Maurice, Auguste Barrès
1862 - 1923
Né à Charmes-sur-Moselle le 22 septembre 1862, mort à Neuilly-sur-Seine le 4 décembre 1923.
Député de Meurthe-et-Moselle de 1889 à 1893.
Député de la Seine de 1906 à 1923.
La famille de Maurice Barrès, originaire d'Auvergne, était fixée depuis deux générations en Lorraine lorsque naquit, le 22 septembre 1862, à Charmes-sur-Moselle, le futur auteur de la Colline Inspirée. Son père, ancien élève de l'Ecole centrale, avait été un moment professeur, puis percepteur, avant de cesser tout travail. Élevé par une mère maladive et romanesque, qui cherchait dans la lecture la compensation d'une existence étriquée, Maurice Barrès entre, à l'âge de onze ans, au collège religieux de La Malgrange. Il y restera pensionnaire quatre ans et gardera de cette première expérience de l'internat un souvenir douloureux. Ses camarades l'appellent « le corbeau » parce qu'il est « un petit garçon noir de cheveux, grave et isolé ». Il s'ennuie et souffre de ne pas rencontrer d' « hommes supérieurs ». Le lycée de Nancy où il poursuit ses études à partir de 1887, lui donne la même impression de médiocrité. « Ils n'ont rien éveillé en moi » dira-t-il plus tard de ses professeurs, C'est pourtant à Nancy que s'éveille sa vocation littéraire : un ami, Stanislas de Guaita, lui fait lire Emaux et Camées, Les Fleurs du Mal, Salammbô. Barrès s'enchante de ces découvertes; il écrit ses premiers articles pour le Journal de Moselle (1881). Il a dix-huit ans et ne songe déjà plus qu'à son œuvre.
Pour écrire et se faire connaître - car l'œuvre, c'est aussi, dans l'esprit du jeune Lorrain, la gloire - une condition : vivre à Paris. Sous le prétexte d'achever ses études de droit Maurice Barrès s'installe dans la capitale en janvier 1883. Il fréquente aussitôt les salons littéraires et fonde une revue, Les Taches d'Encre. Quatre numéros paraissent de novembre 1884 à février 1885. Barrès écrit la plupart des articles. Il est insolent, paradoxal, joue volontiers les dandys et se proclame nihiliste. C'est l'époque où Taine et Renan règnent en maîtres sur la jeunesse intellectuelle. Après avoir subi, comme tout un chacun leur influence, Barrès ne tarde pas à les renier, dans deux écrits satiriques : Monsieur Taine en voyage et Huit jours chez Monsieur Renan. Il voyage lui-même, découvre l'Italie : Florence en 1883, Venise en 1887, et Stendhal. À l'image d'Henri Brulard, il se forge une doctrine égotiste ; le « culte du moi ». Son premier livre, Sous l'œil des barbares (1888), lancé par un article de Paul Bourget, offre au public, l'image d'un jeune homme ardent à s'affirmer contre les autres (les « barbares »), contre la société qui freine les élans de l'individu, contre les conventions qui le retiennent de vivre. Il revendique le droit de s'épanouir sans contrainte, de savourer toutes ses émotions, et de les développer en les analysant. Toutefois l'ardeur même avec laquelle il lance ce manifeste, son insolence, son cynisme trahissent un certain désarroi. Ce solitaire orgueilleux ne peut se satisfaire de la solitude où il se retranche soit que son apparente assurance cache une incertitude profonde, soit plutôt que l'homme seul lui apparaisse comme un homme incomplet. Il s'est voué au culte de son moi ; mais le moi, ce sont aussi les autres. C'est tout ce qui l'a précédé et tout ce qui l'entoure : les ancêtres et les contemporains, en un mot la patrie.
Le passage de Barrès de la solitude esthétique - qu'il ne reniera d'ailleurs jamais totalement - au nationalisme politique s'amorce en 1886 lorsque l'écrivain salue dans Boulanger « le général par qui naissent les grandes espérances ». Toujours soucieux de se trouver des « intercesseurs » (qui peuvent être des écrivains comme Taine ou Constant, Sainte-Beuve et Stendhal, et qui peuvent être aussi des paysages : ceux d'Italie, ceux d'Espagne, bientôt ceux de la Lorraine natale), Barrès croit découvrir enfin I' « homme supérieur » dont il rêvait. Boulanger est alors au sommet de sa popularité plébiscité par trois départements le 19 août 1888, il est élu député de la Seine, le 27 janvier 1889. Quelques mois plus tard, c'est la fuite à Bruxelles, et l'effondrement. Si le mouvement boulangiste connaît la défaite aux élections des 22 septembre et 6 octobre, Barrès, lui, est élu par 7 183 voix sur 13 565 votants au 2e tour de scrutin, dans la circonscription de Nancy. La même année paraît Un homme libre, que suivra deux ans plus tard le Jardin de Bérénice. Le même mouvement de retour qui conduit le jeune dandy à prendre rang parmi les défenseurs de l'ordre se dessine ici : la tentation voluptueuse du nihilisme est stérile ; elle ne peut mener qu'à la dispersion et à l'épuisement du moi si ne la compense pas l'attachement à une tradition. Pourtant c'est encore le conflit de l'individu et de la société, ou du moins d'une certaine société, que décrivent ces deux livres : au héros du Jardin, Philippe, égotiste impénitent s'oppose Martin, un de ces « parlementaires » dont Barrès, maintenant qu'il fréquente les milieux politiques, va critiquer sévèrement les malversations et les faiblesses.
La première carrière publique de l'écrivain est courte : il avait lié son sort au boulangisme et disparaît de la scène lorsque le mouvement sombre dans la désaffection générale. On peut se demander pourquoi Barrès, qui a pris si vite en dégoût le parlementarisme, s'obstinera à poser sa candidature, malgré de multiples déconvenues, au cours des années suivantes : battu à Neuilly en 1893, il échoue également à Neuilly en 1896, puis de nouveau à Nancy en 1898. Malgré l'appui que lui apporte la Ligue des Patriotes, il n'est pas plus heureux quand il se présente à Paris en mars 1903. Nous verrons par ses Cahiers, qu'après sa première défaite, il avait envisagé sérieusement de renoncer à la politique. S'il persiste néanmoins, c'est d'abord parce que pour le romancier et l'amateur d'âmes le Parlement est un terrain d'observation privilégié ; c'est aussi parce qu'il a maintenant commencé à jouer un rôle et que ce rôle est tout autant politique que moral ou littéraire. On connaît le mot de Taine : « le jeune monsieur Barrès n'arrivera jamais à rien, car il est sollicité par deux tendances absolument inconciliables : le goût de la méditation et le désir de l'action ». Le diagnostic de Taine est juste ; mais la conclusion qu'il en tire est fausse. La politique ne sera jamais pour Barrès, comme il l'écrit lui-même, qu'un moyen parmi d'autres de « nourrir son imagination, sa sensibilité, son âme » : c'est précisément pourquoi elle reste compatible avec une activité littéraire inspirée par un ardent désir de convaincre.
Ces deux « tendances » entre lesquelles se partagent ses goûts, Barrès va maintenant les suivre simultanément, l'une nourrissant l'autre. Ainsi son nouveau roman « les Déracinés », qui inaugure, en 1897, le cycle de l' « Energie nationale », est-il l'exacte illustration des principes qui le poussent à agir. Critique violente d'un système d'éducation qui ne donne aux élèves qu'une « demi-culture » toute théorique et les condamne à la médiocrité ou à l'arrivisme ; le romancier y joue le double rôle de témoin et de juge. Bouteiller, le mauvais professeur qui se fera élire député aux frais de la Compagnie de Panama, Suret-Lefort, le politicien sans scrupules, Renaudin le journaliste maître-chanteur sont autant d'échantillons de cette faune intellectuelle et parlementaire que le Barrès psychologue observe avec une complaisance d'esthète et que le Barrès homme d'action combat avec l'énergie d'un réformateur. « Pour moi, ces spectacles ignobles me transportent de lyrisme », avouera-t-il un jour.
Sauf pendant une courte période - quand meurt sa mère, en 1901 - l'écrivain ne cessera donc plus de se mêler aux conflits qui déchirent la Troisième République. Il fait du journalisme : après avoir dirigé quelque temps La Cocarde (septembre 1894 - mars 1895), il collabore à diverses publications nationalistes : la Patrie, le Journal, le Gaulois. À Nancy, il fonde l'Avant-Garde (1902). Membre du Comité directeur de « la Patrie française » - dont la faiblesse doctrinale le déçoit rapidement -, il milite aussi, dans l'Association nationaliste de la jeunesse, aux côtés de Maurras, sur qui il exercera une grande influence. À partir de 1900 enfin, il préside les dîners de l'Appel au Soldat. Les discours qu'il y prononce, ses articles polémiques, ses pamphlets, des conférences retentissantes comme celle qu'il a faite en 1898 sur la terre et les morts font peu à peu de lui le maître le plus écouté de la jeunesse de droite et le chef spirituel de toute la fraction nationaliste.
Dans cette évolution progressive, il serait sans doute arbitraire de vouloir marquer des étapes : jusqu'à sa mort, la pensée de Barrès restera - à l'image de l'écrivain lui-même - complexe et contradictoire, la hantise de la mort combattant perpétuellement sa volonté de vivre et de créer, les nostalgies de l'art se heurtant aux ivresses de l'action, comme en témoigne la publication simultanée en 1894 de deux livres aussi différents que Du sang, de la volupté et de la mort et Une journée parlementaire. Du moins peut-on placer quelques points de repère. Durant la période agitée qui va de 1892 à 1903, deux affaires requièrent particulièrement l'attention de Barrès : Le scandale de Panama, d'abord, qu'il a vu se développer à la Chambre et qui lui inspirera un de ses ouvrages les plus virulents Leurs figures. Mais surtout l'affaire Dreyfus. Barrès est, dès l'origine, un anti-dreyfusard passionné et de principe. « J'avais une opinion avant de connaître les faits judiciaires », écrit-il. « Je me rangeais à l'opinion des hommes que la société a désignés pour être compétents ». L'attitude extrême qu'il adopte alors, - allant jusqu'à soupçonner les défenseurs de Dreyfus d'avoir inventé l'affaire pour servir des doctrines antimilitaires et internationalistes - montre les limites de la pensée barrésienne : il s'agit moins, en vérité, d'une doctrine mûrement réfléchie que d'une discipline volontaire, d'un parti-pris destiné à le protéger contre des tentations qu'il juge pernicieuses. « J'ai voulu, dira-t-il plus tard de son nationalisme, m'entourer de hautes murailles ». Le respect des hommes « compétents » est une de ces murailles. Barrès - qui, entre temps, s'est marié et s'est installé à Neuilly où naît, en 1896, son fils Philippe - suit à Rennes le second procès de Dreyfus qu'il relatera dans « Ce que j'ai vu à Rennes », puis à Paris celui de Déroulède. Il polémique avec Jaurès et avec Combes quand, l'affaire Dreyfus enterrée, un nouveau sujet de discorde surgit avec la séparation des Eglises et de l'Etat. Peu à peu, pourtant, une question vient à primer toutes les autres : celle des provinces perdues. « En politique, écrit Barrès dans ses Cahiers, je n'ai jamais tenu profondément qu'à une chose : la reprise de Metz et de Strasbourg. Tout le reste, je le subordonne à ce but principal ». L'attitude du Barrès de la maturité s'explique par un souvenir ineffaçable et cruel : à six ans, il a assisté, en Lorraine, à la déroute de l'armée française et à l'invasion prussienne. « Tout mon cœur est parti par la route de Mirecourt avec les zouaves et les turcos qui grelottaient et de qui, trente jours avant, j'étais sûr qu'ils allaient à la gloire ». Encouragé par un Alsacien passionné de culture française, le docteur Bücher, et par le président de la Ligue des Patriotes, Déroulède, Barrès prend la tête du mouvement pour la reconquête des provinces perdues. Il organise des pèlerinages sur les champs de bataille de 1870, publie son cycle de l'Energie nationale (après les Déracinés de 1897, viennent en 1900 l'Appel au soldat, en 1902 Leurs figures). Dans sa Lorraine natale, il a enfin trouvé l' « intercesseur ». Désormais, il ne veut rien être d'autre que ce que ses ancêtres l'ont fait, n'avoir d'autre pensée que la tradition qu'ils lui ont léguée : « l'homme libre, écrit-il, distingue et accepte son déterminisme ».
Ses activités de propagandiste ne l'empêchent d'ailleurs pas de continuer à voyager : il visite l'Italie, l'Espagne, la Grèce, où il trouve la matière de quelques-uns de ses plus beaux livres Amori et Dolori Sacrum (1903), Le voyage de Sparte (1906), Greco et le secret de Tolède (1911). Il projette une étude sur Giorgione, rencontre l'Abbé Brémond et Mistral, fréquente assidûment le salon de Mme de Noailles.
L'année 1906 marque l'apogée de la carrière littéraire et politique de Maurice Barrès. Reçu le 18 janvier à l'Académie française où il succède à Hérédia, il est élu député de Paris (1er arrondissement - circonscription des Halles) le 6 mai 1906 au 1er tour de scrutin par 6 250 voix sur 12 096 votants. Il ne cessera plus dès lors d'être député jusqu'à sa mort (Elections générales des 24 avril 1910, 26 avril 1914, 16 novembre 1919). À la Chambre où il figure tantôt comme « républicain patriote libéral », tantôt comme « républicain indépendant », sa célébrité lui permet de traiter d'égal à égal avec les chefs politiques les plus en vue : Jaurès et de Mun, Clemenceau et Briand. Leur comportement, les petitesses et les grandeurs d'une société où se retrouve « la plus complète série des échantillons de la nationalité française » sont pour l'analyste un perpétuel sujet de curiosité. Il dresse, dans ses Cahiers, une minutieuse galerie de portraits, projette d'écrire un livre sur le Parlement. Membre de la minorité, il se défend d'ailleurs de faire une politique de partisan. Il n'a accepté de sortir de son rôle « théorique et contemplatif » que pour traiter des questions « neutres, purement nationales et spéculatives qui n'exciteront pas l'animadversité des chefs de parti ». L'heure n'est pourtant pas à la spéculation. Barrès, qui sent venir la guerre, entend galvaniser l'opinion en développant les grands thèmes auxquels son nom est désormais attaché : patriotisme, union, tradition « énergie nationale ». Ses principaux discours de 1906 portent sur l'affaire Dreyfus et sur la séparation. Le 19 mars 1908, il proteste contre le transfert des cendres de Zola au Panthéon, le 8 juillet il défend la peine de mort. Le 20 mars 1909, il condamne avec vigueur la grève des postiers. Parallèlement, il fait campagne dans le pays: discours aux académies de Lorraine et d'Auvergne dont il préside les séances, conférences aux Marches de l'Est qu'il a fondées en 1909, articles dans l'Echo de Paris, « pèlerinages » qu'il multiplie à partir de 1911. Une question continue à le préoccuper : celle de l'enseignement. De plus en plus, le système d'éducation appliqué dans les écoles et les lycées français lui apparaît comme un des plus dangereux ferments de la désagrégation nationale. Il prononce une conférence sur les « mauvais instituteurs » (1907), fait campagne contre Jaurès (1910), critique la célébration au Panthéon du deuxième centenaire de Rousseau (1912).
Le traditionalisme ne le conduit pas seulement à défendre de façon intransigeante et quelque peu cocardière les intérêts de la nation. Il le ramène également à la religion, dont son nihilisme de jeunesse l'avait écarté. À partir de 1910, Barrès prend conscience de l'importance du catholicisme comme facteur d'autorité et d'équilibre, comme lien entre les membres de la société qu'il entend défendre contre elle-même. C'est alors qu'il lance sa fameuse campagne pour les églises menacées par les effets de la loi de séparation. Il polémique avec Briand, écrit une lettre ouverte au ministre de l'Intérieur, lance une pétition signée de 450 artistes, et prononce à la Chambre les trois discours retentissants qui seront recueillis dans « La grande pitié des Eglises de France ». « La Colline Inspirée » (1913) marque, dans son œuvre littéraire, ce ralliement à un catholicisme essentiellement social et traditionnel. Toujours vigilant à l'égard des scandales de la République parlementaire, il participe, en mars 1914, à la commission d'enquête sur l'affaire Rochette, et devient, à la mort de Déroulède, président de la Ligue des Patriotes (le 12 juillet 1914).
Un mois plus tard éclate la guerre qu'il avait si souvent prophétisée. Barrès entre alors au comité du secours national et se fait le champion du « jusqu'auboutisme » dans les articles qu'il écrit chaque jour pendant quatre ans à l'Echo de Paris où il succède à Albert de Mun comme éditorialiste.
Il entreprend des voyages de propagande en faveur de la cause française : l'Italie, l'Angleterre reçoivent sa visite. Il publie des brochures patriotiques, dénonce avec vigueur la canaille du Bonnet Rouge (Malvy et Caillaux). La paix revenue, il poursuit ses efforts pour la propagande nationale en Rhénanie et défend l'œuvre civilisatrice des missions françaises dans les pays d'outre-mer. Il intervient également en faveur des chercheurs et des savants.
Tout se passe comme si le dernier Barrès, conscient des limites d'un nationalisme trop rigoureux cherchait à élargir son horizon. Les circonstances l'ont obligé pendant un temps à jouer le rôle d'un patriote sourcilleux. Il aspire maintenant à l'universalité. Tandis que des œuvres comme Un jardin sur l'Oronte ou Le Mystère en pleine lumière témoignent de la constance des préoccupations esthétiques de l'écrivain, l'homme politique écrit dans ses Cahiers : « Le nationalisme manque d'infini ». Le génie allemand n'a jamais cessé de le fasciner et c'est aussi contre lui qu'il avait édifié ses « murailles ». Le danger passé, il rêve de réconcilier la France et l'Allemagne. Les conférences qu'il prononce à Strasbourg en 1920 et qui seront publiées dans « Le Génie du Rhin » traduisent cette volonté d'ouvrir le dialogue entre des forces antagonistes qui ne peuvent pas se passer l'une de l'autre, et d'échapper ainsi à l'alternative d'un nationalisme aveugle et d'un cosmopolitisme incohérent. La mort, hélas ! ne lui permettra pas de réaliser ce programme.
Le 4 décembre 1923, une congestion pulmonaire compliquée d'angine de poitrine l'emporte subitement. Quelques mois plus tôt, Maurice Barrès avait écrit ces lignes qui peuvent servir de testament à sa réflexion inquiète : « Si j'avais pensé le monde comme j'ai pensé la Lorraine, je serais vraiment un citoyen de d'humanité ».