CNRS, UMR 7192 ; Jean Lambert, CNRS, Anthropologue, ethnomusicologue, Laboratoire Eco-Anthropologie, Musée de l’Homme ; Muhammad Tawaf, archiviste yéménite et doctorant à l’Ecole nationale des Chartes ; Anne Paolini, Dir. UNESCO regional office, Doha, Representative to the countries of the Golf and Yemen ; Ali Al Muqri, écrivain yéménite ; Roman Stadnicki, Maître de conférence en géographie, Université de Tours ; François Frison Roche, Chercheur CNRS, Université Paris 2, ancien directeur Sanaa du projet français d’aide à la transition (2012-2014). ; Habib Abdulrab, Institut National des sciences appliquées (INSA), Rouen ; Abdessalam Kleiche, vice-président, Alliance Internationale pour la Défense des Droits et des Libertés (AIDL). Bashir al-Muhallal, président d’ONG Yéménite Pulse for sociale justice doctorant, Université de Tours.

Allocution d’ouverture de Fabien Gouttefarde président du groupe d’amitié France-Yémen, Député de l’Eure, commissaire à la défense.

L’actuelle République du Yémen est née en 1990 de la réunion de la République démocratique et populaire du Yémen ou Yémen du Sud, une république marxiste et de la République arabe du Yémen ou Yémen du Nord. Mais dès 1994 le Yémen du Sud fait sécession, ce qui conduit à une guerre civile. Après la guerre civile, des conflits entre rebelles Houthis basés au Nord-Ouest du pays et gouvernement Saleh déstabilisent le nord du pays, c’est la guerre du Saada.

En 2012, le printemps arabe yéménite entraîne la destitution d’Ali Abdallah Saleh et Abdrabbo Mansour Hadi est élu. En 2014, les rebelles chiites Houthis, alliés à l’ancien président Saleh s’opposent au gouvernement du président Hadi, leurs offensives fulgurantes obligent le président à se réfugier à Riyad. Le conflit s’internationalise en 2015 avec la participation d’une coalition menée par l’Arabie Saoudite.

Le conflit au Yémen reçoit peu d’attention politique et médiatique : il n’y a pas de flux de réfugiés yéménites en Occident, pour autant, la violence du conflit n’en est pas moins atténuée. Outre les houthistes déjà évoqués, la coalition, menée par l’Arabie Saoudite est un des protagonistes de ce conflit. Al Quaida, autre belligérant a profité du soulèvement populaire pour construire des assises locales : le groupe terroriste organise en moyenne une attaque tous les deux jours. Le mercenariat est pratiqué à grande échelle au Yémen en partie grâce à des fonds émiratis.

Trois Français sont détenus par les houthistes, parmi lesquels Mourad Ayad et Taha Al-Issawi, arrêtés les 7 et 8 mai 2014 et Alain Goma marin capturé en juin 2018 au large d’Hodeïda.

La Richesse du patrimoine culturel yéménite et les enjeux de la préservation en période de conflit armé :

Anne Regourd (CNRS, UMR 7192) présente la table ronde :

Le Yémen possède un riche patrimoine matériel mobilier et immobilier ainsi qu’un patrimoine immatériel séculaire composé d’œuvres poétiques et musicales. Mais qu’est-ce qu’être artiste dans un Yémen dépecé, en proie au chaos et à l’avenir incertain ? Dans ce contexte sombre, la Norvège a décidé de ne plus vendre d’armes aux belligérants et l’Espagne a annoncé vouloir arrêter les ventes de bombes susceptibles d’être utilisées contre des civils yéménites.

Christian Darles (architecte-archéologue UMR TRACES Toulouse) :

Christian Darles est un archéologue architecte français, qui effectue des missions archéologiques au Yémen depuis 1974.

Le Yémen du Nord comme le Yémen du Sud sont les premiers pays de la péninsule arabique à autoriser, dès leur indépendance, des missions archéologiques sur des sites préislamiques. Les Yéménites sont très fiers de leur histoire ainsi que de leur passé dont il est question dans tous les livres saints, notamment la Bible qui cite plusieurs fois le royaume de Saba. Pendant 3 000 ans, le pays a été en conflit tribal permanent, en particulier, au tournant de notre ère, pour le contrôle de la ressource qui fit sa richesse, l’encens. La période coloniale apporta toutefois la paix grâce à un équilibre entre les forces tribales, britanniques et ottomanes. En 1990, la tentative de réunification des deux Yémen avec une capitale politique Sanaa et une autre économique Aden fut un échec. La guerre de 1994 conduisit à la destruction, dans le Sud, de bâtiments, notamment par les forces du Nord. Christian Darles insiste sur le fait qu’au Yémen, la puissance ne réside pas tant dans un Etat fort que dans les tribus/ pouvoir local. Pourtant c’est la seule république de la péninsule.

Le Yémen est un pays au patrimoine extrêmement riche. Mais les destructions causées par les belligérants altèrent cette richesse. La coalition détruit ce dont les Yéménites sont fiers, comme le barrage de la ville millénaire de Marib, capitale de la légendaire de la reine de Saba. La coalition ne souhaite pas voir émerger un Yémen culturellement et économiquement fort. Al Quaeda, s’attache, pour sa part à détruire toute présence soufie, s’attaquant systématiquement aux mausolées des plus importants saints soufis de la région du Hadhramawt. Autre risque : les destructions et la guerre peuvent mener lors de la reconstruction à un développement anarchique de l’urbanisme sauvage. De plus, les objets archéologiques pillés au Yémen sont vendus en toute impunité partout et facilement, comme nous le montre les pièces yéménites exposées, en ce moment, au château de Fontainebleau.

Anne Regourd (CNRS, UMR 7192) :

Le docteur Anne Regourd est une paléographe, codicologue et épigraphiste sur textes en arabe. Elle est responsable du programme de sauvegarde de manuscrits, dans les bibliothèques privées de Zabid.

Ce projet permet la sauvegarde de manuscrits de savants religieux, issus de bibliothèques privées de la ville de Zabid, une ville à l’enseignement séculaire. Les pièces littéraires yéménites sont menacées de destruction et les fonds littéraires peuvent être pillés, les miliciens se servant dans les maisons éventrées par les bombes. Le pillage et la fuite des biens culturels sont quotidiens au Yémen : un rouleau vieux de 500 ans est ainsi sorti du pays accompagnant des membres de la communauté juive yéménite en Israël, ce qu’ont regretté les autorités yéménites. En dehors de ces quelques cas médiatisés, ce sont des milliers d’ouvrages qui disparaissent au Yémen.

Quelle est la ligne de conservation du patrimoine ? Un travail de numérisation est mis en place pour permettre leurs sauvegardes mais certains ouvrages ne peuvent être numérisés car cette action pourrait endommager ces pièces uniques.

Jean Lambert CNRS, anthropologue, ethnomusicologue au Laboratoire d'éco-anthropologie du Musée de l’Homme :

En plus de la culture manuscrite, la culture orale est prédominante au Yémen, la musique est un lien entre les communautés. Elle a une fonction de construction des identités et des solidarités. La musique savante jouée à des fins divertissantes, avec des instruments traditionnels tels que le luth yéménite dont l’usage et l’apprentissage tant à disparaître est en danger. A côté de la musique, la richesse de la langue a permis de produire une grande variété d’œuvres littéraires, de poèmes, de contes. Il nous est aujourd’hui est difficile de connaître l’étendue des impacts de la guerre sur le maintien et le développement de cette culture immatérielle. Pour reprendre Jean Lambert : « on ne fait pas tomber une bombe sur un poème. »

Muhammad Tawaf, archiviste yéménite et doctorant à l’Ecole nationale des Chartes :

Muhammad Tawaf est historien et archiviste de l’école nationale des chartes.

Au travers son intervention, il a cherché à alerter sur la menace que font peser les bombardements et les pillages sur les archives yéménites, notamment sur les établissements de collecte et de protection des archives comme le fond des Archives Nationales d’Aden ou le Centre d’Etude et de Recherche de Sanaa possédant des archives rares et irremplaçables pouvant remonter à 3000 ans

Anna Paolini, directrice du bureau régional de l'UNESCO à Doha, représentante des pays du Golfe et du Yémen :

Anne Paolini est la directrice régionale de l’UNESCO, représentante des pays du Golfe et du Yémen.

Selon elle, la crise yéménite a provoqué un effondrement des services publics conduisant à une grave crise humanitaire, plus de 81% des Yéménites sont sans emploi. La nature des édifices les rend extrêmement fragiles. Néanmoins une sensibilisation est à l’œuvre pour protéger les sites architecturaux, y compris dans les villages. Une surveillance par satellite permet de rendre compte des dégâts occasionnés par le conflit et les ventes par internet sont analysées par l’UNESCO en lien avec Interpol pour éviter le pillage du patrimoine yéménite. D’autres initiatives émergent pour  sauvegarder ce patrimoine comme la plateforme en ligne créée par Oxford University ou des associations de jeunes comme celle de la ville de Zabid. Malheureusement, trouver des fonds pour le Yémen est difficile, même si des programmes de restauration de bâtiments utilisant des matériaux locaux ont été financés par l’Union européenne avec un impact social important. L’UNESCO demande aux musées de mettre en valeur leurs collections d’œuvres yéménites pour développer la connaissance du patrimoine et de la culture yéménite auprès des opinions publiques ce qui favoriseraient le financement de certaines campagnes. 

Ali Al Muqri, écrivain yéménite :

Ali Al Muqri, écrivain yéménite, raconte la difficulté d’écrire au Yémen en temps de guerre, sans électricité sans eau, ni nourriture. Comment écrire lorsqu’on entend des avions prêts à déverser leurs bombes ? Comment écrire alors que la mort prend les vôtres ? La lecture devient l’autre parent pauvre de la crise yéménite. Les livres entrent difficilement dans le pays et la lecture numérique des œuvres est limitée par les possibilités d’avoir une couverture Internet décente et par le faible accès à des outils numériques permettant cette lecture. En plus des bombes, de nombreux hommes de lettres et d’intellectuels sont en danger de mort au Yémen. Certains sont assassinés pour avoir été critiques envers des hommes religieux, la guerre a détruit les réseaux d’associations culturelles.

La population yéménite en proie à la pauvreté des chiffres en perspective :

Roman Stadnicki, maître de conférences en géographie à l'Université de Tours - Transition démographique, croissance urbaine et mobilités internes : 3 défis majeurs pour les territoires yéménites

Dans son intervention, il a cherché à battre en brèche deux idées reçues souvent associées au Yémen : la fécondité et la ruralité. Il a rappelé que le taux d’urbanisation au Yémen est l’un des plus bas des pays du monde arabe et le taux de fécondité l’un des plus élevés. Cependant, la transition démographique yéménite a été tardive mais soudaine. En effet, le taux de fécondité a été divisé par deux en 20 ans, avec aujourd’hui un taux situé sous les  4 enfants par femme, avec de forts contrastes ville/campagne. Il a rappelé quelques données :

- en 2015, 55% des femmes âgées de 15 ans et plus pouvaient lire et écrire,

- la mortalité a baissé de 25 pour 1000 (en 1970) à 7 pour 1000 (en 2010) mais la mortalité infantile demeurait élevée avant la guerre

- 43% des Yéménites ont moins de 15 ans, l’âge médian étant de 18ans.

Ces évolutions entraînent une augmentation du potentiel migratoire et des flux internes, cet exode rural est ininterrompu, complété par des migrations inter-urbaines. La généralisation de la migration temporaire dans les années 1990, sous l’effet de la saturation des marchés de l’emploi et du logement en ville (Sanaa accueille 50% des migrants internes entre 1990 et 2000), augmente le taux de précarité en ville et dans les campagnes. En 2000, 50% des ménages urbains vivaient avec moins de 1$ par jour.

Face à l’afflux migratoire, de nouvelles aires urbaines ont été créées. Sanaa (environ 3 millions d’habitants aujourd’hui) revêt une dimension macrocéphalique, tandis que la population de villes secondaires telles que Taez ou Hodeïdah a doublé en moins de 10 ans. Cependant, ces villes sont faiblement diversifiées au plan économique. Le commerce structure l’économie urbaine et de nombreux souks et marchés au qat se construisent dans les nouveaux quartiers. Pour autant, aucune politique de planification n’existe, notamment pour faire face à l’étalement informel de l’urbanisation. Face à la faiblesse de l’Etat émergent malgré tout au niveau local des pratiques d’autogestion.

Enjeux du conflit :

François Frison Roche, chercheur au CNRS (Université Paris 2), ancien directeur à Sanaa du projet français d’aide à la transition (2012-2014) :

François Frison Roche s’est montré critique envers le représentant spécial de l’ONU au Yémen sur la question de la fédéralisation du Yémen. Il a estimé qu’aujourd’hui, les Yéménites ne croient plus en la politique, se tournant davantage vers la religion Au niveau géopolitique, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis cherchent à maintenir leur rôle prépondérant sur le pays et à contrôler le détroit d’Ormuz et de Bab el Mandeb.

Habib Abdulrab (Institut national des sciences appliquées de Rouen) : 

Le peuple yéménite est le grand perdant du conflit quand houthistes et coalition en sont les grands gagnants. Il estime que l’engagement de la communauté internationale est faible pour régler le conflit.

Déplacements de populations ; Les réfugiés du Yémen et au Yémen :

Abdessalam Kleiche, vice-président de l'Alliance Internationale pour la Défense des Droits et des Libertés :

Dans le suivi d’un conflit, l’accent est souvent mis sur le sort des réfugiés. Tel n’est pas le cas au Yémen. La raison en est qu’il est difficile pour les Yéménites d’entreprendre un exil à l’étranger pour des raisons financières et de visas. La majorité des réfugiés sont des réfugiés internes avec 2 millions de personnes.  Nombre d’entre eux, estimant le conflit temporaire, ne souhaitaient pas s’éloigner de leur région d’origine. Néanmoins, 89% des déplacés le sont depuis plus d’un an. Dans la région, le Yémen est le seul pays arabe signataire de la convention de Genève sur les réfugiés. Les flux de réfugiés se font dans les deux sens : plus de 250 000 Somaliens et Ethiopiens viennent encore se réfugier au Yémen. A l’inverse, environs 200 000 personnes ont fui le Yémen pour des pays voisins comme l’Oman, l’Arabie Saoudite, et des pays du pourtour de la mer rouge. Des pays de la Corne de l’Afrique accueillent des réfugiés en provenance du Yémen, or cette région fait déjà face à de forts déplacements de populations avec plus de 13 millions de déplacés et doit s’occuper de la gestion des plus grands camps de réfugiés du monde.

Conclusion Général d’ouverture :

Bashir Al Muhallal, président de l’ONG Yéménite Pulse for sociale justice, doctorant de l'Université de Tours :

Malgré la destruction des infrastructures et l’effondrement des services publics, des initiatives communautaires fleurissent notamment en zone rurale. Néanmoins, elles sont isolées, mal orientées et mal gérées. Leur  gestion en est donc tribale et n’est pas reconnue par l’Etat. L’Etat ne finançant pas les infrastructures se sont les villageois qui participent à ces investissements. Comme nous le montre l’exemple d’un village qui a effectué lui-même le financement et la construction d’une route secondaire jusqu’à la principale grâce à la participation des membres de la communauté. Ceci nous montre d’une part le désengagement de l’Etat yéménite mais aussi l’autogestion villageoise. Les politiques de développement ne doivent pas se faire au niveau de l’Etat mais bien des communautés tribales et locales.

Remerciement de Fabien Gouttefarde aux personnes qui ont participé à l’élaboration du colloque, et aux personnes présentes.