Jean Jaurès
1859 - 1914
Député de 1885 à 1889, neveu de l'amiral Benjamin Jaurès, sénateur, né à Castres (Tarn) le 3 septembre 1859, il fit de brillantes études au lycée Louis-le-Grand, entra en 1878 à l'Ecole normale supérieure, en sortit en 1881, et fut reçu agrégé de philosophie. Professeur de philosophie au lycée d'Albi, il fut chargé ensuite du même enseignement à la faculté des lettres de Toulouse, et en même temps d'un cours de psychologie au lycée de jeunes filles de cette ville.
Républicain, il fut élu député du Tarn, le 4 octobre 1885, le premier sur la liste du parti républicain, par 48 067 voix (94 149 votants, 110 561 inscrits).
M. Jaurès, qui était un des plus jeunes membres de la Chambre nouvelle, siégea à la gauche radicale, et fit à la tribune du Palais-Bourbon un début remarqué, le 21 octobre 1886, au cours de la discussion du projet de loi adopté par le Sénat sur l'enseignement primaire ; il déposa, à ce sujet, un amendement, qu'il retira presque aussitôt, tendant à assurer et à régler, en matière d'enseignement primaire, le droit des communes.
En 1887, il prit part à la discussion du budget de l'instruction publique, puis au débat sur les projets de modification du tarif général des douanes dans le sens d'une surtaxe sur les céréales : une proposition préjudicielle, dont il était l'auteur, avait pour objet d'ajourner le vote de l'article 1er jusqu'à ce que le gouvernement eût étudié les mesures à prendre pour assurer le bénéfice des nouvelles dispositions douanières aux fermiers, métayers et ouvriers agricoles.
Rapporteur de la proposition de loi relative aux délégués mineurs, il traita encore (1888) diverses questions de finances et d'économie sociale, et donna son avis :
- sur la proposition de M. Audiffred relative aux caisses de secours et de retraite des ouvriers mineurs ;
- sur le projet concernant la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes.
Il fit rejeter (février 1888) une demande d'abolition de l'exercice chez les débitants et son remplacement par l'abonnement obligatoire, et défendit (octobre) le budget présenté par le gouvernement. M. Jaurès a voté pour la politique coloniale, pour l'expulsion des princes, a soutenu le ministère Floquet, et, en dernier lieu, s'est abstenu sur le rétablissement du scrutin d'arrondissement (11 février 1889), et s'est prononcé :
- contre l'ajournement indéfini de la révision de la Constitution,
- pour les poursuites contre trois députés membres de la Ligue des patriotes,
- contre le projet de loi Lisbonne restrictif de la liberté de la presse,
- contre les poursuites contre le général Boulanger.
Né le 3 septembre 1859 à Castres (Tarn), mort le 31 juillet 1914 à Paris (2e).
Député du Tarn de 1885 à 1889, de 1893 à 1898 et de 1902 à 1914.
Le père de Jean Jaurès possédait à Castres une petite exploitation agricole dont le revenu lui permettait d'assurer à sa femme et à ses deux enfants une vie modeste mais régulière. Dès ses débuts au collège de la ville, le jeune Jean manifeste un don brillant pour les études et séduit le préfet du département par ses talents oratoires.
Ayant obtenu une bourse, il se rend à Paris et prépare le concours de l'Ecole normale supérieure au collège Sainte-Barbe. Il obtient un premier prix au concours général de 1878 et entre à l'Ecole normale où il aura pour condisciple Henri Bergson. Familier des problèmes philosophiques, sur lesquels il ne refuse jamais la discussion, Jean Jaurès profite aussi de son séjour rue d'Ulm pour s'initier aux grands problèmes politiques du moment.
Les années 1878-1880 sont celles qui marquent la défaite de la droite antirépublicaine et l'affermissement du régime. Jaurès conçoit une grande admiration pour Gambetta ; il se veut lui-même « républicain libéral », c'est-à-dire opposé aussi bien à la gauche violente et irraisonnée de Clemenceau qu'à la droite froide et rancunière des monarchistes. Reçu troisième à l'agrégation de philosophie, il est nommé professeur à Albi, puis, deux ans plus tard, maître de conférences à la Faculté des lettres de Toulouse. C'est alors qu'il écrit ses premiers articles, pour la Dépêche de Toulouse, et commence à prendre la parole dans des réunions publiques.
L'expérience Gambetta l'a déçu ; il penche maintenant pour Jules Ferry, et parle de « coopération », voire de « collectivisme ». Mais sa culture politique est encore faible, et ses propos, fortement teintés d'un humanisme philosophique et universitaire, ne sont pas de nature à effrayer quiconque. On admire l'orateur, le journaliste ; on ne redoute pas encore le théoricien. Aussi le comité local de l'union républicaine, parti des « opportunistes », décide-t-il de le proposer comme candidat aux élections générales du 4 octobre 1885. Jaurès rédige, pour l'essentiel, la proclamation électorale des candidats de l'Union ; il y souligne la nécessité de défendre la République, ses institutions, ses réalisations, et aussi les virtualités qu'elle contient, contre les conservateurs « révisionnistes » qui rêvent d'un troisième Empire. Son talent et son éloquence vont être récompensés : il est élu, seul de sa liste, avec 48 067 voix sur 94 149 votants.
Lorsque Jaurès arrive à la Chambre, il a vingt-cinq ans : benjamin des députés, il est nommé secrétaire du Bureau d'âge lors de la séance d'ouverture. « Quand je suis entré dans la politique, en 1885 », écrira-t-il plus tard, « je ne connaissais que deux choses : la République d'un côté, la réaction monarchique et cléricale de l'autre. Le dirai-je ? Je ne connaissais même pas de nom les diverses organisations socialistes qui luttaient contre la République bourgeoise ». Aussi sa première réaction va-t-elle être d'« attendre et voir » - voir ce milieu totalement nouveau pour lui, que les discussions théoriques ne l'ont guère préparé à affronter. Sa circonspection est d'autant plus justifiée qu'il ne se sent vraiment solidaire d'aucun groupe. La question sociale le préoccupe, et il commence à s'éloigner de Jules Ferry qu'il trouve trop favorable au capitalisme. Mais il n'en rejoint pas pour autant les radicaux, que le seul mot de « collectivisme » hérisse, ni le minuscule groupe socialiste, né en 1886, dont l'extrémisme verbal le rebute.
C'est à la fin de 1886 que le jeune député du Tarn affronte pour la première fois la tribune. Défendant un amendement à la loi sur l'enseignement primaire, il se prononce en faveur d'une école « décentralisée », directement gérée et financée par la commune elle-même, afin, dit-il, de rapprocher le contenu de l'enseignement de la vie quotidienne des citoyens. Ces propos ne sont guère appréciés par les collègues « opportunistes » de Jaurès. Quelques mois plus tard, une nouvelle incartade, beaucoup plus grave, va le brouiller avec eux. La Chambre discute un projet de loi tendant à assurer la protection douanière. Jaurès s'élève avec vigueur contre une politique du « pain cher », qui risque de léser gravement l'ouvrier sans rien rapporter au paysan. Très applaudi par l'extrême gauche, il provoque de vives protestations au centre et à droite.
Isolé de ses anciens amis sans avoir encore fixé son choix sur de nouveaux, Jaurès, au cours des trois années suivantes, prend quelque distance à l'égard du milieu parlementaire. Aux couloirs du Palais Bourbon, il préfère les réunions de syndicats ouvriers, les discussions avec des instituteurs de campagne dont la condition misérable le scandalise. S'il intervient à la Chambre, c'est pour proclamer la nécessité d'une meilleure instruction à tous les niveaux, c'est pour défendre les retraites ouvrières, la situation des mineurs. L'audace et l'intransigeance de ses idées ne l'empêchent pas d'être écouté dans une enceinte où l'éloquence a gardé tout son prestige. Mais, à droite comme à gauche, on le comprend mal. Pourquoi, par exemple, s'obstine-t-il à défendre le scrutin de liste au moment où le scrutin d'arrondissement apparaît aux modérés comme le seul moyen de faire barrage au boulangisme ? Ce n'est pas qu'il soit rallié au fringant général. Mais ces querelles électorales lui paraissent oiseuses au moment où il y aurait tant à faire pour améliorer la condition des classes populaires. Il essaie de le dire ; on l'interrompt de tous côtés. Finalement le scrutin d'arrondissement est rétabli, qui permettra effectivement aux républicains de remporter les élections. Mais Jaurès qui s'est présenté en solitaire, dans la 1re circonscription de Castres, le 22 septembre 1889, n'obtient que 8 776 voix sur 18 532 votants et perd son siège de député.
Cette défaite est compensée par un heureux événement : Louise Bois, qu'il avait épousée en 1886, lui donne, en septembre 1889, son premier enfant. Jaurès rentre alors avec sa famille à Toulouse, où il retrouve son poste de maître de conférences à la Faculté. Retraite provisoire : en juillet 1890, il est élu conseiller municipal, après une campagne au cours de laquelle il a défendu l'attitude des « radicaux » et réclamé la création d'un « grand parti d'action socialiste capable de mener à bien toutes les réformes ». Son orientation politique est désormais claire. Mais il est plus facile de formuler ce vœu que de le réaliser. Entre les multiples tendances qui se partagent le socialisme, laquelle choisir ? Seuls les « possibilistes » de Brousse présentent, aux yeux de Jaurès, l'ouverture d'esprit, l'intelligence des rapports de force compatibles avec la grande politique dont il rêve. Car pour lui, le socialisme ne s'oppose pas au républicanisme : il en est le prolongement naturel. C'est ce que Jaurès explique à Jules Guesde, quand il le rencontre en mars 1892. Guesde lui répond par une apologie de la lutte des classes. Entre le réformiste et le révolutionnaire, point de conciliation possible.
Parallèlement à son activité politique, Jaurès poursuit ses travaux universitaires. En 1892, il soutient sa thèse latine sur Les origines du socialisme allemand et sa thèse de philosophie, un volume de trois cents pages intitulé : De la réalité du monde sensible. Il exprime, dans ce dernier ouvrage, sa conviction que seul le socialisme permettra à l'homme d'obtenir son plein épanouissement dans une société harmonieuse et fraternelle.
Mais l'année 1892, pour Jaurès, c'est avant tout l'année de Carmaux. Dans cette petite ville du Tarn, traditionnellement dominée par une famille de hobereaux paternalistes, la révolte couvait depuis quelques années. Pour faire pièce à l'autorité du marquis de Solages, député local et grand patron des mines, la population ouvrière a élu maire un des siens, Jean-Baptiste Calvignac. Le renvoi de Calvignac, accusé par l'administration d'absences trop fréquentes, met le feu aux poudres. Le 16 août, les mineurs prennent d'assaut la direction et déclenchent une grève qui va durer deux mois et demi. Soutenus par la population locale et par les leaders du socialisme à la Chambre, les mineurs de Carmaux finissent par obtenir gain de cause. Le marquis de Solages démissionne de son poste de député. Pour le remplacer, les socialistes font appel à Jaurès. Après quelques hésitations il accepte. L'élection partielle a lieu le 8 janvier 1893 : Jaurès est élu au deuxième tour, par 5 180 voix contre 4 701 à son rival, Héral, sur 10 095 votants. Quelques mois plus tard, aux élections générales du 20 août, il verra son mandat confirmé par 5 663 voix sur 10 267 votants.
A la Chambre, le nombre des députés socialistes est passé de 13 à 41. Pour la première fois, ils forment un groupe unique, dont Jaurès sera le principal porte-parole. Dès le 22 novembre 1893, interpellant le gouvernement sur sa politique générale, le nouveau député de Carmaux souligne la profondeur du mouvement socialiste, accuse la majorité de trahir la République pour freiner ce mouvement, et conclut en déposant l'ordre du jour suivant : « La Chambre, convaincue que le gouvernement ne peut combattre le socialisme sans déserter les principes républicains et condamnant énergiquement la politique rétrograde et provocatrice du ministère, passe à l'ordre du jour. » Quatre jours plus tard, sans même attendre la fin du débat, le gouvernement démissionne.
L'année 1894 voit se développer dans le pays une flambée d'anarchisme qui culmine avec l'assassinat du président Carnot, à Lyon, le 24 juin. Jaurès, qui avait, lors de l'attentat de Vaillant, flétri la violence aveugle et stérile, monte à la tribune pour exposer la pensée de ses amis dans le débat sur la loi réprimant la propagande anarchiste. Il accuse « la société présente elle-même, livrée à un désordre moral qui n'est que l'effet du désordre économique profond qui la travaille» et propose de tenir pour responsables « tous les hommes publics qui auront trafiqué de leur mandat ». Ce discours provoque de vives protestations sur les bancs de la majorité. Mais quelques jours après le vote de la loi, le président du Conseil, par prudence, prononce la clôture de la session.
Durant les années suivantes, Jaurès consacre l'essentiel de ses efforts à soutenir les ouvriers de Carmaux licenciés à la suite d'une nouvelle grève. Il parcourt la France pour collecter des fonds. Le but de cette campagne n'est pas seulement de procurer une aide matérielle aux grévistes; Jaurès veut aussi leur permettre de construire à Albi une « verrerie ouvrière » qui leur appartiendra. Malgré des difficultés nombreuses, l'opération est finalement un succès : une véritable entreprise modèle du socialisme va pouvoir naître et se développer. Aux yeux de la population laborieuse, le personnage de Jaurès, qui a prouvé ainsi la sincérité de ses convictions socialistes, en sort grandi. Aux yeux de ses adversaires politiques, il apparaît d'autant plus redoutable.
Dernière année de la législature, 1898 est aussi celle de l'affaire Dreyfus. La publication du J'accuse de Zola divise les socialistes. Tandis que les plus modérés d'entre eux se refusent à « mettre le parti socialiste à la remorque d'un écrivain bourgeois », Guesde déclare : « La lettre de Zola, c'est le plus grand acte révolutionnaire du siècle. » Jaurès est du même avis : selon lui, le prolétariat ne peut pas rester neutre dans cette affaire. Son devoir est « d'aller du côté où la vérité souffre, où l'humanité crie ». Le 22 janvier 1898, devant une Chambre houleuse, il dénonce avec violence l'attitude du gouvernement. Avant qu'il ait pu achever son discours, le tumulte éclate : dreyfusards et anti-dreyfusards en viennent aux mains, dans la salle des séances d'abord, puis dans les couloirs. Les journaux titrent : « Tuerie à la Chambre ! » Quelques jours plus tard, Jaurès dépose au procès Zola. De nouvelles élections doivent avoir lieu en mai. Pendant qu'il se battait à Paris pour Zola, Jaurès n'a pas pris garde que la situation se dégradait à Carmaux, où le marquis de Solages mène une campagne très violente contre lui et ses amis. Le 8 mai 1898, dès le premier tour, Jaurès doit s'avouer vaincu : il n'obtient que 5 124 voix contre 6 637 à son adversaire, sur 11 904 votants.
Cette fois, le député battu ne retourne pas à l'Université. Il devient directeur politique de La Petite République, le journal de Millerand. La situation extérieure l'inquiète : au moment de Fachoda, il redoute une guerre qui, pour la première fois, sera universelle, et fait appel à l'action du prolétariat européen pour l'empêcher. Quand le danger s'éloigne, c'est à l'unification des socialistes qu'il décide de consacrer ses efforts. L'affaire Dreyfus continue à les diviser : tandis que Guesde et Vaillant y voient maintenant une « affaire de famille » qui ne regarde plus les socialistes, Jaurès défend ardemment le capitaine Dreyfus. Une nouvelle pomme de discorde surgit en juin 1899 : Millerand a été pressenti pour participer au ministère Waldeck-Rousseau, aux côtés du général de Galliffet, dont la poigne a fait jadis merveille contre les Communards. Peut-il accepter ? Guesde réagit avec violence. Jaurès, d'abord hostile, finit par se laisser convaincre par Millerand qui prétend que cette concession est nécessaire pour faire barrage à la réaction. Au sein du groupe socialiste c'est la rupture : Guesde et Vaillant se retirent, laissant Jaurès seul avec les « modérés ». Le 3 décembre 1899, au gymnase Japy, le parti se réunit au grand complet pour une tentative de conciliation. La discussion est vive. Jaurès réussit à faire adopter une motion de compromis dans laquelle l'hypothèse d'une participation socialiste à un gouvernement bourgeois est envisagée à titre tout à fait exceptionnel. On forme un comité général qui groupe des représentants de toutes les tendances et qui s'occupera des intérêts généraux du parti. Mais le rapprochement n'est que de façade : au congrès national de 1900, les guesdistes claquent de nouveau la porte parce que Millerand est dans la salle.
Ces débats ont eu au moins le mérite de montrer qu'à travers de multiples petits groupes, deux grands courants s'affrontent au sein du parti : tandis que les guesdistes maintiennent avec intransigeance le principe de la lutte contre le capitalisme, Jaurès et ses amis défendent une stratégie qu'on serait tenté d'appeler « participationniste» : « Toutes les grandes révolutions ont été faites parce que la société nouvelle, avant de s'épanouir, avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines, dans le sol de la société ancienne. »
Au congrès de Lyon, en 1901, le choc de ces deux conceptions aboutit à la constitution de deux partis : Jaurès et Briand prennent la tête du « parti socialiste français », Guesde et Vaillant celle du « parti socialiste de France ».
En 1902, ont lieu de nouvelles élections générales. Jaurès a décidé de se représenter à Carmaux contre son vieil adversaire le marquis de Solages. L'expérience Millerand a été, pour lui, un succès : les réformes obtenues justifient pleinement la politique du « socialisme parlementaire ». C'est cette politique qu'il défend devant les mineurs et les ouvriers verriers de Carmaux, au cours d'une campagne très rude. Le 27 avril, il est élu de justesse, par 6 494 voix contre 6 154 sur 12 765 votants. Un grand nombre de socialistes « indépendants » sont élus avec lui. Mais Guesde est battu, comme beaucoup de ses amis.
La nouvelle majorité est très républicaine et dominée par les radicaux-socialistes. A la tête d'un important groupe socialiste, Jaurès se propose de pratiquer une politique active dans la « délégation des gauches ». Dès sa première intervention, consacrée au désarmement et à la paix (21 janvier 1903), il s'impose comme un des grands orateurs de la Chambre. Par la suite, il défendra avec ardeur la politique « laïque» de Combes. Sa position sur ce point est claire : il ne cache pas son respect profond de tout sentiment religieux ; mais il entend lutter contre la formidable puissance réactionnaire de l'Eglise. En avril 1904, Jaurès crée le journal du futur mouvement socialiste unifié, l'Humanité. Le premier numéro, tiré à 130 000 exemplaires, s'ouvre sur un éditorial du député de Carmaux qui justifie ainsi son titre : « L'humanité n'existe point encore, ou elle existe à peine. A l'intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l'antagonisme des classes, par l'inévitable lutte de l'oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin réconciliée avec elle-même une parcelle d'humanité. »
Le Congrès international d'Amsterdam, qui se tient au début de 1905, est, pour Guesde, l'occasion d'attaquer violemment la ligne « révisionniste » de Jaurès : « Vous faites surgir votre socialisme de la République, alors que nous le faisons surgir de l'évolution capitaliste. » Jaurès répond en dressant le bilan positif des résultats obtenus. Néanmoins, la motion finale adoptée par le Congrès est plutôt favorable aux thèses des guesdistes. Jaurès donne l'exemple de la discipline en s'y soumettant. Avant de se séparer, les congressistes lancent un appel à l'unité du socialisme français. On adjure Guesde et Jaurès de se serrer la main et on se sépare dans l'euphorie. Jaurès, peu après, quitte la délégation des gauches. Le congrès unitaire si longtemps attendu se tient enfin à Paris, en avril 1905 : la S.F.I.O. est née.
En 1905, s'ouvre l'ultime période de la vie de Jaurès, qui sera marquée essentiellement par ses efforts pour empêcher la guerre. Le leader socialiste doit lutter sur deux fronts : contre la droite belliciste qui exploite les incidents extérieurs (ceux du Maroc, par exemple), et contre certains membres de son propre parti, tel Gustave Hervé, dont l'antimilitarisme forcené fait le plus grand tort à la classe socialiste. Non le socialisme n'est pas l'ennemi de la patrie : lorsqu'il écrivait, quelques années plus tôt, sa monumentale Histoire de la Révolution française, Jaurès avait déjà eu l'occasion de s'expliquer sur ce point. Après Tanger, sa réaction a été très nette : « Si la France était l'objet d'une injustifiable agression, elle se soulèverait avec toutes ses énergies vitales contre cet attentat. » Tandis qu'Hervé estime que toutes les patries se valent et que le devoir de la classe ouvrière, en cas de guerre, serait de s'opposer par tous les moyens au conflit, Jaurès défend la thèse jacobine du « peuple en armes » : « Le peuple en armes, le peuple organisé, le peuple formant des milices : voilà, en attendant l'heure du désarmement général, la forme de l'appareil militaire que l'Internationale prescrit. »
C'est dans cet esprit qu'en 1905, il se prononce pour le service de deux ans, et qu'entre 1907 et 1910, il rédige son livre l'Armée nouvelle. Dans ce livre, il propose que la durée du service militaire classique soit ramenée à six mois. En compensation, les citoyens seraient astreints, jusqu'à l'âge de 34 ans, à des stages annuels d'entraînement. Une proposition de loi - qui ne sera jamais discutée - vient concrétiser ce programme... Jaurès y affirme solennellement que la France ne saurait s'engager dans une guerre autre que défensive, après avoir épuisé toutes les possibilités d'arbitrage international.
Malgré les efforts de Jaurès et de ses amis socialistes, les années 1909-1912 voient la tension internationale monter peu à peu. Jaurès a été réélu à Carmaux le 6 mai 1906, dès le premier tour, par 6 386 voix contre 6 170 à Solages. En 1910, il est passé au second tour avec 6 453 voix contre 5 845 à un nouvel adversaire, Falgueyrettes. Les socialistes n'ont cessé de gagner des voix au cours de ces deux consultations. Arriveront-ils à empêcher le drame qui se prépare ? Le 12 novembre 1912, Jaurès écrit : « Le capitalisme ne veut pas la guerre, mais il est trop anarchique pour l'empêcher. Il n'y a qu'une force profonde de solidarité et d'unité : c'est le prolétariat international ». Au Congrès extraordinaire de Bâle, qui réunit des socialistes de tous les pays européens, cette force s'affirme sans équivoque par la voix de tous les délégués. On sait, hélas ! qu'elle ne résistera pas au bellicisme des gouvernements. A Paris, les débats sur le service de trois ans sont l'occasion, pour la droite, de reprendre ses accusations contre Jaurès. Sous prétexte qu'il s'oppose aux trois ans, on l'accuse de vouloir livrer à l'Allemagne une France désarmée. En fait, Jaurès estime que le projet du gouvernement « rend plus difficile à tous les points de vue, financier, militaire, social, la grande organisation militaire que réclame le pays républicain ». Les discours qu'il prononce au cours du débat, le 17 et le 18 juin, développent cette thèse et contiennent des avertissements qui se révéleront prophétiques lors de l'invasion. Comme le reconnaîtra plus tard le général Sarrail, si l'on avait adopté les propositions de Jaurès sur la mobilisation générale, on aurait pu enrayer l'avance allemande après Charleroi. Mais la majorité a son siège fait : la loi des trois ans est votée par 358 voix contre 240.
A la fin de 1913, Gaston Doumergue, qui est chargé de former le gouvernement, propose à Jaurès d'y entrer. Préoccupé par l'unique problème de la paix, soucieux de ne pas diviser à nouveau les socialistes dans un moment aussi grave, Jaurès refuse.
Le 26 avril 1914, il est réélu sans difficultés à Carmaux, par 6 804 voix contre 4 862 à Falgueyrettes. Le 29 juillet, il participe, à Bruxelles, à une réunion du Bureau de l'Internationale socialiste. Le soir, au cours d'un meeting public, il prononce un discours qui lui vaut une interminable ovation. Dans les jours qui suivent, c'est en vain que le parti socialiste développera sa campagne contre la guerre ; l'opinion ne croit plus qu'il soit possible de l'éviter. Les efforts de Jaurès et de ses amis se retournent contre eux : comment peut-on s'opposer à la guerre à moins d'être vendu aux Allemands ? C'est ce raisonnement simple que se tient, depuis quelque temps, Raoul Villain, un jeune homme calme et pieux, qui fait partie de la « Ligue des jeunes amis de l'Alsace-Lorraine ». Le 31 juillet, Jaurès, qui se propose d'écrire dans la nuit, un article retentissant pour dénoncer les causes et les responsables de la crise, dîne au café du Croissant. Villain, de la fenêtre, tire sur lui deux balles de revolver. Le leader socialiste meurt quelques minutes plus tard.
La guerre éclate le 3 août. Elle durera quatre ans et fera, comme Jaurès l'avait prévu, des millions de morts.
En 1919, la justice acquitte l'assassin.
En 1924, la Nation décide de transférer au Panthéon les restes de sa victime.