Jacques Laffitte
1767 - 1844
Représentant aux Cent-Jours, député de 1816 à 1824, de 1827 à 1837, de 1838 à 1844 et ministre, né à Bayonne (Généralité de Bayonne, France) le 24 octobre 1767, mort à Maisons-sur-Seine (Seine-et-Oise) le 26 mai 1844, il était l'un des dix enfants d'un charpentier de Bayonne. Entré à douze ans chez un notaire, il vint à Paris en 1788, afin de solliciter du banquier Perregaux (V. ce nom) un modeste emploi de commis dans ses bureaux ; il était éconduit lorsque, d'après la légende, il se baissa en traversant la cour, pour ramasser une épingle ; le banquier, frappé de ce fait, aurait fait rappeler le postulant et lui aurait donné d'emblée la place qu'il sollicitait. Quoi qu'il en soit, le jeune Laffitte fut bientôt chargé de la tenue des livres ; mais il dut languir longtemps dans cet emploi, quoique nommé, en frimaire an II, assesseur du juge de paix de la section du Mont-Blanc ; car, en nivôse an VI, dans une lettre à M. Perregaux, il se plaignit « d'avoir perdu, semble-t-il, la confiance de son patron, qui le laisse dans un emploi secondaire, ce qui va l'obliger à se séparer de lui et à accepter l'offre qu'on lui fait de l'associer dans une maison de banque ». La lettre produisit sans doute l'effet espéré, car M. Perregaux l'intéressa dans ses affaires, l'associa à sa maison, lorsqu'un décret du premier consul eut appelé Perregaux à faire partie du Sénat, et enfin le désigna comme son exécuteur testamentaire et son successeur, le fils unique de Perregaux restant simple commanditaire. Pendant dix ans, Jacques Laffitte géra seul cette maison qui, sous la raison Perregaux, Laffitte et Cie, devint une des premières banques de l'Europe. D'un caractère liant, vif et gai, d'une capacité incontestable et d'une netteté d'idées qui lui rendait facile le travail le plus ardu, ce fut surtout à ses qualités personnelles qu'il dut cette prospérité.
Régent de la Banque de France en 1809, juge au tribunal de commerce en 1813, président de la chambre de commerce, il fut appelé, à la chute de l'Empire, le 25 avril 1814, par le gouvernement provisoire, aux fonctions de gouverneur de la Banque. Laffitte s'honora en refusant les émoluments attachés à ce poste, et, lors de la première invasion, souscrivit une somme considérable prise dans sa propre caisse, pour subvenir aux frais de la contribution de guerre dont la capitale venait d'être frappée.
Quand Napoléon revint de l'île d'Elbe, Louis XVIII eut recours à Laffitte pour une opération de plusieurs millions.
Elu, le 8 mai 1815, représentant du commerce à la Chambre des Cent-Jours, par le département de la Seine, avec 83 voix (113 votants, 216 inscrits), Jacques Laffitte s'abstint de paraître à la tribune, et vota avec le parti constitutionnel libéral. Ce fut chez lui que Napoléon, forcé de quitter la France, déposa cinq millions en or. Après Waterloo, le trésor public étant à sec, le gouvernement provisoire voulut faire verser par la Banque l'argent nécessaire au paiement de l'arriéré de la solde des armées impériales ; Laffitte s'y opposa et préféra avancer, sur ses fonds, les deux millions dont on avait besoin. Quelques jours plus tard, une nouvelle contribution de guerre, exigée par Blücher, fut garantie par Laffitte et presque totalement acquittée par lui.
Le 4 octobre 1816, le collège de département de la Seine l'ayant élu député, il alla siéger à gauche, sur les bancs de l'opposition, et s'attacha d'abord à traiter spécialement les questions financières, dans de remarquables discours, dont le pouvoir lui-même faisait le plus grand cas : lorsque le duc de Richelieu créa une commission de finances pour parer à la pénurie du trésor, la volonté du roi désigna le riche banquier pour en faire partie. Laffitte se prononça alors contre le système des emprunts forcés, contre les cédules hypothécaires, et repoussa en général tout système d'impôt qui ne serait pas fondé sur la confiance publique.
Réélu député, le 20 septembre 1817, par 3 866 voix (6 625 votants, 9 677 inscrits), il reprit place dans l'opposition et se signala par son ardeur à défendre la liberté de la presse.
En 1818, il sauva une fois de plus la situation financière ; la Bourse étant impuissante à faire sa liquidation, la place de Paris était menacée d'une crise grave, si Laffitte n'avait acheté pour 400 000 fr. de rentes qu'il paya ; la panique fut arrêtée. L'année suivante, il fut remplacé comme gouverneur de la Banque par le duc de Gaëte.
Défenseur infatigable des libertés publiques, il blâma à la tribune la répression sanglante des émeutes, vota contre le nouveau système électoral, et réclama vainement, dans une adresse au roi, l'expression d'un vœu formel pour le maintien de la législation en vigueur.
Le 2e arrondissement de Paris lui renouvela, le 9 mai 1822, son mandat législatif, par 819 voix (1 299 votants, 1 477 inscrits), contre 254 à M. de Bray. Il apporta alors à la tribune un remarquable exposé de la situation politique et financière du pays, se prononça avec force (1823) contre l'intervention en Espagne, mais soutint le ministère Villèle dans son opération de réduction des rentes. Bien qu'il se fût efforcé de justifier son adhésion à cette mesure par le désir d'alléger les charges du peuple en diminuant celles de l'Etat, les amis de Laffitte blâmèrent alors son attitude.
Aux élections du 25 février 1824, il échoua, dans le 2e arrondissement de Paris, avec 698 voix contre 704 à l'élu, M. Sanlot-Baguenault. Mais il ne tarda pas à se retrouver dans l'opposition.
Renvoyé à la Chambre, le 29 mars 1827, par le 3e arrondissement des Basses-Pyrénées (Bayonne), avec 85 voix sur 135 votants, il obtint sa réélection aux élections générales du 17 novembre suivant, à la fois dans le 2e arrondissement de Paris avec 1 012 voix sur 1 152 votants, contre 88 à M. Louis Perrée, et dans le collège de département des Basses-Pyrénées, avec 184 voix (303 votants, 366 inscrits). Après la dissolution de la garde nationale de Paris, il se fit l'interprète de la fraction la plus avancée de l'opposition parlementaire en réclamant la mise en accusation des ministres.
Son alliance avec le fils du maréchal Ney, à qui il donna sa fille en mariage, flatta le sentiment populaire, et contribua, non moins que ses opinions libérales et ses générosités princières, à lui concilier la bourgeoisie. Il se rattacha encore à elle par un autre lien : sans se montrer ouvertement hostile à la branche aînée de la maison de Bourbon, Jacques Laffitte songea un des premiers à placer, le cas échéant, la couronne sur la tête du duc d'Orléans. Pendant plusieurs années; il caressa ce projet et travailla à sa réalisation en se donnant la tâche de séduire, de recruter, d'embaucher des partisans au prince.
Réélu encore, le 12 juillet 1830, dans le 3e arrondissement des Basses-Pyrénées (Bayonne), avec 88 voix (125 votants), après avoir combattu de tout son pouvoir le ministère Polignac, les événements le trouvèrent prêt. De tous les hommes politiques en vue, aucun n'était en état de peser plus puissamment que lui sur le dénouement d'une insurrection. Peu propre à jouer un rôle sur la place publique, nul mieux que lui ne pouvait diriger une révolution de palais. Signataire, le 28, de la protestation des députés résidant à Paris contre les Ordonnances, au moment où arrivait de Saint-Cloud l'ordre de l'arrêter, Laffitte se rendit avec Lobau, Gérard, Mauguin et Casimir Perier au palais des Tuileries pour intéresser le duc de Raguse, commandant en chef des troupes royales, à la cause de la résistance, ou tout au moins pour lui demander d'arrêter l'effusion du sang. Marmont fut intraitable. Se jetant alors sans réserves dans le mouvement, Laffitte fit de son hôtel, situé au coin de la rue de Provence, le quartier général de l'insurrection, et ne négligea rien pour en assurer le succès. Lorsque, effrayé des progrès de la révolution, Charles X révoqua les Ordonnances et envoya M. d'Argout chez Laffitte pour négocier un changement de ministère, le banquier répondit nettement : « Il est trop tard ! Il n'y a plus de Charles X. » En même temps, il prenait (30 juillet) l'initiative de faire proposer au duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume : ce titre fut officiellement conféré au prince le soir même dans une réunion des députés, tenue au Palais-Bourbon. Le 31, Laffitte présida une nouvelle réunion parlementaire, et obtint la rédaction d'une adresse, que la Chambre en corps apporta au Palais-Royal. Très éloigné de se rallier à la république, que l'entourage de La Fayette, installé à l'Hôtel-de-Ville, avait encore l'espoir de voir proclamer avec le concours du général, Laffitte para très habilement à cette éventualité en conseillant à Louis-Philippe d'aller recevoir dans la maison commune la sanction populaire : les barricades s'ouvrirent devant le cortège, et le duc d'Orléans et les députés prirent le chemin de la place de Grève, Lorsqu'ils sortirent du Palais-Royal, les cris de joie et de triomphe étaient assez nourris : le duc d'Orléans à cheval précédait M. Laffitte blessé à la jambe et que des Savoyards portaient dans une chaise. Ils étaient obligés de marcher lentement. Mais le duc s'arrêtait d'intervalle en intervalle pour les attendre, et se retournant, la main appuyée sur la croupe de son cheval, il parlait à M. Laffitte avec une bienveillance démonstrative. Bientôt, après une courte conversation sur les questions politiques, dans laquelle Louis-Philippe prononça entre autres paroles celle-ci : « Il n'y aura plus de délits de presse », et qu'on rappela plus tard sous le nom de programme de l'Hôtel-de-Ville, l'accolade de La Fayette confirma le choix de Laffitte.
La Chambre des députés, convoquée le 3 août, choisit plusieurs candidats à la présidence. Casimir Perier fut nommé, mais il refusa cet honneur, et Laffitte occupa le fauteuil à sa place. C'est sous sa présidence que le trône fut déclaré vacant, que la Charte fut modifiée et la royauté décernée à Louis-Philippe. Le 7 août, Laffitte lut au nouveau roi la déclaration de la Chambre et l'acte constitutionnel ; le 9, il reçut son serment. L'avènement de Louis-Philippe marqua pour Laffitte le commencement d'une période de lutte et de revers personnels. Entré sans portefeuille dans le premier ministère du gouvernement nouveau, où il passait pour représenter le « mouvement », avec Dupont de l'Eure, contre Guizot, Molé, de Broglie, qui y représentaient « la résistance », il se soumit comme député à la réélection, qu'il obtint le 21 octobre ; puis, à l'approche du procès des ministres, le roi ayant senti la nécessité de se concilier, au moins pour un temps, les suffrages de la gauche, Laffitte reçut la présidence du conseil avec le ministère des Finances (3 novembre 1830), et choisit pour collègues le maréchal Soult, le général Sébastiani, MM. Mérilhou, d'Argout, Barthe, de Montalivet. Mais les mesures conservatrices et répressives prises par le cabinet nouveau lui aliénèrent bientôt le côté gauche, sans lui concilier pleinement la droite : la loi qui conférait au roi la nomination directe des municipalités, la loi sur la presse, le maintien du cens électoral à 300 francs, les millions demandés pour la liste civile, la démission de La Fayette, les embarras du gouvernement à l'extérieur, les troubles du 14 février 1831, qui entraînèrent la retraite de Baude, préfet de police, et d'Odilon Barrot, préfet de la Seine, etc., minèrent peu à peu la popularité de Laffitte, et rendirent sa position doublement difficile, auprès du trône comme devant l'opinion publique. Découragé, humilié, il saisit, pour se retirer, un prétexte de politique extérieure. Une dépêche du maréchal Maison, ambassadeur à Vienne, relative à l'intervention de la France dans les affaires d'Italie et d'Autriche, fut tenue cachée pendant plusieurs jours, et le président du conseil n'en eut connaissance que par hasard. Laffitte donna sa démission, et céda la place à Casimir Perier (13 mars 1831) . Armand Carrel disait à ce propos : « M. Laffitte a fait l'essai non pas d'un système, mais de l'absence de tout système, du gouvernement par abandon. »
Laffitte quittait le ministère à peu près ruiné, la révolution de 1830 et son entrée personnelle aux affaires ayant porté un coup funeste à son crédit. Sa démission le réconcilia avec l'opposition, dans les rangs de laquelle il revint siéger à la Chambre.
Réélu député de Bayonne, le 5 juillet 1831, par 137 voix (166 votants, 230 inscrits), contre 13 à M. Faurie, et, le même jour, du 2e arrondissement de Paris, par 1 496 voix (1 839 votants), il opta pour Bayonne et fut remplacé à Paris par M. Lefebvre. Il ne s'en fallut que de trois voix pour qu'il succédât à Casimir Perier comme président de la Chambre. Assis à gauche, il fut dès lors l'adversaire de tous les ministères qui se succédèrent au pouvoir, signa le Compte rendu de 1832, et accepta, le 6 juin, la mission de se rendre aux Tuileries, avec Arago et Odilon Barrot, pour engager le roi à donner à son gouvernement une direction plus populaire.
En 1833, pour satisfaire la Banque, il dut mettre son hôtel de Paris et sa propriété de Maisons en vente. Une souscription nationale lui conserva son hôtel.
N'ayant obtenu, le 21 juin 1834, à Bayonne, que 57 voix contre 101 à l'élu, M. Duséré, et à Paris, dans le 2e arrondissement, que 702 voix contre 920 au député sortant, réélu, M. J. Lefebvre, Jacques Laffitte fut dédommagé le même jour de ce double échec par une triple élection :
1° dans la Loire-Inférieure (Pont Rousseau), avec 134 voix (210 votants, 363 inscrits), contre 74 à M. Hennequin ;
2° dans la Seine-Inférieure (Rouen), avec 233 voix (465 votants, 537 inscrits), contre 225 à M. Rondeaux ;
3° dans la Vendée (Bourbon-Vendée), avec 118 voix (153 votants, 221 inscrits), contre 27 au général Gourgaud.
A la fin de 1836, sa liquidation terminée, il se rejeta, malgré son âge, dans les affaires, fit appel à la commandite, et créa (1837), au capital de 20 millions, une caisse d'escompte, destinée à venir en aide au commerce et à l'industrie de la capitale. L'entreprise eut un médiocre succès, et elle tomba tout à fait, sous la direction de M. Gouin, après la révolution de février 1848.
Laffitte ne fut pas réélu à Paris, où il se représenta le 4 novembre 1837 : il réunit dans le 2e arrondissement 1 095 voix contre 1 106 à M. J. Lefebvre, député sortant. Mais le 6e arrondissement, vacant par suite de l'option de François Arago pour Perpignan, lui donna, le 8 février 1838, 1 031 voix (1 322 votants, 1 588 inscrits), contre 250 à M. Massé, et il reprit sa place à la Chambre.
Successivement réélu depuis : le 2 mars 1839, dans le 3e collège de la Seine Inférieure (Rouen), par 419 voix sur 710 votants ; le 9 juillet 1842, dans la même circonscription, par 425 voix sur 705 votants, il ne cessa de voter avec l'opposition dynastique, et se montra, dans les dernières législatures, très préoccupé de se faire « pardonner » le concours prêté par lui, naguère, à l'établissement de la royauté nouvelle. « Si je fus, dit-il un jour dans un banquet politique à Rouen, le partisan le plus vrai de la royauté nouvelle, je ne suis pas cependant créancier de son élévation ; car dans une circonstance aussi grave, je ne vis que l'intérêt général... »
En 1844, Jacques Laffitte présida, comme, doyen d'âge, à l'ouverture de la session. Il en profita pour prononcer une harangue qui fut troublée par les interruptions hostiles des centres, et dans laquelle il insistait sur la nécessité de tenir les « promesses » du début. Les clameurs de ses adversaires l'empêchèrent de terminer son discours.
Le 26 mai 1844, il succomba presque subitement à une affection pulmonaire. Plus de 20 000 personnes assistèrent a ses obsèques. Sur sa tombe des discours furent prononcés par MM. Pierre Laffitte, Arago, Garnier Pagès, Visinet, Philippe Dupin, et par un étudiant.
Quel que soit le jugement que l'on porte sur les vues politiques ou financières de Jacques Laffitte, ses qualités privées, son patriotisme, le noble usage qu'il fit de la fortune lui donnent droit au respect de tous les partis. « Des officiers sans ressources, a écrit son biographe Pagès (de l'Ariège), des négociants dans la gêne, des notabilités dans l'embarras, des entreprises d'utilité publique, des villes même, le trouvèrent toujours d'une inépuisable générosité. Lorsqu'on fit l'inventaire de ses papiers, on y trouva plus de sept mille dossiers contenant des commencements de poursuites qu'il avait ordonné d'interrompre. »
On a de lui ses Opinions sur divers projets de loi rotatifs aux finances, à la liberté de la presse ; Dix millions de profits à garder, ou un million d'intérêts à gagner (1832), etc.